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Éditions Hatier, 1985


© Éditions Hatier International – Paris 2002
Reproduction interdite sous peine de poursuites judiciaires
9782747306768 – 1re publication
Devine si tu peux pourquoi c’est ce visage et non un autre qui s’arrête devant
toi.

Paul ÉLUARD
I

OMBRE
1

Un ciel inadéquat. Il ne correspond à rien, surtout pas à octobre. Un ciel


obstinément lisse, luisant comme une immense plaque d’argent. Il est d’un bleu
pâle virant au gris et le soleil dans sa course semble l’astiquer. Les jours passent
et toujours pas les nuages sombres qui doivent le tourmenter en pareille saison. Il
se contente d’être au-dessus des têtes, inutile, insensible à la longue attente des
champs brûlant de soif.
C’était cela. La soif, l’attente, le vide ; mais aussi le regard du grand-père
fixant l’horizon et son soupir en fin de compte qui semblait vouloir tant dire.
C’est de là qu’il faut partir pour donner à voir Ombre telle qu’Anka la voit de
la digue qui longe le bord de mer. C’est de là qu’il faut partir, puisque sans ce
ciel, Anka en est certain, Ombre ne l’aurait jamais frôlé.
Tout à présent semble si simple qu’Anka s’émerveille. Non pas tant du
surgissement de ce ciel hors saison, mais seulement de le mettre là, à la place
qu’il pense lui convenir, c’est-à-dire au commencement. Il s’émerveille de ce
début de clarté, là où régnait le flou.
Le ciel donc, forcément, puisque c’est lui que le père de son père, Rèdiwa,
celui qu’il appelait Tat’, n’avait cessé de scruter. Octobre tendait alors à sa fin et
le paysage n’était toujours pas lavé de la poussière qui l’habillait depuis quatre
mois. Si encore le vent le faisait frissonner, annonçant ainsi quelque orage, mais
rien. Il était immobile, comme pétrifié. Rèdiwa scrutait l’horizon le matin. Il le
scrutait le soir. Il ne disait mot. Son silence se brisait parfois par un soupir, mais
il ne disait mot. Jusqu’au jour où, ayant soupiré, il laissa s’échapper ce
murmure :
– La montagne se tait.
Anka ne put s’empêcher alors de lever les yeux et de regarder le vieil homme.
Il essayait de comprendre. Lui que personne ne cherchait jamais longtemps là où
se trouvait Rèdiwa, savait qu’il faut toujours essayer de comprendre ce que dit
l’aïeul. Rèdiwa ne parlait pas comme tout le monde. Comment le pouvait-il,
puisque ses yeux voyaient ce qu’il y a derrière toute chose. C’est pourquoi Anka
se mit tout contre Tat’et regarda dans la même direction que lui. Il voulait voir
ce que l’aïeul voyait.
À l’horizon, rien de particulier ne le frappait, sinon encore le ciel dont les
rebords allaient s’appuyer mollement sur les cimes hirsutes des arbres. Son
regard s’arrêta cependant sur le grand fromager plus proche qui se détachait de
l’arrière-fond de forêt sombre léchée de brumes bleues. Anka observa ses
branches noueuses et dégarnies. Sans savoir pourquoi, les branches du fromager
lui firent penser à d’immenses bras tendus invitant de toute part vers le village
quelque lointain passant. Était-ce là que Rèdiwa voyait la montagne muette ?
Anka ne savait trop. Il hasarda une question.
– La montagne se tait. C’est quand la saison sèche refuse de finir. Hein, Tat’ ?
Rèdiwa baissa les yeux sur Anka et lui caressa doucement la tête. Cette
caresse ! Anka la perçut d’abord sans arrière-pensée. Une simple caresse qui
n’appelait rien d’autre, tant ce qu’elle semblait dire paraissait clair. Il s’en méfia
tout de même. Lui que personne ne cherchait jamais longtemps là où se trouvait
Rèdiwa, savait qu’il faut toujours essayer de comprendre les gestes de l’aïeul.
Rèdiwa ne faisait rien comme tout le monde. Comment aurait-il pu, lui dont les
yeux voyaient ce qu’il y a derrière toute chose ?
Anka persista néanmoins à penser que l’aïeul, en le caressant, avait bien voulu
lui dire qu’il avait tout compris ; qu’il s’agissait bien de cette saison sèche. La
caresse de l’aïeul se mit ainsi à lui parler de l’année qui venait. Elle sera maigre.
Sans la moindre rosée depuis longtemps, la terre sera avare. La caresse de l’aïeul
le faisait se tourner en pensée vers la rivière de gros galets qui se jetait à la mer
du côté où le village finissait. Elle si grosse en pareille saison, n’était plus
qu’une rigole qui découvrait les pierres de son lit. Les enfants pouvaient
maintenant sans crainte jouer en son milieu. Ils n’avaient rien à craindre. Ils ne
dérangeaient nullement Mboumba, la divinité du lieu. Ne disait-on pas à la ronde
qu’elle avait déserté quand la rivière prit cette couleur trouble prouvant que le lit
de pierres blanches et scintillantes était sali de boue ? La caresse de Tat’faisait
voir cela et bien plus encore.
Grâce à elle, Anka mesurait l’inquiétude de tout le village. Il comprenait
soudain le sens des prières autour de l’agneau gavé de plantes sacrées et qu’on
égorgeait, sans un bêlement, chaque fois que la lune était sur le point d’être
pleine.
Quelque chose pourtant dans les yeux de l’aïeul, posés de nouveau si loin
qu’ils semblaient égarés, disait à l’enfant qu’il savait et ne savait pas. Alors
Anka se mit à envier Rèdiwa. Quand aurait-il aussi des yeux qui voient ce qu’il y
a derrière toute chose ?
Soudain, il ne faisait plus de doute : l’aïeul avait caressé pour dire que l’enfant
ne comprenait pas encore ; mais qu’il avait le temps devant lui. Tout le temps
pour comprendre. Anka n’en voulut pas pour autant à l’aïeul. Il s’en prit à lui-
même. Il se reprocha d’être né bien longtemps après Tat’et de devoir attendre
l’âge où les masques livrent enfin leurs secrets.
En quelle année déjà cet octobre-là ? Il est tombé depuis tant d’eau pour que
nul, hormis Anka sans doute, ne s’en souvienne. D’ailleurs, quelle importance
peut revêtir une sécheresse pour qui ne cherche Ombre ? Ce ne fut pas, à
proprement parler, un de ces désastres qui défraient les chroniques et mettent le
monde en émoi. Tout juste un contretemps, un caprice de la nature que ceux qui
ne regardent pas de plus près expliqueraient par le fait bien connu qu’il n’y a
plus de saison !
Mais précisément, Rèdiwa l’aïeul fut-il homme à ne pas regarder de près ?
Anka sait qu’il ne parla pas pour parler. Aujourd’hui, assis sur la digue qui longe
le bord de mer, il est persuadé que ce qu’il sait ne va pas au-delà de ce que
voulait dire son aïeul quand son regard se posa sur l’horizon et qu’il murmura.
Mais en ce temps-là, Anka ne pouvait voir comme il voit maintenant. C’était
un enfant confronté aux silences. Bien plus que celui de toute chose, le silence
de l’aïeul, parfait, comme l’on dit d’une lame sans brèche, coupant, atroce.
Fallait-il s’y blesser pour enfin deviner sa consistance ? Pour qu’il se brise, ce
silence, fallait-il s’y déchirer de mille manières en se mettant à son écoute ? Il
importe peu à Anka de savoir si cette voie fut la seule pour parvenir là où il est.
Il dit tout simplement que c’est celle qu’il emprunta.
Il ne doute plus. Cette fièvre en lui qui le fait soudain balbutier, comme si
c’est à l’instant même qu’il découvre l’usage de la parole, cette fièvre, dit-il, est
la même qui embrasait le front de son aïeul à l’heure où ses yeux scrutaient
l’horizon. Il dit qu’il a enfin l’âge où les masques livrent leurs secrets. Là, sur la
digue qui longe le bord de mer, il dit qu’il voit maintenant. Il a les yeux de
Rèdiwa et se sent soudain vieux. Alors Ombre, remplissant son horizon, se met à
murmurer.
– Étreins-moi. Nourris-moi. J’ai faim de kaolin autant que tu as soif de moi.
Et Anka ne baisse pas les yeux. Il répond tout simplement qu’il sait.
2

L’aïeul scrutait l’horizon et c’était en vérité Ombre qu’il cherchait. Elle n’était
pas encore arrivée à son repas de noces. Il y avait longtemps qu’on l’attendait
pourtant. La table dressée étalait une profusion de kaolin. C’était la table de paix
où sont conviées les épousées. Elles seulement. Rèdiwa les interrogeait du
regard : sereines, même dans l’attente, elles lui disaient qu’elles avaient
accompli, elles surgies des crevasses qu’une montagne arbore quelque part, tel
un saignement d’accouchée. Chacune à son tour avait pris le chemin qui mène là
où la forêt est sombre et abrite tant d’amants. Chacune à son tour avait été
étreinte et s’en était revenue s’asseoir à la table de noces.
Que les mânes soient loués ! pensa à cet instant Rèdiwa, car du plus loin qu’il
s’en souvenait, il en avait toujours été ainsi : une montagne secrète se profile à
l’horizon de qui peut la voir et enfonce profond ses racines dans la contrée qui
lui sert de vallée. Quand les soupirs envahissent la saison, immanquablement, la
montagne accouche d’une fille qu’elle pare d’ocre et de kaolin. Cette fille, née
par la seule force des soupirs, est féconde ; d’une fécondité à rendre verdoyant le
désert le plus aride. Son visage est empreint de gravité. C’est qu’elle a faim et
sait déjà que seul le regard de l’amant peut la rassasier.
Il n’en saurait être autement. Voilà mille saisons que la montagne accouche et
que ses filles s’en vont, affamées, chercher le regard qui donne droit au repas.
Elles s’en reviennent toujours, comblées. C’est pour cela que Rèdiwa
s’interrogeait. La saison était pourtant aux soupirs et son regard cherchait en
vain la dernière-née de la montagne. Qui pouvait-elle être, sinon Ombre
qu’Anka ne connaissait pas encore.
Voici donc toutes les aînées d’Ombre assemblées autour de la table de noces.
Alors s’imposait à l’aïeul la place vide ; d’autant plus vide qu’il n’y avait qu’elle
d’inoccupée et qu’irrémédiablement les regards des convives y convergeaient.
Rèdiwa comprenait : il y avait longtemps que la dernière-née avait pris le
chemin qui mène à la vallée. Elle n’était toujours pas revenue. Les épousées,
dans un même mouvement, portèrent soudain le doigt sur les lèvres. N’est-ce pas
que la bouche doit toujours taire l’impensable ?
– Ombre sera étreinte, lancèrent-elles d’une même voix. S’il est vrai qu’en
cette saison existe encore un homme qui suffoque dans la vallée, la dernière de
notre lignée viendra s’asseoir à cette table.
Rèdiwa pouvait-il les croire en cette saison où même le ciel ne ressemblait
plus à rien ? L’aïeul ne retenait que l’absence de la dernière-née. C’était de ne
pas la voir poindre à l’horizon qu’il soupirait. Il imaginait Ombre dans la
tourmente et Ombre ne démentait pas. Bien au contraire. Elle suggérait tout bas
que Rèdiwa était dans le vrai. Elle le suppliait de ne pas se laisser abuser par la
certitude toute de façade de ses aînées. Sous le pli de leurs yeux qui semblaient
regarder en dedans et ignorer tout le tumulte du dehors, perçaient tant
d’interrogations. Tandis qu’Ombre offrait seulement son regard à elle qui
embrassait de bout en bout le pays des amants.
Ses aînées calfeutrées dans la paix reconnaissaient-elles encore la contrée d’où
montent les appels ? Elles acquiesçaient. Pour elles, Ombre y était tout à fait. Il y
avait là jusqu’à la rumeur sourde d’une forêt sombre au triomphe exubérant ; une
forêt pareille à une démente que seule la mer endigue. La dernière-née était bien
dans le pays éventré de fleuves et qui ne frémit plus quand le soleil est au zénith
et lui fait l’œil dur de la réprimande.
– Vous savez et ne savez pas, filles de ma mère, leur répondit Ombre d’une
voix pleine d’entendement. Par l’ocre et le kaolin, vous savez et ne savez pas
pourquoi je ne suis pas parmi vous.
Le silence autour de la table de noces se froissa de murmures. Ombre avait-
elle enfreint une quelconque prérogative ? À son corps défendant, elle affirmait
qu’elle était conforme, en tous points conforme. Elle n’avait rien oublié. Il lui
était même doux de se regarder avec les yeux de celles qui l’avaient précédée.
Cela la ramenait au jour où elle fut parée, au jour où elle prit le chemin qui mène
à l’amant. Elle se souvenait : son cœur qui battait si fort, non pas de peur, mais
de mesurer la portée de son voyage. Son pas était sûr parce que porté par la
certitude de l’étreinte. La vallée l’appelait de sa voix des mauvais jours et en
bonne fille de sa mère, elle répondait. Sa faim pour seul guide, elle s’en allait.
Comme séduire lui semblait aller de soi ! De la vallée montaient les râles et elle
avait le visage ocre et kaolin. Nul besoin d’espérer puisque espérer c’est déjà un
peu douter. Elle ne doutait pas. Elle allait vers l’étreinte. Pouvait-elle imaginer ?
Au rendez-vous des pleines lunes, pas un seul amant ne venait. L’homme
ployait sans que son regard n’aille à la rencontre d’Ombre. Étrange !
Ombre ne perdait cependant pas confiance. Elle rôdait. Que pouvaient
quelques lunes infructueuses contre mille saisons de kaolin ? Elle persévérait.
Jouant des nuances de son langage d’affamée, elle embaumait l’air des parfums
les plus étranges. Mais pas le léger frémissement des narines qui éveillerait ses
soupçons. Les oiseaux de nuit hululaient dans l’après-midi sans provoquer
d’émoi ; pas plus que la chair de poule de la caresse d’Ombre quand elle
s’approchait et donnait le frisson en pleine canicule.
Voilà que la dernière-née perdait patience et se faisait violente. Là encore, elle
était conforme. De ses propres venins n’a-t-elle pas l’antidote ? Elle abusait de la
fièvre, jusqu’à brûler les fronts, jusqu’à glacer la chair. Dans la tête de ceux qui
refusaient son étreinte, Ombre mettait des dissonances et dansait une sarabande.
Ils saignèrent du nez. Ils furent pris de spasmes. Leur parole devint délire.
Et dire qu’un simple regard aurait suffi pour réconcilier ! Rien qu’un regard,
et Ombre aurait rengainé ses couteaux. Mais dans l’aveuglement, les amants s’en
remirent à ceux qui avaient une idée sur tout mais ignoraient jusqu’à l’existence
de cette montagne qui respire et s’enfonce profond dans la contrée qui lui sert de
vallée. Face au désir d’Ombre, ils ne trouvèrent pas mieux que les gestes qui
détournent de la fille de la montagne.
Alors Ombre désespéra. De là où elle était jusqu’à son repas de paix, au lieu
de l’étreinte, seulement la multitude de ses vaines tentatives. En quelle saison sa
noce ? se demandait-elle. Tant et si bien que le mouvement se résumait chez elle
à traîner le désarroi. Elle vacillait. Elle hurlait à la lune de concert avec les
chiens faméliques. Quoi qu’elle entreprît, l’indifférence de l’amant la renvoyait à
sa vaine opulence. Alors elle se contemplait. La voilà tour à tour regard et
horizon. Elle ondoyait de toutes les substances de la montagne sa mère. Elle
s’enivrait d’elle-même.
Ce fut là qu’autour de la table des épousées, les fronts se plissèrent. De trop
ou de ne pas comprendre ? Ombre ne savait. Elle mesurait seulement la distance
où ces fronts la reléguaient. Elle était bien dans le pays où la nuit sous la voûte
végétale enfante mille monstres. L’air y est irrespirable... Elle se tenait là,
pareille à la torche de résine sur le point de s’éteindre, sans une main pour
ranimer la flamme. Et soudain, de sa bouche surgit ce cri :
– Voyez, filles de ma mère. Mon chemin n’a rien d’un raccourci. Rien de
l’allée pavoisée de vos triomphes. Je n’avance pas. Je tâtonne.
Plus que jamais, Ombre était branche qui ployait sous l’abondance des fruits.
Elle oscillait jusqu’au vertige à la cadence de sa propre sève. L’ivresse de son
mouvement ! L’ivresse d’elle-même !
Sur la table des épousées les fronts se plissèrent plus encore. Cette fois,
Ombre comprenait : ses sœurs désapprouvaient. Ombre oublie-t-elle que la
montagne n’est rien sans l’ocre et le kaolin dans le regard de l’amant ?
Cette pensée ramena aussitôt Ombre à ses bras ballants, ses bras encombrants
à force d’être inutiles. Alors, posant la main droite sur la tête, elle se fit soudain
humble et supplia ses aînées.
– Ne vous offensez pas, filles de ma mère. Je m’enivre de moi pour ne pas
douter, mais que pouvez-vous craindre ? Il y a cette faim pour me retenir.
Agrippée à sa faim qui ne lui permettrait jamais de rebrousser chemin mais
toujours lui dicterait d’aboutir, Ombre reprit docilement la marche. Elle marchait
en se sachant belle. Elle se regardait avec les yeux de l’amant. Elle mesurait
l’étendue de l’amour qui lui était dû. Elle disait qu’elle n’était pas vaine, sa
présence dans la vallée. Mais puisqu’il fallait bien expliquer pourquoi elle
s’attardait loin de la table de noces, que faire, sinon encore considérer. Alors elle
se pencha de nouveau sur son territoire. Elle l’écouta, l’ausculta, le sentit dans
ses moindres frémissements. C’était bien le pays où viennent les filles de sa
mère offertes aux regards de ceux qui ploient. Qu’importe cette voix vindicative
qui s’enroue à force de vouloir prouver le contraire en tenant des propos sur la
progression constante du revenu par tête d’habitant ! À tous les bilans
globalement positifs, Ombre criait grâce et demandait seulement pourquoi.
Pourquoi encore les yeux chargés d’effroi ? Pourquoi les dents serrées, pourquoi
ce dégoût alors que seulement le jour se levait ? En attendant une réponse qui
tardait à venir, Ombre maintenait qu’elle était bien dans la vallée des amants.
– Explique alors pourquoi aucun ne t’étreint.
L’autre voix tonitruait. Elle allait triompher. Ombre eut pourtant un sourire
qui disait qu’elle savait. Ici tout aimait à prétendre. La pluie ne se voulait-elle
pas déluge ? Le paysage ne paraissait-il pas sans nuance ? Le soleil sans course
quand il était au zénith ? Ombre sera étreinte. Aussi vrai que cette forêt
farouchement vierge dans son strict uniforme vert s’affale parfois avec des
mollesses de femelle assouvie quand le ciel taquine ses renflements, là-bas, aux
confins des savanes. Ombre aura sa noce.
Soudain, l’autre voix laissa échapper un rire gras qui mit le doute dans l’esprit
d’Ombre et lui fit mesurer son inconsistance. Et si elle avait raison l’autre voix ?
Si, véritablement, l’indifférence devant sa parure ocre et kaolin n’était pas
prétention ? Ombre secoua la tête énergiquement. Elle ne concevait pas. Pendue
à sa faim qu’attisait la détresse muette tout autour d’elle, elle ne voulait pas, elle
ne pouvait pas concevoir. Donner raison à l’autre voix ! Mais qu’adviendrait-il
de l’amant qui se demande pourquoi ? Qu’adviendrait-il de la montagne ? Ni
Kilimandjaro, ni Adamawa, même pas Aïr, Ombre savait que la montagne
n’était rien sans le regard de l’amant.
Alors elle s’affola et se mit à maudire l’époque. Elle la soupçonnait de porter
en germe son tourment. La voilà qui désirait remonter le temps où le peuple de la
vallée n’était pas encore un peuple d’amants ; quand il n’avait conscience que de
ses halètements dans un champ clos à l’air raréfié et que rien, pas même la
nostalgie d’une position fœtale, ne pouvait taire son plein gré de surgir de la
contrée mère devenue pourrissoir.
Peuple à la vision scellée qui disait qu’un étang sans fond accapare tout
songe ! Que lui restait-il hors du lent mais implacable glissement vers le fond ?
Que pouvait-il puiser dans la sensation de sombrer ? Se cabrer ! Charger toute
pensée du refus d’épouser la logique de cette pente funeste ! Se débattre !
C’est pourquoi il se mit à déferler. Ndjouké était à ses trousses. La hideuse
aux mains lourdes de griffes respirait et son haleine effleurait les nuques.
L’ogresse ! C’est elle qui poussait. C’est elle qui prêtait ces visages avares.
Peuple sans songes ! Ce n’était pas un peuple d’amants : rien ne le retenait. Rien
non plus ne l’attirait. Ndjouké seule était certitude.
Éparpillé dans les paysages à la démence fertile, chaque pas semblait
inéluctablement le mener vers l’abîme. Au hasard de cette ruée, un point d’eau
sous le ciel incandescent, la moindre promesse décelée sur la terre brûlante et
voilà qu’une voix jurait déjà qu’ici l’ogresse devrait rendre l’âme. Certains
s’arrêtèrent et, s’arc-boutant sur la clémence des Dieux, ils s’installèrent. Pour
quel destin ? Eux seuls le savent. Le reste continua.
Sur leur chemin, la plaine soudain verdoyante. Un lac vaste comme une mer
intérieure. Devant tant de dons, ces regards habitués à couver le mirage restèrent
circonspects. Deux jours durant, immobile, chacun contemplait et considérait.
Quand le doute s’estompa et que les premiers groupes s’engagèrent pour enfin
prendre possession de cette manne à perte de vue, une pluie de flèches et de
lances fulgurant dans la lumière du matin fit éclater les chairs. L’ogresse !
Encore elle ! Qui ne la reconnaissait dans le surgissement des guerriers
ombrageux derrière le parfait rempart des boucliers chatoyant d’ornements !
Faire front ? Se battre ? Certains s’y résoudront. Pour quelle issue ? Eux seuls le
savent. Le reste s’éloigna.
Amenuisée mais refusant la défaite, la horde avançait au hasard. À force de
l’apprivoiser, sa douleur n’avait plus de sens. Et elle qui ne s’étonnait plus de
rien ne fit aucun cas de la nouvelle sueur qui perlait sur les fronts. Sous les pieds,
le terrain se faisait rebelle. Il grimpait. Doucement d’abord, par étages
successifs, pour enfin se dresser en une pente raide que la horde escalada comme
on agonise.
Au faîte, ceux qui arrivèrent n’avaient pas encore repris souffle, même pas le
temps de se demander quelle force les avait portés, que leurs yeux s’emplirent
d’un vert si sombre qu’il leur sembla que là-bas, en contrebas, la terre vomissait
une étrange bile. Et eux qui n’avaient encore rien vu de pareil, soupçonnèrent
Ndjouké sous ce surgissement. L’ogresse ! Toujours elle. Ils la croyaient
derrière, voici à présent qu’elle les précédait. Ils se sentirent assiégés sur leur
promontoire. De désespoir, ils baissèrent les paupières et se couchèrent là. Pour
la première fois, ils étaient dociles, sans le moindre soubresaut, prêts à sombrer,
à atteindre le fond de l’étang où l’ogresse semblait les attendre depuis toujours.
Cependant, au bord de cet instant sans recours, l’un d’eux garda les yeux
ouverts ; comme si le vertige se mesurait ; comme s’il importait encore et malgré
tout de voir jusqu’où va le précipice.
Loué soit-il, dit Ombre, loué soit celui-là qui fixait droit devant lui et vit sur le
versant du promontoire dévalant vers la vallée où l’ogresse attendait, un
ruissellement ocre et kaolin. Par endroits, l’ocre de sa couleur de sang coagulé
s’agrippait au kaolin. À moins que ce ne fût le kaolin, couleur du ciel à l’aurore
qui s’agrippait à l’ocre. Et ce corps à corps donna lieu à un chatoiement auquel
ne manquait aucune nuance de l’arc-en-ciel.
Alors l’homme s’extasia. D’étreindre de ses yeux ce spectacle, il ne put
s’empêcher. Et comme si ce qu’il voyait lui tenait discours, il se leva au milieu
des râles, alla prendre un peu des deux substances surgies du ventre de la terre,
s’en frotta sur le visage et proclama qu’il savait pourquoi l’ocre et le kaolin
emplissaient ses yeux à cet instant précis. C’est seulement alors qu’il emprunta
le versant qui menait vers le territoire où l’ogresse attendait.
Comprenne qui peut comprendre mais Ombre disait loué, car voilà le début de
l’alliance entre la montagne et ceux qui s’enfoncèrent dans l’immense voûte
végétale qui n’admet de logique que la sienne. Loué dit encore Ombre, car voilà
le point de départ d’une longue lignée ; celle de ceux qui, suffoquant dans cette
contrée aux rigueurs de marâtre, ne perdent jamais de vue le chatoiement qui naît
du voisinage de l’ocre couleur du sang coagulé et du kaolin couleur du ciel à
l’aurore.
Où était-il l’amant de toujours ? se demanda Ombre.
Les râles aujourd’hui sont pourtant si semblables à ceux qui envahirent le
promontoire qu’ils font encore accoucher la montagne. Ombre est là, toute ocre
et kaolin. L’ogresse règne-t-elle à présent souveraine ? À moins qu’elle soit
vaincue, ôtant ainsi son sens à la parure. Ombre n’en croyait rien. D’où venait
alors qu’aucun amant ne l’étreignait ? Là, Ombre se taisait. Pour ne pas exprimer
l’inconcevable, elle se taisait.
C’est de ce silence qu’il s’agissait en cette saison étrange. N’est-ce pas, Tat’ ?
3

Ombre était au bord du précipice. Elle se trouvait là, acculée par ses propres
questions. Pour elle, habitée par le vertige, essayer d’y répondre c’était se
pencher et se regarder choir, aspirée par le vide. Elle ne se penchait pas. Elle
cherchait appui, et c’était sur son silence qu’elle croyait le trouver.
À force d’errance, Ombre n’attendait plus rien. Elle tournait en rond. Elle se
mouvait un peu par habitude. Son souci n’était plus tant de s’attacher un amant
mais d’apprivoiser sa faim. Pour cela, elle s’appliquait à écouter ses pas. Des pas
feutrés pourtant, mais dont le bruit lui parvenait amplifié. Ce vacarme l’occupait.
Il la distrayait d’elle-même. Cela lui faisait du bien.
Dans son regard d’errante, quel signe inattendu l’obligea à s’arrêter ? Quelle
lueur la remit aux aguets ?
Comme s’il n’était besoin de chercher longtemps, tant tout à présent va de soi,
Anka revit le village entre le grand fromager et la rivière de gros galets, le jour
où il se couvrit de croix.
Ce fut, il s’en souvient, un après-midi. Les croix d’un rouge vif sentaient la
peinture fraîche. Deux traits obliques entrecoupés en leur milieu. Deux traits sur
la devanture de chaque case. Rien que cela.
Pourtant, à leur seule vue, les femmes posèrent aussitôt les mains sur la tête en
signe d’affliction. Pouvait-on leur dire ? Pouvait-on leur expliquer ? Ceux qui
avaient charge de peindre répondirent qu’il n’y avait rien à dire. Rien à
expliquer. Ils se contentaient de peindre. Ils n’étaient là que pour exécuter des
ordres.
Et les voix des femmes se firent soudain cris ; cris stridents qui déchiraient
l’après-midi. Et leurs langues volubiles se mirent à lacérer l’indépendance, le
gouvernement et tous ses dignitaires qu’elles soupçonnaient pêle-mêle d’être à
l’origine de ces croix. Elles ajoutèrent que les choses ne se seraient pas passées
de la même manière si les hommes du village avaient été présents. Mais puisque
depuis l’aube ils étaient en mer, les femmes voulaient bien se taire jusqu’à leur
retour. Comme ce silence était pesant ! Il rendait interminables les heures qui
suivirent. C’était comme si l’après-midi s’attardait à dessein et que sa lumière
avait pour seul objet d’éclairer le plus longtemps possible la devanture des cases,
afin que chacun voie.
Anka voyait, mais ne mesurait l’importance de cet après-midi qu’à la seule
gravité du visage de Tat’, à son impressionnante fixité qui faisait qu’une mouche
était venue s’y poser, allait nonchalamment du front à la joue, sans être dérangée
par le moindre frémissement d’un muscle. Anka voyait : son aïeul avait mal.
En effet, Rèdiwa était si affecté que malgré l’insistance de l’épouse de son fils
ce soir-là, il refusait de toucher au repas. Rien que d’imaginer le froissement en
lui et les larmes qui ruisselleraient si Tat’depuis longtemps n’avait désappris à
pleurer, Anka sentit un pincement, là, dedans la poitrine ; ainsi qu’une immense
envie de se blottir contre Tat’, de lui murmurer il ne savait quoi qui rendrait
nécessaire le mouvement de la main de l’aïeul qui en dit long en caressant.
– Parle-moi, Tat’. Dis-moi ce qui te blesse, suppliait Anka en silence.
Mais plus il regardait l’aïeul, moins il osait bouger ; comme s’il pressentait la
futilité de tout geste et de toute parole face à ce qui tourmentait Rèdiwa et le
pétrifiait. Était-il donc si grave de peindre une croix rouge sur la devanture d’une
case ? s’interrogea Anka. Décidément, Tat’ verra toujours autre chose derrière
les plus simples choses. Plus que jamais, Anka était celui-là qui ne comprenait
pas encore et qui devait se contenter de l’idée qu’il comprendrait plus tard, qu’il
avait tout le temps pour comprendre.
À cet instant pourtant, contrairement à son habitude, Anka s’étonna de ne pas
éprouver la moindre rage face aux yeux de l’aïeul. Pour la première fois, cela ne
lui déplaisait pas d’ignorer. Au contraire, il s’en réjouissait. Il souhaitait
demeurer à jamais celui qui ne savait pas, car il sentait que c’était de savoir que
son aïeul avait mal.
Ce fut ainsi que le soir tomba, intensifiant les bruits du dehors comme si tout
ce qui vivait alentour était pris de frénésie à la vue du soleil qui embrasait la mer
avant de s’y engouffrer. Puis, sans transition, s’imposa l’obscurité avec son
langage, bien distinct de celui du jour. Pour l’avoir si souvent entendu dire, Anka
sut que c’était l’heure où même le poussin devenait sage en cherchant refuge
sous l’aile de sa mère. Comment saisir cette vérité et prétendre demeurer un
enfant qui ignore ? se demanda Anka. Il se leva et se glissa dans la nuit, jusqu’au
bout du village, le long de la rivière de gros galets, là où se débusquaient les
crabes ; comme si personne ne lui avait dit ; comme ferait un enfant qui ignore.
Son père était en mer. L’aïeul, comme Nindia, accaparés par leurs pensées, ne
s’aperçurent de rien quand il sortit subrepticement par la porte entrebâillée.
Voilà, dit Anka, la brèche par laquelle Ombre s’insinua : le père rentrant de
mer ne se mit-il pas à chercher des yeux ? Anka n’était pas là où il devait être à
cette heure tardive. Cela suffit pour que ses parents s’en émeuvent. On partit à sa
recherche et quand on le ramena, le père lui demanda d’un ton sévère :
– Ne t’a-t-on pas dit que la nuit était un ennemi ?
La mère prévoyant le châtiment du père, autrement plus terrible que le sien, se
précipita et frappa Anka sans même songer que la nuit, il n’était pas
recommandé de porter la main sur un enfant.
Les cris d’Anka montèrent dans la nuit. Ses cris à lui qu’on voulait forcer à
comprendre. Comme la gifle de la mère lui parut injuste ! Il ne voyait pas quel
mal il y avait à vouloir demeurer un enfant qui ignore. Alors Rèdiwa, que les
sanglots de l’enfant avaient fini par arracher de son état second, se mit à
protester.
– Qui donc a perdu la tête pour faire pleurer cet enfant ? Le jour, oui ; la nuit,
jamais. Elle ne nous appartient pas. Qui donc prend la voix de cet enfant et
l’offre en pâture ?
À ces mots, la mère se rappela soudain qu’elle n’avait qu’un enfant. Ne dit-on
pas qui n’en a qu’un n’a rien ? Qui en a deux n’a qu’un ? Désemparée, elle
menaça Anka du pire s’il ne se taisait sur-le-champ. Alors Anka posa la main sur
sa bouche pour étouffer ses sanglots.
Mais la rôdeuse était là. Comment croire qu’Ombre n’avait pas tendu l’oreille
et froncé les sourcils en écoutant les sanglots d’Anka dans la nuit ? En levant les
yeux, elle vit que la lune était pleine. Elle avait la rondeur parfaite d’un visage
d’épousée penché sur la table de noces. Alors Ombre sentit sa faim. Elle fit
quelques pas puis s’arrêta. Elle hésitait. Elle raisonnait à l’orée de ce village qui
s’étirait entre le grand fromager et la rivière de gros galets avec ses croix
ruisselantes sous le clair de lune.
– Est-ce ici l’amant ? Est-ce donc si simple ?
Ombre croyait et ne croyait pas. Ses nombreuses défaites clamaient la
présomption dans le moindre de ses mouvements. Elles entravaient son élan,
tempéraient son envie effrénée de se précipiter. Ombre détourna doucement la
tête. Elle voulait passer son chemin quand la voix de la mère l’obligea à
s’attarder.
– Anka, veux-tu ma mort ? Par les ancêtres, pourquoi as-tu des yeux si tu ne
peux voir ? Ce soir, mon cœur n’a pas la paix. Les pensées s’enchevêtrent dans
ma tête comme une forêt de palétuviers où la pauvre femme que je suis se perd.
Tu penses que ce n’est pas assez ?
La mère ne haussait pas la voix. Elle murmurait presque. Son ton était de
confidences. Elle expliquait plus qu’elle ne grondait. Et Anka ne put s’empêcher
de voir qu’elle regrettait de s’être laissée emporter, provoquant ces sanglots qui
lui faisaient maintenant peur. Puisque l’enfant s’était tu et était allé se réfugier
comme d’habitude auprès de son aïeul, la mère poussa un soupir. Elle se disait
secrètement que les mânes soient loués pour le silence revenu ; pour son enfant
apaisé.
Mais que savait-elle, la mère, du désir d’Ombre en dérive ? Que savait-elle de
sa faim ? D’avoir entendu les pleurs dans la nuit, la fille de la montagne parée
d’ocre et de kaolin s’était sentie revivre. La voilà soudain arrêtée, comme son
souffle même, ne quittant plus des yeux la case d’où partit l’appel. Son cœur
battait si fort qu’elle ne pouvait entendre les vagues venant obstinément mourir
aux pieds des badamiers, ni leur clapotement contre les pirogues à l’ancre. Elle
se mit à avancer. Tout lui disait que l’amant était là. Elle pénétra dans la case en
terre battue.
La lumière conjuguée de l’âtre et de deux lanternes sculptait des formes çà et
là, comme si la nuit ajoutait à toute chose une autre dimension. Ombre observait.
Elle écoutait Anka égrener d’une voix monocorde les noms de ses ancêtres.
L’aïeul hochait la tête, visiblement satisfait de ce que disait l’enfant. Parfois, il
l’interrompait pour rectifier une erreur tandis que la mère, non loin de là,
surveillait les morceaux de poisson sur le gril au-dessus de l’âtre et que le père
raccommodait un filet accroché à une poutre. Ombre observait.
À première vue, il n’y avait rien de singulier dans ce qu’Ombre voyait.
Quelque chose pourtant la déconcertait. Ce silence peut-être où tout semblait
baigner et dont la gravité s’accordait mal avec les gestes simples qu’elle
observait.
– Rèdiwa, fils de Rèkota, fils de Rèdjao...
La voix d’Anka flottait sur ce silence. Elle sonnait clair, excluant toute arrière-
pensée, faisant oublier que c’était la même qui se déchira de sanglots quelques
instants auparavant. Alors Ombre venue pour le sanglot se demanda si par ce
détour, elle ne se fourvoyait pas encore. Mais à ce moment précis, la mère de
l’enfant se leva et alla allumer la torche de résine plantée au seuil de la porte.
– C’est vrai, dit alors le père en la regardant faire. Je n’avais même pas vu que
la torche ne brûlait pas.
Se levant à son tour, il alla chercher du vieux rhum qu’il versa au pied de la
torche. Après avoir scruté un instant le ciel, il but un peu de ce rhum à même la
bouteille.
– La lune est vraiment pleine, lança-t-il, avant de revenir à son filet.
Ombre ne put s’empêcher de sursauter. Ne venait-on pas de lui confirmer que
la saison était celle où les filles de la montagne prennent amant ? La lune était
pleine. Ombre s’enfiévra.
– Kota, pourquoi ne dis-tu rien ? demanda la mère.
– Qu’y a-t-il à dire, Nindia ? La pêche a été bonne comme tu le vois. Que les
mânes soient loués !
– Ne me dis pas que tu n’as pas vu !
– Quoi donc ?
– Tous ces traits rouges qui blessent le regard.
– Hum ! fit simplement Kota, comme s’il s’agissait là d’une chose qui ne
méritait pas d’être relevée.
– Ce sont les hommes du cadastre, insista la mère. Ils sont venus cet après-
midi et ont mis tout ce rouge sur les cases.
Kota saisit des deux mains un pan du filet qu’il déploya pour mieux repérer
les trous. Sans paraître le moins du monde alarmé par les propos de sa femme, il
continua à raccommoder.
– Il y a longtemps que tout le monde ici le sait, répondit Kota d’un ton
péremptoire. Depuis le temps qu’ils nous le disent ! Le village est mal placé. La
ville doit venir jusqu’ici. Nos cases sont d’une autre époque. Elles choquent les
visiteurs étrangers. Nous savons tout cela. Est-ce que nous sommes partis pour
autant ? Ce ne sont donc pas ces croix qui changeront quelque chose. Tant que le
village est celui-ci, nous ne bougerons pas.
– Mais que pouvons-nous contre eux ? demanda Nindia. En général, quand ils
veulent quelque chose, ils l’obtiennent par tous les moyens.
– Ils n’obtiendront rien ici, Nindia. Ils n’auront pas une parcelle de nos
terrains.
– Que les mânes t’entendent ! soupira Nindia, peu convaincue par les propos
de Kota.
Pour elle qui, en toute circonstance, envisageait le pire et pour qui un
dénouement heureux présumait seulement de la grande sollicitude de quelque
esprit bienfaisant, l’optimisme affiché par Kota ne pouvait qu’ajouter à son
désarroi. Si l’homme ne s’alarme pas d’avance du sort qui lui est réservé,
comment peut-il espérer la moindre compassion ? pensait-elle en regardant le
rougeoiement du charbon qui pâlissait sous la cendre. Peut-être valait-il mieux
pour le poisson qui n’était pas encore fumé à point qu’elle ranimât un peu la
braise, mais elle préféra ne rien faire, prise soudain d’une immense fatigue mêlée
d’angoisse.
Et le silence revint. Plus pesant que tout à l’heure. D’un coin à l’autre, il
semblait tout saisir. Seul Anka échappait encore à son étau. Assis sur les genoux
de l’aïeul, il ne se demandait même pas pourquoi Tat’ne hochait plus la tête pour
approuver ce qu’il disait. L’enfant exigeait que l’aïeul prononce un nom ; un
nom d’ancêtre, juché sur le temps et qu’il irait cueillir lentement, en prenant soin
de ne pas se tromper. Anka insistait. Mais Tat’ne semblait pas l’entendre. Ses
oreilles étaient comme assourdies par un tumulte qu’Anka ignorait.
Pour la première fois, Ombre voyait se fissurer le rempart derrière lequel se
claquemurait un amant. L’errance, la fatigue, la faim, s’évanouissaient soudain
de sa mémoire pour ne laisser place qu’à la certitude de l’étreinte. Au sein de ses
aînées, elle se voyait déjà. C’est pourquoi, sans plus de crainte, elle s’avança et
alla se carrer devant Rèdiwa dont elle teinta la vision d’ocre et de kaolin. Et
l’aïeul, considérant l’ocre et le kaolin qui jonchaient ses yeux, sut qu’Ombre
était là. Il se dit qu’elle arrivait à temps. Que les mânes soient loués !
– Qui te dira, Anka, si ce n’est moi ? murmura Rèdiwa. Qu’aurais-je fait,
Anka, si en partant je ne t’avais d’abord dit ? Tu es si petit et le monde si lourd à
porter ! Qu’aurais-je vraiment fait si en partant je ne t’avais appris ?
Alors Tat’pencha doucement la tête, comme pour signifier un oui à Ombre ;
oui à son chatoiement fait pour surgir du profond des contrées où l’homme se
lamente. Ils se regardèrent, Tat’et Ombre, en cette nuit de pleine lune. Tat’la
souleva délicatement de sa voix qui savait emprunter toutes les nuances de ce
qui bruit. L’aïeul parla et ce fut Ombre qui se crut conduite à l’étreinte. Rèdiwa
conta et ce fut Anka qui se mit à dormir tout simplement, bercé comme il lui
était déjà arrivé certains soirs quand la voix de l’aïeul se faisait chant.
4

Combien de temps Anka dormit-il, blotti contre la poitrine de Tat’ ? Il ne


pouvait le dire. Lorsqu’il se réveilla, l’air n’avait plus sa consistance. Il y flottait
une odeur de terre mouillée et d’algues. Avait-il plu dehors ? Si c’était le cas, ce
fut la première pluie depuis bien longtemps. Alors il remercia les mânes et se
demanda émerveillé si cette pluie fut soudaine et brève, accompagnée de toute la
violence qui fait gronder le ciel et le déchire d’éclairs. Tomba-t-elle au contraire
sans heurt, finement, aspergeant seulement la terre ? Et lui qui n’avait pas
entendu l’eau frapper contre la paille du toit sut qu’il avait dormi profondément.
L’âtre était maintenant éteint. Kota et Nindia s’étaient retirés dans la pièce
voisine qui leur servait de chambre à coucher. Une seule lanterne restait allumée
et sa flamme vacillante attirait encore quelques insectes qui se cognaient contre
le verre sali par la fumée.
Était-ce la pénombre ? Était-ce la seule vertu de cette heure tardive qui
ajoutait ce mystère au visage de Tat’ ? Anka ne savait. Il dit seulement que son
aïeul était un masque dont le secret se lisait par les yeux. À cet instant précis, on
aurait pu les croire clos tant la pénombre les réduisait à deux fissures ne laissant
échapper la moindre expression. L’enfant les devina pourtant fixés quelque part.
Peut-être sur une des formes étranges que la lueur de la lanterne dessinait. À
quoi bon chercher à voir ce que ces yeux voyaient à cet instant-là ? se dit Anka
qui savait qu’il n’avait pas encore l’âge où les masques livrent enfin leurs
secrets.
Mais autant les yeux de Rèdiwa semblaient lointains, autant sa voix se faisait
présente. Elle déferlait avec l’ample majesté d’une tribu dans ses plus beaux
atours faisant procession vers un lieu d’offrandes. Soudain, pour Anka, ce n’était
plus les yeux mais la voix de Rèdiwa qui donnait un sens aux cheveux
saupoudrés de blancheur d’un vieillard. Là, tout le secret de son masque, se dit
alors l’enfant qui voyait bien que son aïeul continuait son chant et que lui était
resté à la traîne, loin derrière cette voix. N’est-ce pas qu’à peine s’était-elle levée
qu’Anka déjà la perdait de vue ? Ses paupières s’étaient faites lourdes. Rien ne
comptait plus alors. Rien. Sauf la délicieuse sensation de dormir bercé par ce
chant.
Quel chemin emprunta la voix de Rèdiwa pareille à un fleuve dont Anka
devinait la profondeur ? Quels paysages ce flot miroita-t-il en passant ? De ne
pouvoir répondre, Anka fut envahi par un sentiment de rage. Pourquoi, pourquoi
fallait-il qu’il dorme ? se disait-il plein de regrets. Il écoutait la voix de Tat’se
répandant en pure perte, en dépit de tout bon sens, pour venir s’immobiliser là,
tel un lac sans fond bordé par le silence.
Tat’venait de se taire. Il semblait habité par un calme soudain, comme si sa
voix en se dévidant l’avait déchargé d’un fardeau ; comme si rien à présent
n’avait plus d’importance et que seule comptait la nécessité d’avoir dit.
Anka s’agita un peu. C’était sa manière à lui de rappeler à l’aïeul qu’il était là,
blotti contre sa poitrine. Et Tat’lui prouva qu’il n’ignorait pas, qu’il était tout à
lui, que s’il venait de dire, ce n’était que pour lui.
– Ne tremble pas, mon petit, lui murmura l’aïeul. Ne tremble pas. Pense à
Ombre. Pense au kaolin toujours présent là où se trouve l’ocre.
Anka se frotta les yeux. Il ne comprenait pas. L’ocre ! Le kaolin ! Ombre !
Ces mots tombaient dans ses oreilles pour la première fois. C’était comme les
gouttes d’une eau bonne sur les lèvres de qui veut boire encore. L’enfant se
dressa légèrement, comme pour en redemander. Et, en vérité, ses yeux
imploraient.
– Ne tremble pas, je te dis, répéta l’aïeul. Pourquoi retiens-tu seulement l’ocre
là où je vois tes yeux posés ? L’ogresse t’enveloppe de son haleine puante. Elle
dit qu’elle est ton unique épouse, et toi, tu crois en elle. Mais, mon Anka, crois-
tu que j’ai conté pour cela ? Si j’ai dit l’ocre, couleur de ton sang qui se coagule,
n’ai-je pas aussi dit le kaolin, couleur de la sève, couleur du lait maternel ?
Regarde Ombre et tu te rappelleras. Embrasse-la, Anka. Fais-la tienne. Car à
l’heure où le monde se fait ocre, heureux celui qui n’ignore pas la parure de la
fille née des soupirs.
Anka fut intrigué par les paroles de l’aïeul. Que pouvait bien vouloir dire
Rèdiwa ? Qu’avait-il seulement dit pendant le sommeil d’Anka ? Chaque mot
sorti de la bouche de Tat’pesait d’un poids qu’Anka ne pouvait expliquer. Était-
ce à cause de la voix ? Était-ce à cause du soin que Tat’prenait pour le rassurer ?
Ou était-ce simplement du fait que ce qu’on ne cerne pas semble toujours plus
important ? Anka ne savait, et de ne pas savoir nourrissait en lui une rage sourde.
– Donne-moi tes yeux Tat’, donne-moi ta voix. Je veux jusqu’à tes cheveux
où le temps a mis la couleur de l’herbe pendant la saison sèche. Pour l’amour de
moi, donne, suppliait Anka en silence.
Pour toute réponse, lui parvint la sourde rumeur de la pluie éclatée de nouveau
avec une telle violence que le ciel semblait déverser sur le village tout ce qu’il
contenait d’eau. La tête de l’aïeul se mit alors à pencher doucement vers l’une de
ses épaules puis elle se redressa brusquement. Rèdiwa somnolait. Il voulait
dormir d’un sommeil qu’il croyait mérité. Voyant cela, Anka mit les pieds à
terre, prit la main de l’aïeul et le conduisit vers la couche qu’ils partageaient tous
les deux, depuis le jour où l’on jugea bon de séparer l’enfant de sa mère.
Rèdiwa et Anka étaient allongés l’un tout contre l’autre. L’enfant sentait
battre le cœur de l’aïeul à coups réguliers ; ce bruit le rassura. Qu’importait alors
que l’aïeul lui ait souvent dit qu’il allait bientôt s’en aller rejoindre ses bons
ancêtres ! Cette nuit, Rèdiwa était là. Il respirait et cela suffisait pour dissiper
cette rage d’avoir dormi alors que l’aïeul donnait peut-être à son Anka la
possibilité de voir avec d’autres yeux. Alors Anka pensa :
– Demain ! Après-demain ! Comme tu voudras ! Je saurai attendre. Tu as tout
le temps pour me dire qui est Ombre faite pour être embrassée quand le monde
se fait ocre. Quand tu me diras de nouveau, je ne dormirai pas.
C’est ainsi que l’enfant ferma les yeux et s’endormit dans la liesse de cette
pluie qui tambourinait sur le toit en paille.
C’est seulement alors qu’Ombre se pencha sur cet amant qui ne l’étreignait
pas. Elle qui avait si longtemps erré et que la faim torturait n’était plus que
soupirs. Si seulement l’aïeul n’avait pas eu cette voix qui berce d’emblée ! Pour
la première fois, un amant avait daigné regarder Ombre. Pourquoi fallut-il qu’il
s’endormît avant même de voir, avant même d’écouter ? Ombre s’accusait. Elle
aurait pu tâter le terrain avant de s’insinuer. Elle aurait pu choisir l’instant, se
méfier de ce silence qui imprégnait tout quand elle s’avança.
Ombre disait cela, mais en réalité elle n’en croyait rien. Elle feignait de croire
qu’elle n’était pas celle-là même qu’on épouse aux heures où le silence se fait
pesant. Voyant bien qu’elle se mentait, elle s’accrocha à ce qui lui parut une
évidence : elle était au bord de l’étreinte. Un amant la frôlait. Cette seule pensée
suffit pour ramener le calme en elle.
– Dors, mon promis, murmura Ombre tendrement. Dors tranquille. Demain est
seulement le deuxième jour de cette pleine lune. Tu seras mon époux. Je suivrai
désormais tes pas qui doivent me conduire vers la table de noces.
II

LA SAISON D’ABSENCE
1

Entre le fromager et la rivière de gros galets, les hommes se réveillaient


toujours avant le lever du soleil. Mais la lune étant pleine, tout le monde savait
que le jour la mer serait remuée, repoussant au large les poissons qui préfèrent
alors le calme des profondeurs. C’est pourquoi il faisait encore nuit quand Kota
alla rejoindre les autres pêcheurs. Leurs silhouettes se dressaient comme une
suite d’arbres pétrifiés le long du rivage. De l’eau jusqu’à mi-jambe, ils
guettaient le moindre frémissement de la mer. De temps en temps, l’un d’entre
eux s’avançait et faisait voler son filet qu’il retirait avec méthode. On y voyait
alors frétiller des reflets argent. Tant que la lune serait pleine, les pêcheurs
savaient que les pirogues devaient rester à l’ancre. Et eux qui ne pouvaient
prendre la mer se contentaient de ce qu’offrait sa lisière.
Si la terre les retenait, c’est que la pleine lune rend fécond. C’est le temps
propice pour qui veut ensemencer. La divinité des eaux dit alors que l’homme,
en mettant ailleurs son espoir, ignore qu’elle seule sait véritablement combler.
De jalousie, elle fait se lever le vent, agite violemment la mer et se fait cruelle
pour l’infidèle qui vient à elle après avoir mêlé sa sueur à celle d’une mortelle.
Qui dans ce village entre fromager et rivière de gros galets était tenu plus
qu’un autre à ne pas prendre la mer ? Qui plus qu’un autre devait ensemencer,
sinon Kota dont le ventre de l’épouse n’avait porté fruit qu’une seule fois ?
Nindia se savait la rivale de la divinité des eaux. C’est la raison pour laquelle
elle aussi était debout de si grand matin. Accroupie devant le seau d’eau dans
lequel baignaient les tiges et les feuilles d’amome1, elle se lavait. Ses deux mains
en creux recueillaient le liquide consacré qu’elle jetait sur son corps. Puis, à
l’aide des feuilles, elle se frottait méticuleusement en s’attardant sur les seins, les
cuisses, le pubis et le ventre. N’est-ce pas que la nuit, Kota avait pétri ce corps
avec tant de soin et de patience qu’il l’avait senti s’amollir, devenant tout entier
offrande ? Ainsi prêt, Kota l’avait exploré. Il avait cherché longtemps, avec
ardeur, dans sa tiédeur moite, comme s’il voulait que ce corps lui dise où. Et
Nindia avait senti en elle un arrachement. Sa respiration s’était faite désordre. Il
fallait qu’elle s’agrippe. Ce fut donc avec la force de qui se noie qu’elle jeta les
bras autour de Kota. Elle se souvenait de leurs gémissements. Mais, à l’instant
où elle se lavait, elle ne pouvait dire si ce fut d’abord de plaisir ou d’espoir
qu’elle avait gémi.
Son bain terminé, Nindia alla allumer le feu et mettre à chauffer l’eau pour
Rèdiwa. La nuit était maintenant tout à fait vaincue, laissant place à une lumière
sans éclat. C’est alors que Nindia s’étonna. Contrairement à son habitude,
Rèdiwa n’était pas encore levé. Il dormait à côté d’Anka. Plus Nindia le
regardait, plus elle s’étonnait. L’aïeul avait les yeux fixes. Sa bouche était un
trou béant sur un visage de cendre. Alors Nindia s’approcha, appela Tat’, lui
toucha le front, puis retira aussitôt la main en poussant un cri d’effroi. Avec des
mouvements de panique, elle arracha Anka de la couche, le serra contre elle tout
en poussant des hurlements.
D’un bout à l’autre du village, ce qu’il y avait d’habitants s’était rassemblé.
Les hommes s’enfermèrent avec le mort dans la case en terre battue, tandis que
les femmes, assises à même le sol, défaisaient leurs cheveux, les yeux rivés sur
la porte close, figées dans l’attente.
– Pas une larme, recommanda fermement une vieille. Tant que Rèdiwa est
entre les mains de ceux qui le lavent, pas une larme, je vous dis.
Les femmes hochèrent gravement la tête. Certaines se tapaient doucement la
poitrine comme si ce geste tassait un peu de leur douleur qui autrement
déborderait. Quand elles virent la porte s’entrouvrir et les hommes sortir l’un
après l’autre, elles se ruèrent dans la case en terre battue, laissant libre cours à
cette clameur qui mit longtemps à s’apaiser pour ne devenir qu’une mélopée
ponctuée de soupirs. Les pleureuses chantaient et leurs accents obligèrent
quelques hommes à s’essuyer les yeux.
Anka, debout dans la cour auprès de son père, se demanda ce que pouvait
signifier ce chant à nul autre pareil, ce chant qui brossait une vie semblable à
celle de son aïeul. Anka connaissait tant et tant de chants ! Ceux du soir à côté de
l’âtre qui se confondent aux caresses et vous bercent jusqu’au sommeil. Ceux du
travail qui épousent le geste. Ceux que les enfants ne doivent pas chanter parce
qu’ils sentent la résine brûlée et font gicler la transe. Ceux des courses de
pirogues, des veilles de pêche au lamantin2, de la pluie qui ne vient pas, de la
récolte abondante. Ceux qu’on chante pour rien, pour moquer, pour se faire
plaisir, pour dire qu’on est heureux. Oui, il en connaissait des chants ! Mais
celui-ci ne lui était pas familier.
C’était un sanglot qui montait, s’étirait, retombait, cueilli par les soupirs, puis
repartait. Le sanglot disait que Tat’ n’était plus ; qu’il était mort la nuit dernière,
lui si bon, si généreux. Il disait que Tat’était vieux mais qui aurait pensé que la
mort viendrait si tôt, sans prévenir ? Et le sanglot s’insurgeait, accusait on ne
savait trop qui, mais accusait quand même ; car Tat’en vérité n’était pas mort de
sa belle mort. Comment en douter quand bien des signes troublants jonchaient
depuis quelque temps le village ? Assurément, il y avait des gens qui en
voulaient à ceux qui habitaient entre le grand fromager et la rivière de gros
galets. Pour qu’une case s’effondre, quoi de mieux que de s’attaquer aux poutres
qui la soutiennent ? Malheur à celui qui ne comprend pas, mais ce vieillard était
une poutre qui soutenait. Et le sanglot s’enflait jusqu’à ne plus pouvoir. Il
suppliait Rèdiwa de se relever. Et puisque Rèdiwa restait sourd à cette supplique,
on lui demanda seulement de porter aux ancêtres qui l’avaient précédé les
nouvelles d’ici. Que Rèdiwa n’oublie surtout pas de leur dire qu’elles étaient
mauvaises et le réconfort bien mince.
L’enfant, lui, n’avait pas de message. Il était muet. C’est qu’il ne voyait pas de
raison de s’alarmer. Pourtant, il n’ignorait pas tout à fait. Tat’lui avait si souvent
parlé de ce grand départ. Il lui avait dit qu’il n’allait pas tarder à rejoindre ses
ancêtres. Mais aller rejoindre les ancêtres, était-ce vraiment partir ? Et les
gouttes de rhum qu’on versait certains soirs sur le seuil de la porte ! Et les mets
sacrés qu’on apportait une fois l’an du côté où la rivière de gros galets
s’enfonçait dans le secret de la forêt ! N’était-ce pas la preuve que les ancêtres
étaient présents ? Mais, par-dessus tout, Anka était persuadé que Tat’ne pouvait
songer à partir sans lui avoir donné ses yeux. C’était une promesse. Il ne pouvait
partir sans l’avoir tenue.
Mais plus le temps passait, plus s’installait le doute. Tat’ savait-il seulement
qu’il n’avait pas encore dit ? Et si c’était persuadé d’avoir tenu sa promesse que
Tat’s’en allait ?
La mort soudain cessa d’être cet événement banal dont le seul inconvénient
jusque-là fut de réveiller Anka en sursaut. Elle se rectifiait, devenait d’heure en
heure l’insupportable silence face aux appels d’Anka.
– Tes yeux, Tat’, donne-moi tes yeux qui voient. Tu ne peux ignorer que j’ai
dormi.
Anka s’arc-bouta sur la bonté de Rèdiwa, jusqu’à s’irriter des pleurs de toutes
ces femmes et à imaginer leurs mines quand elles finiraient par se rendre compte
que Tat’faisait juste semblant d’être parti.
C’est ainsi qu’on présenta Anka à l’aïeul pour la dernière fois. C’est ainsi que
son père qui le conduisait demanda à Rèdiwa de protéger l’enfant de là où il
était. Même là, devant l’aïeul qui dormait de tout son long, dans l’indifférence,
comme installé dans une sorte de rancune qui donnait à son visage aux yeux
légèrement clos cette expression un peu hautaine, Anka restait confiant.
À l’heure où le soleil magnifie l’horizon de pourpre avant de s’enfoncer dans
la mer, l’enfant vit revenir ceux qui avaient fait escorte à son aïeul assoupi.
Chacun rentrait à reculons dans la cour, se lavait le visage d’eau salée avant de
l’enduire de cendre. Pour la première fois depuis ce matin, Anka se rendit alors à
l’évidence : Tat’était mort sans lui donner ses yeux.
La poitrine de l’enfant se gonfla d’un sanglot qui n’éclatait pas et entravait sa
respiration. Quelque chose d’étrange, de chaud, puis de froid, le traversa tout
entier. De sentir tant de vide soudain, comme si sous lui tout se dérobait, le
vertige le prit. Il ploya doucement les genoux, serra les dents et se coucha par
terre.

1 Ou cardamome : plante d’Asie dont les graines ont un goût poivré.


2 Mammifère aquatique herbivore vivant surtout dans les embouchures des fleuves des régions
tropicales.
2

Quinze nuits à compter de ce jour-là. Quinze nuits sans aucune lueur, sauf
celle de la torche de résine allumée aux seuils. C’est pourquoi les yeux étaient
rivés au sol afin que rien ne vienne interrompre la nuit tombée en soi. Quinze de
ces nuits parfaites, ponctuées par le chant qui monte cinq fois de suite avec pour
seul accompagnement le battement des mains.

Qui sème regarde la terre


Elle est vie
Vie seulement
Qui pleure regarde la terre
Elle est en deuil
Deuil seulement
La terre est vie pour qui sème
La terre est deuil pour qui pleure
Pleure comme tu sèmes
Et la terre sera vie
Vie seulement

Nul doute. Ceux qui chantaient ainsi, nuit après nuit, savaient pourquoi ce
chant. S’ils savaient, ils n’avaient pas manqué de froncer les sourcils en voyant
Anka couché à leur côté à même le sol en deuil, sans que personne ne l’y ait
obligé. Qui d’ailleurs aurait songé à lui suggérer une position à laquelle ne se
soumettent que les adultes qui savent ? Le petit-fils de Rèdiwa dormait par terre
comme s’il savait et chacun se demandait pourquoi il ne chantait pas malgré
l’insistance de ceux qui savaient.
Il y avait là de quoi s’émouvoir. Le village s’émut de ne pouvoir répondre aux
questions qu’il se posait certes, mais plus encore de constater l’état de cet enfant.
En effet, passé quinze jours, chacun s’était relevé de son deuil. Seul, l’enfant de
Kota et de Nindia restait prostré.
Pourtant, se dit-on, rien n’avait été négligé pour que les larmes soient une
semence qui germe là où elles sont tombées. Au terme de ces quinze nuits
noires, ne s’était-on pas levé de grand matin pour remonter la rivière de gros
galets, jusqu’au rocher couvert de mousse où elle prenait source ? Là, l’eau
surgie du ventre de la terre parlait de naissance. Rien ne valait les vertus de cette
eau neuve qui n’avait encore rien charrié. Pour venir à bout du malheur, il n’y
avait rien de mieux.
Aussi chacun s’en était lavé et en avait recueilli un plein seau pour purifier le
village. Et puis, les masques avaient arpenté la cour de chaque case. Leurs yeux
ayant balayé le sol, jusqu’au moindre de ses ravinements, étaient tombés
d’accord : le village était bien lavé. Alors les masques avaient dansé, tout un
après-midi durant, la danse dont le tournoiement du raphia reflète la vie. Et pour
bien montrer que tout en effet était de nouveau vie dans ce village que la mort
venait de visiter, les masques allumèrent eux-mêmes les torches de résine au
seuil de chaque porte dès que le soleil se coucha. Qui pouvait les voir brûler ce
jour-là sans songer qu’il est chaud le feu ? Chaud comme la mort ne l’est pas. Il
palpite à l’image de la vie.
Mais voilà que l’enfant de Kota et de Nindia démentait. Tout en lui était le
contraire du mouvement. Son silence criait à chacun que la terre où étaient
tombées les larmes portait encore le deuil, comme si l’eau du rocher couvert de
mousse n’avait pas lavé, comme si les masques n’avaient pas dansé et allumé la
flamme au seuil de sa porte.
Et le village qui ne comprenait plus rien se mit à frémir de voir les yeux
d’Anka ne plus cligner, fascinés qu’ils semblaient par une vision que l’on devina
fatale. Sa bouche aux dents serrées n’acceptait rien et quand elle daignait parfois
s’ouvrir, c’était pour ce murmure que chacun expliquait par la fièvre qui lui
brûlait le front :
– Tes yeux, Tat’. Donne-moi tes yeux.
Ce délire aux yeux du village n’eut pourtant rien de banal. On retint surtout
que l’enfant prononçait le nom de son aïeul mort. Cela suffit pour que la voyante
au miroir soit appelée d’urgence. Et elle qui ne trompe ni ne se trompe vint. Elle
dit que les jours de cet enfant étaient comptés et qu’il convenait de faire vite car
elle voyait, de ses yeux qui percent les mystères, un long serpent tous anneaux
déployés qui rampait vers sa proie.
– Un serpent ? En ce lieu où les masques venaient de danser ?
Le village n’en croyait pas ses oreilles. Sentant le doute autour d’elle, la
voyante au miroir haussa la voix et fronça les sourcils. Qu’y avait-il d’étonnant
dans ce qu’elle venait de dire ? La case où vivait cet enfant ne venait-elle pas de
perdre son véritable toit ? Elle était offerte à tous les vents mauvais et aux
regards malveillants de ceux pour qui la nuit n’est pas faite pour dormir.
– Djouké ! s’exclama alors l’assistance. Djouké est devant la porte de Kota et
Nindia.
La voyante opina gravement de la tête pour aussitôt après se faire rassurante :
– S’il est vrai, dit-elle, que le monstre est prêt à happer, n’est-il pas aussi vrai
que la plante et l’écorce peuvent lui faire mordre la queue ? Comprenez-vous ?
Kota et Nindia se regardèrent. En vérité, ils comprenaient. Dans leurs yeux se
lisait une obsession qu’ils s’étaient efforcés de taire jusque-là : ils n’avaient
qu’un enfant et savaient que qui n’a qu’un n’a rien. Ce rien qui pour eux
représentait tout, s’appelait Anka, ainsi nommé parce que trois ans après sa
naissance le ventre de sa mère restait sourd à tous les espoirs que Kota y mettait.
Alors Rèdiwa, l’aïeul, qui savait et qui avait voix au conseil du village, décida
qu’il fallait taire le véritable nom de cet enfant et faire comme si l’on acceptait
que le ventre de Nindia ne puisse plus rien promettre. Du grand fromager à la
rivière de gros galets, qui appellerait l’enfant de Kota et de Nindia devrait dire
Anka, l’unique, l’aîné et le cadet à lui tout seul. Quand les Dieux persistent à
refuser ce qu’on leur demande, ne suffit-il pas de faire semblant de se réjouir
pour qu’ils donnent, croyant ainsi vous contrarier ?
Au moment où la voyante au miroir parlait, aucun Dieu n’avait encore donné.
Anka était toujours le tout seul, ce rien. Kota et Nindia devaient-ils le pleurer ?
Le pouvaient-ils ? Ils savaient que ces larmes-là leur étaient interdites. Elles ne
se concevaient même pas. C’est la raison pour laquelle, quand la voyante leur
dit : « Pour les yeux de cet enfant qui ne clignent plus, Jowé, une pièce de
madapolam1 et une autre de toile de Guinée », ils répondirent oui. « Pour sa
bouche qui n’avale plus rien, ayiyé, trois plumes d’une poule couleur de la nuit,
trois d’une poule couleur du jour et trois rouge sang de la queue d’un
perroquet », ils répondirent oui. « Pour son corps alangui qui sombre dans la
torpeur, Ngué, du rhum vieux et des mets rares pour contenter l’arbre qui
donnera l’écorce et la plante qui donnera les feuilles », ils répondirent encore
oui. Et ce oui répété n’aurait rien perdu de sa ferveur si la voyante avait exigé le
sacrifice de leur propre vie. Mais la voyante au miroir ayant dit tout cela, ajouta
seulement après une légère pause :
– Le reste est à l’appréciation de vous qui voulez voir.
Kota et Nindia ne demandaient qu’à voir. Ils se firent si généreux qu’ils
ôtèrent à la voyante tout prétexte de ne pas entreprendre en la comblant de dons.
Et la voyante entreprit. Si bien qu’au matin de cette nuit, Anka éternua. Le
voilà qui fermait les yeux avec insistance, comme si ses paupières écrasaient le
reste d’une vision inadmissible. Quand il les ouvrit de nouveau, c’était un autre
lui-même qui revenait d’on ne savait trop où, mais sûrement de loin.
Alors Kota et Nindia, sans plus chercher à comprendre, jugeant seulement que
leur enfant avait demandé de l’eau et à manger, se dirent tout simplement que les
mânes bons l’avaient protégé et que la voyante au miroir était la plus grande de
toutes, elle qui avait fait mordre la queue au serpent qui rampait vers leur enfant.
Ce qu’ils ne savaient pas et que la voyante au miroir n’avait pas dit, c’est que
l’enfant en se relevant avait seulement pris son parti de ne plus rien exiger.
Puisque Tat’était parti sans lui donner ses yeux, rien, se dit-il, n’avait plus
d’importance. Rien, sauf peut-être cette respiration qu’il faillit perdre.
Désormais, il voulait prendre le monde tel qu’il s’offrait, sans s’étonner, sans
chercher à savoir ce qu’il y avait derrière toute chose. C’était, pensait-il, la seule
manière de se passer de l’aïeul et de ses yeux.
– Es-tu sûr, mon petit, que tu vas bien ? lui demanda la voyante au miroir.
Anka hocha la tête, machinalement. À vrai dire, il n’était sûr de rien. Il ne savait
pas s’il était possible de se guérir tout à fait de l’aïeul. Mais il voulait essayer.

1 Étoffe blanche diversement utilisée dans les cérémonies rituelles.


3

Ceux qui savaient disaient que le village qui allait du fromager à la rivière de
gros galets était ainsi fait qu’il découvrait d’avance ce qui se tramait contre lui.
Le vent pour cela restait son plus sûr allié. En soufflant sur les cases en terre
battue, il apportait l’écho de ce qui se murmurait au loin.
Personne ne fut donc étonné quand, un mois seulement après que le village fut
lavé de son deuil, un étrange bruit se mit à courir. On parlait d’exhumer le corps
de Rèdiwa sous prétexte que nul dans la République n’était sensé ignorer la loi
qui stipule que tout décès doit être déclaré. Rèdiwa ayant été enterré sans le
consentement des autorités, son village avait enfreint la loi. Sans mettre le moins
du monde en doute cette sordide nouvelle, chacun se contenta pourtant de
hausser les épaules. Le village, entendit-on dire çà et là, a aussi sa loi qui prévaut
sur celle de la République.
C’est alors qu’une main inconnue vint afficher un décret à un point stratégique
du village afin que nul ne puisse prétendre n’avoir pas vu. En effet, les habitants
virent. Plus que par les lettres noires alignées les unes à côté des autres sur le
fond blanc du papier plastifié, ils furent surtout impressionnés par le tampon en
bas de page qui représentait une femme aux seins nus allaitant son enfant. Les
habitants pensèrent que c’était là l’image d’une redoutable divinité pareille à
celle qui habite la rivière de gros galets. Pour cela, ils voulaient bien lui prêter
une oreille attentive. Ne pouvant toutefois la comprendre, à cause de l’étrange
manière qu’elle avait choisie pour s’exprimer, les habitants firent appel à ceux
des leurs qu’on accusait régulièrement d’avoir déserté le village précisément
parce qu’ils savaient lire et écrire. Pour une fois, on voyait au moins à quoi ils
pouvaient servir.
Les habitants du village apprirent ainsi qu’ils appartenaient désormais à une
catégorie de la population connue sous le nom de « déguerpis ». On leur donnait
trois mois, pas un de plus, pour quitter les terrains entre le grand fromager et la
rivière de gros galets que la République, seule propriétaire véritable, entendait
utiliser pour le bien du plus grand nombre de ses enfants. La République insistait
justement sur son sens de la justice et promettait de verser une indemnité,
conformément à ses généreux principes.
Anka qui n’était pas sourd se contenta d’écouter. Il n’ignorait sûrement pas ce
que cette affiche contenait de blessures. Mais, pour lui, l’essentiel était dans ce
seul constat : il n’était nullement blessé. De s’être relevé du mal que lui avait
infligé l’aïeul ôtait d’emblée tout sens aux lamentations du village. Anka ne
voyait pas pourquoi survivre, comme on l’affirmait autour de lui, serait
impossible loin de la mer et du lopin de terre qui assure le repas quotidien. Il ne
voyait pas pourquoi le sommeil ne viendrait plus, loin de la rivière de gros galets
qui prend source au rocher couvert de mousse et au fond de laquelle règne la
divinité des eaux. On eut beau parler de la faim des ancêtres qu’on ne pourra
plus nourrir, cette faim, lourde de menaces, se réduisait au silence de Rèdiwa.
Quelqu’un eût-il pris la peine d’observer alors, il n’aurait pas manqué de se
demander comment faisait Anka pour avoir ce visage que rien ne tourmentait.
C’est qu’en effet, tout autour de lui, les fronts étaient renfrognés et les yeux
durcis de ne pouvoir imaginer un monde dont le cadre ne serait plus ces grands
arbres, ce ciel, cette mer à perte de vue. La terre elle-même se faisait mouvante
sous les pieds dès lors qu’elle cessait en pensée d’être celle à qui chacun avait
tout confié. N’était-ce pas là le placenta de l’accouchée et le prépuce du
circoncis, pour se permettre l’espoir ? N’était-ce pas là encore la crasse prélevée
sur le corps du malade et l’aiguille qui transperce le cœur de l’ennemi, pour taire
le désespoir ? Rien que d’y penser, la parole se faisait délire. À ces instants-là,
pas une seule voix ne s’élevait pour contredire celui qui affirmait le plus
sérieusement du monde : plutôt l’homme blanc. Plutôt lui qui envoya tant des
leurs se faire assassiner sur des plaines lointaines. Plutôt lui qui soumit tant
d’autres aux affres du Congo-Océan et qui tira sur le Nègre, en toute innocence,
croyant seulement qu’il avait affaire à un singe. D’où serait venue la force de
contredire, quand s’imposait cette évidence : le village malgré tout était encore
là, debout ? Il allait toujours du grand fromager à la rivière de gros galets.
Mais si hier dans ces yeux injectés d’angoisse devenait préférable à
aujourd’hui, le village restait tout de même défiant jusqu’à l’inconscience. Il
s’appliquait à vivre son quotidien comme s’il voulait prouver non seulement à
ceux qui le menaçaient, mais aussi à lui-même que rien ne pouvait l’ébranler.
Les champs de manioc accaparaient les femmes et la mer les hommes. Les rites
des cérémonies étaient scrupuleusement observés. Les jours de réjouissances ne
perdaient rien de leur allégresse ni la palabre de la longueur de ses détours. On
continuait à aimer et à haïr. On faisait des projets d’avenir. Comme si de rien
n’était. Que l’usurpateur vienne, pensait-on secrètement. S’il mange salé, s’il se
tient debout sur deux jambes comme tout homme et non sur quatre pattes comme
un animal, il se soumettra à la seule force de la raison.
Il finit par venir, l’usurpateur, mais il ne voulut rien entendre. Les larmes et la
malédiction ne le firent pas frémir. La résistance de ceux qui osèrent brandir
leurs armes dérisoires ne le fit pas reculer. Il frappa, écrasa, éparpilla. Il avait
promis, il tenait sa promesse. Du grand fromager à la rivière de gros galets, pas
une case debout. Rien pour rappeler ce qui était, sinon la blessure profonde dans
la chair des habitants.
Après avoir été secoué d’un rire que personne ne pouvait faire taire et qui dura
assez longtemps pour que l’on s’inquiétât, voici Kota à présent muet. Alors
Nindia lui prit la main et lui dit : « Viens. Viens, nous allons faire comme tout le
monde. Nous allons chercher un toit en attendant que tout s’arrange. »
C’est ainsi qu’ils tournèrent le dos à la mer et s’enfoncèrent du côté des
cuvettes aux eaux croupissantes, là où les rues cessent brusquement et
deviennent des sentiers qui dévalent au milieu des hautes herbes ; là où les
terrains s’inclinent comme s’ils craignaient d’être éclaboussés par le
ruissellement de lumière venue des quartiers qui les surplombent. Anka emboîta
le pas à ses parents avec une jubilation qu’il tenait d’autant plus à dissimuler
qu’il voyait bien ce qu’elle avait d’indécent. Ce voyage le remplissait d’une joie
perverse. Il aimait par-dessus tout sa cruauté. Ne plus regarder du côté de la mer,
même par inadvertance, c’était cela qui importait et lui procurait tant d’ivresse.
Bien sûr, il avait hurlé en voyant les soldats frapper Kota. Il s’était demandé si
cette chose de rien du tout qu’on traînait par les pieds était bien son père dont la
seule présence dans la case en terre battue lui en imposait. Et il avait pleuré de
voir pleurer sa mère assise à même le sol à côté des effets ramassés à la hâte. Et
pourtant, tout au fond de lui-même, il savait. Envers et contre tous, il ne pouvait
s’empêcher d’être du côté de ceux qui écrasaient. Il avait beau se remémorer son
village en lambeaux et tous les visages triturés par la douleur, aucune
malédiction ne lui venait aux lèvres. Comment maudirait-il sans se maudire lui-
même ? Entre le fromager et la rivière de gros galets, quand il eut si mal, le
village ne tint-il pas sous ses paupières closes ? Il y conçut alors l’eau pour
l’engloutir et le feu pour le calciner. De toute évidence, il était l’enfant d’hyène
qui précéda les autres ; avant même que ces derniers viennent, lui, Anka, les
yeux fermés, avait déjà contemplé ce spectacle.
Il dit qu’elle était belle, l’œuvre des chenilles ce jour-là. Leur monstrueux
vrombissement faisait écho à sa propre furie. La machine s’ébranlait de toute sa
masse. Elle avançait puis reculait pour mieux éventrer. Ce n’était pas la case en
terre battue qui s’effondrait, c’était Rèdiwa qui mourait pour de bon.
4

Ils auraient pu habiter çà ou là, du côté de la ville qui tourne le dos à la mer,
mais le hasard voulut que ce fût à Petite Venise. On racontait tant et tant de
choses sur ce quartier, tant et tant de choses blessantes qui ne pouvaient pas être
de simples calomnies puisqu’elles venaient de la bouche même de ceux qui
habitaient Petite Venise. Pour Nindia cependant, seul comptait le soulagement
d’avoir un toit qui lui offrait au moins l’espoir de voir un jour Kota retrouver sa
voix.
En effet, avant d’arriver ici, ils avaient trouvé refuge chez Boussendji, né
avant Nindia du ventre d’une de ses tantes. Durant les quelques jours qu’ils
passèrent là-bas, Kota ne prononça pas un mot. Personne dans la maison de
Boussendji ne songea à lui reprocher ce mutisme qu’on déplorait certes, mais
qui, aux yeux de chacun, s’expliquait tout à fait : l’homme n’est pas fait pour
vivre chez les parents de l’épouse et Kota était un homme.
Quand elle comprit cela, Nindia se sentit coupable. N’avait-elle pas usurpé le
rôle de l’époux en prenant l’initiative d’aller demander l’hospitalité des siens ?
Elle faite épouse aurait dû pourtant savoir. Quelles que soient les circonstances,
jamais un homme bien né ne devait se retrouver là où elle voyait Kota.
Le jour même, elle se mit à parcourir la ville dans tous les sens, cette ville
qu’elle ne connaissait pas mais qui devait à tout prix lui permettre de réparer sa
faute. Elle voulait un toit où Kota pourrait de nouveau se sentir la poutre qui
soutient. À force d’interroger, elle le trouva à Petite Venise. Boussendji, né avant
elle du ventre d’une de ses tantes, lui dit que c’était bien. Il alla même jusqu’à
payer la somme qu’exigeait le propriétaire pour le loyer.
Sous le nouveau toit, Kota retrouva en effet la voix. Mais ce ne fut pas,
comme Nindia s’y attendait, pour lui dire qu’il se sentait de nouveau la poutre
qui pouvait soutenir. Dans la nouvelle demeure, Kota ne lui indiqua pas la place
qui revenait à une femme faite épouse. Quand il parla pour la première fois
depuis qu’ils avaient quitté la case en terre battue entre le grand fromager et la
rivière de gros galets, ce fut dans un murmure, en une langue étrange, évasive,
où Nindia chercha en vain celle, laconique mais claire, à laquelle Kota l’avait
habituée. Elle s’en réjouit malgré tout. Que Kota ait émis ces sons, qu’il ait été
capable de proférer une parole, même déliée, et c’était aux yeux de Nindia un
premier pas vers elle qui attendait, lavée de toute faute, que l’époux vienne lui
dire à nouveau qu’elle était l’épouse assise à son côté.
– Je sais, répétait-elle sans cesse. Je sais que tout ici te blesse. Mais c’est
provisoire. Ils ont promis de nous reloger. Ils nous ont promis une terre. Ils
tiendront leur promesse.
Et chaque fois, Kota marmonnait d’une voix sans timbre en sa langue étrange,
incompréhensible, qu’accompagnait le mouvement de son pied qui battait le
plancher délabré de la bicoque comme pour donner la mesure d’une musique que
lui seul écoutait. De temps en temps, il levait sur Nindia ses yeux vides, pleins
seulement du rouge mis par l’insomnie. On aurait dit alors qu’il voulait qu’elle
lui dise ce qu’il n’arrivait pas à cerner malgré tous les efforts qui creusaient deux
sillons sur son front et raidissaient son corps.
Et toujours Nindia suppliait. Personne jamais ne lui avait appris à formuler
des réponses aux questions que se posaient les hommes. Elle était habituée à ce
qu’on lui dise. Voilà que Kota semblait vouloir la forcer à dire. Et elle qui ne
saurait pas ! Elle qui ne comprenait déjà rien à ce qui leur arrivait et dont la seule
certitude était qu’il fallait continuer à vivre ! Les yeux de Kota l’emplissaient de
désarroi. Pour ne pas les soutenir, elle détournait le visage et regardait tout
autour d’elle, se demandant seulement par où commencer. Il y avait tant à faire
sous ce toit où elle voulait que son homme soit la poutre qui soutient et elle
l’épouse assise à son côté !
Pour Anka, jamais au contraire le monde n’était apparu aussi simple. Si
simple, qu’il n’était nul besoin de faire appel à d’autres yeux. Ici, tout lui
semblait muet sans que le silence soit aux regrets. Tout était muet parce que fait
pour l’être. Ni Nord, ni Sud, ni Ouest, ni Est. Seulement ce centre qu’il ne
rattachait ni ne comparait à rien. Petite Venise là, étalé devant lui, rien de plus
que ce qu’il voyait : une terre coincée entre les collines et un vaste champ où les
racines aériennes des palétuviers s’enchevêtraient au-dessus de l’étendue
boueuse ; un quartier dans un creux, sans horizon, où s’agglutinaient dans le
désordre des constructions de fortune faites de matériaux hétéroclites. Du
contreplaqué aux branches du palmier en passant par les caisses, les bidons et les
fûts ayant contenu des produits venus d’au-delà des mers, tout ce qui pouvait à
moindres frais protéger de la pluie, du soleil et du vent entrait dans cette
architecture branlante. Certaines bicoques s’agrippaient aux flancs des collines
érodées par les pluies et où le vert des hautes herbes et des maigres champs de
manioc alternait avec le rouge de la latérite. D’autres, comme celle où Anka et
ses parents habitaient, étaient posées sur de gros piquets plantés profondément
dans le sol. On y accédait par une espèce d’escalier fait de troncs d’arbustes.
Petite Venise. Rien de plus que ce chœur de transistors, ce tintement
d’ustensiles, ces huées, ces algarades, ces rires montant des arrière-salles où la
bière et la sueur coulaient à flots sous les beuglements des haut-parleurs. Rien
d’autre que le va-et-vient pressé entre le puits et les bicoques. Le va-et-vient de
ceux qui partaient gagner un salaire, faire le marché, demander un
renseignement, répondre à l’appel du parti, assister à un match de football, voir
un film hindou, un parent, un ami, quelque part, de l’autre côté des collines.
Et toujours la nuée d’enfants courant pieds nus à l’heure où le soleil assis au
milieu du ciel jouait avec les morceaux de verre épars. Et toujours les chiens
faméliques reniflant on ne savait quel trésor sur le sol jonché de détritus et où
montait, avec l’odeur de la boue, celle d’un cadavre en décomposition venant se
mêler aux fumets des sauces.
Alors, face à son père et à sa mère, Anka se dressa avec la férocité d’un
animal défendant son territoire contre tout empiètement. Il se dressa contre eux
qui voulaient rompre le silence des choses qu’il souhaitait éternel. Là, entre
collines et marécage, il se mit à hurler en silence qu’il n’y avait rien, rien d’autre
que ce qu’il voyait. Père et Mère comprenaient-ils ? Anka regardait et n’était
point blessé.
5

Nindia essaya de compter les semaines qui s’étaient écoulées depuis qu’ils
habitaient Petite Venise. Voyant qu’elles ne tenaient plus dans les dix doigts des
mains, elle renonça, assaillie par l’angoisse.
Chanter, se dit-elle. Chanter comme se doit une femme par laquelle les tribus
s’épousent. Mais où trouver le chant qui ne serait pas âcre à la bouche ? Où
trouver la rengaine sur les lèvres des mères dès le premier cri de l’enfant devant
quitter sa tribu ? Elle ne pouvait chanter. Elle pensait. À quoi ? Elle ne savait
plus au juste, tellement les idées se bousculaient dans sa tête. Alors, elle se disait
qu’il ne fallait surtout pas qu’elle pense. Surtout pas. Plutôt regarder la bicoque
silencieuse ! Elle parcourait des yeux les objets tout autour d’elle comme si eux
seuls pouvaient la distraire de ses pensées. Mais de même qu’elle ne pouvait
chanter, Nindia ne savait pas comment regarder sans penser. L’idée du
propriétaire soulevait en elle comme un vent pareil à celui du mois de mars qui
arrache les toits. Elle imaginait le propriétaire arpentant Petite Venise de son pas
de fin du mois. Il avait ces mots durs et tranchants qui ne laissent d’autre choix
que de courir de quartier en quartier voir les parents qui peuvent soutenir. Elle se
leva brusquement et se dirigea vers la porte de la bicoque d’où elle vit jouer
Anka au pied de l’escalier fait de troncs d’arbustes.
– Où est ton père ? demanda-t-elle.
L’enfant, sans prononcer un mot, haussa les épaules. Alors la mère, d’un ton
réprobateur, lui dit :
– Je croyais pourtant t’avoir demandé de ne jamais le quitter des yeux. Va et
ramène-le.
Anka fit une moue qui signifiait clairement qu’il ne lui plaisait pas d’être ainsi
dérangé et que c’était à contrecœur qu’il obéissait. Nindia revint sur ses pas et
alla chercher tour à tour une marmite en terre cuite, un balai, un seau, une houe
et un flacon d’huile d’amande de palme qu’elle posa bien en évidence au milieu
de la bicoque. Elle mit un pagne rehaussé d’un liséré rouge, de lourds bracelets
de cuivre aux chevilles et autour du cou. Ainsi parée, elle s’assit à côté des
objets étalés au beau milieu de la bicoque et se mit à attendre en se disant
qu’assurément, elle était femme.
Par ses soins, le feu ne brûlait-il pas entre les trois pierres dans la cuisine ? De
ses mains, elle avait cousu les moustiquaires et tendu les nattes du repos au-
dessus de la paille. Personne chez elle ne mangeait cru comme un animal.
Personne ne dormait à même le sol comme en période de deuil. Le bois était
coupé, l’eau puisée, la bicoque balayée, l’herbe alentour arrachée et, du côté des
collines, les boutures de manioc et les grains de maïs qu’elle avait mis en terre
poussaient déjà. Tant d’efforts pour que Kota voie non pas la cendre, mais ce qui
toujours renaît du champ brûlé. Rien pourtant jusque-là n’était venu lui donner
raison. Kota s’obstinait à ne pas voir. Nindia voulait bien attendre, car elle avait
choisi une bonne fois pour toutes de croire qu’elle finirait par emplir les yeux de
l’époux du sens de ses gestes d’épouse. Elle y croyait tant qu’elle ne s’alarmait
pas outre mesure de le voir errer à longueur de journée, la tête basse, le dos
voûté, à travers Petite Venise. Elle voulait bien attendre encore, le temps que son
époux redresse la tête et vienne de lui-même lui dire. D’ailleurs, aura-t-il besoin
de prononcer un mot ? Rien qu’à son dos soudain redressé, rien qu’à son regard,
Nindia comprendra que ses efforts ne furent pas vains, que Kota venait enfin la
remercier d’être restée jusqu’au bout une femme dont il voulait à son tour se
montrer digne.
Mais elle qui venait de compter les semaines et qui voyait qu’elles ne tenaient
plus dans les dix doigts des mains, sentait seulement ce nœud au creux de
l’estomac, ce poids sur les épaules, ce silence qui lui semblait hanté. C’est
pourquoi, au moment où Kota revint sous l’escorte d’Anka, Nindia sut que ce
jour n’était pas encore celui qui devait mettre fin à son attente, à cause du dos
voûté, de la tête basse, de ce regard vide qui, après s’être promené çà et là dans
l’espace, trouva refuge dans la contemplation du plancher délabré de la bicoque.
Kota était là et sa seule présence semblait apporter ce désordre étrange, ce feu,
dont Nindia sentait la morsure jusque sur sa peau soudain couverte de chair de
poule. Sans plus réfléchir, elle décida qu’elle ne pouvait plus attendre.
Sa décision, à cet instant du moins, n’avait rien de précis. Mais le seul fait de
concevoir qu’elle pouvait interrompre l’attente et sortir ainsi du rôle qu’elle
estimait le sien, fit monter dans ses yeux des larmes de rage. Elle eut soudain
l’impression que ce n’était pas elle mais une autre qui empruntait sa voix et
parlait à sa place.
– Regarde-moi, Kota, fit-elle sans balbutier. Autour de mon cou et de mes
chevilles les bracelets que m’ont remis tes mères le jour où tu m’as faite épouse.
Aujourd’hui comme alors, voici le seau, la houe, le balai et l’huile de l’amande
des palmes à portée de ma main. Dis-moi : n’en ai-je pas fait bon usage ? N’ai-je
pas été l’épouse venue s’asseoir à ton côté ? Je te demande alors où est l’homme
oint de l’huile de l’amande des palmes et qui devait soutenir mon toit ?
Elle fit une pause. Elle attendait une réponse à ses questions, une réponse de
Kota, n’importe laquelle, pourvu qu’elle vienne retenir cette furie qui la faisait
trembler. Aucune réponse ne vint.
– Fais-moi taire si je mens, continua-t-elle. Fais-moi taire si je me trompe, car
je dis que ce n’est pas toi l’homme. Ce n’est plus toi.
Elle fit de nouveau une pause et ajouta, suppliante :
– Fais-moi taire si je mens.
Kota ne la fit pas taire. Il ne la regarda même pas. Alors Nindia sentit sourdre
en elle un plaisir plus vif que celui de l’instant où la main se tend pour recevoir,
plus vif que celui de l’instant où les yeux remercient. Elle découvrait le plaisir
sans pareil de vouloir blesser.
– Où est l’homme qui a épousé Nindia ? Je le cherche.
Oui, je cherche le fils de Rèdiwa, car il me semble que je suis plus homme que
celui qui est devant moi.
Kota leva la tête. Nindia crut percevoir quelque chose dans ses yeux. Une
lueur, un démenti, une supplique peut-être. En tout cas, quelque chose
d’inhabituel dans ces yeux éteints, pareils à deux mares sales ne reflétant aucun
ciel. Cela suffit pour qu’elle se dise qu’elle avait visé juste, que les mots de sa
bouche étaient ceux qu’il fallait et qu’ils arrivaient au moment qu’il fallait. Elle
redoubla de violence.
– Honte sur toi. Il avait parlé trop vite, celui qui a regardé entre tes jambes et a
été dire qu’il était né un fils à Rèdiwa. Je présume que tu pisses toujours debout
en tenant ce qui te fait croire que tu es un homme. Mais à te regarder, moi qui
pisse accroupie, je me demande s’ils disent vrai, ceux qui proclament qu’il y a
gloire à pisser debout.
Kota se redressa brusquement. Ses yeux soudain durcis reflétaient la haine.
Nindia ne frémit pas. Elle cracha, pleine de mépris. C’est alors que Kota bondit
sur Nindia et la jeta par terre avec une énergie qu’on ne lui soupçonnait plus. Le
poids de son corps. Le frémissement de ses muscles. La brûlure de ses poings.
Sa respiration bruyante entrecoupée de jurons. Tout cela sur Nindia, comme la
vague puissante d’une mer furieuse qui la ballottait, la submergeait, l’écrasait.
C’était inespéré ! Nindia se débattait, mais d’instinct, sans songer un instant
qu’elle puisse se défendre, refuser, se soustraire à cette suffocation aussi
salutaire à ses yeux que la plante amère dans la potion du malade. Elle se
débattait tout en se disant que Kota la faisait enfin taire. Et elle voulait se taire.
Elle souhaitait n’avoir jamais prononcé ces mots. Elle se demandait où elle les
avait seulement puisés. Certainement pas à la source où vont les épouses. Elle
les reniait. Elle se reniait, sans regret, pour n’être plus que cette femme que
l’époux faisait enfin taire.
Quand les voisins attirés par les cris vinrent l’arracher des griffes de Kota, elle
ne songea pas à expliquer quoi que ce soit, malgré leur insistance. Elle ne voulait
pas avoir raison. Elle pleurait. Doucement. Pleine de reconnaissance. Pour la
première fois depuis qu’ils n’habitaient plus entre le grand fromager et la rivière
de gros galets, il lui semblait que Kota venait à sa manière de lui dire qu’il restait
l’époux et qu’elle avait bien fait d’attendre.
Mais Kota redevenu calme la fixait seulement. Puis, d’une voix douce,
pareille à celle qu’on prend pour livrer une confidence, il prit les voisins à
témoins.
– Vous au moins étiez là. Le jour était encore jeune et la feuille du bananier
où l’on m’a couché tendre. Je n’ai pas appelé ma mère à l’instant de la vérité. Je
n’ai pas cligné des yeux. Oh non. Et plus tard, quand le front contre le sol tout le
soleil de l’après-midi a brûlé ma nuque, je n’ai pas triché. Oh non. Je suis bien
passé entre les jambes écartées de celui par lequel je jure. J’ai senti la morsure de
la liane sur mon dos. Pouvez-vous dire le contraire, vous qui étiez là ?
Il se tut et s’en alla, le dos voûté, la tête basse, s’asseoir dans un coin de la
bicoque. Les voisins se regardèrent. Que voulait dire Kota ? Ils ne comprenaient
pas. Certains d’entre eux connaissaient bien pourtant la langue que parlent ceux
nés au bord de la mer. Ils avouaient cependant ne rien comprendre.
Pour Nindia, au contraire, il n’y avait aucune équivoque. Quoi que Kota ait
voulu dire, il restait cette évidence : elle venait d’échouer. La voilà donc revenue
au point de départ, avant l’instant où sa langue devint fiel. Elle croyait être venue
à bout des yeux éteints de Kota, de son dos voûté, de sa tête basse, de ses longs
silences interrompus seulement par sa langue étrange. Elle s’était trompée. Elle
se surprit soudain à envier Kota. Que voyait-il ? À quoi pensait-il ? Sûrement
pas ce qu’elle voyait et ce à quoi elle pensait. Pour cela, elle l’enviait. Elle aurait
tout donné à cet instant pour être à sa place, loin, au-delà de tout, retranchée
derrière cette presque mort qui le rendait inaccessible. Elle se sentait si seule. Si
désemparée. Pour ne pas le haïr, elle accepta enfin ce qu’elle se refusait à croire
jusque-là : Kota avait perdu la raison. Comme cette pensée lui paraissait simple !
C’était comme un raccourci qu’on finit par emprunter après mille détours. Fou,
son époux ! Elle ne savait pas qu’elle pouvait accepter qu’une telle idée s’asseye
en elle sans que rien autour d’elle ne s’effondre ; sans qu’elle-même perde pied.
Elle se sentait si calme. Étrangement calme.
Le lendemain, elle n’était pas là où on la trouvait d’habitude. Le feu resta
éteint toute la journée. Quand elle revint, tard dans l’après-midi, ce fut pour
annoncer sans triomphe mais d’une voix ferme qu’elle avait trouvé un emploi de
bonne de l’autre côté des collines. Alors elle vit de nouveau dans les yeux de
Kota, soudain posés sur elle, une lueur, une menace, une supplique peut-être.
Elle soutint ce regard. Elle ne se reprochait rien.
6

Les nouvelles vont vite et loin, les mauvaises bien plus vite que les bonnes. Ce
fut ainsi que le malheur qui habitait Kota finit par arriver, comme il se devait,
jusqu’aux oreilles de sa sœur Sitongui mariée dans la lointaine région du grand
fleuve. Elle fit le voyage. Et, avec quelques membres de la famille, débarqua à
Petite Venise.
Kota la reconnaissait-elle ? Comme chacun semblait en douter, Sitongui mit
dans sa voix cette véhémence que prête souvent le désespoir.
– De quel argile Dieu t’a-t-il pétri, fils de mon père ? Je ne suis pas femme à
me taire quand tout indique que je dois parler. La vérité, c’est que ton attitude
déshonore la maison de mon père dont tu es la poutre faite pour soutenir. Je te le
dis encore, je ne suis pas femme qui s’arrête aux apparences. Te souviens-tu
d’une certaine course de pirogues à laquelle tu pris part ?
Elle fit une pause et scruta le visage de Kota comme si elle voulait y déceler
un signe salutaire. Le frémissement d’un muscle, un léger froncement de
sourcils, un rien qui serait à ses yeux plus éloquent qu’un discours. Le visage de
Kota resta impassible. Alors elle poursuivit :
– Les premières pirogues atteignaient déjà la berge sous les hourras des
femmes. Je voulais voir la tienne. Je la cherchais. Elle n’était qu’une tache noire
au loin. C’est alors que je l’ai vue chavirer. La mer était pourtant d’huile. Pas un
vent ne soufflait. Je me souviens. Père et quelques autres se jetèrent dans l’eau
pour te ramener. C’est ainsi que tu réussis à faire oublier ta défaite en même
temps que tu ternissais le triomphe de tes concurrents. Mais qui du fromager à la
rivière de gros galets perça ton secret ? Qui devait comprendre que tu fis toi-
même chavirer la pirogue, préférant la mort à la honte d’être vaincu ? Qui
d’autre, sinon moi ? Il me vint alors aux lèvres cette chanson qui ne voulait pas
t’humilier, mais te dire que l’aînée de ton père n’était pas dupe.

Mon frère s’essouffle à la pagaie


Mais il sait comment se noyer
Pagaie courte, mon noyé
Qui t’a dit, qui t’a dit ?
Le sel ne peut pas être plus doux
Que le rire des femmes

Sitongui eut soudain l’impression que son frère la maudissait, comme au


temps de cette chanson. Maintenant comme alors, elle était de la race de sa mère
qui voulait son frère conforme à celle du père. Pour cela, elle voulait encore
parler. Mais les membres de la famille lui firent voir l’inutilité de toute parole en
ce jour. Car à leurs yeux, le désordre dont Kota était la proie s’inscrivait dans
une longue suite de malheurs.
Qu’on regarde bien. Le fils d’Inongo, pas le deuxième, celui qui vient après et
qui avait pris femme il y a juste quatre saisons, voyait-on ? Eh bien, il errait
maintenant comme un chien sans maître à travers les rues de la ville. De quel
clan est son père ? Et cette jeune fille dont le pagne tenait encore mal sur sa
poitrine naissante et qui s’était vidée de son sang, n’était-ce pas la fille de
Tchengué ? De quel clan est son père ? Et ces maladies que l’on trimbale depuis
un certain temps de guérisseurs en médecins sans qu’aucun ne puisse dire ? Et
ces visions étranges qui hantent le sommeil et qu’on ne raconte même plus ? Il
ne faisait aucun doute, tout ce qui arrivait prenait source là-bas, dans la terre du
seul ancêtre commun. Qu’on aille donc voir la haute palissade qui l’enclôt à
présent et où se détache en grosses lettres l’inscription : CHANTIER INTERDIT
AU PUBLIC. On dit qu’on y construit des villas appartenant à un particulier. Il
en faut bien moins pour offenser les morts. Et que peut-on espérer de bon quand
ils sont mécontents ?
Sitongui et les autres membres de la famille repartirent comme ils étaient
venus, non sans promettre de continuer à chanter les louanges et d’offrir des
offrandes afin d’apaiser cette colère qui s’abattait sur tout un clan. Ils
recommandèrent aussi à Nindia quelques plantes qu’elle devait brûler et dont la
fumée ramassait et bridait la raison éparse.
De toute évidence, les ancêtres ne furent pas insensibles aux prières et les
plantes brûlées sans effet. C’est du moins ce que pensa Nindia le matin où Kota
escalada les collines pour revenir trois jours après tenant un sac en plastique
plein de poissons. C’était pourtant sans conviction que Nindia avait dit la veille
qu’elle venait d’apprendre qu’au vieux port, il y avait du travail sur les chalutiers
qui vont pêcher la daurade et la crevette en haute mer. Qu’il l’ait seulement
entendue, et c’était la preuve que les mânes étaient bien loués. Leur main se
révélait pareille à celle d’une mère. C’est la même qui châtie, la même qui
caresse.
Nindia ne pouvait dissimuler son enthousiasme. Elle se croyait soudain
revenue entre le fromager et la rivière de gros galets, au temps où cet homme
était la poutre qui soutenait son toit.
– Tu travailles en mer, Kota. Que pouvait-il nous arriver de mieux ?
Kota ne répondit pas. Mais il importait peu à Nindia qu’il réponde, tant elle ne
doutait pas à cet instant que les ancêtres venaient de rendre à Kota la mer,
témoignant ainsi leur volonté de consoler. Ce soir, elle voulait oublier les yeux
vides de Kota et son silence persistant. De tout cela, il finira aussi par guérir.
Simple question de temps. C’est pourquoi elle se mit à parler de choses et
d’autres et voulut que son repas fût celui de l’accueil ; un repas comme elle n’en
avait plus préparé depuis longtemps. Kota lui revenait. Cette nuit-là, si elle
dormit, nul doute que son sommeil fut profond.
7

Au fil des jours, il n’y eut plus que la voix de Kota à la place de ses silences.
Alors Anka réprouva le geste de sa mère qui continuait à brûler les plantes pour,
disait-elle, mieux ramasser et brider la raison éparse de son époux. Anka
préférait son père déraisonnable. Que ne pouvait revenir le temps où sa parole
venait en lambeaux, entortillée, pleine de nœuds, de telle sorte qu’elle interdisait
de voir où elle voulait mener ! À présent, elle n’était pas seulement abondante
mais d’une clarté éblouissante. Elle filait droit au but, soulignait les évidences,
soupesait, mesurait, sondait le monde et vous flanquait en pleine figure son
horrible récolte, ce vomitif infect servi à grandes doses et qui, une fois bu, était
encore à boire.
Il fallait voir Kota. Il n’avait désormais de fou que ses yeux enfiévrés de haine
et cette haine même trouvait un fondement. Il regardait la nuit. Elle était sale.
Les étoiles qui la criblaient ne pouvaient pas grand-chose ni la moitié de lune qui
pendait comme une parole venue mal à propos. Rien à voir avec ces nuits de là-
bas. Et sa mémoire se fracassait à force de ne pouvoir déboucher sur les gestes
simples qu’elle appelait. La terre du père s’enfonçait tel un coin dans sa chair.
Elle gisait la terre, en lui, intacte. Mais pourquoi leur rendez-vous ici, en ce lieu
de crasse et d’excréments ? Pourquoi sous l’ombre de la menace, à cette heure
tardive, où elle faisait germer ce qu’elle devait ensevelir ? Si c’était pour aiguiser
son regard, alors qu’elle se taise. C’était déjà tout vu. Il savait comme d’éternité
ce que voulait dire le vide. Kota n’avait plus rien mais là n’était plus la question.
Le tout était de savoir si ne plus rien avoir c’est n’être rien.
Kota respirait et c’était puanteur. Il touchait et c’était visqueux. Et on voulait
qu’il fasse comme si de rien n’était ; qu’il dise que cette nuit anémiée en était
une, parce que criblée d’étoiles avec la lune au milieu ! On voulait qu’il prétende
que cette nuit était la même qui l’éclaboussait de paix, là-bas.
Petite Venise grondait. C’était dans ses entrailles. Il s’écoutait. Comment
fermer l’œil, s’habituer à la bouteille qui s’écrase et au cri qui suit ? sourd,
étranglé, râle. Le voilà tout entier mare écarlate où un homme aux balbutiements
d’enfant se noie lentement.
Maudit soit l’enfant de chien ! Qu’il crève. Qu’ils crèvent tous autant qu’ils
sont. Ne savent rien d’autre ces gens-là. Rien d’autre que jouer du tesson et de la
lame. Pour un oui, pour un non, ça s’égorge cordialement.
– Eh, tu es sûr ? Ta sœur, c’est bien ta sœur, je veux dire même cul même
bangala ?
– Conseille ton père de ne plus dire merci chaque fois que je travaille sur ta
mère, ça me coupe l’envie.
Kota dit qu’il n’y a rien à craindre. À ce rythme, il y en a toujours un pour
penser que la seule manière de mettre les choses au point, c’est de saigner ou de
se faire saigner. Des broussards ! Voilà ce qu’ils sont. Il n’y a que ça dans ce
trou. Kota avait vérifié. Il était le seul à venir de là où il venait. Rien donc à voir
avec les autres. Ils n’avaient rien en commun. Est-ce que lui serait parti sans être
contraint, abandonnant la mer et le grand fromager et la rivière de gros galets ?
Bien sûr que non. Tandis qu’eux, c’était différent. Quelque chose lui disait qu’ils
avaient débarqué à Petite Venise par fantaisie. Question de voir du paysage, de
changer un peu d’air. Et puis, en y réfléchissant bien, il ne voyait aucune
différence entre eux et la meute féroce qui l’avait acculé dans ce réduit. Est-ce
que quelqu’un qui aurait une terre d’ancêtres dans les tripes pourrait seulement
songer à priver un autre de la sienne ? Il fallait donc penser que ceux qui
l’avaient dépouillé sans vergogne étaient comme ceux qu’il voyait autour de lui
et qui, malgré leur dénuement, n’avaient pas l’air d’être ici contre leur gré.
C’était la même race. Celle des oiseaux à serres. Et la bicoque s’emplissait
soudain du silence dévastateur de leurs ailes déployées. À Petite Venise, il n’y
avait que la bicoque où vivaient Kota et les siens. Tout autour, rien que des
ennemis.
Alors Nindia se mit à chanter :

Sur la route de Fougamou


Que d’épines, bonnes gens
Sur la route de Fougamou
Avant le fleuve
Sur la route de Fougamou
Avant le fleuve, bonnes gens
Que d’épines ! Que d’épines !
Sur la route de Fougamou
Que de miel, bonnes gens
Sur la route de Fougamou
Passé le fleuve
Sur la route de Fougamou
Passé le fleuve, bonnes gens
Que de miel ! Que de miel !

Toujours, Kota aura ce regard de travers qui ordonne à Nindia d’arrêter sa


chanson.
– Que peux-tu comprendre, femme, toi née pour quitter la tribu de ton père ?
Et comme un jour Nindia lui expliquait qu’elle ne faisait que chanter ce qu’on
lui avait appris à croire, Kota lui demanda :
– Peux-tu me dire alors ce que tu crois ?
– Il ne faut jamais désespérer. Connais-tu une nuit qui ne finisse à l’aube ?
répondit tout simplement Nindia.
Ces mots arrachèrent à Kota un ricanement.
Nindia se crispa. Elle ne savait que trop ce que signifiait ce rire. Du temps
d’avant les plantes qu’elle brûlait, elle n’aurait peut-être pas compris.
Maintenant, c’était différent. Kota ne divaguait plus. Certes, tout le monde, à
Petite Venise, n’avait pas comme lui la bouche pleine de mots grossiers. Certes,
chacun pouvait mesurer la dérision de sa hargne et voir en lui un chien qui aboie
sans mordre. Mais personne ne savait dire qu’il ne voyait pas où Kota voulait en
venir. Non, il ne divaguait plus. Ses gestes, ses mimiques n’étaient plus étranges.
Il ricanait et Nindia savait la signification de ce rire. Elle se crispa, désarçonnée
par la cruauté de la flèche que Kota lui décochait.
– Mais ouvre donc les yeux, ouvre-les grand sur ton ventre inutile. Là, il y a
tout lieu de désespérer.
Ne voyait-elle pas ? Ils dormaient sur la même natte et il lui tournait le dos. Il
bandait néanmoins. Il bandait dur. Qu’elle n’aille surtout pas croire le contraire.
On avait dépouillé Kota de tout mais il lui restait encore ça. La vérité est que
Nindia était pareille à la terre aride. À beau semer, rien ne germait. Autant ne
plus essayer. D’ailleurs, Kota songeait à prendre une deuxième femme, bien
féconde celle-là. Une femme pareille à la terre donnant plusieurs récoltes. Mais...
Il y avait toujours ce mais qui le faisait bifurquer et le ramenait à son point de
départ, à la nuit sale, aux oiseaux à serres, à son village perdu.
Était-ce par lassitude de toujours se retrouver là ? Était-ce par douleur qu’il
secouait parfois la tête puis la prenait entre ses deux mains ? Allons, du calme là-
dedans, semblait-il dire alors aux monstres grouillant en lui. Ne voulaient rien
entendre ; ne pouvaient pas, ces démons nés de l’ignominie de la contrée spoliée.
Mais il fallait bien que Kota leur fasse échec. Il ne pouvait pas les laisser
commettre tous les forfaits dont il les sentait capables. Il fallait bien que Kota
soit raisonnable et qu’il se contrôle. C’est ce qu’il se disait sûrement entre deux
hoquets quand son haleine empestait la bicoque d’une odeur de vinasse. Kota
buvait pour endormir cette envie de crime, pour oublier, pour être raisonnable.
De plus en plus, il s’attardait dans les arrière-salles illuminées de néons. Respirer
l’odeur âcre de l’urine en baisant debout, vite fait contre un arbre ! Revenir au
comptoir pour cette autre tournée accompagnée de bourrades et de confidences.
– Pays là gaspillé, moi dis toi. Toi aveugle, moi aveugle, qui va guider
l’autre ? C’est comme directeurs, leur dis nous directeurs, pas connaître un peu,
eux directeurs quand même.
Il resterait là encore des heures entières si n’était le besoin de s’appuyer sur
l’épaule la plus proche pour ne pas s’écrouler à force d’être raisonnable. Forme
hirsute dans la nuit ! C’était un sinistré sur un radeau malmené qui accostait sur
le rivage hostile des yeux d’Anka.
Nindia devait-elle continuer à brûler les plantes qui ramassent et brident la
raison ? se demandait Anka. Il haïssait la mère qui les brûlait et le père dont la
seule présence lui faisait écarquiller les yeux. Pour qui se prenaient-ils pour le
forcer ainsi à regarder ? Comme s’il y avait autre chose derrière ce qu’Anka
voyait ! Et même s’il y avait autre chose, Anka ne voulait pas le savoir. Il ne leur
avait rien demandé. Il y avait longtemps qu’il ne demandait plus rien à personne.
Quand père reprendrait-il la mer ? Quand serait-il à nouveau sur le chalutier ?
Chaque fois, il semblait à Anka qu’il s’écoulait une éternité avant que Kota ne
reparte. Qu’il s’en aille. Qu’il prenne la mer et qu’elle l’emporte à jamais.
Qu’elle l’avale et ne le recrache pas.
Mais quand le père était en mer, parti pendant trois jours pêcher la daurade et
la crevette, pourquoi le silence du soir devait-il encore et toujours se froisser ?
Au lieu de la paix, l’odeur nauséeuse du quotidien. C’étaient alors les femmes
qui la soulevaient ponctuée par leur façon particulière de taper des mains pour se
lamenter. C’est fou ce qu’on pouvait se lamenter à Petite Venise ! Il suffisait
qu’Anka soit là pour qu’on exige de lui un constat. Ces « vois-tu au moins ? » à
tout bout de champ, rien de plus irritant pour lui qui ne voulait justement pas
voir. Mais Anka avait son haussement d’épaules. Il l’avait bien évidemment
quand Nindia lui demandait d’où venaient ces cris qui déchiraient Petite Venise.
Anka haussait les épaules pour dire qu’il ne voulait pas le savoir. Comprenant
tout autre chose, Nindia croyait qu’Anka voulait dire qu’il ne savait pas. Alors
elle lui demandait d’aller voir.
– Ce n’est rien, disait Anka en revenant.
– Comment, rien ? insistait Nindia.
– Rien que les cris d’une femme qui pleure son enfant mort.
Et le visage de Nindia devenait le chagrin même d’imaginer la douleur de
cette mère si semblable à elle. Elle voulait savoir pourquoi il ne se passait pas de
semaine sans qu’un enfant meure à Petite Venise. Et elle se mettait à supposer.
C’était à cause de l’eau. Oui, sûrement l’eau. Celle qu’on buvait à Petite Venise
tuait. Les moustiques aussi. Ceux qui infestaient le marécage. Et puis, comme les
gens n’avaient pas d’argent pour payer le médecin, ça n’arrangeait rien avec tout
cette eau meurtrière et les moustiques de surcroît. Anka haussait encore les
épaules. Lui ne connaissait qu’une seule sorte de mort, celle bienfaisante qui
répand le silence sur toute chose. Il se disait qu’elle vienne cette mort-là
s’emparer de Nindia qui veut le forcer à regarder avec d’autres yeux.
Il haïssait toute parole. Et Nindia ne cessait de lui parler, même quand elle se
taisait. Anka la regardait au milieu des chants et du crissement des hochets. Elle
était pourtant belle en ces moments-là. Belle dans son drap sans tache avec les
couleurs de l’arc-en-ciel sur son front, ses bras, sa poitrine. C’est que ce soir, on
était encore venu louer la divinité des eaux, l’irrascible Mboumba, sourde
comme pas deux et d’une jalousie dévastatrice. Par ces chants et ces hochets,
Nindia la suppliait de lui rendre sa fécondité. Mboumba voyait-elle ? Cette
pauvre femme lui disait qu’elle n’était pas sa rivale mais seulement son humble
servante dont chaque acte ici-bas, s’il était glorieux, la glorifiait, elle qui règne.
Mais pourquoi, même là, dans le recueillement, la mère devait-elle raconter ?
Elle lui disait qu’il était Anka, son unique, son tout seul qu’elle tremblait de
perdre à tout instant sous l’effet de l’eau, des moustiques et des autres prédateurs
de Petite Venise. Anka la voyait se détériorer au fil des jours de n’être plus tout à
fait une femme à cause de ce ventre pareil à la terre mauvaise qui ne sait donner
qu’une seule récolte ; ce ventre qui consternait et pour lequel tant de femmes
venaient chanter et secouer les hochets afin que Mboumba daigne surgir du fond
des eaux, magnifique serpent glissant sur cette détresse soudain irisée comme un
ciel après la pluie.
Quand ces femmes revenaient à tout hasard prendre des nouvelles,
immanquablement, c’étaient celles de ce ventre qu’elles exigeaient afin de vanter
l’habileté d’un guérisseur de leur connaissance.
– Je te dis, Nindia. Tu devrais l’essayer.
– Tu crois ?
– Puisque je te le dis. Avec celui-là, tu sauras même qui mange ton ventre.
– Ah ! faisait Nindia, accompagnant sa moue d’un geste qui, tout en voulant
minimiser l’importance qu’on donnait à ce nouveau guérisseur, ne trahissait pas
moins son agacement.
– Si je devais écouter tout ce qui se dit à propos de mon ventre, je ne parlerais
plus à personne, ajoutait-elle.
– Non, pas celui-là, s’entêtaient les femmes qui, pour plus de persuasion,
étalaient les exploits reconnus de leur nouveau guérisseur.
– Comme on te le dit, non seulement il voit et dévoile, mais il a la main, il
soigne ma sœur, il soigne bien.
Nindia voyait parfois, dans la sollicitude témoignée à son ventre, une certaine
suffisance mêlée d’un besoin de comparer et de se rassurer. Somme toute, quelle
délectation de savoir qu’il y a encore plus désespéré que soi. Cela ne change pas
grand-chose mais aide tout de même à mieux supporter. Plutôt donc
l’humiliation de l’homme insulté, berné, écrasé et qui rejaillit, comme par
ricochet, sur la femme qui se débat sous la poigne de l’époux. Plutôt le vide.
Plutôt se retrouver de l’aube au crépuscule l’éternel perdant, puisque dans ses
enfants il y a l’espoir de tout conquérir encore. Sur le ventre de Nindia venaient
s’apaiser les souffrances de celles qui avaient pour toute opulence une
progéniture. Mais Nindia ne s’en irritait pas. C’est qu’elle partageait avec tout ce
monde la conviction que quiconque n’a qu’un enfant n’a rien.
La voilà qui chantait de nouveau la route de Fougamou au bout de laquelle le
miel abonde. Parfois, elle demandait à Anka si, comme son père, il trouvait sa
chanson stupide. Anka lui répondait qu’il n’y trouvait rien. Alors elle lui
expliquait doucement. Elle lui disait qu’elle était pareille au voyageur sur cette
route qui mène au miel. Elle aussi allait faire un voyage, mais dans la région des
grands lacs ; dans le pays aux eaux calmes où le remède est profusion. Anka
comprenait-il maintenant pourquoi elle continuait à escalader les collines chaque
matin alors que Kota pouvait à présent soutenir le toit ? C’était pour épargner
l’argent qui permettra son départ. Elle ira dans les lacs dès qu’elle se sentira
prête. Elle ira là-bas trouver l’herbe qui guérit. Aussi vrai qu’elle s’appelait
Nindia, les lacs se devaient de lui rendre son ventre de femme pareil à la terre
bonne donnant plusieurs récoltes.
Dans l’immobilité, Anka voyait bien que père et mère triomphaient de lui. Ils
l’obligeaient à braquer son regard dans les encoignures de ce réduit à rats et le
contraignaient à convenir de l’exactitude de leur obscène inventaire.
Anka se mit à haïr la bicoque. Basse, sombre, penchée dans la moiteur,
comme en révérence devant le marécage, que ne pouvait-elle être seulement coin
de natte où il trouvait le sommeil. Il aurait voulu ne s’y engouffrer que pour
attendre, confiant, qu’un autre jour se lève. Mais c’était compter sans la présence
de ceux pour qui la nuit n’était pas faite pour dormir.
Il haïssait la nuit où la paix venait s’effilocher. Il disait qu’elle ne lui
appartenait pas. Elle ne pouvait pas lui appartenir ; mais plutôt à ceux qui se
levaient avec le chant des coqs. Elle revenait de droit à ceux qui cherchaient le
sommeil perdu quelque part, ainsi que l’essentiel qui ferait d’eux des hommes et
des femmes. Anka, lui, ne cherchait rien, sinon seulement à se prouver que rien
d’essentiel ne lui faisait défaut. Il entrevoyait la blessure béante dans chaque
propos d’adulte, et lui qui n’ignorait pas ce qu’être blessé voulait dire, détournait
la tête et contemplait Petite Venise son ailleurs sans aucune case en terre battue
que lui offrait chaque matin qui s’installait.
8

Anka se réveillait après ses parents. Il s’emparait du seau et s’en allait au


puits. Le quart d’un tonneau à remplir d’eau, voilà ce qu’on exigeait de lui. Pour
ne pas s’attirer des reproches, il s’appliquait à sa tâche. Il n’était pas rare qu’il
fasse du zèle. Un ou deux seaux de plus, du bois mort ramassé du côté du
marécage, cela valait bien la peine pour mériter le silence de ses parents. Sa
corvée terminée, il lui arrivait de se débarbouiller, mais seulement s’il lui venait
à l’esprit que la crasse bien visible sur son cou pourrait fâcher sa mère. Puis,
ayant mangé à la hâte les restes du repas d’hier, il s’en allait par les sentiers salis
de détritus vers les hangars qui servaient d’école aux enfants de Petite Venise.
Il était dans la classe de Maître Bono. Le maître, c’était un homme tout fluet
et cependant d’une férocité à faire fuir quand il vociférait et crachotait avant de
s’abattre comme l’orage sur la classe pétrifiée. Mais qu’importait à Anka la peur
mêlée d’ennui entre tableau noir et livres de lecture. Les heures
insupportablement longues qu’il passait auprès du maître avaient au moins un
avantage : elles ne prétendaient pas lui arracher ce qu’il tenait pour essentiel. Il
n’ignorait pas que, comme son père et sa mère, Maître Bono était là pour
éclairer. Néanmoins, avec le maître ce n’était pas tout à fait pareil. Quand père et
mère parlaient, c’était pour démentir. Maître Bono, au contraire, le confortait à
tout instant dans l’idée qu’il n’y avait rien d’important. Rien en tout cas qui
vaille une blessure.
Le maître disait qu’il fallait chanter et rien dans son ordre n’impliquait un
sous-entendu. Il ne vous engageait à rien, le maître. Il voulait que vous chantiez
cette chanson-là, à cette heure-là, un point, c’est tout. Alors Anka chantait de
bon cœur. Quand le maître disait : deux et deux font quatre, Anka répétait. Il lui
aurait dit : deux et deux font cinq qu’Anka aurait répété pareillement. Le maître
exigeait pourtant de lui, y compris l’amour pour ce pays qu’il devait voir beau et
grand avec des fleuves à droite et à gauche, des tas de choses précieuses sous
terre ; et tous les enfants illustres qui ont fait son glorieux passé ; et ces autres
bien vivants encore mais non moins illustres qui continuaient à le bâtir fort, beau
et prospère. Anka ne voyait aucun inconvénient à cet amour-là. Ça ne lui coûtait
rien d’essayer. Et si, d’aventure, il ne prouvait pas qu’il aimait assez, que
risquait-il ? Tout au plus quelques coups de trique. On ne meurt pas de ça. Mais
il savait qu’on pouvait mourir de vouloir regarder le monde avec d’autres yeux.
Il ne faudrait pas croire pour autant que c’était Maître Bono qui faisait courir
Anka vers l’école. Il y allait dans son propre intérêt. N’était-ce pas dans la cour
de récréation que la conquête de sa contrée autonome commençait ? L’école
annonçait l’envol. Ne pas être présent à l’heure de l’appel, c’était se mettre hors
jeu. Pour rien au monde, Anka ne se serait hasardé à risquer la sensation du sang
qui reflue vers les tempes ; son cœur qui cogne, la sueur, le fou-rire. Ah,
l’ivresse du jeu quand le taillis emménagé prend cette solennité de sanctuaire où
chaque geste s’inscrit dans un rite ! Du piège à perdrix qu’il tendait en silence
jusqu’à cette brindille qui lui disait qu’il n’était pas mal son sexe, mais pas
encore le plus long de la bande, Anka jouait. Il étalait en plein jour son
intransigeance. Qu’avait-il à faire d’un ancêtre, puisqu’il avait Petite Venise
pour lui ? Qu’avait-il besoin d’être là-bas, du temps où, disaient les autres,
l’homme était debout, puisque lui ne ployait pas ? Quel miel irait-il chercher
ailleurs puisqu’il s’en repaissait ici ? Il n’y avait jusqu’à cette partie où le
quartier s’embourbait dans le marécage qui ne le nourrissait. À lui les étangs à
têtards. À lui les terrains truffés de dangers. Il partait en voyage sur les images
froissées d’une revue en couleurs sauvée des détritus. Entre ses doigts, un
coléoptère était un avion. L’avion déployait ses ailes et l’emportait au loin. Le
monde lui paraissait si vaste, si lourd à porter, qu’il revenait toujours de bon
cœur à Petite Venise où il n’aimait rien tant que sa bien-aimée qui avait son âge
et dont il ne dirait à personne le nom. C’était son épouse à lui, mais il ne lui en
voulait pas pour son ventre. Il lui donnait la réplique en silence sur tous les tons.
C’était pour elle qu’il allait parfois vers les pièges à perdrix. Si l’oiseau était
pris, il le lui apportait.
La course. L’envol. Le cœur qui cogne, cette bonne fatigue en fin de journée
et le sommeil qui vient, facile, profond ! Il n’y avait rien de tel. Rien de plus
essentiel en ce monde.
Dans son territoire de frissons tissé de fragiles instants, d’autant plus fragiles
qu’Anka les sentait menacés, tout était fête qu’il désirait éternelle. Pour
préserver sa cérémonie de toute intrusion intempestive, il enfourchait une
monture de contradictions faisant fi de toute logique qui heurtait la sienne. Au
gré de ses randonnées, il bousculait les évidences et cela d’une manière si
naturelle, sans le moindre effort ni les hésitations qu’exigent les froids calculs.
En lui, pourtant, aucun sentiment de troquer la réalité contre un monde illusoire.
Puisque l’émoi en cette fête était aussi palpable que le mal de vouloir à tout prix
voir, il disait tout simplement qu’il préférait l’émoi. Dans ce quartier de misère
grimé de négation, il s’agrippait à cela même qu’il faillit perdre là-bas, quand
l’ancêtre s’en alla, le laissant pantelant et qu’il apprit que l’action si simple de
respirer n’allait pas de soi.
La course, Anka, l’envol. Ton cœur qui cogne, cette bonne fatigue en fin de
journée et le sommeil qui vient, facile, profond !
Il venait le sommeil à condition que rien n’arrêtât le regard pour donner ce
front plissé qu’Anka voyait à son père, à sa mère, à tous ceux qui s’en revenaient
de l’autre côté des collines telle une horde de blessés à l’heure où lui balançait
entre la pitié et la haine et qu’il optait pour l’indifférence. Il était indifférent à
ces fronts ravagés. Comment les prendre en compte sans qu’ils vous
entretiennent de quelque trahison, de sensation de terre qui se dérobe aux pieds,
de sang qui se fige et vous laisse sec, vide, ployé, comme mort ? Alors Anka
tournait le dos pour emprunter la voie souterraine qui menait à son édifice. Là, il
se barricadait. Il se calfeutrait du mieux qu’il pouvait dans la résolution de ne
rien exiger, de se contenter seulement de son souffle qui ne savait pas
marchander.
Son souffle... Mais comment nommer la vague qui portait sa barque jusqu’à
l’îlot secret où toute chamaille se taisait ? Ce fut en lui cet éperon, ce fouet, cette
fougue qui faisait qu’au coucher, l’horizon rougeoyait de nostalgie. C’est qu’il
avait joué toute la journée durant. Il avait tant joué que malgré lui, son rire aurait
pu servir d’alibi aux marchands d’impressions qui nient la détresse parce qu’elle
ne se vend pas. Le sourire de la forêt, en voulez-vous ? En voilà ! Mais qui leur
aurait dit toute la dextérité derrière le rire d’un enfant à Petite Venise ?
Voyez donc le morne et la joie cohabiter. Ici, les précieuses parcelles de petits
riens puisées dans le mouvement. Là, l’odeur infecte d’un bourbier qui coupait
l’élan. Ils s’épiaient, se poursuivaient, se hélaient. Quand l’un prit-il le pas sur
l’autre ? Anka ne saurait le dire.
9

Mais il se souvient du vol des perroquets annonçant la saison sèche. Le ciel


terne, comme en proie à la nostalgie de la pluie qui ne tombera plus de sitôt. Les
chenilles partout sur les branches nues des arbres. Midi et le soleil encore voilé.
C’est en cette saison-là que Nindia eut soudain le visage pareil à celui du masque
qui se dandine perché sur les échasses. Visage pensif mais où flotte pourtant ce
sourire qui réveille les soupçons.
À voix basse, elle disait que la saison était enfin venue d’essuyer les larmes. À
mots couverts, sa bouche faisait dériver les lacs jusqu’à Petite Venise. Dans la
certitude de son voyage à portée de jours, Nindia s’était soudain débarrassée de
ses mots de toujours qui accompagnaient les mêmes gestes, pour surgir,
méconnaissable, avec d’autres mots et d’autres gestes. Elle qu’on disait grave, à
cause de son malheur à nulle autre femme pareil d’un bout à l’autre de Petite
Venise, se montrait au grand jour capable de rire aux éclats pour un rien. Ce
n’était plus les autres qui venaient vers elle, c’était elle qui courait à leur
rencontre, non pour être plainte, mais pour confier, par autant de signes qui ne
trompaient pas, qu’elle était femme qui se sentait bien dans le cercle des
femmes. En effet, jamais personne ne lui avait connu ces yeux pétillants de
malice, cette jovialité dans la voix, cette insouciance dans les attitudes. Il y avait
même dans la manière dont elle nouait maintenant son foulard, une extravagance
que plus d’une personne trouva indigne d’une femme faite épouse.
Tant d’insolence et d’irrévérence avec la malédiction de son ventre ne manqua
pas de soulever les questions. Prudente, elle se gardait bien pourtant de révéler la
cause de sa métamorphose à tout venant. Face à ses voisines qui, insidieusement,
voulaient savoir où elle en était avec le lieu de son corps où résidait le malheur,
elle prenait un air mystérieux pour répondre que rien désormais ne l’étonnait,
pas plus son ventre que le chant d’un hibou dans l’après-midi. Puis elle se
perdait dans des anecdotes interminables qui plongeaient son auditoire plus
encore dans la perplexité.
Mais n’était-ce pas compromettre le voyage que de le crier d’avance sur tous
les toits ? Sait-on jamais où se tapit le mauvais œil ? Pour cela, rien que pour
cela, les lacs devaient tarir de temps à autre dans la bouche de Nindia. Mais une
fois revenue dans la bicoque, assise entre l’époux et le fils, Nindia contemplait
les paysages suscités par son murmure incessant.
Là, la poussière de la piste truffée de trous au bout de laquelle se profilait la
nappe ocre d’un fleuve charriant la fertilité des contrées. Là, la silhouette
vigoureuse de la sœur de Kota mariée sur l’une des berges du fleuve. Elle saura
lui indiquer l’heure et le pagayeur. Voilà Nindia assise à l’avant de la pirogue.
Elle glissait sous l’escorte de la forêt. Elle glissait sans arrière-pensée jusque-là
où la forêt soudain se clairsemait, devenait champ de roseaux, herbe rase, avant
de resurgir de loin en loin, reconstituée, verticale, épaisse, laissant ce vide, ce
ventre immense que le fleuve comblait en frissonnant sous un ciel lumineux. Là,
Nindia soudain savait qu’elle était enfin arrivée et que rien ne devait la faire se
retourner. Rien. Pas même le cri et les remous si d’aventure, à cet instant précis,
un des compagnons du voyage venait à tomber dans l’eau. Ses yeux étaient rivés
à l’île née des amours du fleuve et de la forêt et sa main esquissait le geste
recueillant l’eau pour se laver le visage.
– Tu ne diras rien à personne tant que je ne serai pas revenue, s’empressait-
elle de recommander à Anka. Personne, tu entends ? Si on te demande où est
Nindia, réponds, mais ne dis pas où je serai demain.
Des mois s’étaient écoulés depuis ce mois de juin où Nindia s’en alla dans les
lacs. Quand reviendra-t-elle ? Ce n’était plus seulement ceux qui ne voyaient pas
quelle raison pouvait retenir une femme faite épouse loin de son foyer qui se
posaient la question, mais Kota lui-même. Le calme dont il avait fait montre
depuis le départ de Nindia s’était évanoui comme si un vent violent s’était levé
en lui, ramenant l’agitation, la mauvaise humeur et les plaintes. Pour lui, il n’y
avait plus de doute. Le remède n’était pas du côté des lacs. Alors, il cherchait
l’ailleurs qui rendrait à Nindia ce ventre sans lequel, il était certain, elle ne
pouvait le regarder comme se doit une femme faite épouse. Il cherchait et ses
yeux le conduisaient irrémédiablement entre le grand fromager et la rivière de
gros galets face à la mer. Là-bas, il ne voulait rien d’autre qu’écouter dans le
frémissement du vent la voix terrible de la divinité de l’eau l’accabler de
reproches. N’était-elle pas la suprême épouse de ceux qui vivent de la mer ? Elle
disait au bien-aimé : Puise. Puise tant que tu voudras l’or renouvelé de mon
immense royaume. Partage ainsi mon règne. Mais par-dessus tout, n’était-elle
pas la toute jalouse ? Elle tendait la main et ne pouvait s’empêcher de dire :
Prends garde, mon bien-aimé. Songe à ma colère si jamais tes yeux se
détournaient de moi.
Kota qui avait fait de Nindia une épouse ne voulait rien d’autre qu’être cet
homme infidèle, debout sur la grève, dont le murmure matinal répond à celui des
vagues.
– Ne t’offense pas, ma reine. Calme ton océan de ruses. Rengaine ton couteau.
Tu vois bien que Nindia est de la race de ma mère. Rien qu’une esclave née pour
servir notre règne. Toi seule me combles véritablement. Alors, laisse, de grâce,
laisse ta servante remplir jusqu’au bout son rôle. Laisse Nindia faire sourdre
l’huile de l’amande des palmes dont le parfum chante la louange de ton époux
royal.
Mais là-bas, la prière de Kota se fracassait contre la digue retenant désormais
la mer où n’allait plus se jeter la rivière nourricière. À l’approche de la terre des
pères, seulement l’absence du chaleureux corps à corps. Non pas le vide ni le
silence qui monterait d’un désert, mais l’aboiement obstiné d’un chien féroce
derrière une clôture hérissée de tessons ; mais une gigantesque maison toute de
pierres et de verre. Kota se sentait un intrus sur sa terre. Pris de désarroi, il
n’avait d’autre recours que de s’adresser à Anka.
– Regarde, mon unique. Regarde. Sois témoin de ce qui hante mes nuits.
Et Anka, qui justement ne voulait pas voir, se surprenait lui aussi à se
demander ce que pouvait bien faire Nindia loin de Petite Venise, à l’heure
tardive où il appelait son chant.
La réponse devait pourtant venir le jour où Sitongui fit de nouveau irruption
entre collines et marécage. À peine était-elle assise que Kota s’empara de la
parole, croyant ainsi rendre sans objet le regard scrutateur de la fille aînée de son
père. Voyait-elle ? Son fou de frère avait refusé l’argent offert pour dédommager
la perte de la case en terre battue. Si c’était pour lui faire entendre raison qu’elle
avait fait tout ce chemin, elle pouvait repartir tout de suite. Elle pouvait regagner
les berges de son fleuve. Là-bas, au moins, sa voix ne pouvait prétendre à plus
qu’elle n’était : une voix de femme. Rien de plus.
Comme Sitongui ne disait mot et continuait seulement à fixer Kota, ce dernier
ajouta :
– Peux-tu me dire, ma sœur aînée, en quel pays se trouve l’or qui peut acheter
mon lopin de terre ?
Et comme si le ton de Kota venait de l’inviter à une réconciliation, Sitongui
répondit :
– Je vois que les nouvelles ne vont pas aussi vite qu’on le dit. Les mauvaises
encore moins vite que les autres. Ce sera donc moi qui t’apporterai celles des
lacs.
Pour cela, elle voulait que son frère se montre digne.
Lui qui avait épousé Nindia, cette femme de rien qui imposait ce voyage alors
que les tubercules de manioc du vieux champ, pour ne pas pourrir en terre,
exigeaient que Sitongui soit là-bas. Mais de quoi aurait-elle eu l’air si elle s’était
refusée à venir dire qu’à l’heure qu’il était, les lacs avaient comblé Nindia ? Son
ventre jusque-là muet avait répondu aux interrogations d’un homme qui n’était
pas Kota. Nindia faite chienne attendait un enfant.
Comment appelle-t-on encore la femme qu’ensemence un homme tout autre
que l’époux ? Sitongui refusait de dire. Elle-même faite épouse savait qu’elle ne
devait pas prononcer les mots qui écorchent vive la race des mères. Mais elle
était, malgré tout, fille aînée de son père ; elle était cette sœur sentinelle qui
veille sur l’héritage. Alors, rien que d’imaginer les vagissements de cet enfant
venu d’ailleurs, ce vil complot ourdi contre la lignée de ses pères, elle écoutait
en silence la gifle sans pareille que le ventre de Nindia assénait ainsi à son frère.
Voici soudain revenu sur les lèvres de Sitongui le chant qui saccage l’envie de
bercer ce frère qu’elle précéda dans le ventre de sa mère, ce frère qu’elle appela
pour la consoler, elle dont le premier cri ne fut pas tout à fait celui qu’attendent
les pères.
Elle ne voulait pas le bercer. Elle ne devait pas. De peur qu’il s’endorme. De
peur qu’il oublie.

Mon frère s’essouffle à la pagaie


Mais il sait comment se noyer
Pagaie courte, mon noyé
Qui t’a dit, qui t’a dit ?
Le sel ne peut pas être plus doux
Que le rire des femmes.

Longtemps après que Sitongui fut repartie, Kota continua à maudire la femme
faite chienne qui ne pouvait plus être la sienne. Il parlait de la remplacer par une
autre, mais se rappelait aussitôt qu’elles sont toutes de l’argile dont on peut faire
une chienne. Alors un fleuve remplissait son rêve. Il était fleuve dont le trop-
plein se distribuait aux quatre coins d’une terre assoiffée qui le réveillait sec,
aride, désert. En fin de course, la mer, profonde plus qu’aucune tombe. Elle
l’étreignait. Kota la suppliait à haute voix de le garder à jamais dans ses replis.
Mais pour cela il n’aurait pas fallu la présence d’Anka tel un reproche qui
interdisait aux yeux du père le spectacle bienfaisant de son propre cadavre
nourrissant les mulets. Qui avait dit à Kota, qui lui avait dit ? En vérité, le sel
n’était pas plus doux que la solitude d’un orphelin. C’est la raison pour laquelle
il allait encore en mer pêcher la daurade et la crevette et s’en revenait vivant.
Alors que son fils s’approchait, Kota voulait le voir de plus près. Les doigts
d’Anka. Son front. Ses lèvres. Ses yeux. Sa démarche. Sa voix. Rien n’échappait
plus au regard vigilant du père. Et si, là aussi, un autre à sa place avait semé ?
Mais... Il y avait toujours ce mais qui le ramenait là-bas, où Anka était né,
dans la case en terre battue, entre le grand fromager et la rivière de gros galets.
En ce temps-là, Nindia n’aurait jamais osé. Comment aurait-elle pu, alors que
Kota était l’époux pareil à la poutre qui soutenait son toit ? Voilà soudain Anka
redevenu son fils unique, conçu quand il était debout et ses nuits différentes de
celles de Petite Venise où il se voyait rat, rien qu’un sale rat qui escaladait les
collines, traversait la ville pour aboutir au port où il s’embarquait sur un des
chalutiers d’une compagnie étrangère qui lui versait le salaire mérité par ceux de
son espèce à la fin de chaque mois.
Que la mer l’emporte, disait Anka la veille de chacun des départs du père. Que
la mer l’emporte à jamais, pour que revienne le sommeil profond.
Mais pourquoi, alors que père était en mer, le silence semblait-il n’être plus
tout à fait le même ? Anka qui s’interdisait de se poser les questions se demanda
alors d’où viendrait son chant à lui, pareil à celui de Nindia où s’entrevoit le miel
au bout des épines. Alors il s’efforçait de hausser les épaules, affirmant encore
qu’il n’était nullement blessé, que seuls se blessaient ceux qui ont des yeux pour
voir ce qu’il y a derrière toutes choses.
Cependant, malgré ses efforts pour se persuader que les démêlés de Kota avec
la vie ne le regardaient pas, il n’arrivait plus à retrouver la paix. Il se sentait seul.
Non pas comme il l’avait toujours souhaité, mais seul et vide, comme s’il
désirait, comme s’il lui manquait quelque chose d’urgent et d’essentiel qu’il ne
savait pas comment nommer et dont la réalité se réduisait à la souffrance
qu’infligeait son absence. Tout, à commencer par son nom, clamait la dérision
de ses certitudes d’antan. Lui, Anka le mal nommé, lui qui n’était plus la seule
récolte du ventre de sa mère, voulait qu’on lui dise son véritable nom. Cette
seule pensée le remplissait pourtant d’effroi comme si le nom dont il devait
hériter ne pouvait que porter un malédiction et lui annoncer la mort par le feu,
l’eau et l’empoisonnement. Du coup, il ne voulait plus savoir. Il était toujours
lui. Anka. Le bien nommé. L’unique fils, si ce n’était de sa mère, alors
seulement de son père.
La course, Anka. L’envol. Ton cœur qui cogne et le sommeil viendra, facile,
profond.
Étrange cette voix ! Elle, d’habitude ferme, montait à présent si faible au
moment même où Anka avait plus que jamais besoin de l’entendre démentir ce
que les yeux prétendaient voir. Pour aider cette voix secrète à retrouver sa force,
il courut vers l’école. Ce fut comme si, au cœur de la saison sèche la plus aride,
il allait puiser à la seule source qui ne pouvait tarir. Il allait reprendre sa place en
un royaume de vérité où Kota et Nindia n’avaient pas accès.
La course, Anka. L’envol. Ton cœur qui cogne et le sommeil viendra, facile,
profond.
Mais au moment où le maître tourna le dos à la classe pour joncher le tableau
noir de sa belle écriture, voilà que les battements de cœur d’Anka couvraient les
murmures de ses compagnons de jeux. Il dit que ce n’était rien. Rien que son
cœur qui battait dans l’attente de la récréation. Ce n’était pas une raison pour que
chaque mot prononcé par le maître sollicitât ainsi son attention. Il s’agissait en
l’occurrence d’une leçon d’hygiène portant sur les microbes, ces bestioles si
minuscules qu’on ne peut les voir à l’œil nu. Cependant, Anka les voyait.
Enormes, monstrueuses, elles grouillaient de partout, investissaient la moindre
petite parcelle de Petite Venise, raréfiaient l’air, s’engouffraient par les pores
d’Anka soudain dilatés, s’emparaient de ses organes, jusqu’à cette suffocation
que rien ne semblait pouvoir apaiser, surtout pas les conseils que le maître se mit
alors à donner aux élèves pour qu’ils se prémunissent contre l’assaut de cette
armée ennemie.
Ses camarades de classe voyaient-ils ce qu’Anka ne pouvait s’empêcher de
voir à cet instant-là ? À leur mine hilare, rien ne permettait de le supposer. Leurs
yeux étaient résolument posés ailleurs. La lumière du dehors les distrayait. Ce
serait peu de dire qu’Anka les enviait. Il les enviait jusqu’à la haine, ces
complices d’hier qui l’excluaient aujourd’hui et l’abandonnaient au milieu de ce
grouillement mortel, face au maître qui ne semblait plus s’adresser qu’à lui.
– Qui veut maintenant me réciter les climats ? demanda le maître.
– Moi, monsieur. Moi, monsieur.
Une voix monocorde se mit aussitôt à arpenter le monde d’un pôle à l’autre.
Par là, froid ; plus bas, tiède. Chaud par ici mais néanmoins sec. Alors que là,
pas aussi chaud mais humide...
– C’est bien, fit le maître satisfait. C’est important, vous savez, le climat d’un
pays. C’est lui qui détermine la flore et la faune que nous avons déjà vues
ensemble et bien d’autres choses encore que nous verrons au fur et à mesure.
Anka sentit la sueur déferler le long de son échine. Il avait peine à déglutir
tant sa gorge était nouée. Le tournoiement dans sa tête faisait que rien ne
ressemblait plus à rien, ni le maître, ni les élèves, ni Petite Venise. C’était
comme si une bourrasque s’engouffrait dans la salle, une bourrasque comme il y
en avait deux ou trois au plus fort de la saison pluvieuse quand les arbres étaient
soudain pris de frénésie et le ciel devenait si sombre avant de s’effondrer,
déversant ces trombes d’eau qui remuaient la boue et puis montaient, montaient
jusqu’à hauteur d’homme, semant la panique à Petite Venise.
Comment libérer ce cri en lui ? Comment taire cette colique ! Anka se pencha
légèrement, contracta son ventre, s’agrippa de toutes ses forces au banc. N’en
pouvant plus, il fit un mouvement brusque pour se lever. L’effort détendit ses
muscles soudain incapables de retenir cette somme d’angoisse qui se mit à
ruisseler le long de ses jambes en un flot lourd et nauséabond.
Les sifflets et les huées accompagnèrent sa course éperdue hors de la salle de
classe. Anka courait droit devant lui. Il courait aveuglément, griffé par les hautes
herbes puis il finit par s’écrouler, hors d’haleine. La joue contre le sol humide, il
avait peine à respirer. Mais bien plus que cette douleur vive qui sciait ses côtes,
c’était encore d’entendre au loin les huées de ses compagnons de jeux qui lui
arrachait les larmes. Il pleurait de savoir qu’il n’était plus des leurs, eux dont les
yeux ignoraient de quoi était faite la fatigue qui donnait à son corps cette
lourdeur de pierre et le plaquait au sol.
C’était pourtant un jour semblable à tous les autres, sans présage autre que
cette voix au fond d’Anka, si faible, si timide, elle qui tonitruait de certitude.
10

Voilà Anka recroquevillé dans un coin de la bicoque d’où il maudissait, non


pas tant la fixité du paysage, ni le flot continuel d’obscénités que toute chose
exhalait, mais sa propre glissade, de plus en plus profonde, comme dans un étang
de glu.
Le temps aussi. Le temps ponctué par le jour et la nuit semblait s’être arrêté à
l’heure d’un tintamarre assourdissant. La nuit l’enveloppait violemment. Elle le
couvrait de contusions chaque fois que son regard se posait et se demandait
jusqu’où. Tout lui pesait. Le silence autant que le bruit. Les visages se
réduisaient aux grimaces des bouches faisant des projets, racontant un rêve de
miel de l’autre côté des épines, suggérant, en dépit de tout, que l’homme n’était
pas cette chose par terre reniflée par les hyènes.
Ces bouches ! Qui espéraient-elles convaincre ? En tout cas, pas Anka, enferré
qu’il était dans sa nuit à perte de jour bercée d’aucun mirage.
Et le vide s’enflait d’un cortège d’instants tissant doucement une longue
saison si sèche qu’Anka sentait la soif le consumer. N’ayant pas comme Kota un
fils unique auquel s’agripper, il glissait sans se débattre. Père pouvait toujours
parler. Il pouvait aller le chercher là où il croyait le trouver, Anka se contentait
de glisser.
Kota le frappait, le menaçait, le suppliait. Pourquoi Anka ne voulait-il plus
aller à l’école ? À quinze ans, tout était encore possible. Est-ce qu’il avait pensé
à ce père qui n’avait que lui ? Comme il serait fier si jamais le fils unique se
voulait le bâton qui soutient un vieillard ! Était-ce trop lui demander d’être
infirmier ? Alors, pourquoi pas maître d’école que les gens d’ici salueront bien
bas ? Et policier ? Ça ne lui disait pas de porter un bel uniforme ? Au vu de tout
ce respect, Kota se demandait comment le fils né de sa semence pouvait encore
faire preuve de mauvaise volonté et passer des journées emmuré dans le silence.
– Va au moins jusqu’au certificat d’études. Après, on verra bien.
Pour Anka, c’était déjà tout vu. Il ne bougerait pas le petit doigt. Certainement
pas pour la contrée que son père entrevoyait, alors qu’ils étaient là tous les deux,
emmurés par le présent à patauger dans cette mare puante entre marécages et
collines. À un autre ce conte, pas à lui qui s’était offert de pleines brassées
d’illusions jusqu’à ignorer l’évidence qui découlait d’une chose aussi simple que
le climat chaud et humide de Petite Venise. Il ne voyait plus à quelle source
puiser le murmure sans faille qui dirait que son père n’était pas cet homme
incapable d’accomplir même l’exploit que pouvait encore se permettre le dernier
des bougres à Petite Venise ; qu’il n’était pas cette chose par terre que même les
hommes de son espèce moquaient parce qu’il préparait lui-même ses repas, allait
au marigot laver son linge, dormait seul dans le règne d’un néant que seule
pouvait combler la race des mères.
Kota le frappait, le menaçait, le suppliait. Anka secouait obstinément la tête. Il
ne le suivra pas là où il voulait le mener. Il ne savait plus prétendre.
Au bord de ce précipice, Anka était pareil à la proie fascinée par l’aspic. Là,
sa mère se dressait, immobile au milieu de toutes les femmes dont les pieds
scandaient la terre sous un ruissellement de plumes et de perles. Son œil grave
décochait un reproche à l’enfant venu tout exprès de Petite Venise interrompre
sa danse d’allégresse.
Danse, Nindia. Danse. Ton fils veut te voir danser. Il dit que tu ne saurais le
faire.
Qu’est-ce qu’elle croyait, cette mère faite chienne ? Que les lacs pouvaient
suffire à la sortir de là ? Treize enfants, c’était le maximum qu’elle pouvait se
permettre là-bas, vu son âge. Pourvu que ces enfants ne soient pas du même
sexe. Rien que des garçons, passe encore. Mais un ventre de femme qui ne
conçoit pas autre chose que des filles, si ce n’était pas une calamité, alors
comment le nommer ? Nindia pouvait-elle lui dire ? Et admettons que ce ventre
réussisse à déjouer les plans du mauvais œil qui serait forcément cause qu’il
n’alterne pas le produit de sa récolte, Nindia ne serait pas quitte pour autant, à
cause de toutes les autres malédictions qui la poursuivaient depuis le jour de sa
naissance et même avant. Pour commencer, n’était-elle pas de l’argile dont on
fait les chiennes ? Il n’y avait rien à faire : si ce n’était déjà fait, les lacs finiront
bien un jour par la noyer. Elle crèvera là-bas, et ce serait tout juste ne pas crever
ici.
Anka voyait Nindia en cette nuit. La mère lui fredonnait le chant qui mène au
miel de l’autre côté des épines, et ce chant lui déchirait le tympan. Tout en lui se
mettait à hurler. Il voulait qu’on le laisse là où il était, si ce n’était en paix, du
moins dans la certitude de l’étang sans fond qui l’aspirait par à-coups.
Il ne se débattait pas. À quoi bon ? Il savait d’avance qu’il n’aurait jamais le
dernier mot face à cette force qui l’agrippait. Il savait que tout mouvement serait
celui embarrassé d’un papillon de nuit se cognant contre le verre d’une lanterne.
Il haïssait les papillons de nuit ! Depuis que ces créatures imbéciles, faites pour
s’abîmer quoi qu’elles fassent, s’étaient mises à incarner aux yeux d’Anka toutes
les prétentions du monde, il les haïssait. Jusqu’à les attraper systématiquement
afin de leur arracher une à une leurs ailes et leurs antennes avant de les
écrabouiller rageusement comme s’il s’agissait d’ennemis héréditaires. Il avait
beau se raisonner chaque fois, c’était plus fort que lui ; il ne pouvait réprimer
l’envie de mettre un terme à leurs vains mouvements. Il fallait qu’il précipite ce
qui, à ses yeux, devait de toute façon finir par arriver.
La gifle de Ko ta partait. Une de plus qui brûlait la joue d’Anka. Mais, cette
fois, Anka ne savait plus si le visage ravagé de tics de son père suppliait ou
menaçait. Père voulait savoir si Anka avait effectivement tenu les propos qu’on
lui prêtait et qui leur valaient d’être assiégés par toute une famille venue se
venger.
– As-tu, oui ou non, prononcé ces paroles dignes du mauvais sang de Nindia
dans tes veines ?
Pourquoi chercher ? Bien sûr qu’il les avait prononcées. Ce n’était pas parce
qu’il se taisait qu’on devrait croire qu’il niait. Mais quoi ? Il n’avait fait que dire
la vérité à ce simplet qui se faisait appeler Ringo l’Américain depuis qu’il avait
découvert, de l’autre côté des collines, la maison de la technicouleur, comme il
disait. Il se croyait au ZIOUWESSA1, Ringo. Il mâchait tout le temps du
chewing-gum, prenait des airs de fierté pas possibles dans son chapeau, sa
chemise, son pantalon et ses chaussures complètement cow-boy.
Il fallait bien que quelqu’un lui dise qu’il habitait Petite Venise et nulle part
ailleurs. Oui, autant valait le lui dire tout de suite, avant que les choses ne se
chargent de la besogne.
Approche, Ringo. Viens prendre la main fraternelle d’Anka qui te dit qu’il ne
sait pas à quoi ressemble l’Amérique mais peut cependant affirmer que Petite
Venise ne ressemble qu’à Petite Venise.
Pour toute réponse, Ringo eut un éclat de rire. « Dieu merci. Heureusement
que l’Amérique ne ressemble pas à ici. » Pensait-il.
Comment le convaincre ? Comment réussir à lui filer la colique qui le ferait
sortir dare-dare de la technicouleur à coups de différences de climat et de
position par rapport aux deux pôles ? Anka le fixa droit dans les yeux. Il fallait à
tout prix que Ringo comprenne. Ce n’était pas le père d’un Américain qui
crèverait de la manière dont avait crevé le sien, rabougri, rongé par la lèpre.
Même qu’il fut cloué vite fait entre ses quatre planches sans même vérifier s’il
avait bien rendu son dernier souffle.
Ringo fronça soudain les sourcils. Il essayait sûrement de se souvenir des
paroles et des gestes qui viendraient à un Américain technicouleur en pareille
circonstance. Rien ne venait. Enfin, rien de bien convaincant. De toute évidence,
la technicouleur n’avait pas prévu la confrontation de ses yeux avec ceux d’Anka
dans le décor unique de Petite Venise.
– Ce n’est pas vrai, arriva-t-il cependant à bégayer. Les poings serrés, il
s’avança plein de menaces vers Anka. Il exigeait que ce dernier lui rende
l’Amérique ; qu’il lui rende l’instant d’avant cette sueur qui perlait sur son front.
– Regarde bien, Ringo, et dis-moi si je mens, fit seulement Anka, étonné lui-
même par l’intransigeance de sa voix qu’il savait portée par la générosité.
Il vit Ringo s’écrouler secoué de convulsions violentes. Une bave épaisse se
mit à jaillir de sa bouche puis se teinta de rouge. Ringo se mordait la langue sous
le regard émerveillé d’Anka.
Saleté d’enfant venu le premier du ventre de la chienne ! Anka glissait. De
plus en plus profond. Jusqu’au plaisir jaillissant d’une douleur à l’aine, jusqu’au
chatoiement des abcès et de la gale outrageant sa chair devenue nourriture du ver
de cayor2. Il pourrissait vivant. Il avait froid. Il faisait si chaud dehors et il
claquait des dents. Sûrement la certitude du fond de l’étang d’un moment à
l’autre. C’était elle qui le faisait trembler. C’était elle qui mettait ce désordre
dans le mouvement de ses bras qui battaient l’air, le mouvement de son corps qui
se tordait avant de s’affaler dans cette nuit étale comme une mer de fièvre.

1 USA.
2 Le ver de cayor, répandu en Afrique, est la larve de Cordylobia anthropophaga qui pénètre
activement la peau de l’homme ou des animaux domestiques. Il se traduit par l’apparition d’une
tuméfaction douloureuse d’où s’échappe au bout de quelques jours le ver parvenu à maturité.
III

LES ÉPOUSAILLES
1

Là, pourtant, l’aube. Elle finit par venir, elle que rien au départ ne semblait
annoncer. Là, cette rumeur ténue, ample, surgie de nulle part et de partout. Là, le
seau d’eau qui tinte et l’immobilité du transistor posé sur le tabouret à côté de la
couche du père. Entre les planches disjointes de la bicoque, la nuit n’était plus
que cette lumière sale.
Il pleuvait dehors. Anka imaginait le ciel affaissé sur Petite Venise que la
pluie malmenait. Un vrai ciel de matin de pluie à Petite Venise où rien ne
manquait, même pas l’odeur de la boue dans les narines qui dit que le marécage
est sorti de ses limites pour aller à l’assaut des collines.
Comment ne pas se regarder ? Comment ne pas s’étonner ? Anka se regardait
mais ne s’étonnait qu’à peine de se voir là où il était, allongé, son sexe dressé, la
tiédeur du sperme éparse sur son ventre, si près des ronflements du père comme
un chant d’accueil, tandis que le toit émaillé de trous laissait passer les gouttes
qui frappaient ça et là, jusque sur la paille de sa couche.
Quelle heure pouvait-il bien être ? Il était sûrement tôt. La main de Kota ne
s’était pas encore tendue pour tourner le bouton du transistor à l’heure des
premières nouvelles du jour. Kota dormait encore. Cette pluie ne pouvait pas le
déranger. Bien au contraire. Elle le berçait comme le bercerait le clapotement de
la mer contre une pirogue à l’ancre. Il était encore trop tôt. Mais qu’importait
l’heure, puisque Anka était là, rendu au monde, à Petite Venise, à la bicoque, à
tous ses objets familiers qui lui confirmaient qu’il ne dérivait pas ; que sa barque
sur la nuit liquéfiée était venue échouer sur le rivage où il les avait laissés.
Devait-il attendre que le contour de toute chose se précise pour rompre enfin le
silence ? Anka se demanda s’il ne serait pas plus sage au contraire qu’il aille
sans tarder vers Kota. Tant pis si son père bondit à l’appel de cet enfant de rien
décidément venu au monde pour troubler son sommeil. Il grommellera, irrité
sans aucun doute par le contact de cette main, de cette peau sous laquelle
couraient les veines charriant le mauvais sang de Nindia.
Et si tout simplement il devait être surpris ? Surpris jusqu’à l’émoi, à la seule
vue du fils penché sur son visage.
Anka voulait lui dire. Il ne pouvait pas ne pas lui dire cette simple vérité :
jamais il ne s’était réveillé par un matin pareil, lui qui s’était couché hier dans la
certitude de son aïeul à jamais silencieux.
Mais était-ce bien lui, cet autre qui se sentait soudain lavé du long deuil de
Tat’Rèdiwa ? Son sexe encore dressé et la tiédeur du sperme sur son ventre
étaient là pour l’attester.
C’était bien lui et non un autre, cet enfant que l’aïeul ne pouvait plus
contredire. C’est pourquoi il se leva et alla d’un pas assuré vers Kota. Là, penché
sur ce père qu’il n’avait jamais vu d’aussi près, sa main sut trouver le geste
simple qui invite.
– Père, écoute-moi. J’ai enfin l’âge où les masques livrent leurs secrets.
La voix d’Anka ne suppliait pas. Elle n’avait plus besoin de supplier. Et
comme les sourcils du père se soulevaient d’étonnement, Anka comprit que Kota
lui demandait s’il savait seulement ce qu’il venait de dire. Alors Anka hocha la
tête et dit au père :
– Regarde. Je me suis couché hier et j’ai vu, de mes yeux vu l’abîme. Du fond
du gouffre j’ai entendu la voix de Tat’ Rèdiwa surgir, tissant en un seul conte
l’éparpillement des paroles semées au fil des saisons où j’allais m’asseoir sur ses
genoux. L’insistance du ciel soudain chauffé à blanc m’a fait haleter. Me voilà
un parmi un peuple qui déferle dans un vacarme assourdissant. Une nuée
d’oiseaux sombres plane au-dessus de nos râles. L’horizon ! Je cherchais
l’horizon qui pouvait borner le ciel d’un royaume si vaste. Pour toute réponse, je
n’entendis que la chamaille accoucheuse de tribus. Au cœur de notre débâcle,
une voix se leva pour dire : Venez, je suis l’aîné de mon père, l’horizon sera du
côté que désigne la main droite. Le puîné aussitôt se dressa pour dire que
l’horizon viendra du côté de la main gauche. Me voilà du coup faisant partie du
rameau qui ne savait pas, qui ne savait plus, et qui se ruait d’instinct jusqu’à un
promontoire où la terre sous les pieds surplombe les frémissements du pays où
règne une ogresse.
Alors je contemplai la douceur de fermer les yeux. Douceur déjà évanouie
sous la clameur de la bataille qui se livrait dans mes viscères.
S’abolir. Taire jusqu’aux battements du cœur. Ne plus respirer. Emprunter à la
pierre sa rigidité. Ou alors fondre, devenir fluide. Fuir. Fuir de nouveau.
Qu’importe si c’est à rebrousse-chemin, pourvu que le mouvement soulève le
vent du mensonge. Elle était si pressante cette envie, que j’ai vécu les affres de
ne pouvoir m’arracher à cette terre maudite. J’étais sans jambes ni bras. Juste un
tronc. Un arbre pétrifié face à la forêt sombre.
L’ogresse ! La hideuse aux mains lourdes de griffes était adossée contre mon
horizon. Pour ne pas la dévisager, j’eus le mouvement brusque de l’enfant que
l’effroi tasse sur lui-même et jette contre une poitrine bienfaisante. Mais là, seul
mon cœur battait. Blotti contre la terre muette, mon cœur devenu fou cognait
dans un bruit assourdissant, tandis que mes yeux s’emplissaient de la couleur du
morceau de ciel insensé qui figeait ma saison.
– Ne tremble pas, mon enfant.
Ce fut là le murmure qui me vint aux lèvres et qui me fit comprendre que je
tremblais en effet d’écouter l’ogresse s’ébrouer.
Souveraine, Ndjouké s’avançait vers moi. La hideuse aux mains lourdes de
griffes ! Elle avait la démarche lente d’un fleuve profond charriant le lourd tribut
de ses victoires au fil des contrées. Le vent mugissait dans ses cheveux hirsutes
de folle au regard halluciné. Rugueuse. Solide. Compacte. Pleine. Comment se
pénétrer de sa silhouette et ne pas écouter le sinistre craquement des os broyés
dans ses corps à corps ? Elle approchait ; de ses aspérités montait, avec l’haleine,
l’odeur âpre d’une terre d’alluvions. L’animal, le végétal, jusqu’à l’effritement
des pierres, là, dans le marécage de son ventre.
La démente ! Elle était là, penchée sur moi. Qu’attendait-elle pour user de ses
dents faites pour déchirer ? Qu’attendait-elle pour broyer ? Mais voilà que son
œil s’embuait. On dirait qu’elle savait pleurer.
Ndjouké se mit à gémir. Elle, tranchante, anguleuse, abrupte, s’arrondissait
soudain en se saisissant de ses lourdes mamelles qu’elle se mit à pétrir lentement
avant de se laisser choir, m’offrant cette béance entre ses cuisses écartées.
Et je sentis mon sexe s’enfler, raide comme un doigt désignant le chemin.
Ndjouké tout contre moi avait la respiration un peu heurtée que donne une
grande soif. Elle n’était plus qu’un champ aride que je labourais et baignais de
sueur. Rien ne m’étonnait. Ni elle, ni cette vague qui montait. Elle se dépêchait,
elle roulait dans le charivari de cette nuit soudain constellée. Alors je crus voir
l’Ocre et le Kaolin sur ce promontoire. Tout n’était plus qu’Ocre et Kaolin dans
mes yeux. L’horizon ainsi paré des couleurs du sang coagulé et du lait maternel
semblait offrir un baume pour mes lèvres gercées, pour ma gorge nouée.
– Ma promise ! murmurais-je, à l’instant même où la vague éclaboussait la
nuit avant de me déposer là, sur cette couche que je croyais lit de mort.
– Voilà, père, ce que j’ai vu et que je tenais à te dire, ajouta Anka.
Kota hocha la tête. Une expression de satisfaction mêlée de gratitude
illuminait son visage comme si le fils venait de lui rappeler quelque chose qu’il
savait depuis toujours mais qu’il avait oubliée. Pour la première fois, Anka
l’entendit l’appeler par son véritable nom.
– Rèdiwa, nommé d’après mon père, si tu as vraiment l’âge où les masques
livrent enfin leurs secrets, explique-moi l’ocre sur ce visage.
– Je vois l’ocre dans tes yeux posés en toute saison comme deux puits taris.
L’ocre, comme un crachat sur ton visage. L’ocre sur la terre devenue chair qu’on
t’arrache. L’ocre, quand toute chose se tait pour mieux se repaître de ta langue
d’agonisant. L’ocre encore et encore sur toi du lever au coucher.
– Que peut bien signifier alors le kaolin sur ce visage ?
– Qui peut le comprendre, père, s’il n’est pas l’amant penché sur ce visage ?
Ne me le demande pas. J’ai à peine l’âge où les masques livrent leurs secrets.
Le père le considéra un instant puis lui dit :
– Penche-toi, mon fils. Penche-toi sur ce visage et n’oublie pas de venir dire à
ton père, toi qui as enfin l’âge où les masques livrent leurs secrets.
Ce jour même, Anka escalada pour la première fois les collines qui séparaient
Petite Venise du reste du monde. Il marcha longtemps, au hasard, à travers la
ville. Ivre, comme entraîné par ce qu’il croyait être seulement le plaisir de se
promener, d’être là, au cœur de la capitale de son pays. Et pourtant, quand il finit
par aboutir du côté de la corniche, il comprit que ce qu’il voyait à cet instant
justifiait à lui seul son désir de marcher.
Devant lui, la mer. Anka la contemplait avec l’émerveillement de quelqu’un
qui retrouve une connaissance après une longue absence. Et dire qu’elle avait
toujours été là, à quelques pas de Petite Venise ! Il lui aurait suffi de faire à
l’envers le chemin qui le conduisit là-bas. Mais pouvait-il le faire ? Le voulait-il
seulement, lui qui n’aimait rien tant que le silence recouvrant toutes choses ?
Derrière lui, la ville ; devant lui, la mer. Le bruit des vagues, comme une
rumeur bienfaisante accompagnant l’offrande d’un aïeul !
Suivre le rivage ! Longer cette digue ! Jusque-là où le grand fromager et la
rivière de gros galets étaient. Là où la case en terre battue était. Pour que les
yeux ramènent à côté de l’ocre ce qui nourrit Ombre faite épouse...
Anka s’avança pour aller simplement s’asseoir sur la digue contre laquelle
venait se briser la mer.
Devant lui, la ville. Grosse de tout ce vacarme où la forêt mêlait ses voix à
celles venues d’ailleurs.
Écumer ce territoire, s’y enfoncer, l’arpenter. Jusque-là où les pieds peuvent
mener. Là où l’oreille peut encore écouter. Pour que les yeux ramènent à côté de
l’ocre ce dont se nourrit Ombre faite épouse...
Anka commençait à comprendre pourquoi il ne pouvait ne pas venir ici. Il
savait ce qui l’avait poussé : voir de ses yeux, voir en plein jour, ce que voulait
dire son aïeul pendant qu’il dormait. Voir Ombre parée d’Ocre et de Kaolin.
Derrière lui, les vagues, comme la rumeur bienfaisante accompagnant
l’offrande. Et dire qu’elles avaient toujours été là, à quelques pas, tel un démenti
renouvelé aux heures où tout affirmait que l’offrande n’eut pas lieu.
2

Désormais, plus personne n’appelait Anka autrement que Rèdiwa. Il revint


régulièrement s’asseoir sur la digue qui longe le bord de mer. À moins d’être
absent de la ville pour une raison quelconque ou alors retenu dans son lit par la
maladie, il ne se passait de semaine où on ne le vît, ne serait-ce qu’une fois,
assis, au même endroit, tournant le dos à la mer.
Nul doute. Certains passants le prirent pour un de ces fous, tout à fait
inoffensifs au demeurant, qui s’octroient un périmètre bien délimité pour ne plus
devenir qu’un des éléments du paysage qu’ils hantent. Mais de le voir toujours
là, n’empêcha pas cependant qu’un visage l’interpelle de temps à autre.
– Bonsoir. Tiens ! Mais c’est toi ? Encore toi ? Toujours toi sur cette même
digue qui longe le bord de mer ?
Anka n’était plus alors que le parent, le voisin de quartier, le collègue de
travail, cette rencontre dans un bar, un taxibus, un ascenseur peut-être ; devant
un même spectacle, à la télévision, à la poste, dans les couloirs d’un ministère,
d’un hôpital, d’un commissariat. Cette rencontre chez lui, chez untel, par un jour
d’affrontement, d’échange. Il était cette rencontre d’il y a longtemps, de ce matin
même, de la nuit dernière.
Et si, parmi ces passants, il y en eut qui détournèrent la tête, faisant semblant
de ne pas le voir, cela ne prouvait rien, sinon seulement qu’Anka était comme
tout un chacun capable aussi d’inspirer le mépris, l’indifférence et même la
haine.
Mais qu’importait l’humeur et la disposition d’esprit de ceux qui le
reconnaissaient sur cette digue ! Une seule chose demeurait : il intriguait. Et lui
qui ne voyait aucun mystère ni aucun mal à être là où il était, lui qui se contentait
de venir apporter à Ombre faite épouse la récolte de ses yeux posés sur le train
des jours, sentit, en même temps que la gêne, un impérieux désir de dissiper ce
qui semblait un mystère pour les autres. Mais comment, en vérité, leur expliquer
ce qu’il faisait là, assis sur la digue qui longe le bord de mer ?
Pendant longtemps, il ne sut par où commencer. Il ne pouvait tout de même
pas continuer à répondre invariablement qu’il venait à cet endroit prendre l’air ;
qu’il aimait regarder la ville de cet angle-là, à cause de la mer et du bruit des
vagues. Cela n’arrangeait rien du tout. Au contraire, il ne réussisait qu’à attirer
sur lui des sourires amusés quand on ne riait pas franchement, quand on ne le
soupçonnait pas de ruminer quelques projets dangereux. Pensez donc. Un
homme seul, toujours assis au même endroit, sur cette digue qui longe le bord de
mer ! S’il voulait se faire comprendre, il lui fallait bien plus que des bégaiements
sur les vagues et l’air marin qui ne tenaient pas debout même à ses propres yeux.
Mais où trouver les mots qui diraient pourquoi il était là ? Comment faire voir
sans rien oublier, sans rien trahir de ce qui le menait ? À la nécessité d’être là,
répondaient désormais l’urgence de vouloir dire et le tourment de ne pas
pouvoir.
À force de buter sur son propre silence, il finit par se demander si cette fièvre
qui l’embrasait face à tout visage interrogeant ses lèvres, n’était pas la même qui
fit balbutier un jour son aïeul. Le ciel en cette saison était en effet pareil à celui-
ci. Maintenant comme alors il ne ressemblait plus à rien ; on aurait dit celui
d’une saison sèche qui s’attarde sur une contrée mourant de mille soifs. Alors, de
la digue contre laquelle venait rageusement se briser la mer ce jour-là, Anka
affirma qu’il voyait maintenant.
Le ciel. La soif Cette saison insensée. C’est par là qu’il fallait commencer.
C’est de là qu’il faudrait partir pour donner à voir Ombre telle qu’il la voit.
Alors Ombre faite épouse, assise à la table de noces, lui dit :
– Apporte. Apporte à côté de l’Ocre le Kaolin dont je me nourris.
Dans la même collection

Le Lieutenant de Kouta, de Massa Makan Diabaté (roman)


Le Coiffeur de Kouta, de Massa Makan Diabaté (roman)
Le Boucher de Kouta, de Massa Makan Diabaté (roman)
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La Mort et l’Écuyer du Roi, de Wole Soyinka (théâtre)
La Tortue qui chante, de Agbota Sénouvo Zinsou (théâtre)
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Anthologie africaine d’expression française, de Jacques Chevrier (volume
I : le roman et la nouvelle)
Anthologie africaine d’expression française, de Jacques Chevrier (volume
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