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Contes Rabbi Nachmann
Contes Rabbi Nachmann
Les contes
de
Rabbi Nachman
STOCK + PLUS
JUDAÏSME ISRAEL
JUDAÏSME — ISRAEL
Collection dirigée
par
M arie-Pierre Bay et Paul Giniewski
Dans la même collection
A paraître
Les contes
de
Rabbi Nachman
TRADUITS DE L ’ALLEMAND
PAR FÉLIX LEVY
ET LEA MARCOU
STOCK + PLUS
JUDAISME/ISRAEL
Tous droits réservés pour tous pays.
'© 1955, by Martin Buber, Jérusalem
Erste Fassung : Frankfurt am Main 1906
Erstmalig in der Fisher Bücherei 1955.
© 1950, Artemis Verlag, Zürich pour le chapitre
intitulé Le voyage de Rabbi Nachman en Palestine
© 1981, Editions Stock pour la présente traduction.
C’est à la mémoire de mon grand-
père Salomon Buber9 le dernier
Maître de la vieille Haskala, que
je dédie fidèlement cette œuvre
de la hassidut.
Je .n ’ai pas transposé les récits de Rabbi Nach
man, mais les ai rapportés tels qu’il les racontait,
et cela en toute liberté, et en son esprit, tel que
je le conçois.
Ces contes nous ont été conservés dans la ver
sion d’un de ses disciples qui a m anifestement
complètement défiguré le récit original. Tels qu’il
nous les a présentés, ils sont confus, vagues et de
forme inélégante.
Je me suis efforcé de conserver intact tout ce qui,
par sa puissance et son chatoiement, m ’a paru avoir
fait partie intégrante de la version authentique.
Dans l’introduction, j’ai essayé de rendre l’atmo
sphère du livre. Le chapitre que j’ai intitulé « La
mystique juive >> est donc à considérer comme
n’étant qu’une préface générale.
Je ne voudrais pas m anquer, ici également, de
remercier S. Dubnow, l’historien du hassidisme,
pour ses renseignements biographiques et bibliogra
phiques, et M. J. Berdyczewski, l’homme qui a su
découvrir l’âme hassidique, pour tout l’appui qu’il
a bien voulu me donner.
M B.
La mystique juive
Le monde
Le monde est comme un dé qui tourne sur lui-
même, et tout tourbillonne, et l’homme se trans
forme en ange, et l’ange en homme, et le sommet
devient la base, et la base devient le sommet, et
ainsi toutes choses tournent sur elles-mêmes, et
se croisent et se transform ent l’une en l’autre et
réciproquem ent et sens dessus dessous. Car tout
est issu d’une seule et même racine et c’est dans
la transformation et dans le retour des choses
que la rédem ption est décidée.
Regard sur le monde
De même que la m ain que l’on tient devant les
yeux vous cache la plus haute montagne, ainsi
notre petite vie terre à terre nous empêche dé
voir les fantastiques lumières et secrets dont le
monde est rempli. Celui qui est capable de l’écar
ter de devant ses yeux — comme on écarte une
main — celui-là verra l’intense rayonnem ent du
monde interne.-
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Dieu et Vhomme
Tous les maux de l’homme viennent de lui-même,
car la lum ière de Dieu l’éclaire en permanence,
mais l’homme, de par sa vie trop corporelle, crée
une ombre qui empêche la lum ière de .Dieu de
l’atteindre.
La foi
La foi est une grande chose, et par la foi et
par une innocence sans vaines arguties, l’homme
accède à la dignité de la grâce qui est supérieure
à la sainte sagesse elle-même à lui sera donnée
en partage une large et puissante grâce en Dieu
dans un bienheureux silence, jusqu’à ce qu’il ne
puisse plus supporter l’intensité de ce silence, et
que du plus profond de son âme jaillisse un cri.
La prière
Que chacun crie vers Dieu et élève son cœur
vers Lui comme s’il était suspendu à un cheveu
au m ilieu d’une tem pête soufflant vers le ciel, et
cela jusqu’à ce qu’il ne sache plus que faire et
qu’il n’ait presque plus le temps de crier. Car en
vérité il n’y a pour lui d’autre conseil et d’autre
refuge que de devenir solitaire et d’élever ses yeux
et son cœur vers Dieu et de crier vers lui.
E t il doit agir de la sorte à tout moment, car
l’homme est en grand danger ici-bas.
Deux langues
Il y a des hommes auxquels il est donné de
prononcer les paroles d’une prière en vérité et
de les prononcer de façon telle que les mots bril
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lent comme des pierres précieuses qui trouvent
leur éclat en elles-mêmes.
Et il y a des hommes dont les paroles ne sont
que comme une fenêtre qui n’a pas d’éclat par
elle-même, qui ne fait que laisser pénétrer la
lum ière et qui brille par elle.
Deux genres d’esprit de l’homme
Il y a deux genres d’esprit, aussi différents l’un
de l’autre que d’aller en avant par rapport à
m archer à reculons. Il y a un esprit que l’homme
acquiert au cours du temps. Mais il y a aussi un
esprit qui pénètre en l’homme en abondance et
avec rapidité, plus rapidem ent qu’un battem ent de
paupières, car il est au-dessus du temps, et point
n’est besoin de temps pour cet esprit-là.
Penser et parler
Toutes les pensées de l’homme sont des mots
ou des gestes expressifs, même s’il ne s’en rend
pas compte.
Vérité et dialectique
La victoire ne supporte pas la vérité, et si l’on
étale devant tes yeux une chose vraie, tu la
repousses à cause de la victoire. Celui qui veut la
vérité en elle-même doit commencer par écarter
l’esprit de victoire et ce n’est qu’ensuite qu’il se
préparera à regarder la vérité.
But du monde
Le monde n’a été créé qu’à l’intention du choix
et de celui qui choisit.
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L’homme, le m aître du choix, doit dire le
monde entier n’a été créé , qu’à mon intention.
C’est pour cela que chaque homme doit veiller à
chaque moment et en tout lieu à délivrer le
monde et à combler ses lacunes.
Joie
P ar la joie l’esprit devient sédentaire, par la
mélancolie il s’en va en exil.
Perfection
Se parfaire jusqu’à l’unité, au point d’être par
fait après la création comme on l’a été avant la
création, pour être totalem ent un, totalem ent hon,
totalem ent sain comme avant la création.
Il faut se renouveler chaque jour pour se par
faire.
Uinstinct du mal
(
— Le mauvais instinct est comme quelqu’un qui
circulerait parm i les hommes la m ain fermée et
sans que quiconque sache ce qu’il tient en elle.
E t il va vers chacun et il demande « Qu’ai-je
dans ma m ain ? » E t chacun pense qu’en cette
m ain se trouve ce qu’il convoite le plus. E t tous
courent après cet homme. E t il ouvre sa main,
et voilà qu’elle est vide !
— P eut servir Dieu avec son mauvais instinct,
l’homme qui guide vers Dieu son embrasement et
ses ardents désirs.
E t sans mauvais instinct, il n’y a pas de service
total.
— En l’homme juste, le mauvais instinct se
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transforme en un ange sacré, incarnant puissance
et destin.
Elévation
Pour l’élévation de l’homme il n’y a pas de
limite et le degré suprême est accessible à chacun.
Là ne règne que le choix que tu sauras faire.
Se juger soi-même
Lorsqu’un homme ne se juge pas lui-même,
alors toutes les choses le jugeront, et toutes ces
choses deviendront des messagers de Dieu.
Volonté et obstacle
Il n’y a pas d’obstacle que l’on ne puisse fran
chir, car l’obstacle n’existe qu’en fonction de la
volonté, et en vérité il n’y a d’obstacle qu’en
esprit.
Entre hommes
Il y a des hommes qui souffrent d’un profond
chagrin, et ils rie peuvent raconter leur peine, et
ils errent ainsi, le cœur gros. Si alors ils ren
contrent quelqu’un qui a un visage souriant, celui-là
pourra leur rendre vie avec sa joie.
Et ce n’est pas peu de. chose que de rendre
vie à un homme !
En secret
Il y a des hommes qui, apparem m ent, n’ont
aucune autorité, alors qu’en réalité ils dirigent les
autres hommes.
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Le royaume de Dieu
Ceux qui ne suivent pas leur chemin dans la
solitude se sentiront troublés lorsque le Messie
viendra et qu’on les appellera.
Mais nous, nous serons comme un homme après
son sommeil l’esprit tranquille et détendu.
La migration des âmes
-T— Lorsqu’une âme vient sur terre, son activité
prem ière est de s’élever au-dessus des mondes
secrets.
— Dieu ne fait pas deux fois la même chose.
E t lorsqu’une âme revient, un autre esprit devien
dra son compagnon.
— Il y a des âmes qui ne peuvent entrer en
un corps, et il faut en avoir grande pitié, une
pitié plus grande qu’à l’égard de celles qui ont
vécu. Car celles-ci étaient en un corps et en ont
eu des fils, tandis que les autres ne peuvent ni
s’élever ni descendre et s’incorporer dans une
enveloppe charnelle.
E t il y a aussi, en ce monde, ces migrations
qui ne sont pas encore révélées.
— Les justes doivent être errants et vagabonds
car il y a des âmes errantes qui ne peuvent
s’élever que s’il en est ainsi.
E t lorsqu’un juste s’y refuse, et ne veut pas
se lancer sur les routes, alors il deviendra errant
et vagabond dans sa propre maison.
— Il y a des pierres et il y a des âmes qui
sont jetées sur les routes. Mais lorsqu’un jour
on construirá les nouvelles maisons, alors on y
inclura les pierres saintes.
Les contes
1. En yiddish (N.d.T.).
L’Histoire
du Taureau et du Bélier
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fois "des vieillards et des jeunes gens, ce fut au
plus âgé d’entre eux qu’ils firent l’honneur de le
prier de commencer à conter. C’était un homme
vieux conime la m er éllé-même et qui parla d’une
voix qui sem blait provenir de l’extrémité de la
terre : “ Que dois-je vous raconter ? Je me sou
viens encore du jour où on a cueilli la pomme
sur sa branche. ” Alors se leva celui qui, par
rang d’âge était le second, et il dit : “ Moi, je
me souviens encore du temps où la lum ière du
soleil éclairait cette pomme. ” E t le troisième
qui était encore plus jeune s’écria “ Je me sou
viens encore des jours où le fruit commença à se
former. — Mes souvenirs, intervint le quatrième,
rem ontent à l’heure où le pollen est entré dans
les étamines. — E t moi, j’ai encore présent à ma
mémoire, dit le cinquième, comme le goût du
fruit est entré dans le pollen. — E t moi, inter
vint le sixième, comme l’odeur du fruit est entrée
dans le pollen. — E t moi, je vois encore, dit le
septième, comme la forme du fruit s’est unie au
germe. — Mais moi ainsi, continua le m endiant
aveugle, j’étais à l’époque encore un jeune
homme et je me trouvais avec eux. E t je leur
dis Je me souviens de tous cesévénements, et
je me souviens même du néant. ” E t tous furent
stupéfaits de constater que c’était la mémoire des
plus jeunes >qui rem ontait le plus loin dans le
temps, et que l’enfant se souvenait d’événements
antérieurs à ceux dont se rappelaient les plus
anciens. »
» C’est alors que survint le G rand Aigle. Il
frappa à la porte de la tour et demanda à tous
de sortir, dans l’ordre de leur âge: en tête, il fit
sortir le jeune homme, car en vérité, de par sa
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mémoire c’était lui le plus ancien, et le plus âgé
sortit le dernier, car en vérité il était le \ plus
jeune.
Et le Grand Aigle dit “ Puissiez-vous vous
souvenir comme vous êtes sortis du ventre de
votre mère, ou comme vous avez grandi dans le
ventre de votre m ère au temps où une lum ière
est allumée au-dessus de la tête de l’enfant, ou
comme vos membres ont commencé à se form er
dans le ventre de votre mère ; puissiez-vous vous
souvenir du moment où la semence est tombée
dans le ventre de votre m ère ; puissiez-vous vous
souvenir de votre esprit avant qu’il ne soit entré
dans ' la semence ou de votre âme ou de votre
vie avant qu’elles ne soient entrées dans la
semence : ce jeune homme vous domine tous
car au tréfonds de lui-même, se m euvent encore
les ombres de la création, le coup d’aile qu’il a
donné au seuil du devenir résonne encore en lui,
et le souffle du grand néant ne l’a pas quitté.
C’est pourquoi il se tient sur les précipices de
l’éternité comme sur un sol familier. ” E t le
Grand Aigle leur dit encore : “ Cessez d’être
pauvres et de m anger à la table d’autrui- Tour
nez-vous vers les trésors, qui vous sont donnés et
utilisez-les. Esprits, vos corps, ces vaisseaux sur
lesquels vous êtes venus sont anéantis. Mais voyez,
ils seront reconstruits et reviendront. ” Et, se
tournant vers moi, il dit, sa voix sortait des
nuages et résonnait comme la voix d’un frère
“ Toi, viens avec moi, etf sois avec moi où que tu
ailles, car tu es comme moi tu es vieux et très
jeune et tu n’as pas encore commencé à vivre et
je suis moi-même vieux et très jeune, et les
temps des temps sont devant moi. E t ainsi puis
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ses-tu rester. ” Voilà comment mè parla le Grand
Aigle. E t cela, mes enfants, je vous l’offre aujour
d’hui comme cadeau de mariage, vous pourrez
être comme moi. » Et à ces mots du m endiant
aveugle, un bruissement de grande joie traversa
là caverne, mais le cœur des deux jeunes époux
fàillit s’arrêter, tellem ent ils étaient émus par ce
miracle.
Le second jour après le mariage, le jeune cou
ple était assis silencieusement au m ilieu des heu
reux et pensait avec une certaine nostalgie au
second m endiant, à celui qui était sourd, et qui
leur avait donné à manger alors qu’ils erraient
dans la grande forêt. Pendant qu’ils souhaitaient
ainsi sa présence, ils le découvrirent brusquem ent
devant eux, sans même qu’ils l’aient vu venir. Et
il leur dit « Me voici puisque vous me désirez
et je suis venu pour que vous puissiez entrer en
possession grâce à moi de ce que je vous ai donné
jadis comme bénédiction soyez comme moi.
Vous croyez que je suis sourd. Je ne suis pas
sourd. Mais mon oreille ne laisse pas entrer le
grand cri de détresse qui monte de la terre. La
voix de chaque créature est née de sa détresse,
mais toutes leurs clameurs ne viennent pas jus
qu’à moi et mon cœur n’est pas saisi par l’anxiété
de la Création. Et grâce au pain que je mange et
à l’eau que je bois, je mène une vie agréable,
sans besoins ni désirs. Cela m ’a été certifié par
ceux qui habitent au Royaume du Superflu. Je
rencontrai un jour un groupe de ces hommes-là et
ils se vantaient hautem ent et en termes dithyram
biques de la vie magnifique qu’ils m enaient dans
leur pays où tout croissait en abondance, et je
leur dis “ Votre existence est vaine et ne cons
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titue qu’un jeu tragique comparativement à la
mienne. ” Ils considérèrent alors ma mise pauvre
et ma besace de m endiant et se m irent à sourire,
me prenant pour un fou. Mais je leur dis “ Eh
bien ! Nous allons vérifier qui de nous mène la
vie la meilleure. Je connais un pays qui était
jadis un grand et m agnifique jardin où pous
saient en incroyable abondance les fruits les plus
délicieux de la terre, des fruits dont la vue, le
parfum et la saveur constituaient une jouissance
telle que ses habitants pensaient que nulle part la
joie de vivre ne pouvait être plus grande que la
leur. A la tête de leur pays, ils avaient commis
un jardinier qui le plantait et le soignait avec
sagesse, et qui en renouvelait d’année en année
la beauté et la fertilité. Mais il arriva qu’une
nuit, ce jardinier disparut et personne ne sut
ce qu’il était devenu. Alors la bénédiction qui
reposait sur cette terre s’amenuisa d’année en
année, les pousses sauvages pullulèrent, la déso
lation s’étendit sur le sol et de moisson en mois
son le rendem ent ne cessa de s’affaiblir. Néan
moins les habitants auraient pu se nourrir de ce
qui leur restait et vivre heureux si une autre
catastrophe n’était pas venue fondre sur eux. Un
roi étranger cruel s’attaqua au pays et se l’appro
pria. Il ne parvint pas, comme il l’aurait voulu, à
supprimer à jamais la prodigieuse fertilité de ce
jardin. Alors il résolut de troubler la pureté^
d’esprit de ses habitants et tandis que lui-même
poursuivait sa marche conquérante, il laissa dans
le pays trois cohortes de ses valets les plus dépra
vés et les plus corrompus. Ceux-ci vécurent à par
tir de ce moment-là au m ilieu , des gens du pays,
les contam inèrent avec leurs vices, et introdui
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sirent partout la calomnie, la corruption et le
libertinage. Alors l’esprit de ces gens-là, qui jus
qu’à présent ne s’était nourri que de là libre
innocence du jardin, se m it à s’assombrir, leurs
yeux rie virent plus que trouble et obscurité,
leur bouche ne goûtait plus qu’amertume, et à
Leur odorat ne s’offrait plus que la puanteur de la
pourriture, de sorte que la nourriture que leur
offrait le jardin les dégoûtait, que ses parfums
les plongeaient dans la torpeur, et qu’ils finis
saient par avoir sa vue en horreur. Ë t m ainte
nant âllez-y, vous les Enfants du Superflu, et
aidez-les, du plus profond de votre vie agréable. ”
E t ces gens se m irent en route et vinrent avec
moi au Pays du Jardin. Mais lorsqu’ils y arrivè
rent, l’horreur de la corruption était tellem ent
grande que sa vue troubla les sens des Riches
eux-mêmes et que l’odeur qui s’exlfblait de leur
bouche ne leur inspira que dégoût. E t je leur
dis ** Vous vous rendez bien compte que votre
vie, quelque agréable qu’elle soit, ne peut aider ces
gens-là. ” E t je rassemblai les habitants du jar
din, leur offris le pain et l’eau que je portais
daris ma besace, et le partageai entre eux. E t ils
furent subjugués par ce que ma vie avait de bon,
et ils trouvèrent dans m on pain et dans mon
eau .tous les arômes et tous les fumets de tous les
mets çlu monde. Ils rétrouvèrent leur clarté et
leur pureté, ils honnirent leur vie dévergondée,
ils se levèrent et chassèrent de leur pays les
valets du roi barbare. E t aussitôt ils virent au
m ilieu d’eux le jardinier disparu et chacun vit
et sentit que la vieille bénédiction revenait. Et
les gens du Royaume du Superflu virent ainsi
comme j ’avais apporté la délivrance, et ils réali
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sèrent la puissance et la plénitude de la bonne
vie que je menais.
» E t à vous, mes enfants, j ’offre aujourd’hui
comme cadeau de m ariage que vous soyez comme
moi. »
Et à peine le m endiant sourd avait-il fini de
parler qu’à nouveau un frisson de joie traversa
la caverne et la deuxième journée de la fête se
term ina dans le rayonnem ent du bonheur.
Mais lorsque le troisième jour se leva, l’anxiété
s’empara à nouveau du jeune couple, et ils éprou
vèrent l’im périeux besoin de revoir le troisième
m endiant, le bègue, qui, dans la forêt, les avait
nourris et bénis. E t comme ils disaient « Si
seulement on savait où il est pour qu’on puisse
rappeler et l’inviter », voilà qu’il se tenait devant
eux, magnifique, comme s’il surgissait du centre
de la terre, et il les prit dans ses bras et dit
d’une voix claire et puissante « Un jour je
vous ai bénis en ém ettant le vœu que vous deve
niez comme moi. E t aujourd’hui ma bénédiction
doit descendre sur vous et vous être révélée. Vous
pensiez que je ne puis m ’exprim er qu’en bégayant,
mais tel n’est pas le cas, et ne résonnent en ma
bouche comme des tessons que les mots qui ne
renferm ent ni le sens de Dieu ni la consécration
de Dieu, et qui ne sont ainsi que d’indignes débris
de la Vraie Parole. Bien au contraire il m’a été
donné une très grande puissance de la parole et
m ’a également été donné-en partage le chant le
plus noble comme au plus v grand des chanteurs
et aucune créature ici-bas ne m ’écoute sans que
mon chant ne fasse vibrer son âme comme vibre
le son de la plus pure des cloches dans l’air m ati
nal. E t dans mon chant il y a une sagesse qui
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est au-dessus de toute la sagesse du monde. La
certitude m ’en a été donnée par la bouche même
de cet homme que l’on appelle l’Homme de la
Vraie Grâce. Car je parcours le monde et je
rainasse tous les bienfaits et toutes les œuvres de
la grâce et les apporte à cet homme. Et c’est des
bienfaits et des œuvres de la grâce que naît le
temps et qu’il se renouvelle en un courant éter
nel. Car le tem ps n’est pas un objet solide qui a
toujours existé, c’est un objet que l’on crée et
c’est avec l’activité des âmes qu’il est créé. Je
vais vous raconter la légende des légendes ; elle
est d’une profonde vérité
» Près du dernier abîme de l’espace se dresse
une montagne, sur cette montagne repose un
rocher, et de ce rocher jaillit une source. Or
sachez que tout objet en ce monde a un cœur
et que le monde lui-même a un coeur. Et tandis
que la m ontagne avec son rocher et sa source se
trouve à l’une des extrémités de l’espace, là où
s’ouvre le dernier abîme, le cœur du monde, lui,
se trouve à l’autre extrém ité de l’espace, là où
finit le prem ier abîme. Et le cœur du monde fait
ainsi face à la source et par-dessus tous les objets
qui se trouvent dans l’espace, il regarde vers la
source, et il aspire ardem m ent à cette source et
vit dans l’anxiété à l’idée de ne pas l’atteindre,
et sans cesse il crie vers cette source.
» Mais lorsque le cœur est fatigué, veut se
reposer un instant et reprendre son souffle dans
sa profonde détresse, alors vient un grand oiseau
qui étend ses ailes au-dessus de lui et il se repose
un instant à leur ombre. Mais même pendant ce
repos, le cœur n’oublie, pas l’existence dé cette
source et ne cesse de regarder vers elle. E t après
150
cè repos, le cœur se lève pour se rendre auprès
de la source. Mais dès que le cœur se m et en
mouvement vers la source, il ne voit plus la pente
de la montagne qu’il apercevait jusque-là et de
ce fait il ne peùt plus regarder la source. Mais si
le cœur cessait pour tout de bon de regarder la
source, alors il périrait, car sa vie repose en
cette source et dans le désir qu’il en a. Et, en
même temps que le cœur, périrait le monde lui-
même, car la vie du monde et la vie de tout
objet reposent en ce cœur et ce n’est que dans
ce cœur que tout trouve la possibilité d’exister.
» Mais dès que le cœur ne voit plus la pente
de la montagne, son désir de voir la source devient
plus grand que son désir de se rendre auprès
d’elle, et le cœur du monde retourne à sa place.
» Mais à la source il n’est pas donné de durer,
car elle est au-delà du temps et ne peut pas
trouver de vie tem porelle en elle-même. Elle
serait donc norm alement obligée d’aller s’enfouir
dans cet espace où le temps n’existe pas et cesse
rait ainsi d’être visible pour le cœur du monde.
Mais elle reçoit du cœur une vie tem poraire
le cœur lui fait en effet don d’une journée, la
lui apporte comme offrande, et ainsi la source
réussit à durer. Et lorsque le jour s’incline et
s’enfonce dans le soir, alors le cœur' et la source
se disent des paroles d’adieu et d’ultim e béné
diction et le chant de l’éternelle anxiété m onte
vers le ciel. Et le cœur est anxieux au point d’en
mourir, car il n’est pas en son pouvoir de faire
don de plus d’une journée, et il craint que la
source ne se dérobe à son regard par-delà les bar
rières du temps.
» Mais l’Homme de la' Vraie Grâce veille avec
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des yeux vigilants sur le cœur et la source. E t
lorsque le soir se m et à fondre dans la nuit et
que le chant de l’anxiété résonne dans l’obscu
rité, alors il fait don au cœur d’une nouvelle jour
née et le cœur en fait don à la source. Mais
sachez : ce temps dont l’Homme de la Vraie
Grâce fait don àu cœur, c’est de ma m ain qu’il le
tient, car je parcours le monde et j’y ramasse
tous les bienfaits et toutes les œuvres de la grâce
et prononce sur elles les paroles de la grande
unification et elles deviennent mélodie. E t c’est
cette mélodie que j ’apporte à l’Homme de la
Vraie. Grâce et il s’en sert pour créer le temps.
Car le temps est fait de mélodie et la mélodie
de grâce. E t ainsi le temps engendre les jours
dont l’Homme de la Vraie Grâce fait cadeau au
cœur, qui lui-même les transm et à la source, et
ainsi le monde réussit à durer et il se m aintient
dans l’anxiété du cœur et de la source.
» Quant à moi, mon âme est saturée en per
manence de paroles et de chants. Et c’est là ce
que je vous offre aujourd’hui, mes enfants, comme
cadeau de mariage vous pourrez être comme
moi. >>
C’est en silence, la tête inclinée devant ce nou
veau bonheur, que le jeune couple accueillit ces
paroles du m endiant, ét c’est en silence, mais le
cœur plein d’un chant sublime, que leur troi
sième joum ée s’écoula.
Le m atin du quatrièm e jour, le couple fut saisi
du désir de revoir ce m endiant qui avait le cou
de travers et qui s’était m ontré si bon pour eux.
Et, à nouveau, voilà qu’il se trouva inopiném ent
devant eux, comme s’il avait été appelé, par leur
désir et il leùr dit : « Je suis venu renouveler et
T 152
réaliser la bénédiction que je vous avais donnée
dans la forêt du temps où vous étiez enfants. Ne
croyez pas que mon cou soit de travers et que je
ne puisse pas vous regarder droit dans les yeux.
Mais je détorume toujours mon visage des vanités
des hommes et ne désire pas m êler m on haleine
à la leur. Mon cou et mon gosier sont cependant
constitués tellem ent norm alem ent que je suis à
même de faire sortir de ma bouche n’im porte
quelle voix du monde et il n’existe pas. un son
étranger que je ne sois à même de reconstituer.
Et cela m’est certifié par les habitants du Pays
de la Musique.
» Car il existe un pays où tous les habitants
savent jouer de la flûte et des instrum ents à
cordes. Des m illiers de mélodies diverses, mais
néanmoins parentes entre elles, résonnent à tra
vers les rues et même les balbutiem ents des
enfants sont, en ce pays-là de merveilleuses mélo
dies. Et chacun sent au fond de son gosier toute
une m ultitude de voix diverses, et ces voix se
pressent en lui et lui ordonnent de les chanter
et de les libérer. Les m aîtres de ce pays s’entre
tinrent un jour des voix qui vivaient en eux ; ce
n’étaient pas seulement des voix humaines qui
entraient en eux pour les prier de les aider, par
leur bouche, à se parfaire et à se libérer, mais
aussi l’âme de la harpe, du luth et de la viole
s’unissait à leur âme et s’exprim ait par leur inter
médiaire. Alors moi qui me trouvais avec eux,
je m’écriai “ Ma voix rem plit toutes les mis
sions variées des vôtres et son rôle s’étend encore
au-delà, car elle s’associe à de m ultiples sons qui
n e 1parviennent pas jusqu’à vous. Car depuis les
temps les plus reculés, tous les êtres auxquels la
153
parole n’est pas donnée ont aspiré à ma venue
pour leur donner une< voix pure et exprimer ce
qui gisait au plus profond de leurs cœurs. Et si
vous voulez être témoins de ma puissance et vous
mesurer à elle, alors en avant ! Il existe deux
royaumes qui sont éloignés d’un m illier de milles
l’un de l’autre. E tNlorsque la nuit tombe, le som
meil n’est pas donné aux habitants de ces deux
royaumes et ils se tiennent là, appuyant leur
visage contre un m ur ou encore ils errent, ser
rant leurs tempes entre leurs mains lasses et
tous, hommes, femmes et enfants, exhalent une
plainte amère. Et les animaux gémissent, et les
arbres soupirent et les eaux m urm urent triste
m ent et même des pierres m ontent des geigne
ments. Et maintenant* Maîtres, allez porter aide
à ces gens-là et que vos voix sortent victorieuses
de leur combat avec cette voix plaintive. ” Alors
ils me dem andèrent de les conduire en l’un de
ces royaumes et je les y ai amenés. C’est à la
nuit tom bante que nous arrivâmes à la frontière
de ce royaume et à peine l’avions-nous franchie
qu’eux-mêmes se m irent à pousser d’amères plain
tes et leurs voix s’unirent au grand chœ ur plaintif
qui s’élevait de ce pays. Et je leur dis “ Vous
voyez m aintenant comme votre puissance suc
combe et est entraînée par une force plus grande
que la vôtre. Je vais m aintenant vous dire ce qu’il
en est. Il existe deux oiseaux, un mâle et une
femelle, qui constituent à eux deux un couple
comme il n’y en a pas d’autre au monde. H arriva
un jour qu’ils furent séparés èt ne réussirent pas
à se retrouver. Ils prirent peur et tandis qu’ils
cherchaient désespérément à se rapprocher, ils ne
firent en réalité que s’éloigner l’un de l’autre ;
154
ils voletaient et piaillaient jusqu’à ce qu’enfin,
exténués, ils se laissent tom ber en abandonnant
tout espoir de se retrouver. Chacun se niche dans
les branchages de l’arbre le plus proche. E t l’un
se trouva en l’un et l’autre en l’autre de ces deux
royaumes qui sont séparés p at un m illier de
milles. E t chacun de ces deux oiseaux, à l’en
droit où il se trouve, pousse vers le lointain sa
nostalgique plainte. Pendant le jour, tous les
oiseaux de la forêt environnante s’assemblent
autour de ces deux oiseaux et les consolent avec
leurs pépiements et leurs roucoulements et leur
affirment qu’ils retrouveront leur conjoint. Et
ainsi pendant le jouir, ces deux oiseaux se taisent
et trouvent un peu de paix dans ces consolations,
bien que leur cœur soit triste et rem pli de cha
grin.
» Mais lorsque le soir tombe, lorsque tous ces
oiseaux s’envolent et que leurs voix s’éteignent,
alors chacun de ces deux oiseaux réalise à nouveau
combien il est seul dans la vie et il reprend sa
plainte.
» E t cette plainte est puissante, on l’entend
de partout, et aucun de ceux aux oreilles desquels
elle parvient ne peut lui résister, tout les oblige
à s’y associer, et c’est ainsi que de bouche en
bouche, entraînant toujours de nouvelles voix,
elle traverse le pays comme un grand courant.
E t lorsque la plainte traverse de la sorte le pays,
elle attire en elle-même toutes les couleurs pro
fondes des êtres car les douleurs les plus intimes
se rallum ent à sa pitié. Voilà comment s’explique
que nuit après nuit une telle plainte s’élève dans
chacun de ces deux royaumes. ” E t les Maîtres
me dirent “ E t toi, tu prétends pouvoir les
155
aider ? ” E t je leur répondis Oui, en vérité,
je le puis. Car la voix de toute chose étant vivante
en moi; et \chaque voix m ’ayant conté son chagrin,
je suis saturé de tous les chagrins de toutes les
choses. E t tandis que pour ce qui est de vous, la
pitié vous a subjugués et a fait de vous une proie
de la plainte, ma pitié, déjà au courant des cha
grins les plus profonds de tous les coeurs, est prête
à l’action. ” E t je m ’en allai avec ces Maîtres,
pour les libérer de la plainte, et je les ai ramenés
dans leur pays qui se trouve à mi-chemin entre
les deux royaumes. E t comme je sais non seule
m ent reproduire les voix de tous les êtres, mais
que j ’ai aussi le pouvoir de les jeter à l’endroit
que je désire de façon telle que la voix que je
produis n’est entendue qu’à l’endroit où je la
jette, quelque lointain qu’il soit, je form ai en
m on gosier la voix du mâle et la jetai vers la
femelle, puis je form ai celle de la femelle et la
jetai vers le mâle. E t ainsi les deux oiseaux s’en
tendirent en m a voix. Ils se m irent à trem bler et
restèrent cois et immobiles sur leur branche. Puis
ils partirent à tire-d’aile et volèrent énergique
ment. et rapidem ent en direction de l’appel qu’ils
entendaient. E t ils se retrouvèrent à l’endroit
même où j ’étais assis avec les Maîtres.
» Ainsi je résolus ce problèm e de la plainte.
» Q uant à vous, mes enfants, je vous offre
aujourd’hui comme cadeau de m ariage que vous
soyez comme moi. »
Au cinquième jour se mêla à leur joie le sou
venir du m endiant bossu et ils aspirèrent à le
revoir pour qu’il, participât à leur fête. E t voilà
que déjà il é ta itsdevant eux, leur saisit les mains
et dit « Me voici venu à vos noces pour trans-
156
former en cadeau ce qui fut un jour ma bénédic?
tion. C’est aux enfants que vous étiez que j’ai
souhaité de devénir comme moi. Vous pensez
que je suis bossu, mais ce n’est là qu’apparence et
vaine illusion qui provient du fait que je porte
sur moii dos tous les fardeaux du monde, mais
mon dos est droit et fort, et il a ce don qui
perm et au P etit de vaincre le Grand. Car je porte
sur mon dos tous les fardeaux du monde la
peur, la misère, l’ennui, tous ces fardeaux, je les
prends sur mon dos et je les porte. E t un jour
les Sages se rassem blèrent et se dem andèrent quel
pouvait bien être celui qui, en vérité, possède le
Petit qui réussit à vaincre le Grand. L’un dit
“ Mon cerveau est le Petit qui réussit à vaincre
le Grand ; car dans mon cerveau je porte ce qui
est nécessaire à des milliers d’hommes qui s’ac
crochent à moi et c’est avec mon cerveau quë je
les nourris et que je donne à chacun sa part. Les
autres ne firent qu’en rire et hochèrent la tête.
Et un autre dit : “ Ma parole est le P etit qui
réussit à vaincre le Grand. Car je suis préposé
par le Grand Roi pour recueillir toutes les
louanges, toutes les prières, tous les remercier
ments et toutes paroles intelligibles, murmurées
ou silencieuses qui lui sont adressées par ses sujets
et de les lui présenter. Je suis ainsi le porte-parole
de tous ces gens-là. ” A nouveau les autres
secouèrent la tête et un troisième dit Mon
silence est le Petit qui réussit à vaincre le
Grand ”, car partout des adversaires et des
méchants se dressent contre moi, se m ettent en
colère contre moi et m’invectivent de leurs paroles
outrageantes. Je leur oppose mon silence qui est
la seule réponse que je leur donne. ” E t les
157
autres de secouer la tête et un quatrièm e dit :
Ma vue est le Petit qui sait vaincre le Grand.
Car avec mon œ il j ’arrive à saisir tout le mouve
m ent du monde et tous ses tourbillons. Grâce à
ma vue, je mène ce grand aveugle qu’est la terre,
un P etit qui mène un Géant. Bien que ce ne soit
qu’un infinim ent petit, c’est quand même mon
œ il qui mène le monde et qui saisit son mouve
ment. ” Un grand silence plana. Tous regardèrent
celui qui venait de parler ainsi, mais moi je leur
dis “ C’est celui-là qui est le plus grand parm i
vous, mais moi je suis encore plus grand et moi
je possède ce don du Petit qui réussit à vaincre
le Grand, car je porte sur mon dos tous les far
deaux du monde. Je vais vous révéler quelque
chose. Il est à votre connaissance que chaque ani
mal connaît un coin ombragé où lui seul va se
reposer, et que chaque oiseau connaît un rameau
où lui seul va se poser. Mais savez-vous aussi qu’il
existe un arbre dont l’ombre est choisie par tous
les animaux de la terre et les branches par
tous les oiseaux du ciel pour s’y reposer ? ” Et
ils répondirent “ Nous le savons par nos ancêtres
et nous savons que tout le bonheur de la terre
n’est que néant comparativement au bonheur
qu’est de résider près de cet arbre, car tous les
êtres s’y sentent frères et jouent ensemble. Mais
nous ignorons quel est le chemin qui mène à cet
arbre. Les uns disent qu’il se trouve à l’est, les
autres disent qu’il se trouve à l’ouest et nous ne
pouvons les départager. ” Et je leur dis “ Pour
quoi vous inquiéter du chemin qui mène à cet
arbre ? Souciez-vous d’abord qui sont et comment
doivent être les hommes qui peuvent se rendre
à cet arbre. Car cela n’est pas donné à chacun
158
mais seulement à ceux qui ont les dons dé cet
arbre. Cet arbre a trois racines qui sont aussi ses
dons, l’une c’est la foi, l’autre s’appelle la fidé
lité, la troisième l’hum ilité, et c’est la vérité qui
en constitue le tronc. E t ce ne sont que ceux qui
possèdent tous ces dons qui peuvent accéder jus
qu’à cet arbre. ”
» Us eurent foi en mes paroles et comme tous
ne possédaient pas l’intégralité de ces dons ils
résolurent d’attendre jusqu’à ce que tous en
soient dignes. Et ceux auxquels la perfection fai
sait défaut, firent tout ce qui était en leur pou
voir pour y accéder. E t au moment même où ces
dons furent enfin également répartis entre tous,
ils découvrirent soudain le chemin qui m enait à
cet arbre. Ils firent leurs préparatifs puis se
mirent en route et je les accompagnai. Nous
marchâmes longtemps jusqu’à ce qu’enfin l’arbre
aous apparût au lointain. Ces hommes regardèrent
et virent et voici que cet arbre ne se trouvait
pas en un lieu ; il était là mais il n’y avait pas
an lieu où il fût et il n’y avait pas d’espace
autour de lui et il était séparé de tout espace. E t
ils désespérèrent d’arriver jusqu’à lui. Mais je
leur dis “ Je puis vous amener jusqu’à cet
arbre car il se trouve au-dessus de l’espace. E t
comme je porte tous les fardeaux de la terre,
à la manière dont le Plus Petit réussit à vaincre
le Plus Grand, j ’ai vaincu l’espace et anéanti la
trace de son âme et, là où je me trouve, il est
mis fin à sa domination, et c’est d’un seul pas
que je l’enjambe. Je vais donc vous amener jus
qu’à cet arbre. ”
» Et c’est ainsi que je fis et je les y amenai.
Mais à vous, mes enfants, sera dévolue ma capa-
159
cité de porter et c’est elle dont je vous fais
cadeau aujourd’hui comme cadeau de mariage
vous pourrez être comme moi. »
Ainsi s’amoncelèrent de jour en jour les cadeaux
magiques, et aussi la joie. Mais le sixième jour
le couple pensa avec nostalgie au m endiant aux
m ains paralysées et souhaita ardemment le voir.
E t voilà que lui aussi se tint brusquem ent devant
eux, les salua et leur dit : « Ma bénédiction de
jadis doit m aintenant se réaliser pour vous. Vous
pensez que mes m ains sont inactives et que je
ne puis les bouger. Mais, en vérité, je ne suis
dans l’incapacité de m ’en servir que pour les
choses qui n’ont pas pour but de libérer ceux qui
sont enchaînés et de délivrer ceux qui sont cap
tifs. E n réalité mes mains sont puissantes et
capables d’agir en profondeur et au lointain. Un
jour les hommes forts se réunirent, et chacun se
vanta de la force de ses mains. L’un dit “ Je
peux arrêter des flèches dans leur course et les
renvoyer à leur point de départ, et la flèche qui
a atteint son but, je peux m ’en saisir de façon
telle que son effet devient nul. ” Je lui deman
dai « Ta puissance s’étend sur quelles flèches ?
car il y a dix sortes de flèches, chacune trempée
dans un poison différent. ” Il me répondit que
telle et telle sorte de flèche était soumise à sa
puissance. E t je lui répondis “ Alors tu ne
pourras guérir la fille du roi car tu ne pourras
pas retirer les dix flèches qu’elle a dans son
coeur. ” Un autre dit : “ Avec mes mains je peux
ouvrir les cachots, et leurs portes s’ouvrent toutes
grandes au seul contact de mes doigts. ” Je lui
demandai “ Quels cachots réussis-tu à ouvrir ?
Car il y a dix sortes de cachots dont chacune a
160
une ferm eture différente. ” Il répondit que telle
et telle sorte de ferm eture ne lui résistait pas.
Et je lui dis “ Alors tu ne pourras guérir la
fille du roi. Car tu ne pourras pas passer à tra
vers les dix murailles d’eau qui entourent son
château ? Seul peut y circuler celui qui saura
donner une liberté pleine et entière. ” E t un
troisième dit “ Avec mes mains je puis .donner
la sagesse, et j ’en fais bénéficier tous ceux sur
lesquels je les pose.” Je lui demandai : “ Quelle
est cette sagesse que tu donnes ainsi ? Car il y a
dix sortes de sagesse et chacune ne donne qu’un
fragment de l’être véritable. ” Il répondit quë
c’était de telle et telle sagesse qu’il disposait en
abondance. Alors je lui dis : “ Tu ne pourras
donc pas guérir la fille du roi. Car tu ne sauras
pas diagnostiquer ses dix maladies. Seul celui qui
peut dispenser toute sagesse est à même de
découvrir ce qui est caché. ” E t un quatrièm e
se vanta “ Avec mes mains je puis saisir les
ailes de la tem pête et les guider. Je lui deman
dai “ A quelle tem pête commandes-tu ? Car il
y a dix tempêtes, et chacune chante sa mélodie
et te l’apprendra lorsque tu seras son m aître.
Il répondit que c’était telle et telle tem pête’ qu’il
arrivait à m aîtriser. Et je lui dis “ Alors tu ne
pourras guérir la fille du roi. Car tu ne pourras
chanter devant elle les dix mélodies qui éeraient
son salut. E t ces mélodies sont entre les mains
des tempêtes. ” Mais eux me dem andèrent alors
“ Et toi qu’es-tu donc capable de faire, toi qui
te permets de nous juger ? ” E t je répondis
“ Tout ce que vous faites, je suis à même dé le
faire, et je sais aussi faire tout ce que vous ne
savez pas faire. J’ai ouvert les cachots de la
161
terre, e t; je sais m archer librem ent sur les eaux.
Ma puissance s’étend sur tous lès projectiles
volants; et je retire les flèches empoisonnées des
blessures en m ettant en même temps à néant
leur pouvoir nocif. J’ai dispensé les trésors de
toutes les sagesses que je détenais à profusion, et
il est en mon pouvoir de découvrir tous les
secrets. J ’ai attelé les tempêtes à mon char et
dans leur mugissement j ’ai appris leurs mélodies.
Et je suis à même de guérir la fille du roi.
Sachez qu’il arriva jadis qu’un prince eut l’am
bition d’épouser la fille d’un roi et qu’à force
d’intrigues il réussit dans son entreprise. Mais
peu de temps après ce prince la vit en rêve,
debout au-dessus de son lit, en train de lui poser
les mains sur la gorge et de l’étrangler. A ce
moment il se réveilla et le rêve était entré dans
son cœur. Il fit appeler des devins et ceux-ci
lui prédirent que les choses se passeraient comme
il l’avait vu en rêve et que sa m ort serait pro
voquée par la fille du roi. E t le prince ne sût que
faire. Il ne voulait pas la tuer parce qu’elle était
trop belle, il ne voulait pas l’exiler parce qu’il ne
pouvait supporter l’idée qu’elle pourrait appar
tenir à un autre et il ne voulait pas la laisser
viyre dans son entourage car il tenait à la vie
qu’il ne voulait pas quitter avant d’en être las.
Et sa peur commença à entrer dans les regards
qu’il portait sur la fille du roi et dans les paroles
qu’il lui adressait. Et lorsqu’elle le vit déambuler
sombre et soupçonneux, l’amour qu’elle lui por
tait se m it à décliner de jour en jour et elle finit
par ne plus pouvoir supporter son regard et par
prendre la fuite.
>> ” Elle arriva ainsi à un château bâti sur les
162
eaux et entouré de dix murailles. Le château lui-
même, et lès m urailles, et les lieux, tout cela
n’était constitué que par de l’eau. Personne ne
pouvait en franchir le^seuil, sans tom ber dans
les flots. Lorsque la fille du roi arriva au pied
des murailles, elle regarda autour d’elle et réalisa
que le prince s’était mis à sa poursuite avec ses
gens, et que toute fuite était impossible.
» Elle se tourna de nouveau vers le châ
teau,, et ferma les yeux. Derrière elle, elle enten
dait le galop des chevaux, devant elle le mugisse
ment des eaux et elle préféra endurer n’im porte
quelle vie et n’im porte quelle m ort plutôt que
de reprendre sa misérable existence. Tenant sa
nuque à deux mains, et rejetant la tête en arrière,
elle se jeta dans les flots. Mais les eaux la por
tèrent, les murailles s’ouvrirent et à travers les
dix portails, elle entra dans le château.
» ” Le roi l’avait cependant vue plonger dans
les eaux. La fureur le saisit. Il cria à ses archers
de tirer. Les archers bandèrent leurs arcs, les
flèches sifflèrent mais n’atteignirent pas leur but.
Lorsque la fille du roi atteignit le seuil du châ
teau, elle oùvrit les yeux, se retourna et regarda
le prince.
» A ce m oment survinrent les dix dernières
flèches. Elles transpercèrent son cœur et elle s’af
faissa sur le seuil. Mais les vagues la portèrent
jusque sur un lit à l’intérieur du château.
» '** Le prince et ses gens s’élancèrent derrière
elle, mais se noyèrent dans les flots.
» M aintenant je vais me rendre à ce château,
èt ;guérir, la fille du roi car les temps sont révolus
et-P'ordreran’én a été donné. ”
163
» E t je suis effectivement allé là-bas et- j’ai
guéri la fille du roi.
» Mais à vous, mes enfants, j’offre aujourd’hui
comme cadeau de mariage la force de mes mains,
et vous pourrez ainsi être comme moi. »
E t à nouveau la joie rem plit les cœurs et ce
fut dans la joie qu’ils continuèrent à célébrer
leurs noces.
Les contes
de
Rabbi Nachman
Israël est à la fois une religion, une spiritualité, une culture et un
Etat. JUDAÏSME-ISRAËL se propose de publier des rééditions
de grands textes classiques épuisés ainsi que des ouvrages origi
naux porteurs de ce m essage multiple : études sur la Bible, le Tal-
mud, la Kabbale, la philosophie religieuse et le m essianism e juifs
sous leurs divers aspects, Taspiration bimillénaire à Sion et son
aboutissement. La diversité de ces inspirations traduit l’unité
d’une civilisation, d’un peuple, d’une terre.
«
Né à Vienne en 1878 et mort à Jérusalem en 1965, Martin
Buber a été et restera sans doute le plus grand philosophe juif
de notre époque. Curieusement demeurés inédits en français,
Les Contes de Rabbi Nachman sont, en fait, son premier livre,
publié en 1906. Ces textes essentiels de la pensée hassidique,
qui constituaient l’enseignement oral de Rabbi Nachman de
Bratzlav, mort en 1810, Martin Buber ne les a pas transposés.
Ainsi qu’il le dit lui-même, «je les ai rapportés tels qu’il les racon
tait (...) et je me suis efforcé de conserver intact tout ce qui, par
sa puissance et son chatoiement, m’a paru avoir fait partie
intégrante de la version authentique». A travers ces six contes,
à travers aussi l’admirable introduction de Martin Buber sur
la mystique juive, c’est toute l’âme hassidique que l’on va
retrouver - ou découvrir.