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Le Don Du Patrimoine
Le Don Du Patrimoine
Le don du patrimoine
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© LAVOISIER, 2006
LAVOISIER
11, rue Lavoisier
75008 Paris
www.hermes-science.com
www.lavoisier.fr
ISBN 2-7462-1436-9
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d’identification et sont des marques de leurs détenteurs respectifs.
Printed and bound in England by Antony Rowe Ltd, Chippenham, May 2006.
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Le don du patrimoine
une approche communicationnelle
de la patrimonialisation
Jean Davallon
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À Christian
avec qui cette aventure a commencé.
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SCIENCES DE L’INFORMATION
ET DE LA COMMUNICATION
Forme et sens
signes sémiotiques, processus symboliques
Directeur de collection : Jean-Jacques Boutaud
Systèmes d’information
et organisations documentaires
Directeur de collection : Stéphane Chaudiron
Communication, médiation
et construits sociaux
Directeur de collection : Yves Jeanneret
Ingénierie représentationnelle
et constructions de sens
Directeur de collection : Sylvie Leleu-Merviel
Marcel MAUSS
Divisions et proportions des divisions de la
sociologie, 1927
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Introduction. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 15
14 Le don du patrimoine
INTRODUCTION
16 Le don du patrimoine
1. C’est à mon sens Krzysztof Pomian qui le premier a ouvert la voie avec son
article « Entre l’invisible et le visible : la collection » paru dans Libre, 3, en 1978.
Voir aussi André Micoud (1995), Daniel Fabre (2000, chap. « L’ethnologie
devant le monument historique » et « Ancienneté, altérité, autochtonie »), Michel
Rautenberg (1998 ; et spéc. 2003). A sa manière, l’essai de Jean-Pierre Babelon
et André Chastel ([1980]1994) participe à ce mouvement même si son point de
vue est interne au monde du patrimoine.
2. Voir par exemple Antoine Hennion (1993) ou Nathalie Heinich (1998).
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Introduction 17
18 Le don du patrimoine
Introduction 19
5. Outre l’enquête dont il sera question dans le chapitre premier, ces recherches
ont été soit d’ordre théorique (sur la patrimonialisation des objets techniques, par
exemple), soit menée à la demande de musées (musée des Arts et Métiers, Musée
dauphinois, par exemple), soit dans le cadre d’appels d’offres (mission du
Patrimoine ethnologique, par exemple).
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20 Le don du patrimoine
Introduction 21
22 Le don du patrimoine
Lorsque nous étudions des faits de notre culture qui engagent des
processus de croyance – ou pour mieux dire, des processus
idéologiques producteur de représentations et de positions –, nous
sommes confrontés à l’extrême proximité que nous entretenons avec
eux. Nous saisissons immédiatement le sens des choses et des
pratiques ; nous sommes directement soumis à leurs effets (leur
opérativité) ; nous sommes engagés dans les relations qu’elles
construisent ou impliquent. La tendance est alors forte soit de donner
du sens à ces objets et à ces pratiques du simple fait que nous pouvons
participer au jeu social qui les implique, soit de dénoncer ce jeu
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Introduction 23
7. La dialectique entre les deux positions est très importante, car c’est la
distanciation qu’elle opère qui rend possible la compréhension. Elle semble
aujourd’hui au cœur d’un questionnement de l’ethnologie et de l’anthropologie
(voir, par exemple, Affergan, 1991 : spéc. Chap. X ; 1999) ; voir aussi Alban
Bensa (1996), Lenclud (1986 ; 1992) ou la livraison relativement récente de
Critique consacrée aux « Frontières de l’anthropologie » (spéc. Gaille-
Nikodimov, 2004 ; Colleyn, 2004). Sans oublier l’ouvrage des plus éclairants sur
le discours anthropologique de J.-M. Adam et al. ([1990] 1995). Je me réfère à ce
débat afin d’essayer d’éclaircir et de préciser mon rapport à un objet de
recherche, non évidemment dans l’objectif d’y participer.
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24 Le don du patrimoine
logique des pratiques : ne pas vouloir donner un sens aux pratiques (ce
qui est le propre des sujets sociaux), fût-ce un sens décalé (le « vrai »
sens auquel répondrait telle pratique qui échapperait aux sujets
sociaux) ; mais s’en tenir, selon l’expression de Pouillon, à transcrire
la « grammaire de leur organisation8 ». A élaborer un modèle et tenter
de dégager la logique qui le sous-tend.
Introduction 25
26 Le don du patrimoine
Seule une analyse fine peut faire apparaître des éléments qui, une fois
replacés dans une logique plus large, prennent alors leur juste valeur.
Aussi, pour mettre en lumière ce qui fait la singularité du rapport au
temps qui caractérise le patrimoine, je me suis attaché à préciser la
distinction, du point de vue de la temporalité, entre mémoire et
patrimoine ; une distinction déjà centrale chez Riegl qui en a
précisément montré toute l’importance. La différence dépend d’une
visée du sujet (de l’aspect, de la voix et du mode, dirait le linguiste à
propos des modalités de représentation de l’action dans les temps du
verbe) et non d’une division par époques (passé, présent, futur) : c’est
le regard porté par celui qui détient l’objet de patrimoine sur l’action
située à l’origine de cet objet qui est déterminant. Non la
catégorisation abstraite entre présent, passé et futur ; ni même la
partition simpliste entre un maintenant (défini à partir de nous qui
vivons aujourd’hui) et un avant qui couvrirait de manière plus ou
moins indistincte tout ce qui n’est plus. Beaucoup des difficultés pour
concevoir ce que notre société met sous la catégorie de « patrimoine »
viennent de l’amalgame des régimes de temporalité. Et, ce, quelles
que soient par ailleurs les questions épistémologiques que soulèvent
ces différences entre régimes de temporalité pour les disciplines elles-
mêmes engagées dans la construction d’un rapport au passé telles que
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Introduction 27
9. Voir par exemple François Hartog (2003), Alban Bensa et Daniel Fabre (2001),
Cohen (1994 ; 1999), Stoczkowski (2001).
10. Il va sans dire qu’en fin de compte, l’efficacité de cette construction-reconstruction
tient au fait qu’elle appartient à une société (la nôtre) qui est historiquement datée et
sociologiquement définie. La perspective communicationnelle prend donc comme
donnée la discontinuité entre le passé et le présent, et donc que le passé n’existe que
comme construit dans le présent.
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28 Le don du patrimoine
Introduction 29
30 Le don du patrimoine
12. La différence essentielle entre les deux tient au fait que dans le premier il n’y
a pas d’équivalence entre ce qui est donné et ce qui est rendu, de sorte que la
relation sociale entre les protagonistes n’est jamais « soldée ».
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Introduction 31
Cet ouvrage doit son origine à un travail fait avec Christian Carrier sur
la communication du patrimoine in situ. Au cours des années qui ont
suivi ce travail, le questionnement sur la patrimonialisation qui s’est
progressivement mis en place a bénéficié des échanges avec Philippe
Dujardin, André Micoud, Michel Rautenberg, Dominique Poulot à
l’occasion des divers travaux menés ensemble. Je les remercie pour
les discussions, les suggestions, les idées et le soutien qu’ils ont pu
m’apporter. Je remercie aussi vivement toutes les personnes travaillant
dans des musées et des lieux patrimoniaux – ceux que j’appelle ici les
« spécialistes » – pour leur gentillesse, leur accueil et tout ce qu’ils
m’ont permis de découvrir et de comprendre – et tout particulièrement
Jean-Claude Duclos qui a été mon initiateur dans le monde du
patrimoine.
32 Le don du patrimoine
Merci à Yves Jeanneret pour m’avoir fait l’honneur que ce livre soit le
premier de la collection qu’il dirige, pour sa relecture attentive et ses
conseils. Et, plus encore, pour des discussions, comme toujours,
stimulantes.
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CHAPITRE 1
34 Le don du patrimoine
36 Le don du patrimoine
38 Le don du patrimoine
40 Le don du patrimoine
42 Le don du patrimoine
Cette présence des médiations est au cœur des critiques de la part des
spécialistes ou des connaisseurs. Peut-on parler pour autant d’une
disparition de la dimension symbolique du patrimoine ? Toute la
question est là.
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44 Le don du patrimoine
Ce ne sont pas les explications qui manquent sur les résistances des
spécialistes vis-à-vis d’une utilisation jugée excessive ou dangereuse
du patrimoine à des fins de spectacularisation ou de création de
produits patrimoniaux. On trouve invoqués tour à tour : leur
conservatisme ou leur défense de la culture face à l’hégémonie
actuelle de la pensée économique ; le privilège qu’ils accordent à
l’objet et à l’expert scientifique au détriment du visiteur et de son
expérience de visite ; ou encore, leur conception politique de l’usage
économique qui doit être fait du patrimoine4. Ces diverses
explications, qui sont surtout le fait des acteurs qui ont affaire aux
spécialistes, sont probablement pour partie fondées.
46 Le don du patrimoine
5. Il existe aujourd’hui (en 2006) une littérature plus large sur la question de
l’économie du patrimoine (v.g. Tobelem, 2005 ; Barrère et al., 2005).
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Pourtant, un tel partage, pour évident qu’il soit pour les acteurs, pose
rapidement de sérieuses difficultés.
Tout d’abord, il est à peu près impossible de tracer une frontière entre
ce qui serait d’une valeur uniquement liée à l’objet patrimonial lui-
même et d’une valeur uniquement issue de la création du produit
commercial. Le monument dont on tire une rente, alors qu’aucune
valorisation ne vient en faciliter l’accès, doit néanmoins être conservé
et entretenu. Il en est de même pour celui qui est visitable
gratuitement. Confirmation assez évidente que la mise en exploitation
48 Le don du patrimoine
50 Le don du patrimoine
52 Le don du patrimoine
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56 Le don du patrimoine
11. Une telle posture dépasse de beaucoup la seule approche économique. Comme
l’indique Xavier Greffe lui-même (1990 : 28), il s’agit de répondre à la question
suivante : « comment faire en sorte que la différence entre l’utilité sociale et le
faible rendement monétaire immédiat de certaines activités patrimoniales
n’empêche pas de prendre des décisions hautement profitables à la société… »
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CHAPITRE 2
La valeur d’ancienneté,
indice du temps ?
58 Le don du patrimoine
L’idée que je défendrai est que cette prise de position revient à poser
une définition restrictive de la valeur d’ancienneté, qui aboutit à une
série d’oppositions entre cette valeur et la valeur d’histoire (ou la
valeur d’art), entre l’approche populaire et l’approche savante, entre la
sentimentalité et la connaissance, etc. D’où mon invitation à relire
Riegl. Non seulement pour retourner à la définition qu’il donne de la
valeur d’ancienneté (ce qui, nous le verrons, ne peut nous aider que
partiellement), mais plutôt pour saisir quelles relations il établit entre
les différentes valeurs, quel système de valeurs il construit.
60 Le don du patrimoine
62 Le don du patrimoine
On comprend que toute démarche qui fait un tant soit peu référence à
un public soit suspecte et partant exclue. La valeur d’ancienneté, que
même l’homme trivial peut repérer, devient alors la figure
emblématique de la valeur ajoutée par la mise en valeur. Un visiteur
trivial qui ressemble à l’idiot du proverbe chinois qui regarde le doigt
lorsque le sage lui montre la lune, sans même s’apercevoir ici qu’en
plus c’est son propre doigt.
64 Le don du patrimoine
66 Le don du patrimoine
Sur quoi se fondent ces deux catégories de valeurs ? Tout d’abord une
opposition générale entre le passé et le présent. Seulement, cette
opposition est visible sur le monument : les marques de dégradation
sont autant d’indications du temps écoulé et elles se situent à l’opposé
d’une intégrité conservée. Ensuite, dégradation et intégrité ont
chacune une origine : respectivement la nature et l’homme. Pour
chacune des deux valeurs opposées, nous avons donc une opération
(un faire) dont le monument porte trace et qui résulte d’un opérateur
(un actant). Chacune est ainsi définie par un petit programme de base :
l’homme produit des « œuvres achevées et closes » ; la nature a pour
action « la dissolution de ces œuvres ».
68 Le don du patrimoine
Valeur de
Valeur d’usage
remémoration
pratique
intentionnelle
Valeur d’art 1
Valeur
(Valeur d’art
historique
relative)
Valeur d’art 2
Valeur
(Valeur de
d’ancienneté
nouveauté)
Dégradation
Intégrité
Nature détruit au cours du temps
Homme produit des œuvres
Homme évite la dissolution (les achevées et closes
préserve d’une fin prématurée)
70 Le don du patrimoine
Plus délicate est la saisie de la seconde opposition. Elle porte sur les
critères à partir desquelles la signification est attribuée, qui sont soit
objectifs soit subjectifs. Il est nécessaire de se livrer à un repérage de
ces critères pour chacune des valeurs pour s’apercevoir que les trois
valeurs de remémoration et les trois valeurs de contemporanéité ne
sont pas appareillées deux à deux comme dans le tableau 2.1 qui met
les trois premières en face des trois secondes.
Cette discussion – plus facile à lire qu’à résumer – est de la plus haute
importance dans l’ouvrage dont elle occupe d’ailleurs tout le début.
Elle est au cœur du partage entre valeur d’ancienneté et valeur
historique. La valeur historique, un peu comme la conception
ancienne de la valeur d’art, est objective : elle se règle sur la nature de
l’objet et elle accordera ainsi de l’importance à la connaissance dont
celui-ci est dépositaire ou cherchera à le comprendre en fonction du
contexte où il a été produit. La valeur d’ancienneté, au contraire, est
tournée pleinement du côté d’une subjectivité qui tient, précise Riegl
(p. 57), au « désir, toujours accru, d’appréhender toute expérience
physique ou psychique non pas dans son essence objective, comme le
faisaient généralement les époques antérieures, mais sous sa forme
subjective, c’est-à-dire à travers son action sur le sujet (en tant que
sensibilité ou conscience) ».
72 Le don du patrimoine
(Valeur de
dans son essence objective)
remémoration
intentionnelle)
Valeur d’art
relative
Valeur (Valeur d’art 1)
d’ancienneté Ce qui répond
Représentation au vouloir
du temps écoulé artistique
Subjectivité (engagement du sujet)
Valeur de
nouveauté
(Valeur d’art 2)
Ce qui répond
pleinement au
vouloir
artistique
moderne
(caractère de
nouveauté de
l’œuvre qui vient
de naître)
la valeur historique, la seconde car elle est au contraire dépassée. C’est la raison
pour laquelle elles sont encadrées de lignes pointillées dans le tableau 2.2.
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7. La valeur de nouveauté occupe une place particulière, car elle est la forme pure
de l’attribution d’une signification à travers la production d’un objet dans le
présent.
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74 Le don du patrimoine
Valeur d’usage
Présent continué
Valeur de
du moment de
pratique
production
remémoration
Intégrité
intentionnelle
physique de
Préservation par
l’œuvre qui vient
l’homme qui a
de naître à des
produit
fins d’usage
(Valeur d’art 2)
Clôture sur l’instant
Valeur de
[Ruine] nouveauté
de réception
Déchéance Surgissement de
Destruction la création
violente par (intégrité la plus
l’homme subjective :
perception de
l’intégrité)
Intervention
positive ou Vie qui apparaît
négative de Action de
l’homme pour l’homme pour
supprimer ou produire des
produire la œuvres
dissolution
76 Le don du patrimoine
Toutes deux sont une forme pure d’objectivité, elles sont entièrement
définies à partir de la production. Mais, valeur de contemporanéité,
elle partage avec la valeur de nouveauté sa référence à l’action de
l’Homme comme producteur d’œuvres. En revanche, elle s’oppose
aussi bien à la valeur de remémoration qu’à la valeur de nouveauté
puisqu’elle ne relève pas du registre de la signification. Probablement
est-ce pour cela qu’elle apparaît en contrepoint.
Valeur d’usage
Présent continué
Valeur de
du moment de
pratique
production
remémoration
Intégrité
intentionnelle
physique de
Préservation par
l’œuvre qui vient
l’homme qui a
de naître à des
produit
fins d’usage
(Valeur d’art 2)
Clôture sur l’instant de
Valeur de
[Ruine] nouveauté
réception
Déchéance Surgissement de
Destruction la création
violente par (intégrité la plus
l’homme subjective :
perception de
l’intégrité)
Intervention
positive ou Vie qui apparaît
négative de Action de
l’homme pour l’homme pour
supprimer ou produire des
produire la œuvres
dissolution
78 Le don du patrimoine
80 Le don du patrimoine
10. « […] Les traces d’ancienneté le [l’homme moderne] rassurent en tant qu’elle
manifeste le cycle naturel auquel est inéluctablement soumise toute œuvre
humaine. » (p. 62).
11. Ce que je présente d’un point de vue pragmatique comme un obstacle,
correspond du point de vue de la philosophie de Riegl à une prise de position.
Roland Recht (1998 : 15-16 ; 96-97), par exemple, qui considère la valeur
d’ancienneté comme « synonyme de valeur de sentimentalité », rappelle à quel
point elle correspond à cette « Stimmung qui caractérise aux yeux de Riegl, la
sensibilité moderne ». Mon hypothèse est donc à visée opératoire ; elle suspend
l’intrigue philosophique (à caractère vitaliste) au profit, d’une part, de l’analyse
du moment de la naissance du monument faite par Riegl et surtout, d’autre part,
de la couche intermédiaire, si je puis dire, qui se situe chez Riegl entre le système
des valeurs et l’analyse historique, et qui correspond au jeu d’attribution des
valeurs entre les producteurs et les récepteurs du monument.
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82 Le don du patrimoine
84 Le don du patrimoine
86 Le don du patrimoine
signification qui lui vient de son origine. A cette différence près que cette
signification ne lui a pas été conférée intentionnellement par son auteur
comme le monument, mais qu’elle s’est construite du simple fait qu’il a
traversé le temps et qu’il en porte les marques13.
Ceci étant dit, il faut savoir reconnaître que cette dernière permet à
Riegl de dégager ce qui fait la caractéristique anthropologique du
monument historique. Ce qui, somme toute, indique la pertinence et la
puissance de son analyse.
13. Pour comprendre ce dont il s’agit, il suffit de penser au cas de figure, qui
évidemment n’appartient pas au domaine des monuments historiques mais à celui
de l’archéologie, de la datation au carbone 14. L’objet peut ne pas avoir de traces
de dégradation et pourtant être porteur de marques du temps écoulé depuis son
origine. Certes, ces marques ne sont pas visibles à l’œil nu, mais (i) elles n’en
attestent pas moins l’ancienneté et (ii) leur interprétation comme marque du
temps indiquent précisément que les deux dimensions, historique et d’ancienneté,
ne sont pas séparables.
14. Lorsqu’il fait référence à Riegl au moment où il traite des motivations
d’attachement au patrimoine, Xavier Greffe (1990 : 15) relève cet apport :
« L’apport principal de Riegl porte pourtant [il vient de parler du monument
comme source d’histoire] sur le témoignage procuré par un patrimoine en tant
que manifestation du temps qui s’écoule. Il vaut en tant que remémoration d’un
mouvement et plus seulement de points du temps isolés, ce qui serait son apport
historique. On pourrait y voir le fondement de ce que l’on appellera plus bas la
valeur sociale du patrimoine […]. »
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Pour Riegl, seules comptent les traces qui signent une dégradation venant
de la nature (par opposition, nous l’avons vu, à la destruction violente
occasionnée par les hommes aboutissant à la ruine). Il ne distingue donc
pas les deux formes de présence et parle tantôt de « traces immédiatement
perceptibles de son [c’est-à-dire au monument historique] grand âge »,
tantôt de « représentation très générale, et nullement précise, du temps »,
tantôt de « marques de son âge » qui trahissent « le temps écoulé », tantôt
de « traces de l’activité destructrices de la nature », etc. C’est que la
signification de ces traces est immédiate, produisant une impression
diffuse « suscitée chez l’homme moderne par la représentation du cycle
nécessaire du devenir et de la mort ».
15. Nous retrouvons le parallèle entre la valeur d’ancienneté (avec les marques de
dégradation indiquant du passé dans le présent) et la valeur d’art relative (avec les
éléments du passé répondant à un vouloir artistique moderne) : c’est la présence
matérielle qui permet qu’un écart soit perceptible, dans le premier cas entre ce qui
est dégradé et ce qui a conservé son intégrité ; dans le second, entre ce qui est
reconnu comme moderne et ce qui est discordant.
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88 Le don du patrimoine
C’est en ce sens qu’il est témoin du passé. C’est à cette seule condition
qu’il est porteur de connaissances que l’on peut interpréter. Sans cette
attestation, ce signe du fait qu’il y était que constituent les marques du
temps écoulé, nous ne pourrions croire ce que nous avons sous les
yeux et le désigner comme représentant du passé. C’est d’ailleurs une
des raisons pour lesquels il faut le conserver dans son authenticité.
Mais c’est en même temps le considérer comme un morceau d’un
passé que l’on peut voir et toucher à travers lui.
CHAPITRE 3
La transmission patrimoniale :
une « filiation inversée »
1. Une toute première version de ce chapitre est parue dans EspacesTemps. Les
cahiers. Transmettre aujourd’hui : retours vers le futur, 74-75, 4e trim. 2000, sous
le titre « Le patrimoine : une “filiation inversée” ? ».
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90 Le don du patrimoine
La transmission patrimoniale 91
produit celui-ci vers nous qui en sommes héritiers, pour nous demander
quel genre de rapport au passé et au présent le patrimoine instaure ?
Répondre à ces questions nécessite de comprendre comment le
patrimoine s’accorde avec la manière de penser le temps.
On conçoit sans peine l’intérêt d’une telle démarche pour examiner une
notion de patrimoine dont l’analyse pose au fond les mêmes problèmes
que celle de tradition. Mais, dans la pratique, comment cette proximité du
questionnement et cette différence de positionnement dans l’approche de
ces deux notions peuvent-elles nous aider à saisir le rapport qui peut
exister entre la manière dont nous abordons le temps et celle dont nous
pensons le patrimoine ?
2. Jack Goody ([1977] 1994), Jean Pouillon (1975 ; [1977] 1993). Voir aussi
Hartog & Lenclud (1993) sur les régimes d’historicité, notion au croisement de
l’anthropologie et de l’histoire qui prolonge ce partage des sociétés, dont on peut
d’ailleurs déjà trouver une autre version chez Lévi-Strauss avec l’opposition entre
sociétés chaudes et sociétés froides.
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92 Le don du patrimoine
privilégié que l’on sait » (Lenclud, 1987 : 120) ; si elles cultivent ainsi
l’art de la mémoire, c’est que l’utilisation de l’écriture leur permet de
construire la bonne version de la tradition qu’il convient de
reproduire. De ce fait, elles créent par « innovation radicale », selon
l’expression de Goody. « Puisque dans ces sociétés la tradition est
précisément consignée, transcrite dans sa lettre, on peut s’en écarter et
surtout s’en écarter délibérément. » Sociétés à écriture, elles sont
caractérisées par une « créativité-rupture », tandis que les sociétés à
tradition orale le sont plutôt par une « créativité “cyclique”, celle qui
s’exprime dans l’inventivité ordinaire de qui reconstruit
quotidiennement la tradition, barde, conteur, officiant ou artisan »
(p. 122). Dans ces sociétés, « l’expérience du passé se fait dans le
présent ; au lieu d’une coupure entre passé et présent, le passé est
regardé comme une répétition et non, exceptionnellement, comme un
bégaiement » (p. 111).
Pour Gérard Lenclud, une « grande partie du mystère » (p. 117) que
recèle la notion de tradition tient à ce que, « telle qu’elle est fréquemment
employée en ethnologie, [elle] n’est aucunement en rupture avec
l’acception courante » dont le modèle est celui de la créativité-rupture.
« La tradition de l’ethnologue s’inscrit dans une représentation culturelle,
c’est-à-dire conventionnelle (n’allant nullement de soi), du temps et de
l’histoire. La représentation d’un temps linéaire, d’une histoire où le passé
est pensé comme derrière nous et toujours s’abolissant dans un présent
nouveau. » (p. 110).
La transmission patrimoniale 93
Cette définition n’est pas sans évoquer les deux présupposés qui, selon
Lenclud (1987 : 117-118), biaisent l’approche de la tradition en la
rabattant sur celle du sens commun : (i) la tradition étant « comme
promise d’avance au recueil et à la connaissance », il suffirait donc de
l’enregistrer, ainsi que (ii) « une manière propre à notre culture de
penser l’historicité, [la conduisant] à enfermer la tradition dans le seul
trajet qui va du passé vers le présent ».
94 Le don du patrimoine
3. Jean-Michel Léniaud (1992 : 1) estime, par exemple, que c’est depuis peu
d’années (à partir des années soixante-quinze) que la notion de patrimoine est
utilisée au sens où on l’emploie aujourd’hui de patrimoine culturel (bien transmis
pour son intérêt historique et esthétique), en lieu et place de Beaux-Arts et de
Monuments historiques.
4. Voir par exemple la contribution « La mémoire collective » de Jean-Pierre
Rioux (1997 : spéc. 346sq).
5. L’exemple le plus marquant de ce type de critique est donné par Henri-Pierre
Jeudy (1986 ; et spéc. 1995).
6. « Un présent massif, envahissant, qui n’a d’autre horizon que lui-même,
fabriquant quotidiennement le passé et le futur dont il a, jour après jour, besoin.
Un présent déjà passé avant même d’être advenu. » (Hartog, 1998 : 15.) Cette
notion de présentisme (d’ailleurs, Hartog parle de crise du présentisme) est
ambiguë, car elle qualifie à la fois le mode de temporalité de notre société et une
posture de production de la connaissance historique (Hartog, 2003 : 18 note 28).
Cette ambiguïté est au cœur de bien des approches historique du rapport au temps
dans notre société dans lesquelles la manière dont notre société se perçoit dans le
temps n’est pas dissociée d’une épistémologie (ou d’une philosophie) de
l’histoire.
Version preprint non corrigée
La transmission patrimoniale 95
96 Le don du patrimoine
La transmission patrimoniale 97
98 Le don du patrimoine
On voit très bien où nous emmène un tel constat : tout droit vers une
conception d’une patrimonialisation perçue comme une remise en
cause (ou une sortie) de la modernité que caractérisait la créativité
rupture ; vers ce que certains appellent la postmodernité. La
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La transmission patrimoniale 99
9. Pour une première approche, outre Hartog (2003), voir par exemple Kosseleck
(1990) et Abélès (1999). On trouve aussi une discussion de ces questions dans
Ricœur (2000).
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Sous cet angle, les débats sur les rapports entre histoire et mémoire –
qui traversent toute la sphère traitant du patrimoine et qui mobilise
non seulement les historiens, mais encore les sociologues ou les
anthropologues, les spécialistes du patrimoine, sans laisser d’ailleurs
indifférente la presse grand public10 –, ont pour effet social de
contribuer à distinguer l’histoire et la mémoire comme deux modalités
de construction d’un rapport au passé. On note, en revanche,
relativement peu de débats sur la distinction entre histoire et
patrimoine, ou encore entre mémoire et patrimoine11.
10. Un des textes de référence est l’introduction de Nora aux Lieux de mémoire
([1984] 1997), mais ce texte s’inscrit à l’intérieur du mouvement plus vaste de
renouveau de l’histoire ; la littérature est donc abondante. Pour notre propos,
signalons la revue de question que propose un autre historien Jacques Le Goff
(1988).
11. On ne sera pas étonné que ce soient les anthropologues qui aient ouvert la
réflexion sur le rapport entre mémoire et patrimoine. Pour trois approches
différentes de la question : Jeudy (1986), Candau (1998), Rautenberg (2003).
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Mais une telle position sur le rapport entre histoire et mémoire n’est
pas partagée par tous les historiens. Pour rester de l’autre côté de la
Manche, où le débat sur le patrimoine fut aussi intense que les
expériences de mise en valeur variées, un auteur comme, par exemple,
Raphael Samuel (1994) conteste vigoureusement l’opposition entre
histoire et mémoire, qui est peut-être, dit-il, un legs du Romantisme. Il
mentionne aussi, à juste titre, l’influence de la définition de la
mémoire par Halbwachs dans la mise en place de cette opposition
(p. IX).
Selon lui, l’histoire n’est pas la prérogative des historiens, mais plutôt
une forme sociale de connaissance, qui ne se réduit pas aux
discussions des spécialistes, ni à la confrontation de courants
d’interprétation, mais qui implique l’ensemble des activités et des
pratiques mettant en jeu les relations entre le passé et le présent, sous
la forme par exemple de connaissances non officielles et de mémoire
populaire telles qu’on peut les observer dans les différentes formes
contemporaines d’intérêt pour le passé.
Mémoire et histoire sont donc liées (il fait d’ailleurs référence ici aux
Lieux de mémoires). Pour lui, la mémoire, comme l’apprend
l’ethnographie contemporaine, n’est pas une banque d’images du
passé, mais une force active, constructive, dynamique qui contribue à
faire oublier autant qu’à faire se souvenir. Elle est ainsi en relation
dialectique plus qu’en opposition avec la pensée historique (p. X).
La somme dirigée par Pierre Nora sur Les lieux de mémoire présente
l’intérêt de reprendre à nouveaux frais le débat sur mémoire et histoire
à partir des « lieux » et de proposer du même coup un nouveau regard
sur le patrimoine Or, si, comme le dit François Hartog (2003 : 157), il
existe un « moment des “Lieux de mémoire” » dans la façon de penser
le rapport entre le passé et le présent, c’est moins à propos du
patrimoine proprement dit que du rapport entre histoire et mémoire.
13. Voici le passage dans son ensemble : « Ce que l’on appelle aujourd’hui
communément mémoire, au sens où l’on parle d’une mémoire ouvrière, occitane,
féminine, est au contraire [de l’histoire scientifique traditionnelle comme
mémoire vérifiée] l’avènement à une conscience historique, d’une tradition
défunte, la récupération reconstitutrice d’un phénomène dont nous sommes
séparés, et qui intéresse le plus directement ceux qui s’en sentent les descendants
et les héritiers ; une tradition que l’histoire officielle n’avait pas nullement
éprouvé le besoin de prendre en compte parce que le groupe national s’était le
plus souvent construit sur son étouffement, sur son silence, ou parce qu’elle
n’avait pas affleuré comme telle à l’histoire. […] Cette mémoire est en fait leur
histoire. » (Nora, [1992] 1997 : 4704).
14. Il n’est pas sans intérêt de rapprocher cette répartition entre deux types de
pratiques avec les divergences d’approche entre David Lowenthal (1998) et
Raphael Samuel (1994).
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l’avenir qu’on veut ; elle est ce qui rend présent le présent à lui-
même”. Elle est un instrument présentiste16 » (p. 138).
16. Les citations faites par Hartog viennent d’un article de Pierre Nora (2002)
intitulé « Pour une histoire au second degré ». Quant au présentisme, l’auteur le
définit comme « cette expérience contemporaine d’un présent perpétuel,
insaisissable et quasiment immobile, cherchant malgré tout à produire pour lui-
même son propre temps historique. Tout se passe comme s’il n’y avait plus que
du présent, sorte de vaste étendue d’eau qu’agite un incessant clapot. » (p. 28).
17. Ricœur (2000 : 522sq) souligne le caractère « insolite » de cette notion de
« lieux de mémoire ».
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18. Noter que c’est un même type de focalisation que nous trouvons chez un autre
historien (Krzysztof Pomian) à propos de la théorie des sémiophores ou du
rapport entre mémoire et histoire. Il faut préciser toutefois que l’auteur l’assume
clairement comme telle (Pomian, [1996] et [1998] 1999).
19. Il utilise d’ailleurs le terme de « mémoire patrimoine ». Rautenberg (2003 :
27-28), qui arrive au même diagnostic que moi, développant un point de vue
d’ethnologue, y voit l’effet d’une assimilation de l’ethnologie « en s’appropriant
ses objets, tout en négligeant ses méthodes et ses problématiques ».
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21. Pour Ricœur (2000 : 647-648), « l’histoire n’est pas seulement plus vaste que
la mémoire, mais son temps est autrement feuilleté » : « la mémoire reste le
gardien de l’ultime dialectique constitutive de la passéité du passé, à savoir le
rapport entre le “ne plus” qui marque le caractère révolu, aboli, dépassé, et
l’“ayant-été” qui en désigne le caractère originaire et en ce sens indestructible ».
Elle relève de l’ordre de la croyance. Par conséquent, « la compétition entre la
mémoire et l’histoire, entre fidélité de l’une et vérité de l’autre, ne peut être
tranchée au plan épistémologique ». Il revient au « lecteur de l’histoire », « au
destinataire du texte historique de faire, en lui-même et au plan de la discussion
publique, la balance entre l’histoire et la mémoire ». Reste, entière, la question du
patrimoine.
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Or, c’est une distinction analogue, entre statut et usage, qui permet de
saisir la spécificité de la patrimonialisation. Nous l’avons vu, le fait
qu’un objet soit reconnu comme patrimoine par un groupe signifie
qu’il y a eu rupture de la mémoire : rupture du contexte mémoriel de
cet objet, permanence de l’objet mais disparition du contexte et donc
nécessité de reconstruire ce contexte. Quelle différence avec une
28. Il faut noter que cette reconstruction de la mémoire par l’histoire a pour effet
que la mémoire ainsi réactivée redevient un enjeu social pour les groupes ou les
communautés qui la revendiquent. De la même façon que, nous le verrons, la
constitution du patrimoine (au sens culturel) suppose une sortie des objets de la
prise des individus (de leur patrimoine particulier) se pose la question d’une
sortie de la mémoire de la prise des groupes sociaux. Le problème pour
l’historien n’est pas seulement que l’histoire fasse revivre la mémoire, que la
mémoire devenue histoire reste histoire. Car il y a tout lieu de penser que cette
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29. Sur cette double dimension du temps social, voir Halbwachs (Halbwachs,
[1950] 1997 : 188), ainsi que le commentaire de Namer (1997 : 286-287).
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30. Une trouvaille a la particularité, selon Eco, en tant que bien culturel, d’être
utilisée comme signe et non comme bien consommable. L’objet trouvé est ainsi
institué comme signe avec la charge de représenter, de se rapporter à une chose
absente ; il devient « la synecdoque d’une civilisation, une part pro toto ». Si l’objet
avait été produit pour communiquer (tableau, livre, document, inscription, etc.), il
possède potentiellement une double fonction de communication : lors d’une
exposition, par exemple, il retrouvera sa fonction première qui avait disparu, mais il
donnera aussi des informations sur la culture qui l’a produit (Id. p. 13). La trouvaille
correspond très exactement à ce que Pomian a mis sous le terme de « sémiophore »
([1978]1987 ; 1990 ; 1996).
31. L’émergence de ce rapport aux disparus à travers un investissement
symbolique de leurs objets est fort bien décrite par Lydia Flem (2004).
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leur valeur du jour où on découvre que cette période n’a jamais existé,
qu’elle correspondait à une hypothèse scientifique erronée.
C A0
A
Passé Présent
Au fond, l’hypothèse (au sens d’une proposition) que l’on peut faire –
et que j’essaierai de développer dans les chapitres suivants – est que
les pratiques qui visent à définir et garantir le statut patrimonial de
l’objet, ainsi que celles qui règlent son apparition dans l’espace public,
sont du même ordre que celles qui régissent le statut de témoin ou la
recevabilité du témoignage, ou qui participent à la construction des
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Cet instant est celui, pourrait-on dire, d’une élection réciproque. D’un
côté, sa désignation comme objet de patrimoine élit l’objet en le
sortant de son statut de trouvaille anonyme pour affirmer sa singularité
de témoin. D’un autre côté, celui qui vit le moment sublime de la
représentation par l’objet lors du premier contact avec lui, se trouve
aussi l’heureux élu d’une rencontre avec ce que celle-ci porte de
merveilleux hasard, d’exception et de gratuité. Quelque chose lui est
ainsi donné : moins l’objet en tant que tel que la relation que celui-ci
établit, le pont qu’il constitue avec l’ailleurs, en tant que témoin (pièce
à conviction, relique), au-delà même de la différence de nature entre
deux mondes.
33. D’autres usages sociaux existent tels que, par exemple, la production de
connaissances sur l’objet. L’un n’empêche pas l’autre, puisque, pour fonctionner
symboliquement, l’exposition doit elle-même respecter la véracité des savoirs et
qu’en tout état de cause ces savoirs sont indispensables à son existence même.
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E
C A0 F
A
D
Passé Présent
CHAPITRE 4
L’institution du patrimoine :
l’obligation de garder
Je l’ai dit, la posture que j’ai choisie ne vise pas une telle recherche
d’explication de la patrimonialisation, mais souscrit plutôt à une
volonté de description du phénomène. Une posture qui suit la
démarche de Mauss dans l’Essai sur le don qui « estime que sa tâche
est terminée lorsqu’il a réussi à expliciter la règle que les indigènes
suivent et à nous la rendre intelligible » comme le rappelle Vincent
Descombes (1996 : 250). Cet auteur oppose cette démarche, qui
effectivement « ne cherche pas à donner autre chose qu’une
description », à celle de Lévi-Strauss (1950) qui, dans sa lecture de
l’Essai sur le don, voudrait arriver à une explication du phénomène du
don et qui reproche à Mauss d’épouser la croyance indigène selon
laquelle les choses possèdent une vertu, un esprit qui exige leur retour
lorsqu’elles ont été données. Lévi-Strauss oublie, précise l’auteur,
« que Mauss n’est pas en train de commenter la théorie physique des
Polynésiens (quelle que soit cette théorie), mais leur droit. La notion
de hau est une notion juridique. Si la chose est animée au lieu d’être
inerte, ce n’est pas parce que les gens feraient une conception animiste
des choses inertes, c’est parce que les choses sont intégrées au
système de l’échange. » (p. 254). Comme nous allons le voir, dans le
cas présent il convient de replacer la représentation que nous nous
faisons du patrimoine à l’intérieur d’un système de la transmission des
choses et de rapports qui seraient ainsi construits entre des personnes1.
Mais c’est Dominique Poulot (par exemple 1997, 1998b, 2001) qui
s’est le plus précisément attaché à dégager les moments historiques de
la construction du patrimoine comme champ de la culture (pour une
tout autre approche : Bercé, 2000). Il montre comment, dans un
premier moment, la Révolution avec ses débats sur le vandalisme, la
création des musées et la nationalisation des biens va inventer une
logique patrimoniale. Puis, en un second, comment le développement
continu des musées et l’invention du monument historique
(spécialement avec le « moment » Guizot) au XIXe siècle vont
contribuer à l’institutionnalisation de l’administration étatique du
patrimoine. Et enfin, troisième moment, comment la conception de la
« patrie-patrimoine » va progressivement céder le pas à une approche
internationale du patrimoine, un élargissement de ces formes et une
modification de sa présentation, passant ainsi d’un « patrimoine de la
civilisation » à ce qu’il appelle un « patrimoine des cultures » (Poulot,
1992). D’ailleurs, l’analyse fine des politiques culturelles menées à
partir de Malraux (Poirrier, 2003) permet de suivre en détail les trois
temps qui ont scandé l’émergence de ces patrimoines des cultures en
France au cours des dernières décennies : le moment Malraux, le
depuis très longtemps dans le langage religieux (avec le patrimoine des pauvres
ou le patrimoine de Saint-Pierre), même si ce que l’on appelle aujourd’hui
patrimoine renvoie à une conception qui date seulement de quelques décennies
(Rey, 2003).
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courant (je peux toujours affirmer qu’un objet est du patrimoine, mais
cela ne sera qu’une opinion personnelle si cet objet n’a pas été déclaré
comme tel ou, ce qui revient au même, ne ressortit pas à une
catégorie de patrimoine reconnue). Mais, la question est tout aussi
présente, lorsque des spécialistes – professionnels, historiens,
sociologues, anthropologues, muséologues, etc. – tracent les limites de
ce qui est patrimoine, lorsqu’ils décident de ce que recouvre le terme
ou encore discutent de l’applicabilité de ce dernier à des faits sociaux
qui ne se sont jamais revendiqués comme tels. Question qui peut être
présente avec d’autant plus d’acuité que ce qui est en jeu, entre le mot
et le concept, est le corpus des règles et des procédures institutionnelles
qui garantissent le caractère performatif de la déclaration ; en
termes clairs : le fait que déclarer une chose « patrimoine » en change
le statut. Pensons par exemple aux discussions sur le caractère
patrimonial des ressources naturelles (Lefeubvre, 1990 ; Labrot, 1996).
Le fait que le patrimoine soit pensé, par défaut, selon des catégories
juridiques va avoir une double conséquence. Première conséquence : il
possède une efficacité pratique. D’un côté, en effet, il assure l’extension
du champ des interventions des politiques du patrimoine à l’ensemble du
territoire ; tandis que, de l’autre, tout objet, dès lors qu’il est
patrimonialisé, sera déclaré relever de ce champ d’intervention au motif
qu’il ressortit à la catégorie juridico-politique du patrimoine. Les
opérations sociopragmatiques d’identification et d’authentification
(moment i et ii) sont ainsi incorporées à une déclaration pensée à travers
des catégories juridico-politiques. Cette déclaration (moment iii) devient
ainsi l’opération centrale à partir de laquelle est pensé le processus de
patrimonialisation, ce qui a pour conséquence une représentation de
l’ensemble de ce processus à travers ces catégories juridico-politiques.
9. Le patrimoine privé, qui est l’ensemble des biens et des obligations d’une
personne, de sorte que, pour le juriste, il existe « un lien quasi consubstantiel
entre la notion juridique de patrimoine et celle de personnalité ; comme le
soulignaient très justement Aubry et Rau, “le patrimoine est l’ensemble des biens
d’une personne envisagés comme formant une universalité de droit, c’est-à-dire
une masse de biens qui, de nature et d’origine diverses, ne sont réunis par la
pensée qu’en considération du fait qu’ils appartiennent à une même personne.
L’idée de patrimoine est le corollaire de l’idée de personnalité.” » (Hounieu,
1996 : 78).
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Mettons tout d’abord de côté les énoncés de principe des juristes qui
tantôt assimilent les deux formes de patrimoine (privé et culturel)
comme le fait Françoise Fortunet (2003), tantôt à l’inverse dissocient
statut patrimonial des objets et règles juridiques s’appliquant à
certains d’entre eux (Frier, 1997) – ce qui n’est au fond que deux
façons d’évacuer d’entrée de jeu une controverse, plus idéologique
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11. Avec, par exemple, la fragmentation des conseils représentant ceux qui ont
de droits et des devoirs sur le patrimoine (Chaumier, 2003 ; Glévarec & Saez :
2002).
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12. Voir par exemple le clivage entre les Etats-Nations et les instances de
classement de l’Unesco dans du patrimoine mondial (Musitelli, 2003). Pour une
approche plus large : Labrot (1996).
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signifie que le détenteur du patrimoine est une entité non abstraite, qui
exclue de surcroît un quelconque droit d’usage pour celui qui parle.
En fait, cette formulation qui peut paraître, je le concède, quelque peu
triviale prend sa pertinence lorsque l’on la réfère à la distinction – qui
sert d’ailleurs de base à la réflexion de Jean-Pierre Hounieu – entre les
res in patrimonio et les res extra patrimonium du droit romain14.
4.2.3. L’instauration de sujets en relation avec les objets qui doivent être
gardés
Tandis que ce qui caractérise les biens patrimoniaux des personnes est
la possibilité de les monnayer, de les transmettre, d’être convertis en
valeur marchande, bref de faire qu’ils puissent participer à la
circulation des richesses17, le caractère premier du patrimoine culturel
et naturel est l’interdiction de l’aliéner, et plus encore de le détruire.
Au-delà – ou en deçà – de l’interdiction d’aliéner les biens patrimoniaux
nationaux, à quoi on se réfère souvent en France, il faut en effet prendre
en compte une règle beaucoup plus large qui est une règle de
conservation de l’intégrité de ce qui est reconnu comme faisant le
caractère patrimonial de l’objet. Intégrité physique de l’objet bien
entendu, mais encore intégrité des valeurs constitutives de l’objet. C’est
cette seconde forme d’intégrité qui est à l’origine des discussions sur les
modalités de restauration, sur la protection d’ensemble devant
nécessairement subir des transformations telles que zones urbaines
protégées ou paysages, sur la durabilité de ressources de la planète, etc.
16. Une des confusions les plus difficiles à lever – au moins en France – est en
effet celle qui existe entre « patrimoine » au sens de bien public (qui relève de
l’acception 1 d’Hounieu) et « patrimoine » culturel ou naturel (qui relève de
l’acception 2 du même).
17. On sait qu’en sont exclus par exemple le droit de vote, le droit à l’honneur, le
droit parental, etc. ; droits que l’on peut, pour la plupart, considérer
anthropologiquement comme des droits à caractère symboliques.
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18. Les deux autres justifications cités par Hounieu (la mémoire collective
nationale et la constitution d’un trésor national) sont des règles normatives, qui
spécifient le patrimoine national et non les objets du patrimoine collectif en
général.
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Pour l’heure, une seule chose est sûre : nous ne pouvons penser leur
place qu’en nous mettant à la nôtre, c’est-à-dire à la place de ceux qui
estiment avoir reçu des choses à garder possédant une valeur telle
qu’ils ont obligation de les transmettre.
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CHAPITRE 5
Le fonctionnement symbolique :
la logique du don
Quelle est l’origine de cette valeur que nous reconnaissons aux objets
de patrimoine et qui nous oblige à les garder ? Nous venons de voir,
dans le chapitre précédent, comment se construisait un système de
positions (le juriste parle de « personnes ») autour de l’objet, en
relation avec lui ; comment il répondait au modèle juridico-politique
de la transmission patrimoniale, avec toutes les ambiguïtés qu’un tel
modèle ne manquait pas de produire lorsqu’il s’agissait de sortir les
objets du circuit de l’échange. Je propose d’examiner maintenant
comment ce système de positions correspond aussi à la construction
d’un système de relations sociales entre des personnes.
1. Noter que la situation est différente lorsque le donateur est un artiste vivant
pour qui l’entrée au musée constitue une reconnaissance ou encore une société
d’amis compte tenu de ses liens institutionnels préexistants avec le musée.
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pris dans une chaîne sociale qui donne sens à leur acte. Probablement,
du point de vue de la logique du don, convient-il de regarder le don au
musée comme la marque que l’amateur reconnaît avoir suffisamment
reçu pour devoir donner à son tour, participer au jeu du don et
prolonger le don initial opéré par l’artiste. Donner au musée serait
alors une façon d’éviter que la relation au créateur ne s’arrête dans ce
qui pourrait paraître comme une consommation, pour au contraire
ouvrir à d’autres la possibilité d’être en relation avec le don originaire
de l’artiste et permettre que se constitue ainsi une communauté
d’amateurs autour d’une collection. L’artiste serait le donateur
originaire, celui à qui on doit l’objet sans lequel le jeu des donations
successives, qui font circuler celui-ci, n’existerait pas3. La raison de
transmettre à d’autres prendrait en quelque sorte sa racine dans la
reconnaissance, par celui qui transmet, de ce qu’il doit au donateur
originaire, de sa dette envers lui.
3. Que l’artiste soit donateur originaire ne signifie cependant pas qu’il n’ait pas
lui-même reçu (don, capacité à créer, génie, etc.). Il est au contraire l’opérateur
par lequel son « don », considéré dans notre société comme un élément de sa
personnalité (cf. le droit d’auteur), donne forme à la matière. C’est dans ce
contexte que « la valorisation et le respect infini du Produit et de l’acte de
production de l’artiste sont une sorte de négation mythique du fait que le système
de production détruit le producteur » et qu’il exclut toute valeur d’usage au profit
de la valeur de lien (Godbout, 1992 : 126).
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ils [les clans] en aliènent les effets bénéfiques. » (p. 167). A partir de
là, Maurice Godelier, commentant Marcel Mauss, explique que la
force qui est dans la chose « c’est essentiellement celle de la relation
qui continue à l’attacher à la personne de celui qui donne. Or, cette
relation est double puisque le donateur continue à être présent dans la
chose qu’il donne et qui n’est pas détachée de sa personne (physique
et/ou morale), et cette présence est une force, celle des droits sur celui
qui reçoit ». La chose ou la personne n’est pas aliénée lorsqu’elle est
donnée, mais « elle est, dirions-nous, un “bien” commun dont l’usage
peut-être cédé mais pas la propriété » (p. 64).
D’un point de vue juridique, les œuvres de l’esprit donnent lieu à deux
types de droits. Les droits « patrimoniaux » qui portent tant sur
8. La relation est attestée par des historiens comme Babelon & Chastel
([1980]1994), surtout Pomian ([1978]1987). Pour le linguiste, il ne s’agit que
d’une mention de l’origine du mot, qui ne vaut pas attestation, mais indique tout
de même la dimension sacrée que représente la transmission intergénérationnelle
du patrimoine (Rey, 2003).
9. Je remercie vivement la juriste Véronique Parisot d’avoir attiré mon attention
sur cette proximité.
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10. Il existe un troisième type de droit patrimonial qui est le droit de suite. Pierre
Sirinelli considère que « ces droits sont la matérialisation de la vocation de
l’auteur à tirer profit de l’exploitation, de la diffusion de son œuvre ». Pour une
mise en perspective historique, voir Edelman (1989 et surtout 2004).
11. Il est le volet extrapatrimonial ; il vise le respect du nom, de la qualité et de
l’œuvre. Il « comprend quatre éléments : le droit de divulgation, le droit à la
paternité de l’œuvre, le droit au respect de l’œuvre, ainsi que le droit de repentir
et de retrait » (Piotraut, 2004 : 54).
12. Le caractère singulier, à cause de sa nature symbolique, de cette propriété a
soulevé bien des discussions chez les juristes (Edelman, 1989 : 42sq).
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Par contre, ces derniers doivent non seulement les garder pour les
transmettre à ceux qui leur succéderont, mais ils doivent aussi faire
don d’une partie de leurs bienfaits. C’est pourquoi, même si l’accès à
ce don (la visite) est lui-même payant, l’achat du service (l’accès) par
le visiteur ne viendra jamais effacer le fait que celui-ci bénéficie à son
tour d’un don : celui des effets produits par les pouvoirs de l’objet13.
13. La somme payée pour l’accès serait ainsi à la fois achat d’un service (échange
marchand) et contre-don qui sert à entretenir l’objet et à permettre que le rituel
continue.
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14. L’enjeu est donc celui de l’usage du patrimoine pour le présent. C’est souvent
à partir de ce présupposé que se font les critiques de l’usage du patrimoine
comme ensemble muséalisé : comme si ce qui n’est plus vivant n’avait plus
d’utilité sociale. C’est évidemment sur un point comme celui-ci que l’on peut
repérer une divergence assez radicale entre les positions de Françoise Choay et
celle d’Henri-Pierre Jeudy.
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15. Je me réfère ici à des auteurs comme Gauchet (1977, 1981), Marin (1981),
Sfez (1978), Kosseleck ([1959]1979). Cela implique que l’origine de la société
est fondée sur une transcendance interne : l’ordre immuable et sacré est dans
l’ordre humain et social sans pour autant se confondre totalement avec lui.
16. Puthot de Maisonrouge proposant en 1790 de décider de transformer le
« patrimoine de famille » en « patrimoine national » est de ce point de vue
exemplaire, et c’est probablement pour cela qu’il fait partie du mythe fondateur
(Desvallées, 1995a : 8).
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17. Peut-être pourrait-on aussi explorer l’idée d’une difficulté pour les hommes de
la Révolution de se chercher une commune identité avec les « hommes » de
l’Ancien Régime (aristocrates, rois, etc.).
18. On peut penser que le processus joue aussi lorsque le patrimoine appartient à
des propriétaires privés (au sens courant du terme de propriétaires non des
valeurs mais des objets mêmes). Lorsque l’Etat intervient, il agit au nom de la
Nation. Il ne s’agit donc pas de n’importe quelle personne juridique physique ou
morale, mais du corps politique qui rassemble les autres détenteurs de patrimoine
privé comme autant de composants de ce corps. La déclaration du statut
patrimonial d’un monument privé, par exemple, se traduit par une limitation de la
propriété privée. C’est bien au titre de membre du corps social (de la Nation)
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qu’il est demandé au propriétaire privé de céder une part de son droit de propriété
en reconnaissant les valeurs comme la propriété d’un autre. Mais, cet autre est-il
pour autant identifié avec la Nation ? La question serait à examiner de près.
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Il ne fait guère de doute que les objets de patrimoine sont des objets
précieux. Ils en possèdent les trois caractéristiques d’inutilité,
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19. C’est l’impossibilité à opérer une telle séparation qui rend probablement
difficile la perception de la valeur patrimoniale du patrimoine naturel. Le fait
qu’il existe deux conceptions opposées va dans ce sens : une franchement
patrimoniale (parcs naturels nationaux comme sanctuaire de la nature) et une
tournée vers le développement durable qui essaie d’introduire la valeur
patrimoniale au sein de la valeur pratique.
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Deux raisons militent contre le fait de les considérer comme des objets
sacrés. (i) L’univers d’origine de ces objets n’a pas uniquement le
statut d’univers transcendant. Nous l’avons vu, nous sommes face à un
régime symbolique de nature politique et non religieux qui fait que cet
univers est aussi immanent, c’est-à-dire en continuité avec le nôtre. Il
me semble que cette objection doit nous rendre prudents sur
l’interprétation des phénomènes, mais qu’elle ne peut aller contre le
fait qu’il est aujourd’hui admis que des « choses » politiques puissent
avoir le statut d’objets sacrés alors même qu’elles appartiennent à
l’univers immanent. Maurice Godelier lui-même considère par
exemple un objet politique comme la Constitution pour un objet sacré.
(ii) Le patrimoine relève du monde des pratiques culturelles ; il n’a
donc l’ampleur symbolique ni d’un fait politique comme la loi, ni d’un
fait économique comme la monnaie, pour reprendre deux des
exemples de Godelier. Il serait déjà par nature un monde laïcisé,
désacralisé, du religieux. De surcroît, ce secteur reste socialement
marginal ; portant sur des choses qui sont retirées de l’échange, il ne
paraît pas vraiment concerner le présent, ni contribuer à donner sens à
la société contemporaine. Pour résumer, au regard du sens commun
sociologique, l’objet de patrimoine est trop ostensiblement héritier du
religieux et trop fonctionnellement fait culturel pour que l’on puisse
lui reconnaître sérieusement une dimension sacrée. Celle-ci est
évacuée aussitôt que reconnue. Aucune analyse particulière n’est en
effet nécessaire pour repérer que nombre d’objets de patrimoine
étaient des objets plus ou moins sacrés dans leur contexte d’origine,
mais les spécialistes du patrimoine traitent ces objets du point de vue
de leur conservation et non de leur statut originel.
20. Elle serait alors un objet précieux au même titre que les reproductions, les
cartes postales que l’on envoie ou rapporte, les objets que l’on offre.
21. Au sens où « la chaîne des choses vécues inscrite dans le sillage de
l’événement présent – chacune d’elles capables par elle-même de provoquer la
piété déborde infiniment ce que la pensée peut concevoir, ce qui pourrait être dit
par le sujet, s’il pouvait déjà ou encore parler » (Dulong, 1998 : 180). Chez le
spécialiste qui découvre pour la première fois l’objet, « le sublime du passé, écrit-
il, n’intervient pas dans les moments où le professionnel se laisse aller, mais dans
l’acte décisif de l’identification de l’objet, avant que le moindre doute sur son
authenticité ne trouble son émerveillement » (p. 183). Dulong continue d’ailleurs
en avançant, à juste titre, que c’est cet instant de basculement, de chiasme entre la
chose et le signe que chaque visiteur attend, rejoue lors de la visite. C’est le
même processus que l’on trouve chez Jeudy (1986, 153) lorsqu’il parle de
« l’esthétique de l’abandon » qu’il oppose curieusement, en tant que fait de
mémoire, au patrimoine… Comme toujours, c’est ce passage du monde ordinaire
au monde des signes qui fait scandale parce qu’il fait énigme (facticité,
représentation, etc.).
Version preprint non corrigée
Il faut noter que c’est cette expérience qui est au cœur de la pratique
religieuse du sacré, mais aussi de la pratique culturelle du ravissement,
de cette sorte d’addiction qui caractérise l’amateur (Hennion et al.,
2000). Cependant, comme l’a très justement montré Riegl, dans le cas
du patrimoine, cette émotion esthétique ne vient pas seulement
s’inscrire dans un cadre social qui est celui de l’art, mais dans celui
d’une remémoration ; ou plus largement, celui d’une relation avec des
êtres humains à la fois autres et plus grands que nous. Tels, par
exemple, ces hommes qui, il y a des millénaires, ont peint ce que j’ai
devant les yeux. Et la chose me paraît d’autant plus extraordinaire,
que je sais (et crois) que ces hommes ne disposaient pas des
techniques, des connaissances et des facilités – voire de l’évolution –
qui sont les nôtres22. Ce que j’aperçois à travers l’objet qui est devant
mes yeux, c’est leur grandeur et c’est pourquoi je perçois cet objet
comme beau « d’une beauté sublime, d’une beauté qui dépasse le
beau » pour reprendre Godelier.
22. Pensons à l’effet produit par la découverte de la grotte Chauvet qui indique
que la technique du modelé était bien antérieure à ce que l’on pensait jusqu’à
présent.
23. Il s’agit d’un signe produit du côté de la réception en ce qu’il est construit
dans le présent (un signe attentionnel), qui est reconnu comme signe par les
visiteurs en ce qu’ils savent que les procédures scientifiques en attestent la nature
indicielle (il s’agit d’un indice symbolique, pour reprendre les catégories de
Peirce). C’est Pomian ([1978]1987), qui le premier pointe cette nature sémiotique
spécifique de l’objet patrimonial (avec le concept de sémiophore), même s’il n’en
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Cela nous amène au second point : la relation entre ces hommes tels
que nous les imaginons et la figure du donateur originaire.
24. « Ainsi, par un juste retour des choses, ce que l’auteur a reçu sous la forme
brute de l’éducation, de la culture, du commerce avec ses semblables, il doit le
restituer sous la forme achevée d’une œuvre. Mais la matière première, la
substance même ne lui appartient pas : il s’agit d’un fond commun, d’un fond
collectif dont il ne peut prétendre être le propriétaire. L’esthétique du contrat
social commande que seule la forme pourrait être protégée, et Condorcet en tirait
la conclusion que le privilège ne défend que l’expression. » (Edelman 2004 : 270-
271).
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fait d’une société qui traverse cet auteur, de quelque chose d’étranger
qui fonde celui-ci comme producteur25.
25. Nous ne sommes plus très loin de la distinction faite par Godelier entre
hommes imaginaires et dieux ; ce sont les seconds qui sont les vrais propriétaires
des choses et qui les ont données aux hommes imaginaires (les fondateurs de
clan), ces derniers les ayant transmises aux hommes réels qui vivent aujourd’hui.
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Si les dieux ne sont plus présents dans les choses, s’ils les ont
définitivement quittées, un génie, une culture, une humanité, la nature
ont présidé à la production de ces objets et en font pour nous des
objets sacrés. Et, pourrait-on ajouter : ceux qui ont reçu ce génie, cette
culture, cette commune humanité sont d’autant plus grands que c’est
nous, si évolués et si capables de science, qui reconnaissons leur
grandeur !
26. Le fait que les entités (génie, culture, nature, etc.) soient des actants a pour
effet que leur nature et leur être importent moins que leur performativité : d’être à
l’origine du don. C’est celui-ci qui donne leur capacité à produire (leur
compétence) aux créateurs des objets. Si ces objets peuvent être reconnus comme
objets sacrés (comme sacra), c’est moins parce qu’ils sont le résultat d’une
production, fût-elle accomplie par des personnes hors du commun, que parce
qu’ils sont la trace matérielle de ce don. La déclaration de ces objets en tant
qu’objets de patrimoine revient à reconnaître et à rendre public ce statut de trace
matérielle d’un don qui a été opéré à partir d’une extériorité où la société prend
sens (Gauchet, 1977). De là vient le fait que, lorsqu’ils circulent entre les
hommes, ces objets ont le pouvoir de produire de la relation, et que les
transmettre à quelqu’un revient à lui donner quelque chose ayant un caractère
sacré.
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Epilogue
2. Ce point n’est pas sans évoquer l’élargissement du dispositif rituel dans les
pratiques politiques contemporaines dont parle Augé à propos du politique
(Augé, 1994, chap. IV).
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Epilogue 187
Un tel usage mythologique est en totale rupture avec celui fondé sur le
savoir et la connaissance scientifiques. Cet usage est particulièrement
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Epilogue 189
4. N’est-ce pas elle qui sert de modèle à nombre de mises en valeur du patrimoine
nord-américaine ? Poussée à l’extrême, une telle conception n’est pas sans
évoquer ce que Marin écrivait jadis à propos de la visite de Disney comme rituel
(Marin, 1973 : 299).
5. On trouve une allégorie de cette confrontation dans le roman d’Aly Diallo, La
Révolte du Kòmò. Plus scientifiquement, c’est toute la question du statut
patrimonial des objets ethnologiques qui est loin d’aller de soi (Gonseth et al.,
2002). Presque toutes les expositions du musée d’Ethnographie de Neuchâtel
soulèvent le problème du type et des formes de la relation au passé, à l’autre et à
la société (la nôtre et celle de l’autre) que l’on peut construire à partir de l’objet
ethnologique.
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Epilogue 191
Mais il est aussi une autre manière de considérer cette incertitude, qui
est, me semble-t-il, plus productive. Poussons la méta-abduction dans
ses retranchements : le patrimoine serait une façon de reproduire
symboliquement du lien social, en utilisant un schème de
communication parmi d’autres (celui d’une forme de don par
opposition à ceux de l’échange). L’idéaltype de la patrimonialisation
représenterait alors une des modalités possibles – parmi toutes celles
que les différentes sociétés mettent en œuvre – de la reproduction du
lien social dans le temps. Raisonner ainsi, autrement dit faire un tel
pari, reviendrait à prendre la métaphore en quelque sorte au pied de la
lettre, en présupposant que ces schèmes de production de la relation
dans le temps sont présents dans toutes (?) les sociétés, en tant
qu’invariants sociaux. Seules changeraient les formes sociohistoriques
de leur mise en œuvre donnant autant de configurations plus ou moins
différentes.
paganisme (Augé, 1982 ; voir aussi 1994). Dans une tout autre optique, voir, par
exemple, Sperber (1974).
8. Des travaux comme ceux de Jacques Godbout (1992, puis 2000 ; voir aussi
Caillé, 2000) et bien d’autres engagés dans le MAUSS (mouvement anti
utilitariste en sciences sociales), ou rassemblés autour de ce mouvement sont de
ce point de vue précieuses. J’ai constaté que Marcel Hénaff, dont j’ai fait une
lecture récente de son livre Le Prix de la vérité (2002), va dans ce sens. Certes
l’approche est philosophique, mais elle dresse un tableau très intéressant des
différentes formes de don et du rapport à l’échange économique dans notre
société. A l’opposé, des travaux comme ceux de Philippe Breton sur L’Utopie de
la communication montrent comment le mythe de la communication dans notre
société fait écran à la prise en considération de cette autre logique en valorisant le
modèle de l’échange.
9. L’entreprise d’un Marcel Gauchet d’ouvrir une anthropologie générale du
religieux dans ses rapports au politique (1977, 1980, 1981) me semblerait, sur ce
point, à relire et à reconsidérer.
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Epilogue 193
Le lien entre les deux phénomènes tombe sous le sens ; en décrire les
modalités pratiques s’avère en revanche bien plus difficile. Cette
difficulté tient, ce me semble, à ce que l’on parle de plusieurs choses
en même temps, comme en témoignent la variété et la polysémie des
termes habituellement utilisés pour en traiter. Je reviens sur cette
question, non pour lui apporter une réponse, mais dans l’objectif de
préciser les caractéristiques du régime de temporalité de la
patrimonialisation. Mais pour cela, il faut un peu démêler l’écheveau…
10. C’est ainsi qu’il sera question de « présent perpétuel » (Hartog, 2003)
d’« intégration du futur dans le présent » (Abélès, 1999), d’« utilisation de
représentations factices du passé » (Jameson, 1991), de « compression de
l’espace et du temps » donnant une impression de présent continué (Harvey,
1990, chap. 17 « Time-space compression and the postmodern condition »),
d’« effacement du futur » (Taguieff, 2000), etc. comme autant de caractéristiques
de la société contemporaine. Pour ne rien dire du « présentéisme » de Michel
Maffesoli. Il faudrait une présentation plus détaillée de ces différentes prises de
positions, car, contrairement, à ce que la liste ci-dessus peut laisser croire, ni les
conceptions, ni les domaines, ni les postures ne sont identiques d’un auteur à
l’autre. Seul point commun, la reconnaissance, et pour certains la critique, de
cette hypertrophie du présent. Pour une première synthèse de cette question et des
particularités de notre société comme « société de flux », voir Semprini (2003).
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Epilogue 195
Epilogue 197
Une telle unification du temps postule une origine commune qui joue
le rôle d’un point de fuite14. Celui-ci sert tout d’abord à positionner les
objets les uns par rapport aux autres, mais il vient aussi rappeler que
notre propre position de dépositaires de ces objets patrimoniaux est
une position énonciative. Puisque le présent est le point à partir duquel
se construisent la connaissance et le regard sur le passé, il est certes un
point de référence : c’est à partir de lui que se calcule, par exemple, la
distance temporelle qui nous sépare de l’objet.
14. Même si elle est inférée à partir de recherches, l’origine de l’homme (ou de la
nature) reste pour l’instant largement inconnue. Il n’empêche que le fait de
postuler une telle origine permet de penser toutes les productions humaines (de
toutes les sociétés) comme comparables et comme pouvant être mises en relation.
L’ethnoarchéologie, ou l’archéologie expérimentale, est une illustration de ce
principe.
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Epilogue 199
15. Il se passe le même type de phénomène que celui produit par la possibilité que
nous avons de nous déplacer rapidement. La « compression de l’espace et du
temps » analysée par Harvey (1990) n’amène pas une confusion entre l’espace
global et l’espace local, mais complexifie l’ordre de l’espace en superposant
différents types de rapport à l’espace (v.g. Amselle, 2001).
16. Sous cet angle, il y aurait une réflexion à mener sur la science-fiction comme
construction tournée vers le futur d’une perspective fictionnelle, symétrique de la
perspective scientifique de la patrimonialisation.
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BIBLIOGRAPHIE
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