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Martín Buber

Les contes
de
Rabbi Nachman

STOCK + PLUS
JUDAÏSME ISRAEL
JUDAÏSME — ISRAEL
Collection dirigée
par
M arie-Pierre Bay et Paul Giniewski
Dans la même collection

Jérémie par André Neher.


Contes hassidiques par J.-L. Peretz.
Histoire du peuple juif, I, par Cecil Roth.
Histoire du peuple juif , II, par Cecil Roth.
Paroles du Talmud par Ovadiah Camby.
Pays ancien, Pays nouveau par Theodor Herzl.
VEtat juif , Extraits du Journal par Theodor Herzl.

A paraître

Le Bàal Shem Tov par Isaac Bashevis Singer.


Témoignages sur Israël par Jacob Kaplan.
Sagesse de la kabbale par Alexandre Safran.
LES CONTES DE RABBI NACHM AN
Martin Büber

Les contes
de
Rabbi Nachman
TRADUITS DE L ’ALLEMAND
PAR FÉLIX LEVY
ET LEA MARCOU

STOCK + PLUS
JUDAISME/ISRAEL
Tous droits réservés pour tous pays.
'© 1955, by Martin Buber, Jérusalem
Erste Fassung : Frankfurt am Main 1906
Erstmalig in der Fisher Bücherei 1955.
© 1950, Artemis Verlag, Zürich pour le chapitre
intitulé Le voyage de Rabbi Nachman en Palestine
© 1981, Editions Stock pour la présente traduction.
C’est à la mémoire de mon grand-
père Salomon Buber9 le dernier
Maître de la vieille Haskala, que
je dédie fidèlement cette œuvre
de la hassidut.
Je .n ’ai pas transposé les récits de Rabbi Nach­
man, mais les ai rapportés tels qu’il les racontait,
et cela en toute liberté, et en son esprit, tel que
je le conçois.
Ces contes nous ont été conservés dans la ver­
sion d’un de ses disciples qui a m anifestement
complètement défiguré le récit original. Tels qu’il
nous les a présentés, ils sont confus, vagues et de
forme inélégante.
Je me suis efforcé de conserver intact tout ce qui,
par sa puissance et son chatoiement, m ’a paru avoir
fait partie intégrante de la version authentique.
Dans l’introduction, j’ai essayé de rendre l’atmo­
sphère du livre. Le chapitre que j’ai intitulé « La
mystique juive >> est donc à considérer comme
n’étant qu’une préface générale.
Je ne voudrais pas m anquer, ici également, de
remercier S. Dubnow, l’historien du hassidisme,
pour ses renseignements biographiques et bibliogra­
phiques, et M. J. Berdyczewski, l’homme qui a su
découvrir l’âme hassidique, pour tout l’appui qu’il
a bien voulu me donner.
M B.
La mystique juive

Rabbi Nachman de Bratzlav, né en 1772, m ort


en 1810, est peut-être le dernier mystique juif. Il
est le chaînon final d’une tradition ininterrom pue
dont le commencement nous est inconnu. Long­
temps on a essayé de nier l’existence de cette tradi­
tion, aujourd’hui, ,elle ne peut plus être mise en
doute. Il a pu être établi qu’elle a été alimentée
de source perse, puis grecque, puis albigeoise
même, mais elle a fait la preuve de son courant
propre qui a su accueillir des affluents sans se
laisser dominer par^eux. Certes, il ne nous est plus
permis de la considérer comme la voyaient sçs
premiers maîtres et disciples : comme une
« kabbale », c’est-à-dire comme la transmission
d’une science de bouche à oreille de façon telle que
chaque génération la reçoive, mais chacune en une
révélation. et une interprétation plus complètes, et
cela jusqu’à ce que l’intégrale vérité soit enfin pro­
clamée à la fin des temps ; mais nous sommes
obligés de reconnaître son unité, son originalité, et
aussi combien fortem ent elle est conditionnée par
l’essence et le sort même du peuple qui l’a vue
naître. La mystique juive peut paraître très inégale,
11
souvent confuse, lorsque nous la comparons a
Eckart, à Plotin ou à Lâo-Tseu. Elle reste cepen­
dant la m agnifique floraison d’un arbre séculaire
dont la couleur est presque trop criarde, le parfum
trop capiteux, mais qui est néanmoins un des rares
produits de la sagesse intérieure et de l’extase
accumulées.
De tous temps une disposition au mysticisme a
été lé propre des Juifs et sa manifestation n’est pas^
comme cela est le cas généralement, une réaction
consciente et momentanée contre la souveraineté
de la raison. C’est une originalité très significative
du Juif, et qui ne semble guère s’être modifiée au
cours des siècles, que les extrêmes s’enflamment
chez lui plus rapidem ent et plus puissamment que
chez les autres hommes. Ainsi s’explique que c’est
souvent dans un destin très limité, et de cette
lim itation même, que l’illim ité jaillit, avec une
puissance que rien ne peut endiguer, et que règne
dorénavant une âme qui s’est donnée sans réserve.
La force de la mystique juive est ainsi issue d’une
qualité originelle du peuple qui l’a conçue et par
la suite le destin de ce peuple s’y est imprimé. Les
migrations et le m artyre des Juifs ont toujours eu
pour effet de susciter en leur âme des vibrations
de cruel désespoir, desquelles jaillit si facilement
l’éclair de l’extase. Mais en même temps ces m igra­
tions et ce m artyre les ont empêchés de parfaire la
pure, expression de cette extase, et les ont incités
à mélanger le nécessaire et le vécu avec le super­
flu et l’accessoire, et, parce qu’ils ont l’impression
que leurs tourments les em pêchent de parler, d’eux-
mêmes, ils deviennent facilement bavards en par­
lant de choses étrangères.
Ainsi sont nées des œuvres comme le Zohar,
12
Le Livre de la Splendeur. Au m ilieu de grossiers
anthropomorphismes que leur sens allégorique ne
rend pas plus supportables, au m ilieu de divaga­
tions vides et incolores présentées en phrases obscu­
res et boiteuses, brillent de temps à autre lés
indices d’une secrète profondeur d’âme et les révé­
lations des ultimes sécrets.
Au temps du Talmud, la science de la mystique
était encore un secret que l ’on n’avait le droit de
confier qu’à un « M aître ès Arts et connaisseur en
langage chuchoté », et nous savons, par Josèphe, de
quels soins jaloux les Esséniens entourèrent le
mystère et les écritures secrètes qu’ils considé­
raient comme datant de temps immémoriaux. Ce
n’est que plus tard que cette doctrine s’étendra
en dehors du cadre de la secte et de la transm is­
sion d’homme à homme. Le prem ier des ouvrages
qui nous aient été conservés, le Livre de la Création,
écrit en l’esprit pythagorieri, est vraisem blable­
ment né entre le vu0 et le IXe siècle, et le Zohar, du
moins en sa rédaction actuelle, date du xin° siècle.
Entre les deux se situe l’époque du véritable déve­
loppement de la kabbale. Mais longtemps encore
ceux qui s’en occuperont évolueront en des cercles
très étroits, même s’il est vrai qu’elle s’étendra par-
delà la France, l’Espagne, l’Italie et l’Allemagne jus­
qu’en Egypte et jusqu’en Palestine. Tout ce temps
aussi cette doctrine restera étrangère à la vie elle
n’est que de la théorie au sens néo-platonique du
mot, une vision de Dieu, et ne demande rien à la
réalité de l’existence hum aine. Elle ne demande
pas qu’on vive à sa manière. Elle n’a aucun contact
avec l’activité humaine. E t ce domaine du choix,
qui devait avoir une telle im portance pour la
mystique juive ultérieure — le Hassidisme —
13
n’est pas chose vivante pour elle. Elle est en
dehors de tout ce qui est hum ain et ce n’est
qu’en considération de l’extase qu’elle entre en
contact avec la réalité de l’âme. Elle s’oppose à
deux autres puissances du judaïsm e à la dure,
stricte observance — qui, elle, est ennemie de
toute vie personnelle pour ne se soucier que de
la Loi -r1 et au rationalisme, éloigné de la nature,
tel que l’a fixé Aristote ; mais à l’ethos de l’un
comme à celui de l’autre elle n’opposè pas le sien
propre et ainsi son sens ne pénètre pas dans le
peuple.
Ce n’est que pendant la dernière partie de cette
époque que de nouvelles forces se manifestent.
L’expulsion des Juifs d’Espagne donna à la kab­
bale le grand souffle messianique. La seule tenta­
tive énergique de la Diaspora de créer en exil une
communauté créatrice de culture et une patrie
spirituelle s’était effondrée dans le désespoir. Le
vieil abîme se rouvrit d’où resurgit une fois de
plus, comme toujours, le vieux rêve de la déli­
vrance, plus fort et plus im pétueux que jamais
depuis le temps des Romains. Le désir est ardent
l’absolu doit devenir réalité. Le messianisme des
Juifs a, lui aussi, toujours été un vouloir de l’im­
possible. La kabbale ne pouvait lui rester fermée.
Elle dénomma le royaume de Dieu sur terre le
« monde de la perfection ». Elle accueillit en
son sein la ferveur du peuple et, ce faisant, elle
pénétra dans le peuple comme le Messie lui-même
pénètre dans sa ville.
La nouvelle ère du mysticisme juif qui débute
au m ilieu du XVIe siècle et qui proclame que
l’acte éthique-extatique de l’individu collabore à
la rédem ption, commence avec Isaac Luria. Cet
14
homme qui, cent ans avant Locke, enseigna
que tout être était un composé de substance et
d’apparence, et qu’il n’existait pas de connais­
sance objective, était en ses conceptions sur la
manière dont le monde émane de Dieu, et sur
les puissances démiurgiques interm édiaires, pres­
que complètement dépendant de la kabbale
ancienne. Mais dans sa représentation de l’action
directe de l’âme hum aine sur Dieu et sur la déli­
vrance du monde, il donna aux vieux enseigne­
ments une forme nouvelle et une nouvelle
conclusion.
Déjà dans le Talm ud il est dit que le Messie
viendra lorsque toutes les âmes seront entrées
dans la vie corporelle. Les kabbalistes du Moyen
Age croyaient pouvoir reconnaître si l’âme d’un
homme en présence duquel ils se trouvaient, était
descendue en lui venant du monde de l’incréé,
ou si, àu contraire, c’était pendant ses pérégrina­
tions que cette âme était descendue en lui. Le
Zohar et la kabbale ultérieure ont perfectionné
l’enseignement que nous trouvons déjà définitive­
ment fixé par Isaac Lurià. Il s’ensuit deux for­
mes de métempsycose le cycle ou la m igration
('Gilgul) et la transm utation ou la fécondation
(Ibbur) . Gilgul est l’entrée en un être, lors de
sa conception ou de sa naissance, d’âmes en
migration. Mais aussi un homme déjà pourvu
d’une âme peut, à tout moment de sa vie, accueil­
lir une ou plusieurs âmes qui s’unissënt à la
sienne lorsqu’elles sont en parenté avec elle, c’est-
à-dire lorsqu’elles sont issues des mêmes émana­
tions de l’homme prim itif. L ’âme d’un m ort s’unit
à celle d’un vivant pour term iner une œuvre
inachevée qu’elle avait dû abandonner au moment
15
du décès. Un esprit supérieur, après s’être déta­
ché, redescend en pleine luminosité ou en rayons
épars vers un esprit incom plet pour vivre avec lui
et l’aider à se parfaire. Ainsi naît le prophète.
Ou éncoré deux âmes incomplètes s’unissent pour
se compléter et se perfectionner. L’une de ces
âmes est-elle atteinte de faiblesse et a-t-elle besoin
d’aide, alors l’autre devient sa mère, la porte en
son sein et la nourrit de sa propre substance.
P ar toutes ces voies se réalise la purification des
âmes du trouble originel et la délivrance du
monde de sa propre confusion. Lorsque tout sera
fait, lorsque toutes auront term iné le parcours,
alors seulement le temps s’arrêtera et le règne de
Dieu approchera. Comme dernière, ce sera l’âme
du Messie qui descendra dans la vie et par elle
se fera la déification du monde.
L’œuvre originale de Luria est d’avoir voulu
faire dépendre ce processus m ondial de la
conduite de quelques hommes. Il proclam ait que
le fait, par ceux qui se vouent à la délivrance
du monde, de m ener une vie inconditionnelle
d’immersions, de veilles, d’attitudes extatiques et
d’un amour absolu à l’égard de tout et de tous
purifierait uniform ém ent et d’un souffle puissant
toutes les âmes des hommes et appellerait le règne
messianique.
Le sentiment profond dont cette doctrine était la
manifestation d’idées devait trouver près de cent
ans plus tard son expression élémentaire dans le
grand mouvement messianique qui porte le nom
de Sabbatai Zévi. 'C’était un défoulement de forces
populaires inconnues et une révélation de la
secrète réalité dé l’âme du peuple. Les valeurs
16
apparem m ent réelles, la vie sauve et la propriété^
étaient devenues brusquem ent viles et insipides et
la foule en arrivait à pouvoir abandonner ses
biens comme un outil superflu et à ne tenir plus
sa vie qu’entre deux doigts comme un coureur
retient un vêtement qui glisse et que finalement,
lorsque le handicap devient trop grand, il lâche
en ouvrant les doigts, pour courir nu mais libre
vers son but. E t ces hommes, connus pour ne jamais
se laisser dominer que par la raison, se consumè­
rent en leur ardeur pour le message. ,
Mais aussi cette exaltation-là s’effondra, encore
plus misérablement et plus épouvantablem ent que
l’une quelconque de celles qui l’avaient précédée.
Et m aintenant le messianisme s’intériorise à nou­
veau. La croyance que par la pratique de la mys­
tique on réussit à forcer les mondes supérieurs
pénètre toujours plus profondém ent dans le peu­
ple. Aux environs de 1700 se réalise cette expé­
dition ascétique des Quinze Cents en Terre sainte
qui devait finir dans la misère et la mort. Mais
aussi des isolés se préparent par un complet dessai­
sissement de leurs biens. En Pologne notam m ent
on voit chez de nombreux individus m ûrir le désir
de purifier à la fois le monde et leur propre
âme. Beaucoup d’entre eux, comme aucune m or­
tification ne peut les satisfaire, se m ettent en route,
« pour l’exil » comme ils disent, n’acceptent nulle
part nourriture ou boisson, et errent ainsi portés
par leur volonté, jusqu’à ce que leur vie s’éteigne
avec leurs forces, et qu’ils s’effondrent, morts, en
terre étrangère au m ilieu d’étrangers.
Ces martyrs de la Volonté sont les précurseurs
du développement ultim e et suprême de là mysti­
que juive, le Hassidisme, qui, né au m ilieu du
17
XVIIIe siècle, devait à la fois la continuer et la
réfuter.
Le Hassidisme, c’est ia kabbale devenue ethos.
Mais le mode de vie qu’il nous enseigne n’est pas
ascétisme mais joie en Dieu. Hassid signifie :
l’homme pieux. Mais Hassidisme n’est pas pié­
tisme. Il se passe de toute sentim entalité inté­
rieure ou ostentatoire. Il transfère l’au-delà ici-bas
et l’y laisse régner et se form er comme l’âme
forme le corps. Son essence est une incitation —
très réaliste et imprégnée d’esprit divin — à l’ex­
tase, comme étant le sens et le sommet de
l’existence. Mais ici l’extase n’est pas, comme dans
la mystique allemande, la déliquescence de l’âme,
mais son épanouissement. Conduit à l’absolu, non
pas l’âme qui se restreint et se démet, mais celle
qui ne cesse de se parfaire. Dans l’ascèse, la vie
spirituelle, la Neschama, se recroqueville sur elle-
même, elle se relâche, devient vide et trouble ;
ce n’est que dans la joie qu’elle peut s’épanouir
et, s’accomplir jusqu’à ce qu’atteignant la perfec­
tion, elle tourne au divin. Jamais une doctrine n’a,
avec une telle force et une telle pureté, fait dépen­
dre le chemin m enant vers Dieu de l’être lui-
même.
De nouveau ce fut la Pologne et surtout la steppe
ukrainienne qui se révéla créatrice. La. Pologne
avait une puissante communauté juive qui s’était
renforcée sous l’effet du monde étranger et m épri­
sant qui l’èntourait, et pour la prem ière fois
depuis l’épanouissement espagnol, se développa ici
une vie propre avec ses œuvres et ses valeurs,
une culture certes pauvre et fragile, mais indé­
pendante. S’il est vrai qu?ainsi les prédispositions
pour une activité spirituelle existaient, une doc­
18
trine mystique ne pouvait cependant fleurir que
sur le sol de TUkraine. Là régnait depuis les tueries
de Juifs par les cosaques de Chmielnicki une atmo­
sphère d’insécurité et de désespoir analogue) ;à celle
qui, jadis, après les expulsions d’Espagne avait,
comme dans les autres provinces polonaises, un
citadin qui se desséchait dans un enseignement
rahbinique étriqué ou qui se perdait dans la
masse laborieuse qui l’entourait, mais le plus sou­
vent un villageois, isolé et replié sur lui-même,
limité en ses connaissances, mais prim itif en sa
foi et trouvant sa force en son rêve de Dieu.
Le fondateur du Hassidisme fut Israël de Mied-
zyborz, celui que l’on appela le « Baal Shem
Tov », c’est-à-dire le m aître <du nom divin suscep­
tible de provoquer des miracles. Autour de lui
et de ses disciples se tissa une légende colorée et
ardente. C’était un homme sincère et modeste,
inépuisable en ferveur et en force directive.
Son enseignement ne nous a été transmis que
très imparfaitement. Lui-même ne le rédigea pas par
écrit. Et même verbalement il ne communiqua —
pour reprendre son expression — que ce qui le
faisait déborder comme un vase trop plein. Parm i
ses disciples il ne semble pas en avoir trouvé qu’il
ait jugé digne de recueillir intégralem ent sa
pensée. Une prière ém anant de lui nous est par­
venue « Seigneur, tu sais m anifestement tout
ce qui repose en moi comme connaissances et
possibilités et je ne vois personne à qui je puis
les faire partager. »
Mais la plus grande partie de ce qu’il a enseigné
ne semble avoir été couché par écrit que de façon
fort insuffisante et souvent complètement défigu­
rée. En parcourant de telles notes, il aurait dit
19
un jour << Là il ii’ÿ a pas un m ot qui ait ,été
dit par moi; »
E t néanmoins aucune1 erreur n’èst possible sur
le sens véritable de son enseignement.
Le Baal Shéni nous apprend que Dieu est
l’essence, de toute chose. Celui qui^ sans se laisser
éblouir par les apparences, regarde l’essence des
choses,, celui-là regarde Dièu lui-même. Dieu ne
parle pas par les choses, mais pense en les choses,
et ainsi il ne peut être accueilli que par la force
la plus intim e de l’âme. Si cette force est libérée,
àlors il est donné à l’homme de s’unir à Dieu en
tout lieu et à tout moment. Chaque action qui
est bénie en elle-même, si banale et si dénuée
de sens qu’elle puisse paraître à celui qui
vient du dehors, est lè chemin vers le cœur du
monde. En toutes choses, aussi en celles apparem­
m ent mortes, résident des étincelles de vie qui
tombent, dans les âmes réceptives. Ce que nous
appelons le Mal n’est pas quelque chose qui a
une existence positive, mais qui, au contraire, fait
défaut. C’est 1’ « exil de Dieu », l’échelon infé­
rieur du Biën, le trône du Bien. C’est, dans le
langage de la vieille kabbale, 1’ « écorce » qui
entoure et cache l’essence des choses.
Il n’y a rien qui soit méchant et indigne
d’am our ; les instincts de l’homme, eux non plus,
ne sont pas mauvais. « Plus l’homme est grand,
plus ses impulsions sont fortes », mais celui qui
est sanctifié et pur fait de son instinct un « char
pour Dieu » ; il le détache de son écorce et laisse
son âme s’y parfaire. L’homme doit sentir ses
instincts dans toute leur profondeur et les domi­
ner. « Il doit apprendre la fierté et ne pas être
fier, connaître la colère et ne pas se m ettre en
20
colère, il, doit être capable de pouvoir se m orti­
fier avec toutes sortes de joies. Il doit pouvoir
regarder o ù lk y e u t aller sa n sse p e rd re au-delà de
ses quatre aunes,.. écouter des plaisanteries et
s’attrister. Et ainsi së réalise qu’il est assis là
mais que son cœiir ést là-haut, il mange et se
distrait en ce monde mais goûte le monde de la
béatitude spirituelle. » Le sort de l’homme n’est
que l’expression de son âme celui dont les pen­
sées s’accrochent à des choses impures vivra
Fimpur, à celui qui se plonge dans la sainteté
apparaîtra le salut. La m anière de penser de
l’hommè est son essence même : celui qui pense
au monde supérieur s’y trouve. Toute la loi exté­
rieure n’est qu’une élévation intérieure ; l’ultim e
but de chacun est de devenir lui-même une loi.
En vérité le monde supérieur n’est pas en dehors
de nous mais en nous-mêmes c’est le « monde
de la pensée ».
Si donc la vie, de l’homme est en tous points
et en tontes ses activités ouverte à l’absolu, alors
il sè doit dé vivre cette vie dans la consécration.
Chaque m atin qui se lève est pour lui une nou­
velle vocation. : << Que l’homme sorte rapidem ent
de son sommeil, qu’il en sorte avec empressement,
car il est sanctifié et est devenu un autre homme.
Il est digne de, concevoir. Il est comme Dieu qui
a conçu les mondes. »
Sur tous les chemins l’homme rencontre Dieu
et sur tous les chemins peut se réaliser son unifi­
cation avec Dieu. Mais le chemin le plus pur et le
plus complet est celui de la prière. Chez celui qui
prie avec ferveur, Dieu lui-même m ettra, en' sa
bouche le mot intérieur. C’est là ce qui im porte
le mot extérieur n’est que l’enveloppe. << Comme
21
la fumée s’élève de bois incandescents, alors que
les parties lourdes restent à terre et tom bent en
cendres, ainsi ne s’élève de la prière que le vouloir
et la ferveur tandis que les mots extérieurs tom­
bent en cendres. Plus la ferveur est grande et la
force de la volonté (la Kawana) puissante, plus
l’unification sera totale. « C’est une grande grâce
de Dieu que l’homme reste en vie après la prière,
car selon la nature il devrait m ourir puisqu’il a
enterré sa force et l’a incluse dans sa prière comme
le veut cette Kawana qu’il a en lui... Qu’il se
dise .avant de prier qu’il est prêt à m ourir de
par la volonté de la Kawana. » Mais la prière
doit se faire non pas dans le chagrin et la péni­
tence, mais dans la joie. La joie seule est un
service divin véritable.
L’enseignement du Baal Shem pénétra bientôt
dans le peuple qui certes n ’était pas à la hauteur
de son thème, mais qui vibrait à l’unisson de son
sentim ent de Dieu. La piété de ce peuple avait
eu de tous temps un penchant vers une mystique
véritable, elle accueillit le nouveau message comme
en étant l’expression la plus élevée.
Cette proclam ation de la joie en Dieu allait,
après un m illénaire de souveraineté d’une loi sans
joie et ennemie de toute joie, agir comme une
délivrance. Il s’y ajoutait que le peuple s’était
toujours trouvé en face d’une « aristocratie d’es­
prit » de talmudistes stériles, inactifs, vivant en
dehors de la réalité et dont il n’avait pas osé
douter. Et m aintenant le voilà délivré d’un seul
coup de ce paradoxe et placé en face de sa propre
valeur. M aintenant on lui dit ce n’est pas le
savoir qui décide du rang d’un homme mais la
pureté et la consécration de son âme* c’est-à-dire
22
sa proximité de Dieu. Le nouvel enseignement se
présentait comme une Révélation de ce que jus­
qu’à présent on n’avait osé entrevoir, e t xc’est
comme une révélation qu’il fut accueilli.
Naturellem ent l’orthodoxie déclara la guerre à
ce nouvel hérétisme, le Hassidisme, et la m ena
avec tous les moyens excommunications, ferme­
tures de synagogues, autodafés de livres, arres­
tations et sévices publics sur la personne des
meneurs, et ne recula pas non plus devant les
dénonciations aux autorités gouvernementales.
Néanmoins l’issue du com bat ne pouvait faire de
doute la rigidité religieuse ne pouvait tenir
longtemps en échec ce renouveau religieux.
Un adversaire plus dangereux se révéla plus
tard pour le hassidisme en la Haskale, ce mou­
vement dont le but était d’éclairer et de com battre
la superstition au nom de la science, de la civi­
lisation et de l’Europe. Mais aussi la Haskale
qui voulait nier cette soif de Dieu qu’avait le
peuple n’aurait pu arracher un pouce de terrain
au hassidisme qui apaisait cette soif, si n ’avait
commencé en celui-ci une décomposition qui devait
l’amener à cette dégénérescence en laquelle il se
trouve aujourd’hui plongé.
L’origine prem ière de cette décomposition se
trouve dans le fait que le hassidisme était aussi
un vouloir de l’impossible. Il dem andait au peuple
une intensité d’âme et un recueillem ent qu’il ne
possédait pas. Il lui accordait la délivrance mais à
un prix qu’il ne pouvait payer. Comme passerelle
devant relier l’homme à Dieu, il indiquait une
pureté et une clarté de vues, une tension et une
concentration de la vie spirituelle dont peu étaient
23
capables, alors que lui s’adressait à un grand
nombre.
E t ainsi naquit dé la détresse spirituelle, du
peuple une grande institution de m édiateurs que
l’on appelait les « Zaddikim », c’est-à-dire les justes.
Cette théorie des m édiateurs qui vivent dans les
deux mondes pour constituer le trait d’union
entre eux, qui font m onter la prière et descendre
la bénédiction, se développa de plus en plus et
submergea finalem ent tout autre enseignement. Le
Zaddik rendait la communauté hassidique plus
riche en certitude divine, mais infinim ent plus
pauvre en ce qui, seul, est p r é c i e u x l a recherche
efcla faveur personnelles de chacun. A cela s’ajoute
un abus croissant d’abord ne furent élevés au
rang dé Zaddik que des gens dignes, le plus sou­
vent des disciples — ou des disciples de dis­
ciples, du Baal Shem. Mais parce que le Zaddik
était richem ent entretenu par la communauté pour
pouvoir sé consacrer entièrem ent à son service,
des gens de bas étage se présentèrent peu à peu
comme candidats à cette prébende et, comme ils
n’avaient aucun autre titre, ils se créèrent des
droits > en effectuant toutes sortes de miracles.
Peu à peu s’érigèrent de véritables dynasties de
Zaddikim. S’il est vrai que leur amour de la
splendeur ne m anquait souvent pas de grandeur,
il n’en .reste pas moins qu’il s’instaura en même
temps une pitrerie et une hypocrisie qui rebutèrent
les plus purs, qui hum ilièrent ceux qui étaient le
plus facilement influençables et attirèrent les élé­
ments douteux de la population. Et ainsi le Hassi­
disme dégénéra finalem ent souvent en un obscur
sectarisme.
Rabbi Nachman de Bratzlav

L’époque où le Hassidisme commença à dégé­


nérer est em preinte d’un caractère profondém ent
tragique. Il y avait là des hommes qui voyaient
venir la décadence, qui voulaient la retenir, mais
qui n’y réussirent pas. Parm i ceux qui — laissant
de côté la foi en les Zaddikim — essayèrent de
reconstituer la véritable pensée de cette doctrine,
il faut citer le grand penseur Schneour Zalman,
qui a érigé les éléments panthéistes de l’idée hassi­
dique en un système particulièrem ent puissant et
harmonieux, mais qui ne pouvait acquérir une
popularité suffisante pour s’opposer efficacement
à la déchéance.
A côté de lui et de ceux qui suivirent sa voie,
il y eut aussi ceux qui voyaient bien les défauts
du Zaddikisme mais qui voulurent, au lieu de
l’anéantir, le guérir en m ettant aux lieu et place
des thaumaturges pauvres d’esprit et menteurs, des
médiateurs consacrés et dévoués. Ceux-là échouèrent
face à l’étroitesse d’esprit des hommes. Comme
les prophètes d’Israël dont ils étaient les lointains
descendants, ils n’étaient pas des réform ateurs
mais des révolutionnaires. Ils ne tendaient pas vers
25
le progrès mais vers l’absolu. Ils ne voulaient pas
éduquer mais délivrer. Parm i eux le plus grand,
le plus pur et ale plus tragique' est R abbiTN ach­
inan ben Simcha, que l’on appelle' communément,
d’après le lieu où il a esseütielletnent exercé,
Rabbi Nachm an de Bratzlav. Il visait « à rendre
à la couronne son vieil éclat ». En lui grondait
la colère contre les profanateurs du temple.
<< Le mauvais esprit aurait fort à faire »,
avait-il l’habitude de dire, « s’il voulait à lui seul
dévier le monde entier du droit chemin. C’est
pour cela qu’il installe un Zaddik par-ci, un Zad­
dik par-la. » Il ne voulait pas être un m aître
comme les autres maîtres chez lesquels .les gens
pieux se rendent sans savoir pourquoi ils y vont.
Il avait une très haute idée du Zaddik qui est
P « âme du peuple ». À cette idée il sacrifia
tout le bonheur et tout l’espoir de sa vie. Pour
elle il lutta de toutes ses forces. Pour elle il perdit
ses amis les plus chers, devint pauvre et entouré
d’ennemis jusqu’à sa fin. De par elle il m ourut
prém aturém ent saris avoir pu réaliser son but. Et
parce qu’il vécut ainsi complètement en ce rêve,
il ne daigna pas rédiger son enseignement par
écrit. Ainsi, de même que pour le prem ier m aître
du Hassidisme, pour le dernier non plus, nous ne
possédons pas de message direct et authentique.
E t nous ne pouvons nous faire une image, fort
incomplète d’ailleurs, de ce qu’il était, qu’après
avoir disséqué, complété et comparé les rapports
fragmentaires et souvent défigurés de ses disciples
qui n’ont d’ailleurs manifesté que peu de compré­
hension lorsqu’ils ont noté ses paroles, ses cau­
series et ses récits ou lorsqu’ils ont relaté sa vie.
Rabbi Nachman, qui était un arrière petit-fils
26
du Baal Shem, naquit à/:. Miedzÿbojiig'; la ville du
Baal Shem. Son enfance est décrite . comme .une
vie tendue de rècherches et de :luttei ;-IL ne res­
pecta pas le précepte de servir dans la joie, se
tourmenta, jeûna et évita tout repos pour pouvoir
prendre part aux visions. La tradition de la vie
extatique qui régnait dans sa maison dom inait
complètement l’enfant et il ne pouvait supporter
le lent et pesant cours de l’existence tel qu’il
s’articule en jours et nuits et qu’il est conditionné
par les occupations du moment.
Le service religieux de la communauté, lui non
plus, ne lui apporta pas la -révélation. Il se sen­
tait comme enchaîné, face à Dieu, par le rite has­
sidique qui avait, certes, perdu de sa rigidité, mais
qui n’en subsistait pas moins sous une forme plus
litre. Alors il errait, de nuit, dans des liëux
déserts et parlait à Dieu en langue populaire, en
cet idiome à la fois tendre et savoureux, m élan­
colique et amer, que l’Europe appelle jargon. Mais
Dieu ne lui répondait pas. Alors il eut l’im pres­
sion « qu’on ne prêtait aucune attention à sa
personne, qu’on l’écartait même du service, que
l’on ne voulait absolument pas de lui ». E t un
ouragan de désespoir le secoua jusqu’au moment
où en ce désespoir le plus profond s’allum a l’extase
et où il ressentit ¿ le prem ier frisson du ravis­
sement. Lui-même en raconta plus tard un des
épisodes il avait voulu accueillir le shabbat,
était allé après m inuit au bain rituel, s’y était
plongé pour que ¡son âme soit prête pour la
sanctification. Puis il était rentré chez lui et avait
revêtu ses vêtements du shabbat. Ainsi il se rendit
à la maison de prières, arpenta le local sombre et
désert, toutes ses forces tendues par le désir
27
d’accueillir l’âme supérieure qüi descend en
l’homme le jour du shabbàt. E t il: banda tous ses
sens et tout son courage pour voir, car m aintenant
la révélation devait lui apparaître. Mais il ne/vit
rien ! Il aurait accepté de périr pour voir, mais
il ne vit rien ! E t déjà les premiers fidèles arri­
vaient, occupaient leurs places et commençaient à
dire le Cantique des Cantiques sans même se
rendre compte de la présence du jeune garçon.
Alors il ram pa jusqu’à une stalle, se coucha sous
le pupitre sur le pied duquel il appuya sa tête,
et les larmes se m irent à couler. Il pleura ainsi
silencieusement sans arrêt et sans regarder autour
de lui, des heures durant, jusqu’à ce que ses yeux
en fussent gonflés et que le soir tombât. Alors il
ouvrit les yeux que les larmes avaient fermés et
les flammes des bougies de la maison de prières
lui apparurent comme une grande lum ière et son
âme s’apaisa.
Scmvetit il souffrit ainsi pour Dieu sans vouloir
se résigner; Mais, en présence d’autrui il s’efforçait
de tenir secrètes sa vie et ses ambitions. Le
joug du service ne lui était pas toujours léger il
avait une âme forte et joyeuse et un sens très
ouvert àv la beauté du monde. Ce n’est que
plus tard qu’il réussit à trouver en cela même sa
consécration et à servir avec joie. Mais à l’époque
le monde lui apparaissait encore comme une réalité
extérieure qui l’empêchait de se rapprocher de
Dieu. Pour sortir victorieux de ce combat, il se
disait chaque m atin que cette journée allait être
la dernière qui lui serait donnée et la nuit il se
rendait sur la tombe de l’arrière-grand-père pour
lui dem ander aide. Ainsi s’écoulèrent les années
de son enfance.
28
À quatorze ans, conformément aux usages en
vigueur chek' les Juifs de l’époque* on :l e m aria et
il se fixa dans le village où habitait, son :beau-père.
Là, pour la prem ière fois, il éritra en contact avec
la nature, et elle le toucha jusqu’au plus profond
du cœur. Le Juif qui, après avoir passé son enfance
dans le cadre étroit d’une ville, sort à la campagne,
se sent saisi par une indéfinissable puissance,
inconnue de ceux qui ne sont pas Juifs. Avoir été
héréditairem ent étranger à la nature depuis mille
ans, a m aintenu son âme en certains liens. E t à
ce moment où, comme par un coup de baguette
magique, la couleur grise de sa ruelle est rem ­
placée par la verdure et la floraison de la forêt, il
sent s’écrouler, sous la puissance de cette végé­
tation, les murs de son ghetto spirituel.
Rarem ent une transplantation de ce genre a eu
une influence aussi profonde que sur Nachman. Le
périchant pour l’ascèse le quitte. Le combat inté­
rieur se termine. Il n’a plus à se soucier de révé­
lation heureux et l’esprit léger, il trouve son
Dieu en toutes choses.
La barque avec laquelle, quoique sans savoir
ramer, il se lance avec confiance sur le fleuve, lé
conduit Vers Dieu dont il entend la voix dans les
roseaux. E t le cheval qui, à son étonnement, -le
porte docilément vers la forêt, le rapproche de
Dieu qui le regarde du haut de chaque arbre et
qui est intim e avec chaque plante. Il se sent chez
lui sur tous les versants de la montagne et dans
les vallées les plus reculées de la région et tout
lui est nouvelle possibilité de s’approcher de Dieu.
C’est à cette époque-là qu’il conçut son enseip
gnement du service de Dieu dans la nature, qu’il
devait, plus tard, toujours plus intensément, ' dis­
29
penser à ses élèves. « Lorsque l’homme devient
digne, leur disait-il, de percevoir le chant des
plantes, d’entendre comme chaque herbe lance son
chant vers Dieu,1 spontaném ent et sans longue
m éditation, que ce chant apparaît alors doux et
beau. Voilà pourquoi il est si agréable de servir
Dieu en pleine nature, de se prom ener par les
chanîps au m ilieu des produits du sol et de répan­
dre ses propres paroles — en vérité — devant
Dieu. Les paroles des plantes pénètrent alors dans
les vôtres et en augm entent la force. A chaque
respiration vous aspirez l’air du Paradis, et lorsque
vous rentrez chez vous, le monde se trouve régé­
néré à vos yeux. » Il avait un amour très vif
pour tout ce qui vit et grandit. Lorsque vers la
fin de sa vie, il dorm it une nuit dans une maison
construite avec de jeunes arbres, il se vit, en rêve,
couché parm i les morts. Au m atin, il le relata au
propriétaire et lui en fit grief : « car lorsqu’on
abat un arbre prém aturém ent, c’est comme si l’on
assassinait une âme ».
Il quitta le village pour aller habiter une petite
ville où il enseigna la doctrine hassidique et sa
réputation commença à s’étendre dans les cercles
des gens pieux. La tentation de vivre la vie des
Zàddikim de l’époque, tout en gloire, profits et
vanité, l’effleura, mais il y résista. La décadence
du Hassidisme le peinait. H déplorait ne pouvoir
assister à un développement de cet enseignement
et de devoir constater que le flam beau qui devait
se transm ettre de m ain en m ain s’éteignait par
la paresse des porteurs. De sa tristesse naquit
alors la déterm ination de renouveler cette trans­
mission et d’en faire quelque chose qui aurait
une durée éternelle. Ce que la kabbale n’avait
30
jusqu’à présent jamais été, devait devenir une
réalité l’enseignement devait se transm ettre de
bouche à oreille, se développer en même temps
que se développerait la richesse du vocabulaire,
être porté par une nuée de messagers dont le
recrutement se renouvellerait indéfinim ent, éveil­
lant les esprits de toutes les générations futures,
rajeunissant le monde et « transform ant le désert
aride de nos cœurs en sanctuaires de Dieu ».
Mais il se rendit compté que la force nécessaire
pour prodiguer un tel enseignement ne se trouve­
rait pas dans les livres mais dans le contact avec^
les hommes et dans les hommes eux-mêmes. Il se
rapprocha donc du peuple, partagea ses peines et
ses ambitions, ne form ant plus qu’un avec lui.
« Au commencement, raconta-t-il plus tard, j’ai
prié Dieu de m ’aider à ressentir moi-même les
chagrins et les besoins d’Israël. Car à l’époque,
lorsque quelqu’un venait me raconter son chagrin,
je ne le ressentais pas. C’est pour cela que je
priais pour le ressentir. A ujourd’hui, lorsque
quelqu’un me raconte ses chagrins, je les éprouve
plus profondément que lui-même car lui peut pen­
ser à autre chose et oublier son chagrin, mais pas
moi. >>
Ainsi vécut-il avec le peuple, comme avaient
vécu le Baal Shem et ses disciples, et il trouva
sa consécration.
Mais avant d’étendre son enseignement, il vou­
lait recevoir la bénédiction de la Terre sainte, de
ce pays du Destin qui est le cœur du monde et
le chant de la terre. Il voulait voir les tombes
de Simon ben Iochaï et d’Isaac Luria et écouter
les voix qui planent sur les lieux où ont vécu les
prophètes.
31
Le Baal Shem n’avait pu se rendre en Pales-i
tine. La légende raconte que de multiples signes et
apparitions l’avaient incité à faire demi-tour alors
qu’il en était arrivé à proximité. Pour Rabbi Nach­
man, déjà le départ se révéla difficile. Il était
pauvre et ne voyait d’autre solution pour trouver
l’argent du voyage que de vendre tout son mobilier
et de m ettre femme et enfants soit en condition,
soit au foyer de gens charitables. Mais les gens
pieux de la région qui avaient appris son projet
le lui facilitèrent en collectant des fonds à son
intention.- Les siens le supplièrent de renoncer à
ce voyage, mais il se bornait à leur répondre
« La plus grande partie de moi-même est déjà
là-bas. » C’est en ces conditions qu’en 1798 il
Cntama ce voyage, accompagné par l’un des hommes
pieux qui s’étaient offerts pour le servir.
Un de ses disciples a, plus tard, raconté le
voyage des deux hommes de façon naïve et tou­
chante. Il nous a décrit de façon très colorée et
sur un ton très convaincu comment le rabbi vou­
lait cacher son nom à ceux qui voyagaient avec
lui ; comment, à Stamboul, sur le seuil de la Terre
sainte, il déam bulait dans les rues, par humilité,
sans ceinture ni caftan ; comment il fut retenu à
Stamboul par la « guerre des Français » (la cam-
gagne d’Egypte), comment ensuite, en mer, une
tem pête assaillit son navire, comment les Arabes
le prirent pour un espion français, et ne vou­
lurent pas le laisser débarquer, comment, enfin,
il m it quand même pied sur le sol de la Pales­
tine et comment, de joie, il voulut « jeter son
âme ».
C’est de ce voyage que date véritablem ent la
vie de Nachman. « Tout ce que je savais avant
32
d’aller en Eretz Israël n’est rien », avait-il l’habi­
tude de dire plus tard et il interdit de conserver
ce que l’on avait éventuellement noté de son
enseignement antérieur. La Palestine lui devint une
vision qui ne le quitta jamais. « Mon pays, disait-il,
c’est Eretz Israël, et où que j’aille, c’est en Eretz
Israël que je vais. » E t dans ses derniers jours,
alors qu’il était malade et fatigué, il affirm ait
encore « Je ne vis que d’avoir été en Eretz
Israël. »
Peu après son retour, il se fixe à Bratzlav. Mais
avant même qu’il y parvînt, un âpre combat avait
déjà été engagé contre lui par quelques Zaddikim
qui le haïssaient pour ses idées. Ce combat devait
durer jusqu’à la fin de sa vie et engendrer les
luttes les plus opiniâtres. Même après sa m ort, les
autres communautés restèrent en guerre avec la
sienne, et ne voulurent rien savoir d’une cessation
des hostilités. Lui-même ne s’en étonnait pas.
« Comment se pourrait-il qu’ils ne s’en prennent
pas à nous, disait-il souvent, nous ne faisons pas
partie du monde actuel et c’est pour cela que le
monde ne peut pas nous supporter. » Il ne lui
vint même pas à l’esprit de répliquer. « Le monde
entier est empli de' luttes. Il y en a dans tous les
pays, dans toutes les villes, dans toutes les m ai­
sons. Mais celui qui accepte en son cœur cette
réalité que chaque jour l’homme m eurt, car cha­
que jour il doit donner une partie de lui-même à
la mort, celui-là n’a pas de temps à perdre en
luttes. »
Il ne se lassait pas de trouver un bon côté à
ses adversaires et à les justifier. « Est-ce donc moi
qu’ils haïssent ? Us -se sont fait une image d’un
homme et se battent contre lui. » E t il rappelait
33
la comparaison que faisait le Baal Shem il y
avait une fois des musiciens qui se m irent à jouer
et la foule dansa autour d’eux aux sons de la
musique. Puis survint un homme qui était sourd,
qui n’entendait rien à la musique et ignorait tout
de la danse. Il s’étonna de ce qu’il voyait et se
dit en lui-même « Ces gens sont, fous ! Les uns
tapent sur toutes sortes d’ustensiles et les autres
tournent autour d’eux. » Ainsi Rabbi Nachman
justifiait le comportement de ses ennemis. Il consi­
dérait même leur colère comme une bénédiction
« Toutes lès paroles outrageantes et toute la fureur
de l’animosité déployées contre un homme pur et
silencieux, sont comme des pierres qui sont lancées
contre lui et avec lesquelles il bâtit sa maison. »
A. Bratzlav, il commença à propager son ensei­
gnement, et beaucoup se rassemblèrent autour de
lui. Enseigner était pour lui un mystère et sa
propre activité lui restait partiellem ent secrète.
Transm ettre n’était pas pour lui un processus
ordinaire, auquel on n’a pas besoin de réfléchir
parce qu’on le connaît et qu’il est courant, mais
lui apparaissait comme quelque chose d’original et
de miraculeux, comme s’il venait d’être créé. On
sent l’étonnement que provoquait en lui l’effet de
la parole lorsqu’il dit « La parole met en mou­
vement de l’air et ce mouvement se propage jus­
qu’à cé qu’il atteigne l’homme qui accueille la
parole — et aussi l’âme — de son compagnon, et
qui s’y éveille. »
Il dédaignait les mots qui ne font qu’exprimer
une impression fugitive. Les hommes pieüx « qui
font tout de suite' part de ce qu’ils voient sans
pouvoir, le retenir » lui paraissaient moins appré­
ciables que ceux « dont la racine est au lointain
34
et qui arrivent à saisir le sens de ce qu’ils voient ».
Mais la parole qui monte du plus profond de l’âme
en tant qu’elle est l’expression organique d’une
réalité riche et profonde, est pour Rabbi Nach­
man une chose sacrée, qui est agissante au point
de n’être plus l’œuvre de l’âme, mais l’âme elle-
même.
Tout au long de son enseignement il ne pro­
nonça pas un m ot qui n’ait passé au travers de
profondes souffrances chacun d’eux est « lavé
dans lés larmes ». La parole ne se form ait que
tardivement en lui. Il commençait par vivre son
enseignement et ce n’est qu’ensuite que celui-ci
devenait pensée et parole. « J ’ai en moi, disait-il,
des enseignements non vêtus, et j ’ai beaucoup de
peine à les vêtir. »
Des mots il avait toujours une certaine appréhen­
sion qui lui serrait la gorge, et avant de prononcer
lès premières paroles il avait l’impression qu’il\
allait exhaler son âme. Seul l’effet de ses paroles
le tranquillisait. Il l’observait et s’en étonnait.
« Tantôt mes paroles entrent en mon auditeur
comme un lourd silence, et reposent en lui et
n’agissent que plus tard, comme certains médica­
ments ; tantôt mes paroles commencent par
n?avoir aucun effet sur lui mais lorsqu’il lés
rapporte à un tiers, alors elles réagissent sur lui-
même, entrent profondém ent en son cœur et œ u­
vrent de façon parfaite. » Cette dernière consta­
tation, la réceptivité à sa propre parole, si
caractéristique du Juif et de ses prédispositions
à toute activité motrice, paraît avoir été éprouvée
par Rabbi Nachman lui-même. Il l’a présentée
sous la forme imagée du réflexe lum ineux
« Si quelqu’un parle à son compagnon, il crée une
35
lum ière directe et une lum ière réfléchie. Mais
quelquefois il-arrive que seule se crée l’iinage réflé­
chie car il se produit que le compagnon né reçoive
rien de lui alors que son esprit à lui s’ouvre lorsque
sous l’effet des mots sortis de sa bouche, la lumière
revient vers, lui. »
Mais, conformément à la conception que Nach­
man se fait de la parole, ce qui est décisif, ce n’est
pas l’effet que la parole produit sur celui qui
parle, mais sur celui qui écoute. Cet effet atteint
son point culm inànt lorsque les rapports se modi­
fient et que celui qui écoute se met à parler, et que
c’est même lui qui dira les paroles finales et trans­
cendantes l’âme du disciple doit être atteinte et
éveillée jusqu’au plus profond d’elle-même, de
sorte que ce sera d’elle et non de l’âme du m aître
qu evjaillira le m ot qui proclamera l’ultim e idée
à tirer de la leçon et qui donnera à cette leçon
son vrai sens. « Lorsque je commence à parler
à quelqu’un, c’est de lui que je veux entendre
le mot suprême. » Ainsi la m anière d’enseigner
de Nachman constitue un pendant original à la
m aïeutique de Socrate.
Il était, à Bratzlav depuis cinq ans lorsqu’il fut
atteint de tuberculose pulmonaire, probablement
sous l’effet des attaques et des persécutions qui
avaient laissé son âme indemne mais auxquelles
son corps ne put résister. Il com prit bientôt qu’il
allait m ourir, mais sa m ort n’avait jamais été pour
lui un objet de crainte ni même un événement
im portant. « Celui qui atteint la véritable sagesse,
la sagesse de Dieu, pour celui-là il n’y a pas de
cloison entre la vie et la mort, car il s’attache à
Dieu, l’étreint, et vit la vie éternelle comme Dieu
lui-même. »
) 36
II. considérait la m ort plutôt comme une montée
vers un nouveau stade de la grande migration,
vers une forme plus complète de la vie en son
ensemble, et comme il estim ait qu’en son enve­
loppe charnelle il n’atteindrait plus un échelon
supérieur sur le chemin de la perfection, il aspi­
rait à m ourir et à arriver ainsi sur le seuil obscur.
« J e serais déjà volontiers disposé à ôter ma che­
mise », disait-il à ses disciples dans sa dernière
année, « car je ne puis -supporter de m ’arrêter
sur un échelon. »
Lorsqu’il se rendit compte que la m ort appro­
chait, il ne voulut plus rester à Bratzlav, où il
avait enseigné et œuvré, et décida de se fixer à
Uman pour y m ourir et y être enterré.
Quelques années avant 1768, date de sa naissance,
des bandes de Hadjam aquiens avaient pénétré à
Uman après s’être emparées par ruse et trahison
de l’enceinte fortifiée de la ville, défendue solidai­
rement par les Polonais et les Juifs. Elles avaient
abattu toute la population juive et jeté les corps
par-dessus les murs de la cité. Rabhi Nachman
qui avait adopté et développé les théories de la
métempsycose de Luria était convaincu qu’un très
grand nombre des âmes des Juifs ainsi prém atu­
rément morts à Uman, sè trouvaient liées à l’en­
droit même où les m eurtres avaient été commis et
ne pourraient plus s’élever jusqu’à ce qu’une âme
vînt les rejoindre qui aurait la puissance de les
libérer. Il se sentait cette vocation de les déli­
vrer et voulait pour cela m ourir en ce même lieu
et y être enterré afin que l’œuvre s’accomplisse au-
dessus de leurs tombes.
Lorsqu’il arriva à Uman, il alla habiter une
maison dont les fenêtres donnaient sur le cime­
37
tière, sur la « maison de la vie » comme l’appel-
lerit les Juifs. Souvent il se tenait à la fenêtre et
regardait avec joies le parterre des tombes qui
s’étendait à ses pieds.
Quelquefois il était mélancolique, non pas à
l’idée de m ourir, mais à la pensée que le travail
accompli en sa vie n’avait pas porté les fruits qu’il
en espérait. Il se dem andait s’il n’aurait pas
mieux valu s’éloigner du monde, choisir un
endroit isolé et s’y asseoir, pour que le joug du
monde ne pesât pas sur lui. S’il n’avait pas, jadis,
commencé à diriger les hommes, pensait-il, il
aurait peut-être atteint un état de perfection et
réalisé une œuvre véritable. L’enseignement et
l’éducation qu’il avait toujours glorifiés, lui appa­
raissaient à de tels moments comme une injustice,
presque comme un péché. Car l’essence même du
service en chaque chose doit être que l’homme soit
laissé libre de son choix, que les choses restent
soumises à son jugement, que ne lui soit pas
imposé d’agir de telle ou telle manière, mais qu’il
puisse le faire selon celle pour laquelle il aura
opté.
Il avait aussi l’impression à de pareils moments
qu’il n’avait pas œuvré beaucoup, ét il réalisait
combien il était difficile de libérer l’homme. Il
est plus difficile d’aider dans son service et de
contribuer à l’élévation d’un juste vivant, que
d’aider et de contribuer à l’élévation de milliers
de méchants qui ne sont déjà plus qu’en esprit et
dont c’est donc l’âme qu’il faut délivrer. Car il
est difficile d’arriver à un succès auprès d’un être
qui est souverain pour opter selon son choix.
Mais en ses derniers jours, il se libéra de tous
soucis et de toutes préoccupations. Il se préparait.
38
et vivait déjà/dans l’absolu. « Voyez, dit-il un jour,
voici une grande et imposante montagne qui vient
à notre rencontre. Mais je ne sais pas allons-
nous vers la montagne ou la montagne vient-elle
vers nous ? » Il m ourut en paix. Un de ses disci­
ples a écrit « Le visage du défunt était comme
le visage de l’homme vivant tel qu’il nous appa­
raissait lorsque Rabbi Nachman arpentait sa
chambre et méditait. »
L’œuvre de Rabbi Nachman ne fut pas totale­
ment accomplie. Il a été ce Zaddik dont il disait
qu’il est 1’ « âme du peuple ». Mais le peuple
n’était pas devenu sien. Il ne réussit pas à arrêter
la décadence de la doctrine. Celle-ci avait été la
floraison de l’âme en exil mais elle devait aussi
pourrir en exil. Les Juifs ne furent ni assez purs
ni assez forts pour la m aintenir. Il ne nous est pas
donné de savoir si une résurrection lui est réservée.
Mais son pathos redeviendra-t-il effectif —
peu im porte que ce soit sous cette forme ou sous
une autre — ? C’est de cela que le destin intérieur
du judaïsme me paraît dépendre.
Quelques paroles
de
Rabbi Nachman

Le monde
Le monde est comme un dé qui tourne sur lui-
même, et tout tourbillonne, et l’homme se trans­
forme en ange, et l’ange en homme, et le sommet
devient la base, et la base devient le sommet, et
ainsi toutes choses tournent sur elles-mêmes, et
se croisent et se transform ent l’une en l’autre et
réciproquem ent et sens dessus dessous. Car tout
est issu d’une seule et même racine et c’est dans
la transformation et dans le retour des choses
que la rédem ption est décidée.
Regard sur le monde
De même que la m ain que l’on tient devant les
yeux vous cache la plus haute montagne, ainsi
notre petite vie terre à terre nous empêche dé
voir les fantastiques lumières et secrets dont le
monde est rempli. Celui qui est capable de l’écar­
ter de devant ses yeux — comme on écarte une
main — celui-là verra l’intense rayonnem ent du
monde interne.-
41
Dieu et Vhomme
Tous les maux de l’homme viennent de lui-même,
car la lum ière de Dieu l’éclaire en permanence,
mais l’homme, de par sa vie trop corporelle, crée
une ombre qui empêche la lum ière de .Dieu de
l’atteindre.
La foi
La foi est une grande chose, et par la foi et
par une innocence sans vaines arguties, l’homme
accède à la dignité de la grâce qui est supérieure
à la sainte sagesse elle-même à lui sera donnée
en partage une large et puissante grâce en Dieu
dans un bienheureux silence, jusqu’à ce qu’il ne
puisse plus supporter l’intensité de ce silence, et
que du plus profond de son âme jaillisse un cri.
La prière
Que chacun crie vers Dieu et élève son cœur
vers Lui comme s’il était suspendu à un cheveu
au m ilieu d’une tem pête soufflant vers le ciel, et
cela jusqu’à ce qu’il ne sache plus que faire et
qu’il n’ait presque plus le temps de crier. Car en
vérité il n’y a pour lui d’autre conseil et d’autre
refuge que de devenir solitaire et d’élever ses yeux
et son cœur vers Dieu et de crier vers lui.
E t il doit agir de la sorte à tout moment, car
l’homme est en grand danger ici-bas.
Deux langues
Il y a des hommes auxquels il est donné de
prononcer les paroles d’une prière en vérité et
de les prononcer de façon telle que les mots bril­
42
lent comme des pierres précieuses qui trouvent
leur éclat en elles-mêmes.
Et il y a des hommes dont les paroles ne sont
que comme une fenêtre qui n’a pas d’éclat par
elle-même, qui ne fait que laisser pénétrer la
lum ière et qui brille par elle.
Deux genres d’esprit de l’homme
Il y a deux genres d’esprit, aussi différents l’un
de l’autre que d’aller en avant par rapport à
m archer à reculons. Il y a un esprit que l’homme
acquiert au cours du temps. Mais il y a aussi un
esprit qui pénètre en l’homme en abondance et
avec rapidité, plus rapidem ent qu’un battem ent de
paupières, car il est au-dessus du temps, et point
n’est besoin de temps pour cet esprit-là.
Penser et parler
Toutes les pensées de l’homme sont des mots
ou des gestes expressifs, même s’il ne s’en rend
pas compte.
Vérité et dialectique
La victoire ne supporte pas la vérité, et si l’on
étale devant tes yeux une chose vraie, tu la
repousses à cause de la victoire. Celui qui veut la
vérité en elle-même doit commencer par écarter
l’esprit de victoire et ce n’est qu’ensuite qu’il se
préparera à regarder la vérité.
But du monde
Le monde n’a été créé qu’à l’intention du choix
et de celui qui choisit.
43
L’homme, le m aître du choix, doit dire le
monde entier n’a été créé , qu’à mon intention.
C’est pour cela que chaque homme doit veiller à
chaque moment et en tout lieu à délivrer le
monde et à combler ses lacunes.
Joie
P ar la joie l’esprit devient sédentaire, par la
mélancolie il s’en va en exil.
Perfection
Se parfaire jusqu’à l’unité, au point d’être par­
fait après la création comme on l’a été avant la
création, pour être totalem ent un, totalem ent hon,
totalem ent sain comme avant la création.
Il faut se renouveler chaque jour pour se par­
faire.
Uinstinct du mal
(
— Le mauvais instinct est comme quelqu’un qui
circulerait parm i les hommes la m ain fermée et
sans que quiconque sache ce qu’il tient en elle.
E t il va vers chacun et il demande « Qu’ai-je
dans ma m ain ? » E t chacun pense qu’en cette
m ain se trouve ce qu’il convoite le plus. E t tous
courent après cet homme. E t il ouvre sa main,
et voilà qu’elle est vide !
— P eut servir Dieu avec son mauvais instinct,
l’homme qui guide vers Dieu son embrasement et
ses ardents désirs.
E t sans mauvais instinct, il n’y a pas de service
total.
— En l’homme juste, le mauvais instinct se
44
transforme en un ange sacré, incarnant puissance
et destin.
Elévation
Pour l’élévation de l’homme il n’y a pas de
limite et le degré suprême est accessible à chacun.
Là ne règne que le choix que tu sauras faire.
Se juger soi-même
Lorsqu’un homme ne se juge pas lui-même,
alors toutes les choses le jugeront, et toutes ces
choses deviendront des messagers de Dieu.
Volonté et obstacle
Il n’y a pas d’obstacle que l’on ne puisse fran­
chir, car l’obstacle n’existe qu’en fonction de la
volonté, et en vérité il n’y a d’obstacle qu’en
esprit.
Entre hommes
Il y a des hommes qui souffrent d’un profond
chagrin, et ils rie peuvent raconter leur peine, et
ils errent ainsi, le cœur gros. Si alors ils ren­
contrent quelqu’un qui a un visage souriant, celui-là
pourra leur rendre vie avec sa joie.
Et ce n’est pas peu de. chose que de rendre
vie à un homme !
En secret
Il y a des hommes qui, apparem m ent, n’ont
aucune autorité, alors qu’en réalité ils dirigent les
autres hommes.
45
Le royaume de Dieu
Ceux qui ne suivent pas leur chemin dans la
solitude se sentiront troublés lorsque le Messie
viendra et qu’on les appellera.
Mais nous, nous serons comme un homme après
son sommeil l’esprit tranquille et détendu.
La migration des âmes
-T— Lorsqu’une âme vient sur terre, son activité
prem ière est de s’élever au-dessus des mondes
secrets.
— Dieu ne fait pas deux fois la même chose.
E t lorsqu’une âme revient, un autre esprit devien­
dra son compagnon.
— Il y a des âmes qui ne peuvent entrer en
un corps, et il faut en avoir grande pitié, une
pitié plus grande qu’à l’égard de celles qui ont
vécu. Car celles-ci étaient en un corps et en ont
eu des fils, tandis que les autres ne peuvent ni
s’élever ni descendre et s’incorporer dans une
enveloppe charnelle.
E t il y a aussi, en ce monde, ces migrations
qui ne sont pas encore révélées.
— Les justes doivent être errants et vagabonds
car il y a des âmes errantes qui ne peuvent
s’élever que s’il en est ainsi.
E t lorsqu’un juste s’y refuse, et ne veut pas
se lancer sur les routes, alors il deviendra errant
et vagabond dans sa propre maison.
— Il y a des pierres et il y a des âmes qui
sont jetées sur les routes. Mais lorsqu’un jour
on construirá les nouvelles maisons, alors on y
inclura les pierres saintes.
Les contes

Dans les dernières années de sa vie, Rabbi


Nachman a transmis à ses disciples un certain nom­
bre de contes et d’histoires.. C’était toujours lors­
qu’une occasion se présentait ' qu’il se m ettait
ainsi à conter. Quelques-unes de ces occasions nous
sont connues. Tel jour, un de ses disciples lui
racontait ce qu’il venait d’apprendre des der­
nières campagnes victorieuses de Napoléon I er.
« Et nous étions stupéfaits de l’ascension verti­
gineuse qui de cet homme obscur avait fait un
empereur. Nous en parlâmes avec lui et il dit
qui sait quelle âme est la sienne car il se peut
qu’il y ait eu échange dans le palais où se
décident les migrations des âmes, il se produit
quelquefois de ces confusions qui aboutissent à
prendre une âme pour une autre. E t aussitôt il
nous raconte l’histoire de ce fils d’un roi .qui
avait été confondu avec le fils d’une servante.
Tel autre jour, un m inistre officiant vint le voir,
et cet homme portait des habits déchirés. « N’es-
tu donc pas, lui dit-il, un m aître de la prière par
laquelle la bénédiction est apportée ici-bas ?
Et tu dois te prom ener en vêtements déchirés ? »
47
Et il nous raconte l’histoire du Maître de la
prière.
Une autre fois un élève avait écrit à un de
ses condisciples qu’il devait être heureux. Lorsque
le m aître entendit cela, il dit « Que savez-vous
de la m anière dont on peut se réjouir en pleine
tristesse ? Je vais vous raconter comme on s’est
un jour réjoui. » E t il commença l’histoire des
sept mendiants, la dernière de ses histoires c et
qu’il n’a d’ailleurs jam ais achevée.
Ce qui poussait Rabbi Nachman à conter était
le sentim ent que ses leçons n’avaient « pas de
vêtements ». Les contes devaient être le vête­
m ent de son enseignement. Ils devaient « éveil­
ler ». Il voulait planter une idée mystique ou
une vérité dans le cœur de ses élèves, mais sans
qu’il le voulût, le récit prenait corps en sa
bouche, dépassait son but initial et poussait
comme une fleur grimpante jusqu’à n’être plus
une leçon, mais un conte ou une légende. Les
récits n’ont pas pour autant perdu leur carac­
tère symbolique, mais ils sont devenus moins vifs
et plus intimes.
Rabbi Nachman a trouvé devant lui une tradi­
tion de contes populaires juifs et a renouvelé avec
elle. Mais il est, parm i les Juifs, le prem ier et,
jusqu’à présent, le seul véritable auteur de contes.
Tout ce qui lui est antérieur est création ano­
nyme. Chez lui, pour la prem ière fois, on trouve
de la personnalité, une visée et un développe­
m ent éminemment personnels.
Ses histoires ont été rédigées de mémoire par
ses disciplès — et notam m ent par son élève pré­
féré, N athan de Nemirov qui était devenu son
véritable apôtre — mais le plus souvent de façon
48
tronquée et fragmentaire, notam m ent ceUes qui
ne furent pas incluses dans le recueil. N athan
avait toutefois l’habitude de raconter ces histoires
à deux camarades, im m édiatem ent après les avoir
entendues, avant de rentrer chez lui les rédiger,
et cela pour ne pas les oublier. Mais il semble
avoir souvent eu des retards pour cette rédac­
tion, car sur certains points il reconnaît ne plus
s’en souvenir et sur d’autres ne pas les avoir
couchées par écrit en temps utile.
Lorsqu’il s’agit des leçons de Rabbi Nachman,
on peut reconnaître celles qui ont été rédigées
immédiatement elles reflètent l’esprit et le lan­
gage du maître. Pour ce qui est, en revanche,
des contes, tous ont m anifestement été défigurés.
Rabbi Nachman n’a pas eu de disciple digne
de lui qui aurait pu combler, dans l’esprit du
conteur, les oublis qui se sont produits. Lui-même
regardait de temps à autre les notes prises lors
de ses leçons, mais jam ais celles relatives à ses
récits. Pour elles vaut ce que deux historiens du
Hassidisme ont dit de notes prises par des élèves :
« Ils ont noté des choses qui n’ont jam ais été
dites », disait l’un, ce à quoi l’au tre. répliquait
« Ils ont assimilé les paroles du M aître à leurs
propres pensées. »
Treize de ces histoires ont été réunies en 1815,
cinq ans après la m ort du M aître, et publiées
dans la langue juive originale \ avec traduction
en hébreu.
Vous allez lire six d’entre elles.

1. En yiddish (N.d.T.).
L’Histoire
du Taureau et du Bélier

Dans un pays lointain et à une lointaine épo­


que, régnait un roi qui, un jour, publia un édit
aux termes duquel tous les Juifs qui habitaient
sur ses terres et se trouvaient sous la protection
de son épée devaient se faire baptiser et par­
tager sa religion sous peine de devoir quitter le
pays et d’abandonner leurs biens.
Il y en eut beaucoup pour lesquels la foi
était la seule patrie et la seule propriété. Ceux-
là s’enfuirent dans tous les azimuts. D’autres
voulurent voir m ûrir ce qu’ils avaient vsemé et
ne pouvaient cacher leurs trésors en leurs cein­
tures. Ceux-là restèrent et s’inclinèrent apparem ­
ment. Extérieurem ent ils pratiquaient lés rites du
culte qu’ils détestaient mais derrière des volets
clos et des portes verrouillées, ils continuaient à
suivre les usages de leur vieil enseignement et à
pratiquer la religion de leurs pères.
Le roi m ourut et son fils prit la couronne.
Celui-ci m aintint ses vassaux de m ain ferm e et fit
plier les royaumes ennemis sous le poids de ses
armes.. Les seigneurs du pays, qui se ressentaient
durement de sa rigueur, s’élevèrent secrètement
51
contre lui et résolurent de l’assassiner. Parm i eux
il y avait cependant un de ces Juifs qui n’était
qu’apparem m ent dans les liens d’une autre
croyance et qui se dit « C’est en faveur de mes
biens, auxquels je tiens de tout mon cœur, que
je cache ma religion. Que va-t-il en advenir lors­
qu’il n’y aura plus en ce pays de roi pour m ain­
tenir force à la loi et aux usages ? Les hommes
vont s’entre-dévorer comme des bêtes sauvages
et le plus fort s’em parera des biens du faible. Il
est donc de mon intérêt d’aller prévenir lé roi. »
C’est ce qu’il fit.
Le roi l’écouta, fit vérifier la véracité de ses
dires et il se révéla qu’ils étaient exacts. Au
m oment même où les conjurés voulurent se glisser
dans le palais, des sbires se précipitèrent sur eux,
les désarm èrent et les amenèrent, enchaînés,
devant le roi. Celui-ci condamna chacun dans la
mesure où il était coupable. Puis il s’adressa à
son sauveur et lui dit : « Comment puis-je te
récompenser ? Une principauté je ne puis t’offrir
puisque tu en as déjà une. Et quel bijou serait
plus beau que ceux que tu possèdes ? Dis-moi le
désir que tu portes en ton cœur et sois sûr que
je l’exaucerai. » Le prince répliqua « Laisse-moi
être ju if publiquem ent et suivre les usages de ma
religion à la vue de tous. Permets-moi de pou­
voir porter sans crainte châle de prières et
phylactères. » A ces mots l’âme du roi se rem plit
d’am ertume car il haïssait la religion juive. Mais
tenu par la parole qu’il avait donnée, il accéda à
contrecœur à la demande.
Le roi m ourut et son fils lui succéda. Ltétude
du règne de son père lui donna la conviction
qu’il devait se m ontrer doux en la conduite de
52
son royaume et ainsi il devint un souverain
compréhensif et débonnaire. De temps à autre il
pensait au danger qui avait menacé la vie de son
père et était chaque fois rem pli d’anxiété pour
la pérennité de son règne. C’est à un tel m om ent
qu’il fit venir des astrologues et leur demanda
de lire dans les astres scintillants du ciel quel
serait le sort de sa lignée et quels étaient les
dangers qui la menaçaient.
Les sages ne trouvèrent que deux signes de
mauvais augure, deux anim aux un taureau et
un bélier. De ceux-là il devait se méfier. Aucun
autre être ne pouvait lui faire de mal. Le roi fit
inscrire cette sentence du Destin dans ses archives,
rappela à son fils qu’il devait régner avec bonté
et m ourut peu après.
Celui qui lui succéda sur le trône était comme
ses ancêtres de tem péram ent im pétueux et ardent,
ne laissa de repos à . ses armées et m it fin aux
quereDes par la force et non par la persuasion.
Lorsqu’il lut dans les archives qu’il y avait deux
animaux qui menaçaient sa maison, il trouva une
idée qui lui parut fort simple pont écarter ce
danger il interdit sous peine de m ort dans
tout le pays d’élever des taureaux et des béliers,
et à partir de ce moment-là, vécut sans crainte.
Il opprima ses sujets et se moqua de leur colère
et de leur rancune puisqu’il savait qu’aucune
conjuration ne pouvait anéantir sa lignée.
Il aim ait lire les vieux livres de magie pour y
trouver la science occulte qui lui perm ettrait d’af­
ferm ir et d’étendre encore sa puissance. C’est
ainsi qu’il trouva un jour un passage où il était
dit : « Sept étoiles éclairent les sept parties du
monde et chacune de ces sept parties du monde
53
renferm e un m inerai spécial qui attire les rayons
de son étoile. Celui, qui enverra dés émissaires
dans les sept parties du monde pour se faire
rapporter les sept m inerais, qui en fera couler
une statue géante qu’il érigera sur une haute
montagne de sorte qu’elle soit éclairée par la
lum ière des sept étoiles, celui-là pourra attirer à
lui, par cette statue, la sagesse des astres qui
passent au-dessus de la terre, s’arroger une puis­
sance inconnue jusque-là et devenir le m aître du
monde. Car à chaque question qu’il posera au
géant, les astres répondront par un scintillement
des minerais selon un code secret. »
Le roi fit ériger la statue sur une haute mon­
tagne et, lorsqu’elle fut term inée, il demanda à
la statue comment arriver à la plus grande puis­
sance sur terre. Les m inerais commencèrent à
scintiller mystérieusement, ces signes magiques
apparurent et le roi parvint, on ne sait comment,
à les déchiffrer. Le sens en était qu’il devait
abaisser les forts et relever les faibles alors il
dom inerait tous les hommes.
Le roi redescendit dans la vallée, se rendit tôt
m atin chez l’homme le plus sage du pays, lui
fit part de la sentence des étoiles et lui demanda
son avis pour la réaliser. Le sage lui répondit
« A ceux de tes sujets qui occupent un rang ou
un poste sans le m ériter, qui considèrent comme
leurs des propriétés sur lesquelles ils n’ont aucun
droit, ou qui portent des titres dont ils ne sont
pas dignes, prends ce qui ne leur revient pas et
qui en leurs mains est cause de m alheur, et
dorine-le à ceux qui sont victimes d’iniquités ou
qui, malgré leur valeur, restent obscurs. Pense
aussi aux Juifs qui, du fait de tes aïeux, ont dû
54
quitter leur pays ou renier leur foi. Ouvre-leur
ton pays et laisse-les librem ent exercer leur reli­
gion. »
Le roi trouva excellent le conseil de priver les
riches, les grands et les puissants de son royaume
de leurs biens et de leurs titres et il vit effecti­
vement là un moyen d’accroître sa puissance. En
revanche il trouva étrange et proprem ent insensé
ce conseil de distribuer biens et dignités aux, oppri­
més. Ceux-ci pourraient trop facilement devenir
de dangereux opposants qui, devenus puissants,,
trouveraient peut-être l’occasion favorable pour
se venger des iniquités dont ils avaient, jadis, été
victimes.
Il retourna donc à son palais, décidé à m odifier
la sentence conformément à ses propres idées. Il
se fit apporter les archives du royaume et dénom­
bra les fiefs, les dignités, les droits et les titres
que ses ancêtres avaient conférés aux notables
du pays. Tout cela fut annulé au nom de la cou­
ronne et partout où une résistance se dessinait,
elle fut brisée par la force. Plus d’un qui s’était
montré orgueilleux perdit ainsi biens et honneurs.
Parm i ceux inscrits dans les archives comme ayant
reçu avantages et distinctions, figurait aussi le
Juif qui avait sauvé la vie au grand-père du roi.
Le roi ne com prit pas très bien en quoi résidait
son privilège. Il fit venir cet homme et lui
demanda de s’expliquer. Le vieux répondit
« Ma récompense a été la permission de m e
reconnaître publiquem ent comme Juif. — Ce pri­
vilège, tu en as joui abondam ment jusqu’à . aujour­
d’hui. Je te le retire et tu vivras à nouveau
comme avant. » Le Juif s’en alla, mais devant le
palais il brandit la m ain et m urm ura « Que
55
Dieu me prenne en pitié de ne pouvoir plus, doré­
navant, m ettre châle de prières et phylactères,
si ce ri’est secrètement derrière des portes ver­
rouillées, et qu’il te maudisse, roi cruel, toi et
tes descendants. »
Quelque temps plus tard, le roi eut un rêve
bizarre. Il se voyait au centre d’une grande
plaine. L’atmosphère sombre et veloutée de la
nuit cachait tout ce qui est terrestre. Mais, à une
hauteur incommensurable, un ciel d’une pureté
parfaite se voûtait comme une cloche et sous ce
ciel se dressaient, scintillants d’argent, les douze
signes du zodiaque. Deux d’entre eux, le Taureau
et le Bélier, parurent au roi comme étant plus
clairs que les autres et il sentait venir jusqu’à
lui les rayons bleuâtres qui en émanaient. Il
concentra son attention sur eux, et voilà qu’ils
se m irent à rire. Le roi en eut froid dans le dos.
Puis ce rire silencieux se transform a en un horri­
ble ricanement. A tteint brutalem ent de folie, le
roi s’affaissa. C’est alors qu’ü se réveilla, mais la
peur enserrait son cœur dans ses griffes.
Lorsqu’il raconta ce rêve à la reine et à ses
enfants, tous furent saisis d’angoisse, et il n’y en
eut pas un qui ne se souvînt de la menace inscrite
dans la chronique du royaume la lignée était
invulnérable à toutes les puissances de destruc­
tion et sa ruine n’était susceptible d’être provo­
quée que par deux animaux le taureau et le
bélier.
Des émissaires furent envoyés par tout le
royaume et ram enèrent tous ceux qui savaient
interpréter les songes. Mais aucun d’eux ne
com prit le sens de cette vision et le roi se m ontra
réfractaire à leurs paroles. D’un geste courroucé
56
il les congédia et fit venir le vieux Sage qui lui
avait expliqué le sens de la sentence du géant.
Le roi/lui raconta le songe et lui dit : « Sauve?
moi, car m on âme est saisie d’une telle crainte
qu’elle risque d’étouffer. » Le Sage répondit
« J e vais te conduire en un endroit où toute la
peur de ce bas monde disparaît. P ar la lecture
de livres anciens je connais l’endroit, unique sur
terre, qui est éclairé par l’intégralité des trois
cent soixante-cinq révolutions du soleil. Là-bas
pousse, sous l’effet de cette lum ière perm anente,
un tronc d’airain qui bannit tout souci quel
qu’il soit. Toi et les tiens, vous allez me suivre. »
Le roi accepta avec plaisir et très rapidem ent
lui et toute sa maison furent prêts pour le voyage.
Le Sage les guida et, après un long parcours, ils
arrivèrent en un endroit d’où partaient de nom­
breux sentiers. Au carrefour se tenait la puis­
sante apparition d’un ange qui était le gardien
de tous les anges de la colère. Car il est voulu,
depuis une époque qui rem onte à la nuit des
temps, que chaque colère terrestre' fasse naître
un agent destructeur, un ange de la colère, et
celui qui se tenait au carrefour était leur m aître.
Il portait une cuirasse en acier, des éclairs bleus
jaillissaient de ses yeux et l’épée qu’il tenait à la
m ain était une grande flamme. C’est en trém-
blant que les voyageurs se soum irent à ses indi­
cations quant au chemin qu’ils devaient suivre.
Dans un jaillissem ent de feu, l’ange souleva son
épée pour indiquer le sentier et les voyageurs
l’em pruntèrent.
Mais le Sage savait, pour avoir lu le livre de
ses ancêtres, qu’une signification était attachée à
chacun de ces chemins l’un, rectiligne et en
57
bon état, m enait vers le lieu de la lum ière éter­
nelle un autre, sinueux et encombré de reptiles,
conduisait à un très vieux bourbier ; un troi­
sième, jalonné d’horribles gouffres et cavernes,
m enait à un abîme, tandis que le dernier, bondé
de brûlants tourments, était le chemin du feu.
C’était là le chemin que, sur indication de l’ange,
ils suivaient.
D’anxieux pressentiments étreignirent le Sage,
et à peine avait-il avancé de quelques pas, que
déjà il ralentit ; car il avait l’impression qu’un
souffle torride lui desséchait la gorge, et il se
souvint qu’il existait un chemin m enant vers un
océan de flammes, et qu’à quatre milles de son
rivage, le voyageur est déjà consumé par son feu.
Lorsqu’ils eurent encore avancé un peu, il aper­
çut de loin une m er incandescente dont les
langues de feu m ontaient vers le ciel et, enfermé
dans ces vagues rougeoyantes comme en un san­
glant cristal, se mouvait un cortège de rois, vêtus
de costumes de peuplades lointaines et inconnues,
et à la tête duquel m archaient d’antiques Juifs,
drapés dans leurs châles de prières, le front et le
bras ceints de leurs phylactères.
Le Sage se retourna, plein d’effroi, et invita
le roi et sa maison à s’en retourner. Mais le roi
rejeta son conseil car, dans son aveuglement, il
pensait pouvoir, comme les autres têtes cou­
ronnées, passer indemne à travers ces flammes.
Il n’avait, avec les siens, avancé que de très peu,
que déjà le sein de la terre incandescente s’ouvrit
et se referm a sur eux tous.
Le Sage, cependant, avait renoncé à avancer, et
il assista ainsi à leur anéantissement. Il rebroussa
58
chemin. L’ange avait fiché son épée eh terre et,
raide et muet, le laissa passer.
Lorsque le Sage fut de retour au royaume, il
raconta au peuple qui s’était assemblé autour de
lui quel avait été le Destin réservé au roi et
aux siens. Gela provoqua un grand étonnement,
car tout le monde connaissait la prophétie aux
termes de laquelle la maison royale devait être
anéantie par le taureau et le bélier et personne
n’arrivait à en percer le sens.
Alors le Juif qui avait été obligé de cacher sa
foi se leva et dit : « C’est par moi qu’il a été
anéanti. Ceux qui lisent dans les étoiles ont vu
ce qu’il fallait voir, mais n’ont pas su interpréter
ce qu’ils ont vu. Mais vous, sachez que c’est dans
la peau du taureau que sont découpés les phylac­
tères et que c’est avec la laine du bélier que sont
tissées les franges des châles de prières. 'Voilà
pourquoi, parm i les étoiles, le Taureau et le
Bélier, invoqués par moi lors de m a malédiction,
se sont moqués de lui, certains qu’ils étaient de
son anéantissement. Et ces rois qui, conduits par
de vieux Juifs, traversaient' les flammes en toute
quiétude, étaient ceux dans les royaumes desquels
les Juifs pouvaient, sans souci ni ennuis, porter
librement châles de prières et phylactères. »
L’Histoire
du Rabbi et de son fils

Il y. avait une fois un Rabbi qui avait voué sa


vie à la Thora. Il avait -fait appel à toutes ses
facultés pour en faire l’étude la plus approfondie
st il veillait aux lois pour qu’elles soient obser­
vées jusqu’en leurs plus petits détails par la
communauté.
Lorsque, très tardivem ent, lui naquit son unique
fils, il le considéra comme une récompense et
comme une m anifestation de l’assentiment de Dieu.
C’était pour lui comme si d’en haut lui était
parvenue une confirm ation de la voie qu’il avait
suivie, et il fit vœu de veiller, pendant tous les
jours qui lui restaient à vivre, à ce que son fils
se plongeât comme lui, avec beaucoup de sérieux,
dans l’étude de cette Loi et ne déviât pas d’uii
cheveu en l’observation *de ses ultim es et plus
minimes préceptes.
H voulait aussi que, comme lui-même, son fils
soit ennemi de ces esprits légers qui entourent
nos saintes écritures d’une ronde d’idées terre à
terre, qui se perm ettent d’accrocher le vague de
leurs rêves à la puissance éternelle et sévère dé
notre Thora et de laisser parler leur cœur incons­
tant là où ne doit régner que la pensée intransi-
61
geantè. Le fils avança en âge et sa science des
Livres saints ne faisait que s’étendre. Dans la
maison de son père il avait une petite chambre
en laquelle il se plaisait à séjourner et à se
plonger dans lès secrets de l’Ecriture. Mais son
âme ne pouvait s’éterniser sur les livres et son
regard ne parvenait pas à se fixer sur l’infinie
surface des petits caractères rigides, mais se diri­
geait à tout instant vers l’extérieur, vers la m er
dorée des épis et jusqu’à la ligne sombre des
lointaines forêts de sapins. Et avec son regard
c’était aussi son âme qui sortait et qui se ber­
çait dans l’air serein, craintive comme un jeune
oiseau. Mais chaque fois il obligeait son regard
et son cœur à revenir dans l’étroite prison, car
il voulait savoir, et le savoir ne peut s’acquérir
que dans les livres.
Mais, même s’il retenait à deux mains sa tête
penchée sur les feuillets recouverts de leurs noirs
caractères, son âme ne se laissait pas retenir pour
autant. E t si elle ne pouvait se nourrir de toute
l’abondance qui s’étalait au-dehors, alors elle
regardait ardem m ent et intensém ent en elle-même,
par-dessus de magnifiques semences et de mys­
térieux ciels dont le bleu se tournait vers des
pays inconnus. Néanmoins la science grandis­
sait en lui et ses connaissances ne cessaient de
s’étendre. Cependant la sagesse ne lui venait pas
du chaos des mots qu’il avait devant lui, mais
elle fleurissait du fond de lui-même, poussée par
une singulière chaleur, et entourait son âme de
ses puissants rameaux.
En même temps grandissait en lui cette force
illim itée de l’être que l’on appelle « sainteté ».
Et tout ce qu’il disait était pur comme du cris­
62
tal, et tout ce qu’il faisait était sanctifié. Et
lorsqu’il traversait sa petite chambre, il avait l’im­
pression de voguer sur une m er solitaire.
Mais Sagesse et Sainteté s’unissent en cette
profonde et incompréhensible transsubstantation
que l’on appelle le « Stade de la Petite Lumière »
qui de temps à autre apparaît en une âme unique
puis disparaît. C’était là le stade auquel le jeune
homme était parvenu sans s’en douter.
Mais comme quelqu’un qui se croit ignorant
alors qu’en son for intérieur il embrasse le
monde, ainsi il croyait qu’en l’honneur de la
vérité, il devait continuer à étudier les Ecritures
et à tendre l’oreille à leur voix profonde, bien
que tout apparût m aintenant à ses yeux aussi
clairement que la lampe silencieuse qui l’éclai­
rait lors de son travail. Cependant dès qu’il
s’approchait des Livres, il avait la sensation de
d’enfoncer dans le vide, une curieuse impression
de lacune se m ettait à peser sur lui, et il se sen­
tait terriblem ent abandonné. Aussi du Discours de
la Bouche Morte revenait-il toujours à lui-même
pour se livrer à l’enchantement du grand silence.
Mais même en ce silence il ne trouvait pas la paix
à laquelle pourtant il aspirait comme aspire une
âme incréée à la vie terrestre. Sa peine le m ettait
en un état de tension, mais il se sentait tendu
comme l’est l’arc qui doit envoyer une flèche et
non comme l’est une lyre dont on va tirer de
douces harmonies. Même dans la plus grande plé­
nitude, il lui m anquait quelque chose et il ne
savait quoi. Même à l’heure bienheureuse de ses
visions, il sentait en lui-même quelque chose qu’il
ne savait définir.
Il n’osait en parler. C’était trop puissant. Et
63
lorsqu’il essayait de le faire, les mots qui
venaient à sès lèvres disaient déjà autre chose
que ce qui se passait en réalité dans son âme.
Cependant, de tous les hommes, c’était des
hassidim — de ces êtres rêveurs et fantasques
que son père haïssait tant — qu’il se trouvait le
plus proche. Car il sentait que dans leur manière
d’être, quelque sauvage et indom ptable qu’elle fût,
vivait un peu de ce qu’il voyait en ses rêves. Il ne
pouvait s’abstenir de les fréquenter, bien que son
père lui en voulût pour cela. E t ainsi il se trouva
un jour avec deux d’entre eux, deux jeunes gens.
Alors il obligea son cœur à s’épancher, lutta avec
les mots jusqu’à ce qu’ils lui obéissent et leur
raconta comment il était torturé par un quelque
chose qui lui m anquait et combien il aspirait à
l’indéfinissable.
Ils lui répondirent : « H n’y a qu’un seul
homme qui puisse t’aider c’est le grand Zaddik
qui réside à une journée d’ici. A lui seul est
donné de libérer les âmes. Il passe au m ilieu des
hommes, et de l’éclat de ses yeux une béné­
diction divine se répand sur eux. Il tend la main
aux opprimés et ils respirent comme s’ils sor­
taient enfin d’un cauchemar. Il efface de leurs
fronts les rides du souci et du chagrin. Il apaise
les crises que provoque la haine et sait m ontrer
aux mélancoliques les beautés de la vie. — Est-il
un sage ? demanda le jeune homme. — Nous ne
savons pas s’il est un sage, lui répondirent-ils,
car il ne se livre guère à l’étude et ne parle
jam ais des choses dont on dit qu’elles ont été
reconnues. Mais ce que nous savons, c’est qu’il
sait agir de près et de loin, et ce qui est absolu­
m ent 'certain aussi, c’est que l’action est son
64
domaine. —r Est-il un saint ? poursuivit-il. —
Nous ne savons pas s’il est saint, dirent-ils, car il
n’évite pas les pécheurs et n’hésite pas à les tou­
cher. Mais ce que nous savons, c’est qu’il ne laisse
repartir personne sans lui avoir délivré l’âme
du fardeau qui pesait sur elle. E t ce qui est abso­
lument certain aussi, c’est qu’à lui appartient le
pouvoir de délivrer. — « Mais n’est-il pas exact »,
demanda-t-il alors, plus à lui-même qu’aux autres,
« que l’Action et la Délivrance s’unissent pour
former une grâce suprême que l’on appelle le
Stade de la Grande Lumière et qui apparaît de
loin en loin en une âme unique pour rayonner et
se répandre en des m illiers d’âmes ? » A ces
mots, les deux jeunes gens se figèrent en un pro­
fond silence et restèrent confus devant l’énorm ité
de telles, paroles qu’ils ne lui connaissaient pas
habituellemènt. Lui, par contre, resta là, atterré,
sans savoir ce qui lui arrivait.
Mais, à partir de ce moment-là, il fut résolu à
se rendre chez ce Zaddik et convaincu que c’était
par lui qu’il recevrait la révélation dé son être.
Il se rendit chez son père, lui fit part de son
projet et le pria, au cas où il en déciderait autre­
ment, de le laisser partir pour toujours afin que
la vie ne perdît pas tout sens pour lui. Le père
considéra comme un grand scandale q u e, son fils
veuille rendre visite à ce magicien insensé et il fit
valoir toutes les raisons que l’on invoque commu­
nément en pareil cas. Lorsque le jeune homme
insista, il l’entreprit durem ent et lui demanda
de réfléchir combien il serait peu convenable
pour un jeune homme qui avait fait dés études
sérieuses et qui était le descendant d’une lignée
de stricte observance de chercher son salut auprès
65
d’un être aux idées aussi erronées que confuses.
Ainsi il le repoussa, mais le jeune homme reve­
nait toujours à la charge et avec de plus en .plus
d’insistance. E t tous, dans la maison, se rendirent
compte combien cettë aspiration insatisfaite pri­
vait peu à peu de tout éclat la vie de cet
adolescent et combien cette vie finissait par res­
sembler aux derniers soubresauts d’une flamme
sur le point de s’éteindre.
E t un jour qu’il exprima à nouveau son désir,
le cœur du vieux finit par céder sous l’effet de
l’am our et de la pitié. Il lui prom it d’accéder à
sa demande et décida de le conduire lui-même
chez le Zaddik, car il espérait encore secrètement
que grâce à sa sagesse et à son expérience il
réussirait à faire apparaître le Zaddik comme un
homme niais et nul.
Tout en accédant à la demande, il ajouta cepen­
dant : « Une chose devra néanmoins être pour
nous le signe que notre voyage est conforme à
la volonté de Dieu que pendant ce voyage ne
se produise rien qui soit contraire au cours habi­
tuel des choses. S’il devait nous arriver que nous
rencontrions un obstacle sur notre route, ce sera
une indication que ton voyage n’a pas été voulu
et nous nous en retournerons. »
Le lendem ain, père et fils se m irent en route.
Ils étaient déjà à quelques heures de leur point
de départ, lorsque leur cheval fit une chute dans
laquelle il entraîna la voiture. Les deux hommes
s’en tirèrent indemnes, mais le père accorda une
profonde signification à cet incident et voulut y
voir un avertissement de ne pas continuer la
route. Us rentrèrent donc chez eux.
Mais à partir de ce moment une telle tristesse
66
s’empara d u . fils que lé père vaincu par ses sup­
plications repartit avec lui.
Ils étaient déjà à une dëmi-journée de route
lorsque brusquem ent l’essieu de leur voiture se
rompit. Le père, troublé et craintif, — car il
voyait en cet événement un signe fatidique,
décida une fois de plus de s’abstenir du voyage
et de s’en retourner avec son fils.
Et, à nouveau, le fils se consuma et le père
en fut m alheureux au point qu’il ne put le
supporter plus longtemps pour la troisièm e fois
ils entam èrent le voyage. Cette fois-ci le père
décida d’aller jusqu’au bout et de ne prêter atten­
tion à aucun incident à moins que quelque chose
de tout à fait exceptionnel ne se m ette en travers
de leur chemin.
Us roulèrent ainsi jusqu’au soir et ce ne fut
qu’à la nuit tom bante qu’ils se m irent à la recher­
che d’un gîte. Alors qu’ils se reposaient dans la
salle de l’auberge, un m archand qui était de
passage s’assit à leur table et ils entam èrent une
conversation avec lui. Le Rabbi était bien décidé
à ne pas parler de la visite au Zaddik car il res­
tait convaincu qu’elle était déshonorante pour lui.
Ils parlèrent de choses et d’autres. Le Rabbi était
stupéfait de constater combien son interlocuteur
était instruit et versé en tous les domaines et avec
quelle adresse et quelle habileté il savait diriger
la conversation. E t ainsi le Rabbi devint m al­
léable comme de la cire entre les mains de cet
étranger qui apprit de lui tout ce qu’il lui plaisàit
de savoir. E t tandis que l’on parlait de tout et
de rien, l’étranger amena fortuitem ent la conver­
sation sur les Zaddikim et sur les lieux où l’on
pouvait én rencontrer. Lorsque le Rabbi, avec une
67
certaine soif d’en savoir davantage, entra dans le
sujet, l’autre raconta qu’un Zaddik qui faisait
beaucoup parler de lui, vivait non loin de là.
En disant cela, il darda un regard vif et per­
çant sur le jeune homme qui jusqu’à ce moment
était resté silencieux et taciturne. Le garçon sur­
sauta comme si un point douloureux l’avait
réveillé de< son sommeil et entendit comme son
père dem andait à l’étranger s’il connaissait ce
Zaddik. « Certes, je le connais », répondit le
m archand avec un sourire léger et ironique.
« Alors, vous pouvez donc me dire s’il est vérita-
blèm ènt l’homme honorable et pieux pour lequel
il passe ? » L’étranger sè m it franchem ent à rire
et dit « Ce Zaddik un homme pieux et juste ?
Jamais je n’ai rencontré un homme pire que
lui. De mes propres yeux j ’ai pu voir son activité
malfaisante et moi qui étais venu vers lui pour
chercher aide et assistance, j ’en suis reparti déçu
et horrifié. » Le vieux se retourna vers son fils et
s’écria « Je me doutais bien que c’était comme
cet homme vient de nous le dire. Nous allons
nous en retourner chez nous. M aintenant que tu
l’as entendu toi-même, tu sauras libérer ton cœur
de cette folie. »
Mais lorsqu’ils arrivèrent chez eux, le jeune
homme s’alita et m ourut.
Le chagrin que ce décès causa au vieux Rabbi
fut sans bornes. Mais quelques semaines après le
décès, il eut un songe où son fils lui apparut,
terrifiant et étincelant comme une incarnation de
la colère. Trem blant, le vieux s’écria : « Pour­
quoi te vois-je sous cet aspect, m on fils ? E t celui-
ci répliqua « Mets-toi en route pour aller chez le
Zaddik et tu le sauras. » Au matin, le Rabbi se
68
souvint bien de sa vision mais pensa que ses sens
l’avaient trom pé et que ce n’était qu’un rêve
comme les autres. Mais la vision se répéta puis
revint une troisième fois. Alors le vieux n’osa
plus résister et se m it en route poiir se rendre
chez le Zaddik.
Lorsque le soir tom ba et qu’il se sentit fatigué,
il entra dans une auberge et lorsqu’il fut assis
un certain temps dans la pénom bre de la salle,
il se rendit compte que c’était l’auberge en
laquelle il était venu passer la nuit avec son fils.
Cette constatation le sortit de sa m éditation. Il
regarda autour de lui et constata qu’il avait en
face de lui le même m archand qu’il avait rencon­
tré la prem ière fois. Lorsqu’il était entré dans
l’auberge la salle était pourtant vide et il n’avait
pas remarqué que quelqu’un était entré. Mais le
chagrin qui le m inait était tel qu’il ne s’inquiéta
pas de ce problème. Il se borna à dem ander à
l’étranger : « N’es-tu pas ce m archand avec
lequel je me suis entretenu ici il y a quelque
temps ? »
Alors l’autre éclata d’un rire sans fin et répon­
dit : « Je le suis, et ce que j ’ai voulu, je l’ai
réalisé. Souviens-toi comme tu voulais te rendre
avec ton fils chez le Zaddik. D’abord ce fut ton
cheval qui tomba et tu t’en retournas. Puis l’essieu
de ta voiture se brisa et à nouveau tu fis demi-
tour. E t finalem ent tu vins ici, tu m ’y trouvas,
tu écoutas mes paroles et tu t’en retournas pour
la troisième fois. Mais m aintenant que j ’ai tué
ton fils, tu peux y aller. Car sache que ton fils
avait atteint le Stade de la Petite Lumière ”
alors que le Zaddik, lui, avait accédé au “ Stade
de la Grande Lumière ” s’ils s’étaient rencon-
69
très sur terre, la Parole se serait réalisée et le
Messie serait apparu. M aintenant que j ’ai tué
ton fils, va et poursuis ta route.»
E t lorsqu’il eut dit cela, il s’estompa impercep­
tiblem ent, disparut, et le Rabbi, interloqué, se
trouva face au vide.
Il continua sa route, arriva chez le Zaddik, se
jeta à ses pieds et s’écria « M alheur ! m alheur
à ceux qui ainsi se perdent et que jamais plus on
ne retrouvera ! »
L’Histoire
du Sage et de l’Innocent

Dans une ville de l’Est habitaient deux hommes


qui tous deux étaient très riches, possédaient de
nombreux biens, de longues rangées de maisons,
des champs à perte de vue, de l’argent liquide
à ne savoir qu’en faire et des objets précieux de
nature à réjouir leur cœur.
Chacun d’eux avait un fils et les deux garçons
étaient de bons camarades, jouaient ensemble en
bonne entente depuis leur plus jeune âge, et en
classe aussi s’épaulaient dans la mesure du pos­
sible. L’un était très intelligent, son esprit était
vif et clair et quelque compliquée qu’une ques­
tion pût paraître, il la dominait. L’autre, en
revanche, était fruste à la fois en sa m anière
d’être et en son esprit il arrivait à com prendre
ce qui était simple et net, ni plus ni moins.
Lorsque les deux garçons eurent fini leurs classes,
il arriva que leurs pères s’appauvrirent et qu’il
ne resta à l’un comme à l’autre que la maison
en laquelle il habitait. Ils dirent à leurs fils
« Voyez m aintenant comment vous pourrez faire
face aux besoins de votre existence. Nous ne
pourrons plus vous aider puisqu’il ne nous reste
71
plus pour tout bien que le toit qui nous abrite. »
L’Innocent, qui considérait le monde comine
invincible, se disposa à apprendre le m étier de
cordonnier dans la boutique d’un pauvre arti­
san. Le Sage, par contre, décida de se lancer à la
conquête du monde, tourna le dos au pays natal
et partit à l’aventure.
Alors qu’il longeait ainsi la grand-route, il vit
un énorme véhicule sur lequel on avait entassé
d’énormes ballots de marchandises et que quatre
chevaux tiraient avec peine. Le m archand et ses
commis m archaient à côté. Lorsque le Sage arriva
à léur hauteur, il les salua et se lia avec eux.
Us bavardèrent et il apprit que le m archand était
de Varsovie et avait encore de multiples affaires à
régler sur le chemin du retour. E t comme il lui
dem andait s’il avait encore besoin d’un habile ser­
viteur et lui offrait en même temps ses services,
le m archand accepta, ayant tout de suite compris
qu’il avait devant lui un garçon intelligent et
perspicace. Le jeune homme prêta toute son
attention aux pratiques du commerce et très bien­
tôt il sut réaliser les choses aussi rapidem ent que
quiconque. Lorsqu’ils arrivèrent à Varsovie, il
s’enquit autour de lui de la considération dont
jouissait son patron. Il apprit qüe c’était un
homme estimé et droit, mais aussi que son
commerce était difficile en ce sens qu’il nécessitait
de nom breux voyages en de lointains pays.
Lorsque le Sage circula à travers les rues de
la ville, il vit les employés des magasins et leur
mise élégante, et leur allure imposante l’impres­
sionna beaucoup. Il décida de quitter son patron
et se m it au service d’un commerçant qui tenait
un des beaux magasins de la ville. Comme cela
72
est l’usage, il dut commencer par effectuer une
vile besogne pour un salaire minime. Mais il ne
s’en plaignit pas et bientôt il gagna la confiance
de son m aître et participa à la direction de l’af­
faire jusqu’à ce qu’il fût parfaitem ent compétent.
Mais lorsqu’il vit qu’il n’avait plus rien à appren­
dre, il prit congé et se joignit à un convoi de
marchands qui partaient pour Londres. Il ouvrit
bien les yeux et rien ne lui échappa de cé qu’il
put voir, où que ce soit, comme usages intelli­
gents ou élégants. Et ce en quoi un pays arrive
toujours à se distinguer d’un autre, il le nota et
l’adopta. Il visita ainsi de nom breux pays, l’An­
gleterre, la France, l’Allemagne, l’Espagne et en
dernier lieu il arriva en Italie. Là il vit de magni­
fiques réalisations d’art de la corporation des
orfèvres comme il n’en avait vu nulle part ail­
leurs, et comme le pays lui plaisait et qiie l’occa­
sion lui parut opportune, c’est avec facilité et
ardeur qu’il se m it à apprendre le métier. Et, au
bout de très peu de temps déjà, ses mains réali­
saient un travail tellem ent fin que les plus vieux
maîtres de la cité durent reconnaître que jam ais
ils n’avaient réussi quelque chose de pareil.
Comme il en était arrivé au point que personne
dans le pays ne pouvait plus lui en rem ontrer, il
décida de renoncer à ce m étier et d’en appren­
dre un autre qui était notoirem ent connu comme
difficile et dont les artisans étaient, eux aussi,
très respectés. Et il se rendit chez un m aître qui
jusqu’à présent n’avait pas été dépassé en son art
de tailler, en pierre noble, des têtes d’hommes ou
des figurines d’animaux que tout autre sujet
esthétique et agréable à7 l’œil. Bientôt, à force
de volonté, il passa aussi m aître en cet art-là et
73
aucun de ses compagnons ne put se mesurer à lui.
Mais aussi cette nouvelle activité ne trouvai
pas grâce à ses yeux et comme il se savait main­
tenant la m ain habile pour toute réalisation artis­
tique, il pénsa exercer son esprit en approfon­
dissant la nature même de l’homme et des choses.
Il s’inscrivit à une grande école où un célèbre
maître dans l’art de guérir enseignait à des
jeunes gens accourus de tous les pays. E t il
comprit la sageése du m aître avec une telle acuité
qu’il sut lire profondém ent en l’âme des hommes
et en l’essence des choses, de sorte que rien ne
lui résista et que tout finit par lui apparaître
comme étant de valeur médiocre. Finalem ent une
répugnance devant l’im perfection de toute vie le
poussa de pays en pays et nulle part il ne trouva
l’apaisement. Il se souvint alors de son pays natal
et décida d’y retourner.
Pendant ce temps-là, l’Innocent avait fait son
apprentissage chez le cordonnier et s’était efforcé
pendant des années à apprendre aussi bien que
mal son m étier sans trop y réussir. Lorsqu’il
arriva enfin à confectionner une paire de bottes
grossières, il ouvrit son propre atelier, se maria
et exerça son m étier. Mais comme il ne le pos­
sédait qu’im parfaitem ent, ce ne furent que les
gens; besogneux qui vinrent chez lui, ceux qui
avaient des difficultés à payer, et, comme en
plus de cela il travaillait très lentement, il dut se
donner beaucoup de m al pour ne gagner que très
peu d’argent. Mais cette existence précaire et
pénible ne porta aucun préjudice à sa bonne
hum eur, et bien que de toute la journée il ne
trouvât souvent même pas le temps de manger, il
était néanmoins joyeux et optimiste du m atin au
74
soir. Ainsi il lui arrivait de temps à autre que
tout en tirant le fil à travers la poix, il inter­
pellait sa femme « Femme, fais-moi tout de
suite un bon potage à l’orge perlé. » Elle lui
donnait alors, un morceau de pain sec et tout en
le mangeant à belles dents, il disait : « Femme,
jamais, jusqu’à présent, ce potage à l’orge perlé
ne t’a si bien réussi. Et m aintenant donne-inoi
un morceau de rôti. » Une fois de plus elle lui
donnait un gros morceau de pain. Après l’avoir
mangé, il disait : « Femme, c’est le plus succu­
lent rôti que j’aie jam ais mangé. M aintenant
donne-moi encore le dessert. » Et, à nouveau, il
recevait un morceau de pain et le louait comme s’il
s’agissait du m eilleur gâteau. Ainsi il épiçait cha­
que jour sa misérable pitance avec les plus amu­
santes idées et, pendant qu’il m angeait, il avait
l’impression de goûter, effectivement les plats
recherchés dont il parlait. Avait-il soif qu’il
disait « Femme, apporte-moi un verre de notre
m eilleur vin. » Elle lui apportait un verre d’eau.
Il le m irait à la lum ière et disait avec un rire
de satisfaction « Le roi lui-même ne boit pas
un vin plus pur. » Et il avait la sensation de
faire passer le plus fin breuvage dans son gosier.
Et ainsi il en était également pour ses vêtements.
Le cordonnier et sa femme avaient à eux deux
une vieille peau de mouton râpée. Faisait-il froid
et voulait-il aller à la campagne, il interpellait
sa femme « Ma chère, mets-moi ma fourrure. >>
Puis il la caressait et disait « N’est-ce pas
qu’elle est fine, ma fourrure, et combien elle tient
chaud ! » Devait-il, en revanche, aller en ville, il
disait « Donne-moi mon m anteau de drap. » A
nouveau elle lui rem ettait la peau de mouton et il
>75
disait : « Ce tissu ne brille-t-il pas comme l’Atlas ?
Rien ne vaut mon petit manteau. » E t ainsi il por­
tait aussi sa vieille fourrure en guise de caftan oü
de vareuse et avait la conviction que par le
monde entier il n’y avait pas de plus beau vête­
ment. Mais avait-il, avec beaucoup de peine, réussi
à confectionner une paire de souliers — et ils
ne les réussissaient que sous un aspect grossier et
lourd .— il appelait sa femme : « Vois, mon
coeur, le bel et élégant petit soulier que voilà !
En as-tu jamais vu de plus beau ? — E h bien !
répondait la femme, si tes souliers te réussissent
brillam m ent, pourquoi ne demandes-tu qu’un
thaler par paire alors que tous les cordonniers du
pays dem andent le double ? — Femme, répli-
quâit-il en riant, pourquoi veux-tu gâter notre
hum eur avec ce que les autres font ? Pense plu­
tôt à ce que je gagne en vendant une paire de
bottes. » E t il se m ettait à com pter le prix auquel
lui revenaient le cuir, la poix et le fil, trouvait
qu’il faisait un bénéfice net de cinq groschen et
était d’avis qu’aucun autre sort n’était préférable
au sien.
Mais les gens de la ville connaissaient le cor­
donnier et ses m anies un peu folles, et s’amu­
saient à le narguer. Très souvent il arrivait que
quelqu’un entrât chez lui uniquem ent pour le
railler, mais il s’en rendait compte assez rapi­
dement et ne répondait plus si ce n’est qu’il
disait très placidement « Ne vous moquez
pas. » Quelqu’un le questionnait-il normalement
et sans méchanceté, il répondait tant bien que
mal dans la mesure où il était à même de le
faire. Si toutefois quelqu’un voulait avec une
sincérité apparente ruser avec lui, pour l’amener
76
à parler bêtem ent et se m oquer de lui, alors ' il
disait joyeusement : « Vois-tu, ami, combien je
suis niais. Tu peux être plus raisonnable que moi
tout en étant quand même encore un peu fou ! »
Mais un jour se répandit dans la ville le bruit
que le Sage qui était devenu entre-temps à
l’étranger un homme immensément riche et intel­
ligent, allait revenir en sa ville natale. Lorsque
l’Innocent l’apprit, il cria vivement : « Femme,
donne-moi im m édiatem ent mon plus bel habit de
fête pour que j’aille à la rencontre de m on ami
d’enfance et le salue. » Sa femme lui jeta la
vieille fourrure sur les épaules et c’est ainsi qu’il
courut vers la porte de la ville et sortit sur la
grand-route, lorsque vint en sens inverse un
somptueux carrosse en lequel le Sage était assis,
dans toute sa dignité et dans toute sa splendeur.
L’Innocent arrêta la voiture et s’écria joyeuse­
ment « Loué soit Dieu qui t’a amené ici, mon
frère ! » Et il ajouta encore beaucoup de mots
affectueux et joyeux, ponctués de gestes attestant
à la fois de sa fidélité et de son insouciance. A
cet homme instruit, ce comportement parut
complètement insensé, mais se souvenant de leur
amitié d’enfance, il salua le cordonnier aim able­
ment, le fit m onter dans sa voiture et entra avec
lui dans la ville. Mais pendant les longues années
que le Sage avait passées au loin, son père était
m ort et la maison qu’il lui avait laissée était
tombée en ruine, faute d’entretien, ce qui fit qu’il
ne trouva pas à se loger. H dut chercher une
auberge mais n’en trouva aucune dans toute la
ville qui convint à sa dignité et à ses habitudes.
L’Innoceiit, en revanche, était venu habiter
dans la maison de son père après le décès de
77
celui-ci. Lorsqu’il apprit les ennuis de son digne
ami, il alla rapidem ent le trouver et lui dit
<< Mon frère, fais-moi l’honneur de venir habiter
chez moi. Tu trouveras toute la place qu’il te
faudra car. ma femme et moi n’occupons qu’une
seule pièce. » Le Sage accepta et l’Innocent rentra
dare-dare, rassembla les plus beaux objets de son
ménage pour les porter dans les pièces que le
Sage allait occuper, et ordonna à sa femme de
tout nettoyer et de tout préparer au mieux. Et
ainsi le Sage entra dans la maison de l’Innocent.
Le renom de sa sagesse et de ses innombrables
aptitudes se répandit bientôt dans tout le pays.
Les grands et les notables du royaume accou­
rurent pour se délecter aux manifestations de son
savoir et de son art. Un grand prince lui confia
la mission de m onter une bague sur laquelle il
grava l’image d’un arbre avec de m ultiples bran­
ches et ram eaux enchevêtrés, et il réussit à pré­
senter la pièce - sous une forme tellem ent auda­
cieuse et fine à la fois qu’il fut convaincu que
même en Italie — où la compétence en m atière
d’art était plus grande que partout ailleurs — on
ne pourrait trouver rien de comparable à ce
travail. Mais le prince était un homme fruste et
peu connaisseur qui ne savait apprécier qu’un
luxe grossier et criard. La merveilleuse bague ne
trouva pas grâce à ses yeux. Le Sage fut pro­
fondém ent dépité par le m anque de compréhen­
sion de son client.
Une autre fois se présenta chez lui un grand
du royaume et lui présenta une pierre précieuse
dans laquelle était taillée une image et lui
demanda de reproduire ce dessin sur une pierre
identique par sa forme et sa couleur. Il se m it au
78
travail et y réussit au point que lorsqu’il eut fini,
personne ne parvint à distinguer l’original de la
reproduction. Tout le m onde lui prodigua lés
plus grandes louanges, seul son cœur se rem plit
d’amertume, car il se rendit compte d’un m inus­
cule défaut, presque invisible, en un endroit où
il n’avait pas réussi à copier le modèle avec toute
la fidélité voulue. Et bien que personne ne fût
à même de constater ce défaut, la conscience de
son existence se m it à ronger son âme comme
l’eût fait un ver.
Son art de guérir lui valut des expériences
tout aussi malheureuses. Les malades affluaient
en rangs pressés à sa porte. Il arriva qu’on lui
amena^un malade qu’aucun médecin n’avait réussi
à guérir. Le Sage prescrivit un médicament parti­
culièrement efficace dont il avait le secret et
était convaincu qu’il provoquerait la guérison.
Mais l’entourage du m alade l’appliqua de façon
erronée et le m alade en m ourut. La fam ille poussa
de grands cris, manifesta son hostilité contre le
Sage et lui reprocha d’avoir tué le malade. Dans
un autre cas, le même m édicament eut ün effet
salutaire pour la même maladie, mais le malade
prétendit partout que c’était sa forte constitution,
et non les breuvages du Sage, qui l’avait güéri.
Et ainsi le Sage ne récoltait que colère et afflic­
tion lorsqu’il exerçait Fart de guérir.
Et il n’en allait pas mieux dans sa vie quoti­
dienne. Ainsi il arriva un jour qu’il voulut se
faire faire un vêtement. Il fit venir le m eilleur
tailleur de la ville et lui expliqua en détail com­
ment il voulait que ce vêtem ent fût fait. L’arti­
san se donna beaucoup de peine et le vêtement
lui réussit parfaitem ent. Seul le parem ent de la
79
manche n’était pas tout à fait comme le Sage
l’avait voulu, ce qui le m it dans une grande
colère car il se préoccupait à l’idée qu’en Espagne
ce parém ent aurait peut-être fait l’objet de rail­
leries, alors que ses compatriotes ne comprenaient
que très peu à l’élégance vestimentaire. |
L’Innocent, en revanche, était toujours de bonne
hum eur et entrait et sortait de chez le Sage en
plaisantant et en riant, ce qui ne manqua pas
de provoquer chez celui-ci une certaine irritation
de temps à autre. Le cordonnier ne m it pas long­
temps à s’apercevoir de la mélancolie de son
riche ami et, un jour, il lui dit « 'Comment
est-ce possible que toi avec ta sagesse et ta for­
tune, tu te trouves toujours face à des contra­
riétés et à des ennuis, tandis que moi, homme
pauvre et simple, je vis paisiblem ent et joyeuse­
m ent ! Peut-être serais-tu plus heureux si tu
avais, comme moi, moins d’esprit et moins de
malice. — Mon cher ami, répondit le Sage en
riant, plutôt je voudrais tom ber malade et perdre
ma raison_ que de devenir comme toi. QuaW à
toi, tu peux être tranquille jamais tu n’auras
ma sagesse et, ni m aintenant ni plus tard, tu ne
seras donc obligé de vivre comme moi. »
Il était devenu courant dans la ville de ne plus
appeler le pauvre cordonnier par un nom autre
que « l’Innocent », et son riche ami autrem ent
que « le Sage », et ce fut sous ces deux surnoms
qu’ils furent portés sur le registre où étaient ins­
crits, avec leurs noms et professions, tous les habi­
tants de la localité.
Il arriva que le roi du pays feuilleta ce registre
et apprit ainsi qu’en une ville de son royaume il
y avait deux hommes dont l’un était surnommé
80
« l’Innocent » bt l’autre « le Sage ». Il eut alors
le désir dé lejs connaître et demanda à son
entourage de les convoquer. Mais aussitôt il se
demanda : « Cés deux hommes ne vont-ils pas être
angoissés lorsqu’ils recevront cette convocation de
leur roi ? Le Sage, à force de déférence, ne saura
plus que répondre et l’Innocent finira par devenir
complètement fou. Il est donc opportun que je
choisisse deux lcourtisans, un homme intelligent
pour porter le message au Sage, et un homme un
peu simplet pour s’adresser à l’Innocent. J ’en­
verrai ces deux; courtisans chez le gouverneur de
la province et ! celui-ci leuq donnera toutes ins­
tructions nécessaires pour les guider vers les deux
hommes. Il ne faudra d’ailleurs pas dire à ceux-ci
que le roi leur ordonne de venir, mais qu’ils
feraient plaisir au roi s’ils allaient le voir. » Il
fut très facile de trouver le courtisan intelligent
mais où trouver un courtisan simplet qui soit
toléré dans l’entourage du roi ? Oui, vraiment,
dans tout le palais, il ne parut guère possible d’en
trouver un. Le souverain et ses conseillers commen­
çaient déjà à désespérer lorsqu’ils se rappelèrent
qu’un Innocent vivait au m ilieu d’eux et cela en
la personne du: Grand Argentier du roi, car de
toutes les charges de la Cour* la sienne était
la seule que l’on ne pouvait confier à un Sage
il aurait été trop tenté de s’en servir pour ses
intérêts personnels au détrim ent de ceux du
royaume. E t c’est ainsi que furent envoyés en
mission le Grand Argentier et l’un des plus sages
conseillers du roi.
Us arrivèrent chez le gouverneur de la pro­
vince, lui exposèrent le désir du roi, et se rensei­
gnèrent sur les deux hommes. Le gouverneur
81
s’étonna et leur dit « Celui que vous appelez
le Sage est en vérité un homme puissamment
intelligent, riche et plein d’expérience ; et celui
que vous appelez l’Innocent est le plus pauvre
idiot qui ait jamais existé. » E t il se souvint à
ce m om ent de l’histoire de la vieille peau de
mouton que tout le monde connaissait et la
raconta aux deux messagers pour qu’ils puissent
se faire une idée de la pauvreté d’esprit du cor­
donnier. Puis il fit venir un beau vêtement pour
le faire rem ettre à l’Innocent de façon que celui-ci
n’offusquât pas l’œil du roi avec sa vieille four­
rure. j
Le Grand Argentier se rendit chez le cor­
donnier, entra dans sa boutique et lui rem it la
lettre du roi. Mais l’Innocent la lui rendit en
disant « Je ne sais pas lire. Il faut donc que tu
me dises ce qui est écrit là-dedans si tu veux que
je le sache. » Le Grand Argentier répondit
« Le sens de ce message est que le roi te convie
à venir le voir car il a entendu parler de toi et
est désireux de faire ta connaissance. » Le cor­
donnier en fut très étonné et il eut peur que
l’on ne se m oquât de lui. C’est pourquoi il répon­
dit candidement « Ne vous moquez pas. '» Le
messager répondit « Sans moquerie. » Alors
la joie de l’Innocent fut grande. Il se m it à
danser dans la pièce et s’écria : « Femme ! Quel
bonheur ! Le roi veut me voir ! » Il monta allè­
grement en voiture, mais lorsqu’on lui rem it les
beaux vêtements, il les repoussa car il tenait à
se m ontrer au roi avec sa magnifique fourrure
qu’il aim ait tant.
Mais pendant que les deux se trouvaient ainsi
sur le chemin de la résidence royale, le roi reçut
82
de multiples plaintes visant la personne et les
agissements du proconsul qui abusait de ses fonc­
tions et qui par toutes sortes d’intrigues et de
ruses avait porté un immense préjudice au pays.
Le roi en fut profondém ent indigné et sa colère
se tourna non seulement contre le m alfaiteur,
mais aussi contre ses propres conseillers qui lui
avaient dépeint cet homme comme un modèle de
sagesse et de circonspection, et il s’écria « Vous
êtes trop intelligents pour moi et avec votre intel­
ligence vous m ’avez fait un mal sans bornes. »
Et lorsque ses conseillers se m irent à m urm urer,
sa colère n’en devint que plus violente et il clama :
« C’est le plus fruste des hommes que je vais
nommer proconsul car sa bêtise ne pourra faire
de mal pourvu qu’il soit loyal et droit. » iCe
disant, il se souvint que l’Innocent qu’il avait
convoqué devait déjà être en route pour la loca­
lité où résidait le proconsul et il décida que ce
serait à lui qu’il conférerait cette dignité. H
dépêcha donc un messager dans cette ville et
ordonna de recevoir l’Innocent avec les plus
grands honneurs, et que les bourgeois les plus
notables et les plus intelligents viennent l’accueil­
lir comme leur m aître. Lorsque le cordonnier et
ceux qui l’accompagnaient arrivèrent à la ville,
les choses se passèrent comme le roi l’avait
ordonné. L’Innocent fut stupéfait d’être reçu en
si grande pompe et avec un tel déploiement de
festivités et il s’exclama comme d’habitude
« Ne vous moquez pas. » Mais bientôt il fut
convaincu que toutes ces m anifestations s’adres­
saient bien à lui et il fut comblé de joie à, la
pensée qu’un tel bonheur lui était dévolu.
Un adage populaire dit que le bonheur rend
83
sage. Ainsi en fut-il pour le cordonnier. En même
temps qu’il accéda à ses fonctions, lui vint le bon
sens et, au fur et à m esure qu’il adm inistrait le
pays, sa sagesse se développa. Mais il resta néan­
moins simple et droit comme au temps où il
n’était qu’un pauvre cordonnier. E t comme il
avait passé sa vie sans intrigues, il savait dis­
cerner ce qui était juste de ce qui était injuste,
et ses sentences étaient toujours appréciées. Il se
fit aim er par le roi qui ne demanda plus que
d’avoir à ses côtés un homme aussi vertueux et
aussi simple en sa sagesse. E t il fit de l’Innocent
son Prem ier m inistre et lui fit construire un
somptueux palais non loin de sa résidence.
Mais lorsque l’autre envoyé du roi arriva chez
le Sage et lui fit part de, son message, celui-ci lui
dit « En gens sensés, nous n’allons pas bous­
culer les choses. Passe la nuit avec moi pour que
nous réfléchissions et discutions de tout cela. »
Et il fit préparer un bon dîner. Pendant le
repas il m ontra ses qualités d’esprit. Après avoir
exposé brillam m ent toutes sortes de sujets, il en
vint au message du roi et s’exprima ainsi « Qui
suis-je pour qu’un puissant roi veuille me voir ?
Que valent m â minuscule fortune et mon insigni­
fiante intelligence com parativement aux immenses
richesses et à la glorieuse sagesse d’un souve­
rain ? N’a-t-il pas suffisamment de nobles vassaux
et de judicieux conseillers à sa 'Cour sans qu’il
ait besoin de convoquer le sujet insignifiant et
indigne que je suis ? » Puis il se m it à m éditer
et à se concentrer sur ce qu’il venait de dire et
s’écria « n est impossible, laisse-moi te le dire,
qu’un roi agisse ainsi. Des gens m al intentionnés
t’ont trom pé lorsqu’ils t’ont dit de venir me
84
trouver avec cette mission. La vérité est qu’il n’y
a pas de roi. Ou aurais-tu reçu l’écrit que tu
m’as remis de sa propre m ain ? » Le messager
répondit « Non, je dois reconnaître, que je ne
l’ai pas reçu du roi lui-même mais d’un de ses ser­
viteurs. — As-tu jamais vu le roi lui-même ?
insista le Sage. — Tu semblés être peu au cou­
rant des usages royaux sinon tu saurais que les
rois ne se m ontrent que rarem ent au peuple et
que, lorsque cela arrive, ils sont entourés d’une
si nombreuse suite qu’il est difficile de les aper­
cevoir, répondit le messager. — Si tu y réfléchis
bien, dit le Sage, tu te rendras compte combien
tes propres paroles confirm ent la justesse de mon
raisonnement. Car si toi, qui remplis des fonc­
tions importantes à la Cour, tu n’as pas vu le
roi, qui alors doit l’avoir vu ? — Mais alors qui
gouverne le pays » ? demanda l’autre. E t le Sage
rétorqua « Fais bien attention à ce que je vais
te dire car j ’ai beaucoup voyagé et ai une longue
expérience. Vois, en Italie, ce sont soixante-dix
grands hommes qui gouvernent le pays. Ils sont
élus par le peuple et se partagent la gestion des
affaires de l’Etat. Là, tout bourgeois digne et m éri­
tant peut accéder au pouvoir. Dans ce pays, en
revanche, régnent les hauts fonctionnaires et les
grands courtisans. Ils édictent des lois et font ce
qu’ils veulent. Et si le peuple demande Qui
exige cela de nous ? Ils répondent votre roi !
Et vous devez lui obéir ! Ainsi donc ils com­
m andent comme ils l’entendent et le roi n’est
qu’un m ot vide qu’ils ont imaginé pour intim ider
le peuple et le juguler. » Ces paroles entrèrent
profondém ent dans, l’esprit du messager qui com­
mença lui-même à douter. Mais son savant hôte
85
poursuivit « Je pourrais te" dire encore bien
aùtre, chose, mais attends jusqu’à demain, demain
je te convaincrai. »
Le lendem ain m atin ils se levèrent de bonne
heure et se rendirent au marché. Là ils rencon­
trèrent un soldat et le Sage l’interpella « Dis-
moi, mon cher ami, au service de qui te trouves-
tu ? E t l’autre répondit « Au service de qui un
soldat peut-il bien se trouver si ce n’est à celui
de ,son roi ? — Es-tu à son service depuis long­
temps ? demanda le Sage. — Dans m ainte bataille,
j ’ai déjà vaillamment com battu pour mon sou­
verain et considère qu’aucun m étier n’est plus
digne que le mien : soutenir de m ain ferme
l’étendard du roi. — Tu dois donc bien connaître
ton roi pour l’aim er tant, dit le Sage. — Je ne l’ai
jam ais vu, répliqua tristem ent l’autre, bien que
ce soit le plus grand désir de ma vie. » Le Sage
s’adressa alors à son compagnon « Y a-t-il plus
grande folie que de donner son sang pour quel­
qu’un qui n’existe pas ? Et crois-moi, tout le
peuple commet cette même erreur. » Le mes­
sager se laissa convaincre et lorsque le Sage lui
dit « Si tu veux parcourir le monde avec moi,
je te ferai découvrir partout l’étroitesse d’esprit
et les idées erronées des hommes », il fut tout
de suite d’accord et les deux compagnons se
m irent en route.
Partout où ils arrivèrent, ils ne virent que
folies, éblouissements et erreurs. La découverte
qu’il n’y avait pas de roi était devenue pour eux
un dicton et un term e de comparaison pour toutes
choses « Aussi vrai qu’un roi existe », avaient-ils
pris l’habitude de dire. En parcourant ainsi tous
les pays possibles à ne s’intéresser qu’à ce qui
86
était critiquable et défectueux en l’esprit hum ain,
ils se désintéressèrent si totalem ent de leur bien-
être m atériel qu’ils ne. purent bientôt faire face
que difficilement aux amères réalités de la vie
et durent vendre leurs chevaux et les autres biens
qu’ils avaient emportés, pour subvenir ainsi à leur
entretien. Privés de leur équipem ent élégant,
exposés aux tracas des voyageurs pauvres, ils
allaient, impassibles, amassant une provision tou­
jours plus grande d’expériences amères. Enfin ils
décidèrent de retourner au pays pour valoriser
le trésor de leurs découvertes et le propager parm i
leurs concitoyens.
Es. arrivèrent ainsi dans la ville où le pauvre
cordonnier exerçait m aintenant les fonctions de
Prem ier ministre. En passant dans les rues ils
aperçurent, devant une petite maison banale, une
grande foule qui s’était amassée autour de toute
une série de véhicules, des carrosses princiers
mélangés à de misérables charrettes paysannes,
et lorsqu’ils s’en approchèrent, ils virent dans
chaque voiture un malade ou un infirm e qui
attendait fiévreusement le moment d’entrer par la
petite porte de la maison. D’autres en sortaient,
rayonnants et en s’exprim ant élogieusement sur
le compte de l’homme secourable qui, par ses
consolations sincères et la force de son être béni,
apportait aux malades un merveilleux soulage­
ment de leurs souffrances et parfois même une
véritable convalescence. Le Sage pensa d’abord
que c’était un grand m édecin qui habitait là et
apprit avec étonnement que ce guérisseur n’étàit
ni un savant ni même un homme ayant étudié la
médecine, et que le peuple le considérait -plu­
tôt comme un magicien. E éclata de rire et dit à
87
son compagnon « Avons-nous parcouru le
monde entier pour rencontrer la plus grande de
toutes les folies au seuil mêmè de notre pays
natal ? Mon frère, laisse-moi te dire que c’est
un fieffé coquin que celui qui soutire ainsi l’ar­
gent de la poche des gens crédules. » Ils se détour­
nèrent, continuèrent leur chemin et, comme ils
n’avaient pas mangé depuis longtemps et qu’ils
avaient faim, ils raclèrent les derniers sous dans
leurs poches et entrèrent dans le plus proche res­
taurant rituel pour y prendre leur repas. Pendant
le déjeuner, ils se m oquèrent si bruyam m ent et
dé façon si inconvenante de l’audace du magi­
cien, que l’aubergiste derrière son comptoir devint
attentif et écouta, fort mécontent, ce qu’ils
disaient. Comme c’était l’heure de midi, la salle
à manger s’em plit très rapidem ent de clients qui
entendirent à leur grand déplaisir les propos
qu’échangeaient les deux compagnons. E t lorsque
le fils du magicien entra à son tour, et dut être
tém oin de leurs propos ironiques, alors l’auber­
giste se m it en colère, jeta les deux hommes à la
porte et les gens présents se jetèrent sur eux et
leur adm inistrèrent une bonne correction.
Les deux Sages s’enfuirent, pleins d’amertume,
et entrèrent au poste de garde municipal pour y
dem ander aide et justice. Lorsque le chef du
poste com prit la cause des mauvais traitements
dont ils avaient été victimes, il s’en prit à eux,
les couvrit d’injures et les m it à la porte. Car lui
aussi avait confiance dans le magicien qui avait
sauvé son enfant gravement malade. Les deux
amis allèrent alors de tribunal en tribunal, por­
tan t partout plainte, mais partout le magicien
était honoré et révéré. Partout ils furent déboutés
88
et ne récoltèrent que rebuffades et horions. Enfin
ils arrivèrent devant le palais du m inistre et
demandèrent audience à l’huissier, prétendant
avoir été victimes de graves injustices.
Ils furent reçus par le m inistre et celui que
l’on appelait jadis l’Innocent reconnut tout de
suite son ami d’enfance dans ce voyageur misé­
rable et traqué qui se trouvait devant lui. Mais
celui-ci ne reconnut pas dans le m inistre le cor­
donnier besogneux, car il exerçait sa nouvelle
charge avec beaucoup de sagesse et de dignité.
Le vieil ami se fit reconnaître, accueillit le
Sage avec beaucoup de cordialité et lui demanda
l’objet de sa requête. Le Sage raconta donc qu’il
avait été lam entablem ent battu à cause de l’es­
croc qu’était ce magicien qui avait réussi à se
moquer de toute la, ville. Le m inistre sourit, le
consola et lui demanda de prendre avec son
compagnon le bain que des serviteurs leur avaient
préparé, puis il leur fit donner des vêtements
décents. Il les invita ensuite à sa table.
Le Sage, qui était en grande adm iration devant
la métamorphose de son ami et des circonstances
exceptionnelles qui y avaient présidé, demanda
« Dis-moi, mon cher, comment tu as accédé à
cette dignité ? — C’est le roi, monsieur, qui me
l’a conférée, répondit le ministre. — Comment, dit
le Sage, toi aussi, tu es pris de cette folie et tu
crois à un roi ? Je te le dis pour vrai il n’existe
pas de roi ! — Comment peux-tu soutenir une
chose aussi monstrueuse ? s’écria le ministre. Je
me trouve journellem ent en sa présence ! — E t
qui te dit, ironisa le Sage, que celui auquel tu
t’adrésses est véritablem ent le roi ? Le connais-
tu intim em ent depuis ton enfance ? As-tu connu
89
son père et son grand-père comme rois ? Des
hommes t’ont dit que c’était le roi. Ils se sont
payés de ta tête. » 'Alors le m inistre lui répondit
« Tu continues à vivre dans tes subtilités sans
voir les réalités de l’existence et en en bannis­
sant toute joie ! Vois-tu, tu me disais un jour
qu’il te serait plus, facile d’accéder à mon inno­
cence que moi à ta sagesse. J’en suis m aintenant
arrivé à ta sagesse, mais toi, jamais tu ne sauras
ce qu’est l’innocence avec tous les dons dont elle
t’aurait gratifié. »
x L’Histoire
du fils du roi
et du fils de la servante

Il y a quelques centaines d’années régnait dans


un lointain pays un grand roi. Il veillait avec
beaucoup de bienveillance aux destinées d’une
contrée vaste et fertile. En son palais, il y avait
une servante qui était très dévouée à la reine et
celle-ci l’avait prise en affection. Elle était devenue
camériste, n’avait qu’un travail facile et l’effec­
tuait dans la maison du roi.
Vint le jour où un fils devait naître à la reine
en même temps d’ailleurs qu’à la servante. Les
serviteurs firent venir une femme connue pour
sa sagesse et qui bénéficiait d’une grande consi­
dération dans le pays pour sa connaissance des
sciences occultes. Elle tint successivement le fils
du roi et le fils de la servante à la lum ière du
soleil. Puis elle enveloppa le fils du roi en du
lin grossier et le coucha à côté de la servante
endormie tandis qu’elle prit l’enfant issu de la
servante et d’un valet pour le vêtir de soie et le
coucher sur le lit de la reine* Lorsque les deux
mères s’éveillèrent, chacune berça dans ses bras
l’enfant qu’elle avait à ses côtés.
Les deux enfants grandirent harmonieusement.
91
Le fils du valet était honoré dans le palais et
son rang le ' plaçait au-dessus de tous les autres
enfants du pays. Dans l’ordre de préférence, il
venait tout de suite après le roi et avait sa place
sur un siège en argent à côté du trône. Il fut
instruit de tout ce que les Sages du pays et les
conseillers du roi étaient susceptibles de lui
apprendre.
Le fils du roi, en revanche, s’épanouissait sous
le toit d’un valet et son cœur et sa clarté de
vues étaient ses seules sources de sagesse. Quoi­
qu’il vît son père comme un homme de très
modeste condition sociale, il brillait par sa fière
tournure et sa libre allure. Il affectionnait les
sentiers solitaires et évitait la compagnie des gens
bruyants.
Celui qui résidait au palais, en revanche, ne se
sentait pas à son aise dans l’éclat de la salle du
trône et son regard s’échappait vers ce pan de
ciel bleu que l’on apercevait entre deux colonnes
et son cœur se sentait attiré par le laboureur dont
le soc fendait la terre noirâtre du pays.
La voyante continuait à vivre dans une petite
chaum ière aux confins de la ville, à l’orée de la
forêt. Ses cheveux avaient blanchi, elle portait
le poids des ans et elle sentait la m ort s’appro­
cher. Alors commença à lui peser le secret d’avoir
substitué le fils de la servante au fils du roi. Et
bien qu’elle fût intelligente et qu’elle s’entendît
èn puissances occultes, cela la tourm entait néan­
moins, comme il en est toujours pour les femmes,
de garder ce secret. Elle se m ettait alors à la
fenêtre de sa chaum ière et le m urm urait à voix
basse, pour que seul puisse l’entendre le vent qui
faisait trem bler les feuilles des hêtres. Mais le
92
vent s’empressait de le communiquer aux femmes
et aux enfants qui venaient dans la forêt chercher
un peu d’ombre ou des fruits saüvages. Les femmes
le racontaient à leurs maris et ceux-ci le confiaient
à leur m eilleur ami, en buvant avec lui la chope
le soir. Mais les hommes de la ville disaient entre
eux « Gardons le secret devant le roi pour que
m alheur et doute ne viennent pas ternir ses vieux
jours. Car ce qui est arrivé ne saurait être réparé.
Devons-nous un jour nous donner comme roi ce
garçon qui est né dans une modeste chaum ière ?
E t si tout cela n’était que mensonge ou faux
bruit ? »
Néanmoins il y en eut un parm i eux qui alla
raconter la chose au fils du roi « Sache qu’au
sein du peuple, beaucoup te considèrent comme
le fils de la servante et j’estime qu’il pourrait
facilement arriver qu’à une certaine époque ils* se
rebellent contre toi et m ettent l’autre à ta place
si tu ne veilles pas à le supprimer. » Lorsque le
prétendu fils du roi entendit cela, il se retira au
plus profond de ses appartem ents et rum ina de
mauvaises pensées. A partir de cette heure-là, la
mauvaise hum eur ne le quitta plus. Dès l’aube il
partait à cheval avec ses compagnons et allait
écraser les semences dans les champs appartenant
à l’homme qui, en réalité, était son père. E t par
la suite il ne cessa de lui porter préjudice dans
toute la mesure où il le pouvait.
Vint l’époque où le roi se m it à vieillir et
m ourut, et son prétendu fils monta sur le trône
et régna. Il pressura toujours davantage le pauvre
valet. Celui-ci comprit fort bien ce qui lui arrivait
et, s’adressant à son fils adoptif qui en réalité
était le fils du feu roi, il lui raconta ce que les
93
gens disaient et pourquoi le roi le haïssait. Et il
ajouta « Vois, j’ai beaucoup de pitié pour toi.
Es-tu mon fils, comment alors ne serais-je pas
triste à l’idée que le roi veuille t’anéantir ? Mais
si tu es le fils du roi comme ils le prétendent,
alors ton sort actuel n’est pas digne de toi. C’est
pourquoi je te conseille de quitter le pays. » Le
jeune homme en fut profondém ent affligé et ne
sut que faire. Mais le roi dont la haine gran­
dissait tous les jours ne cessa de le poursuivre
de multiples iniquités. Alors l’autre se décida à
fuir. Son père nourricier lui donna tout l’or dont
il disposjait, lui fit faire de beaux vêtements, et le
fils, le cœur gros, quitta le pays.
A l’étranger, il passa ses jours dans la paresse,
à boire ses pièces d’or le soir, dans des auberges,
avec des compagnons de son âge, ou encore à
les jeter à des danseuses. Mais il n’en resta pas
moins mélancolique.
Lé faux roi régna pendant tout ce temps avec
dureté et sans pardon. Lorsque, le visage sombre,
il traversait les rues de la ville, et que tout le
monde s’inclinait devant lui, il croyait entendre
m urm urer qu’il était le fils d’un valet.
Un jour, il se rendit à la chasse avec sa suite.
Ils arrivèrent à un endroit où le roi prit plaisir
à se reposer. Il se coucha au pied d’un arbre en
fleur dont les branches se m iraient dans une eau
claire. Alors le roi réalisa qu’il avait été injuste
èt qu’il avait exilé un Innocent. Cette pensée pesa
lourdem ent sur son esprit et le priva de tout plai­
sir au point qu’il donna l’ordre du retour à ses
gens. Mais lorsqu’il fut de retour au palais, ce
souci le quitta et il vécut comme avant.
94
A cette même époque, le vrai fils d u . roi eut
une nuit un songe bizarre. Il voyait devant lui une
place de m arché et il lui était ordonné de s’y
rendre. Un homme viendrait l’y interpeller et lui
assigner un travail qu’il devrait effectuer meme
s’il lui paraissait fatigant et dégradant. Il se
réveilla et le rêve avait pénétré en son âme. Néan­
moins il le chassa de ses penséess et continua à
vivre comme avant, passant son temps au jeu et
en orgies. Mais le même rêve ne cessa de revenir
et pesa lourdem ent sur son état d’âme. Puis une
nuit le rêve revint et la voix ajouta : « P ar
pitié pour toi-même, n’attends plus et fais ce qùi
t’est ordonné. » Alors il se leva à l’aube, s’habilla
des vêtements d’un serviteur, fit cadeau aux gens
de l’auberge de ce qui lui restait comme or et
beaux vêtements, et sortit de la ville par le che­
min qui lui avait été indiqué.
Après avoir m arché un certain temps, il vit au
lointain un m arché et reconnut celui qu’il avait vu
en rêve. Dès l’entrée un m archand vint vers lui ét
l’interpella « Si tu cherches du travail, alors
embauche-toi chez moi comme gardien de troupeau.
Il m ’en faut encore un. » Ce travail lui parut
pénible, mais subjugué par son rêve, il l’accepta.
Le marchand se comporta à son égard en homme
très dur. Ce fut très pénible pour lui que de
servir et de courir avec les autres valets le long
du troupeau. Le m archand les accompagnait à
cheval et punissait toute inattention de terribles
coups de bâton. Ils passèrent à travers une épaisse
et sombre forêt. Deux des bêtes confiées au jeune
homme s’écartèrent du troupeau et disparurent
entre les arbres qui, à cet endroit, étaient tellèm ent
proches les uns des autres que leurs branches
95
semblaient ne form er qu’une seule et grande cou­
ronne.
Le m archand bondit vers lui et menaça de le
tuer. Le jeune homme courut après les deux bêtes
et comme tour à tour elles se laissaient approcher
puis disparaissaient à nouveau dans les fourrés, il
s’enfonça toujours plus profondém ent dans la forêt.
Lorsque, enfin, il s’arrêta, épuisé, il se rendit
compte que la nuit était tombée. Il fut saisi de
peur devant ce paysage sauvage et étrange où
résonnaient lugubrem ent les hurlements des bêtes.
Il grimpa à un arbre et passa la nuit dans son
épais branchage.
Lorsque, au m atin, il regarda autour de lui, il
vit ses deux bêtes se tenir paisiblem ent au-v<J§ssous
de lui. Il descendit pour s’en saisir, mais au
moment même où il voulut poser la m ain sur
elles, elles reprirent la fuite. Il se rem it à leur
poursuite. De temps à autre elles s’arrêtaient dans
une clairière pour brouter un peu d’herbe, mais
dès qu’il s’en approchait, elles s’enfonçaient à nou­
veau dans la forêt. Il les poursuivit jusqu’au plus
profond des bois, là où régnent les bêtes sauvages
qui ne connaissent pas la peur parce qu’elles
vivent éloignées des demeures des hommes. Une
fois de plus la nuit tomba, et les hurlements de
la faune sauvage qui l’entourait résonnaient à ses
oreilles. Il escalada un arbre gigantesque et voilà
que là-haut gisait un homme. Il tressaillit, puis
réalisant que c’était, comme lui, un être humain,
il fut content de ne plus être seul et demanda
« Qui es-tu ? » E t l’autre répondit en retournant
la question « Qui es-tu et d’où viens-tu ? » Le
jeune homme s’expliqua « Deux bêtes de mon
troupeau se sont enfuies et m ’ont entraîné jus-
96
què-là, mais dis-moi comment toi-même, tu es venu
jusque-là ? » Et l’autre répondit « Moi, c’est
par mon cheval que j’ai été amené jusque-là
j’en étais descendu pour me reposer, il s’éloigna,
je le poursuivis 'sans réussir à le rattraper et
échouai ici. » Ils tinrent conseil et furent d’accord
de se considérer comme solidaires pour toujours,
même quand ils seraient revenus au royaume des
hommes.
Mais lorsque la nuit fit place à l’aube, u n
rire puissant se m it à retentir bruyam m ent à tra­
vers la forêt, la fit tressaillir, secoua comme l’eût
pu faire une tempête l’arbre sur lequel se trou­
vaient les deux jeunes gens, l’inclina jusqu’à terre,
et le fit se redresser ensuite au point que le jeune
homme prit peur. Mais son compagnon lui dit
« Je ne crains plus rien, car je suis ici depuis
plusieurs jours et chaque fois que la nuit s’achève,
ce rire déferle sur la forêt. » Le jeune homme
lui répondit « En ce lieu résident manifestement
les esprits, car jamais depuis que le monde ; existe,
une telle voix n’a résonné dans le royaume des
hommes. » Bientôt le jour se leva et voilà que
les deux bêtes et le cheval s’étaient rassemblés
sous l’arbre. Les deux jeunes gens descendirent,
mais les trois animaux prirent im m édiatem ent la
fuite. Chacun des deux jeunes gens poursuivit les
siens et ainsi ils se séparèrent. Le jeune homme
aperçut alors quelque chose à ses pieds ; il se
baissa et vit que c’était un sac rem pli de pain
frais. Il apaisa sa faim, et son cœur fut rem pli
de joie, car qu’aurait-il pu trouver de mieux dans
ce pays sauvage ? Lorsqu’il fut rassasié, il m it le
sac sur ses épaules et reprit la poursuite des bêtes.
Mais là où la forêt s’enfonce dans l’obscurité
97
la plus complète et devient inextricable, il ren­
contra un homme, qui, certes, ressemblait ,à tous
les autres hommes mais qui était néanmoins bizarre
à un point tel qu’il n’en avait jamais vu de pareil.
Des cheveux en broussaille, d’un brun roux, ondu­
laient comme des flammes autour de son visage
grisâtre où gisaient, comme des boules de mala­
chite, deux grands yeux verts. Son vêtement parais­
sait avoir été confectionné avec la peau de cen­
taines de lézards. Il jeta sur le jeune homme un
régard tellem ent perçant, que celui-ci fut cloué
sur place. E t l’homme de la forêt l’apostropha
« Comment es-tu venu ici ? » et le jeune homme
répliqua : « Et toi, comment es-tu venu ici ? »
L’autre répondit « Je suis ici depuis le com­
mencement des siècles mais toi, comment es-tu
venu jusqu’ici ? Car jamais aucun être du royaume
des hommes n’est venu jusque-là. » Alors le jeune
homme ’ se rendit compte que son compagnon
n ’était pas un être hum ain. Mais l’Esprit de la
forêt insista « Que cherches-tu ici ? » Le jeune
homme répondit : « Je poursuis deux bêtes qui
se sont échappées de mon troupeau. — Alors viens
avec moi. » Le jeune homme le suivit et n’osa
plus le questionner. En chemin, il rencontra son
camarade de la nuit passée et lui fit signe de
se joindre à eux. Celui-ci rem arqua le sac de pain
que son ami portait sur l’épaule et le supplia de
lui en donner : « Mon frère, depuis des jours,
je n’ai, pas mangé. Donne-moi du pain. — Comment
puis-je t’en donner ? Avec quoi ferai-je face à
mon propre entretien dans ce pays sauvage ? »
L’autre insiste et dit « Je te fais don de ma
personne et serai éternellem ent ton serviteur si tu
m’en donnes. » Le jeune homme accepte cette offre
98
et l’autre prête serment de ne jamais l’abandonner.
Le jeune homme lui donna alors du pain à satiété.
Ils suivirent m aintenant ensemble l’Esprit de la
forêt. Et bientôt ils sortirent des bois pour entrer
dans une sombre vallée. Le sol était recouvert de
serpents et de salamandres qui entrecroisaient leurs
corps humides et lisses. Le jeune hom me demanda
à l’Esprit de la forêt « Comment passerons-
nous ? — Si ceci te paraît déjà m iraculeux, combien
encore plus miraculeux va te paraître ma m ai­
son ! » Ét il lui m ontra sa maison qu’on voyait,
très haut, dans les airs. E t il les p rit par la
main, s’éleva avec eux dans l’atmosphère et les
amena sans encombre jusqu’à sa demeure. Celle-ci
était remplie d’outils bizarres dont le jeune homme
ne comprenait pas l’usage. Mais il s’y troüvait
tout ce dont un être hum ain a besoin pour son
entretien. L’Esprit de la forêt posa sur la table,
en abondance, toutes sortes de bonnes choses à
manger et à boire et quitta la maison comme il
était venu.
Les deux jeunes gens restèrent et se rassasièrent.
Mais le valet était m aintenant dépité de s’être
vendu pour les besoins d’une heure, puisqu’il avait
m aintenant tout ce qu’il lui fallait pour se sus­
tenter. Il soupira et gémit « Comment en suis-je
arrivé à une vie pareille ? comment ai-je pu deve­
nir valet ? » E t le jeune homme lui demanda
« Quelle dignité occupais-tu donc pour que tu sois
tellement chagriné d’être devenu un valet ? » E t
l’autre lui raconta qu’il avait été. un grand roi au
pays des hommes, que le bruit s’était toutefois
répandu dans son peuple que le vrai roi avait été
éloigné après sa naissance et vivait m aintenant au
foyer d’un valet qui passait pour son père tandis
99
que le fils de ce valet occupait le trône. Il lui
confia également qu’il n’avait cessé de poursuivre
de sa haine le fils de ce valet, et l’avait finalement
obligé à quitter lè pays. E t il continua à raconter
qu’une nuit il avait eu un songe au cours duquel
une voix lui ordonna « Jette ton royaume et
va là où tes yeux te conduiront car tu dois expier
ta faute. » Il n’avait pas réagi à ce rêve, mais
celui-ci revint sans cesse et il ne retrouva sa
tranquillité que lorsqu’il fit enfin ce qui lui était
demandé, lorsqu’il abandonna son royaume et s’en
alla. E t m aintenant il était devenu un valet !
Le jeune homme com prit tout cela et se tut,
car il savait m aintenant qui était son compagnon.
Àu crépuscule l’Esprit de la forêt leur servit à
manger et à boire et leur prépara un lit. Àu petit
m atin, le puissant rire retentit à nouveau par­
dessus la forêt. Le valet suggéra à son m aître
de dem ander à l’Esprit de la forêt ce que c’était.
Il demanda donc « Qu’est cette voix qui à
l’aube résonne dans la forêt ? » L’Esprit répon­
dit, « C’est le rire par lequel le jour se moque
de la nuit lorsque à l’approche de l’aube elle lui
demande Pourquoi n’ai-je plus de nom quand
tu arrives ? C’est alors que le jour se met à
rire et prend possession de la terre. » Après avoir
dit cela, l’Esprit de la forêt s’en alla comme il
l’avait fait la veille et ne rentra que le soir. Mais
durant la nuit, ils entendirent s’enfler en un puis­
sant grondement les voix de tous les animaux de
la forêt. Ils reconnurent le rugissement du lion, le
sinistre hurlem ent de la panthère, le doux rou­
coulement des pigeoiis, le bram e du cerf, et
toujours de nouvelles voix venaient s’y joindre.
D’abord tout résonna comme un immense tohu-
100
bohu, mais au fur et à mesure qu’ils tendaient
l’oreille, ils se rendirent \ compte que c’était la
mélodie sublime d’un chant magnifique, et cela au
point qùe tout le bonheur de la terre leur parut
vain, comparativement au ravissement que leur
procurait ce chant. E t le valet convainquit son
maître de demander à l’Esprit de la forêt comment
cela s’expliquait. L’Esprit répondit « Les ani­
maux de la forêt se sont rendu compte que le
soleil a fait cadeau à la lune d’une nouvelle
parure d’argent. Et comme la lune est leur grande
bienfaitrice et éclaire de sa lum ière leurs chemins
nocturnes, les animaux se cachant le jour et yeil-
lant la nuit, ils ont décidé de l’honorer avec un
nouveau chant et ont composé la mélodie que
vous avez entendue. » E t comme ils s’en étonnaient,
il poursuivit « Si cela vous paraît déjà bizarre,
combien serez-vous encore beaucoup plus étonnés
lorsque vous verrez mon bâton magique qui a
le pouvoir de faire chanter cette mélodie à chaque
bête qu’il touche. »
Le troisième matin, l’Esprit de la forêt les
conduisit de sa maison sur le chem in de la forêt
où il les avait rencontrés et leur dit « Retournez1
m aintenant au royaume des hommes. » Le jeune
homme répliqua : « Où devons-nous nous adres­
ser ? » L’Esprit de la forêt dit : « Tâchez de
trouver le pays que l’on appelle le Pays fou au
Roi sage » et il leur indiqua la direction qu’ils
devaient suivre. Comme cadeau d’adieu, il rem it
au jeune homme le bâton magique dont il leur
avait parlé, leur souhaita bonne chance, et dis­
parut.
Ils se m irent en route, arrivèrent au royaume
des hommes et continuèrent leur chemin jusqu’à
101
ce qu’ils arrivent au pays dénommé le Pays fou
au Roi sage. Ce pays était entouré d’un m ur et
ils durent le contourner sur plusieurs milles avant
d’arriver à sa porte. Lorsqu’ils voulurent y péné­
trer, la' garde leur en refusa l’entrée. Le jeune
homme s’écria « En vérité, voilà un pays qui
est fou pour ne pas laisser entrer les voyageurs ! »
Le gardien de la porte lui répliqua : « Jusqu’à
présent on appelait notre pays le Pays fou au
Roi sage, mais m aintenant notre roi est décédé
et à sa m ort il a ordonné de nommer le pays
le Pays sage au Roi fou jusqu’à ce que vienne
un homme qui par sa sagesse entreprenne de
rétablir l’ancien nom et cet homme devra occuper
le trône à sa place. C’est pourquoi nous ne lais­
sons entrer personne à moins qu’il ne soit assez
audacieux pour entreprendre cette œuvre. Si tu es
prêt à le faire, tu peux entrer. » Le jeune homme
ne l’osa et se retira tête basse. Son valet lui
conseilla d’aller vers un autre pays, car ici ils ne
pouvaient rester. Il n’y consentit cependant pas,
pensant toujours aux directives que lui avait don­
nées l’Esprit de la forêt.
C’est alors que vint se joindre à eux un homme
tout habillé de noir, et qui chevauchait un cheval
tout aussi noir. Il se dirigea vers eux et fixa son
regard sur le jeune homme qui se sentit tout chose.
C’était comme s’il se sentait contraint de toucher
le cheval avec son bâton. Il le fit et le cheval
se m it à chanter la mélodie lunaire avec une très
belle voix. L’homme noir se m it à rire et dit
ironiquem ent : « Veux-tu à tout jamais te borner
à jouer et à faire ces tours de passe-passe avec
ton bâton ? Ne t’est-il donc pas venu à l’esprit
qu’il t’a été donné pour un usage m eilleur ?
102
Insensé ! N’as-tu pas compris que cet instrum ent
sait faire retentir dans chaque être la voix du
cœur et que, toi, aussi longtemps que tu le possé­
deras, tu pourras ainsi com prendre chaque' être
jusqu’au plus profond de son cœur ? » Et, après
avoir dit cela, il éperonna son cheval et partit au
galop.
Le jeune homme com prit alors pourquoi l’Esprit
de la forêt l’avait guidé en cette direction. Il
retourna vers la porte, sollicita la permission
d’entrer et décida d’entréprendre l’œuvre proposée.
Le garde le conduisit à l’assemblée des princes.
Ceux-ci étaient assis en cercle dans la grande salle
du palais royal et étaient très ennuyés, ne sachant
comment sortir de leur situation. E t les princes
lui dirent « Sachez que nous non plus nous
ne sommes pas des fous, mais feu notre roi était un
grand sage de sorte que nous tous apparaissions
comme des fous à ses côtés. C’est pourquoi on
appelait le pays le Pays fou au Roi sage. Et
le roi a laissé un fils. Lui aussi est un sage,'m ais
seulement à un degré tel que comparativement à
nous, il n’est qu’un fou. C’est pourquoi le roi, à
son lit de mort, a ordonné que le nom du pays
soit inverti jusqu’à ce que vienne un homme qui
lui soit égal en sagesse et qui pourra ainsi rétablir
l’ancién nom. Sache donc, jeune homme, ce que
tu entreprends, et que l’épreuve sera difficile. Il
y a dans notre ville un jardin bizarre et terrible
qui, au temps jadis, avait été cultivé par une race
de géants. Il y pousse de puissantes armes eh acier
et tout un attirail de guerre en argent et en or,
comme poussent les arbres dans les champs. Mais
si quèlqu’un entre dans ce jardin, alors les .mêmes
géants qui l’ont planté se lèvent et le poursuivent,
103
et il se sent traqué par d’invincibles puissances
qui l’obligent à fuir les lieux. Nous voulons main­
tenant voir si tu es un sage et si tu sais dompter
les mânes des géants. »
Le jeune homme se fit m ontrer le chemin du
jardin. Ce jardin était entouré d’un mur. Un vieux
portail rouillé bâillait sur ses gonds, aucun gar­
dien n’était visible et, dans un large périm ètre,
aucun être vivant ne se m ontrait. Dans un ren­
foncement du m ur, près du portail, derrière une
grille en argent, était dressée la statue d’un homme
portant une couronne en or et un manteau royal
en or, mais le visage et les mains étaient en ivoire.
Au-dessus de la statue était fixée au m ur une
table en albâtre sur laquelle on lisait, en caractères
lumineux, l’inscription suivante « Celui qui se
tient là était, en un temps lointain, le roi du
pays. Avant lui et après lui il y avait la guerre
en permanence, mais sous son règne il y eut la
paix. » Le jeune homme toucha le portail, et il
s’ouvrit tout grand. Alors il com prit qu’il devait,
par ce roi, bannir les mânes des géants et délivrer
le jardin. Il prit la statue, entra avec elle par le
portail, et l’érigea en plein m ilieu du jardin. Rien
ne bougea, et il ressortit en paix.
Il retourna auprès des princes et leur rendit
compte de ce qu’il avait fait. Ils l’accompagnèrent
jusqu’au jardin et il les y promèna en paix. Les
princes lui dirent « Bien que nous ayons vu
cela, nous ne pouvons encore te donner le royaume
pour ce seul haut fait. Il te faut réussir une
deuxième épreuve. Depuis toujours est érigé en
notrç royaume, sur une colline, dans une grande
salle à colonnes de m arbre, un grand trône sculpté.
Le siège est taillé dans le bois d’un arbre saint,
104
et il est magnifiquement décoré avec des repro­
ductions de tous les animaux et de toutes les
plantes, que. l’on' trouve dans le pays. Devant le
trône se trouve une table, et sur la table est posé
un candélabre à sept branches. E t jadis il en était
ainsi que chacun qui était assis sur ce trône avait
visibilité sur le pays entier et rien de ce qui s’y
passait ne lui échappait. Et celui qui allum ait les
sept branches du candélabre pouvait lire toutes
les pensées des gens du pays. Mais depuis la m ort
du vieux roi, les yeux se brouillent lorsque l’on
est assis sur le trône, et on ne voit plus ce qui
l’environne ; et les lumières du candélabre refusent
de brûler lorsque l’on veut les allumer. Mais du
trône partent de nom breux chemins, comme les
rayons d’une étoffe, et ils traversent le pays dans
toutes les directions. Au m ilieu de chaque chemin
se tient un animal ailé, en or pur. Jadis tous ces
animaux chantaient vers m inuit une merveilleuse
mélodie, Mais depuis le décès du vieux roi ils ne
se départissent plus d’un profond silence et lors­
qu’un homme s’approche d’eux ils ouvrent leurs
gueules et l’engloutissent. E t tout le peuple vit
dans la crainte et la consternation, car personne
n’arrive à s’expliquer pourquoi il en est advenu
ainsi. Nous voulons m aintenant voir si tu es un
Sage et si tu réussis à reconstituer l’état de choses
antérieur. »
Ils le conduisirent dans la salle du trône. E t
lorsqu’il vit ce trône il com prit tout de suite qu’il
était taillé dans le même bois que la baguette
magique dont l’Esprit de la forêt lui avait fait
cadeau. Il l’examina plus avant pour voir ce qui
avait bien pu provoquer la perte de son pouvoir.
Il remarqua alors qu’au haut du siège m anquait
105
un minuscule cheval sculpté. Il se m it à sa recher­
che et le trouva caché sous l’une des dalles de la
salle. Il le rem it en place. Puis il examina le can­
délabre et constata qu’il avait été légèrement
déplacé du m ilieu de la table où il avait été ini­
tialement posé. Il le rem it à son emplacement
normal. Alors il s’assit sur le trône et alluma le
candélabre. E t il eut vue sur tout le pays, et sur
toutes les pensées et sur toutes les actions, aussi
bien celles du passé que celles du présent. Et il
comprit qu’avant sa mort, le vieux roi avait inten­
tionnellement tout déplacé de façon telle qu’un
sage puisse être trouvé qui saurait tout recons­
tituer et rem ettre chaque chose à sa place. Et il
vit les animaux sur les chemins et constata qu’eux
aussi avaient été légèrement déplacés et il les fit
tous rem ettre en place et chacun d’eux laissa les
hommes s’approcher et lorsque le dernier de ces
animaux eut repris sa place normale, il était
m inuit et tous ces anim aux entonnèrent la mer­
veilleuse mélodie.
Alors les princes donnèrent le royaume au jeune
homme. E t lui se tourna vers son valet et lui dit :
« M aintenant je sais qu’en vérité c’est bien moi qui
suis le fils du roi et toi le fils de la servante. »
L’Histoire
du Maître de la Prière

Au temps jadis a vécu un homme que l’on appe­


lait le Maître de la Prière. Tous les jours de sa
vie, il servait Dieu par ses louanges et ses chants
et possédait en la m atière une puissance et une
perfection comme jamais il n’en avait existé en
l’âme d’un mortel. Il s’était fixé loin des hommes,
au bord d’un lac paisible et ombragé. Parfois il lui
arrivait de quitter son refuge pour se retrem per
dans l’univers de ses contemporains. Il se joignait
alors à l’un ou l’autre de ceux qu’il rencontrait,
entam ait la conversation, partait d’un sujet banal
sur les choses de ce monde puis enrichissait le
débat avec son interlocuteur qu’il m ettait en
confiance et dont finalem ent il élevait l’âme pour
l’entraîner peu à peu vers le sens ultim e de toute
existence. Et, quelquefois, il arrivait que l’oreille
et le cœur de cet homme s’ouvraient, devenaient
réceptifs aux paroles qu’il entendait, et celui-là se
défaisait alors de tous les liens et de toutes les
jouissances de la vie, comme on se débarrasse
d’un vêtement trop étriqué, et le suivait. Ainsi
naquit et s’étendit une petite colonie au bord du
lac.
107
Mais le M aître savait parfaitem ent comment il
d'evait s’y prendre pour donner aux divers mem­
bres de son entourage l’impulsion vers une sainte
envolée et son cœur lui disait de laisser le riche
végéter dans le besoin et dans les privations pour
que vive en lui le sens de la simplicité, tandis
qu’à celui qui avait été un mendiant, il jetait des
vêtements brodés d’or pour fêter son âme.
Pendant ce temps s’am plifiaient, dans les lieux
habités, les plaintes que provoquaient ces dispa­
ritions et l’homme fit l’objet de multiples pour­
suites. Mais personne n’arriva jamais à l’atteindre
car il avait le pouvoir de se métamorphoser en
n’im porte quelle forme humaine, qu’il lui plaisait
d’imaginer. C’est donc sans être inquiété qu’il
continua à agir par( sa parole et qu’il emmenait
ceux qui se donnaient à lui.
A cette même époque il y avait ën ce bas
monde un pay*s que l’on appelait, compte tenu
de l’état d’esprit de ses habitants, le « Pays de
la Richesse ». On n’y cherchait et n’y voyait
comme but de la vie que l’argent et on n’y recon­
naissait aucun autre m érite et aucune autre per­
fection que la propriété. Toutes les dignités et
tous les échelons de la hiérarchie sociale étaient
réglés selon ce barème. Un certain minim um de
biens était nécessaire pour être au moins considéré
comme un homme. Celui qui ne le possédait pas
était relégué au rang d’un animal à apparence
hum aine ou à celui d’un oiseau sans plumes et
c’est d’ « anim al » ou d’ « oiseau » qu’il se
faisait traiter. Celui qui avait acquis plus que le
m inim um se voyait gratifié d’un rang plus élevé
et l’homme très riche se rapprochait des étoiles
car on pensait que des étoiles il avait cette puis­
108
sance qui leur perm et de faire pousser l’or dans
la terre. Mais les plus riches, ceux qui n’arri­
vaient plus à compter leurs biens, ceux-là étaient
élevés au rang de divinités et on les servait dans
la poussière. Il était décrété qu’ànnuellem ent cha­
cun devait présenter l’inventaire de ses biens et
qu’il m onterait ou descendrait alors dans l ’échelle
sociale et il arrivait ainsi qu’un homme soit abaissé
au rang d’un animal ou qu’inversement un anim al
soit élevé au rang d’un homme.
Parce qu’ils avaient réglé l’ordre social, la légis­
lation et le gouvernement en fonction de leur
croyance en laquelle ils voyaient l’unique et le
vrai sens de la vie, l’orgueil de ces hommes devint
incommensurable et finalem ent ils estim èrent que
leur dignité ne leur perm ettait plus de vivre au
milieu du commun des mortels, et tous ensemble ils
émigrèrent dans une région montagneuse à l’extré­
mité de la terre. Ils étaient en effet convaincus
que même leurs demeures devaient être érigées
au-dessus de celles des autres habitants de la terre,
de façon à pouvoir les regarder de haut.
Ils allèrent, en bandes isolées, peupler les cimes
de la montagne, firent disparaître les chemins qui
donnaient accès au monde et ne laissèrent à cha­
que montagne qu’une issue secrète. Ces sentiers
cachés furent gardés par des sentinelles choisies
parm i les habitants les plus pauvres et les plus
déshérités, car ceux-là ne se sentaient pas trop
atteints dans leur dignité de devoir vivre sur des
chemins qui m enaient vers un monde méprisé.
Mais à l’intérieur du pays le comportem ent des
hommes devint de plus en plus féroce. Partout
régnaient le m eurtre et le pillage en tant qu’ils
étaient le grand moyen pour atteindre à la per­
109
fection. Pitié, et philanthropie n’étaient qu’une
honteuse folie. Aux plus riches, qui étaient consi­
dérés comme dieux, on apportait en sacrifice des
bêtes humaines et certains leur sacrifiaient leurs
propres vies espérant ainsi qu’en revenant sur
terre, eux aussi seraient riches et dieux.
Il arriva que le M aître de la Prière apprit
l’existence de ce pays. Une immense pitié le sub­
mergea à la pensée de ces pauvres fous et il
décida de consacrer toutes ses forces à les ramener
à la raison. Il se m it en route et se trouva face
aux sentinelles. Il les sermonna, essayant du plus
profond de son bon cœur de les convaincre de
la vanité de l’argent et de leur expliquer le vrai
sens de la vie. Mais ils ne firent aucun cas de
ses paroles car, bien qu’ils fussent très pauvres,
dépourvus de toute dignité et relégués sur le chemin
qui conduisait vers le commun des mortels, ils
n ’en étaient pas moins persuadés jusqu’au plus
profond d’eux-mêmes du caractère divin qui s’atta­
chait à l’or.
Le M aître renonça à les convaincre, les quitta,
transform a son aspect extérieur et parvint ainsi à
entrer subrepticem ent dans le pays. A nouveau il
essaya de pénétrer en l’âme figée de ces hommes
mais toute sa force intérieure se révéla impuis­
sante et il dut repartir sans avoir réussi dans son
entreprise mais néanmoins décidé à revenir pour
livrer un nouveau combat.
En ce temps-là, résidait sur terre un puissant
cham pion qui ne vivait que pour la conquête et
qui dem andait à tous les pays de se soumettre.
Beaucoup de royaumes lui avaient déjà fait obé­
dience et leurs habitants vivaient en paix sous sa
protection. Ceux qui se rendaient n’éprouvaient
110
aucun dommage en leurs corps ou leurs biens
mais il anéantissait ceux qui essayaient de lui
résister. Il avait l’habitude d’envoyer des émis­
saires aux souverains de chaque pays dont il
s’approchait au cours de ses périples pour deman­
der leur soumission et ce n ’est qu’en" cas de refus
qu’il recourait à ses armes et les écrasait.
Les habitants du Pays de la Richesse apprirent
par des marchands qu’ils avaient envoyés dans
diverses contrées pour y trouver de nouvelles
richesses pour leurs Grands, que le terrible conqué­
rant s’approchait de leur pays et entendait s’en
emparer. Une terrible anxiété les saisit. Ce n’est
pas tant qu’ils avaient peur de la nouvelle suze­
raineté, mais ils avaient appris que le héros n’avait
aucune considération pour l’or, qu’il allait même
jusqu’à le mépriser, et ne perm ettait pas qu’on
[’honorât. C’était donc en leurs croyances et en
leurs principes de vie qu’ils se voyaient menacés.
Le peuple tint conseil et à nouveau ce furent les
marchands qui, pour avoir visité toute la terre,
eurent connaissance qu’un pays encore infinim ent
plus riche que le leur, un pays tellem ent riche
que tous ses habitants étaient devenus dieux de
par leurs biens, existait de par le monde et on
pensa que ce royaume-là devait tenir en ses mains
ruisselantes d’or, l’aide dont on avait besoin.
Mais tandis que le Conseil siégeait, le M aître de
la Prière entreprit un nouveau voyage en ce
curieux pays. Comme la prem ière fois, il com­
mença par s’entretenir avec les sentinelles et elles
lui racontèrent qu’un invincible héros ménaçait
leur pays et que leurs Grands pensaient s’adresser
au Pays des Dieux pour dem ander protection. Alors
ü éclata de rire, leur reprocha leur folie, et leur
111
parla de Dieu qui est source et but de toute vie
intérieure. E t cette fois-ci les sentinelles prêtèrent
quelque attention à ses paroles et finalement l’une
d’elles lui dit « E t que puis-je faire, isolé et
im puissant comme je le suis ? » E t le Maître
pensa qu’une telle réponse constituait déjà une
grande réalisation et il entra dans la ville où tout
le monde lui parla du grand conquérant et du
danger qu’il constituait pour leur foi. Il se mêla
à toutes sortes de gens, les écouta et essaya de
leur dém ontrer l’inanité de leurs conceptions. Mais
alors qu’ils lui racontaient ce qu’ils savaient du
héros et de ses prouesses, il se dit à lui-même
« Serait-ce lui ? » et il eut l’impression de le
connaître. Cela fut rem arqué par quelques hom­
mes qui lui en voulaient déjà parce qu’il se moquait
de leur loi. Ils l’arrêtèrent sur-le-champ et l’ame­
nèrent devant les Anciens en leur demandant de
le juger en tant qu’il hlasphém ait leur foi et était
de connivence avec l’ennemi. Les juges lui deman­
dèrent s’il connaissait le Conquérant. Le Maître
répondit « Il y a bien longtemps je servais
un roi à la cour duquel vivait un héros. Si, comme
je le pense, c’est celui-là qui menace votre pays,
alors, certes, je le connais. P ar ailleurs, je veux
que vous sachiez que ce Royaume des Dieux dont
vous attendez aide et protection ne fera qu’entraî­
ner votre perte. » Ils le prirent alors pour un fou
mais lui dem andèrent néanmoins : « D’où tiens-tu
cette science ? » ce à quoi il répondit :
« Le roi dont je vous ai parlé avait une image
merveilleuse qui représentait une m ain avec toutes
ses lignes et toutes ses rides. C’était là la carte géo­
graphique de tous les mondes de tous les temps et
tout ce qui est arrivé dans le passé et tout ce qui
112
se passera dans l’avenir pouvait s’y lire : le sort des
pays, des villes et des hommes, tous les chemins de
cette terre et tous les chemins secrets qui m ènent à
des mondes lointains en des temps lointains.
Et aussi les chemins qui m ènent de cette terre
vers le ciel. Là on pouvait voir les chemins que
prirent Enoch, Moïse et Elie pour m onter au ciel.
Là on voyait chaque objet tel qu’il était au moment
de la création du monde^ tel qu’il est aujourd’hui
et tel qu’il sera au cours des siècles. Ainsi on y
voyait Sodome dans toute sa splendeur avant
l’anéantissement et on y voyait Sodome telle qu’elle
est aujourd’hui, touchée par le doigt de Dieu. Mais
seul le roi avait pouvoir de lire dans cette main.
Et il m ’a m ontré le pays que vous appelez le
Royaume des Dieux et j ’ai pu voir comment il
va se consumer dans sa vanité et comme il entraî­
nera la perte de tous ceux qui s’en approcheront. »
Ainsi parla le M aître et tous l’écoutèrent en
silence et il y avait en ses paroles un tel accent de
vérité qu’ils en furent tous frappés. Ils lui deman­
dèrent donc « Où est ton roi ? o> Mais d’autres
furent tout de suite repris par leur vieille passion
de l’or et s’enquirent vivement « S’il est en
possession d’une telle sagesse, il doit pouvoir nous
dire les chemins qui m ènent vers l’or qui gît au
plus profond de la terre ? » Alors le M aître se
mit en colère et s’écria « Vous ne pensez toujours
qu’à ramasser de l’or ! Ne me parlez plus de
îela. — Eh bien ! répondirent-ils, dis-nous toujours
dù se trouve ton roi ! » Et il répondit
« Je ne puis vous dire aujourd’hui où il est,
mais je vais vous raconter ce qui s’est passé.
» Il y avait un roi et une reine qui n’avaient
qu’une fille unique. A leur cour vivaient des hom-
113
mes qui étaient passés maîtres en de nombreux
arts ou métiers. E t le roi qui possédait la carte
de tous les mondes et de tous les temps, connaissait
l’endroit où chaque art et chaque m étier avait sa
source telle qu’elle jaillit des profondeurs de
l’éternité et il savait aussi les chemins qui y
m enaient. E t s’il arrivait à l’un de ces maîtres
de sentir dim inuer en lui cette grâce de Dieu
dont il bénéficiait, s’il voyait que les choses ne
se pliaient plus à sa volonté, alors le roi l’en­
voyait à la source où il pouvait renouveler sa
puissance. Il y avait là un chanteur qui avait le
don de trouver des harmonies et des paroles ensor­
celantes avec lesquelles il captivait les sens et
faisait vibrer les cœurs. A celui-là le roi indiqua
l ’endroit où il trouvera le chant inépuisable, celui
qui résonne de lui-même et en lequel bouillonne
le sang de tout être. E t il y avait là un Sage que
le roi conduisit à la source de lum ière où les
ultimes causes se révèlent et où tout voile se lève
devant les yeux. A moi il indiqua la source de
l’âme où je voyais jaillir le puits de feu dans
les flammes duquel la puissance de ma prière
s’est rajeunie. Et de même ce conquérant que vous
craignez doit au roi la perfection de son invinci­
bilité. Car le roi l’a conduit au lieu où l’épée de
la victoire est fichée en terre, cette épée dont la
seule vue renverse tout ce qui lui barre le chemin.
E t le roi lui donna cette épée. Mais de temps à
autre il doit retourner à cet endroit pour replanter
l’épée dans le sol qui la nourrira en vue de nou­
velles guerres et qui la sanctifiera.
» La fille du roi grandit et son père convoqua
tous les siens pour tenir conseil sur la personne
de celui qui devait devenir son époux. Mon avis
114
était de la donner au héros. Ce conseil fut suivi
et le héros et la princesse célébrèrent leurs noces.
Au bout d’un certain temps la fille du roi donna
naissance à un enfant qui était un m iracle de
beauté et dont ém anait un véritable rayonne­
ment. Lorsqu’il vint au monde il était déjà en
possession d’un grand savoir et seule lui m an­
quait la parole. Mais dans l’expression de son
visage on pouvait voir qu’il com prenait le sens
profond de ce qu’on lui disait. Il regardait tous,
les objets comme s’ils lui racontaient quelque
chose et il leur souriait non pas sous l’emprise du
moment, mais comme s’ils lui avaient annoncé une
grande et secrète nouvelle. ,
» Mais alors il advint que les gens du roi s’étaient
tous rendus en même temps chacun à la source
qui devait renouveler leurs dons. E t en ces mêmes
journées une grande tem pête se m it à souffler
sur le monde. Dans son déchaînemént elle amena
la perturbation de tous les éléments, fit apparaître
de la terre ferme là où il y avait la mer, la m er
à la place de la terre ferme, tandis que des lieux
habités et fertiles se transform èrent en déserts. Elle
souffla également à travers le palais royal et
emporta sur ses ailes, en un grand tourbillon,
le magnifique enfant de la fille du roi. Le roi, la
reine, la fille du roi et tous ceux qui étaient pré­
sents se m irent à sa poursuite mais l’énorme
déchaînement des éléments ne perm it pas de
trouver par où il avait disparu et tous se disper­
sèrent dans toutes les directions, sans savoir où
aller, complètement désemparés.
» Entre-temps chacun de nous était rentré de sa
source à la màison du roi, la trouva vide, et dans
son chagrin se m it à la recherche des disparus sans
115
attendre ses compagnons. C’est ainsi que nous nous
sommes perdus dé vue les uns lés autres et que
nous essayons de nous retrouver sous tous les
horizons. »
Ainsi parla le M aître de la Prière et on écouta
ses paroles avec une profonde stupéfaction. Puis les
Anciens se concertèrent et décidèrent de ne pas
lui perm ettre de quitter la ville pour que si jamais
le r Conquérant se révélait être son ami, il puisse
plaider leur cause auprès de lui. Car déjà les
messagers de celui-ci étaient entrés dans le pays
et dem andaient la soumission. Et le grand héros
lui-même s’était approché avec ses troupes du Pays
de la Richesse et tandis que ses émissaires étaient
encore en conciliabule avec les Grands du royaume,
il avait déjà établi son camp devant les murailles
pour y attendre la décision. Lorsque les Riches
s’adressèrent au M aître de la Prière pour lui
dem ander protection il répondit qu’il voulait se
rendre dans le camp du héros pour voir s’il y
reconnaîtrait son ami. Ainsi fit-il. Il buta sur un
des guerriers du héros et l’interpella « Quelles
sont vos habitudes et comment cela se passe-t-il
lorsque vous vous êtes soumis à cet homme ? »
Le soldat se lança dans de longues explications
et commença par raconter comment la puissante
tem pête s’était abattue sur le monde.
«• Lorsque cette tem pête infernale se fut apaisée,
dit-il, et que les hommes se retrouvèrent en étran­
gers, impuissants et dispersés devant les lieux où
ils avaient vécu, ils se dirent qu’ils avaient besoin
d’un chef et se dem andèrent qui ils pourraient
bien prendre pour roi. E t tous furent d’accord
pour estimer que devait devenir leur souverain
celui qui se tenait le plus près de ce qu’était le
116
but même de la vie. Mais il y eut des opinions
nombreuses et divergentes sur ce qu’était ce but.
E t ils n’arrivèrent ni à s’entendre ni à prendre
une décision. Les uns pensaient trouver ce but
dans la Sagesse car, disaient-ils, qu’est-ce que la
nature peut faire en notre faveur si ce n ’est nous
la donner ? D’autres objectèrent que la Sagesse
sans la Parole n’était que vanité et qu’elle sè
consumait en elle-même si elle n’était pas complé­
tée par la possibilité de s’exprim er et d’entrer
ainsi dans le royaume de l’action. La Parole serait
ainsi le sens même de la vie. Une autre fraction
affirma que Sagesse et Parole ém anaient dé
l’homme ou allaient vers lui tandis que seule
la Beauté reposait éternellem ent en elle-même,
avait sa propre identité, et n’était touchée par
aucune main étrangère. C’est elle seule qu’il fallait
chercher à atteindre, elle seule qu’il fallait servir,
elle qui est la fleur même du monde en son
perpétuel renouvellement. Mais d’autres les inter­
rom pirent pour dire que la Beauté en elle-même
n’existait pas s’il n’y avait personne pour s’en
réjouir, qu’elle n’était, somme toute, qu’un objet de
joie, né mystérieusement dans la Joie, engendrant
partout la Joie, entouré de Joie, la Joie étant ce
soleil en la chaude lum ière duquel la vie arrivait
à sa perfection. Mais il y eut là des hommes qui
écoutèrent tout cela avec mépris, les lèvres serrées,
et aussitôt ils firent connaître qu’à leur avis c’était
folie que de poursuivre de telles vanités fuyantes
et inconsistantes. Le seul but de la vie était la
Mort et respirer son atmosphère tous les jours de
la vie était la seule chose digne en notre exis­
tence. .Mais à eux certains objectèrent que la
Mort ne m ettait fin qu’à la vie de celui qui n’agit
117
pas, car celui qui œuvre et qui s’en tire avec
honneur, celui-là ne sera jam ais anéanti complète­
ment. Il restera un exemple pour les générations
futures dans les heures les plus pures de leur exis­
tence, et restera l’inextinguible étoile des temps
passés. L’Honneur est donc le but de la vie puis­
qu’il lui confère l’éternité.
» Ainsi tous discutèrent pendant sept jours et
sept nuits entières jusqu’à ce qu’il fût manifeste
qu’il n’y avait aucun lien et aucun pont qui puisse
les relier les uns aux autres. E t chaque confrérie
finit par se m ettre en m arche, l’une après l’autre,
et chacune partit en une autre direction pour
chercher un pays et se donner un prince qui cor­
respondît à ses conceptions.
» Mais, dit le soldat au M aître de la Prière,
mes compagnons et moi nous formions une impor­
tante fraction constituée par des hommes forts mais
malhabiles dans l’art de la parole et nous ne prîmes
pas part à la discussion. Nous ne pouvions cepen­
dant, nous joindre à aucune de ces peuplades car
nous sentions dans notre sang et dans les batte­
ments de notre cœur que pour nous la vie per­
drait tout son sens sans la Force, que la Force
seule donnait du prix à notre existence, et par-delà
cette Force il n’y avait plus rien qui apparût à
nos yeux, si ce n’est exercer cette Force et l’élever
au rang de m aître suprême de la terre. E t lorsque
les autres s’en allèrent, nous aussi nous partîmes
et sur notre chemin, toute créature vivante fuyait
et se cachait à notre approche.
» Un jour un jeune héros vint à notre rencontre
et en toute tranquillité exigea notre soumission.
Comme nous nous y refusâmes, il brandit contre
nous une monstrueuse épée dont la seule vue
118
nous courba tous jusqu’à terre. Nous lui jurâm es
fidélité et il se m it à notre tête. Depuis ce jourJà,
nous le suivons victorieusement de pays en pays.
» Ce qui est curieux, c’est que notre Chef nous
dit que la Force et la Conquête n’apparaissent
pas à ses yeux comme le but de l’existence. Ce
but, dit-il, est tout autre et le chem in qu’il nous
fait suivre nous y mènera. Ses conceptions et ses
intentions nous paraissent cependant assez obscures
bien qu’à l’heure actuelle un certain am our pour
lui ait envahi nos cœurs et que nous nous rendions
compte que grâce à lui nous voyons aujourd’hui des
choses qui auparavant nous échappaient, et que le
monde nous apparaisse m aintenant plus clair et
plus lumineux. »
Après avoir entendu tout cela, le M aître de la
Prière demanda à être conduit devant le Héros.
Il fut fait droit à sa demande. Ils se reconnurent
et s’étreignirent. Mais le chagrin qu’ils avaient à
la pensée des disparus planait sur eux. Le Héros
commença à parler de ce qu’avait été son sort et
dit :
« Lorsque, jadis, après que la tem pête eut ravagé
la terre, je rentrai de. mon expédition, je trouvai
ma maison détruite et tous mes proches avaient
disparu. Alors je n’ordonnai plus à mes pas de
suivre un itinéraire bien défini, mais errai au
hasard. Et en traînant ainsi, j’arrivai à un endroit
où naquit en mon cœur la certitude que le roi
devait y résider, je l’y ai cherché mais ne réussis
pas à l’y trouver. Je m’en allai plus loin et à un
autre moment, je sentis la proxim ité de la reine.
Ainsi mon chemin m ’a conduit sur les lieux de
tous ceux que j’aime sans en rencontrer un seul.
119
Je n’ai, en revanche, pas vu ta résidence et mon
chemin n’a pas croisé le tien. /»
Le M aître répondit « Moi aussi j’ai passé
par tous les lieux où avaient résidé les nôtres
pour y exhaler mon chagrin et partout ma plainte
est entrée dans les rameaux des arbres et dans
lës gosiers des oiseaux pour déferler ensuite sur
moi. J ’ai aussi passé par ta résidence.
» Sur une colline s’étalait un éclat doré qui ne
s’éteignait même pas au crépuscule et cet éclat
dessinait sur la pointe pierreuse de la colline la
forme d’une couronne. Alors je sus que le roi
s’était arrêté là et qu’il avait posé sa couronne à
côté de lui, cette couronne qui ne peut se poser
nulle part sans y laisser son image. Et de tous
les côtés, l’air portait jusqu’à moi une déchirante
plainte, grave et solitaire comme la résonance
d’une cloche d’airain. Mais je ne trouvai aucune
trace du roi.
» E t je m ’en allai plus loin par une grande
étendue sablonneuse. E t je vis à terre de grosses
gouttes de sang. Elles étaient là sans sè perdre
dans le sable et sans s’assécher. E t en chacune
d’elles, c’était comme si deux yeux dardaient leur
regard vers moi. E t je sus que c’étaient les larmes
de la reine qu’elle avait pleurées de son sang. Et,
a travers le sable, m urm urait une plainte basse et
entrecoupée de silences. Mais par-dessus toute
cette vaste étendue je ne vis pas la reine.
» Je quittai ces lieux et un m atin j’aperçus,
sur un ruisseau, un courant mince et laiteux qui
ne se mélangeait pas à l’eau. E t du ruisseau sor­
tait un m urm ure doux et tendre à la fois, une
tendre et plaintive berceuse, qui ne finissait jamais,
qui s’écoulait uniform ém ent et sans se modifier,
120
tout en trouvant de nouvelles résonances en elle-
même. E t je sus que le lait était issu du sein de
la fille du roi lorsqu’elle s’était arrêtée là pour
pleurer son enfant. Mais elle-même ne se trou­
vait pas là.
» Plus tard j’arrivai à travers la bruyère jusqu’à
une énorme pierre. Je m ’assis auprès d’elle et
constatai qu’elle était recouverte de Isignes et
reconnus des lignes et des chemins analogues à
ceux gravés dans la mystérieuse m ain du roi. C’était
le Sage du roi qui avait été là et qui avait essayé
de reconstituer le tableau des mondes. E t de cette
pierre silencieuse résonnait une plainte à la fois
puissante et sourde qui jaillissait de toutes ses
fentes.
» Une autre fois j ’arrivai au haut d’une crête
escarpée en un endroit où un obscur abîme s’ou­
vrait à l’œil. Mais cette obscurité n’était pas vide
car il y planait une résonance analogue à celle
d’une harpe, elle se mouvait dans l’espace, s’en­
gouffrait vers l’infini, revenait et rappelait le
battem ent d’un cœur à coups redoublés, un grand
jeu de cordes dans l’obscurité, un chant plaintif.
Le chanteur du roi s’était tenu là et son chant
avait rem pli l’abîme.
» J ’arrivai alors dans une prairie dans laquelle
se dressait un arbre unique dont la couronne
était immense. A son pied la terre était entrouverte
comme sous le coup d’une monstrueuse épée. Et
de ce trou béant m ontait le lointain m urmure
d?une plainte. Je reconnus ta présence.
» Mais un autre jour mes pas me conduisirent
dans une vallée entre deux versants boisés. Sur
de la mousse grise gisait une boucle de cheveux
blonds, lumineux comme s’ils avaient absorbé le
121
soleil. E t tout autour de moi, dans les fourrés, jé
voyais un défilé de pieds nus d’enfants et l’herbe
s’inclinait de part et d’autre de ce défilé. Mais on
n’apercevait aucune silhouette. E t dans les fourrés
résonnaient des voix, non pas comme une plainte,
mais comme l’expression claire et paisible d’un
enfant sûr de son avenir. Mais ces voix ne sor­
taient pas d’une bouche hum aine elles pendaient
et voletaient sur les fourrés comme des fils de la
Vierge ».
Le Héros répliqua « P ar tous ces lieux j’ai
passé, mais devant les cheveux blonds de mon
enfant je me suis arrêté et j’ai pleuré et sept
d’entre eux j’ai emportés. Hs brillent des sept
couleurs de l’arc-en-ciel et sont ma consolation
sur ma route.
» Lorsque je me suis relevé, j ’ai continué ma
route et ai rencontré une troupe d’hommes forts.
Je les ai réduits à ma merci, et me suis mis à
leur tête afin de conquérir le monde pour^m on
roi. »
Le M aître se souvint alors des habitants du
Pays de la Richesse et il dépeignit au Héros la
folie dont ils étaient atteints et combien ils se
trouvaient sous l’emprise de leur passion. E t il
déplora qu’il fût apparem m ent impossible de modi­
fier les conceptions de ces hommes.
<< Car, dit-il, chez l’homme qui a l’ambition
d’acquérir une personnalité ou de créer une
œuvre, le fond reste profondém ent hum ain et peut
lui apporter le salut ; et quel que soit le domaine
auquel il se voue, que ce soit la Sagesse ou la
Parole, la Beauté ou la Joie, la Mort ou l’Hon­
neur, il arrivera-toujours par lui-même à obtenir
sa délivrance et à créer sa vie ; mais l’homme qui
122
se cramponne à l’erreur de posséder quelque chose
arrache par là même sa propre racine du fond
hum ain dans lequel elle était plongée ; elle ne
pourra plus tirer de ce sol le salut auquel il
aspire et moi je ne sais comment lui porter
secours. »
Le Héros répliqua « J ’ai entendu jadis notre
roi dire qu’il était possible de libérer l’homme
de toutes ses erreurs, sauf de celle de l’or.' Pour
ceux qui sont tombés dans cette erreur-là il n’y a
qu’un salut il faut les conduire à la source de
laquelle l’épée magique tire sa force. »
Cela rappela aux deux hommes qu’en même
temps que le roi et les siens avait aussi disparu
la main, le tableau des mondes et des temps, et
que la tempête avait fait disparaître les chemins
conduisant aux sources où les forces se renou­
vellent et que la m ain n ’était plus là et que le
roi n’était plus là pour indiquer de nouveaux che­
mins. Et leur chagrin n’en fut que plus grand.
Le M aître de la Prière demanda délais et sursis
pour le pays assiégé que son cœur avait pris en
pitié et le Héros les accorda. Les deux hommes
convinrent encore de signaux par lesquels ils pour­
raient se communiquer des événements im portants
puis ils se séparèrent et le M aître s’engagea sur
sa route.
Pendant ce temps-là les habitants du Pays de la
Richesse crurent éloigner le danger en s’em parant
de ceux qui ne possédaient pas suffisamment pour
se voir conférer la dignité d’homme et en les
offrant en sanglants holocaustes aux Riches qui,
pour eux, étaient des dieux. Mais lorsque cela se
révéla également inefficace, et qu’il leur fallut
constater chaque m atin que les troupes du Héros
123
continuaient à bivouaquer en toute quiétude au
pied de leurs murailles, ils décidèrent d’utiliser
le sursis qui leur était accordé en envoyant des
émissaires dans ce pays si infinim ent riche que
tous ses habitants étaient des dieux.
Les émissaires se m irent en route, dévièrent
cependant, par une regrettable méprise, de leur
route, et s’égarèrent. Alors qu’ils erraient à la
recherche du bon chemin, ils rencontrèrent un
jour un homme qui portait à la m ain une canne
en or, recouverte de pierres précieuses dont éma­
nait un rayonnem ent aussi intense que celui d’une
des grandes constellations stellaires. Son chapeau
était entouré de colliers de perles qui semblaient
représenter tous les trésors de toutes les mers.
Toutes les richesses réunies de leurs dieux n’étaient
que jeu d’enfant com parativement à l’incommen­
surable valeur des bijoux que cet homme portait.
A sa vue ils se laissèrent tom ber à genoux, le
visage dans la poussière, à bredouiller des prières,
car que pouvait représenter pour eux une telle
apparition si ce n’est le Dieu des dieux ? En
réalité c’était le Trésorier du roi qui avait, lors de
la grande1tempête, caché la fortune de son m aître
et qui y veillait depuis. Il les fit se relever de
terre et lorsqu’ils lui dem andèrent anxieusement
qui il était il le leur expliqua. Ils le supplièrent
alors de leur m ontrer le trésor royal. Il les condui­
sit .dans la caverne où ces trésors se trouvaient
rangés à perte de vue. Les émissaires, à cette vue,
se concertèrent « Pourquoi irions-nous chez les
dieux ? Prions cet homme-là de venir avec nous
car il est certainem ent plus puissant que tous les
dieux que nous connaissons. » Lorsqu’ils lui pré­
sentèrent cette supplique, il se déclara prêt à les
124
accompagner et leur ordonna de charger les trésors
sur leurs chariots.
« Mais dites-vous bien, s’écria-t-il, que ces tré­
sors qui sont le joyau de la terre et une parure
pour l’existence, ne doivent pas être convoités
comme on le ferait pour de l’argent ou de l’or
si quelqu’un voulait se les approprier dans le vil
but de s’enrichir, alors qu’ils sont faits pour la
beauté et pour créer la joie, ils tom beraient en
poussière devant ses yeux avides ! »
Les émissaires entendirent cela avec une grande
stupéfaction et m irent un certain temps à compren­
dre le sens de ce qui venait de leur être dit. Puis
ils prirent les trésors en charge et se m irent en
route pour le retour. Pendant tout le voyage ils
ne jetèrent sur les trésors étalés sur les véhicules
que de furtifs et craintifs regards et lorsqu’il arri­
vait qu’un joyau se déplaçait, c’est à peine s’ils
osaient le rem ettre en place.
Au Pays de la Richesse ils furent accueillis par
de grandes explosions de joie car les habitants
étaient m aintenant convaincus de n’avoir plus à
craindre le Héros puisqu’ils abritaient en leurs
murs le Dieu des dieux. Le Trésorier du roi se
rendit vite compte des errements de ces hommes
et pour y parer il fit publier des lois prohibant
le culte des dieux et interdisant le sacrifice et
l’abaissement de ceux qui étaient pauvres. Mais il
échoua dans tout ce qu’il entreprit et ne put
convaincre personne. Comme on lui parlait inlas­
sablement du Héros en lui dem andant de libérer
la ville du danger qu’il constituait, il se rendit
dans le camp du Conquérant et se fit conduire
devant lui.
Ils se reconnurent im m édiatem ent et s’en réjoui-
125
rerit. Après qu’ils sé furent regardés en silence le
Héros commença à raconter tout ce qui s’était
passé et il m entionna également la visite du Maître
de la Prière. Puis ils parlèrent du Rroyaume de
la Richesse et le Héros fit part à son ami de ce
qu’il considérait être la seule libération possible.
Le Trésorier sollicita un nouveau sursis et le Héros
l’accorda. Eux aussi convinrent de signaux pour se
transm ettre des messages puis ils se séparèrent.
Le Trésorier retourna au Royaume de la Richesse
et s’adressa au peuple « Je vais vous dire com­
m ent vous pouvez subsister face au Héros, et je
vous conjure d’accepter mon conseil. Très loin
d’ici, au-delà de chemins aujourd’hui disparus, se
trouve, en une magie crépusculaire, un endroit
dont l’épée du Héros tire sa force et son secret.
Cet endroit-là, il faut que nous le recherchions et
c’est là que vous trouverez votre libération et
une puissance qui vous assurera la victoire pour
toujours. » Les habitants acquiescèrent et deman­
dèrent à leurs dieux, les Riches du Pays, d’accom­
pagner le Trésorier. Celui-ci fit connaître ses inten­
tions au Héros et, à l’aube du lendem ain, le Héros
entra sous un déguisement dans la ville et se
joignit à son ami. Le M aître de la Prière fut
également convié et ce fut avec plaisir qu’il vint
les rejoindre. Ils se m irent en route avec les
émissaires de cet insensé Pays de la Richesse
et, comme la grande tem pête avait transformé la
terre et tous ses chemins, ils décidèrent d’aller
de royaume en royaume jusqu’à ce qu’ils trou­
vent l’endroit cherché.
Après plusieurs jours de pérégrinations ils
virent au lointain les m urailles d’un pays. Ils
arrêtèrent un passant et lui dem andèrent quel
126
pays c’était. L’homme raconta « Lorsque ,1a
grande tempête s’abattit sur la terre et y pro­
voqua la perturbation, une désunion s’im planta
parm i les hommes et ils entrèrent en discussion
sur le sens de la vie. E t chaque parti s’en alla
son chemin pour devenir un peuple et se choisir
un roi selon ses conceptions. E t aussi nous qui
avions estimé que seule la Sagesse était le but
et le fonds de toute existence, nous en avons fait
de même et avons parcouru la surface du monde
pour trouver le Sage et le Savant qui devait devenir
notre souverain. C’est ainsi que nous rencontrâmes
un homme qui était assis là, la tête penchée en
arrière et qui fixait les étoiles. Nous lui deman­
dâmes “ Es-tu le Sage qui connaît le monde
au point que l’endroit le plus * obscur n’échappe
pas à son œil, qu’aucune voie ne se perde devant
ses recherches et que les éléments accourent vers
sa pensée comme les brebis à l’appel du berger ? ”
Il répondit “ Je connais la vie des étoiles. Je
connais donc le monde. ” Mais nous insistâmes
Et lorsque le jour de la Rédemption un trem ­
blem ent s’em parera des étoiles et qu’elles vole­
ront en morceaux, que sauras-tu alors ? À cette
question l’homme se tut et ne nous donna aucune
réponse. Puis nous en rencontrâmes un autre. Il
était étendu sur une plage et regardait la mer.
Nous lui posâmes nos questions. Il répondit Je
connais la vie de la mer. Je connais donc le
monde. ” Nous lui demandâmes “ E t lorsque
le soleil boira la mer lors de la nouvelle ère, que
sauras-tu ? ” Lui aussi se tut et nous continuâmes
notre chemin. Nous rencontrâmes ainsi bien des
Sages en leurs visions mais la Sagesse d’aucun
d’eux ne résista à nos questions. Mais un jour nous
127
aperçûmes sur notre chemin un. vieil homme. Il
était assis sur une pierre. Ses yeux étaient grands
ouverts. Il regardait droit devant lui mais son
regard ne se posait sur aucun des objets ni sur
aucun des êtres qui se trouvaient dans son champ
visuel. C’était un regard refermé et clos sur lui-
même. A lui nous demandâmes : “ Es-tu le Sage
qui connaît le monde ? ” Alors il nous regarda et
dit “ Je connais mon âme. Elle est le firm a­
m ent que personne ne peut détruire. E t elle est
la m er que personne ne peut engloutir. ” Nous
nous inclinâmes devant lui et lui demandâmes de
devenir notre prince. Il nous regarda une fois de
plus, puis il se leva et nous accompagna et nous
avons pris pour nôtre ce pays. »
Alors le M aître de la Prière et ses amis compri­
rent que ce Sage devait être l’ancien conseil­
ler de leur roi. Ils se firent annoncer à lui,
il vint à leur rencontre et les reconnut avec joie.
Ils se concertèrent avec lui sur toutes les choses
qui s’étaient passées ou qui devaient encore arri­
ver. Lorsqu’ils lui parlèrent du Pays de la Richesse,
le Sage dit au M aître « Il est exact que ceux
dont l’esprit est égaré par l’or peuvent trouver
la guérison sur le chemin qui mène au lieu de
l’épée. Mais il faudra que tu les conduises encore
au-delà de ce lieu jusqu’à ce que tu arrives à une
haute et sombre montagne. Lorsque tu la contour­
neras d’un œil attentif, tu apercevras une étroite
fissure, juste assez large pour qu’un homme puisse
s’y glisser. Au-dessus de cette ouverture, tu verras
des oiseaux géants planer ou se mouvoir dans
l’air et tu sauras alors que c’est bien l’endroit
dont je te parle. Cette ouverture mène à une
caverne. Dans cette caverne est installée une cui­
128
sine où dans des chaudrons d’airain on prépare
depuis le commencement des temps la vraie nour­
riture des hommes. De feu tu n ’en verras pas. Il
monte des volcans intérieurs de la terre par des
voies profondes et invisibles. Les oiseaux qui le
survolent l’attisent ou l’apaisent de leurs ailes
selon les besoins du moment. La nourriture qui
est préparée dans cette cuisine délivre de la folie
mais sache que ne guérissent que ceux qui viennent
là de leur propre volonté. »
Ceci peina fort le M aître de la Prière et, en
compagnie du Sage, il alla parler aux Riches pour
essayer d’éveiller en eux ce désir. Le Sage parla
avec beaucoup de clarté de l’inanité de l’argent
qui n’est qu’utopie entre les hommes, qui n’a ni
valeur ni dignité en lui-même et qui n’acquiert
de valeur ou de dignité que par les choses belles
ou réjouissantes qu’il perm et d’avoir ou de don­
ner. Et le M aître de la Prière expliqua avec une
sainte ardeur que la propriété de tout objet n’était
que vanité et que seule possédait la vie véritable
l’âme qui se départit de tous ses biens. Les Riches
prêtèrent à ces propos une oreille plus attentive
que jadis mais c’était comme s’ils avaient écouté
un message en langue étrangère dont ils n’auraient
compris que quelques bribes et on ne réussit pas
à leur insuffler le désir de guérir. Cela peina fort
le Maître de la Prière et il eut presque envie de
s’en retourner. Mais le Sage lui dit : « Ne te
chagrine pas pour autant. Je sais que le jour n’est
pas loin où toutes les folies de la terre s’évanoui­
ront comme un songe alpestre au crépuscule. S’il
est vrai que nous ne connaissons pas le chemin
et que nous allons être obligés de le chercher à
tâtons, comme un aveugle, ne t’attriste pas à cause
129
dé cela continue ta route et le chemin te sera
indiqué. Moi aussi, je vais vous accompagner.
Mais sache que la main, ce tableau des mondes,
j’ai pu la sauver de la tempête. Je l’ai cachée
et n’ai jamais éprouvé le désir de la contempler
car c’est là un privilège du roi qui seul possède
ce don de pouvoir y lire. Cette main, je l’empor­
terai, pour qu’elle reste sous ma protection. » Et
ainsi, tous ensemble, ils reprirent la route.
Au bout d’un certain temps ils arrivèrent à
nouveau en vue d’un pays et à nouveau ils inter­
rogèrent un homme qu’ils rencontrèrent devant les
murailles. Il raconta « Lorsque les dissensions
s>ir le sens de la vie provoquèrent une scission
parm i les hommes, mon peuple et moi considé­
râmes que seule la Parole était im portante. Et nous
allâmes de lieu en lieu pour trouver le Maître dé
la Parole qui devait devenir notre roi. Nous arri­
vâmes ainsi sur une place de marché. Sur une
estrade se tenait un homme qui s’adressait à la
foule et sa Parole semblait atteindre les cœurs
comme s’il les avait touchés avec sa main. Nous
pensâmes “ M aintenant ces gens-là vont consti­
tuer une seule et unique vague qui agira très exac­
tem ent comme cet homme le suggère. ” Mais lors­
que l’orateur en eut term iné, ses auditeurs quit­
tèrent paisiblem ent les lieux pour vaquer à leurs
occupations comme auparavant et c’est à peine si
sa Parole planait encore au-dessus d’eux. Une
autre fois nous arrivâmes à un jardin. De nom­
breux jeunes gens y étaient assis en cercle autour
d’un homme qui leur enseignait toutes choses de
la terre et du ciel et ses mots se déversaient comme
un torrent de flammes. E t nous nous dîmes “ Sa
Parole va les pénétrer et engendrer des vagues de
130
brûlante vérité. Mais lorsqu’il en eut term iné,
l’un posa des questions à l’autre et celui-ci donna
une réponse qui n’était qu’un pâle reflet de celle
qu’aurait donnée le M aître car la Parole, une fois
entrée en leur esprit, s’y était figée et paralysée
et y gisait comme une scorie. E t ainsi il arriva
encore à plusieurs reprises.
Mais un m atin nous arrivâmes à une clairière.
Un homme s’y adossait à un arbre et chantait
d’une manière toute particulière il chantait et
chantait, puis se taisait et alors les arbres lui
m urmurèrent une chanson en écho et lorsque leur
voix s’éteignit de grandes voix résonnèrent des
rochers avoisinants puis ce fut à nouveau lui qui
chanta et tout se tut et écouta. Mais lorsqu’il
s’arrêta ce fut un oiseau qu’on entendit et peu
après tout un chœur d’oiseaux et à leur chaiit
répondit le ruisseau qui, lui aussi, se m it à chanter.
Ainsi l’homme était véritablem ent entouré par son
chant et ce chant vivait partout et se renouvelait
constamment, car chaque chose avait sa m anière
particulière. Et les choses et les êtres répandaient
ce chant et l’air lui-même finit par devenir une
bouche chantante et porta le chant dans tous les
mondes. Et nous aussi nous nous sentîmes saisis
par l’envie de chanter et le chant vint à nos
lèvres et rem plit nos cœurs et il était encore en
nous lorsque nous nous inclinâmes devant cet
homme pour le prier de venir avec nous et de
devenir notre prince. »
Alors le Maître de la Prière et les siens surent
que ce ne pouvait être nul autre que le chanteur
du roi et ils se firent conduire devant lui. E t ils
se retrouvèrent dans la joie. Lorsqu’il eut appris
ié but de leur voyage, il se joignit à eux.
131
Après un long périple ils arrivèrent une fois
de plus à la frontière d’un pays et questionnèrent
un de ses habitants. Celui-ci leur dit « Nous
sommes ceux auxquels il apparut plus manifes­
tem ent que jam ais, lors des journées de discussion,
que rien ne vaut la Beauté qui persiste à travers
toutes les tourmentes et résiste à l’assaut de toutes
les vicissitudes. Ausi nous décidâmes de parcourir
le monde et de nous m ettre à la recherche d’un
être incarnant la Beauté et entre les mains duquel
nous rem ettrions notre sort. Mais le temps passa
et nous errions toujours encore sans m aître à
travers le monde. Car partout la sérénité des fronts
était roussie par l’âpreté au gain, l’harm onie des
mains détruite par la lutte, et l’anxiété de l’âme
avait déformé le m aintien du corps et les yeux
étaient devenus ternes sous l’effet d’images dénuées
de sens. Nous désespérions déjà d’atteindre notre
but lorsque nous rencontrâmes dans une contrée
sauvage et déserte une femme étrange. Elle était
assise seule au m ilieu de ce chaos, revêtue d’une
robe d’un gris argenté, et son visage était pâle et
immobile. Jamais nous n ’avions contemplé une
telle beauté ni une couleur comme celle qui repo­
sait sur elle, à croire qu’elle était l’incarnation
même de la couleur.
]\Jais cette couleur ne nuisait pas à sa beauté
qui, impassiblement, continuait à fleurir. Nous
nous agenouillâmes devant cette femme et la
priâmes de devenir notre reine. Trois fois nous
dûmes exprim er notre requête pour qu’enfin elle
nous entende. La troisième fois elle inclina la
tête, vouée à sa douleur plus qu’à n’im porte quel,
objet en ce monde. E t ainsi elle est restée depuis,
nous donnant ses ordres et ses conseils avec beau­
132
coup â!e bienveillance, mais restant irréductible­
ment distante.
Ainsi fut retrouvée la fille du roi, et ce fut
comme une merveilleuse consolation qu’elle reçut
le salut de ses fidèles. Elle aussi se joignit aux
gens de son père car au-delà du but de leur
voyage, il y avait en elle comme en eux la puis­
sante conviction que le Destin guidait leurs pas
pour retrouver ce qui était perdu.
Au bout d’un certain temps ils entrèrent dans
un pays où régnait un profond silence et ce ne
fut qu’avec beaucoup de difficulté qu’ils parvin­
rent à obtenir des renseignements de l’un de ses
habitants. Il leur dit « Vous êtes ici dans le
Pays de la Mort et. nous qui vivons ici, nous vivons
sous les ailes de la Mort. Car lorsque les autres
hommes ne voulurent pas reconnaître la puissance
de la fin, nous nous sommes séparés d’eux et nous
sommes mis à la recherche de l’oint de la Mort.
Pendant longtemps il ne nous fut pas donné de
le trouver.
» Car de même que parm i nous qui nous étions
pourtant sanctifiés et préparés depuis des années,
il n’y en avait aucun qui fût parfait au point
qu’à l’un ou l’autre moment de son existence il
n’ait senti le bras de la vie l’enlacer pendant un
instant, ainsi nous n ’avons rencontré de par le
monde entier personne qui se soit trouvé intégra­
lement entre les mains de la Grande Silencieuse.
» Ceux qu’elle empoignait se débattaient comme
s’ils allaient se noyer et ceux qui s’offraient à
elle étaient comme de pauvres petites mites
éblouies par la lumière. Mais aucun ne savait se
mettre de toute son âme à son service et ne rece­
voir que d’elle tout le sens de l’existence. Néan-
133
moins nous rencontrâmes un jour, devant une
caverne rocheuse, une femme à cheveux blancs qui
se tenait raide et droite et nous réalisâmes qu’elle
était dans les inains de la Mort. Elle donnait
l’impression de ne pas respirer et c’est bien ainsi
qu’apparaissent ceux qui n’aspirent que l’air de
la mort. De ses yeux coulaient des larmes de sang.
Elles tom baient sur l’herbe devant la caverne et
en faisaient dépérir les brins. Elles pénétraient
au plus profond des germes qui errent dans la
terre et les tuait. E t tout ce qui était vivant aux
pieds de cette femme s’était consumé. Nous l’assî­
mes sur notre char royal, l’amenâmes ici et fon­
dâmes notre royaume. »
Le M aître de la Prière et les siens se firent
conduire devant la reine et lui baisèrent la main
et la fille du roi lui entoura les épaules de ses
bras. Mais elle ne sortit pas de sa rigidité. Pour­
tant, lorsque le M aître lui parla des pérégrinations
qu’ils avaient entreprises et lui raconta combien
leur but se clarifiait au fur et à mesure qu’ils
avançaient, elle se leva pour les accompagner.
En m archant ainsi ensemble ils atteignirent un
pays dont un des habitants répondit à leurs ques­
tions : « Nous sommes les serviteurs de l’Hon­
neur. Lorsque nous nous fûmes séparés des autres
habitants de la terre, nous résolûmes de choisir
pour roi un fils et un élu de l’Honneur. Et nous
cherchâmes celui qui aurait érigé sa maison confor­
m ém ent au sens des temps à venir et qui trônerait
sur ses droits avec une telle pureté et une telle
rectitude qu’il serait digne de devenir notre sou­
verain et le prêtre de notre Dieu. Mais aucun de
ceux que nous vîmes n’eut ce m érite à nos yeux,
car guerriers et laboureurs ne se préoccupaient
134
que du présent, criard et clinquant. Enfin les
étoiles nous conduisirent auprès de notre roi. Il
était assis sur une colline et avait posé sa cou­
ronne à côté de lui mais son front avait lui-même
l’éclat d’une grande et invisible couronne. Son
regard dominait les choses et plongeait dans les
temps futurs. E t toutes les choses qui l’entou­
raient lui rendaient hommage en leur silence. Le
vent s’inclinait devant sa barbe blanche et les
cailloux du chemin devant la plante de ses pieds.
En ses yeux se reflétaient les yeux de la déesse
Honneur et sur son front Elle avait posé sa bouche
pour un baiser. Inclinés jusqu’à terre nous hono­
râmes la poussière à ses pieds et en fîmes notre
prince. »
Sur le seuil de son palais, le roi vint à la
rencontre des siens et son accueil fit fondre toute
rigidité. Dans tous les cœurs s’embrasa la grâce du
moment. Mais même alors, l’image de l’enfant
disparu ne les quitta pas et au-dessus des flammes
de la grâce planait le nuage du deuil. E t le roi
leur dit « Les temps sont consommés et les voies
se sont ouvertes ; ce qui était erreur est devenu
savoir et là où régnait la disette, il y a m aintenant
l’abondance. Allons m aintenant au pays de notre
enfant. »
E t ils partirent avec le roi, de pied ferm e et en
regardant droit devant eux et par le chem in par
lequel il les conduisit, ils arrivèrent à un pays
qui était le Pays de la Joie. E t c’est dans la Joie
qu’ils furent accueillis par les habitants du pays.
C’était le peuple qui pendant les journées de la
grande discussion s’était fait le champion de la
Joie et qui s’en était allé ensuite pour élire pour
roi celui qui incarnerait cette Joie. Mais nulle part
135
ils n’avaient vu un rire qui ait une âme, car par­
tout les rires étaient fragiles et ouverts à l’amer­
tume. E t ainsi ils avaient cherché pendant long­
temps. Mais un m atin, sur la route, un enfant vint
à eux en courant. Cet enfant était seul. Il riait.
Sa chevelure bouclée rayonnait et il ouvrait ses
petits bras potelés au vent du matin. E t il regar­
dait les objets sur le bord de la route, aussi bien
les arbres que les petits cailloux, comme s’ils lui
racontaient quelque chose et il leur souriait non
p»as sous l’emprise du moment mais comme s’ils
lui racontaient une grande et secrète nouvelle.
Alors ces hommes se dirent : « Où y a-t-il sur
terre une Joie comme celle-ci ? Les hommes rient
à propos d’un quelconque événement ou encore
leur rire và se fracasser contre un autre quel­
conque événement. Mais cet enfant sourit à la
vie comme s’il avait la certitude de l’avenir en lui
et sa joie se nourrit de la splendeur des choses
futures. » E t ils firent de cet enfant leur sou­
verain.
Voilà ce qu’ils racontèrent au roi et aux siens.
E t alors qu’ils parlaient encore l’enfant lui-même
s’approcha en courant, avec sa rayonnante cheve­
lure bouclée et ouvrit ses bras au roi.
Ce fut l’heure de la Joie.
Les stupides dieux du Pays de la Richesse étaient
là à ouvrir de grands yeux sans pouvoir compren­
dre le bonheur qui submergeait leurs compagnons,
ceux-ci n’ayant reçu ni or ni argent.
Mais ils ne furent pas oubliés. Le chemin vers
la caverne où se préparait le repas curatif était
m aintenànt ouvert car le roi avait à sa disposition
la m ain et le tableau des mondes et il y lisait à
nouveau comme auparavant. Màis le roi confirma
136
ce qu’avait dit le Sage seuls ceux qui s’y ren­
dront de leur propre volonté ;y trouveront le salut.
Et tout l’entourage du roi parla à ces hommes du
Pays de la Richesse pour provoquer en eux l’éveil
du désir de se rendre en ce lieu. Mais leurs paroles
ne parvinrent pas à prendre racine dans ces cœurs
figés. Alors il advint que l’un de ces hommes du
Pays de la Richesse laissa tom ber à terre quel­
ques-unes des pièces d’or qu’il avait emportées.
L’enfant les vit, ces disques brillants lui plurent,
il les ramassa, les jeta en l’air et rit. Alors le
germe du rire tomba dans ces cœurs endurcis et
y leva. Et ils se dirent « Comment se peut-il que
nos âmes ne reposent que sur ces quelques jetons
brillants ? » E t ils en furent épouvantés et furent
véritablem ent pris de peur devant ce qui avait été
le sens profond de leur vie et qui leur parut fou
et dénué de raison. Mais ils ne pouvaient s’en
détacher. Alors ils s’adressèrent au M aître de la
Prière et s’écrièrent d’une voix puissante et sup­
pliante : « Amène-nous là-bas. »
Et le Maître emmena les hommes de ce pays
obsédé, prit le chemin de la caverne et leur fit
goûter de cette nourriture. Alors seulement s’éveilla
en eux la honte de l’or. E t tout l’or qu’ils avaient
sur eux, ils le jetèrent comme si c’était quelque
chose d’ignominieux, et si grande était leur honte
qu’à l’endroit même où ils se trouvaient, ils vou­
lurent creuser la terre de leurs mains pour s’y
cacher.
Mais le M aître de la Prière les réconforta de
ses paroles puis il leur rem it de cette nourriture
pour qu’ils l’em portent dans leur pays afin que
chacun puisse en goûter et guérir. E t ainsi fut fait
et la honte s’empara du Pays de là Richesse. E t
137
aussi les petites gens, ceux que l’on dénommait
animaux ou oiseaux, eurent honte d’être apparus
jusque-là si petits à leurs propres yeux parce qu’ils
n ’avaient pas d’argent.
E t comme tous les chemins étaient m aintenant
ouverts, chacun des membres de la suite du roi se
rendit à sa source pour renouveler ses forces. Et
lorsque cela fut fait et qu’ils furent à nouveau en
mesure de disposer des âmes des hommes, le roi
les dépêcha en tous les pays au monde pour les
guérir )de leur aveuglement, leur m ontrer leurs
erreurs et m ettre fin à tous les désordres. Et tous
les peuples furent éclairés et se tournèrent vers le
vrai sens de la vie et se soumirent à Dieu.
L’Histoire
des sept mendiants

Il arriva, il y a bien longtemps, qu’un royaume


s’effondra sous la m alédiction de la guerre. Alors
que les hommes en état de porter les armes
allaient à la rencontre de l’ennemi, celui-ci
pénétra dans le pays par l’arrière, ne rencontra
que des femmes et des enfants sans défense,
s’appropria leurs biens, et les contraignit à fuir.
Poussés par le besoin et la peur, les fuyards se
réfugièrent dans les forêts. Dans la hâte et l’éner­
vement il advint que deux femmes perdirent cha­
cune un de leurs enfants. C’étaient un petit gar­
çon et une petite fille qui avaient joué ensemble
et qui sé trouvaient m aintenant réunis dans l’aban­
don. Après avoir plaisanté une demi-journée et
s’êtrè amusés avec de la mousse et des cailloux,
ils commencèrent à se sentir tenaillés par la faim.
ns se prirent alors par la m ain et, pleurant,
s’enfoncèrent toujours plus profondém ent dans la
forêt.
Finalem ent ils aboutirent à un chemin, et après
l’avoir suivi un certain temps, ils virent venir à
leur rencontre un m endiant qui portait, suspendu
à son côté, un sac bien rempli. Ils coururent, se
139
cram ponnèrent câlinem ent à lui et le prièrent de
ne pas les laisser seuls. H leur donna du pain et
les laissa se rassasier, puis il les invita à continuer
leur chemin, consolés et de bonne hum eur, car il
ne pouvait les accompagner. Pendant qu’il leur
parlait ainsi les enfants le dévisagèrent et cons­
tatèrent qu’il était aveugle ; ils s’étonnèrent de
la sûreté avec laquelle ils l’avaient vu m archer
sur la route. Mais l’aveugle les congédia et les
bénit en disant « Puissiez-vous être comme
moi. » Les enfants poursuivirent leur m arche et,
à la tom bée du jour, ils trouvèrent un tronc
creux où ils allèrent passer la nuit.
Lorsque au m atin ils se réveillèrent, ils se levè­
rent et se rem irent en route. Au bout d’un certain
temps ils eurent à nouveau faim et commencèrent
à se plaindre. E t voilà qu’un autre m endiant vint
à leur rencontre et ils s’adressèrent à lui dans
les: mêmes termes qu’à l’égard de l’aveugle de la
veille. Il leur apprit qu’il était sourd et ne
pouvait les entendre mais il $e rendit compte
qu’ils étaient abandonnés et qu’ils avaient faim.
Il leur donna à boire et à manger. Au moment
de s’en aller, il constata qu’ils voulaient le suivre.
Il leur ordonna alors de continuer leur chemin,
de ne pas désespérer et lui aussi les bénit en
disant : « Puissiez-vous être comme moi. »
Le jour suivant, lorsque la faim les reprit, ils
rencontrèrent une fois de plus un m endiant auquel
ils firent part de leurs m alheurs. H les écouta,
leur répondit, mais ils ne purent le comprendre
car il avait une langue lourde et il bégayait. Il
leur donna à boire et à manger, les consola,
mais ne voulut pas les emmener et les bénit avec
les mêmes paroles que les précédents.
140
Le quatrièm e jour ils rencontrèrent un men­
diant qui avait le cou de travers, le cinquième
jour un bossu, le sixième un homme aux mains
paralysées et le septième un homme aux pieds
paralysés. Chacun de ces m endiants leur donna
à manger, les consola et les bénit de la même
manière.
Le huitièm e jour ils sortirent de la grande
forêt et virent devant eux dans la vallée un riant
et joli village. Ils entrèrent dans la prem ière
maison, quém andèrent du pain et on leur en
donna largement. Ils allèrent ainsi de porte en
porte et, lorsqu’ils quittèrent ce village, ils avaient
plus que leurs mains ne pouvaient porter. Ils
décidèrent de ne plus se quitter et de ' vivre
tous deux de la charité des gens. Ils cousirent
de grandes poches à leurs vêtements pour y
enfouir ce qu’on leur donnerait. A partir de ce
moment ils vagabondèrent dans le pays ; on les
voyait lors de chaque marché au m ilieu de la
troupe des mendiants et lors de chaque fête et
lors de chaque mariage ils étaient présents. E t
bientôt ces deux charmants enfants surent gagner
Faffection de leurs compagnons lorsqu’ils étaient
assis là, tendres et naïfs sur les seuils des portes,
leur assiette dans leurs petites mains, au m ilieu
de ces vieux en décrépitude. Chaque m endiant
du pays connaissait ces deux enfants abandonnés
et, lorsqu’il les rencontrait, il les protégeait comme
s’ils étaient de son propre sang.
Et le temps passa et les enfants grandirent. Une
fois par an, il y avait dans la capitale du pays un
grand marché vers lequel affluaient des gens de
toutes les contrées. Il y avait là de m ultiples
jeux et divertissements, on y avait le geste facile,
141
et les aumônes pleuvaient dans les besaces des
mendiants. Parm i eux aussi l’entrain/et la bonne
hum eur se m irent à régner. C’est avec beaucoup de
plaisir qu’ils contem plaient les deux jeunes gens
au m ilieu d’eux et dans l’agréable atmosphèré de
cette fête, l’idée leur vint de m arier ce garçon
et cette fille qui depuis leur plus tendre enfance
ne s’étaient jamais quittés. Les deux intéressés
furent tout de suite d’accord et il ne resta qu’une
question en suspens où et comment allait-on
préparer le festin des noces. Mais elle fut bien­
tôt résolue. Un des m endiants proposa d’attendre
l’anniversaire du roi car à l’occasion de cette
fête, il y avait toujours nourriture et boissons
en abondance pour les mendiants. On réunirait
tout ce qü’ils recevraient comme viandes rôties,
gâteaux et boissons, ce qui perm ettrait de célé­
brer le mariage. Cette idée fut adoptée. La veille
de la fête, les m endiants garnirent une caverne
aux abords de la ville avec du feuillage et des
fleurs des champs, ils réunirent de grosses pierres
pour en faire des tables et se servirent de buis­
sons pour m onter un baldaquin.
Tous les mendiants vinrent assister au mariage,
apportèrent leurs cadeaux et tous étaient heureux.
Mais au m ilieu de tout ce bonheur, le jeune couple
pensa au jour où ils s’étaient perdus dans la
forêt et où le m endiant aveugle avait si affec­
tueusem ent apaisé leur faim et les avait consolés.
Et en leur cœur naquit l’impérieux désir de
revoir ce vieux. Alors qu’avec nostalgie ils égre­
naient ces souvenirs, une ombre se projeta sur
l’entrée de la caverne et une silhouette voûtée
se profila dans son ouverture, se détachant en
sombre sur le ciel clair. E t une voix dit
142
« Voyez, me voilà », et ils reconnurent celui des
mendiants qu’ils avaient rencontré en prem ier
dans la forêt. Il continua : « Je suis venu pour
vous offrir mon cadeau de mariage. Jadis, lors­
que vous étiez enfants, je vous ai bénis en ém et­
tant le vœu que vous deveniez comme moi.
Aujourd’hui je vous en fais don comme d’une
chose effectivement réalisée vous aurez une
vie aussi longue que la mienne. Vous croyez que
je suis aveugle. Mais je ne suis pas aveugle.
La réalité est que tous les temps terrestres ne
m ontent pas jusqu’à moi et qu’ainsi ils ne sont
pas comptés pour moi, je suis très vieux et encore
très jeune, et n’ai pas encore commencé à vivre.
Et ce n’est pas là une illusion de ma part, car
c’est le Grand Aigle qui me l’a ^dévoilé et
affirmé ; et voici en quelles conditions
» Il arriva, jadis, qu’un groupe d’hommes par­
tit sur des bateaux bien équipés, pour un long
voyage en mer. Ils furent surpris par une grande
tempête à laquelle ils succombèrent au point
qu’ils ne purent sauver que leur vie, et cela en
atteignant à la nage un îlot qui s’offrit inespéré-
ment à eux. En parcourant cette petite île, ils
virent èn son m ilieu une tour. Ils y pénétrèrent,
n’y rencontrèrent pas âme qui vive mais y trou­
vèrent tout ce dont un homme peut avoir besoin.
Lorsque le soir tomba, ils avaient déjà vaincu
leur fatigue par un bon repos et se rassemblèrent
autour d’une égayante lampe. L’un d’entre eux
émit la proposition de consacrer la. soirée à des
récits. Chacun devait présenter à l’auditoire
l’événement le plus ancien dont il se souvenait et
qiii constituait ainsi le prem ier m aillon de sa
mémoire. Et comme il y avait parm i eux à la
!

143
fois "des vieillards et des jeunes gens, ce fut au
plus âgé d’entre eux qu’ils firent l’honneur de le
prier de commencer à conter. C’était un homme
vieux conime la m er éllé-même et qui parla d’une
voix qui sem blait provenir de l’extrémité de la
terre : “ Que dois-je vous raconter ? Je me sou­
viens encore du jour où on a cueilli la pomme
sur sa branche. ” Alors se leva celui qui, par
rang d’âge était le second, et il dit : “ Moi, je
me souviens encore du temps où la lum ière du
soleil éclairait cette pomme. ” E t le troisième
qui était encore plus jeune s’écria “ Je me sou­
viens encore des jours où le fruit commença à se
former. — Mes souvenirs, intervint le quatrième,
rem ontent à l’heure où le pollen est entré dans
les étamines. — E t moi, j’ai encore présent à ma
mémoire, dit le cinquième, comme le goût du
fruit est entré dans le pollen. — E t moi, inter­
vint le sixième, comme l’odeur du fruit est entrée
dans le pollen. — E t moi, je vois encore, dit le
septième, comme la forme du fruit s’est unie au
germe. — Mais moi ainsi, continua le m endiant
aveugle, j’étais à l’époque encore un jeune
homme et je me trouvais avec eux. E t je leur
dis Je me souviens de tous cesévénements, et
je me souviens même du néant. ” E t tous furent
stupéfaits de constater que c’était la mémoire des
plus jeunes >qui rem ontait le plus loin dans le
temps, et que l’enfant se souvenait d’événements
antérieurs à ceux dont se rappelaient les plus
anciens. »
» C’est alors que survint le G rand Aigle. Il
frappa à la porte de la tour et demanda à tous
de sortir, dans l’ordre de leur âge: en tête, il fit
sortir le jeune homme, car en vérité, de par sa
144
mémoire c’était lui le plus ancien, et le plus âgé
sortit le dernier, car en vérité il était le \ plus
jeune.
Et le Grand Aigle dit “ Puissiez-vous vous
souvenir comme vous êtes sortis du ventre de
votre mère, ou comme vous avez grandi dans le
ventre de votre m ère au temps où une lum ière
est allumée au-dessus de la tête de l’enfant, ou
comme vos membres ont commencé à se form er
dans le ventre de votre mère ; puissiez-vous vous
souvenir du moment où la semence est tombée
dans le ventre de votre m ère ; puissiez-vous vous
souvenir de votre esprit avant qu’il ne soit entré
dans ' la semence ou de votre âme ou de votre
vie avant qu’elles ne soient entrées dans la
semence : ce jeune homme vous domine tous
car au tréfonds de lui-même, se m euvent encore
les ombres de la création, le coup d’aile qu’il a
donné au seuil du devenir résonne encore en lui,
et le souffle du grand néant ne l’a pas quitté.
C’est pourquoi il se tient sur les précipices de
l’éternité comme sur un sol familier. ” E t le
Grand Aigle leur dit encore : “ Cessez d’être
pauvres et de m anger à la table d’autrui- Tour­
nez-vous vers les trésors, qui vous sont donnés et
utilisez-les. Esprits, vos corps, ces vaisseaux sur
lesquels vous êtes venus sont anéantis. Mais voyez,
ils seront reconstruits et reviendront. ” Et, se
tournant vers moi, il dit, sa voix sortait des
nuages et résonnait comme la voix d’un frère
“ Toi, viens avec moi, etf sois avec moi où que tu
ailles, car tu es comme moi tu es vieux et très
jeune et tu n’as pas encore commencé à vivre et
je suis moi-même vieux et très jeune, et les
temps des temps sont devant moi. E t ainsi puis­
145
ses-tu rester. ” Voilà comment mè parla le Grand
Aigle. E t cela, mes enfants, je vous l’offre aujour­
d’hui comme cadeau de mariage, vous pourrez
être comme moi. » Et à ces mots du m endiant
aveugle, un bruissement de grande joie traversa
là caverne, mais le cœur des deux jeunes époux
fàillit s’arrêter, tellem ent ils étaient émus par ce
miracle.
Le second jour après le mariage, le jeune cou­
ple était assis silencieusement au m ilieu des heu­
reux et pensait avec une certaine nostalgie au
second m endiant, à celui qui était sourd, et qui
leur avait donné à manger alors qu’ils erraient
dans la grande forêt. Pendant qu’ils souhaitaient
ainsi sa présence, ils le découvrirent brusquem ent
devant eux, sans même qu’ils l’aient vu venir. Et
il leur dit « Me voici puisque vous me désirez
et je suis venu pour que vous puissiez entrer en
possession grâce à moi de ce que je vous ai donné
jadis comme bénédiction soyez comme moi.
Vous croyez que je suis sourd. Je ne suis pas
sourd. Mais mon oreille ne laisse pas entrer le
grand cri de détresse qui monte de la terre. La
voix de chaque créature est née de sa détresse,
mais toutes leurs clameurs ne viennent pas jus­
qu’à moi et mon cœur n’est pas saisi par l’anxiété
de la Création. Et grâce au pain que je mange et
à l’eau que je bois, je mène une vie agréable,
sans besoins ni désirs. Cela m ’a été certifié par
ceux qui habitent au Royaume du Superflu. Je
rencontrai un jour un groupe de ces hommes-là et
ils se vantaient hautem ent et en termes dithyram ­
biques de la vie magnifique qu’ils m enaient dans
leur pays où tout croissait en abondance, et je
leur dis “ Votre existence est vaine et ne cons­
146
titue qu’un jeu tragique comparativement à la
mienne. ” Ils considérèrent alors ma mise pauvre
et ma besace de m endiant et se m irent à sourire,
me prenant pour un fou. Mais je leur dis “ Eh
bien ! Nous allons vérifier qui de nous mène la
vie la meilleure. Je connais un pays qui était
jadis un grand et m agnifique jardin où pous­
saient en incroyable abondance les fruits les plus
délicieux de la terre, des fruits dont la vue, le
parfum et la saveur constituaient une jouissance
telle que ses habitants pensaient que nulle part la
joie de vivre ne pouvait être plus grande que la
leur. A la tête de leur pays, ils avaient commis
un jardinier qui le plantait et le soignait avec
sagesse, et qui en renouvelait d’année en année
la beauté et la fertilité. Mais il arriva qu’une
nuit, ce jardinier disparut et personne ne sut
ce qu’il était devenu. Alors la bénédiction qui
reposait sur cette terre s’amenuisa d’année en
année, les pousses sauvages pullulèrent, la déso­
lation s’étendit sur le sol et de moisson en mois­
son le rendem ent ne cessa de s’affaiblir. Néan­
moins les habitants auraient pu se nourrir de ce
qui leur restait et vivre heureux si une autre
catastrophe n’était pas venue fondre sur eux. Un
roi étranger cruel s’attaqua au pays et se l’appro­
pria. Il ne parvint pas, comme il l’aurait voulu, à
supprimer à jamais la prodigieuse fertilité de ce
jardin. Alors il résolut de troubler la pureté^
d’esprit de ses habitants et tandis que lui-même
poursuivait sa marche conquérante, il laissa dans
le pays trois cohortes de ses valets les plus dépra­
vés et les plus corrompus. Ceux-ci vécurent à par­
tir de ce moment-là au m ilieu , des gens du pays,
les contam inèrent avec leurs vices, et introdui­
147
sirent partout la calomnie, la corruption et le
libertinage. Alors l’esprit de ces gens-là, qui jus­
qu’à présent ne s’était nourri que de là libre
innocence du jardin, se m it à s’assombrir, leurs
yeux rie virent plus que trouble et obscurité,
leur bouche ne goûtait plus qu’amertume, et à
Leur odorat ne s’offrait plus que la puanteur de la
pourriture, de sorte que la nourriture que leur
offrait le jardin les dégoûtait, que ses parfums
les plongeaient dans la torpeur, et qu’ils finis­
saient par avoir sa vue en horreur. Ë t m ainte­
nant âllez-y, vous les Enfants du Superflu, et
aidez-les, du plus profond de votre vie agréable. ”
E t ces gens se m irent en route et vinrent avec
moi au Pays du Jardin. Mais lorsqu’ils y arrivè­
rent, l’horreur de la corruption était tellem ent
grande que sa vue troubla les sens des Riches
eux-mêmes et que l’odeur qui s’exlfblait de leur
bouche ne leur inspira que dégoût. E t je leur
dis ** Vous vous rendez bien compte que votre
vie, quelque agréable qu’elle soit, ne peut aider ces
gens-là. ” E t je rassemblai les habitants du jar­
din, leur offris le pain et l’eau que je portais
daris ma besace, et le partageai entre eux. E t ils
furent subjugués par ce que ma vie avait de bon,
et ils trouvèrent dans m on pain et dans mon
eau .tous les arômes et tous les fumets de tous les
mets çlu monde. Ils rétrouvèrent leur clarté et
leur pureté, ils honnirent leur vie dévergondée,
ils se levèrent et chassèrent de leur pays les
valets du roi barbare. E t aussitôt ils virent au
m ilieu d’eux le jardinier disparu et chacun vit
et sentit que la vieille bénédiction revenait. Et
les gens du Royaume du Superflu virent ainsi
comme j ’avais apporté la délivrance, et ils réali­
148
sèrent la puissance et la plénitude de la bonne
vie que je menais.
» E t à vous, mes enfants, j ’offre aujourd’hui
comme cadeau de m ariage que vous soyez comme
moi. »
Et à peine le m endiant sourd avait-il fini de
parler qu’à nouveau un frisson de joie traversa
la caverne et la deuxième journée de la fête se
term ina dans le rayonnem ent du bonheur.
Mais lorsque le troisième jour se leva, l’anxiété
s’empara à nouveau du jeune couple, et ils éprou­
vèrent l’im périeux besoin de revoir le troisième
m endiant, le bègue, qui, dans la forêt, les avait
nourris et bénis. E t comme ils disaient « Si
seulement on savait où il est pour qu’on puisse
rappeler et l’inviter », voilà qu’il se tenait devant
eux, magnifique, comme s’il surgissait du centre
de la terre, et il les prit dans ses bras et dit
d’une voix claire et puissante « Un jour je
vous ai bénis en ém ettant le vœu que vous deve­
niez comme moi. E t aujourd’hui ma bénédiction
doit descendre sur vous et vous être révélée. Vous
pensiez que je ne puis m ’exprim er qu’en bégayant,
mais tel n’est pas le cas, et ne résonnent en ma
bouche comme des tessons que les mots qui ne
renferm ent ni le sens de Dieu ni la consécration
de Dieu, et qui ne sont ainsi que d’indignes débris
de la Vraie Parole. Bien au contraire il m’a été
donné une très grande puissance de la parole et
m ’a également été donné-en partage le chant le
plus noble comme au plus v grand des chanteurs
et aucune créature ici-bas ne m ’écoute sans que
mon chant ne fasse vibrer son âme comme vibre
le son de la plus pure des cloches dans l’air m ati­
nal. E t dans mon chant il y a une sagesse qui
149
est au-dessus de toute la sagesse du monde. La
certitude m ’en a été donnée par la bouche même
de cet homme que l’on appelle l’Homme de la
Vraie Grâce. Car je parcours le monde et je
rainasse tous les bienfaits et toutes les œuvres de
la grâce et les apporte à cet homme. Et c’est des
bienfaits et des œuvres de la grâce que naît le
temps et qu’il se renouvelle en un courant éter­
nel. Car le tem ps n’est pas un objet solide qui a
toujours existé, c’est un objet que l’on crée et
c’est avec l’activité des âmes qu’il est créé. Je
vais vous raconter la légende des légendes ; elle
est d’une profonde vérité
» Près du dernier abîme de l’espace se dresse
une montagne, sur cette montagne repose un
rocher, et de ce rocher jaillit une source. Or
sachez que tout objet en ce monde a un cœur
et que le monde lui-même a un coeur. Et tandis
que la m ontagne avec son rocher et sa source se
trouve à l’une des extrémités de l’espace, là où
s’ouvre le dernier abîme, le cœur du monde, lui,
se trouve à l’autre extrém ité de l’espace, là où
finit le prem ier abîme. Et le cœur du monde fait
ainsi face à la source et par-dessus tous les objets
qui se trouvent dans l’espace, il regarde vers la
source, et il aspire ardem m ent à cette source et
vit dans l’anxiété à l’idée de ne pas l’atteindre,
et sans cesse il crie vers cette source.
» Mais lorsque le cœur est fatigué, veut se
reposer un instant et reprendre son souffle dans
sa profonde détresse, alors vient un grand oiseau
qui étend ses ailes au-dessus de lui et il se repose
un instant à leur ombre. Mais même pendant ce
repos, le cœur n’oublie, pas l’existence dé cette
source et ne cesse de regarder vers elle. E t après
150
cè repos, le cœur se lève pour se rendre auprès
de la source. Mais dès que le cœur se m et en
mouvement vers la source, il ne voit plus la pente
de la montagne qu’il apercevait jusque-là et de
ce fait il ne peùt plus regarder la source. Mais si
le cœur cessait pour tout de bon de regarder la
source, alors il périrait, car sa vie repose en
cette source et dans le désir qu’il en a. Et, en
même temps que le cœur, périrait le monde lui-
même, car la vie du monde et la vie de tout
objet reposent en ce cœur et ce n’est que dans
ce cœur que tout trouve la possibilité d’exister.
» Mais dès que le cœur ne voit plus la pente
de la montagne, son désir de voir la source devient
plus grand que son désir de se rendre auprès
d’elle, et le cœur du monde retourne à sa place.
» Mais à la source il n’est pas donné de durer,
car elle est au-delà du temps et ne peut pas
trouver de vie tem porelle en elle-même. Elle
serait donc norm alement obligée d’aller s’enfouir
dans cet espace où le temps n’existe pas et cesse­
rait ainsi d’être visible pour le cœur du monde.
Mais elle reçoit du cœur une vie tem poraire
le cœur lui fait en effet don d’une journée, la
lui apporte comme offrande, et ainsi la source
réussit à durer. Et lorsque le jour s’incline et
s’enfonce dans le soir, alors le cœur' et la source
se disent des paroles d’adieu et d’ultim e béné­
diction et le chant de l’éternelle anxiété m onte
vers le ciel. Et le cœur est anxieux au point d’en
mourir, car il n’est pas en son pouvoir de faire
don de plus d’une journée, et il craint que la
source ne se dérobe à son regard par-delà les bar­
rières du temps.
» Mais l’Homme de la' Vraie Grâce veille avec
151
des yeux vigilants sur le cœur et la source. E t
lorsque le soir se m et à fondre dans la nuit et
que le chant de l’anxiété résonne dans l’obscu­
rité, alors il fait don au cœur d’une nouvelle jour­
née et le cœur en fait don à la source. Mais
sachez : ce temps dont l’Homme de la Vraie
Grâce fait don àu cœur, c’est de ma m ain qu’il le
tient, car je parcours le monde et j’y ramasse
tous les bienfaits et toutes les œuvres de la grâce
et prononce sur elles les paroles de la grande
unification et elles deviennent mélodie. E t c’est
cette mélodie que j ’apporte à l’Homme de la
Vraie. Grâce et il s’en sert pour créer le temps.
Car le temps est fait de mélodie et la mélodie
de grâce. E t ainsi le temps engendre les jours
dont l’Homme de la Vraie Grâce fait cadeau au
cœur, qui lui-même les transm et à la source, et
ainsi le monde réussit à durer et il se m aintient
dans l’anxiété du cœur et de la source.
» Quant à moi, mon âme est saturée en per­
manence de paroles et de chants. Et c’est là ce
que je vous offre aujourd’hui, mes enfants, comme
cadeau de mariage vous pourrez être comme
moi. >>
C’est en silence, la tête inclinée devant ce nou­
veau bonheur, que le jeune couple accueillit ces
paroles du m endiant, ét c’est en silence, mais le
cœur plein d’un chant sublime, que leur troi­
sième joum ée s’écoula.
Le m atin du quatrièm e jour, le couple fut saisi
du désir de revoir ce m endiant qui avait le cou
de travers et qui s’était m ontré si bon pour eux.
Et, à nouveau, voilà qu’il se trouva inopiném ent
devant eux, comme s’il avait été appelé, par leur
désir et il leùr dit : « Je suis venu renouveler et
T 152
réaliser la bénédiction que je vous avais donnée
dans la forêt du temps où vous étiez enfants. Ne
croyez pas que mon cou soit de travers et que je
ne puisse pas vous regarder droit dans les yeux.
Mais je détorume toujours mon visage des vanités
des hommes et ne désire pas m êler m on haleine
à la leur. Mon cou et mon gosier sont cependant
constitués tellem ent norm alem ent que je suis à
même de faire sortir de ma bouche n’im porte
quelle voix du monde et il n’existe pas. un son
étranger que je ne sois à même de reconstituer.
Et cela m’est certifié par les habitants du Pays
de la Musique.
» Car il existe un pays où tous les habitants
savent jouer de la flûte et des instrum ents à
cordes. Des m illiers de mélodies diverses, mais
néanmoins parentes entre elles, résonnent à tra­
vers les rues et même les balbutiem ents des
enfants sont, en ce pays-là de merveilleuses mélo­
dies. Et chacun sent au fond de son gosier toute
une m ultitude de voix diverses, et ces voix se
pressent en lui et lui ordonnent de les chanter
et de les libérer. Les m aîtres de ce pays s’entre­
tinrent un jour des voix qui vivaient en eux ; ce
n’étaient pas seulement des voix humaines qui
entraient en eux pour les prier de les aider, par
leur bouche, à se parfaire et à se libérer, mais
aussi l’âme de la harpe, du luth et de la viole
s’unissait à leur âme et s’exprim ait par leur inter­
médiaire. Alors moi qui me trouvais avec eux,
je m’écriai “ Ma voix rem plit toutes les mis­
sions variées des vôtres et son rôle s’étend encore
au-delà, car elle s’associe à de m ultiples sons qui
n e 1parviennent pas jusqu’à vous. Car depuis les
temps les plus reculés, tous les êtres auxquels la
153
parole n’est pas donnée ont aspiré à ma venue
pour leur donner une< voix pure et exprimer ce
qui gisait au plus profond de leurs cœurs. Et si
vous voulez être témoins de ma puissance et vous
mesurer à elle, alors en avant ! Il existe deux
royaumes qui sont éloignés d’un m illier de milles
l’un de l’autre. E tNlorsque la nuit tombe, le som­
meil n’est pas donné aux habitants de ces deux
royaumes et ils se tiennent là, appuyant leur
visage contre un m ur ou encore ils errent, ser­
rant leurs tempes entre leurs mains lasses et
tous, hommes, femmes et enfants, exhalent une
plainte amère. Et les animaux gémissent, et les
arbres soupirent et les eaux m urm urent triste­
m ent et même des pierres m ontent des geigne­
ments. Et maintenant* Maîtres, allez porter aide
à ces gens-là et que vos voix sortent victorieuses
de leur combat avec cette voix plaintive. ” Alors
ils me dem andèrent de les conduire en l’un de
ces royaumes et je les y ai amenés. C’est à la
nuit tom bante que nous arrivâmes à la frontière
de ce royaume et à peine l’avions-nous franchie
qu’eux-mêmes se m irent à pousser d’amères plain­
tes et leurs voix s’unirent au grand chœ ur plaintif
qui s’élevait de ce pays. Et je leur dis “ Vous
voyez m aintenant comme votre puissance suc­
combe et est entraînée par une force plus grande
que la vôtre. Je vais m aintenant vous dire ce qu’il
en est. Il existe deux oiseaux, un mâle et une
femelle, qui constituent à eux deux un couple
comme il n’y en a pas d’autre au monde. H arriva
un jour qu’ils furent séparés èt ne réussirent pas
à se retrouver. Ils prirent peur et tandis qu’ils
cherchaient désespérément à se rapprocher, ils ne
firent en réalité que s’éloigner l’un de l’autre ;
154
ils voletaient et piaillaient jusqu’à ce qu’enfin,
exténués, ils se laissent tom ber en abandonnant
tout espoir de se retrouver. Chacun se niche dans
les branchages de l’arbre le plus proche. E t l’un
se trouva en l’un et l’autre en l’autre de ces deux
royaumes qui sont séparés p at un m illier de
milles. E t chacun de ces deux oiseaux, à l’en­
droit où il se trouve, pousse vers le lointain sa
nostalgique plainte. Pendant le jour, tous les
oiseaux de la forêt environnante s’assemblent
autour de ces deux oiseaux et les consolent avec
leurs pépiements et leurs roucoulements et leur
affirment qu’ils retrouveront leur conjoint. Et
ainsi pendant le jouir, ces deux oiseaux se taisent
et trouvent un peu de paix dans ces consolations,
bien que leur cœur soit triste et rem pli de cha­
grin.
» Mais lorsque le soir tombe, lorsque tous ces
oiseaux s’envolent et que leurs voix s’éteignent,
alors chacun de ces deux oiseaux réalise à nouveau
combien il est seul dans la vie et il reprend sa
plainte.
» E t cette plainte est puissante, on l’entend
de partout, et aucun de ceux aux oreilles desquels
elle parvient ne peut lui résister, tout les oblige
à s’y associer, et c’est ainsi que de bouche en
bouche, entraînant toujours de nouvelles voix,
elle traverse le pays comme un grand courant.
E t lorsque la plainte traverse de la sorte le pays,
elle attire en elle-même toutes les couleurs pro­
fondes des êtres car les douleurs les plus intimes
se rallum ent à sa pitié. Voilà comment s’explique
que nuit après nuit une telle plainte s’élève dans
chacun de ces deux royaumes. ” E t les Maîtres
me dirent “ E t toi, tu prétends pouvoir les
155
aider ? ” E t je leur répondis Oui, en vérité,
je le puis. Car la voix de toute chose étant vivante
en moi; et \chaque voix m ’ayant conté son chagrin,
je suis saturé de tous les chagrins de toutes les
choses. E t tandis que pour ce qui est de vous, la
pitié vous a subjugués et a fait de vous une proie
de la plainte, ma pitié, déjà au courant des cha­
grins les plus profonds de tous les coeurs, est prête
à l’action. ” E t je m ’en allai avec ces Maîtres,
pour les libérer de la plainte, et je les ai ramenés
dans leur pays qui se trouve à mi-chemin entre
les deux royaumes. E t comme je sais non seule­
m ent reproduire les voix de tous les êtres, mais
que j ’ai aussi le pouvoir de les jeter à l’endroit
que je désire de façon telle que la voix que je
produis n’est entendue qu’à l’endroit où je la
jette, quelque lointain qu’il soit, je form ai en
m on gosier la voix du mâle et la jetai vers la
femelle, puis je form ai celle de la femelle et la
jetai vers le mâle. E t ainsi les deux oiseaux s’en­
tendirent en m a voix. Ils se m irent à trem bler et
restèrent cois et immobiles sur leur branche. Puis
ils partirent à tire-d’aile et volèrent énergique­
ment. et rapidem ent en direction de l’appel qu’ils
entendaient. E t ils se retrouvèrent à l’endroit
même où j ’étais assis avec les Maîtres.
» Ainsi je résolus ce problèm e de la plainte.
» Q uant à vous, mes enfants, je vous offre
aujourd’hui comme cadeau de m ariage que vous
soyez comme moi. »
Au cinquième jour se mêla à leur joie le sou­
venir du m endiant bossu et ils aspirèrent à le
revoir pour qu’il, participât à leur fête. E t voilà
que déjà il é ta itsdevant eux, leur saisit les mains
et dit « Me voici venu à vos noces pour trans-
156
former en cadeau ce qui fut un jour ma bénédic?
tion. C’est aux enfants que vous étiez que j’ai
souhaité de devénir comme moi. Vous pensez
que je suis bossu, mais ce n’est là qu’apparence et
vaine illusion qui provient du fait que je porte
sur moii dos tous les fardeaux du monde, mais
mon dos est droit et fort, et il a ce don qui
perm et au P etit de vaincre le Grand. Car je porte
sur mon dos tous les fardeaux du monde la
peur, la misère, l’ennui, tous ces fardeaux, je les
prends sur mon dos et je les porte. E t un jour
les Sages se rassem blèrent et se dem andèrent quel
pouvait bien être celui qui, en vérité, possède le
Petit qui réussit à vaincre le Grand. L’un dit
“ Mon cerveau est le Petit qui réussit à vaincre
le Grand ; car dans mon cerveau je porte ce qui
est nécessaire à des milliers d’hommes qui s’ac­
crochent à moi et c’est avec mon cerveau quë je
les nourris et que je donne à chacun sa part. Les
autres ne firent qu’en rire et hochèrent la tête.
Et un autre dit : “ Ma parole est le P etit qui
réussit à vaincre le Grand. Car je suis préposé
par le Grand Roi pour recueillir toutes les
louanges, toutes les prières, tous les remercier
ments et toutes paroles intelligibles, murmurées
ou silencieuses qui lui sont adressées par ses sujets
et de les lui présenter. Je suis ainsi le porte-parole
de tous ces gens-là. ” A nouveau les autres
secouèrent la tête et un troisième dit Mon
silence est le Petit qui réussit à vaincre le
Grand ”, car partout des adversaires et des
méchants se dressent contre moi, se m ettent en
colère contre moi et m’invectivent de leurs paroles
outrageantes. Je leur oppose mon silence qui est
la seule réponse que je leur donne. ” E t les
157
autres de secouer la tête et un quatrièm e dit :
Ma vue est le Petit qui sait vaincre le Grand.
Car avec mon œ il j ’arrive à saisir tout le mouve­
m ent du monde et tous ses tourbillons. Grâce à
ma vue, je mène ce grand aveugle qu’est la terre,
un P etit qui mène un Géant. Bien que ce ne soit
qu’un infinim ent petit, c’est quand même mon
œ il qui mène le monde et qui saisit son mouve­
ment. ” Un grand silence plana. Tous regardèrent
celui qui venait de parler ainsi, mais moi je leur
dis “ C’est celui-là qui est le plus grand parm i
vous, mais moi je suis encore plus grand et moi
je possède ce don du Petit qui réussit à vaincre
le Grand, car je porte sur mon dos tous les far­
deaux du monde. Je vais vous révéler quelque
chose. Il est à votre connaissance que chaque ani­
mal connaît un coin ombragé où lui seul va se
reposer, et que chaque oiseau connaît un rameau
où lui seul va se poser. Mais savez-vous aussi qu’il
existe un arbre dont l’ombre est choisie par tous
les animaux de la terre et les branches par
tous les oiseaux du ciel pour s’y reposer ? ” Et
ils répondirent “ Nous le savons par nos ancêtres
et nous savons que tout le bonheur de la terre
n’est que néant comparativement au bonheur
qu’est de résider près de cet arbre, car tous les
êtres s’y sentent frères et jouent ensemble. Mais
nous ignorons quel est le chemin qui mène à cet
arbre. Les uns disent qu’il se trouve à l’est, les
autres disent qu’il se trouve à l’ouest et nous ne
pouvons les départager. ” Et je leur dis “ Pour­
quoi vous inquiéter du chemin qui mène à cet
arbre ? Souciez-vous d’abord qui sont et comment
doivent être les hommes qui peuvent se rendre
à cet arbre. Car cela n’est pas donné à chacun
158
mais seulement à ceux qui ont les dons dé cet
arbre. Cet arbre a trois racines qui sont aussi ses
dons, l’une c’est la foi, l’autre s’appelle la fidé­
lité, la troisième l’hum ilité, et c’est la vérité qui
en constitue le tronc. E t ce ne sont que ceux qui
possèdent tous ces dons qui peuvent accéder jus­
qu’à cet arbre. ”
» Us eurent foi en mes paroles et comme tous
ne possédaient pas l’intégralité de ces dons ils
résolurent d’attendre jusqu’à ce que tous en
soient dignes. Et ceux auxquels la perfection fai­
sait défaut, firent tout ce qui était en leur pou­
voir pour y accéder. E t au moment même où ces
dons furent enfin également répartis entre tous,
ils découvrirent soudain le chemin qui m enait à
cet arbre. Ils firent leurs préparatifs puis se
mirent en route et je les accompagnai. Nous
marchâmes longtemps jusqu’à ce qu’enfin l’arbre
aous apparût au lointain. Ces hommes regardèrent
et virent et voici que cet arbre ne se trouvait
pas en un lieu ; il était là mais il n’y avait pas
an lieu où il fût et il n’y avait pas d’espace
autour de lui et il était séparé de tout espace. E t
ils désespérèrent d’arriver jusqu’à lui. Mais je
leur dis “ Je puis vous amener jusqu’à cet
arbre car il se trouve au-dessus de l’espace. E t
comme je porte tous les fardeaux de la terre,
à la manière dont le Plus Petit réussit à vaincre
le Plus Grand, j ’ai vaincu l’espace et anéanti la
trace de son âme et, là où je me trouve, il est
mis fin à sa domination, et c’est d’un seul pas
que je l’enjambe. Je vais donc vous amener jus­
qu’à cet arbre. ”
» Et c’est ainsi que je fis et je les y amenai.
Mais à vous, mes enfants, sera dévolue ma capa-
159
cité de porter et c’est elle dont je vous fais
cadeau aujourd’hui comme cadeau de mariage
vous pourrez être comme moi. »
Ainsi s’amoncelèrent de jour en jour les cadeaux
magiques, et aussi la joie. Mais le sixième jour
le couple pensa avec nostalgie au m endiant aux
m ains paralysées et souhaita ardemment le voir.
E t voilà que lui aussi se tint brusquem ent devant
eux, les salua et leur dit : « Ma bénédiction de
jadis doit m aintenant se réaliser pour vous. Vous
pensez que mes m ains sont inactives et que je
ne puis les bouger. Mais, en vérité, je ne suis
dans l’incapacité de m ’en servir que pour les
choses qui n’ont pas pour but de libérer ceux qui
sont enchaînés et de délivrer ceux qui sont cap­
tifs. E n réalité mes mains sont puissantes et
capables d’agir en profondeur et au lointain. Un
jour les hommes forts se réunirent, et chacun se
vanta de la force de ses mains. L’un dit “ Je
peux arrêter des flèches dans leur course et les
renvoyer à leur point de départ, et la flèche qui
a atteint son but, je peux m ’en saisir de façon
telle que son effet devient nul. ” Je lui deman­
dai « Ta puissance s’étend sur quelles flèches ?
car il y a dix sortes de flèches, chacune trempée
dans un poison différent. ” Il me répondit que
telle et telle sorte de flèche était soumise à sa
puissance. E t je lui répondis “ Alors tu ne
pourras guérir la fille du roi car tu ne pourras
pas retirer les dix flèches qu’elle a dans son
coeur. ” Un autre dit : “ Avec mes mains je peux
ouvrir les cachots, et leurs portes s’ouvrent toutes
grandes au seul contact de mes doigts. ” Je lui
demandai “ Quels cachots réussis-tu à ouvrir ?
Car il y a dix sortes de cachots dont chacune a
160
une ferm eture différente. ” Il répondit que telle
et telle sorte de ferm eture ne lui résistait pas.
Et je lui dis “ Alors tu ne pourras guérir la
fille du roi. Car tu ne pourras pas passer à tra­
vers les dix murailles d’eau qui entourent son
château ? Seul peut y circuler celui qui saura
donner une liberté pleine et entière. ” E t un
troisième dit “ Avec mes mains je puis .donner
la sagesse, et j ’en fais bénéficier tous ceux sur
lesquels je les pose.” Je lui demandai : “ Quelle
est cette sagesse que tu donnes ainsi ? Car il y a
dix sortes de sagesse et chacune ne donne qu’un
fragment de l’être véritable. ” Il répondit quë
c’était de telle et telle sagesse qu’il disposait en
abondance. Alors je lui dis : “ Tu ne pourras
donc pas guérir la fille du roi. Car tu ne sauras
pas diagnostiquer ses dix maladies. Seul celui qui
peut dispenser toute sagesse est à même de
découvrir ce qui est caché. ” E t un quatrièm e
se vanta “ Avec mes mains je puis saisir les
ailes de la tem pête et les guider. Je lui deman­
dai “ A quelle tem pête commandes-tu ? Car il
y a dix tempêtes, et chacune chante sa mélodie
et te l’apprendra lorsque tu seras son m aître.
Il répondit que c’était telle et telle tem pête’ qu’il
arrivait à m aîtriser. Et je lui dis “ Alors tu ne
pourras guérir la fille du roi. Car tu ne pourras
chanter devant elle les dix mélodies qui éeraient
son salut. E t ces mélodies sont entre les mains
des tempêtes. ” Mais eux me dem andèrent alors
“ Et toi qu’es-tu donc capable de faire, toi qui
te permets de nous juger ? ” E t je répondis
“ Tout ce que vous faites, je suis à même dé le
faire, et je sais aussi faire tout ce que vous ne
savez pas faire. J’ai ouvert les cachots de la
161
terre, e t; je sais m archer librem ent sur les eaux.
Ma puissance s’étend sur tous lès projectiles
volants; et je retire les flèches empoisonnées des
blessures en m ettant en même temps à néant
leur pouvoir nocif. J’ai dispensé les trésors de
toutes les sagesses que je détenais à profusion, et
il est en mon pouvoir de découvrir tous les
secrets. J ’ai attelé les tempêtes à mon char et
dans leur mugissement j ’ai appris leurs mélodies.
Et je suis à même de guérir la fille du roi.
Sachez qu’il arriva jadis qu’un prince eut l’am­
bition d’épouser la fille d’un roi et qu’à force
d’intrigues il réussit dans son entreprise. Mais
peu de temps après ce prince la vit en rêve,
debout au-dessus de son lit, en train de lui poser
les mains sur la gorge et de l’étrangler. A ce
moment il se réveilla et le rêve était entré dans
son cœur. Il fit appeler des devins et ceux-ci
lui prédirent que les choses se passeraient comme
il l’avait vu en rêve et que sa m ort serait pro­
voquée par la fille du roi. E t le prince ne sût que
faire. Il ne voulait pas la tuer parce qu’elle était
trop belle, il ne voulait pas l’exiler parce qu’il ne
pouvait supporter l’idée qu’elle pourrait appar­
tenir à un autre et il ne voulait pas la laisser
viyre dans son entourage car il tenait à la vie
qu’il ne voulait pas quitter avant d’en être las.
Et sa peur commença à entrer dans les regards
qu’il portait sur la fille du roi et dans les paroles
qu’il lui adressait. Et lorsqu’elle le vit déambuler
sombre et soupçonneux, l’amour qu’elle lui por­
tait se m it à décliner de jour en jour et elle finit
par ne plus pouvoir supporter son regard et par
prendre la fuite.
>> ” Elle arriva ainsi à un château bâti sur les
162
eaux et entouré de dix murailles. Le château lui-
même, et lès m urailles, et les lieux, tout cela
n’était constitué que par de l’eau. Personne ne
pouvait en franchir le^seuil, sans tom ber dans
les flots. Lorsque la fille du roi arriva au pied
des murailles, elle regarda autour d’elle et réalisa
que le prince s’était mis à sa poursuite avec ses
gens, et que toute fuite était impossible.
» Elle se tourna de nouveau vers le châ­
teau,, et ferma les yeux. Derrière elle, elle enten­
dait le galop des chevaux, devant elle le mugisse­
ment des eaux et elle préféra endurer n’im porte
quelle vie et n’im porte quelle m ort plutôt que
de reprendre sa misérable existence. Tenant sa
nuque à deux mains, et rejetant la tête en arrière,
elle se jeta dans les flots. Mais les eaux la por­
tèrent, les murailles s’ouvrirent et à travers les
dix portails, elle entra dans le château.
» ” Le roi l’avait cependant vue plonger dans
les eaux. La fureur le saisit. Il cria à ses archers
de tirer. Les archers bandèrent leurs arcs, les
flèches sifflèrent mais n’atteignirent pas leur but.
Lorsque la fille du roi atteignit le seuil du châ­
teau, elle oùvrit les yeux, se retourna et regarda
le prince.
» A ce m oment survinrent les dix dernières
flèches. Elles transpercèrent son cœur et elle s’af­
faissa sur le seuil. Mais les vagues la portèrent
jusque sur un lit à l’intérieur du château.
» '** Le prince et ses gens s’élancèrent derrière
elle, mais se noyèrent dans les flots.
» M aintenant je vais me rendre à ce château,
èt ;guérir, la fille du roi car les temps sont révolus
et-P'ordreran’én a été donné. ”
163
» E t je suis effectivement allé là-bas et- j’ai
guéri la fille du roi.
» Mais à vous, mes enfants, j’offre aujourd’hui
comme cadeau de mariage la force de mes mains,
et vous pourrez ainsi être comme moi. »
E t à nouveau la joie rem plit les cœurs et ce
fut dans la joie qu’ils continuèrent à célébrer
leurs noces.

Nous n’avons pas été jugés dignes d’entendre


la fin de cette histoire : l’épisode du septième
m endiant et là conclusion.
E t il nous a dit qu’il ne nous la racontera
pas !
E t c’est là une grande perte.
Car nous ne serons jugés dignes de l’entendre
que lorsque viendra le Messie. Qu’il en soit ainsi
très bientôt et de nos jours. Amen.
Le voyage de Rabbi Nachman
en Palestine

En Rabbi Nachman de Bratzlav, arrière-petit-


fils du Baal Chem Tov, fondateur du Hassidisme,
s’est concentré, cristallisé — et il en était partiel­
lement conscient — tout ce que des générations
de Juifs de la 'Diaspora ressentaient, pensèrent à
propos de la Terre d’Israël. Il faut voir en lui le
Grand Légataire, faisant superbe usage de son
héritage. Dénué de toute am bition littéraire, il a
cependant — telle est l’originalité de cette figure
et de ce destin — créé, en conversant avec ses
disciples, un genre littéraire : le conte symbolique.
Revivifiant, sous cette forme nouvelle de trans­
mission, de très anciens trésors mystiques, il leur
conféra un nouveau rayonnement. Nul, m ieux que
lui, n’illustre les rëlations du mouvement hassi­
dique avec la Palestine tous les courants conver­
gent en lui et trouvent, dans sa vie et dans sa
parole, une expression exemplaire. Mais, en même
temps, il nous apporte, nous le sentons, quelque
chose d’autre, de nouveau, et d’étrangem ent pro­
che de nos propres interrogations, de nos propres
luttes.
Le mouvement hassidique, né — on pourrait
165
presque dire surgi — dans le judaïsm e est-euro­
péen au m ilieu du XVIIIe siècle, peut être considéré
comme la dernière grande tentative de rajeunis­
sement d’une religion dans l’histoire de la pensée
moderne. A en juger par la décadence qui le
frappe depuis plus d’un siècle, il a échoué. Mais
il a suscité, et fait entrer dans la légende, de mer­
veilleuses figures d’une extraordinaire piété, comme
rarem ent le monde en a vu s’élever. Et de plus il
a jeté, en d’autres domaines, une semence qui pour
partie est déjà levée, pour partie encore à l’état
de promesse. Un jour, on mesurera l’apport du
Hassidisme à ce qu’il y a de m eilleur en l’homme
nouveau qui, aujourd’hui, naît ou est en gestation
dans les colonies juives de Palestine, et on se
rendra compte qu’on ne peut le décrire et le
comprendre qu’en y faisant référence.
On ne peut résum er en une formule la relation
de ce mouvement à la Terre d’Israël. On ne peut
l’approcher correctem ent qu’au travers de sa rela­
tion au messianisme, et celle-ci doit être vue à
partir de la réaction qui a suivi la grande tem­
pête du sabbatianisme. Ici, la passion messianique
a débordé, renversant toutes les digues. On a cru
voir de ses yeux et toucher de ses mains l’Accom­
plissement de la Création, la régénération de toute
chose, le mariage du Ciel et de la Terre. On esti­
m ait que dans le monde ainsi transformé la Loi
était abolie, et ce qui auparavant avait été péché
était désormais non seulement permis mais sancti­
fié. Le judaïsm e, dont l’âme avait été embrasée
par le souffle ardent du sabbatianisme, se trouva, à
l’effondrem ent de celui-ci, menacé de destruction
intérieure. Ce péril devint im m inent lorsque l’in­
quiétant épigone de Sabbataï Zévi Jacob Frank —
166
l’un des exemples les plus intéressants de l’influence
que peùt exercer, en des temps où l’on cherche
l’aveuglement sur soi-même, un homme passé
m aître en cet àrt et le pratiquant de la m anière
la plus effrénée — attira dans son sillage, et pré­
cipita dans le chaos, une m ultitude de Juifs polo­
nais. C’est contre cette menace de désagrégation
que se lève le Baal Chem Tov. Il se dresse contré
le chant de sirène de l’imposture. Il lui faut donc —
et la même tâche incombe à ses disciples — tenter
d’extirper du messianisme malade le poison qui le
ronge. Il faut rem placer l’exaltation fiévreuse de
l’instant par la soumission — à la fois joyeuse et
réfléchie — au tissu du temps. Substituer la subli­
mation (ce que cette notion doit à la psychologie
moderne est déjà exprimé ici, dans sa forme la
plus claire et la plus vigoureuse) au déchaînement
des instincts. Chasser les tém éraires fantasmes
d’incarnation au profit de l’expérience sereine du
contact avec le divin dans la vie quotidienne. Tout
cela affecte, naturellem ent, la relation à la Terre
sainte. Sans rien perdre de l’éclat mystique qui lui
a été attribué dès les temps talmudiques puis
s’est puissamment intensifié dans la kabbale, le
Pays est cependant dépouillé de cette aura magi­
que — agissant à la m anière d’un coup de
baguette — dont l’a paré la période tum ultueuse
du sabbatianisme. Certes, le contact avec la Terre
sainte est l’amorce de la Rédemption, certes, la
légende veut que d’une rencontre que doit faire là-
bas — et seulement là-bas — le Baal Chem Tov
naîtront les plus hautes espérances, mais 1’ « effort
pour précipiter la fin » disparaît, du moins dans
la première période, la période de << classique »,
du Hassidisme. Les disciples du Baal Chem Tov (et
167
les disciples de ses disciples) qui iront s’établir en
Palestine — seuls ' ou avec toute leur commu­
nauté — ne le font manifestement plus dans
l’attente du miracle, mais pour continuer la chaîne
des générations. Le mystère demeure, mais il habite
désormais la vie — une vie de rigueur et de
devoirs.
C’est dans cette perspective qu’il faut comprendre
l’attitude du Baal Chem Tov lui-même à l’égard
de la Palestine. On ne sait pas grand-chose de ce
qu’elle fut dans les faits, de même qu’on ne sait
pas grand-chose de la vie du fondateur du Hassi­
disme. Mais la fameuse lettre à son beau-frère, qui
s’y était établi, nous apprend qu’il a longtemps
nourri le projet de se rendre en Terre sainte et
que même à l’époque, huit ans environ avant sa
m ort, il n’avait pas abandonné cet espoir. D’après
certains de ses disciples, il aurait même effecti­
vement entrepris le voyage. Pourquoi ne l’a-t-il
pas mené à son term e ? Nous l’ignorons. « C’est
une intervention céleste qui l’en a empêché », dit
la légende. Si elle en fait mention, cela indique
bien qu’il s’est posé, à ce propos, une question à
laquelle les auteurs du récit ont tenté de trouver
une réponse. Or, le point n’est pas négligeable, ce
récit — mêmè si par la suite il s’est gonflé de
quantité d’apocryphes — a pris naissance parmi
les disciples du Baal Chem Tov et dans sa propre
famille, à la troisième génération. Il s’agit donc de
gens qui l’ont connu. Les multiples variantes de
la légende sont caractéristiques.
Dès ses années de jeunesse, au temps où il vivait
avec son épouse dans une cabane perdue dans
les Carpates, et gagnait sa vie en vendant au
bourg voisin l’argile qu’il extrayait de la mon«
168 /
tagne, une bande de brigands dont il avait l’habi­
tude d’apaiser les querelles lui aurait offert de le
conduire en Palestine par une voie souterraine de
galeries et de cavernes. Mais alors qu’il s’apprê­
tait, en leur compagnie, à traverser un profond
marécage, lui serait apparu le glaive tournoyant
des Chérubins, et il aurait dû rebrousser chemin.
Une autre tentative est située bien plus tard.
Cette fois, il serait parti accompagné de sa fille
et même — selon une autre version — des fils
de celle-ci. Il serait parvenu jusqu’à Istanbul.
Mais là, selon les uns une apparition vue en songe
lui intime l’ordre de faire demi-tour, selon les
autres il em barque avec les siens à bord d’un
bateau mais bientôt une violente tem pête se
déchaîne. Ici, les récits divergent à nouveau. P our
les uns, le navire se disloque et la fille du Baal
Chem tombe à la mer. Alors lui apparaît Satan
qui lui offre son aide. Mais il résiste à la tentation
et décide de rentrer. Aussitôt, tout danger est
écarté. Pour les autres, il débarque avec l’un de
ses disciples sur une île. Tous deux sont faits pri­
sonniers et tom bent en une léthargie si profonde,
qu’ils sont incapables de se rappeler les paroles
de la prière. Finalem ent, le disciple se rend compte
qu’il connaît encore les lettres de l’alphabet. Il
les récite au Maître qui les répète « avec un
enthousiasme puissant ». Aussitôt la délivrance
survient, et les deux hommes rentrent chez eux.
Il existe d’autres versions, mais elles ont le même
dénouement. Toujours, court dans la légende
comme une mise en garde contre des visées magi­
ques à propos de la Palestine. Aussi longtemps
que l’heure de la Rédemption n’a pas sonné, même
un élu s’em ploierait en vain à les conjurer. C’est
169
là une tendance que le Hassidisme tardif aban­
donnera, ou plus exactement qui fera l’objet
d’âpres controverses. Mais la légende du Baal Chem
Tov en est encore incontestablem ent imprégnée.
Près de quarante années se sont écoulées depuis
la m ort du Baal Chem Tov lorsque son arrière-
petit-fils Nachman se prépare, au voyage en Terre
sainte. Il a alors vingt-six ans.
Ici, nous n’en sommes pas réduits à recourir à
la légende. Nous disposons du propre témoignage
de Rabbi Nachman, fidèlem ent rapporté par son
disciple et biographe Rabbi Nathan. Nous foulons
ici un sol riche d’un intérêt biographique excep­
tionnel, où les événements sont parfois interprétés
dans un sens légendaire, mais jamais occultés.
Avant d’avoir fait part à quiconque de ses inten­
tions, avant même, ^apparemment, d’avoir pris sa
décision, Rabbi Nachman rend visite à ses parents
à Miedzyborg — où avait jadis vécu le Baal Chem
Tov ët où lui-même a passé son enfance. Survient
alors quelque chose d’étrange. Autrefois, quand il
était gamin, il allait souvent la nuit sur la tombe
de son ancêtre le prier de l’aider à être plus proche
de Dieu. Mais, m aintenant que sa mère lui
demande quand il compte s’y rendre, il lui ré­
pond « Si mon arrière-grand-père veut que nous
nous rencontrions, il viendra ici. » On pressent
comme une crainte : le Baal Chem Tov, qui a été
<< empêché par le Ciel » de se rendre lui-même
en Terre sainte, pourrait s’opposer à son projet.
Mais, cettè même nuit, l’aïeul, lui apparaît. Ce
qu’au m atin sa mère sait, sans qu’il ait besoin de
,1e lui apprendre. Plus tard, il se contentera de
raconter que l’apparition lui a fait savoir qu’il
devait se rendre dans la ville de Kamienec. A
170
propos de son,séjour en cette ville — alors inter­
dite aux Juifs — on dit qu’il y a seulement passé
une nuit, et que l’interdiction a été levée peu
après. Par la suite, Rabbi Nachman lui-même
expliquera : celui qui sait pourquoi la Terre
d’Israël a d’abord été aux mains des Cananéens
et n’est parvenue qu’ensuite en celles d’Israël
(« L’écorce doit précéder le fruit », a-t-il dit dans
l’une de ses leçons) saura également pourquoi il
est allé à Kamienec avant d’entreprendre le voyage
en Terre d’Israël. C’était donc un acte symbolique'
que cette nuit passée dans la Ville-sans-Juifs avant
d’entreprendre le voyage en Terre promise. Un
acte qui, pensait-il, lui avait été dicté par le Baal
Chem Tov. Avant sa visite à Miedzyborg, il affir­
mait ne pas savoir encore quelle sera sa desti­
nation en l’envoyant à Kamienec, l’Aïeul lui
avait montré le chemin.
Au retour, il consacre sa leçon sabbatique à ce
verset des Psaumes « Mon âme te sera fidèlem ent
attachée ; ta droite forme mon soutien » (63, 9).
Son texte ne nous est pas parvenu, mais noüs en
pressentons aisément la substance celui auquel
son âme s’est dès l’enfance attachée — nous
connaissons l’impétueuse quête de Dieu de Rabbi
Nachman enfant — a m aintenant étendu la m ain
pour être son soutien. Mais, à la même époque,
Rabbi Nachman perd un enfant, une petite fille.
Et, cela aussi, il le relie à la nouvelle phase déjà
en marche,, cela aussi s’insère dans la logique
rigoureuse du processus à la fois très concret et
très symbolique.
La veille de la Pâque, rentrant du bain rituel,
il dit à ses compagnons << Je serai en Terre
sainte cette année. » E t son sermon pascal a pour
171
thème ce verset des psaumes : « Sur la mer est
ton chemin, sur les eaux nombreuses ton sentier,
tes traces ne seront pas reconnues. » Tous, alors,
savent quel est son projet.
Sa femme tente en vain de l’en détourner
d’où, en son absence, sa famille tirera-t-elle sa sub­
sistance ? Que des parents y pourvoient, répond-il,
ou bien qu’elle entre au service d’étrangers. Il ne
prête pas attention aux larmes de son entourage
quoi qu’il advienne, il doit partir — la majeure
partie de lui-même est déjà là-bas, et la m inorité
doit se plier à la m ajorité. Il sait qu’innombrables
sont les obstacles qui se dresseront sur son chemin,
mais aussi longtemps qu’il lui restera un souffle
de vie il ne renoncera pas à se rendre en Terre
d’Israël. Il y m ettra toute son âme. A chaque pas
de ce voyage, racontera-t-il plus tard, « il m ’a
fallu y m ettre toute mon âme ».
P ar la suite — nous le savons par ce qui nous
est parvenu de son enseignement — Rabbi Nach­
man, parlant de la Palestine, y liera maintes fois
la notion d’ « obstacles ». Ces obstacles ont dans
sa doctrine une signification im portante. C’est afin
qu’il les surmonte qu’il se dressent ainsi sur le
chemin de celui que ses aspirations et son destin
poussent vers la Terre sainte. Ils stimulent et ren­
forcent sa volonté, et alors seulement il sera digne
dé recevoir la sainteté du Pays. Qui veut être
authentiquem ent Juif, c’est-à-dire s’élever degré par
degré, doit « briser » les obstacles mais^ pour
rem porter la victoire dans ce combat, il lui faut
la - « sainte audace », celle qui réjouit Dieu. Car
si Dieu s’enorgueillit d’Israël, c’est pour la sainte
audace et l’obstination de l’Israélite qui lui ont fait
recevoir la Torah. Ce combat est en fin de compte
172
intérieur, car les forces mauvaises accumulent les
obstacles afin de troubler la raison — et, en fait,
c’est en l’âme seulement que résident les obstacles.
Mais plus un homme est grand plus le sont les
obstacles dressés devant lui, car d’autant plus vio­
lent sera le combat exigé, de lui pour l’amener
au degré supérieur. /
Après que Nachman eut fait connaître sa déci­
sion, il semble avoir été assailli de questions sur
les motifs de celle-ci. Différentes réponses nous
sont parvenues unir aux autres les préceptes qui
ne peuvent être observés qu’en Palestine et, après
les avoir suivis ici en pensée, les appliquer là-bas
dans leur réalité — accéder là-bas à la « sagesse
supérieure » celle, précisément, à laquelle on ne
peut accéder qu’en Palestine, après avoir acquis
ici la « sagesse inférieure ». Mais, semble-t-il, la
raison principale du voyage de Rabbi Nachman
est le désir d’entrer en contact avec une sainteté
ayant élu demeure là-bas et nulle part ailleurs.
Contact conférant la capacité et le pouvoir d’ac­
complir, là-bas d’abord puis ici, l’œuvre mysté­
rieuse par laquelle on réalise pleinem ent son
propre destin. Bien plus tard, et longtemps après
son retour, parlant de la grandeur et de la dimen­
sion de la Terre sainte, il expliquera qu’il ne faut
pas le faire uniquem ent en termes de spiritualité,
comme d’un quelque chose avec quoi l’on pourrait
entrer en contact sans en fouler le sol. « C’est le
pays d’Israël, tout simplement, avec ses maisons
et ses demeures. » Chez Nachman, au contrairé
de la plupart de ses prédécesseurs, la sensibilité
baigne dans le concret, c’est la Palestine bien
réelle qui est sainte — une sainteté qui, bien sûr,
n’est pas perceptible de l’extérieur. Des années plus
173
tard, Rabbi Nachman racontera lés confidences
d’éminentes personnalités établies depuis peu dans
le pays. Cés hommes lui ont dit qu’avant d’y venir
ils étaient incapables de réaliser que le pays
d’Israël existait réellement. Après tout ce qu’ils
avaient lu sur sa sainteté, il se l’im aginaient comme
un « monde tout à fait autre ». Mais, quand ils y
sont arrivés, ils ont vu le pays se trouve vrai­
m ent en ce monde-ci, son apparence ne diffère
pas essentiellement de celle des pays d’où ils
étaient originaires^ sa poussière ressemble à celle
d’ailleurs. Et, pourtant, le pays est tout imprégné
de sainteté. Comme pour le vrai Juste : lui aussi
ressemble aux autres hommes. En vérité, ce pays
est, à tous égards, différent des autres, même son
ciel est différent. Comme pour le vrai Juste
seul celui qui croit à la sainteté sait la recon­
naître et la recevoir.
Four faire revenir Rabbi Nachman sur sa déci­
sion, on finit par lui objecter — tous les autres
arguments n ’ayant pu l’ébranler — qu’il n’avait pas
d’argent pour effectuer le voyage. Il répondit
« Je partirai, peu im porte comment, même sans
argent. Des gens compatissants me donneront quel­
que chose. » Voyant que rien ne pourrait le rete­
nir, ses parents firent une collecte, réunirent la
somme nécessaire et, une semaine après la Pâque,
Nachman, escorté d’un compagnon, se m it en route.
Il s’àrrêtâ dans un village pour y passer le shabbat
et, cette nuit-là, vit en rêve Rabbi Mendel de
Vitebsk. Vingt ans auparavant, celui-ci avait gagné
la Palestine à la tête d’une communauté de trois
cents âmes et s’y était éteint il y avait tout juste
dix ans. Jeune garçon, Rabbi Mendel avait rendu
visite au Baal Chem Tov. E t il l’avait aidé dans
174
son combat contre la fièvre messianique, aussi bien
avant son départ en Terre sainte qu’après s’y être
installé. Cela, nous le savons aussi bien par ■ ses
propres déclarations que par les récits le concer­
nant. On raconte qu’un jour, alors qu’il se trouvait
à Jérusalem, un fou gravit sans se faire rem arquer
le mont des Oliviers et sonna du chofar, tirant de
la corne du bélier les sons qui, selon la tradition,
doivent annoncer la Rédemption. Le peuple accou­
rut. Mais, lorsque Rabbi Mendel eut vent de
l’affaire, il ouvrit sa fenêtre et scruta alentour
avant de déclarer « Il n’est rien arrivé de
nouveau. »
C’est avec la même lucidité que Rabbi Abraham
de Kaliski, compagnon de Rabbi Mendel, répond
aux Juifs restés en leurs demeures et qui l’inter­
rogent. Il leur parle des nom breux « changements,
bouleversements, événements, synchronismes » dont,
en ce pays, chaque individu doit faire l’expé­
rience avant de « se sentir en faire partie, trouver
de l’agrément à ses pierres, regarder avec bienveil­
lance sa poussière, aim er les ruines de la Terre
d’Israël... avant que soit passé le temps du novi­
ciat, de l’admission dans la vie... Quiconque vient
à la sainteté doit être une nouvelle fois porté
dans le sein m aternel, allaité, être petit enfant,
avant que ne se dévoile pleinem ent à lui le visage
du pays et que son âme ne soit soudée à la sienne. »
Rabbi Mendel lui-même écrit à ceux qui sont
restés « Mes très chers, mes amis ét compa­
gnons, sachez bien que j’ai une claire conscience
de ceci toutes les souffrances que nous avons
endurées en ces trois années sont les souffrances
de la Terre d’Israël » — en d’autres termes, elles
175
comptent au nom bre des souffrances qui,' selon la
tradition talm udique, sont le prix de l’entrée en
possession, du pays. Elles sont donc de la même
nature que les « obstacles » dont parle Rabbi
Nachman.
Tel est donc l’homme que celui-ci voit en rêve
la prem ière nuit de son périple. E t il en apprend
qu’au cours d’un voyage en mer il faut invoquer
Dieu en l’appelant « Tu » car, comme dit le Psaume
(89,10) « Tu domines l’orgueil de la mer ;
quand ses vagues se soulèvent, tu apaises leur
fureur. »
La fête de la Révélation, il la passe à Cherson,
sur la route d’Odessa. Il y fait une leçon talm u­
dique en relation avec le message reçu en rêve.
Elle porte sur ce verset des Psaumes « Il fait
taire la tempête, apaise ses vagues. » Après avoir,
selon son habitude, veillé toute la nuit précédant
la fête, il se rend au bain rituel, escorté d’un
compagnon. Et, en chemin, il questionne celui-ci
à diverses reprises : n’entend-il pas un son ? Non,
l’homme n’entend rien. Finalem ent Nachman dit
« Cela doit venir d’un orchestre. » Alors l’homme
comprend le Rabbi a entendu le roulement du
tonnerre sur le m ont Sinaï.
Jusqu’au voyage de Rabbi Nachman, les Juifs
évitaient la voie m aritim e passant par Odessa, la
jugeant dangereuse. Mais lui il l’em prunta, et dès
lors tous la tinrent pour sûre. Il en a été souvent
ainsi, à ce qu’on nous rapporte, dans la vie du
Rabbi il a été le prem ier à réussir quelque chose,
et c’est comme s’il avait désamorcé le péril.
Dès que le navire atteint la pleine mer, un orage
éclate, les flots submergent le bord. Dans le déchaî­
nement de la tempête, Nachman voit s’approcher
176
de lui un jeune garçon de sa région natale, m ort
tout récemment. E t l’adolescent le prie d’apporter
à son âme la' délivrance. P ar la suite, beaucoup
d’autres âmes lui apparaîtront de la sorte.
A Istanbul s’accumulent fatigues et difficultés.
Nachman interdit à son compagnon de révéler son
identité. Il lui faut subir non seulement les tracas­
series des autorités turques — nous sommes à la
période de l’expédition de Napoléon en Egypte, et
on voit des espions partout — mais encore la
méfiance des Juifs et les vexations qu’on leur
inflige. Il s’obstine cependant dans son incognito.
Non content de supporter les insultes, il les pro^
voque quasiment. Plus tard, il dira à ses disci­
ples que s’il n’avait pas connu toutes ces hum i­
liations, il serait resté à Istanbul — c’est-à-dire
qü’il y serait mort. « Avant d’atteindre la gran­
deur, dit-il, il faut choir dans la petitesse. Le pays
d’Israël est ce qu’il y a de plus grand, c’est pour­
quoi, avant de m onter vers lui, il faut choir dans
l’infinim ent petit. C’est la raison pour laquelle le
Baal Chem Tov n’a pas pu s’y rendre il n’a pas
été capable de s’abaisser à une telle petitesse. >>
Mais lui, Nachman, se fait tout petit. Il parcourt
Istanbul pieds nus, sa lévite, dont il ne reste que
la doublure, n’a plus de ceinture. Sur sa tête, rien
qu’une calotte — pas de chapeau pour la couvrir.
Et il s’adonne à toutes sortes de bouffonneries. P ar
exemple, il organise, avec toutes sortes de gens, dés
Kriegspiel Français (les agresseurs) contre le
camp des agressés. S’hum ilier, faire le bouffon
un comportement qui évoque celui des héros légen­
daires du bouddhisme, du soufisme, èt aussi dés
moines franciscains. E t qui s’ancre si profondém ent
en lui qu’il aura du mal, plus tard — et même
177
après son arrivée en Palestine — à s’en débar­
rasser.
Une épidémie de peste frappe Istanbul. Le voici,
pour longtemps, dans l’impossibilité de poursuivre
son voyagé. Les Français approchent et la com­
m unauté juive, inquiète de cette menace, interdit
aux Juifs — étrangers aussi bien qu’autochto­
nes — de quitter la ville par mer. Nachman trans­
gresse l’interdiction, incite beaucoup de gens à
tenter le voyage avec lui. Une nouvelle fois un
gros orage éclate, et le navire est en péril. Tous
les passagers se répandent en lamentations, réci­
tant des prières. Mais lui ne bouge pas de son
siège et se tait. Les autres l’interrogent, le pressent
de faire quelque chose. En vain. Dans un prem ier
temps, il ne leur répond même pas. E t puis il les
apostrophe rudem ent « Taisez-vous donc ! Quand
vous aurez fait silence, la m er s’apaisera égale­
ment. » E t c’est ce qui arrive. Après divers autres
avatars — la provision d’eau potable est épui­
sée — le navire touché Jaffa. Rabbi Nachman
compte se rendre directement à Jérusalem, c’est
pour la Ville sainte qu’il est venu — il a carrément
déclaré ne vouloir aller ni à Safed ni à Tibé­
riade, les villes où se sont établies les commu­
nautés hassidiques. Mais son allure étrange a
éveillé les soupçons des autorités portuaires, elles
le suspectent d’être un espion français et lui refu­
sent l’autorisation de débarquer. Nous sommes à
deux jours de Rosh Hasbanna. Le capitaine a
l’intention de dem eurer plusieurs jours au port 'de
Jaffa, mais la m er est agitée et il ne peut y ancrer
lé navire. En questionnant les Sages de la com­
m unauté séfarade il apprend, à son grand étonne­
ment, que selon une tradition orale c’est en cet
178
endroit précis que le prophète Jonas a été jeté
à la mer. C’est pour cette raison, à leur avis, que
parfois un navire se trouve dans l’impossibilité
d’y mouiller.' Ils poursuivent le voyage jusqu’à
Haïfa et, le soir suivant, jettent l’ancre au pied
du mont Carmel, face à la grotte du prophète Elie.
Après avoir récité la prière du m atin, les Juifs
descendent à terre. Rabbi Nachm an fait partie du
groupe.
P ar la suite, il devait raconter à ses disciples
que, dès qu’il eut foulé quatre aunes de cette
terre, il sentit avoir réalisé tout ce à quoi il aspi­
rait. Une assertion qui illustre clairem ènt la
croyance en la puissance du contact avec la Terre
sainte. Il s’explique plus eti détail dans des propos
tenus peu après son retour de Palestine, et qu’il
faut rapprocher de ce qu’il a dit précédemment
du rattachem ent aux commandements prescrits
uniquem ent pour la Terre sainte. M aintenant,
explique-t-il, il a observé l’ensemble des préceptes
de la Torah, de toutes les manières : « Car j’ai
accompli les commandements de la Torah tout
entière, et meme si l’on m ’avait vendu à des
Ismaélites, en de lointains pays où il n’y a pas
de Juifs, si l’on m’y avait fait paître comme du
bétail et même mis dans l ’impossibilité de savoir
quand reviennent le shabbat ét les jours de fête,
privé de phylactères comme dé châle de prière,
si l’on m ’avait mis hors d’état dè respecter fût-ce
un seul commandement, j’aurais tout de même
réussi à observer toute la Torah. >>
L’après-midi — nous sommes à la veille de Rosh
Hashanna — ils vont au bain rituel, puis se ren­
dent à la synagogue où ils vont rester jusqu’au
soir. De retour à l’auberge, Rabbi Nachman dit
179
à son compagnon de yoyage « Salut à toi* qui as
été jugé digne d’être ici avec moi. » Il lui demande
de lire les noms de tous les hassidim qui, là-bas
en Pologne, se sont regroupés autour de lui et
lui ont remis des billets portant leur nom et
celui de. leur mère pour qu’il pense à eux en
Terre sainte. Et, baigné d’une grande joie, il pense
à chacun d’entre eux.
Mais, le lendem ain m atin, son état d’esprit est
tout différent. Une inquiétude confuse s’est empa­
rée de lui, il a l’impression que son cœur est
brisé, et il n’adresse la parole à personne. Dès la
fin de la fête, il pense à entreprendre le voyage
de retour. Il ne veut même plus aller à Jéru­
salem, il veut rentrer en Pologne. De Safed et de
Tibériade lui parvient un flot d’invitations : des
Zaddikimj informés de sa présence *sn Terre
sainte, le convient à passer Souccoth avec eux.
Mais il ne . leur prêté aucune attention et passe
ces journées — comme il l’a fait pour Yom
K ippour — à Haïfa.
E t c’est alors que se produit un événement qui
n’a rien de rem arquable en lui-même mais le
deviendra par la manière dont, plus tard, l’interpré­
teront les disciples auxquels Rabbi Nachman va
le relater. Jour après jour, un jeune Arabe vient
à l’auberge à l’heure où le Rabbi prend son repas —
m idi et soir — s’assied à sa table, lui parle d’un
ton à la fois aimable et sérieux, s’interrom pant
de temps à autre pour lui taper sur l’épaule. Bref,
il lui manifeste de toutes les manières possibles
ses bonnes intentions. Rabbi Nachman ne com­
prend naturellem ent pas un mot de ces discours,
et ces manifestations d’amitié lui sont plutôt désa­
gréables, mais il ne donne aucun signe d’impa­
180
tience et reste calmement assis, comme s’il écoutait.
Un jour, cependant, l’Arabe arrivé armé, furieux,
vociférant des injures que le Rabbi, bien entendu,
ne comprend pas davantage. Ce n’est qu’après le
départ du jeune homme qu’il apprend que celui-ci
l’a provoqué en duel. On cache Rabbi Nachman
dans la demeure d’un autre Zaddik. L’Arabe
revient à l’auberge, devient fou de rage en enten­
dant que le Rabbi se dérobe « Dieu sait, affirme-
t-il solennellement, que je l’aime beaucoup. Je
veux lui donner des ânes et mon propre cheval
afin qu’il puisse se joindre à une caravane et aller
à Tibériade. » Rabbi Nachman retourne alors à
l’auberge. Le jeune Arabe revient, mais il ne
prononce plus un mot, il se contente d’adresser
de temps à autre un sourire au Rabbi. Et, semble-
t-il, il va tenir sa promesse. Apparem m ent —
c’est du moins l’explication que l’on peut donner
à ces événements — le jeune homme n’avait d’autre
but que de louer ses bêtes au voyageur. E t comme
celui-ci paraissait l’écouter, il a été vexé de n’obte­
nir aucune réponse à ses propositions maintes
fois répétées. Finalem ent le m alentendu-s’éclaircit,
et dès lors le jeune homme ne peut regarder Nach­
man sans sourire. Le Rabbi, lui, à ce qu’il a
raconté, trouvait ses manifestations d’affection plus
pénibles à supporter que sa colère. Mais il aurait
aussi fait diverses allusions au mystérieux danger
qu’il pressentait derrière ces propositions, et les
disciples crurent com prendre que cet Arabe était
Satan en personne. Nous avons ici un aperçu par­
ticulièrem ent frappant de la m anière dont Nach­
man interprète les événements de sa vie d’une
manière symbolique, et dont ses disciples recueil­
lent ses relations et les façonnent jusqu’à en faire
181
le récit qui nous est, parvenu. Le loueur d’ânes
arabe est devenu l’incarnatiôn satanique des <£ obsta­
cles ». E t nous avons du même coup l’explication
de la tristesse qui s’abattit sur le Rabbi justé avant
qu’il n ’eût à l’affronter.
Cependant, Nachman se laisse persuader d’entre­
prendre le voyage à Tibériade. Peu après son
arrivée il tombe m alade — encore un événement
affecté d’une signification symbolique. Puis, appre­
nons-nous, il réduit à néant les intrigues d’un
dénonciateur. Il visite les sépultures de quelques
saints personnages, et le récit qu’on nous en fait
revêt un caractère quelque peu légendaire. Ainsi, il
se serait rendu dans une caverne abritant la tombe
d’un enfant, où nul ne pouvait accéder jusque-là
car un serpent y avait* disait-on, élu domicile. A
son arrivée, il n’y avait pas de serpent, et dès lors
tout le monde alla sur cette tombe. , Ici aussi
Nachman est le prem ier, il joue le rôle du pionnier.
Une éminente personnalité de la communauté
juive de Tibériade le presse de lui confier le but
secret de sa venue en Palestine. Il s’agit certai­
nem ent d’une mission au service de Dieu. Que le
Ràbbi veuille bien la lui révéler, et il l’aidera de
toutes ses forces. Comme Nachman refuse, l’homme
le prie de lui dispenser au moins un peu de son
enseignement. Mais à peine a-t-il commencé à
dévoiler le secret des quatre points cardinaux en
Terre d’Israël que le sang jaillit de sa gorge, le
forçant à l’interrom pre « Le Ciel n’a pas
donné son consentement. »
La peste se déclare à Tibériade. Nachman gagne
Safed par des galeries souterraines, un voyage
plein de périls. Tentant d’obtenir des places sur
un bateau — car ils veulent prendre le chemin du
182
retour — son disciple et lui se retrouvent à bord
d’un navire de guerre turc qu’ils ont pris pour
un bateàu de ligne. Il est trop tard lorsqu’ils
découvrent leur erreur. Après toutes sortes d’aven­
tures, et ayant subi bien des privations, ils arri­
vent à Rhodes où ils célèbrent la Pâque. De là,
ils se rendent à Istanbul et rentrent chez eux en
passant par la Valachie. Le shabbat suivant son
retour, il consacre sa leçon talm udique du Troi­
sième Repas à ce verset du prophète Isaïe
« Lorsque tu traverses les eaux, je Raccompagne. »
Et, cette leçon, il la term ine — dans la version
qui nous est parvenue — par ces mots « Je
t’accompagne — efforce-toi de devenir l’instru­
ment appelé Je. » C’est cela qu’il a voulu nous
confier à ce moment-là dans sa traversée des
eaux, il èst devenu l’instrum ent nommé Je.
C’est dans cette perspective qu’il nous faut com­
prendre tout ce que désormais, au long des années
qui lui restent à vivre (elles ne dépassent guère
la dizaine) et où s’élaboreront sa pensée et son
œuvre de conteur, il dit à ses disciples concernant
son voyage en Terre sainte et ce qu’il en a rap­
porté. Même lorsqu’il procède seulement par allu­
sions. Il explique, par exemple, qu’avant d’avoir
entrepris ce voyage il n’avait jamais connu un
sommeil paisible, car il voyait constamment tour­
billonner autour de lui les « six cent m ille »
lettres de la Torah, comme si la Torah se
désagrégeait pour redevenir une m ultitude de
lettres qu’aucune force ne rassemblé. Mais, depuis
son séjour en Palestine, ces troubles ont disparu.
Il tient l’ensemble fermement, jam ais il ne se
défera pour devenir chaos. Ou encore : dans sa
jeunesse, il était sujet à de violentes colères, et il
183
luttait contre elles. Mais com battre un vice' n’est
point le vaincre réellem ent il faut* pour cela,
que toute l’énergie, la passion dont il se nourrit,
soient mises au service du Bien. Il ne suffit donc
pas de ne plus haïr — il faut encore aimer ce
qui vous semblait haïssable de toute la force
autrefois consumée par cette haine. E t cela, seul
son voyage en Terre d’Israël lui a permis d’y
parvenir. E t il en est de même pour son ensei­
gnement. E ntre les leçons qui tirent leur inspi­
ration de la Palestine et les autres, la distance,
dit-il, est aussi grande que celle qui sépare l’Orient
de l’Occident. Seules les leçons qu’il a professées
après son retour pourront être recueillies dans un
livre — les autres, il n’y consent pas.
Les propos qu’il tient neuf semaines avant sa
mort, la veille du shabbat suivant la journée de
deuil du 9 Ab, nous perm ettent une compréhen­
sion plus profonde de la métamorphose qu’il doit
à son voyage. Peu de temps auparavant, il a emmé­
nagé dans un nouveau logement, dont la fenêtre
s’ouvre sur un jardin derrière lequel s’étend le
cimetière. Dans ce cimetière sont inhumés les
restes des milliers de victimes du grand massacre
perpétré par les cosaques. Nachman ne cesse d’y
poser ses regards et dit qu’il serait bon de reposer
parm i ces martyrs. E t voici quelle est la première
leçon qu’il professe dans un nouveau logement. De
nombreux hassidim — disciples de longue date ou
venus à lui tout récemment — y sont assemblés.
Il entre et prononce la bénédiction sur le vin. On
voit qu’il est très faible, qu’il a à peine la force
de parler. Mais ensuite, au lieu de se retirer comme
d’habitude dans sa chambre, il reste assis à la
table. E t il prend la parole, d’une voix très lasse.
184
« Pourquoi venez vous1jusqu’à 'moi ? », dit-il. « A
présent je ne sais rien. A présent je ne suis qu’un
simple d’esprit. » E t de répéter cela, encore et
encore. Mais ensuite il ajoute qu’il ne se m aintient
en vie que grâce à son séjour en Terre d’Israël.
Et à peine a-t-il prononcé ces paroles que l’en­
thousiasme le porte, la soif d’enseigner s’éveille
en lui, et il explique qu’en cet état de simplicité
d’esprit du Zaddik réside une force vitale qui
se diffuse à tous les simples d’esprit de la terré,
car tout est lié. Mais la source de cette force
vitale se trouve dans le pays qui, avant même la
Révélation, avant qu’Israël n’y pénètre avec la
Torah qui lui a été révélée, était la « cham bre
forte du Don im m érité », le pays de la Miséri­
corde divine. Il a été le pilier qui a m aintenu le
monde entre l’époque de la Création et celle de la
Révélation, c’est ici que se trouvait calé l’ensei­
gnement, les Dix Paroles du Sinaï renfermées dans
les dix mots qui présidèrent à la Création. E t cela
est la doctrine à laquelle obéissaient les patriarches
habitant le pays. On l’appelle Derek Eretz, la
route de la Terre — c’est-à-dire celle que suivent
ceux qui, sans connaître la Révélation, m ènent une
vie juste. Et, en vérité, c’est la route qui mène
à la Terre, à savoir au Pays. Parce que la puis­
sance des dix mots de la Création est calée dans
ce pays et que cette force a animé les Patriarches,
Israël, dont Dieu a fait « son peuple », auquel il
a m ontré « combien est imposante l’œuvre de
l’Eternel », a pu y entrer porteur des Dix Paroles
de la Révélation. Ainsi la prise de possession
de la Terre d’Israël est-elle la rencontre et la
liaison de la Création et la Révélation. S’il a fallu
que Canaan se trouve d’abord entre les mains des
185
païens, c’est afin de préparer cet événement. Mais
c’est aussi. précisément la raison pour laquelle les
peuples ne peuvent dire à Israël « Vous êtes
des brigands, vous vous êtes emparés d’un pays
qui ne vous appartient pas. » Mais ceci ne vaut
évidemment qu’aussi longtemps qu’Israël le mérite,
aussi longtemps qu’il sanctifie cette terre par l’ob­
servance de la Torah qui lui a été donnée, et qu’il
lui est permis de dem eurer sur sa terre. Mais sitôt
qu’Israël doit v partir en exil, le pays revient en
l’état antérieur, celui de la miséricorde pure, de
l’Enseignement celé ; les dix mots de la Création
se retrouvent seuls, la cham bre forte se referme
sur le Don immérité. C’est en cette force ardente
que puise le Zaddik lorsqu’il tom be en état de
simplicité d’esprit, c’est d’elle qu’il tire cette force
vitale qui se diffuse, à travers lui, à tous les esprits
simples de la terre — pas seulement ceux d’Israël,
mais ceux de tous les peuples. E t c’est pourquoi
il lui faut parfois, et pour un certain temps, tom­
ber dans cet état. C’est ainsi que l’esprit de l’élé­
vation se trouve au plus bas de la chute. E t il en
est ainsi, chacun à sa mesure, chacun à sa manière,
pour tous les êtres hum ains, du plus intelligent
au plus simple. La source de la force vitale ne
se dérobe à personne, à moins qu’on ne s’en
détourne soi-même. C’est pourquoi la chose la
plus im portante est celle-ci il ne faut jamais
désespérer : « Le désespoir n’existe pas », s’écrie
Rabbi Nachman. « On n’a pas le droit de déses­
pérer ! Je vous en conjure, ne désespérez pas. » H
est comme embrasé d’une grande joie. Il demande
à l’assistance de chanter, avant même de se laver
les mains pour le repas, le « Je chanterai des
louanges », qui suit d’ordinaire la bénédiction sur
186
le pain, et auquel ,on avait même renoncé ces der­
niers temps, depuis que le Rabbi était devenu si
faible. « Chante, Naftali, commence », dit-il à
l’un de ses disciples. E t comme celui-ci, intim idé,
hésite, il s’écrie : « Pourquoi serions-nous inti­
midés ? Le monde entier a été créé à cause de
nous ! Naftali, pourquoi serions-nous intim idés ? »
Et lui-même se met à chanter avec les autres.
« C’est ainsi que nous avons vu », écrit le disciple
qui rapporte cette scène, « comment, lorsque
Dieu se cache, son silence peut se transform er en
grâce. De telles révélations, le Rabbi les a extraites
de l’ignorance. Lui-même a affirm é que son igno­
rance était encore plus rem arquable que son
savoir. »
Rabbi Nachman n ’est pas retourné en Pales­
tine. Trois ans avant sa m ort, il avait exprimé le
désir de le faire afin de m ourir là-bas. Mais il
craignait de s^éteindre en route et qu’en ce cas
on ne puisse venir sur sa tombe. Une autre fois
il affirma « Je veux rester parm i vous. » Mais
la Palestine l’im prégnait tout entier « Je ne
suis chez moi, répétait-il souvent, qu’en Terre
d’Israël. Où que j ’aille, je ne vais qu’en -Terre
d’Israël. »
Lorsqu’il parlait de la sainteté de ce pays, il
lui arrivait de tom ber en une si profonde extase
qu’elle l’am enait au seuil de la mort.
Rabbi Nachman de Bratzlav est l’un de ces has-
sidim qui, comme Rabbi Mendel de Yitebsk et
ses compagnons qui se sont établis en Palestine,
annoncent la résurrection du pays. Il n’est pas,
sur ce point, l’initiateur d’une nouvelle période —
alors qu’il joue ce rôle sur le plan, par exemple,
187
du conte symbolique. Mais le grand légataire qu’il
est a nourri sa glorification de la sainteté de cette
terre de toute la substance de la tradition, et lui
a donné une forme nouvelle. Dans toute la litté­
rature juive, nul autre ne l’a chantée sur un mode
à la fois si unique et si varié.
Là Palestine est, pour Rabbi Nachman, le point
originel de la création du monde, ainsi que la
source du monde à venir, où régnera le Bien. Elle
est le lieu par excellence du principe vital, et
d’elle jaillira la régénération du monde par l’Esprit
de la vie. Elle recèle la source de la joie, la plé­
nitude de la sagesse, et la plénitude de la musique
en ce monde. Elle incarne le lien entre le ciel
et la terre. C’est d’elle que rayonne la plénitude
de la foi, car nulle part ailleurs on ne peut,
comme ici, s’exposer à l’infinie lum ière et en être
éclairé. D’elle que viendront le rétablissement et
l’accomplissement de la justice dans le monde, la
victoire sur la colère et la cruauté. Elle est le
lieu de la paix où s’unissent miséricode et puis­
sance — ces contraires — et où se manifeste
l’Unicité de Dieu. C’est ici que la paix s’installe
au-dedans de l’homme, « dans l’articulation de
ses os », qu’elle s’établit d’homme à homme, d’ici
qu’elle s’étendra sur la terre. Rabbi Nachman
reprend une image talm udique tous les autres
pays reçoivent les largesses célestes par l’interm é­
diaire de messagers, par « les princes d’En-Haut,
mais ici elles viennent directement des mains de
Dieu ». C’est pourquoi il est difficile pour les
autres peuples de progresser vers l’unité, mais
Israël est pétri de ce « Tu es Un » et de la
Terre d’Israël l’unité doit venir s’étendre sur le
nionde des hommes. C’est pourquoi le Pays d’Israël
188
est en même temps la Çhehina, le lieu de la
Divine Présence.
Parm i les autres pays, la terre d’Israël occupe
à la fois le prem ier et le dernier rang. Canaan
signifie « assujettissement ». Comme il est écrit
« Et ceux qui ont été abaissés recevront le pays
en héritage. » Le pays qui se situe tout en haut
s’assujettit en la plus profonde hum ilité, et sa
poussière dispense l’enseignement s de l’hum ilité.
C’est pourquoi la résurrection des morts aura ce
lieu pour centre. Mais c’est aussi la raison pour
laquelle Israël n’a pas encore recouvré le pays.
« P ar la faute de l’orgueil nous ne sommés pas
encore retournés dans le Pays. » L’accent est mis
particulièrem ent sur ce point ce n’est pas à
cause des multitudes, mais de notre am bition et
de notre vanité, que nous ne pouvons pas attein­
dre notre pays. L’obstacle est en nous-mêmes.
Mais la poussière du pays d’Israël a aussi une
force attractive elle attire l’homme vers la sain­
teté. Il existe en effet deux espèces de poussières,
dotées de pouvoirs opposés cette poussière
de la Terre d’Israël, qui attire vers la sainteté,
et une contre-poussière, im pure, une poussière
profane qui attire vers 1’ « Autre Côté ». Or cette
contre-poussière ressemble à la poussière pure et
se comporte comme si c’était elle qui attirait vers
la sainteté, « car en ce monde tout est mêlé et
embrouillé. » En réalité, elle n’est qu’une force
tyrannique, un leurre qui nous prend dans ses rets.
Telle est la « poussière de l’Autre Côté ». En
d’autres termes, et dans notre langage d’aujour­
d’hui il y a une dualité dans lé pouvoir que
la terre exerce sur les hommes. Ellé peut avoir
sur celui qui l’habite et la sert une influence
189
sanctifiante, en le faisant participer à sa propre
sainteté, et alors l’esprit de l’homme sera soutenu,
fortifié et porté par la force de la terre. Elle
peut aussi abaisser l’homme, inciter son imagi­
nation à se rebeller contre l’esprit, elle peut renier
et nier les puissances supérieures et se proclamer
seûle souveraine. Pureté et im pureté, sanctification
et profanation sont intrinsèques à la nature de
la terre, et se font face en elle comme en toute
chose en ce monde. Mais la vertu pure et sancti­
ficatrice de la terre s’incarne dans le pays d’Israël.
La Résurrection des morts aura, selon la tradi­
tion, son point focal au pays d’Israël. E t c’est aussi
pourquoi la tom be parfaite est ici, ici seulement,
l’ensevelissement véritablem ent achevé. En effet,
selon la tradition/ si l’homme a été condamné à
m ort, c’est parce qu’au moment du péché originel
son imagination, contaminée par le serpent, a été
infestée d’une tare dont seule la m ort physique
pourra nous purifier totalem ent. L’im pureté qui
s’est insinuée en nous se dissoudra dans une m ort
et une inhum ation justes, et dans un monde régé­
néré naîtra un corps nouveau. Mais c’est en Terre
d’Israël que tout ceci trouve sa plénitude, car
seule la foi lave l’im agination de sa souillure, et
c’est sur ce pays qu’a déferlé le souffle ardent de
la foi. Elle y vit, elle s’y déploie. Abraham, le
père de la foi, fut le prem ier à m anifester cette
sainte ferveur lorsqu’il prit possession de la caverne
de Machpéla afin d’y reposer pour l’éternité, lui
et les siens.
, La purification de l’im agination par la foi a
lieu ici, au pays d’Israël. L’assonance des mots
adama, terre, et madame, imagination, n’est pas
fortuite, la seconde se nourrit des apports de
190
la première. Mais la purification dé l’im agination
par la foi ne peut se réaliser que par l’entremise
de la terre sanctifiée — et celle-ci se trouve ici,
au pays d’Israël. P artout ailleurs, les étincelles de
la foi se sont dispersées dans l’im agination déré­
glée sous laquelle la terre disparaît. Si, comme il
est écrit (Exodüs, 13,17), après avoir fait sortir
nos ancêtres d’Egypte, « Dieu ne les a point
dirigés par le pays des Philistins, lequel! est rap­
proché », m^is les a fait errer longuement, c’est
afin qu’ils recueillent les étincelles de foi én tous
les lieux traversés et purifient leur imagination.
C’est ainsi que l’on devient digne de recevoir
ensuite, au pays d’Israël, l’intégrité de l’imagi­
nation purifiée et la plénitude de la foi.
Il faut m aintenant aller plus loin,* analyser plus
en profondeur aussi bien la signification de la sain­
teté du pays que les difficultés qui s’amoncellent sur
le chemin de l’homme en quête de la vérité.
Si 1’ « accomplissement de tous les mondes et
l’accomplissement de toutes les âmes » part d’ici,
de la Terre d’Israël, c’est que la foi y a trouvé
sa plénitude. Ici s’élève, en vérité, la « Porte du
Ciel », où les créatures d’en bas et celles d’en
haut se rencontrent. Ici l’on peut passer de l’exté­
rieur vers l’intérieur, et ceux qui sont restés dehors
rejoignent ceux qui sont dedans.
Cet accomplissement, en effet, est le fruit de
l’abandon total de soi-même à la lum ière de l’in­
fini. Mais nulle part ailleurs l’homme ne peut y
parvenir aussi complètement. Nulle part ailleurs,
il ne peut capter ainsi la lum ière de tout son; être,
et s’y dissoudre. Mais, pour cela, il faut d’abord
façonner les vases qui capteront la lumière. Et,
encore une fois, seule la sainteté du pays peut
191
m ener à bien cette tâche. C’est pourquoi qui
veut accéder à la sainteté du pays a tant de mal
à y parvenir le vase doit être prêt, mais il ne
peut l’être que grâce à la sainteté du pays. Ceci
dépend de cela et réciproquem ent. Comment rom­
pre le cercle ?
Voici donc pourquoi plus un homme est
grand, et plus le sont les obstacles. E t voici donc
pourquoi quiconque m et toute son âme à par­
venir jusqu’en Terre d’Israël rom pt le cercle,
concilie ces exigences contradictoires, car la sain­
teté du pays l’illum ine alors même qu’il n’y est
pas encore entré, et lui donne la force de briser
les obstacles, les « forces corticales » mauvaises.
Le vase est achevé, prêt à se m ettre au service
de l’accomplissement de tous les mondes et de
toutes les âmes.
Lorsque, ayant accepté la Torah, les enfants
d’Israël entrèrent dans le pays, il leur fut accordé
de rendre manifeste sa sainteté, jusqu’alors cachée.
Mais lorsque, l’ayant mise au jour, ils ont péché
contre elle en désobéissant à la Loi qui leur avait
été révélée et qu’il leur a fallu en fin de compte
quitter le pays, cette sainteté s’est à nouveau celée.
Et depuis elle le demeure, tout en restant vivace et
active. « Grâce à la force de la Torah qui y est
celée et du Don im m érité, le pays d’Israël est
toujours imprégné de sainteté. E t c’est pourquoi,
de tout temps, nous aspirons à retourner dans
notre pays. Gar nous le savons m aintenant aussi
tout le pays est nôtre. Simplement, c’est en grand
secret. »
Même si 1’ « Autre Côté » lui a ravi sa terre,
[sraël la revendique de toute la force de sa prière.
U s’écrie « Ce pays est nôtre, car il est notre
192
héritage. » E t aussi longtemps qu’il proclame sa
revendication, 1’ « Autre Côté » a beau s’être
emparé de cette térre, il n’est pas, aux yeux de
la loi divine, entré en sa possession. Mais com­
ment recouvrer le pays ? Chacun des enfants
d’Israël y a sa part, chacun peut participer à sa
délivrance. Pour autant qu’il se purifie et se
sanctifie, il devient digne d’appréhender et conqué­
rir une partie du pays. La sainteté du pays ne
peut se conquérir que progressivement. Toutefois,
comme il faut consacrer à cela la vie tout entière,
s’y employer par tous ses actes et dans tous les
domaines, il convient parfois de se retirer de
l’étude de la Torah pour s’occuper de la « voie
de la terre », comme disent les Sages.
Mais quiconque a eu l’honneur de s’établir en
Terre d’Israël doit toujours avoir à l’esprit le grand
rayonnement, l’illum ination dont ce pays a, aux
temps originels, été la source, et doit se souvenir
que la sainteté est éternelle. Même si son; éclat
semble terni, il n’en subsiste pas moins des traces
de sainteté. Et Israël, en tout temps, garde les
yeux fixés sur elle, dans l’attente et dans l’espoir
qu’une « nouvelle lum ière se lève sur Sion ».
Ce pays est petit, son nom a été flétri, et pour­
tant il est l’écran de l’espoir du monde. Quiconque
s’y établit en ayant soif de vérité, de m anière à
rencontrer sa sainteté et l’aider à préparer la
Rédemption, verra sa vie apparem m ent misérable
s’éclairer de la splendeur des sphères supérieures,
qui aspirent à l’union avec celles d’en bas. Il
mange « du pain et du sel » — ce que les Sages
nous indiquent comme étant le « chem in dé la
Loi » — mais ce pain est celui du pays, et la
grâce de la foi a été récoltée, battue, moulue
193
avec le blé dont il est fait, s’est incorporée en
lui a la cuisson. ,« Au pays d’Israël le pain est
si savoureux que toutes les succulences de tous
les mets de la terre y sont incluses. Comme il est
écrit “ Tu ne dois pas manger ton pain dans
un esprit de privation, rien ne doit y m anquer ”. »
Dans l’un de ses contes, Rabbi Nachman narre
l’histoire d’un cordonnier, un homme simple. Son
déjeuner se composait en tout et pour tout de
pain. Mais il en m angeait les premières bouchées
comme si c’était un potage délicieux, les suivantes
lui paraissaient avoir le goût d’un rôti juteux, et
les dernières celui d’une exquise pâtisserie. Il ne
m anquait de rien. Son im agination le trompait-
ëlle, lui m asquant sa pauvreté, ou n’est-ce pas
plutôt sa foi qui lui donnait le pouvoir de savou­
rer, dans la nourriture que Dieu lui accordait,
les délices cachées ? Nachman, qui comme tous les
Maîtres authentiques de l’enseignement hassidique,
met sans cesse l’accent sur la vertu de la simplicité,
souligne que Jacob a été appelé ün « homme
simple ». Or c’est à lui que le pays de Canaan
a été donné il en est, des trois Patriarches, le
véritable récipiendaire, car aucun de ses fils n’est
exclu de l’héritage, à eux tous ils sont déjà le
peuple d’Israël, qui est l’image de la simplicité.
Ce qui signifie qu’il est celle de la vraie sagesse.
Car c’est la vraie sagesse que de savourer en son
pain toutes les succulences de la terre, et c’est la
vraie sagesse que de reconnaître, en ce pauvre et
aride petit pays, la Porte du Ciel.
Table des matières

Rabbi Nachman et la mystique juive 11


Rabbi Nachman de f ira tz la v ............................ 25
Quelques paroles de Rabbi Nachm an 41
Les contes.................................. .......... ............ : . . . 47
L’Histoire du Taureau et du Bélier 51
L’Histoire du Rabbi et de son f i l s ............... 61
L’Histoire du Sage et de l’Innocent . . . . 71
L’Histoire du fils du roi et du fils de la
servante ........................................................... 91
L’Histoire du M aître de la Prière 107
L’Histoire des sept m endiants .................... 139
Le Voyage de Rabbi Nachman en Palestine 165
Martin Buber

Les contes
de
Rabbi Nachman
Israël est à la fois une religion, une spiritualité, une culture et un
Etat. JUDAÏSME-ISRAËL se propose de publier des rééditions
de grands textes classiques épuisés ainsi que des ouvrages origi­
naux porteurs de ce m essage multiple : études sur la Bible, le Tal-
mud, la Kabbale, la philosophie religieuse et le m essianism e juifs
sous leurs divers aspects, Taspiration bimillénaire à Sion et son
aboutissement. La diversité de ces inspirations traduit l’unité
d’une civilisation, d’un peuple, d’une terre.

«
Né à Vienne en 1878 et mort à Jérusalem en 1965, Martin
Buber a été et restera sans doute le plus grand philosophe juif
de notre époque. Curieusement demeurés inédits en français,
Les Contes de Rabbi Nachman sont, en fait, son premier livre,
publié en 1906. Ces textes essentiels de la pensée hassidique,
qui constituaient l’enseignement oral de Rabbi Nachman de
Bratzlav, mort en 1810, Martin Buber ne les a pas transposés.
Ainsi qu’il le dit lui-même, «je les ai rapportés tels qu’il les racon­
tait (...) et je me suis efforcé de conserver intact tout ce qui, par
sa puissance et son chatoiement, m’a paru avoir fait partie
intégrante de la version authentique». A travers ces six contes,
à travers aussi l’admirable introduction de Martin Buber sur
la mystique juive, c’est toute l’âme hassidique que l’on va
retrouver - ou découvrir.

9 81-11 54- 3031-9

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