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Linx

Sémantique, pragmatique et discours


Jacqueline Bastuji

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Bastuji Jacqueline. Sémantique, pragmatique et discours. In: Linx, n°4, 1981. pp. 7-45;

doi : https://doi.org/10.3406/linx.1981.948

https://www.persee.fr/doc/linx_0246-8743_1981_num_4_1_948

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Jacqueline BASTUJI

SEMANTIQUE, PRAGMATIQUE ET DISCOURS

En examinant notamment deux mémoires de maîtrise récemment soutenus


à Nanterre, on s'interrogera ici sur les relations entre trois
disciplines longtemps exclues de la linguistique "pure et dure", mais qu'il
semble imprudent d'escamoter dès qu'on travaille sur des énoncés
socialement situés par leurs conditions de production et de réception;
et à dire le vrai, sa&rait-il exister d'autres énoncés que ceux-là ?
L'auteur croit nécessaire de signaler qu'il est spécialiste de
sémantique, et nons pas d'analyse de discours, ce qui infléchit son "point
de vue sur l'objet" (i).

A. PROCEDURES ET PROBLEMES D'ANALYSE DU DISCOURS

I. Langue et discours

La séparation langue/discours, ou langue/parole - que l'on veuille


bien m' accorder cette équivalence provisoire entre "discours" et
"parole" ! - date de ce siècle, alors que les Anciens et leurs
continuateurs confondaient ces deux objets sous le terme commun de Logos ou
d'Oratio.
On a souvent dit que cette séparation était constitutive de la
linguistique comme science, mais cela n'est vrai que du
"structuralisme" européen - Saussure, Jakobson, Benveniste, Martinet, pour ne
citer que ceux-là, puis de la grammaire chomskyenne dans se
reformulation conceptuelle en compétence et performance- Dans les deux cas
il s'agissait d'éliminer les variations individuelles - on ne
songeait guère aux déterminisme s sociaux - pour étudier la langue comme
système formel autonome, ou la compétence comme intériorisation des
règles qui président à son fonctionnement

I. Pour pallier ses insuffisances en analyse de discours, l'auteur a


relu beaucoup d'articles et d'ouvrages qu'il ne pourrait tous citer
ici, et notamment celui de D. MAINGUENEAU, Initiation aux méthodes
de l'analyse du discours, Hachette Université 1976
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Or le distributionnalisme américain ignore cette conception de la


langue comme système sous-jacent à ses réalisations, et la réduit
très empiriquement à la totalité des énoncés observables :
" On peut décrire toute langue par une structure distributionnel-
le, c'est-à-dire par l'occurrence des parties (et, en dernière
analyse, des sons), relativement les uns aux autres, et cette
description n'exige pas qu'on fasse appel à d'autres
caractéristiques, telles que l'histoire ou le sens" (2).
La linguistique peut donc dépasser les frontières de la phrase
pour s'appliquer à des séquences de n'importe quelle longueur. C'est
ainsi qu'en 1952 Z. HARRIS fonde 1 '"Analyse de discours" sur deux
types de procédures formelles : d'une part la détermination paradigma-
tique de classes d'équivalence dont les distributions sont identiques
ou calculées comme telles, et d'autre part des relations transforma-
tionnelles entre des formes de phrase, voire des syntagmes nominaux
complexes, susceptibles d'être ramenés à des "phrases-noyaux" par une
procédure uniforme de type "extensionnel" (3). On pense donc
construire en même temps un double objet : un échantillon représentatif de la
langue, et un modèle réduit d'un discours particulier.
Le déroulement temporel de discours est théoriquement conservé
puisque le texte normalisé se présente "comme un tableau à double
entrée, dont l'axe horizontal représente les éléments composant les
phrases, et l'axe vertical les phrases successives dans leur ordre
d'apparition dans le discours" (MAINGUENEAU p. 68). Fait exceptionnel
en linguistique structurale, l'axe paradigmatique présente des subs-
titions ordonnées en tanjz qu'elles suivent l'agencement syntagmati-
que des phrases. Mais la réécriture transformationnelle de ces
phrases, toute nécessaire qu'elle soit à l'établissement des classes
d'équivalence, en gomme la diversité syntaxique et par là même les
modalisations sémantiques : suppression des topicalisations et
focalisations, normalisation de l'articulation thème/propos, et donc
altération de structures qui intéressent la stratégie discursive et la
construction du "sens". On se contente de faire apparaître, avec
leurs classes d'équivalence et de préférence en position sujet, les

2. Z. HARRIS, Distributional Structure, 1954, trad, franc. 19 70, Lan-


£ag_es_ 20 p. 14 - cité par MAINGUENEAU p. 65
3. La meilleure étude comparative des transformations harrissiennes
et chomskyennes - soit approche "extensionnelle" vs approche "in-
tensionnelle" - a été faite par J.-C. MILNER, ffcoles de
ge et de Pennsylvanie ; deux théories de la traasf ormation, Ar^u-_
merits_ .l.ing.uijsti qiie s , Marne 1973
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"mots-pivots" jugés "significatifs". Pourquoi en position de sujet,


et pourquoi significatifs ? CTest ici que gît le lièvre, ou plutôt
l'un des lièvres.

2- Discours et conditions de production socio-historiques

La stricte application de la méthode de Harris impose


d'enregistrer toutes les substitutions et co-occurrences, et certaines équipes
pratiquent effectivement cette ascèse formelle avec le concours
désormais obligatoire d'un ordinateur. Mais plus souvent les
"mots-pivots" et les corpus dans lesquels ils apparaissent sont
présélectionnés selon des critères thématiques (4) où s'investit le choix
personnel du chercheur ou de son groupe. Et certes cette séjection peut
admettre des justifications opératoires : avec des textes faiblement
récurrents il faut bien choisir quelques vocables fortement corrélés
pour déterminer exhaustivement leurs co-occurrences et les phrases
de base. Mais le propos scientifique n'est pas tant de scruter la
langue et/ou le discours comme forme pure, que d'étudier un secteur dé~
terminé de la vie sociale : l'histoire et ses affrontements, la
publicité, la diffusion d'une doctrine scientifique ou politique
(journalisme, vulgarisation, pédagogie) ... Et si les textes littéraires
peuvent se définir par leur "clôture" et relever d'une étude
"immanente" (Propp, Greimas, etc.), l'analyse de discours s'intéresse
plutôt à un "interdiscours" constitué par un ensemble d'énoncés
appartenant à une époque et a. un groupe social déterminé, avec tous les
problèmes méthodologiques liés à la constitution d'un corpus :
" On puise dans ce que J. DUBOIS appelait "l'universel du discours",
c'est-à-dire la "totalité des énoncés d'une époque, d'un locuteur,
d'un groupe social. Découpage arbitraire à partir d'intérêts, de
thèmes, de savoirs. Dans un second temps, dans le "genre" ainsi
promu objet d'analyse on procède à une réduction : on ne
retiendra finalement que l'ensemble des phrases contenant tel ou tel
mot-pivot. C'est la dernière phrase qui produit réellement le
corpus; l'application des règles d'équivalence grammaticale
proposées par Harris permet d'obtenir un ensemble de phrases
transformées, la série des prédicats des mots-pivots.

4. La comparaison entre les définitions non linguistiques et


linguistiques du "thème" et du "sujet" ne laisse pas d'être
significative : Sujet(s) d'un discours vs sujet grammatical de la phrase;
thème de recherche vs sélection phrastique du thème - généralement
SN, parfois Adverbial - sur lequel on prédique une propriété appe-
lée"commentaire" ou "rhème". On comprend que l'analysei de discours,
harrissienne ou non, place électivement ses "mots^pivots" en
position de sujet grammatical.
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Tout comme le corpus du grammairien, le corpus en analyse du


discours résulte d'une "opération d'extraction" qui coupe les
énoncés de leurs conditions de production. (...) Personne n'est
dupe. Tout repose en définitive sur un pari de
représentativité. " (5)
Et comme il s'agit d ' interdiscours , il est opératoire de
travail er sur plusieurs textes ayant en commun un ou plusieurs invariants
référentiels et/ou situationnels : la physique cartésienne et sa
vulgarisation par Fontenelle (M. -F. MÔRTUREUX), le Congrès de Tours (MAR-
CELLESI), la guerre d'Algérie (MALDIDIER), les programmes électoraux
des présidentielles de 1978 ou le discours du PSU sur les femmes
(mémoires de maîtrise dans le cadre d'un séminaire assuré par M-F, MORTU-
REUX et moi-même), etc. L'infidélité à Harris est manifeste
puisqu'on sélectionne des mots privilégiés au lieu de construire un
modèle de structuration globale du texte, et puisqu'on part du sens et
de l'histoire pour les retrouver à la sortie dans l'analyse des
résultats fournis par le traitement formel du corpus, f A;la limite, la
constitution des classes formelles se réduit à une technique
auxiliaire destinée à illustrer des hypothèses qui concernent élective-
ment la théorie des idéologies et la typologie des discours.

3. A titre d'exemple : le discours du PSU sur les femmes

Un bon exemple des difficultés d'articulation entre le


linguistique et le non linguistique serait fourni par le mémoire de maîtrise
de Catherine FILLIOLET. Pour examiner ce "sujet" "idéologique par
excellence"que sont les femmes (cf. P. 5), elle prend son corpus dans
Tribune Socialiste de janvier 1977 à mars 1977 - préparation des é-
lections municipales et législatives -, et en extrait les phrases
observables ou transformées qui ont femme(s) ou ses anaphoriques en
position de sujet grammatical. Mais si cette contrainte £hxbis±±e
permet de réduire le thème a un sujet formel, le traitement des données
part d'hypothèses sur les pratiques discursives et idéologiques que
le corpus se borne à illustrer plutôt qu'à tester.

3.1. La première hypothèse s'articule autour de "discours politique


et discours polémique". Et si MARCELLESI avait justement affirmé qye
"l'étude du vocabulaire politique ne peut négliger le caractère
polémique du discours dans lequel les unités sont impliquées"
(Langages 23), ici les deux aspects sont étudiés successivement. On cite

5. J. GUILHAUMOU et D. MALDIDIER, Courte critique pour une longue


histoire, Dialectiques n°26, 1979, p. 7-23
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comme relevant du discours politique des termes polysémiques comme


campagne , changement, classe, contrôle, intérêt, mandat, masse, ré-
g irne , unité, qui ne prennent cette valeur que dans des environnements
et des configurations discursives déterminées. S'y ajoutent des mots
ou des GN qui peuvent concerner la lutte pour l'émancipation des
femmes - humiliations corporelles, viol , liberté de la contraception,
partage des tâches ménagères, ghetto familial, mais ici non plus les
distributions ne sont pas systématisées.
On aborde ensuite le "discours polémique" selon trois formes de
discours rapporté :
a) énoncés au style direct précédés ou suivis d'un séquence à
valeur dénégatrice, ce qui fait au moins deux énonciateurs : celui du
discours rapporté, et celui du discours rapporteur, à savoir la
rédactrice de l'article et/ ou le PSU dont Tribune Socialiste est
l'organe :
Beullac sans commentaire s (TITRE) "Dans beaucoup de cas, si les
femmes peuvent rester a la maison, c'est une bonne chèse." (p.16)
Tout le monde y allait de son petit couplet pour les décourager :
' 'Elles ne tiendront pas la lime (...)" (p. 17)
Et que dire des propos de François Mitterand (...); propos d'un
tel mépris a l'égard du mouvement des femmes qu'on a peine a
croire que les militantes du PS ne les aient pas attaqués ;'(«««)
"peu nombreuses sont les flemme s ^sachant^evendijqjLier utiJLement"
' 'le féminisme est la préhistoire de l'action féminine' ' T p . 1 7 )

b) mots cités entre guillemets comme marque de non*-assompt ion par


le sujet énonciateur : "la femme aura" intérêt" à rester chez soi1"-
"la femme qui interrompt une grossesse n'est pas une "malade" (p.19-
22)
Si les guillemets sont la trace d'une opération énonciative,
l'interprétation des mots ainsi épingles fait intervenir un interdiscours
non spécifié avec des jugements de savoir implicites. Dire que la
dénégation de "malade" concerne la médicalisation/ non médicalisation de
1 'avortement , c'est connaître l'actualité sociale, idéologique et
technique du problème. Dire que "malade" s'interprète aussi comme
"fou, irresponsable, aliéné", c'est noter un usage linguistique, mais
c'est aussi songer a. la psychiatrie comme pratique ou comme menace
sociale d'enfermement et de rejet. On plonge donc au coeur de
l'histoire : celle du XIX° siècle (cf. FOUCAULT) et celle de notre temps.
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c) emploi polémique d'un registre familier qui signalerait


l'attitude dépréciative des hommes :
" Non mais sans blague, des fois que les femmes se mettraient à
piquer aux hommes ce qui fait leur identité : le métier" (p. 21)

0n peut donc constater que les exemples sont intéressants, mais que
les méthode de traitement ne sont gu^re systématisées puisqu'on fait
appel tantôt à la lexicologie, tantôt à un niveau de langue, et
tantôt à un discours rapporté réduit à la marque des guillemets. Et
quand 1 ' énonciateur de ce discours rapporté n'est pas nommé, on
parle globalement du "discours des hommes", "discours qui empêche les
femmes de parler, d'exprimer leurs problèmes" (p. 23).

312", """LâTseconde nypothese, qui est Beaucoup plus intéressante, a


trait à la spécificité du discours autogestionnaire. Selon L. SFEZ
(L'Enfer et le Paradis), la pratique autogestionnaire se. caractérise
par "le refus de théorie" qui "est aussi une théorie, celle -
implicite - d'une pratique individualiste, libérale, de groupes-sujets
dont l'exemplarité peut faire souche." "Le procès n'est plus celui
de la lutte des classes, mais de la contamination quasi instantanée".
La démarche de C. FILLIOLET consiste donc à repérer, d'une part les
énoncés relatifs à des individus ou à de petits groupes
d'avant-garde, ce qu'elle appelle le discours "particularisant" ou "anecdotique" ,
et d'autre part les énoncés qui de façon ambiguë ou non ambiguë,
permettent de construire ce qu'elle appelle un "discours généralisant".
Cette hypothèse discursive s'appuie sur des analyses distribution-
nelles portant sur le GN sujet X -f .fomme(s) + Y, puis sur les
environnements de droite qui constituent ses prédicats. Le "discours
anecdotique" a des GN sujets :
. dent le déterminant est un déictique (cette/ces) ou un indéfini
(une/ de s/ quelque s/ certaine s)
. ou dont l'expansion est soit un groupe prépositionnel (les
femmes d'Aix/du MLF/des classes bourgeoises/du PSU/du Québec)
soit une relative determinative (la/ les femme(s) qui croient
que l'émancipation se fait au travers de la lutte/ qui disent
aspirer à rester chez elles/qui interrompt une grossesse ...
A l'inverse, dans les GN sujets du discours généralisant, aucun
élément linguistique ne se trouve a la droite de femme ( s) et ne permet
de définir une classe : seul le Déterminant change ( la/ les/ chaque/
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toute/toutes les).
De même, le nous peut se répartir en trois emplois : je + elles -
je + les femmes du même groupe - je + toutes les autres femmes. Ce
nous , avec ses fréquentes ambiguïtés, lui semble être l'une des
marques les plus significatives du passage du discours anecdotique au
discours généralisant qui caractériserait le discours
autogestion aire : "processus de germination et de contamination" distinct du
discours politique "qui est plutôt un discours de rupture en ce qu'il
oppose de front un pouvoir à un autre pouvoir" (p. 71). Auwsi bien le
mot révolution n'apparaît-il jamais dans le corpus.

3.3. Si nous avons présenté un peu longuement la maîtrise de C. FIL-


LIOLET - et nous nous étendrons davantage sur celle de F. RICATEAU-
PEREGO -, c'est d'abord parce que nous pensons que les travaux de nos
étudiants méritent d'être diffusés, tant pour leur contribution à la
recherche comme pratique collective que par les problèmes
scientifiques et méthodologiques qu'ils posent : En cent pages, on ne saurait
no dominer l'ensemble des problèmes méthodologiques, ni analyser
exhaustivement un discours sauf s'il est trèsibref et de préférence
stéréotypé.
Du travail de C. FILLIOLET, qui constitue un apport positif à
toute recherche sur le discours des femmes et le féminisme contemporain,
on pourrait tirer quelques conclusions et interrogations :
I°L'analyse de discours telle qu'elle se pratique en France, et
nous reviendrons plus loin sur l'importance et la signification de
cette pratique, s'assigne " un champ à la limite de la L. nguistique
et de l'Histoire" (GUILHAUMOU et MALDIDIER, p. 7). Et comme par.
définition la limite se réduit à une "ligne qui sépare deux terrains ou
territoires contigus", cette métaphore malheureuse signale tout un
paquet de problèmes non résolus et peut-être mal posés. Premier
problème : la linguistique et l'histoire sont-elles vraiment des
territoires contigus ? Deuxième problème : Quelle étendue, voire quelle
profondeur assigner à ce champ discursif ? Troisième et quatrième
problèmes, qui dérivent du second : Quel rapport d ' isomorphie ou de
non-isomorphie entre langue et discours ? Et entre discours et ce
qu'on appelle, selon les auteurs et les doctrines,
"socio-linguistique", "linguistique sociale", "sémantique de l'histoire", "processus
de production", "théorie des idéologies" ou des "formations idéolo-
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giques" ?
2° On comprendra qu'un étudiant de maîtrise se débatte
difficilement dans un tel noeud de problèmes. Les réponses qu'il donne ne
peuvent être que partielles, et pour le mémoire considéré nous les
répartirons sous quatre rubriques :
a) L'étude du lexique n'a de pertinence que si on lui applique
soit les méthodes de la linguistique quantitative (calcul et
traitement des fréquences et des co-occurrences) , soit au moins le relevé
harrissien des contextes pour quelques mots-pivots. La première
méthode ne peut être pratiquée qu'au sein d'une équipe de recherche
fortement structurée - celle du Laboratoire de Lexicologie
politique de l'ENS de Saint-C14oud par exemple -, et dotée à la fois d'un
ordinateur et de connaissances sérieuses en mathématiques et en
informatique. La seconde méthode, plus artisanale, permet d'intégrer
les phrases observables ou normalisées et d'en repérer les modalisa-
tions et les ambiguïtés. Dans le cadre d'une maîtrise, voire d'un 3°
cycle CMALDIDIER) ou d'une thèse d'Etat (MORTUREUX) , il faut
impérieusement se limiter à quelques mots <av£c_le>u£s__c_l_aiS_s_es>_dJ_é£U2_v£-'
_len.ce_s. Sinon, on fait de la lexicologie de grand-papa en se
contentant d'épingler une suite de termes, et du commentaire historico-
littéraire en se fiant à son intuition et a sa connaissance d'un
interdiscours non défini pour les interpréter. Pratique ancienne et
assurément honorable, mais qui n'intègre pas les acquis de la
linguistique contemporaine.
b) L'étude du discours rapporté - "discours direct" et "indirect",
insertion de citations - ouvre un domaine tout à fait prometteur en
tant qu'il s'articule à la fois sur la grammaire (jeu des pronoms et
des temps-modes-aspects), le lexique (verbes de "déclaration" et de
"communication"), les variations prosodiques ou graphiques tels les
guillemets d'une part, et sur les relations interpersonnelles qui
constituent le "champ énonciatif" de l'autre. On travaille donc
directement sur la relation langue/discours, mais il s'agit bien sûr
d'une entreprise de longue haleine, illustrée notamment par les
travaux de J. AUTHIER (DRLAV 17).
c) L'exploration d'une fy/iothèse sur la théorie des idéologies re-
p érable s {dans les processus discursifs - ici l'étude du discours
autogestionnaire - est féconde quand elle s'articule sur une analyse
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formelle rigoureuse de type harrissien. Le noyau scientifique de la


maîtrise de C. FI11OILET tient dans cette articulation entre discours
particularisant et discours généralisant d'une part, et son repérage
formel par l'analyse interne des GN sujets. On a dit (GUESPIN, Lari-
£age_s 23 , MAINGUENEAU p. 81-82) que les analyses de discours
françaises avaient totalement rompu avec Harris même quand elles s'en
réclament, et travaillaient "dans un cadre différent" en ne gardant
que "la définition de la classe d'équivalence par l'environnement et
la procédure de régularisation par les transformation \. Mais
précisément ces procédures sont fondamentales et constituent l'un des
apports les plus précieux de la linguistique à la demande des sciences
sociales. Mou£ pensons avec M. -F. MORTUREUX que les procédures
formelles doivent être menées j>-uqu'au bout parce qu'elles constituent
un objet contrôlable à partir duquel travailler. iMais il faut aussi
savoir, et nous en sommes toutes deux bien conscientes, d'une part
que l'extraction du corpus procède d'une présélection idéologique,
d'autre part que l'Interprétation des "données" fait intervenir la
sémantique et les marques d ' énonciation avec les opérations qui les
sous-tendent. . C'est ici que s'articule la rupture avec Harris :re-
pérage des mécanismes distributionnels et transf ormationnels qui
décrivent effectivement la langue comme système générateur de chaînes
et de classes, mais aussi intégration du "sens" et de 1 '"histoire",
d) Enfin si le traitement formel exhaustif d'un discours permet
d'en construire une image réduite, la sélection de mots-pivots ou de
structures linguistiques particulières - citation, niveau de langue,
etc. - ne dit rien sur l'organisation générale d'un texte. C'est
ainsi qu'on ne peut se faire aucune idée d'ensemble sur aucun des
articles publiés sur les femmes dans Tribune Socialiste : réen sur
la longueur, la progression, les rapports discursifs entre les
thèmes. Sans doute le discours autogestionnaire est-il trop "flou" et
trop "germinatif " pour autoriser la réduction à une ou plusieurs
phrases de base. Mais il faudrait élaborer de nouvelles techniques
pour appréhender sa spécificité, de même que pour déterminer les
ressemblances et différences entre le discours des femmes, qui est
effectivement divers et tâtonnant quand il cherche l'originalité,
et "le discours masculin dominant", si tant est que cette entité
soit réductible à une seule espèce.
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^' Place d'une théorie de 1 ' énonciation

Les travaux en analyse de discours affrontent une masse énorme


de données disparates dès qu'elles se proposent d'articuler le
linguistique à ce qu'on nomme un peu vite I ' "extralinguistique", c' esi:-
à-dire le sémantique et le socio-historique, et les spécialistes :s
plus expérimentés ne manquent pas d'en souligner les difficultés. En
même temps, le problème peut d'autant moins être négligé qu'on
assiste en France à un prodigieux développement de l'analyse de discours,
où il n'est pas interdit de repérer une double tradition nationale :
l'osmose scolaire entre "grammaire" et "lecture expliquée", et
l'exceptionnelle vivacité du débat d'idées sur les problèmes sociaux et
politiques.

4.1. Dans l'article déjà cité de GUILHAÏJMOU et MALDIDIER, qui fait


suite à un article de MALDIDIER, NORMAND ?■._ RO3DJ dans Langue :;ran~
çaise 15 , septembre 1972, on propos*? de "sortir du domaine
grammatical" pour "bâtir une théorie du discours articulée sur la théorie
des idéologies" (p.l6). Mais l'optimisme affiché en 1972 a fait
place à une interrogation inquiète sur la "croissance zéro" et de la
linguistique et de l'analyse du discours. Et si la rise c
bale en notre société , en ce domaine particulier elle concerne à
la fois la reformulation de l'objet-langue en cette des
fonctionnements discursifs.
Du côté de la langue on assiste au retour en ferc-î et à
l'intégration, progressive de la sémantique, puis maintenant de la
pragmatique. Du côté des processus discursifs on tente d'éviter deux é-
cueiis : l'écueil empirique qui se contente d'établir une co-variance
entre le jeu des forces sociales et leur traduction linguistique (cf.
MARCELLESl), et i'écueil dogmatique qui pose les formations diseur si-
ves uomme entièrement: déterminées par leurs c o nd i t i o u s d e p r c d u c t ion
dans une formation idéologique donnée : bref, " ce qui, dans une
.formation idéologique donnée, c ; e6u-à-dire dans une conjoncture donnée
déterminée par l'état de la lutte des classes, détermine "ce qui
peut et doit être dit"" (PECHEUX, Les vérités de La Palice, p. 144)
Nous n'en dirons pas davantage sur la théorie des idéologies, qui
n'est pas de notre ressort, mais nous montrerons tout à l'heure, à
propos de programme/projet/propositions , que le sens d'un mot ou
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d'une phrase n'est pas entièrement "déterminé par les positions i-


déologiques mises en jeu dans le processus social-historique", comme
l'affirme PECHEUX pour justifier son hypothèse (_ib_idem, p.144). Il
n'est pas scandaleux de rappeler que "la langue n'est pas une
superstructure", et qu'on pourrait ainsi dialectiser ce rapport langue/
discours qui devrait intéresser tout le monde : les "linguistes purs"
qui pourraient s'interroger sur leurs jugements de grammatical ité
et/ou d'acceptabilité (cf. les remarques de KUENTZ sur l'extraction
des exemples, Langages 45, mars 1977, p.H5-l2l), et les analystes
de discours qui, dans leur infidélité à Harris, entendent faire "une
étude linguistique des conditions de production des textes" (GUESPIN,
L_an.ga_ges_23_, septembre 1971, p. 10)
Cette étude "linguistique" - et non pas seulement sociale ! -
des conditions de production fait nécessairement intervenir la
pragmatique comme étude des conditions d'utilisation de la langue par
les sujets : déterminations sociales et motivations psychologiques
des locuteurs, réactions escomptées ou observables chez leurs
interlocuteurs réels ou potentiels, typologie des situations de communi-
nication et des discours. Le fait que la pragmatique puisse
s'intégrer à la linguistique est capital pour l'analyse de discours, en
tant qu'elle vise l'articulation entre l'activité des sujets
parlants et la systématisation de régularités observables dans les
langues.

4.2. A l'intérieur de la pragmatique, vaste domaine encore assez mal


balisé et dont nous reparlerons à propos de ses rapports avec la
sémantique, on peut définir un domaine plus restreint pris en charge
par une théorie de 1 ' énonciation. Nous définirons celle-ci comme un
champ théorique spécifique hx annule les déterminations
socio-historiques particulières pour n'étudier que les opérations et actes de
langage dont les traces et les contraintes sont observables dans un
énoncé pris dans n'importe quelle langue et n'importe quelle
situation de communication. Et comme les langues sont des systèmes à la
fois comparables et irréductiblement spécifiques, ces traces énon-
ciatives seront tantôt universelles au moins dans leur système sous-
jacent - par exemple l'articulation thème/propos, l'articulation JE/
TU/ /IL, la division entre passé hiérarchisé et futur modalisé par
rapport au présent d ' énonciation, le choix obligatoire entre Asser-
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tion, Question ou Injonction, les opérations de réf érentiation-quan-


tification sur le GN -, et tantôt particulières dans leurs formes
bien sûr, mais aussi dans certains de fe.urs sous-systèmes : ainsi
le système dit des "temps grammaticaux" compose-t-il de façon
originale pour chaque langue les valeurs d'aspect, de temps
chronologique et de modalité.
Cette exclusion opératoire des variations sociolinguistiques
n'implique pas que 1 ' énonciateur soit conçu, a la moée de Saussure ou de
Benveniste, comme un sujet autonome construisant librement sa parole
en dehors de toute détermination sociale. Ainsi CULIOLI, qui
construit toute sa théorie linguistique sur l'interdépendance entre
énoncé et énonciation, pose comme axiome que tout énoncé est repéré par
rapport à une situation intralinguistique - le contexte discursif -
et extralinguistique - le contexte situationnel qui peut être
porteur de déterminations sociables étudiables par ailleurs. La
production et l'interprétation de cet énoncé font intervenir l'activité
conjointe de co-énonciateurs présents dans la communication ou repé-
rables par des relations discursives ou interdiscursives dont le
nombre et »nno d@u£e 1 ' intrication ne sauraient sans doute être
sés. L'intérêt d'une telle théorie, c'est à la fois de permettre des
articulations antérieures ou ultérieurs sur le social et de poser la
langue comme un système non pas d 'états , mais d 'opérations dont on
peut systématiser les traces formelles et les principes.

4.3. Nous poserons donc qu'une analyse de discours ne peut s'ancrer


sur le linguistique sans se donner une théorie de 1 'énonciation. Et
la plupart des spécialistes en conviennent, mais sans réussir le
plus souvent à l'intégrer sur un mode qui leur donne satisfaction.
Certes "la problématique de 1 ' énonciation est extrêmement instable"
(MAINGUENEAU, p.150) et foisonnante puisqu'elle peut aussi bien
concerner les marques indicielles que les présuppositions, les
modalités, les actes illocutionnaires, voire les "places" rapportées
tantôt à la linguistique externe - qui parle, et dans quelle
constellation de "rôles" sociaux réels ou imaginaires ? - et tantôt à la
linguistique interne - la "grammaire des cas" liée aux règles de
construction des items lexicaux. Mais pourquoi refuser de voir que la
linguistique en son état actuel est tout aussi foisonnante ?
_ 19 -

L'un des responsables de ce malaise nous semble être BENVENIS.TE


en tant qu'il ne parvient pas à surmonter la contradiction entre sa
théorie et sa pratique. Fidèle à la tradition structuraliste de la
langue comme système de signes, c'est dans ce cadre théorique qu' il
étudie ce qu'il appelle "l'appareil formel de 1 ' énonciation" : les
temps, les pronoms, les modalités, les perf ormatif s , les "grandes
fonctions syntaxiques" que sont l'assertion, l'interrogation ou
"l'intimation" (Langage_s_I7_, mars 1970, p.l2-l8). Mais il ne peut
méconnaître que ces grandes fonctions syntaxiques intéressent la
phrase, que Saussure rejetait dans le domaine de la parole; et il a
en outre découvert que le jeu des temps et pronoms, notamment pour
la distribution de passé composé et du passé simple, dépend des
types de discours. Aussi conçoit-il une deuxième linguistique, "encore
à naître", et qui ne travaillerait plus sur la langue, mais sur le
discours : discours dont l'unité serait la phrase, "unité complète
qui porte à la fois sens et réf érence"(PLG 1966, p.l30) et dont
"l'ordre sémantique s'identifie au monde de 1 ' énonciation" (PLG II
1974, p. 64). En d'autres termes, Benveniste dans sa pratique de
linguiste articule effectivement la langue au discours, mais le poids
du passé l'empêche de théoriser ce rapport autrement qu'en termes de
juxtaposition et de transgression»
GUESPIN, ou GUILHAUMOU et MALDIDIER ont raison de refuser de.
réduire les processus discursifs à un simple inventaire des traces é-
nonciatives; et l'on comprend que l'analyse de discours soit tentée
d'abandonner la domaine de la langue pour se constituer un domaine
spécifique qui ne lui devrait plus rien, sinon quelques techniques
de classement et de normalisation formelle. Mais c'est à notre avis
une erreur, et nous montrerons tout à l'heure qu'une analyse tant
soit peu minutieuse rencontee à tout moment des phénomènes qui
relèvent de la syntaxe, du lexique et/ou des opérations énonciatives.
Comme l'enseigne M. -F. MORTUREUX, c'est entre autrej à travers le
discours que l'on peut étudier la langue. En revanche, la conclusion
de GUILHAUMOU et MALDIDIER reste ambiguë. Certes, "l'objet de
connaissance-discours" doit s'appliquer aux "effets idéologiques
(discursifs) spécifiques, internes au champ de la linguistique" (p.2l)
Mais comment intégrer la linguistique, et notammenfla problématique
des actes de langage", si cette dernière pose une homologie non per-
- 20 -

tinente entre acte de langage et acte de discours et "se construit


sur des évidences logico-empiristes" (p. 22) ? Nous répondrons
brièvement que la problématique des actes de langage, dont l'origine est
philosophique, n'épuise pas la champ de 1 'énonciation, et que les
"évidences logico-empiristes", que Pêcheux appelle malicieusement
"les vérités de La Palice", constituent des données nécessaires mais
nullement suffisantes en ce qu'elles négligent la production du sens,
et des nouveaux objets conceptuels intégrés à notre expérience, com-
processus historique ancré dans la pratique langagière.

g>. A PROPOS DE L'ARTICULATION LANGUE/DISCOURS /ENONCIATION : EXAMEN


D'UNE RECHERCHE SUR "PROGRAMME"/"PROJET"/"PROPOSITIONS"

Nous avons vu que l'analyse de discours affrontait trois types de


problèmes : rapports entre langue et discours, place et usages d'une
théorie de 1 ' énonciation, articulation entre théorie du discours et
théorie des idéologies. Nous interviendrons ici en tant que sémanti-
cien, non pour traiter des formations idéologiques ou des "conditions
de production d'un discours ou d'un ensemble de discours particuliers,
mais au nom d'une discipline que nous refusons de réduire, comme le
fait PECHEUX, au "point nodal (...) où la linguistique a affaire à
la philosophie et aux sciences sociales" (Les vérités de La Palice,
page de couverture). En l'axant sur l'activité linguistique de
construction/interprétation du sens, nous considérons qu'elle doit
plutôt se donner pour objets :
. soit des structures syntaxiques ou lexico-syntaxiques où
s'articulent des opérations de construction du sens : étude des phrases
dites attributives, rapports entre la phrase active et sa
"transformée" passive, différences entre relatives restristives et appositi-
ves (cf. HENRY, GRESILLON, PECHEUX), "exploitation linguistique de
la notion de description définie" (GALMICHE, LINX I), etc.
• soit des énoncés ou fragments d'énoncés, éventuellement fournis
par une bonne analyse de discours, à partir desquels on peut étudier
ces principes de sélection/ interprétation sémantique que GRICE ou
DUCROT appellent "les lois du discours", ou bien la langue
el e-même comme système complexe de construction-marquage-modification des
significations.
- 21 -

C'est cette dernière perspective que nous retiendrons pour exam:"-


iner un second mémoire de maîtrise soutenu en 19 79, et dont il faut
louer la rigueur des analyses formelles et la sensibilisation à des
problèmes méthodologiques signalés plutôt que résolus.

I. Problèmes liés au choix du sujet

Le mémoire a un titre un peu long, et qui témoigne d'un changement


de sujet dans le procès même de l'analyse : LE DISCOURS ELECTORAL
DES PARTIS POLITIQUES A PARTIR DES TEXTES PUBLIES (1977-78) :
"PROGRAMME", "PROJET", "PROPOSITIONS" - APPLICATION A L'ENSEIGNEMENT
En fait, le sujet initial portait sur "le discours électoral des
partis politiques sur l'enseignement à partir des programmes publiés
à l'occasion des élections législatives de mars 1978" (p. 3), et le
corpus était limité aux textes "des quatre grandes formations
politiques françaises : Parti Républicain, Rassemblement Pour la
République, Parti Socialiste, Parti Communiste Français" (p. 3). Mais
Florence RICATEAU-PEREGO n'a pu se donner de procédure homogène pour
repérer dans le corpus "les passages ayant trait à l'enseignement".
Non certes dans les textes du PS et du PCF qui présentent tous deux
" un chapitre intitulé l'Education nationale dans une première
grande partie : Vivre mieux, changer la vie." (p. ) Mais dans le
sommaire du Projet Républicain, les passages sur l'enseignement
apparaissent d'abord dans une première grande partie, sous les titres
généraux S'EXPRIMER (Libérer l'expression à l'école)
PARTICIPER (les établissements d'enseignement)
VIVRE HEUREUX (De l'école à l'université);
puis dans la seconde partie intitulée Vingfe-et-une propositions,
deux sont consacrées à l'enseignement : métier manuel à l'école,
puis contrats de débouchés pour les étudiants, (p. 5)
Quant au texte du RPR, intitulé Propositions pour la France, il
se présente moins comme un programme politique que comme un drame en
trois actes :
Situation (de la France)
Menaces (contre la France)
Propositions (pour la France)
avec pour conclusion Devant l'épreuve. Aucun titre des parties ou
sous-parties n'a trait directement à l'enseignement, dont il faut
- 22 -

chercher des mentions au fil du texte.


Devant cette disparité peu propice à une analyse distributionnel-
le, mais à coup sûr pertinente pour le choix des stratégies
discursives, l'auteur a jugé nécessaire de se poser deux questions
préalables : Qu'est-ce qu'un programme politique ? Et quelles raisons ont
"amené les partis politiques à adopter telle ou telle présentation
pour leurs programmes" (p. 3) ? D'où un recentrement sur cet objet
discursif qu'est un programme politique, tandis que l'enseignement
était relégué dans une "annexe" de douze pages dont neus ne
reparlerons pas ici.
Or si les nouvelles questions portent bien sur le type de discours
et ses principes internes de construction, les réponses sont ici
fournies par le traitement distributionnel des trois mots projet ,
programme et propositions contenus dans les titres des programmes
électoraux. Et même si l'étude formelle est complétée par un
chapitre sur les "problèmes liés à 1 ' énonciation" , la question qui n'a
pas été franchement posée est celle du passage de cet objet
discursif qu'est un "programme politique" aux trois mots-pivots qui sont
censés le représenter, et dont on peut classer et analyser les
environnements et les équivalences. Bref, on travaille a la fois sur le
discursif, le lexical, le sémantique et 1 ' énonciatif .

2» Extraits du corpus
Pour fixer les idées, nous reproduirons ici une partie du corpus.
Celui-ci a été constitué à partir des "textes périphériques de
présentation (introductions, préfaces, quatrièmes pages de couverture)"
(p. 8), et le numérotage suit la progression discursive avec sa
cohérence générale et ses oppositions polémiques. Bfous avons respecté
ce numérotage initial, ce qui permet de signaler les suppressions
et regroupements que nous avons dû opérer pour ne pas allonger cet
article.

A- L5 . _REPUBLICA IN
Préface
I. A beaucoup il manque quelque chose. Peut-être un rêve. En tout
cas un projet.
23 -

Couverture
2. Le Projet Républicain est le programme du Parti Républicain.
3. Son ambition eqt de répondre aux aspirations des Français et de
ljes b^rriex^ , •'-^Ë chemins dje leur averiir.
( c f . 14 . I_l__t r a_ce__. ._. _d e_ jL_ ! avenir)
4. Il contient des propositions concrètes qui peuvent les
rassembler autour d'un projet politique.

Le Projet Républicain
5. Un programme de plus ?
7. Le Projet Républicain ne renie pas le qualificatif de programme.
8. Mais il s'est voulu, dès sa conception, tout autre chose : (...)
il constitue, en réalité, une véritable projection à court et
moyen terme de ce que peut devenir la société française.
9. Tant pis si, par endroits, il est imprécis : le Projet Républi-
cain ne doit rien aux technocrates.
12. Le Projet Républicain ne s'attarde pas à critiquer.
13. Il propose. Des propositions concrètes et, dans leur formulation,
proches de ce qu'un gouvernement sera en mesure d'accomplir, dès
le lendemain des prochaines élections.
17. Qui sait s'il ne trouvera pas, dans ce projet , son propre projet ?

B- PROPOS ITiqNS_POUR._LA_FRANCE

Couverture
1. Elle (= la démarche) s'est exprimée dans des rapports et des
propositions intéressant tous les domaines de la vie nationale.
2. Ces propositions du R.P.R. s'adressent à toutes les Françaises et
a tous les Français en quête d'une grande espérance pour
aujourd'hui et pour demain.
Préface
3. Ainsi notre mouvement est apparu fidèle à la tradition du
gaullisme : celle d'être une force de proposition, tournée vers
l'avenir et soucieuse de progrès.
5. Ce n'est pas pour autant un programme.
6. Il n'entre pas dans une foule de détails, élaborés et négociés en
secret, et que l'électeur doit accepter en bloc, pour en confier
ensuite l'application ou l'inapplication discrétionnaire aux
états-majors des partis.
8« Prisonniers de leurs idéologies anciennes, les partis socialiste
et communiste ont d'abord voulu faire croire aux Françaises et
aux Français qu'ils détenaient des remèdes miracles exposés dans
un programme prétendument commun.
9. Nous n'avons pas cessé de dire que ce programme reposait sur un
- 24 -

malentendu fondamental et que l'assemblage social ■^-•conm


était illusoire.
Mais il faut rester vigilant et continuer de dénoncer les mena
ces que contient aussi bien le programme socialiste que le
programme communiste.

c • LEPROGRAMM|COMMUNDE GOUVERNEMENTDE LAGAUCHE- PROPOS ITIONS

Couverture (Déclaration de Mitterand du 15. 09. 1977)


1. Le programme commun est un bon programme.
2. Il rassemble les travailleurs et défend leurs justes intérêts.
3. Il répond aux questions que pose la crise économique, sociale,
culturelle, de la société occidentale.
4. Il propose le véritable changement (...).
Préface
5. Le Parti Socialiste a décidé de publier le programme commun de
Gouvernement de la Gauche signé en 19 72 et complété par les
propositions socialistes lors de son actualisation en 1977
(répétition partielle en 12.)
6. Ils (= les Français) pourront ainsi comparer ce programme avec
les promesses vagues vagues de la droite.
7. Le Parti Socialiste entend en publiant ce document, manifester sa
fidélité aux engagements pris.
8. Cette publication permettra à chacun d'en suivre l'application.
9. Les socialistes auraient préféré - est-il besoin de le dire -
que la signature des trois partenaires de l'Union de la Gauche
figure au bas de ce document.
Introduction
23 occurrences de programme , de proposition et de leurs substituts
que nous regroupons ainsi :
programme : 13. Le programme commun de gouvernement de la gauche
17. Le programme commun de 1972 était un bon programme.
20. Il s'agit donc d'un programme moderne et enrichi.
35. Pour les socialistes qui entendent appliquer tout le
programme commun et rien que le programme commun ...
proposition(s) ... publier la version intégrale du programme com-
mun de 1972, actualisé selon les propositions
défendues ou acceptées par les socialistes (15)
Les propositions socialistes le renforcent encore
(18)
la proposition socialiste d 'augmenter les
allocations familiales (22) - quant au SMIC (23) - sur la
- 25 -

défense (25) - de référendum (26)


Toutes les propositions communistes - dont
certaines ont été acceptées - visent à aller au-delà du
programme commun, (33)

Introduction
22 occurrences de programme ou de propositions, dont nous présentons
la réduction suivante :
programme
2. Naturellement, ce programme âgé de cinq ans ne pouvait
s'appliquer tel quel en 1979
10. Nous sommes les seuls à avoir procédé de cette manière (= par
l'ensemble des propositions 3 à 9) et à pouvoir dire aujourd'hui
avec précision aux Françaises et aux Français : voilà combien
coûtera le programme commun que nous vous proposons et voilà où
nous trouverons l'argent.
11. Nous avons, au contraire, déployé beaucoup, beaucoup d'efforts
pour parvenir à un accord sur un bon programme commun bien acv-
tualisé.
12. Et à la veille de notre Conférence nationale, il (+ le PS) a
publié son propre programme de gouvernement (•••)
17, En bref, ce qu'il faut, c'est la mise en oeuvre du programme
commun actualisé comme nous l'avons proposé.
18. C'est ce programme , dont notre Conférence nationale des 7 et 8
janvier derniers a fait le programme national du Parti
communiste français, que nous vous présentons dans ce livre,
19 à 2I# : (polémique avec le PS à propos du programme commun)
proposition(s)
3. pour lui garder son efficacité, sa valeur transformatrice, il
fallait mettre à jour ses propositions
4. Un seul souci nous a guidés dans l'élaboration des propositions
que nous avons, avancées : la fidélité au programme commun de 1972
propositions soigneusement étudiées (6) - raisonnables, mesurées,
exemptes de toute surenchère (7) - rendues publiques (8) - chiffrées
(9)
12. Pour aucune de nos propositions nous n'avons dit c'est à pren-
dre ou à laisser.
16. En fait, en examinant aujourd'hui les événements qui se sont
produits depuis notre proposition d'actualiser le programme (•..)
Préambule (1972)
(en fait il s'agit du texte signé par les trois partis de gauche)
Toutes les occurrences comportent seulement programme ou ses anapho-
- 26 -

res, sauf :
24. Les perspectives ouvertes par l'union de la gauche et le
rassemblement de toutes les forces du peuple, les propositions
développées dans ce programme sont les moyens qui permettront aux
Françaises et aux Français de vivre mieux, de changer leur vie.

3» Hypothèses et manipulations liées au traitement distributionnel


3.1. Les énoncés dans lesquels apparaissent les occurrences ont été
soumis a des opérations transf ormationnelles qui constituent autant
de "modifications réglées de l'énoncé", ceci pour ne pas assumer
1 'hypothèse, liée à la théorie chomskyenne standard v de la
transformation conservatrice du sens
. r_empj.a c_eme n. t__d je 1_ ' _anaph °£e_P^r_s£i\_r éf ér en t_
Nous les avons rendues publiques. —^
Nous avons rendues publiques ces propositions.
. suppression de l'emphase par détachement
Ces propositions, nous les avons soigneusement étudiées.
(N.B. : opération qui intéresse aussi le remplacement de l'ana-
phore)

Nous avons rendues publiques ces propositions. —- ^


Ces propositions ont été rendues publiques par nous.
(N.B. : déplacement du mot-pivot en position sujet qui ne
respecte pas le filtrage sémantique Sujet animé + Objet
inanimé mis en évidence par J. DUBOTS (Grammaire
structurale du français : le verbe, Paris 1967, p. 91-95)

(N.B. : Nouvelle opération sur l'anaphore)


I^^-ÎJ-^iPIl. ,d_ f \in ^SN_ j3uj_e_t non £é£é_t_é__daris_ ime_ ._£ ,__p_£
_c o_o r d_o n n é e_s :
Ij^ (= le programme commun) rassemble les trev/ illeurs et défend
leurs justes intérêts
_traLn_s_f_orma_ti£n__d_e _l_a_phr_ase< ^omp^éj^iv^eri phrase matr_ice
Nous n'avons pas cessé de dire que ce programme reposait -—£>
I# N°us n'avons pas ces3e de, dire ceci.
2 . Ce programme reposait . .

Un seul souci nous a guidé ëaas l'élaboration dea_ prepositions


- 27

que nous avons avancées


des propositions ont été élabo rées
(N.B. : C'est le passé composé sur P et P~ qui permet de
l'attribuer au verbe élaborer issu de la dénominal i sat ion; par
contre on ne peut rien décider sur le déterminant (les/des
propositions). Enfin la limitation opératoire aux trois noms-pivots
semble exclure l'opération inverse de nominal isation :
cf. C4 : II propose le véritable changement.
3.2. A ces "transformations" ou quasi- transformations" s'ajoutent
def "opérations spécifiques" de cosfruction d'une relation X R Y où
X réfère à l'intitulé des textes ou en est un substitut, et où Y_
contient programme. On relève donc les phrases attributives où la
variable R_ aurait valeur de copule et où le terme attendu en Y est
programme , ce qui permet de répondre à la question formulée en tête
de cette étude liminaire : "Les différents textes se présentent-ils
comme des programmes ?" (p. 25)
Trois cas sont envisagés :

ver_be_ être ob_servabljâ :
CI» Le programme commun est un bon programme.
2° ver_be ,§t£e_s£us -e nt_e ridu_ , et formalisé e_ quand il est "assumé",
et e_-_ quand il ne l'est pas, ce qui implique une hypothèse non
définie sur 1 '"assomption":
A5, Un programme de plus ? e-
3° y_er_be ^é_quJLva 1 ervt "__à.__ê_tr e_ , écrit E+ quand il est assumé et E-_
quand il ne l'est pas :
A7, Le Projet Républicain ne renie pas le qualificatif de pro-
gramme. E-
Le traitement rigoureux de ce corpus devrait donc inclure une
théorie des opérations énonciatives portant sur l'interprétation des
phrases attributives, sur les marques d' assomption ou de rejet,
ainsi que s&r le repérage et l'interprétation des déterminants (un/ le/
ce ) . Tel quel, et largement fondé sur l'intuition linguistique et
"extralinguistique", il conduit cependant à des observations
intéressantes :

a) Le PR, où la siglaison renvoie aussi bien au nom du parti qu'à


son programme, reconnaît une synonymie entre projet républicain et
- 28 -

programme (A2 et A4), mais pour aussitôt la rejeter en faisant de


son proj.et "tout autre chose : un "rêve", une "projection", un
ensemble de "propositions" parfois "imprécises", mais en tout cas"con-
crètes" (N.B. : nous n1 insisterons pas sur la contradiction !). La
polémique est indirecte car "le PS ne nomme ni ses adversaires ni
leurs programmes (ce que contredit toutefois A5, : Un programme de
plus ? X

b) Le RPR refuse l'étiquette de programme (B5.), et oppose ses


"propositions" au "programme prétendument commun" (B6-8-9) et aux


programmes respectifs du PS et du PC (BIO.).

c) Le PS et le PC présentent tous deux leur document comme un


programme, mais ce document est tantôt le programme commun de
gouvernement de la gauche signé en 1972 (CI à C5 - D4 + Préambule de 1972),
et tantôt le programme propre à chaque parti en tant que "complété",
"enrichi", "actualisé*1 par de nouvelles propositions (C5-I5-2O - D
Introduction). Le syntagme nominal programme commun, qiiii s'était peu
à peu lexicalisé dans le vocabulaire politique de la gauche,
conserve son statut instable de lexie complexe, tantôt par référence a
l'accord de 1972 qui l'a institué comme objet historique, et tantôt
à titre d'enjeu dans la bataille politique entre le PC et le PS. Le
PS entend "appliquer tout le programme commun et rien que le
programme commun" CC35), tandis que le PC proclame : "Un seul souci nous a
guidés dans l'élaboration des propositions que nous avons avancées :
la fidélité au programme commun de I972"(D4). Le différend entre les
deux partis apparaît sur les adjonctions de droite des titres : "Le
programme commun de gouvernement de la gauche" (PS) v_s "Programme
commun de gouvernement actualisé" (PC). Cette lexicalisation de
programme commun est expressément déniée par le RPR (B8. un programme
prétendu commun) tandis que le PS adopte une politique sécurisante
d'apolitisme apparent en choisissant de ne pas le nommer.

Si l'on examine maintenant cette formule X R Y d'un point de vue


théorique, on dira qu'elle permet d'étudier la relation orientée
entre deux variables, où X représente le texte électoral et Y_ sa
dénomination. En termes culioliens, oi/dirait que X R Y est issue d'une
métalexis de dénomination /' X £ YN £ SitN
- 29

où £" est l'opérateur d'identification ou de localisation dont la


réalisation Ici plus fréquente est la copule, et où la variable Sit
représente les conditions de production/réception de l'énoncé. C'est
cette relation qui permet de repérer, d'une part si c'est bien pro-
gramme qui est inséré en Y, d'autre part s'il existe des modalités
énonciatives sur R.

3,3.On étudie maintenant les propriétés distributionnelles de cette


variable Y_, dont on a constaté qu'elle ne se réduisait pas à
programme et qu'on s'autorise désormais à identifier avec la variable
X de la relation précédente par suite d'une équivalence attributive
non théorisée. Cette nouvelle variable X, qui donc représente X_ et
Y_ de la formule précédente, est placée ou déplacée en position sujet
selon les opérations définies en 3,1»
Ici encore la constitution du corpus obéit à un mélange de
critères sémantiques et formels que nous tenterons de définir :
a) cri,t£re_ £émaritj;^e__imp^£ijte__
On pose une structure X R Z où R équivaut à contenir, d'où l'on
tire la converse Z R' X où R' représente être dans. Ces deux
structures, soit dit en passant, donnent les deux orientations phrasti-
ques qui permettent de formuler la relation sémantique entre le tout
(X) et ses parties (Z_)
BIO, : dénoncer les menaces que contient aussi bien le programme
socialiste que le programma communiste -- -j^
le programme socialiste contient (des) menaces
communiste
X R Z_
B8« des remèdes miracles exposés dans un programme prétendument
commun
Z RJ_ Z
A cette classe d'équivalence ,Z appartiennent propositions concrètes
(A4), remèdes miracles (B8) , menaces (BIO), propositions (D24). On
peut ainsi mettre en évidence une relation non plus d'équivalence,
mais d'inclusion entre proposition(s) et programme.
k) SFÎJ'&res formeJLs dominant^
• X R Z où R_ ne correspond ni à être ni à contenir
Lfanalyse pratique des exclusions non justifiées - pourquoi
supprimer proposition au singulier ? -, et. elle échoue dans le
classement sémantique des verbes placés en R : pourquoi faire de critiquer
- 30 -

un verbe "de parole", de proposer ou contenir des verbes "d'action",


et de constituer un verbe "de définition" ? (p. 44) Par contre il est
pertinent d'observer que les phrases du PR sont souvent modalisées
par pouvoir ou devoir, et sont les seules du corpus à prendre assez
souvent la forme négative, qui a valeur polémique :
A 1 2 . Le Projet Républicain ae s'attar d e pas à c ritiquer»

• SN ^ N de X
L'ambition répondre». •
L'orientation générale de X est detracer ...
La préoccupation fondamentale recueillir
satisfaire.
(N.E. : La classe N a des propriétés sémantiques qu'on aurait pu
définir)
• X + SV passif ou participe pa^sé (r Snrep)
De bonnes analyses sémantiques :
- de l'opposition signé en 1972 vs actualisé
- des deux classes signalant les deux étapes d'élaboration d'un
programme : I, élaboré/étudié/ conçu/discuté
2. approuvé/ accepté/rendu public
• X + Adjectif
concret - - Complet - - Précis - politique

4. Application d'une théorie de 1 ' énonciation à l'établissement et


à l'interprétation d'un corpus

4.1. Nous avons vu que les opérations d'extraction constitutives de


ce corpus :
a) entendaient répondre à deux questions générales : 1° nature
d'un programme électoral comme objet discursif spécifique; 2° causes
des variations observables dans les stratégies discursives des
quatre grandes formations politiques;
b) partaient d'une hypothèse onomasiologique de relation
significative entre la chose (ici l'objet discursif) et sa dénomination
(programme/projet/propositions)
c) utilisaient cette hypothèse sémantique pour constituer la
classe d'équivalence X R Y qui pose une relation attributive entre X
(le texte) et Y_ (son nom);
c) recouraient, chemin faisant, à bon nombre d'intuitions séman-
- 31 -

tiques et de jugements de savoir, tant implicites qu'explicites,


pour normaliser les distributions et les interpréter :
• modalisations et jugement d'assomption ou de non assumption
imputés aux énonciateurs
. classement sémantique des verbes (parole/action/définition), des
participes passés (élaboration/ approbation) et des adjectifs
(- Précis, - Complet)
• remarques éparses sur le genre singulier ou pluriel et la
déminât ion du nom ( un/ le)
• interprétation globale des résultats par référence à des
énonciateurs historiquement connus :
"il (= le discours du PR) diffère de celui du RPR qui attaque
directement et nommément les partis de gauche" (p. 29)
"Mais pour le PS un "bon programme" s'applique au programme
unitaire passé (de 1972), alors que pour le PC il est celui
qui aurait existé s'il y avait eu accord au moment de
l'actualisation : " bon programme commun bien actualisé" (p,3l)

4,2. Ces manipulations et interprétations soi-disant internes a


l'analyse distributionnelle font donc constamment intervenir les
"problèmes liés à 1 'énonciation", tant au niveau macroscopique de
constitution du champ énonciatif (cf. FOUCAULT et MORTUREUX) ,par
caractérisation des partenaires de la communication et des types de
messages que les uns produisent a l'usage des autres , qu'au niveau
des processus linguistiques liés à la sélection des unités lexicales
et aux contraintes de bonne formation des phrases observables ou
réécrites. Nous répéterons ici qu'on ne saurait travailler en analyse
du discours sans une pragmatique où le "linguistique" s'articule au
"social" en intégrant les "conditions de production" du texte, et
une théorie de 1 'énonciation qui pour une langue donnée, et
indépendamment des variations socio-historiques, explore syfetématiquement
la gamme des opérations énonciatives : embrayeurs, modalités propo-
sitionnelles, détermination des SN, prédicats de dénomination, d'i^-
dentif ication et de qualification, etc. D'autant que le sujet choisi
avait un rapport privilégié avec les embrayeurs et avec la
pragmatique puisqu'il sfagissait d'analyser un discours électoral produit
par des partis politiques en situation de rivalité pour séduire les
- 32 -

destinataires et gagner leurs voix. Cette bataille dont l'enjeu


était l'avenir de la France vérifie la thèse d 'Austin : "Dire,
c'est faire".
4.3. Il aurait donc mieux valu partir des "problèmes liés à l'énon-
ciation" avant d'aborder les problèmes de constitution de classes
d'équivalence. Ce serait là pratiquer ce que Culioli appelle la
"théorisation en spirale". Mais pour autant, il fallait balayer la
tradition historique de l'analyse de discours, qui part du noyau
"dur" et "scientifique" des procédures formelles construites par
Harris pour aborder ensuite, et avec mauvaise conscience, ce
supplément bâtard et mal théorisé que serait 1 'énonciation. D'où, dans ce
mémoire, une approche extrêmement réductrice où l'auteur se contente
de repérer les embrayeurs, les "semi-embrayeurs" et les substituts
des trois mots-pivots pour répondre notamment aux questions : Qui
sont les locuteurs ? Et comment sont définis à travers leurs
discours leurs allocutaires ? (p. 56).
Il est bien sûr pertinent de remarquer que le RPR, le PS et le PC
s'assument comme nous tandis que le PR s'efface régulièrement
derrière son projet républicain. Mais cette dépersonnalisation apparente,
qui est une tactique de masquage des enjeux politiques pour rassurer
l'électeur, aurait dû être rapprochée d'autres phénomènes lexicaux
et énonciatifs : le silence sur l'existence et le programme des
autres partis, l'association de rêve (individuel) a projet (individuel
ou collectif), l'identification suggérée 'AI7. Qui sait ... ?) entre
le projet du PR et celui de chaque "lecteur" et "citoyen".

4.4. Nous terminerons cette présentation critique par quelques


remarques sémantiques sur les emplois de programme/projet/proposition,
remarques susceptibles d'éclairer les rapports langue/discours dans
le fonctionnement du lexique.
On s'accorde à penser que le discours tisse des réseaux originaux
a travers les virtualités de la langue, et que le domaine d'élection
de cette créativité est le lexique comme somme linguistique d'
"irrégularités" ou à tout le moins de "sous-régularités" (cf. CHOMSKY, Re-
marques sur la nominalisation). D'où l'hypothèse que les mots et le-
xies, en tant qu'ils appartiennent a un niveau foisonnant et moins
structuré que la phonologie ou la syntaxe, ne sauraient s'étudier
- 33 -

seulement en langue, tant pour leur combinatoire que pour leur


interprétation sémantique. Hais certains, tels GUESPIN ou PECHEUX , vont
jusqu'à dire que les mots n'ont pas de sens fixe en langue : "le
sens "glisse", de manière imprévisible, dans des ensembles de
paraphrases, substitutions, etc. propres à chaque formation discursive"
(cf. MAINGUENEAU p. 84). La langue se limiterait à des systématicités
phonologiques, morphologiques et syntaxiques, tandis que le lexique
basculerait tout entier du côté du discursif.
Cette hypothèse ne tient pas compte du couple dialectique
mutabilité/immutabilité du signe proposé par SAUSSURE (CLG, p. 104-13); et
l'examen du travail de F. RICATEAU-PEREGO nous permet d'affirmer
qu'elle est fausse au moins pour le corpus considéré.
En fait, et pour cette formation discursive particulière qu'est
un discours électoral, le terme attendu en français contemporain est
celui de programme , qui d'après le Grand et le Petit Robert apparaît
et se fixe dans le domaine politique dès la Révolution française.
Mais ce terme avait été pris et en quelque sorte accaparé par les
trois partis de gauche, qui en 1972 avaient signé "un programme
commun de gouvernement" dont l'importance historique avait été
suffisante pour entraîner la lexicalisation partielle du groupe nominal
programme commun» Les impératifs de la stratégie électorale
imposaient donc aux partis rivaux de se démarquer en choissisant un autre
terme : d'où la classe d'équivalence programme/ pro jet/ propos it ions.
Cette classe d'équivalence, qui est de nature distributionnelle,
ne dit rien sur les relations sémantiques entre les trois termes.
Mais si l'orthodoxie harrissienne interdit de recourir au sens, il
semble bien qu'une analyse de discours étendue aux processus
discursifs ne puisse en faire l'économie. F. RICATEAU-PEREGO essaie bien
d'aborder les problèmes de sémantique lexicale dans sa conclusion,
en se référant un peu abruptement aux définitions de programme et de
projet (mais non de proposition) données par les dictionnaires. Sans
doute aurait-il fallu, là aussi, adopter une théorisation en spirale
qui serait partie de l'usage synchronique repérable en langue pour
aborder ensuite le corpus et en tirer des conclusions sur le couple
contraintes linguistiques vj3 créativité discursive.
En consultant les dictionnaires, qui bien sûr "ne prétendent ni
- 34 -

à 1 'exhaustivité ni à une totale valeur scientifique" (p. 75), et


dont les paraphrases sont approximatives, on remarque que programme
dans tous ses emplois (quatre homonymes dans le D.F.C.) désigne
toujours un en^embk (de questions, de spectacles, d'intentions
imputables a une personne ou à un groupe, d'opérations codifiées pour
l'exécution d'une tâche). Projet ne désigne pas un ensemble codifié, mais
seulement une intention subjective ou la première rédaction/ ébauche
d'un texte ou d'un travail à exécuter. Enfin proposition, sauf dans
son emploi logico-grammatical , est présenté comme la nominalisation
de proposer : proposer, c'est soumettre un objet quelconque au choix
et/ou à la décision d'un destinataire (individu, groupe ou
institution).
Une analyse sémantique appliquée à ces trois termes permet de
dégager plusieurs oppositions pertinentes, formulées en langage
courant puisque "la métalangue est dans la langue" :
• ensemble (programme) vs particulier (projet, proposition)
. subjectivité (projet) vs - subjectivité (proposition) vs -
subjectivité (programme)
. codification (programme) v_s - codification (proposition, projet)
Or ces distinctions sémantiques définies en langue, et qui sans
doute pourraient être corrélées dans une analyse plus fine, se
retrouvent dans les emplois du corpus. Ainsi le projet , en tant que
particulier, subjectif et non codifié, est discursivement exploité :
• par la quasi-équivalence posée entre rêve et projet (AI)
. par des paraphrases sur son imprécision partielle : tracer, sans
les borner, les chemins de leur avenir (A3, AI4) - Tant pis si,
par endroits, il est imprécis (A9)
. par l'interpellation de chaque électeur comme sujet autonome :
Qui sait s'il ne trouvera pas, dans ce projet, son propre
projet ? , ce qui suggère une identification flatteuse entre chaque
citoyen et la formation politique susceptible de le représenter.
Par opposition, le programme se présente comme un texte complet,
précis, codifié et assumé, tantôt par les formations politiques qui
l'ont signé en 1972, et tantôt par chaque parti en tant qu'il a été
"complété" ou "actualisé" par de nouvelles propositions approuvées
- 35 -

par ses instances nationales. On peut ainsi expliquer que proposé -


t ions , pris dans une classe d'équivalence avec programme et. projet ,
ait nécessairement la marque du pluriel (sauf dans l'emploi abstrait
de force de proposition observable en B3), tandis qu'il admet le
singulier comme le pluriel quand il fonctionne dans un rapport
d'inclusion à programme dans les corpus du PS et du PC. Un programme est
un ensemble de propositions sanctionnées par un accord; et quand se
profile la rupture de l'Union de la Gauche, chaque parti ne peut
plus avancer que des propositions particulières, qui sont au
singulier quand il s'agit d'une "actualisation" sur un point précis (C22
à C26), et au pluriel quand il s'agit d'un ensemble a adopter comme
tel. On notera sur ce point une différence significative entre le
PS, qui présente souvent proposition au singulier, et le PC qui
l'emploie régulièrement au pluriel pour référer à un bloc de propositions
supplémentaires qui ne semblent guère être négociables une à une
(malgré la protestation en DI2), d'une part parce qu'elles semblent
indispensables à l'actualisation (DU), et d'aucre part parce que la
Conférence nationale du PC les a intégrés à son programme national
(DI8).
Si l'on observe le fonctionnement de ces unités du point de vue
du discours, on peut conclure :
1° que l'existence d'un programme commun signé en 1972 obligeait
les formations politiques adverses à trouver d'autres unités
lexicales en relation de parasynonymie avec le terme monopolisé par la
gauche ;
2° que le rpr a choisi une tactique d'attaque frontale contre le
programme commun. D'où le refus du mot programme (B5) et le rejet de
la codification institutionnelle et politique que ce terme implique
(foule de détails (...) que l'électeur doit accepter en bloc, pour
en confier l'application ou l'inapplication discrétionnaire aux états-
majors des partis (B6) - remèdes miracles (B8)
3° que le PR a choisi d'ignorer ses adversaires et de s'adresser
au "rêve" flottant de chaque électeur pour présenter un programme
qui n'en est pas un; il se limite en effet à quelques propositions
■»i.jj n'engage la responsabilité du PR que par le jeu de la siglaison
commune avec Projet Républicain : tout est possible, rien n'est cer-
36 -

tain. L'utilisation linguistique et idéologique des valeurs propres


à l'item lexical est fort adroite (sauf pour la contradiction entre
les adjectifs imprécis et concrètes) et inclut l'équivalence entre
projet et projection qui dérivent tous deux du même verbe (A8).
Si maintenant on se place du point de vue de la langue, on
remarquera que les quatre formations politiques exploitent des valeurs
lexicales fixées en français contemporain sans^cîu ^put^en ^cha.vig^ejr l^c
^eris. Faut-il en conclure que les quatrqfpartis tiennent la même
"position" dans une même "formation idéologique" dominante, ce qui im-
pli.querait qu'ils se battent tous sur le même terrain par opposition
à ceux qui tentent de construire un discours autogesticnnaire? Telle
est l'une des conclusions proposées par F. RICATEAU-PEREGO, Ou bien
faut-il se contenter de rappeler que les mots ont des sens fixés en
langue et que l'efficacité discursive consiste à les respecter,
surir; &-
tout dans un cadre aussi instutionnel qu'une élection législative ?
Nous insisterons personnellement sur cette seconde conclusion, en
remarquant en outre que ces trois termes - et aussi promesse et
projection - ont en commun le préfixe pro- , hérité du latin t;t
signifiant un mouvement en avant qui s'applique ici à la pensée, a la
parole et/ou à l'écriture. On repère là un symbolisme inscrit dans la
langue, et dont la durée n'est pas comparable à celle des rapports
sociaux sous-jacents aux formations discursives.

C. SEMANTIQUE ET PRAGMATIQUE

I. Problématique d'ensemble

La place et le courage nous manquent pour traiter de façon


détaillée de la sémantique et de la pragmatique, tant dans leurs
rapports mutuels qu'à propos de leur insertion dans une analyse de
discours. On sait qu'elles ont été longtemps conçues comme des
disciplines radicalement disjointes, par exemple dans la célèbre
partition de MORRIS entre syntaxe (les rapports des signes entre eux),
sémantique (les rapports des signes avec le monde de l'expérience) et
pragmatique (l'utilisation des signes par les sujets parlants). Et
1 i ns u i s
si la xxxxx tique tente de réintégrer des domaines jusque là exclus
comme la sémantique, 1 'énonciation, les actes de langage et les lois
du discours, cette extension fait l'objet d'âpres querelles doctri-
- 37 -

nales que nous résumerons ici de façon très sommaire :

I • I . _sy rit axe <e t_sémant i£ue


• autonomie totale de la syntaxe, où la grammaticalité est conçue
comme propriété discrète fondée soit sur des structures de
l'intelligence humaine (CHOMSKY), soit sur "un lieu d'impossible" lié à la
fonttion symbolique comme structuration des interdits (MILNER 1978
comme interprète de LACAN, p.IO);
• hypothèse d'autonomie partielle de la syntaxe comme processus
jamais achevé d 'autonomisation formelle (FRANCOIS 1977, BASTUJI 1979
(thèse d'Etat non encore publiée));
• structuration logico-sémantique sous-jacente à toute
réorganisation syntaxique et lexicale des phrases observables, laquelle
serait produite par des "règles derivationnelles globales" (Sémantique
Generative)
• sémantique conçue comme filtrage, soit antérieur aux structures
syntaxiques (les PREA^. SEM. de GRUNIG 1978, thèse non encore
publiée), soit postérieur (sémantique interprétative de JACHENDOFF 1972
et théorie générative"étendue") , soit les deux à la fois selon le
statut des structures (BASTUJI 1979) .

1.2, E^gmaJ^içiue^ et_th_é£rjL_e__che ^^


• certains les confondent en une seule théorie : C'est le cas des
"actes de langage" étudiés par la philosophie analytique anglaise,
ou de I '"hypersyntaxe" proposée par DESCLES , disciple de CULIOLI qui
a partir des relations pragmatiques les plus élémentaires et les
plus générales - celles de 1 ' énonciation - conçoit un système "prag-
matico-syntaxique" qui permettraif'de construire toutes les
relations grammaticales (à l'exclusion des relations physico-culturel-
lés) d'une langue (J.-P. DESCLES, Représentation formelle de
quelques déictiques français, polycopié Paris-VII PITFALL 22 1976). Ce
système métalinguistique exclut et les codifications des rôles
sociaux pris en charge par la théorie des actes de lange, et
l'essentiel du 1 ex ique^, domaine d'élection du "physico-culturel".
. d'autres, comme nous-même et sans doute DUCROT, distingueraient
une pragmatique au sens large, incluant les rôles et codes sociaux,
et une pragmatique restreinte à 1 ' énonciation et à "l'orientation
argumentative" : "mon but, en utilisant les lois du discours, est de
- 38 -

cerner une pragmatique primitive, distincte des effets pragmatiques1"


(DUCROT, Langue française 42, p. 27)

1.3. £r£82iatic[ue_ et___sémant_ic[u_e


La conception philosophique et linguistique traditionnelle du
sens est celle d'un contenu représentatif indépendant des énoncia-
tions particulières et reflétant la vérité de l'expérience. Ce
contenu peut s'articuler différemment selon les langues, mais il
demeure constant en vertu de deux principes :
. principe dit d'effabilité (FREGE) ou d'universalité (TARSKI)
que KATZ formule en ces termes :
"toute pensée nouvelle conçue par quelqu'un peut être mise en
mots de manière à être comprise par n'importe qui pour
laquelle elle sera entièrement nouvelle" (Semantic Theory, p. 18-22)
• principe complémentaire de traductibilité interlinguale (la
traduction toujours possible) et intralinguale (paraphrases)
La sémantique traite donc :
• du[sens des mots en tant qu'ils réfèrent à des objets, et entrent
aussi dans des relations logico-mathématiques d'opposition équipol-
lente, d'implication non réciproque (hyponymie) ou réciproque (syno-
nymie), d'incompatibilité (antonymes et complémentaires) ;
. du sens des phrases définies par leurs conditions de vérité
pour les déclaratives, et par leurs conditions de réalisation pour
les interrogatives et les injonctives. Les mots interviennent dans
la construction du sens global de la phrase, mais c'est ce sens
global qui sélectionne leurs valeurs particulières et leurs relations
de compatibilité.
Les phrases auraient donc un "sens littéral" a partir duquel les
actes d 'énonciation et les lois du discours pourraient construire
des interprétations secondes -ironie, sous-entendus, non assomption
prudente ou polémique, ensemble d'implications liées à des
situations de communication codifiées par la pragmatique.
Cette concept ion"vériconditionnelle"et"représentationaliste" de
la sémantique (cf. F, RECANATI , La transparence et 1 'énonciation,
Seuil 1979, p,49) l'ancre fortement a. la logique et la sépare
clairement de la pragmatique qui.:
1° ou bien s'applique au sens littéral pour y déterminer des re-
39 -

pérages indiciels, des actes illocutoires et des effets rhétoriques;


2° ou bien pose que la vérité n'existe pas en soi, mais dépeni
toujours, soit des conditions cognitives et culturelles selon
lesquelles les sujets construisent et nomment leur expérience, soit a.
tout le moins des actes d ' énoriciation qui règlent les échanges
interindividuels.
On peut aussi travailler sur l'articulation entre sémantique et
pragmatique, comme nous nous sommes proposé de le faire et notamment
dans notre thèse de 1979. Et pour clore cet article, nous nous limi-*
terons à la présentation a peine commentée de deux textes récents,
dont le premier dénonce les "Pièges de la pragmatique linguistique"
sans pour autant jeter l'enfant avec l'eau du bain (B.-N. GRUNIG,
Modè^lejs J^ingjui^tj^quejs, t.I, f asc.2 , 1979), et dont le second
conteste la conception ordinaire du "Sens littéral" (J. SEARLE, Langue
£ra.n£ai_S£ 42 , mai 1979, La pragmatique, p. 34-47)

2. Les dangers d'une réduction idéaliste sur les actes de langage


et les lois du. discours

B.-N. ' GRUNIG s'interroge sur la vogue actuelle d'une pragmatique


linguistique particulièrement florissante dans les pays allemands et
anglo-saxons, et qui focalise sur les intentions et effets des actes
de langage (sans y inclure des recherches sur l!énonciation comme
celles de Benveniste ou de Culioli). Cette vogue résulterait, et de
la perte de prefetige d'une grammaire chomskyenne en laquelle on avait
placé "des espoirs démesurés" (p. 7), et d'une idéologie diffuse fon-
dee sur le consensus/social et la codification desVâctes langagiers
jugés opératoires. Mais l'essentiel de son article est consacré à
l'examen des principes internes à cette discipline dont elle déplore
l'idéalisme et la méconnaissance des échanges verbaux concrets dont
pourtant elle prétend s'occuper pour les systématiser..
En présentant comme universels une suite d'actes de langage comme
PROMETTRE, ORDONNER, FELICITER, cette pragmatique :
1° confond les êtres métalinguistiques qu'elle construit, par
exemple PROMETTRE avec des majuscules, avec les termes lexicaux
dont ils sont issus, et qui peuvent varier d'une langue à l'autre;
2° occulte la diversification culturelle des rituels de parole et
- 40 -

des conditions de communication.


De même, les lois de discours utilisées par GRICE et DUCROT se
fondent sur une éthique utilitariste et optimiste de l'échange
verbal : dira le vrai, et dire le maximum de ce qui est utile à l'in-
terccmprcbBnsicn. Que faire alors de ces réalités têtues que snnt le
mensonge, le lapsus, l'ambiguïté ou le malentendu ? A coup sûr cette
uniformisation permet la. construction de ces "saynètes" (p. 15)
proposées dans les manuels d'apprentissage d'une langue étrangère. Mais
il serait imprudent de confondre l'utilitarisme pédagogique - lui-
même sujet à caution quand il emprunte à des modèles culturels
étrangers - et la recherche fondamentale sur les situations réelles de
communication et leurs variations linguistiques.
Cette pragmatique se fonde en outre sur ces "postulats logico-
empiriques" que dénonçaient justement GUILHAUMOU et MALDIDIER, et
qui cumulent deux inconvénients a priori contradictoires : d'une
part le logicisme que la pragmatique voulait précisément chasser,
et qui transparaît dans la codification figée des actes, alors que
l'étude la plus passionnante des actes de parole serait celle de
"ces QUESTIONS qui sont des ORDRES, ces CONSTATATIONS qui sont des
MENACES, ces EXPLICATIONS qui sont des EXCUSES" (p. 21); d'autre
part la réduction pragmatiste du VRAI a 1 'UTILE.
Enfin, dans cette analyse des situations de communication où il
y a nécessairement "interaction" et "ajustement réciproque", pour
citer Culioli ^onp^uni^c^at^oris^O^, Seuil 1973, p. 87) , on met électi-
vement l'accent sur le locuteur et sur les intentions incluses dans
son acte de parole» Or on ne saurait étudier avec pertinence le
sujet parlant sans s'interroger sur les déterminations sociales et
affectives de ses actes langagiers. On ne saurait donc construire une
pragmatique sans se donner une théorie des formations sociales arti-
culée à une théorie deY'f ormation inconsciente et consciente de la
personnalité.
En bref, la pragmatique ici visée occulte trois questions
fondamentales, dont la première et la troisièineavaient été abordéej1 à
propos de l'analyse de discours (dont B.-N. GRUNIG ne parle pas !) :
1° Comment articuler activité langagière et structures linguistiques
observables ? 2° Comment articuler une séquence de comportement en
- 41 -

une suite discrète d'actes de langage dont on pourrait déterminer


le ^ébut et la fin ? 3° Comment articuler individu et société dans
l'activité de langage ?
3. Sans "littéral" et dépendance contextuelle

3.1, Nous approuvons et les critiques de B ;N, GRUNIG sur l€s pièges
réductionnistes de la pragmatique, et la conclusion somme toute
optimiste selon laquelle il serait possible de surmonter ces
difficultés pour explorer un "champ de réflexion" certes immense, mais dont
l'intérêt ne saurait être sous-estimé. Cette exploration engage la
linguistique stricto sensu, l'analyse de discours, la sociolinguis-
tique et aussi la psycholinguèjtl.que. A cet égard, le travail de J0-
DELET, "Naître au langage" (Klincksieck 1979), mériterait une
analyse approfondie.
Si nous voulons terminer cette étude par l'examen de l'article de
SEARLE sur "Le sens littéral", c'est d'abord parce qu'il nous semble
dépasser l'idéalisme de son livre de 1969 sur "Les actes de langage"
(trad. fr. Hermann I972); c'est ensuite parce que son insistance sur
la variation des "assumptions préalables" à la construction du sens :
a) permet de faire intervenir le contexte situationnel , discursif,
culturel, et peut donc s'articuler avec l'analyse de discours;
b) suggère une relation entre activité langagière et
structuration perceptive qui correspond à nos recherches personnelles sur la
construction de l'espace appréhendée à travers les langues
naturelles,

3.2, SEARLE rappelle ce qu'il croit être l'opinion reçue sur le sens
littéral :
" Les phrases ont un sens littéral. Le sens littéral d'une phrase
est entièrement déterminé par la signification des mots (des
morphèmes) qui la composent et par les règles syntaxiques selon
lesquelles ces éléments sont combinés. Il peut arriver qu'une
phrase ait plus d'un sens littéral (ce sont les cas
d'ambiguïté) ou que son sens littéral fasse défaut ou soit
ininterprétable (non sens).
Il faut établir une distinction nette entre le sens littéral
d'une phrase et ce que le locuteur veut dire lorsqu'il
l'énonce lors d'un acte de langage, car la signification de l'énon-
ciation peut s'éloigner du sens littéral de différentes maniè-
nières." (ex : métaphore, ironie, implications
conversationnel es, actes de langage indirects). Dans les cas-limite, ce que
la phrase signifie et ce que le locuteur veut dire peuvent coin-
- 42 -

cider exactement : par exemple, le locuteur peut, dans un


certain contexte, énoncer la phrase "le chat est sur le
paillasson" et vouloir dire précisément et littéralement que le chat
est sur le paillasson.
(...) Selon certaines théories, connaître le sens d'une
telle phrase, c'est précisément connaître ses conditions de
vérité. (...) Le sens littéral d'une phrase, c'est le sens qu'elle
a indépendamment de quelque contexte que ce soit et, en
laissant de côté les changements diachroniques , la phrase conserve
ce sens dans tout contexte où elle est énoncée." (p. 34-35)
A partir de"cet exemple éculé de la littérature philosophique"
(cf. AUSTIN, The cat is on the mat), Searle imagine un. certain
nombre de situations divertissantes où le contenu représentatif de la
phrase, à savoir la position du chat sur le paillasson, ne corres-
pond a l'interprétation ordinaire baptisée "sens littéral".
Ainsi le chat et le paillasson pourraient flotter "tous deux
librement dans l'espace sidéral", ce qui supprime "le champ de gravi-
tation permettant à l'un de se trouver au-dessus de l'autre (p. 37).
Mais dans cette hypothèse d'apesanteur, on pourrait supposer que le,
chat soit attaché au paillasson à l'intérieur d'un vaisseau spatial,
ce qui permettrait éventuellement au chat de se trouver sur le
paillasson plutôt qu'en dessous 'p. 38) ! De même, le chat et le
pail asson pourraient être des accessoires de théâtre reliés à des fils qui
manoeuvrent leur déplacement : s'agit-il du même sens littéral que
dans la vie ordinaire où de vrais chats sont debout, assis ou
couchés sur des paillassons servant entre autres à s'essuyer les pieds ?
Ces exemples - et l'on pourrait les multiplier - montrent que la
contenu représentatif, et donc les conditions de vérité de la
phrase, ne sont pas indépendants d ' "assomptions préalables" fournis par
le contexte situationnel et/ou discursif. Ces assomptions préalables
ne sont pas déterminées en nombre ni en contenu, et peuvent chacune
en entraîner d'autres en un processus infini (p.40-43).
Il n'existe donc pas de vérité en soi, puisque cette vérité
dépend des situations de communication et donc de la pragmatique. De
même, les conditions de réalisation assignées aux phrases
imperatives ou optatives impliquent une quantité prodigieuse d'informations
préalables. Demander un hamburger dans un restaurant, c'est faire
intervenir, entre autres, toute l'institution des restaurants et
celle de l'argent.

3,^. En conséquence, la notion de sens littéral implique la considé-


- 43 -

ration du contexte.. De même que le mouvement d'un corps "ne


s'applique que relativement à un système de coordonnées, de même le sens
littéral d'une phrase ne s'applique que relativement au système de
coordonnées de nos assomptions prélables" (p. 45).
Soucieux de ne pas confondre r_ej^a_ti_vi_té avec jscepjii^ijsmjî , Searle
maintient lf existence d'un sens littéral - derrait-on dire du
mouvement qu'il n'existe pas si ses systèmes possibles de coordonnées
n'ont pas été définis ? -, mais le conçoit comme relatif à ses
conditions de production, pour parler comme les analystes du discours,
ou à ses "assomptions préalables", pour parler comme lui. De même il
conserve l'opposition entre le sens littéral, tout relatif qu'il
soit, et les effets seconds de réinterprétation produits par l'énon-
ciation : "il nous faut distinguer le rêle particulier de contexte
d'énonciation du rôle que les assomptions préalables jouent dans
l'interprétation du sens littéral" (p. 46).
Nous ne serons plus d'accord avec SEARLE quand il en déduit
"qu'il n'existe pas de distinction nette entre la compétence
linguistique dUin locuteur et sa connaissance du monde". C'est là
méconnaître que la compétence linguistique concerne d'abord la
syntaxe, la phonologie et la morphologie, domaines où des règles
strictes structurent la spécificité formelle propre à chaque langue. Mais
c'est vrai pour la compétence sémantique (ou lexico-sémantique) ,
comme le dit aussi CHOMSKY qui dans ses Dialogues avec Mitsou Ronat
rejette explicitement l'hypothèse de KATZ sur un "système
sémantique universel" (Flammarion 1977) :
" Je crois qu'on ne peut séparer la représentation sémantique de
la connaissance du monde. (...) Nous localisons nos concepts
dans une matrice de croyances." (p. 146-48)
Cette rectification une fois opérée sur la compétence, nous
observerons que les thèses de SEARLE rejoignent celles que DUCROT et
nous-même formulons sur la pertinence de deux pragmatiques : une
pragmatique primitive intervenant dans la construction et
l'interprétation du sens littéral (que DUCROT nomme ^■gp-iïiC'&tion) et donc
intimement liée à la sémantique au sens classique, et une pragmati-
tique seconde liée aux lois de discours et aux effets rhétoriques.

3.4. SEARLE considère que comme le sens littéral, "les états


intentionnels" dépendent eux aussi d' assomptions non explicites et de
- 44 -

systèmes de croyances. Ce qui est vrai du langage l'est aussi de la


perception, qui se construit toujours à partir d'un"poi9t de vue"
qui engage l'intelligence, mais d'abord le corps et son ancrage
dans le monde sensible : "Par exemple, je ne vois pas le point de
l'espace à partir duquel je vois que le chat est sur le paillasson,
et je ne vois pas le champ de gravitation à l'intérieur duquel le
chat et le paillasson se trouvent" (p. 47).
Et si les considérations sur le sens littéral permettaient de
relier la sémantique à l'analyse de discours et à la pragmatique en
tant qu'elles explorent les conditions de production/réception des
énoncés, celles-ci permettent de l'arracher au logicisme auquel on
se plaît à la réduire, en l'articulant à cette pragmatique primitive
par laquelle nous construisons nos représentations à partir de nos
expériences individuelles et sociales, et par laquelle nous pouvons
reconnaître et éventuellement modifier notre environnement. En
étudiant par exemple des termes comme sur ou sous , et leurs
représentants grammaticaux en diverses langues, nous avons pu établir que
l'opposition sur/ sous ne se réduisait pas à une pure relation
logique d'antonymie. Pour expliquer la dissymétrie sémantique
remarquable entre ces deux termes, il faut faire intervenir :
. la loi de pesanteur (ou de gravitation universelle) qui fait
qu'un objet placé plus haut qu'un autre tend à tomber et à reposer
sur lui, tandis qu'un objet placé plus bas n'est pas nécessairement
en contact avec lui :
la lettre est sur la table (+ Contact)
la lettre est sous la table (non contact sauf si elle
y a été collée)
. le regard humain qui se pose sur les objets quelle qu'en soit
l'orientation. D'où, sur la relation spatiale marquée par sur, une
polysémie de Verticalité ou de non Verticalité qui ne se retrouve
pas avec sous , où la Verticalité est toujours impliquée :
la lettre est sur la table (+■ Verticalité)
la clef est sur la porte ( — Verticalité)
la lettre/ la clef est sous la porte (+ Verticalité)
Nous n'en dirons pas davantage, et pour conclure à la fois sur
la langue et sur le discours, nous poserons en accord avec C. KER-
- 45 -

BRAT-ORECCHIONI que "le problème de la vérité d'un énoncé est un


problème de nature pragmatique" (Déambulations en territoire alé-
thique, S_tr_a_té^ies__dj^s_cu£sj;_v£S_L Presses Universitaires de Lyon 1978,
p. 56).

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