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Le Chemin Le Moins Fréquenté de - Scott Peck - Et Le Christianisme d'Aujourd'Hui
Le Chemin Le Moins Fréquenté de - Scott Peck - Et Le Christianisme d'Aujourd'Hui
ROBERT RICHARD
Mémoire
présenté
à la Faculté des études supérieures
de l'Université Laval
pour l'obtention
du grade de maître ès arts (M.A.)
FACULTÉ DE THÉOLOGIE
UNIVERSITÉ LAVAL
DÉCEMBRE 1996
ISBN 0-612-17509-X
Canada
Nom
'T^òberf' ^ÍC-lnarcL
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thèse et inscrivez le code numérique approprié dans l'espace réservé ci-dessous. _________
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SUJETS
oUUbl UMI
CODE DE SUJET
ТЯео/о^1Ъ OŸbï
Catégories par sujets
SCIENCES ET INGÉNIERIE
Géologie............................ 0372 SCIENCES PHYSIQUES Biomédicale...........................0541
SCIENCES BIOLOGIQUES Chaleur et ther
Agriculture Géophysique.................... 0373 Sciences Pures
Généralités............................0473 Ffydrologie........................ 0388 modynamique....................0348
Chimie Conditionnement
Agronomie............................. 0285 Minéralogie............. ......... 0411 Généralités............................. 0485
Alimentation et technologie Océanographie physique 0415 (Emballage)....................... 0549
Biochimie................................... 487 Génie aérospatial................. 0538
alimentaire....................... 0359 Paléobotanique................. 0345 Chimie agricole......................0749
Culture................... 0479 Paléoécologie................... 0426 Génie chimique.....................0542
Chimie analytique ................. 0486 Génie civil.............................0543
Paléontologie..................... 0418 Chimie minérale.....................0488
Paléozoologie................... 0985 Génie électronique et
Exploitation des péturages ...0777 Chimie nucléaire....................0738 électrique............................0544
Pathologie animale................0476 Palynologie....................... 0427 Chimie organique ................. 0490
Pathologie végétale.............. 0480 Génie industriel.....................0546
SCIENCES DE LA SANTÉ ET DE Chimie pharmaceutique.......0491 Génie mécanique................. 0548
Physiologie végétale..............0817 Physique..................................0494
Sylviculture et faune...............0478 Génie nucléaire.....................0552
L'ENVIRONNEMENT PofymÇres.............................. 0495 Ingénierie des systèmes........0790
Technologie du bois...............0746 Économie domestique................... 0386 Radiation.................................0754
Biologie Mécanique navale................ 0547
Sciences de l'environnement......0768 Mathématiques............................. 0405 Métallurgie............................0743
Généralités............................0306 Sciences de la santé Physique
Anatomie............................... 0287 Science des matériaux......... 0794
Généralités................. 0566 Généralités............................. 0605 Technique du pétrole........... 0765
Biologie (Statistiques)............ 0308 Administration des hipitoux ..0769 Acoustique.............................. 0986
Biologie moléculaire..............0307 Technique minière................ 0551
Alimentation et nutrition........ 0570 Astronomie et Techniques sanitaires et
Botanique............................ 0309 Audiologie............................... 0300 astrophysique...................... 0606
Cellule ...................................0379 municipales......... ...............0554
Chimiothérapie.......................0992 Electronique et électricité......0607 Technologie hydraulique......0545
Ecologie ................................. 0329 Dentisterie.................... 0567 Fluides et plasma....................0759
Entomologie...........................0353 Mécanique appliquée.................0346
Développement humain ........ 0758 Météorologie ..........................0608 Géotechnologie.......................... 0428
Génétique.............................. 0369 Enseignement.......................... 0350 Optique................................... 0752
Limnologie............................. 0793 Matières plastiques
Immunologie........................... 0982 Particules (Physique (Technologie).................... 0795
Microbiologie ............ 0410 Loisirs.................... 0575 nucléaire) ............................0798
Neurologie............................0317 Recherche opérationnelle........... 0796
Médecine du travail et Physique atomique ................0748 Textiles et tissus (Technologie) ....0794
Océanographie..................... 0416 thérapie................ 0354 Physique de l'état solide.......0611
Physiologie ............................ 0433 Médecine et chirurgie ............ 0564 Physique moléculaire............ 0609
Radiation............................... 0821 Obstétrique et gynécologie... 0380 Physique nucléaire................. 0610
PSYCHOLOGIE
Science vétérinaire................0778 Généralités.................................. 0621
Ophtalmologie........................0381 Radiation.................................0756 Personnalité................................. 0625
Zoologie.................................0472 Orthophonie............................0460 Statistiques.................................... 0463
Biophysique Psychobiologie............................. 0349
Pathologie............................... 0571 Psychologie clinique.....................0622
Généralités............................0786 Pharmacie............................... 0572 Psychologie du comportement ... 0384
Medicale ...»..........................0760 Pharmacologie........................0419 Technologie Psychologie du développement .0620
Physiothérapie........................0382 Informatique.................................. 0984
Psychologie expérimentale......... 0623
SCIENCES DE LÀ TERRE Radiologie............................... 0574 Ingénierie Psychologie industrielle................ 0624
Biogéochimie................................0425 Santé mentale.........................0347 Généralités.............................0537
Agricole.................................. 0539 Psychologie physiologique......... 0989
Géochimie.................................... 0996 Santé publique........................0573 Psychologie sociale......................0451
Géodésie ........... 0370 Soins infirmiers.......................0569 Automobile............................. 0540
Psychometrie ............................... 0632
Géographie physique..................0368 Toxicologie.............................. 0383
RÉSUMÉ
RÉSUMÉ............................................................................................................. i
AVANT-PROPOS................................................................................................. il
INTRODUCTION GÉNÉRALE
3.2 Le Mal................................................................................................... 83
3.2.1 Le Mal est réel........................................................................ 84
3.2.2 Le Med est la paresse poussée à l'extrême......................... 84
3.2.3 L'existence du Mal est inévitable........................................ 86
3.2.4 Le Mal est une force sociale inefficace.............................. 86
BIBLIOGRAPHIE................................................................................................ 161
Λ CéciCia et Çaèrieãe,
pour tant de conversations
qui nous aurontfait cheminer
vers un peu pCus de vérité
INTRODUCTION GENERALE
"Ce livre nous vient d'Amérique précédé d'une réputation fracassante." Ainsi
se lit la toute première ligne du texte apparaissant au dos du livre Le Chemin
le moinsfréquenté1. Le bouquineur avisé y suspectera une finesse publicitaire
destinée à attiser son intérêt. Mais s'il poursuit sa lecture, il apprendra aussi
que l'original "figure depuis trois ans parmi les meilleures ventes", que "plus
d'un million d'Américains l'ont adopté", et qu'on en parle comme d'un "livre-
guide", d'un "livre-culte". Plus encore, cet "ouvrage au tirage initial modeste,
destiné d'abord au petit groupe des amateurs de «self help book» et de «pop
psychology»", se serait insinué dans la vie de centaines de milliers de lecteurs
et aurait modifié leur façon d'agir et de penser. "Cette «contagion» [serait] due
au seul bouche à oreille". Le mouvement créé autour de ce livre serait
attribuable à la personnalité de son auteur, un psychiatre que l'on qualifie
de "différent", de "médecin de l'âme", qui "ne s'embarrasse ni de discours
théoriques ni de jargon psychanalytique", qui parle au coeur et à la raison.
1 M. Scott PECK, Le Chemin le moins fréquenté, Apprendre à vivre avec la vie, trad, de
l'américain (The Road Less Traveled, A New Psychology of Love, Traditional Values and
Spiritual Growth, New York, Simon and Schuster, 1978) par Laurence Minard, Paris,
Robert Laffont, 1987, 384 p.; également en format de poche: Paris, Flammarion, collection
«J'ai lu New Age», n° 2839, 1987, 416 p.
2 Kathleen WILSON, article «Peek, M(organ) Scott 1936-», dans Contemporary Authors, New
Revision Series, vol. 45, 1995, p. 343.
2
3 Dans une communication personnelle, madame Sylvie Gendron, des Éditions Robert
Laffont, dit avoir vendu à ce jour (oct. 1995) au Québec au-delà de 120 000 copies, ce
qu'elle qualifie d'énorme succès. Ce livre, qui fut longtemps sur leur liste de best-sellers,
se vendrait encore très bien aujourd'hui.
Également dans une communication personnelle. Madame Paulette Villeneuve, des
Éditions Flammarion, a évalué à 75 986 le nombre de copies vendues en format de poche
(jusqu'en oct. 1995) au Québec (176 117 au total pour le monde francophone).
4 On retrouve ce texte de huit pages à la fin de la version française.
5 L'étude réalisée ici se limite à la version française, lorsqu'elle est disponible, des livres de
Scott Peck, car c'est dans cette langue qu'ils ont été offerts à la majorité des Québécois et
des Québécoises.
Toute référence faite au livre Le Chemin le moins fréquenté dans le cadre de ce mémoire
sera désormais indiquée par le numéro de la page de l'édition française publiée par Robert
Laffont, et placée entre parenthèses dans le texte.
6 M. Scott PECK, Plus loin sur le chemin le moins fréquenté, trad, de l'américain (Further
Along The Road Less Traveled, The Unending Journey Toward Spiritual Growth, New York,
Simon and Schuster, 1993) par Laurence Minarti, Paris, Robert Laffont, 1995, 242 p.
Dans une communication personnelle, l'éditeur affirmait avoir enregistré des ventes de
plus de 10 000 exemplaires à ce jour (oct. 1995) au Québec, ce qu'il considère comme
excellent.
7 Alice et Walden HOWARD, Explorer le chemin le moinsfréquenté, Montréal, Stanké, 1990.
3
Scott Peck décrit Le Chemin le moins fréquenté comme "une sorte de réflexion
sur la reUgion et la psychologie" (p. 370). Le rapport entre ces deux domaines
le passionne depuis longtemps (p. 136-137) et il souhaite contribuer à leur
rapprochement, notamment en rédigeant les troisième et quatrième parties
de son livre (p. 208). Mais Scott Peck, semble-t-il, sort des sentiers battus. Il
affirme que sa thèse ne fait pas l'unanimité chez ses collègues qui
préféreraient garder séparées la psychologie et la religion. À cause d'une
appartenance généralisée à une tradition freudienne, les psychothérapeutes
"ont tendance à considérer pathologique toute croyance passionnée en Dieu"
(p. 258). Telle est, du moins, l'explication que donne Scott Peck. Il ose, lui,
consacrer plusieurs pages de son livre à la question: "Qu'arrive-t-il à la foi
lorsqu'on évolue avec l'aide de la psychothérapie?" (p. 225-255).
Peck recourt régulièrement au récit de cas cUniques pour étayer ses propos;
on dénombre près d'une soixantaine de ces cas dans son Uvre. Il en présente
trois pour montrer que si la foi en Dieu peut être une forme de
psychopathologie, ce n’est pas toujours le cas. Les psychiatres et les
psychothérapeutes sont appelés, pense-t-il, à juger de la cohérence des
croyances de leurs patients. Ils peuvent ainsi les aider substantiellement
dans leur évolution spirituelle. Mais ils ne s'engagent pas sur cette voie, à la
différence de Peck qui apparaît vraiment comme un psychiatre "différent". Du* 3
8 Walter WINK, «Walking M. Scott Peck's less-traveled road». Theology Today, voi. XLVTII, n°
3, 1991, p. 279 ["I suspect that Peck has had to battle a streak of megalomania as a
result of his enormous success. When we spent an afternoon together six years ago, he
was considering a run for the presidency — that's right — of the United States"].
4
moins, c’est l'image qu'il donne de lui-même. Dès l'introduction de son livre,
il affirme n'appartenir à aucune école de psychiatrie ou de psychothérapie (p.
9). Cependant, on le voit assez souvent, particulièrement dans la quatrième
partie, faire siennes des citations du psychiatre Cari Jung et même les
développer9.
9 On retrouve une dizaine de références à Jung dans cette seule partie du livre.
10 Roy Herndon STEINHOFF SMITH, «M. Scott Peck's gnostic superhighway». Pastoral
Psychology, vol. 40, n° 3, 1992, p. 179 ["While a number of ministers and Christians I
know are very critical of Peck's later books, they frequently continue to be highly
enthusiastic about The Road Less Traveled'1].
11 Op. cit., p. 279.
5
12 Lucy BREGMAN, «A view down the road less travelled: the contribution of M. Scott Peck»,
Religious Studies Review, voi. 13, n° 2, avril 1987, p. 127.
13 ANONYME, chronique «Palmarès», L'Église canadienne, vol. 22, n° 7, 1er décembre 1988,
p. 223 [sur une liste de neuf livres): vol. 22, n° 25, 19 octobre 1989, p. 799 [sur une liste
de sept livres).
6
deux reprises pendant une convalescence prolongée. Scott Peck lui apparaît
comme "un maître écrivain et un maître penseur", et son livre comme un
"livre fascinant". Si Savard note qu'au plan théologique "on peut mettre en
question le sens que l'auteur donne à certains termes: religion, grâce, péché
originel, Dieu (parfois), appel de l'homme à la divinisation", il considère la
réflexion de Scott Peck comme "celle d'un chercheur honnête qui croit à
l'évolution spirituelle, qui croit également que le partage d'un cheminement
inachevé [car Scott Peck se considère lui-même en constante évolution]
interpelle déjà ceux qui s'interrogent sur la route à suivre"14. Une note
accompagnant l'article de Savard signale que l'on peut se procurer Le Chemin
le moinsfréquenté à la librairie de livres religieux Anne Sigier de Sainte-Foy.
Dans le titre d'un article sur Le Chemin le moins fréquenté. Le Sénevé, une
publication du Catéchuménat du diocèse de Montréal, parle d'"un livre à
lire". On y compare le chemin dont parle Scott Peck à celui du Christ. "La
grâce — dit l'auteur — nous accompagne (...) pour nous faire évoluer, et la
vie prend son sens quand nous empruntons le chemin le moins fréquenté...
ce chemin que le Christ a emprunté. Le Chemin le moins fréquenté de Scott
Peck est riche, concret, mystérieux un peu. Il laisse entrevoir ce qu'est la
conversion à la Vie."15
guide Explorer le chemin le moins fréquenté: "Même s'il est conçu comme un
cahier d'animation de groupes d'échange, il sera utile à ceux qui ont aimé le
livre du Dr Peck et qui voudraient le reprendre, se l'approprier davantage,
poursuivre leur démarche."17
Il ne fait plus de doute que Le Chemin le moins fréquenté ait été et continue
d'être un livre fort prisé, non seulement par les Américains et les Québécois
en général mais aussi par des chrétiens et des chrétiennes d'ici. À la
différence, cependant, de beaucoup de publications qui garnissent les rayons
de spiritualité et de psychologie de nos librairies, ce livre ne s'est pas
seulement imposé de lui-même. Il a été ouvertement proposé au lecteur
chrétien par des personnes ayant une certaine crédibilité dans l'Église
catholique du Québec. On concède généralement que Le Chemin le moins
fréquenté n'est pas à prime abord l'oeuvre d'un auteur chrétien et qu'il
comporte quelques ambiguïtés doctrinales en regard de la foi chrétienne,
mais c'est pour mieux en faire valoir les vertus. Scott Peck, qui se dit
clairement en marge de la psychiatrie américaine officielle, prendrait aussi
un chemin qui ne croiserait le christianisme traditionnel que pour s'en
éloigner aussitôt. Mais ses lecteurs ne semblent pas s’en inquiéter.
Avec des nuances, Bregman considère que Scott Peck prend le relais du
Mouvement du potentiel humain (Human Potential Movement), né et développé
aux États-Unis dans les années 60 et 70, et qui a permis à la psychologie de
s'installer sur la place publique. Le travail de Scott Peck, dit-elle, est en
partie en continuité avec cette tradition et en même temps une tentative de
réaction contre certains de ses thèmes21. Comme le fait le Mouvement du
potentiel humain, Scott Peck accorde une grande importance à l'expérience
personnelle. De plus, il se méfie des "experts" traditionnels et se montre
ouvert à la religion, ou du moins à certaines formes de religion. À la
différence de ce mouvement cependant, Scott Peck met l'accent sur les
valeurs traditionnelles et s'objecte ainsi au "culte du moi". Il semble bien,
selon Bregman, que ce "culte du moi" dont on accuse le Mouvement du
potentiel humain ait été l'une des raisons de son rejet par les chrétiens. Or, en
osant parler de douleur, de courage, de persévérance, Scott Peck se démarque
nettement des autres auteurs de "self help books" issus de ce mouvement.
Mais Bregman ne fait pas pour autant de Scott Peck un penseur chrétien.
Elle reconnaît cependant en lui celui qui a su tirer le meilleur du Mouvement
du potentiel humain et en rejeter les excès.
Cette assertion qui associe Scott Peck et son livre au Nouvel Âge mérite plus
d'attention. Il est en effet intéressant de constater que la maison d'éditions
Flammarion ait inclus Le Chemin le moins fréquenté dans sa collection J'ai lu
New Age. On retrouve d'ailleurs cette pensée au dos du livre: "Le New Age: le
plus court chemin vers le bonheur!", dans laquelle l'éditeur reprend à son
compte le thème du chemin évoqué dans le titre de Peck. Dans New Age
Encyclopedia de J. Gordon Melton, on parlera de Scott Peck, quoique très
brièvement, comme d'un "New Age psychologist"23.
23 Jerome CLARK, article «Peace», dans J. Gordon Melton, dir. et al., New Age Encyclopedia,
Detroit, Gale Research Inc., 1990, p. 353.
24 Jacques MARTINEAU, «Le chemin le moins fréquenté, Une lecture recommandable ou
non?», L'Informateur, 7-20 avril 1991.
25 Michel GIROUX, La Croissance spiñtuelle et la grâce, deux audiocassettes, 180 min,
Québec, Maison Jésus-Ouvrier, 23 novembre 1991 [conférence-atelier donnée à l'École de
formation religieuse et pastorale de la Maison Jésus-Ouvrier de Québec].
En plus d'être psychologue, Michel Giroux détient une maîtrise en théologie dans le
domaine de la spiritualité. Voici la liste de ses autres conférences:
- Scott Peck: un psychiatre à la dérive entre le Nouvel Âge et le fondamentalisme
amédcain [une série de quatre conférences parrainées par Prière-Secours et
données à Québec, Services diocésains, en 1991, les 14 janvier , 11 février, 25
mars, et 8 avril];
même du Nouvel Âge. Il dit avoir été amené à travailler sur le livre de Scott
Peck parce que beaucoup de chrétiens l'avaient lu et que beaucoup de prêtres
en avaient suggéré la lecture. "Je pense — dit-il — qu'il faut nommer la
pauvreté dans la spiritualité de Scott Peck... C'est peut-être pas l’image du
Dieu chrétien [sic]". Giroux considère que Peck présente un Dieu vague qui
s'apparente fort bien avec celui du Nouvel Âge. Il reconnaît cependant que
Peck ne prétend pas appartenir au Nouvel Âge et que son "langage vague et
élastique" rend diffìcile ou aléatoire toute affiliation à une école de pensée.
- Le Chemin le moinsfréquenté (Scott Peck), Dieu des chrétiens et Dieu du Nouvel Âge
[conférence-atelier donnée au Montmartre Canadien de Silleiy le 2 mai 1992].
26 Communication personnelle.
12
endiguer le courant créé par ce livre. Pourtant, il se trouve des voix, certes
isolées, pour crier à l'ambiguïté. On associe la pensée de son auteur au
gnosticisme moderne et à ce qu'on pourrait appeler la nouvelle psychologie.
Difficile à situer, cette pensée rejoint, pour les uns, celle des plus grands
saints du christianisme alors que, pour d'autres, elle fait partie du Nouvel
Âge. Pour les uns encore, cette dernière épithète apparaît exagérée alors que
pour d'autres, elle convient tout à fait.
Nouvel Âge. Cela est si vrai qu'on peut hésiter, en évaluant des prises de
position contradictoires que ce livre a provoquées, à séparer de façon
tranchée le christianisme du Nouvel Âge. Nous avons certes à nous demander
en quoi Le Chemin le moins fréquenté et son auteur sont liés au Nouvel Âge.
Mais derrière cette question se profile cette autre plus fondamentale encore:
Qu'est-ce que le phénomène dont il est ici question peut nous apprendre sur
la façon dont se vit le christianisme aujourd'hui?
Ajoutons que c'est l'oeuvre francophone de Scott Peck qui nous intéresse ici
et son impact sur les lecteurs francophones du Québec. On ne s'étonnera
donc pas que tous les documents utilisés dans cette étude soient cités dans
la version française lorsqu'elle est disponible.
Scott Peck associe ses patients à son livre; c'est de son travail avec eux que
découlent la plupart des idées qu'il défend. Il salue ses professeurs et ses
collègues au passage, mais dit n'appartenir à aucune école de psychiatrie ou
de psychothérapie. Il affirme explicitement que deux grandes idées sous-
17
"La vie est difficile" (p. 13). Paraphrasant explicitement le Bouddha, Scott
Peck affirme que la vie est un ensemble de problèmes qu'il faut essayer de
résoudre même si ce doit être douloureux. "Ce qui blesse instruit" (p. 15), dit-
il en reprenant Benjamin Franklin. Pour faire face aux problèmes, il existe
un outil de base: la discipline, qui, selon lui, se subdivise en "quatre
techniques de souffrance" (p. 16). Ces techniques ne sont pas compliquées; il
faut seulement vouloir s'en servir. Avec une discipline totale, dit Peck, nous
résoudrons tous les problèmes de la vie.
cette règle, tout le monde pourrait tirer profit d'une psychothérapie. Peck se
donne lui-même en contre-exemple: à trente ans, il espérait lui-même qu'un
psychiatre règle à sa place ses problèmes de gestion du temps. Ce faisant, il
refusait sa liberté, cet immense pouvoir personnel. Des millions de gens
fuient quotidiennement leur liberté et la confient de ce fait aux autres en
tentant d'échapper à la douleur des responsabilités. C’est ce que voulait
signifier Erich Fromm dans un ouvrage intitulé La peur de la liberté (p. 44).
Peck termine cette première partie en disant qu'il est possible d'arriver à un
niveau de conscience où la douleur de vivre est atténuée, car "une pratique
sans cesse augmentée de la discipline amène à la connaissance approfondie,
et qu'une personne spirituellement évoluée domine la situation (...)" (p. 81-
82). Peck fait une certaine distinction entre les gens spirituellement évolués,
qui sont des gens efficaces, qui sont des sages qui savent et qui ne peuvent
plus priver les autres de leur savoir, qui sont des gens qui ont beaucoup de
pouvoir même s'ils l'exercent dans l'ombre, et le reste du monde. Il dira par
ailleurs qu'il est impossible d'échapper à la souffrance, à moins de ne pas
chercher à s'élever dans la conscience et à évoluer spirituellement. Il n’y a
pas de raccourci vers la sainteté. Pour le praticien de la discipline, qu'il
nomme aussi "disciple" (p. 85), les techniques évoquées ici sont à elles seules
suffisantes pour évoluer spirituellement vers les hauts sommets.
Si c’est par la discipline que l'on peut évoluer spirituellement, c'est l'amour
qui donne l'énergie pour la discipline. Et Peck définit alors l'amour comme
"la volonté de se dépasser dans le but de nourrir sa propre évolution
spirituelle ou celle de quelqu'un d'autre" (p. 90). Cette définition implique'
20
Précisant d'abord ce que l'amour n'est pas, Peck dénonce le fait de "tomber
amoureux" (p. 93), ce qu'il appelle aussi la passion et qui est "un
effondrement temporaire des frontières du moi" (p. 96) où il y a fusion des
identités. Il s'agit d'une sorte de régression vers l'enfance. Tôt ou tard,
cependant, la passion finit par s'estomper et les frontières du moi
réapparaissent. C'est alors, dit Peck, que peut commencer le travail du
véritable amour. Tomber amoureux n'est pas le véritable amour car il
n'implique ni acte de volonté, ni dépassement durable des frontières du moi,
ni développement spirituel délibéré. En tombant amoureux, l'individu se croit
arrivé, alors que l'amour véritable implique un désir constant de
dépassement.
Bien que ce ne soit pas l'amour, "tomber amoureux" fait toutefois partie du
mystère de l'amour qui nécessite, au départ, la présence d'un processus
d'attirance, d'investissement et d’engagement. Tomber amoureux est ce
processus que Peck nomme "cathexis" (p. 104). C’est le sentiment amoureux
qui nous porte vers quelqu'un ou quelque chose. Peck explique que l'amour
véritable amène l’individu à faire reculer ses limites qui sont les frontières du
moi. "Plus celles-ci s'élargissent, (...) plus la distinction entre le moi et le
monde s'estompe" (p. 105). À la différence de tomber en amour, un processus
où il y a union temporaire avec un seul objet aimé, l'amour véritable
provoque une fusion réelle et durable, une "union mystique" (p. 105), avec
une plus grande partie du monde. Et "le mysticisme, c’est essentiellement
croire que la réalité est un tout, une unité" (p. 107). Peck reconnaît que cette
formule cache un paradoxe: "les frontières du moi doivent être durcies [c'est
le passage de l'enfance à l'âge adulte] avant d'être assouplies" (p. 108). Il
soutient pourtant que "le chemin de la sainteté véritable passe par l'âge
21
adulte" (p. 108). Seul le vrai amour permet ce passage. Peck dit que l'un des
thèmes importants de son livre est que l'évolution spirituelle ne peut être
atteinte que par la pratique continuelle de l'amour véritable.
Le "sacrifice de soi" (p. 124) est un autre malentendu qui amène à prendre
l'amour pour ce qu'il n'est pas. Peck parle du sacrifice de soi comme d'un
amour mal orienté. Il appuie ses propos sur le cas d'un pasteur qui se
dévouait corps et âme pour sa femme et sa famille, mais dans le but inavoué
de se donner une image différente de celle de son père qui avait été jadis très
négligent à son égard. L'amour n'est pas sacrifice de soi, dit Peck, mais
dépassement de l'individu. Il doit viser l'évolution spirituelle, de soi et de
l'autre, sinon il n'est pas l'amour. L'amour tel que le définit Peck est donc
paradoxal puisqu'il est à la fois égoïste et généreux.
L'amour n'est pas non plus un sentiment. C'est là la source d'un dernier
malentendu (p. 130). Si la cathexis doit aboutir à l'amour, l'amour peut
exister avec ou sans cathexis. Le mot-clé de l'amour, c'est la volonté, celle de
se dépasser pour la cause de l’évolution spirituelle. On aime parce qu'on a
pris l'engagement d'aimer, et non pas à cause d'une émotion. Dans ce
contexte, l'amour s'applique aussi à la psychothérapie puisqu'une thérapie
réussie nécessite l'établissement d'une alliance entre le patient et son
thérapeute. Par ailleurs, Scott Peck affirme qu'un individu doit choisir la
personne vers qui orienter sa capacité et sa volonté d'aimer car si le
22
Sentiment amoureux est sans limites, ce n'est pas le cas pour la capacité
d'aimer.
Après avoir précisé ce que l'amour n'est pas, Peck, se réclamant d'une
citation de Rollo May, parle d’abord de l'amour comme d'un travail,
notamment d'attention et d'écoute (p. 135). Peck se remémore, pour le
bénéfice de ses lecteurs, une conférence à laquelle il a assisté — il en profite
pour préciser que c'était sur les rapports entre la psychologie et la religion,
sujet qui, précise-t-il, le passionne depuis longtemps — au cours de laquelle
son effort soutenu pour écouter, au prix d'une grande fatigue, avait été pour
lui un acte d'amour qui a nourri son évolution spirituelle. Les parents, dit-il
en substance, doivent avoir cette attitude d'écoute et d’attention à l'égard de
leurs enfants. De même, le psychiatre pour son patient. "Puisque l'amour est
un travail, l'essence du non-amour est la paresse" (p. 146). Peck considère la
paresse comme un sujet important puisqu'elle constitue à la fois le contre-
pied de la discipline et de l'amour.
Scott Peck considère l'engagement (p. 157) comme la base d'une relation
d'amour. C'est l'engagement qui permet de passer de l'amour fou au véritable
amour, ainsi que de l'état de parents biologiques à celui de parents
psychologiques. En conséquence, le psychothérapeute doit s'engager envers
son patient de la même façon que des parents aimants le font envers leurs
enfants. Plus encore, il doit, lui aussi, risquer le changement en même temps
que son patient. Peck prêche par l'exemple: "De toutes les règles de
psychothérapie qui m'ont été enseignées, il y en a peu que je n'aie pas eu à
briser, à un moment ou à un autre, non par paresse ou par manque de
discipline, mais plutôt en ayant peur et en tremblant, parce que la thérapie
de mon patient, à ces moments-là, me le dictait" (p. 168).
Tout au long de son livre, Peck dévoile des éléments de sa propre évolution.
Par exemple, il raconte qu'au début de sa spécialisation en psychiatrie, il ne
croyait pas que son travail aurait à voir avec l'évolution spirituelle de ses
patients et, afortiori, avec la sienne. Mais avec eux, il a osé s'aventurer sur
des terrains glissants, outrepassant les techniques apprises durant ses
études. Il a compris que la réussite d'une psychothérapie tient de "la volonté
qu'a le thérapeute à se dépasser dans le but d'alimenter l'évolution spirituelle
de son patient" (p. 197). En bref, une psychothérapie profonde et réussie
implique l'amour. Peck le sait puisqu'il l'a expérimenté. Il déplore qu'en
Occident la littérature professionnelle sur la psychothérapie évite le sujet de
l'amour alors que les gourous hindous y puisent la force de leur pouvoir. Il
évoque quelques raisons: la confusion entre l'amour véritable et l'amour
romantique, le fait que l'amour échappe au quantifiable, et une tradition
freudienne. Peck croit que "pour pouvoir être guéri par la psychothérapie, le
patient doit recevoir de son psychothérapeute, au moins en partie, l'amour
véritable dont il a été privé [dans son enfance]" (p. 199). Par extension, Peck
affirme que toute relation de véritable amour est une relation de
psychothérapie mutuelle. Il reconnaît toutefois que l'amour véritable est
exigeant de part et d'autre, et que, pour certains patients, le voyage de
l'évolution spirituelle pourra demeurer incomplet. Il en conclut que "[ces
patients] sont satisfaits d'être des hommes et des femmes ordinaires et
n'essaient pas d'être Dieu" (p. 205).
25
Cette partie sur l'amour fait jaillir de nouvelles questions: par exemple, Peck
se demande d'où vient l'amour. Il dénote l'incapacité de la sociobiologie et de
la psychologie courante à y répondre. Il reste donc à se tourner vers ceux,
"parmi les croyants, qui étudient le Mystère [et vers] la religion" (p. 207). Peck
souhaite que le reste de son livre soit "une contribution au rapprochement de
la religion et de la psychologie" (p. 208).
Pour Peck, la science est une religion, puisqu'elle est "une vision du monde
d'une grande complexité, avec un certain nombre de doctrines importantes
(...)" (p. 222). La science est utile parce qu'elle enseigne le scepticisme.
L'attitude scientifique permet d'élargir la vision du monde léguée notamment
26
par les parents. Mais les scientifiques tombent parfois dans l'excès et
regardent le phénomène de la croyance en Dieu avec supériorité et n'y voient
que superstition et dogmatisme. Alors surgit la question: "la croyance en
Dieu est-elle une maladie?", que Peck reformule ainsi: "Qu'arrive-t-il à la foi
lorsqu'on évolue avec l'aide de la psychothérapie?" (p. 225). Il tente d'y
répondre en s'inspirant de trois cas. Le premier cas est celui de Kathy (p.
226-238), une femme aux prises avec la culpabilité du péché. Peck montre
comment il a aidé sa patiente à "douter de l'autorité et de la sagesse de toute
l'Église catholique, du moins telles qu'elle les avait connues" (p. 232). Grâce
à son alliance thérapeutique avec elle, dit Peck, Kathy a pu quitter l'Église et
ce fut pour elle une libération. Peck reconnaît que l'Église n'était pas la seule
coupable des malheurs de Kathy; il précise toutefois que l'Église est
responsable d'un enseignement trop rigide. "Il semble — poursuit Peck sur un
ton plus modéré — que les Églises encouragent en général la transmission
sans question [de leurs doctrines]" (p. 238). Le cas de Kathy est typique: c'est
ce type de cas qui incite les psychiatres, sous l'influence de Freud, à
considérer la religion comme une ennemie à combattre, voire une névrose.
Par les trois cas précédents, Peck veut montrer que la foi en Dieu n'est pas
toujours une forme de psychopathologie et qu'elle peut même évoluer avec
l'aide de la psychothérapie qui permet au patient d'élargir sa vision du
monde. Peck pose alors une nouvelle question: "Est-il possible que le chemin
de l'évolution spirituelle mène d'abord hors de la superstition vers
l'agnosticisme, puis hors de l'agnosticisme vers une véritable connaissance
de Dieu?" (p. 257). Pour Peck, il est évident que les scientifiques peuvent
donner une réponse affirmative à cette question. La religion monolithique
n’existe pas; il n'y a que des religions. Certaines sont néfastes, d'autres
saines. En se confrontant au processus d'évolution, les psychothérapeutes
sont inévitablement appelés à juger de la cohérence des croyances d'un
individu. Peck reconnaît avec satisfaction que la science évolue car elle
accepte aujourd'hui les paradoxes, ce que les mystiques ont toujours fait à
travers les âges. Il y a là une possibilité de rapprochement de la religion et de
la science. Selon Peck, ce rapprochement constitue l'événement le plus
significatif et le plus intéressant de la vie intellectuelle de notre époque.
Parmi les paradoxes, il y a les miracles. Et Peck pense qu'il est temps que des
hommes sérieux en quête de vérité, des religieux et des scientifiques,
commencent à examiner la nature de tels phénomènes. S'il les niait il y a
quinze ans, Peck déclare aujourd’hui qu’ils abondent. Son expérience de
psychiatre lui a permis, avec le temps, de reconnaître que son travail avec ses
patients "était remarquablement assisté, d’une façon qui n'avait aucune
explication logique, c'est-à-dire de manière miraculeuse" (p. 264). Peck ne
manque pas de préciser qu'il a pu voir le miraculeux dans sa vie grâce à son
ouverture d'esprit. Pour lui, il est clair maintenant que nous devons chercher
la preuve du miraculeux non pas dans le spectaculaire mais dans le
quotidien; c'est, dit-il, ce qu'il se propose de faire dans la prochaine partie de
son livre, en tentant de comprendre le phénomène de la grâce.
Peck est bien conscient qu'en abordant le caractère paradoxal des miracles, il
touche au sujet délicat de l'interface entre la reUgion et la science. Raison de
28
plus, dit-il, pour aborder ce sujet avec scepticisme et pour se méfier des
réponses simples qui mêlent, sans trop de réflexion, science populaire,
concepts religieux et beaux espoirs.
En racontant une anecdote tout à fait étonnante survenue lors d'un voyage à
Singapour, Peck introduit le lecteur à la théorie de Jung concernant
l'inconscient collectif. Selon cette théorie, "nous héritons l'expérience de nos
ancêtres sans l'avoir personnellement vécue" (p. 291). Peck explique qu'un
savoir extraordinaire réside en nous. En conséquence, lorsque nous
apprenons quelque chose de nouveau, nous ne faisons que découvrir ce qui
était déjà contenu dans notre esprit. Dans son désir de rattacher ce savoir à
la grâce. Peck parle du "miracle des heureux hasards", qui sont des
29
Peck pense qu'il est vain de chercher à localiser la grâce. Nous voulons trop,
à la différence des hindous et des bouddhistes, tout classer en termes
d'entités distinctes. Il dénonce d'ailleurs, à quelques reprises dans son livre,
cette attitude occidentale. Tout ce que nous pouvons dire, précise-t-il, c'est
que "les miracles nous indiquent que notre évolution en tant qu’être humain
est assistée par une force autre que la volonté consciente" (p. 302). Pour
mieux les comprendre, il est utile d'étudier le miracle de l'évolution de la vie.
Peck oppose Г "évolution naturelle" qui conduit tout système à une perte
d'organisation, selon la force d'entropie, et Г "évolution spirituelle" qui brise
cette résistance, selon la force de la grâce, ce qui constitue le miracle. Cette
force "nous pousse à choisir le chemin le plus difficile par lequel nous
transcendons le bourbier où nous naissons souvent" (p. 307). D'où
l'évolution de l'espèce, car "en évoluant individuellement, nous faisons
évoluer du même coup notre société" (p. 307). Rappelant qu'un thème majeur
de son livre est la question de la responsabilité des parents dans l'évolution
spirituelle des enfants, Peck affirme qu'au plan de l'évolution nous sommes
supérieurs à nos parents et eux-mêmes à nos ancêtres. Cette force, qui nous
pousse à évoluer à l'encontre de notre résistance naturelle, c'est l'amour,
dont Peck avait parlé dans sa deuxième partie, un amour soutenu par la
grâce.
que Dieu veut que nous devenions lui-même. Puisque l'amour est un travail
de dépassement, Peck voit un seul véritable obstacle à l'évolution spirituelle:
"la paresse" (p. 312); c'est le péché originel d'entropie que nous avons tous en
commun et qui freine notre évolution individuelle. Dans le cas d'Adam et
Ève, explique Peck, la paresse a pris la forme de la peur du changement. En
refusant de questionner Dieu sur l’interdit, ils ont choisi la solution de la
facilité. Dieu oblige l'individu à prendre le chemin le plus difficile et ce
chemin l'amène à devenir Dieu. Les psychothérapeutes savent que leurs
patients sont terrifiés par le changement et par le travail qu'il implique et
que la majorité d'entre eux cessent leur thérapie avant la fin. Pour Peck,
l'individu est divisé entre ce désir d'évoluer vers l'âge adulte et cette paresse
qui le retient dans l'enfance spirituelle. Cette ambivalence de l'individu
influence l'évolution de toute l'humanité puisque "[chaque individu]
représente la race humaine" (p. 319).
Bien que la psychologie ait eu tendance à agir comme si "le Mal — le Malin
— n'existait pas" (p. 319), Peck considère qu’elle a potentiellement beaucoup
à apporter sur la question, annonçant par le fait même le projet d'un ouvrage
qui sera éventuellement publié sous le titre de Les Gens du mensonge. Peck se
limite pour l'instant à énoncer "quatre conclusions" sur la nature du Mal (p.
319-322). Premièrement, le Mal est réel. Deuxièmement, le Mal est la paresse
poussée à l'extrême. Peck fait une distinction importante entre paresse
ordinaire et celle des êtres véritablement mauvais. Il définit alors le Mal
"comme l’exercice d'un pouvoir politique — c'est à dire l'imposition de sa
volonté sur les autres par la contrainte, ouverte ou masquée — afin d’éviter
de se dépasser et d'encourager l'évolution spirituelle" (p. 320-321). La paresse
ordinaire, dit-il, est le non-amour; le Mal est l'anti-amour. Troisième
conclusion: l'existence du Mal est inévitable, du moins au stade actuel de
l'évolution humaine. Finalement, l'entropie est une grande force, mais elle
est étonnamment inefficace en tant que force sociale. Le Mal est un signal
pour nous purifier: "chaque âme qu'il détruit (...) sert à en sauver d'autres"
(p. 321). S'engager contre le Mal dans le monde est une manière d'évoluer.
Les êtres évolués ont conscience de leur paresse; les êtres mauvais résistent à
cette prise de conscience. L'évolution spirituelle, c'est l'évolution de la
conscience. Être conscient, c’est savoir avec notre inconscient. La meilleure
31
Peck fait écho de lettres qu'il a reçues à la suite de la première édition de son
livre. Il lui apparaît évident qu'il existe désormais tout un réseau de gens qui
ont fait de longs trajets sur la route peu fréquentée de l'évolution spirituelle.
Il répond à quelques lecteurs qui ont remis en question sa foi en l'efficacité
de la psychothérapie. Il précise qu'il faut choisir son thérapeute à partir de
son jugement intuitif personnel: il faut savoir "sentir les bonnes vibrations"
(p. 363). Il rappelle que le succès d'une thérapie dépend aussi de la volonté et
de l’effort du patient. Il termine en disant: "Et parce que entreprendre une
psychothérapie est un acte de courage, je vous admire" (p. 365).
Peck dit avoir évolué depuis qu'il a écrit ce livre. C'est logique, puisqu'il a
choisi de voyager sur la route de l'évolution. Bien qu'il se dise maintenant un
"chrétien pratiquant" (p. 367), il trouve heureux de ne pas avoir été "vraiment
chrétien ni très habitué au langage de la théologie chrétienne" (p. 367) au
moment de la rédaction de son livre. Sa pensée aura ainsi été plus facile à
saisir. Par ailleurs, Peck présente ses premières réactions aux critiques qu'il a
reçues. Il admet que certains sujets théologiques, comme l'appel de l'homme
à la divinité et l'action de Dieu par et dans notre inconscient, mériteraient
une étude plus approfondie. Il ajoute que "l'extraordinaire réaction à [son]
livre" a chamboulé sa vie: il est devenu conférencier en plus d'être écrivain, il
est reconnu à travers tout le pays. "J'ai été touché par la grâce" (p. 369), dit-
il, et celle-ci continue de lui être présente. Il illustre ce fait par une anecdote
personnelle et en profite pour rappeler que le chemin de la sainteté passe par
la remise en question systématique. À son avis, la rédaction de son livre s'est
avérée être un cadeau de Dieu qui l'a aidé, tout autant qu'un cadeau de ses
lecteurs qui lui ont donné son succès. Ces derniers font partie de T'humble
élite" (p. 371), c'est-à-dire de ceux qui ont été assez humbles pour admettre
qu'ils avaient besoin d'évoluer. "Vous êtes en train de transcender la culture
29 Après le succès remporté par la première édition de son livre, Scott Peck a cru bon de
rédiger une postface, de même qu'un texte présentant l'édition américaine de 1985.
Comme ces deux textes ont été inclus dans la version française, nous en tenons compte
ici.
34
traditionnelle" (p. 372), leur dit-il. C'est ce que Peck dit avoir commencé à
faire lui-même inconsciemment à l'âge de quinze ans.
L'humble élite dont parle Peck gagne sans cesse, semble-t-il, de nouveaux
membres. "Le succès du Chemin me laisse croire que, grâce à la
communication de masse, la psychothérapie et la grâce, nous ne parlons plus
en termes d'un parmi des millions [qui réussit à s'élever au-dessus des
cultures et des frontières et qui, comme Jésus et Socrate, entre dans
l'éternité] mais d'un parmi des centaines" (p. 373). Les voyageurs spirituels
sont de plus en plus nombreux. "(...) Vous êtes en train de forger une
nouvelle et magnifique «culture planétaire». C'est vous qui êtes en train de
transformer le monde en un "grand village" — en une communauté" (p. 374).
Cette lecture, partie par partie, du livre de Scott Peck n'aurait pas été vaine
si elle nous avait seulement permis une vision synthétique de ses grandes
articulations et une première saisie des enjeux en cause. L'introduction livre
explicitement une des principales convictions de l'auteur: l'évolution
spirituelle d'un individu, qui est aussi son évolution psychologique, est un
voyage difficile qui dure toute la vie. Le reste du livre sert à présenter les
modalités de ce long voyage. Ainsi, pour évoluer spirituellement, il faut
pratiquer l'autodiscipline. La première partie du Chemin le moins fréquenté
fait donc de cette autodiscipline l'outil de base pour faire face aux difficultés
de la vie. La douleur que ces difficultés provoquent est inévitable; elle fait
même partie de l'évolution spirituelle. Voilà pourquoi les individus
spirituellement évolués mettent en pratique quatre techniques de disciphne:
ils savent tolérer leur inconfort pour mieux analyser et, de ce fait, dominer la
situation; ils acceptent la responsabilité de leurs problèmes; ils se consacrent
à la vérité en se soumettant de bonne foi à la remise en question; ils
trouvent leur équilibre en sachant abandonner une partie de leur moi
devenue périmée.
35
Mais cette évolution spirituelle, qui est mue par l'amour et soutenue par la
discipline, en vient à obliger l'individu à réviser puis à élargir sa propre
"vision du monde" que Scott Peck nomme aussi "religion". La troisième partie
du Chemin le moins fréquenté précise que chaque individu possède une
religion, léguée par sa culture et sa famille, une religion qui est le plus
souvent insuffisante. L'individu doit en faire une remise en question
systématique et procéder à l'expansion de son savoir de façon à se forger une
religion complètement personnelle. Le savoir s’acquiert par une expérience
toujours plus approfondie de la réalité. Il n'a donc rien à voir avec la foi.
Scott Peck cherche à faire le lien entre religion et science: la science est pour
lui une religion de scepticisme. L'attitude scientifique autorise le
psychothérapeute à juger de la cohérence des croyances des gens. Il peut
alors aider ces gens à évoluer spirituellement. Peck reconnaît les limites de la
science conventionnelle, mais il se situe plutôt du côté de cette science qui
élargit elle-même sa propre vision du monde en s'ouvrant, comme les
mystiques, aux paradoxes. Là se situe la possibilité d'un réel rapprochement
entre science et religion. Parmi les paradoxes, il y a les miracles et Peck y
croit. Il est temps que des hommes sérieux, scientifiques et religieux, s'y
intéressent. Mais il s'agit d'un sujet délicat à manier avec scepticisme.
36
Dans la postface de son livre, Scott Peck confirme que la psychothérapie est
pour lui un instrument privilégié d’évolution spirituelle. Dans le texte
présentant l’édition américaine de 1985, Peck vante les mérites de l’humble
élite que forment ces individus qui ont entrepris, comme lui et à sa suite, le
voyage sur le chemin le moins fréquenté de l’évolution spirituelle et qui, sans
trop de bruit, transcendent la culture traditionnelle en une nouvelle et
magnifique culture planétaire.
Le chemin, dont parle Scott Peck, se profile petit à petit tout au long de son
livre. Il est celui qu'emprunte le long et difficile voyage de l'évolution
spirituelle. Il est peu invitant parce qu'il obUge à faire face à la douleur des
problèmes de la vie. Il ne comporte pas de halte parce que l'amour entraîne le
voyageur spirituel dans un constant dépassement. Il est exigeant parce qu'il
appelle à laisser derrière soi une vision du monde que l’on croyait à jamais
valable mais que le temps a disqualifiée. Il est cependant parsemé de
surprises qu'il faut savoir découvrir. Il demeure, malgré tout, le chemin le
moins fréquenté que personne d'autre que l'individu lui-même ne peut
parcourir.
bien parler d'évolution spirituelle. Qui est donc Scott Peck? Cette lecture
nous engage à le découvrir davantage.
CHAPITRE II - UN AUTEUR: SCOTT PECK
Au chapitre précédent, nous avons laissé Scott Peck nous parler d’un
singulier chemin, celui de l'évolution spirituelle. Or, Le Chemin le moins
fréquenté nous parle aussi de Scott Peck, si bien qu'il semble que de grands
pans de son expérience personnelle s'écrivent sur ce chemin à la fois si
populaire et si peu fréquenté. En parlant d'évolution spirituelle, Scott Peck
offrirait le témoignage de son propre cheminement. Il aurait emprunté avant
nous ce chemin difficile et contre-nature qui mène au but de l'existence
humaine. En conséquence, les chrétiens et les chrétiennes qui lisent Le
Chemin le moins fréquenté pourraient fort bien se reconnaître en Scott Peck,
ce qui expliquerait, en partie du moins, leur intérêt pour ce livre.
Scott Peck sait se rendre crédible aux yeux de ses lecteurs. Dès le début de
son livre, il déclare que ses idées ne sont pas que le fruit de considérations
intellectuelles: "[elles] découlent, pour la plupart, de mon travail quotidien
avec mes patients dans leur combat pour chercher à acquérir — ou à éviter —
un plus haut niveau de maturité" (p. 9). Scott Peck parle par expérience; c'est
pourquoi il ne craint pas de citer des cas provenant de sa pratique
psychiatrique. Ces cas s'imposent par leur réalisme. Ainsi, celui de cette
femme à qui Peck demande comment elle mange une part de gâteau (p. 17-18)
dans le but de lui faire comprendre qu'elle doit discipliner sa vie et ainsi
améliorer son existence en exécutant en premier les tâches peu intéressantes
et en se réservant les autres pour la fin. Et Peck d'ajouter: "comme [cette
femme] avait de la volonté, elle changea" (p. 18).
Scott Peck montre que c’est l'amour qui donne l’énergie pour la discipline.
Puisqu'il est lui-même un homme discipliné. Peck est par conséquent un
homme qui aime de cet amour véritable qui exige une volonté de
dépassement et qui est ordonné à l'évolution spirituelle. Peck sait que
l'amour exige un travail pénible. Il a "senti" de l'amour dans l'effort que
faisait un conférencier pour communiquer à son auditoire des concepts
41
Scott Peck est donc un homme qui aime et qui, en conséquence, pratique
l’autodiscipline. C'est sans aucun doute la raison qui le rend capable
d’abandonner ses conceptions périmées en faveur d'une vision plus juste de
la réalité. Son livre prend les allures d'un témoignage invitant les gens à
changer, à entreprendre pour eux-mêmes le voyage de l'évolution spirituelle.
En valorisant le travail et le courage, il rejoint ceux qui peinent. En les
incitant à faire face à la douleur, il dédramatise leur situation. Il présente
une vision à la fois réaliste et pleine d'espérance de la vie. Il interprète la
dépression comme une manifestation de la grâce. Le chemin de l'évolution
spirituelle peut être difficile, mais il est couvert d'heureux hasards qui
encouragent le voyageur à aller plus loin. Peck sait que la grâce existe parce
qu'il a pu l'expérimenter au cours de sa pratique psychiatrique. Comme
beaucoup de monde, cependant, il n'y croyait pas au début. Tout en
conservant un scepticisme de bon aloi, il s'est pourtant ouvert à son
existence. Il s'est alors rendu compte que le miracle de la grâce ne tenait pas
seulement du spectaculaire mais appartenait aussi au quotidien. Il sait lui-
même profiter d'une grâce à laquelle il a appris à être attentif. Aux autres de
faire de même. Parce que Peck a parcouru et continue de parcourir le chemin
le moins fréquenté, il est désormais en mesure d'aider les gens à s'y engager;
mais sans, toutefois, se substituer à eux.
Contre toute coutume établie, Scott Peck ose inclure l'amour dans ses
relations avec ses patients; il les aide ainsi à évoluer spirituellement. Il dit
que psychothérapeutes et pasteurs font le même travail. Dans son désir de
rapprocher science et religion, il cherche appui chez certains scientifiques
qu'il se permet de citer aux côtés de grands mystiques. Peck aime également
s'exprimer en paradoxes; il les choisit comme des moyens d'unir ce qui
paraissait à jamais incompatible, car contrairement à ce qu'on peut penser,
la réalité est un tout. Peck cite le Bouddha et le Christ, mais sans les
considérer comme des maîtres insurpassés puisqu'il se compare à eux. Il met
constamment en doute l'autorité des parents, à commencer par les siens: le
non-conformisme de ses quinze ans le suivra toute sa vie. Enfin, Peck
demeure Ubre par rapport à lui-même: puisqu'il est en évolution, ses propos
n'ont rien d'absolu. En conséquence de cette très grande liberté et de son
44
Dès son enfance, Peck veut devenir écrivain. Mais, selon le souhait de son
père, après des études à l'université Harvard et à la Case Western Reserve, il
devient docteur en médecine en 1963. Il s'enrôle dans l'armée américaine où
il se spécialise en psychiatrie. Il est, notamment, chef du département de
psychiatrie du U.S. Army Medical Center, à Okinawa au Japon, de 1967 à
197031. Scott Peck quitte l'armée en 1972 avec le grade de lieutenant-colonel.
Il pratique la psychiatrie en clinique privée, à New Preston, de 1972 à 1984. Il
sera, du même coup, directeur médical du New Milford Hospital Mental Health
Clinic (1973 à 1981). Co-fondateur, en 1984, de la Foundationfor Community
Encouragement (FCE)32, à Ridgefield au Connecticut, il est membre du
conseil de cette organisation jusqu'en 1993.
30 Op. cit.
31 Scott Peck mentionne ce séjour au Japon dans Le Chemin le moins fréquenté, notamment
à la page 34.
32 Ci-après nommée Fondation pour l'encouragement de la communauté (FEC).
45
33 Kathleen WILSON, op. cit., p. 343 ["Groups are organisms created by individuals, so they
obey many of the same laws as individuals"].
34 Ibid., p. 343 [What's attracting them to my work is their desire to integrate religion into
the rest of their lives].
35 Ibid., p. 344 ["I don't need you as followers, I need you as co-workers"].
46
Peck répond poliment et avec beaucoup de tact. Comme pour justifier les
imprécisions de sa pensée, il rappelle que son travail s'inscrit dans une
évolution. S'il avait le temps et l'énergie, il reprendrait sans doute son texte,
mais préfère s'attarder, dans de nouveaux livres, à d’autres facettes de son
évolution. Cette remarque n'a rien d'étonnant; elle prolonge simplement ce
qu'il avait dit dans le texte où il présentait l'édition américaine de 1985 du
Chemin le moinsfréquenté.
Peck reconnaît que rien dans son livre n'aura probablement causé autant
d'indigestion théologique que la notion de "l’appel à devenir Dieu". Il ajoute
entre parenthèses: "Satan ne s'est-il pas lui-même pris pour Dieu?"39. Peck
36 Op. cit., p. 280 ["«Playing God» is reserved for messianic pretenders and psychotic
patients. It is enough that we attempt to be human"].
37 Ibid., p. 282.
38 Ibid., p. 283 ["He has apparently learned, in the intervening years, that spiritual
development means not isolation, but the capacity for community"].
39 Ibid., p. 288 [Didn't Satan set himself up as God?"].
47
précise aussitôt qu'il ne s'agit pas pour autant d'une hérésie, mais d'une
doctrine de base dans l'Église orthodoxe connue sous le nom de la
"déification de l'homme"40. Sans rien retrancher à cette idée, Peck dit qu'il
ajouterait toutefois ceci, s'il avait à réécrire son livre: "Il y a ici un paradoxe
qui est que nous ne pouvons devenir Dieu sans nous supprimer nous-
même"41. Peck poursuit en disant que c'est ce que les "vrais théologiens" —
peut-être Peck ironise-t-il sur son propre compte? — appellent "kénose", à
savoir un procédé d'autovidage ("self-emptying"42). En guise d'explication, il
suggère l'image d'un vaisseau [sanguin] qui, tout en conservant le minimum
de lui-même, c'est-à-dire ses parois, doit être suffisamment vide pour pouvoir
être rempli. Ainsi devons-nous être. C'est à ce prix, dit Peck, qu'il est possible
de se réjouir avec saint Paul et de dire: "Je vis mais ce n'est plus moi, c'est le
Christ qui vit en moi".
PECK, M. Scott, Les Gens du mensonge. L'espoir de guérir la méchanceté humaine, trad, de
l'américain (People of the Lie, The Hope for Healing Human Evil, New York, Simon and
Schuster, 1983) par Guy Maheux, Flammarion/Club Québec Loisirs Inc., 1990, 312 p.
Dans Les Gens du mensonge. Peck considère ouvertement Jésus comme son
Seigneur. C’est aussi dans ce livre qu'il donne les premières précisions
touchant sa conversion au christianisme. "Après m'être identifié vaguement
au mysticisme bouddhique et islamique46 pendant plusieurs années, j'ai fini
par m'engager fermement dans la voie chrétienne, ce qui fut confirmé par
mon baptême non-confessionnel le 9 mars 1980 (...)47". Mais Peck n'en dit
pas plus à ce sujet, sinon que son engagement chrétien est le côté le plus
important de sa vie. Comme dans Le Chemin le moins fréquenté, il demeure
très critique vis-à-vis de "l'Église chrétienne visible". "Elle est nécessaire,
salvatrice même; mais elle n'en est pas moms fautive [de dogmatisme] et je
vous demande d'excuser ses péchés de même que les miens"48. Peck continue
de se méfier des "arrogants" qui ne sont pas les "bienheureux pauvres
d'esprit" dont parle Jésus. Il s'accorde le droit de parole; il se dit chrétien,
mais demeure Ubre de ses pensées.
Tout au long de ce Uvre, Peck reprend l'idée que la vie est difficile et qu'il faut
faire face à la douleur. Plus explicitement, il exalte le courage de ceux —
dont il fait manifestement partie — qui affrontent la terrible réalité de la
méchanceté humaine. On apprend, par aiUeurs, que Peck considère comme
ses mentors Erich Fromm et Malachi Martin, qui n'est pas un psychiatre. Il
45 Ibid., p. 13.
46 Bien que l'on retrouve dans le Chemin le moins fréquenté (p. 257) une citation d'auteur
Soufl, ce lien explicite de Peck avec l'islam constitue un renseignement nouveau.
47 Les Gens du mensonge, p. 13.
48 Ibid., p. 13.
50
Dans Le Chemin le moinsfréquenté, Peck avait laissé entendre que le Mal, qui
est la paresse poussée à l'extrême, pourrait bien être le Malin50. Après avoir
assisté à deux exorcismes, Peck dit ici: "Je sais aujourd'hui que Satan est
réel. Je l'ai rencontré"51. Il nomme d'ailleurs Satan le "Père du Mensonge"52.
Peck peut désormais parler de la présence du diable puisqu'il en a fait
l'expérience. En tant que lutte contre le mensonge, il croit que la
psychothérapie, dans les cas rares où le thérapeute doit utiliser la force,
devient une forme d'exorcisme53. De plus en plus, la psychothérapie s'avère
selon lui un moyen d'évolution spirituelle au service du patient qui s'engage
sur le chemin le moins fréquenté.
PECK, M. Scott, VON WALDENER, Marilyn et KAY, Patricia, What Return Can I Make? The
Dimensions of the Christian Experience, New York, Simon and Schuster, 1985, 176 p., [à notre
connaissance, cet ouvrage n'a pas été traduit en français].
49 Ibid., p. 79.
50 Le Chemin le moinsfréquenté, p. 317 et 319.
51 Les Gens du mensonge, p. 198.
52 Ibid., p. 200.
53 Ibid., p. 202-204.
51
What Return Can I Make? fut d'abord le titre d'une chanson, puis d'un disque,
de Soeur Marilyn von Waldener, une carmélite de Barrington dans le Rhode
Island. Deux ans après son premier séjour dans un monastère — nous
sommes vraisemblablement en 1979, soit un an après la parution du Chemin
le moinsfréquenté —, Scott Peck a écouté ce disque. C'était à une période où,
dit-il, il avait besoin de consolation car le voyage spirituel n'est pas toujours
facile56. Peck commençait alors à parler à Dieu et à entrer en relation avec
Jésus, et se demandait s'il n'était pas en train de sombrer dans la démence.
Ces chansons lui ont permis de faire le lien entre les dimensions essentielles
du christianisme et sa propre expérience religieuse. C'est alors qu'il s'est mis
à se procurer des copies du disque de Soeur Marilyn pour en faire cadeau à
ses patients et à ses amis. En devenant "fou de Dieu", il souhaitait faire
entrer les autres dans sa "sainte folie"57.
Après son séjour de 1977 dans un monastère, Peck dit s'être choisi, "par
grâce de Dieu", une carmélite comme directeur spirituel58. Aujourd'hui [en
1985], il s'accorde deux heures par jour qu'il nomme son "temps de prière". Il
consacre 10% de ce temps à parler au Dieu extérieur ("the external God"),
10% à méditer pour entendre le Dieu intérieur ("internal God"), et enfin 80%
pour penser59. C'est son expérience personnelle qui l'a amené au fil des
années à conclure que la doctrine chrétienne n'est pas une collection de
fables et de pensées pieuses, mais la meilleure vision des choses qu'il
connaisse60. Il dit avoir découvert le "merveilleux Dieu judéo-chrétien de la
présence", un Dieu qui est activement présent dans l'ici et le maintenant, qui
est vivant, souffrant, qui l'aime personnellement et qui aime chacune de ses
créatures61.
Peck avait dit à ses lecteurs, tout à la fin du texte présentant l'édition
américaine de 1985 du Chemin le moins fréquenté: "C'est vous qui êtes en
train de transformer le monde en un «grand village» — en une
communauté"62. Bien que Peck conserve toujours sa conviction que c'est
d'abord en évoluant individuellement que nous faisons évoluer notre société,
tout le livre La Route de l'espoir est consacré à la formation de la
communauté Le titre anglais The Different Drum trouve son sens dans la
dédicace du livre: "Aux peuples de tous les pays, dans l’espoir que, dans
moins d'un siècle, la parade des vétérans soit chose du passé; mais, comme
tout le monde aime les parades, dans l'espoir aussi que nous soyons
nombreux à marcher au son d'un autre tambour". Il est légitime de faire ici
58 Ibid., p. 17.
59 Ibid., p. 18.
60 Ibid., p. 19-20.
61 Ibid., p. 20.
62 Le Chemin le moins fréquenté, p. 373. L'expression de "grand village" n'est pas sans
rappeler celle de "village global" de Marshall McLUHAN dans son livre Understanding
Medias, 1964, cité dans Marilyn FERGUSON, op. cit, p. 42.
53
un lien entre cette dédicace et l'une des dernières phrases du Chemin le moins
fréquenté dans laquelle Peck affirme que "la race humaine est sur le point
d'accomplir un saut dans son évolution"63, pour peu que chacun prenne
individuellement ses responsabilités.
Comme pour ses deux premiers livres, Peck commence celui-ci par une phrase
qui vise à attirer l'attention de ses lecteurs64: "Le salut de la planète se
trouve dans la communauté et passe par elle"65. Peck considère que peu de
gens savent ce qu'est une communauté. Il faut, avant de parler de pacifisme,
découvrir et appliquer les principes de base de la communauté dans notre vie
personnelle et dans notre sphère d'influence. En rédigeant ce livre, Peck se
donne pour but d'expliquer ces règles et d'encourager les gens à les suivre66.
La communauté est "une façon d'être ensemble (...) où les gens apprennent
non seulement à accepter leurs différences plutôt qu'à chercher à les
escamoter, mais aussi à s'en réjouir"67. Il est intéressant d'entendre Peck
affirmer que, dans la communauté, il n'y a pas de place pour l'individualisme
"absolu". Mais il ajoute aussitôt: "Il y a place, en revanche, pour un
individualisme «doux», qui encourage le pluralisme. Dans cette proclamation
du pluralisme, Peck revendique à nouveau la liberté de pensée et de parole.
63 Ibid., p. 359.
64 "La vie est difficile" pour Le Chemin le moins fréquenté; "Ce livre est dangereux" pour Les
Gens du mensonge.
65 La Route de l'espoir, p. 21.
66 Ibid., p. 26.
67 Ibid., p. 208.
68 Ibid., p. 228 à 244.
54
Parce qu'il aime son pays et son Église, et parce qu'il croit au principe que
tout changement commence par soi-même, Peck se montre très critique à
69 Ibid., p. 229.
70 Ibid., p. 229.
71 Ibid., p. 230.
72 Le Chemin le moinsfréquenté, p. 257.
55
leur égard. À ceux qui ont l'air de lui reprocher de se dire chrétien, il répond:
"On aura envie — dit-il en parlant du présent livre — de penser que je ne
suis pas un «vrai chrétien» ou un «authentique Américain». (...) Si j'insiste
davantage sur les erreurs des États-Unis et de l'Église chrétienne que sur
celles, par exemple, de la Russie ou de l'islam, c'est que «la seule personne
que vous puissiez changer, c'est vous-même» ainsi que l'enseigne sagement le
mouvement des Alcooliques Anonymes"73. Assurément, Scott Peck apparaît
sensible à l'éventualité d'une remise en question de son allégeance
chrétienne. Mais il semble surtout soucieux de ne pas se laisser enfermer
dans une façon uniforme pour tous de vivre le christianisme. Rappelons qu'il
avait proclamé bien haut la nécessité de l'indépendance et de l’auto
détermination en vue de l'évolution spirituelle.
Pour la première fois dans les écrits de Peck apparaît en passant l'expression
"Nouvel Âge", dans un sous-chapitre intitulé Paradoxe et hérésie. En
entendant une patiente lui affirmer que Jésus n'avait pas souffert sur la
croix à cause de sa conscience développée en tant que Christ, Peck s'était dit
en lui-même que "c'était une sorte de réponse sur le mode "Nouvel Âge"74.
Mais un prêtre catholique lui a fait comprendre que cette femme évoquait
tout simplement une hérésie appelée docétisme. Développant quelque peu les
aspects destructeurs des hérésies, notamment les comportements qu'elles
peuvent provoquer, Peck ajoute en contrepoids: "La volonté d'exclure des
individus [d'une communauté] en raison de leurs croyances, dussent-elles
être stupides ou primitives, se révèle toujours destructrice pour la
communauté. C'est là — dit-il encore — un autre paradoxe: la persécution de
l'hérésie est en soi une hérésie"75.
eux aussi en avoir besoin.76 Selon les notes de l'éditeur que l'on retrouve à
l'endos de ce livre, Scott Peck, après la mise sur pied de la FEC, a été le
premier lauréat du prix Kaleidoscope décerné "pour son ministère original en
faveur de la paix". On y lit également qu'il a prononcé des conférences devant
diverses associations religieuses et professionnelles à travers les États-Unis.
PECK, M. Scott, Un Lit près de lafenêtre. Roman où il est question de mystère et de rédemption,
trad, de l'américain (A Bed by the Window, A Novel of Mystery and Redemption, New York,
Bantam, 1990) par Hélène Collon, Paris, Robert Laffont, 1991, 384 p.
Scott Peck réalise enfin son rêve de jeunesse en écrivant un roman. L'intrigue
se déroule dans un centre de soins de santé de longue durée où un meurtre
est commis. À travers le processus de résolution de ce crime, il est question
d'une lumière que tous n'ont pas, de gens qui haïssent ceux qui ont cette
lumière, d'une entité innommable et plutôt négative qui arpente les couloirs,
de mystères qui empêchent de donner des réponses claires aux questions que
l'on se pose, de vieilles bandes enregistrées qu'il faut changer avec l’aide, si
nécessaire, d'un psychothérapeute. Il est aussi question de Dieu, de la prière
et de l'eucharistie, du pouvoir de l'impuissance, du changement qui doit
s’opérer mais que l'on ne fait pas toujours, de la grâce.
PECK, M. Scott, The Friendly Snowflake, A Fable of Faith, Love and Family, Atlanta, Turner
publishing, 1992, 42 p. [illustré par Christopher Scott Peck, le fils de l'auteur; à notre
connaissance, cet ouvrage n'a pas été traduit en français].
Dennis se moque de sa soeur. Si ce flocon s'est posé sur son nez, c'est tout
simplement par hasard. Il explique ce phénomène par les lois de la science,
en particulier celles de la statistique. Les réponses de Dennis ne satisfont
pas Jenny. Elle croit plutôt que la neige vient de Dieu et que si ce flocon
s'est posé sur elle, ce n'est pas pour rien. À force de questions, elle amène
graduellement son frère à reconnaître que ses réponses scientifiques ne
suffisent pas à tout expliquer. Peut-être après tout, malgré son intelligence,
Dennis ne comprend-il pas les choses aussi bien qu'elle? Jenny se met alors
à parler à Dieu. Peut-être Dieu est-il comme le flocon qui s'est donné de la
peine pour la trouver? Peut-être Dieu est-il à la fois dans une grosse tempête
et dans un tout petit flocon?
Jenny se demande bien ce qui est arrivé à Harry. Dennis lui explique le
processus d'évaporation et de condensation. Jenny ne peut que faire des hens
avec la réincarnation. Dennis s'objecte mais finit par admettre qu'il ne sait
pas tout. Pour Jenny, Harry a une âme. En pensant à l'eau des ruisseaux,
des rivières, des fleuves et des océans, elle en vient à comparer la terre au
corps humain avec ses vaisseaux sanguins. Peut-être la terre est-elle comme
un corps? Peut-être même est-elle vivante? Après plusieurs mois de voyage à
travers le monde, pense-t-elle, Налу est arrivé sur son nez. Puis, il a fondu;
il s'est évaporé et il est retourné au ciel. N'est-ce pas extraordinaire? Jenny
continue sa réflexion en regardant l'eau couler dans un ruisseau. "Au revoir,
Hariy!", crie-t-elle au ruisseau en envoyant la main. "Je te reverrai l'an
prochain!"
59
Scott Peck précise que The Friendly Snowflake est un livre à lire autant par
les adultes que les enfants. Comme dans Le Chemin le moins fréquenté. Peck
fait un effort pour montrer que science et religion ne font qu'un: avec le
scepticisme de la science, et en se débarrassant de nos vieilles conceptions
périmées, nous pouvons et nous devons bâtir une religion complètement
personnelle. C'est ce que parvient à faire Jenny en laquelle on peut aisément
reconnaître Scott Peck lui-même. Malgré l’érudition de son frère Dennis, c'est
elle, au fond, qui se pose les bonnes questions et qui obtient les vraies
réponses.
PECK, M. Scott, Ainsi pourrait être le monde, Pour réapprendre à vivre ensemble, trad, de
Г américain (A World Waiting To Be Bom, Civility Rediscovered, New York, Bantam, 1993) par
Laurence Minard, Paris, Robert Laffont, 1994, 400 p.
À nouveau, Scott Peck introduit son livre par une phrase-clé: "Le pays tout
entier est malade". Avec La Route de l'espoir, Peck s'était efforcé de redonner
vie et de trouver une nouvelle définition au mot "communauté". Dans Ainsi
pourrait être le monde, il tente de faire de même avec le mot "civilité", car, dit-
il, cela est nécessaire pour guérir notre société. "Le but de ce livre — rappelle-
t-il plus loin — est de promouvoir un usage civil du pouvoir"78. Pour Peck,
l'idée de civilité a peu à voir avec la politesse et les bonnes manières, mais
beaucoup avec l'intention consciente. Comme pour l'amour dans Le Chemin
le moinsfréquenté, la civilité est sujette à malentendu; de plus, elle relève de
la volonté et de la conscience. La véritable civilité concerne les relations
entre les êtres humains et, par extension, les organisations. C'est pourquoi,
au terme de la première partie de son livre, Peck dit que la civilité est "un
78
Ainsi pourrait être le monde, p. 260.
60
Dans Le Chemin le moins fréquenté, Peck parlait d’un pouvoir spirituel dont
l’individu pouvait bien ou mal se servir. Il étend ici cette notion à toutes les
organisations humaines. Le "vivre ensemble" dans la société, dans le
mariage, dans la famille, dans les gouvernements, et ailleurs, est abordé tout
au long de ce livre. Dieu y est très présent. Peck est convaincu que Dieu
appelle tous les êtres humains à la civilité. "Ce qui implique que nous avons
tous le devoir de devenir plus conscients, d’évoluer spirituellement et de
79 Ibid., p. 101
80 Ibid., p. 21.
81 Ibid., p. 22.
82 Ibid., p. 22.
61
Peck croit que toute tentative de projet global de société implique Dieu, sinon
elle est vouée à l'échec. "Nous ne pourrons réussir qu'en collaboration étroite
avec la grâce de Dieu"85. Peck croit qu'en laissant entrer Dieu dans nos
organisations, l'esprit de ces organisations change. Il prêche en faveur d'une
"théologie du devenir" où il est bon, pour les organisations comme pour les
individus, d'être dans un état de changement permanent. Et puisque Dieu
fait partie des organisations, il semble que lui aussi soit sujet à changement.
"Comme j'ai choisi — ajoute Peck — de croire en un Dieu vivant, je crois que
mon Dieu est également en cours d'évolution, qu'il apprend et qu'il grandit et
peut-être même qu'il rit et qu'il danse"86. Alors que, dans Le Chemin le moins
fréquenté, Peck insistait sur l'importance de devenir Dieu, il donne plutôt
l'impression, dans ce livre-ci, que Dieu devient de plus en plus semblable à
lui.
83 Ibid., p. 234.
84 Ibid., p. 284.
85 Ibid., p. 372.
86 Ibid., p. 385.
87 Ibid., chap. 17.
88 Ibid., p. 292.
62
Peck se désole par ailleurs que l'on ait cherché à discréditer la FEC en
l'associant au Nouvel Âge. Mais il sait très bien que les nouvelles façons de
voir le monde, bien qu'étant reconnues comme meilleures, ne passent pas
toujours à cause d'un enfermement dans de vieilles habitudes. Pour se
défendre de ne pas adopter ces idées, certains disent qu'elles sont des
"sottises New Age"92. Peck raconte l'échec de l'établissement d'atehers de la
FEC dans une paroisse à cause, notamment, du manque d'enthousiasme de
la part du prêtre titulaire, mais aussi du doute que celui-ci a laissé planer
quant au Nouvel Âge93. Peck semble bien conscient d'avoir été associé au
Nouvel Âge et que cela lui nuit.
Il convient de noter enfin que, dans ce livre-ci. Peck réfère plus que jamais à
la Bible, surtout aux évangiles et aux grandes figures chrétiennes. Il parle du
jeune homme riche, des tentations de Jésus au désert, mais dans une
interprétation qui lui est plutôt personnelle. Il parle également de l'abbé
89 Ibid., p. 294.
90 Ibid., p. 377.
91 Ibid., p. 377.
92 Ibid., p. 305.
93 Ibid., p. 338-339.
63
Pierre, de Mère Teresa, et aussi de Jean Vanier qu'il considère comme "sans
doute le spécialiste mondial en matière de maintien de communauté (...)"94.
2.3.7 Méditations
Ce livre de Scott Peck est fort simple. À chaque jour du calendrier, il suggère
une pensée tirée, soit du Chemin le moins fréquenté, soit de La Route de
l'espoir. Dans une introduction d'à peine six pages. Peck dit que ces pensées
ont pour but de faciliter la méditation et, ainsi, d'aider à aller plus loin, à
grandir. "Enfoncez-vous dans leur sagesse et dans la vôtre — dit Peck —;
enfoncez-vous dans leurs paradoxes"95. Les paradoxes, qui demeurent
importants pour Peck, semblent même faire partie intégrante de la structure
de sa pensée. D'ailleurs, il affirme: "Chaque fois que nous envisageons notre
personne et notre vie dans tous leurs aspects, nous pensons de manière
holistique ou paradoxale. Ces pages sont donc remplies de paradoxes"96.
Cette référence au holisme est à retenir. Sans utiliser ce mot, Scott Peck en
exprimait déjà la réalité dans Le Chemin le moins fréquenté lorsqu'il
dénonçait, notamment, l'attitude des Occidentaux à tout considérer comme
compartimenté, et qu'il vantait certains éléments de la pensée orientale.
Comme dans plusieurs de ses livres, Peck ne manque pas de rappeler qu'il
n'existe pas de réponses toutes faites. Ses livres n'ayant pas été écrits par
Dieu, il invite le lecteur à faire preuve de scepticisme vis-à-vis des passages
qu'il présente ici. Peck dit enfin: "[ces méditations quotidiennes sont tirées]
de deux ouvrages où je fais état de mon expérience de psychiatre,
d'observateur du comportement humain et d'animateur de groupes qui
cherchent à former une communauté, mais où je parle avant tout de mon
94 Ibid., p. 361.
95 Méditations, p. 10-11.
96 Ibid., p. 10.
64
PECK, M. Scott, Plus loin sur le chemin le moins fréquenté, trad, de l'américain [Further Along
The Road Less Traveled, The Unending Journey Toward Spiritual Growth, New York, Simon and
Schuster, 1993) par Laurence Minard, Paris, Robert Laffont, 1995, 242 p.
Dernier livre de Scott Peck paru en français à ce jour, il s'agit d’une série de
conférences retravaillées de façon à en faire un tout homogène. À "la vie est
difficile" du Chemin le moins fréquenté, il ajoute cette fois-ci que "la vie est
complexe". Il raconte, dans ce livre, ses découvertes des dix dernières années,
rappelant que les solutions toutes faites n'existent pas et que chacun doit
suivre son propre chemin. "La seule ambition de ce livre est de donner aux
autres un peu de soutien"98. Peck souhaite aider le lecteur à ouvrir sa pensée
à de nouvelles dimensions, et à ne pas se laisser dérouter par la complexité,
les mystères et les paradoxes de la vie. Proclamant à nouveau la richesse de
la diversité, Peck dit que "chaque expérience humaine est un trésor qui ne
ressemble à aucun autre"99.
Peck redit qu'il est en constante évolution — d'ailleurs, le titre de son livre
en témoigne — et que ce processus ne s'arrêtera pas. Il touche encore
sensiblement aux mêmes thèmes que dans le Chemin le moins fréquenté, en
en développant certains davantage. Les titres des deux premières parties sont
d'ailleurs très évocateurs d'idées chères à Peck: "Devenir adulte" et "La
connaissance de soi". Il reprend parfois les mêmes citations. La nouveauté
est qu'il n'a jamais été aussi "religieux" que dans ce livre. Pour décrire sa
propre évolution, il dit qu'il est devenu "évangéliste"100, non pas cependant
au sens des télé-évangélistes, mais en tant que porteur de bonnes et aussi de
mauvaises nouvelles. La mauvaise nouvelle est que nous ne savons rien.
97 Ibid., p. 9.
98 Plus loin sur le chemin le moinsfréquenté, p. 12.
99 Ibid., p. 12.
100 Ibid., p. 15.
65
Évoquant le récit biblique d'Adam et Ève, comme il l'avait d'ailleurs fait dans
Le Chemin le moinsfréquenté, Peck dit qu'en croquant la pomme, "nous avons
pris conscience de nous-mêmes en tant qu'in dividus. Nous avons perdu
l'impression — dit-il encore — de faire un tout avec notre environnement et
le reste de l'univers"101. Il nous faut, même si c'est difficile, aller toujours
plus loin vers la conscience, vers la lucidité. Pour Peck, le rêve du paradis
perdu, c'est le ventre maternel. Puisque nous n'y retournerons jamais, il
nous reste à devenir adulte.
104 Scott Peck avait déjà rapporté certains éléments de son cheminement spirituel dans What
Return Can I Make? en commentant les chansons de Marilyn von Waldener. Nous avons
préféré attendre à ce moment-ci pour en parler puisque Scott Peck, dans Plus loin sur le
chemin le moinsfréquenté, en fait le récit d'une façon plus continue.
105 Plus loin sur le chemin le moinsfréquenté, p. 147.
106 Ibid., p. 148.
107 Le Chemin le moinsfréquenté, p. 367.
108 Plus loin sur le chemin le moinsfréquenté, p. 148.
109 C. S. LEWIS, Tactique du diable, Paris, Delachaux & Niestlé, 1943.
110 Plus loin sur le chemin le moinsfréquenté, p. 148.
67
Scott Peck dit avoir opté pour la religion chrétienne parce qu'elle possède la
meilleure approche du péché: tous sont pécheurs — Peck n'a-t-il pas déjà
parlé du bourbier de notre naissance? —, elle permet la faiblesse, la
confession et le repentir effaçant les péchés. Pour Peck, il est indispensable
de savoir que l'on est pécheur, ce qui n'est pas sans rappeler la notion de
conscience.
Devenir chrétien fut pour Peck un accouchement difficile. Il dit avoir attendu
l'âge de quarante ans pour lire les évangiles. Il rédigeait alors Le Chemin le
moinsfréquenté et il voulait vérifier ses sources. Son expérience de thérapeute
et d'enseignant lui a fait découvrir Jésus comme un personnage
psychologiquement riche et complexe, triste et angoissé de ne pas être
compris des autres, terriblement seul, et réussissant à transformer ses
préjugés en amour bienfaisant11Ч De toute évidence, Jésus, tel que perçu par
Peck, a parcouru, lui aussi, le chemin le moms fréquenté. Et sa description
correspond étrangement au portrait que Le Chemin le moinsfréquenté donne
de Peck lui-même. Jésus n'avait pas l'esprit tranquille, dit Peck. En
conséquence, pour être ses disciples, nous devons être comme lui. Peck avait
d'ailleurs dit que le chemin de la sainteté passe par la remise en question
systématique. Il voit également Jésus comme un génie puisque, dit-il, il a
réussi à résumer son message en deux phrases111 112: "Tu aimeras le Seigneur
ton Dieu (...). Et ton prochain comme toi-même". Il est tout de même
étonnant de remarquer que, dès le début du Chemin le moins fréquenté. Peck
formule en deux phrases les idées qui sous-tendent l'ensemble de son livre.
"L'une — dit-il — est que je ne fais aucune distinction entre évoluer
spirituellement et évoluer mentalement: pour moi, c'est la même chose. Et
l'autre est que cette évolution est une tâche complexe, ardue et qui dure
toute la vie" (p. 10).
peut s'étonner du fait qu'il dise ici que c'était après la parution du Chemin le
moins fréquenté, alors qu'auparavant il avait plutôt mentionné la fin du
premier jet de son livre. Malgré ce rêve où il apprend qu’il doit laisser Dieu
conduire sa vie, Peck demeure préoccupé de conserver sa liberté et son
autonomie. Il se fait baptiser par un pasteur méthodiste de Caroline du Nord
dans la chapelle d'un couvent épiscopalien de New York pour signifier
clairement que le baptême n'est pas une cérémonie confessionnelle, et qu’il
se sent libre d'entrer dans n'importe quelle église chrétienne113. Sa femme,
Lily, fille d'un pasteur chinois baptiste et conservateur, élevée dans un climat
de crainte et de suspicion, voit d'abord d'un mauvais oeil la conversion de
son mari. Puis, elle comprend, dit Peck, que le stade spirituel de son mari
n'est pas du même niveau que celui de ses parents. Peck ajoute qu’il faut
savoir pardonner à la fois à ses parents et à la religion, sinon on entrave son
évolution spirituelle. Les péchés des uns et de l'autre sont réels mais il faut,
comme dans Oreste et les Furies, se prendre en main.
Toujours dans Plus loin sur le chemin le moins fréquenté, Peck consacre un
chapitre entier au Nouvel Âge. Nous savons que cette expression est
totalement absente de son premier livre et qu'elle n'apparaît que sous forme
d'allusions dans La Route de l'espoir et dans Ainsi pourrait être le monde. Scott
Peck, nous l'avons vu, s'est montré agacé par le fait qu'on tente d'associer
ses idées au Nouvel Âge. Il semble craindre qu'on l'y enferme, comme,
d'ailleurs, dans toute institution religieuse. Il dit ici: "J'ai été récusé par
nombre d'adeptes du New Age [sic] qui me jugent trop conservateur. Mais j'ai
été également rejeté par les chrétiens du stade deux119 qui ont même barré
l'accès à mes conférences en me déclarant «Antéchrist». Moi qui pensais ne
jamais être modéré en quoi que ce soit, me voilà chrétien centriste! Après
tout, cela me plaît, même si cette situation est loin d'être de tout repos et
exige une tension permanente"120.
Scott Peck décrit les aspects négatifs du Nouvel Âge d'une façon telle qu'il est
à se demander s'il ne veut pas prouver qu'il n'en fait pas partie. Par exemple,
il souligne que le Nouvel Âge méprise le christianisme, mais il ajoute que
c'est parce que le Nouvel Âge confond la doctrine chrétienne qui est en soi
bonne, avec le comportement de ses adeptes qui relève souvent d’un certain
dogmatisme125. Peck critique certes le christianisme, mais tout en demeurant
chrétien. Par ailleurs, il fait remarquer que le Mal n'existe pas dans le Nouvel
Âge alors que dans ses livres, il a bien montré la présence du Mal126.
Également, Peck déplore que le Nouvel Âge, en rejetant la technologie,
dénigre aussi la rigueur scientifique; pourtant, elle est de toute première
importance pour l'évolution spirituelle127. Peck note aussi que le Nouvel Âge
fait tout pour éviter la douleur alors que toute sa pensée à lui repose sur la
nécessité de l'affronter128. Enfin, il dit que le Nouvel Âge opte plutôt pour la
secte tandis que lui travaille ardemment à la constitution de véritables
communautés129.
est exigeante. Pour atteindre cette intégrité, il doit inciter ses adeptes à
entreprendre le travail douloureux qui leur permet de combiner le meilleur de
l'ancien et du nouveau.
Nous voilà au terme d'une enquête considérable qui nous aura donné de
mieux connaître l'auteur Scott Peck. Dès le début de ce chapitre, nous avons
rassemblé des éléments suggérant fortement que le chemin le moins
fréquenté dont parle Scott Peck puisse être, en fait, son propre cheminement
spirituel. L'étude de l'ensemble de ses écrits a permis d'abonder dans le même
sens. Enfin, Scott Peck lui-même est venu confirmer cette intuition dans
l'introduction de son livre Méditations.
Autre élément majeur de ce chapitre, nous avons pu constater que Peck est
réellement l'auteur d'une oeuvre considérable dont Le Chemin le moins
fréquenté a été le fer de lance. N'avait-il pas écrit, dans le texte présentant
l'édition américaine de 1985, que les sujets théologiques de son premier livre
méritaient une étude plus approfondie? Dans ses livres ultérieurs, Peck
développe, certes, de nouveaux thèmes, tels que la communauté et la civilité,
mais il le fait en continuité avec l'esprit du Chemin le moins fréquenté. Même
si sa pensée évolue, son premier livre reste, du moins dans ses grandes
articulations, à la fois le point de départ et le point d'arrivée de l'ensemble de
son oeuvre.
Il apparaît clair que Scott Peck a écrit Le Chemin le moins fréquenté au coeur
d'une sérieuse recherche spirituelle amorcée depuis déjà longtemps. Nous
mettons donc en doute la validité de ces lignes que l'éditeur a placées à
l’endos de Plus loin sur le chemin le moins fréquenté: "Avec Le Chemin le moins
fréquenté, Scott Peck entamait, il y a près de dix ans [nous sommes
vraisemblablement en 1993 ou en 1995], une quête spirituelle que plus de
cinq millions de lecteurs dans le monde ont suivie avec lui. Aujourd'hui, il
s'est converti au christianisme, il a franchi de nouvelles étapes et élargi sa
recherche". En fait, tout le cheminement spirituel de Peck, depuis le
bouddhisme zen jusqu’à aujourd'hui, en passant par ses années de pratique
73
La rhétorique de Peck lui permet de toucher les cordes sensibles des gens. Il
est franc envers eux mais sans bousculer personne. Il aborde les sujets
religieux avec une neutralité qui permet d'attirer même les plus marginaux.
Peck utilise aussi un langage qui, en quelque sorte, convient à tout le
monde. En comparant par exemple la communauté véritable à un grand tout
qui est plus que la somme de ses parties, il peut rejoindre, très justement
d'ailleurs, l'idée d'unité, et même, à la rigueur, de corps mystique, chère au
christianisme; mais il peut aussi agréer les sympathisants des philosophies
orientales et de l'ésotérisme. Par sa façon holistique de voir les choses, Peck
peut plus facilement aborder les grands paradoxes de la vie. Ainsi, tout en
combattant l'individualisme absolu qui nuit à l'établissement des
communautés, Peck prône un individualisme doux qui permet et favorise le
pluralisme.
Scott Peck déroute probablement plus d'un lecteur par le fait qu'il critique le
Nouvel Âge sans toutefois le rejeter. Serait-il donc une sorte de "nouvel-
âgiste" modéré? Sur la base de sa propre définition — d'où vient-elle? —, il
apparaît clair qu'il n'en est pas, même s'il se montre sympathique à ce
mouvement. Converti au christianisme, on le voit, au fil de ses livres,
s'alimenter de plus en plus à de grandes sources chrétiennes. Il cite
abondamment le Christ, et le Nouveau Testament dans son ensemble. Il se
réclame fréquemment de penseurs chrétiens tels que Augustin, Thérèse de
l'Enfant Jésus, Jean de la Croix, Dietrich Bonhoeffer, Pierre Teilhard de
Chardin, et d'autres encore, mais qui cohabitent, dans un amalgame parfois
étrange, avec les T. S. Eliot, Karl Jung, Elizabeth Kübler-Ross, Albert
Einstein, Khalil Gibran, J. Krishnamurti, C. S. Lewis, Matthew Fox, Martin
Buber, Erich Fromm, Marilyn Ferguson, Alexis de Tocqueville, Aldous
Huxley, le Bouddha, pour ne nommer que ceux-là. Peck n'a-t-il pas affirmé
que la diversité est une nécessaire source de richesses et que, s'il faut manier
75
avec soin les hérésies, il ne faut toutefois pas leur interdire le droit de cité?
Peck s'offusque de la présence des "supermarchés spirituels" qui créent une
grande confusion, mais paradoxalement, il s'y alimente d'une certaine façon.
"Pour vivre pleinement, pour être le meilleur de nous-même — dit Scott Peck
—, il est indispensable que notre religion soit complètement personnelle,
entièrement forgée par nos doutes et la remise en question de notre
expérience de la réalité" (p. 221). Prenant le mot "religion" au sens très large,
et surtout non-monolithique, de "compréhension" ou de "vision du monde",
Scott Peck déclare que chaque individu possède inévitablement une religion.
Celle-ci lui a été léguée, le plus souvent, par ses parents et par sa culture.
Puisqu'elle est d'abord plutôt étroite, il est nécessaire, pour la santé mentale
et l'évolution spirituelle, que l'individu la corrige et l’élargisse en vue d'une
meilleure adéquation avec la réalité. Si Scott Peck aborde ce sujet, c'est qu'il
a dû modifier pour lui-même ce rapport à la réalité. Notre premier chapitre
permettait déjà d'entrevoir la "religion personnelle" de Scott Peck. Au
chapitre II, nous avons pu retracer les grandes étapes de son cheminement
spirituel qui est intrinsèquement lié à cette religion. Sachant désormais que
Le Chemin le moins fréquenté se présente comme un témoignage fort apprécié
des chrétiens et des chrétiennes d'ici, il est maintenant de notre intérêt
d'étudier plus précisément la religion personnelle de Scott Peck.
Par le titre de son livre, Le Chemin le moinsfréquenté, Scott Peck suppose déjà
l'existence d'au moins un autre chemin plus passant que celui-ci. En fait, le
monde de Peck est traversé par deux voies qui empruntent des directions tout
à fait contraires. L'une d'elles, celle qu'il faut prendre mais que l’on refuse
bien souvent parce que difficile, est celle de l'évolution spirituelle, d'une
évolution également "mentale" puisque Peck considère que l'évolution
spirituelle est inséparable du processus de maturation psychologique. L'autre
voie est celle de l’évolution naturelle. C'est le chemin de la facilité. On peut
s'étonner de cette opposition de la nature et de l'esprit. Peck affirme: "Un (...)
trait de caractère typiquement humain est cette capacité que nous avons à
faire ce qui n'est pas naturel, à transcender et donc à transformer notre
propre nature" (p. 57).
Non seulement l'homme peut évoluer mais il est tout à son avantage de le
faire. Il doit se sortir du "bourbier" dans lequel il naît bien souvent. La force
d'entropie est pour lui "une inclinaison naturelle à garder les choses telles
qu'elles sont, à s'accrocher aux vieilles cartes133 et aux traditions, à prendre
le chemin le plus facile" (p. 306). Ce bourbier c'est le microcosme familial et
culturel. La vision du monde que ce dernier procure est trop étroite, trop
limitée; il faut la transcender en s'engageant sur la voie de l'évolution
spirituelle. Nous savons que l'un des thèmes majeurs développés par Peck est
la question de la responsabilité des parents dans l'évolution spirituelle, et
même dans l'absence d'évolution, de leurs enfants. En fait, Peck croit que
l'humanité est en progrès spirituel. En conséquence, nos parents et nos
ancêtres étaient nécessairement moins évolués que nous. Ceci se comprend
du fait qu'"en évoluant individuellement, nous faisons évoluer du même coup
notre société" (p. 307).
Cette dernière citation constitue une sorte de maxime que Peck aime bien
reprendre à différents moments de son livre et qui rend compte d'un élément
capital de sa pensée: l'évolution de l'humanité commence par l'individu.
Ceux qui réussissent à évoluer font évoluer le reste du monde et il semble
que ces avancées spirituelles soient cumulatives d'une génération à l’autre.
Déjà, nous voyons se profiler trois traits fondamentaux de la vision du
monde de Scott Peck. Premièrement, l'être humain se trouve, à sa naissance,
dans une position insoutenable. Deuxièmement, il est, en quelque sorte,
menacé par une force qui cherche à le maintenir dans l'enfance spirituelle;
Peck parlera même de possibilité de régression. Enfin, l'évolution de
l'humanité repose sur l'évolution spirituelle de l'individu.
Peck est peu loquace sur les origines de l'être humain dans l'univers, bien
qu'il parle à quelques reprises du mythe biblique de la création. Nous savons
cependant qu’il croit au processus d'évolution de la vie, qui part
133 Rappelons que Peck compare la vision du monde à une carte géographique qu'un
Individu doit sans cesse ajuster à la réalité.
79
d'organismes très peu développés tels que les virus et les bactéries, existant
cependant en très grand nombre, et qui aboutit à l'homme, le plus évolué de
tous mais aussi un des moins nombreux. Peck s'intéresse surtout à l'origine
de la force d'évolution, et donc de l'amour. Il peut paraître très peu
scientifique, voire simpliste, de parler de Dieu, mais dit-il, c'est l'hypothèse
qui permet actuellement d'éviter le vide théorique. Dieu veut que nous
évoluions et il est lui-même la source de la force d'évolution. Plus encore,
Dieu est le but de l'évolution. En d'autres mots, "Dieu veut que nous
devenions lui-même" (p. 310). S'inspirant du langage biblique, Peck parle de
Dieu comme de l'alpha et de l'oméga. Il ne nous dit pas si Dieu intervient
dans la création. Mais Dieu s'intéresse à l'évolution et voilà ce qui importe
pour Peck.
Peck favorise plutôt la conception d'un Dieu qui veut que nous devenions
lui-même. "C'est l'idée — dit-il — la plus exigeante de toute l'histoire de
l’humanité" (p. 310) parce qu'elle oblige l'individu à un travail difficile et
permanent de réflexion dans le but de le pousser vers des niveaux toujours
plus élevés de conscience et d'amour. C'est notamment à cause de cette
exigence que la voie de la véritable évolution spirituelle demeure le chemin le
moins fréquenté.
80
Scott Peck, qui aime bien montrer qu'il a déjà mis en pratique ce qu’il
prêche, raconte comment il est lui-même parvenu à associer la paresse au
péché originel. Pendant des années. Peck s'était objecté à cette notion
biblique de péché originel. Il ne trouvait aucun sens à l'histoire du serpent et
de la pomme et il n'admettait surtout pas que sa sexualité et ses autres
désirs puissent être un péché. Bien qu'il percevait aisément la présence du
péché dans le monde, il ne pouvait concevoir que des enfants puissent être
maudits à cause de leurs ancêtres. Avec le temps cependant, Peck a su mettre
de côté cette "carte périmée" de la réalité pour trouver un peu plus de vérité.
En prenant conscience de l'omniprésence de la paresse, et du fait que tous
ont en commun une hésitation naturelle devant l'éventualité du
dépassement, il a compris le véritable sens du péché originel. Peck
réinterprète donc le récit d'Adam et Ève en affirmant que leur véritable faute
fut de ne pas faire l'effort d'affronter Dieu, bref de ne pas le questionner sur
la teneur de son interdit. Ils ont plutôt écouté le serpent qui personnifie la
paresse et ont ainsi enfreint la loi de Dieu qui est son désir que nous nous
engagions sur la voie de l'évolution spirituelle afin de devenir lui-même.
Scott Peck parle aussi de cette paresse qui détourne l'individu de son
évolution, en termes de peur du changement. Selon lui, nous préférons le
statu quo, et donc la sécurité du connu, au risque du dépassement qui, non
seulement exige un effort ardu et permanent, mais qui plonge dans une
nouveauté peu rassurante. Les psychothérapeutes, affirme Peck, sont bien
placés pour constater cette peur du changement. C'est elle qui fait que "peut-
être neuf patients sur dix qui commencent une thérapie s'arrêtent bien avant
la fin" (p. 316). Nous comprenons mieux pourquoi, dans l'esprit de Peck, il y
a si peu de gens qui choisissent d'évoluer. En résumé, la paresse est en tous:
c'est le péché originel. Mais, grâce à l'amour, nous pouvons la vaincre. Là où
nos ancêtres ont manqué, nous pourrons donc réussir. À condition,
cependant, de le vouloir et d'y mettre du temps et de l'énergie. Peck parle de
l'évolution spirituelle comme d'une lutte contre une entropie qui, un peu
134 Genèse 3, 4 [Bible de Jérusalem, 1986].
82
Mais voilà que tout n'est pas dit. Dans le mythe biblique impliquant Adam et
Ève, il est question non seulement du bien mais aussi du mal. Que
représente le mal pour Peck? N'y a-t-il que la paresse qui freine l'être
humain? Et cette paresse prend-elle sa source quelque part? Le mal a
toujours été un sujet important pour l'être humain. Peck en est conscient. Il
dit même que "c'est peut-être le plus grave des problèmes théologiques" (p.
319). Il importe donc d'y accorder maintenant notre attention.
3.2 Le Mal
La première conclusion de Peck est que le Mal existe. À ce sujet, il dit que le
Mal "n'est pas l'invention de l'imagination d'un esprit religieux primitif
essayant d'expliquer l'inconnu" (p. 319- 320). Peck sait très bien qu'il aborde
un sujet qui outrepasse les limites de la science traditionnelle. Aussi sent-il
le besoin de préciser que, s'il affirme l'existence du Mal, ce n'est pas à cause
d'une vision du monde dépassée qu'il chercherait à maintenir à tout prix. On
le devine, cet esprit religieux primitif dont il parle est celui d'un individu peu
évolué et donc demeuré dans le microcosme familial et culturel de son
enfance.
Pour Peck, cette paresse extrême s'avère être le Mal — il dit à deux reprises
que cette paresse pourrait même être le Malin (p. 317 et 319) — qu’il définit
comme étant l'imposition de la volonté d'un individu sur les autres afin
d'éviter de se dépasser et d’encourager l'évolution spirituelle. Le Mal est tout
simplement Г anti-amour. L'évolution spirituelle se fait donc entre deux pôles
qui attirent dans un sens ou dans l'autre l'ensemble des êtres humains qui
sont certes peu évolués mais qui ne sont pas mauvais et qui hésitent, par
paresse ordinaire, à avancer. Tendant vers le pôle positif, il y a des gens
conscients de leur paresse qui font face à la douleur de cette prise de
conscience et qui, de fait, évoluent et vont très loin sur le chemin. Il y a
aussi des gens mauvais qui non seulement n'avancent pas mais ont pris la
direction inverse. Le Mal dont ils souffrent, et qui pourrait bien être le Malin,
fait qu'ils freinent du même coup l'évolution spirituelle des autres. Alors que
Peck identifie Dieu comme la source de la force d'évolution, il laisse entendre
ici que le Malin, qui s'exprime en quelque sorte dans et par les gens mauvais,
serait à la source de la force d'entropie. Mais Peck n'est jamais tout à fait
clair sur ce sujet. Nous avons déjà dit qu'à cause du Mal, l'évolution
spirituelle est un travail exigeant. En plus de lutter contre sa propre paresse,
il semble que l'individu doive aussi affronter la méchanceté des gens
mauvais.
86
Peck conclut aussi que l'existence du Mal est inévitable, du moins au stade
actuel de l'évolution humaine. Cette affirmation s'appuie sur la liberté des
êtres humains. À cause de cette liberté, et parce qu'il y a force d’entropie, il
est inévitable que la paresse soit bien maîtrisée par certains et nullement par
d'autres. La force d'entropie et le mouvement évolutif de l'amour seraient
deux forces en relatif équilibre chez la plupart des êtres humains, alors que
quelques-uns à un extrême manifestent un amour presque pur et que
d'autres, à l'opposé, ne sont que pure entropie ou Mal.
Il semble pourtant y avoir une ambiguïté dans la pensée de Peck. Il dit que
les gens choisissent d’évoluer ou le refusent, et que l'amour est une question
de volonté. Mais, dans le cas des gens mauvais, il est difficile de déterminer
si le Mal est un choix délibéré ou encore une paresse plus ou moins
maîtrisable et qui, à leur insu, s'accroît jusqu'à son maximum. Quant aux
gens ordinaires qui font partie de "la plupart", on se demande s'ils ne sont
pas tout simplement neutralisés par ces forces en relatif équilibre. Mais il
semble bien que nous devrons laisser ces questions sans réponses.
"Bien que, dans sa forme extrême du Mal humain, l'entropie soit une grande
force, elle est étonnamment inefficace en tant que force sociale" (p. 321),
estime Scott Peck dans sa quatrième et dernière conclusion sur la nature du
Mal. Peck affirme avoir été le témoin du Mal en action "attaquant
méchamment et détruisant les esprits et la pensée de dizaines d'enfants". Il
considère malgré tout que le Mal est un échec dans le bilan de l'évolution des
hommes. Il veut dire par là que le Mal ne peut avoir raison du progrès
spirituel de l'humanité. Il semble bien que l'amour finisse par avoir le dessus.
Peck fait même cette affirmation étonnante: "(...) chaque âme qu'il [le Mal]
détruit — et il y en a beaucoup — sert à en sauver d'autres. Malgré lui, le
Mal est pour les autres une sorte de signal de danger pour les détourner de la
fausse route" (p. 321).
87
Les gens évolués ont donc conscience, sans toutefois en être débarrassés, de
leur paresse qui est le péché originel. Cette prise de conscience leur permet
d'y faire face et d'aller plus loin sur le chemin peu fréquenté de l'évolution.
Nous savons aussi que les gens mauvais refusent cette prise de conscience.
La conscience étant, selon Peck, une partie de notre esprit, il définit
l’évolution spirituelle comme "l'évolution de notre conscience" (p. 322).
S'appuyant sur l'étymologie latine du mot "conscience" qui signifie "savoir
avec", Peck en vient à affirmer que l'évolution de la conscience consiste à
"savoir avec" notre inconscient qui, lui, possède un savoir extraordinaire.
Autrement dit, nous n'avons pas, en tant qu'individu, à rechercher à
l'extérieur de nous de nouvelles connaissances. Il suffit tout simplement de
développer sa conscience en "synchronisant" le conscient avec l'inconscient.
En affirmant que l'inconscient est Dieu, Peck craint sans doute quelques
objections de la part de certains lecteurs. Il semble du moins très soucieux de
raccorder cet élément de sa vision du monde au christianisme. "Si le lecteur
est horrifié — dit-il — à l'idée que notre inconscient est Dieu, il devrait se
rappeler que ce n'est pas un concept hérétique, puisque, dans son essence,
c'est le même que le concept chrétien du Saint-Esprit qui est en chacun de
nous" (p. 323). Il est intéressant de constater que Peck légitime ici ses idées à
partir du christianisme — il semble d'ailleurs convaincu de s'adresser à des
lecteurs chrétiens —, alors que, dans La Route de l'espoir, il défend, d'une
certaine façon, le libre cours de l'hérésie. De même, dans l'ensemble de ses
livres, il insiste sur le fait qu'il est en évolution constante et que ses idées ne
doivent pas être prises comme définitives.
89
Peck ne se limite pas à une conception bipartite de l'être humain. Il sait très
bien que Jung n'est jamais allé jusqu'à dire que Dieu existe dans
l'inconscient, mais s'empresse d'ajouter que les écrits de ce psychologue vont
en ce sens. Comme Jung, il divise l’inconscient en deux parties: l'inconscient
personnel qui est individuel et plus superficiel, et l'inconscient collectif qui
est commun à toute l'humanité. On se souviendra que, selon la pensée de
Peck, chaque être humain représente la race humaine. Par la notion
d'inconscient collectif, Peck verrait donc l'homme comme possédant en lui
une sorte de copie conforme de l'humanité. "De mon point de vue —
poursuit-il —, l'inconscient collectif est Dieu, le conscient est l'homme en
tant qu'individu, et l'inconscient personnel est la jonction entre les deux" (p.
324).
Fidèle à cette conception de l'être humain, Peck dit encore: "Il n'y a donc rien
d'étonnant à ce que l'inconscient personnel soit un lieu de trouble et
d'agitation, de combat entre la volonté de Dieu et celle de l'individu" (p. 324).
Pour Peck, et à la différence de Freud, c'est le conscient, et non pas
l'inconscient, qui est le siège de la psychopathologie parce que c'est lui qui
résiste à la sagesse de l'inconscient; c'est lorsqu'il y a cette résistance qu'il y
a medadie mentale. "C'est parce que notre conscient est troublé — dit Peck —
qu'il y a des conflits entre lui et l'inconscient qui essaie de le guérir. En
d'autres termes, la maladie mentale se développe lorsque la volonté
consciente de l'individu s'oppose à la volonté de Dieu, qui est la volonté
inconsciente de l'individu" (p. 325). D'une certaine façon, Peck aborde ici le
thème de la guérison qu'il reprend beaucoup plus explicitement, comme nous
l'avons vu, dans son livre Ainsi pourrait être le monde. Rappelons simplement
que, pour Peck, la santé est le travail constant, souvent douloureux, d'un
organisme qui cherche à fonctionner le mieux possible et que la maladie
mentale est tout ce qui interfère avec le processus de santé. Nous n'avons
qu'à remplacer ici l'expression "processus de santé" par celle de "processus
d’évolution spirituelle".
On peut se demander ici d'où vient que le conscient soit troublé. Peck ne
disait-il pas que la faute d'Adam et Ève fut de ne pas organiser de débat entre
90
Dieu et le serpent, débat qui aurait été le dialogue symbolique entre le bien
et le mal? Dans ce contexte, il est légitime de dire que le lieu de ce débat,
dans l'être humain, serait l'inconscient personnel et qu'en l'absence de ce
débat, et à cause de la paresse, le conscient développerait une maladie
mentale qui bloquerait l'évolution de l'individu. Plus encore, si l'inconscient
collectif est Dieu et que le moi conscient est le siège de la psychopathologie,
cela peut signifier que le Mal — le Malin? —, dans le cas de gens mauvais,
loge dans le conscient. Ces gens mauvais apparaîtraient donc comme des
agents de trouble dans le conscient des autres individus, d’où la nécessité
pour ces derniers de se tourner vers la volonté de Dieu. Pour Peck, il est
évident que "le but ultime de l'évolution spirituelle d'un individu est de ne
faire qu'un avec Dieu" (p. 325). L'être humain doit, en conséquence,
développer sa conscience, jusqu'à devenir pleinement Dieu. C'est là la clé de
la santé mentale.
Cette conception est sous-jacente à une idée chère à Peck: celle du nécessaire
passage de l'enfance spirituelle à la maturité. En parlant de la conscience
comme de la partie exécutrice de notre être, Peck rappelle qu'en évoluant
individuellement, nous devenons des adultes capables de faire des choix
indépendants qui peuvent influencer le monde. En fait, nous pouvons
identifier notre libre choix avec celui de Dieu et être alors des "agents de sa
grâce" (p. 326). Si notre étude de la vision du monde de Peck a pu laisser
croire que les gens mauvais peuvent agir comme agents de trouble au sein du
conscient des individus. Peck affirme ici clairement que nous sommes appelés
à devenir Dieu. Telle semble être notre vocation d'être humain, pour servir
éventuellement d'agents de progrès spirituel pour les autres. Ainsi, nous
agissons en pleine conscience, celle-là même de Dieu. "Nous serons [alors]
devenus — dit Peck — une forme de la grâce de Dieu travaillant pour Lui au
sein de l'humanité, créant l'amour où il n'existait pas, amenant nos
congénères à notre niveau de conscience, et faisant avancer l’évolution de
l'humanité" (p. 326). Avec Walter Wink, nous constatons donc que Peck n'est
pas tout à fait clair lorsqu'il parle, presque simultanément, de la nécessité de
"devenir Dieu" et de l'éventualité d'être des "agents de sa grâce".
En écrivant toute une partie sur la grâce, la plus considérable de son livre.
Peck poursuit le but avoué "d'aider ceux qui ont choisi le chemin de
l'évolution spirituelle à connaître le potentiel des heureux hasards" (p. 356).
Pour lui, il est clair que ces phénomènes, si méconnus et pourtant si
courants, sont les manifestations d'un seul phénomène que les religions ont
toujours reconnu et auquel elles ont donné le nom de "grâce". Peck définit la
grâce comme "une force très puissante, extérieure à la conscience humaine,
qui encourage l'évolution spirituelle de l'homme" (p. 300).
Ce pouvoir est donc un pouvoir intérieur qui fait d'eux des experts, bien
qu'ils savent cependant qu'ils ne sont que des "transmetteurs" d'un pouvoir
beaucoup plus vaste. Ce statut d’experts leur procure certes une grande joie
mais les voue, par le fait même, à une profonde solitude que Peck définit
comme "l'incapacité de communiquer avec quelqu'un à son niveau" (p. 331).
Le Christ, dit Peck, a connu cette solitude; les évangiles parlent de la
difficulté qu'avaient ses disciples à le suivre. "Tout Son amour ne pouvait le
décharger de ce besoin de les diriger [ses disciples] en les précédant,
totalement seul" (p. 332). Peck dit aussi que cette solitude est connue de
tous ceux qui voyagent loin sur le chemin de l'évolution spirituelle.
Scott Peck parle à quelques reprises du Christ qu'il associe le plus souvent
au Bouddha. Il voit en ces deux personnages les prototypes d'individus qui se
sont rendus au bout du chemin et qui ont su influencer largement le monde.
Peck sait d'expérience qu'il est possible d'atteindre leur niveau d'évolution.
Walter Wink, nous l'avons vu, a accusé Peck d'élitisme et même de tendance
à la mégalomanie. Il est intéressant de se rappeler que Peck, dans le texte
présentant l'édition américaine de 1985, désigne ceux de ses lecteurs qui, à
sa suite, ont emprunté le chemin le moins fréquenté, comme faisant partie
d'une "humble élite" (p. 371). Peck en fait évidemment partie, comme
d'ailleurs d'autres avant lui. Le procédé est, au fond, des plus simples: il
s'agit d'élargir sa conscience. "L'originalité de ce livre — dit Peck — réside
dans le fait que je suis arrivé à la même conclusion [que le Bouddha, le
Christ, Lao-tse...] par les chemins détournés de ma vie d'homme du XXe
siècle" (p. 357).
Il semble qu'il soit possible d'accéder facilement à cette humble élite dont
parle Peck pour peu que l'individu veuille évoluer et fournisse l'effort
nécessaire, et qu'il sache profiter de Г elide qui lui est disponible. "Grâce à la
communication de masse, la psychothérapie et la grâce" (p. 373), dit Peck, il
y a maintenant beaucoup plus de gens qui réussissent à s'élever au-dessus
des cultures et des frontières. C'est ce qu'ont fait Jésus et Socrate, et ils sont
entrés, ajoute-t-il, dans l'éternité.
94
135 Nous avons vu que Peck, en affirmant que le Mal est une force sociale Inefficace, ne
semblait pas du tout s'émouvoir du fait de ces âmes détruites par le Mal [Le Chemin le
moinsfréquenté, p. 321). Cela est peut-être révélateur d'une conception de l'être humain
où chaque individu, bien qu'unique mais dont les limites sont comme une membrane
perméable, est entièrement ordonné à un grand tout. Les hindous et les bouddhistes,
eux, savent que c'est une illusion que de tout concevoir en termes d'entités distinctes,
explique Peck.
95
Après ces remarques, on peut trouver paradoxal que Peck affirme que le but
de l'évolution spirituelle soit de devenir Dieu, mais ne consiste pas en une
fusion entre le conscient et l’inconscient. Nous savons qu'évoluer
spirituellement demande de l'amour. Et Peck dit que plus on aime, plus les
frontières du moi s'étirent et s'amincissent, et plus la distinction entre le
moi et le monde s'estompe jusqu'à ce que nous nous identifiions au monde
(p. 105). De plus, Peck soutient que l'humilité inhérente au pouvoir spirituel
provoque une diminution du moi telle qu'elle permet de dire "Que Ta volonté
soit faite". Elle apporte, poursuit-il, "une espèce de calme extase, peu
différente de ce qu'on ressent lorsqu'on est amoureux. Conscients de leur
connexion avec Dieu, [les gens spirituellement évolués] ne ressentent plus la
solitude. Il y a communion" (p. 330).
Plus tôt, Peck avait parlé des conséquences de l'amour véritable: "(...) au lieu
de nous [unir] temporairement et de manière irréelle avec un seul objet aimé,
nous nous [fondons] réellement et plus durablement avec une grande partie
du monde. Une «union mystique» avec le monde peut alors être établie" (p.
105-106). De toute évidence, le monde de Scott Peck consiste en un grand
tout dont l'homme et Dieu font inextricablement partie, et l'on ne parvient à
cette vision qu'au terme d'une longue et difficile évolution spirituelle. Comme
nous le disions au chapitre précédent, Scott Peck applique ici la théorie du
holisme selon laquelle le tout est plus que la somme de ses parties, mais
sans jamais la nommer explicitement.
"La grâce indique que l'humanité est au centre de l'univers" (p. 359), dit Peck,
en dernière page de son livre. Auparavant, il avait parlé de l'inconscient
collectif comme étant celui "de toute l'humanité, de toute la vie, de Dieu" (p.
329). Dans Le Chemin le moinsfréquenté. Dieu, qui est à l'origine de la grâce,
est présenté comme une force mise entièrement au service de l'individu.
"L'existence de la grâce — dit Peck — est l'évidence non seulement de la
réalité de Dieu mais aussi que Sa volonté est consacrée à l'évolution de
l'esprit humain" (p. 359). Au lieu de se demander qui est Dieu, Scott Peck
préférerait peut-être une question plus neutre de type "Qu'est-ce que Dieu?".
Notre conception judéo-chrétienne nous a appris à voir Dieu comme un être
personnel avec qui on peut entrer en relation. Or, dans l'esprit de Scott Peck,
Dieu apparaît plutôt comme une force qui soutient l'individu dans son
96
évolution jusqu'à ce qu'il devienne à son tour cette même force. Ainsi semble
se réaliser l'évolution de la conscience du voyageur spirituel.
Une question reste toutefois sans réponse claire: "Comment l'individu peut-il
devenir Dieu en préservant sa conscience?" Au fond, elle pourrait être
reformulée ainsi: Comment concilier individualité et fusion avec le grand
tout?" Mais il semble que Peck, qui aime les paradoxes, cherchera à
maintenir ensemble les deux points de vue.
À ses patients qui disent regretter de ne pas avoir la foi de leurs parents, Peck
répond: "vous avez pourtant une religion (...) assez profonde d'ailleurs. Vous
adorez la vérité" (p. 223). C'est ce goût de la vérité qui motive l'individu à
grandir spirituellement. Ainsi se conçoit le progrès de l’humanité car chaque
être humain qui évolue va nécessairement plus loin que ses parents. C'est
dans ce contexte que la religion, en tant que vision du monde, et la science,
en tant que mode de remise en question, peuvent et doivent fonctionner
ensemble. L'évolution spirituelle est alors rendue possible puisque l'individu
n'endosse plus une foi basée sur des dogmes indiscutables et acquiert alors
une connaissance de la réalité vérifiée par l'expérience.
L'acquisition d'un savoir est donc essentiel. Pour y arriver, il faut risquer
d'abandonner la foi sécurisante de notre enfance. Tel est, en résumé, le
risque de l'amour qui appelle à un dépassement de soi, et celui de la
98
3.4.3 Un savoir rendu plus accessible par les agents de la grâce de Dieu
136 Peck ne rejette pas absolument la fol. Mais 11 semble confondre foi et dogmatisme. Il dira
d'ailleurs qu'il faut se débarrasser du dogmatisme plutôt que de la foi (p. 256).
99
Les gens spirituellement évolués favorisent donc non seulement leur propre
évolution spirituelle mais aussi celle des autres. Les psychothérapeutes,
comme les prêtres, pas tous cependant, peuvent jouer, nous l'avons vu, le
rôle de catalyseurs pour les autres. Cela en fait-il pour autant des maîtres de
spiritualité, des gourous, des sauveurs? Une évolution spirituelle qui se
réalise par l'expansion du savoir doit-elle faire appel à un ou des
rédempteurs? Si Peck a parlé à quelques reprises du long voyage qui se fait
seul, c'est qu'il dit être arrivé par lui-même, donc sans médiation, à la même
conclusion que le Bouddha et le Christ.
Au début du présent chapitre, nous laissions Scott Peck dire qu'"il est
indispensable que notre religion soit complètement personnelle, entièrement
forgée par nos doutes et la remise en question de notre expérience de la
réalité" (p. 221). En quelque sorte, nous avons présenté jusqu'ici la religion
personnelle de Scott Peck, produit logique de sa propre expérience d'évolution
spirituelle. Nous ne cessons d'ailleurs de constater, depuis le début de ce
mémoire, que Scott Peck s'exprime rarement sans parler de lui. Au chapitre I,
nous avons effleuré cet événement important de ses quinze ans qui a
constitué pour lui son "grand saut" dans l'indépendance. Pour clore ce
chapitre, reprenons cet événement plus en détails et voyons comment s'y
trouve déjà, comme en germe, l'essentiel de la religion personnelle que Scott
Peck présente dans Le Chemin le moinsfréquenté.
À treize ans, Scott Peck entre dans un collège de garçons très réputé, où son
frère l'avait précédé. Il sait qu'il a de la chance: ses parents sont attentionnés
101
Le jeune Scott a une journée pour décider s'il accepte ou non d'être
hospitaUsé. Il est très angoissé: il envisage même le suicide. Est-il un malade
mental? Doit-il se dessaisir de la sécurité du connu? Au plus profond de lui-
même, il sait que ce n'est pas son chemin. Mais quel est-il donc ce chemin?
Il n'y a devant lui que le risque de l'inconnu. Il est terrifié. C'est alors que,
"dans le plus profond désespoir, une série de mots [lui] parvient, surgissant
de [son] inconscient, comme l'étrange oracle désincarné d'une voix qui [n'est]
pas [sienne]: «La seule sécurité dans la vie réside en la saveur de l'insécurité»"
(p. 153). Les doutes s'estompent alors en lui. Il a décidé d'être lui-même. Le
lendemain, il annonce à son psychiatre qu'il ne retourne pas au collège et
qu'il est prêt à entrer à l'hôpital. "J'avais franchi — dit-il — le fossé vers
l'inconnu. J'avais pris mon destin en main" (p. 154).
137 Giroux le dira surtout à cause du choix que fait Scott Peck du mythe d'Oreste et les
Furies pour expliquer la nécessité de prendre ses propres responsabilités. Π en fera par
contre une interprétation plutôt psychologique alors qu'ici nous mettrons plutôt en
parallèle ce fait et la religion personnelle de Peck.
102
Bien sûr, les parents du jeune Scott Peck ne comprennent pas ce qui se
passe, car ils ne sont pas au même niveau d'évolution que leur fils. Le
chemin qui a fonctionné pour son frère n'est pas le sien. Il n'existe pas de
recettes toutes faites: il doit donc faire ses propres expériences. Ainsi, il
saura. Le psychiatre a été pour lui un catalyseur et a surtout eu la sagesse de
ne pas décider à sa place; il n'a pas agi en maître mais en aide. Peck a
franchi seul le fossé vers l'inconnu. Il dit à la fin de son livre que l'univers
est un gué créé pour nous afin de nous permettre d'accéder au royaume de
Dieu (p. 359). Devenu adulte, Peck, à son tour, devient psychiatre et aide des
gens à prendre la route de l'évolution spirituelle et à faire le grand saut.
D'enfant qu'il était, il est passé au statut de parent. D'être humain qu'il
était, il est devenu Dieu; plus précisément, un agent de sa grâce.
On a reproché à Scott Peck d'adopter une vision du monde qui serait aussi
celle du Nouvel Âge. Mais comment associer une "religion" qui se veut
complètement personnelle à ce "Nouvel Âge" qui, dit-on par ailleurs, serait
une sorte de "conspiration"138 de ses adhérants? Il peut paraître facile de
répondre à cette question, surtout si l'on considère d'emblée le Nouvel Âge
comme une réalité monolithique dont la définition tiendrait en quelques
mots. Mais qu'est-ce que le Nouvel Âge? L'étude du Chemin le moins fréquenté
et des vagues qu'il a provoquées ne nous permet plus d'éluder ce sujet.
138 L'expression est de Marilyn Ferguson dont nous parlerons à la prochaine section.
104
Ferguson est bien consciente que les nouveaux paradigmes sont presque
toujours mal accueillis à cause de la peur qu'ils provoquent. Il faut pourtant
oser le changement. Il faut savoir remettre en question nos vieilles
conceptions et reconnaître que nos craintes ne sont que des protections qui
nous enferment dans le conformisme148. Les conspirateurs entreprennent
certes un "voyage transformatif' redoutable, mais qui ne peut plus s'arrêter
une fois sérieusement commencé. Pour Ferguson, ces personnes deviennent
alors de vrais "catalyseurs humains"149 "qui répandent les nouvelles options
[de pensée] dans les salles de classe, à la télévision, dans des publications,
des films, des oeuvres d'art, des chansons, des journaux scientifiques, par les
Sienne n'avait-elle pas dit: "Tout le chemin menant au ciel est le ciel"155?
Dans ce processus, tout est utile à la transformation ; même les gens qui
pourraient s'y opposer, car l'irritation qu'ils peuvent provoquer stimule
l’expérimentation, l'exploration. C'est le nouveau paradigme qui permet cette
vision positive des choses, des gens, des événements. L'échec n'existe pas.
"Toute expérience — dit Ferguson — a des résultats: elle nous enseigne
quelque chose"156. Cette aventure spirituelle rend l'individu pleinement
maître de lui-même: tout dans sa vie peut prendre un sens. Il voyage, d'une
certame façon, sur un sentier soUtaire, mais il n'y est pas vraiment seul à
cause du lien implicite avec les autres conspirateurs157. En s'engageant dans
le processus transformatif, il découvre peu à peu l'existence de ce vaste
réseau de soutien.
Ferguson, il est vrai, aborde des questions de spirituaUté sans trop parler de
Dieu. Il y est pourtant présent, comme en filigrane, pour désigner parfois
cette globalité que permet d'atteindre le processus d'expansion de la
conscience. Maître Eckhart n'avait-il pas dit: "Personne ne peut connaître
Dieu qui ne se connaît d'abord"165? "Dieu — dit Ferguson — est la matrice
organisationnelle indicible, mais qu'on peut connaître par expérience, et qui
anime la matière"166. Dieu apparaît comme ce dans quoi baigne l'univers.
Avec l'écrivain grec et auteur d'exercices spirituels Nikos Kazantzaki,
Ferguson affirme que "Dieu [est] la somme de la conscience existant dans
l'univers et qui [s'étend] par le caned de l'évolution humaine. Un des aspects
de l'expérience mystique — poursuit-elle — est le sentiment de la présence
d'un pouvoir, d'une compassion, d'un amour qui embrasse tout"167. Atteindre
cette conscience totale c'est, en quelque sorte, devenir Dieu; c'est, plus
précisément, prendre conscience que l'on est Dieu.
Ferguson dénonce en quelque sorte la foi qui prévaut dans les grandes
religions occidentales et qui amène l'individu à croire sans voir. Scott Peck
avait d'ailleurs fait de même dans Le Chemin le moins fréquenté. Désormais, il
faut abandonner ses croyances; la foi ne mène nulle part. Nous devons sortir
de l'ignorance et saisir, par nous-même, la pleine réalité des choses. Quant
au maître, attention! "[Le maître] ne communique pas un savoir mais une
Un changement radical est en train de se produire, catalysé par ceux que l'on
nomme les conspirateurs. On assiste désormais à une rupture de la
continuité de l'histoire en Occident. La science peut être utile, mais surtout
cette nouvelle science qui accorde de la place aux dimensions inexplorées de
la conscience humaine et qui met l'accent sur l'attitude plutôt que sur le
comportement. L'expérience personnelle, qui est désormais le nouveau
barème d'authenticité, rend caduques la foi et les croyances. Tout se vérifie à
l'intérieur de l'individu. C'est dans l'expérience que s'opère la transformation
profonde. La conscience s'élargit pour acquérir un savoir total auquel elle a
accès directement, sans médiation. Les maîtres sont là pour communiquer
des techniques. Les disciplines spirituelles ne servent qu'à brancher le
cerveau sur ce savoir en totalité. Le spirituel et le mental sont dès lors
ordonnés au même but. L'individu apprend l'unité des choses où l'essentiel
est la relation. L'expansion de la conscience permet la vision unitaire
mystique: tout est un. La réalité n'est plus partielle, fragmentée, mais
globale.
Cet entretien a de quoi faire réfléchir. Il porte à penser qu'il faut plus que
l'étude du livre de Marilyn Ferguson pour saisir la vraie nature du Nouvel
Âge. Cela ne signifie pas que ce livre n'a rien à nous apprendre. Il s'y trouve
probablement des éléments fort importants que nous ne devons pas ignorer;
176 Dans une librairie explicitement identifiée "Librairie du Nouvel Âge" de la région des Bois-
Francs au Québec.
115
mais, à lui seul, il ne suffit pas à tracer un portrait réaliste du Nouvel Âge.
Aussi devons-nous maintenant puiser à d'autres sources.
177 C.I.N.R. (Centre d'information sur les nouvelles religions), Richard BERGERON, Alain
BOUCHARD et Pierre PELLETIER, Le Nouvel Age en question, Montréal/Pcuds,
Paulines / Médiaspaul, 1992.
178 Ibid., p. 44-49. Nous croyons que, tout en se voulant un portrait du Nouvel Âge, cette
étude donne du même coup un aperçu assez réaliste de la façon dont les québécois et les
québécoises vivent leur spiritualité à l'aube de l'an 2000.
116
Dans son portrait du Nouvel Âge, Bouchard donne également une place à
"Dieu" et à "la mystique". Avec le Nouvel Âge, l'individu redécouvre la
véritable nature de Dieu dans une sorte de contact direct que permet
l'expérience mystique. Nous avons vu l'importance que Marilyn Ferguson et
aussi Scott Peck accordent à cet accès direct au spirituel. Bouchard affirme,
toujours dans la foulée de l'enquête, que Dieu est "la préoccupation centrale
dans le N.Â. [sic]". Il faut cependant comprendre que ce Dieu ne ressemble
pas au Dieu personnel de la foi chrétienne. Le Dieu découvert dans
l'expérience spirituelle propre au Nouvel Âge est celui auquel l'individu
s'identifie et qui légitime son besoin et son désir de prendre en main sa
propre destinée.
Ce rejet de l'institution qui est propre au Nouvel Âge entraîne "une nouvelle
vision de la tradition", ce que Bouchard appelle aussi "une ré-interprétation
du cadre religieux traditionnel". Par exemple, dit Bouchard, "on parle de
Jésus comme d'un initié, le Notre Père devient une prière ésotérique où l'on
énergise les chakras, et la résurrection des corps devient une étape de la
chaîne des réincarnations...". Le contenu de cette réinterprétation ne fait
toutefois pas l'objet d'un consensus de la part de tous les nouvel-âgistes. Ce
consensus n'est d'ailleurs pas recherché: la réinterprétation est un exercice
personnel à chacun, et c’est bien ainsi. Bouchard dit de cette attitude qu'elle
souligne l'aspect le plus marquant du Nouvel Âge, soit "la recomposition
individuelle des croyances et des pratiques".
Enfin, le Nouvel Âge est caractérisé par "une recherche de sens". Le Nouvel
Âge permet de donner sens à la vie de l'individu. Comme nous le disions
précédemment, celui-ci s'explique l'univers à partir de lui-même. "La seule
chose possible — dit l'un des répondants —, [consiste à] utopier [sic] pour
arriver avec intelligence à bâtir une communauté écologique de l'avenir
permanente". Un autre répondant trouve dans le Nouvel Âge de quoi le
rassurer devant les événements de sa vie: "il permet à des gens comme moi de
comprendre que ce qui leur arrive est normal". À vrai dire, le Nouvel Âge ne
donne pas d'explications générales, mais permet à chacun d'en trouver qui
lui conviennent et de les prendre pour des vérités.
Pourtant, plusieurs analystes tendent à décrire le Nouvel Âge sur la base d'un
certain nombre de croyances, et parfois même de pratiques, qui y seraient
liées. Il apparaît paradoxal que Bouchard, après avoir esquissé un Nouvel Âge
très marqué par la liberté spirituelle de l'individu, s'applique à définir un
"credo"179 du Nouvel Âge qui serait commun à tous les nouvel-âgistes. Il
précise toutefois que "les croyances fondamentales du N.Â. [sic] font (...)
appel à un relativisme qui favorise une interprétation individualiste de la
réalité"180. De son côté, le philosophe André Fortin distingue plusieurs types
de Nouvel Âge. Selon lui, il existe d'abord "un Nouvel Âge doctrinaire,
idéologique, qui récupère des traditions dont les racines plongent dans toute
l'histoire de l'humanité, voire dans les structures mêmes de l'esprit
humain"181. À l'autre extrême, Fortin perçoit un Nouvel Âge de
consommation, une "vaste foire" qu'il désigne comme les "Galeries du Nouvel
Âge". "Cette dérive vers la consommation — dit-il — a fini par engendrer une
tension et un clivage entre un «vrai» Nouvel Âge et sa contrefaçon, car le vrai
Nouvel Âge se propose justement de sauver le moi aliéné par la société de
consommation"182. Cette catégorisation de Fortin, qu'il n'est d'ailleurs pas
seul à mettre en oeuvre, a de quoi étonner. En postulant ainsi l’existence
d'un Nouvel Âge doctrinaire, ne risque-t-on pas de prendre le Nouvel Âge pour
un tout structuré et, de ce fait, facile à identifier, et donc de trahir sa vraie
nature ?
179 Ibid., p. 51. Bouchard formule en quatre points ce credo du Nouvel Âge:
1. "Dieu est une force, une énergie, source de tout ce qui existe:"
2. "Les religions sont des chemins différents qui mènent au même Dieu;"
3. "Je suis une parcelle divine qui s'est incarnée dans la matière pour mieux se
connaître;"
4. "Je n'ai qu'à penser intensément à une chose pour qu'elle se réalise."
180 Ibid., p. 51.
181 Op. cit., p. 15.
182 Ibid., p. 15.
119
Plus directement encore, John Saliba parle du Nouvel Âge comme d'"un
mouvement diffus, sans organisation centrale, sans croyances dogmatiques
ni pratiques rituelles communément acceptées"185. Ces deux derniers mots,
nous semble-t-il, donnent un sens très fort à cette citation. Ils indiquent
qu'il faut comprendre le Nouvel Âge non pas selon un angle idéologique mais
à partir de l'individu. Dans le Nouvel Âge, chaque individu regarde le monde
à partir de sa propre subjectivité. Aussi en résulte-t-il une vision du monde
qui est personnelle à chacun. Il ne faut donc pas être surpris que les
individus, que l'on dit appartenir au Nouvel Âge, n'adhèrent pas tout à fait
aux mêmes croyances. Le relativisme apparaît dès lors comme un trait
typique du Nouvel Âge.
183 C.I.N.R. (Centre d'information sur les nouvelles religions), André COUTURE et Nathalie
ALLAIRE, Ces Anges qui nous reviennent, Montréal, Fides, 1996, p. 122.
184 J. Gordon MELTON, Encyclopedic Handbook of Cults in America, New York/Londres,
Garland Publishing Inc., 1992, p. 163 [«The New Age movement»].
185 C.I.N.R. (Centre d'information sur les nouvelles religions), John. A. SALIBA. Au Carrefour
des vérités, Une approche chrétienne des nouvelles religions, Montréal, Fides, 1994, p. 73.
186 Robert RICHARD, Le Nouvel Âge, travail non publié présenté dans le cadre du cours Les
nouvelles religions au Québec (SHR-18256) donné à l'hiver 1995 par Alain Bouchard
comme chargé de cours à l'Université Laval.
187 L'expression est de André Couture. (André COUTURE, La Réincarnation, Université St-
Paul, Ottawa, Novalis, 1992, p. 146.)
120
À la lumière de ce qui précède, il ne fait pas de doute que le Nouvel Âge doit
vraiment être considéré comme un état d'esprit qui n'a rien à voir, à prime
abord, avec quelques doctrines ou pratiques partagées par ses adeptes. Cet
état d'esprit proclame en quelque sorte l'autonomie spirituelle de l'individu.
Alain Bouchard utilise une image fort éloquente pour décrire l'individu qui
adopte cet état d'esprit du Nouvel Âge. "SoUdement implanté dans le monde
moderne — dit-il—, le nouvel-âgiste est un excursionniste de la spiritualité
contemporaine qui s'approvisionne aux différents comptoirs diffusant les
idées et les outils nécessaires à son développement spirituel"190. En parlant
ainsi d'excursionnisme. Bouchard exprime bien que le nouvel-âgiste est,
d'une certaine façon, maître de sa propre spiritualité. Chaque individu va
chercher les croyances et les pratiques qui lui conviennent. Plus que jamais,
188 Une illustration extrême de ce cas est celle des chrétiens évangéliques qui, devant la
"menace" du Nouvel Âge, ont utilisé l'idée de conspiration de Ferguson pour donner au
Nouvel Âge l'image d'une "conspiration satanique" (Cf J. Gordon MELTON, article
«Ferguson, Marilyn», dans J. Gordon MELTON, dir., étal., New Age Encyclopedia, op. cit.,
p. 170).
189 Selon Couture et Allaire, la réaction des Églises chrétiennes a "consisté à considérer en
bloc le Nouvel Âge comme une manifestation cachée de l'ésotéro-occultisme ou de la
gnose en oubliant le caractère individuel de cette nouvelle spiritualité et son extrême
plasticité" [Ces Anges qui nous reviennent, p. 124).
190 Op. cit, p. 52.
121
nous croyons que c'est de faire fausse route que de définir le Nouvel Âge sur
la base d'un credo et d'une praxis, puisque ceux-ci sont susceptibles de varier
sensiblement d'un individu à l'autre.
Le Nouvel Âge est un état d'esprit qui excite la créativité de chaque individu
en matière de spiritualité. Dans ce contexte, le Nouvel Âge que l'on dit être
de consommation révèle peut-être beaucoup plus qu'on ne le pense la vraie
nature du Nouvel Âge. En fait, le Nouvel Âge constitue l'affirmation d'un
droit de l'individu, un droit de libre accès à de nouvelles institutions, non
plus liées à des dogmes et à des doctrines, mais à la distribution de denrées
spirituelles. Pour saisir au mieux cet état d'esprit du Nouvel Âge, il faut donc
délaisser les concepts théoriques pour poser un regard sur cet excursionniste
qui compose, selon ses aspirations et ses espérances, sa "religion
personnelle". Libéré des hiérarchies traditionnelles et de leurs dogmes, cet
excursionniste ne se doute peut-être pas cependant qu'il devient la cible
privilégiée d'une institution de consommation.
D'une certaine façon, nous venons de voir que le Nouvel Âge, en tant qu'état
d'esprit, se dissocie difficilement de l'individu qui le porte. Nous avons aussi
montré que l'on ne peut appréhender le Nouvel Âge en tant que corps de
doctrines et de pratiques communément accepté par ses adeptes. Cependant,
l’individu, qui se construit une religion personnelle dans cet état d'esprit du
Nouvel Âge, adopte nécessairement des croyances, s'approprie des dogmes, se
soumet à des théories, adhère à des pratiques. Le succès des sessions de
croissance personnelle, des publications dites du Nouvel Âge, et autres
produits semblables, en témoigne. Pour permettre à l'individu de justifier sa
religion personnelle, le Nouvel Âge lui propose également un instrument de
vahdation. Il s'agit de l'expérience personnellement vécue. Cet instrument
permet d'apposer un sceau de vérité sur ce qu'intuitionne l'individu.
L'expérience personnelle, nous l'avons déjà vu avec Ferguson et avec Peck,
transforme la foi en savoir. Grâce à elle, l'individu n'a plus besoin de croire,
il sait.
122
Dans son célèbre livre Danser dans la lumière, Shirley MacLaine raconte des
événements marquants de sa vie et note en épilogue: "Je comprends que l'on
reste sceptique devant tout ce que je viens de décrire dans cet ouvrage: à vrai
dire, j'ai moi aussi été plongée dans le doute, au début. À une différence près
toutefois: je savais que tout cela m'était arrivé, à moi! Sans doute ai-je voulu
que cela m'arrive. Pourtant cette expérience m'a permis de mieux comprendre
ce que les nouveaux physiciens et les mystiques essayaient de réunir et de
réconcilier dans leurs propres esprits: la réalité de la conscience"191. Par son
expérience personnelle, Shirley MacLaine a acquis un nouveau savoir. C'est
cette promotion d'un nouveau savoir qui se confond ici avec sa vérité
individuelle qui permet de ranger Shirley MacLaine parmi les adeptes du
Nouvel Âge, dit André Couture192. Ce qui a été marquant chez MacLaine,
c'est d'avoir expérimenté pour elle-même ce qu'elle avait pu lire ou entendre
dire ailleurs. De ce fait, les doutes tombent et la vérité apparaît au grand
jour. Elle n'a plus besoin de croire au holisme; elle sait que tout est un. Elle
peut donc affirmer de science spirituelle que "nous sommes «en réalité» des
êtres multidimensionnels qui reflètent chacun la totalité de l'ensemble"193.
191 Shirley MACLAINE, Danser dans la lumière, Paris, Sand, 1986, p. 405.
192 André COUTURE, La Réincarnation, Théorie, science ou croyance?, Montréal/Paris,
Paulines/Médiaspaul, 1992, fiche 30, p. 254-261.
193 Op. cit., p. 405.
194 André COUTURE, La Réincarnation, op. cit., p. 146.
123
Jusqu'ici le Nouvel Âge s'est présenté à nous comme un état d'esprit qui
place le monde, le temps, les événements, les croyances, les traditions, bref
tout ce qui existe, au service de l'individu. À vrai dire, le Nouvel Âge ne
devient réalité qu'en présence d'individus à inspirer. Isolé, il n'existe pas,
sinon dans des théories qui l'associent à une ou à des doctrines; mais un tel
Nouvel Âge n'est pas, nous semble-t-il, le Nouvel Âge. En conséquence, il
apparaît plus que jamais téméraire de donner au livre de Marilyn Ferguson le
titre ronfleur de "bible" du Nouvel Âge, au sens où il contiendrait ce qu'il faut
croire et mettre en pratique pour être un vrai nouvel-âgiste. L'expression
"document de référence du Nouvel Âge" paraît plus conforme à la réalité, tout
dépendant du sens que l'on donne à cette expression.
Il est vrai que les thèmes que nous venons tout juste d'aborder se retrouvent,
plus ou moins explicitement, dans Les Enfants du Verseau. Rappelons que
Ferguson met l'accent sur l'individu: elle parle même d'un changement social
profond qui n'est possible qu'à partir d'une transformation individuelle et
personnelle. Elle accorde, elle aussi, une autorité suprême à l'expérience, en
particulier à l'expérience spirituelle ou mystique qu'elle développe toutefois
beaucoup plus longuement en parlant notamment de holisme et de totahté.
Ferguson, nous l'avons vu, a vanté les mérites d’une littérature nouvelle "qui
met l'accent sur l'attitude et non pas le comportement"197. De même, elle a
accordé une grande importance au voyage plutôt qu'à la destination, au
processus plutôt qu'au but visé. Voilà qui est révélateur d'un Nouvel Âge qui
doit être compris comme un état d'esprit. "Comme l'ont toujours dit les
mystiques — reprend-elle —, un nouveau monde est un nouvel esprit"198. Et
un nouvel état d'esprit suscite un mouvement autour de lui, crée de
nouvelles attitudes. André Fortin reconnaît avec justesse que Ferguson a fait
"la synthèse de toute une dynamique des temps actuels"199. Le mot
"dynamique" semble ici tout à fait approprié. Avant de décrire le contenu des
croyances qui prolongent sa pensée, Ferguson a bien tenu à parler d'un
"mouvement", nous pourrions dire aussi une dynamique, qui découle
parfaitement de cet état d'esprit qu'est le Nouvel Âge.
Ferguson acclame donc ouvertement la venue d'"un nouvel état d'esprit". Les
membres de la Conspiration du Verseau, c'est-à-dire ceux qui ont adopté ce
nouvel état d'esprit, sont libérés des entraves imposées par la pensée
occidentale. Ces entraves sont, notamment, les structures de toutes sortes y
compris les Églises, le matérialisme, de même qu'une attitude scientifique
qui consiste à tout morceler pour mieux saisir la réalité. Ces conspirateurs,
ainsi libérés, ont désormais un pouvoir spirituel si grand qu'"ils pourraient
même avoir rompu la continuité de l'histoire"200, avait dit Ferguson. Cette
rupture marque le plein déploiement de leur autonomie spirituelle. C'est pour
eux "le temps de la vraie libération de l'esprit". À la suite de ces propos, il est
intéressant d'entendre Couture et Allaire parler du Nouvel Âge comme d'"une
mode, une nouvelle mentafité, qui traverse maintenant, avec plus ou moins
de succès, toutes les institutions religieuses et toutes les démarches
individuelles, [et qui] introduit une rupture qui coïncide en fait avec une
nouvelle réalité sociale"201. Cette rupture se manifeste, entre autres, par cette
grande autonomie de l'individu dont nous venons de faire mention, une
autonomie qui autorise l'individu à composer pour lui-même sa propre
spirituaUté.
197 Op. cit, p. 29.
198 Ibid., p. 29.
199 Op. cit., p. 142.
200 Op. cit., p. 17.
201 Op. cit., p. 126.
126
Mais le Nouvel Âge n'est pas qu'une spiritualité de l'individu. Il est aussi,
selon une autre expression de André Couture, une "spiritualité de masse"207,
c'est-à-dire une spiritualité accessible à tous et capable de combler les
aspirations de chacun. Et nous ne pouvons pas parler de l'état d'esprit du
Nouvel Âge sans mentionner l'existence de ces nouvelles possibilités de
consommation qu'offre notre société contemporaine en matière de
spiritualité et qui permettent la recomposition d'une religion personnelle.
Ces possibilités s'adressent à tous et ont l'avantage de ne nécessiter aucun
engagement. D'une part, l'état d'esprit du Nouvel Âge est stimulé par ces
possibilités. D'autre part, le fait que des individus se laissent imprégner par
le Nouvel Âge encourage la création d'un marché sans cesse plus vaste de
produits spirituels. Par conséquent, l'état d'esprit du Nouvel Âge devient
inséparable de ce qu'on pourrait appeler une "spiritualité de consommation".
Cette spiritualité est présentée sur mesure à une masse d'individus qui se
rendent compte qu'ils n'ont plus désormais à s'engager dans des institutions
de salut, mais qui se rendent moins compte qu'ils s'engagent alors dans une
institution de consommation.
Le Nouvel Âge est donc un état d'esprit commun à tous les individus, propre
à notre époque et à notre société occidentale nord-américaine. Cet état
d'esprit suscite la recomposition d'une religion personnelle et favorise une
spiritualité de consommation. Quand on parle de Nouvel Âge, il n'y a de
différences que dans les effets qu'il provoque qui sont ces religions
personnelles dont nous venons de parler. Une partie importante de ce
chapitre avait pour but de montrer que l'on confond souvent le contenu de
ces religions personnelles avec le Nouvel Âge lui-même, un peu comme si on
prenait les passagers pour le véhicule. Car le Nouvel Âge est comparable à
une sorte de véhicule qui permet de prendre à son bord quelques auto
stoppeurs, selon le gré de l'individu qui est le conducteur, à mesure qu'ils se
présentent au hasard de sa route.
Au terme de ce chapitre IV, nous voyons bien que l'état d'esprit du Nouvel
Âge, en proclamant la prééminence de l'autonomie de l'individu, fonde, dans
notre société, une toute nouvelle dynamique spirituelle. L'étude que nous
avons menée jusqu'ici ne peut qu'aboutir maintenant à une synthèse de cette
dynamique.
Enfin, cette rupture entraîne des conséquences: l'individu, marqué par cet
état d'esprit du Nouvel Âge, sent la nécessité de se forger pour lui-même une
religion tout à fait personnelle; mais ce changement n'est pas sans risque.
Avec ses sous-thèmes, cette triple thématique peut se formuler de la façon
suivante.
- Une insatisfaction:
- une déception face aux institutions traditionnelles;
- une faim de spiritualité non comblée.
- Une quête de sens global
- Une volonté de changement
- Une espérance en un monde différent et meilleur
- Une remise en question plus ou moins radicale
Cela dit, notre démarche ne peut aboutir qu'à situer le Scott Peck du Chemin
le moins fréquenté dans la dynamique spirituelle du Nouvel Âge et,
indirectement, le chrétien ou la chrétienne d'aujourd'hui qui lit avec
enthousiasme un tel livre et s'identifie à Scott Peck comme à un homme
véritablement spirituel. C'est au coeur d’une rencontre entre Scott Peck,
l'individu qui pense et agit selon l'état d'esprit du Nouvel Âge, et le chrétien
ou la chrétienne qui lit Le Chemin le moins fréquenté, que nous croyons
pouvoir trouver réponse à la question centrale de ce mémoire que nous
avions formulée en ces mots: "Qu'est-ce que le phénomène dont il est ici
question peut nous apprendre sur la façon dont se vit le christianisme
aujourd'hui?".
132
Nous avons dit que l'individu qui se laisse graduellement imprégner de l'état
d'esprit du Nouvel Âge vit d'abord une sorte de mouvement intérieur qui
l'amène à changer sa façon de penser. Le témoignage que Peck livre dans Le
Chemin le moins fréquenté semble indiquer qu'il a vécu lui-même, et qu'il
continue de vivre, ce mouvement intérieur.
Comme nous l'avons montré au début du chapitre II, Scott Peck semble
étouffer dans le cadre des institutions, notamment les plus
traditionnellement reconnues. Dans l'ensemble de ses livres comme dans Le
Chemin le moins fréquenté, il revendique toujours la liberté de pensée et
d'expression, ainsi que l'autonomie en matière de spiritualité.
Peck sait que le changement fait peur et qu’il exige un effort. Mais il a osé, à
quinze ans, faire un grand saut dans l'indépendance. Il croit depuis ce temps
qu'il est nécessaire d’être en évolution constante. Une discussion avec un
psychiatre à l'âge de trente ans lui a fait comprendre que le changement ne
repose que sur lui-même.
. Peck affirme que "le chemin de la sainteté passe par la remise en question
systématique".
. La science est utile à l'évolution spirituelle puisqu'elle est une religion de
scepticisme.
136
Déjà, dans tout ce qui précède, on peut détecter chez Peck l'amorce d'une
profonde remise en question de toute autorité, de toute structure, bref, de
tout ce qui est extérieur à lui et qui serait susceptible de lui dicter une façon
de faire, de dire ou de penser. Pour évoluer, il faut douter. Son travail de
psychiatre consistant à aider les autres à détecter ce qui ne va pas dans leur
vie, on ne peut s'étonner que Peck voie la psychothérapie comme un outil fort
utile à l’évolution spirituelle. Il sait enfin se remettre lui-même en question.
Nous avons déjà largement abordé cette méfiance de Peck à l'égard des
institutions traditionnelles. Il convient de préciser que si nous l'avons vu
condamner l'une ou l'autre d'entre elles, il ne l'a jamais fait de façon
irrévocable. Dans La Route de l'espoir, il dit être très critique à l'égard de son
pays et de son Église parce qu'il les aime. En fait, dans Le Chemin le moins
fréquenté, Peck dénonce la rigidité de ces institutions; il en critique certains
excès. Par ailleurs, ces institutions peuvent parfois le servir, notamment
dans sa rhétorique. Par exemple, en parlant d'inconscient collectif, il ne
manque pas de rappeler qu'il s'agit du même concept que la notion
chrétienne d'Esprit Saint. D'une certaine façon, Peck rompt avec les
institutions traditionnelles tout en se réservant le droit d'y accéder librement
selon son besoin.
Scott Peck mise beaucoup sur l'expérience personnelle. S'il affirme par
exemple que le Mal est réel, il dit que ce n'est pas du fait d'"une invention de
l'imagination d'un esprit religieux primitif essayant d’expliquer l'inconnu" (p.
138
319-320), mais bien parce qu'il l'a expérimenté. Peck sait qu'il existe des gens
mauvais. Il les a vus à l'oeuvre. C'est par expérience qu'il parle.
Même si le Mal freine et bloque l'évolution spirituelle des gens, Peck lui
trouve un sens positif à la fin.
Peck, nous l'avons vu, croit à l'expérience mais il convient de préciser que,
pour lui, l'expérience seule ne suffit pas. Pour être valable, cette expérience
doit être reproductible et vérifiable. Nous avons vu, au chapitre III de ce
mémoire, que c'est à force d'expériences personnelles que l'individu parvient
à corriger la vision du monde léguée par ses parents et à percevoir la réalité
en plénitude. D'une certaine façon, Peck pose des conditions à la primauté
139
En recourant à des récits de cas vécus avec ses patients, Peck montre déjà la
valeur qu'il attribue au témoignage personnel. En osant avouer qu'il était
peu sûr de ce qu'il fallait faire avec ses patients, mais en montrant les
résultats de son action, il ajoute à ses écrits un certain poids de crédibilité:
son expérience personnelle et le témoignage qu'il en donne viennent
confirmer ses affirmations. Peck sait, en raison de son expérience de
psychothérapeute, que le chemin de l'évolution spirituelle mène d'abord hors
de la superstition vers l'agnosticisme, puis hors de l'agnosticisme vers une
véritable connaissance de Dieu. C'est du moins ce qu'il tente de démontrer à
travers les cas de Kathy, de Marcia et de Théo. Mais peut-être, il est légitime
de le penser, Peck le sait-il plus encore parce qu'il est lui-même passé par ce
chemin? C'est ce que l'étude du Chemin le moins fréquenté, et par la suite de
ses autres livres, semble démontrer.
Nous savons que Scott Peck manie régulièrement les paradoxes dans son
livre. Il semble que ce soit pour lui une façon de faire face aux mystères. Cela
dit, Peck apparaît comme un individu animé d'une grande curiosité
intellectuelle. La quantité impressionnante d'auteurs qu'il cite dans son livre
l'exprime bien. Nous le savons très intéressé par ce qu'il appelle le
mysticisme. Nous l'avons aussi vu se montrer sympathique à la notion non
chrétienne de réincarnation. Par contre, nous ne pouvons vraiment dire
140
jusqu'où Peck est prêt à aller dans son investigation du paranormal. Il y est
certes très ouvert mais demeure malgré tout très lié à ce qu'il peut
expérimenter personnellement.
Nous avons pu trouver diverses explications au fait que le chemin dont parle
Peck soit si peu fréquenté. Entre autres, il a été question de l'effort, du
courage et de la volonté qu'il faut pour s'y engager, de même que de la
paresse, de la peur du changement, et du Mal qui le rendent difficile. Au
début du chapitre II, alors que nous recensions ce que Le Chemin le moins
fréquenté nous apprenait sur Scott Peck, nous disions qu'à cause de la liberté
et de l'autonomie dont celui-ci se réclamait en matière de spiritualité, il ne
pouvait être qu'un voyageur solitaire sur le chemin le moins fréquenté de
l'évolution spirituelle.
Scott Peck a bien montré que la connaissance dont nous avons besoin se
situe en nous, dans cet inconscient collectif qui est "celui de toute
l'humanité, de toute la vie, de Dieu" (p. 329). En associant cet inconscient à
Dieu, Peck place Dieu au coeur même de l'homme. Ainsi, en descendant à
l'intérieur de soi, l'homme a accès directement à Dieu. Une aide lui est certes
disponible, celle de la grâce, mais c'est personnellement et sans médiation
que l'individu peut et doit vivre ses expériences spirituelles. C'est aussi
pourquoi Peck qualifie ce voyage de soUtaire.
Une fois de plus, Peck affirme son autonomie spirituelle. Sa vision du monde
ne donne pas de place à des gourous ou à des maîtres qui indiqueraient à
leurs disciples ce qu'ils devraient penser ou faire. Même Peck, après une
thérapie réussie, dit qu'il ne peut affirmer avoir guéri la personne. Il n'en a
été que le catalyseur. Le Christ et le Bouddha n'apportent rien d'autre aux
individus et à l'humanité que d'être des exemples à suivre, encore que
personne ne puisse suivre tout à fait le même chemin qu'eux. Peck n'est pas
"sauvé" par eux, mais il arrive aux mêmes conclusions qu'eux "par les
chemins détournés de [sa] vie d'homme du XXe siècle".
des religions occidentales. En fait, Peck rompt avec toutes les traditions
religieuses. Que Dieu soit celui des chrétiens, des musulmans ou même des
bouddhistes n'a pas, en définitive, d'importance. Peck, dans Le Chemin le
moinsfréquenté, décrit son Dieu à lui.
Nous avons déjà dit que Peck recherche la globalité. Tout en étant conscient
qu'il s'agit d'un exercice difficile, Peck s'efforce de concevoir la réaUté comme
un tout. Dans Plus loin sur le chemin le moins fréquenté, il vante certes les
mérites de la médecine holistique; mais déjà, dans Le Chemin le moins
fréquenté, nous pouvions saisir que, pour lui, tout est interrelié. En
affirmant que chaque individu représente la race humaine, il donne la clé
d'interprétation de sa pensée. En devenant Dieu, l'individu devient aussi, il
est légitime de le penser, l'humanité. Tout se résume en cet individu grâce à
l'inconscient collectif. La conscience n'étant que la partie exécutrice de notre
être, on peut comprendre que plus un individu est conscient des
connaissances que contient l'inconscient, plus il a de pouvoir de
transformation sur le reste du monde. En évoluant individuellement, il peut
du même coup faire évoluer la société.
Loin de refuser les mythes, les théories, les doctrines, qui prévalent dans le
monde, Peck se les approprie. Il leur donne la touche personnelle qui les
rendra utile à sa propre réflexion. Nous avons déjà mentionné que Peck
utilisait un langage somme toute assez chrétien. Un catholique me disait:
"Je reconnais ma religion dans ce livre. Il parle de Dieu presque tout le
temps. Mais lui, au moins, nous fait comprendre Dieu et le péché, et
comment il faut faire face à la vie. L'Église nous a jamais parlé comme ça
[sic]". Certes, Peck utilise des mots que l'on retrouve dans le langage
chrétien, mais les articule d'une façon toute personnelle. Il comprend la vie à
partir de lui-même. Son livre se veut vraiment le compte rendu de sa propre
réflexion sur le sens de l'existence et sur la spiritualité.
145
Si Гоп définit, comme nous l'avons fait, une "religion personnelle" comme
"l'ensemble des croyances et des pratiques auxquelles un individu adhère
tout à fait librement dans une sorte de très grande autonomie spirituelle". Le
Chemin le moins fréquenté ne peut être alors que la synthèse de la "religion
personnelle" de Peck. Celui-ci n'élabore peut-être pas sur ses propres
pratiques religieuses, mais il dresse en quelque sorte les grandes lignes d'un
credo qui lui est tout à fait propre. Et ce credo n'est pas immuable: Scott
Peck a confié à Walter Wink que s'il réécrivait Le Chemin le moinsfréquenté, il
expliciterait certains sujets et pourrait même modifier certains points de vue.
Cet aveu ne fait que confirmer une attitude typique de l'individu qui adopte
l'état d'esprit du Nouvel Âge.
Les limites que nous nous sommes assignées dans cette étude ne nous
permettent pas d'élaborer longuement sur ce point. Rappelons simplement
que le Scott Peck du Chemin le moins fréquenté s'abreuve à beaucoup de
sources, à la fois scientifiques et religieuses. S’il arrive que ces sources se
contredisent ou semblent le faire, nous savons que Peck se réfugie dans les
paradoxes. S'il s'offusque de la présence de "supermarchés spirituels" qui
créent une grande confusion religieuse, avons-nous montré à la fin du
chapitre II, il n'est pas moins vrai que, dans son premier livre comme dans
tous les autres, Peck les fréquente à sa façon et les encourage même par son
étonnante production.
Nous avons déjà dit que l'événement de ses quinze ans constituait le
fondement de la religion personnelle de Scott Peck. Ce fut pour lui un
premier pas solennel vers une plus grande autonomie. Nous croyons plus que
jamais que la liberté et l'autonomie spirituelles constituent un trait majeur
de l'individu qui vit de l'état d'esprit du Nouvel Âge. Motivé par cet état
d'esprit, l'individu se dégage graduellement de toute obligation envers des
institutions religieuses, tout en se donnant en même temps le droit d'y
recourir selon son gré et son besoin. C'est ce genre d’individu tout à fait libre
spirituellement qu'incarne Peck dans Le Chemin le moinsfréquenté comme par
la suite dans ses autres livres. Bien sûr, Scott Peck finit par se dire chrétien;
il semble même tenir beaucoup à ce titre. Mais il parle plus précisément
d'une position de chrétien centriste. En fait, nous l'avons déjà dit. Peck finit
par trouver de plus en plus sympathique le Dieu des chrétiens et emprunte
volontiers un certain nombre d'éléments à la doctrine chrétienne. Toutefois,
il refuse toujours de se laisser enfermer dans une manière rigide ou précise de
vivre le christianisme. Sa liberté et son autonomie spirituelles lui resteront
plus chères que tout et c'est peut-être cette attitude qu'il qualifie de
"centriste".
livre vers la fin des années 70. Il ne faut pas non plus s'étonner que, dans ses
autres livres, Peck semble d'abord redouter de se voir associé au Nouvel Âge,
et que, tout en récusant certains aspects, il lui reconnaisse certaines
possibilités. Au chapitre II, nous avons vu que Peck semble comprendre le
Nouvel Âge à la manière de ces ouvrages qui le définissent sur la base d'un
ensemble de doctrines ou de pratiques. Nous avons bien dit quant à nous
que c'était de faire fausse route que d'aborder le Nouvel Âge à partir de ces
constructions théoriques qui le confondent avec ses effets. Le Nouvel Âge est
un état d'esprit qui amène à la recomposition d'une religion personnelle,
mais il n'est pas cette religion personnelle. Il faut donc bien saisir que la
liberté et l'autonomie spirituelles dont se réclame si jalousement Peck
puissent l'amener à refuser catégoriquement, dans un premier temps, d'être
associé à un mouvement qui prend, aux yeux de plusieurs, des allures de
nouvelle structure religieuse. Mais il n'est pas interdit de penser que, dans
un second temps, Peck puisse s'autoriser, en toute autonomie, à choisir,
dans ce qu'il considère comme le Nouvel Âge, ce qui lui convient. C'est en
quelque sorte ce qu'il fait dans Plus loin sur le chemin le moinsfréquenté.
Nous disions, en fin de chapitre II, que Scott Peck se rapprochait du Nouvel
Âge par son "attitude", et qu'il n'y avait rien à affirmer sur un plan plus
idéologique. En fait, il n'y a rien à dire de plus sinon que Scott Peck fait
vraiment partie du Nouvel Âge non pas à cause de ce qu'il pense mais en
raison de sa façon de penser.
Nous croyons que les chrétiens et les chrétiennes qui Usent Le Chemin le
moinsfréquenté se laissent séduire, non pas par un Uvre, mais par un auteur
du Nouvel Âge. Qu'est-ce à dire au juste?
Chrétiens ou non, les lecteurs de Scott Peck admirent l'homme qui témoigne
de son expérience spirituelle et ce, pour plusieurs raisons. D'abord, Scott
Peck sait se faire proche des gens. Ses idées sont tirées de son expérience
professionnelle. Les quelques soixante cas dont il parle, Scott Peck semble
les avoir sélectionnés non pas parmi les plus extrêmes mais plutôt parmi les
plus simples, ceux dont le scénario est susceptible de se reproduire dans la
vie de ses lecteurs. Qui n'a pas un jour eu des problèmes de gestion du
temps? Qui n'a pas quelques blessures d’enfance à régler avec ses parents?
Qui n'a pas quelques conceptions périmées dont il devrait se défaire? Qui n'a
pas déjà ressenti les symptômes, les premiers du moins, de la dépression?
Scott Peck aborde tous ces thèmes de façon positive, en montrant à son
lecteur qu'il est possible à lui aussi de s'en sortir. La solution est, au fond,
très simple: il est inutile de chercher à ignorer la souffrance. Il faut donc y
faire face; c'est le lot de tout le monde, de Scott Peck comme des autres. En
ce sens, Scott Peck ne se situe pas si loin de la conception chrétienne de la
souffrance.
Ce qui fait sans doute une des forces de Scott Peck, c'est qu'il se présente
également comme un homme en cheminement. Scott Peck est un chercheur
de vérité. Il trouve des réponses mais reconnaît qu'elles ne sont pas arrêtées.
Il est en constante évolution sans avoir jamais fini de voyager sur le chemin
qu’il propose. Il invite ses lecteurs à prendre des risques en vue d'un mieux-
vivre. Ses expériences personnelles, qu'il raconte en précisant bien qu'elles
lui ont demandé des efforts, du courage et du renoncement, l'ont fait avancer
dans la vie, même si le résultat n'apparaissait pas nécessairement positif au
premier abord. Scott Peck offre un témoignage, disions-nous, et ce
150
témoignage est crédible à cause de la part de lui-même qu'il investit dans son
livre.
Scott Peck propose ensuite, par le sous-titre de son livre, d'apprendre à vivre
avec la vie. Dans le sous-titre de la version américaine, il est question d'une
nouvelle psychologie de l'amour, de valeurs traditionnelles et de croissance
spirituelle. En réunissant ainsi psychologie et spiritualité, tout en
maintenant la présence des valeurs traditionnelles, Scott Peck rejoint aussi
le chrétien ou la chrétienne qui, comme tout le monde, cherche une
nourriture au goût du jour pour sa vie. Dans Le Chemin le moins fréquenté,
Scott Peck parle d'évolution spirituelle d'une manière très précise et dans des
termes connus: il parle de l'être humain, de Dieu, du Mal, du péché originel,
etc. En même temps, il reste ouvert aux mystères et aux paradoxes. Scott
Peck a le mérite de ne pas éluder l'inconnu. Sans tout expliquer, il propose
des amorces de réponses fort logiques à des questions fondamentales pour
l'être humain et, par le fait même, pour le chrétien.
Cette étude nous porte à penser que le Scott Peck du Chemin le moins
fréquenté, l'individu qui pense et agit selon l'état d'esprit du Nouvel Âge, et le
chrétien ou la chrétienne d'aujourd'hui, pourraient bien constituer, dans
leur façon d'envisager le monde, une seule même personne. Dans Le Nouvel
Âge en question, Alain Bouchard avait dit: "De façon générale on peut dire
qu'un répondant peut se dire catholique, croire à certains préceptes de cette
religion, fréquenter les offices religieux, et adhérer en même temps au credo
du N. [sic]. Il semble que certains comportements typiquement catholiques
puissent être réinterprétés à la faveur du N.Â.209". Même si nous pouvons
avoir des réserves à l'idée qu'il existe un credo communément accepté par les
adeptes du Nouvel Âge, cette affirmation montre bien l'étonnante liberté
spirituelle du nouvel-âgiste. Nous croyons que le profil spirituel de bon
nombre de personnes d'ici qui se disent chrétiennes peut aisément coïncider,
à l'exemple de Scott Peck, avec la dynamique de l'état d'esprit du Nouvel Âge
que nous avons esquissée au chapitre IV.
Notre étude nous permet d'affirmer que le Nouvel Âge est un état d'esprit qui
ne se limite pas à quelques individus. Notre situation sociale et religieuse
nord-américaine, et peut-être plus encore québécoise, fait que nous avons
tous tendance à adopter, à des degrés divers, que nous soyons chrétiens ou
non, un état d'esprit qui nous pousse à nous forger une religion plutôt
personnelle dans une sorte de grande liberté et d’autonomie spirituelles.
Nous portons tous plus ou moins en nous un état d'esprit qui nous projette
vers une spiritualité de consommation. Pour plusieurs, nous nous disons
chrétiens ou chrétiennes, mais nous refusons toute manière rigide de vivre le
christianisme. Un peu comme Scott Peck, nous inversons l'ordre des choses
qui avait prévalu jusqu'ici: nous ne conformons plus notre vie aux
prescriptions de l'Église; nous permettons plutôt à certaines d'entre elles de
prendre place dans nos vies. Nous entrons alors dans une nouvelle
dynamique spirituelle qui est celle de l'état d'esprit du Nouvel Âge.
210 Jacques GODBOUT. «Docteur, j'ai mal à ma mélancolie», L'Actualité, Vol. 16, n° 4, 15
mars 1991, p. 85-86.
153
Par ailleurs, nous croyons que l'état d'esprit du Nouvel Âge peut, à la limite,
entraîner une rupture individualiste si profonde qu'elle finisse par enfermer
l'individu sur lui-même. Le subjectivisme et le relativisme absolus n'ont rien
qui puisse favoriser la communauté chrétienne. De même, l'autonomie
spirituelle de l'individu peut devenir telle que toute référence à une parole
autre que la sienne finisse par être exclue systématiquement.
Mais tout en étant bien enraciné dans la dynamique du Nouvel Âge, Scott
Peck propose, nous semble-t-il, un moyen fort simple et à la fois efficace pour
en éviter les excès: celui de la remise en question. Scott Peck dit que "le
chemin de la sainteté passe par la remise en question systématique" (p. 221).
En adoptant cette attitude de remise en question, l'individu en vient à réviser
non seulement les conceptions qui lui viennent des autres mais également la
sienne propre. "Examiner le monde de l’extérieur — dit Scott Peck — n'est
jamais aussi personnellement douloureux que l'examen intérieur, et c'est
certainement pour cela que tant de gens évitent l'introspection. (...)
Consacrer sa vie à la vérité, c'est accepter de la remettre en question: la seule
manière d'être certain que notre carte de la réalité est bonne, c'est de
l'exposer à la critique et au défi des autres cartographes. Sinon, nous vivons
dans un système fermé, sous une cloche de verre, ne respirant que l'air que
nous avons exhalé, de plus en plus en proie aux illusions" (p. 55). Scott Peck
ne suit peut-être pas toujours cette ligne de conduite, mais il suggère, il faut
154
À cause de l'état d'esprit du Nouvel Âge, l'Église perd de son autorité, en tant
que gardienne du dépôt de la foi, au profit d'une façon plus personnelle pour
le chrétien de vivre sa religion. Mais on ne peut s'objecter au fait qu'un
chrétien cherche à s'approprier un contenu de foi, même si, pour ce faire, il
peut, à l'occasion, s'abreuver à d'autres sources. Rappelons que le chrétien
ou la chrétienne qui se reconnaît dans Scott Peck est une personne en
cheminement qui demande à être reconnue et acceptée comme telle. Cette
requête ne doit pas être ignorée. Elle peut même constituer, pensons-nous, le
signe d'un cheminement spirituel chrétien qui, moyennant certaines
conditions, est voué à aller très loin.
L'état d'esprit du Nouvel Âge comporte, nous l'avons déjà dit, un risque pour
le chrétien ou la chrétienne: celui du subjectivisme et, partant, du
relativisme absolu. Pour éviter ce risque, il faut pouvoir compter sur le rôle
de la communauté. Scott Peck ne parle pas de la communauté dans Le
Chemin le moinsfréquenté. Il le fera toutefois dans La Route de l'espoir et dans
Ainsi pourrait être le monde. En l'absence de la communauté, lieu de remise
en question et de confrontation mutuelle, il y a, croyons-nous, un risque
d'auto-enfermement qui ne peut mener qu'à une autodestruction de
l'individu.
Enfin, nous dirons que Scott Peck n'a pas tout à fait tort lorsqu'il dit que le
chemin de l’évolution spirituelle est un chemin solitaire. En fait, nous ne
pouvons remettre à d’autres notre responsabilité de faire notre propre
réflexion de foi et d'y intégrer notre propre expérience de vie. Vie et foi, nous
semble-t-il, doivent être maintenus ensemble: la foi doit devenir expérience
de vie; le savoir, d'une certaine façon, dont parle Peck. Mais ce chemin doit
aussi, disions-nous, être communautaire, un peu comme celui qu'ont
emprunté les disciples d'Emmaüs. Certes étaient-ils tout tristes. Un
mouvement intérieur indiquait que quelque chose devait changer. C'est sur
ce chemin, où ils allaient à deux, qu'ils ont rencontré le Christ. Ainsi, la
rupture individualiste qui aurait pu se produire a plutôt fait place à un
raccordement social, communautaire, qui a permis à ces chercheurs de vérité
d'être animés non pas tant de l'état d'esprit du Nouvel Âge que de celui du
Christ ressuscité.
Nous avons besoin de la pensée et de l'expérience des uns et des autres pour
approfondir le message chrétien, et cela n'exclut pas que l'on puisse lire des
livres de la trempe du Chemin le moins fréquenté. Mais nous avons aussi
besoin de confronter cette pensée et cette expérience avec la Parole de Dieu et
la Tradition de l'Église. Il faut enfin reconnaître que l'esprit du Christ
ressuscité se manifeste à travers tout cela. Car, pour la foi chrétienne, le
Christ est beaucoup plus qu'un individu qui s'est rendu très loin sur le
chemin le moins fréquenté de l'évolution spirituelle; il est celui qui, comme
156
Dès lors, notre étude a pris un nouveau tournant. Nous pensions étudier un
livre. Nous nous retrouvions désormais face à face avec un homme en
cheminement qui avait à coeur de partager avec ses lecteurs les tourments
tout autant que les joies de sa recherche spirituelle. L'analyse thématique du
Chemin le moins fréquenté confirmait cette intuition: ce livre était bien le
condensé des éléments de la religion personnelle de Scott Peck. Le chemin le
moins fréquenté était d'abord et avant tout celui de Scott Peck, un chemin
où l'on voyage en solitaire puisqu'il est unique à chacun.
Tout au long de cette analyse, Scott Peck est apparu comme un homme
sympatique à la foi chrétienne. En rédigeant Le Chemin le moins fréquenté,
Peck se trouvait implicitement à faire le point sur son cheminement spirituel
au tournant des années 70, c’est-à-dire avant de recevoir le baptême
chrétien. Nonobstant cette nouvelle allégeance, Scott Peck s'est montré
étonnamment libre par rapport à toutes structures reUgieuses et autonome
dans sa relation à Dieu. En prônant la nécessité d'une religion complètement
personnelle, il revendiquait en quelque sorte cette liberté et cette autonomie.
S'il a adopté la religion chrétienne, il se maintient toutefois en évolution
constante, ne s'encombrant pas de dogmes et de pratiques qui ne lui
paraissent pas utiles.
qui peut aussi l'entraîner dans ce que nous avons appelé une spiritualité de
consommation.
Cet état d'esprit du Nouvel Âge que nous avons pu percevoir à même le livre
de Ferguson s'est laissé aussi reconnaître dans la façon dont Scott Peck livre
son témoignage dans Le Chemin le moinsfréquenté. Notre étude suggère que le
chrétien ou la chrétienne qui lit avec intérêt ce livre se reconnaît dans cet
homme en cheminement qui fait si bien le lien entre les enseignements reçus
de sa famille, de sa culture, et des quelques traditions religieuses avec
lesquelles il a pu être en contact, et sa propre expérience de la vie. De là à
penser que le chrétien ou la chrétienne d'aujourd'hui, qui est au coeur d'une
vie sociale qui remet en cause ses rapports aux structures et à l'autorité, vit
son christianisme selon l'état d'esprit du Nouvel Âge, il n'y a qu'un pas qu'un
livre comme La Religion à la carte de Reginald Bibby212 permet de franchir.
MACLAINE, Shirley, Miroir secret, Mon plus grand rôle, ma vie, trad, de
l'américain [It's all in the playing, Bantam Book, 1987) par Françoise
Hayward, Paris, Éditions 13 - Michel Lafon, 1988, 302 p.
Traveled and The Different Drum, Touchstone Books, 1993) par Marie-
Andrée Lamontagne, Flammarion, 1994, 384 p.
PECK, M. Scott*, Plus loin sur le chemin le moins fréquenté, trad, de
l'américain {Further Along The Road Less Traveled, The Unending
Journey Toward Spiritual Growth, New York, Simon and Schuster,
1993) par Laurence Minard, Paris, Robert Laffont, 1995, 242 p.
PECK, M. Scott*, The Friendly Snowßake, A Fable of Faith, Love and Family,
Atlanta, Turner publishing, 1992, 42 p. [illustré par Christopher Scott
Peck, le fils de l'auteur],
PECK, M. Scott*, Un Lit près de lafenêtre, Roman où il est question de mystère
et de rédemption, trad, de l'américain (A Bed by the Window, A Novel of
Mystery and Redemption, New York, Bantam, 1990) par Hélène Collon,
Paris, Robert Laffont, 1991, 384 p.
PECK, M. Scott, «Reflections on the psychology of evil», Journal of Pastoral
Psychology, voi. 25, n° 1, 1990, p. 8-14.
PECK, M. Scott, VON WALDENER, Marilyn et KAY, Patricia*, What Return
Can I Make? The Dimensions of the Christian Experience, New York,
Simon and Schuster, 1985, 176 p.
RICHARD, Réginald, Psychologie et spiritualité. À la recherche d'une interface,
Sainte-Foy, Éd. Les presses de l'Université Lavad, 1992, 170 p.
RICHARD, Robert*, Le Nouvel Âge, travail non publié présenté dans le cadre
du cours Les nouvelles religions au Québec (SHR-18256) donné à l'hiver
1995 par Alain Bouchard comme chargé de cours à l'Université Laval,
44 p.
ROBERT, Paul*, Le Nouveau Petit Robert, Dictionnaire alphabétique et
analogique de la languefrançaise, Pauls, Dictionnadres Le Robert, 1993.
VERNETTE, Jean, Le Nouvel Âge, À l'aube de 1ère nouvelle, Paris, Téqui, 1990.