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Au Bout Du Silence by Laurent Owondo
Au Bout Du Silence by Laurent Owondo
Paul ÉLUARD
I
OMBRE
1
L’aïeul scrutait l’horizon et c’était en vérité Ombre qu’il cherchait. Elle n’était
pas encore arrivée à son repas de noces. Il y avait longtemps qu’on l’attendait
pourtant. La table dressée étalait une profusion de kaolin. C’était la table de paix
où sont conviées les épousées. Elles seulement. Rèdiwa les interrogeait du
regard : sereines, même dans l’attente, elles lui disaient qu’elles avaient
accompli, elles surgies des crevasses qu’une montagne arbore quelque part, tel
un saignement d’accouchée. Chacune à son tour avait pris le chemin qui mène là
où la forêt est sombre et abrite tant d’amants. Chacune à son tour avait été
étreinte et s’en était revenue s’asseoir à la table de noces.
Que les mânes soient loués ! pensa à cet instant Rèdiwa, car du plus loin qu’il
s’en souvenait, il en avait toujours été ainsi : une montagne secrète se profile à
l’horizon de qui peut la voir et enfonce profond ses racines dans la contrée qui
lui sert de vallée. Quand les soupirs envahissent la saison, immanquablement, la
montagne accouche d’une fille qu’elle pare d’ocre et de kaolin. Cette fille, née
par la seule force des soupirs, est féconde ; d’une fécondité à rendre verdoyant le
désert le plus aride. Son visage est empreint de gravité. C’est qu’elle a faim et
sait déjà que seul le regard de l’amant peut la rassasier.
Il n’en saurait être autement. Voilà mille saisons que la montagne accouche et
que ses filles s’en vont, affamées, chercher le regard qui donne droit au repas.
Elles s’en reviennent toujours, comblées. C’est pour cela que Rèdiwa
s’interrogeait. La saison était pourtant aux soupirs et son regard cherchait en
vain la dernière-née de la montagne. Qui pouvait-elle être, sinon Ombre
qu’Anka ne connaissait pas encore.
Voici donc toutes les aînées d’Ombre assemblées autour de la table de noces.
Alors s’imposait à l’aïeul la place vide ; d’autant plus vide qu’il n’y avait qu’elle
d’inoccupée et qu’irrémédiablement les regards des convives y convergeaient.
Rèdiwa comprenait : il y avait longtemps que la dernière-née avait pris le
chemin qui mène à la vallée. Elle n’était toujours pas revenue. Les épousées,
dans un même mouvement, portèrent soudain le doigt sur les lèvres. N’est-ce pas
que la bouche doit toujours taire l’impensable ?
– Ombre sera étreinte, lancèrent-elles d’une même voix. S’il est vrai qu’en
cette saison existe encore un homme qui suffoque dans la vallée, la dernière de
notre lignée viendra s’asseoir à cette table.
Rèdiwa pouvait-il les croire en cette saison où même le ciel ne ressemblait
plus à rien ? L’aïeul ne retenait que l’absence de la dernière-née. C’était de ne
pas la voir poindre à l’horizon qu’il soupirait. Il imaginait Ombre dans la
tourmente et Ombre ne démentait pas. Bien au contraire. Elle suggérait tout bas
que Rèdiwa était dans le vrai. Elle le suppliait de ne pas se laisser abuser par la
certitude toute de façade de ses aînées. Sous le pli de leurs yeux qui semblaient
regarder en dedans et ignorer tout le tumulte du dehors, perçaient tant
d’interrogations. Tandis qu’Ombre offrait seulement son regard à elle qui
embrassait de bout en bout le pays des amants.
Ses aînées calfeutrées dans la paix reconnaissaient-elles encore la contrée d’où
montent les appels ? Elles acquiesçaient. Pour elles, Ombre y était tout à fait. Il y
avait là jusqu’à la rumeur sourde d’une forêt sombre au triomphe exubérant ; une
forêt pareille à une démente que seule la mer endigue. La dernière-née était bien
dans le pays éventré de fleuves et qui ne frémit plus quand le soleil est au zénith
et lui fait l’œil dur de la réprimande.
– Vous savez et ne savez pas, filles de ma mère, leur répondit Ombre d’une
voix pleine d’entendement. Par l’ocre et le kaolin, vous savez et ne savez pas
pourquoi je ne suis pas parmi vous.
Le silence autour de la table de noces se froissa de murmures. Ombre avait-
elle enfreint une quelconque prérogative ? À son corps défendant, elle affirmait
qu’elle était conforme, en tous points conforme. Elle n’avait rien oublié. Il lui
était même doux de se regarder avec les yeux de celles qui l’avaient précédée.
Cela la ramenait au jour où elle fut parée, au jour où elle prit le chemin qui mène
à l’amant. Elle se souvenait : son cœur qui battait si fort, non pas de peur, mais
de mesurer la portée de son voyage. Son pas était sûr parce que porté par la
certitude de l’étreinte. La vallée l’appelait de sa voix des mauvais jours et en
bonne fille de sa mère, elle répondait. Sa faim pour seul guide, elle s’en allait.
Comme séduire lui semblait aller de soi ! De la vallée montaient les râles et elle
avait le visage ocre et kaolin. Nul besoin d’espérer puisque espérer c’est déjà un
peu douter. Elle ne doutait pas. Elle allait vers l’étreinte. Pouvait-elle imaginer ?
Au rendez-vous des pleines lunes, pas un seul amant ne venait. L’homme
ployait sans que son regard n’aille à la rencontre d’Ombre. Étrange !
Ombre ne perdait cependant pas confiance. Elle rôdait. Que pouvaient
quelques lunes infructueuses contre mille saisons de kaolin ? Elle persévérait.
Jouant des nuances de son langage d’affamée, elle embaumait l’air des parfums
les plus étranges. Mais pas le léger frémissement des narines qui éveillerait ses
soupçons. Les oiseaux de nuit hululaient dans l’après-midi sans provoquer
d’émoi ; pas plus que la chair de poule de la caresse d’Ombre quand elle
s’approchait et donnait le frisson en pleine canicule.
Voilà que la dernière-née perdait patience et se faisait violente. Là encore, elle
était conforme. De ses propres venins n’a-t-elle pas l’antidote ? Elle abusait de la
fièvre, jusqu’à brûler les fronts, jusqu’à glacer la chair. Dans la tête de ceux qui
refusaient son étreinte, Ombre mettait des dissonances et dansait une sarabande.
Ils saignèrent du nez. Ils furent pris de spasmes. Leur parole devint délire.
Et dire qu’un simple regard aurait suffi pour réconcilier ! Rien qu’un regard,
et Ombre aurait rengainé ses couteaux. Mais dans l’aveuglement, les amants s’en
remirent à ceux qui avaient une idée sur tout mais ignoraient jusqu’à l’existence
de cette montagne qui respire et s’enfonce profond dans la contrée qui lui sert de
vallée. Face au désir d’Ombre, ils ne trouvèrent pas mieux que les gestes qui
détournent de la fille de la montagne.
Alors Ombre désespéra. De là où elle était jusqu’à son repas de paix, au lieu
de l’étreinte, seulement la multitude de ses vaines tentatives. En quelle saison sa
noce ? se demandait-elle. Tant et si bien que le mouvement se résumait chez elle
à traîner le désarroi. Elle vacillait. Elle hurlait à la lune de concert avec les
chiens faméliques. Quoi qu’elle entreprît, l’indifférence de l’amant la renvoyait à
sa vaine opulence. Alors elle se contemplait. La voilà tour à tour regard et
horizon. Elle ondoyait de toutes les substances de la montagne sa mère. Elle
s’enivrait d’elle-même.
Ce fut là qu’autour de la table des épousées, les fronts se plissèrent. De trop
ou de ne pas comprendre ? Ombre ne savait. Elle mesurait seulement la distance
où ces fronts la reléguaient. Elle était bien dans le pays où la nuit sous la voûte
végétale enfante mille monstres. L’air y est irrespirable... Elle se tenait là,
pareille à la torche de résine sur le point de s’éteindre, sans une main pour
ranimer la flamme. Et soudain, de sa bouche surgit ce cri :
– Voyez, filles de ma mère. Mon chemin n’a rien d’un raccourci. Rien de
l’allée pavoisée de vos triomphes. Je n’avance pas. Je tâtonne.
Plus que jamais, Ombre était branche qui ployait sous l’abondance des fruits.
Elle oscillait jusqu’au vertige à la cadence de sa propre sève. L’ivresse de son
mouvement ! L’ivresse d’elle-même !
Sur la table des épousées les fronts se plissèrent plus encore. Cette fois,
Ombre comprenait : ses sœurs désapprouvaient. Ombre oublie-t-elle que la
montagne n’est rien sans l’ocre et le kaolin dans le regard de l’amant ?
Cette pensée ramena aussitôt Ombre à ses bras ballants, ses bras encombrants
à force d’être inutiles. Alors, posant la main droite sur la tête, elle se fit soudain
humble et supplia ses aînées.
– Ne vous offensez pas, filles de ma mère. Je m’enivre de moi pour ne pas
douter, mais que pouvez-vous craindre ? Il y a cette faim pour me retenir.
Agrippée à sa faim qui ne lui permettrait jamais de rebrousser chemin mais
toujours lui dicterait d’aboutir, Ombre reprit docilement la marche. Elle marchait
en se sachant belle. Elle se regardait avec les yeux de l’amant. Elle mesurait
l’étendue de l’amour qui lui était dû. Elle disait qu’elle n’était pas vaine, sa
présence dans la vallée. Mais puisqu’il fallait bien expliquer pourquoi elle
s’attardait loin de la table de noces, que faire, sinon encore considérer. Alors elle
se pencha de nouveau sur son territoire. Elle l’écouta, l’ausculta, le sentit dans
ses moindres frémissements. C’était bien le pays où viennent les filles de sa
mère offertes aux regards de ceux qui ploient. Qu’importe cette voix vindicative
qui s’enroue à force de vouloir prouver le contraire en tenant des propos sur la
progression constante du revenu par tête d’habitant ! À tous les bilans
globalement positifs, Ombre criait grâce et demandait seulement pourquoi.
Pourquoi encore les yeux chargés d’effroi ? Pourquoi les dents serrées, pourquoi
ce dégoût alors que seulement le jour se levait ? En attendant une réponse qui
tardait à venir, Ombre maintenait qu’elle était bien dans la vallée des amants.
– Explique alors pourquoi aucun ne t’étreint.
L’autre voix tonitruait. Elle allait triompher. Ombre eut pourtant un sourire
qui disait qu’elle savait. Ici tout aimait à prétendre. La pluie ne se voulait-elle
pas déluge ? Le paysage ne paraissait-il pas sans nuance ? Le soleil sans course
quand il était au zénith ? Ombre sera étreinte. Aussi vrai que cette forêt
farouchement vierge dans son strict uniforme vert s’affale parfois avec des
mollesses de femelle assouvie quand le ciel taquine ses renflements, là-bas, aux
confins des savanes. Ombre aura sa noce.
Soudain, l’autre voix laissa échapper un rire gras qui mit le doute dans l’esprit
d’Ombre et lui fit mesurer son inconsistance. Et si elle avait raison l’autre voix ?
Si, véritablement, l’indifférence devant sa parure ocre et kaolin n’était pas
prétention ? Ombre secoua la tête énergiquement. Elle ne concevait pas. Pendue
à sa faim qu’attisait la détresse muette tout autour d’elle, elle ne voulait pas, elle
ne pouvait pas concevoir. Donner raison à l’autre voix ! Mais qu’adviendrait-il
de l’amant qui se demande pourquoi ? Qu’adviendrait-il de la montagne ? Ni
Kilimandjaro, ni Adamawa, même pas Aïr, Ombre savait que la montagne
n’était rien sans le regard de l’amant.
Alors elle s’affola et se mit à maudire l’époque. Elle la soupçonnait de porter
en germe son tourment. La voilà qui désirait remonter le temps où le peuple de la
vallée n’était pas encore un peuple d’amants ; quand il n’avait conscience que de
ses halètements dans un champ clos à l’air raréfié et que rien, pas même la
nostalgie d’une position fœtale, ne pouvait taire son plein gré de surgir de la
contrée mère devenue pourrissoir.
Peuple à la vision scellée qui disait qu’un étang sans fond accapare tout
songe ! Que lui restait-il hors du lent mais implacable glissement vers le fond ?
Que pouvait-il puiser dans la sensation de sombrer ? Se cabrer ! Charger toute
pensée du refus d’épouser la logique de cette pente funeste ! Se débattre !
C’est pourquoi il se mit à déferler. Ndjouké était à ses trousses. La hideuse
aux mains lourdes de griffes respirait et son haleine effleurait les nuques.
L’ogresse ! C’est elle qui poussait. C’est elle qui prêtait ces visages avares.
Peuple sans songes ! Ce n’était pas un peuple d’amants : rien ne le retenait. Rien
non plus ne l’attirait. Ndjouké seule était certitude.
Éparpillé dans les paysages à la démence fertile, chaque pas semblait
inéluctablement le mener vers l’abîme. Au hasard de cette ruée, un point d’eau
sous le ciel incandescent, la moindre promesse décelée sur la terre brûlante et
voilà qu’une voix jurait déjà qu’ici l’ogresse devrait rendre l’âme. Certains
s’arrêtèrent et, s’arc-boutant sur la clémence des Dieux, ils s’installèrent. Pour
quel destin ? Eux seuls le savent. Le reste continua.
Sur leur chemin, la plaine soudain verdoyante. Un lac vaste comme une mer
intérieure. Devant tant de dons, ces regards habitués à couver le mirage restèrent
circonspects. Deux jours durant, immobile, chacun contemplait et considérait.
Quand le doute s’estompa et que les premiers groupes s’engagèrent pour enfin
prendre possession de cette manne à perte de vue, une pluie de flèches et de
lances fulgurant dans la lumière du matin fit éclater les chairs. L’ogresse !
Encore elle ! Qui ne la reconnaissait dans le surgissement des guerriers
ombrageux derrière le parfait rempart des boucliers chatoyant d’ornements !
Faire front ? Se battre ? Certains s’y résoudront. Pour quelle issue ? Eux seuls le
savent. Le reste s’éloigna.
Amenuisée mais refusant la défaite, la horde avançait au hasard. À force de
l’apprivoiser, sa douleur n’avait plus de sens. Et elle qui ne s’étonnait plus de
rien ne fit aucun cas de la nouvelle sueur qui perlait sur les fronts. Sous les pieds,
le terrain se faisait rebelle. Il grimpait. Doucement d’abord, par étages
successifs, pour enfin se dresser en une pente raide que la horde escalada comme
on agonise.
Au faîte, ceux qui arrivèrent n’avaient pas encore repris souffle, même pas le
temps de se demander quelle force les avait portés, que leurs yeux s’emplirent
d’un vert si sombre qu’il leur sembla que là-bas, en contrebas, la terre vomissait
une étrange bile. Et eux qui n’avaient encore rien vu de pareil, soupçonnèrent
Ndjouké sous ce surgissement. L’ogresse ! Toujours elle. Ils la croyaient
derrière, voici à présent qu’elle les précédait. Ils se sentirent assiégés sur leur
promontoire. De désespoir, ils baissèrent les paupières et se couchèrent là. Pour
la première fois, ils étaient dociles, sans le moindre soubresaut, prêts à sombrer,
à atteindre le fond de l’étang où l’ogresse semblait les attendre depuis toujours.
Cependant, au bord de cet instant sans recours, l’un d’eux garda les yeux
ouverts ; comme si le vertige se mesurait ; comme s’il importait encore et malgré
tout de voir jusqu’où va le précipice.
Loué soit-il, dit Ombre, loué soit celui-là qui fixait droit devant lui et vit sur le
versant du promontoire dévalant vers la vallée où l’ogresse attendait, un
ruissellement ocre et kaolin. Par endroits, l’ocre de sa couleur de sang coagulé
s’agrippait au kaolin. À moins que ce ne fût le kaolin, couleur du ciel à l’aurore
qui s’agrippait à l’ocre. Et ce corps à corps donna lieu à un chatoiement auquel
ne manquait aucune nuance de l’arc-en-ciel.
Alors l’homme s’extasia. D’étreindre de ses yeux ce spectacle, il ne put
s’empêcher. Et comme si ce qu’il voyait lui tenait discours, il se leva au milieu
des râles, alla prendre un peu des deux substances surgies du ventre de la terre,
s’en frotta sur le visage et proclama qu’il savait pourquoi l’ocre et le kaolin
emplissaient ses yeux à cet instant précis. C’est seulement alors qu’il emprunta
le versant qui menait vers le territoire où l’ogresse attendait.
Comprenne qui peut comprendre mais Ombre disait loué, car voilà le début de
l’alliance entre la montagne et ceux qui s’enfoncèrent dans l’immense voûte
végétale qui n’admet de logique que la sienne. Loué dit encore Ombre, car voilà
le point de départ d’une longue lignée ; celle de ceux qui, suffoquant dans cette
contrée aux rigueurs de marâtre, ne perdent jamais de vue le chatoiement qui naît
du voisinage de l’ocre couleur du sang coagulé et du kaolin couleur du ciel à
l’aurore.
Où était-il l’amant de toujours ? se demanda Ombre.
Les râles aujourd’hui sont pourtant si semblables à ceux qui envahirent le
promontoire qu’ils font encore accoucher la montagne. Ombre est là, toute ocre
et kaolin. L’ogresse règne-t-elle à présent souveraine ? À moins qu’elle soit
vaincue, ôtant ainsi son sens à la parure. Ombre n’en croyait rien. D’où venait
alors qu’aucun amant ne l’étreignait ? Là, Ombre se taisait. Pour ne pas exprimer
l’inconcevable, elle se taisait.
C’est de ce silence qu’il s’agissait en cette saison étrange. N’est-ce pas, Tat’ ?
3
Ombre était au bord du précipice. Elle se trouvait là, acculée par ses propres
questions. Pour elle, habitée par le vertige, essayer d’y répondre c’était se
pencher et se regarder choir, aspirée par le vide. Elle ne se penchait pas. Elle
cherchait appui, et c’était sur son silence qu’elle croyait le trouver.
À force d’errance, Ombre n’attendait plus rien. Elle tournait en rond. Elle se
mouvait un peu par habitude. Son souci n’était plus tant de s’attacher un amant
mais d’apprivoiser sa faim. Pour cela, elle s’appliquait à écouter ses pas. Des pas
feutrés pourtant, mais dont le bruit lui parvenait amplifié. Ce vacarme l’occupait.
Il la distrayait d’elle-même. Cela lui faisait du bien.
Dans son regard d’errante, quel signe inattendu l’obligea à s’arrêter ? Quelle
lueur la remit aux aguets ?
Comme s’il n’était besoin de chercher longtemps, tant tout à présent va de soi,
Anka revit le village entre le grand fromager et la rivière de gros galets, le jour
où il se couvrit de croix.
Ce fut, il s’en souvient, un après-midi. Les croix d’un rouge vif sentaient la
peinture fraîche. Deux traits obliques entrecoupés en leur milieu. Deux traits sur
la devanture de chaque case. Rien que cela.
Pourtant, à leur seule vue, les femmes posèrent aussitôt les mains sur la tête en
signe d’affliction. Pouvait-on leur dire ? Pouvait-on leur expliquer ? Ceux qui
avaient charge de peindre répondirent qu’il n’y avait rien à dire. Rien à
expliquer. Ils se contentaient de peindre. Ils n’étaient là que pour exécuter des
ordres.
Et les voix des femmes se firent soudain cris ; cris stridents qui déchiraient
l’après-midi. Et leurs langues volubiles se mirent à lacérer l’indépendance, le
gouvernement et tous ses dignitaires qu’elles soupçonnaient pêle-mêle d’être à
l’origine de ces croix. Elles ajoutèrent que les choses ne se seraient pas passées
de la même manière si les hommes du village avaient été présents. Mais puisque
depuis l’aube ils étaient en mer, les femmes voulaient bien se taire jusqu’à leur
retour. Comme ce silence était pesant ! Il rendait interminables les heures qui
suivirent. C’était comme si l’après-midi s’attardait à dessein et que sa lumière
avait pour seul objet d’éclairer le plus longtemps possible la devanture des cases,
afin que chacun voie.
Anka voyait, mais ne mesurait l’importance de cet après-midi qu’à la seule
gravité du visage de Tat’, à son impressionnante fixité qui faisait qu’une mouche
était venue s’y poser, allait nonchalamment du front à la joue, sans être dérangée
par le moindre frémissement d’un muscle. Anka voyait : son aïeul avait mal.
En effet, Rèdiwa était si affecté que malgré l’insistance de l’épouse de son fils
ce soir-là, il refusait de toucher au repas. Rien que d’imaginer le froissement en
lui et les larmes qui ruisselleraient si Tat’depuis longtemps n’avait désappris à
pleurer, Anka sentit un pincement, là, dedans la poitrine ; ainsi qu’une immense
envie de se blottir contre Tat’, de lui murmurer il ne savait quoi qui rendrait
nécessaire le mouvement de la main de l’aïeul qui en dit long en caressant.
– Parle-moi, Tat’. Dis-moi ce qui te blesse, suppliait Anka en silence.
Mais plus il regardait l’aïeul, moins il osait bouger ; comme s’il pressentait la
futilité de tout geste et de toute parole face à ce qui tourmentait Rèdiwa et le
pétrifiait. Était-il donc si grave de peindre une croix rouge sur la devanture d’une
case ? s’interrogea Anka. Décidément, Tat’ verra toujours autre chose derrière
les plus simples choses. Plus que jamais, Anka était celui-là qui ne comprenait
pas encore et qui devait se contenter de l’idée qu’il comprendrait plus tard, qu’il
avait tout le temps pour comprendre.
À cet instant pourtant, contrairement à son habitude, Anka s’étonna de ne pas
éprouver la moindre rage face aux yeux de l’aïeul. Pour la première fois, cela ne
lui déplaisait pas d’ignorer. Au contraire, il s’en réjouissait. Il souhaitait
demeurer à jamais celui qui ne savait pas, car il sentait que c’était de savoir que
son aïeul avait mal.
Ce fut ainsi que le soir tomba, intensifiant les bruits du dehors comme si tout
ce qui vivait alentour était pris de frénésie à la vue du soleil qui embrasait la mer
avant de s’y engouffrer. Puis, sans transition, s’imposa l’obscurité avec son
langage, bien distinct de celui du jour. Pour l’avoir si souvent entendu dire, Anka
sut que c’était l’heure où même le poussin devenait sage en cherchant refuge
sous l’aile de sa mère. Comment saisir cette vérité et prétendre demeurer un
enfant qui ignore ? se demanda Anka. Il se leva et se glissa dans la nuit, jusqu’au
bout du village, le long de la rivière de gros galets, là où se débusquaient les
crabes ; comme si personne ne lui avait dit ; comme ferait un enfant qui ignore.
Son père était en mer. L’aïeul, comme Nindia, accaparés par leurs pensées, ne
s’aperçurent de rien quand il sortit subrepticement par la porte entrebâillée.
Voilà, dit Anka, la brèche par laquelle Ombre s’insinua : le père rentrant de
mer ne se mit-il pas à chercher des yeux ? Anka n’était pas là où il devait être à
cette heure tardive. Cela suffit pour que ses parents s’en émeuvent. On partit à sa
recherche et quand on le ramena, le père lui demanda d’un ton sévère :
– Ne t’a-t-on pas dit que la nuit était un ennemi ?
La mère prévoyant le châtiment du père, autrement plus terrible que le sien, se
précipita et frappa Anka sans même songer que la nuit, il n’était pas
recommandé de porter la main sur un enfant.
Les cris d’Anka montèrent dans la nuit. Ses cris à lui qu’on voulait forcer à
comprendre. Comme la gifle de la mère lui parut injuste ! Il ne voyait pas quel
mal il y avait à vouloir demeurer un enfant qui ignore. Alors Rèdiwa, que les
sanglots de l’enfant avaient fini par arracher de son état second, se mit à
protester.
– Qui donc a perdu la tête pour faire pleurer cet enfant ? Le jour, oui ; la nuit,
jamais. Elle ne nous appartient pas. Qui donc prend la voix de cet enfant et
l’offre en pâture ?
À ces mots, la mère se rappela soudain qu’elle n’avait qu’un enfant. Ne dit-on
pas qui n’en a qu’un n’a rien ? Qui en a deux n’a qu’un ? Désemparée, elle
menaça Anka du pire s’il ne se taisait sur-le-champ. Alors Anka posa la main sur
sa bouche pour étouffer ses sanglots.
Mais la rôdeuse était là. Comment croire qu’Ombre n’avait pas tendu l’oreille
et froncé les sourcils en écoutant les sanglots d’Anka dans la nuit ? En levant les
yeux, elle vit que la lune était pleine. Elle avait la rondeur parfaite d’un visage
d’épousée penché sur la table de noces. Alors Ombre sentit sa faim. Elle fit
quelques pas puis s’arrêta. Elle hésitait. Elle raisonnait à l’orée de ce village qui
s’étirait entre le grand fromager et la rivière de gros galets avec ses croix
ruisselantes sous le clair de lune.
– Est-ce ici l’amant ? Est-ce donc si simple ?
Ombre croyait et ne croyait pas. Ses nombreuses défaites clamaient la
présomption dans le moindre de ses mouvements. Elles entravaient son élan,
tempéraient son envie effrénée de se précipiter. Ombre détourna doucement la
tête. Elle voulait passer son chemin quand la voix de la mère l’obligea à
s’attarder.
– Anka, veux-tu ma mort ? Par les ancêtres, pourquoi as-tu des yeux si tu ne
peux voir ? Ce soir, mon cœur n’a pas la paix. Les pensées s’enchevêtrent dans
ma tête comme une forêt de palétuviers où la pauvre femme que je suis se perd.
Tu penses que ce n’est pas assez ?
La mère ne haussait pas la voix. Elle murmurait presque. Son ton était de
confidences. Elle expliquait plus qu’elle ne grondait. Et Anka ne put s’empêcher
de voir qu’elle regrettait de s’être laissée emporter, provoquant ces sanglots qui
lui faisaient maintenant peur. Puisque l’enfant s’était tu et était allé se réfugier
comme d’habitude auprès de son aïeul, la mère poussa un soupir. Elle se disait
secrètement que les mânes soient loués pour le silence revenu ; pour son enfant
apaisé.
Mais que savait-elle, la mère, du désir d’Ombre en dérive ? Que savait-elle de
sa faim ? D’avoir entendu les pleurs dans la nuit, la fille de la montagne parée
d’ocre et de kaolin s’était sentie revivre. La voilà soudain arrêtée, comme son
souffle même, ne quittant plus des yeux la case d’où partit l’appel. Son cœur
battait si fort qu’elle ne pouvait entendre les vagues venant obstinément mourir
aux pieds des badamiers, ni leur clapotement contre les pirogues à l’ancre. Elle
se mit à avancer. Tout lui disait que l’amant était là. Elle pénétra dans la case en
terre battue.
La lumière conjuguée de l’âtre et de deux lanternes sculptait des formes çà et
là, comme si la nuit ajoutait à toute chose une autre dimension. Ombre observait.
Elle écoutait Anka égrener d’une voix monocorde les noms de ses ancêtres.
L’aïeul hochait la tête, visiblement satisfait de ce que disait l’enfant. Parfois, il
l’interrompait pour rectifier une erreur tandis que la mère, non loin de là,
surveillait les morceaux de poisson sur le gril au-dessus de l’âtre et que le père
raccommodait un filet accroché à une poutre. Ombre observait.
À première vue, il n’y avait rien de singulier dans ce qu’Ombre voyait.
Quelque chose pourtant la déconcertait. Ce silence peut-être où tout semblait
baigner et dont la gravité s’accordait mal avec les gestes simples qu’elle
observait.
– Rèdiwa, fils de Rèkota, fils de Rèdjao...
La voix d’Anka flottait sur ce silence. Elle sonnait clair, excluant toute arrière-
pensée, faisant oublier que c’était la même qui se déchira de sanglots quelques
instants auparavant. Alors Ombre venue pour le sanglot se demanda si par ce
détour, elle ne se fourvoyait pas encore. Mais à ce moment précis, la mère de
l’enfant se leva et alla allumer la torche de résine plantée au seuil de la porte.
– C’est vrai, dit alors le père en la regardant faire. Je n’avais même pas vu que
la torche ne brûlait pas.
Se levant à son tour, il alla chercher du vieux rhum qu’il versa au pied de la
torche. Après avoir scruté un instant le ciel, il but un peu de ce rhum à même la
bouteille.
– La lune est vraiment pleine, lança-t-il, avant de revenir à son filet.
Ombre ne put s’empêcher de sursauter. Ne venait-on pas de lui confirmer que
la saison était celle où les filles de la montagne prennent amant ? La lune était
pleine. Ombre s’enfiévra.
– Kota, pourquoi ne dis-tu rien ? demanda la mère.
– Qu’y a-t-il à dire, Nindia ? La pêche a été bonne comme tu le vois. Que les
mânes soient loués !
– Ne me dis pas que tu n’as pas vu !
– Quoi donc ?
– Tous ces traits rouges qui blessent le regard.
– Hum ! fit simplement Kota, comme s’il s’agissait là d’une chose qui ne
méritait pas d’être relevée.
– Ce sont les hommes du cadastre, insista la mère. Ils sont venus cet après-
midi et ont mis tout ce rouge sur les cases.
Kota saisit des deux mains un pan du filet qu’il déploya pour mieux repérer
les trous. Sans paraître le moins du monde alarmé par les propos de sa femme, il
continua à raccommoder.
– Il y a longtemps que tout le monde ici le sait, répondit Kota d’un ton
péremptoire. Depuis le temps qu’ils nous le disent ! Le village est mal placé. La
ville doit venir jusqu’ici. Nos cases sont d’une autre époque. Elles choquent les
visiteurs étrangers. Nous savons tout cela. Est-ce que nous sommes partis pour
autant ? Ce ne sont donc pas ces croix qui changeront quelque chose. Tant que le
village est celui-ci, nous ne bougerons pas.
– Mais que pouvons-nous contre eux ? demanda Nindia. En général, quand ils
veulent quelque chose, ils l’obtiennent par tous les moyens.
– Ils n’obtiendront rien ici, Nindia. Ils n’auront pas une parcelle de nos
terrains.
– Que les mânes t’entendent ! soupira Nindia, peu convaincue par les propos
de Kota.
Pour elle qui, en toute circonstance, envisageait le pire et pour qui un
dénouement heureux présumait seulement de la grande sollicitude de quelque
esprit bienfaisant, l’optimisme affiché par Kota ne pouvait qu’ajouter à son
désarroi. Si l’homme ne s’alarme pas d’avance du sort qui lui est réservé,
comment peut-il espérer la moindre compassion ? pensait-elle en regardant le
rougeoiement du charbon qui pâlissait sous la cendre. Peut-être valait-il mieux
pour le poisson qui n’était pas encore fumé à point qu’elle ranimât un peu la
braise, mais elle préféra ne rien faire, prise soudain d’une immense fatigue mêlée
d’angoisse.
Et le silence revint. Plus pesant que tout à l’heure. D’un coin à l’autre, il
semblait tout saisir. Seul Anka échappait encore à son étau. Assis sur les genoux
de l’aïeul, il ne se demandait même pas pourquoi Tat’ne hochait plus la tête pour
approuver ce qu’il disait. L’enfant exigeait que l’aïeul prononce un nom ; un
nom d’ancêtre, juché sur le temps et qu’il irait cueillir lentement, en prenant soin
de ne pas se tromper. Anka insistait. Mais Tat’ne semblait pas l’entendre. Ses
oreilles étaient comme assourdies par un tumulte qu’Anka ignorait.
Pour la première fois, Ombre voyait se fissurer le rempart derrière lequel se
claquemurait un amant. L’errance, la fatigue, la faim, s’évanouissaient soudain
de sa mémoire pour ne laisser place qu’à la certitude de l’étreinte. Au sein de ses
aînées, elle se voyait déjà. C’est pourquoi, sans plus de crainte, elle s’avança et
alla se carrer devant Rèdiwa dont elle teinta la vision d’ocre et de kaolin. Et
l’aïeul, considérant l’ocre et le kaolin qui jonchaient ses yeux, sut qu’Ombre
était là. Il se dit qu’elle arrivait à temps. Que les mânes soient loués !
– Qui te dira, Anka, si ce n’est moi ? murmura Rèdiwa. Qu’aurais-je fait,
Anka, si en partant je ne t’avais d’abord dit ? Tu es si petit et le monde si lourd à
porter ! Qu’aurais-je vraiment fait si en partant je ne t’avais appris ?
Alors Tat’pencha doucement la tête, comme pour signifier un oui à Ombre ;
oui à son chatoiement fait pour surgir du profond des contrées où l’homme se
lamente. Ils se regardèrent, Tat’et Ombre, en cette nuit de pleine lune. Tat’la
souleva délicatement de sa voix qui savait emprunter toutes les nuances de ce
qui bruit. L’aïeul parla et ce fut Ombre qui se crut conduite à l’étreinte. Rèdiwa
conta et ce fut Anka qui se mit à dormir tout simplement, bercé comme il lui
était déjà arrivé certains soirs quand la voix de l’aïeul se faisait chant.
4
LA SAISON D’ABSENCE
1
Quinze nuits à compter de ce jour-là. Quinze nuits sans aucune lueur, sauf
celle de la torche de résine allumée aux seuils. C’est pourquoi les yeux étaient
rivés au sol afin que rien ne vienne interrompre la nuit tombée en soi. Quinze de
ces nuits parfaites, ponctuées par le chant qui monte cinq fois de suite avec pour
seul accompagnement le battement des mains.
Nul doute. Ceux qui chantaient ainsi, nuit après nuit, savaient pourquoi ce
chant. S’ils savaient, ils n’avaient pas manqué de froncer les sourcils en voyant
Anka couché à leur côté à même le sol en deuil, sans que personne ne l’y ait
obligé. Qui d’ailleurs aurait songé à lui suggérer une position à laquelle ne se
soumettent que les adultes qui savent ? Le petit-fils de Rèdiwa dormait par terre
comme s’il savait et chacun se demandait pourquoi il ne chantait pas malgré
l’insistance de ceux qui savaient.
Il y avait là de quoi s’émouvoir. Le village s’émut de ne pouvoir répondre aux
questions qu’il se posait certes, mais plus encore de constater l’état de cet enfant.
En effet, passé quinze jours, chacun s’était relevé de son deuil. Seul, l’enfant de
Kota et de Nindia restait prostré.
Pourtant, se dit-on, rien n’avait été négligé pour que les larmes soient une
semence qui germe là où elles sont tombées. Au terme de ces quinze nuits
noires, ne s’était-on pas levé de grand matin pour remonter la rivière de gros
galets, jusqu’au rocher couvert de mousse où elle prenait source ? Là, l’eau
surgie du ventre de la terre parlait de naissance. Rien ne valait les vertus de cette
eau neuve qui n’avait encore rien charrié. Pour venir à bout du malheur, il n’y
avait rien de mieux.
Aussi chacun s’en était lavé et en avait recueilli un plein seau pour purifier le
village. Et puis, les masques avaient arpenté la cour de chaque case. Leurs yeux
ayant balayé le sol, jusqu’au moindre de ses ravinements, étaient tombés
d’accord : le village était bien lavé. Alors les masques avaient dansé, tout un
après-midi durant, la danse dont le tournoiement du raphia reflète la vie. Et pour
bien montrer que tout en effet était de nouveau vie dans ce village que la mort
venait de visiter, les masques allumèrent eux-mêmes les torches de résine au
seuil de chaque porte dès que le soleil se coucha. Qui pouvait les voir brûler ce
jour-là sans songer qu’il est chaud le feu ? Chaud comme la mort ne l’est pas. Il
palpite à l’image de la vie.
Mais voilà que l’enfant de Kota et de Nindia démentait. Tout en lui était le
contraire du mouvement. Son silence criait à chacun que la terre où étaient
tombées les larmes portait encore le deuil, comme si l’eau du rocher couvert de
mousse n’avait pas lavé, comme si les masques n’avaient pas dansé et allumé la
flamme au seuil de sa porte.
Et le village qui ne comprenait plus rien se mit à frémir de voir les yeux
d’Anka ne plus cligner, fascinés qu’ils semblaient par une vision que l’on devina
fatale. Sa bouche aux dents serrées n’acceptait rien et quand elle daignait parfois
s’ouvrir, c’était pour ce murmure que chacun expliquait par la fièvre qui lui
brûlait le front :
– Tes yeux, Tat’. Donne-moi tes yeux.
Ce délire aux yeux du village n’eut pourtant rien de banal. On retint surtout
que l’enfant prononçait le nom de son aïeul mort. Cela suffit pour que la voyante
au miroir soit appelée d’urgence. Et elle qui ne trompe ni ne se trompe vint. Elle
dit que les jours de cet enfant étaient comptés et qu’il convenait de faire vite car
elle voyait, de ses yeux qui percent les mystères, un long serpent tous anneaux
déployés qui rampait vers sa proie.
– Un serpent ? En ce lieu où les masques venaient de danser ?
Le village n’en croyait pas ses oreilles. Sentant le doute autour d’elle, la
voyante au miroir haussa la voix et fronça les sourcils. Qu’y avait-il d’étonnant
dans ce qu’elle venait de dire ? La case où vivait cet enfant ne venait-elle pas de
perdre son véritable toit ? Elle était offerte à tous les vents mauvais et aux
regards malveillants de ceux pour qui la nuit n’est pas faite pour dormir.
– Djouké ! s’exclama alors l’assistance. Djouké est devant la porte de Kota et
Nindia.
La voyante opina gravement de la tête pour aussitôt après se faire rassurante :
– S’il est vrai, dit-elle, que le monstre est prêt à happer, n’est-il pas aussi vrai
que la plante et l’écorce peuvent lui faire mordre la queue ? Comprenez-vous ?
Kota et Nindia se regardèrent. En vérité, ils comprenaient. Dans leurs yeux se
lisait une obsession qu’ils s’étaient efforcés de taire jusque-là : ils n’avaient
qu’un enfant et savaient que qui n’a qu’un n’a rien. Ce rien qui pour eux
représentait tout, s’appelait Anka, ainsi nommé parce que trois ans après sa
naissance le ventre de sa mère restait sourd à tous les espoirs que Kota y mettait.
Alors Rèdiwa, l’aïeul, qui savait et qui avait voix au conseil du village, décida
qu’il fallait taire le véritable nom de cet enfant et faire comme si l’on acceptait
que le ventre de Nindia ne puisse plus rien promettre. Du grand fromager à la
rivière de gros galets, qui appellerait l’enfant de Kota et de Nindia devrait dire
Anka, l’unique, l’aîné et le cadet à lui tout seul. Quand les Dieux persistent à
refuser ce qu’on leur demande, ne suffit-il pas de faire semblant de se réjouir
pour qu’ils donnent, croyant ainsi vous contrarier ?
Au moment où la voyante au miroir parlait, aucun Dieu n’avait encore donné.
Anka était toujours le tout seul, ce rien. Kota et Nindia devaient-ils le pleurer ?
Le pouvaient-ils ? Ils savaient que ces larmes-là leur étaient interdites. Elles ne
se concevaient même pas. C’est la raison pour laquelle, quand la voyante leur
dit : « Pour les yeux de cet enfant qui ne clignent plus, Jowé, une pièce de
madapolam1 et une autre de toile de Guinée », ils répondirent oui. « Pour sa
bouche qui n’avale plus rien, ayiyé, trois plumes d’une poule couleur de la nuit,
trois d’une poule couleur du jour et trois rouge sang de la queue d’un
perroquet », ils répondirent oui. « Pour son corps alangui qui sombre dans la
torpeur, Ngué, du rhum vieux et des mets rares pour contenter l’arbre qui
donnera l’écorce et la plante qui donnera les feuilles », ils répondirent encore
oui. Et ce oui répété n’aurait rien perdu de sa ferveur si la voyante avait exigé le
sacrifice de leur propre vie. Mais la voyante au miroir ayant dit tout cela, ajouta
seulement après une légère pause :
– Le reste est à l’appréciation de vous qui voulez voir.
Kota et Nindia ne demandaient qu’à voir. Ils se firent si généreux qu’ils
ôtèrent à la voyante tout prétexte de ne pas entreprendre en la comblant de dons.
Et la voyante entreprit. Si bien qu’au matin de cette nuit, Anka éternua. Le
voilà qui fermait les yeux avec insistance, comme si ses paupières écrasaient le
reste d’une vision inadmissible. Quand il les ouvrit de nouveau, c’était un autre
lui-même qui revenait d’on ne savait trop où, mais sûrement de loin.
Alors Kota et Nindia, sans plus chercher à comprendre, jugeant seulement que
leur enfant avait demandé de l’eau et à manger, se dirent tout simplement que les
mânes bons l’avaient protégé et que la voyante au miroir était la plus grande de
toutes, elle qui avait fait mordre la queue au serpent qui rampait vers leur enfant.
Ce qu’ils ne savaient pas et que la voyante au miroir n’avait pas dit, c’est que
l’enfant en se relevant avait seulement pris son parti de ne plus rien exiger.
Puisque Tat’était parti sans lui donner ses yeux, rien, se dit-il, n’avait plus
d’importance. Rien, sauf peut-être cette respiration qu’il faillit perdre.
Désormais, il voulait prendre le monde tel qu’il s’offrait, sans s’étonner, sans
chercher à savoir ce qu’il y avait derrière toute chose. C’était, pensait-il, la seule
manière de se passer de l’aïeul et de ses yeux.
– Es-tu sûr, mon petit, que tu vas bien ? lui demanda la voyante au miroir.
Anka hocha la tête, machinalement. À vrai dire, il n’était sûr de rien. Il ne savait
pas s’il était possible de se guérir tout à fait de l’aïeul. Mais il voulait essayer.
Ceux qui savaient disaient que le village qui allait du fromager à la rivière de
gros galets était ainsi fait qu’il découvrait d’avance ce qui se tramait contre lui.
Le vent pour cela restait son plus sûr allié. En soufflant sur les cases en terre
battue, il apportait l’écho de ce qui se murmurait au loin.
Personne ne fut donc étonné quand, un mois seulement après que le village fut
lavé de son deuil, un étrange bruit se mit à courir. On parlait d’exhumer le corps
de Rèdiwa sous prétexte que nul dans la République n’était sensé ignorer la loi
qui stipule que tout décès doit être déclaré. Rèdiwa ayant été enterré sans le
consentement des autorités, son village avait enfreint la loi. Sans mettre le moins
du monde en doute cette sordide nouvelle, chacun se contenta pourtant de
hausser les épaules. Le village, entendit-on dire çà et là, a aussi sa loi qui prévaut
sur celle de la République.
C’est alors qu’une main inconnue vint afficher un décret à un point stratégique
du village afin que nul ne puisse prétendre n’avoir pas vu. En effet, les habitants
virent. Plus que par les lettres noires alignées les unes à côté des autres sur le
fond blanc du papier plastifié, ils furent surtout impressionnés par le tampon en
bas de page qui représentait une femme aux seins nus allaitant son enfant. Les
habitants pensèrent que c’était là l’image d’une redoutable divinité pareille à
celle qui habite la rivière de gros galets. Pour cela, ils voulaient bien lui prêter
une oreille attentive. Ne pouvant toutefois la comprendre, à cause de l’étrange
manière qu’elle avait choisie pour s’exprimer, les habitants firent appel à ceux
des leurs qu’on accusait régulièrement d’avoir déserté le village précisément
parce qu’ils savaient lire et écrire. Pour une fois, on voyait au moins à quoi ils
pouvaient servir.
Les habitants du village apprirent ainsi qu’ils appartenaient désormais à une
catégorie de la population connue sous le nom de « déguerpis ». On leur donnait
trois mois, pas un de plus, pour quitter les terrains entre le grand fromager et la
rivière de gros galets que la République, seule propriétaire véritable, entendait
utiliser pour le bien du plus grand nombre de ses enfants. La République insistait
justement sur son sens de la justice et promettait de verser une indemnité,
conformément à ses généreux principes.
Anka qui n’était pas sourd se contenta d’écouter. Il n’ignorait sûrement pas ce
que cette affiche contenait de blessures. Mais, pour lui, l’essentiel était dans ce
seul constat : il n’était nullement blessé. De s’être relevé du mal que lui avait
infligé l’aïeul ôtait d’emblée tout sens aux lamentations du village. Anka ne
voyait pas pourquoi survivre, comme on l’affirmait autour de lui, serait
impossible loin de la mer et du lopin de terre qui assure le repas quotidien. Il ne
voyait pas pourquoi le sommeil ne viendrait plus, loin de la rivière de gros galets
qui prend source au rocher couvert de mousse et au fond de laquelle règne la
divinité des eaux. On eut beau parler de la faim des ancêtres qu’on ne pourra
plus nourrir, cette faim, lourde de menaces, se réduisait au silence de Rèdiwa.
Quelqu’un eût-il pris la peine d’observer alors, il n’aurait pas manqué de se
demander comment faisait Anka pour avoir ce visage que rien ne tourmentait.
C’est qu’en effet, tout autour de lui, les fronts étaient renfrognés et les yeux
durcis de ne pouvoir imaginer un monde dont le cadre ne serait plus ces grands
arbres, ce ciel, cette mer à perte de vue. La terre elle-même se faisait mouvante
sous les pieds dès lors qu’elle cessait en pensée d’être celle à qui chacun avait
tout confié. N’était-ce pas là le placenta de l’accouchée et le prépuce du
circoncis, pour se permettre l’espoir ? N’était-ce pas là encore la crasse prélevée
sur le corps du malade et l’aiguille qui transperce le cœur de l’ennemi, pour taire
le désespoir ? Rien que d’y penser, la parole se faisait délire. À ces instants-là,
pas une seule voix ne s’élevait pour contredire celui qui affirmait le plus
sérieusement du monde : plutôt l’homme blanc. Plutôt lui qui envoya tant des
leurs se faire assassiner sur des plaines lointaines. Plutôt lui qui soumit tant
d’autres aux affres du Congo-Océan et qui tira sur le Nègre, en toute innocence,
croyant seulement qu’il avait affaire à un singe. D’où serait venue la force de
contredire, quand s’imposait cette évidence : le village malgré tout était encore
là, debout ? Il allait toujours du grand fromager à la rivière de gros galets.
Mais si hier dans ces yeux injectés d’angoisse devenait préférable à
aujourd’hui, le village restait tout de même défiant jusqu’à l’inconscience. Il
s’appliquait à vivre son quotidien comme s’il voulait prouver non seulement à
ceux qui le menaçaient, mais aussi à lui-même que rien ne pouvait l’ébranler.
Les champs de manioc accaparaient les femmes et la mer les hommes. Les rites
des cérémonies étaient scrupuleusement observés. Les jours de réjouissances ne
perdaient rien de leur allégresse ni la palabre de la longueur de ses détours. On
continuait à aimer et à haïr. On faisait des projets d’avenir. Comme si de rien
n’était. Que l’usurpateur vienne, pensait-on secrètement. S’il mange salé, s’il se
tient debout sur deux jambes comme tout homme et non sur quatre pattes comme
un animal, il se soumettra à la seule force de la raison.
Il finit par venir, l’usurpateur, mais il ne voulut rien entendre. Les larmes et la
malédiction ne le firent pas frémir. La résistance de ceux qui osèrent brandir
leurs armes dérisoires ne le fit pas reculer. Il frappa, écrasa, éparpilla. Il avait
promis, il tenait sa promesse. Du grand fromager à la rivière de gros galets, pas
une case debout. Rien pour rappeler ce qui était, sinon la blessure profonde dans
la chair des habitants.
Après avoir été secoué d’un rire que personne ne pouvait faire taire et qui dura
assez longtemps pour que l’on s’inquiétât, voici Kota à présent muet. Alors
Nindia lui prit la main et lui dit : « Viens. Viens, nous allons faire comme tout le
monde. Nous allons chercher un toit en attendant que tout s’arrange. »
C’est ainsi qu’ils tournèrent le dos à la mer et s’enfoncèrent du côté des
cuvettes aux eaux croupissantes, là où les rues cessent brusquement et
deviennent des sentiers qui dévalent au milieu des hautes herbes ; là où les
terrains s’inclinent comme s’ils craignaient d’être éclaboussés par le
ruissellement de lumière venue des quartiers qui les surplombent. Anka emboîta
le pas à ses parents avec une jubilation qu’il tenait d’autant plus à dissimuler
qu’il voyait bien ce qu’elle avait d’indécent. Ce voyage le remplissait d’une joie
perverse. Il aimait par-dessus tout sa cruauté. Ne plus regarder du côté de la mer,
même par inadvertance, c’était cela qui importait et lui procurait tant d’ivresse.
Bien sûr, il avait hurlé en voyant les soldats frapper Kota. Il s’était demandé si
cette chose de rien du tout qu’on traînait par les pieds était bien son père dont la
seule présence dans la case en terre battue lui en imposait. Et il avait pleuré de
voir pleurer sa mère assise à même le sol à côté des effets ramassés à la hâte. Et
pourtant, tout au fond de lui-même, il savait. Envers et contre tous, il ne pouvait
s’empêcher d’être du côté de ceux qui écrasaient. Il avait beau se remémorer son
village en lambeaux et tous les visages triturés par la douleur, aucune
malédiction ne lui venait aux lèvres. Comment maudirait-il sans se maudire lui-
même ? Entre le fromager et la rivière de gros galets, quand il eut si mal, le
village ne tint-il pas sous ses paupières closes ? Il y conçut alors l’eau pour
l’engloutir et le feu pour le calciner. De toute évidence, il était l’enfant d’hyène
qui précéda les autres ; avant même que ces derniers viennent, lui, Anka, les
yeux fermés, avait déjà contemplé ce spectacle.
Il dit qu’elle était belle, l’œuvre des chenilles ce jour-là. Leur monstrueux
vrombissement faisait écho à sa propre furie. La machine s’ébranlait de toute sa
masse. Elle avançait puis reculait pour mieux éventrer. Ce n’était pas la case en
terre battue qui s’effondrait, c’était Rèdiwa qui mourait pour de bon.
4
Ils auraient pu habiter çà ou là, du côté de la ville qui tourne le dos à la mer,
mais le hasard voulut que ce fût à Petite Venise. On racontait tant et tant de
choses sur ce quartier, tant et tant de choses blessantes qui ne pouvaient pas être
de simples calomnies puisqu’elles venaient de la bouche même de ceux qui
habitaient Petite Venise. Pour Nindia cependant, seul comptait le soulagement
d’avoir un toit qui lui offrait au moins l’espoir de voir un jour Kota retrouver sa
voix.
En effet, avant d’arriver ici, ils avaient trouvé refuge chez Boussendji, né
avant Nindia du ventre d’une de ses tantes. Durant les quelques jours qu’ils
passèrent là-bas, Kota ne prononça pas un mot. Personne dans la maison de
Boussendji ne songea à lui reprocher ce mutisme qu’on déplorait certes, mais
qui, aux yeux de chacun, s’expliquait tout à fait : l’homme n’est pas fait pour
vivre chez les parents de l’épouse et Kota était un homme.
Quand elle comprit cela, Nindia se sentit coupable. N’avait-elle pas usurpé le
rôle de l’époux en prenant l’initiative d’aller demander l’hospitalité des siens ?
Elle faite épouse aurait dû pourtant savoir. Quelles que soient les circonstances,
jamais un homme bien né ne devait se retrouver là où elle voyait Kota.
Le jour même, elle se mit à parcourir la ville dans tous les sens, cette ville
qu’elle ne connaissait pas mais qui devait à tout prix lui permettre de réparer sa
faute. Elle voulait un toit où Kota pourrait de nouveau se sentir la poutre qui
soutient. À force d’interroger, elle le trouva à Petite Venise. Boussendji, né avant
elle du ventre d’une de ses tantes, lui dit que c’était bien. Il alla même jusqu’à
payer la somme qu’exigeait le propriétaire pour le loyer.
Sous le nouveau toit, Kota retrouva en effet la voix. Mais ce ne fut pas,
comme Nindia s’y attendait, pour lui dire qu’il se sentait de nouveau la poutre
qui pouvait soutenir. Dans la nouvelle demeure, Kota ne lui indiqua pas la place
qui revenait à une femme faite épouse. Quand il parla pour la première fois
depuis qu’ils avaient quitté la case en terre battue entre le grand fromager et la
rivière de gros galets, ce fut dans un murmure, en une langue étrange, évasive,
où Nindia chercha en vain celle, laconique mais claire, à laquelle Kota l’avait
habituée. Elle s’en réjouit malgré tout. Que Kota ait émis ces sons, qu’il ait été
capable de proférer une parole, même déliée, et c’était aux yeux de Nindia un
premier pas vers elle qui attendait, lavée de toute faute, que l’époux vienne lui
dire à nouveau qu’elle était l’épouse assise à son côté.
– Je sais, répétait-elle sans cesse. Je sais que tout ici te blesse. Mais c’est
provisoire. Ils ont promis de nous reloger. Ils nous ont promis une terre. Ils
tiendront leur promesse.
Et chaque fois, Kota marmonnait d’une voix sans timbre en sa langue étrange,
incompréhensible, qu’accompagnait le mouvement de son pied qui battait le
plancher délabré de la bicoque comme pour donner la mesure d’une musique que
lui seul écoutait. De temps en temps, il levait sur Nindia ses yeux vides, pleins
seulement du rouge mis par l’insomnie. On aurait dit alors qu’il voulait qu’elle
lui dise ce qu’il n’arrivait pas à cerner malgré tous les efforts qui creusaient deux
sillons sur son front et raidissaient son corps.
Et toujours Nindia suppliait. Personne jamais ne lui avait appris à formuler
des réponses aux questions que se posaient les hommes. Elle était habituée à ce
qu’on lui dise. Voilà que Kota semblait vouloir la forcer à dire. Et elle qui ne
saurait pas ! Elle qui ne comprenait déjà rien à ce qui leur arrivait et dont la seule
certitude était qu’il fallait continuer à vivre ! Les yeux de Kota l’emplissaient de
désarroi. Pour ne pas les soutenir, elle détournait le visage et regardait tout
autour d’elle, se demandant seulement par où commencer. Il y avait tant à faire
sous ce toit où elle voulait que son homme soit la poutre qui soutient et elle
l’épouse assise à son côté !
Pour Anka, jamais au contraire le monde n’était apparu aussi simple. Si
simple, qu’il n’était nul besoin de faire appel à d’autres yeux. Ici, tout lui
semblait muet sans que le silence soit aux regrets. Tout était muet parce que fait
pour l’être. Ni Nord, ni Sud, ni Ouest, ni Est. Seulement ce centre qu’il ne
rattachait ni ne comparait à rien. Petite Venise là, étalé devant lui, rien de plus
que ce qu’il voyait : une terre coincée entre les collines et un vaste champ où les
racines aériennes des palétuviers s’enchevêtraient au-dessus de l’étendue
boueuse ; un quartier dans un creux, sans horizon, où s’agglutinaient dans le
désordre des constructions de fortune faites de matériaux hétéroclites. Du
contreplaqué aux branches du palmier en passant par les caisses, les bidons et les
fûts ayant contenu des produits venus d’au-delà des mers, tout ce qui pouvait à
moindres frais protéger de la pluie, du soleil et du vent entrait dans cette
architecture branlante. Certaines bicoques s’agrippaient aux flancs des collines
érodées par les pluies et où le vert des hautes herbes et des maigres champs de
manioc alternait avec le rouge de la latérite. D’autres, comme celle où Anka et
ses parents habitaient, étaient posées sur de gros piquets plantés profondément
dans le sol. On y accédait par une espèce d’escalier fait de troncs d’arbustes.
Petite Venise. Rien de plus que ce chœur de transistors, ce tintement
d’ustensiles, ces huées, ces algarades, ces rires montant des arrière-salles où la
bière et la sueur coulaient à flots sous les beuglements des haut-parleurs. Rien
d’autre que le va-et-vient pressé entre le puits et les bicoques. Le va-et-vient de
ceux qui partaient gagner un salaire, faire le marché, demander un
renseignement, répondre à l’appel du parti, assister à un match de football, voir
un film hindou, un parent, un ami, quelque part, de l’autre côté des collines.
Et toujours la nuée d’enfants courant pieds nus à l’heure où le soleil assis au
milieu du ciel jouait avec les morceaux de verre épars. Et toujours les chiens
faméliques reniflant on ne savait quel trésor sur le sol jonché de détritus et où
montait, avec l’odeur de la boue, celle d’un cadavre en décomposition venant se
mêler aux fumets des sauces.
Alors, face à son père et à sa mère, Anka se dressa avec la férocité d’un
animal défendant son territoire contre tout empiètement. Il se dressa contre eux
qui voulaient rompre le silence des choses qu’il souhaitait éternel. Là, entre
collines et marécage, il se mit à hurler en silence qu’il n’y avait rien, rien d’autre
que ce qu’il voyait. Père et Mère comprenaient-ils ? Anka regardait et n’était
point blessé.
5
Nindia essaya de compter les semaines qui s’étaient écoulées depuis qu’ils
habitaient Petite Venise. Voyant qu’elles ne tenaient plus dans les dix doigts des
mains, elle renonça, assaillie par l’angoisse.
Chanter, se dit-elle. Chanter comme se doit une femme par laquelle les tribus
s’épousent. Mais où trouver le chant qui ne serait pas âcre à la bouche ? Où
trouver la rengaine sur les lèvres des mères dès le premier cri de l’enfant devant
quitter sa tribu ? Elle ne pouvait chanter. Elle pensait. À quoi ? Elle ne savait
plus au juste, tellement les idées se bousculaient dans sa tête. Alors, elle se disait
qu’il ne fallait surtout pas qu’elle pense. Surtout pas. Plutôt regarder la bicoque
silencieuse ! Elle parcourait des yeux les objets tout autour d’elle comme si eux
seuls pouvaient la distraire de ses pensées. Mais de même qu’elle ne pouvait
chanter, Nindia ne savait pas comment regarder sans penser. L’idée du
propriétaire soulevait en elle comme un vent pareil à celui du mois de mars qui
arrache les toits. Elle imaginait le propriétaire arpentant Petite Venise de son pas
de fin du mois. Il avait ces mots durs et tranchants qui ne laissent d’autre choix
que de courir de quartier en quartier voir les parents qui peuvent soutenir. Elle se
leva brusquement et se dirigea vers la porte de la bicoque d’où elle vit jouer
Anka au pied de l’escalier fait de troncs d’arbustes.
– Où est ton père ? demanda-t-elle.
L’enfant, sans prononcer un mot, haussa les épaules. Alors la mère, d’un ton
réprobateur, lui dit :
– Je croyais pourtant t’avoir demandé de ne jamais le quitter des yeux. Va et
ramène-le.
Anka fit une moue qui signifiait clairement qu’il ne lui plaisait pas d’être ainsi
dérangé et que c’était à contrecœur qu’il obéissait. Nindia revint sur ses pas et
alla chercher tour à tour une marmite en terre cuite, un balai, un seau, une houe
et un flacon d’huile d’amande de palme qu’elle posa bien en évidence au milieu
de la bicoque. Elle mit un pagne rehaussé d’un liséré rouge, de lourds bracelets
de cuivre aux chevilles et autour du cou. Ainsi parée, elle s’assit à côté des
objets étalés au beau milieu de la bicoque et se mit à attendre en se disant
qu’assurément, elle était femme.
Par ses soins, le feu ne brûlait-il pas entre les trois pierres dans la cuisine ? De
ses mains, elle avait cousu les moustiquaires et tendu les nattes du repos au-
dessus de la paille. Personne chez elle ne mangeait cru comme un animal.
Personne ne dormait à même le sol comme en période de deuil. Le bois était
coupé, l’eau puisée, la bicoque balayée, l’herbe alentour arrachée et, du côté des
collines, les boutures de manioc et les grains de maïs qu’elle avait mis en terre
poussaient déjà. Tant d’efforts pour que Kota voie non pas la cendre, mais ce qui
toujours renaît du champ brûlé. Rien pourtant jusque-là n’était venu lui donner
raison. Kota s’obstinait à ne pas voir. Nindia voulait bien attendre, car elle avait
choisi une bonne fois pour toutes de croire qu’elle finirait par emplir les yeux de
l’époux du sens de ses gestes d’épouse. Elle y croyait tant qu’elle ne s’alarmait
pas outre mesure de le voir errer à longueur de journée, la tête basse, le dos
voûté, à travers Petite Venise. Elle voulait bien attendre encore, le temps que son
époux redresse la tête et vienne de lui-même lui dire. D’ailleurs, aura-t-il besoin
de prononcer un mot ? Rien qu’à son dos soudain redressé, rien qu’à son regard,
Nindia comprendra que ses efforts ne furent pas vains, que Kota venait enfin la
remercier d’être restée jusqu’au bout une femme dont il voulait à son tour se
montrer digne.
Mais elle qui venait de compter les semaines et qui voyait qu’elles ne tenaient
plus dans les dix doigts des mains, sentait seulement ce nœud au creux de
l’estomac, ce poids sur les épaules, ce silence qui lui semblait hanté. C’est
pourquoi, au moment où Kota revint sous l’escorte d’Anka, Nindia sut que ce
jour n’était pas encore celui qui devait mettre fin à son attente, à cause du dos
voûté, de la tête basse, de ce regard vide qui, après s’être promené çà et là dans
l’espace, trouva refuge dans la contemplation du plancher délabré de la bicoque.
Kota était là et sa seule présence semblait apporter ce désordre étrange, ce feu,
dont Nindia sentait la morsure jusque sur sa peau soudain couverte de chair de
poule. Sans plus réfléchir, elle décida qu’elle ne pouvait plus attendre.
Sa décision, à cet instant du moins, n’avait rien de précis. Mais le seul fait de
concevoir qu’elle pouvait interrompre l’attente et sortir ainsi du rôle qu’elle
estimait le sien, fit monter dans ses yeux des larmes de rage. Elle eut soudain
l’impression que ce n’était pas elle mais une autre qui empruntait sa voix et
parlait à sa place.
– Regarde-moi, Kota, fit-elle sans balbutier. Autour de mon cou et de mes
chevilles les bracelets que m’ont remis tes mères le jour où tu m’as faite épouse.
Aujourd’hui comme alors, voici le seau, la houe, le balai et l’huile de l’amande
des palmes à portée de ma main. Dis-moi : n’en ai-je pas fait bon usage ? N’ai-je
pas été l’épouse venue s’asseoir à ton côté ? Je te demande alors où est l’homme
oint de l’huile de l’amande des palmes et qui devait soutenir mon toit ?
Elle fit une pause. Elle attendait une réponse à ses questions, une réponse de
Kota, n’importe laquelle, pourvu qu’elle vienne retenir cette furie qui la faisait
trembler. Aucune réponse ne vint.
– Fais-moi taire si je mens, continua-t-elle. Fais-moi taire si je me trompe, car
je dis que ce n’est pas toi l’homme. Ce n’est plus toi.
Elle fit de nouveau une pause et ajouta, suppliante :
– Fais-moi taire si je mens.
Kota ne la fit pas taire. Il ne la regarda même pas. Alors Nindia sentit sourdre
en elle un plaisir plus vif que celui de l’instant où la main se tend pour recevoir,
plus vif que celui de l’instant où les yeux remercient. Elle découvrait le plaisir
sans pareil de vouloir blesser.
– Où est l’homme qui a épousé Nindia ? Je le cherche.
Oui, je cherche le fils de Rèdiwa, car il me semble que je suis plus homme que
celui qui est devant moi.
Kota leva la tête. Nindia crut percevoir quelque chose dans ses yeux. Une
lueur, un démenti, une supplique peut-être. En tout cas, quelque chose
d’inhabituel dans ces yeux éteints, pareils à deux mares sales ne reflétant aucun
ciel. Cela suffit pour qu’elle se dise qu’elle avait visé juste, que les mots de sa
bouche étaient ceux qu’il fallait et qu’ils arrivaient au moment qu’il fallait. Elle
redoubla de violence.
– Honte sur toi. Il avait parlé trop vite, celui qui a regardé entre tes jambes et a
été dire qu’il était né un fils à Rèdiwa. Je présume que tu pisses toujours debout
en tenant ce qui te fait croire que tu es un homme. Mais à te regarder, moi qui
pisse accroupie, je me demande s’ils disent vrai, ceux qui proclament qu’il y a
gloire à pisser debout.
Kota se redressa brusquement. Ses yeux soudain durcis reflétaient la haine.
Nindia ne frémit pas. Elle cracha, pleine de mépris. C’est alors que Kota bondit
sur Nindia et la jeta par terre avec une énergie qu’on ne lui soupçonnait plus. Le
poids de son corps. Le frémissement de ses muscles. La brûlure de ses poings.
Sa respiration bruyante entrecoupée de jurons. Tout cela sur Nindia, comme la
vague puissante d’une mer furieuse qui la ballottait, la submergeait, l’écrasait.
C’était inespéré ! Nindia se débattait, mais d’instinct, sans songer un instant
qu’elle puisse se défendre, refuser, se soustraire à cette suffocation aussi
salutaire à ses yeux que la plante amère dans la potion du malade. Elle se
débattait tout en se disant que Kota la faisait enfin taire. Et elle voulait se taire.
Elle souhaitait n’avoir jamais prononcé ces mots. Elle se demandait où elle les
avait seulement puisés. Certainement pas à la source où vont les épouses. Elle
les reniait. Elle se reniait, sans regret, pour n’être plus que cette femme que
l’époux faisait enfin taire.
Quand les voisins attirés par les cris vinrent l’arracher des griffes de Kota, elle
ne songea pas à expliquer quoi que ce soit, malgré leur insistance. Elle ne voulait
pas avoir raison. Elle pleurait. Doucement. Pleine de reconnaissance. Pour la
première fois depuis qu’ils n’habitaient plus entre le grand fromager et la rivière
de gros galets, il lui semblait que Kota venait à sa manière de lui dire qu’il restait
l’époux et qu’elle avait bien fait d’attendre.
Mais Kota redevenu calme la fixait seulement. Puis, d’une voix douce,
pareille à celle qu’on prend pour livrer une confidence, il prit les voisins à
témoins.
– Vous au moins étiez là. Le jour était encore jeune et la feuille du bananier
où l’on m’a couché tendre. Je n’ai pas appelé ma mère à l’instant de la vérité. Je
n’ai pas cligné des yeux. Oh non. Et plus tard, quand le front contre le sol tout le
soleil de l’après-midi a brûlé ma nuque, je n’ai pas triché. Oh non. Je suis bien
passé entre les jambes écartées de celui par lequel je jure. J’ai senti la morsure de
la liane sur mon dos. Pouvez-vous dire le contraire, vous qui étiez là ?
Il se tut et s’en alla, le dos voûté, la tête basse, s’asseoir dans un coin de la
bicoque. Les voisins se regardèrent. Que voulait dire Kota ? Ils ne comprenaient
pas. Certains d’entre eux connaissaient bien pourtant la langue que parlent ceux
nés au bord de la mer. Ils avouaient cependant ne rien comprendre.
Pour Nindia, au contraire, il n’y avait aucune équivoque. Quoi que Kota ait
voulu dire, il restait cette évidence : elle venait d’échouer. La voilà donc revenue
au point de départ, avant l’instant où sa langue devint fiel. Elle croyait être venue
à bout des yeux éteints de Kota, de son dos voûté, de sa tête basse, de ses longs
silences interrompus seulement par sa langue étrange. Elle s’était trompée. Elle
se surprit soudain à envier Kota. Que voyait-il ? À quoi pensait-il ? Sûrement
pas ce qu’elle voyait et ce à quoi elle pensait. Pour cela, elle l’enviait. Elle aurait
tout donné à cet instant pour être à sa place, loin, au-delà de tout, retranchée
derrière cette presque mort qui le rendait inaccessible. Elle se sentait si seule. Si
désemparée. Pour ne pas le haïr, elle accepta enfin ce qu’elle se refusait à croire
jusque-là : Kota avait perdu la raison. Comme cette pensée lui paraissait simple !
C’était comme un raccourci qu’on finit par emprunter après mille détours. Fou,
son époux ! Elle ne savait pas qu’elle pouvait accepter qu’une telle idée s’asseye
en elle sans que rien autour d’elle ne s’effondre ; sans qu’elle-même perde pied.
Elle se sentait si calme. Étrangement calme.
Le lendemain, elle n’était pas là où on la trouvait d’habitude. Le feu resta
éteint toute la journée. Quand elle revint, tard dans l’après-midi, ce fut pour
annoncer sans triomphe mais d’une voix ferme qu’elle avait trouvé un emploi de
bonne de l’autre côté des collines. Alors elle vit de nouveau dans les yeux de
Kota, soudain posés sur elle, une lueur, une menace, une supplique peut-être.
Elle soutint ce regard. Elle ne se reprochait rien.
6
Les nouvelles vont vite et loin, les mauvaises bien plus vite que les bonnes. Ce
fut ainsi que le malheur qui habitait Kota finit par arriver, comme il se devait,
jusqu’aux oreilles de sa sœur Sitongui mariée dans la lointaine région du grand
fleuve. Elle fit le voyage. Et, avec quelques membres de la famille, débarqua à
Petite Venise.
Kota la reconnaissait-elle ? Comme chacun semblait en douter, Sitongui mit
dans sa voix cette véhémence que prête souvent le désespoir.
– De quel argile Dieu t’a-t-il pétri, fils de mon père ? Je ne suis pas femme à
me taire quand tout indique que je dois parler. La vérité, c’est que ton attitude
déshonore la maison de mon père dont tu es la poutre faite pour soutenir. Je te le
dis encore, je ne suis pas femme qui s’arrête aux apparences. Te souviens-tu
d’une certaine course de pirogues à laquelle tu pris part ?
Elle fit une pause et scruta le visage de Kota comme si elle voulait y déceler
un signe salutaire. Le frémissement d’un muscle, un léger froncement de
sourcils, un rien qui serait à ses yeux plus éloquent qu’un discours. Le visage de
Kota resta impassible. Alors elle poursuivit :
– Les premières pirogues atteignaient déjà la berge sous les hourras des
femmes. Je voulais voir la tienne. Je la cherchais. Elle n’était qu’une tache noire
au loin. C’est alors que je l’ai vue chavirer. La mer était pourtant d’huile. Pas un
vent ne soufflait. Je me souviens. Père et quelques autres se jetèrent dans l’eau
pour te ramener. C’est ainsi que tu réussis à faire oublier ta défaite en même
temps que tu ternissais le triomphe de tes concurrents. Mais qui du fromager à la
rivière de gros galets perça ton secret ? Qui devait comprendre que tu fis toi-
même chavirer la pirogue, préférant la mort à la honte d’être vaincu ? Qui
d’autre, sinon moi ? Il me vint alors aux lèvres cette chanson qui ne voulait pas
t’humilier, mais te dire que l’aînée de ton père n’était pas dupe.
Au fil des jours, il n’y eut plus que la voix de Kota à la place de ses silences.
Alors Anka réprouva le geste de sa mère qui continuait à brûler les plantes pour,
disait-elle, mieux ramasser et brider la raison éparse de son époux. Anka
préférait son père déraisonnable. Que ne pouvait revenir le temps où sa parole
venait en lambeaux, entortillée, pleine de nœuds, de telle sorte qu’elle interdisait
de voir où elle voulait mener ! À présent, elle n’était pas seulement abondante
mais d’une clarté éblouissante. Elle filait droit au but, soulignait les évidences,
soupesait, mesurait, sondait le monde et vous flanquait en pleine figure son
horrible récolte, ce vomitif infect servi à grandes doses et qui, une fois bu, était
encore à boire.
Il fallait voir Kota. Il n’avait désormais de fou que ses yeux enfiévrés de haine
et cette haine même trouvait un fondement. Il regardait la nuit. Elle était sale.
Les étoiles qui la criblaient ne pouvaient pas grand-chose ni la moitié de lune qui
pendait comme une parole venue mal à propos. Rien à voir avec ces nuits de là-
bas. Et sa mémoire se fracassait à force de ne pouvoir déboucher sur les gestes
simples qu’elle appelait. La terre du père s’enfonçait tel un coin dans sa chair.
Elle gisait la terre, en lui, intacte. Mais pourquoi leur rendez-vous ici, en ce lieu
de crasse et d’excréments ? Pourquoi sous l’ombre de la menace, à cette heure
tardive, où elle faisait germer ce qu’elle devait ensevelir ? Si c’était pour aiguiser
son regard, alors qu’elle se taise. C’était déjà tout vu. Il savait comme d’éternité
ce que voulait dire le vide. Kota n’avait plus rien mais là n’était plus la question.
Le tout était de savoir si ne plus rien avoir c’est n’être rien.
Kota respirait et c’était puanteur. Il touchait et c’était visqueux. Et on voulait
qu’il fasse comme si de rien n’était ; qu’il dise que cette nuit anémiée en était
une, parce que criblée d’étoiles avec la lune au milieu ! On voulait qu’il prétende
que cette nuit était la même qui l’éclaboussait de paix, là-bas.
Petite Venise grondait. C’était dans ses entrailles. Il s’écoutait. Comment
fermer l’œil, s’habituer à la bouteille qui s’écrase et au cri qui suit ? sourd,
étranglé, râle. Le voilà tout entier mare écarlate où un homme aux balbutiements
d’enfant se noie lentement.
Maudit soit l’enfant de chien ! Qu’il crève. Qu’ils crèvent tous autant qu’ils
sont. Ne savent rien d’autre ces gens-là. Rien d’autre que jouer du tesson et de la
lame. Pour un oui, pour un non, ça s’égorge cordialement.
– Eh, tu es sûr ? Ta sœur, c’est bien ta sœur, je veux dire même cul même
bangala ?
– Conseille ton père de ne plus dire merci chaque fois que je travaille sur ta
mère, ça me coupe l’envie.
Kota dit qu’il n’y a rien à craindre. À ce rythme, il y en a toujours un pour
penser que la seule manière de mettre les choses au point, c’est de saigner ou de
se faire saigner. Des broussards ! Voilà ce qu’ils sont. Il n’y a que ça dans ce
trou. Kota avait vérifié. Il était le seul à venir de là où il venait. Rien donc à voir
avec les autres. Ils n’avaient rien en commun. Est-ce que lui serait parti sans être
contraint, abandonnant la mer et le grand fromager et la rivière de gros galets ?
Bien sûr que non. Tandis qu’eux, c’était différent. Quelque chose lui disait qu’ils
avaient débarqué à Petite Venise par fantaisie. Question de voir du paysage, de
changer un peu d’air. Et puis, en y réfléchissant bien, il ne voyait aucune
différence entre eux et la meute féroce qui l’avait acculé dans ce réduit. Est-ce
que quelqu’un qui aurait une terre d’ancêtres dans les tripes pourrait seulement
songer à priver un autre de la sienne ? Il fallait donc penser que ceux qui
l’avaient dépouillé sans vergogne étaient comme ceux qu’il voyait autour de lui
et qui, malgré leur dénuement, n’avaient pas l’air d’être ici contre leur gré.
C’était la même race. Celle des oiseaux à serres. Et la bicoque s’emplissait
soudain du silence dévastateur de leurs ailes déployées. À Petite Venise, il n’y
avait que la bicoque où vivaient Kota et les siens. Tout autour, rien que des
ennemis.
Alors Nindia se mit à chanter :
Longtemps après que Sitongui fut repartie, Kota continua à maudire la femme
faite chienne qui ne pouvait plus être la sienne. Il parlait de la remplacer par une
autre, mais se rappelait aussitôt qu’elles sont toutes de l’argile dont on peut faire
une chienne. Alors un fleuve remplissait son rêve. Il était fleuve dont le trop-
plein se distribuait aux quatre coins d’une terre assoiffée qui le réveillait sec,
aride, désert. En fin de course, la mer, profonde plus qu’aucune tombe. Elle
l’étreignait. Kota la suppliait à haute voix de le garder à jamais dans ses replis.
Mais pour cela il n’aurait pas fallu la présence d’Anka tel un reproche qui
interdisait aux yeux du père le spectacle bienfaisant de son propre cadavre
nourrissant les mulets. Qui avait dit à Kota, qui lui avait dit ? En vérité, le sel
n’était pas plus doux que la solitude d’un orphelin. C’est la raison pour laquelle
il allait encore en mer pêcher la daurade et la crevette et s’en revenait vivant.
Alors que son fils s’approchait, Kota voulait le voir de plus près. Les doigts
d’Anka. Son front. Ses lèvres. Ses yeux. Sa démarche. Sa voix. Rien n’échappait
plus au regard vigilant du père. Et si, là aussi, un autre à sa place avait semé ?
Mais... Il y avait toujours ce mais qui le ramenait là-bas, où Anka était né,
dans la case en terre battue, entre le grand fromager et la rivière de gros galets.
En ce temps-là, Nindia n’aurait jamais osé. Comment aurait-elle pu, alors que
Kota était l’époux pareil à la poutre qui soutenait son toit ? Voilà soudain Anka
redevenu son fils unique, conçu quand il était debout et ses nuits différentes de
celles de Petite Venise où il se voyait rat, rien qu’un sale rat qui escaladait les
collines, traversait la ville pour aboutir au port où il s’embarquait sur un des
chalutiers d’une compagnie étrangère qui lui versait le salaire mérité par ceux de
son espèce à la fin de chaque mois.
Que la mer l’emporte, disait Anka la veille de chacun des départs du père. Que
la mer l’emporte à jamais, pour que revienne le sommeil profond.
Mais pourquoi, alors que père était en mer, le silence semblait-il n’être plus
tout à fait le même ? Anka qui s’interdisait de se poser les questions se demanda
alors d’où viendrait son chant à lui, pareil à celui de Nindia où s’entrevoit le miel
au bout des épines. Alors il s’efforçait de hausser les épaules, affirmant encore
qu’il n’était nullement blessé, que seuls se blessaient ceux qui ont des yeux pour
voir ce qu’il y a derrière toutes choses.
Cependant, malgré ses efforts pour se persuader que les démêlés de Kota avec
la vie ne le regardaient pas, il n’arrivait plus à retrouver la paix. Il se sentait seul.
Non pas comme il l’avait toujours souhaité, mais seul et vide, comme s’il
désirait, comme s’il lui manquait quelque chose d’urgent et d’essentiel qu’il ne
savait pas comment nommer et dont la réalité se réduisait à la souffrance
qu’infligeait son absence. Tout, à commencer par son nom, clamait la dérision
de ses certitudes d’antan. Lui, Anka le mal nommé, lui qui n’était plus la seule
récolte du ventre de sa mère, voulait qu’on lui dise son véritable nom. Cette
seule pensée le remplissait pourtant d’effroi comme si le nom dont il devait
hériter ne pouvait que porter un malédiction et lui annoncer la mort par le feu,
l’eau et l’empoisonnement. Du coup, il ne voulait plus savoir. Il était toujours
lui. Anka. Le bien nommé. L’unique fils, si ce n’était de sa mère, alors
seulement de son père.
La course, Anka. L’envol. Ton cœur qui cogne et le sommeil viendra, facile,
profond.
Étrange cette voix ! Elle, d’habitude ferme, montait à présent si faible au
moment même où Anka avait plus que jamais besoin de l’entendre démentir ce
que les yeux prétendaient voir. Pour aider cette voix secrète à retrouver sa force,
il courut vers l’école. Ce fut comme si, au cœur de la saison sèche la plus aride,
il allait puiser à la seule source qui ne pouvait tarir. Il allait reprendre sa place en
un royaume de vérité où Kota et Nindia n’avaient pas accès.
La course, Anka. L’envol. Ton cœur qui cogne et le sommeil viendra, facile,
profond.
Mais au moment où le maître tourna le dos à la classe pour joncher le tableau
noir de sa belle écriture, voilà que les battements de cœur d’Anka couvraient les
murmures de ses compagnons de jeux. Il dit que ce n’était rien. Rien que son
cœur qui battait dans l’attente de la récréation. Ce n’était pas une raison pour que
chaque mot prononcé par le maître sollicitât ainsi son attention. Il s’agissait en
l’occurrence d’une leçon d’hygiène portant sur les microbes, ces bestioles si
minuscules qu’on ne peut les voir à l’œil nu. Cependant, Anka les voyait.
Enormes, monstrueuses, elles grouillaient de partout, investissaient la moindre
petite parcelle de Petite Venise, raréfiaient l’air, s’engouffraient par les pores
d’Anka soudain dilatés, s’emparaient de ses organes, jusqu’à cette suffocation
que rien ne semblait pouvoir apaiser, surtout pas les conseils que le maître se mit
alors à donner aux élèves pour qu’ils se prémunissent contre l’assaut de cette
armée ennemie.
Ses camarades de classe voyaient-ils ce qu’Anka ne pouvait s’empêcher de
voir à cet instant-là ? À leur mine hilare, rien ne permettait de le supposer. Leurs
yeux étaient résolument posés ailleurs. La lumière du dehors les distrayait. Ce
serait peu de dire qu’Anka les enviait. Il les enviait jusqu’à la haine, ces
complices d’hier qui l’excluaient aujourd’hui et l’abandonnaient au milieu de ce
grouillement mortel, face au maître qui ne semblait plus s’adresser qu’à lui.
– Qui veut maintenant me réciter les climats ? demanda le maître.
– Moi, monsieur. Moi, monsieur.
Une voix monocorde se mit aussitôt à arpenter le monde d’un pôle à l’autre.
Par là, froid ; plus bas, tiède. Chaud par ici mais néanmoins sec. Alors que là,
pas aussi chaud mais humide...
– C’est bien, fit le maître satisfait. C’est important, vous savez, le climat d’un
pays. C’est lui qui détermine la flore et la faune que nous avons déjà vues
ensemble et bien d’autres choses encore que nous verrons au fur et à mesure.
Anka sentit la sueur déferler le long de son échine. Il avait peine à déglutir
tant sa gorge était nouée. Le tournoiement dans sa tête faisait que rien ne
ressemblait plus à rien, ni le maître, ni les élèves, ni Petite Venise. C’était
comme si une bourrasque s’engouffrait dans la salle, une bourrasque comme il y
en avait deux ou trois au plus fort de la saison pluvieuse quand les arbres étaient
soudain pris de frénésie et le ciel devenait si sombre avant de s’effondrer,
déversant ces trombes d’eau qui remuaient la boue et puis montaient, montaient
jusqu’à hauteur d’homme, semant la panique à Petite Venise.
Comment libérer ce cri en lui ? Comment taire cette colique ! Anka se pencha
légèrement, contracta son ventre, s’agrippa de toutes ses forces au banc. N’en
pouvant plus, il fit un mouvement brusque pour se lever. L’effort détendit ses
muscles soudain incapables de retenir cette somme d’angoisse qui se mit à
ruisseler le long de ses jambes en un flot lourd et nauséabond.
Les sifflets et les huées accompagnèrent sa course éperdue hors de la salle de
classe. Anka courait droit devant lui. Il courait aveuglément, griffé par les hautes
herbes puis il finit par s’écrouler, hors d’haleine. La joue contre le sol humide, il
avait peine à respirer. Mais bien plus que cette douleur vive qui sciait ses côtes,
c’était encore d’entendre au loin les huées de ses compagnons de jeux qui lui
arrachait les larmes. Il pleurait de savoir qu’il n’était plus des leurs, eux dont les
yeux ignoraient de quoi était faite la fatigue qui donnait à son corps cette
lourdeur de pierre et le plaquait au sol.
C’était pourtant un jour semblable à tous les autres, sans présage autre que
cette voix au fond d’Anka, si faible, si timide, elle qui tonitruait de certitude.
10
1 USA.
2 Le ver de cayor, répandu en Afrique, est la larve de Cordylobia anthropophaga qui pénètre
activement la peau de l’homme ou des animaux domestiques. Il se traduit par l’apparition d’une
tuméfaction douloureuse d’où s’échappe au bout de quelques jours le ver parvenu à maturité.
III
LES ÉPOUSAILLES
1
Là, pourtant, l’aube. Elle finit par venir, elle que rien au départ ne semblait
annoncer. Là, cette rumeur ténue, ample, surgie de nulle part et de partout. Là, le
seau d’eau qui tinte et l’immobilité du transistor posé sur le tabouret à côté de la
couche du père. Entre les planches disjointes de la bicoque, la nuit n’était plus
que cette lumière sale.
Il pleuvait dehors. Anka imaginait le ciel affaissé sur Petite Venise que la
pluie malmenait. Un vrai ciel de matin de pluie à Petite Venise où rien ne
manquait, même pas l’odeur de la boue dans les narines qui dit que le marécage
est sorti de ses limites pour aller à l’assaut des collines.
Comment ne pas se regarder ? Comment ne pas s’étonner ? Anka se regardait
mais ne s’étonnait qu’à peine de se voir là où il était, allongé, son sexe dressé, la
tiédeur du sperme éparse sur son ventre, si près des ronflements du père comme
un chant d’accueil, tandis que le toit émaillé de trous laissait passer les gouttes
qui frappaient ça et là, jusque sur la paille de sa couche.
Quelle heure pouvait-il bien être ? Il était sûrement tôt. La main de Kota ne
s’était pas encore tendue pour tourner le bouton du transistor à l’heure des
premières nouvelles du jour. Kota dormait encore. Cette pluie ne pouvait pas le
déranger. Bien au contraire. Elle le berçait comme le bercerait le clapotement de
la mer contre une pirogue à l’ancre. Il était encore trop tôt. Mais qu’importait
l’heure, puisque Anka était là, rendu au monde, à Petite Venise, à la bicoque, à
tous ses objets familiers qui lui confirmaient qu’il ne dérivait pas ; que sa barque
sur la nuit liquéfiée était venue échouer sur le rivage où il les avait laissés.
Devait-il attendre que le contour de toute chose se précise pour rompre enfin le
silence ? Anka se demanda s’il ne serait pas plus sage au contraire qu’il aille
sans tarder vers Kota. Tant pis si son père bondit à l’appel de cet enfant de rien
décidément venu au monde pour troubler son sommeil. Il grommellera, irrité
sans aucun doute par le contact de cette main, de cette peau sous laquelle
couraient les veines charriant le mauvais sang de Nindia.
Et si tout simplement il devait être surpris ? Surpris jusqu’à l’émoi, à la seule
vue du fils penché sur son visage.
Anka voulait lui dire. Il ne pouvait pas ne pas lui dire cette simple vérité :
jamais il ne s’était réveillé par un matin pareil, lui qui s’était couché hier dans la
certitude de son aïeul à jamais silencieux.
Mais était-ce bien lui, cet autre qui se sentait soudain lavé du long deuil de
Tat’Rèdiwa ? Son sexe encore dressé et la tiédeur du sperme sur son ventre
étaient là pour l’attester.
C’était bien lui et non un autre, cet enfant que l’aïeul ne pouvait plus
contredire. C’est pourquoi il se leva et alla d’un pas assuré vers Kota. Là, penché
sur ce père qu’il n’avait jamais vu d’aussi près, sa main sut trouver le geste
simple qui invite.
– Père, écoute-moi. J’ai enfin l’âge où les masques livrent leurs secrets.
La voix d’Anka ne suppliait pas. Elle n’avait plus besoin de supplier. Et
comme les sourcils du père se soulevaient d’étonnement, Anka comprit que Kota
lui demandait s’il savait seulement ce qu’il venait de dire. Alors Anka hocha la
tête et dit au père :
– Regarde. Je me suis couché hier et j’ai vu, de mes yeux vu l’abîme. Du fond
du gouffre j’ai entendu la voix de Tat’ Rèdiwa surgir, tissant en un seul conte
l’éparpillement des paroles semées au fil des saisons où j’allais m’asseoir sur ses
genoux. L’insistance du ciel soudain chauffé à blanc m’a fait haleter. Me voilà
un parmi un peuple qui déferle dans un vacarme assourdissant. Une nuée
d’oiseaux sombres plane au-dessus de nos râles. L’horizon ! Je cherchais
l’horizon qui pouvait borner le ciel d’un royaume si vaste. Pour toute réponse, je
n’entendis que la chamaille accoucheuse de tribus. Au cœur de notre débâcle,
une voix se leva pour dire : Venez, je suis l’aîné de mon père, l’horizon sera du
côté que désigne la main droite. Le puîné aussitôt se dressa pour dire que
l’horizon viendra du côté de la main gauche. Me voilà du coup faisant partie du
rameau qui ne savait pas, qui ne savait plus, et qui se ruait d’instinct jusqu’à un
promontoire où la terre sous les pieds surplombe les frémissements du pays où
règne une ogresse.
Alors je contemplai la douceur de fermer les yeux. Douceur déjà évanouie
sous la clameur de la bataille qui se livrait dans mes viscères.
S’abolir. Taire jusqu’aux battements du cœur. Ne plus respirer. Emprunter à la
pierre sa rigidité. Ou alors fondre, devenir fluide. Fuir. Fuir de nouveau.
Qu’importe si c’est à rebrousse-chemin, pourvu que le mouvement soulève le
vent du mensonge. Elle était si pressante cette envie, que j’ai vécu les affres de
ne pouvoir m’arracher à cette terre maudite. J’étais sans jambes ni bras. Juste un
tronc. Un arbre pétrifié face à la forêt sombre.
L’ogresse ! La hideuse aux mains lourdes de griffes était adossée contre mon
horizon. Pour ne pas la dévisager, j’eus le mouvement brusque de l’enfant que
l’effroi tasse sur lui-même et jette contre une poitrine bienfaisante. Mais là, seul
mon cœur battait. Blotti contre la terre muette, mon cœur devenu fou cognait
dans un bruit assourdissant, tandis que mes yeux s’emplissaient de la couleur du
morceau de ciel insensé qui figeait ma saison.
– Ne tremble pas, mon enfant.
Ce fut là le murmure qui me vint aux lèvres et qui me fit comprendre que je
tremblais en effet d’écouter l’ogresse s’ébrouer.
Souveraine, Ndjouké s’avançait vers moi. La hideuse aux mains lourdes de
griffes ! Elle avait la démarche lente d’un fleuve profond charriant le lourd tribut
de ses victoires au fil des contrées. Le vent mugissait dans ses cheveux hirsutes
de folle au regard halluciné. Rugueuse. Solide. Compacte. Pleine. Comment se
pénétrer de sa silhouette et ne pas écouter le sinistre craquement des os broyés
dans ses corps à corps ? Elle approchait ; de ses aspérités montait, avec l’haleine,
l’odeur âpre d’une terre d’alluvions. L’animal, le végétal, jusqu’à l’effritement
des pierres, là, dans le marécage de son ventre.
La démente ! Elle était là, penchée sur moi. Qu’attendait-elle pour user de ses
dents faites pour déchirer ? Qu’attendait-elle pour broyer ? Mais voilà que son
œil s’embuait. On dirait qu’elle savait pleurer.
Ndjouké se mit à gémir. Elle, tranchante, anguleuse, abrupte, s’arrondissait
soudain en se saisissant de ses lourdes mamelles qu’elle se mit à pétrir lentement
avant de se laisser choir, m’offrant cette béance entre ses cuisses écartées.
Et je sentis mon sexe s’enfler, raide comme un doigt désignant le chemin.
Ndjouké tout contre moi avait la respiration un peu heurtée que donne une
grande soif. Elle n’était plus qu’un champ aride que je labourais et baignais de
sueur. Rien ne m’étonnait. Ni elle, ni cette vague qui montait. Elle se dépêchait,
elle roulait dans le charivari de cette nuit soudain constellée. Alors je crus voir
l’Ocre et le Kaolin sur ce promontoire. Tout n’était plus qu’Ocre et Kaolin dans
mes yeux. L’horizon ainsi paré des couleurs du sang coagulé et du lait maternel
semblait offrir un baume pour mes lèvres gercées, pour ma gorge nouée.
– Ma promise ! murmurais-je, à l’instant même où la vague éclaboussait la
nuit avant de me déposer là, sur cette couche que je croyais lit de mort.
– Voilà, père, ce que j’ai vu et que je tenais à te dire, ajouta Anka.
Kota hocha la tête. Une expression de satisfaction mêlée de gratitude
illuminait son visage comme si le fils venait de lui rappeler quelque chose qu’il
savait depuis toujours mais qu’il avait oubliée. Pour la première fois, Anka
l’entendit l’appeler par son véritable nom.
– Rèdiwa, nommé d’après mon père, si tu as vraiment l’âge où les masques
livrent enfin leurs secrets, explique-moi l’ocre sur ce visage.
– Je vois l’ocre dans tes yeux posés en toute saison comme deux puits taris.
L’ocre, comme un crachat sur ton visage. L’ocre sur la terre devenue chair qu’on
t’arrache. L’ocre, quand toute chose se tait pour mieux se repaître de ta langue
d’agonisant. L’ocre encore et encore sur toi du lever au coucher.
– Que peut bien signifier alors le kaolin sur ce visage ?
– Qui peut le comprendre, père, s’il n’est pas l’amant penché sur ce visage ?
Ne me le demande pas. J’ai à peine l’âge où les masques livrent leurs secrets.
Le père le considéra un instant puis lui dit :
– Penche-toi, mon fils. Penche-toi sur ce visage et n’oublie pas de venir dire à
ton père, toi qui as enfin l’âge où les masques livrent leurs secrets.
Ce jour même, Anka escalada pour la première fois les collines qui séparaient
Petite Venise du reste du monde. Il marcha longtemps, au hasard, à travers la
ville. Ivre, comme entraîné par ce qu’il croyait être seulement le plaisir de se
promener, d’être là, au cœur de la capitale de son pays. Et pourtant, quand il finit
par aboutir du côté de la corniche, il comprit que ce qu’il voyait à cet instant
justifiait à lui seul son désir de marcher.
Devant lui, la mer. Anka la contemplait avec l’émerveillement de quelqu’un
qui retrouve une connaissance après une longue absence. Et dire qu’elle avait
toujours été là, à quelques pas de Petite Venise ! Il lui aurait suffi de faire à
l’envers le chemin qui le conduisit là-bas. Mais pouvait-il le faire ? Le voulait-il
seulement, lui qui n’aimait rien tant que le silence recouvrant toutes choses ?
Derrière lui, la ville ; devant lui, la mer. Le bruit des vagues, comme une
rumeur bienfaisante accompagnant l’offrande d’un aïeul !
Suivre le rivage ! Longer cette digue ! Jusque-là où le grand fromager et la
rivière de gros galets étaient. Là où la case en terre battue était. Pour que les
yeux ramènent à côté de l’ocre ce qui nourrit Ombre faite épouse...
Anka s’avança pour aller simplement s’asseoir sur la digue contre laquelle
venait se briser la mer.
Devant lui, la ville. Grosse de tout ce vacarme où la forêt mêlait ses voix à
celles venues d’ailleurs.
Écumer ce territoire, s’y enfoncer, l’arpenter. Jusque-là où les pieds peuvent
mener. Là où l’oreille peut encore écouter. Pour que les yeux ramènent à côté de
l’ocre ce dont se nourrit Ombre faite épouse...
Anka commençait à comprendre pourquoi il ne pouvait ne pas venir ici. Il
savait ce qui l’avait poussé : voir de ses yeux, voir en plein jour, ce que voulait
dire son aïeul pendant qu’il dormait. Voir Ombre parée d’Ocre et de Kaolin.
Derrière lui, les vagues, comme la rumeur bienfaisante accompagnant
l’offrande. Et dire qu’elles avaient toujours été là, à quelques pas, tel un démenti
renouvelé aux heures où tout affirmait que l’offrande n’eut pas lieu.
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