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Collection U

Des mémes aL1teurs


SERGE CHAUMIER
Traité d'Expologie, Les écrit11res de l'expositio11, La Documentation française, 2012.
L'lllwlture pour to11s: la nouvelle L1topie des politiques arltur~tles, L'Harma ttan , 201 O.
Arts de la rue: La Fa11te à Ro11sseaL1, collection Nouvelles Etudes A11thropologiques, sous la direction de Patrick Baudry,
L' Harmattan, 2007.
Lo Fission amo11re11se. Le no11vel art d'aimer, Fayard, 2004.
Des mt1sées en qt1éte d'identité. Econwsée-Technomusée, collection « Nouvelles Études Anthropologiques », sous la
directio n de Patrick Baudry, L' Harmattan, 2003. ·
Lo Déliaison omoure11se. De l'idéal de fusion au désir d'indépendance, collection « Chem ins de traverse», sous lad irection
de David Le Breton, Armand Coli n, avri l 1999 (2001 ). Réédition en format de poche Petite Bibliothèque Payot,
2004.
Ouvrages dirigés
Visite 11 rs photographes au musée, avec Anne Krebs, Mélanie Roustan, La Documentation française , 2013.
Expoland. Ce que le parc fait aLI musée. Ambivalences des {Ormes de l'exposition, Complicités, 2011.
Musées et développement durable, avec Aude Porced da , La Documentation française, 201 O.
Exposer des idées. DLI musée au ce11tre d'interprétation, avec Da niel Jacobi, sous la direction de, Ed. Compl icités, 2009.
Actualités du Patrimoine. Dispositifs et réglementations en matière de patrimoine en France. En collaboration avec Laetit ia
Di Gioia, préface de Phi lippe Poirrier, Éditions Universitaires de Dijon, 2008.
FRANÇOIS MAIRESSE
Le Musée hybride, Paris, La Documentation française, 2010.
Conversation avec Ignace Vandevivere, avec Bernard Van d en Driessche, Gerpines, Tandem, 2008.
Pourquoi (ne pas) aller au musée, avec Bernard Deloche, Lyon, Aléas, 2008.
Le m11sée non linéaire - Exploration des méthodes, moyens et vale11rs de la communication avec le p11blic des musées, avec
Bernard Deloche et Susan Nash, traduction du livre de Marshall McLuhan , Lyon, Aléas, 2008.
Mariemont, capitale du don: des Warocq11é aux Amis de Mariemont, Morlanwelz, Musée royal de Mariemont, 2007.
Le droit d'entrer au m11sée, Bruxelles, Laber, 2005.
Missions et éval11ation des musées - Une enquête à Bruxelles et en Wallonie, Paris, L' Harmattan, 2004.
Le m11sée, temple spectaculaire, Lyon , Presses universitaires de Lyon , 2002.
Ouvrages dirigés
Dictionnaire encyclopédique de 11111séologie, avec André Desvallées, Paris, Armand Colin, 2011 .
What is a M11seum ?, avec Ann Davies et André Desvallées, Munich, Verlag D.C. Müller-Straten, tr. angl. de Vers
1111e redéfinition du nwsée ?, 2010.
L'inaliénabilité des collections de musée en question, Act es du colloque t enu au Musée royal de Mariemont le 28 avril
2009, Morlanwe lz, Musée royal de Mariemont, 20 09.
Vers une redéfinition d11 musée?, avec André Desvallées Paris, L' Harmattan, 2007.
RTBF SOans - L'extraordinaire jardin de la mémoire, avec Ludovic Recchia, Muriel Hanot et Marie-Cécile Bruwier,
Morlanwelz, Musée royal de Mariemont, 2004.

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Introduction

L'USAGE ou T E RME « médiation » ne provient pas du champ de la culture.


Généralement, la fonction du médiateur est liée à un conflit potentiel que
ce dernier, par sa position de neutralité, est censé résoudre 1 • Dans le monde
des entreprises ou des administrations, le médiateur intervien t comme t ierce
perso nne qui, sans parti pris, tente de dénouer un conflit entre l'organisation
et les usagers o u les clients: factures im.payées, réclamation sur la qualité
du m atériel fourni, service défectueux, etc. Dès les années 1970, des actions
de médiation sont mises en place par les pouvoirs publics, à commen-
cer par la création d'un poste de Médiateur de la République, ombudsman
chargé d'am éliorer les relations entre le citoyen et son administration. Au
gré de l'évolutio n du système économique et politique, la médiation apparaît
comme une solution appropriée pour résoudre tous les conflits : en entre-
prise, à l'école, puis dans les banlieues, qui s'embrasent de plus en plus régu-
lièrement. Pourquoi avoi r choisi un mot aussi fortement lié aux conflits, en
matière de culture? Au milieu des années 1990, de no mb reux emplois-jeunes
de médiateurs sont offerts, la plupart dans les zones sensibles. Parmi eux,
aussi, des médiateurs culturels.
« Comme to ute notion à la mode, le terme de médiation culturelle devient
difficile à cerner. Sa définition oscille entre deux extrêmes: d'un côté, une ap-
proche théorique très générale, de l'autre, des descriptions, des comptes ren-
dus d'expériences très pragmatiques, centrés sur des réalisations novatrices
du moment», écrit Paul Rasse 2. Ce n'est que relativement récemment que
la notio n de m édiation culturelle a été introduite, dans la langue française,
afin d'évoquer un ensemble de pratiques plus ou moins reconnues, entre
certaines offres culturelles et une partie du public à qui elles sont destinées.
On peut bien sûr relier ce terme à d'autres notions - l'animation culturelle,
l'action culturelle, le développement culturel, les services pédagogiques -
autant d'expressions utilisées depuis de nombreuses années dans le milieu
de la culture. D'une certaine manière, la fo nction de médiateur, comprise
comme celle d'intermédiaire entre une œ uvre ou une production artistique
et le public à laquelle celle-ci est destinée, existe depuis toujours. Devrait-

1. Jean-François Six, Véronique MusSAuo, Médiation, Paris: Seuil, 2002. Jean -François Six, « La mé-
diacion des m édiateurs >>, in Yves MICHAUD, Qu'est-ce que la société?, Universicé d e tous les savo irs,
Paris, Odile Jacob, 2000.
2 . Pau l RAssE, «La M édiation, entre idéa l chéorique et appli cation pratique>>, Recherche en commu-
nication, n° 13, 2000, p. 38.
6 La méd iation cu lturelle

on conclure, à la manière d'un Joseph Beuys pour l'art, que tout homme est
médiateur ? Cette vision extensive de la médiation cache mal le niveau de so-
phistication auquel sont parvenus les agents spécialisés dans un certain type
d'approche liée à ce secteur. Si les formations disponibles sur le marché du
travail sont encore m al définies, en regard de celles qui s'offrent au x artistes
ou aux scientifiques, il convient de reconnaître que, progressivement, un cer-
tain ch amp de pratiques et de connaissances s'est dégagé, san s pour autant
que l'o n puisse parler d'une discipline à part entière. C'est donc à partir de
nombreux savoirs différents que la médiation culturelle s'est construite, et
c'est surtout à partir de ses pratiques et de ses praticiens. C'est aussi la raison
pour laquelle, elle est complexe à appréhender.
Si le nombre de médiateurs culturels - qui se présentent comme tels ou
qui sont intégrés dans cette catégorie - ne cesse d'augmenter, il convient de
reconnaître combien le con cept demeure flou, tant les m étiers apparaissent
comme très diversifiés, liés à de nombreux champs parfois fort cloisonnés .
Les limites du champ formé par ces spécialistes sont loin d'ê tre bien cernées ;
il n'y a actuellement pas de réelles statistiques sur la m édiation culturelle, et
les associations profession nelles d u secteur sont encore à l'état embryonnaire.
Malgré les apparences, la médiation culturelle n'est, au sens sociologique du
terme, pas une profession 1• Cette tâche est pourtant loin de ne représenter
qu'une part co ngrue des organisations qui ont engagé des médiate urs . Sans
doute un certain nombre d'autres professionnels trouvent- ils quelques avan-
tages à ignorer l'amplitude d e cette pratique professionnelle, sinon ce métier,
afin de m ieux l'englober et s'en réclamer. Notre propos ne visera auc une-
ment à é tablir, d e manière arbitraire (et artific ielle), les frontières d u champ
que no us souhaitons décrire ici. Nous tenterons plutôt de comprend re les
concepts de base à partir duquel ce d ernier s'articule, afin de mieux déter-
miner les dimensions du phénom èn e et les domaines auxquels il se rattache.
M is à part quelques enquêtes à l'échelle régionale2, on ne dis pose pas
de statistiques gén érales concernant le nombre de média teurs culturels en
France ou à l'étranger. L'entreprise s'avère par ailleurs difficile: que convien-
tlraiL-il de comptabiliser ? Si certains professionnels ou béqévoles travail-
lant da n s d es organisations c u lturelles se reconnaissent comme médiateurs,
d'autres n'utilisent pas ce terme, p endant que de très nombreux res ponsables
de très petites organisations se prése ntent à la fois comme médiate urs, admi-
nistrateurs et concepteurs.
Chaque année, pourtant, plus d'un millier d'étudiants sortent d'écoles ou
de départements formant à d es activités de médiation culturelle. Tous n'opé-

1. Bruno PEQUIGNOT, « Socio logie et méd iatio n cultu relle », L'observatoire, la revue des politiqi1es cultu-
relles, 2008, 32, p. 3-7.
2. Jean Ü AVALLON, Karine T AUZIN ( d ir. ), État des lieux des professionnels de la médiation culturelle en Rhône-
Alpes, rapport d ' étud e, associa t ion Médiation Culturelle, février 2006.
1ntroduction 7

reront pas dans ce secteur, mais leur nombre suffit à montrer son impor-
tance. Pourtant, à l'inverse des sciences économiques, de l'histoire de l'art ou
de la sociologie, la médiation culturelle ne constitue pas un champ scienti-
fique, ni même professionnel, à part entière. Bien que plébiscitée par les pou-
voirs politiques, dans une logique de démocratisation culturelle, elle n'a que
peu de reconnaissance institutionnelle: s'il existe des services de médiation
culturelle, les codes ROME de Pôle emploi' ne la présentent que de manière
laconique en l'amalgamant aux interventions socioculturelles. Les champs
d'intervention cités sont uniquement dans cette catégorie2 • Le concept de
médiation, à première vue assez clair, demeure flou à tel point qu'il n'est pas
facilement traduisible dans d'autres langues. Il importe, dans un tel contexte,
de répertorier le type d'activité que l'on peut y ranger de manière plus ou
moins aisée, mais aussi de s'interroger sur le choix de ce terme ainsi que de
ceux qui lui sont plus ou moins accolés, tant en français que dans d'autres
langues.

Les activités de médiation


Que range-t-on dans la catégorie de médiation culturelle? Le terme, vague,
englobe des activités aussi diverses que des visites guidées, des expériences
en ateliers, des programmes pour des enfants ou des personnes âgées, des
expositions particulières, des programmations musicales spécifiques, des
représentations théâtrales destinées à des prisonniers ou des malades men-
taux, des visites ou des programmes destinés à intégrer des populations im-
migrées, des outils destinés à cibler des publics en situation de handicaps,
etc. Difficile de se retrouver, voire de trouver un sens à un paysage parfois
perçu comme chaotique. On pourrait cependant tenter un certain nombre de
regroupements d'activités de médiation afin de présenter plus distinctement
ce que nous entendons par ce terme. Mais il serait erroné de ne voir dans
la médiation qu'un auxiliaire extérieur de l'institution, visant à la rencontre
entre les œuvres et le public. « Ce serait se priver d'une grille de compréhen-
sion que de saisir la médiation culturelle comme une technique de relation
au(x) public(s). Elle est au centre du processus culturel», écrit Jean Caune,
qui poursuit: « Se focaliser sur le phénomène de médiation, c'est mettre l'ac-
cent sur la relation plutôt que sur l'obj et; c'est s'interroger sur l'énonciation,
plutôt que sur le contenu de l'énoncé; c'est privilégier la réception plutôt que
la diffusion » 3 .

1. La strncwre du ROME (répertoire opérationnel des métiers et des emplo is) est composée de
fiches métiers reAétant les évolutions du marché du travail. Voir http:// www.pole-emploi.fr/ca n-
d idat/le-code-mme -et-les-fiches-m etiers-@/suarticle .jspz? id-15734
2 . http://www2 .pole-emploi.fr/rome/pdf/FEM_ K1 206.pdf
3 . Jean CAUNE, La Démocratisation culturelle, une médiation à bout de souffle, Gr·enoble, PUG, 2006,
p. 132.
8 La médiation cu ltu rell e

Nous pouvons envisager, pour ce faire, de partir des établissements orga-


nisant la médiation et distinguer les actions privilégiées à l'intérieur des éta-
blissements culturels, lorsque des publics ont déjà franchi le seuil de l'établis-
sement, de celles menées à l'extérieur, destinées à initier des publics n'ayant
pas procédé à cette démarche.

Actions organisées par et dans des établissements


culturels
C'est d'abord dans les mouvements d'éducation populaire, puis à l'intérieur
des musées, théâtres ou bibliothèques que se sont développées les activités
de médiation, mais c'est ensuite à l'extérieur, en dehors de ces établissements
ou par le biais d'établissements tiers, que le mouvement s'est poursuivi.
- Visites guidées, conférences. La logique du discours, qu'il s'agisse d'une
conférence dans une salle ou d'une visite guidée dans un musée ou un châ-
teau, participe des plus anciennes activités de médiation. Elle est souvent
organisée dans une visée pé dagogique, pour les scolaires (et relève, dès
lors, d'un exercice obligatoire), mais aussi pour les adultes, dans le cadre
d'une éducation libre ou d'une initiation volontaire. Ce type d'activités
constitue encore la part la plus importante du travail de médiation. C'est
essentiellement par la parole du médiateur - conférencier ou guide - que
la médiation agit, destinée alors à un public réceptif, si ce n'est captif, en
situation de découverte, d'apprentissage (ou de décrochage, si le confé-
rencier est ennuyeux .. . ). Un tel dispositif relève alors plus de l'éducation,
envisagée comme système d'instruction systématique, que de médiation
à proprement parler.
- Supports de médiation sans intermédiaire. L'ensemble des dispositifs
d'aide à la compréhension d'une œ uvre, d'un spécimen ou d'une démons-
tration (pour un centre de science par exemple) passe par un nombre très
important de moyens mis en œuvre, souvent réalisés par des équipes de
médiation qui, dans ce cas, n'apparaissent pas nécessairement face au
public. Il peut s'agir de cartels ou de panneaux explicatifs dans une expo-
sition, de vidéos ou de manipulations visant à expliquer une démonstra-
tion scientifique ou un fait historique, de supports informatiques à utiliser
dans l'établissement (audioguides, guides sur supports informatiques mo-
biles, de type tablettes ou autres). De tels supports sont essentiellement
utilisés dans les musées et les lieux de patrimoine. On peut également
en trouver un certain nombre dans les bibliothèques, très rarement au
cinéma, au concert ou au théâtre (dont toutefois les programmes peuvent
constituer de réels supports de médiation). Si de nombreux médiateurs
peuvent revendiquer un rôle dans la conception et la production de ces
dispositifs, ils participent également du do maine d'intervention d'autres
Introduc tion 9

professionnels : conservateurs, muséographes, scénographes, manipeurs,


concepteurs multimédia, etc.
- Activités de type << atelier »: découverte ou perfectionnement. En dehors
des traditio nnelles conférences ou visites guidées, les équipes de média-
tion et médiateurs ont développé de nombreuses activités exercées dans
des locaux spécifiques ou d ans l'établissement lui-même (salles de concert,
de musée), que l'on peut catégoriser sous la forme d'atelier. À la différence
des activités où le médiateur se sert essentiellement de l'ouïe et de la vue
du participant (conférence), c'est souvent l'ensemble des sens qui est ici
sollicité (atelier de découverte de parfums, dégustation de produits, mani-
pulation d'objets ... ). Les t echniques d'atelier sont innombrables, qui vont
de la confection d'objets à la réalisation de pièces de théâtre o u de défilés
de mode. L'action et la réalisation de projets plus ou moins complexes
sont ici privilégiées. On retrouve, dans cette catégorie, des ateliers d'une
heure de type « dessin/jeux de construction » pour les enfants, mais aussi
des initiatio ns, notamment pour les adultes, si ce n'est des investissem ents
plus conséquents sur plusieurs séances, comme la pratique de la mise en
scène, la technique de moulage à la cire perdue, voire des stages de plu-
sieurs jours dédiés à la confection et la reliure d'un livre, la fa brication
d'un instrument de musique ou d'une fusée en ordre de marche. De no m-
breux atelie rs de type « mission sur la lune», « découverte d'un t résor »,
« fo uilles archéologiques » , etc., permettent à des enfants mais aussi des
adultes de s'approprier progressivement un certain nombre de concepts,
la plupart du temps de manière ludique, toujours de manière active.
- Activités de type « initiation en masse». La plupart des activités présen-
tées plus haut s'opèrent en petit nombre (entre dix et vingt participants),
offrant lors d'un mo ment défini un rapport privilégié entre un médiateur
et un public choisi. Les mêmes conférences, ateliers ou manipulations
peuvent être présentées, par les mêmes acteurs, dans le cadre de manifes-
tations partic ulières du type « journées portes ouvertes», fêtes du patri-
moine, fête de la science ou de la musique à un public bien plus large. Il
s'agit alors de proposer une première approche à destination d'un public
néophyte, certes loin des conditions idéales, mais en introduction aux ob-
jets, œ uvres ou démonstrations présentés par l'établissement . S'il faut les
évoquer, no us pouvons difficilem ent ranger dans cette catégorie les activi-
tés à visée plus lucrative (soirées co cktail, défilés de mode, organisation de
réunions professionnelles sans liens avec l'é tablissement), souvent présen-
tées comme une possible introduction, par « osmose » de la culture à des
primo-visite urs en regard du musée ou du théâtre qui les accueille. Les
conditions de médiation offertes par ce genre d'événements sont cepen-
dant pour le moins faibles, sinon inexistantes, et l'alibi de la médiation,
10 La médiation culture ll e

dans ce cas, s'avère plutôt mis en exergue pour justifier de motivations


mercantiles.

Actions de développement cu ltu re l


Si nombre d'activités ont lieu au sein des établissements culturels, deux autres
èas de figure peuvent se présenter: d'une part, les médiateurs peuvent aller
la rencontre des publics qui ne les connaissent et/ou ne les fréquentent pas;
d'autre part, certains organismes ont mis en place des services de médiation
autonomes, qui ne sont pas reliés à l'un ou l'autre établissement culturel mais
dont la mission est spécifiquement dédiée au contact avec les publics. Des
associations ou secteurs de l'administration, initiées ou soutenues par des col-
lectivités territoriales, ont ainsi pour mission de mettre en contact, par les
mêmes moyens que ceux évoqués plus haut, les différents publics et les diffé-
rents lieux de culture de leur région. Derrière cette même ambition peuvent se
cacher des logiques hétérogènes. Le développement des pratiques culturelles
générales de tous les publics constitue, pour tout établissement, un leitmotiv
autant qu'une nécessité - le développement de la démocratisation, d'une part,
mais aussi l'obligation de maintenir ou d'améliorer la fréquentation des lieux
de culture. Dans une telle perspective, si le public ne vient pas, il convient de
partir à sa rencontre par des actions de relations publiques, de communication
ou de médiation. Mais la recherche de publics spécifiques, si elle n e répond
que partiellement à de tels impératifs, peut s'avérer également, pour certaines
organisations, la raison principale de leur existence. Généralement, les pu-
blics dont il est question dans cette catégorie sont pour la plupart considérés
comme « exclus » du mouvement général de l'accès à la culture, soit parce
que leurs propres pratiques, liées à celles d'autres espaces culturels (popula-
tions récemment immigrées), diffèrent largement de celles qui prédominent
localement, soit parce que, économiquement, socialement ou physiquement
« fragilisés », ils n'ont pas de véritable accès à la culture. C'est la question de la
démocratisation culturelle qui se trouve alors d'emblée posée.
- Activités destinées adévelopper les pratiques culturelles. Le travail de mise
en contact avec des publics similaires aux publics habituels des lie ux de
culture est assez semblable à celui qui a déjà été évoqué plus haut, mis à
part le fait qu'il est déployé dans une perspective « hors les murs», par le
biais de visites, de conféren ces à l'extérieur, de mallettes pédagogiques,
muséobus, théâtre itinérant et autres kits plus ou moins aisés à dépla-
cer. Un théâtre, un musée, une société de concerts peuvent forcément
déployer avec plus ou moins de facilité leurs activités en dehors de leurs
structures, dans des salles alternatives, dans des établissements scolaires,
dans des mairies, sur des places de village parfois sous tente, sur le mar-
ché ... Il peut également s'agir, notamment dans une école, de préparer
une visite au château, à l'opéra ou au musée, ou bien de la prolonger. En
Introduct ion 11

externalisant les animations, il s'agit de produire des liens, de permettre


les allers-retours entre différents espaces.
- Activités utilisées comme outils de communication. La limite entre les acti-
vités précédentes et celles de promotion des établissements peut parfois
apparaître floue, dans la mesure où il s'agit avant tout de communiquer.
Ainsi dans des fo ires ou dans des salons, il faut suggérer en l'espace de
quelques minutes pour faire comprendre et donner envie de participer
ultérieurem ent aux animations plus poussées, voire info rmer d'éven-
tuels partenaires sur leur potentiel. La prestation du médiateur sera alors
davantage d e l'ordre de la démonstration visant à sensibiliser et donner
envie, à promouvoir les activités de l'établissement, Il présente alors ses
médiations de manière synthétique, voire il en propose des extraits. Dans
le cas des manifestations ponctuelles, du type Fête de la science, Journées
du patrimoine, Fureur de lire, etc., les actions de médiations peuvent ainsi
s'apparenter à des actions de communications, et la frontière être assez
tenue.
- Activités destinées à rencontrer des audiences « exclues». Le travail visant
à inciter des publics à pratiquer une activité culturelle, dans un contexte
qu'ils maîtr isent avec plus ou moins de facilité, diffère sensiblement de
celui qui vise à initier une démarche auprès de populations totalement
étrangères à de telles pratiques. Encore ces activités de médiation se dis-
tinguent-elle radicalement lorsqu'elles ont pour vocation d'approcher des
publics étrangers aux pratiques présentées par les établissements culturels
de nos régions, de publics dits « fragilisés » qui n'ont accès qu'à un très
petit nombre, voire à aucune pratique culturelle. On songe notamment,
dans le premier cas, à des populations issues de l'immigration récente,
dont la culture du pays d'origine s'avère très différente de celle de son
pays d'accueil (ce qui peut être Je cas pour un Indonésien en Finlande, par
exemple) , mais l'on peut également penser à d'autres groupes établis depuis
longtemps et dont la culture ancestrale (chez les Quakers des États-Unis,
par exemple) est d'une vigueur suffisante pour ne pas ressentir de besoin
de se connecter à une autre culture. Pour un second groupe d'individus,
c'est la dimension plus sociale ou physique qui fragilise le groupe, déniant
toute possibilité de participer à des activités cult urelles. De tels indices
de « fragilité » peuvent exister sur le plan économique et social (sans do-
miciles fixes, populations très précaires), ainsi qu'au niveau des aptitudes
physiques, qu'elles soient subies (population handicapée à m obilité ou aux
fac ultés réduites, population des hôpitaux, hospices, asiles), ou contraintes
(prisons). De nombreuses associations se consacrent ainsi de manière plus
ou moins précise à l'intégration de ces publics particuliers au sein de la
société, notam ment par le biais de la culture, proposant aux publics en si-
tuation de handicaps, des activités qui leurs sont spécialem ent consacrées.
12 La méd iation culturelle

Des expositions ou des ateliers sont organisés en prison, des programmes


de conférence ou des activités sont proposés dans des hôpitaux, des ate-
liers c réatifs ou des préparations de visites peuvent être instaurés dans des
m aisons de jeunes, etc. La connaissance de chacun de ces publics, de ses
habitudes, attirances et rejets, etc., constitue l'un des éléments clés de la
réussite de ces projets dont le succès apparaît bien plus à un niveau qua-
litatif q ue quantitatif (les st atistiques de fréquentation des établissements
culturels atteignent rarement des sommets, dans cette perspective, mais la
question du qualitatif, e n médiation, l'em porte généralement sur celle du
quantitatif). Les caractéristiques de chacune de ces populations requièrent
en effet des programmes spécialement conçus pour ces derniers, de ma-
nière à s'adapter parfaitement à leurs attentes. Il est bien entendu possib le
que certains publics conjuguent une double difficulté d'accès aux activi-
tés culturelles proposées (culture différente et faible niveau économique),
requérant dès lors des dispositions spécifiques.
- Activités destinées à permettre l'expression des personnes investies. Le mé-
diateur n'est pas toujours celui qui apporte, notamment de l'information.
Il peut se présenter, et sans doute le fait-il de plus en plus, comme celui qui
favorise l'expression des participants, leur écoute et leur mise en dialogue.
Il apparaît alors comme un stimulateur, un régulateur des échanges pour
autoriser et déployer la prise de parole. Construire ensemble une exposi-
tion sur sa communauté, organiser un spectacle de danse pour la fête de
quartie r ou échanger des recettes et apprendre à les faire vise moins l'ap-
port de connaissances que la participation et la rencontre. Le médiateur
est alors celui qui stimule, qui crée des occasions, des lieux de partage.
Avec la revendication et la p romotion de la diversité culturelle, concomi-
tante à une critique des formes d'impérialisme culturel, se déploie la vo-
lonté, d'abord des courants de l'animation socioculturelle, puis de la part
de l'ensemble des institutions, de permettre à tout un chacun de s'expri-
mer et de faire part de sa culture, de ses attachements et de ses références
à ses concitoyens. C'est ainsi que l'on perçoit désormais que la culture est
d'autant mie ux véc ue et appropriée qu'elle est investie et produite par les
individus qui la conçoivent. Celle -ci prend un autre rôle et d'autres fonc-
tions, notamment de permettre l'adhésion, le partage et la construction de
la vie collective. Dans cette mesure, la culture acquiert tout son sens. Le
médiateur est selon ce registre d'abord un animate ur qui fournit les cadres
d'expression et de réalisation de soi. Les méthodes sont inscrites irrémé-
diablement dans la mise en action e t dans les logiques participatives.
Introduction 13

Actions culturelles à l'étranger


Autre visage de la médiation, qui traduit d'une certaine manière la dimension
prosélyte de la culture: la médiation s'observe également à l'étranger, dans
un pays tiers, afin de présenter la culture d'un pays à l'autre. C'est ainsi que,
depuis de nombreuses décennies et la plupart du temps à l'échelle nationale,
de nombreux pays ont mis au point un réseau de centres culturels à l'étranger,
ou des programmes manifestations visant à promouvoir la culture de leur ré-
gion. Les Instituts Français, (réseau dénommé auparavant l'AFAA Association
française d'action artistique, puis Culture-France), sont comme les Instituts
Cervantès ou Confucius, le British Council ou le Goethe Institut, les réseaux
les plus visibles de ce dispositif, qui se déploie par ailleurs à travers de nom-
breux festivals, biennales (celle de Venise ou de Sao Paulo) et autres grands
événements, largement soutenus par les pouvoirs publics afin d'affirmer leur
image t. Si c'est là un outil diplomatique important pour un État, une véritable
évolution se fait jour et l'action culturelle à l'étranger, si elle se présentait
d'abord comm e une action de promotion, est de plus en plus perçue comme
une aide au développement culturel de certains pays 2 . Ainsi, l'objectif du sou-
tien ou de l'organisation de tournées à l'étranger d'artistes francophones, vise
moins leur seule promotion que la volonté d'affirmer les rencontres et les
échanges avec les artistes du pays dans lequel est implanté l'Institut. Des par-
tenariats, des jumelages, des programmations culturelles, des festivals sont
ainsi organisés pour construire un dialogue entre les pays. La coopération en
est le maître mot. Dans le réseau français, un des plus développé au monde,
avec ses 145 Instituts dans 92 pays et ses 1075 Alliances françaises dans 134
pays, il est évidemment besoin de médiateurs pour conduire les actions1 . La
question demeure pendante de savoir le rôle que doivent jouer ces instituts
dans un contexte international: promotion de la culture et des artistes natio-
naux à l'étranger ou aide au développement c ulturel des pays en question et
création d'un lieu de métissage et d'interculturalités ? Il n'est pas surprenant
que ce soit cette dernière approche qui devienne dominante, correspondant
davantage à un contexte post-colonial oü l'objectif vise à affirmer la diversité
culturelle.

1. Vo ir Phili ppe LANE, Présence française dans le monde. L'action culturelle et scientifique, Pa ris, La Docu-
menta ti o n fran çaise, 20 11.
2 . Col lectif, Polit iq ue cu lrurelle internationale , Internationale de l'imaginaire, n ° 16, Paris, Babel,
200 3.
3. Voir h ttp ://www.d ip lo ma tie .gouv.fr/ fr/ les-m inistres·et-le-m inistere/ m issions-et-orga n isatio n/
action s-exteri eu res/ article/ resea u-cu lru re 1
14 La médiation culturelle

Activités qui ne ressortent pas de la médiation


Si, comme on le perçoit, les activités de médiation présentent des facettes
résolument différentes, il existe des limites qui les séparent d'autres activités
n'entrant pas dans ce champ. Les limites sont, à cet égard, pour le moins
floues, et ne permettent pas toujours de distinguer la frontière entre l'un et
l'autre domaine. Si nous tenterons, au fil des pages, de proposer quelques di-
mensions qui nous semblent mieux à même de définir l'étendue de ce champ
et d'affiner notre propos, il est important, d'emblée, de préciser un certain
nombre d'éléments qui ne nous apparaissent pas ressortir directement du
champ de la médiation.
- Cours et ateliers en milieu scolaire. Le système éducatif constitue, en soi,
un monde particulier avec ses structures, ses objectifs et ses règles - no-
tamment la contrainte de l'obligation scolaire. Bien qu'elle repose sur un
apprentissage et qu'elle partage de nombreux points communs avec l'édu-
cation, la médiation ne s'inscrit pas dans ce contexte, qui repose sur une
logique de liberté de choix et de structures alternatives. La frontière n'est
cependant pas toujours évidente, tant les deux mondes sont amenés à se
côtoyer. Il existe ainsi, au sein des différents systèmes nationaux d'édu-
cation, de nombreux programmes de médiation, qui visent à initier les
élèves à de nombreuses pratiques culturelles (dans un cadre souvent plus
souple que les cours), qu'il s'agisse d'invitation d'artistes en milieu sco-
laire, de sorties dans des établissements culturels ou d'activités parasco-
laires encadrées par le système. Et il s'agit bien alors de médiation! Le dis-
positif « École Ouverte», développé dans certains établissements volon-
taires durant les congés scolaires constitue un bon exemple de ces opéra-
tions institutionnelles reliant les deux champs. Tout enseignant - et tout
élève - demeure convaincu de la différence entre un cours de physique
et une visite dans un centre de science; entre un cours de dessin et un
atelier dans un musée de Beaux-arts. Lieux pensé d'emblée, au xrx• siècle
et (longtemps) vécu comme facteur d'intégration, l'école demeure, par les
ouvertures qu'elle propose à travers ses multiples programmes bâtis en
dehors des socles de compétence qu'elle est censée enseigner, une voie
d'accès importante, quoiqu'alternative, à la culture.
- Médiation culturelle familiale. Si l'école demeure une voie d'accès consi-
dérable à la culture, la voie principale est, et demeure, le cercle familial.
Les travaux de générations de sociologues s'intéressant à la culture, et
notamment ceux de Pierre Bourdieut ont permis de montrer l'importance
fondamentale de ce lieu de transmission des valeurs, des habitudes et

1. Pierre BouRDIEU, Jean-Claude PASSERON, Les héritiers. Les étudiants et la culture, Paris, Éd. d e Minuit,
1964.
Introduction 15

des pratiques, que constitue la famille. D'une certaine manière, ce sont


d'abord les proches qui présentent les principales figures du médiateur,
face aux œuvres et aux pratiques culturelles, et c'est lorsque ces relais
viennent à manquer que sont particulièrement nécessaires d'autres possi-
bilités de m édiation. La médiation culturelle familiale 1, si on peut l'appeler
ainsi, s'exerce essentiellement durant les années précédant l'adolescence,
lorsque l'enfant construit sa propre personnalité, notamment à travers
l'école. Ce sont d'abord les parents, grands-parents, frères ou sœurs,
oncles ou tantes, qui, à travers leurs explications, leurs jeux, leurs activi-
tés, proposent une médiation aux pratiques culturelles traditionnellement
en cours au sein de la famille. C'est évidemment dans cette perspective
que les d ifférences sociales jouent à plein régime : une famille mélomane,
possédant une riche bibliothèque et visitant régulièrement des exposi-
tions, induit des habitudes de pratiques culturelles forcément différentes
de celle d'une famille dont les seules activités de loisir consistent à regar-
der la télévision. La médiation culturelle qui est évoquée dans cet ouvrage
s'intéresse donc à une médiation formalisée, organisée et soutenue par la
société - essentiellement, dans les pays européens, par les pouvoirs pu-
blics. Bien évidemment l'accès à la culture passe par de multiples voies, et
la famille en est le premier médium, mais l'école, les relations sociales et
ac tivités de loisirs, et bien évidemment les médias et nouvelles technolo-
gies sont devenus désormais des vecteurs incontournables.
- Consommation culturelle. Si, apparemment, la frontière entre médiation
et consonun ation semble évidente, les choses se compliquent dès lors
que de nombreuses tâches de relations publiques, à visée essentiellement
commerciale, s'apparentent également à des activités de médiation - nous
y reviendrons. La promotion d'une pièce de théâtre, dans un festival pour
professionnels ou d'un musée, dans un salon touristique, semble donner
lieu à des actions identiques à celles de m édiation: recherche d e nouve aux
publics, promotion des produits culturels, présentations de manipula-
tions, de petits ateliers, de dégustation, d'un extrait de l'œ uvre, etc . Dans
ce dernier cas, il s'agit cependant moins de travailler avec des nouveaux
publics ou d es publics fragilisés, ou de promouvoir une certaine image de
la culture, que d'assurer la promotion. Les métiers liés à de telles presta-
tions - attachés de presse, impresarios, vendeurs professionnels - sont
cependant parfois endossés, dans beaucoup de petites ou de moyen nes
structures, p ar les mêmes personnes. Des outils relativement similaires -
fo ndés sur la connaissance du public ou celle du marché - sont utilisés,

1. Q u 'il ne fa ut en a ucu ne manière confo ndre avec la méd ia tion fami liale, qui a pour tâche inverse
de renouer les liens distendus au sein d ' une famille (en raison d ' un divorce, d'un e séparation o u
de conflits familiaux) .
16 La méd iatio n cu lturelle

tandis que l'action semble, en principe, relativement identique: amener


les visiteurs à fréquenter un établissement culturel. Si, au niveau quanti-
tatif, les choses paraissent plus ou moins similaires, au niveau qualitatif,
des différences apparaissent, que nous analyserons plus en détail dans la
dernière partie.
- Art. À l'inverse, la médiation culturelle n'est pas non plus un art à part
entière et ne se confond pas comme tel, même si certains artistes, comme
Andrea Fraser', ont intégré le principe de la médiation dans leur pratique
artistique. Dans cette même perspective, comme nous le préciserons plus
bas, l'interprétation artistique (d'une œuvre ou d'une pièce) n'est souvent
pas entendue comme une médiation culturelle à part entière - bien qu'il
nous faille nuancer ce propos, nous y reviendrons. Il faut cependant beau-
coup de talent à un médiateur lorsque, face au public, il tente de présen ter
les conditions d'appréhension d'une œuvre. L'art oratoire, et partiellement
la comédie, font partie des outils du médiateur.
Le champ de la médiation recèle des activités et des acteurs pour le moins
variés. Si on peut tenter de les répertorier en fo nction de leur degré d'enga-
gement auprès du public - dans leur établissement, en région, à l'étranger -,
on peut s'interroger sur les raisons pour lesquelles c'est le terme de média-
tion qui a été retenu, et pourquoi il s'est progressivement imposé, du moins
en français, sur nombre d'autres qui, pour un temps, ont été plus largement
utilisés.

Le mot « médiation » et ses traductions


Nous reviend rons largement, dans la première partie, sur la genèse du concept
de médiation culturelle, ainsi que sur ses multiples influences. Nous nous
attarderons essentiellement, dans cette perspective, au cas de la France. Il est
intéressant de remarquer, à ce stade, que Je concept lui-même est difficile à
traduire, surtout dans la langue anglaise. Il serait pourtant ridicule de pré-
tendre que cette dernière n'existe pas dans les pays anglo-saxons; c'est donc
le terme qui diftè re. Si l'on parle de nos jours de médiateurs culturels dans les
musées, c'est Je terme d'educators ou d'education officers qui demeure le plus
souvent employé aux États-Unis. On trouve cependant d'autres termes pour
évoquer certains des aspects liés à ce que nous tenterons de décrire.
- Cultural mediation. On trouve, parfois, le terme de cultural mediation
pour évoquer des formes d'activités similaires à celles que l'on désigne
sous le vocable de médiation culturelle. C'est notamment au Q uébec, qui
a importé la notion de France, que l'on trouve une telle traduction. Mais
cultural mediation évoque aussi, tant au Canada que dans d'autres pays

1. Cécile CA~I ART, « L' œuvre , l'anisce ec le médiaceur », Raison présente, 177, 2011, p. 61-69 .
Introduction 17

européens, les mesures prises pour assurer, à des étrangers récemment


immigrés dans un pays, les us et coutumes de ce dernier, afin de favori-
ser au mieux leur intégration. Cette médiation culturelle, que l'on évoque
parfois en français, p lus justement, sous le terme de médiation intercul-
turelle, envisage effectivement la culture dans son sens le plus large, qu'il
s'agisse de religion, mais aussi de manière de se vêtir et de manger.
- Cultural development, Outreach. C'est probablement à la même époque
et partiellement dans les mêmes cénacles que le terme de développement
culturel a été formé de part et d'autre de l'Atlantique, largement utilisé et
traduit dans de nombreuses langues, dont l'anglais, par !'Unesco. O n re-
trouve encore ce mot pour évoquer des activités de médiation culturelle,
notamment dans bon nombre d'administrations locales anglo-saxonnes
(en Grande-Bretagne, en Australie ou au Canada). Parallèlement, le terme
outreach, que l'on pourrait traduire en français par « actions de sensibili-
sation » est encore actuellement utilisé pour évoquer ce que les activités
plus classiques d'éducation ne prennent pas en compte. Il s'agit ici, d'ini-
tier, de sensibiliser de nouveaux publics à des activités jusqu'ici inconnues
pour eux.
- Education, lnterpretation. Très tôt, les musées américains ont distingué
les activités d'éducation, présentées comme des activités d'instruction
systématique liées à un savoir particulier, de celle d'interprétation (inter-
pretation), comprenant l'ensemble des méthodes - présentées notam-
ment par Freeman Tilden, nous y reviendrons - visant à interagir avec
les publics et les sensibiliser au patrimoine. La frontière entre les deux
termes est, dans une perspective de médiation, plus difficile à cerner, tant
on retrouve des médiateurs dans les équipes pédagogiques, mais aussi
dans certains ateliers ou manipulations destinées aux publics.
- Inclusion, Social inclusion, Access. La question de l'accessibilité, visant
à favoriser la participation des populations souffrant d'un handicap, est
assez proche d es questions de la médiation. On sait que longtemps, les
musées, bibliothèques ou théâtres étaient d'une accessibilité très limitée
aux personnes malvoyantes, malentendantes ou ayant des difficultés mo-
trices. Les différentes législations prises au cours des années 1980 et 90,
un peu partout dans le monde, ont favorisé la prise en compte de ces pu-
blics dans la conception ou l'aménagement des bâtiments publics . Cette
question est largement intégrée dans les pays anglo-saxons, sous le terme
d'access ou d'inclusion. Le mot inclusion , plus large, vise l'arrêt de tout
processus d'exclusion sous toutes ses formes, tant pour ce qui concerne
les handicaps que toute discrimination de race, de religion ou de préfé-
rence sexuelle. Depuis quelques années, le terme de «social inclusion»,
prolongeant cette réflexion, a pris, en Grande-Bretagne, une dimension
de grande importance au niveau culturel. Par le biais de ce mot qui pour-
18 La m édiation c ulture lle

rait être traduit par « intégration sociale », est évoqué le grand nombre
d'actions différentes destinées à inclure, par la culture notamment, des
populations minorisées ou fragilisées : communautés étrangères, sans do-
miciles fixes, prisonniers, m alades ou personnes âgées, etc. Forgé à partir
du concept d'exclusion sociale, celui d'inclusion vise à réintégrer, au sein
de la société, ces couches de po pulations minorisées. Cette demande est
ancienne . Le rôle social des musées, par exemple - mais on o bserve la
même chose po ur les bibliothèques - est revendiqué par ceux-ci depuis
le premier tiers du xx• siècle au moins1. Un rapport publié en 2000 par le
Group fo r Large Local Authority Museums (GLLAM2), sur l'intégration
sociale, résume les fonctions que ces derniers peuvent jouer en la matière :
avoir une influence sur le dé velo ppement personnel des individus ou sur
une communauté, dénoncer les attitudes envers certaines minorités ou
mettre en valeur leurs richesses, promouvoir des habitudes d'hygiène ou
sanitaires (une pratique qui remonte au x 1xc siècle, avec les expositions
sociales) , proposer de nouvelles voies de formation, organiser des stages
favorisant l'envie d'apprendre, combattre le crime en travaillant avec des
délinquants, etc.
- Cultural p romotion. Parallèlem ent au terme de développement culturel,
l'é quivalent de celui, en français, de promotion culturelle a été proposé
récemment pour traduire celui de médiation 3. Son équivalent, en fran-
çais, vise plutôt à ancrer la culture dans une o ptique de mise en marché,
l'un des piliers du marketing étant justement son aspect de promotion,
dans lequel on regroupe to utes les activités de publicité et de communica-
tion. Mais, d'une certaine manière, la médiation n'est pas éloignée de tels
principes, qui visent à mettre en contact des produits avec leur marché,
par le biais de m écanismes plus ou moins sophistiqués et, notamment, de
médiation humaine. ·
La liste pourrait être plus longue. Dans une synthèse d'études conduites
dans le champ de la culture scientifique en Europe, Olivier Richard et Sarah
Barrett remarquent que « L'absence de consensus dans les activités prati-
quées s'illustre dans la très grande diversité de dénominations d u métier à
travers l'Europe, obligeant m ême l'usage de néologismes pour les traduire fi-
dèlement: moniteur, animateur, guide, opérateur, "explicateur'; présentateur,

1. T heodore L. Low, The Museum as a Social Instrument, New York, American Association of Muse-
ums, 1942. ·
2. Eilean HooPER-GREENHIL et al., Museums and Social Inclusion - The GLLAM Report, Leicester, Univer-
sity of Leicester, Octob er 2000, p. 23-2 4. Dis pon ib le sur Internet : http://www2 .le.ac. u k/ d epa rt -
me nts/ muse u mstud ies/ rc mg/projec ts/ sm al l-muse u ms-and-soc ial- inclusio n/ GLLAM%201nterior.
pdf (consultation février 2012)
3. Nicolas Auaou1N, Frédéric KLETZ, Olivier LENAY, « Médiation cu lturelle: l'enjeu de la gestion de s
ressources humaines», Cultures études, 2010/1. Disp onible sur internet: http://www2 .culture.
gouv.fr/culrure/deps/ 2008/pdf/cetudes-2010-1.pdf (consultation novem b re 2011 )
1ntroduction 19

interprète, démonstrateur, "interacteur'; facilitateur, présentateur, hôtesse,


médiateur, animateur, modérateur, informateur, "médiacteur'; sans oublier
les très expressifs "edutainer" ou "phenoman''. En cela, la notion de média-
teurs scientifiques semble se référer à un ensemble d'activités plutôt qu'à une
profession précise. Si la médiation est une fonction, il n'est pas évident qu'elle
s'incarne dans un métier unique » 1•

Les connaissances disponibles


sur la profession de médiateurs
Plusieurs études importantes s'emploient à explorer la profession de média-
teurs. L'une des dernières, conduite par Nicolas Aubouin, Frédéric I<Ietz et
Olivier Lenay, à la demande du DEPS, du ministère de la Culture, tente de
dresser pour la première fois un portrait général du secteur de la médiation
culturelle dans l'ensemble du domaine de la c ulture 2• L'approche sectorielle
réalisée par les auteurs, n'a pas pour vocation d'être parfaitement représen-
tative; mais montre l'importance de la médiation dans l'ensemble des do-
maines de la culture. Parmi les secteurs les m ieux étudiés: celui des musées,
de l'art contemporain et des arts vivants, les bibliothèques, les archives, le pa-
trimoine ou le cinéma constituent également des lieux où l'on peut observer
des actions de médiation, quoique, remarquent les auteurs, le terme demeure
rarement utilisé.
Depuis la mise en place des emplois jeunes au début des années 2000 qui
a déc uplé les postes de m édiateurs culturels, on parle alors de 15 000 emplois,
peu de données ont été produites, hormis l'étude m entionnée ci-dessus e n
2008. Des études ont été réalisées plus localement, comme celle produite par
Jean Davallon et Karine Tauzin sur la région Rhône-Alpes pour le seul sec-
teur des musées, du patrimoine et de la culture scientifique. 154 structures
ont été consultées et accueillent une moyenne de trois médiateurs, la plu-
part contractuels ou vacataires 3 . L'étude s'applique ensuite à faire le portrait
des postes de m édiateurs et des compétences qui y sont liés, décrites par les
acteurs eux-mêmes. Plusieurs thèses ont également été produites, notam-

1. Un résumé de l'étude a été réalisé par Olivier R1CHARD et Sarah BARRETT, « Les Médiateurs scien-
tifiques en Europe: une diversité de pratiques, une communauté de besoins », La Lettre de l'OCIM,
n° 135, mai-juin 2011, p. 5-12.
2. Nicola s AuBOUIN, Frédéric KLETZ, Olivier LENAY, «Encre co ntinenc et archipel. Les configurations
professionnelles de la médiation cu lturelle», document de travail du OEPS 2009- 1, octobre 2009.
Une synchèse de l'étude est disponible en ligne: http://www2.culture.gouv.fr/ culture/deps/2008/
pdf/cetudes-2010-1.pdf
3. Jean ÜAVALLON, Karine TAUZIN (dir. ), État des lieux des professionnels de la médiation c11/t11relle en Rhône-
Alpes, rapport d'étude, février 2006. Enquête portant sur 154 structures muséales, patrimoniales,
de culture sciencifique et d'art concemporain, avec un taux de retou1· de 66 %.
20 La médiation culturelle

ment par Marie-Christine Bordeaux1, qui signe également plusieurs articles


sur le suj et 2 . La genèse du métier et ses applications, ses représentations et sa
description qualitative sont présentés très finement par l'auteur qui dévoile
aussi la grande pluralité des situations rencontrées sur le terrain. Nathalie
Montoya cible davantage encore son travail dans le domaine du spectacle
vivant, elle conduit une observation participante dans le milieu et réalise des
entretiens approfondis avec des médiateurs dans différents établissements 3 .
Elle montre notamment avec pertinence les ambivalences des actions mais
surtout en quoi la médiation revêt inévitablement une dimension politique
par les espoirs de libération qu'elle colporte 4 .
Aurélie Peyrin a consacré sa thèse à l'étude de la médiation dans le secteur
muséal, dont elle a tiré un ouvrage5. S'attachant à décrire les différentes déno-
minations des personnels accompagnant les publics - conférencier national,
guide-interprète national ou régional, animateur du patrimoine des villes et
pays d'art et d'histoire - elle dresse un panorama en demi-teinte sur la pas-
sion, les ambitions et les difficultés des professionnels aux statuts souvent
précaires, ame nés à s'investir dans le monde des musées. Peyrin tente égale-
ment une estimation des professionnels de la médiation, à partir de données
récoltées autour des années 2000. Le chiffre qu'elle obtient - un peu plus de
6 500 individus - reflète l'importance de la profession ; un chiffre qui a proba-
blement largement évolué à la hausse, sans pour autant donner de nombreux
gages de stabilité contractuelle.
Une étude conduite sur le plan européen, mais restreinte au champ de la
culture scientifique, a réuni six partenaires du milieu muséal au sein du pro-
jet PILOTS . Cette enquête a cherché à mieux définir les profils, les rôles et les
besoins des médiateurs des musées et centres de sciences européens. À la fois
qualitative, par la conduite d'entretiens de groupe et quantitative, avec une
enquête en ligne, elle a rassemblé des connaissances sur les pays participants
au dispositif, la France, l'Italie, la Belgique, la Slovénie et le Portugal, mais
également sur d'autres pays européens. Sans entrer ici dans les détails 6 , nous

1. Marie-Christine BORDEAUX, La médiation culturelh! dans les arts de la scène, thèse de doctorat, sous la
d irection de Jean Davallon, Université d'Avignon, 2003.
2. http ://www.culturepourtous.ca/forum/ 2008/PD F/11 _Bordeaux.pdf
3. Nathalie MoNTOYA, Médiateurs et dispositi{S de médiation culturelle: contribution à l'établissement d'une
grammaire d'action de la démocratisation de la culture, sous la direction de Bruno Péqu ignot, Sorbonne
Nouvelle, 2009 .
4. Nathalie MoNTOYA, «Constructio n et circulation d ' ethos politiques dans les dispositifs de mé-
diation culture lle» ( enq uête), Terrains & travaux, 2007 / 2, n° 13, p. 119-135. Téléchargeable su r :
http://www.cairn.info/ revue-terrain s-et-t rava ux-2007 -2-page-11 9 .htm. Voi r également Nathalie
MONTOYA, « Une théorie à l'œ uvre: la m édiation c u lturelle ou la« légitimité» en question », in Les
Arts moyens aujourd'hui, so us la direction de Florent Gaudez, Paris, L' Harmatta n , 2008.
S. Aurélie PEYRIN, ttre médiateur at1 musée. Sociologie d'un métier en trompe-l'œil, Paris, La Documenta-
tion frança ise, 201 O.
6. Olivier RICHARD et Sarah BARRETT, « Les Médiateurs scienti fiques en Europe: une diversité de
pratiques, une communauté de besoi ns », La Lettre de l'OC/M, n° 135, mai-juin 2011, p. 5-12.
Introduction 21

pouvons insister sur quelques points . L'étude montre d'abord une scission
entre deux univers, l'un constitué de médiateurs assumant cette fonction sur
une durée déterminée, un autre constitué d'emploi stable avec des média-
teurs installés dans cette fonction et donc logiquement plus âgés. La moitié
a moins de 30 ans contre 11 % des managers. La population des médiateurs
est également très féminine. Le constat ne surprendrait pas dans les musées
d'art, mais il faut remarquer que le champ de la cult u re scientifique est éga-
lement très féminisé puisque près d e 61 % sont des femmes. Plus de 50 % des
médiateurs interrogés détiennent au moins un master, ce qui relat e un niveau
de diplôme élevé au regard du niveau moyen de diplôme de la po pulation
européenne. Si les deux tiers disposent d'un c ursus en sciences au sens large,
un tiers ont effectué un parcours en sciences sociales ou humaines. Près de
80 % n'ont pas eu de formation spécifique à la communication scientifique.
On constate par conséquent que les formations à la m édiation ne sont pas
encore le lot commun d es professionnels qui l'exercent. Partout, il est re m ar-
qué que la polyvalence et l'adaptation constituent les deux critères fo nda-
mentaux qui qualifient le médiateur. Cette constatation est également faite
par Nathalie Montoya qui a étudié les médiateurs dans le champ du spectacle
vivant 1. Les auteurs des deux études remarquen t que tous se plaignent du
manque de reconnaissance de leur métier et des besoins de formations qui
y sont liées. Si un consensus existe dans la diversité des tâches et des fonc-
tions, c'est que tous au-delà d'un temps de conception éventuel, assument
une partie au moins de le ur temps de travail face au public dans la relation2•
Nous reviendrons plus en détail dans la seconde partie de l'ouvrage sur les
compétences n écessaires que ces différentes études identifient.
L'étude conduite par PILOTS (cf. Fig. 1) explore les représentations que
les acteurs concernés ont de le ur métier. En invitant les personnes interro-
gées, médiateurs ou managers à choisir parmi huit professions qui seraient
les plus proches du médiateur et en attribuant à chacune une note allant
de 0 à 5 selon de degré de proximité (0 étant le plus éloigné), l'étude cerne
aussi les influences sur lesquelles nous revie ndrons dans la première partie
de l'ouvrage. Notons que c'est d'abord un animateur qui apporte du plaisir,
mais c'es~ aussi un scientifique, un guide ou un enseignant, « voire un ar tiste,
si ce n'est un amuseur (entertainer) ». Inversemen t, il est plus éloigné de la
fonction de journaliste ou de manager. Si cette étude conduite, rappelons-le,
dans le champ de la culture scientifique devrait être élargie à l'ensemble des
champs d'intervention des médiateurs pour avoir valeur générale, il demeure
que l'on note que le médiateur doit concilier bien des exigences.

1. Nathalie MoNTOYA, « Médiatio n et médiateurs culturels: quelques pro blèmes de définitio n d a ns


la construction d' une activité professio nnelle » , Lien social et politiques, n ° 60, 2008, p. 25-35.
2. Vo ir aussi Marie THONON,« Les Figures des médiateurs humains », Médiations & médiateurs, MEi,
n ° 19, Paris, L'Harmattan, 2003.
22 La médiation culturelle

3,5

2,5

1,5

0,5

0
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Fig. 1. Selon vous, un médiateur doit aussi être ...


( S tout à fait d'accord/O pas du tout d'accord)

Source: étude Pilots 2010

Nous nous proposons d'explorer les dimensions de la médiation culturelle


dans une première partie en comprenant comment elles se sont construites
et quelles filiations les animent. Les postures du médiateur sont multiples et
s'entrecroisent, ces histoires mêlées constituent la trame d'une histoire riche
et complexe. Il nous faudra, avant de débuter cette démarche, nous interro-
ger sur la logique même de la médiation: qu'est-ce qui fait médiation ? Quelle
est sa nature? Et notamment, en quoi la médiation culturelle se distingue-t-
elle d'autres formes qui lui sont proches: l'art, le commissariat d'exposition, la
scénographie .. . À un niveau ou à un autre, nombreux sont ceux qui peuvent
se revendiquer comme médiateurs. Font-ils pour autant de la médiation
culturelle ?
Dans une seconde partie, nous tenterons de présenter un portrait plus
précis du métier, de ses débouchés et de ses formations, mais surtout des
outils principaux, savoirs théoriques ou pratiques, utilisés par le médiateur.
PARTIE 1

La médiation au sein
de la culture
Chapitre 1

La logique de la médiation

1
LA MÉDIATION SEMBLE AUJOURD HUI partout, dans tous les champs du
secteur culturel, voire dans tous les domaines de l'existence. Cela n'est pas
anodin. Le fait que l'on parle de médiation depuis maintenant vingt-cinq
ans, alors que l'on n'utilisait guère ce terme précédemment, est le signe de
quelque chose. Bien sûr, les effets de mode valorisent ou rejettent certains
mots comme des hochets, mais les raisons qui ont vu le développement
du terme « médiation » sont plus profondes. Le rapport que l'on entretient
avec la culture a en effet changé, que ce soit avec des œ uvres artistiques, des
connaissances historiques, un patrimoine, o u des savoirs scientifiques. Car la
médiation culturelle s'intéresse à tous ces domaines et à bien d'autres. Aussi
nous efforcerons-nous de ne pas la réduire aux seuls rapports à l'art, comme
il est trop courant de le faire.
Avant que de nous intéresser à ses origines et aux filiations qui la mo-
dèlent et la déterminent encore en partie, dans le chapitre 2 et à ses évo-
lutions actuelles dans le chapitre 3, nous nous proposons dans un premier
temps de déterminer ses contours et de les questionner avec ceux qui e n
interrogent les fondements . Il n'est rien de p lus stimulant pour l'esprit que les
empêcheurs de penser en rond. Écouter les arguments de ceux qui doutent
de l'intérêt de la médiation, c'est d'une certaine manière nous contraindre à
affûter nos raisonnements et à affiner nos analyses. Il n'est rien de plus stérile
que de s'enfermer clans les idées toutes faites, or c'est justement là ce que vise
la médiation: conduire tout un chacun à s'interroger et à clouter, à remettre
en question ses certitudes. Commençons donc par appliquer la méthode: et
si la médiation n'était qu'une chimère sans intérêt ?
La médiation fait partie de ces termes que l'on se plaît à dire polysémiques,
mots-valises qui attrapent un peu tout et dont il convient de décrypter et de
comprendre la genèse et les filiations. Au risque de ne rien comprendre, o n
ne peut foncer tête baissée et expliquer les métiers, les compétences, l'usage
de la médiation et ses supports, les formations qui y conduisent, aussi bien
que ses effets , sans passer par un travail de compréhension de ce qu'elle fi-
gure. li y a en effet beaucoup d'ambivalences et de raccourcis dans ce que
l'on désigne comme étant de la médiation ; il convient donc de déconstruire
les évidences avant que de prétendre donner des éclairages sur ce qu'elle est.
26 • La médiation culturelle

Et pour commencer, il nous faut réfuter le sens commun : la médiation ne


se résume pas à servir d'intermédiaire pour transférer un contenu d'un point
A à un point B, d'un émetteur à un récepteur. Elle ne vise pas à apporter des
informations sur un objet à un sujet destinataire, pas même à expliquer. C'est
là une vision limitée, et pour tout dire une méconnaissance de la médiation
culturelle. Celle-ci est beaucoup plus riche et à une portée plus fondamentale
que cela.

Qu'est-ce qui fait médiation?


Il n'est pas rare d'entendre un artiste ou une personne chargée d'en valori-
ser le travail prétendre que la m édiation est inutile. L'art comporterait, du
moment qu'il soit de bonne qualité, sa propre médiation. Une telle affirma-
tion est couramment véhiculée au théâtre, comme dans les arts plastiques.
Même si elle n'est pas formulée comme telle, cette question exprime un véri-
table clivage dans le milieu culturel : il y a ceux qui estiment comme allant de
soi qu'un établissement culturel doive disposer d'un nombre conséquent de
médiateurs po ur permettre aux différents publics de venir à la rencontre des
propositions artistiques, et de les accompagner sur ce chemin. Et il y a ceux
qui, certes, ne revendiquent pas leur absence, qui acceptent les médiateurs
« parce qu'il le faut bien » et que l'époque le veut, mais qui n'en pensent pas
moins. Ou du moins qui à l'occasion de problèmes budgétaires, estimeront
que s'il y a des choix à faire, l'art istique doit primer sur la mise en culture.
Au fil de la discussion, lors des débats et des échanges d'arguments, revient
vite ce scepticisme soudain mis en avant: est-il vraiment nécessaire de faire
de la médiation, d'y consacrer les maigres moyens dont on aurait bien be-
soin ailleurs? En période de stagnation économique, on se doute que de tels
choix sont cruciaux. C'est parce que ces questions se posent et se poseront
sans doute avec plus d'acuité encore demain qu'il faut prendre la mesure des
enjeux et des fondamentaux que la médiation recouvre. Car derrière la que-
relle factuelle d'embaucher ou non un médiateur, par exemple, ce sont des
co nceptions antagonistes de l'action culturelle, bref des visions du monde,
qui expliquent les positionnements des uns et des autres.
Avec des crédits à la baisse, le déchirement est fatal, chacun défendant son
pré carré. Et souvent dans ce cas, le poids des fausses évidences revient e n
force, les arguments simplistes gagnent du terrain. Pour ne pas y être piégé, il
importe d e bien comprendre les logiques suivies et donc d'analyser les argu-
ments.
La présence de la médiation culturelle dans les institutions est le résul-
tat d'une longue montée en puissance et qui, loin d'être évidente, résul te d e
convictions qui ont mis du temps à s'imposer. Prenons le cas des musées dont
les conservateurs ont longtemps soutenu que la présentation des œ uvres
La logique de la médiation 27

suffisait, et qui l'affirment parfois encore, notamment dans les centres d'art
contemporain. Il a fallu démontrer l'intérêt des services culturels, de leurs
actions, et même inscrire leur caractère obligatoire dans la « loi musée » de
2002, pour que progressivement les mentalités évoluent, que l'on consente à
y consacrer une partie d u budget. Il n'est pas rare encore que l'on préfère réa-
liser une énième acquisition, chef-d'œuvre dont on ne saurait se passer pour
compléter les collections, plutôt que de m iser sur le développement des ser-
vices au public. Après tout un musée, n'est-ce pas fait d'abord pour conserver
et acquérir, enrichir les collections? Ces explications ont constitué durant
longtemps le discours dominant, avant que puisse être admise la nécessité de
placer les publics au cœur des raisons d'être d'une institution. Entretenir un
patrimoine, soit, c'est utile, mais à quoi cela sert-il si personne ou bien peu
n'en profite ?
Le débat s'avère peut-être plus complexe encore dans le milieu du spec-
tacle vivant. On y o ppose moins le patrimoine, que seraient par exemple les
œ uvres du répertoire, que l'on ne convoque les art istes et la création contem-
poraine. Certes, on comprend qu'il faille développer toutes les facettes, s'em-
parer de toutes les possibilités, et si le service des publics sert le développe-
ment de l'institution en y faisant venir du monde, on souscrit volontiers à sa
présence. Mais dans ce cas on demande fréquemment alors à la médiation
de rester un service de relations avec le public, c'est-à-dire grosso modo de
faire de la com m unication culturelle. Ceci explique bien des ambiguïtés dans
les discussions et les échanges des acteurs au sein d'un lieu. Dès que l'étau se
resserre, que les crédits deviennent plus rares, ce que l'on a consenti à déve-
lopper devient moins évid ent, superfétatoire. Ainsi, entend-on des directeurs
de théâtre déclarer que « le culturel ça commence à bien fai re » et qu'il ne
faut pas grignoter la part consacrée à l'artistique. Si le théâtre existe, c'est
pour y recevoir et y produire des artistes. Et puis comme c'est la part noble
et avantageuse pour le directeur du lieu, comme l'acquisition d'œuvres l'est
pour le conservateur du musée, il est normal que beaucoup y souscrivent.
C'est d'autant plus vrai que sont placés à la tête des institutions des artistes,
comme c'est souvent le cas dans les scènes et théâtres nationaux, plutô t que
des animateurs.

Le travail artistique comme travai l de médiation


Le débat est d'autant plus complexe à saisir que l'o n ne peut opposer, si ce
n'est artificiellement les deux approches. Car bien évidemment la média-
tion est là pour prolonger, servir d'une certaine manière, approfo ndir le lien,
do nner des occasions d'échanges à partir des contenus. Ce qui ressort de
l'artistique n'est pas isolé sur une planète sans lien avec son enviro nnement,
l'art a besoin de réception pour exister, sans public que deviendrait-il? L'art
exprime le monde, il le concerne. Ce qui revient à dire que l'art communique;
28 La médiation culturelle

dès lors que n'a-t-il besoin d e commentaires? C'est en réduisant la média-


tion au seul rôle de commentaire ajouté à l'œuvre que l'on en vient à douter
de son utilité. La parole ajoutée devrait se faire modeste, quasi silencieuse,
minimaliste. « Les ceuvres d'art sont-elles fragiles au point de ne supporter
aucun excès de bruit autour d'elle?», demandait Philippe Coubetergues en
introduction d'un colloque sur le sujet'. Pour« ne pas parasiter les œ uvres »,
comme on l'a souvent entendu, on supporte du reste plus aisément la parole
que l'écrit. Encore faut-il que ces mots surajoutés soient placés le plus loin
possible, dans d es catalogues, des programmes, des espaces dédiés, et non
juxtaposés. Nous verrons plus loin que la médiation est pourtant bien autre
chose. Mais il est vrai que si l'on part du principe que l'artiste exprime ce qu'il
a à dire par son travail artistique, il doit suffire de le montrer pour emporter
ou non la conviction. Car l'œuvre, quelle qu'elle soit, ancienne ou contem-
poraine, bonne ou mauvaise, exprime quelque chose. Elle nous invite à un
regard singulier, et en convoquant notre propre regard, elle nous place ipso
facto dans un travail d'interprétation. C'est parce que l'on s'y confronte, d'une
certaine façon qu'on se l'approprie, qu'on élabore son propre discours sur
elle, que d'une certaine manière o n la finit. C'est le regardeur qui fait le ta-
bleau, selon la formule de Duchamp. Les sémiologues l'expriment autrement
aujourd' hui, mais l'on s'accorde sur le fait que l'œuvre existe par son public.
Dès lors, à quoi bon faire intervenir un médiateur en plus? Les discours feu-
trés redoutent la concurrence, les plus extrêmes dénoncent même les risques
de bavardage, de parasitage, de « pollution de l'œuvre ». Les tenants d e l'art
pour l'art s'annoncent.
Laissons parler les artistes! Écoutons ce qu'ils o nt à nous dire. Bien sûr. Si
l'artiste crée, c'est généralement qu'il a quelque chose à exprimer. Un désir
de traduire ce qu'il ressent plus ou moins confusément, avec plus ou moins
de précision et de clarté, et de manière plus ou moins convaincante. Peu im-
porte, l'artiste en s'exprimant traduit des visions, des idées, des ressentis. Il
entend parfo is se mettre au service de quelque chose, un idéal, une foi, une
conviction. Ainsi, durant longtemps, l'artiste servait le créateur divin, il en
était l'artisan pour en exprimer la gloire et la puissance. Il a pu également
obtenir les fave urs d'un commanditaire, prince, roi, seigneur, mécène dont il
exprimait la magnificence. Il s'est progressivement émancipé de ses tutelles
pour faire éclore son désir d'expression intérieure. Donner à ressentir sa vi-
sion de la nature, la musicalité intérieure qui l'animait, les tortures existen-
tielles ou les affres de sa psyché. Il couche sur le papier, il sculpte la matière,
il imprime dans la glaise, il trace un mouvement dans l'espace, il cherche à
trad uire ce qu'il ressent. Ce faisant, il apporte une vision singulière, et celle-ci
tro uve une portée d'autant plus universelle qu'elle fait écho et manifeste chez

1. in L'art peut-il se passer de commentaire(s) ?, Pa ris, Mac/Val , 2006 , p. 8 .


La logique de la médiation 29

ses semblables ce qu'ils ne parvenaient pas toujo urs à exprimer eux-mêm es,
qu'elle concrétise et incarne un même désir. Elle peut au contraire les éton-
ner, les surpren dre, les dérouter. Peu importe, l'art est multiforme et bien
des causes lui donnent sens et raisons d'être. Ce que nous voulons souligner
ici, sans nous y attarder davantage, car les exemples sont infinis, c'est que ce
faisant, l'art communique quelque chose. Il est donc lui-mêm e médiateur.
« La fonction de l'œuvre est aussi d'être médiatrice d'une idée, d'une vision
du monde, d'un point de vue», commente Serge Saada 1•
Faut-il dès lors ajouter de la médiation à la médiation ? Si l'art est média-
teur, s'il vise à nous transmettre des visions, des idéaux, des manières de se
représenter la vie, la nature ou notre quotidien, que n'est-il besoin d'y ajo uter
un complément ? C'est l'art lui-même, du moins son résultat, issu du travail
de l'artiste, qui suffit à faire médiation entre des visions du monde, la sienne
et les nôtres. Il faut rappeler cette évidence d'entrée de jeu. Le premier sys-
tème de médiati on est l'art lui-même. Et pour les sciences ? Si le débat est plus
complexe peut-être - en tous les cas il semble se poser différemment - nous
pouvons y retrouver les mêmes termes : ce que le scientifique décrypte est
une interprétati on du monde. Faut-il, est-il nécessaire d'y ajouter un inter-
médiaire, entre sa production et notre entendement? Si on comprend que
d'éventuelles tra ductions d'un langage savant ou de spécialistes, soient éven-
tuellement nécessaires, cela nous donne à penser que la métaphore puisse
être la même pour décoder les langages de l'artiste. Mais sans entrer de ce
pas clans ce débat, restons sur cette idée que l'art puisse parler directement et
sans intermédiaire, que n'est-il donc alors besoin de médiateurs? li suffit de
montrer, de donner les conditions de la monstration , de permettre au public
de s'y confronter et de ce fai t l'art porte ses messages.
Après tout, si l'art ne sombre pas dans l'ésotérisme, comme le langage du
savant peut le faire pour le profane, s'il évite l'hermétisme, il devrait se don-
ner de lui-même. N ul besoin de décodeur si l'artiste respecte ce que Jacques
Copeau déjà prescrivait à ses acteurs pour éviter une scission des publics2 . En
mariant deux esthétiques, la savante et la po pulaire, qui s'annulent ou s'enri-
chissent l'une l'autre, on se garde de devenir inaccessible et l'on maintient
des passerelles entre des publics que l'on pourrait perdre sans cela. Il serait
finalement de la responsabilité de l'artiste de demeurer accessible pour nous
épargner des nécessités d'une médiation pour le comprendre. D'autres dis-
cours partent du princi pe que c'est au public de faire des efforts pour se his-
ser à la compréhe nsion des démarches, qu'il est dans la nature de l'art d'offrir
des résistances et qu'il nécessite une volonté, un travail pour se l'ap proprier.
li ne saurait se donner aisément, au risque de sombrer dans le divertissement

1. Serge SAAoA, Et si on partageait la culture? Essai sur la médiation cult11re/le et le pote11tiel d11 spectate11r,
Toulouse , Ed. de l'Actribur, 2011, p. 87.
2. Voir Jean CAUNE, La Culture en actio11. De Vilar à La11g: le sens perdu, Gr·enoble, PUG, 1992, p. 80.
30 La m édiation culturelle

et la facilité. Cette peine et cette application contribuant au plaisir que l'on


éprouve en se surpassant. Cette vision plus élitiste - et un brin masochiste -
peut également être convoquée dans la dénégation envers la médiation.
Après tout, c'est au public de se donner du mal et de se montrer méritant.
Q ue l'on fasse porter la responsabilité sur l'artiste ou sur le public, il s'agit
bien d'exonérer l'établissement qui les met en rapport d'en faire davantage.
Une manière de dire que ce qui importe par-dessus tout, c'est la prestation
artistique, qu'elle existe, et qu'elle soit vouée à être comprise ou non sur le
moment, l'histoire jugera et retiendra le meilleur de l'art. L'art en s'exprimant
exprime le monde, et celui-ci doit le comprendre. Q u'il le fasse spontané-
ment et sans intermédiaire, voilà la figure idéale. La médiation qui s'y ajoute
est ainsi vécue comme une béquille, un supplément auquel on se soumet,
mais dont on aimerait idéalement se passer.
C'est ici que résident le problème et l'incompréhension. Dans ce schéma,
le sous-entendu porte sur le fait que la médiation est une sorte d'explication,
un mal nécessaire, une sorte d'ajout malgré tout à ce qui devrait se vivre sans.
D'où le fait que la médiation culturelle demeure dans nombre d'institutions,
et dans nombre de têtes des décideurs culturels, comme un complément, un
accessoire. Loin d'être placé au cœur de l'institution, lui donnant son sens
même, elle demeure un service auquel on consent et pourvoit si les moyens
en sont donnés. Elle permet de justifier de l'utilité publique de la structure,
mais elle n'intéresse guère. Au fond ce qui demeure la tâche noble et centrale,
reste l'artistique. C'est l'art qui exprime la profondeur, le reste demeurant un
ensemble de tâches à son service, visant à en permettre l'accès.
Il y a d ans ce débat, de manière récurrente et souvent inconsciente,
confusion entre deux registres : celui de la médiation esthétique et celui de
la médiation culturelle. Nous ne comprendrons rien aux enjeux si nous ne
précisons pas d'emblée ces deux registres, qui bien évidemment s'imbriquent
et se répondent, mais qui possèdent leur logique propre. Nombre d'écrits et
de discours sur la médiation ignorent ce premier point et mélangent allègre-
ment les données, rendant confuses et par cela dangereuses les conclusions
qui en résultent. Car bien évidemment en ne distinguant pas les objectifs de
l'une et de l'autre, leurs raisons intrinsèques et leur utilité, on court le risque
de faire disparaître l'une dans l'autre. C'est ce qui se passe lorsque l'on dénie
les fonctions de médiation sous prétexte que le créateur suffit à dire la vérité
de son œ uvre. La médiation culturelle disparaît au profit d'un unique acteur,
l'art, la création, l'œ uvre, c'est-à-dire la médiation esthétique. Il ne faut donc
pas s'y tromper, c'est partiellement par manque de compréhension et de ré-
flexion sur la chose, partiellement par visée stratégique que des directeurs de
structure confondent les deux! En le faisant, on s'épargne la difficile tâche de
mettre en place, de maintenir ou de soutenir ce qui ressort de la médiation
culturelle.
La logigue de la médiation 31

Il existe aussi, bien sûr, des raisons historiques. La médiation culturelle n'a
pris son autonomie, ne s'est émancipée que récemment au cours de l'histoire,
pour d iverses raisons que nous explorerons dans les second et troisième cha-
pitres. Durant longtemps, elle n'a guère existé, l'œuvre suffisant à faire sens.
Ce n'est pas tant que celle-ci soit devenue ésotérique, et qu'on ait désormais
besoin de l'expliquer, ce n'est pas non plus que le public ne dispose plus des
codes pour la comprendre, qu'il s'en trouve éloigné, qu'il ne la connaît pas
ou qu'il s'en désintéresse, mais ce sont toutes ces raisons ensemble et bien
d'autres qui plaident pour proposer une médiation particulière, dite média-
tion culturelle qui n'a même parfois aucun rapport avec l'œuvre elle- même.
Celle-ci n'est là que pour servir de support à d'autres développements et à
des occasions de partage que l'artiste ne soupçonnait pas. La médiation artis-
tique ne constitue qu'une bribe de ce que la médiation culturelle peut exploi-
ter et faire surgir, il y a bien d'autres raisons qui plaident pour son existence.
Prenons un exemple radical (mais tiré de faits réels) pour pointer les écarts.
Faire travailler un groupe de détenus avec un chorégraphe au sein d'un atelier et
les amener à voir quelques reproductions d'œuvres de Matisse et de Picasso évo-
quant le mouvement, ce n'est ni pour en faire des danseurs, ni pour leur asséner
quelques notions d'histoire de l'art. Cela engage d'autres dynamiques, qui sont
d'abord des effets générés dans leur intériorité même. Ce n'est pas pour qu'ils
cherchent à comprendre l'artiste, qu'ils s'approprient sa vision, pas même en vue
d'un quelconque travail de réinsertion sociale ou de volonté thérapeutique, c'est
seulement pour qu'ils puissent exprimer leur part d'humanité. Tout simplement.
Bien sûr la médiation pourra aussi s'attacher à expliquer, à démontrer,
à sensibiliser, à fa ire naître de nouveaux regards sur les propositions que
l'on présente, mais là n'est pas l'essentiel. Lorsque l'on fait lire un passage
de Francis Ponge ou de quelque auteur contemporain au sein d'un atelier
d'écriture, ce n'est ni pour expliquer un auteur, ni pour pousser les partici-
pants à mieux composer, pas même à les inspirer: il s'agit, par des moments
de respiration, de leur donner l'occasion de se confronter à d'autres regards
pour s'attacher à exprimer les leurs avec confiance. Prendre conscience que
d'autres s'autorisent une certaine parole, c'est reconnaître que chacun dans
sa singularité peut s'adonner à faire part de lui-même. Ainsi, le travail de
médiation se présente d'abord comme un travail de prise de confiance en ses
propres capacités, en s'accordant le temps d'aller à la rencontre des autres,
par le biais du travail d'un artiste comme par les relations que l'on peut alors
nouer avec les autres présents dans ce partage. Comme l'assure Victor Hugo
dans lëmulation des esprits, «écartons tout ce qui peut déconcerter les au-
daces et casser les ailes». Car « nous reviendrons encore sur cet encourage-
ment nécessaire, stimulation c'est presque création; oui, ces génies qu'on ne
dépasse point, on peut les égaler. Comment? En étant autre » 1•

1. Victor Huco , « L'Art et la science» in Livre troisième de William Shakespeare, Cercl e du biblio-
phi le, Paris , Jean-Ja cques Pauvert, 1963, p. 88.
32 La médiation culturelle

Les raisons de la médiation culturelle ne sont pas à chercher ailleurs


qu'en elles-mêmes. Il ne s'agit ni de consolider le lien social ou, comme on
l'a parfois entendu, d'être un moyen « de régulation sociale » 1, ni de faire des
bonnes actions ou de prétendre instruire et conduire des actions de démo-
cratisation culturelle. Tout cela et bien d'autres choses peuvent exister, ce
sont des résultantes de l'action - tant mieux si elles se manifestent. Ce qui
est visé est de permettre par l'action elle-même à des hommes et des femmes
de mieux s'appartenir en se saisissant d'une opportunité de confrontation à
eux-mêmes et aux autres, au travers d'un médium, par exemple une œuvre.
Finalement et contre toute attente, contrairement à ce qui est souvent écrit,
tout cela ne diffère pas sensiblement de la façon dont André Malraux imagi-
nait le rapport à l'art. On répète inlassablement que le ministre estimait que
le rapprochement suffisait et qu'il fallait d'abord favoriser celui-ci, pour que
la magie s'opère: qu'un rapport immanent s'impose. Sans doute n'était-il pas
contre l'explication, mais il estimait que c'était là un autre travail. Aussi lais-
sait-il à l'éducation le soin d'instruire pour comprendre, l'action du ministère
visait à « apprendre à aimer », à ressentir. Les tâches étaient alors réparties,
une complémentarité existait avec l'école, sans que celle-ci doive être niée.
Il allait de soi pour le ministre que l'école ayant fait son travail, le travail des
acteurs du champ culturel se devait d'être différent. Or, c'est cette complé-
mentarité qui pose problème à l'heure où la transformation du système sco-
laire n'apporte plus les clés pour comprendre, où l'éducation aux humanités
et aux classiques a disparu. Ce que n'a pas vu venir André Malraux, c'est la
nécessité d'apporter les bases que le monde académique désertait dans les
années mêmes où le ministère des Affaires culturelles était mis en place.
Nous avons donc vu se déployer les actions de médiations entendues
comme des actions d'explications et d 'accès aux œuvres. C'est la version com-
mune et rabaissée de la notion qui nous occupe: celle qui sévit un peu par-
tout et que l'on colporte comme une évidence. C'est pourtant là une version
travestie d'une approche plus complexe. Le médiateur n'est pas là pour jouer
au professeur, pour remplacer l'instituteur. Ces approches existent, nous y
reviendrons dan!> le chapitre suivant. Mais ce ne sont pas, à notre estime,
les plus intéressantes, car elles occultent ce que la médiation comporte de
force heuristique. Si Malraux se méfiait de trop d'empressement à intervenir
et à inscrire des intermédiaires entre l'œuvre et Je public, c'est qu'il voulait
privilégier les approches sensibles aux méthodes intellectuelles. Sans doute
ne voyait-il pas d'un œil très positif le fait de dispenser de fastidieuses expli-
cations techniques aux enfants des écoles venant au musée. En revanche, il
aurait sans doute davantage apprécié les rencontres telles qu'on les voit se dé-

1. Berna dette D uFRESNE, Michèle G ELLEREAU, « La Média tion culturelle, enje ux professionnels er po li-
tiques», in Hermès, n° 38, 2004, p. 203 .
La logiq ue de la médiation 33

rouler de nos jours, où des enfants expriment leur ressenti devant les œ uvres
dans des salles des musées d'art contemporain. Il y a là deux approches que
l'on ne peut confondre. L'une vise à l'explication, l'autre à l'explicitation.
L'œuvre constitue une occasion d'échanges et de paroles réinvesties par la
force de la rencontre avec l'art.
Il existe bien sûr un rapport de transcendance ch ez Malraux, partagé
par nombre de ses contemporains depuis que l'artiste s'est transformé au
x1xcsiècle en créateur-démiurge. Et puis se côtoient les ambivalences de
l'éducation populaire, les clivages politiques, les manières d'accompagner
les œuvres . Malraux ne croit pas au passage par l'action: là où les tenants
de l'éducation populaire parient sur les pratiques amateurs, le ministre en-
tend au contraire privilégier l'excellence et le professionnalisme. Apporter de
grandes œuvres doit suffire à emporter l'enthousiasm e, à déclencher l'admi-
ration et l'adhésion. Vision kantienne de la transcendance de l'art que l'on
peut contester en prenant conscience des démarches préalables, nécessaires
au surgissement même de la révélation. Certes, une œ uvre peut s'imposer
avec force et frapper l'individu comme l'éclair. Il est pourtant probable que
ce surgissement soudain soit le résultat d'un long travail de sensibilisation
inconsciente qui a permis de voir un jour ce que l'on n'aurait pas vu sans
cela. La sociologie de la culture montre combien les environnements, les ren-
contres, les socialisations invisibles, sont déterminantes dans le parcours des
individus. Que ce soit pour l'artiste ou pour l'esthète, pour l'amateur comme
pour celui qui devient un pratiquant culturel, des conditions sous-jacentes
expliquent le choc esthétique, les révélations, les conversions subites' . Le
fameux « je me suis fait tout seul », « j'ai toujours été habité de telle ou telle
passion » , que l'artiste se plaît régulièrement à asséner relève le plus souvent
de la mythologie.
Si l'on peut percevoir des prédispositions à la pratique, données sur les-
quelles nous reviendrons plus loin, retenons ici que la médiation culturelle
vise moins à expliquer le contenu des œ uvres, même si cela peut être aussi
et parfois le cas, qu'à instaurer un mode relationnel spécifique. Dès lors, et
dans l'absolu, le travail du médiateur ne vient pas en prolongement, comme
approfondissement ou comme explication de texte du travail de l'artiste, il se
situe ailleurs, pour produire fondamentalement autre chose. Il n e faut d onc
voir ni concurrence entre les moyens dévolus à l'artiste et les moyens dévolus
à la médiation culturelle, ni prolongement de l'un par l'autre, pas même com-
plémentarité. O n peut parler d'autonomie, dans la mesure où la médiation
culturelle vise à inscrire dans la vie, pour déployer d'autres possibles entre les
hommes et leur univers, des formes de constructions partagées où l'art lui-
même devient le moyen de médiation des modes de partage. Renversement

1. Pierre BouR01eu, « Qui a créé les créate urs? », in Questions de sociologie, Paris, Ed. de Minuit, 2002 .
34 La médiation culturel le

de perspectives qui permet d'inscrire l'art dans la vie et de rendre à l'artiste sa


place d'opérateur social et existentiel, selon qu'il est force agissante du point
de vue colleètif ou accomplissement d'une interrogation intérieure.

Lorsque la médiation esthétique


et la médiation culturelle fusionnent
Si nous avons dit précédemment qu'il convient de distinguer médiation es-
thétique, c'est-à-dire message porté par l'artiste au travers de sa création, et
médiation culturelle, c'est-à-dire effets générateurs de sens pour le public
par le réinvestissement possible des œuvres dans sa vie quotidienne, il est
des cas où se croisent ces deux dimensions, lorsque l'artiste se voit plus ou
moins contraint de jouer à la fois deux rôles, ou lorsqu'il les intègre dans sa
démarche. La convergence peut même aller jusqu'à la confusion, l'interre-
lation jusqu'à l'imbrication, J'indistinction des deux démarches. De tels cas
demeurent intéressants car ils posent une série de questions aux univers
respectifs de la médiation, esthétique et culturelle. Habituellement ces deux
univers sont assez systématiquement séparés: ce sont des acteurs différents
qui, s'ils peuvent être amenés à se rencontrer ne le font pas nécessairement.
C'est évidemment le cas pour l'art classique, quand un médiateur s'empare
de Rembrandt ou de Cervantes, l'artiste et le médiateur sont par la force des
choses deux personnes distinctes, mais ce peut l'être aussi pour des auteurs
ou des artistes contemporains. Le cloisonnement demeure, dans ces situa-
tions, assez étanche.
Il est évidemment compréhensible et tout à fait respectable qu'il en soit
ainsi. Tout artiste n'a pas vocation à rencontrer le public, et l'on peut très bien
concevoir que l'artiste soit habité par son art, possédé par ce qu'il a à dire et
qu'il n'ait cure ou peu d'entrain à en assurer la livraison. Non pas qu'il se dé-
sintéresse de la manière dont son époque le perçoit et l'accueille, mais parce
qu'il n'a pas le goût de mettre lui-même son art en débat. Ainsi emporté par
ses élans, il peut produire au travers de ses voyages, dans l'atmosphère de son
atelier, dans la solitude où dans le brouhaha du monde. Son in spiration peut
provenir de ses rencontres, de ses pérégrinations et de ses partages avec les
contemporains, sans que pour autant, une fois son travail de création ache-
vée, il souhaite venir en détailler les raisons ou les motivations.
On connaît, malgré la société de communication exacerbée, de tels artistes
qui refusent les interviews, les rencontres ou les confrontations. D'autres s'y
prêtent de plus ou moins bonne grâce, mais sans que cela ne vienne construire
ou achever un travail de création, il y a juste là, à leurs yeux, un prolongemen t
plus ou moins consenti. Il est même des artistes pour qui ce travail devient
fastidieux. On sait combien certains écrivains s'adonnent sans excès de zèle
à des interviews par devoir envers leur éditeur (les contrats faisant figurer
désormais les actions de valorisation et de communication comme des obli-
La logiqu e de la médiation 35

gation~). Les acteurs de cinéma, pourtant plus habitués aux caméras, peuvent
se sentir dans de mêmes dispositions. Les comédiens de théâtre se plaignent
également, parfois, de ces exercices imposés qui les conduisent devant des
classes de scolaires ou à des rencontres avec « leur » public. En les forçant
à devenir des médiateurs culturels, pour des raisons internes aux établisse-
ments qui les reçoivent, sont générés des résultats plus ou moins heureux.
Surtout, l'artiste a vocation à accomplir ce pour quoi il se met au service, le
plus souvent de son art. Si la médiation esthétique est son domaine, celui de
Ja médiation culturelle ne l'est pas nécessairement. C'est tout à fait son droit
que l'on devrait avant tout respecter.
Pour d'autres sensibilités artistiques en revanche, l'intérêt pour la média-
tion culturelle est tel que l'artiste l'intègre peu ou prou au sein de sa démarche
artistique. Si bien que viennent à fusionner les deux m édiations, puisque
c'est le sens même de la création proposée que de travailler à l'interface avec
des publics. La chose n'est pas anecdotique, elle est même de plus en plus
courante, et ce de manière transversale dans les différentes disciplines artis -
tiques. Se pose alors avec intérêt la question de la place du médiateur. Si l'art
peut être perçu comme force agissante, ce n'est pas dans ses effets générés,
après coup au travers de l'appropriation par la personne qui se confronte au
résultat de la production artistique, mais parce qu'il se prête au jeu de par-
ticiper et de porter son concours à la performance artistique elle-même. S'il
faut toujours un public pour que l'art vive, il est ici nécessaire à sa production
même. En enrôlant l'individu auquel il s'adresse dans le processus de créa-
tion, l'artiste oblige l'implication et crée les conditions d'u ne réception qui est
inséparable de la production des fo rmes.
Dans les arts plastiques, Nicolas Bourriaud a nommé art relationnel, cette
approche qu'il a eu le m érite de repérer comme phénomène artistique autant
que comme phénomène social. Nombreux sont les artistes qui, par leur pro-
duction interactive, impliq uent ainsi le visiteur. Sans implication, pas d'œuvre ..
L'art contemporain en fournit des exemples probants. Esthétique de l'interhu-
main, de la rencontre et de la proximité, il ne s'agit pas seulem ent de travailler
les formes et d'interroger les tenants de la société de communication, il s'agit
d'inscrire l'art dans la vie pour refuser les clivages et les coupures. Refusant
la production artistique pour des consommateurs, il s'agit de développer des
espaces convivia u x de branchements et de mises en relations. Façon de re-
mettre en question les espaces marchands, y compris dans le domaine de l'art,
il convient d'explorer la pratique artistique comme un terrain d'expérimenta-
tions sociales, les œuvres comme« autant d'utopies de proximité » 1•

1· Nicolas B o uRRIAUD, Esthétique relationnelle, Dijon, Les Presses du réel, 2001, p. 1O. Voir· a ussi Paul
A RDENNE,Un art contextuel: création artistique en milieu urbain, en situation, d'intervention, de participation,
Pans, Flammarion, 2009.
36 Â La médiation culturelle

Ce qui se joue dans ces nouvelles formes d'art, consiste moins à placer
un spectateur face à une proposition qu'à installer le spectateur au centre de
celle-ci. Le voici ainsi mené à occuper le cœur du processus créatif par ses
actions et ses interactions, à comprendre l'art par la manière de se l'appro-
prier et de le partager. Œuvre qui disparaît quand les visiteurs en emportent
chacun un morceau, comme ces affiches de Felix Gonzalez-Torres, œ uvre qui
se concrétise au contraire parce que les visiteurs y apportent leur contribu-
tion. Transformation, mutation, métamorphose de ces œuvres qui se modi-
fient au grès des interactions avec elles. Installations d'art vidéo où le visiteur
devient joueur-acteur, performance où il devient voyeur et parfois impliqué
physiquement. C'est la coprésence et la collaboration pour une coconstruc-
tion avec l'artiste, mais aussi avec les autres participants, dans l'instant même
ou dans la durée, qui fournit à l'œuvre sa raison d'être. Inutile de multiplier
les exemples, l'aura des œuvres d'art s'est déplacée vers son public, remarque
Nicolas Bourriaud.
En passant de la production à la mise en avant des processus de création,
puis de l'étude à l'expérimentation, les pratiques artistiques se sont dépla-
cées également de l'expérimentation par l'artiste, via des performances par
exemple, à la sollicitation et à l'implication du spectateur, pour participer à
l'actualisation de l'œuvre, voire à sa construction. Que le regardeur bouge,
danse, interagisse, pénètre dans l'œuvre pour lui donner forme, pour la faire
vivre, pour la créer même, et c'est la relation même scindée entre production
et réception qui se voit réinventée. Un bel exemple est offert par les vête-
ments collectifs de Lucy Orta 1. L'artiste compose des tenues qui ne prennent
sens que parce qu'elles sont habitées et que des participants se prêtent au jeu
d'une déambulation commune. Avec des vêtements qui relient les individus
en un seul corps s'imposent évidemment toutes les métaphores sur les effets
de reliance (pour reprendre l'expression du sociologue Marcel Balle de BaF)
et de corps social noué par un cordon ombilical. Les unités peuvent du reste
se lier et se délier au moyen de fermeture éclairs qui laissent au vêtement
collectif la capacité d'être potentiellement infini.
Citons dans un autre style, cette création placée en espace public, au cœur
de Montréal, de Melissa Mongiat et Mouna Andraos, œuvre interactive so-
nore composée de 21 balançoires qui ne délivrent leur musique qu'à la condi-
tion que des passants s'adonnent à faire de la balançoire! À la manière des
cadavres exquis on peut également évoquer ces créations qui se construisent
par l'apport successif des participants, par des petits mots ajoutés, comme
Ben l'a proposé en gare de La Part Dieu avec le musée d'art contemporain de
Lyon. À la Nef du Grand Palais pour la 28e édition des journées européennes

1. Lucy ÜRTA, Process oftransformation, Paris, Jean-M ichel Place, 1998.


2. Maf'cel B OLLE DE B AL, Voyages au cœurdes sciences humaines. Reliance et théories, Paris, L'Hat·matta n,
1996.
La logique de la médiation 37

du patrimoine, dédiées en 2011 au thème du voyage, les visiteurs partici-


paient à une installatio n de l'artiste Yann Toma en pédalant sur des centaines
de vélos équipés de dynamos qui éclairent des ampoules géantes. L'artiste
leur proposait de faire ainsi l'expérience d'une nouvelle relation à la produc-
tion et à la consommation d'énergie, où chacun devient un véritable produc-
teur d'énergie de l'œ uvre. Arrêtons là les exemples, innombrables dans les
productions de l'art contemporain.
Il nous faut cependant encore souligner le rôle des créations multimédias,
qui offrent des possibilités sans limites, comme l'a rappelé Edmond Couchot
par sa pratique artistique autant que par ses analyses 1• Son dispositif réa-
lisé en collaboration avec Michel Bret intitulé « Je sème à tout vent » en est
une illustration: avec son souffle le spectateur agit en temps réel sur l'image
et la fait vivre indéfiniment. Les applications sur smartphone, les envois via
internet, les accumulations de données pour produire des fresques évolu-
tives, chaque événement du type de Nuit blanche en fournit son lot. Un seul
exemple avec le nuage de mots d'Isabelle Bronté en 2007, œuvre de social
computing, construction collective via son téléphone portable. Les partici-
pants répondent à des questions qui défilent sur un écran géant et chacun par
une réponse SMS constitue l'espace des données. Une composition s'actua-
lise en fonction de l'occurrence des mots pour constituer un tag géant . Des
images viennent compléter le tableau évolutif.
On retrouve une tendance similaire dans le champ du spectacle vivant, et
particulièrement celui des arts de la rue. De nombreux artistes intègrent des
habitants dans la trame de leur spectacle, en les interviewant, mais aussi en les
impliquant dans le jeu d'acteur. Certaines compagnies ont pu ainsi conduire
des actions probantes et très engagées, depuis le Palace à Loyer Modéré qui
transforme un HLM de Marseille en hôtel de grand luxe le temps d'un week-
end sous la férule de la compagnie Ilotopie, à la compagnie Oposito qui prépare
et entraîne des centaines de figurants, habitants locaux, dans des déambula-
tions forcenées 2 . On pourrait aussi évoquer les compagnies Deuxième groupe
d'intervention, Opéra Pagai, Théâtre de !'Unité, to utes passées maîtres, cha-
cune dans leur genre, pour concilier action artistique et implication des spec-
tateurs. C'est même là un ressort fondateur des arts de la rue qui renouvelle le
traditionnel face-à-face scène/ salle en abattant le quatrième mur.
Parce qu'elles sortent des institutions et s'engagent hors les murs, inves-
tissent l'espace public, ces approches artistiques sont plus que d'autres peut-
être conduites à brouiller les frontières, à mélanger les genres. Il s'agit bien
évidemment des effets recherchés. La revue Cassandre rend régulièrement
compte de beaucoup de démarches en ce sens, car c'est une façon de revi-

1. Edmond CoucHoT, L'Art numérique. Comment la technologie vient au monde de l'art, Paris, Flamma-
rion, 2003, en colla boration avec Norbert H 1LLA1RE. Réédition en 2005, collection «Champs».
2. Bertrand D1CALE et Anne G oNON, Oposito. L'art de la tribulation urbaine, Paris, L'Emretem ps, 2 009.
38 La médiation culturelle

taliser à la fois l'action culturelle et l'engagement ar tistique 1• Nous pouvons


convenir que cette action dans les interstices permet de revigorer un sens
qualifié de perdu ou du moins en péril de l'action publique en matière de
politique culturelle. Ce n'est sans doute pas un hasard si ces formes se multi-
plient, qu'elles motivent à la fois les artistes et ceux qui s'adonnent aux expé-
riences proposées, elles transforment ainsi le rapport à l'art et aux artistes
dans la vie quotidienne. Se pose alors la question de la place du médiateur
culturel qui vient au mieux accompagner et coordonner des opérations dans
lesquelles l'artiste est doublement médiateur2 .
Travail culturel et approche sociale, qui ont trop souvent été séparés, se
voient par cette dynamique profondément réinvestis. L'artiste assume le fait
de se revendiquer à la fois comme un acteur culturel et un acteur social qui
par son travail même propose de réinvestir des dynamiques de transforma-
tion et de mises en relation ·au sein d'une communauté donnée. Dans ce cas,
le médiateur, s'il est présent, se présente davantage com1ne un coordonna-
teur, un facilitateur, qu'un relais de l'artiste qui procède de lui-même, pleine-
ment autonome à susciter l'implication des usagers d'un art inventé et pro-
duit ensemble. Mais l'artiste peut aussi se confondre avec l'animateur culturel
et social voire dans une certaine mesure mettre en péril sa position d'artiste.
Si elles sont particulièrement riches de potentiel humain, et qu'elles occupent
une part importante des démarches artistiques aujourd'hui, de telles formes
ne peuvent toutefois totaliser l'ensemble des possibles.
Dans ces exemples, la production même de l'œuvre n'existe pas sans
ses destinataires. Elle peut parfois se passer de l'artiste. Que serait l'action
conduite par l'association OSE, en hommage à Ben, sous forme dejlashmob
proposée le 29 mai 2010 place des Terreaux à Lyon en complicité avec le mu-
sée d'art contemporain de Lyon, sans les participants? Près de 300 personnes
se sont donné rendez-vous ce jour là pour balayer ensemble de la place pu-
blique de milliers de tracts:i. S'agit-il d'une œuvre, d'une performance, d'une
action culturelle collective? Car les limites deviennent alors floues entre
l'œuvre signée et celle produite collectivement, voire avec quelque chose
qui .ressemble davantage à une médiation culturelle ou une action culturelle.
Quand Thomas Hirschhorn propose le musée précaire d'Albinet4 et qu'il tra-
vaille avec un groupe de jeunes habitants de la banlieue parisienne à réaliser
une exposition décentralisée du centre Pompidou à Aubervilliers, doit-on
parler d'une œuvre de Hirschhorn ou d'un travail de médiation? En réalité

1. Voir 10 ans d'action artistiqlle avec la revlle Cassandre, 1995-2005, Cassandre, 2006.
2. Voir la tabl e ronde à ce sujet dans Entre2. La médiation à l'œuvre. Rencontres internationales. PratiqL1es
de médiation en art contemporain . Musée MAC's Grand Hornu Images, 25-28 mars 2004, p . 45-79 .
3 . http ://www.mac-lyon.com/ mac/ sections/ fr/ publics/ rendez-vous/archives/ 201 O/ flash mob
4. T homas H1RSCHHORN, Le Mllsée précaire d'Albinet, Paris, Ed . Xavier Barral, 2005.
La logigue de la médiation 39

la médiation esthétique et la médiation culturelle se confondent dans de tels


cas limites.

Le travail du programmateur
ou du commissaire, travail de médiateur?
L'expérience de Thomas Hirschhorn pour le musée précaire d'Albinet nous
permet d'aborder la question complexe du travail du concepteur de contenu.
Que ce soit comme dans ce cas le rôle du commissaire d'exposition ou dans
les formes qui peuvent s'y appa renter dans d'autres champs culturels, celui du
programmateur - notamment pour le spectacle vivant - n'a-t-on pas affaire
là aussi à des formes de médiation ? Il n'est d'ailleurs pas rare que l'on utilise le
terme de médiateur pour désigner ceux et celles qui, à l'interface avec l'artis-
tique, conçoivent les contenus d'une programmation culturelle 1• Dans cette
perspective, Harald Szeemann ou Pontus Hulten pour l'art contemporain,
Jacques Copeau ou Jean Vilar pour le théâtre, font figure de médiateurs pion-
niers, pour leur rôle de sélectio n des œuvres et des artistes, de metteurs en
scène, d'organisateurs d'expositions ou de festivals. Et parfois - dans le cas de
Szeemann ou de Jean-Louis Barrault par exemple - avec un intérêt très relatif
pour le public. Directeur de structure, commissaire ou curator d'exposition,
ils font des choix de sélection parmi une offre artistique et les proposent au
sein d'un espace à des publics potentiels. Ils ne s'inscrivent pourtant pas en
face à face avec le public, où assez rarement, seulement pour des activités
de représentation et de communication lorsqu'un ministre ou un journaliste
rend par exemple visite à la structure. Ils occupent en revanche, de toute évi-
dence, une position particulière dans le champ culturel, et ne sont pas assimi-
lables à ceux que l'on désigne habituellement comme des médiateurs cultu-
rels. Ce qui ne signifie pas qu'un certain nombre de personnes ne puissent
passer d'un champ à l'autre, par exemple d'activités dédiées au service des
publics à la sphère de la programmation.
Le fait que les mêmes mots désignent des activités et des positions dif-
férentes dans le champ de la culture peut s'avérer fâcheux pour la bonne
compréhension et la clarté des fonctions, mais ce fait n'est ni anodin ni
une conjoncture hasardeuse. Un certain nombre d'éléments historiques
expliquent cette double appellation. D'une part, la médiation culturelle
constitue en quelque sorte l'autonomisation d'une fonction assumée durant
longtemps par une même et seule personne; d'autre part, le travail de pro-
gram.mation lui-même comporte fatalement des aspects de communication
partagés avec le médiateur culturel. « Le concept de médiation, qui se subs-
titue maintenant à celui de communicatio n, le prolonge naturellement. Il le

1· Art, médiation, société. Médiateurs culturels: témoignages et investigations en France, Dijon, Les Presses
du réel, 1996.
40 • La médiation cu lture lle

renouvelle et en élargit la portée pour mieux le perpétuer», écrit Bernard


Schiele 1 . Pour être plus précis disons que nous avons affaire à chaque fo is
à des missions de communication, mais qu'elles ne se situent pas au même
endroit, dans le même cadre, et ne partagent par les mêmes moyens ni les
mêmes objectifs. Le travail du concepteur de programmation est tourné vers
les contenus qu'il entend rendre accessible à des publics dont il est censé
se soucier, peu ou prou. Refusant d'asservir les contenus, en particulier aux
règles de l'audimat, il regarde essentiellement du côté de la production, des
œ uvres si l'on parle de l'ar tistique, où des savoirs s'il l'on se place dans le
champ scientifique. On peut convenir de nommer « médiation artistique »2
cette fonction de « passeur de l'œ uvre auprès des publics »:i.
Dans un certain nombre de cas, un tel travail s'accompagne d'un réel souci
de participation du public, parfois à grande échelle. Citons pour exemple le
cas de médiateurs artistiques qui, par leur action de programmation, se sont
rendus célèbres. Ils prennent bien évidemment en compte l'impact de leur
programmation sur les publics, parfois pour impulser une véritable liesse
populaire, constituer un engouement, engager des dyna miques culturelles
festives. Ils ont alors l'écoute attentive et bienveillante des élus qui recon-
naissent dans les événements mis en place des formes de démocratisation
culturelle et des nouvelles formes de partage. On peut penser au travail de
Didier Fusiller avec la mise en place de Lille 3 000 qui a succédé à Lille 2004,
capitale européenne de la culture. Sur Lille, mais' aussi par effet de conta-
mination sur l'ensemble du territoire du Nord Pas de Calais, voire sur la
Belgique voisine, la culture constitue un lieu de rassemblement et d'effusio n
collective par une programmation à la fois exigeante et populaire. Ce travail
d'envergure se décline dans différents champs disciplinaires, arts plastiques,
musiques, théâtre, danse et plus largement l'ensemble du spectacle vivant et
des arts hybrides.
Plus porté sur la communicatio n et peut-être moins sur l'action culturelle
de proximité, mais tout aussi remarquable par ses effets, est le travail conduit
par Jean Blaise sur Nantes. Si le Lieu Unique est devenu un endroit déclen-
cheur et remarqué par sa programmation, ce sont des manifestations comme
Estuaire, avec le travail de créations contemporaines essaimant de Nantes
à St-Nazaire, avec ses espaces récréatifs, une structure fédératrice comme

1. Bernard SCHIELE, Le Musée des sciences. Montée d11 modèle com111unication11el et recomposition du champ
muséal, Paris, L'Harmattan, 2001, p. 93.
2. Elisabeth CAILLET et Daniel JACOBI proposent p our leur part le term e de médiation indirecte pour
qual ifie r les inte1·ve ntio ns des institution s, d es procédu res et des acteurs qu i accompagnent le
projet artistiqu e et de médiati on active les types d 'intervention en di rection des différentes caté-
go ries de pub lics. « Les Médiations de l'art contemporain», Culture et Mi1sées, n° 3, Arles, Actes
Sud, 2004, p. 20.
3. Jean CALINE, La Démocratisation cult11relle, 1111e médiation à bout de souffle, Grenoble, PUG, 2006,
p. 134.
La logique de la méd iation 41

le Voyage à Nantes, qui construit un véritable parc culturel récréatif avec


les machines de François Delarozière et en back office le travail de la com-
pagnie d'arts de rue Royal de Luxe. Les Folles journées, sous la direction de
René Martin, m ettant la musique classique à portée de chacun, prolongent
autrement ce travail. En embrasant la ville, en lui donnant des rendez-vous
réguliers, en impulsant une vision festive et conviviale aux événements, ces
programmateurs transforment le rapport à la culture. En s'intitulant parfois
médiateur, ils entendent aussi affirmer ce trait d'union qu'ils entendent faire
entre les artistes et le public.
Les grands événements culturels tels que la fête des Lumières à Lyon, les
biennales d'art contemporain ou de la danse dans la même ville, les capitales
européennes de la culture, les Nuits blanches à Paris et dans les multiples
cités où elles essaiment désormais de par le monde, sont ainsi à chaque fois
placés sous le haut patronage d'un chef d'orchestre qui impulse des directions
artistiques et met en mouvement un territoire. Travail mariant les ingré-
dients artistiques, culturels et de communication, ce sont des alchimies plus
ou moins heureuses entre divers impératifs, donc les raisons économiques
et financières, mais aussi touristiques, symboliques en termes d'image et de
renommée, d'attractivité et d'affirmation identitaire qui doivent être prises
en compte. En donnant une fierté aux habitants d'y résider, mais aussi une
convivialité à ces événements, une occasion de fêtes et de partages, il s'agit de
rassembler largement la populatio n d'un territoire. Travail d'intermédiaire et
de conciliateur, ceJui qui a la charge de tels événements doit savoir composer
et construire des synergies collectives.
No us pourrions et devrions évidemment en citer bien d'autres, moins ré-
gulièrement mis en avant sur le plan médiatique peut être, ou assumant un
travail plus ciblé, moins transversal sur le plan disci plinaire, mais qui vise éga-
lement à rendre accessible une programmation artistique exigeante. Certains,
beaucoup plus élitistes, semblent se soucier comme d'une guigne de laques-
tion des publics. Toutefois, dans l'art contemporain également 1, les activistes
artistiques réfléchissent à leur activité de passeurs, notamment au sein de l'as-
sociation C-E-A, Commissaires d'exposition associés, créée en 2007. Disons
que l'on réserve ce terme de médiateur le plus souvent aux grands noms qui
occupent le devant de la scène parce qu'ils proposent des manifestations d'en-
vergure. Fondamentalement leur travail ne diffère pas de l'ensemble des pro-
grammateurs œuvrant ici où là. Tout au plus constituent-ils des super-pro-
grammateurs, supervisant des équipes dans lesquelles plusieurs programma-
teurs travaillent. C'est le cas de Didier Fusiller ou de jean Blaise, comme d'un
Emmanuel Demarcy-Mota au Festival d'Automne, Hortense Archambault et

1. Voir les exemples d ans Sylvie l..ACERTE, La Médiation en art contemporain, Trois-Rivières, Ed. d' Art le
Sabord, 2007.
42 La médiation cu lturelle

Vincent Bauclriller au Festival d'Avignon, Bernard Foccroulle au Festival d'Art


Lyrique d'Aix en Provence, Thierry Raspail aux biennales de Lyon, Jean-Marie
Songy pour différents festivals d'arts de la rue ...
En opérant le choix de telle ou telle orientation de leur programmation,
en programmant tel artiste plutôt que tel autre, des choix de communica-
tion culturelle, au sens fort du terme, de médiation sont assumés. Ce po-
sitionnement de médiateur artistique existe au cœur même de tout travail
de conception. Si la programmation est un travail de conception, le métier
de commissaire d'exposition s'avère assez emblématique également. Durant
longtemps, l'institution muséale n'a pas ressenti le besoin de s'adjoindre des
services de médiation culturelle clairement identifiés en son sein, justement
parce que la médiation était assumée par le concepteur de l'exposition lui-
même. En faisant le choix de sélectionner telle ou telle œuvre, de la placer
de telle manière en la juxtaposant à telle autre, et en dessinant tel ou tel par-
cours dans l'espace que le visiteur est censé suivre, s'opère déjà des mises en
discours, un accompagnement et une transmission. Ce sont ces orientations,
ces découpages, par exemple en zones thématiques, en écoles artistiques, en
aires géographiques, qui ont durant longtemps suffit à faire médiation. Le
choix du concepteur du lieu permettait au visiteur de se repérer, de s'orienter
et de comprendre. L'histoire de la muséologie rend compte de tels débats
passionnés des conservateurs pour la présentation des collections 1•
Le concepteur de l'exposition se présente donc comme une autre figure du
médiateur. Le premier demeurant, on l'a dit, l'artiste qui exprime et traduit
sa vision. Il le fait dans une œuvre ou un ensemble d'œuvres. Le second choi-
sit, sélectionne, présente, et donc cadre, découpe, rapproche, offre un point
de vue. Il organise à partir de matériaux hétéroclites une vision construite.
Ce travail est censé permettre au visiteur de se repérer et lui faciliter une
lecture du thème traité. Il est habituel de définir le travail du concepteur de
contenu d'une exposition comme du ressort du muséographe, qui est pour
cette raison parfois appelé médiateur de contenus. Le terme est intéressant:
il dit combien cette activité constitue déjà, en soi, une activité de communi-
cation. Le concepteur <l'une exposition à caractère scientifique par exemple,
choisit un thème, des sous-thèmes, rend compte de faits et de propos, rédige
des textes expliquant les développements privilégiés. Il fait donc œuvre de
médiateur, c'est là un métier particulier, que l'on désigne parfois, selon les
champs d'exercice et les institutions par curator, commissaire, chargé de pro-
jet, médiateur de contenus, bref muséographe. C'est là un travail de média-
tion, si on qualifie cette médiation de médiation de contenus ou de médiation
artistique. Bien qu'ayant des liens, c'est donc une activité différente de ce que

1. André DESVALLEES ec François M AIRESSE , so us la direccio n de , Dictionnaire Encyclopédique de muséolo-


gie, Pari s, Arm a nd Colin , 2011.
La logique de la médiat ion 43

l'on nomme la m édiation culturelle, et qui ne s'inscrit pas au centre des pré-
occupations de cet ouvrage.
Pour nous résumer, nous pouvons convenir que tous les ac teurs du mi-
lieu culturel fo nt œ uvre de médiation, dan s d es postures et des missions dif-
férentes. Ainsi, ce que l'on a nommé la sociologie de la m édiation montre
combien la vision de l'artiste et de l'œuvre allant à la rencontre du public est
mystificatrice. En réalité, que ce soit du côté de la produc tion ou du côté des
conditions de réception, les « mondes de l'art » 1 et de la culture sont com-
posés d'une multitude d'intermédiaires qui en permettent l'existence. La
promotion, la distribution e t la diffusion, la valorisation, l'interprétation, la
critique, mais aussi la réception au travers des modes de partage que cela
implique, sont autant de lieu x où la médiation se décline de manière diffé-
rente. Les médiations techniques y ont le ur place au travers des institutions
et champ d'expression (salons, biennales, festivals, etc .). C'est à la description
de la complexité de «ces chaînes d'intermédiaires » que se sont attachés par
exemple Antoine Hennion pour la musique, Gérard Mauger pour le livre,
Raymonde Moulin pour le marché de l'art, Nathalie Heinich po ur les arts
plastiques .. .2 A l'illusion de l'immédiateté s'impose la compréhensio n d es
réseaux de médiations multiples, successives et complém entaires nécessaires
à l'existence du champ de l'art et de la culture.

Le lieu médiateur
Nous avons évoqué ci-dessus la mise en forme des contenus comme une acti-
vité de m édiat ion, puisqu'il s'agit de faciliter les compréhensions d'un dis-
cours construit. Nous avons dit aussi que le parcours défini par la trame du
scénario d'exposition nécessitait des choix de mise en a rticulation des conte-
nus. Le parcours se situe d ans l'espace, e t là aussi nous pouvons qualifier la
traduc tion spatiale, sa valorisation formelle comme participant de la compré-
he nsion globale des messages. Ainsi, le scénographe qui valorise physique-
me nt, visuellem ent, sensoriellem ent, qui transforme le scénario prédéfini au
sein du programme muséographique en espace dans lequel le visite ur pourra
vivre une expérience de visite et comprendre le propos, ce scénographe peut
être considéré comme un m édiateur de formes . Car il est vi·ai que son activité
participe, lorsqu'elle est bien conduite, à mieu x faire percevoir les messages
qu'ils soient intellectuels, sensoriels, ém otio nnels que l'é quipe de conception
entend valoriser. Le scén ographe d'un spectacle vivant ou d'une exposition ne

1. Howard BECKER, Les Mondes de l'art, Paris, Flammarion, 2006.


2. Antoine HENNION, La Passion musicale. Une sociologie de la médiation, Paris, Mécailié, 19?3. Gérard
MAUGER, avec Claude PouAK ec Bernard PuoAL, Histoires de lecteurs, réédition, Broissieux, Edicion s du
Croquanc, Coll.« Champ social>>, 2010 (1" édicion 1999, Édicions Nachan). Raymonde MouuN,
L'artiste, l'institution et le marché, Paris, Flammarion, 1992. Nachalie HEINICH, Le Triple jeu de l'art
contemporain. Sociologie des arts plastiques, Paris, Minuit, Paris, 1998.
44 La m éd iation cu lt urelle

se présente pas com me un sim ple décorateur, il est le porteur, à son échelle,
de la com préhension et de l'accessibilité aux contenus.
Ce qui est vrai de la conception scénographique peut être étendu et com-
pris de m anière plus générale, car c'est le lieu même qui devient le premier
dispositif permettant l'accueil du public. La réflexion qui préside à la créatio n
d'un lieu culturel doit d'abord s'intéresser aux conditions par lesquelles le
public va prend re connaissance de l'existence du lieu, l'identifier, y accéder,
s'y trouver à son aise et l'utiliser. Bref, la réflexion architecturale s'impose
d'emblée. L'architecte participe égalem ent à la médiation dans la mesure o ù
des choix sont opérés qui fac iliten t ou éloignent l'accessibilité et la com pré-
hension1. L'histoire de l'architecture est riche de telles problématiques . Parce
qu'elles sont des lie ux cons idérés comme des éléments important de l'espace
public, les instituti ons culturelles organisent la vie de la cité, d'abord en struc-
turant l'urbanisme de la ville. Élément visuel fort, elles portent une fonctio n
de com m unication et d'incitation à la fréquentation . Du musée des Beaux-
ar ts de Bordeaux et d u théâtre de l'Odéon au Centre Pompidou, à la Mc2 le
Cargo à Grenoble, aux Cham ps Libres à Rennes, en passant par !'Opéra de
Lyo n o u de Lille, le Th éâtre National de Strasbourg ou celui de Villeurbanne,
les lieux culturels portent par leur architecture depuis toujours des fonct ions
symboliques . Em blème de puissance et de pouvoir, magnificence des arts, vo-
lonté de transparence et d'accessibilité, lieu de forum et espace de vie, l'archi-
tec ture traduit le rôle que l'on entend donner à la culture. Selon les époques,
ils vo nt incarner une vision et se mettre au service d'une politique culturelle.
Les musées par exemple, considérés longtemps comme des mo numents
dédiés à la célébration du génie humain, vont être construits comme autant
de tem ples laïcs, imposant le respect au moyen de force colonnades, escaliers
imposants et matériaux nobles. Ces palais, richement décorés, sont chargés
d'une sym bolique rendant un culte aux savoirs et aux arts. Parallèlement,
dès l'origine, on s'interroge aussi sur les moyens de favoriser les conditions
d'exposition et faciliter la compréhension des œ uvres exposées. Au mitant
du xx• siècle, dans un souci de fonct ionnalité mais aussi de désacralisatio n
des rapports aux savoirs, les bâti ments vont se faire plus modestes. Certains
chercheront même à les rendre banals pour s'intégrer sans ostentatio n aucune
dans le paysage quotid ien. Puis reviendra l'époque des architectures monu-
mentales que l'on visite d'abord pour elles-mêmes avant que de s'intéresser
à le ur contenu. À chaque fois, c'est un rapport différent à l'offre culturelle,
qui s'offre au visiteur. Sans entrer d ans le détail de cette riche histoire, men-
tionnons sim plement que par le lieu s'exprime une conception de la place

1. Voir Pascal SANSON, « Les nouveaux espaces comm unicationnels des musées: les architectu res
signifiances en synergie avec la médiation muséale >>, in Médiation des cultures, sous la direction de
Michèle Gellereau , Travaux & Recherches, Université Lille 3, 2000, p. 13-36.
La logigue d e la médiation 45

des publics, et de la relation que ceux-ci entretiennent entre eux et avec les
propositions qui leur sont faites.
La démarche architecturale s'intéresse à la manière de rendre les parcours
cohérents . O n sait l'apport en la matière d'un Frank.Lloyd Wright avec le mu-
sée Guggenheim de New York qui conçoit un parcours à partir d'une coursive
en colimaçon, de Wilhelm von Bode à Berlin pour enrichir les présentatio ns,
de Carlo Scarpa pour créer des ambiances propices à la récept ion. Les grands
maîtres de J'architecture du xxc siècle, comme Ludwig M ies Van d er Rohe, Le
Corbusier, Philip Goodwin et Edward Dureil Stone pour le MOMA de New
Yo rk, Lina Bo Bardi et le musée d'art de Sao Paulo, vont inspirer des gén é-
rations d'architectes. Jean Dubuisson avec son organisation rationnelle au
Musée Natio nal des Arts et Traditions Populaires, Piano et Rogers au Centre
Beaubourg et la transversalité des circulations, Roland Simounet va penser la
relation entre exposition à l'intérieur et prolongement du discours par la visi-
bilité d'espaces ext érieurs, que ce soit au musée de la Préhistoire de Nemo urs
ou encore au musée d'art moderne de Villen euve d'A scq. Désormais tous les
arc hitectes en définissant le programme architectural se posent des ques-
tions en matière de médiation et font des choix pour y répondre avec leur
sensibilité.
Les m usées n e sont pas les seuls concernés et la salle de spect acle est elle
aussi interrogée. O n se souvient des positions défendues fortement par Jean
Vilar sur J'architecture des salies, visant à affirmer une même communauté
de spectateurs, sans les habituelles divisions que trace le théâtre à l'italienne
par exemple' . En supprimant les balcons, les parterres et les poulaillers ou
paradis des salles du x rx• siècle, au profit d'une salle de spectacle unifiée,
il s'agit aussi de briser les hiérarchies sociales qui s'expriment dans J'espace
avec les bonnes et les mauvaises places. En favorisant une salle où les place-
ments sont libres, où les prix sont unifiés, il s'agit dans les nouveaux théâtres
construi ts depuis un de mi-siècle de favoriser la proximité avec l'artiste et sur-
tout d'aller à l'encontre des phénomènes d'intimidation culturelle. C'est une
véritable politique des publics qui se dessinent ainsi. À l'instar du Théâtre d u
Peuple de Maurice Pottecher qui propose une salle de spectacle o riginale où
le fond de scène s'ouvre sur l'environnement et l'extérieur du théâtre po ur
symboliser l'ancrage dans la vie quotid ienne, il s'agit de permettre l'aller-re-
tour entre intérieur et extérieur. Les maisons de la culture porteront témoi-
gnage de cette volonté de repenser J'architecture .
Ces réflexion s vo nt s'amplifier et se poursuivre avec la compréhension
des effets de l'architecture sur le rapport entre scène et salle. Pour cela, le
retour à une architecture circ ulaire, comme au cirque, n'est pas fortuit, le

1. _Emmanuelle LOYER, Le théâtre citoyen de jean Vilar. Une utopie d'après-guerre, Paris , Presses universi -
taires de France, 1997. Laurent FLEURY, Le TNP de Vilar. Une expérience de démocratisation de la culture,
Rennes, PUR, 2006.
46 • La m édiation culturel le

théâtre antique le connaissait bien . Les mises en scène s'y référeront et celles
du théâtre du soleil d'Ariane Mnouchkine qui marqueront et inspireront des
générations de metteurs en scène, rendront compte aussi d'une réflexion où
la scénographie des lieux détermine des rapports entre les protagonistes d'un
spectacle 1 . Les arts de la rue, en cherchant à dépasser, si ce n'est à abolir les
frontières, les séparations entre scène et salle, iront toujours plus loin dans
ces formes visant à explorer les domaines de la médiation formelle . Dans une
caravane, une voiture, dans une chambre d'hôtel, dans la salle de bain d'un
particulier, dans une friche industrielle, dans un supermarché, dans une cave
d'immeuble, autant de lieux incongrus pour présenter un spectacle, que des
compagnies ont pu malgré tout investir. Les rapports de proximité qui se
jouent alors 'e ntre acteurs et spectateurs favorisent la rencontre.
Il n'est dès lors guère surprenant qu'une même réflexion conduise par
exemple Patrick Bouchain dans différents univers, et que l'architecte de cha-
piteaux pour le nouveau cirque soit invité à penser le nouveau lieu rénové du
Channel à Calais2 • Cette ancienne friche reconvertie en lieu pour le spectacle
vivant entend favoriser une relation de qualité entre les artistes et les publics.
La volonté d'un ancrage d ans la ville et ses problématiques, d'une implica-
tion civique et citoyenne, et d'une programmation ouverte sur la diversité,
vise à construire un lieu de vie dans lequel la population soit à l'aise pour
participer pleinement. Ce sont les mêmes raisons qui conduisent à choisir
Patrick Bouchain pour proposer une structure muséographique d'un nou-
veau genre. Le centre Pompidou mobile, structure itinérante initiée par le
centre Beaubourg, visant à se déplacer et à aller la rencontre de populations
éloignées de l'offre en art contemporain dans les petites villes. L'expositio n
déployée sous un chapiteau original invite ainsi à la rencontre d'œuvres à
partir de médiations repensées. Nous y reviendrons, notons simplement qu'il
faut considérer la médiation comme un tout. Si les relations avec des anima-
teurs peuvent se déployer et prolonger des propositions artistiques et cultu-
relles, elles le font également dans un cadre, un environnement propice ou
non au déploiement et la réalisation de cette rencontre. Ainsi l'architecture
et la scénographie constituent des éléments à pren<lre en compte comme la
rendant possible et effective, participant de la situatio n de médiation.
De manière plus générale, ce sont bien évidemment les questions de l'ac-
cueil qui importent pour rend re un lieu agréable, convivial, familier. Des com-
pagnies de théâtre inventent parfois des conditions particulières pour per-
mettre les échanges, en offrant un thé ou une dégustation aux participants,
en les installant confortablement dans des salons, en leur diffusant des infor-

1. Voir Luc BoucR1s, La Scénographie de Guy-Claude François à l'œuvre, Paris, L'Entretem ps, 2009.
« L' Envers du théâtre », Revue d'Esthétique, 1977/ 1-2, Paris, UGE, 1977. Marie-Madeleine MERVANT-
Roux, L'Assise du théâtre. Pour trne étude du spectacteur, Paris, CNRS Éd itions, 1998.
2. Christian DuPAVILl.ON, Architecture du cirque des origines à nos jours, Paris, Moniteur, 1992.
La logique de la m édiation 47

mations pour leur donner envie de venir, de revenir, de s'installer. Les lieux
alternatifs et fri ches culturelles sont à ce point de vue souvent originales, là où
l'institution classique s'avère parfois austère et un brin guindée. Chaque lieu
pourtant trouve sa place en proposant un certain co nfort. Des théâtres sont
fréquentés pour leur espace de restauration, tout comme des musées et lieux
d'exposition, d'autres pour leur espace multimédia et centre de ressources en
libre accès, alors que d'autres encore proposent des bourses d'échange, des
services qui ne sont pas obligatoirement culturels. Le 104, lieu culturel de l'Est
parisien, organise un marché de produits biologiques, et les cinémas Utopia
s'adonnent souvent à l'information militante et politique, tout en proposant
des cafés-restaurants forts agréables dans ses cinémas, tant à Avignon, à
Bordeaux qu'à Toulouse. Autant d'exemples pour dire combien le lieu culturel
est d'abord un lieu de vie, et que s'y sentir chez soi, participe de cette familia-
rité qui offre à la médiation ces conditions d'exercice et de réussite.

Mise en question de la médiation


Il nous faut, ava nt de traiter des multiples évolutions de la médiation, nous
interroger sur quelques questions à nos yeux fondamentales. À commen-
cer par la nature même de la médiation, ce qu'elle est, ce qu'elle vise. Nous
avons vu qu'une articulation s'impose entre médiation esthétique, média-
tion artistique ou m édiation formelle et médiation culturelle. Nous avons vu
que la médiation pouvait être comprise à différents niveaux. Production de
sens, transmission et traduction, interprétation et explicitation, elle est aussi
condition d'exercice en vue de l'accessibilité. Au final ne peut-elle être défi-
nie cunune une sorte cl'« agent facilitateur » culturel ? Nous nous refusons,
pour l'instant, d'en donner une définition immédiate, car la médiation est
tout cela, et bien plus encore, repoussant toute définition fermée et définitive.
L'affirmation de la médiation s'opère avec la reconnaissance de l'espace
public. Habermas a bien mis en lumière cette m ontée en puissance de la cri-
tique de manière concomitante à l'ère moderne 1• Plus la société se démocra-
tise, investie de tensions contradictoires, de débats et de structures compo-
sites, plus elle réclame de l'échange, de la discussion, des négociations. Il doit
y avoir par ces processus de rencontres des valeurs et des vues qui s'écoutent,
se comprennent, se contestent. La médiation se présente donc en partie
comme un processus de régulation et de construction de nouvelles percep-
tions partagées. Il est permis d'envisager l'autonomie de l'art, la constitution
d'un discours sur l'art, une histoire de l'art, avec la possibilité d'expression de
la critique. C'est parce qu'il y a possibilité d'échanges que s'ouvre l'espace de

1. Jü rgen HABER~IAS, L'espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constittttive de la société
bourgeoise, Paris, Payot, 1993.
48 La m éd iation culturelle

la liberté d'énonciation et que se compose le cercle de ceux qui peuvent dis-


courir. L'espace de la critique est consubstantiel à la démocratie et à l'espace
public . On prête souvent à Denis Diderot ce symbole et on peut voir, dans
la figure d'un La Font de Saint Yenne, un autre exemple emblématique de
ce projet, mais il faut prendre en compte l'ensemble des cafés littéraires, des
cercles savants, des salons, qui constituent autant de lieux d'expression de ces
capacités de mises en médiation. Bref, de construction du culturel.
Il est possible, à ce stade, de convenir que le concept de médiation re-
couvre ce que celui d'action culturelle laisse mieux apercevoir sans doute: un
fort potentiel émancipate ur qui en cela s'avère fondamentalement politique.
Car il s'agit de conduire un processus qui, certes, concerne le plan individuel
mais aussi par les relations inter personnelles, la construction même du vivre
ensemble et de la Cité. C'est pour le dire autrement avec Jean Caune sous un
double rapport qu'il faut l'appréhender sur deux plans. La médiation « doit
se concevoir dans la m ise en rapport entre un axe horizontal, celui des rela-
tions interpersonnelles, et un axe vertical, celui d'un sens transcendantal, qui
oriente les rapports longs. C'est dire que la médiation comme projet social
ne peut se contenter de forger des liens éphémères, elle doit aussi partici-
per dans la production d'un sens qui engage la collectivité »i. Parce qu'elle
construit les relations humaines, qu'elle permet de faire société, de choisir
et de délibérer, la médiation est un vecteur du politique. De ce fa it, elle n'est
pas seulement un outil limité de rapprochement entre une œuvre et un indi-
vidu, ce à quoi on voudrait l'assigner. Elle est bien plus un projet dans lequel
s'enracine la liberté de penser, d'échanger et ce faisant de construire l'espace
civique de la démocratie.
«La médiation culturelle est donc bien plus qu'une structure institution-
nelle, elle est bien plus qu'une organisation des formes de la culture et de la
communication: de la m ême manière que la médiation du miroir est l'instance
par laquelle nous prenons conscience de notre identité par la médiation sym-
bolique de l'image de l'autre, la médiation culturelle constitue l'instance par
laquelle nous prenons pleinement conscience de notre appartenance par la
médiation esthétique d'une représentation. C'est dire l'importance politique
du fait culturel, fondateur de la cité et des représentations mêmes du contrat
social », écrit Bernard Lamizet2. Comme Jean Caune, il s'agit de pointer ce
qui s'inscrit au fondement même de la médiation et qui éclaire d'un autre
jour les raisons pour lesquelles on va souvent prétendre l'utiliser pour tenter
de réparer le tissu social. En réalité, la médiation est au cœur de la construc-
tion de l'être ensemble. Elle donne les moyens de se représenter et donc de

1. Jean (AUNE, Pour une éthique de la médiation. Le sens des pratiques culturelles, Grenoble, PUG , 1999,
p. 20.
2. Berna rd LA1v11zrr, La Médiation culturelfe, Paris, L' Harmattan, 1999 , p. 16.
La logique de la médiation 49

s'identifier, de construire un collectif tout en forgeant les formes singulières


d'appropriation de cette conscience collective.
La médiation, dans cette perspective, se vo it liée à la formation de la ci-
toyenneté et constitue un prérequis pour l'organisation sociale de la cité. Les
lieux de la médiation par excellence, pour Lamizet, rejoignent ceux de la cité
grecque: l'agora et le théâtre, auxquels on pourrait rajouter celui du musée
tel qu'il apparaît comme réceptacle des valeurs de la vie sociale à partir de
son institutionn alisation au xrxc siècle. La vie collective serait ainsi traversée
par deux types de médiations: politique et culturelle, l'une et l'autre fondant
les pratiques collectives d e la société. La culture, dans cette perspective, se
présente comme un vecteur fondamental de la vie sociale, bien au-delà du
simple divertissement qu'il semble parfois constituer.

La nature de la médiation
C'est un auteur pour le moins inattendu, dans le champ de la médiation, qui
à notre sens a particulièrement bien mis en évidence la nature de ce proces-
sus. Dans une brève communicatio n faite lors d'un colloque sur la médiation
de l'art contemporain, organisée au Galerie nationale du Jeu de Paume en
mars 2000, Alain Finkielkraut questionne le sens même de la m édiation, et
pose des questions inco ntournables et fondamentales pour toute personne
s'y intéressant• . À la questio n qui lui est posée par les organisateurs: « Q uelle
médiation pour quelle Europe culturelle?», il répond par l'étonnement. Loin
de délivrer des recettes, des tec hniques, ni même de déployer une philoso-
phie qui serait ou devrait être celle de la médiation, il commence par re-
mettre en cause l'évidence même de la question, pointant une contradiction
là où tout un chacun voit une simple question de bons sens. Ce faisant il force
l'interlocuteur à s'interroger sur la nature même et les fondements de ce que
l'on nomme la culture, de son évolution historique.
Alain Finkielkraut feint d'abord de ne pas comprendre la question posée,
répondant que ce qui caractérise l'idée même d'Europe, ce qui s'inscrit au fon-
dement même de l'identité européenne et de sa construction est justement la
médiation de la culture. L'accès à la compréhension du monde, à l'existence, à
l'humai n, note le philosophe, passe par la médiation de la culture elle-même
constitutive de la singularité européenne. Il y aurait donc un truisme, pour ne
pas d ire un pléo nasme entre le mot de médiation et d'Europe culturelle. En
venir à poser cette tautologie traduirait au final la perte de sens et de valeur
de ceux-là même qui posent la question. Prétendre dissocier la médiation
de l'Euro pe culturelle, relèverait d'une mauvaise compréhension de la nature

1. Ala in F 1NKIELKRAUT, « Q uelle médiation pour quelle Euro p e Cu lture lle ?», in Médiation de l'art
contemporain. Perspectives européennes pour l'enseignement et l'éducation artistiques, Paris, Ed. Galerie
narionale du Jeu de Pau me, 20 00 , p. 18-22 .
50 La médiation culturelle

même de la culture et de sa signification. D'après un premier argument, le


philosophe rappelle que nous n'avons pas un accès immédiat, intuitif et inné,
à l'être, c'est-à-dire à l'existence, et que nous avons besoin pour nous le figurer
et l'approcher de la création. Spontanément nous ne savons pas dire un cer-
tain nombre de choses essentielles et nous avons besoin des œuvres pour y
accéder et les traduire. Le pari de la culture est donc de donner un accès, par
l'art ou la philosophie, à cet ineffable.
Convoquant Maurice Merleau-Ponty, puis Paul Ricœur et Jan Patocka,
· aux nécessités de sa démonstration, l'orateur rappelle que nous percevons
par le biais des créations qui nous rendent intelligibles le monde et nous-
mêmes. Citant Ricœur: « Contrairement à la tradition du cogito et à la pré-
tention du sujet à se connaître lui-même par intuition immédiate, il faut dire
que nous ne nous connaissons nous-mêmes que par le grand détour des
signes d'humanités déposés dans les œuvres de culture. Que saurions-nous
de l'amour et de la haine, des sentiments éthiques et en général de tout ce
que nous appelons le soi, si cela n'avait été porté au langage et articulé par
la littérature? », et Alain Finkielkraut d'ajouter « Et, peut-être que saurions-
nous des paysages, s'ils n'avaient pas été montrés par la peinture?». Inutile
de multiplier les exemples, cette conviction que la culture permet de dévoiler
le sens et ce faisant de nous appartenir, c'est la conception humaniste de la
culture construite depuis !'Antiquité et fortifiée par la culture classique.
La confrontation aux œuvres, comprises au sens large comme la produc-
tion de la pensée, œuvres d'art, comme productions intellectuelles et scien-
tifiques, c'est l'occasion qui nous est donnée non pas de nous transformer en
chien savant, mais de nous confronter à d'autres, et donc à nous-mêmes, de
nous interroger, et ce faisant de nous construire, parce que cela nous forcera
à prendre position. À devenir soi-même, selon l'idéal de l'école de pensée
de Cicéron. Cette vision de la culture est constitutive de l'Europe culturelle
depuis l'humanisme et les Lumières, et elle est le principe partagé par tous
les acteurs œuvrant dans le monde de la culture et de l'enseignement jusqu'à
peu. Ce qui désespère Finkielkraut, c'est le délitement de cette conception,
voire le changement de paradigme 1 • Aussi la question posée, lui apparaît-elle
d'une certaine manière comme le signe de cette incompréhension nouvelle,
l'Europe culturelle, c'est ipso facto la médiation. L'Europe s'est construite de
ces échanges des arts et de la pensée, elle naît et se génère de cela même
depuis le moyen âge, comme le mettait en scène la belle exposition de Roland
Recht présentée à Bruxelles 2 .
Voyant le registre de l'expression succéder au registre du dévoilement, le
relativisme à la hiérarchie des œuvres, comme nouveau paradigme du cultu-

1. On se reporcera bien évidemmem à son essai La Défaite de la pensée, Paris, Gallimard, 1986.
2. Exposicion Le Grand Atelier. Chemin de l'art en Europe. v-xvuf siècle, Palais des Beaux-arcs de
Bruxelles, 2007.
La logique de la médiation 51

reL et l'art contemporain surenchérir dans la déconstruction des valeurs qui


ont été constitutives jusque-là de l'idée de culture au sens humaniste, Alain
Finkielkraut s'interroge sur la pertinence de la médiation et incidemment sur
l'avenir de l'idée européenne. La médiation de la culture est le moteur même
de l'idée de l'Europe et ce qui lui a donné son visage, histoire délaissée alors
que nous devrions envisager la construction européenne institutionnelle sur
cet héritage. Les échanges s'inscrivent au cœur de la question, échanges avec
les autres, échanges avec nous-mêmes, qui conduisent à nous transformer. Si
la culture n'est pas cet intermédiaire qui permet de nous comprendre par la
confrontation qu'elle nous procure, «ce dévoilement du monde», alors « à
quoi bon l'art? », conclut l'auteur.
La culture, comme la médiation, est ce qui nous relie. Autrement dit, la
nature de la médiation est d'être l'élément constitutif de la culture. En iden-
tifiant la médiation à la culture elle-même dont il fait un synonyme, Alain
Finkielkraut insiste sur la collusion entre ce que nous avons proposé de dis-
tinguer précédemment, à savoir la médiation esthétique, la part de création
et de conception, et la médiation culturelle. En parlant de la médiation glo-
balement, il s'inscrit ainsi dans une conception qui a été constitutive de l'idée
de culture dans la tradition classique. En cela il est intéressant de le suivre
pour comprendre ce qui diffère désormais de cette approche consacrée. C'est
peu ou prou la conception d'André Malraux, source de bien des ambiguïtés 1•
L'artiste, par son travail de création, assume un travail de médiation qui suf-
fit, dès lors qu'on en atteste la présence et que l'occasion nous est donnée de
nous y confronter, à nous interpeller et à nous interroger. Pour que ces condi-
tions soient réunies, il faut des lieux qui permettront la diffusion. Ainsi, pour
Malraux, la médiation se trouve ensuite portée par les institutions, musées,
bibliothèques, théâtres, lieux interdisciplinaires que sont les maisons de la
culture, et par les professionnels qui vont assurer les relations et les valori-
sations. Le conservateur sélectionne et présente, le programmateur choisit
et construit sa saison culturelle. Ils sont les relais essentiels permettant la
confrontation.' Or, pour essentiels qu'ils soient, ces acteurs ne suffisent pas à
assumer l'entière mission de la médiation, car celle-ci dépasse désormais le
seul dévoilement et même l'explication pour être l'occasion .d'une confronta-
tion génératrice de l'expression et du partage. Nous y reviendrons.
Ces intermédiaires sont considérés comme des médiateurs parce qu'ils
sélectionnent, qu'ils guident, qu'ils conseillent. Le bibliothécaire, comme le
libraire, se conçoivent ainsi comme des médiateurs, parce qu'ils apportent ce
que le supermarché culturel ne fait pas. Il ne suffit pas de laisser en face-à-face

1." L'idéologie de l'art de Malraux est bien un point de vue de la médiation, mais d 'une médiation
qui n'aurait besoin ni de médiateur ni de technique propédeutique, ni même d e sensibilisation.
la rencontre avec l'art est dans la politique de Malraux le moyen de l'accu lturation », écrit jean
CAU1'E, Por1r rme éthiqr1e de la médiation. Le sens des pratiques wlture/les, Grenoble, PUG , 1999, p. 33.
52 La médiation culturelle

un consommateur démuni devant des lots de produits culturels à chercher


par lui-m ême ce qu'il pourra lire ou écouter. Pour cette raison encore, des
critiques se font jour sur la mise à dispos ition de toutes les œuvres et de tous
les savoirs sur l'Internet, le dénonçant comme une illusion d'accessibilité si
aucune aide aux décryptages et au guidage n'existe. À l'inverse, les industries
culturelles ne peuvent répondre par elles- mêmes au défi de la démocratisa -
tion qui suppose accompagnement, et certaines s'efforcent-elles d'apporter
des aides sous forme de guides, de rencontres avec les auteurs, etc. La FNAC
avait bien compris cette nécessité et mettait en avant ce rôle. Cependant ce
n'est pas là leur mission et encore moins leur objectif qui se résume à vendre
et à faire des profits. Ce n'est pas de faire profiter l'individu d'un plus grand
accomplissement de lui-même.
Il y a donc besoin de disposer de guides, d'aides, de béquilles pour s'orien-
ter. La médiation prend alors une autre tournure, et ouvre sur la notion
de médiation culturelle. Médiation artistique et médiation culturelle sont
donc profondément imbriquées en un continuum passant de l'une à l'autre.
Simplement, la médiation culturelle vise moins à partager la création qu'à
construire le sens que les usagers en retirent en s'y confronta nt. Si l'artiste tend
à exprimer quelque chose et que les conditions pour le percevoir doivent être
réunies pour nous permettre d'être mis en présence avec ses propositions,
les décryptages et les réinvestissements de sens qu'ils nous permettent, les
usages et les prolongements dans les vies de chacun en sont l'autre visage. La
médiation culturelle s'efforce de m ettre en présence et d'éclairer les relations
que nous pouvons déployer avec les contenus, artistiques ou scientifiques, et
ce qu'ils produisent en chacun de nous. C'est par le partage et l'échange que
vont se concrétiser les modalités de la médiation culturelle.
La médiation culturelle nécessite un ensemble d'outils, de techniques, de
démarches, de méthodologies. Ces moyens sont au service de la confronta-
tion, du dévoilement à soi-même. Un dévoilement qui passe par l'art ou par
des ressources qui no us permettent de nous confronter à l'art, de l'approcher,
de le comprendre, de le saisir, d'en percevoir le sens, d'en attribuer un nouveau
qui devient le nôtre au travers d'un cheminement et d'un processus d'appro-
priation, de redéploiement dans nos propres vies et de constructions de nos
personnalités . Ainsi s'élabore une relation, qu'Alain Finkielkraut nomme (à
la suite d'Heidegger) un dévoilement. Il s'agit de faire advenir quelque chose
qui n'était qu'en germe avant cette occasion. La relation ne semble guère dif-
férente avec les savoirs en général qui ne prennent de valeurs que dans la
mesure où ils contribuent à nous construire comme individus, comme être
au monde, avant que de participer à nous fabriquer comme citoyen à même
de vivre avec les autres.
Il s'avère donc primordial de considérer que la finalité de la m édiation
est ce qui advient, ce qui surgit, ce qui s'élabore dans la confro ntation . La
La logique de la médiation 53

médiation se définit donc d'abord comme un processus et c'est le résultat


qui l'emporte sur ce qui l'a fait naître ou ce qui lui a donné l'opportunité de
se développer. Cette idée, capitale, déjoue de ce fait l'idée de sens commun
qui tend à s'imposer tout d'abord, d'une médiation qui viendrait au service
de quelque chose, des œ uvres, des artistes, des contenus. En fait, elle est au
service de l'humain, de sa construction et de ses interrelations. Tout comme
l'œuvre, le tableau par exemple, ne présente que le support de la vision ou
de la con ception que cherche à exprimer l'artiste, soit un instrument tant
de sa propre constructio n que de la communication qu'il établit avec autrui,
de même le contenu pris pour objet de la médiation culturelle est au ser-
vice de la construction de son dest inataire et de ces échanges avec autrui. Ce
sont donc les contenus qui sont au service de la médiation pour parvenir à
construire quelque chose, non l'inverse.

A-t-on besoin de médiations ou de médiateurs?


Très couramment pourtant, dans les institutions culturelles, les personnels
chargés de la médiation sont perçus comme devant se placer au service de
ce qui est mis au cœur, au centre de l'institution, à savoir les contenus. Peu
importe que ces derniers soient matérialisés par des œ uvres ou des savoirs,
puisqu'ils sont considérés comme ce qui justifie de l'existence de l'institution:
collections muséales, exposition scientifique dans un centre de science, spec-
tacle clans un théâtre, etc. Le médiateur est censé venir les servir en les valo-
risant par des actions auprès des publics que l'on reçoit dans le lieu: vision
classique et partagée de la médiation, son évidence.
Le principe développé au paragraphe précédent contient donc une portée
heuristique fondamentale, puisqu'il retourne la visio n commune en souli-
gnant que ce sont les processus à l'œ uvre dans l'acte même de médiation qui
sont centraux, les effets générés et les conséquences induites sur la construc-
tion de la personne. Tout comme dans l'acte de création artistique qui n'est
que la médiation de quelque chose qui dépasse l'œuvre elle-même et qui ré-
vèle la vision singulière de l'artiste, l'œuvre ne constitue qu'un instrument au
service de l'expression de cette vision qu'il convient de partager. Les contenus
sont des instruments au service de la communication du sens. L'œuvre n'est
pas la finalité, et il faut se départir de toute approche fétichiste à son endroit,
c'est ce qu'elle permet de signifier qui importe.
Nous pouvons donc retourner le schéma de perception classique présen-
tant le service de médiation comme simple auxiliaire des messages élaborés
par l'équipe de conception. Ainsi, selon le sens commun, lorsqu'une exposi-
tion est pensée, programmée, que des œuvres ont été sélectionnées et scé-
nographiées, des contenus scientifiques soigneusement et rigoureusement
peaufinés et dès lo rs que l'exposition est inaugurée, le service de médiation
viendrait la faire vivre et serait en quelque chose son prolongement, voire
54 La médi ation cultu relle

son complément. Vision orthodoxe, que nous proposons d'inverser : c'est le


contenu, l'exposition elle-même, qui devient un instrument de médiation
pour le médiateur. En s'emparant de celle-ci, celui-ci en fait autre chose. Et
c'est cette production qui constitue l'enjeu même de l'établissement.
Car ce qui se joue dans la médiation est la performance d'une rencontre
et les effets générés par celle-ci, le sens qui est compris et réinvesti par les
acteurs en présence. C'est ce principe que va travailler le médiateur par son
intervention et ses compétences particulières. La chose est frappante pour
les actions les plus classiques de médiation, comme la visite guidée dans une
exposition 1 • Un examen du fonctionnement de cette dernière permet de voir
que, loin d'être un outil de m édiation mis au service de l'exposition, c'est bien
plutôt l'inverse qui s'actualise. C'est l'exposition qui devient un outil de mé-
diation au service du discours du médiateur et de ses échanges plus ou moins
féconds avec les participants à sa visite. Ainsi, s'il est talentueux, c'est le récit
(ou la performance) que le guide développe durant sa visite qui constitue le
centre de l'expérience du visiteur, laquelle prend pour appui et support les
éléments de l'exposition. Le groupe le suit et s'arrête, regarde ce que le guide
indique et délaisse le reste. C'est le conférencier qui choisit, qui questionne,
qui motive les curiosités, qui anime les interactions dans le groupe. C'est lui
le constructeur du propos.
Ce qui se fabrique dans une visite guidée, et ce d'autant plus que le média-
teur est charismatique, c'est la construction d'un récit et d'une familiarité,
d'un échange et d'une personnalisation par les usagers qui s'approprient les
propositions formulées par le conférencier. Le sens ultime est le sens généré
par le processus de rencontre; l'exposition ne demeure qu'un vecteur pour
cette occasion. Ce qui apparaît pour la visite guidée n'est par ailleurs pas dif-
férent de la visite ordinaire et peut nous servir à penser les relations avec
les propositions de l'institution culturelle en général. C'est le sens construit
par l'usager qui constitue l'e njeu primordial et ce qu'on lui soumet sont des
outils pour ce faire, pour l'aider à être son propre médiateur. Les contenus
sont donc des instruments de médiation des médiateurs. C'est bien la recon-
naissance de ce processus de m édiation que la loi sur les musées de France a
inscrit en 2002 en reconnaissant le service des publics comme noyau dur de
l'institution. Il faut donc prendre toute la mesure de l'importance de la notion
de médiation culturelle qui se trouve dès lors ne pas être un enjeu annexe ou
complémentaire, mais porter le sens même de l'institution culturelle.
Si le contenu se présente par lui-même comme outil de médiation, cela
explique mieux combien il est nécessaire de penser ces deux éléments comme
un continuum entre les formes et pourquoi il est si complexe de départager

1. On lira Michèle GELLEREAU, Les mises en scène de la visite guidée. Commtmication et médiation, Paris,
L'Harmattan, 2005 .
La logique de la m édiation SS

les unes des autres. Reprenons le cas de l'exposition: on a souvent tendance à


distinguer de manière un peu rapide ce qui serait de l'ordre du contenu, de ce
qui serait de l'ordre des aides à la compréhension et à l'explicitation, très vite
dénommé «outils de médiation ». La chose est un peu plus complexe pour
une exposition de science, mais l'on pourrait dire que les savoirs et les objets
de collections constituent les contenus, tout le reste étant dévolu au champ
de la médiation. Selon la perspective que nous présentons ici, tant les œuvres
que les savoirs sont par e ux- mêmes des formes de médiation, tout signe se
présentant par lui-même comme un support de médiation. Dès lors, tout
élément porte et se trouve support d'informations, au sens sémiologique,
et communique, porte à réflexion. Il est des supports réflexifs, intellectuels,
d'autres sensoriels, émotionnels, existentiels, peu importe, tout devient l'oc-
casion de susciter des confrontations.
L'œ uvre, le cartel sommaire qui l'accompagne, les œ uvres qui se téles-
copent, se complètent et se contredisent, le texte qui met en relation les
objets, les maquettes et fac-similés qui en restituent le contexte, l'iconogra-
phie, les graphiques, les projections audiovisuelles, les multimédias, les sons,
les couleurs, les éclairages, les matériaux, la mise en ambiance, et donc l'en-
semble de la scénographie, tout est porteur de signe et se présente comme
forme de médiation. Ce ne sont donc pas seulement le guide conférencier qui
occupe et traverse les espaces, l'animateur avec ses ateliers, le démonstrateur
avec ses manipulations, l'intervenant et le conférencier ... Sans compter les
autres visiteurs et les interactions qu'ils peuvent susciter. Tout est porteur
et occasion de médiation, ce qui permet au médiateur de jouer sur tous ces
registres. La médiation, au final, constitue le processus d'interaction, l'alchi-
mie qui anime les rencontres.
C'est pour cette raison que, nonobstant la diversité des situations, on peut
parler de médiation culturelle pour caractériser un processus à même de
s'actualiser dans tout le champ du secteur culturel.
Profitons-en pour lever une ambiguïté portée par le terme de médiation:
Ce « mot-valise» caractérise à la fois l'outil matérialisé et l'aide humaine.
Ainsi, on parle de médiation pour désign er le médiateur qui tient un pro-
pos, l'intervenant d'ateliers pédagogiques, le danseur qui explique son tra-
vail, mais également pour désigner la fiche de salle placée dans une exposi-
tion ou le programme remis à l'entrée de la salle de spectacle qui déroule et
contextualise le propos de la pièce que l'on s'apprête à voir, la biographie des
acteurs ou les influences sur le metteur en scène. Ce ne sont là que quelques
exemples que l'on pourrait énumérer à l'infini tant les supports et instru-
ments de médiation se sont démultipliés. Ce qui n'était jadis qu'embryonnaire
avec les visites conférences et les guides de voyage a connu une inflation de
56 La médiation cul tu relle

formes sans précédent 1• Bornes audiovisuelles et multimédias, valise pédago-


gique, jeux interactifs, reconstitutions, documents sous forme d'ouvrages, de
bornes sonores ... Il faut y ajouter les actions, actions culturelles, ateliers de
pratiques artistiques, conférences scientifiques, chantiers écoles, classe patri-
moine, sorties in situ, expérimentations, journées portes ouvertes, comité
de spectateurs, appels à participation, rencontres et débats en tous genres.
Toutes ces propositions, dans toute leur diversité, sont toutes classées sous le
dénominatif de médiation culturelle.
Ce conglomérat hétéroclite, sans doute révélateur du manque d'estime
lié à la médiation, est source de confusion dans bien des discours. Certains
ont proposé le concept de médiation humaine ou de médiation avec agent
pour caractériser la médiation portée par des personnes par opposition à une
médiation que l'on pourrait qualifier de matérielle ou.sans agent. Pourtant, si
le terme de médiation est communément partagé, c'est aussi parce qu'il est
porteur de la même dynamique. Finalement, ce qui unit tous les exemples,
et bien d'autres que l'on pourrait ajouter, c'est qu'ils œuvrent tous selon un
même objectif, celui d'être le facilitateur d'un processus de mise en relation.
Mise en relation avec des contenus, des œ uvres, des savoirs, mise en relatio n
de ceux-ci avec soi-même, avec d'autres savoirs et avec d'autres œ uvres, avec
d'autres soi-même, pour une mise en relation généralisée. Ce qui importe,
c'est donc l'occasion donnée par cette communication d'engendrer un chan-
gement. Cela peut se concrétiser par le biais de différents canaux. On peut
donc relever des d ifférences de techniques, relatives au support, mais peu de
différe nces au niveau des objectifs. Par exemple, une réalisation audiovisuelle
ne répondra pas aux mêmes règles qu'une émission de radio, mais la finalité
peut néanmoins rester la mêm e.
Nous ne distinguerons pas d ans notre approche ces différents canaux, qui
ont chacun leur logique propre. O n ne fait évidemment pas une maquette
ou un système interactif pour l'exposition d'un musée de science comme on
conçoit un atelier théâtral avec un groupe d'adolescents ou un atelier d'écri-
ture avec des détenus dans un centre pénitentiaire, et la mise en place d'un
livret-jeu clans un m onument historique ne suit pas les mêmes l~giques de
conception que la mise en place d'un site internet de ressources pédago-
giques sur les arts urbains. Chaque outil, chaque action induit sa méthodolo-
gie propre, ses logiques spécifiques, ses références, ses déroulés, même si des
questions communes que l'on se pose nécessairement dans toute conduite
de projets culturels peuvent être partagées. Il serait donc présomptueux et
inutile, voire dangereux, de prétendre délivrer des recettes. En revanche, il

1. John REEVE, « L'éducatio n contin ue : un objectif pour l'avenir des mu sées"• in Jean Galard , sous
la direction de , Le Regard instniit. Action éducative et action culturelle dans les musées, Paris, La Documen·
cation française, 2000, p. 87-105 .
La logique de la médiation T 57

importe de comprendre ce qu'il y a de commun et de transversal, dans les


fondamentaux de la médiation culturelle.
Chaque réponse sera adaptée en fonction du contexte, en fonction des
ressources, en fonction des impératifs, en fonction des publics et acteurs im-
pliqués, en foncbon des objectifs définis. Selon les situations, on s'orientera
vers tel ou tel type de médiation, et l'on pourra se tourner vers une médiation
matérielle, vers l'intervention d'une personne, vers une action entreprise.
Cependant, dans tous les cas de figure, on ne perdra pas de vue que la média-
tion se définit p ar un processus qui cherche à susciter des mises en relation,
à favoriser une familiarité, à permettre l'ém ergence d'une prise de parole et à
produire des effets générés en matière d'appropriation. C'est la construction
du sens, partagé et réinvesti, chez les protagonistes de la médiation qui sert
de cap.

La médiation sans limite


Selon la perspective qui vient d'être évoquée, la médiation - essence même
de la culture - est partout' . Elle est ce par quoi s'expriment les représentations
et leur communication entre les êtres. « C'est que la culture const itue, pour le
sujet, l'ensemble d es représentations qui lui permettent d'assumer sa langue
et son identité comme une médiation, c'est-à-dire comme une dialectique
entre des désirs dont on est porteur et des représentations qui font l'objet
d'échange et de communication avec les autres, à partir de leur inscription
dans l'espace publique », écrit Bernard Lamizet 2 . Il n'est donc nullem ent
étonnant que la médiation puisse se comprendre comme la composante es-
sentielle de ce qui constitue les lie ns sociaux et qui permet l'appartenance à
une communau té. La culture « se présente comme une série de médiations
complexes et enchevêtrées entre l'individu et le groupe, l'imaginaire et le
symbolique, le sujet et le monde »3 . Dès lors, la médiation est le vecteur de
la culture.
li n'existe pas de conscience de soi immédiate. Celle-ci passe par le dé-
tour des représentations et des confrontations aux représentations d'autrui.
Les expressions des uns et des autres nous permettent par conséquent de
ressaisir notre appartenance et de mieux nous comprendre: nous-mêmes
et autrui. « Nous ne nous connaissons que par le grand détour des signes
d'humanité déposés dans les œ uvres de culture», note Paul Ricoeur 4 . Ce fai-

1. _O_n lira des réfl exions chéoriques mais a ussi de nombreuses écu des de cas disciplinaires dans
Med1at1011s & Médiateurs, so us la direccio n de Ma rie THONON, MEi, n° 19, Paris, L' Ha rmacca n, 2003 .
2. Bernard LAMIZET, Politique et identité, Lyon, PUL, 2002, p. 334.
3. Jean (AUNE, « La médiacio n culcurelle: une conscruccion du lien social », cexce consul cé le
26, 04/ 2012. Sur hccp://w3.u·grenoble3 .fr/ les_ enjeux/ 2000/Caune/index.php
4. Paul R1coEUR, Du Texte à l'action. Essais d'herméneutique, c. 11 , Seu il, Pa ris, 1986, p. 1 29-130. Cicé
par Raymond MoNTPETIT, arcicle « Médiacion », in Dictionnaire Encyclopédique de muséologie, Paris,
Armand Colin, 2011 , p. 230.
58 La médiation cu lturelle

sant, nous nous émancipons de nos anciennes représentations pour en for-


muler de nouvelles. C'est cette forme d'émancipation que l'on prête à l'action
culturelle. Sous le terme générique de médiation se regroupe l'ensemble du
spectre des déclinaisons porteu ses de ces mises en relation.
Si l'art est expression d'un regard singulier, il est médiateur. La médiation
se loge dans· le relais des œ uvres que sont les expositions, les concerts, les
interprétations données d'une pièce dans un théâtre, les conférences ... Les
formes de valorisation se sont développées de manière exponentielle. Avec la
multiplication des technologies, depuis l'invention de l'imprimerie, la repro-
duction mécanique des œ uvres, la profusion de l'audiovisuel, l'accessibilité
immédiate d'Internet, les moyens et les supports de médiation ne cessent
de se multiplier, les voici chaque jour plus présents dans le quotidien. À la
médiation par les œ uvres s'ajoutent la médiation par les dispositifs de valo-
risation et la médiation par le partage de leur réce ption. C'est à ces supports
technologiques que la médiologie s'est intéressée, sous la houlette de Régis
Debray, dans une approche transdisciplinaire 1•
L'empire Google numérise d es millions de livres, met à portée d'écoute
des archives, des sources audiovisuelles, numériques, permet d'entrer et de
contempler des reproductions d'œ uvres dans les musées du monde entier
avec Google Art Project. Aux propositions institutionnelles s'ajoutent désor-
mais les moyens des industries culturelles, mais aussi les actions des citoyens
qui participent et coconstruisent des relais d'information. Les blogs cultu-
rels qui déploient des critiques théâtrales ou musicales constituent autant
de formes de médiation qui permettent aux individus de naviguer, de se
repérer, d'échanger, de découvrir, d'affirmer, de se construire. La médiation
n'appartient pas aux détenteurs de positions institutionnelles, elle est parta-
gée. Lorsqu'un visiteur propose sa perception au travers de ses photographies
mises en ligne sur Flick'r, il contribue d'une certaine manière à la médiation
du lieu désigné2 .
La télévision a été et dem eure une formidable promesse de médiation des
contenus. Si son emprise produit parfois l'inverse de ce qui est attendu, éloi-
gnant non seulement le visileur potentiel des institutions culturelles, mais
aussi tout individu de l'apparente capacité à se figurer et à saisir l'intelligence
de l'expérience humaine, il n'empêche qu'elle reste, au moins virtuellement,
un instrument de rapprochem ent. Des critiques féroces et justifiées se sont
fait entendre à son encontre, mais la télévision n'est pourtant pas qu'un outil
de déculturation3 ; elle peut (et elle a) parfois favoriser la mise en c ulture,

1. Voir Les Cahiers de médiologie. Une anthologie, Revue dirigée par Régis Debray, Paris, CNRS Éd i-
tio ns, 2009 .
2. Voir Serge CHAUMIER, Ann e KREBS, Mélanie RouSTAN ( ss la dir.), Visiteurs photographies au musée,
Paris, La Docum entation fran çaise, 20 13.
3. Neil PosTMAN, Se distraire à en mourir, Paris, Nova édition, [1985), 2010 ;Jean-Jacques WuNENBUR·
GER, L'Homme à l'âge de la télévision, Paris, PUF, 2000.
La logique de la médiation 59

mêm e si la passivité qu'elle engage naturellement n e contribue guère à la


rendre opérationnelle en ce domaine. Certes, il ne faut pas confondre en son
sein, ce qui est du d omaine de l'art que la télévision peut produire et ce qu'elle
contribue à médier en e n rendant compte. Sa portée s'opère à différents ni-
veaux, en créant de vé ritables œ uvres par elle-même ou e n médiatisant celles
produites ailleurs (livres, cinéma, arts plastiques, etc.). La question de savoir
si l'émission par elle-même pe ut aussi être considérée comme une œ uvre de
création demeure en tière.
C'est un truis m e de signaler que depuis l'après Seconde Guerre mondiale,
le rapport à la culture a considérablement changé. La télévision y prend sa
part, mais aussi la massification de l'enseignement seconda ire puis supé-
rieur, l'explosio n d es pratiques culturelles et la multiplicatio n des institutions
accompagnant les phénomè nes de décentra lisation culturelle. Ch aque terri-
to ire dispose désormais d'offres culturelles spécifiques et de la palette de mé-
diations qui permettent aux publics de s'en saisir. La professionnalisation du
secteur culturel, la montée en puissance des p ratiques amateurs et associa-
tives, l'émergence des tendances pa rticipatives et contributives, sont autant
de facteurs qui viennent justifier et amplifie r la diversification des médiations
susceptibles de favo riser les reliances.
Chaque institution se doit désormais de permettre et de favo riser l'acces-
sibilité en déployant des m édiations ad hoc, pour tel o u tel domaine art is-
tique, pour telle o u telle catégorie de public, scolaires, familles, personnes à
déficience visuelle, les personn es empêchées cantonnées par exemple dans
une chambre d'hôpital. Il n'est cependant pas possible de déployer les ac-
tions clans tous les registres. Certains projets sont donc privilégiés, selon le
contexte local, les partenariats, les rencontres, les envies aussi. Ce qui relie
toutes ces for m es, c'est le vaste empire de la circulation généralisée et parta-
gée, parce que discutée, négociée, interprétée, réinvestie et tran sformée de
ces occasions de nous confronter à d es visions singulières, de nous interroger
sur nous-mêmes et de partager, bref de se grandir mutuellement de nos rela-
tions communes.
On peut bien sûr se demander si cette multiplication exponentielle des
dispositifs de m édiation, que l'on perçoit comme sans limite, ne constitue
pas un danger par le simple fait de son foisonnement. Nous y reviendrons.
La question pourrait être posée de m anière ide ntique pour les sources de
culture et la production artistique elle-même, qui n'a cessé de se développer.
L'accroissemen t continu constitue-il une promesse d'am élioration du proces-
sus média teur? Q uoi qu'il en soit, la médiation apparaît sans limite.
La médiation apparaît comme processus de dévoilement et d e dépasse-
ment. Parfois, elle s'incarne dans une œ uvre, et c'est par confrontation que
nous parvenons à mieux saisir ce qu'elle dévoile et à nous en enrichir. C'est
souvent confusément que nous avançons sur ce chemin nébuleux et corn-
60 La médiation culturell e

plexe de la compréhension. L'art pas davantage que la science ne se donne


sans effort, et il faut souvent s'adonner avec patience et avec passion pour
en saisir les bribes qui nous conduisent vers de nouvelles perceptions. Cela
exige des cheminements, des persévérances, mais aussi des clés que nous
n'avons pas toujours pour entrer dans les logiques internes à chaque univers
ou domaine de spécialité. Ce que Jean Galard a nommé joliment « le regard
instruit » n'est pas inné, il ne se donne pas immédiatement' . Pour cela, des
aides nous sont parfois utiles.
En ce sens se développent des actions de multiples natures: éducatives,
interprétatives, participatives et que nous analyserons dans les chapitres sui-
vants. Des outils se matérialisant sous la forme de dispositifs prolongeant
cette tentative de mettre en relation des contenus et des personnes. La voca-
tion en est partagée, même si le caractère en est parfois plus rigide et déter-
miné. Comme le mentionne un responsable de service éducatif d'un établis-
sement, l'institution est « un réservoir d'objets, de situations, d'expériences
sur lesquels les enseignants et les élèves peuvent s'appuyer. Il n'est pas uni-
quement question de prendre les objets du musée pour informer les élèves
sur l'art, mais de se les approprier et de les mettre au service des préoccupa-
tions des élèves et des enseignants »2 •
La médiation est un choix d 'attitudes, une philosophie et une approche
que l'on met en œuvre. Il convient donc de situer le travail du médiateur en
reconnaissant les filiations dans lesquelles il s'inscrit. C'est à cette analyse que
nous nous attachons dans les chapitres deux et trois.

1. jean GALARD, sous la direction de, Le Regard instruit. Action éducative et action culturelle dans les
musées, Paris, La Documentation française, 2000.
2. C laude HuBERT-TATOT, «La Cellule pédagogique », in Médiation de l'art contemporain. Perspectives
européennes pour l'enseignement et l'éducation artistiques, Paris, Ed. Galerie nationale du jeu de Paume ,
2000, p. 93.

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