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Le banc public de
Nice

Kowka

Œuvre publiée sous licence Licence Art Libre (LAL 1.3)

En lecture libre sur Atramenta.net

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Chapitre 1

Je suis né à Pont-à-Mousson, dans le Doubs. Je suis


sorti d'une maternité célèbre, connue dans toute
l'Europe, sous le nom de Fonderie de Pont-à-Mousson.
Je suis né adulte, c'est comme ça dans notre famille,
nous naissons tous adultes, en taille du moins mais
avec un esprit d'enfant; puis nous prenons petit à petit
de la maturité. Mon nom est Nice 212 car je suis
installé sur la Promenade des Anglais. Qui dit
promenade dit fatigue, qui dit fatigue dit repos, qui dit
repos dit banc, voilà la boucle est fermée.
De facture classique, les bancs, à Nice, sont
construits de fer forgé et larges lattes de pin des
landes. Selon les quartiers, de couleurs différentes; ici
sur le front de mer, nous sommes tous d'azur, c'est je
crois pour ça que l'on appelle cet endroit la côte
d'Azur, mais je n'en suis pas certain, car ce serait faire
beaucoup d'honneur aux bancs que nous sommes.
C'est un bleu qui s'harmonise avec le ciel d'ici. Vous
savez, ce bleu profond que le ciel nous montre, juste
avant que le soleil ne naisse au-dessus de l'horizon.
C'est d'ailleurs mon instant préféré, l'aube, cette
douceur, cette uniformité de teintes apparentes, ce
moment où l'on voit le monde mais où on ne l'entend
pas encore.
Aujourd'hui j'ai reçu la visite de Gustave, le

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cormoran, il y a longtemps qu'il n'était plus venu. Il
m'a avoué qu'il était parti en vacances à la Grande
Motte où, m'a t'il dit, les bancs sont blancs, (quelle
drôle d'idée, blancs, c'est pas une couleur, ça, c'est
comme le linge de la publicité). Après Gustave, ce fut
la visite des pinsons, ils sont tout jaunes en cette
saison, car ils passent leurs journées à batifoler dans
le mimosa et ils embaument, ils embaument…
Comment ? Je perçois les parfums ? Mais bien sûr. Où
avez vous vu qu'un banc ne sentait pas. Cela me
blesse quand un "roller" vient me frapper, et ici c'est
courant! Je perçois quand les gens s'asseyent sur moi.
J'admire la beauté d'un lever de lune sur la mer par
une soirée tiède d'été. J'apprécie la chaleur
réconfortante du soleil sur mes lattes. Je pèse la
différence entre la pluie et les pleurs d'une fille triste.
J'apprécie l'amitié de Gustave. Je suis gêné d'être sale
quand les piafs me chiassent dessus. Je sais enfin que
vous ne comprenez pas très bien que je puisse sentir ,
tout comme vous, les humains.
Cet après-midi, c'est le jour des retraitées du
Carlton. Oui tous les mardis, le minibus les amènent
sur la promenade, elles sont gentilles avec leurs
cheveux blancs aux reflets bleus ou roses, c'est selon.
Elles s'installent confortablement dans mes bras, car,
j'espère que vous l'avez remarqué, je suis confortable,
comme d'ailleurs mon voisin René. Un cousin qui se
trouve à trois mètres à ma droite. Le banc de ma
gauche, lui, n'a pas de nom, c'est un étranger, sur son
pied, il est inscrit "Made in Hong Kong", c'est un drôle
de nom, très exotique, on dirait du chinois. C'est peut-
être le diminutif de Madelin, j'ai bien connu une Gaby
du Vigan, pourquoi pas une Madin King Kong.
Remarquez, je crois que c'est un objet, du mobilier
urbain comme disent les hommes de peine qui
viennent nous nettoyer tous les matins. Il est

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totalement immobile, je crois qu'il n'est même pas
conscient d'être sur la promenade des Anglais. Mais
peut-être est-ce un grand sage oriental, un maître Zen
et qu'il préfère se taire. Ce n'est pas comme moi qui
suis trop bavard.
La semaine dernière j'ai eu l'agréable surprise de
voir Jean-Paul Belmondo, il est venu s'installer sur
mes lattes en poussant un ouf de soulagement; depuis
son accident il se déplace difficilement, il portait son
Yorkshire sur son bras droit. C'est comique, il lui
parlait, mais le chien ne lui répondait pas ou alors
totalement hors de propos. Pourquoi, n'est-ce pas à
moi qu'il parle, moi je lui…Mais non, suis-je bête, moi
non plus je ne lui répondrais pas.
Un soir, c'était un jour de tempête, force huit sur
l'échelle de Beaufort, on ne voyait pas à cinq mètres.
Eh oui, en Méditerranée aussi, il y a des tempêtes. Il
devait être aux environs de deux heures du matin,
dans l'émotion du moment je ne m'en souviens plus
très bien. Il faisait sombre, la lumière de l'éclairage
public n'arrivait pas jusqu'à nous, elle était totalement
estompée par les tourbillons de pluie venant du large.
Un petit camion venait de s'arrêter le long du trottoir.
J'entendis, malgré le vent, le bruit sourd d'une
portière qui claquait, elle avait dû échapper aux mains
du conducteur, le vent était vraiment puissant ce soir.
Trois hommes sortirent de l'ombre, chacun muni
d'une grande clef à molette et d'un pied de biche. Ils
commencèrent dans un silence angoissant, à ôter les
boulons qui me fixaient au sol ainsi que ceux de mes
deux voisins. Ce qui était terrifiant, c'est que cela se
faisait dans un silence le plus total, pas un mot
échangé, pas un geste inutile. C'était terrible de voir
ces trois hommes s'affairer presque sans un bruit. Le
léger tintement du métal contre le métal était étouffé
par le bruit des vagues qui venaient s'écraser sur la

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digue. Il faut dire qu'ils étaient impressionnants, ils
me faisaient vraiment peur, mais l'opération en cours
y était certainement pour quelque chose. Ils nous
enlevaient sans ménagement du sol où nous étions
scellés. Un boulon récalcitrant chez Madin venait de
rendre l'âme lorsque une barre de fer fut utilisée.
René fut le premier embarqué et jeté sur le plateau du
petit camion. Il était traumatisé, dans un état
catatonique, je ne l'entendais plus se demander ce qui
nous arrivait. Puis ce fut Madin, et enfin moi-même; je
tombai assez lourdement sur les deux autres. Ma latte
supérieure se fendit et un morceau vola au loin. Voilà
que de plus j'étais atteint dans mon intégrité
physique. Le petit camion démarra sur les chapeaux
de roue et s'arrêta cent mètres plus loin. Là, trois
autres bancs, un groupe identique au nôtre se
tenaient blottis l'un contre l'autre formant une sorte
d'îlot sécurisant. Ensemble, ils résistaient mieux au
vent marin, l'écume des vagues déchaînées venait à
certains instants lécher leurs pieds et les couvrait
d'embruns. Mon Dieu, ce n'est pas vrai ! Les hommes
descendus du camion avec leurs grandes clefs
déboulonnèrent aussi ce trio, dans un silence aussi
impressionnant que dix minutes plus tôt chez nous. En
deux temps, trois mouvements, le travail fut effectué,
dénué de sens, et les trois autres bancs furent jetés,
sur moi… A ma grande stupéfaction, je reconnus
Georges, il était sorti le même jour que moi de l'atelier
de finition de la fonderie qui nous avait vu naître. Il
était parti dans l'expédition qui précédait la mienne. Il
était destiné, le chançard, à la Place des Vosges à
Paris. Il faudra que je lui demande comment il était
arrivé sur la promenade des Anglais, mais je crois le
deviner. Il est très frileux et Paris lui faisait peur, c'est
un malin, il se sera arrangé pour changer de place
avec un autre. Le camion redémarra en trombe et tout

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de suite, passant par les petites rues du vieux
quartier, où l'étroitesse des ruelles l'empêchait peut-
être de rouler vite, mais lui permettait de perdre ses
poursuivants éventuels. Il arriva enfin sur une petite
route qui se dirigeait vers l'arrière pays niçois. Il
roulait vraiment vite et prenait des risques vu la
sinuosité de la voirie de montagne, sans oublier les
bourrasques de vent chargé de pluie qui continuaient
à noyer le paysage dans un décor de fin du monde.
Après un dernier virage relativement sec, il prit, à
gauche, un petit chemin empierré et finit par s'arrêter
devant un très long bâtiment aux fenêtres occultées,
genre porcherie désaffectée. Nous fûmes tous les six
jetés sur d'autres bancs, ensuite les portes du hangar
s'ouvrirent pour laisser entrer le véhicule.
Je restai figé d'horreur (ce qui est normal mais
quand même paradoxal pour des objets immobiles
comme nous.) devant la vision d'enfer que j'apercevais
au-delà des portes ouvertes. Une scène d'un autre
monde, une œuvre surréaliste et en même temps
profondément obscène, comme peinte par le "Génie"
de Figueras. Sur une profondeur d'environ cinquante
mètres, de part et d'autre d'une étroite allée,
s'amoncelaient d'un côté des pyramides de jambes de
bancs et de l'autre, des fagots de lattes sciées à
dimension, prêtes semblait-il, à servir de bois de
chauffage. Le décor de ces tas de jambes était
dantesque, je dirais aussi pornographique. Il y en
avait pour tous les goûts, des galbées en fonte, des
simples en tôle, des rouges, des jeunes, des vieilles,
même de très vieilles qui devaient sortir de forges
artisanales du siècle passé.
Mais où étions nous donc tombés ? Pas chez des
fous, ça c'est certain ! L'organisation était trop
parfaite. Deux homme sortirent du hangar et l'un des
deux apostropha le chauffeur dans une langue que je

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n'avais jamais encore entendue, et pourtant, croyez-
moi, sur ma Promenade de Nice, on entend des
langues du monde entier : du bantou au tchétchène en
passant par le samoyède, on entend même certains
parlers exotiques comme le wallon. Le chauffeur lui
répondit avec dans la voix, une tonalité où la servilité
ne faisait aucun doute. Un des convoyeurs, celui qui
avait les bras velus et les cheveux rouges dit :
- Ceux là viennent de Nice, il n'y avait personne
dehors par ce temps, nous en avons donc profité pour
ajouter ceux-ci au lot que tu expédies fin de semaine.
Ils rentrèrent le camion, fermèrent les portes. La
nuit pouvait à nouveau nous ensevelir. Mais, c'était
quoi, ce cirque ? demandais-je à René qui émergeait
enfin.
- Je n'en ai aucune idée, me répondit-il, d'une voix
désespérée.
C'est alors que Madin intervint dans la
conversation.
- Nous sommes les victimes d'un gang de voleurs de
bancs. Il existe des voleurs de cuivre de la SNCF, eh
bien il existe aussi des voleurs de bancs, et nous avons
le malheur de tomber sur le plus grand gang de
voleurs de bancs qui soit. Le petit homme qui donnait
des ordres parlait cantonnais, une langue que je
connais très bien puisque c'est mon pays d'origine. Ils
vont nous dépiauter et tous les pieds seront expédiés
en Chine où ils seront revendus à une fabrique de
bancs de Macao. Je la connais très bien, c'est de là
que je viens.
Nous sommes, René et moi, restés comme deux
ronds de flanc.
- Mais…, mais tu parles ? Tu ne nous a jamais rien
dit, pas un mot.
- Ben c'est que je n'avais rien à dire. Vous n'êtes
quand même pas trop déçus, parce que si c'est le cas,

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je peux aussi me taire à nouveau.
- Non, non, mais je suppose que tu peux
comprendre notre surprise.
- Pour ce qui est des gangsters, je suis habitué, j'ai
déjà été kidnappé à Chinatown dans la ville de San
Francisco. Cette fois leur objectif, si j'ai bien compris
ce que le chef racontait, est de nous déshabiller
complètement pour économiser des frais de transport,
d'envoyer les pieds de fonte et de nous rhabiller sur
place de bambou pour le marché local. Les lattes de
pins sont sciées à dimension et revendues à des
boulangeries de la région pour chauffer les fours.
Croyez-moi, ils sont superbement bien organisés.
- Mais c'est horrible ce que tu nous racontes là, dit
René.
Une voix sortit du tas de bancs :
- René, c'est toi, c'est vraiment toi ?
- Mon Dieu, répondit René, la voix de Georges! Mais
je te croyais à Paris.
- Mais alors le trio de choc est reconstitué, on va
s'en sortir ! J'ai bien réussi à vous rejoindre à Nice, je
m'ennuyais à Paris, il faisait froid et puis rien que des
bobonnes…
-. Ah encore autre chose, me dit mon ancien voisin
de gauche, arrêtez de me donner le nom ridicule de
Madin King Kong, c'est d'un humour un peu fruste. Je
m'appelle Tchang. Made in Hong Kong c'est la
traduction en anglais de votre "Fabriqué en France",
pour des bancs publics de la promenade des Anglais,
vous vous posez un peu là!
Réfléchissons peu mais bien ! Ah ce temps, cette
pluie, c'est déprimant, je n'arrive pas à me concentrer.
-. Nous l'avions échappé belle, si on peut dire, car
pendant un moment il s'agissait tout simplement de
nous refondre pour faire des taques d'égouts. Il y
avait d'ailleurs, il n'y a pas longtemps, une bande de

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voleurs de taques d'égouts qui les refondaient pour
faire des pieds de bancs. Mais, eux, ont été très
activement recherchés et trouvés par les polices de
France et de Navarre car cela avait provoqué
plusieurs accidents graves.
L'aube se leva enfin, indifférente à notre sort,
suivant son propre chemin qui n'était pas le nôtre. Le
temps était plombé. La mer s'étalait jusqu'à l'horizon
et là se mariait intimement avec les nues, sans
discontinuité. On ne savait où se terminait la mer et,
pareillement, on ne savait où commençait le ciel,
c'était très perturbant. La pluie diluvienne de la nuit
s'était calmée, elle était remplacée par un fin chagrin
malsain. Le paysage n'était plus qu'une mosaïque de
tonalité de gris, la montagne, la plaine et devant nous,
la mer…
René, Georges, Rosy et les autres se réveillaient
d'un sommeil plus ou moins comateux. Rosy
demanda :
-. Quelqu'un a-t-il trouvé une idée pour nous sortir
de ce guêpier, qui pourrait facilement devenir notre
fin ? Il faudrait se remuer, et vite, avant qu'ils ne
commencent à nous désosser pour nous expédier dans
le fin fond des campagnes chinoises. Vous serez loin
de Nice et de ses vacanciers, croyez-moi. A mon avis,
dès la fin de la pluie, ils vont se mettre au travail, car
si j'ai bien compris, nous sommes le dernier lot qui
leur manquait pour clôturer leur envoi.
Hélas, personne ne voyait comment sortir de cette
impasse, nous avions beau réfléchir rien ne venait;
sauf des élucubrations sans queue ni tête,
irréalisables. Notre condition d'objets immobiles, nous
condamnait définitivement à subir les événements.
Nous n'avions que trop peu de prise sur eux, en
réalité, nous n'en avions pas. Il nous fallait
abandonner toute illusion.

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Je regardais le ciel, les cormorans revenaient du
large et se dirigeaient vers la décharge
départementale. Ils y allaient tous les jours chercher
un complément alimentaire qu'il leur était de plus en
plus difficile de trouver en mer. Gustave m'avait même
avoué qu'il aimait la variété offerte par la décharge.
C'était plein de produits exotiques et goûteux. Ah !
Gustave et ses goûts dépravés, il va me manquer.
Gustave ! ! Gustave ! GUSTAVE, mais oui, bien sûr, la
voilà la solution ! Au même moment comme si le
grand barbu, là au-dessus, m'avait entendu, ne voilà t-
il pas que le Gustave en question me dégringole sur le
paletot.
- Oh, Putaing, qu'est-ce que vous foutez là ? s'écria
t-il. C'est la révolution à Nice depuis ce matin! Dès
qu'on s'est aperçu de votre disparition, tout le monde
est parti sur le sentier de la guerre, on ne parle plus
que de vous. La Marie Dominici pleure toutes les
larmes de son corps parce que vous n'êtes plus là, elle
ne sait où s'asseoir, elle a juré au commissaire qu'elle
ne s'assiérait jamais sur un autre banc. Le
commissaire, lui, qui n'arrête pas de dire qu'il va faire
un malheur, vous le connaissez le commissaire
Pélégrini, comme d'habitude il va faire beaucoup de
bruit, et puis il ira faire sa sieste et après, adiesas. Le
facteur Emile, lui non plus, ne sait plus ou s'asseoir
pour trier son courrier et regarder la mer. Et même
ceux de l'anti-gang ont débarqué, car le Maire est
l'ami du Préfet. Hier soir, pendant que la tempête
faisait rage, ils étaient encore ensemble au tournoi de
bridge. Il lui a dit : "Maintenant on vole les bancs,
mais où va t-on? Je n'en sais rien, mais on y va d'un
bon pas. Après ils viendront nous voler le sable, et
puis…pourquoi pas la mer ! Déjà que les touristes
volent le mimosa." En un mot, me dit Gustave, on ne
parle que de vous, il faut dire que les gouapes qui

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vous ont kidnappés n'y sont pas allés de main morte.
Si vous voyiez dans quel état ils ont laissé la
promenade.
Le témoignage apporté par Gustave nous
bouleversa, c'est dans l'adversité que l'on se rend
compte que, tout compte fait, pour certaines
personnes, nous avions une certaine importance.
- Bon ! dis-je, ce n'est pas tout, arrêtons de
larmoyer, sinon il sera trop tard. Gustave, écoute bien,
il faut absolument que tu nous aides, nous avons
besoin de ton concours, seuls nous ne pouvons rien
faire.
- Ah oui ? et que puis-je faire ? je ne suis qu'un
cormoran et tu sais que les gens ne nous aiment pas
trop, c'est pas comme les goélands, va savoir pourquoi
? Pourtant, ils ont mauvais caractère, les goélands…
- Gustave, Gustave, reviens sur terre, ici…
- Ah oui…
- Ecoute mon idée, elle vaut ce qu'elle vaut. Nous
n'avons pas le choix, ni le temps. Tu enlèves un
morceau de latte, la troisième en commençant par le
haut, celle qui est cassée. Tu l'emmènes à Nice sur les
lieux de l'enquête, tu trouves un gendarme ayant
l'esprit ouvert et tu lui présentes, en attirant son
attention, le morceau de bois; ne le perds pas, il faut
que ce soit celui-là, sinon il ne comprendra pas. Il faut
que ce soit un morceau caractéristique du banc.
Prends-en grand soin, quand tu vois qu'il a saisi
l'importance de ce que tu lui apportes, fais lui
comprendre qu'il doit te suivre et je t'en supplie,
amène les vite ici, il y a urgence. Il vont nous
démonter bientôt et il sera trop tard.
- Yes, Man, j'ai compris.
Gustave adorait émailler ses paroles d'expression
de la rue, il était très peuple contrairement à nous qui
étions un peu bourges, normal, vu nos fréquentations.

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Après nous avoir souhaité patience et courage,
Gustave s'envola avec le morceau de latte et tous nos
espoirs. Je savais qu'il allait faire de son mieux et le
plus vite possible. J'espérais seulement que ce ne
serait pas trop tard pour nous. Depuis le temps que
j'étais son confident, j'avais pu me rendre compte qu'il
était très débrouillard et courageux.
Il devait être onze heures et la longue attente
commençait. La pluie diminuait encore et du côté de
la mer, le ciel blanchissait, ce n'était pas encore beau
temps, mais on sentait le soleil au travers des nuages
et il ne demandait qu'à percer. Pour rompre le silence
et l'angoisse, je discutais avec Tchang, mais sans
vraiment profiter de l'échange. Nous étions trop
angoissés pour vraiment porter attention à ce que
nous disions.
Douze coups tintèrent au campanile du village se
trouvant un peu plus bas, dans la vallée.
Le bruit d'une voiture, montant sur le chemin privé,
nous redonna espoir. Elle vint s'arrêter devant les
deux portes du bâtiment. Hélas, ce sont les trois
malfrats qui sortirent du véhicule. Le grand roux dit :
- Ok les gars, on dirait que la pluie veut cesser de
tomber, on casse la croûte puis on conditionne ce
dernier lot.
Les sauvages, les brutes, si je pouvais …Un timide
rayon de soleil perça à travers les nuages, mais ce fut
suffisant pour que, du gris homogène, les nuages
passent au blanc cotonneux. Ce rayon fut suivi d'un
second plus franc. A l'horizon la mer était redevenue
bleu azur, l'orage de la nuit n'était déjà plus qu'un
mauvais souvenir.
D'un coup tout se précipita, les trilles joyeux du
merle retentirent, rompant ainsi le silence d'après la
pluie. Maintenant, le soleil rayonnait, mettant de la
lumière sur tout ce qu'il touchait, faisant disparaître

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d'un coup de plumeau la grisaille qui nous
enveloppait. Les deux portes du hangar s'ouvrirent, la
camionnette sortit et se gara devant l'entrée, libérant
ainsi l'allée. Le grand roux se roula lentement un
cigarette. Je vois encore l'image aujourd'hui. Il
utilisait des feuilles gommées de la marque "Le
Moulin Rouge" et après avoir minutieusement roulé
son caporal scaferlati, du gris, sans en laisser tomber
une miette, en vieil habitué, il mouilla la feuille d'un
rapide coup de langue et se ficha la cigarette entre
ses lèvres. La supérieure était barrée par un cicatrice
blanche, récoltée au cours d'une de ses nombreuses
bagarres, je suppose. Je me rappelle très bien cette
cicatrice coupant la lèvre et donnant une bouche
continuellement grimaçante, comme un clown triste.
- Bon, les gars, au boulot, je commence par
démonter les bancs de cette nuit, et vous deux, vous
commencez à charger les fagots pour les
boulangeries.
Muni d'un gros tournevis, une burette emplie de
"décaltout", un jeu de clefs à tube, il tira Georges
devant lui. Georges hurla :
- Non, non, je ne veux pas !
Mais, imperturbable, la brute qui n'avait pas
entendu le cri désespéré de Georges s'installa sur le
tabouret qui lui servait de siège, retourna Georges sur
le ventre et …
Subitement il s'arrêta, leva la tête avec un soupçon
d'inquiétude dans le regard, héla les deux autres.
- Faites un peu silence une seconde, arrêtez de faire
tout ce chambard.
La scène se figea et, dans le lointain, le bruit très
caractéristique d'un pin-pon résonna. Au même
instant, un hélicoptère aux couleurs de la
Gendarmerie Nationale surgit de derrière la colline. Il
était précédé de Gustave, qui s'écroula sur moi, vidé.

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- Je crois que je n'ai jamais volé aussi vite de ma vie,
me dit Gustave haletant comme une vieille locomotive,
la gendarmerie me suit…, me précède…, je ne sais
plus, je suis hors service.
Brave Gustave ! Les trois voleurs de banc ne
savaient où donner de la tête. Un haut-parleur criait
de l'hélicoptère :
- Rendez-vous, vous êtes cernés. Pour confirmer cet
avertissement, une camionnette de la Police de Nice
suivie d'une voiture RMC déboulaient du chemin
(toujours là où il faut les paparazzis de Radio Monte
Carlo!) Derrière, un peu poussif, suivait avec un temps
de retard, le petit camion du cantonnier de Nice
accompagné de son aide. Son aide, Théo, une grande
masse d'homme, impressionnante, deux mètres de
muscles et de gentillesse, vraiment très costaud mais
un peu simple. Ils sautèrent de la camionnette, et se
précipitèrent vers l'empilement des bancs.
Le cantonnier s'écria d'une voix rayonnante de
bonheur "Ouf, vous êtes tous là". Je crois que c'est la
première fois qu'il nous parlait vraiment. D'habitude il
soliloquait, mais il ne nous parlait pas réellement.
Avec Théo, ils nous chargèrent sur le plateau arrière
de leur véhicule. Théo s'était retenu pour ne pas
emplafonner les trois malfrats, il en était capable
physiquement. Heureusement pour eux, la police
embarquait tout ce beau monde en leur disant :
- Serrez-vous plus, j'apprends, dit le commandant,
que nous embarquerons encore du beau monde en
cours de route. Vous n'aurez pas le temps de vous
ennuyer, vous ne serez pas seuls; les mecs.
On nous amena directement sur la promenade, où
notre emplacement, fermé par un ruban de plastique
rouge et blanc du plus bel effet, nous attendait. La
foule tassée sur la promenade applaudit bruyamment
à notre retour. Le cantonnier et son aide nous

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déposèrent chacun à sa place. Il dit à Théo et aux
nombreuses personnes présentes :
- Dès demain matin, nous viendrons les sceller à
nouveau au sol et cette fois avec double ancrage. Sait-
on jamais, qu'ils aient pris goût à la promenade ! La
Promenade, il n'y en a qu'une seule, c'est celle-ci,
celle des Anglais, dit-il d'un ton péremptoire. Théo,
n'oublie pas , demain il faut amener une latte de
rechange pour celui-ci, lui dit-il en me montrant du
pouce. Et il se mit à rire, il était heureux d'avoir
retrouvé ses bancs, et surtout son décor habituel.
Doucement les gens retournèrent à leurs
occupations du moment, le cantonnier remonta dans
sa camionnette suivi de son aide. Théo, juste avant de
s'installer sur le siège, se retourna vers nous et nous
fit un clin d'œil. Puis avec un grand sourire il cria :
"Soyez sages jusque demain".
La semaine suivante, le Préfet, accompagné du
Maire, inaugura en grande pompe le carnaval et
l'emplacement rénové que nous avions retrouvé.
Les souvenirs que je garderai de cette terrible
aventure, c'est une certaine raideur dans la nuque, au
niveau de la troisième latte, et une amitié qui a pris de
plus en plus d'ampleur avec Gustave qui, dans mon for
intérieur, fut le vrai héros de cette histoire

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FIN

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