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La foi des charbonniers

Les mineurs dans la Bataille du charbon 1945-1947

Evelyne Desbois, Yves Jeanneau et Bruno Mattéi

DOI : 10.4000/books.editionsmsh.2275
Éditeur : Éditions de la Maison des sciences de l’homme, Ministère de la Culture
Année d'édition : 1986
Date de mise en ligne : 1 août 2014
Collection : Ethnologie de la France
ISBN électronique : 9782735119226

http://books.openedition.org
Édition imprimée
ISBN : 9782735101603
Nombre de pages : 194
 

Référence électronique
DESBOIS, Evelyne ; JEANNEAU, Yves ; et MATTÉI, Bruno. La foi des charbonniers : Les
mineurs dans la Bataille du charbon 1945-1947. Nouvelle édition [en ligne]. Paris : Éditions
de la Maison des sciences de l’homme, 1986 (généré le 20 avril 2019). Disponible sur
Internet : <http://books.openedition.org/editionsmsh/2275>. ISBN : 9782735119226.
DOI : 10.4000/books.editionsmsh.2275.

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© Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 1986


Conditions d’utilisation :
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Entre 1945 et 1947, deux années lourdes d'effets historiques et sociaux  : la corporation
minière atteint son apogée et commence son déclin. Trois regards croisés,
complémentaires, portés sur un même objet, cette bataille du charbon dont on ne sait plus
grand-chose, même du côté des terrils du Nord.
Face au trou noir laissé dans les mémoires par cet épisode productiviste - amnésie collective
remarquable  - cette recherche soulève des questions iconoclastes, convoque des témoins,
acteurs ou spectateurs de l'époque, confronte reconstitutions individuelles et documents
d'archives. Cette période n'avait encore jamais fait l'objet d'une étude systématique. En
retrouvant les faits recouverts par les légendes et l'imagerie, les auteurs remuent les
cendres de l'histoire et exhument les murmures enfouis et les révoltes oubliées.
SOMMAIRE
Comment entrer dans le champ de la bataille
Les acteurs

I. L'homme-charbon

Introduction
Après la guerre... la bataille (1945-1947)
Bruno Mattéi
Le contexte politique et économique de la bataille du charbon
Le PCF et la CGT en première ligne
Les dispositifs idéologiques et institutionnels

Les murs de l’histoire. L’imagerie de la bataille du charbon


Yves Jeanneau
Au travail !
Le lancement de la bataille du charbon
La campagne de propagande ouvrière : septembre 1945
Les images de la bataille
L’union sacrée
Résistance au travail et stimulants matériels
Les films de la bataille
Dernier épisode

Portrait du mineur en héros


Bruno Mattéi
Les enjeux
La mythologie du travail (la particularité du mineur)
Le mineur, avant-garde du prolétariat (l’universalité du mineur)
Voix discordantes

II. Strates. Production, poumons, corons


Des ingénieurs perdus
Le procès de l’exercice du métier d’ingénieur dans les mines sous l’occupation
Evelyne Desbois
L’entre-deux-guerres : les antécédents
L’évaluation du travail : « faire du Bedaux »
Salaire collectif / Salaire individuel
La récidive
L’occupation
Le dénouement
La « réinsertion » des ingénieurs
Note sur le système Bedaux

La silicose : un malheureux concours de circonstances


Evelyne Desbois
Le prix d’une victoire
Les accusations
Le problème de la silicose : une équation à plusieurs inconnues
Conclure à un non-lieu ?

Le logement et son mineur


Yves Jeanneau
Un fil à la patte
Aspects historiques : la tradition du logement ouvrier en cités
La question du logement pendant la bataille du charbon : enjeux et conflits
Actualités de la question du logement

Conclusion
Bibliographie
Filmographie
Liste des illustrations
Comment entrer dans le champ de
la bataille

1 Mettons que tout commence ici par un territoire et son défi. La


longue ligne de fuite de la plaine du Nord rejoint brusquement
l’histoire quand le panneau planté sur les bords de l’autoroute,
quelques kilomètres avant l’apparition des premières fosses, apporte
son drôle de message  : «  Le bassin minier terre d’accueil et de
travail  ». Puis une étendue d’eau stagnante noyant des bosquets
évoque la période carbonifère. Le paysage de chevalements, de
terrils, d’alignements de corons, nous ramène au début de l’ère
industrielle ou du moins aux images qui en ont été conservées.
2 Traversée d’un musée de plein air où des décors grandeur nature
retracent l’histoire de la houille et de son exploitation. Quelques
images s’associent à ces idées : Germinal, les Indes noires, les grèves,
la catastrophe de Courrières, celle, plus récente, de Liévin et les
Gueules noires qui, à leur tour, évoquent les gueules cassées. Alors le
voyageur se souvient des « paroles de couleur sombre » écrites sur la
porte de l’Enfer de Dante  : «  Vous qui entrez, laissez toute
espérance.  » Ces scories d’une imagerie banale et faussement
exotique sont confortées par les natifs du pays minier qui
convoquent de vieilles images de misère, de lutte, de fermeture et de
mort.
3 Sur fond de ce paysage minier, monotone et homogène, la
population campe un personnage unique, immuable, à l’image des
géants de la tradition carnavalesque  ; comme si toute singularité
semblait avoir été bannie au profit d’une étrange identité collective :
le mineur se dresse armé de ses qualités et de ses attributs, lié par
une relation univoque à son milieu naturel, la mine.
4 Il est toujours spontanément décrit comme un être courageux,
aimant son travail, attaché à sa fosse et à son coron. Le Nord, les
gens du Nord, la mine, les mineurs : autant de pièges à stéréotypes
auxquels n’échappent ni les étrangers ni les autochtones. Mais dans
le cas du bassin minier, les stéréotypes font office d’informations et
d’analyses. On les trouve dans les textes patronaux comme dans ceux
des syndicats, dans la bouche des leaders politiques, dans celle des
ouvriers et plus largement chez tout habitant du bassin. En raison
même de leur vigueur, ces stéréotypes ne peuvent être seulement
considérés comme des reliques, de vieux emblèmes que la
population conserverait fidèlement au même titre qu’un saint
patron ou qu’un personnage célèbre symbole de la région. C’est
qu’ici chacun s’attache à affirmer son lien spécifique à la «  grande
corporation  » et la qualité revendiquée de descendant de mineur
vient légitimer tout propos tenu sur la mine. Que les discussions
portent sur la hiérarchie, les conditions de travail ou les salaires, les
interventions débutent le plus souvent par une déclaration
d’identité : les « mon père », « grand-père », ou « oncle » « qui était
mineur » signalent que les morts sont convoqués pour constituer « la
grande famille des mineurs » comme une vaste et mythique tribu.
5 C’est cette identité sociale et culturelle, que nous interrogeons ici  ;
elle ne permet plus à la population de faire face à son destin, elle
empêche même l’adaptation au futur qui rattrape le présent  ; elle
surprend l’observateur attentif par ses paradoxes et ses
dysfonctionnements. Certes, elle s’est constituée dans le partage
passé des conditions de vie et de travail inventées par les dirigeants
des compagnies minières qui ont réussi en quelques décennies à
fixer et à homogénéiser une main-d’œuvre longtemps rebelle de
manière à en assurer la reproduction.
6 L’histoire a gardé les traces des refus et de la résistance à cette
intégration : l’absentéisme, les émeutes et les grèves qui suivent les
catastrophes, l’opposition à des systèmes de paiement ou
d’organisation du travail, en portent témoignage. A la Libération, les
représentants proclamés des mineurs reprennent les objectifs et les
moyens d’action des compagnies, en les systématisant sous couvert
de défense de l’intérêt national. Le statut accordé aux mineurs lève
les méfiances et l’opposition à ce retour de la politique productiviste.
L’intériorisation de l’identité collective se fait alors, à l’instigation
des syndicats et des partis de gauche, et n’est vraiment achevée qu’à
contretemps, lorsque la récession pointe déjà son cortège de
fermetures.
7 Effet pervers  : les mineurs n’ont plus alors à leur disposition qu’un
discours figé, une imagerie héroïque et une croyance dans des
promesses déjà oubliées. Drapés dans leur dignité, ils dénoncent les
manquements aux engagements pris à leur égard, défendent leurs
avantages acquis et deviennent les gardiens hypersensibles d’un
futur musée industriel. La morale leur rend hommage. La réalité les
balaie.
8 Comment ce modèle a-t-il pu se statufier, se figer pour interdire
toute initiative novatrice, juguler les comportements rebelles et les
imaginations ? S’est-il inscrit profondément dans les consciences et
les conduites individuelles ? Par quels mécanismes institutionnels et
idéologiques a-t-il opéré ?
9 C’est à ce questionnement que nous avons tenté de répondre en
menant cette recherche et en rédigeant cet ouvrage.
10 Travail d’historien  ? d’ethnologue  ? de psycho-sociologue  ? Nous
étions confrontés à un objet lointain, évanescent et légendaire.
11 Tandis que ferment les derniers puits et que le Pays Noir tente de
faire peau neuve, les derniers membres de la tribu, immobiles et
silencieux, ressassent les promesses d’hier, les illusions d’avant-hier
et les souffrances endurées comme autant de gris-gris protecteurs.
Déterminés par leur rapport au travail, enfermés dans un univers
clos et répétitif, les mineurs ont subi leur histoire à partir du
moment où ils ont accepté de jouer le rôle pour eux écrit.
12 Notre recherche devait se frayer un chemin dans ce jeu de miroirs et
de faux-semblants, de modèles et de statuts exceptionnels. Dans une
première phase, nous avons recueilli des récits de vie auprès de
mineurs actifs, retraités ou reconvertis, et de femmes de mineurs. En
leur demandant d’évoquer leurs souvenirs et leurs perceptions
personnelles des événements, nous voulions échapper aux
stéréotypes des discours, des représentations et des documents
d’archives. Nous avons utilisé cette technique, malgré ses limites,
pour atteindre les constructions individuelles qui s’étaient édifiées à
cette époque et qui déterminent, aujourd’hui encore, les
comportements.
13 La comparaison de ces récits fait ressortir une configuration de cinq
traits plus ou moins affirmés selon les cas, mais toujours présents :
la morbidité des récits  : les généalogies sont exprimées en morts ou en accidentés  :
« mon grand-père tué à la fosse 6, mon oncle amputé, mon père mort à cinquante ans
de la silicose  », etc. Maladie, accidents sont disséqués et le mot autopsie revient
fréquemment.
un regard sans illusion sur leur vie professionnelle : parallèlement à la description fine
des victimes de la lignée, les mineurs dépeignent avec réalisme leurs difficiles
conditions de vie, les humiliations subies, l’angoisse et la tension ressenties au fond du
puits.
la dénégation de cette réalité et l’attachement à sa condition  : malgré ou à cause du
regard amer porté sur leur vie de travail, les mineurs terminent généralement leur
récit par une glorification de la corporation.
la difficulté à envisager l’avenir et à le préparer  : les mineurs en activité se sont
résignés à quitter la mine, même si certains discours syndicaux affichent encore des
velléités de résistance. Mais l’avenir reste incertain, non tranché, entre le déplacement
vers les mines de Lorraine et la reconversion (mais pour quel emploi ?). La lutte n’est
plus à l’ordre du jour et les mineurs n’ont pas imaginé de stratégie professionnelle
pour leurs enfants qui, sans formation, se retrouvent nombreux au chômage.
la faiblesse de la mémoire collective, trait qui en lui-même nous interroge fortement.
Les mineurs frôlent aujourd’hui l’amnésie quand il s’agit d’évoquer ou de démêler le
passé qui a réorganisé et fixé leur sort. Soit la période de l’immédiat après-guerre, de la
«  bataille du charbon  »  : c’était il y a quarante ans, presque hier. On demanda aux
mineurs de contribuer à la reconstruction du pays en produisant un maximum de
charbon, dans de difficiles conditions matérielles. Mobilisation idéologique,
propagande active, avantages substantiels aux bons producteurs, nationalisation des
mines : rien ne fut négligé pour atteindre l’objectif. Cette période s’acheva à l’automne
1947, par le renvoi du principal dirigeant CGT des instances de direction des Houillères,
Léon Delfosse.
14 Pendant ce bref laps de temps se joue l’avenir de la corporation.
L’histoire s’est accélérée, et les enjeux sont tels que la maîtrise des
individus sur le cours des événements s’estompe. « C’était les 100 000
tonnes  !  » répond la mémoire collective à l’interrogation  : qu’était
cette période  ? Mais le souvenir s’arrête là, comme si ces deux
années avaient été vécues de manière traumatique ; la corporation a-
t-elle perdu sa cohérence et son identité en acceptant de
«  retrousser les manches  » et en laissant ses membres jouer aux
héros du travail ?
15 Période refoulée, oubliée, réduite à un ensemble de signes et de
symboles superficiels, la bataille du charbon n’est jamais reliée aux
discours actuels des mineurs, comme si cette dissociation était
nécessaire et salutaire.
16 Face à ce trou dans les mémoires et à l’obscurité relative de cette
période historique, il fallait repriser le tissage d’époque. Reprendre
un à un les fils - événements, discours, faits, lieux qui l’historien peut
retrouver grâce à un minutieux travail sur les archives écrites et
iconographiques, pour les croiser avec l’écheveau des existences
individuelles, qui restitue les positions des acteurs et révèle les
décalages obligés entre l’événement et la conscience qu’ils peuvent
en avoir. Le lecteur suivra donc successivement deux parcours qui
l’obligeront à repasser sur les mêmes lieux pour assister aux mêmes
événements et entendre les mêmes slogans mais à chaque fois dans
une position et avec une écoute et un regard différents.
17 Un premier parcours, celui de l’historien, recompose à travers
l’étude du déroulement de la bataille du charbon et l’analyse des
images qu’elle a engendrées, le personnage mythique du mineur,
«  l’Homme-Charbon  ». Ce n’est qu’une fois ces repères historiques
établis, que le second voyage peut être entrepris, celui qui mène sur
les lieux mêmes de l’action — le corps, la fosse, et le logement —
pour observer rétrospectivement la mise en place de nouvelles
pratiques.
18 Sur ces terrains, ce qui est advenu pendant ces deux années ne
disparaîtra pas si facilement. L’organisation du travail et les
relations entre ingénieurs, maîtrise et ouvriers se présentent sous un
nouveau jour  : rationalisation du travail, avènement des nouvelles
techniques d’exploitation sont marqués par les traces d’un passé
récent, la collaboration. La course au tonnage avec ses corollaires —
salaire individuel au rendement, matériel plus performant — change
profondément les conditions de travail et multiplie les facteurs de
risques, notamment l’exposition aux poussières. Avec la silicose, les
mineurs paieront quelques années plus tard un prix directement
proportionnel à l’effort fourni. Et si l’on fit bien peu de cas de leur
vie et de leur santé, en compensation, on s’occupa fort activement de
leur foyer en leur accordant le mirifique droit au logement gratuit
qui les liait, cette fois-ci définitivement, eux et leurs descendants, à
la mine. Le caractère durable de ces mutations signale qu’il ne
s’agissait pas de modifications de surface imposées extérieurement
par les circonstances.
19 Les hommes en place dans le bassin minier ne pouvaient se
contenter d’appliquer une nouvelle doctrine ; ils devaient jour après
jour, en inventer les termes sur le tas, loin des bureaux et des
aréopages qui fixaient les objectifs à atteindre. Par leur
intermédiaire des consignes ont été traduites en actes, en produits
qui conserveront la marque de ces artisans. Et notre recherche
puisera ses matériaux, non dans la puissance exacte des machines ou
les courbes de production, mais dans les paroles prononcées, les
réactions aux situations.
20 Emprunter quand c’est possible, les lunettes — modèle 1946 — des
ingénieurs, des responsables syndicaux, des médecins. C’est-à-dire
observer ce que ces hommes, dans le feu de l’action, ont pu
éprouver, percevoir, imaginer. Qu’importe si ces discours ne
concordent pas tout à fait avec la vision «  de loin  » permise par la
lecture des archives ou des articles de presse, des rapports et
comptes rendus de réunions qui sont censés enregistrer l’histoire.
Les communiqués de guerre n’ont jamais vraiment reflété ce qui se
passait en première ligne. Seuls ceux qui y étaient peuvent en parler
et seulement pour eux-mêmes.
21 Quand ces hommes seront morts et leur environnement remodelé,
les faits — les événements, les chiffres, les textes — auront alors beau
jeu d’imposer une grille d’analyse enfin débarrassée des à-peu-près
et des contradictions propres aux témoignages des individus vivants.
22 Le paysage minier ne disparaîtra pas du jour au lendemain, et les
images d’Épinal d’un métier en voie d’extinction seront rassemblées
et sélectionnées par un musée local. L’évolution des techniques, le
rôle de l’extraction minière dans le développement industriel, les
conquêtes sociales et les événements marquants — grèves et
catastrophes — seront les têtes de chapitre de l’exposition. Qui
trouverait à y redire ?
23 Pas les mineurs, qui ont bien voulu croire, après guerre, que leur
position en première ligne leur conférait un droit à une citoyenneté
privilégiée, eux qui n’avaient été que les parias et les captifs des
toutes-puissantes compagnies, et qui reconnaîtraient dans ce
découpage les grands thèmes de leur mythologie. La réalité,
malheureusement pour eux, les a réduits aux rôles de simples
figurants, et c’est l’archéologie d’un leurre que nous proposons. Ou,
si l’on veut, « l’avenir d’une illusion »...

Les acteurs
24 La bataille du charbon n’était pas si éloignée dans le temps que nous
ne puissions retrouver et interroger quelques-uns de ses acteurs
principaux : hommes politiques, syndicalistes, cadres des Houillères,
médecins des caisses de secours minières. Les questions que nous
leur avons posées portèrent sur leur situation antérieure à 1945, sur
leur rôle et leur fonction pendant la bataille du charbon et
aujourd’hui, sur leur interprétation de la période. Nous les avons
confrontés aux textes qu’ils avaient produits à l’époque ou aux
comptes rendus d’événements dont ils avaient été les acteurs. Ce qui
nous a permis d’imaginer plus précisément l’atmosphère dans
laquelle se déroulaient débats et affrontements, et de mieux cerner
en fin de compte ce qui fondait leurs attitudes, opinions, ou
sentiments le plus souvent maquillés lors des manifestations
officielles. C’est ainsi que nous avons rencontré :

— Auguste Lecœur : ancien dirigeant du PCF, maire de Lens à la


Libération, et secrétaire d’État à la Production charbonnière en
1946, qui joua un rôle déterminant sur le terrain pendant toute
la période.
— André Pierrard : cet ancien député communiste du Nord dans
les années 50 était rédacteur en chef du quotidien Liberté à la
Libération. Il servit donc en première ligne sur le front de la
propagande.
— Roger Pannequin : cet ancien responsable communiste,
originaire du Pas-de-Calais était à l’époque le jeune adjoint
d’Auguste Lecœur. Il a longuement évoqué dans deux livres ses
services dans la résistance communiste et l’immédiat après-
guerre dans les mines du Nord : Ami, entends-tu et Camarade, si tu
tombes (Plon).
— Léon Delfosse : chef syndicaliste CGT, il fut nommé directeur-
adjoint des Houillères nationales du Pas-de-Calais, chargé des
œuvres sociales. L’essentiel de la vie syndicale de cette période
passe par lui. S’il fut limogé de son poste aux Houillères en 1947,
il resta un chef influent pendant encore de nombreuses années.
— Marcel Legrand : syndicaliste CGT pendant la bataille du
charbon ; aujourd’hui maire de Carvin dans le Pas-de-Calais.
— Marcel Marteau : ancien délégué mineur CGT pendant la
bataille du charbon. Il représente le point de vue du syndicaliste
de base.
— M. Walch : directeur délégué du groupe de Valenciennes des
HBNPC (Houillères du Bassin du Nord-Pas-de-Calais) à la
Libération.
— M. Pointurier : ancien ingénieur des HBNPC dans le Douaisis.
— MM. Lagandré et Tréguer : ingénieurs des HBNPC et membres
du conseil d’administration des Houillères en 1946.
— Les docteurs Codron et Ringard : anciens médecins des caisses
de secours minières de la région de Bruay-en-Artois en 1945.
Chronologie de la bataille du charbon
1944 :
— 21 août-7 septembre : grève insurrectionnelle des mineurs et
libération du Nord.
— 28 août : appel à la reprise du travail de Henri Martel, député
mineur communiste, depuis Londres : « Mineurs de France, la
victoire totale vient à grands pas. »
— 13 septembre : 2 ministres communistes entrent dans le
gouvernement de Gaulle.
— 12 octobre : ordonnance fixant un régime provisoire de
nationalisation des mines du Nord-Pas-de-Calais.
— 7 novembre : retour de M. Thorez en France après cinq
années passées en URSS.
— Novembre : premières grèves de mineurs contre l’insuffisance
du ravitaillement.
— 21 décembre : reparution de La Tribune, organe des mineurs
CGT.
— 30 décembre : mot d’ordre de la CGT : « Travailler d’abord,
revendiquer ensuite. »
1945 :
— 3 janvier : la CGT demande aux mineurs de travailler certains
dimanches pour augmenter la production.
— Janvier-juin : plusieurs grèves partielles éclatent avec pour
thèmes principaux : l’insuffisance du ravitaillement et
l’épuration des cadres.
— 1er février : accident à la fosse 3 de Lens : 9 morts.
— 13 mars : premier meeting de Thorez dans le bassin minier :
« 60 000 personnes à Lens », titre Liberté, quotidien régional du
PCF.
— 17 mai : allocution radio-diffusée de Lacoste, ministre de la
Production industrielle : un appel pressant à la production est
adressé aux mineurs.
— Juin : la production et le rendement en baisse depuis avril
sont au niveau le plus bas.
— 13-19 juin : articles dans Liberté : « Le charbon décide de
tout. » Éloge du stakhanovisme.
— 15 juillet : grève à Béthune pour demander l’épuration d’un
porion. Le délégué-mineur CGT est révoqué par le commissaire
de la République avec l’approbation de Maurice Thaorez.
— 21 juillet : discours de Maurice Thorez à Waziers : « Produire,
faire du charbon, c’est la forme la plus élevée de votre devoir de
classe, de votre devoir de Français. »
— 2 août : la silicose est reconnue comme « maladie
professionnelle ».
— Août : préparation d’une grande campagne de propagande :
affiches, slogans, stimulants matériels, etc.
— 12-20 septembre : une grève dans les mines de Lens s’étend
dans plusieurs fosses du bassin.
— 17 septembre : le mot d’ordre est lancé à Lens par le
gouvernement et la CGT : « 100 000 tonnes de charbon par jour ;
pour gagner la bataille de la production. »
— Octobre : élection de l’Assemblée constituante : le PC devient
le premier parti de France. 5 députés communistes font leur
entrée comme ministres dans le Gouvernement provisoire, dont
M. Thorez (Fonction publique), M. Paul (Production
industrielle), A. Croizat (Travail).
— 24 décembre : meeting de Thorez à Valenciennes « pour la
renaissance française ». Appel pour la campagne des 120 000
tonnes par jour.
1946 :
— 22 janvier : démission du général de Gaulle. Thorez devient
ministre d’État, Auguste Lecœur sous-secrétaire d’État à la
Production industrielle.
— 9 février : 1re réunion de la « commission de modernisation
de la production de charbon ».
— 30 mars : coup de grisou à la fosse 1 des mines d’Ostricourt :
13 morts.
— 17 mai : loi sur la nationalisation des Houillères.
— 28 mai : le « statut du mineur » est adopté en conseil des
ministres.
— 30 août : installation à Douai du Conseil d’administration des
Houillères du Nord-Pas-de-Calais, présidé par un communiste.
— 17 novembre : loi sur « l’organisation de la sécurité sociale
dans les mines ».
— 16 décembre : le socialiste Lacoste redevient ministre de la
Production industrielle à la place de M. Paul Lecœur qui perd le
sous-secrétariat à la Production industrielle.
— Décembre : Force ouvrière forme une tendance organisée au
sein de la CGT.
— Décembre : Plan de modernisation des Houillères du Nord-
Pas-de-Calais.
1947 :
— Janvier : premier numéro de la revue Mineurs, « au service des
comités de puits des Houillères du bassin du Nord-Pas-de-
Calais. »
— 23 janvier : Thorez devient vice-président du conseil des
ministres présidé depuis le 17 par Ramadier.
— 6 mai : les ministres communistes sont chassés du
gouvernement.
— 15 novembre : Léon Delfosse (CGT) est révoqué de son poste
de directeur adjoint des Houillères du Nord. Victorin Duguet
(CGT) démissionne de la présidence des Charbonnages de
France.
— 17 novembre-9 décembre : grève générale des mineurs du
Nord-Pas-de-Calais.
1948 :
— 20 avril : coup de grisou à Courrières : 14 morts, 30 blessés.
— 19 septembre : décrets Lacoste remettant en cause certains
articles du statut des mineurs et de la sécurité sociale minière.
— 5 octobre-4 décembre : grève générale des mineurs du Nord-
Pas-de-Calais.
I. L'homme-charbon
Introduction

1 L’immédiat après-guerre fut cette période où se forgea


définitivement cette identité sociale et culturelle que nous avons
choisi d’appeler « la mythologie du mineur ». Parce que celle-ci est
d’abord faite d’images, bordée de discours et de représentations. En
1946 nommer le mineur, c’est désigner un prolétaire prototype,
brandi à l’époque comme parangon de la classe ouvrière. La fin de la
guerre ne fut pas tant libération que clôture. Comme un dernier tour
de vis donné à une histoire centenaire, qui s’explique largement par
la conjoncture historique et les événements qu’elle produisit. A la
Libération les forces politiques de gauche prennent le pouvoir dans
la plupart des municipalités du bassin minier. La CGT entre dans les
organes de décision des Houillères nationales et contribuent à
élaborer le statut du mineur, qui depuis, régit la corporation.
Pendant deux ans, 1945 et 1946, les mineurs sont confrontés à une
nouvelle donne politique et se voient assigner un rôle déterminant
dans la production, donc dans le redressement économique du pays.
Mais les institutions des Houillères mises en place pendant cette
période, si elles garantissent un niveau de vie convenable, ne
répondent que partiellement aux aspirations de la corporation et
même s’opposent fondamentalement dans certains domaines aux
revendications syndicales antérieures  : c’est le cas par exemple du
mode d’évaluation de la rémunération.
2 Des grèves éclatent ici et là, combattues par la CGT et le Parti
communiste qui joue, lui, sa crédibilité comme parti de
gouvernement et tient à atteindre en premier lieu les objectifs
économiques fixés en vue d’une autonomie politique de la France
face aux États-Unis. Mais au-delà de la situation nationale et
internationale, l’œuvre entreprise vise à instaurer de nouveaux
rapports entre les travailleurs, leurs syndicats et l’État — à l’échelle
d’un secteur de production — en construisant un nouveau profil de
l’ouvrier, un modèle «  moderne  » où les luttes contre le patronat-
exploiteur laissent place à une collaboration avec l’État-employeur.
L’ouvrier cogérant obtient en contrepartie de sa responsabilité des
conditions de vie décentes (salaire, sécurité sociale, logement,
loisirs). La tâche est délicate ; il fallait d’abord convaincre et former
les militants, essentiellement issus du PC et de la CGT, à leur
nouveau rôle d’encadrement de la production et de la vie sociale du
mineur. Et il fallait faire vite, en raison des difficultés économiques
et des besoins en charbon, mais aussi parce que le PCF n’était pas
assuré de se maintenir à long terme au gouvernement, s’il ne faisait
pas rapidement preuve de son efficacité et de son pouvoir. Aussi,
parallèlement aux réformes économiques et sociales entreprises, une
intense campagne se développe dans le but d’obtenir du mineur une
plus grande productivité.
3 Rappelons que celle-ci avait considérablement diminué pendant la
guerre pour au moins trois raisons  : la pénurie de machines et de
matériaux, la sous-alimentation des ouvriers et la résistance passive
qui se résume dans la formule : « pas de charbon pour les Boches ».
D’où l’immense campagne de propagande pour inciter au travail.
Campagne à coups de stimulants matériels, mais aussi en cultivant
l’image du mineur. Ainsi, les images narcissiques auxquelles les
mineurs et leurs familles pourraient s’identifier  : le mineur est le
premier ouvrier de France, il tient le gouvernail du pays tel le pilote
du navire. Captifs de l’image du héros du travail diffusée partout
dans le pays, les mineurs dans leur grande majorité se sont engagés
dans la bataille  ; mais au bout du parcours, c’est le destin d’une
corporation tout entière qui s’est scellé...
4 1945  : la bataille de la production succède à la bataille militaire. A
travers une mission économique (reconstruire la France) et politique
(assurer l’indépendance et la liberté), des enjeux idéologiques et
institutionnels se proclament ou se tapissent. Au nom d’une
modernité sociale et politique — la nationalisation du charbon, le
statut d’avant-garde octroyé aux mineurs —, une autre scène se joue.
Le mineur est baptisé «  premier ouvrier de France  ». Il est aussi
témoin «  de la classe ouvrière devenue majeure  » 1 pour ceux qui
au Parti communiste et à la CGT se chargent de mener le combat en
première ligne, au nom de l’idéal socialiste et, l’histoire le voulant,
du gouvernement français de l’après-guerre (1944-1947). Une
bataille du charbon où les mineurs furent convoqués à une nouvelle
gestion de leurs forces. Nous reconstituons ici les séquences
essentielles du travail sur ces forces ainsi que leur reformulation
dans un monde social où régnait depuis le milieu du XIXe siècle une
gestion patronale des masses ouvrières. La bataille du charbon peut
être considérée comme la métaphore même de la corporation
appelée à jouer un scénario écrit par d’autres, au nom de causes dont
les enjeux souterrains transcendaient l’histoire immédiate, mais s’y
accomplissaient.

NOTES
1. ADPC (Archives départementales du Pas-de-Calais) M.778, congrès du syndicat des
mineurs CGT, rapport moral d’activité du 23-24 mai 1946.
Après la guerre... la bataille (1945-
1947)
Bruno Mattéi

Le contexte politique et économique de la


bataille du charbon
Le charbon décide de tout
A. Pierrard Liberté, juin 1945
1 Il ne nous a pas été possible de repérer l’origine de la métaphore de
«  la bataille du charbon  », dont l’aire sémantique se déploie aussi
bien en France qu’en Belgique. En 1945, une brochure est publiée
outre-quiévrain  : L’angoissant problème du charbon. Dans la page de
garde, l’auteur explique : « Depuis la Libération nous assistons à une
véritable bataille, à propos de ce que l’on appelle la bataille du
charbon. Tous les journaux s’en occupent, tout le monde en parle. »
Si l’image est à replacer dans le contexte militaire de l’époque, elle
n’en déborde pas moins dans son usage et ses fonctions le champ de
la déflagration mondiale.
2 Au départ l’imagerie colle à la réalité, en est tout juste l’excroissance
métaphorique. Après la libération du Nord (début septembre 1944), il
s’agit de gagner la guerre  : la bataille du charbon n’est qu’une
modalité de la bataille pour la Libération. Le charbon en est l’âme
énergétique et le mineur reste «  un soldat  » sur le front de la
production. Le 28 août 1944, Henri Martel, député mineur
communiste du Nord lance un appel à la radio de Londres :
Dans les bassins libérés les mineurs furent au premier rang dans les combats
victorieux. Ils surent garder, les armes à la main, les mines et les installations de
surface contre la volonté dévastatrice de l’ennemi. Aujourd’hui la joie au cœur,
ils sont redescendus à la mine, ils redoublent d’ardeur à l’ouvrage, afin
d’intensifier la production de guerre et hâter la libération de leurs frères
ennemis sous la botte hitlérienne.
3 Mais la guerre gagnée, la bataille va continuer sur le front de la
mine. Le charbon devient le levier du relèvement économique et de
l’indépendance. Léon Delfosse l’explique aux mineurs en mai 1945 :
« Il faut que notre pays redevienne fort, puissant, indépendant. Pour
cela, nous devons maintenant gagner une autre bataille du charbon »
(La Tribune 12 mai 1945). Au milieu de l’année 1946 la production a
retrouvé son volume d’avant-guerre : alors, bataille gagnée, bataille
terminée ? Sur la scène économique et politique internationale, tout
est encore à jouer, tout commence.
4 « La bataille du charbon est engagée », titre la revue Nord industriel et
charbonnier le 13 juillet 1946. Les économies européennes sont en
reconstruction, entament leur modernisation. Le charbon est l’enjeu
affiché d’une bataille politique : les alliances et les rapports de force
sont à redéfinir sur les décombres de la guerre :
La thèse britannique s’oppose à la thèse française à la conférence du charbon à
Paris  : les Anglais paraissent vouloir comme après 1918 le rétablissement de
l’Allemagne à des fins commerciales, on s’en doute bien. On était en droit
d’espérer de l’Angleterre une politique plus compréhensive et la France s’étonne
de la voir revenir à ses erreurs du passé. La thèse de l’Angleterre est de donner le
plus de charbon possible à l’industrie allemande pour permettre à celle-ci de
financer par ses ventes à l’étranger les achats de denrées alimentaires et de
matières premières, afin que la zone d’occupation britannique cesse d’être une
charge pour le Trésor anglais (Nord industriel et charbonnier 13 juillet 1946).
5 La pénurie nationale explique que la bataille du charbon soit aussi
une bataille d’importation. La question du charbon de la Ruhr
revient comme un leitmotiv dans les conférences entre les
Européens et les États-Unis. Ces derniers entendent aussi contrôler
le rythme de redressement des économies européennes, en ne
laissant pas se reconstituer une puissance sur les dépouilles du
Reich. La production de charbon devient une priorité dans le plan de
redressement et de modernisation de l’économie établi en 1946 et le
plan Monnet 2 ne fait que développer et chiffrer les grandes options
définies par le CNR (Conseil national de la Résistance).
6 En 1944, les appels à la reprise du travail viennent de tous les bords
politiques. La presse socialiste n’est pas moins empressée que celle
du PC et de la CGT pour adresser des suppliques aux mineurs :
Le charbon manque, il faut du charbon... Quant à toi, camarade mineur, je sais
que tes bras sont prêts, je sais que tu es disposé à œuvrer avec cœur. Je sais que
tu seras heureux de dire quand l’or noir s’écroulera autour de toi sous les coups
répétés de ton marteau-piqueur  : allons-y c’est pour les copains, c’est pour la
France, c’est pour la République sociale (L’Espoir 22 octobre 1944).

Les enjeux de la bataille du charbon en 1944

7 En 1918, l’état des mines du Nord-Pas-de-Calais aurait déjà pu


«  justifier  » une bataille du charbon. Laffite-Laplace indique dans
une étude parue en 1933, L’économie charbonnière de la France :
Après le repli allemand les deux tiers du bassin étaient anéantis. Même les mines
que l’éloignement de la zone des combats avait protégées du feu avaient été
inutilisables pour plusieurs années. Au lendemain de la guerre, la capacité
normale d’extraction charbonnière de la France avait été réduite de moitié.
8 Les problèmes pour importer le charbon de l’étranger se posèrent à
l’époque en termes aussi aigus que pendant la période 1944-1947. Il
faudra attendre dix ans pour que le bassin du Nord retrouve son
niveau de production d’avant-guerre. Or ni l’État, ni les compagnies
minières n’ont lancé les mineurs dans une campagne de mobilisation
pour reconstruire le pays. En 1944, l’intrication de nouvelles données
politiques, économiques et idéologiques rend possible l’invention de
la reconstruction en termes de « bataille ».
9 La «  bataille du charbon  » est inséparable de la nationalisation des
Houillères inscrite au programme du CNR, au sein duquel le Parti
communiste a joué un rôle important. A la faveur de la Résistance,
cette ancienne revendication de la corporation a fini par opérer
autour d’elle un consensus suffisant pour ne plus faire peur. C’est
qu’elle apparaît d’abord comme une nécessité structurelle, l’outil de
gestion qui va permettre de redéployer plus efficacement la
production de charbon dans un univers de pénurie et de
concurrence. Même si elle a en plus, pour le PCF notamment, une
signification politique précise 3 , il est évident pour la classe
politique que « s’il n’y avait pas eu nationalisation, il n’aurait pas été
possible de demander aux mineurs les efforts pour gagner la bataille
du charbon  » (interview de Léon Delfosse). Idéologiquement, le
communisme, ainsi que l’hitlérisme ont produit avant la guerre une
nouvelle définition de l’homme : travailleur et soldat (L. Murard, P.
Zylberman Le soldat du travail 1978). La militarisation du travail par
« le communisme de guerre » fait souche en France après la guerre
dans des conditions particulières. Il s’agit de servir une politique et
une urgence et pour ce faire d’utiliser les forces politiques et
syndicales. Ce sont en l’occurrence les bons et loyaux services que
rendront pendant trois ans le PCF et la CGT dont l’influence et le
prestige sur les mineurs sont très importants au sortir de la guerre.
Comme l’exprime Auguste Lecœur avec le recul de l’auto-critique :
... ainsi j’allais en compagnie de mes camarades collègues du gouvernement
prendre une part plus active à la gestion loyale du régime capitaliste et suppléer
pendant quelque temps encore à la carence du personnel politique que le peuple
de France n’aurait pas supportée au lendemain de la Libération (A. Lecœur Le
Partisan 1954 : 23).
10 Au-delà des antagonismes politiques, la convergence est à peu près
totale entre le programme du CNR qui porte la marque du PCF et le
plan Monnet d’inspiration anglo-américaine. Tous deux concluent à
la nécessité de moderniser et de rééquiper rapidement l’industrie
dans un environnement où la marchandise est appelée plus que
jamais à être une « monnaie » sur le marché mondial. La production
industrielle ne s’envisage qu’en termes de bataille économique. D’où
la fascination pour des structures et des méthodes de production
très disciplinarisées comme il apparaît à la lecture de l’Annuaire de
l’économie en 1946 :
Notre industrie rééquipée ne risquera-t-elle pas de se trouver devant un marché
mondial sursaturé ? Ce risque est indéniable. Il n’en reste pas moins que la seule
monnaie d’échange que la France possèdera dans quelques années sur ce marché
mondial, ce seront ses marchandises. Elle n’a donc pas le droit de ne pas en avoir
suffisamment parce que la crainte qu’elle a d’en avoir trop n’est pas dépourvue
de fondement. Étant admis que l’avenir de la France est lié à la structure et au
rendement de son appareil de production, il faut dire maintenant avec franchise
qu’il ne s’accommode ni des relâchements ni des solutions de facilité que sont les
grèves. En URSS d’où les grèves ont été bannies, chaque producteur de qualité a
son diagramme personnel sur lequel il suit au jour le jour la courbe de l’activité
de son usine. Chez nous on parle de stakhanovisme au moment où le rendement
du travail individuel est plus déficient qu’il n’a jamais été. La France aspire dans
son ensemble aux rations des périodes d’abondance d’avant la guerre, sans
consentir au prix dont elles demandent à être payées (Annuaire de l’économie « La
production industrielle » 1939-1946).
11 En un temps où niveau de vie, abondance et consommation vont
désormais ancrer l’identité des sociétés, «  l’arme  » énergétique est
au point de départ de tout l’appareil de production. Après la guerre,
les mineurs sont appelés à «  mobiliser  » leurs forces de travail en
amont de cette modernisation.
12 Pendant trois ans la bataille du charbon va se dérouler sous le double
signe de la production et du rendement. A la Libération, il s’agit
surtout de produire avec les moyens du bord. En mai 1945, Robert
Lacoste, ministre de la Production industrielle, prononce une
allocution radiodiffusée. Le ton est alarmiste.
C’est à vous tous les mineurs de France que je m’adresse. Je veux attirer votre
attention sur la crise du charbon. Le manque de combustible constitue dès à
présent un véritable péril national... Il faut travailler encore, il faut sortir de la
paralysie, il faut écarter le marasme, et pour cela il faut avant tout du charbon.
Mineurs de France, on a besoin de vous pour que vive la France.
13 Un mois plus tard Lacoste fait un long exposé sur «  la crise
charbonnière  » devant les commissaires de la République. Sombre
tableau de l’économie française dressé pour mobiliser les énergies.
La France dispose à peine «  des 2/5 de son approvisionnement en
charbon d’avant-guerre, et pas d’importation  ». L’insuffisance du
charbon paralyse l’industrie  : le textile est à 15  % de sa production
normale  ; la sidérurgie à 20  % et la situation dans le bâtiment
apparaît tout aussi dramatique :
Les différentes activités qui constituent l’industrie du bâtiment consommaient
en 1938, 200  000 tonnes de charbon par mois. On ne peut leur attribuer
actuellement que 100 000 tonnes par mois. Loin de permettre la reconstruction
des régions dévastées cette situation conduit à une augmentation du nombre des
sans-logis dans les autres régions 4 .

1. 28 février 1946, à la fosse 8 de l’Escarpelle à Auby, près de Douai


de gauche à droite : Victorin Duguet, secrétaire de la Fédération nationale des
mineurs, Maurice Thorez, Auguste Lecceur et Léon Delfosse.
Un cliché retouché par la presse (Coll. particulière).

14 En juillet 1946, la production de charbon retrouve son niveau


d’avant-guerre  ; les Houillères ont été nationalisées en mai.
L’amélioration du rendement devient alors le thème de propagande
principal :
En France l’effort magnifique des mineurs a permis à la production nationale
d’atteindre les chiffres dont le pays est fier, puisqu’il est le premier qui a rejoint
son niveau d’extraction de la houille d’avant-guerre et l’a même dépassé. Mais la
production quotidienne du mineur au fond des mines du Nord n’est que de 900
kg en moyenne, alors qu’elle atteignait 1  220 kg en 1938 (Nord industriel et
charbonnier janvier 1947).
15 En juillet 1947, Victorin Duguet, président des Charbonnages de
France et responsable de la fédération CGT du sous-sol vient
expliquer à Bruay-en-Artois  : «  Il faut que vous produisiez
davantage. Par le rendement, par le prix de revient, par l’ordre nous
devons partout être meilleurs qu’avant-guerre.  » Le problème du
rendement hante les discours officiels et la propagande à destination
des mineurs. En février 1946 la première réunion de « la commission
de modernisation et d’équipement de la production de charbon » se
tient sous la présidence de Jean Monnet : V. Duguet y fait le constat
inquiétant que «  nos Houillères qui déjà avant la guerre
n’atteignaient pas un niveau élevé de modernisation se trouvent
aujourd’hui dans une situation moins bonne  ». De nouvelles
technologies d’extraction, de nouvelles formules de formation du
personnel et d’organisation technique du travail vont être avancées.
On prévoit notamment «  la concentration de l’extraction des
installations du jour sur un certain nombre de puits à grosse capacité
d’extraction » et la réduction du personnel de jour « effroyablement
trop élevé en raison de la vétusté et de la trop faible capacité des
installations » (Nord industriel et charbonnier décembre 1946). Mais le
problème essentiel pour l’amélioration du rendement reste la
motivation des hommes. Comment rendre les mineurs plus
productifs et compétitifs  ? Le PCF et la CGT vont jouer un rôle
déterminant pendant plus de deux ans, en première ligne sur le
terrain de la bataille.
2. Lecœur, Thorez, Duclos en conciliabule (Coll. particulière)

Le PCF et la CGT en première ligne


Rien de grand, ni de durable sans les mineurs
Liberté 6 janvier 1945
16 Nous n’entrerons pas ici dans un débat d’histoire pour savoir si le
PCF a été tenté (inspiré par Moscou  ?) de prendre le pouvoir au
moment de la Libération. Stéphane Courtois dans un ouvrage récent
(Le PCF dans la guerre 1980) montre le peu de crédit qu’il faut accorder
à la thèse d’un projet insurrectionnel du PCF en 1944. Staline devait
de toutes façons trancher devant la face du monde à Yalta. Les PC
occidentaux inscriraient leur politique à l’intérieur des démocraties
bourgeoises en avançant des positions au sein de leurs institutions
(élections, entreprises, etc.). Avant la fin de la guerre le PCF accepte
la légitimité gaulliste : « Pour le général de Gaulle et la France, nous
répondons présents » (La Tribune 6 janvier 1945). Mais une présence
qui se monnaye par l’entrée de ministres communistes au
gouvernement  : «  Le Parti communiste, se considérait comme un
parti de gouvernement, dit Léon Delfosse. Il avait une grosse
responsabilité au sein de la classe. Nous voulions faire en sorte que la
classe ouvrière puisse jouer le rôle qui est le sien dans le relèvement
économique de la France, lequel conditionnait le tout » 5 .
17 Cette « responsabilité », le PCF va la revendiquer et la prouver dans
la bataille du charbon. C’est lui qui va conduire les troupes sur le
terrain, via la CGT, dont plus des trois quarts des cadres syndicaux
sont membres du Parti dans les mines. Ici plus encore qu’ailleurs, le
PCF, « parti des fusillés de la Résistance », sort auréolé de la guerre.
Ce sont des militants communistes qui ont été à la tête des grèves de
mai-juin 1941 et de novembre 1943 contre l’occupant nazi. Dès les
premiers mois, le PCF profite avec habileté de ce prestige. Au
congrès de la CGT-mineurs de décembre 1944, les communistes ont
fait exclure les délégués-mineurs 6 qui étaient restés en place
pendant l’occupation ou qui avaient remplacé les «  unitaires  »
(communistes) : ils se sont ainsi emparés de la majorité du syndicat
et garderont leurs positions au congrès de mars 1946. Est-ce à dire
que sans cet engagement de la CGT et du PCF, la bataille du charbon
n’aurait pas été gagnée ? Elle aurait certainement été beaucoup plus
difficile à conduire : à la Libération, les mineurs n’étaient pas prêts à
« retrousser leurs manches » à n’importe quelles conditions.
18 « Travailler d’abord, revendiquer ensuite » (La Tribune 30 décembre
1944) : c’est le mot d’ordre que reçoivent les mineurs en reprenant le
chemin de la fosse. Et le préfet de l’époque fait part du zèle des
organisations syndicales : la CFTC 7 marche alors main dans la main
avec la CGT :
Les organisations syndicales dans toutes les réunions qu’elles organisent
affirment avec insistance l’engagement qu’elles ont pris de faire le maximum
d’efforts et d’user de leur autorité auprès des travailleurs pour augmenter la
production afin de permettre le redressement du pays. Elles suivent le mot
d’ordre : travailler d’abord, revendiquer ensuite 8 .
19 Mais les mineurs sortent épuisés des cinq années d’occupation.
Beaucoup ont été mêlés de près à la Résistance : dès la fin de la grève
insurrectionnelle d’août 1944, les revendications surgissent  :
l’épuration des « collabos », le ravitaillement, le salaire et le respect
des conventions de 1936 dont les principales stipulations avaient été
annulées en 1938. En janvier 1945, des grèves commencent à éclater
ici et là. Léon Delfosse s’interroge dans La Tribune : « La position qu’a
prise le syndicat de travailler et de revendiquer ensuite semble être
mal interprétée par une partie de la classe ouvrière » (La Tribune 27
janvier 1945).
20 En réalité, la stratégie du Parti et du syndicat est très mal comprise
par une majorité de mineurs. Beaucoup de délégués-mineurs et
certains cadres syndicaux sont eux-mêmes désorientés. Nestor
Calonne, un des dirigeants prestigieux de la CGT dans les mines
n’explique-t-il pas aux mineurs «  qu’il faut marcher vers
l’émancipation totale des travailleurs  » (La Tribune 30 décembre
1944). Ce langage de lutte renvoie davantage à une radicalisation de
l’action, et traduit les espérances nées de la Libération. Pour
beaucoup, celle-ci n’est que le premier pas vers de nouvelles
avancées sociales, sinon vers la révolution. Le mot d’ordre  :
« travailler d’abord » ne suscite pas l’enthousiasme. D’autant que les
revendications les plus brûlantes tardent à être satisfaites.

Les revendications

21 Trois revendications traduisent bien le décalage entre les aspirations


— parfois confuses — des mineurs et les forces politiques et
syndicales.
La question de l’épuration

22 Pendant près d’un an, elle est au centre du malaise et des conflits
dans le bassin minier. Dans leur livre La libération du Nord-Pas-de-
Calais, Étienne Dejonghe et Daniel Laurent montrent bien toute la
complexité du problème. Selon des arrêts définis en septembre 1944,
toute personne employée dans les exploitations des Houillères
pouvait remettre au syndicat une requête concernant des « délits de
collaboration ». Les syndicats transmettaient alors les plaintes à une
« commission professionnelle d’enquête et d’épuration » qui opérait
les vérifications nécessaires. Celle-ci soumettait ensuite ses
propositions à une commission inter-professionnelle, qui à son tour
transmettait les dossiers retenus au commissaire régional de la
République, lequel décidait des sanctions  ! Parmi les dossiers, peu
furent retenus par la commission. Les griefs étaient en général jugés
insuffisants. Les mineurs trouvaient le plus souvent dans ces
requêtes l’occasion d’exprimer la colère accumulée contre une
hiérarchie qui les avait fait « trimer » sous l’occupant, plus que des
faits précis de collaboration  : «  ce sont des griefs qui expliquent la
sourde colère des mineurs, écrit le préfet du Pas-de-Calais, les
réactions inarticulées que l’on ne peut comprendre dans une salle de
commission, mais que l’on saisit dans la tristesse des sièges
d’exploitation  » 9 . Au total la plupart des porions 10 , des
ingénieurs et des directeurs furent mutés ou recasés, et non
« épurés », selon le vœu des mineurs :
Sur huit cents dossiers examinés, deux licenciements, dix-huit suspensions, onze
déplacements et onze rétrogradations  : on aurait voulu ensanglanter le bassin
qu’on n’aurait pas agi autrement. Les mineurs eurent le sentiment d’être dupés.
Leur colère montait à mesure qu’étaient connues les réintégrations.
Insensiblement le climat d’autrefois se reconstituait et on s’exprimait à l’égard
des Houillères comme jadis à l’égard des compagnies (E. Dejonghe, D. Laurent La
libération du Nord-Pas-de-Calais 1974).
23 Une colère d’autant plus vive que le PCF et la CGT avaient adopté des
positions dures à la Libération. L’épuration était liée à
l’expropriation, aux nouvelles structures qui devaient se mettre en
place, voire à la liquidation d’une classe dirigeante accusée de
trahison. Mais le retour de Thorez en France — négocié entre de
Gaulle et Staline — et l’entrée de deux communistes dans le
gouvernement de Gaulle ont modifié l’appréciation du Parti. En
juillet 1945, M. Thorez déclare aux mineurs du Nord : « On ne va pas
épurer pendant 107 ans.  » Léon Delfosse reconnaît d’ailleurs que
«  l’épuration dans les mines est une opération faussée. On a
condamné quelques porions de ci de là. Mais la grosse masse des
ingénieurs et des directeurs est passée en travers du filet  »
(interview Léon Delfosse). Cette épuration « manquée » va laisser des
cicatrices et des rancœurs dans l’esprit des mineurs.

Le ravitaillement

24 L’insuffisance dramatique du ravitaillement est la cause


d’incessantes petites grèves :
Au lendemain de la Libération, conscient de la lourde tâche qui lui incombait
dans la reprise de la vie économique, le mineur a fourni un effort méritoire que
nul ne saurait nier. Déjà affaibli par les privations de l’occupation, il espérait
trouver une amélioration de ses conditions de vie par la libération du pays, qu’il
attendait avec espoir... les mineurs constatent que la nationalisation ne leur a
procuré aucun avantage matériel. Le grand problème qui les préoccupe
actuellement est celui du ravitaillement. Malgré les divers suppléments de
denrées alimentaires qui lui sont accordés, le travailleur estime qu’il est
insuffisamment nourri 11 .
25 Le gouvernement le reconnaît et s’efforce d’augmenter les rations ;
mais les réseaux de distribution fonctionnent mal, quand ils ne sont
pas « détournés » :
Il n’est pas douteux que l’état physiologique du personnel laisse fortement à
désirer. L’oppression particulièrement rude à laquelle ont été soumis les
mineurs, notamment dans le bassin du Nord-Pas-de-Calais ajoute ses effets
physiologiques à une fatigue déjà très grave (La crise de la production charbonnière
1945).
26 Des mesures plus radicales sont abandonnées :
Il avait été envisagé par ailleurs d’assimiler pour le ravitaillement l’ouvrier
mineur au soldat, et de lui faire allouer par les services de l’intendance les
mêmes rations qu’à celui-ci. Cette mesure n’a pas pu être retenue par le
gouvernement étant donné le nombre déjà élevé de rations alimentaires et la
part importante qui est ainsi prélevée sur l’ensemble des ressources alimentaires
du pays (La crise de la production charbonnière 1945).
27 Les grèves 12 concernent le plus souvent les ouvriers du jour qui
s’estiment lésés parce que leurs rations sont moins importantes que
celles des ouvriers du fond. Mais le mécontentement est plus large
quand le syndicat appelle les mineurs à travailler le dimanche au
nom de la production. Ces journées supplémentaires sont mal
suivies, malgré la propagande qui vise à culpabiliser le mineur
récalcitrant et «  saboteur de la production  ». Le désaveu de ces
« rallonges » de travail deviendra presque général. Le 22 décembre
1946, les mineurs se prononcent à 85  % contre le travail les
dimanches 29 décembre et 5 janvier.

Le salaire à la tâche

28 La question du mode de paiement  : salaire collectif par équipe ou


salaire individuel au rendement n’a pas été directement à l’origine
de conflits comme l’épuration et le ravitaillement. Mais elle a fait
naître un ressentiment souvent larvé, difficilement formulable. Pour
comprendre l’enjeu du mode de paiement, il faut revenir avant la
guerre, au début des années 1930, quand furent introduites les
méthodes de rationalisation. Celles-ci ont profondément modifié
l’organisation du travail et le mode de paiement en vigueur. A
l’occasion de l’ouverture de chantiers de travail plus longs, qui
remplacent les courtes tailles, on s’est mis à décomposer
scientifiquement le travail de rabatteur  : ce que l’on a appelé «  le
système Bedaux » 13 .
29 Le résultat consistait à substituer au principe d’un salaire collectif
calculé d’après l’ouvrage de tous et réparti selon l’échelle de chacun,
celui du paiement le plus souvent individuel ou parfois par petits
groupes. Les mineurs et les syndicats s’étaient montrés tout de suite
hostiles à ces procédés  : la solidarité de la taille était détruite, les
abatteurs mis systématiquement en compétition. Les plus
productivistes, appelés « macas » 14 , bénéficiaient de la progression
des gains en faisant grimper le rendement.
30 En juin 1936, ce fut l’explosion dans les fosses contre le système
Bedaux et le salaire individuel. Le «  Bedaux  » fut supprimé par les
conventions collectives de 1936. Celles-ci avaient également
introduit une clause dite de salaire minimum, auquel avait droit tout
mineur. Après le Front populaire, les compagnies devaient amorcer
progressivement un retour aux anciennes méthodes de
rationalisation et sous l’occupation allemande le «  Bedaux  » fit sa
réapparition. Ce fut une des causes de la grève de mai-juin 1941.
Légitimement, les mineurs attendaient que le «  Bedaux  » et son
corollaire, le salaire au rendement individuel, soient supprimés
après la Libération. Dans le cahier de revendications des mineurs de
Lens établi le 21 septembre 1944, l’abolition du « salaire aux pièces »
figure en tête de la liste des dix-huit doléances formulées, avant
même le ravitaillement et les augmentations de salaire (Liberté 22
septembre 1944).
31 La déception fut totale. Non seulement le salaire au rendement ne
fut pas supprimé mais il fut institutionnalisé dans le statut du
mineur en 1946. Des débats eurent lieu au sein du syndicat, mais
seule une minorité était hostile au salaire au rendement individuel :
Je dois dire que tout le monde n’était pas d’accord sur ce retour au salaire
individuel, par exemple je me souviens à Lens d’une réunion au cours de laquelle
Nestor Calonne, secrétaire général du syndicat, s’est élevé contre moi avec une
extrême violence à propos de cette méthode. Il était contre le retour au travail
individuel. Personnellement j’étais pour. J’étais à la direction des Houillères.
J’avais peut-être une motivation plus grande que la sienne  ! (Interview Léon
Delfosse, 1981.)
32 Dès janvier 1945, un système de primes au rendement est introduit :
la CGT a beaucoup de mal à justifier cette mesure. L. Delfosse
explique dans La Tribune  : «  La prime à la tonne est aussi une
iniquité, nous le savons, nous luttons contre cela. Mais malgré tout,
il faut que le charbon sorte de nos puits pour finir la guerre  » (La
Tribune 3 février 1945). Après la guerre, les mineurs ne voient
toujours rien venir  : primes et salaires aux pièces sont justifiés
maintenant par «  la bataille de la production  ». Demander aux
mineurs, au nom de la patrie et du relèvement national, de produire
avec les mêmes méthodes, quasiment les mêmes chefs, était une
gageure que seules des organisations qui « encadraient » solidement
les masses pouvaient réussir. Quand le salaire individuel à la tâche
est officiellement adopté, le PCF ne ménage pas sa propagande pour
le faire accepter. En février 1946, M. Thorez descend dans une fosse
d’Auby (Nord) pour faire l’éloge du retour aux anciennes méthodes :
Puisqu’il faut du charbon, beaucoup de charbon, il faut appliquer à l’extraction
les procédés scientifiques et mécaniques. Il faut introduire certaines méthodes...
il en est qui disent  : mais vous n’avez pas toujours dit cela, vous étiez contre
autrefois. Pardi, si nous étions contre : évidemment. Mais maintenant qu’il s’agit
de réaliser les procédés avec le concours des mineurs eux-mêmes, afin d’alléger
leur peine et améliorer leur salaire, nous sommes pour.
33 Dans ces conditions, plus besoin d’être complexé, d’être traité de
« maca ». Thorez souffle la réponse en cas d’insulte :
Il faut résolument répondre à ceux qui vous disent «  vous êtes des “macas”  »  :
« vous n’avez pas le sens du prolétariat. » Un « maca » autrefois, c’était en effet
celui qui travaillait pour le compte d’un patron contre ses camarades. Est-ce la
même situation maintenant dans les Houillères  ? Les Houillères, c’est à vous
mineurs, chers camarades. Il ne faut pas l’oublier, c’est au pays, c’est nous les
Houillères » 15 .
34 Les premières révoltes de mineurs contre des systèmes de paiement
individuel remontaient au Second Empire  : la revendication d’un
salaire collectif et plus égalitaire fut paradoxalement «  enterrée  »
par la gauche au nom du productivisme supérieur.

Les grèves de 1945

35 Souvent minimisées par l’histoire, les flambées de grèves de la


première moitié de 1945 sont les témoins du désarroi de la
corporation. Déclenchées en dehors du syndicat, ces grèves éclatent
le plus souvent spontanément, sans qu’on puisse déceler de leader
véritable. D’autres témoignent de l’ascendant d’un délégué-mineur,
encore proche des aspirations issues de la Résistance, en opposition
avec les mots d’ordre de la CGT. La CGT et le PCF y voient
systématiquement l’œuvre des socialistes qui tentent de les déborder
sur leur gauche, tantôt l’action sournoise d’anciens « chartistes » qui
les débordent sur la droite. «  Une grève déclenchée en dehors du
syndicat est toujours condamnable, mais quand elle compromet le
salut de la patrie et le succès d’une expérience économique et
sociale, elle devient un crime » (La Tribune 2 mars 1945).
36 En janvier 1945, par exemple beaucoup de mineurs (plus de 50  %)
refusent de travailler le premier dimanche de l’année pour
compenser le Jour de l’An. L’inspecteur des Renseignements
généraux note dans son rapport :
Il ne faut pas voir dans le grand nombre d’abstentions enregistrées un
mouvement de grève qui aurait été décidé par des éléments extrémistes et ayant
pour but de faire aboutir des revendications, mais plutôt une manifestation du
désir de la majorité des ouvriers de ne pas travailler le dimanche 16 .
37 Le dimanche 18 février, c’est un délégué-mineur de Béthune qui
incite ses camarades à ne pas travailler : « Comment, leur dit-il, vous
n’avez pas de ravitaillement et vous travaillez le dimanche  ; vous
feriez mieux de rester chez vous ». Le PCF riposte aussitôt : « Nous
demandons que ce saboteur du travail et de la production soit chassé
de notre siège et que des sanctions énergiques soient prises contre
ce mauvais Français ».
38 Les cadres syndicaux ont du mal à convaincre les mineurs : du 18 au
23 avril une grève des ouvriers du fond éclate à Dourges (Pas-de-
Calais). Ils demandent « l’épuration de cadres et de la maîtrise ayant
déployé un rôle favorable au gouvernement de Vichy et
l’augmentation des prix de tâche de certaines tailles  ». Dans un
premier temps, les ouvriers décident de continuer malgré
l’intervention du délégué CGT. Le 22 avril, René Six, un dirigeant de
la CGT, vient répéter aux mineurs « que la grève avait assez duré et
que chacun devait tout mettre en œuvre pour la relève du pays ». A
ce moment «  la foule hostile à la reprise du travail manifeste son
mécontentement par des cris. »
39 Un autre délégué intervient, sans doute plus habilement, et dit
« qu’il est entièrement d’accord avec les revendications, mais que la
guerre est là ». Un nouveau vote a lieu et finalement une majorité se
prononce pour la reprise du travail. Chaque semaine on enregistre
un mouvement qui gagne parfois les fosses voisines : autant de coups
de colère, vite enrayés, mais qui finissent par inquiéter :
En juin, la situation s’est nettement aggravée à la suite des mouvements qui ont
récemment affecté tout le bassin minier. Si l’on tient compte des journées
perdues lors des fêtes de la victoire, il en résulte une diminution importante du
tonnage de charbon extrait. Par ailleurs le rendement moyen par ouvrier
continue à baisser régulièrement (rapport du préfet).
40 A l’occasion de ces grèves, des troubles manquent de dégénérer,
comme à Lourches ou à Drocourt :
Le pire a été évité de justesse, pour un oui, pour un non, des ordres de cesser le
travail sont propagés à l’insu des fédérations. Et les chefs syndicaux qui
risqueraient de s’y opposer se trouveraient débordés. Des entretiens personnels
avec ces derniers me permettent de penser que cette crainte n’est pas vaine.
41 La CGT laisse percer son impatience :
Et maintenant il faudrait stopper. Partout des délégués viennent au siège
réclamer plus de savon. On s’en occupe mais de jeunes indisciplinés font grève
pour cela à Drocourt. Jeunes, réfléchissez ! (La Tribune 22 avril 1945).
42 La direction du PCF s’inquiète suffisamment de son côté pour
envoyer des dirigeants sur le carreau de la mine. A. Lecœur
témoigne :
Chaque fois évidemment il ne fallait pas que nous soyons débordés. Pendant le congrès du
Parti qui s’est tenu à Strasbourg, il y avait une grève. Il fallait que je m’en occupe pour
faire reprendre le travail. Un jeudi matin, j’étais arrivé au Bureau politique qui
commençait à 9 heures. A 9 heures 30, on apporte un petit billet à M. Thorez. Thorez me
fait signe : il y avait une grève à Calonne ou à Liévin, je ne sais plus. Il me dit : vas-y tout
de suite. J’ai quitté le Bureau politique. J’ai pris le train. Pourtant il y avait des militants
sur place. Mais je faisais le « pompier », toujours avec le brave Nestor Calonne parce qu’il
avait une grande expérience et qu’on avait confiance en lui.
43 Quant à la méthode utilisée, elle semble invariable selon Lecœur :
J’allais directement sur le carreau de fosse et puis j’invitais les mineurs à venir et à
discuter. Ils reprenaient, parce qu’à la longue, c’étaient les nôtres qui restaient les
derniers et quand je voyais qu’ils avaient la majorité, je faisais voter pour la reprise du
travail. Ça se passait toujours comme ça  ! (interview de A. Lecœur, R. Pannequin, A.
Pierrard, 1981).
44 Dans cette montée en première ligne des chefs du parti,
l’intervention la plus spectaculaire restera celle de Maurice Thorez à
Waziers le 21 juillet 1945. Thorez choisit cette petite cité minière du
Nord près de Douai parce que « les troupes » syndicales et ouvrières
y sont plus disciplinées que dans le Pas-de-Calais, traditionnellement
plus remuant. Officiellement Thorez vient présenter devant les
délégués des organisations communistes le compte rendu des
travaux du Xe congrès du Parti. Mais l’histoire retiendra « l’appel à la
production » qui est au centre de son discours : « Produire, faire du
charbon, c’est la forme la plus élevée de votre devoir de classe, de
votre devoir de Français.  » Parmi les différentes causes de
l’insuffisance de la production, Thorez s’étend longuement sur ce
qu’il appelle «  l’effort insuffisant des mineurs eux-mêmes  ». Et le
«  guide clairvoyant et ferme du Parti communiste et du peuple
français » 17 de fustiger les grèves et l’absentéisme mis au compte
de l’égoïsme, de la paresse et d’un patriotisme insuffisamment
chevillé.
45 Les historiens communistes n’ont voulu retenir dans le discours de
Waziers qu’un appel à la solidarité de classe :
Solidarité qui unit les meilleurs entre eux et avec les autres ouvriers des autres
corporations. Dans les circonstances de l’après-guerre, c’est la lutte pour la
production qui doit révéler à la classe ouvrière son identité et sa solidarité,
comme en d’autres temps ce peut être la fonction principale de la grève (J.-P.
Hirsch La Revue du Nord octobre-décembre 1975).
46 La soumission aux mots d’ordre du Parti et de ses organisations
devient le seul moyen de recouvrer son identité et de se voir
décerner un certificat de civisme et de « classe ». Pour le dirigeant
du Parti, les grévistes et les absents ont toujours tort, quelles que
soient les raisons de la révolte. Et il le fait savoir en termes
moralisateurs. A cet égard le «  coup de semonce  » de Waziers peut
être lu comme un discours exemplaire de propagande :
Je dois vous dire, camarades, que je ne suis pas tout à fait convaincu des raisons
qu’on donne pour justifier les absences au travail... On s’absente trop facilement
pour un oui, pour un non, et pour un mineur qui a le goût de son métier, il sait
très bien que tant d’absences, c’est une désorganisation complète du travail. On
fait tort à ses camarades et pour quelles raisons ? Parfois pour une égratignure.
Je dis que c’est un scandale... C’est fini avec de telles méthodes parce que ça c’est
de l’anarchie, de l’encouragement à la paresse. Voici un autre cas : on m’a signalé
l’autre jour que dans les puits de l’Escarpelle, une quinzaine de jeunes gens, des
galibots, ont demandé de partir à six heures pour aller au bal. Je dis que c’est un
scandale, inadmissible, impossible. Vous le savez bien, chers camarades, j’ai été
jeune aussi. J’ai été aussi au bal et j’ai dansé, mais je n’ai pas manqué un seul
poste à cause d’une fête ou d’un dimanche. Je dis aux jeunes : il faut avoir le goût
de son ouvrage, parce qu’il faut trouver dans son travail la condition de sa
propre élévation et de l’élévation générale  : les paresseux ne seront jamais de
bons communistes, de bons révolutionnaires, jamais, jamais. Les mineurs
courageux, ceux qui ne craignent pas la peine, ceux qui connaissent leur métier,
ceux qui ont toujours été les meilleurs de nos militants ouvriers, ont été les
pionniers, les organisateurs de nos syndicats, les piliers de notre parti... Je le dis
en toute responsabilité, il est impossible d’approuver la moindre grève 18 .
3. Maurice Thorez à la tribune (archives Houillères du bassin du Nord-Pas-de-Calais)

47 S’adressant aux militants du Parti mais par-delà, aux mineurs et au


pays, Thorez a pris l’assistance «  à froid  » selon plusieurs
témoignages (interview de A. Lecœur, R. Pannequin, A. Pierrard,
1981). La salle fut «  secouée  »  : beaucoup de militants du Pas-de-
Calais, où l’agitation était la plus difficile à contenir, étaient visés par
Thorez. A Waziers, le secrétaire général cherche aussi à souligner
que son parti est prêt à prendre «  toutes ses responsabilités  » au
gouvernement. Le message allait être entendu : « De Gaulle comprit
dès ce jour qu’il devait faire à Thorez une place dans son
gouvernement, il y gagnerait la tranquillité et des centaines de
milliers de tonnes de charbon » (Roger Pannequin, 1977).

L’accalmie
48 Après la conférence «  historique  » de Waziers, les militants
communistes s’étaient engagés «  à tout mettre en œuvre pour
gagner à tout prix la bataille de la reconstruction de la production et
en tout premier lieu la bataille du charbon ». La propagande du Parti
se montre aussitôt d’un optimisme à toute épreuve : le 29 juillet, A.
Pierrard écrit dans Liberté : « Efficacité de Waziers : les mineurs ont
compris les conseils de M. Thorez, les chiffres de cette semaine sont
éloquents, la production augmente... L’absentéisme qui était de
19,14 % dans la première semaine de juillet passe à 16 % en moyenne.
Le rendement individuel de 811 à 859 kg. »
49 Mais la situation est loin d’être stabilisée  : en septembre nouvelle
alerte, la plus grave de la période : une grève part de Lens, se répand
dans plusieurs fosses du bassin, de Bruay à Valenciennes :
Les mineurs sont susceptibles, ils se froissent lorsque leur syndicat prend des
mesures sans les consulter. C’est ainsi qu’ils reprochent par exemple au syndicat
d’avoir décidé de la question de la retenue des deux heures de travail en faveur
des prisonniers sans leur accord... Un fait est certain  : ils n’acceptent pas la
propagande communiste à produire pour la France 19 .
50 La grève de septembre 1945 est intéressante à retracer car elle met
en évidence les moyens utilisés par le PCF et la CGT pour briser un
mouvement qui dure et s’étend, quelques semaines après « le rappel
à l’ordre  » de Waziers. Le 12 septembre au matin des mineurs de
Lens cessent le travail «  sur la question de la hausse du prix des
marchandises et l’amélioration du ravitaillement ». Le PCF et la CGT
y discernent tout de suite «  un complot  », puisque «  depuis six
semaines la production montait sans cesse et que de toute la France
des sentiments élogieux et reconnaissants nous parvenaient  » 20 .
Dès lors qu’il y a «  complot  », il y a comploteur. Des mineurs sont
désignés comme responsables de la grève  : on cite leurs noms, on
met en cause leur passé pendant la guerre ; leur volonté de nuire à la
cause de la production les désigne à la vindicte des mineurs
«  responsables  ». Un maire communiste va jusqu’à demander au
préfet de révoquer un délégué-mineur :
Nous, soussigné Maurice Delbarre, président du comité local de libération et
maire de Loos-en-Gohelle, ai l’honneur de porter à la connaissance de M. le
Préfet que J.-B. Marquette, délégué suppléant à la fosse 15 des mines de Lens, a
pris une part active à la conduite de la grève des puits 12 et 15 des mines de Lens.
Ce délégué suppléant n’ayant pas compris son devoir de Français pour la
renaissance de notre patrie, en conséquence je vous demande la révocation de J.-
B. Marquette de ses fonctions de délégué-mineur adjoint.
51 Un autre mineur mis en cause fait paraître une lettre ouverte au
citoyen Lecœur et dénonce la délation dont il a été l’objet  : «  Je ne
suis pas meneur. Peut-être avez-vous été induit en erreur, toujours
est-il que vous m’avez jeté en pâture à l’opinion publique et à la
population de la région Nord » 21 . Quant à l’ouvrier Guy Thévenot,
ancien membre de la CGT, il fait paraître dans Nord-matin un article :
« La vérité sur la grève des mineurs » :
Je tiens à dire que la grève qui a éclaté aux mines de Lens a eu pour objet un
mécontentement général au sujet de la hausse des prix et du ravitaillement,
contrairement à ce que Liberté, l’Humanité et d’autres annonçaient. Ceux-ci
signalaient en effet que la grève avait été déclenchée par un homme exclu de son
organisation syndicale : ce qui est absolument faux. Voilà une drôle de façon de
dire la vérité et de prétendre à l’unité ouvrière. Il est plus facile de jeter la
responsabilité de cette grève sur un ouvrier que de dévoiler ceux qui sont
vraiment responsables du mécontentement des mineurs.
52 La grève se poursuit, alors que le 17 septembre un vaste
rassemblement est prévu à Lens par le gouvernement et la CGT : c’est
le jour choisi pour annoncer aux mineurs la campagne des « 100 000
tonnes  ». Face à cette grève inopportune, le PCF et la CGT
fonctionnent comme une citadelle assiégée  : il n’y a pas de bonnes
revendications, mais de «  mauvais patriotes  » ou des individus qui
ont une volonté politique de nuire. A Lens des délégués syndicaux et
des mineurs ulcérés évincent le maire A. Lecœur, et choisissent le
socialiste Sion, ex-député et ancien maire, pour porter leurs
revendications à Paris. Des responsables de la CGT, y compris les plus
populaires comme Nestor Calonne, sont «  hués  ». Ces réunions
houleuses aboutiront finalement à la reprise du travail le 20
septembre.

100 000 tonnes par jour

53 Le 17 septembre, la réunion « historique » de Lens 22 se déroule en


présence de R. Lacoste, le ministre, et des leaders du Parti et de la
CGT, Henri Martel et Benoît Frachon. « Je vous demande un nouvel
effort  ; pourquoi  ? je vous le dirai. Comment  ? je vous le dirai  »,
annonce d’entrée le ministre. Des murmures montent dans
l’assistance évaluée à 8  000 personnes 23 . Le discours de Lacoste
passe mal auprès d’une population écorchée par les efforts qu’on lui
demande sans cesse. Il faut toute l’autorité de Martel et surtout de
Frachon pour faire applaudir les «  100  000 tonnes  ». Celui-ci
explique :
I1 s’agit d’un moment d’exception en attendant les jours meilleurs, mais nous
n’en sommes pas à la période que nous rêvons. Cette période à laquelle nous
travaillons, à laquelle vous travaillez, que vous aiderez à venir en produisant
davantage de charbon, où nous aurons une industrie tellement développée, où la
science mise au service de l’humanité nous permettra d’avoir tout ce que nous
voudrons, et où la devise sera alors « à chacun selon ses forces et à chacun selon
ses besoins  » alors qu’actuellement, elle ne peut être qu’«  à chacun selon son
travail ».
54 La fin de la grève de septembre annonce la retombée de cette
agitation. 1946 fut une année calme. Pour Léon Delfosse  : «  Le mot
d’ordre de la production était admis par l’ensemble des mineurs,
avec des réactions violentes sur des points précis comme l’épuration
et le ravitaillement. » Reste qu’il est difficile de « mesurer » l’intime
conviction d’une corporation dans ses diverses composantes. Était-il
possible pour les mineurs de fonctionner en dehors de cette identité
de producteur « infatigable » ? Le PCF et la CGT sont parvenus, à la
faveur de la bataille du charbon, à lui donner «  un tour de vis  »
supplémentaire. Non sans difficultés pendant plus d’un an  : un
rapport sur l’activité de la chambre syndicale des ouvriers mineurs
du Pas-de-Calais fait état du scepticisme affiché par les mineurs ou
du moins par une partie d’entre eux :
Les ouvriers mineurs se retournent peu (font peu de cas) des slogans de
production lancés par certains organes de presse et, à ce sujet, ils ne se cachent
pas de dire que ces slogans ne peuvent servir qu’à des individus avides d’une
place politique et syndicale. Ce qui a tendance à pousser les mineurs au
rendement, c’est l’amélioration du ravitaillement et l’aide apportée par les
prisonniers de guerre allemands 24 .

4. Benoît Frachon (archives HBNPC)

55 Suivie avec scepticisme, résignation ou conviction, la bataille du


charbon n’a pu entrer dans les faits que grâce à la mise en place de
dispositifs idéologiques et institutionnels renforcés ou nouveaux.

Les dispositifs idéologiques et institutionnels


Il faut que partout dans nos fosses, dans nos usines se crée une mystique de la production
Mineurs mars 1947.
56 Le dispositif de fond est ce que nous avons appelé « la mythologie du
mineur » : un discours sur le mineur, tenu pour le représenter, tant à
ses propres yeux qu’aux yeux des autres, de telle sorte qu’il finisse
par intérioriser cette image, s’y reconnaître et l’accepter comme la
manifestation d’une nature première. Cette mythologie, la bataille
du charbon ne l’a pas créée de toutes pièces. Le PCF et la CGT ont su
réactiver, réorganiser et gérer un stock d’images et de
représentations qui ont servi à fonder progressivement l’identité de
l’ouvrier mineur. Cette mythologie s’est construite autour de deux
composantes  : l’amour du travail et l’exemplarité du mineur,
«  avant-garde du prolétariat  ». (cf. le chapitre 3  : «  Portrait du
mineur en héros ».)

1936 : discipline

57 Le Front populaire avait déjà préparé la réactivation du « mythe du


mineur  » au service d’un gouvernement de gauche. L’explosion de
1936 avait lancé les mineurs déterminés dans les grèves, d’autant
que la crise des années 30 et la réorganisation du travail avaient
éprouvé durement la corporation. Très vite, on demande aux
mineurs de savoir terminer une grève et on les rappelle à leur
identité de travailleurs. La littérature syndicale révèle la peur d’une
explosion sociale  : «  Vigilance, discipline  », «  Mineurs, soyez
disciplinés  » (La Tribune 18 juillet et 19 septembre 1936)  ;
constamment il est rappelé que le rendement demeure la raison
d’être des réformes sociales qui viennent d’être obtenues :
Les mineurs ne doivent donner sous aucun prétexte au patron l’occasion de dire
que la baisse de rendement est due au relâchement des mesures disciplinaires de
tous ordres. Nous leur disons qu’une production accrue là où cela est possible
doit être consentie (La Tribune 31 octobre 1936).
5. L’important meeting du stade Nungesser à Valenciennes (archives HBNPC)

58 Dans un court article intitulé « le rendement individuel », un ouvrier


syndicaliste explique que les mineurs (et donc la classe ouvrière)
sont bien restés eux-mêmes :
On a pu remarquer depuis quelque temps une campagne tendant à dénigrer la
classe ouvrière en affirmant que celle-ci devient paresseuse. A part quelques
exceptions très rares que nous réprouvons, la classe ouvrière tout entière a gardé
intacte sa conscience professionnelle. Si dans certains cas il fut constaté une
baisse de rendement, cela incombait à un manque de matériel ou à une mauvaise
organisation du travail... donc foin des calomnies envers la classe ouvrière qui
sait pertinemment que le rendement doit être augmenté afin de permettre que
l’expérience du Front populaire se développe normalement (La Tribune 13 février
1937).
59 Tout se passe comme si davantage de «  bien-être social  » devait se
payer par une suridentification au travail. «  Camarades pour
conserver les avantages acquis nous devrons prouver au patronat
que nous pouvons produire autant sinon plus que par le passé » (La
Tribune 24 octobre 1936). S’agit-il simplement de le prouver au
patronat dans le cadre d’une fine analyse des rapports de force
politiques et d’une tactique syndicale bien comprise ? Ou s’agit-il de
prouver à ceux qui défendent «  vos intérêts  » (et parlent «  pour
vous ») qu’on reste bien identique à soi-même en acceptant que tout
rentre dans l’ordre, qu’il n’y a pas d’alternative, du moins à échelle
collective ? Ces questions sont, selon nous, au cœur de la bataille du
charbon.

1945 : métaphysique du mineur

60 En 1944-45, le PCF et la CGT ont toute l’initiative pour mener une


bataille de la mythologie revue et corrigée. Écoutons M. Thorez.
Dans son discours de Waziers, il répète que « les vieux mineurs ont
l’amour de leur métier comme les marins ont l’amour du leur ». Mais
derrière l’image, il y a une philosophie du prolétaire mineur que
Thorez explicite dans une interview en 1950  : «  Que penses-tu des
mineurs ? » lui demande-t-on.
Un métier terrible, des gars magnifiques. Oui, un beau métier. Il traduit le vieil
effort de l’homme pour se rendre maître de la nature. Au combattant, il
n’emprunte pas seulement ses postures, il en possède la ténacité, le courage,
l’esprit d’équipe, l’entraide. 11 semble que pour descendre dans la mine, il faut
être né dans un coron. Ce dur métier est moins un métier qu’une destinée.
N’importe qui ne descend pas au fond chez nous. On est mineur de père en fils :
ce sont nos parchemins de noblesse (Liberté 22 avril 1950).
6. Le sourire et la cigarette, à la remonte (couverture du n° 1 de la revue Mineurs, janvier
1947)

61 L’idéal du mineur, né «  travailleur et soldat  », fonde une


métaphysique de l’homme. C’est l’affirmation d’un «  homme
nouveau  » qui réalise sa destinée en occupant la place qui lui est
assignée. L’histoire, en l’occurrence «  la bataille du charbon  », est
l’occasion d’affirmer cette identité de prolétaire de masse à l’échelle
d’une nation. Épreuve certes, mais aussi moment « pédagogique ». A
Waziers, Thorez s’écrie : « Il faut que les mineurs aiment la mine. »
Dans cette injonction, il n’y a pas seulement l’idée de conjurer le
doute qui pourrait s’installer en voyant les jeunes préférer le bal à la
fosse  : c’est l’énoncé programmatique d’un homme dont l’existence
doit coïncider avec l’essence.
62 L’amour du métier que Thorez proclame comme évidence de nature
n’apparaît pas aussi clairement en 1944 à tous les dirigeants du Parti.
H. Martel explique en octobre 1944 :
Nous accusons la direction des mines d’avoir pendant des années, en particulier
30-35, et durant l’occupation, usé physiquement les mineurs, et moralement
d’avoir tué en eux l’amour du métier, si tenace autrefois, que l’on tenait
d’honneur d’être mineur de père en fils, quand aujourd’hui le métier dégoûte au
point que le grand rêve des parents est de soustraire le fils à la mine (Liberté 16
octobre 1944).
63 En 1947, Léon Delfosse précise comment on doit « faire en sorte que
les mineurs aiment leur métier  » (Mineurs 1947). Affaire
d’apprentissage. Et le président communiste du C.A. des Houillères
nationales annonce : « Il faut que partout dans nos fosses, dans nos
usines se crée une mystique de la production, gage de notre foi en
l’avenir, en l’avenir du mouvement ouvrier et de la nationalisation,
en l’avenir du pays » (Mineurs mars 1947).
64 Le modèle proposé aux mineurs pour recouvrer leur identité
menacée porte un nom : le stakhanovisme : « Ne pourrions-nous pas
nous inspirer des résultats d’un pays ami, l’Union soviétique, où le
stakhanoviste est chéri à l’égal du héros des champs de bataille  »
(L’Espoir 16 septembre 1945), indique A. Pierrard quelques jours
avant la venue de M. Thorez à Waziers, au fil d’une série d’articles
intitulée  : «  Pour gagner la bataille de la production  ». L’appel à
travailler le dimanche, la réintroduction du rendement individuel, la
propagande faite autour des meilleurs producteurs et des meilleures
fosses illustrent quelques-unes des pratiques stakhanovistes de
l’époque. Des pratiques qui ne font pas l’unanimité : si un consensus
existe pour augmenter la production, des polémiques s’instaurent
dès l’été 1945 sur les moyens d’y parvenir.
65 Le journal socialiste L’Espoir et la presse de la CFTC ne manquent pas
de se faire l’écho des réticences des mineurs contre «  l’homme
productiviste » : « Les mineurs sont contre le stakhanovisme... il y a
certes un problème de charbon à résoudre d’urgence, mais encore
convient-il de ne pas voir seulement les bras des mineurs et leur jour
de repos du dimanche qu’on voudrait leur soustraire  » (L’Espoir 19
avril 1945) ; et encore :
Nous ne pouvons en tant que socialistes être pour le stakhanovisme (méthode de
travail d’importation étrangère) parce que pour nous, c’est le taylorisme ou le
travail à la chaîne dont le prolétariat a eu tant à souffrir. Pour nous le
stakhanovisme, c’est d’une manière déguisée, qu’on le veuille ou non, le retour à
certaines méthodes maudites que les mineurs ont condamnées. Nous ne
cesserons de condamner tout ce qui pourra ramener les mineurs aux temps
maudits de l’esclavage souterrain (Liberté 18, 19, 20 et 21 juillet 1945).
66 Le PCF, à l’époque comme aujourd’hui, se défend contre ce qu’il
estime être une interprétation caricaturale du stakhanovisme  : le
facteur technique compte autant que l’effort de l’homme,
argumentent les responsables communistes de la bataille du
charbon  : il ne s’agit pas de «  faire augmenter la production
seulement en demandant des efforts physiques complémentaires aux
mineurs qui sont arrivés au sommet de leurs possibilités, mais par
l’organisation du travail, par du matériel, etc.  » (Nord industriel 23
novembre 1946). Cette version «  rose  » du stakhanovisme laisse
volontairement de côté le primat des facteurs idéologiques et
politiques. Maurice Thorez explique sans détours à un journaliste
anglais les ressorts profonds du stakhanovisme  : sacrifice,
identification à une cause et négation de soi :
Quand j’ai dit pour la première fois à nos mineurs qu’à tout prix il fallait faire du
charbon, les techniciens m’ont répondu que la machinerie était vieille et que rien
ne pouvait être fait. J’ai répliqué  : peu nous importe la machinerie, il faut que
nous ayons du charbon et nous avons réussi (Nord industriel 23 novembre 1946).
67 Cette morale du « à tout prix » fait qu’en définitive le mineur n’est
pas seulement chargé de se valoriser par le travail mais aussi par le
risque et la mort au travail. A l’enterrement de treize mineurs tués
dans une catastrophe à Oignies en 1946, A. Lecceur tire la leçon :
Lorsque nous luttions pour relever le pays, la meilleure façon de venger nos
morts était de frapper plus fort que l’ennemi. Aujourd’hui des camarades sont
tombés dans la bataille pour la renaissance française, nous les vengerons en
redoublant d’efforts pour relever le pays (La Tribune avril 1946).
68 En clair  : des mineurs sont morts au travail, mais on va prendre
appui sur eux pour produire encore davantage et pousser plus loin le
sacrifice.
69 Le PCF et la CGT expliquent aussi que la bataille du charbon, version
stakhanoviste, ne se réduit pas seulement à la poursuite d’objectifs
quantitatifs : « une pédagogie de masse » la sous-tend, explique Léon
Delfosse, qui a créé à cet effet la revue Mineurs. Cette revue devait
s’efforcer « de donner une culture technique permettant à l’ouvrier
de comprendre ses dures conditions de travail. Il s’agissait, en
mettant l’accent sur les difficultés de l’heure et les perspectives de
modernisation de rendre le mineur solidaire du devenir de sa fosse
et des destinées du pays » (Dejonghe Revue du Nord 1975).
70 L’histoire a montré qu’on peut difficilement mettre en doute
l’efficacité d’une telle «  pédagogie  ». Reste à s’interroger sur sa
valeur. Une pédagogie qui repose sur l’adhésion contrainte est-elle
autre chose que de la propagande  ? Et si la propagande tient une
place déterminante dans l’incitation quotidienne au rendement,
n’est-ce pas parce qu’elle s’inscrit dans la logique de la production
du mineur «  travailleur et soldat  »  ? Comme dans les pratiques
stakhanovistes, «  mieux valait convaincre que punir, user de
motivations positives que d’un système de coercitions périmé  »
(Dejonghe Revue du Nord 1975). A partir de septembre 1945, une vaste
campagne se déploie sur trois registres (cf. chapitre 5) :
l’émulation entre les fosses avec les baromètres de production, les citations au tableau
d’honneur, les drapeaux au sommet des chevalets des meilleurs puits pour exciter la
rivalité entre équipes,
l’émulation entre ouvriers eux-mêmes par le jeu des récompenses en nature (vélos,
petits cochons, postes radio),
le défi de classe sans cesse exalté à travers les campagnes pour les heures
supplémentaires.
71 A quoi s’ajoutait la propagande écrite et audio-visuelle (cf. chap. 2) :
le mineur est toujours représenté au travers d’une imagerie
lénifiante et vertueuse. Liberté raconte ainsi pour l’édification des
masses l’histoire de ces mineurs à qui un ingénieur « saboteur » avait
volontairement fait baisser le salaire :
Des mineurs à qui un ingénieur venait de réduire de 5 F le prix de la berline lui
répondirent en redoublant d’efforts, ne voulant pas tomber dans le
découragement, voulant montrer leur volonté de vaincre dans, la bataille du
charbon (Liberté 11 août 1945).
72 On voit ce que l’exemple est chargé d’infiltrer dans la tête du
mineur  : avoir toujours l’esprit et le corps tournés vers la
production, et ne pas revendiquer (ou s’en remettre à son syndicat).
Ces mécanismes idéologiques n’ont pu devenir efficaces qu’au
travers de deux supports institutionnels  : la nationalisation des
mines et le statut du mineur.

La nationalisation : de la-mine-aux-mineurs à l’État-


patron

73 La nationalisation, c’est d’abord l’aboutissement d’une ancienne


revendication. Au point de départ, il y a le vieil idéal ancré dans
l’inconscient de la corporation : « la mine aux mineurs ». Cette idée
d’une mine «  autogérée  » (dirait-on aujourd’hui) apparaît dès le
Moyen-Age avec la célèbre mine de fer de Rancié dans l’Ariège  :
« Une coopération ouvrière dans laquelle les membres sont égaux en
droit, telle est aujourd’hui la situation de Rancié. Telle la vouluent
toujours les mineurs. De tout temps en effet ils se sont montrés très
attachés au principe de l’égalité » (Franck Berranger 1912 : 94). Cette
«  mine aux mineurs  » semble s’incarner pendant quelques jours
aussi dans les mines de la Loire, pendant la révolution de 1848 ; des
ouvriers font « tourner » eux-mêmes l’extraction du charbon, après
avoir chassé les ingénieurs et les contremaîtres.
74 La revendication repose sur l’idée que le sous-sol appartient à tout le
monde et conteste la loi napoléonienne de 1810 qui avait instauré un
régime de «  concessions minières  » à des particuliers chargés de
l’exploitation du sous-sol. Le retour à « des compagnies ouvrières de
mineurs  » apparaît dans les premiers cahiers de revendication des
mineurs au début des années 1880. En 1894, Jaurès et plusieurs
parlementaires proposent «  la nationalisation complète de la
propriété minière  ». Mais l’idée de nationalisation mûrira entre les
deux guerres dans les milieux syndicalistes de la CGT (Lefranc 1970).
On s’orientera vers un compromis entre l’étatisation et l’idée plus
libertaire « de la mine aux mineurs ». Il faudra attendre la nouvelle
conjoncture politique créée par la guerre et la victoire pour que le
vieux projet devienne loi, après d’âpres batailles politiques.

Une maison de verre

75 Dans un premier temps, une ordonnance de décembre 1944 crée un


régime provisoire qui fixe le statut d’un « groupement des Houillères
du Nord et du Pas-de-Calais ». L’ordonnance accorde aux Houillères
la personnalité civile, l’autonomie financière et toutes les
installations nécessaires à la marche de l’exploitation, y compris
«  les œuvres sociales  » des compagnies  : corons, hôpitaux, etc. Elle
n’opère pas encore un transfert de propriété, mais une dépossession
des anciens patrons.
76 Le débat qui s’élève autour de la formule de nationalisation va
prolonger pendant deux ans ce régime provisoire. En mai 1946, la loi
portant sur la nationalisation des Houillères est finalement votée.
Elle s’inspire des conceptions « planistes » de la CGT et propose une
gestion tripartite : entre l’État, les usagers et le personnel. Mais un
malentendu semble s’être installé dès le début sur la signification de
cette nationalisation  ; dans l’esprit de beaucoup de mineurs la
nationalisation a joué comme une utopie libératrice, plus proche de
l’idéal «  coopérativiste  » de «  la mine aux mineurs  », avec la
perspective d’une amélioration immédiate de leur sort. Conscient
des espoirs et des équivoques possibles de la loi de 1946, H. Martel
prend soin de préciser devant les mineurs, le 26 août 1946, jour de
l’installation du premier conseil d’administration des Houillères, à
Douai  : «  Les nationalisations ne sont pas encore «  la mine aux
mineurs ». C’est un premier pas vers ce rêve de tous les travailleurs.
Et lorsque ce rêve sera réalisé, ce sera la mine aux mineurs ».
77 En attendant ces lendemains qui chantent, Martel demande plus
prosaïquement aux mineurs «  de constituer une multitude de
fourmis travailleuses qui se mettront ardemment à l’ouvrage pour
sauver le pays ». Le même jour, A. Lecœur lance une formule habile
en forme de compromis : « Le siège des Houillères du Nord et du Pas-
de-Calais sera une maison de verre. Chacun saura ce qui s’y passe. Il
faut que chaque mineur soit capable de faire un président du conseil
d’administration ». Ce dosage du rêve et de la réalité pouvait laisser
place à maintes interprétations. Le sous-préfet de Béthune fait part
du rapide scepticisme des mineurs :
Au début, l’enthousiasme était d’autant plus vif que la propagande
radiophonique annonçait monts et merveilles. L’intérêt pour les nationalisations
supplantait et même éclipsait pour les comités d’entreprise. On assiste depuis à
un curieux retournement. Les premières réalisations ont déçu les travailleurs qui
en attendaient des résultats immédiats et un renouvellement profond du
personnel de direction. L’idée de l’État-patron fait son chemin » 25 .

Monnaie d’échange

78 Au-delà de l’analyse «  officielle  », trois grandes raisons peuvent


expliquer la déception des mineurs.
79 — La nationalisation fut, avant 1946, mais encore plus après, l’enjeu
d’une bataille dans la classe politique : des débats et des manœuvres
qui passèrent au-dessus de la tête des mineurs dans la mesure où on
ne leur demandait pas leur avis. Les entreprises nationalisées
représentent une plate-forme importante pour le PCF, qui y voit un
moyen d’exercer un pouvoir. Les communistes tirent parti de leur
présence au gouvernement pour placer leurs hommes aux postes-
clefs (présidence des C.A., direction générale). Dans le Nord, comme
ailleurs, tout se joue à couteaux tirés, parfois sur la place publique,
souvent dans les coulisses. Pendant quelques mois le PCF et la CGT
paraissent tenir les leviers de commande des Houillères du Nord.
Thiébault, proche de Thorez, est nommé président du C.A.  ; Léon
Delfosse devient directeur adjoint chargé du personnel et des
œuvres sociales (POS). Quant au directeur, Armanet, il appartient au
SNIM (syndicat national des ingénieurs des mines) 26 et passe pour
avoir des sympathies communistes. Mais le rapport de force va
évoluer avec la situation politique.
80 — Autre déception perceptible : « la démocratisation » promise par
la loi prend l’allure d’une « bureaucratisation ». Ceux qui sont placés
à des postes de responsabilité sont des hommes de l’appareil du Parti
ou du syndicat  : l’encadrement se renforce à tous les niveaux. En
1947, la revue Révolution prolétarienne publie un article polémique,
mais stimulant, sur «  la politisation des Houillères nationales  ». La
revue d’inspiration anarcho-syndicaliste pointe ce qui ne passe pas
inaperçu aux yeux de beaucoup de mineurs :
La nationalisation, loin d’apporter les changements que les mineurs espéraient a
souvent donné l’impression qu’elle était le point de départ d’un énorme
renforcement de toutes les catégories de bureaucraties inutiles... Pour parler net,
les mineurs sont en train de se convaincre que la floraison de nouveaux
bureaucrates jusques et y compris dans leurs propres syndicats ouvriers risque
de coûter plus cher que les dividendes des anciens actionnaires. Ils pensent que
si la nationalisation n’est que cela, elle ne supprime pas l’exploitation des
véritables producteurs, mais modifie seulement la nature de cette exploitation.
Les bureaucrates remplacent l’actionnaire, mais c’est toujours le mineur qui
trime pour le nouveau parasite comme il trimait pour l’ancien.
7. Même dans les pages « d’humour noir », la propagande pour la production n’est pas
oubliée. Le rouleau à pâtisserie comme stimulant (n° 1 de la revue Mineurs, janvier 1947)

81 Et l’auteur de développer quelques exemples.


Avant la guerre, il y avait à la direction des mines de Courrières un état-major de
42 techniciens qui déjà paraissait largement suffisant pour assurer une direction
efficace dans les diverses activités de cette compagnie minière : actuellement le
même état-major groupe 147 techniciens. Il a donc plus que triplé. Ce qui n’est
déjà pas facile à justifier...
82 L’encadrement syndical paraît suivre la même progression :
Là où il y avait auparavant huit secrétaires permanents (syndicat du Pas-de-
Calais) il y en a maintenant vingt-deux. Et sur ces vingt-deux, vingt sont des
adorateurs de M. Thorez... Cet exemple de bureaucratisme politisé n’est
d’ailleurs que le reflet fidèle de ce qui se passe à tous les autres échelons... Il fut
un temps pas tellement lointain où l’on avait une autre conception de ce que
devait être le rôle des militants syndicaux. Le plus surprenant est que cette
bureaucratie syndicale se développe après la nationalisation, c’est-à-dire lorsque
la notion d’exploitation capitaliste mérite d’être considérée comme largement
atténuée sinon complètement supprimée. En réalité, il s’agit beaucoup plus
d’encadrer les mineurs pour les amener à soutenir une certaine politique que de
renforcer leur organisation de défense que doit être le syndicat (Révolution
prolétarienne 1947).
83 — La nationalisation apparaît enfin comme la monnaie d’échange du
productivisme. C’est au nom de la défense de la nationalisation que
le PCF et la CGT demandent aux mineurs de produire toujours
davantage. Après 1946 chaque «  complot  » ou «  sabotage  » est
l’œuvre des « hommes des trusts » ou des socialistes. C’est à chaque
fois l’occasion de rappeler les mineurs à leur devoir :
Les mineurs veulent produire ; ils sont prêts à s’épuiser au travail de choc pour
gagner la guerre ; mais ils ne veulent pas que leurs efforts servent les barons du
sous-sol qui hier les firent crever à la tâche (Liberté 7 décembre 1944).
84 Le raisonnement est toujours le même : « Si les trusts sabotent, c’est
que notre intérêt est de produire » (Liberté 24 juillet 1945). En mars
1947 le thème est plus que jamais d’actualité : V. Duguet, président
des Charbonnages de France, lance un appel aux mineurs à un
moment où les critiques pleuvent sur les Houillères nationales :
Ce que je vais vous dire paraîtra dur, mais il faut que vous produisiez davantage.
La nationalisation des mines n’est pas un échec  : il faut faire la preuve que le
rendement, le prix de revient, l’ordre et la discipline sont meilleurs qu’avant-
guerre, sinon il en sera fini des Houillères nationales (Liberté 2 mars 1947).
85 Dans cette spirale sans fin du productivisme, la bataille du charbon
enterra l’utopie de la « mine aux mineurs ».

Le statut du mineur

86 « Il faut faire de la profession de mineur une profession privilégiée.


C’est un bon placement pour la nation  », expliquait A. Lecceur en
février 1946. De fait, en mai, le conseil des ministres promulgue un
statut du mineur, présenté par La Tribune en mars 1946 comme un
« événement historique, une grande victoire de la classe ouvrière ».
Cette convention collective était une revendication de la Fédération
nationale du sous-sol (CGT) depuis septembre 1944. Le statut va
réglementer toute la profession  : composition du personnel,
conditions de titularisation, embauche, licenciement, durée du
travail, congés, avantages en nature, hiérarchie professionnelle,
salaire à la tâche, droit syndical. La CGT fait valoir que le mineur
devient « le premier ouvrier de France » et que la corporation reste
«  à l’avant-garde du prolétariat  ». Le statut ne stipule-t-il pas que
«  les mineurs seront les ouvriers les mieux payés de France  : le
salaire du manœuvre de première catégorie est fixé à partir du
salaire moyen du métallurgiste de la région parisienne en majorant
celui-ci de 12 % pour le jour, de 32 % pour le fond » ? En outre, tout
mineur embauché est «  protégé  » grâce «  à des commissions
paritaires de discipline et de conciliation qui seront chargées du
règlement des différends et joueront un rôle essentiel en matière
d’embauchage, d’avancement et de licenciement ».
87 C’est qu’en réalité on avait besoin avant toute chose de mineurs pour
mener la bataille. La revue Mineurs le dit, sans périphrase  : «  pour
obtenir du charbon français, il faut des mineurs. Il faut éviter la
désertion de nos mines. Pour cela il faut garantir la profession
minière par un statut qui en fasse une profession enviable où la
pénibilité et les risques du métier seront compensés par des
avantages intéressants et mérités » (mars 1947). Les dirigeants de la
CGT ne cachent pas que s’ils se sont battus pendant deux ans pour
obtenir le statut, c’est parce qu’en échange on attend que le mineur
fasse ses preuves au travail.
Le statut de mineur ne vous sera appliqué et ne vous mettra en avant de toutes
les corporations que si nous pouvons augmenter le rendement individuel. Si vous
faites cela, mes camarades, vous aurez la fortune et le bien-être 27 .
88 Le statut, futur Eldorado du mineur  ? Tous les avantages sociaux
octroyés ne prennent leur sens que par la référence au travail. Le
comité d’entreprise vient d’acquérir en 1946 un «  magnifique  »
château sur la Côte d’Azur à La Napoule. «  L’intention est de faire
fonctionner ce centre toute l’année et faire ainsi bénéficier tous les
éléments du prolétariat minier d’une cure d’air  » (Mineurs mars
1947). Soit. Mais les «  résultats immédiats et lointains (de la cure,
d’air) ne peuvent se traduire que par une augmentation de la
production charbonnière  » (ibid.). Une délégation du comité
d’entreprise va en mission en Grande-Bretagne pour visiter les
centres de réadaptation et rapporte, émerveillée :
Dans ces centres nous avons vu un ouvrier qui avait été pris dans un éboulement.
Résultat  : fracture de la colonne vertébrale, de l’omoplate et du fémur droit.
Après deux mois et demi de traitement, le blessé courait, sautait, grimpait
normalement et il allait pouvoir reprendre le travail » (Mineurs février 1947).
89 Selon Léon Delfosse, la nationalisation et le statut du mineur ont
consacré «  la mort du paternalisme patelin des anciennes
compagnies ». En réalité, les Houillères n’ont fait que substituer un
paternalisme d’État au paternalisme «  patelin  », en améliorant les
dispositifs de fixation et de prise en charge sociale qui
fonctionnaient depuis le XIXe siècle. La loi sur «  la sécurité sociale
minière » votée en 1946 instaure un régime de prise en charge totale
de la santé du mineur et de sa famille. Elle ne remet pas du tout en
cause l’idéologie du «  risque professionnel  » qui est au fondement
des anciennes caisses de secours minier et de la loi sur les accidents
du travail votée en 1898 28 . Elle pousse aussi loin que possible le
dispositif social et juridique qui permet d’envisager l’accident ou la
maladie sous l’angle de ses conséquences et, très secondairement,
sous celui de ses causes : il s’agit toujours de banaliser au maximum
l’accident, de le faire admettre par les victimes et de mettre les
charges du risque au débit de l’ensemble du corps social.
90 Après toutes les polémiques sur l’épuration, le statut du mineur
remet de l’ordre dans les rapports entre ouvriers et cadres, en
revalorisant la hiérarchie. Le PCF et la CGT vont le plus loin dans la
voie de la séduction  : en 1946, la CGT défend contre la CFTC le
principe de l’élargissement de la hiérarchie des salaires et, pendant
son séjour au secrétariat d’État à la Production industrielle, Lecœur
accorde de nombreux avantages aux ingénieurs (congés payés,
avancement, etc.). On encourage les ingénieurs et les porions à
affirmer leur autorité et on demande aux mineurs de l’accepter au
nom du « climat de coopération » 29 qui doit favoriser l’envol, d’un
même élan, vers les plus hauts sommets de la production. Au fil de
trois discours qu’il prononce cette même année devant des porions
et des cadres syndicaux, Lecœur développe les conceptions du PCF
en la matière :
La vérité est qu’il existe encore je ne sais quelle méfiance, quelle prévention,
entre la maîtrise et les ouvriers. Il faut en finir avec ces préventions. Le mineur
doit trouver dans son porion un chef, un guide. Je le dis en toute tranquillité : nul
ne peut contester que l’autorité du porion doit s’exercer. Le rôle de la maîtrise
est de faire exécuter par le personnel ouvrier le programme des chantiers
préalablement établi.
91 Il faut aussi encourager le porion à retrouver son autorité contestée
à la Libération 30 et ne pas hésiter, au besoin, à créer un climat de
« coopération » particulier :
N’est-ce pas, camarades, que dans vos puits vous connaissez au moins un
paresseux, un désorganisateur ? Et la maîtrise, ayant peur de je ne sais qui, de je
ne sais quoi, ne dit rien ! Cela ne peut que décourager ceux qui s’esquintent au
boulot. N’est-ce pas que le porion aurait l’appui unanime des ouvriers qui
travaillent s’il prenait les sanctions justifiées contre ce désorganisateur, ce
paresseux ? 31 .
92 Pour stimuler l’ardeur de l’encadrement, Lecœur annonce le retour
des primes de production :
Le porion qui dépasse le plan de production doit avoir plus que son collègue d’un
autre quartier qui est à la traîne. L’ingénieur qui, par son intelligence et son
initiative, augmente, dépasse, ses plans de production doit gagner plus que
l’ingénieur dont les plans de production piétinent.

Bataille de dupes ?

93 En termes de bilan économique, la bataille du charbon fut gagnée  :


hommes politiques, syndicalistes et historiens s’entendront sur ce
point. Mais le prix de cette victoire pour les mineurs a-t-il jamais été
calculé  ? On lira dans le chapitre 5 ce qu’il advint de la santé des
mineurs. Sur le terrain social et politique, la cassure du consensus
syndical et politique à la fin de la bataille marque également la fin de
certaines illusions.
94 En mai 1947, les ministres communistes sont chassés du
gouvernement ; le PCF et la CGT perdent peu à peu leurs positions au
sein des Houillères ; mais les institutions mises en place demeurent.
La productivité donne toujours lieu à des concours. Les fanions
hissés en haut des fosses ne disparaîtront qu’au début des années
50... Cependant, le gouvernement préféra élaguer ce qui paraissait
trop avantageux pour les mineurs dans le statut et la sécurité sociale
minière, en remettant notamment en cause la protection médicale
qui ne permettait pas, de ce point de vue, de lutter contre
l’absentéisme 32 , ainsi que les commissions de conciliation qui
entravaient l’autorité patronale. Les mineurs, à qui on avait
demandé d’être « des mystiques de la production », se sentirent bien
évidemment floués. Les longues grèves de novembre 1947 et octobre-
décembre 1948 vont traduire cette colère et la combativité d’une
corporation qui se voyait retirer ce qui la faisait figurer en tête du
«  palmarès  » des ouvriers de France. Ces grèves, qui vont durer
respectivement vingt-quatre jours et un mois et demi, seront
violentes et sans concessions de part et d’autre 33 . En 1948, le
bassin minier sera occupé par l’armée. Malgré les évocations de la
guerre et de la Résistance, les mineurs reprendront le travail sans
avoir obtenu gain de cause. En dirigeant ces mouvements, en criant
au dévoiement de la nationalisation, la CGT et le PCF vont canaliser à
leur profit les espérances déçues et trahies de la bataille du charbon,
dont ils furent pourtant les maîtres d’œuvre.
95 Ce fut peut-être là l’un des paradoxes de cette période de l’histoire
du mouvement ouvrier  : sous couvert de lois sociales, à coups
d’idéologie valorisante et de compensations, on chevilla encore un
peu plus les mineurs à leur exploitation, on referma encore
davantage leur horizon.

8. Les murs parlent aux mineurs (archives HBNPC)

NOTES
2. Le plan Monnet, plan national de modernisation et d’équipement, portait sur 6 secteurs
de base  : les Houillères, Électricité de France, la sidérurgie, les transports, les machines
agricoles, et le ciment. En 1938, la production nationale de houille était de 48 millions de
tonnes ; en 44 de 30 millions. Le Nord produisait 18 millions en 44, au lieu de 28,2 millions
de tonnes en 1938.
3. Signification que le PCF tente de minimiser pour ne pas faire peur : « La nationalisation,
ce n’est pas du communisme, ni du socialisme, mais une mesure démocratique tout
simplement... On ne veut pas apporter de l’eau au moulin des ennemis du peuple en disant :
socialiser ça veut dire partager l’avoir des petits paysans » (M. Thorez, le 13 mars 45, devant
les mineurs de Lens).
4. Exposé du ministre de la Production industrielle aux commissaires de la République
réunis à Paris le 24 juin 1945, publié en brochure, La crise charbonnière.
5. Cf. aussi André Pierrard  : «  Il me semble évident que le Parti voulait aller au
gouvernement, ce qui était normal, et qu’il se comportait en parti responsable du
gouvernement » (interview A. Pierrard, A. Lecœur, R. Pannequin, 1981).
6. Le « délégué-mineur », qu’il ne faut pas confondre avec le délégué syndical, existe depuis
une loi de 1890. Il a essentiellement une fonction de protection  : il visite les chantiers au
fond pour s’assurer de la sécurité. Il a de ce fait un rôle important.
7. La CFTC est minoritaire : environ 20 % des voix aux élections. En décembre 1944, CGT et
CFTC s’étaient entendues pour présenter des listes uniques aux élections des comités
d’entreprises. Cette entente ne dura pas...
8. ADPC, M 778.
9. ADPC, M 778.
10. Les porions sont « les contremaîtres » dans les fosses.
11. ADPC 1 Z 455, rapport de police.
12. « Il ne s’agit que de grèves partielles, localisées, et de courte durée, désapprouvées dans
tous les cas par le syndicat des mineurs. On constate d’autre part que ces grèves n’ont pas
affecté dans la plupart des cas les ouvriers du fond et qu’il s’agit de revendications des
ouvriers du jour touchant un supplément mensuel de matières grasses de 1,250 kg et
réclamant les mêmes avantages que ceux des ouvriers du fond, soit 2 kg de matières
grasses. » ADPC M 778, rapport de police.
13. Du nom de l’ingénieur qui a pensé et expérimenté ce système lié à une nouvelle
organisation du travail (voir le chapitre 4).
14. « Maca » est le diminutif de « macaroni » : surnom dont les mineurs français gratifiaient
les Italiens qui étaient selon eux les plus acharnés à la production.
15. Discours prononcé à la salle des fêtes d’Auby le 26 février 1946.
16. ADPC M 778. Cf aussi ce rapport sur les grèves : « A mon avis il faut voir à l’origine de ces
mouvements de grève dans les mines qui se sont renouvelés fréquemment dans mon
secteur depuis la Libération le manque d’ascendant et d’autorité des dirigeants
communistes du syndicat et de la CGT sur la classe ouvrière  ». Rapport de la police de
Béthune.
17. C’est ainsi que Thorez est présenté dans la brochure qui reproduit le discours de
Waziers.
18. « Je ne suis pas d’accord sur certains propos tenus par M. Thorez : un certain nombre de
grèves qui ont eu lieu là-dessus étaient justes. M. Thorez les a condamnées sans
distinction » (interview de Léon Delfosse, 1981).
19. Rapport des Renseignements généraux. ADPC M 778, septembre 1945.
20. ADPC M 778.
21. ADPC M 778.
22. « Le gouvernement et les organisations syndicales réalisent l’action sacrée pour gagner
la bataille de la production », titre la brochure publiée à l’occasion du meeting de Lens.
23. Selon le rapport de police. ADPC M 778.
24. ADPC M 403, 8 septembre 1945.
25. ADPC M 778.
26. Le SNIM créé en 1945 est le syndicat CGT des ingénieurs.
27. Discours de Henri Martel le 26 août 1946 à Douai.
28. Voir Bruno Mattéi «  La normalisation des accidents du travail  : l’invention du risque
professionnel » in Les Temps modernes janvier 1976.
29. «  Ouvrier, dis-toi bien que l’ingénieur désire autant que toi voir augmenter la
production du puits. Mesure la responsabilité qui est la sienne. Songe qu’il a fait des études
approfondies... Ingénieurs, ne considérez pas les ouvriers comme des dénigreurs
systématiques. Pensez un instant à ce que peut être l’expérience d’un vieux délégué mineur
qui bourlingue depuis des années dans le même puits, quelle peut être l’expérience d’un bon
ouvrier qui connaît bien le quartier où il travail » (Mineurs n° 2 février 1947).
30. En septembre 1944, après les grèves insurrectionnelles de la Libération, un rapport de
police explique : « En marge de la reprise du travail, les ouvriers posent des revendications
consistant à nommer les chefs porions ou porions à leur initiative ». ADPC 1 Z 455.
31. Ministère de la Production industrielle. Trois discours prononcés par Auguste Lecœur
en 1946. Ces textes se trouvent à la Bibliothèque nationale.
32. Plusieurs affiches sur les concours de productivité et la lutte contre l’absentéisme dans
les années postérieures à la bataille du charbon figurent au Centre historique minier de
Lewarde.
33. La grève de 1947 s’inscrit dans un contexte de grèves générales en France dirigée : par la
CGT et le PCF. La grève de 1948 s’étendit à l’ensemble de la corporation minière, et quatre
mineurs trouvèrent la mort dans la Loire.
Les murs de l’histoire. L’imagerie
de la bataille du charbon
Yves Jeanneau

1 Par-delà les textes publiés, les documents d’archives et les mémoires


des acteurs principaux, nous avons voulu retrouver les traces de
cette histoire, les images et les mises en scène laissées par cette
légendaire bataille, les marques imprimées par elle dans le paysage.
2 Nous avons recueilli photographies, plans et dessins, films et
affiches, mais, ce faisant, nous avons pris conscience de l’importance
déterminante du support de ces images, non pas l’écran ou la feuille
de papier mais le mur, cet assemblage de briques typique de la région
minière.
3 Panneau d’exposition des slogans productivistes, côté rue, paroi
poreuse du logement ouvrier côté cour, le mur de briques du coron a
fait tenir debout les deux scènes, contradictoires et antagoniques, de
la représentation donnée  ; deux faces aussi inséparables cependant
que celles d’une pièce de monnaie...
4 Les affiches en façade, mythiques, et les papiers-peints domestiques
à fleurs, emballages dérisoires d’un quotidien sans ailleurs, se sont si
bien accrochés aux briques que les habitants ont fini par y croire : la
gloire et la sécurité, l’Histoire et le confort (même relatif) enfin
conciliés et garantis par un statut...
C’était l’époque où l’on croyait à la grande vertu de la publicité pour augmenter
la production, et aux sacrifices librement consentis propres aux régimes des
démocraties ouvrières 34 .

Au travail !
5 L’absentéisme, ce vieil ennemi du patronat minier, n’a pas désarmé
face aux appels ministériels à la bataille du charbon. Au contraire !
Le lundi, tout particulièrement, la descente au puits est plus dure,
moins fréquentée. Un mineur sur cinq reste à la maison. Mauvais
jour pour la production. Un jour d’absence, c’est une tonne de
charbon en moins. Ces 20  % d’absents du lundi représentent une
perte annuelle de 1 300 000 tonnes. 20 % : un taux d’absentéisme qui
ne peut être négligé par les gestionnaires et comptables de la bataille
de la production. L’analyse des causes de ce phénomène se révèle
délicate : il est couvert par la loi du silence. On ne se vante pas, dans
les corons, de ne pas aller travailler. «  Fainéant  !  » est encore
aujourd’hui une insulte infamante. Lorsque la bataille du charbon
sera lancée, la propagande s’attaquera régulièrement à ce fléau et
cherchera à en faire l’un des ennemis connus, bien que sournois, de
l’effort de guerre.
Guerre au creux du lundi ! Une bonne semaine commence par un bon lundi. A l’heure où
la bataille du charbon bat son plein, ne pas venir le lundi est une désertion. Le
lundi comme les autres jours, tu mettras toutes tes forces au service du pays qui
compte sur toi pour gagner la bataille du charbon... et la France connaîtra de
beaux lundis et des jours heureux.
6 Cet extrait d’une brochure des Houillères de 1946, largement
distribuée parmi le personnel, révèle l’importance accordée au
phénomène. Lorsqu’il devient clair que les mineurs ne se lèvent pas
en masse pour retrousser leurs manches, que les 100 000 tonnes ne
seront atteintes que péniblement, la lutte contre l’absentéisme
devient primordiale  : le symbole du combat engagé pour la
renaissance du pays et de l’engagement actif de la classe ouvrière
dans ce combat.
7 L’absent personnifie l’Ennemi. Déserteur, traître et fainéant, il
s’oppose comme un négatif au personnage mythique qu’est le
Mineur, ce héros du Travail et de la Sociale. Les publicistes des
Houillères et du Parti communiste vont donc concentrer leurs efforts
sur la valorisation des qualités de ce combattant d’élite, le donner en
exemple et en modèle en prenant bien soin toutefois de ne pas le
personnaliser, de ne jamais le représenter sous la forme d’un
individu particulier, identifiable. Il n’est que l’image anonyme
émanant de l’effort collectif de la corporation, parangon de
l’ouvrier-mineur. Soldat (patriote et discipliné) et citoyen
(producteur et moralement responsable du relèvement de la France),
il excelle à remplir ses devoirs, faisant confiance à l’avenir et à la
reconnaissance nationale pour la satisfaction de ses revendications
catégorielles...
8 Cela ne peut, bien évidemment, que produire une image empesée,
grandiloquente et tricolore, calquée sur l’imagerie guerrière et
nationaliste. L’intérêt général de la nation est un produit difficile à
vendre, surtout à ceux qui doivent, et c’est ici le cas de le dire, payer
de leur personne en «  allant au charbon  »... Il est donc facile
d’imaginer que cette propagande n’a pas rencontré une écoute
particulièrement favorable chez les mineurs, et qu’elle est restée
lointaine, étrangère au monde de la mine. Les thèmes moraux,
nationaux et généraux des affiches ne répondaient pas aux attentes
concrètes et immédiates concernant l’épuration, le ravitaillement ou
l’organisation du travail  : ils se permettaient au contraire de
demander des efforts supplémentaires. Une minorité seulement s’est
mise à la mode stakhanoviste, mais le propre d’une propagande
n’est-elle pas avant tout de créer un climat et de faire prendre les
images données pour la réalité ?
9 La propagande productiviste se double, tout au long de la bataille, de
l’attribution sélective de récompenses et primes en nature : cochons,
vélos, etc. Nous pouvons distinguer deux phases distinctes dans
l’agencement et la mise en œuvre de ces éléments complémentaires :
1. 1945  : primauté à la campagne idéologique, avec des récompenses essentiellement
honorifiques (fanions, vins d’honneur...) ;
2. 1946  : développement des stimulants matériels individuels, tendance qui trouve son
expression achevée dans le statut du mineur qui institutionnalise le salaire au
rendement individuel.
10 Que cachent donc ces images et ces slogans, ces médailles, ces
tableaux d’honneur ou d’infamie ? Cette propagande s’adressait-elle
bien aux mineurs eux-mêmes ou, par-dessus eux, ne visait-elle pas
plutôt la classe politique pour lui faire admettre l’image responsable
de parti de gouvernement que revendiquait le PCF ?
11 Mais revenons à la Libération et à la situation dans les mines.

Le lancement de la bataille du charbon


12 «  Les techniciens constatent que la production à l’homme, est en
décembre 1944-janvier 1945, inférieure à ce qu’elle était pendant la
guerre  !  » rappelle Roger Pannequin. «  Il y a une baisse de la
production moyenne à l’homme, ce qui est tout à fait naturel parce
que ça correspond à ce que les ouvriers mineurs attendent de la
Libération », précise Auguste Lecœur qui ajoute :
9. Maurice Thorez, qui revient d’URSS, se rend dans le bassin minier du Nord, fin 1944
Ici à Sallaumines, entre Deloison et Lecœur, devant une affiche du PCF : « Contre
l’inertie, le sabotage, la trahison » (Coll. particulière)

13 «  Au lendemain de la guerre, il y avait quand même dans la


corporation un de ces laisser-aller qui était difficilement
supportable...  » (interview Pannequin, Lecœur, Pierrard, janvier
1981.)
14 Ceux qui prennent en charge les affaires de l’État ne peuvent que
s’inquiéter de cet état de fait. Les anciens militants syndicaux que
sont Lecœur et ses amis savent que les mineurs ne reprendront pas
le collier sans compensations. Il va s’agir d’établir un «  idéal  »
honorable et rentable pour tout le monde, sur lequel s’ancrera la
stratégie de la bataille du charbon.
15 L’ennemi principal n’est plus le « Boche », et ce n’est même plus la
Nature, qui ne se laisse pas fouailler les entrailles sans réagir : c’est
au cœur même de la corporation, au creux de son inconscient, qu’il
se tapit, engendrant des comportements qui frisent le refus de
travail. La propagande devient l’arme de choc de cette guerre à la
mauvaise volonté. Ses objectifs sont clairs  : frapper les esprits et
culpabiliser les consciences pour que les manches se retroussent. Et
pour ce faire, donner une image revalorisée du mineur, afin que les
membres de la corporation conforment leur comportement à celui
de ce modèle.
16 On parlait, au XIXe siècle, de moralisation du prolétariat  ; on
s’attache, en 1945, à améliorer la conscience de classe des mineurs.
On voulait améliorer le profit ; on veut assurer l’indépendance et la
prospérité nationales. Et les moyens pour atteindre ces buts se
ressemblent singulièrement. A. Lecœur reconnaît aujourd’hui qu’en
élaborant le statut du mineur, lui et les communistes «  voulaient
faire de la profession (...) une « profession privilégiée » ; mais ça ne
venait pas de nous. Il y avait des dirigeants industriels du siècle
précédent qui posaient aussi le problème parce que, encore une fois,
on avait besoin du mineur, on avait besoin du charbon  ». Le statut
sera donc, de fait, le levier nécessaire pour soulever la masse
réticente de la corporation, la récompense de son dévouement
escompté.

17 mai 1945

17 Robert Lacoste, ministre socialiste du Gouvernement provisoire,


lance un appel aux mineurs pour qu’augmente la production, pour
que les revendications ne prennent pas la forme de la grève. Les
intéressés ne tiennent pas compte de cet appel. Des grèves éclatent,
ici et là. Au sein même du syndicat majoritaire et du PCF, les
positions des directions ne sont pas partagées par la base qui
s’attache à la mise en œuvre de l’épuration.

22 juillet 1945
18 Le secrétaire général du Parti communiste, Maurice Thorez, vient
mettre tout son poids et son prestige dans la balance pour lever le
premier obstacle rencontré  : l’opposition des militants du Pas-de-
Calais à la ligne productiviste choisie par la Direction nationale.
«  Produire, faire du charbon, c’est la forme la plus élevée de votre
devoir de classe, de votre devoir de Français  », s’écrie-t-il en
condamnant les mouvements de grève. L’appareil, remis au pas, va
dès lors s’atteler à cette tâche difficile  : remettre les mineurs au
travail. Sous l’égide du Gouvernement provisoire, qui comprend des
ministres communistes, c’est une sorte d’union sacrée qui se réalise
pour faire pression sur la corporation minière. Le discours de
Waziers sera la référence obligée de cette opération et le fondement
de l’imagerie mobilisée pour obtenir l’augmentation de la
production.

La campagne de propagande ouvrière :


septembre 1945
19 «  Le problème actuel de la production est à la fois technique et
moral  » ; c’est par ce constat qu’en septembre 1945 la Direction du
personnel et de l’organisation sociale des H.B.N.P.C., fraîchement
constituées, lance une campagne de mobilisation des ouvriers-
mineurs. Nous avons vu, précédemment, le rôle tenu par les
ingénieurs et la maîtrise dans la bataille engagée. Nous nous
attacherons plus particulièrement ici à l’argumentaire et à
l’imagerie destinés aux ouvriers, aux bras indispensables et a priori
rétifs, qu’il s’agit de convaincre, à défaut de pouvoir les
enthousiasmer.
20 La Direction des Houillères sait que, pour obtenir ce résultat, il faut
avancer pas à pas, lever la défiance et isoler le mécontentement et la
grogne. Il faut d’abord «  développer un état favorable  », comme le
préconisent les circulaires internes de l’été 45. C’est reconnaître les
difficultés existantes du côté du moral ouvrier. Et ces circulaires
proposent une analyse de cet état de fait  : «  Beaucoup de mineurs
demeurent influencés par l’esprit des anciennes compagnies. Il faut
leur faire comprendre qu’ils ne travaillent plus pour rémunérer le
Capital mais pour l’État, pour la collectivité, pour eux-mêmes. »
21 La production de houille a toujours été vécue comme une bataille  ;
les compagnies cherchaient constamment l’amélioration de la
productivité, en jouant sur le calcul des salaires, sur l’organisation
du travail, ou encore en comptant sur la compétition entre ouvriers.
Cela, les mineurs l’avaient compris depuis longtemps déjà, mais les
compagnies étaient trop puissantes et gardaient leur emprise sur les
ouvriers. La guerre et l’occupation ont été les révélateurs de la haine
et de la distance qui séparaient patrons et ouvriers-mineurs. Les
dirigeants des compagnies, pratiquement sans exception, ont
collaboré, certains activement, allant jusqu’à fournir aux autorités
des listes d’ouvriers connus pour leurs opinions communistes. Cela,
la corporation le sait et ne peut l’oublier. Par assimilation, les
nouveaux dirigeants sont également suspects, d’autant que dans le
cadre de l’ordonnance de décembre 1944, d’anciens responsables des
compagnies ont été rappelés et siègent aux Grands Bureaux, et que
l’épuration ne touche pas à ces gens-là.
22 Malgré toutes ces bonnes raisons qu’ils peuvent avoir de garder les
bras croisés, il faut convaincre les mineurs que les choses vont
changer et qu’il ne faut pas attendre davantage pour retrouver les
bonnes habitudes de la production. C’est l’enjeu de la campagne
lancée en septembre.
23 Face à la mauvaise volonté manifeste des mineurs, les Houillères font
appel aux vertus de l’éducation morale et patriotique : pour garantir
l’indépendance, la liberté et le bien-être de la nation, il faut d’abord
du charbon. Le reste doit attendre  ; et cela, bien sûr, concerne les
revendications, fussent-elles d’épuration.

Les images de la bataille


Première image : une course contre la montre

24 La reconstruction est à l’ordre du jour. Il s’agit de redonner au pays


sa place dans le concert des nations, tout autant que de le relever de
ses ruines. Pour ce faire, il faut commencer par l’essentiel, l’énergie.
Le charbon sera le nerf de cette nouvelle guerre, le sang de
l’industrie moderne. De lui viendra la lumière qui éclairera la voie du
salut national. L’imagerie reflète cette perspective du Progrès, chère
à la IIIe République laïque. Les richesses naturelles et les
compétences ne manquent pas : il faut y ajouter la détermination et
la bonne volonté des hommes pour que la machine reprenne, telle
une locomotive, sa course en avant.
25 La responsabilité première repose sur les hommes « du front », sur
ceux qui doivent assurer la circulation du flux énergétique dans le
corps social et industriel (et militaire)  : les abatteurs de charbon.
Quelques affiches et slogans viennent illustrer cette première
offensive publicitaire, qui insiste surtout sur le caractère guerrier de
l’aventure proposée :
La patrie est en danger
Mineur tu peux la sauver !
26 Les « soldats de l’abîme », chers à Simonin, sont de nouveau conviés
à tenir bon, à front de taille, pour que «  l’arrière  » puisse se
réorganiser. Le courage, l’esprit de solidarité, la ténacité des mineurs
vont faire l’objet de reportages journalistiques et
cinématographiques, afin de revaloriser dans l’opinion l’image de
marque de ces damnés de la terre. L’effet attendu est un effet-
boomerang. Les mineurs, satisfaits de cette image réévaluée d’eux-
mêmes, chercheront à s’y conformer et modifieront leurs idées et
donc leurs comportements au travail. Le temps passe. Le temps
presse.

Deuxième image : la nécessité

27 Les grands sentiments invoqués par cette première face de


l’imagerie utilisée sont trop lointains, trop généraux, pour atteindre
l’objectif. Ils ne servent qu’à donner à l’opération un caractère noble
et généreux. Pour ce qui est de l’efficace, on va enfoncer le clou de la
propagande sur le point sensible dans les corons  : le problème du
ravitaillement. Pour régler ce problème, la solution est simple  :
produisez plus et la pénurie cessera, puisque l’économie tout entière
reprendra souffle. Le charbon, c’est le « barrage de la misère », « la
clé de l’abondance  » pour tous et pour les familles de mineurs en
particulier.
Les mines d’or de la France
Ce sont ses mines de charbon !
28 Quand le charbon devient or, les mineurs se retrouvent, du jour au
lendemain, millionnaires en puissance, et les efforts qu’ils doivent
produire prennent un autre sens. Les pépites, c’est bien connu, se
ramassent sans compter la peine. Mais dans l’ombre de l’affiche et
du slogan se glisse habilement un redressement disciplinaire.
Chaque gayette, par cette réévaluation imagée, est une pièce du
« trésor de guerre ». On va donc renforcer le comptage, le pesage et
mesurer à chaque instant l’accumulation de la richesse potentielle.
Fini le temps du vol patriotique qui voyait les mineurs remonter du
fond les poches et les musettes remplies de morceaux de charbon au
nez des Allemands. Voler de l’or, maintenant, relèverait du crime
contre la nation tout entière.
Chaque kilo de charbon en plus est une victoire
29 Chaque gramme en moins est donc une trahison, un sabotage, un
acte délinquant. Le repérage et la dénonciation des mineurs qui
manqueraient d’enthousiasme pointent sous la moralité du slogan.
La nécessité de l’effort de production est soigneusement soulignée
par la répétition quotidienne de slogans alarmistes, qui mettent le
mineur en face de ses « responsabilités ».
40 000 000 de Français attendent du charbon
30 (sous-entendu  : votre effort n’est pas destiné aux seuls patrons de
l’industrie et autres capitalistes...)
Le charbon c’est le sang de la France
31 (vous ne pouvez refuser de fournir au corps national la substance
revivifiante qui lui manque...)
32 Et des affiches comme celles-ci, pour souligner encore les lourdes
responsabilités morales qui pèsent sur les puissantes épaules des
mineurs de fond.
10. Affiches 1946 (archives HBNPC, clichés Agave)

33 Ces accents quelque peu culpabilisants se conjuguent à l’antienne


patriotique :
Mineurs c’est le charbon qui gagnera la paix
Qui dit indépendance dit charbon
Pour que la France soit libre il faut d’abord du charbon
34 (d’abord, et tout de suite...)
35 Ces slogans et ces images constituent le premier volet de la
campagne d’éducation ouvrière, dont l’objectif était d’enrayer les
effets du «  mauvais esprit  » régnant dans les fosses. Parallèlement,
comme un second volet plus positif, les Houillères organisent
«  l’orchestration de la bataille du charbon  » au niveau local et au
plan national. Il s’agit en fait d’une entreprise de mise en scène
typiquement médiatique : puisque l’événement ne peut se produire
spontanément, on va le créer de toutes pièces, on va jouer la bataille
du charbon, en espérant qu’un effet Pygmalion pousse ensuite les
mineurs à continuer à tenir leur rôle.
36 Pour créer l’événement, tous les moyens de communication de
masse sont mobilisés : outre l’affichage, la presse et la radio, on fait
appel aux actualités cinématographiques et même à des équipes
militantes (Daquin et les techniciens du film CGT) ; on fait entrer en
scène des vedettes pour garantir une bonne diffusion du produit.
Ministres et représentants syndicaux, côte à côte, convient les foules
à communier dans l’espérance des jours meilleurs, qu’il faut bien
mériter. Un leitmotiv à destination du grand public  : les mineurs
vont gagner la bataille engagée. Il faut les encourager et les admirer.
37 Bien entendu, il ne s’agit pas tant de convaincre l’ouvrier parisien ou
le docker marseillais que de mettre rabatteur nordiste au pied du
mur de sa légende. On fait ainsi de la victoire une affaire d’honneur.
Et il serait certainement erroné de sous-estimer ce ressort-là pour
analyser la psychologie de la corporation début 1946. A usage local
essentiellement, on affine les mots d’ordre et on prépare une série
de mesures concrètes pour lever les obstacles et les réticences que la
première campagne a révélés.

Troisième image : les 100 000 tonnes

38 Les belles idées et les belles phrases ne suffisent pas à faire marcher
les troupes : il faut fournir aux mineurs, gens disciplinés et réalistes,
des objectifs clairs et mesurables. Pour que l’effort soit soutenu, il
faut en marquer la progression, et récompenser celle-ci. Faire sentir
que la bataille menée est conduite scientifiquement,
méthodiquement, par une volonté ferme et déterminée, et que le
travail de chacun est pris en compte.
39 Le slogan 100 000 tonnes de charbon par jour : c’est ce que la France attend
de toi est sans doute le coup de force de cette entreprise. Le chiffre,
dans sa rondeur, fait à lui seul image. Tout le monde sait, dès lors, où
il s’agit d’aller. L’ennemi est perceptible, cernable : c’est le temps. La
bataille prend la forme de la compétition, de la course contre à
montre par équipes. Le succès se mesure à l’aune du record à battre.
40 A propos de cette époque, ce qui ressurgit aujourd’hui de la mémoire
ouvrière, c’est d’abord et de manière systématique ce chiffre brut.
«  La bataille du charbon  ? Ah  ! oui. C’était les 100  000 tonnes  !  »
s’écrie un vieux mineur de Noyelles. Et la mémoire, le plus souvent,
s’arrête là. Il ne reste que cette image figée d’un temps héroïque où il
fallait dépasser les normes, malgré les mauvaises conditions de
travail et de ravitaillement, et où, glorieusement, les mineurs ont
refait la preuve par 100  000 de leur courage et de leur sens des
responsabilités. Le plus souvent, il est vrai, cela s’accompagne du
sentiment diffus de s’être fait « avoir », d’avoir cru à des promesses
qui se sont avérées n’être que des miroirs aux alouettes.
41 Les documents d’archives, heureusement, sont clairs. Ils nous
permettent de resituer l’élaboration de ce slogan dans le
déroulement de la campagne de propagande ouvrière. Elle prend
place en effet dans la deuxième phase prévue du plan élaboré en
août 45  : «  exploitation des premiers résultats positifs obtenus et
émulation autour d’un tonnage à atteindre ».
42 Notons au passage que les 100 000 tonnes, si elles forment un chiffre
sonnant, ne représentent pas un tonnage impressionnant  : il est
inférieur au tonnage quotidien extrait avant guerre. Cette deuxième
phase de la bataille se caractérise donc d’abord par une
symbolisation du but à atteindre, mais également par l’accent mis
sur les modifications de structure apportées aux Charbonnages — la
nationalisation — et sur les récompenses offertes.
43 La nationalisation, en septembre 45, n’est encore, pour les mineurs,
qu’un mot creux. Le transfert d’autorité n’a pas, à leurs yeux, été
réalisé et ils voient toujours dans les Grands Bureaux des têtes qui
dirigeaient les compagnies. La loi du 17 mai 1946 instituant les
Charbonnages de France sera, aux dires de Léon Delfosse, l’acte de
naissance réel de la nationalisation (voir l’éditorial du n°  1 de la
revue Mineurs). Entre septembre 45 et mai 46 s’étale donc une
période de négociations entre les différentes forces en présence, qui
aboutit à une redistribution des cartes.
44 L’appel aux grands sentiments et la motivation idéologique en effet
ne suffisent pas. La résistance de la corporation aux mots d’ordre
productivistes justifie une réorganisation rapide des Charbonnages.
Un changement sensible est nécessaire pour qu’une nouvelle image
de marque remplace la mauvaise image héritée des compagnies.
45 Direction des Houillères et syndicat vont donc conjuguer leurs
efforts propagandistes en ce mois de septembre 1945, pour que les
mineurs sentent bien que leurs peines ne sont pas vaines et seront
récompensées et qu’ils peuvent retrouver leur titre de «  premiers
ouvriers de France », pas seulement en paroles, mais en actes grâce
au statut en préparation. L’appel ultérieur de dirigeants syndicaux
reconnus, comme Lecœur, au gouvernement sera le sommet de cette
entreprise : ils feront effectivement adopter le statut du mineur puis
la loi du 17 mai 46, instituant les Charbonnages de France.
46 Début septembre 45, les murs du bassin sont couverts de l’affiche  :
Pour reconstruire la France il faut du charbon. On y ajoute une affiche
plus directe  : La France a besoin de charbon, la France a besoin de toi.
Tricolores, ces affiches sont représentatives de la volonté politique
d’union nationale et de l’appel au sens patriotique des mineurs. Le
charbon, mis en avant sur une sorte d’écu, est le garant du
développement de l’arrière-plan  : usines dans la brume indécise de
l’attente, système économique — transports, énergie, production
industrielle — présenté comme une série d’enchaînements. Face à ce
grand Tout systématique, la responsabilité individuelle (toi  !) du
mineur est engagée.
47 Responsabilité morale et politique  : conscience nationale et
conscience de classe mêlées ne doivent plus faire qu’un. La
propagande reste donc au niveau des généralités, représentant des
systèmes (économiques) ou des abstractions (l’intérêt national).
48 Pudeur ou maintien de l’anonymat : l’absence de représentation du
corps du mineur, sa réduction à une paire de mains robustes et
viriles, contribuent à asseoir l’idée du combattant anonyme et
pourtant déterminant, du soldat courageux mais humble, héroïque
mais discret. L’ouvrier modèle, amoureux du travail bien fait et
confiant dans la justice sociale que garantit la nationalisation.
Journaux et radios reprennent quotidiennement et plusieurs fois par
jour l’ensemble des slogans évoqués. Des brochures d’information
sur la nationalisation sont distribuées à tout le personnel à la paye
du 10 septembre.
49 Cette accentuation du travail de propagande est la préparation du
sommet de cette phase de la campagne de persuasion  : la réunion
publique du 17 septembre, Place du Cantin à Lens. Les documents
internes des Houillères préparatoires à ce meeting l’intitulent
d’ailleurs : « réunion de propagande » ; le but est clairement défini.
Plusieurs réunions de militants CGT des Houillères ont lieu pour
mettre au point les modalités pratiques, après que, le 31 août,
Duhameaux, Sylvain, Vinit et Long pour les Houillères, Frachon,
Martel, Delfosse et Foulon pour la CGT, se furent mis d’accord sur
l’essentiel.
Le thème de la réunion est le suivant : M. Lacoste au nom du gouvernement, M.
Frachon au nom de la CGT, demanderont aux mineurs d’intensifier leur effort et
d’atteindre le chiffre de 100  000 tonnes pour la fin de l’année. M. Martel
répondra au nom des mineurs du Nord et du Pas-de-Calais (doc. int. HBNPC  :
L’état de la campagne de propagande des Houillères nationales au 8 septembre 45).
11. Affiche 1946 (archives HBNPC, cliché Agave)

L’union sacrée
50 L’État, le Parti et le syndicat manifestent lors de cette réunion
« historique » leur volonté commune de réaliser une « union sacrée »
pour gagner cette nouvelle bataille patriotique. Le chiffre des
100 000 tonnes devient le leitmotiv de la campagne. L’exploitation de
la réunion est prévue et organisée par les HBNPC et leurs partenaires
syndicaux, comme en témoigne le texte ronéotypé déjà cité L’état de
la campagne de propagande des Houillères nationales au 8 septembre 45 :
51 Outre l’affichage massif de l’affiche dite «  des 100  000 tonnes  », ce
plan prévoit :
des brochures contenant les extraits des discours prononcés ;
des comptes rendus et rappels de presse ;
la retransmission radio de la réunion ;
un reportage cinématographique par France-Libre Actualités ;
des «  graphiques de fosses  » ou panneaux destinés à montrer d’une façon frappante
l’augmentation de la production pour chaque fosse et l’ensemble du bassin ;
des récompenses  : elles pourront être en nature ou en espèces et un règlement des
gratifications sera étudié par la commission permanente mixte. La répartition des
denrées pourra se faire par le truchement des comités de siège.
des fanions  : on a envisagé de créer des fanions à remettre de façon solennelle à la
meilleure fosse de chaque groupe et au meilleur groupe du bassin.

52 Ces deux dernières questions font l’objet de l’ordre du jour de la


prochaine réunion de la commission mixte. Par ailleurs, une
troisième affiche sera apposée du 15 septembre au 1er octobre. Le
texte en est le suivant :
Mineur, le sort de la France est entre tes mains
53 Deux mains solides, détachées du corps, tiennent une France entière
(Alsace et Lorraine comprises, bien sûr) elle-même détachée de ses
voisins européens. Fond tricolore et mouvement ascendant évoquant
une élévation de l’image de la Patrie par la force simple et noble de
l’ouvrier consciencieux et déterminé. Certainement l’affiche la plus
connue de cette période.
54 L’introduction des stimulants matériels et idéologiques révèle les
difficultés rencontrées pour convaincre la corporation. Le fanion
d’honneur planté en haut du chevalement de la meilleure fosse, les
vins d’honneur visant à récompenser les meilleurs ouvriers et à les
donner en exemple, les récompenses en nature (litres de genièvre,
savon, cochon, bicyclette, etc.) doivent donner aux mineurs des
motivations nouvelles. C’est que, comme l’écrit un mineur le 3
octobre 45 dans La Voix du Nord :
12. Affiche 1946 (archives HBNPC, cliché Agave)
Il faut pourtant dire que, malgré la valorisation de la profession, les mineurs ont
encore trop de raisons d’être mécontents. Le beau programme de leur
ravitaillement est trop souvent théorique et la viande notamment est trop
souvent absente de la table. Enfin il constate que son salaire court toujours après
les prix sans jamais les rattraper et, la semaine de la grève, son camembert et son
litre de vin rouge sautaient à 20 francs.
55 Car des grèves, comme nous l’avons vu, ont éclaté ici et là jusqu’en
septembre 45  ; le même mineur explique d’ailleurs qu’«  après le
discours de Thorez à Waziers, les militants communistes voient dans
la moindre grève chez les mineurs un désaveu de la position prise
par leur parti et une sorte de protestation violente contre ses mots
d’ordre ».
56 Sur le lieu même du travail, là où l’on passe avant de descendre
travailler, sont installés ces graphiques de fosse évoqués dans la
circulaire  : les thermomètres de la production. En décembre, c’est
Thorez lui-même qui revient dans le Nord, à Valenciennes, pour
parler aux mineurs sous une gigantesque banderole  : «  Produire,
c’est un devoir pour la renaissance française  : bientôt les 100  000
tonnes. » Un devoir de classe, répète Thorez. Le choix du lieu n’est
pas fait au hasard  : le secteur de Valenciennes est à la traîne, la
productivité n’y augmente pas assez vite. Il va tancer les
responsables et donner aux mineurs du Valenciennois le bon
exemple des groupes qui augmentent leur production.

13. Meeting de Valenciennes. Sur la banderole : « Produire, c’est un devoir pour la


renaissance française » (archives HBNPC, cliché Agave)

Résistance au travail et stimulants matériels


57 Face à ces difficultés objectives, la propagande va se modifier.
L’accent ne va plus être mis sur l’importance morale des enjeux de la
bataille, mais sur les bénéfices matériels concrets et immédiats que
les travailleurs peuvent espérer en récompense de leurs efforts.
L’amélioration des conditions de vie des mineurs et de leurs familles
devient une obsession pour les publicistes. L’idée de faire du métier
une « profession privilégiée » fait son chemin.

14. Affiche 1946 (archives HBNPC, cliché Agave)

58 Cela ne signifie pas que les grandes orgues productivistes se taisent :


on continue à évoquer les grands principes et les nobles sentiments
qui doivent animer le corps ouvrier : fanions et drapeaux égayent le
sommet des chevalements. Mais le virage est patent  : il prend en
compte la lenteur de la progression de la production journalière
ainsi que l’absentéisme chronique  ; il ouvre aussi des perspectives
d’amélioration sensible de la rémunération (directe ou indirecte) du
travail fourni. A défaut d’atteindre le cœur et l’esprit, la propagande
va s’attacher à répandre les images idylliques de la vie nouvelle dans
les corons et les fosses. Le travail n’est plus ce qu’il était, dit-on ; il y
a des douches chaudes, des machines intéressantes, une ambiance
chaleureuse. Les maisons nouvelles sont belles et spacieuses, les
coopératives fleurissent, les colonies de vacances aussi... Les choses
ont changé et peuvent encore s’améliorer  : participez à l’aventure,
engagez-vous, embauchez-vous  ! L’objectif se fait de plus en plus
précis : il faut remplacer les prisonniers de guerre et les Polonais qui
quittent la région, il faut faire de nouveaux mineurs.
59 Les témoignages que nous avons pu recueillir sur les effets de ces
différents stimulants tendent à faire croire que si les stimulants
matériels (primes en nature essentiellement) étaient considérés avec
attention par les mineurs, les mises en scène idéologiques (fanions,
thermomètres) donnaient surtout lieu à ironie et plaisanterie...
60 Janvier 46  ; les 100  000 tonnes ne sont pas encore atteintes. La
production, cependant, a augmenté de manière notable  ; Lacoste
distribue les récompenses en gage de bonne volonté : l’année 46 va
voir se développer la réflexion sur les causes de cette résistance au
travail et sur les moyens de la réduire. Le statut du mineur, nous
l’avons vu, sera le résultat de ce travail : le PCF et la CGT accélèrent
le processus menant à son adoption.
61 Nous nous attacherons ici à analyser les fims qui soutiennent l’effort
gouvernemental et syndical en cette année 46, avant d’évoquer le
film de Daquin « Le point du jour » qui est une sorte d’aboutissement
du travail cinématographique effectué à cette occasion.

Les films de la bataille


Nous construisons la France et Mineurs de France

62 Ces deux films, tournés en 1946, visent le même objectif. Soutenir la


bataille du charbon, inciter les mineurs à aller de l’avant. Ils ne
prennent pas tout à fait les mêmes moyens pour y parvenir. Le
premier, produit et réalisé sous l’égide du PCF et de la CGT par une
équipe de cinéastes et de techniciens «  militants  » (dont Daquin),
s’attache surtout à situer l’effort des mineurs dans une tradition
historique de lutte nationale pour l’indépendance. Des Gaulois
luttant contre les hordes germaniques ou des armées romaines à
Jeanne d’Arc, des soldats de l’an II aux résistants à l’occupation
allemande, les Français ont toujours défendu chèrement leur liberté
et l’intégrité de leur territoire. Cette caractéristique établie, le film
montre que, parallèlement, notre peuple a su mener la lutte contre
la nature et les forces hostiles : défrichage, maîtrise des cours d’eau,
industrialisation. Les mineurs sont, tout au long de leur histoire,
présents sur ces deux fronts. Aujourd’hui encore, plus que jamais, ils
répondent présents à l’appel productiviste et nationaliste. Ils sont en
train de gagner la bataille du charbon.
63 Ce résumé reflète le mouvement du film  : plans généraux et gros
plans se succèdent en un montage très rapide, soutenu par une
musique et un commentaire rythmés. La voix off donne le sens à
cette suite d’images hétérogènes. Type même du film de propagande,
Nous construisons la France vise un public ouvrier. Mineurs de France se
veut plus général, mais ne perd pas de vue qu’il faut attirer de
nouveaux mineurs dans les fosses  : il est donc plus persuasif quant
aux changements intervenus dans l’exercice de ce dur métier.
Produit par les Charbonnages de France et tourné dans tous les
bassins français — surtout en Lorraine —, il s’articule, selon les
mêmes procédés techniques que le précédent, autour de trois
thèmes principaux.
1. Grâce à la modernisation, le mineur n’est plus un manœuvre mais un technicien  ; ce
n’est plus un paria, un galérien, mais un travailleur estimable, formé, éduqué  ; les
conditions de vie et de travail ont changé  : il y a des douches chaudes sur le lieu de
travail, et les cités minières sont riantes. « Comme Candide, le mineur de retour chez
lui peut cultiver son jardin », tel est le commentaire qui accompagne un plan idyllique
où une jeune femme tenant un enfant dans ses bras, regarde en riant par la fenêtre son
mari biner.
2. Les activités industrielles ont un caractère moralement estimable  : elles sont
collectives et mettent en œuvre l’esprit d’entraide et celui de compétition, au sens
sportif du terme. Ce sont des activités qui nécessitent des capacités, une organisation,
une stratégie, une tactique, et surtout des hommes déterminés. A ce jeu, « l’équipe de
la mine », dit le commentaire, est l’une des meilleures. Ce n’est pas pour rien d’ailleurs
que les sportifs issus de la mine font parler d’eux dans leurs spécialités. Les
footballeurs de Lens représentent et illustrent ces valeurs caractéristiques de la
corporation : courage, ténacité, abnégation.
3. Placé dans de bonnes conditions de vie par la nationalisation, le nouveau mineur n’est
plus un esclave industriel. Au contraire, il a recouvré la fierté d’être un ouvrier
qualifié, utile au pays  ; il est conscient de son rôle et de ses responsabilités  ; il est,
enfin, confiant dans l’avenir, car on lui a organisé tous les aspects de sa vie
quotidienne : il est logé, chauffé, soigné ; ses enfants sont instruits, vont en colonie de
vacances, comme lui peut aller à la Napoule, ses loisirs sont organisés par les sociétés
colombophiles ou de jardins ouvriers, subventionnées et contrôlées par les Houillères...
Tout ceci fait de l’ouvrier-mineur le premier ouvrier de France !

15. Louis Daquin, Jacques Duclos, Auguste Lecœur


lors de la présentation du film Le point du jour : un socio-mélodrame (Coll. particulière)

64 Contre-plongée sur deux jeunes mineurs souriant à la remonte, une


cigarette (bien méritée) aux lèvres, pour illustrer cette chute épique.
Ce film est, en fait, un film publicitaire. Il est d’ailleurs accompagné
d’un court message incitant les courageux à rejoindre les rangs des
mineurs  : «  Devenez premier ouvrier de France  ». Ce film est
certainement celui qui offre la meilleure série d’images stéréotypées
du mineur.

Le point du jour (1949) de Louis Daquin

65 Le peuple est le héros de l’histoire, c’est la thèse matérialiste


historique qu’illustre le film de Daquin, tourné après les grandes
grèves de 47 et 48. C’est une sorte de justification a posteriori des
thèses et de la ligne suivie par la CGT durant la bataille du charbon,
bien qu’on ne s’attarde pas sur l’aspect stakhanoviste de la période.
Les hommes de bonne volonté, par-delà leurs différences de classe,
peuvent se rejoindre, se rencontrer et faire front commun pour
construire des lendemains meilleurs. L’ingénieur, jeune et
inexpérimenté, mais sensible et honnête, éclairé par le délégué-
mineur, porteur des valeurs, de la mémoire et de la conscience
collectives, va parcourir le chemin initiatique qui mène à la
confiance et au respect mutuel. Cet appel à la collaboration
ingénieur-délégué, reprise des positions de la centrale syndicale
durant la bataille du charbon, aura un bel avenir dans la politique
communiste en direction des ITC (Ingénieurs, Cadres et Techniciens),
même si, en 1946, les directives données par Lecœur — alors
secrétaire d’État — allaient plutôt dans le sens d’un renforcement du
rôle de la maîtrise et de la hiérarchie. La propagande et la gestion
gouvernementale n’ont pas le même langage. On pourrait aisément
qualifier ce film de « social-mélodramatique », en ce sens que sur le
fond social — les mineurs dans leur vie quotidienne — un couple de
héros se cherche, difficilement, se rencontre à l’occasion d’un
événement tragique (l’accident du galibot) et s’unit, autour d’une
table, pour affronter l’avenir d’un pas léger. Histoire d’amour,
histoire virile, de séduction, dans laquelle le délégué tient le rôle
actif (dirigeant) et l’ingénieur le rôle passif (compagnon de route).
Jean Desailly ne cesse d’ailleurs dans son interprétation de renforcer
le côté doux et pacifique de son personnage, ému par la découverte
du monde ouvrier et niant sa propre vie pour rejoindre «  pour
toujours » le combat glorieux des mineurs.
66 L’image de la corporation donnée dans le film n’est en rien
contradictoire avec l’imagerie de Waziers  : simplement, en tenant
compte de l’évolution des événements, est-elle plus subtile,
présentant les tendances à la fuite comme des comportements
fréquents et explicables, mais révélateurs d’un manque de
conscience politique et de détermination. La souffrance fait partie de
la vie du mineur, et les cicatrices laissées par l’histoire (1906, 1941-
44...) donnent à tous et à chacun des raisons de vivre là : « On a tous
des comptes à régler  », explique le délégué. L’utilisation de ces
références comme justifications des comportements prête à sourire
par sa simplicité et son aspect didactique et relève d’une opération
de manipulation de la vérité historique. Mais rares cependant furent
ceux qui, à l’intérieur de la corporation, osèrent critiquer le contenu
du film. Ce texte de Constant Malva 35 publié par «  Le Musée du
soir  » 36 en janvier 1955 est une exception et mérite, à ce titre,
attention :
A propos de mineurs
Je ne veux pas intervenir dans le débat au sujet d’Alphonse Narcisse et de son
livre L’ombre de la morte. Plusieurs raisons m’en empêchent. Je voudrais plutôt,
puisqu’il est question d’œuvre concernant les mineurs, parler du film Le point du
jour de Louis Daquin, film qui fut loué par toute la presse. La forme est à mon
sens irréprochable. Mais le fond laisse beaucoup à désirer. Dans ce film, on nous
présente un adolescent qui n’aime pas descendre dans la mine : il se fait rudoyer
par sa mère et traiter de lâcheur par ses camarades plus âgés.
Eh bien, c’est exactement le contraire en réalité. Ce sont les parents qui
empêchent leurs enfants de descendre dans la mine  ; les aînés aussi leur
conseilleront de faire n’importe quoi à la surface et leur représenteront la vie à
la mine comme le pire des sorts ; ce qui est juste.
Dans ce même film, on voit un ingénieur dédaigné des ouvriers ; il entre dans un
café, et ces ouvriers ne le regardent même pas, plutôt si, ils le regardent avec
hostilité.
Eh bien, ça aussi est le contraire de la réalité. Si un ingénieur entre dans un café,
les ouvriers, s’ils l’osent, lui souriront pour se faire bien voir ou tout simplement
parce qu’ils sont flattés par sa présence.
Pour en revenir à la première remarque, je propose qu’on fasse un recensement
parmi les mineurs occupés dans les mines de France et de Belgique. Et l’on
pourra se rendre compte alors du faible pourcentage des ouvriers autochtones.
Ce n’est donc pas moi, ce sont les faits eux-mêmes qui s’inscrivent à faux contre
le film de Louis Daquin.

Dernier épisode
67 La loi du 17 mai 1946 sur la nationalisation des Houillères ouvre la
dernière séquence de la bataille du charbon. Un nouvel appel à la
prodution est lancé : pour les ... 120 000 tonnes !
Le 15 août, on a demandé aux mineurs de travailler cette année-là. Nous sommes
descendus nous-mêmes à la mine. J’ai été faire du charbon dans mon ancien chantier avec
mon frère, pour donner l’exemple. Évidemment, je reconnais qu’on en a fait plus qu’il ne
fallait, ce qui m’a amené à cette période-là à toute une polémique m’accusant d’être
maca, ce qui est pire que le stakhanovisme. Je ne peux pas dire que les mineurs n’ont pas
travaillé, ce qui serait, à mon avis, désobligeant pour eux et contraire à la vérité ; il y en a
qui travaillaient, mais tout le monde n’était pas héros du travail (interview Léon Delfosse,
1981).
68 Cette reconnaissance d’une lutte, d’une opposition de fond aux mots
d’ordre productivistes, permet de se demander pourquoi les
dirigeants syndicaux se sont lancés dans cette politique, au risque de
perdre une bonne part du crédit qu’ils avaient acquis et chèrement
payé pendant l’occupation et la Résistance. En particulier, pourquoi
ont-ils engagé et fait fonctionner la politique des stimulants
matériels, à partir de 1945 ?
En fait, nous avons peut-être été les complices d’une opération qui n’était pas la nôtre. Ce
n’est pas nous qui avons eu l’initiative de cette affaire. Il s’est agi d’une politique
d’incitation (vélo, cochon, etc.) dont l’inventeur est Sylvain, un ingénieur qui était à la
Direction générale et qui a terminé comme directeur des mines du Dauphiné. Nous ne
l’avons pas condamné, évidemment. Je dirai même que nous en avons été partisans car
cela allait dans le sens de cette « bataille » du charbon, de cette incitation à la production
(ibid.).
69 Cette révélation tardive de Delfosse montre que les dirigeants
communistes ont emboîté le pas de cette campagne d’émulation,
sans en faire la moindre analyse critique, comme si les effets
secondaires n’avaient que peu d’importance et que seul comptait le
résultat, c’est-à-dire la réussite quantitative de l’opération. Ils ne
pouvaient ignorer l’opposition latente, passive ou moqueuse d’une
majorité de mineurs  ; ils ont pourtant maintenu le cap et diffusé
cette propagande impopulaire, à contre-courant. Sous-estimation de
la fermeté de cette opposition ou sur-estimation de la force de
l’appareil syndical et politique, toujours est-il que la discipline fait
son office et que la « ligne » imposée par le groupe Thorez au sein de
la direction nationale du PCF s’est imposée. Cette opération s’est
faite « en force », en jetant dans la balance tout le crédit du parti des
Fusillés, de la Résistance et de l’Internationale, tout le prestige de ses
principaux dirigeants régionaux et nationaux, un investissement
uniquement justifié par le désir de participation active au
gouvernement. Il est vrai que le PCF est alors le premier parti
politique français et que son influence dans le Nord-Pas-de-Calais est
considérable. Si les mineurs rechignent, ils n’osent pas affronter
ouvertement les organisations qui les représentent et ils vont finir
par marcher, suffisamment pour atteindre l’objectif fixé et pour que
les communiqués victorieux fassent le tour des ondes et des
journaux.
70 La propagande n’a convaincu que les crédules  ; elle a par contre
réduit au silence les voix dissidentes, en monopolisant les murs, les
écrans et les micros, en rabâchant ses slogans, en occupant le temps
et l’espace vacant entre mines et corons. Elle a su créer une
ambiance, un décor visuel et sonore efficace qui, par sa répétition
même, a fini par prendre vie, par être admis comme un reflet du
réel. En y croyant, les mineurs ont sans doute perdu une bonne part
de leur défiance et les désillusions qui ont suivi les ont laissés sans
réaction. Cette entreprise, finalement cynique, de mise au travail
obligatoire aura ainsi provoqué un affaiblissement d’une corporation
qui était portée au pinacle ouvrier et national, mais qui y a laissé son
identité et sa révolte.

NOTES
34. Note manuscrite anonyme apposée au bas d’une affiche de 1952 : « Mineurs du Groupe
de Valenciennes, combattez l’absentéisme  ». Archives du Centre historique minier de
Lewarde.
35. Constant Malva, 1903-1969, ouvrier mineur belge, a écrit plusieurs ouvrages de
témoignage sur la mine et le Borinage, dans lesquels il remet en cause « l’amour du travail »
et la mythologie du mineur héros. Son livre le plus important, Ma nuit au jour le jour, écrit en
1937 a été réédité par François Maspéro en 1978.
36. Revue de littérature prolétarienne du Nord de la France.
Portrait du mineur en héros
Bruno Mattéi

1 La juxtaposition des deux mots mythologie et mineur peut sembler


paradoxale. Le travail du mineur, sa vie et ses modes de sociabilité
ont une espèce d’évidence, de matérialité qui réfutent d’emblée tout
«  logement  » possible du mythe. Sauf à prendre du recul face à
l’évidence première, en remontant, par exemple, l’histoire déjà
ancienne de la corporation. On y repère très vite maints et maints
récits qui entourent, bordent, célèbrent le mineur. Des récits qui
combinent les mots et arrangent la réalité. Le mineur y apparaît
comme une figure exemplaire du prolétariat, à la convergence —
qu’on n’attendait pas — de stratégies patronales, étatiques,
syndicales. Beaucoup d’empirisme et de bricolage au départ, puis
peu à peu les pensées se systématisent, au point qu’une mythologie
s’y est fondée. Faisceaux d’images hautement signifiantes tissées
dans des récits et des discours. Comment produire un certain type
d’identité prolétarienne à la fois singulier et universel  ? En faisant
un bon usage des images par exemple...

Les enjeux
2 La conquête d’un nouvel Eldorado. Une aventure moderne pour une
génération de capitaines d’industrie. Ainsi re rêvent ces terres de
Picardie, qui du Boulonais au Valenciennois, recèlent l’or noir. On est
à la fin du XVIIIe siècle. Il faut imaginer la naissance des compagnies
minières comme un fantastique et brutal bouleversement de l’espèce
et des mentalités. L’historien Marcel Gillet a retracé cette sorte
d’épopée industrielle dans son livre Les Charbonnages du Nord de la
France au XIXe siècle 37 .

16. Gravure — en couleur — illustrant la descente au fond dans la « tonne » (La vie du
mineur, P. Delabasse, Paris, Librairie nouvelle d’éducation et de récréation, 1906)

3 Pour les dirigeants des compagnies, il s’agit en premier lieu de fixer


une main-d’œuvre rurale et de fabriquer en grand nombre des
prolétaires d’un type nouveau. Un leitmotiv perce dans la littérature
patronale  : le manque de main-d’œuvre. Il faut compter avec la
résistance de ces ruraux pas encore prolétaires, venus de Flandre, de
Picardie, d’Artois, qui répugnent, malgré la certitude d’un salaire, à
cet univers brutal et complètement nouveau. Les «  houilleurs  »
n’hésitent pas à quitter la compagnie du jour au lendemain avec
familles et bagages pour reprendre leur procession de déracinés. Le
nomadisme est très important et on passe ainsi d’une compagnie à
l’autre pour tenter peut-être une meilleure chance. Dans les archives
de la compagnie de Bruay sous le Second Empire, ces mots d’un
ingénieur témoignent de cette réalité  : « Aujourd’hui on n’a pas pu
travailler, parce qu’ils sont tous partis avec leur famille  ». L’enjeu
était donc de retenir cette main-d’œuvre ; d’où la mise en place des
dispositifs multiples pour sédentariser le mineur et sa famille, gage
de reproduction du métier  : les maisons (corons), les caisses de
secours miniers, les jardins, les écoles, la médecine, des institutions
de loisirs.

17. L’apprentissage du jardinage, élément de l’éducation des futurs mineurs. Une des
manières de l’attacher à la fosse et au coron (archives HBNPC)

4 Mais ces institutions patronales se doublent de dispositifs


idéologiques et moraux  : des valeurs, du discours, des récits. Un
stock « immatériel » cette fois destiné à représenter le mineur pour
lui et pour les autres, de telle sorte qu’il intériorise des mots et des
images, s’y reconnaisse au point de dire  : c’est moi. Ici la
prolifération et l’ordonnancement du discours se mesurent à
l’importance des enjeux.
5 Très vite les mineurs vont représenter une réalité sociale
préoccupante  : celle de la révolte et de la grève. Dans cette
corporation turbulente et nomade, les grèves étaient légion. G.
Widmer, un juriste, écrira, en forme de bilan provisoire, à la fin du
e
XIX siècle :
Il existe peu de populations aussi remuantes que celles des mineurs, groupés par
suite d’une raison toute géologique dans une série de bassins de faible étendue.
Elles se trouvent le plus ordinairement réunies autour de diverses exploitations
de ces bassins à une certaine distance de la ville. Dans un tel milieu qui peut sans
peine prendre conscience de son importance, des revendications naissent
facilement.
6 Les grèves de mineurs inquiètent et deviennent vite événement
national. A la fin du Second Empire, en 1869, les grèves de La
Ricamarie dans la Loire font 13 morts, après intervention de la
troupe, et la même année, celles d’Aubin, près de Decazeville,
laissent 12 mineurs sans vie. A ce tournant des années 1870, une
ample littérature apparaît sur la question sociale et sur les mineurs
en particulier. On se demande : Qu’est-ce qu’ils veulent, pourquoi se
révoltent-ils ? Et on essaye d’inventer des solutions pour intégrer ce
prolétariat et conjurer ainsi la révolte.
7 Ces grosses masses noires n’ont rien à voir avec le prolétariat urbain
«  classique  », mieux réparti, plus contrôlable. La grève de mineurs
éclate souvent sans prévenir, brutale et sauvage. Les patrons et les
autorités n’arrivent pas toujours à savoir quelles sont les
revendications des «  rebelles  », et c’est bien ce qui les inquiète le
plus. En 1872 une grève se répand à tout le bassin du Nord-Pas-de-
Calais à partir de la compagnie de l’Escarpelle. C’est par hasard, en
arrêtant un gréviste, qu’on finit par connaître les raisons du conflit :
le mineur portait, caché dans une poche, un papier sur lequel étaient
griffonnées les revendications de ses camarades. Les mineurs en
grève avaient fait sécession et étaient partis se cacher dans une forêt
voisine où les femmes venaient les ravitailler la nuit. Quelle source
d’étonnement pour les journalistes de l’époque !

18. Les mineurs « modèle » 1902 (Coll. particulière)

8 Le contrôle et la gestion de ces masses mal rompues à la discipline


industrielle n’échappent pas aux gouvernements successifs de la
monarchie, de l’Empire et de la République. Il apparaît que réussir
avec les mineurs, c’est peut-être résoudre la question sociale. Au
début de la IIIe République de nombreuses lois sociales concernant
les mineurs sont longuement débattues et votées : sur les « caisses de
secours », « l’hygiène et la sécurité », « les délégués-mineurs ». Une
espèce d’attention vigilante et expérimentale entoure la corporation.
Cette surdétermination du regard et des dispositifs mis en place,
motivés par des enjeux décisifs, explique la mythologie du monde
minier qui se crée au XIXe siècle.
La mythologie du travail (la particularité du
mineur)
9 L’élément pivot de cette mythologie peut se désigner comme
« l’idéologie du travail » ou la valorisation de l’homme-prolétaire par
son travail, au point que ce labeur devienne objet d’amour. Lebret,
directeur-régisseur de la Compagnie d’Anzin, écrit en 1848, au milieu
de la tourmente révolutionnaire : « Le mineur aime sa fosse comme le
marin son navire.  » Ce thème prend racine dans la particularité du
métier de mineur. On va répétant que le métier de mineur n’est pas
un métier comme un autre et que le mineur n’est pas un ouvrier
comme un autre. Cet amour / particularité se nourrit d’une double
thématique, qui met en avant la dureté et la dangerosité du travail.
Le travail est dur, parce qu’il se joue dans un face-à-face permanent
avec la nature abyssale. Il est dangereux parce qu’il comporte des
risques incalculables, des catastrophes, la mort. D’où très tôt cette
assimilation du mineur à «  un soldat  », à «  un combattant  » de
l’abîme. De façon corollaire la dureté et la dangerosité engendrent
des vertus spécifiques à la corporation : le courage (le mineur est un
homme courageux) et le sacrifice (il se sacrifie volontiers). On peut
alors représenter la chaîne métaphorique de la façon suivante :

10 En 1857, Simonin, ancien ingénieur des mines de la Loire, devenu le


principal idéologue des compagnies, écrit un ouvrage de
vulgarisation  : La vie souterraine ou les mines et les mineurs. Dans le
chapitre intitulé « Le soldat de l’abîme », on lit :
La lutte de chaque jour contre ce que nous avons appelé avec notre grand poète
Hugo l’ananké, la fatalité des éléments, a fait du houilleur une sorte d’ouvrier-
soldat, discipliné, plein d’énergie. Dans cette armée du travail, les vieux
instruisent les jeunes et ceux-ci acquièrent bien vite, par la pratique assidue du
chantier, une foule de qualités solides, la patience, la réflexion, le sang-froid,
sans lesquelles il n’est pas de bon mineur. Il faut rompre aussi le corps aux plus
dures fatigues, braver en face de continuels périls, s’accoutumer à la vie sous
terre. Voyez-vous ces hommes qui sortent du puits à la brume, la lampe à la
main, la démarche alourdie et comme résignée, la figure noircie, les habits et le
chapeau mouillés, couverts de boue  ! Où vont-ils  ? Ils rentrent dans leurs
familles, calmes, silencieux. Saluez en eux les obscurs et virils combattants de
l’abîme, les pionniers du monde moderne.
11 Les compagnies minières tirent évidemment beaucoup de bénéfice à
« médiatiser » ces images du mineur, aimant son métier, courageux,
prêt à tous les sacrifices. La mise en place de cette représentation
commence très tôt en exploitant les temps forts de la mine  : les
grèves, mais aussi les catastrophes. Le mythe fondateur de cette
opération peut être situé en 1812, après une catastrophe qui fait
plusieurs dizaines de morts près de Liège en Belgique. Un mineur,
Goffin, après avoir sauvé de la mort soixante de ses camarades, est
décoré par Napoléon 1er. Un historien de la mine au début du XXe
siècle écrit à propos de ce premier mineur, héros courageux prêt au
sacrifice : « La décoration de la légion d’honneur que les grognards
n’obtenaient pas toujours après vingt combats fut accordée à un
mineur ayant sauvé soixante de ses camarades dans une explosion
survenue dans les mines de l’Ourthe  » (Gras  : 1923). On édifie un
buste à Goffin et on écrit dessus ces paroles qu’on prête au héros  :
«  Je veux les sauver tous ou ne plus leur survivre  !  » Cette
thématique va être développée par la suite à la faveur des
nombreuses catastrophes minières qui ne manquent pas de frapper
les imaginations. En 1876 par exemple, l’ingénieur Simonin donne
une conférence à grand spectacle au théâtre de Marseille, après une
catastrophe qui a fait près de deux cents morts au puits Jabes dans la
Loire : le numéro est au point qui consiste à jouer sur la gamme des
émotions et des vertus pour hisser le mineur sur sa stèle de héros
courageux.
12 Pourquoi cette insistance à faire du mineur un « héros  » ? On peut
songer à des explications psychologiques : l’inconscient collectif par
exemple qui cherche à conjurer la mort. Ce registre d’interprétation
demeure très insuffisant. Une autre hypothèse mérite d’être
avancée  : il fallait combattre la résistance naturelle des mineurs à
être ces héros-prêts-aux-sacrifices  : il fallait faire coller la réalité
avec l’image ! Un document 38 tout à fait intéressant, qui date de la
Restauration, indique bien ce peu de goût spontané du sacrifice.
Après une catastrophe qui se produit en 1827 près de Denain, des
porions font un rapport au maire de la ville :

19. Galibot, apprenti-mineur (Coll. particulière)


Nos exhortations et les encouragements que nous avons donnés à quelques-uns
de nos ouvriers les plus courageux les ont décidés à descendre pour tenter de
sauver leurs camarades. Encouragés cependant par nos prières et par l’humanité,
nous avons trouvé de généreux ouvriers qui se sont dévoués, qui ont bien voulu
risquer leur vie pour sauver celles de leurs camarades. Effectivement, en restant
jusqu’à la fin sur le théâtre du désastre, priant et menaçant tour à tour, nous
avons eu le bonheur de faire retirer 37 ouvriers, qui saisis par la fumée, étaient
restés sans force.
13 S’il fallut prier, exhorter et même menacer les mineurs, c’est sans
doute parce qu’ils n’avaient pas tellement envie de descendre et de
devenir comme Goffin des héros de la mine. Leur réaction première
était plutôt d’échapper à la mort. D’autres textes qui relatent les
débuts de la Compagnie d’Aniche et d’Anzin pendant la Révolution
française illustrent bien cette résistance des mineurs aux dangers et
à la pénibilité du métier. La propension à faire grève sur le tas, est
grande dès qu’il se passe un événement « stressant ». 11 faut un long
travail de persuasion, d’encadrement pour faire du mineur l’ouvrier
qui correspond à sa légende. Cette idée d’héroïsme et d’amour du
travail n’était pas innée, comme la propagande minière l’a laissé
entendre.
14 Les images, bien sûr, ne sont pas innocentes  : «  Le mineur aime sa
fosse comme le marin son navire, comme le soldat son champ de
bataille. » Quand on considère de près la littérature patronale, on se
rend compte que cette assimilation du mineur au marin ou au soldat
est d’abord une façon de tout rabattre sur la discipline qu’on cherche à
obtenir. Voici ce qu’écrit par exemple Émile Dupont, un patron de
compagnie qui n’était pas fou : « On a comparé quelquefois le mineur
au marin. La comparaison est juste : elle ne fait que confirmer cette
assertion qu’il faut une discipline aussi forte dans une mine qu’à
bord d’un navire ! » (1883).

Un syndicalisme ventriloque

15 Les mineurs n’ont pas parlé d’eux dans des termes différents de ceux
de leurs maîtres. Si le syndicat dénonce les finalités patronales
(profit et exploitation), il reprend par contre comme un prêt-à-
porter cette identité mythologique. Michel Rondet, premier grand
leader du syndicalisme minier, originaire de la Loire, exprime bien
cette dualité : « Le mineur n’est pas un ouvrier ordinaire, c’est en un
mot un soldat qui combat constamment pour remplir les coffres-
forts de nos capitalistes.  » D’un côté cette idée de soldat avec son
cortège de représentations qui vient directement de Simonin  ; de
l’autre l’ébauche d’une analyse socio-économique empruntée au
socialisme et au syndicalisme naissant.
16 Dans les premiers congrès ouvriers on voit les mineurs tenir un
discours à la fois calculateur et résigné sur eux-mêmes, ce qui est
peut-être une façon de signifier qu’ils sont prisonniers du cortège
d’images qui les entoure. En 1879, au congrès ouvrier de Marseille, le
premier grand congrès syndical libre après la répression de la
Commune, plusieurs mineurs sont présents. Forissier, venu de la
Loire explique à la tribune : « Les mineurs continueront à rester les
martyrs du travail, du danger et du dévouement, mais ils veulent
comme les autres corporations marcher au progrès et à
l’émancipation. » Ce qui revient à peu près à dire : on est prêts à être
courageux, des héros, mais on veut des contreparties... Et dans la
littérature syndicale de l’époque les mineurs reprennent totalement
à leur compte le discours du mythe. Voici quelques extraits du
premier journal écrit et édité par les mineurs en 1891, Le Travail du
mineur :
Chanson écrite par un mineur :
Ah le mineur est admirable,
Son rôle est beau, plein de grandeur,
C’est un héros que rien n’accable,
Connaît-il seulement la peur ?
Poèmes :
Esclave couché sous la terre,
Mort vivant creusant son tombeau
Le mineur solitaire pioche à côté de son flambeau,
Tout à coup ébranlant la mine,
Le grisou sombre épouvantai !,
Vient par derrière et l’assassine victime du travail.
Ne ris pas enfant de l’ouvrier mineur
Car le mineur, vois-tu, souvent meurt sur la brèche
Comme un vaillant soldat pour donner la chaleur.
Le chant du mineur sur un air qui s’appelle le grisou :
La cage descend dans la mine.
Bas les hommes au fond du puits,
Pas une voix ne récrimine.
Dans le trou béant de la nuit,
Les braves vont à la bataille.
Ils sont de taille pour le contrat des galériens.
Bientôt les sombres galeries
S’empliront de voix de mineurs
Cherchant le pain de l’industrie,
Ainsi que pour eux et les leurs
Dans la tâche ardente, sublime
Le vrai courage des héros
Que l’on ne voit pas dans l’abîme,
Peinant sans trêve ni repos.
Tout autour d’eux, c’est la menace
Du grisou, des éboulements
Et quand la mort affreuse passe
Dans ses farouches éléments,
Mais peu importe, c’est pénible,
C’est noble et c’est grand, plein de beauté
Car il faut bien du combustible
Pour la marche de l’humanité.
Le martyr du prolétariat, le mineur
C’est le paria de la terre,
Il ne sait qu’enfanter dans les pleurs,
Il doit être un souffre-douleur de la terre.
17 Le syndicalisme des mineurs a repris de façon complètement a-
critique cette identité prolétarienne fondée sur l’amour du travail, la
sédentarisation subie et le risque professionnel. Le syndicalisme
avait bien dans ses objectifs de s’attaquer à l’exploitation, mais il a
passé sous silence ce qui rendait possible cette exploitation : à savoir
cette identité prolétarienne, ancrée sur des valeurs aussi peu
libératrices que la seule valorisation par le travail et la mort au
travail.
18 Un impensé lourd de conséquences va parcourir la corporation
minière  : cette identité fabriquée, imposée et jamais remise en
question. Dans quelle mesure était-il possible de lutter contre
l’exploitation et donc de s’émanciper, si n’étaient pas remises en
cause les valeurs sur lesquelles était fondée cette exploitation  ?
Était-ce historiquement possible  ? Pourquoi cette absence d’esprit
critique si troublante  ? Au point qu’on distingue des
correspondances ambiguës entre les discours ouvriers et les discours
patronaux.
19 Au début du XXe siècle, deux mineurs de la région de Denain avaient
entrepris de créer, en modèle réduit, ce qu’ils appellèrent «  une
mine mécanique  ». Dans un numéro du mois de décembre 1978 le
journal du Parti communiste dans le Nord, Liberté, rapporte cette
histoire dans sa rubrique « Entre nous gens du Nord » : « Ces deux
mineurs exhibaient dans les foires une mine mécanique dans
laquelle ils représentaient le travail du mineur, et ils indiquaient en
gros caractères sur leurs affiches  : Vous y verrez entre autres
diverses catastrophes. »
20 Ainsi des mineurs passaient dans les corons, les villes et les villages
au moment des foires pour donner des spectacles de catastrophes, de
même que Simonin faisait, lui, des conférences sur les catastrophes.
Au profit des veuves et des orphelins... Comment se fait-il qu’au lieu
de provoquer un sentiment de révolte et de refus, les catastrophes
devenaient, même chez les mineurs, des objets de spectacles et
d’exhibition  ? Comme si l’idée de la mort au travail était une
composante à la fois spectaculaire et normale de la vie du mineur.
N’est-ce pas là en définitive que se marque l’ancrage et la profondeur
du mythe ?
Le mineur, avant-garde du prolétariat
(l’universalité du mineur)
21 Le mineur comme avant-garde du prolétariat est le deuxième thème
constitutif de la mythologie. L’historienne Michelle Perrot écrit à ce
propos  : «  La grève-type sera longtemps celle des mineurs, comme
ces derniers, parés des prestiges terrifiants de l’enfer noir, sont au
e
XIX siècle le symbole même du prolétariat. » Et elle ajoute : « La mine
et les mineurs sont le thème de prédilection de l’iconographie
ouvrière de l’Illustration ; ils fournissent environ les 3/4 des gravures
entre 1870 et 1914 » (Michelle Perrot 1973).
22 A cause de leurs révoltes, de leurs turbulences, les mineurs vont
entrer dans toutes les stratégies politiques  : des républicains, puis
des socialistes, enfin des communistes après 1920. A l’aube de la IIIe
République, en 1880, la classe politique républicaine et radicale
prend le pouvoir et les mineurs lui posent très vite problème. La
grève des mineurs du Nord à Anzin en 1884 dure 56 jours et suscite
de lourdes inquiétudes.
23 Georges Stell, un journaliste républicain et ami du syndicaliste
Rondet, se penche sur la condition des mineurs et rédige dès 1882 un
livre qui s’intitule  : Les cahiers de doléances des mineurs français. Il
écrit :
20. Mineur travaillant à « col tordu » (archives HBNPC)
Les intérêts des mineurs français représentent ceux de tous les ouvriers dans
notre pays. L’industrie de la houille est la mère de toutes les autres. C’est là que
le travail est le plus pénible, c’est là que le danger est perpétuel et la misère
menaçante. A tous ces titres les mineurs ont le droit de parler au nom du
prolétariat.
24 Ce n’est pas par hasard si G. Stell prend le parti des mineurs. Ceux-ci
vont servir les républicains pour attaquer les dirigeants des
compagnies minières qui sont en majorité monarchistes,
orléanistes  : légitimistes ou bonapartistes. Mais la sollicitude des
républicains pour les mineurs va aussi contribuer à enrichir la
mythologie. Un thème fait recette : le misérabilisme. On va tout dire,
tout décrire sur les conditions de travail des mineurs. On va montrer
leur misère, comme un acte d’accusation. Georges Stell s’emploie
avec une plume avertie à ce genre de descriptions  : «  Accablé de
chaleur, mouillé par l’eau, complètement nu, il halète, il souffre. Il
n’existe pas de labeur plus dur, plus écrasant, plus répugnant  ; et
cependant les ouvriers qui en sont chargés tiennent à y rester  ». Il
raconte longuement l’histoire du mineur qui revient de la fosse.
L’homme remonte péniblement. Il suit le méandre des galeries par des chemins
accidentés, toujours dans la nuit, les pieds dans l’eau  ; il monte, redescend,
oblique à droite et à gauche, guidé par le feu terne des lampes et les coups de
sifflet du porion, longe les couloirs étroits, empestés, encombrés, se gare des
wagonnets lancés à toute vitesse sur les rails. En cheminant, il s’applaudit d’avoir
cette fois encore échappé au coup de grisou, à l’éboulis, à l’incendie des boisages,
à l’inondation, au feu des coups de mine. Il arrive au jour, éreinté, noir, les
vêtements mouillés par sa sueur, les yeux brûlants, l’estomac irrité, la tête
pesante ; il a souvent 2, 3 ou 4 kilomètres de marche avant de tomber inerte sur
un siège, dans sa misérable demeure : heureux s’il a une veste de rechange et s’il
y trouve une famille qui le reçoive avec des sourires. Il a peiné pendant 12
heures ; il va dormir pendant 8 à 10 heures et retombera le lendemain dans cet
enfer que Dante n’a pas osé rêver.
25 Du côté des socialistes, c’est sensiblement différent : les guesdites qui
sont un peu les précurseurs du Parti communiste, s’intéressent de
près aux mineurs et introduisent l’idée de corporation d’avant-
garde. La corporation minière commence à se syndicaliser au niveau
régional puis national dans les années 1882-1883. Une fédération
nationale des mineurs existe et en 1891, voici ce que l’on dit lors
d’un congrès tenu à Commentry :
La question sociale doit être réduite à sa plus simple expression. Au lieu de
perdre son temps à convertir au communisme tous ceux qui de près ou de loin
touchent au prolétariat et ont avec lui des intérêts identiques, on devra
s’attacher à une seule corporation pour trois raisons :
— parce que plus que tout autre ouvrier le mineur est à même de comprendre les
nécessités d’une transformation sociale.
— parce qu’il est la plus complète survivance du serf féodal et de l’esclave
antique s’il n’en est une aggravation.
— parce qu’il tient dans ses mains la source de l’industrie moderne et par suite de
la société entière.
Donc, on travaillera tout spécialement le mineur. On fera de la corporation minière
la corporation d’élite. On en syndiquera étroitement les membres d’une façon
nationale d’abord, puis internationale, pour aboutir à la grève générale des
mineurs où git le salut de la classe ouvrière tout entière.
26 Cette notion d’avant-garde apparaît à maintes reprises dans la
bouche des dirigeants mineurs. « Quand l’heure de la lutte ouvrière
arrivera, les mineurs seront comme toujours à l’avant-garde du
prolétariat  », explique un syndicaliste lors du congrès national des
mineurs de 1912. Une chanson populaire des années 1880 exprimait
déjà que « c’est par le charbon que se fera la révolution ».
27 La troisième étape politique, c’est le Parti communiste qui l’écrit,
après la Seconde Guerre mondiale, pour la cause de la bataille du
charbon et de la «  renaissance française  ». Le PC n’invente rien  : il
systématise et gère avec les moyens de la propagande et du pouvoir
la mythologie du monde minier qui date du XIXe siècle.

Voix discordantes
28 Est-ce que tous les mineurs se sont reconnus dans cette mythologie ?
N’y a-t-il pas eu de contre-discours ? Des isolés n’ont-ils pas exprimé
autre chose que la parole officielle  ? Si on ne trouve pas trace de
réactions collectives, quelques voix discordantes, à peine audibles en
vérité, se sont fait entendre depuis la fin de la guerre et même un
peu avant. Le plus connu de ces contestataires de la mythologie
minière est sans doute le Belge Constant Malva. Ce mineur de fond,
écrivain prolétarien de l’école d’Henri Poulaille, a laissé une œuvre
assez fournie sur la mine. Dans son livre le plus important, Ma nuit au
jour le jour, écrit en 1937, réédité en 1977, Malva s’en prend au mythe
du mineur.
Je ne pense pas que nous soyons les héros que la presse de toute couleur se plaît à
vanter après les grandes catastrophes. Nous ne sommes que des pauvres hommes
qui contrairement à ce qu’on raconte ont un métier qu’ils haïssent... Nous
n’allons pas à la fosse par devoir, mais par nécessité, parce qu’il faut gagner sa
vie. Ce n’est pas vrai que le mineur aime son métier. Ils ont du mal à s’en défaire,
mais de là à l’aimer  ! Ils ne l’ont d’ailleurs pas choisi, il leur fut imposé par
certaines circonstances. Oui, les mineurs maudissent leur métier.
29 D’autres textes, écrits par des journalistes, sont révélateurs de ce que
pouvaient penser les mineurs. Par exemple des articles qui ont été
rédigés après la catastrophe de Courrières (Pas-de-Calais) en 1906,
qui fit 1  100 morts. Un journaliste du Petit Journal illustré essaye de
faire parler les mineurs et écrit un article qui s’appelle : « La vie du
mineur » :
Après la catastrophe, dans les premiers instants de l’épouvante, des mineurs ont
dit à quelques-uns de nos confrères que s’ils exerçaient ce métier périlleux,
c’était faute de pouvoir en choisir un autre, mais qu’ils étaient houilleurs malgré
eux, à leur corps défendant. Et les personnes qui ne sont point familiarisées avec
les mœurs des pays miniers, les ont crus sur parole et en ont conclu que
l’attachement du mineur à la mine était une légende.
Rien n’est plus réel cependant et je gagerais bien que, parmi ceux qui sont sortis
vivants de la fournaise, il en est plus d’un qui en donnera la preuve en
retournant bénévolement au fond. Il faudrait n’avoir jamais vécu dans un centre
minier pour croire le contraire. Si d’autres industries existaient dans la région,
disait un de nos confrères, les mineurs abandonneraient la mine pour y courir en
foule... Eh bien  ! mais n’existent-elles pas ces industries  ?... Et les hauts-
fourneaux  ?... Et les verreries  ?... Mais qu’y gagneraient-ils les mineurs  ? Le
métier de puddleur est plus dur encore que le leur et celui du verrier — du
verrier qui vit absolument dans le feu — n’est pas plus enviable. Aussi les
mineurs n’envient-ils pas, quoi qu’on dise, le sort des autres travailleurs. Leur
métier est pénible, dangereux, soumis aux risques des éboulements et des coups
de grisou, mais ils aiment leur métier et, comme je le rappelais récemment ici-
même, en citant des exemples, ils en ont la fierté.
21. Dessin de Grandjouan (L’assiette au beurre, n° spécial du 24 mars 1906, consacré à
la catastrophe de Courrières)

30 Le journaliste entend des gens qui lui disent  : Non, la mine, on


n’aime pas spécialement ça, si on fait ce métier, c’est parce qu’il n’y a
rien d’autre — et il révoque purement et simplement le discours
pour réétablir la primauté du mythe. L’information est faite pour
donner une image des mineurs, qui ne correspond pas du tout à ce que
disent les intéressés. On fait semblant de leur donner la parole et on
sous-entend  : ils ne savent pas ce qu’ils disent. Voici un deuxième
morceau tout à fait savoureux  ; après la catastrophe de Courrières,
des mineurs sont remontés vivants vingt jours après le coup de
grisou. L’opinion est remuée et le gouvernement envoie un ministre
pour féliciter les miraculés de Courrières. Le journaliste qui assiste à
l’entrevue entre Barthou, ministre des Travaux publics, et les
mineurs rescapés rapporte les paroles du ministre :
Je suis heureux et fier aussi, de vous apporter, avec mes félicitations
personnelles, les félicitations du gouvernement de la République. Je vous
remercie et je vous félicite du merveilleux courage que vous avez montré en ces
pénibles circonstances  ; par votre dévouement, par votre admirable présence
d’esprit, vous avez sauvé la vie de vos camarades. Mais ce n’est pas seulement
l’acte de courage que vous avez accompli que la République me charge de
récompenser. Je vous apporte la croix de la Légion d’honneur et je la donne en
même temps qu’au vaillant que vous êtes, au brave homme qui a trente ans de
service dans la mine, au père de famille, à l’ouvrier honnête et sérieux, estimé de
tous, admiré par tous, qui a été un parfait honnête homme et dont la vie entière
de travail et d’honneur est un exemple vivant. Vous vous êtes très bien conduit
pendant vingt jours au fond de la mine, mais vous vous étiez toujours bien
conduit. Je suis donc tout particulièrement heureux au nom du gouvernement de
la République de vous faire chevalier de la Légion d’honneur.
31 Enfin, Barthou s’adresse à tous les autres survivants et leur dit :
Et vous tous mes amis, vous avez été aussi de braves gens. Dans cette terrible
aventure vous avez tous payé de votre personne, tous vous avez contribué au
sauvetage de vos camarades. Vous êtes dignes aussi d’être récompensés. J’ai la
joie de vous annoncer que le gouvernement vous décerne à tous la médaille d’or
de 1re classe, la médaille qui récompense les grands dévouements et les belles
actions des hommes courageux.
32 Et d’une voix commune les rescapés répondirent d’un simple mot  :
« Ch’est ben ! » Alors le journaliste ajoute :
Que ce «  ch’est ben  » ne leur fasse pas croire que les mineurs ont manqué
d’enthousiasme, qu’ils se sont contentés d’une faible approbation. Ce «  ch’est
ben » est l’exclamation familière qui caractérise l’absolue satisfaction ! Ce « ch’est
ben » signifie qu’à leur avis, il en a été fait pleine justice, qu’ils sont contents sans arrière-
pensée... Alors ce sera au tour de la France entière de dire « ch’est ben ! »
33 En lisant l’article, on comprend plutôt que les mineurs qui disent  :
«  ch’est ben  » en ont gros sur le cœur et qu’on leur fait dire en
réalité le contraire de ce qu’ils pensent. La grève très dure qui suit la
catastrophe, accompagnée de scènes d’émeutes encore inconnues
dans les mines, atteste, plus que la laborieuse rhétorique
journalistique, des sentiments qui habitent la population minière.
34 D’autres textes et témoignages oraux expriment ce refus de la mine :
« J’ai un fils qui est en âge de travailler ; s’il parle de venir à la fosse,
je lui coupe les bras à ras les deux épaules.  » Ce mineur que fait
parler C. Malva, on le retrouve à peu près identique dans le
témoignage de Louis Lengrand, un mineur du Nord, dont les propos
ont été recueillis par une journaliste : « Un mineur préfère voir son
fils piller les banques, faire le voyou, vendre les cacahuètes plutôt
que de le voir descendre à la mine » (Lengrand 1974). Louis Lengrand
explique qu’il a vécu toute sa vie rivé au travail et au rendement et
c’est au moment où il est hospitalisé pour silicose qu’il découvre
d’autres horizons, une autre vie possible : « Je ne savais pas ce que
c’était que la vie  ; il a fallu que j’aille dans un sanatorium pour
comprendre, pour voir. »
35 Cette violence verbale que manifestent parfois les mineurs quand ils
parlent de leur métier en dit long sur les émotions contenues qui les
habitent. Mais il n’est pas facile de parler librement, de remettre en
cause cette identité fondée sur le mythe. Car une question se pose :
que mettre à la place  ? Comment exister hors de cette identité
collective qui s’est marquée dès la naissance. Sauf à se marginaliser
ou à quitter la fosse comme C. Malva qui, à bout de souffle, fuit la
mine en 1940 pour une reconversion hasardeuse dans les petits
métiers et la littérature.
36 Cette mythologie a conduit les mineurs à une impasse. On leur a
appris à vivre et à s’enfermer dans cet univers d’images présentées
comme valorisantes. Le bon ouvrier, c’est celui qui travaille plus que
son voisin, qui prend des risques et ne se plaint pas quand il met sa
vie en danger et éventuellement celle des autres. Ce rapport de
complicité — réel bien qu’ignoré ou nié — avec les thèmes patronaux
de rendement, de productivité, explique pourquoi par exemple une
catastrophe minière aussi meurtrière que celle de Liévin en
décembre 1974 a pu se produire sans aucune réaction collective. Le
fonctionnement réel de la fosse, c’est le non-respect calculé du
règlement qui n’est que le paravent du rendement et du risque pris
sciemment et souvent dissipé par l’habitude d’un comportement
second, dicté par cette mythologie.
37 Une des conséquences du mythe vécu et accepté, c’est l’absence
d’alternatives  : la réussite des patrons des mines, c’est d’avoir
finalement borné l’horizon et les pensées du mineur. Un observateur
de la fin du XIXe siècle écrit : « Après le travail, le mineur se repose et
en temps ordinaire le sujet de conversation est le travail.  » Cet
univers clos est la grande victoire du mythe, avec pour corollaire
une pauvreté culturelle certaine. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y ait
pas eu ressources, talents, savoir-faire et donc culture propre aux
mineurs. Mais la possibilité de mettre en œuvre un minimum de
fonction utopique, pour envisager un autre rapport au corps, à
l’espace, au travail, a bel et bien été barrée par cette formidable
machine à aliéner les esprits et les corps qu’a représentée la
mythologie du monde minier.

NOTES
37. L’ouvrage de Marcel Gillet a été publié en 1973 aux éditions Mouton.
38. Ce document se trouve aux Archives du Centre historique minier de Lewarde (Nord).
II. Strates. Production, poumons,
corons
Des ingénieurs perdus
Le procès de l’exercice du métier d’ingénieur dans les mines sous
l’occupation 39

Evelyne Desbois

1 Dans cet essai de reconstitution d’une période de l’histoire politique


et sociale du bassin minier, la figure de l’ingénieur traversait les
récits recueillis auprès des mineurs, mais de manière le plus souvent
anecdotique. En revanche, elle occupait une place beaucoup plus
importante et souvent centrale dans les discours politiques et les
revendications syndicales de cette époque. Cette émergence
inattendue et brutale sur la scène publique d’une catégorie socio-
professionnelle surprend d’autant plus qu’elle s’accompagnait d’un
éclairage nouveau qui rompait radicalement avec les représentations
traditionnellement véhiculées sur les ingénieurs, axées sur leurs
fonctions dans l’entreprise et leur situation dans la hiérarchie
sociale. Leurs fonctions de technicien et d’homme de
commandement passaient à l’arrière-plan pour faire place à une
accusation de traîtrise et de collaboration adressé par le syndicat
CGT à l’ensemble des ingénieurs du bassin en tant que sujet collectif
coupable. Dans le même temps, ils étaient appelés par les pouvoirs
publics, notamment les responsables communistes, à tenir un rôle
déterminant à la fois au plan économique dans la reconstruction
nationale, compte tenu de leur place dans l’appareil productif, et au
plan idéologique dans l’édification de nouveaux rapports sociaux par
leur alliance avec la classe ouvrière, pierre angulaire d’une société
future rêvée par plusieurs courants de la Résistance.
2 Cette situation paradoxale des ingénieurs des mines du bassin
houiller Nord-Pas-de-Calais au lendemain de la guerre va grever
lourdement la bataille de la production et mettre en difficulté la CGT
qui ne pourra mener de front les deux politiques incompatibles
assignées par ses dirigeants — la bataille du charbon — et par sa base
— l’épuration. Cette dernière ne sera pas réalisée de manière
satisfaisante aux yeux des mineurs, et les ingénieurs vont continuer
à assurer leurs fonctions mais en position de suspects hâtivement
blanchis par la justice pour satisfaire aux impératifs du
redressement économique et contribuer à la restauration de l’ordre
social ébranlé par les années d’occupation.
3 Il faut maintenant tenter de dégager les éléments qui ont conduit à
cette situation de tension, singulièrement cristallisée sur une
fraction du corps social, les ingénieurs, peu coutumiers du fait, plus
habitués à jouer un rôle dans l’histoire des techniques que dans
l’Histoire tout court. Les techniques ne peuvent être appréhendées
isolément sans prendre en compte les conditions socio-économiques
et politiques qui influent sur leur destinée  ; inversement, l’analyse
d’une situation sociale à première vue principalement caractérisée
par des aspects politiques et juridiques doit également porter sur le
domaine de la production. Il ne s’agit pas ici d’un essai d’analyse
macrosociale portant sur le rôle des ingénieurs à une époque
déterminée. Ce qui nous intéresse, c’est de retrouver à travers les
récits qu’ils nous en livrent aujourd’hui, quarante ans après, ce que
des hommes ont pu vivre, comprendre et interpréter, lors
d’événements qui les touchaient de plein fouet.

L’entre-deux-guerres : les antécédents


4 La guerre de 14-18 met fin pour les ingénieurs des compagnies
minières à une période de leur histoire que E. Dejonghe, dans une
expression fort parlante, a qualifiée « le temps des grands vassaux »,
« l’époque où l’ingénieur est l’intendant du roi dans sa fosse et dans
le pays d’alentour » (Étienne Dejonghe 1985 : 176). Les installations
du bassin minier détruites en 1918 sont reconstruites en quelques
années pratiquement à l’identique, alors que l’Allemagne, elle,
modernise son industrie charbonnière. La crise de 29 touche les
compagnies minières qui, en raison de l’archaïsme de leurs
conditions de production, font difficilement face à la concurrence. La
baisse du prix de revient de la tonne de charbon devient l’objectif
prioritaire des compagnies qui, pour l’atteindre, vont innover dans
trois directions :
la modernisation de l’outillage  : introduction des marteaux-perforateurs, puis des
marteaux-piqueurs ;
la concentration de l’exploitation : allongement des fronts de taille ;
la rationalisation du travail.
5 Ces changements allaient profondément modifier les tâches des
ingénieurs, et les amener à remplir de nouvelles fonctions
auxquelles leur formation strictement technique à l’école des Mines
ne les avait pas préparés, pas plus d’ailleurs qu’aux relations avec un
personnel ouvrier politisé et syndiqué à la CGT et à la CGTU. 40
Dans les années trente... quand on commençait à la mine, on était en même temps aux
Jeunesses socialistes et syndiqués. C’était une tradition chez les parents militants que le
jour de l’embauche (à douze ou treize ans) le gosse ait la carte syndicale et une carte du
parti (Léon Delfosse, dirigeant CGT des mineurs).
6 Bien sûr, les conditions de travail, le climat social, l’attitude de la
direction diffèrent d’une compagnie à l’autre, et les jeunes
ingénieurs tentent, malgré le chômage qui les touche, de choisir
celle qui correspond le plus à leurs attentes, celle où ils auront le
plus d’autonomie. «  La Compagnie des mines d’Anzin était presque
considérée comme le bagne, même pour les ingénieurs, il y avait une
discipline de fer, tandis qu’aux mines d’Aniche c’était assez familial »
(M.B., ingénieur). La mécanisation et l’augmentation de la longueur
des chantiers entraînent, en particulier, la création de la formation
professionnelle pour les jeunes qui ne pouvaient plus être formés sur
le tas par les compagnons et le chef de taille. Au fond, il n’y a
désormais de place que pour la production. Mais ce n’est pas
suffisant. Malgré l’utilisation des machines, les rendements atteints
ne satisfont pas les directions. Restent les ouvriers. Deux techniques
vont être introduites, le plus souvent simultanément, pour obtenir
une augmentation des rendements, et ce sont les ingénieurs qui, sur
les chantiers, vont appliquer cette nouvelle politique  : la mise en
place d’un système d’évaluation du travail et le changement du mode
de rémunération.

L’évaluation du travail : « faire du Bedaux »


7 A partir de 1932, certaines compagnies minières expérimentent le
système Bedaux, une technique de mesure analytique du travail,
réalisée au moyen de chronométrages (Odette Hardy-Hemer 1970 : 4-
48). Des ingénieurs volontaires sont formés à cette technique et
l’appliquent dans les fosses en chronométrant toutes les séquences
des gestes des ouvriers. Le recueil d’échantillons de mesures sert
alors de base à l’évaluation des prix de tâche.
8 Jusque-là les mineurs étaient payés « à la berline » (de charbon) :
Les routeurs mettaient dans le fond de la berline une médaille avec le numéro de la taille,
le culbuteur récupérait cette médaille et tous les jours on avait le nombre d’« étiquettes »
qui étaient produites par chaque chantier (M.B., ingénieur).
9 Les prix de tâche étaient décidés par l’ingénieur à l’ouverture des
nouveaux chantiers après une séance de « marchandage » :
L’ingénieur descendait et discutait avec les ouvriers, avec le chef de taille et, à la fin de la
journée, il décrétait dans sa grande sagesse souveraine que le prix de tâche appliqué
serait de tant à la berline. Le personnel de la nouvelle taille se disait  : on va essayer
d’obtenir le meilleur prix, on ne va pas trop tirer dedans pour faire croire que c’est un
chantier difficile, que la veine est dure. Mais, dans la maîtrise, il y avait des gens qui,
avant d’exercer cette fonction, étaient de bons abatteurs capables d’apprécier les
difficultés du travail (M.B., ingénieur).
10 Cette méthode était simple mais sommaire, car elle ne tenait pas
compte des problèmes rencontrés passagèrement par les ouvriers en
raison de la nature du terrain.
11 En comparaison avec ce procédé, les directions vont être séduites
par un nouveau mode d’évaluation scientifique du travail qui ne
laisse plus place à la contestation en sortant la fixation de la
rémunération du domaine du jugement subjectif et des rapports
sociaux. Des évaluations abstraites se référant à des recueils de
chiffres auxquels les ouvriers ne peuvent opposer des paroles de
vécu du travail comme la pénibilité, la peur de l’accident, la chaleur.
Des prix de tâche décidés dans les bureaux, et non sur le terrain,
contre lesquels ils ne peuvent rien. Finies les ruses, finis les
marchandages.
12 Les ingénieurs qui avaient jusque-là peu de contacts avec les
ouvriers, en dehors de leurs visites d’inspection des tailles, perdent
ainsi un lieu d’échanges, certes conflictuels et inégalitaires, mais où
les hommes se parlent et des choses mêmes qui les lient (le travail, le
terrain), chacun de sa position, avec ses mots, et ses propres
informations.
13 A ce dispositif de confrontration, le système Bedaux substitue un
dispositif d’observation dans lequel les ingénieurs chronomètrent
des corps en action qui ne redeviennent des êtres parlants qu’à la
pause, au moment du « briquet » (casse-croûte). Pour confectionner
les normes qui serviront à la fixation des prix de tâche, les
ingénieurs formés à ce nouveau travail vont chronométrer les
ouvriers pendant toute la durée du poste, soit huit heures, et cela
pour chaque catégorie du personnel — les abatteurs, les
remblayeurs, les creuseurs de galerie, les rouleurs, etc. — en relevant
tous les facteurs de pénibilité du travail.
Il ne faut pas se figurer que le métier de chronométreur est facile. On chronomètre des
temps de parfois moins de 5,10 secondes, pendant lesquels il faut évaluer à la vue la
vitesse du travail de l’ouvrier. Il faut prendre en note le temps que ça dure et le type
d’occupation de l’ouvrier (M.B., ingénieur).
14 Si cet ingénieur qui parle en connaissance de cause, puisqu’il a
appliqué ce système dans sa fosse, emploie le terme de métier pour
désigner cette nouvelle fonction des ingénieurs, ce n’est pas par abus
de langage  ; de fait, avec la mise en place du système Bedaux une
nouvelle catégorie se constitue au sein du groupe des ingénieurs des
mines  : les «  ingénieurs Bedaux  », appelés aussi «  ingénieurs-
salaire » par leurs collègues. L’affectation des ingénieurs à ces postes
s’est faite sur la base du volontariat. La modernité de cette attitude
par rapport au travail excitait l’intérêt des ingénieurs, d’autant plus
que le fait d’accepter de jouer les pionniers en ce domaine en
répondant à la demande des compagnies, leur permettait d’espérer
une évolution de carrière plus rapide.
Je me souviens que quand je faisais mon service militaire à la fin de 1934, j’assistai un soir
à un dîner des anciens de l’école des Mines de Saint-Étienne. Comme le système Bedaux
était juste en train de se mettre en place, tous les ingénieurs des mines de Valenciennes
qui étaient présents ne parlaient que de ça. Ils disaient : « Un tel a senti le vent, il s’est
déclaré volontaire pour appliquer le Bedaux. » D’autres voyaient cela d’un mauvais œil. Il
y avait toute une polémique à ce sujet (M.B., ingénieur).
15 Ceux qui étaient réticents, voire hostiles, tenaient à conserver ce qui
à leurs yeux constituait l’essence de leur travail, c’est-à-dire la
maîtrise de tous les éléments de la vie de la fosse. Ils refusaient en
quelque sorte la division du travail qui les enfermait dans un rôle de
spécialiste. Certains légitimaient leur refus par des considérations
éthiques.
23. Ingénieurs et portons, au début du siècle (Coll. particulière)
J’ai toujours été contre cela. Je n’aurais pas aimé qu’on me l’applique si j’avais été ouvrier.
Je considérais que c’était attentatoire à la dignité de la personne de l’ouvrier. Vous avez
devant vous quelqu’un qui vous regarde travailler pendant huit heures, et qui note,
minute par minute, le temps que vous mettez à faire tel ou tel travail. C’est indécent
(M.B., ingénieur).
16 Ce système n’était pas appliqué partout, mais lorsqu’il était mis en
place, deux catégories d’ingénieurs se côtoyaient dans un même
secteur : l’ingénieur d’exploitation et l’ingénieur Bedaux. Ce partage
de responsabilités était souvent source de conflits. Ces ingénieurs-
salaire ne passaient pas pour autant leur vie dans les galeries, la
planchette et le chronomètre à la main, car une fois toutes les
mesures effectuées pour chaque opération, l’ingénieur se référait
aux normes pour fixer les prix. Ainsi, « on savait que pour poser un
longeron avec des bois pris en telle et telle hauteur, dans une pente
de tant, et procéder à la confection des bois dans une taille de telle
longueur, ça valait tant » (M.B., ingénieur).
17 Si nous avons mis en relief l’introduction, dans les années 32-34, de
ce système d’évaluation du travail, c’est qu’outre l’aspect
proprement technique de l’analyse du travail, toujours mis en avant
par ses participants, ce système, de par les conditions de recueil des
données, se révélait être l’arme absolue trouvée par les compagnies
pour obtenir des ouvriers un rendement maximum, sous peine de
sanctions économiques, voire de licenciements. En effet, sans grand
effort d’imagination, il est aisé de voir dans quelle situation se
trouvait l’ouvrier-témoin, face à face avec l’ingénieur pendant huit
heures d’affilée. Même s’il savait qu’il ne s’agissait pas d’un contrôle
de son propre travail, il était de fait surveillé, non pas comme tous
les jours, par un contremaître, mais directement par une émanation
de la direction qui avait tout pouvoir sur sa vie professionnelle. Il ne
devait pas s’accorder beaucoup de répit pendant le poste, et
travaillait sans aucun doute avec toute l’énergie dont il disposait
pour être bien jugé. Les normes ont donc été élaborées dans des
circonstances exceptionnelles sur la base de « records » individuels
même si elles tiennent compte des durées de repos nécessaires. Une
fois ces normes établies, aux ouvriers de les respecter s’ils tenaient à
garantir leur niveau de salaire.
On était poussé au travail à outrance, il fallait faire cinq mètres d’abattage, ce qui était
impossible. Il s’ensuivait des sanctions, des amendes ; cela pouvait même aller jusqu’au
déclassement, aux mises à pied si le rendement était jugé insuffisant. Je me souviens que
nous sommes allés voir l’ingénieur, M.F., avec mon frère car nous avions été punis tous les
deux. Il ne nous a pas laissés discuter, il nous a traités de meneurs (M.M., abatteur, puis
délégué-mineur CGT).
18 Le système Bedaux tenait son efficacité de son alliance avec une
mesure parallèle prise par les directions : le passage du paiement de
la tâche exécutée collectivement au paiement de la tâche
individuelle. Ce couple de mesures allait être violemment dénoncé
par les syndicats dans les années 34 et 35, et sa suppression sera la
principale revendication des mineurs lors des grèves de 1936.
Salaire collectif / Salaire individuel
19 Les mineurs dans leur ensemble ont toujours été attachés au
principe du salaire collectif qui pouvait être appliqué même avec le
système Bedaux, en faisant la somme des prix de tâche pour le
travail réalisé par une équipe, somme redivisée en fonction du grade
de chacun. Ce mode de rémunération pouvait être considéré d’un
certain point de vue comme désavantageux pour les ouvriers les plus
doués ou les plus forts qui, dans ces conditions, ne seraient pas
incités à accentuer leurs efforts. D’où la décision prise par certaines
compagnies de rémunérer le travail effectivement réalisé par
l’ouvrier. Cette mesure présentait un certain nombre
d’inconvénients tant pour l’ouvrier que pour l’exploitant.
20 — Pour l’ouvrier  : malgré les efforts faits pour analyser
systématiquement chaque poste de travail, les normes de référence
ne tenaient pas compte de toutes les difficultés de terrain. Il en
résultait des inégalités de rémunération suivant les places occupées
par les mineurs.
21 Au plan symbolique, la solidarité, valeur centrale dans les
représentations que les mineurs ont de leur groupe, ne pouvait plus
s’accomplir sur le lieu du travail.
Il y a des tas d’impondérables qui font que certains travaux peuvent difficilement être
mesurés, en particulier les coups de main que l’on donne à un camarade. Mais cela n’était
pas pris en compte par le système Bedaux, ce qui avait pour conséquence de rendre les
gens égoïstes ; mais il y en avait qui s’en accommodaient pas mal, ceux, évidemment qui
gagnaient deux fois plus que les autres (M.B., ingénieur).
22 — Pour la compagnie  : la rémunération à la quantité de charbon
produite par l’ouvrier a entraîné un effet pervers classique : l’ouvrier
ne fait plus que produire, puisque ses autres activités ne sont pas
prises en compte.
L’ouvrier qui voulait gagner sa vie en se donnant moins de mal, sans tenir compte du
résultat collectif, pouvait avoir la tentation de faire la chose suivante  : abattre son
charbon et le jeter dans les remblais, plutôt que de l’acheminer vers les pieds de taille. Et
si le charbon ne remonte pas, c’est un marché de dupes pour la compagnie. Même chose
pour le nettoyage : quand c’est le paiement à la berline, en fin de journée, tout le monde se
mettait à récupérer le charbon qui traînait sur les côtés, dans les couloirs, la mine est bien
nettoyée. Quand on est payé au salaire analytique, ce sont les mètres qui comptent (M.B.,
ingénieur).

La récidive
23 Ces pressions faites aux mineurs vont subir un coup d’arrêt. La
réunification de la CGT en 1935 renforce la position des syndicalistes
face aux directions et leur permet d’envisager des actions pour
supprimer ces deux mesures. La victoire du Front populaire, les
grèves de juin 36 dans les mines, cassent cette période en deux —
avant et après 36 — tant pour les ouvriers que pour la maîtrise et les
ingénieurs. C’en est fini du système Bedaux, du moins le croit-on.
A la reprise en 36, je me souviens qu’à Anzin, dans les rues, les gens portaient des
écriteaux sur lesquels était écrit « Bedaux est mort ». En fait Bedaux n’était pas mort. Le
système a seulement été mis un peu au sommeil (M.B., ingénieur).
24 Quand le personnel est trop réticent, ce système est appliqué pour
l’évaluation du salaire collectif. Les grandes espérances nées au
printemps 36 vont s’éteindre au fil des mois. Non seulement les
compagnies minières continuent à exiger le même niveau de
rendement mais elles trouvent un allié inattendu, la CGT, qui,
notamment dans son journal La Tribune, rappelle à l’ordre les
ouvriers et les met en garde contre tout comportement aventuriste
comme certaines formes de refus de travail, qui mettrait en danger
l’expérience du Front populaire.
Les mineurs ne doivent donner sous aucun prétexte au patron l’occasion de dire
que la baisse de rendement est due au relâchement des mesures disciplinaires de
tous ordres. Nous leur disons qu’une production accrue, là où cela est possible,
doit être consentie (La Tribune, 31 octobre 1936).
25 Il est cependant un domaine où les choses ne vont plus être
réellement comme avant. C’est celui des rapports hiérarchiques.
Forts de la victoire du Front populaire, soutenus par les luttes
menées sur tout le territoire, les ouvriers ont occupé les fosses en
juin 36, conscients de leur nouvelle force et persuadés de la
légitimité de leurs revendications. Les piquets de grève ont bloqué
les ingénieurs dans leurs bureaux pendant plusieurs jours. Le
pouvoir et la crainte avaient échangé leurs camps. La reprise du
travail, le plus souvent effectuée à contrecœur et sur l’injonction des
responsables régionaux de la CGT, ne pouvait effacer le souvenir de
ces inversions de rôle ; les instances syndicales ne contrôlant certes
pas tous les gestes et les paroles des ouvriers, ceux-ci affichent de
nouvelles attitudes. Les agents de maîtrise, les ingénieurs avaient été
vus à la faveur de cette brutale éclaircie dans les rapports sociaux,
comme des individus qu’on pouvait attaquer, insulter, voire
molester, des personnes à portée de voix et à portée de main, qui
n’inspireraient plus comme par le passé cette crainte respectueuse
sur laquelle reposait l’exercice du pouvoir dans les compagnies.
A la reprise, le climat social était un peu différent. Certains agents de maîtrise ont eu un
peu de mal à s’adapter aux nouvelles conceptions psychologiques du personnel. Quand,
par exemple, des agents de maîtrise qui avaient l’habitude d’être obéis au doigt et à l’œil
sans aucune discussion, rencontraient un jeune mineur de quinze, seize ans, assis, après
le briquet, dans la voie, ils lui disaient : « Qu’est-ce que vous faites là ? », il leur répondait
en levant le poing : « Je fais le Front populaire ! » Les agents de maîtrise ne savaient pas
quoi faire. Ils se disaient que s’ils ne le punissaient pas, ils risquaient d’avoir des histoires,
et que s’ils le punissaient, ils risquaient aussi d’en avoir (M.B., ingénieur).
26 Cette liberté de ton, ces attitudes sans complexes feront long feu.
Après la chute du gouvernement Blum, la rupture du Front
populaire, la hiérarchie va reconquérir au cours des années 37, 38,
39, l’ensemble de ses prérogatives, sans chercher à établir un
nouveau type de relations avec le personnel. Pour réaffirmer un
pouvoir qui n’allait plus de soi, elle exercera des représailles à
rencontre de ceux qui avaient pu croire à la modification des
rapports de force.
27 Les jeunes ingénieurs tout juste sortis de l’école des Mines sont les
témoins impuissants de ces comportements qui les engagent malgré
eux. L’un d’eux nous rapporte en exemple le veto opposé par la
direction à la promotion qu’il avait demandée pour un jeune
ouvrier :
Je me suis fait engueuler au téléphone par le directeur qui m’a traité de maladroit. Il m’a
dit qu’il ne fallait pas donner un avancement à un ouvrier dont le père porion
(contremaître) avait des positions (sous-entendu politiques et syndicales) (M.D.,
ingénieur).
28 La marge de manœuvre de ces jeunes ingénieurs reste faible. Même
s’ils sont conscients de la nécessité de changer les relations au sein
de l’entreprise, ils sont isolés face au pouvoir absolu détenu par les
directeurs de fosse et les ingénieurs en chef du fond.

L’occupation
29 Le personnel des mines est évacué le 22 mai 1940. Quand il revient
sur place aux alentours du 15 juin 1940, le Nord et le Pas-de-Calais
sont placés sous l’autorité du commandement militaire de Bruxelles
et directement administrés par l’Oberfeldkommandantur 670 de Lille, la
vie du bassin minier est complètement désorganisée. « Quand nous
sommes rentrés, il n’y avait plus d’administration, plus de mairies,
plus rien du tout » (M.M., abatteur). Les délégués mineurs (délégués
à la sécurité) communistes ont été révoqués, conséquences de
l’interdiction du Parti communiste et de ses organisations en
septembre 1939, après la signature du pacte germano-soviétique.
30 Les directions des compagnies restent en place, sous le contrôle des
autorités allemandes. Non seulement l’exigence de rendement est
maintenue, mais les ouvriers doivent y répondre alors qu’ils sont
complètement démunis. Ils vont mener la grande grève de
l’occupation, la grève de 100 000 mineurs, du 27 mai au 10 juin 1941.
Cette grève, préparée et dirigée par Auguste Lecœur (qui sera coopté
en mai 1942 à la Direction nationale du Parti communiste clandestin,
auprès de Duclos, Frachon et Tillon), sera revendiquée
ultérieurement par le PCF pour prouver à ses détracteurs que les
communistes n’ont pas attendu l’entrée des troupes allemandes en
Union soviétique (22 juin 1941) pour mener des actions contre
l’occupant. Dans son livre, Les années sans suite, Roger Pannequin,
instituteur, militant communiste et résistant, analyse les ressorts de
cette grève :
Le 27 mai 1941, au poste du matin de la fosse Dahomey de Montigny-en-Gohelle,
les jeunes militants communistes (...) déclenchèrent la grève (...). Si les
revendications avancées furent toutes d’ordre économique — de la viande, du
savon, du beurre, réduction du temps de travail au fond — les ouvriers
comprirent très vite qu’ils faisaient grève contre les Allemands. En ce sens, leur
mouvement était patriotique. Les mineurs savaient que leurs difficultés de
ravitaillement dans cette région où l’agriculture était riche, étaient dues à la
présence des Allemands. La production charbonnière était exportée en
Allemagne. Les patrons des compagnies minières festoyaient avec les officiers
allemands (...). C’est ainsi que, dans les faits, la grève fut anti-allemande. Les
mineurs obtinrent l’amélioration de leur ravitaillement, des conditions
d’hygiène et de sécurité. On créa un système spécial d’approvisionnement et un
régime plus favorable de rationnement (...). Mais les compagnies minières
avaient donné aux policiers français les noms et les adresses de ceux qu’elles
considéraient comme des meneurs. 325 mineurs furent arrêtés, 231 déportés, 94
internés, 9 fusillés comme otages en septembre 1941 et avril 1942 (Roger
Pannequin 1976 : 103-105).
31 Ce récit, ou une de ces variantes, vient toujours à l’appui, dans les
discours politiques et syndicaux, des accusations portées contre les
directions des compagnies  : l’exemplarité de la lutte contre
l’abomination de la collaboration qui est ici complète, c’est-à-dire
économique et policière. L’ampleur de la répression et son bilan
dramatique saturent l’image de cette période et masquent ce que fut
l’ordinaire du travail dans les mines sous l’occupation. La
monographie réalisée par O. Kourchid sur les mines de Lens entre
1940 et 1944, décrit les conditions de travail et de production
auxquelles étaient confrontés les mineurs (Olivier Kourchid 1985).
32 Aujourd’hui encore, près de quarante ans après les procès, les
mineurs interrogés maintiennent cette double accusation de
collaboration économique et policière  ; ils y ajoutent celle de la
contrainte exercée à leur encontre pour augmenter la production et
gardent un arrière-goût tenace laissé par l’attitude du personnel
d’encadrement, ingénieurs et agents de maîtrise. « Ils n’avaient que
des insultes à la bouche » (M.M., abatteur).
33 Il ne s’agit pas ici de juger les événements de cette période, mais de
rapporter les témoignages de quelques ingénieurs sur la situation
dans les fosses où ils travaillaient ainsi que les récits de leurs propres
expériences, car c’est un domaine «  où on ne peut parler que pour
soi-même », comme le dit un ingénieur.
34 Deux types d’analyses pouvaient être faites :
35 1 — Le charbon est destiné à l’Allemagne, donc il faut en produire
juste assez pour ne pas attirer la répression.
Sous l’occupation, il y avait des ingénieurs qui ne s’étaient pas suffisamment interrogés
sur eux-mêmes, sur le rôle qu’ils jouaient. Ils avaient poussé au charbon sous prétexte que
les usines ne tournaient pas, que les Français mouraient de froid. Ils poussaient au
charbon sans s’interroger sur ce que cela signifiait. Ces gens-là avaient suivi les
instructions données par les directions (M.F., ingénieur).
36 2 — Le charbon est destiné à la France, donc il faut produire.
En toute sincérité, je ne pense pas qu’il y ait eu un seul gramme de charbon que nous
faisions pour l’occupant qui soit allé en Allemagne. Ce charbon était surtout utilisé pour
les besoins de chauffage des gens. Quand on se souvient de l’hiver 42 et d’endroits comme
Paris où les gens souffraient du froid, on n’avait pas mauvaise conscience en faisant du
charbon bien qu’étant occupés, mais à condition aussi de ne pas se faire complice de la
répression que les Allemands pouvaient mettre en route quand il y avait des grèves (M.B.,
ingénieur).
37 Les ingénieurs interviewés, quelle que soit leur analyse, suivent une
seule et même ligne de conduite qu’on peut résumer ainsi : en faire
juste assez.
38 Pour répondre aux exigences des autorités allemandes, les directions
des compagnies ont pu recourir aux méthodes d’évaluation du
travail qui avaient fait leurs preuves auparavant  : les
chronométrages avec leurs effets sur les salaires en ces temps de
pénurie. Tout dépendait alors de l’attitude de l’ingénieur chargé de
ces mesures :
J’ai été amené à dire à un ouvrier que je chronométrais, et qui était tellement attiré par
une augmentation de son gain qu’il travaillait comme une brute  : «  Ce n’est pas le
moment de travailler tant que ça, attends la Libération » (M.R., ingénieur).
39 L’«  écrémage  », autre procédé pour augmenter la production,
consistait à n’exploiter que les plus belles veines du gisement  ; à
l’inverse, le camouflage était possible comme nous le rapporte
l’ingénieur M.D. :
Nous avions une belle veine, une des trois veines qui avaient fait la gloire de Bruay à
l’époque. Ce qui s’est passé, c’est que nous avons caché aux Allemands ce que nous avons
extrait de cette veine. Tacitement, tout le monde était d’accord pour en faire le minimum.
Ce qui fait qu’on s’est retrouvé à la Libération avec quand même un beau gisement.
40 Le renouvellement du matériel d’extraction obsolète était tout aussi
déterminant, mais les compagnies dépendaient du bon vouloir de
l’administration allemande. A ce sujet, le récit de M.D. nous
renseigne sur les rapports que pouvaient entretenir les ingénieurs
avec les contrôleurs allemands qui procédaient régulièrement à des
visites d’inspection :
C’était un ingénieur de la Ruhr, je le voyais venir d’un mauvais œil car il était en
uniforme et moi en civil (...) mais je dois dire qu’au bout d’une heure, après avoir discuté
technique, on se retrouvait entre techniciens (...). Il était correct, il voulait qu’on fasse du
charbon. Je lui répondais que nous n’avions rien, que nous n’avions pas de courroies. Il me
répondait  : «  C’est la guerre  ». Au fond, il y avait dans l’administration allemande des
professionnels qui comprenaient la situation.
41 Selon cet ingénieur, le responsable allemand du bassin était un « bon
mineur  ». Une remarque au passage  : quand les ingénieurs parlent
des mineurs (les abatteurs, les rouleurs, etc.), ils emploient le terme
ouvrier et réservent le terme mineur pour qualifier leurs collègues
ingénieurs.
42 Ce professionnel comprenant donc fort bien les effets de la pénurie
de matériel sur la production, s’efforçait d’y remédier en attribuant,
quand c’était possible, du matériel performant aux compagnies :
Il avait fait envoyer des machines mécaniques pour attaquer les veines, ce qui risquait
d’augmenter la production. On ne pouvait pas refuser, mais on s’arrangeait pour que tout
n’aille pas pour le mieux. Ainsi, il y avait souvent des tuyaux à air comprimé qui
crevaient... (M.D., ingénieur).
43 Ces récits de pratiques même parcellaires et en aucune façon
représentatives des attitudes de l’ensemble des ingénieurs du bassin,
rendent cependant bien compte de l’ambiguïté de la situation des
ingénieurs pendant cette période et de l’éventail des procédés
auxquels ils pouvaient recourir pour la gérer. Nous n’avons vu
qu’une face des comportements, celle du « en faire juste assez » ; la
face « en faire plus » peut être facilement déduite de la première en
renversant le sens des actions  : pousser l’ouvrier au rendement,
écrémer, entretenir et surveiller le matériel.
44 Ces ingénieurs étaient quelque peu informés — malgré le
cloisonnement existant entre les fosses — des excès commis par
certains de leurs collègues, comme les actes de délation par exemple.
S’ils condamnaient ces pratiques, ils expliquent aujourd’hui que leur
attitude de neutralité dans l’entreprise était guidée par la prudence,
une prudence rendue nécessaire par le milieu environnant peu sûr.
Il y avait beaucoup de choses qui ne se disaient pas. On ne savait pas exactement à qui on
avait affaire. Le monde des mineurs est un monde composite ; en grande majorité il est
hostile à l’occupant, mais dans une fosse où il y a mille ouvriers, il n’y a besoin d’avoir
qu’une vingtaine de sympathisants des Allemands pour qu’on puisse subir des mesures de
rétorsion. Cette prudence, le personnel ouvrier la pratiquait aussi vis-à-vis des ingénieurs
et des cadres (M.B., ingénieur).
45 A côté d’actes comme la remise de listes de grévistes et de
«  meneurs  » aux autorités allemandes et à la police, ce type de
comportement volontairement «  neutre  » (non propre aux
ingénieurs des mines) ne semblerait pas devoir faire l’objet d’une
poursuite en justice. Or, à la Libération, tous les directeurs de
compagnie ont été suspendus pour faits de collaboration et la
plupart des ingénieurs qui avaient de hautes fonctions dans les
compagnies sont passés devant les commissions d’épuration.
46 Ce n’étaient donc pas seulement les actes criminels qui furent jugés,
mais aussi la pratique normale du métier d’ingénieur dans une
situation anormale.
Il faut reconnaître quand même, que lorsqu’on fait un métier, on est facilement polarisé
là-dessus. On fait un peu facilement abstraction de toutes les circonstances extérieures,
même si celles-ci sont beaucoup plus importantes que le métier lui-même (...) et certains
agents de maîtrise et certains ingénieurs ont conservé pendant la guerre un
comportement semblable à celui qu’ils avaient avant, c’est-à-dire une recherche de
résultats. Pour eux, il n’y avait pas deux façons de travailler (M.B., ingénieur).
47 Il n’y avait sans doute pas non plus deux façons de travailler pour ce
jeune ingénieur tout juste sorti de l’école des Mines (en 43) pour
effectuer le STO dans les mines du Nord, qui était choqué par
l’existence de cette complicité effective dans certaines fosses, visant
à réduire la production : « J’avais l’impression qu’il y avait un certain
laisser-aller » (M.F., ingénieur).
48 Ce que les mineurs n’ont pas supporté sous l’occupation, ce n’était
pas les actes de collaboration économique mais la condition qui leur
était faite. Les ingénieurs ne tenaient pas compte de la situation dans
laquelle ils se trouvaient (sous-alimentation, pénurie de produits de
première nécessité) et exigeaient d’eux les mêmes rendements
qu’auparavant. Une anecdote rapportée par l’ingénieur M.D. illustre
bien la rancœur accumulée par les mineurs et le type de
comportement dont ils vont demander réparation à la Libération. A
la fosse de Bruay, l’ingénieur mis en accusation par les ouvriers était
un résistant, mais «  il était détesté car il était très dur vis-à-vis du
personnel ».

Le dénouement
49 Les moments de changement de pouvoir paraissent toujours
dangereux aux yeux des responsables politiques parce qu’ils sont
difficilement maîtrisables. Que peut-il se passer entre le départ des
armées allemandes et l’installation d’une nouvelle administration
française  ? Des troubles, voire l’insurrection. Pour préparer cette
période incertaine et assurer le passage d’un état politique et social
au suivant, le général de Gaulle nomme des commissaires de la
République pour chaque région. Leur mission  : éviter les exactions,
l’anarchie et restaurer l’ordre social. C’est pendant les quelques
heures, les quelques jours de battement, que les comptes se règlent.
M.F. Clozon, commissaire de la République pour la région Nord-Pas-
de-Calais, dès son arrivée, met en place un dispositif institutionnel
pour prendre de vitesse cette auto-régulation sociale et,
provisoirement, il prend une décision radicale : emprisonner le plus
grand nombre possible de suspects pour les protéger.
Qu’est-ce que j’ai trouvé à Lille à mon arrivée ? C’est une situation de violence. La
mine à ce moment-là est en situation de violence  ; on assassinait encore des
ingénieurs au fond de la mine, (...) j’ai mis beaucoup de gens dans les camps
d’internement, la meilleure façon d’éviter les troubles (Revue du Nord sept. 1975 :
627-629).
50 Par les arrêtés du 10 et du 15 septembre 1944, les préfets et le
commissaire régional de la République mettent au point les
procédures d’épuration et créent les commissions d’enquête et
d’épuration des exploitations houillères. Ces commissions examinent
les plaintes et les accusations individuelles que leur transmettent les
syndicats. Les dossiers passent ensuite devant une commission
interprofessionnelle pour aboutir sur le bureau du commissaire
régional de la République.
51 La notion même de collaboration prête à confusion. Trois
conceptions de l’épuration s’affrontent :
celle du représentant du nouveau gouvernement, M.F. Clozon  : «  Quel était mon
objectif quand je suis arrivé à Lille ? Cela a été de saisir ceux qu’on a appelé les traîtres,
les collaborateurs des Allemands, au sens militaire du mot » (Revue du Nord, sept. 1975 :
629).
celle du responsable régional des syndicats illégaux des mineurs du Nord-Pas-de-Calais
(entre 1942 et la Libération), M. Léon Delfosse, devenu secrétaire du syndicat des
mineurs CGT du Pas-de-Calais et chargé des questions d’épuration  : «  C’était
évidemment de frapper à la tête des compagnies minières, c’est-à-dire les véritables
collaborateurs ».
celle des ouvriers des compagnies minières  : faire payer pour ce qu’ils avaient subi
pendant l’occupation : les amendes, les insultes, les menaces de déportation, etc.
Chacun avait quelqu’un à épurer. Il s’était passé tellement de choses, les rapports avaient
tellement été faussés qu’il y avait très peu de gens dans le commandement pendant la
guerre qui n’étaient pas suspects. Chacun avait son adversaire (interview de M.
Delfosse).
52 La composition des commissions d’épuration éclaire sur la
conception qui va prévaloir.
La composition de la commission de Béthune était plus que douteuse. Elle était désignée
par le gouvernement. Avec un autre, j’étais le représentant de la CGT. Il y avait un
représentant de la CFTC. Son esprit chrétien introduisait le doute et la pitié. Quand on
jugeait des ingénieurs, il y avait aussi des ingénieurs dans la commission. C’était une
condition qui avait été introduite pour ne pas permettre de juger les grosses têtes (M.
Delfosse).
53 Dans chaque puits le personnel dresse des listes d’épuration et ceux
qui portent des accusations vont témoigner devant les commissions
d’épuration. Dans leur livre La libération du Nord et du Pas-de-Calais,
Étienne Dejonghe et Daniel Laurent décrivent le fonctionnement de
ces commissions et le sort fait aux plaintes des ouvriers :
54 Mal à l’aise, peu habitués à s’exprimer longuement, ils ne savaient
que livrer la trace qu’avaient laissée les faits sur leurs esprits et non
les faits eux-mêmes. Plus la discussion avançait, plus il apparaissait
que c’était l’attitude de l’ingénieur ou de l’agent de maîtrise, en
particulier sa brutalité, son manque d’égards qui étaient en réalité
mis en cause. C’était en toute bonne foi qu’ils confondaient délit de
travail et délit politique. Ce genre de reproches ne pouvaient être
retenus. Les personnes incriminées bénéficièrent d’un non-lieu et
retrouvèrent immédiatement leur place aux Houillères (E. Dejonghe,
D. Laurent 1974 : 238).
55 Le bilan de la commission interprofessionnelle d’épuration des
entreprises dressé à la fin de l’année 1945 et présenté par D. Laurent
dans sa communication sur « l’épuration dans le Nord et le Pas-de-
Calais  » montre clairement que la conception gouvernementale a
prévalu. Sur les mille dossiers constitués, six cents décisions et
seulement quarante-deux sanctions  : dix-huit suspensions, onze
déplacements, onze rétrogradations, deux licenciements. L’épuration
réclamée par la CGT n’a pas été réalisée. « L’épuration dans les mines
est une opération faussée. On a condamné quelques porions de-ci,
de-là, mais la grosse masse des ingénieurs et des directeurs est
passée à travers le filet » (Revue du Nord sept. 1975 : 367).
56 Mais reprenons au début de cette période avant que les dossiers ne
soient traités par les commissions d’épuration. Dans les mines, le
travail continue ; les Allemands sont partis et une chose au moins a
changé, même si le ravitaillement pose encore des problèmes  : les
ouvriers n’ont plus peur. Maintenant, c’est au tour des
contremaîtres, des ingénieurs et des directeurs d’avoir peur. Peur
des représailles, peur des dénonciations.
Le jour de la Libération, je me suis trouvé comme tout jeune ingénieur au puits avec un
certain nombre de mineurs au fond (...) J’ai vu arriver l’ingénieur divisionnaire, il est
resté quelques minutes, puis il a dit : « Il faut que j’aille rassurer ma femme ». Il y avait
une atmosphère de peur effrayante. Sur place, il n’y a pas eu tellement de règlements de
comptes, à part un ingénieur qui a été invité à rester chez lui, et qui, en quelques jours a
blanchi. C’était un très grand mineur. Il y a eu toute une série d’équivoques à son sujet ; il
a été éliminé de son bureau pendant quinze jours. Fin septembre, il a dû revenir en rasant
les murs (M.F., ingénieur).
57 M. Léon Delfosse, responsable du syndicat des mineurs CGT, avait
rencontré, le 4 septembre 1944, l’ensemble des directeurs des
compagnies minières au bureau de Lens, lors d’une réunion
provoquée par le préfet du Pas-de-Calais. «  Ils étaient à genoux.
C’était même un peu honteux de leur part de ne plus avoir le courage
de relever la tête. Cela montrait bien qu’ils avaient sur le dos
d’énormes responsabilités ».
58 Les directions sont devenues inexistantes, les ingénieurs et la
maîtrise, inquiets, sur leur garde, ne savent plus d’où ils tiennent
leur autorité. C’est au fond de la mine que la Libération prend tout
son sens pour les ouvriers.
Du jour au lendemain, tout a disparu. Il n’y avait plus d’amendes, plus de mises à pied. On
avait l’entière responsabilité de son travail sur le chantier. Dans les tailles, on ne voyait
l’ingénieur qu’une fois tous les quinze jours (M.M., délégué mineur CGT).
59 La Libération pour les mineurs, ce n’est pas seulement être libéré de
l’occupant, mais aussi de leurs chefs qui, indifférents aux régimes
politiques successifs, exercent de manière identique leurs fonctions
de commandement. Cette période de liberté relative sur le lieu de
travail ne dure pas. Les mineurs voient réapparaître les ingénieurs et
les porions dont ils pensaient être délivrés.
Presque tous les ingénieurs sont montés en grade, pour eux c’étaient de bons antécédents,
ils avaient bien servi la compagnie. Pourtant, ils avaient des crimes sur la conscience
(MM., délégué mineur CGT).
60 La parenthèse se referme mais non sans incidents. Ici et là des grèves
éclatent pour des questions d’épuration et de ravitaillement,
soutenues par les militants socialistes.
61 Si les traces des événements passés ne s’effacent pas dans la
mémoire des mineurs, les ingénieurs « passés au travers des mailles
du filet  » garderont à leur tour des cicatrices de l’épuration. Qu’ils
aient échappé par hasard au passage devant la commission comme
cet ingénieur interviewé qui, blessé par le tir d’une patrouille
allemande, était hospitalisé et donc hors d’atteinte pendant six mois,
ou qu’ils aient bénéficié d’un non-lieu, ils savent que leurs
subordonnés les considèrent tous comme coupables et ils sont
conscients de ne pouvoir justifier leurs comportements auprès de
sujets maniant des critères qu’ils estiment irrationnels.
C’était beaucoup plus psychologique qu’objectif. On a reproché à un camarade qui m’avait
succédé dans la fosse, d’avoir mis des amendes pendant la guerre. Or, si on fait le relevé
des amendes qu’il avait distribuées, le nombre était inférieur à celui que j’avais réalisé
l’année précédente, mais il avait la réputation d’être plus vache que mois (M.B.,
ingénieur).
62 Les rapports entre les ingénieurs et les mineurs vont être marqués
pendant plusieurs années par l’amertume et la rancœur, au point
que nombre d’ingénieurs chercheront à quitter le bassin.

La « réinsertion » des ingénieurs


63 L’épuration tant réclamée par le personnel ouvrier fait obstacle à la
relance de la production charbonnière, car même si les grèves sont
aussi dues aux problèmes de ravitaillement, cette revendication qui
est à chaque fois mise en avant, ne peut laisser indifférents les
responsables syndicaux. Maurice Thorez, dans son discours du 21
juillet 1945 doit rappeler à l’ordre les militants communistes : toutes
les forces doivent être engagées dans la bataille de la production.
Cette «  bataille du charbon  », dans l’esprit du responsable CGT, L.
Delfosse, devait être menée pour «  sauvegarder l’indépendance
nationale qui conditionne la possibilité de satisfaire les
revendications de la classe ouvrière », notamment la nationalisation
des Houillères (décret du 4 novembre 1944 et loi sur les
nationalisations du 4 mai 1946).
64 Si la nationalisation des Houillères apportait des modifications
appréciables pour les ingénieurs, comme le décloisonnement des
concessions minières, et d’autres plus inquiétantes, telle la
centralisation avec pour corollaire la diminution de leur autonomie,
elle créait de fait une nouvelle situation, un nouveau cadre dans
lesquels les ingénieurs pouvaient légitimement, cette fois, remplir
leur rôle, « gérer au mieux les facteurs de production, pour produire
le plus avec le peu de moyens que nous avions » (M.F., ingénieur).
65 Cette nationalisation, réalisée pour répondre à des objectifs
politiques et syndicaux, a une portée inattendue, celle de libérer les
ingénieurs de la tutelle des dirigeants des compagnies minières et
d’autoriser l’apparition de nouvelles attitudes chez les ingénieurs,
notamment sur le plan syndical.
Au moment de la nationalisation, il y a eu une ouverture. Les patrons disparaissent. On
s’est senti excessivement libres. Vous ne me voyez pas entrer à la CGT du temps de
l’ancien patronat, je me serais fait virer dans les vingt-quatre heures. Là tout devenait
possible (M.D., ingénieur).
66 Les épisodes dramatiques vécus par les ingénieurs ont amené
certains d’entre eux à reconsidérer leurs conceptions de la division
du travail et du mode de commandement et à chercher le dialogue et
la collaboration avec le personnel ouvrier. Cette position
«  moderne  », qui recueillait l’adhésion des jeunes ingénieurs non
compromis pendant la guerre, aboutit à l’entrée d’une fraction du
corps des ingénieurs dans les centrales ouvrières, la CGT et la CFTC.
Ce fait sans précédent, en rupture avec la tradition syndicale
catégorielle, suscita des réactions d’opposition de la part des
autorités catholiques qui voyaient d’un mauvais œil cette nouvelle
alliance. «  Cela m’a posé des petits problèmes de conscience, étant
catholique pratiquant, car il y avait à l’époque un veto formel des
évêques sur la CGT  » (M.D., ingénieur). Cette méfiance nous paraît
plus surprenante dans le cas de la CFTC :
J’ai dû être absous par un jésuite de la faute que j’avais commise d’avoir adhéré à la CFTC
plutôt qu’à la CGC. Pour les religieux, j’avais la responsabilité d’avoir contribué à rompre
l’unité des ingénieurs au sein du syndicat CGC (M.F., ingénieur).
24. Affiche 1946 (archives HBNPC, cliché Agave)

67 La durée de vie du syndicat national des ingénieurs des Mines CGT, le


SNIM, sera brève : deux ans. Lors de la scission CGT/Force ouvrière
en 1947, la majorité des ingénieurs du SNIM entrera à Force
ouvrière. L’aspect éphémère de cet engagement syndical peut
s’expliquer en partie par l’hétérogénéité des motivations qui
animaient ces ingénieurs : « Il y avait des ingénieurs qui y sont allés
parce qu’ils avaient des choses à se faire pardonner, d’autres par
arrivisme » (M.F., ingénieur). Cette explication n’est pas satisfaisante
car elle pourrait s’appliquer à toutes sortes d’institutions à la vie
autrement plus longue. Celle proposée aujourd’hui par L. Delfosse,
responsable CGT, semble trop prendre en compte l’évolution
ultérieure de certains responsables du SNIM, en particulier celle de
son animateur principal, M. Armanet :
C’était le seule façon pour eux de pouvoir pénétrer dans la maison (les Houillères) avec
des possibilités de travail et de manœuvre. C’était une grande manœuvre de la part du
corps des ingénieurs, (...) même s’il y avait des gens honnêtes dans ce milieu avec qui nous
avions intérêt à travailler.
68 Si une telle stratégie a bien pu être conçue et mise en œuvre par
certains responsables, il nous semble néanmoins que les éléments
d’explication de ces variations brutales et de grande ampleur des
attitudes collectives soient plutôt à rechercher du côté du
fonctionnement du milieu des ingénieurs à cette époque. Tel
l’ascendant exercé par les professeurs de l’école des Mines sur leurs
anciens élèves, les entraînant dans des actions qui les mettaient
parfois en contradiction avec eux-mêmes. Pour illustrer cette
interprétation, nous présentons le témoignage d’un ingénieur, M.D.,
qui retrace les circonstances de son adhésion à la CGT :
Armanet était connu d’un assez grand nombre d’ingénieurs du bassin, car il avait été
professeur d’exploitation à l’école des Mines de Saint-Étienne où j’étais, puis à Paris. Il a
donc formé des élèves à St-Étienne et à Paris. Il faisait un cours d’exploitation
remarquable. Il avait une passion pour l’exploitation des mines de charbon qu’il
communiquait à ses élèves. La plupart d’entre eux restaient en relation épistolaire avec
Armanet. On lui transmettait des informations. On lui disait ce qui se passait dans la
fonction qu’on occupait. Un jour, il a annoncé à un certain nombre d’entre nous qu’il
proposait la constitution d’un syndicat des ingénieurs des Mines affilié à la CGT. Si
quelqu’un d’autre nous avait proposé cela, on aurait dit  : Qu’est-ce que c’est que cette
histoire  ? Parce que entre les ingénieurs et la CGT, en général, ça n’allait pas bien. Je
savais que nos mineurs étaient à la CGT, mais on n’aurait jamais eu l’idée d’aller nous y
mettre d’emblée. Armanet était un homme que nous considérions comme sérieux. C’était
une période très troublée. C’était partout la pagaille. Tout le monde cherchait à discerner
ce qu’on pourrait bien faire pour améliorer la production, pour faire ces fameuses cent
mille tonnes. Armanet nous a dit : pour résoudre ce problème, il faut vraiment se serrer la
main avec les ouvriers, il faut aller à la CGT.
69 Cette situation historique française particulière, les mines du Nord-
Pas-de-Calais entre 1940 et 1945, a déjà été étudiée par les historiens,
notamment ceux qui ont participé au colloque sur la libération du
Nord-Pas-de-Calais, tenu à Lille en 1974. Notre propos n’était pas
d’apporter des informations complémentaires sur cette période,
mais de rapporter les paroles, les souvenirs de certains hommes qui
l’ont vécue, cela non pour éclairer les processus à l’œuvre, ni même
pour comprendre ce qui s’était passé alors (le rôle de l’État, des
partis politiques, des syndicats...), mais plutôt pour appréhender ce
que des témoins, des acteurs comprenaient des situations
exceptionnelles traversées, vu qu’ils n’en connaissaient que des
aspects partiels, ce qu’ils ressentaient compte tenu de leur
formation, de leur position sociale, de la nature de leur travail et
comment ils réagissaient.
70 Ces exemples de réactions individuelles, à travers les récits qui en
sont faits, livrent des matériaux que ne peuvent donner ni les
statistiques de la production charbonnière, ni les comptes rendus
des séances du conseil d’administration des Houillères. Ils nous
placent à hauteur d’homme, dans des situations concrètes, ce qui
nous permet d’appréhender de manière sensible et spécifique les
attitudes et les comportements des membres d’une catégorie socio-
professionnelle déterminée, provoqués par les événements
historiques et sociaux qu’a connus la société française dans les
années quarante.
71 Ce que les ingénieurs interrogés nous transmettent, ce ne sont pas
des corrections au tableau dressé par l’historien, mais leurs propres
vérités, à travers les anecdotes, les réflexions, les descriptions de
situation, les portraits. Mais au-delà de leurs expériences
particulières, ils nous font participer à la vie d’un milieu
professionnel  : les relations entre ouvriers, agents de maîtrise et
direction, la production, la rémunération, les déroulements de
carrière... Et l’on voit se dessiner, grâce à quelques traits (le banquet
des anciens élèves de l’école des Mines de Saint-Étienne, l’influence
du professeur de l’école sur ses anciens élèves, le syndicat des
ingénieurs des Mines CGT où il les entraîne, etc.), une identité
professionnelle forgée lors de l’apprentissage du métier à l’école des
Mines et développée au détriment des autres appartenances
sociales  ; il en découle un rapport spécifique au travail et à
l’entreprise, qui explique peut-être cette similitude des
comportements avant et pendant la guerre et leur condamnation
collective réclamée par les ouvriers, pour laisser la mine aux
mineurs.

Note sur le système Bedaux


72 S’il est entendu que l’essentiel des matériaux recueillis dans ce
travail provient des entretiens réalisés auprès des sujets enquêtés, il
faut cependant recourir à d’autres sources d’information pour
compléter les données et éclairer les réactions individuelles. C’est le
cas pour le système Bedaux qui fonctionne dans les entretiens
d’ingénieurs et de militants ouvriers comme un référent connu de
tous, qu’on n’a plus à expliquer, même si on décrit quelques aspects
partiels de son application. De plus, ce système d’analyse du travail
constituant l’un des enjeux majeurs des luttes sociales lors de la
période considérée, les interviewés, selon leur position vis-à-vis de
ce système, n’en retiennent que les traits les plus utiles à leur
argumentation.
73 Les difficultés rencontrées par l’enquêteur pour préciser la nature de
ce système seront peut-être mieux comprises, si l’on sait que le
principal défaut de ce système concédé par ses partisans tenait à son
hermétisme pour une population non initiée, les ouvriers qui
pourtant assistaient à l’effectuation des mesures de leur travail. En
1947, Henri Verdinne, dans son chapitre sur la méthode Bedaux à la
Compagnie des mines de Roche-la-Molière et Firminy (1934-1938),
rapporte entre autres critiques adressées au système par les
ingénieurs, que «  le système Bedaux est beaucoup trop compliqué
pour les ouvriers qui ne comprennent rien à la façon de calculer leur
salaire, ce qui, psychologiquement, est un grave défaut  » (Henri
Verdinne 1947 : 84).
74 Il semblerait toutefois que cette incompréhension, ou n’ait pas duré,
ou n’ait pas été le fait de tous, puisque dans un ouvrage postérieur
datant de 1950, Le système Bedaux de calcul des salaires, son auteur
Philippe Laloux, s’il admet lui aussi que «  l’ensemble reste trop
complexe pour le simple ouvrier » (Philippe Laloux 1950 : 147), met
cependant en garde les entreprises contre les tentatives de
truquages faites par le personnel et cite de nombreux cas «  où
l’accroissement quantitatif du rendement nuit à la qualité des
fabrications ou de certains travaux accessoires nécessaires par
exemple à la sécurité ou à l’entretien » (Philippe Laloux 1950 : 129).
75 Disons plutôt que si les ouvriers ne pouvaient appréhender toutes les
composantes de la mesure des temps de travail (d’autant plus que,
comme le précise M. Verdinne, « les tables de coefficients de repos
restent secrètes, on ne peut les utiliser pour justifier éventuellement
les valeurs-unités de travail dans une discussion syndicale  » [Henri
Verdinne 1947  : 84]), ils n’ignoraient pas en revanche quelles
opérations étaient les mieux rémunérées et modifiaient dans la
mesure du possible leur comportement dans le but d’obtenir un
salaire plus élevé ainsi que le montre cet exemple encore rapporté
par H. Verdinne :
Le plus grand nombre d’unités produites peut ne pas correspondre au meilleur
rendement. Dans un charbonnage belge, où l’on introduisait la méthode Bedaux
(1934), les bouveleurs (ouvriers qui creusent les bouveaux ou galeries de
traverse) foraient un nombre exagéré de mines, au détriment de l’avancement
parce que la valeur-Bedaux du forage était fonction de la longueur forée (Henri
Verdinne 1947 : 85).
76 Le principal truquage évoqué plus haut, consistait, de la part des
ouvriers dont le travail était chronométré, à ralentir la cadence et à
multiplier les gestes et les mouvements pour accomplir une
opération. Cependant cette riposte n’a pu être possible dès
l’introduction du système Bedaux dans le bassin minier, car elle
suppose une bonne connaissance du type d’observation pratiqué par
les ingénieurs, du type de découpage du procès de travail auquel ils
procédaient et bien entendu une réelle complicité au sein du
personnel ouvrier, sinon l’ouvrier chronométré était rapidement
repéré et sanctionné. Ces informations ne pouvaient provenir que
par le canal des sections syndicales d’autres entreprises où ce
système était déjà expérimenté.
77 L’on sait, après avoir lu ce qui précède, ce que les ingénieurs
pensaient de ce système et comment certains l’appliquaient sur le
terrain ; il nous reste désormais à éclaircir son origine, ses objectifs,
son mode de diffusion dans les entreprises et ce qui le différenciait
des autres méthodes de rationalisation du travail.
78 Le créateur du système Bedaux, Charles-Edgar Bedaux, a sa place
dans l’édition de 1978 du Petit Larousse, mais les quelques lignes qui
lui sont consacrées ne retiennent que le système qui porte son nom :
« ingénieur français, né à Paris (1888-1944), auteur d’un système de
mesure du temps d’exécution d’une tâche dans lequel intervient
l’allure de l’opérateur ». Philippe Laloux, qui a voulu en savoir plus
sur ce personnage « s’est heurté ici à un parti-pris de mystère tant
auprès de la famille de Ch.-E. Bedaux que de la Société française
Bedaux (Philippe Laloux 1959 : 9). On sait seulement qu’il était issu
d’une famille d’ingénieurs et qu’il était parti aux États-Unis en 1906.
Il travailla là-bas comme ouvrier, dit-on, dans plusieurs usines.
79 Fruit de ses observations et de sa pratique, le système Bedaux fut
d’abord expérimenté dans une fabrique de meubles et très vite, Ch.-
E. Bedaux fonde en 1916 la première société Bedaux aux États-Unis.
Cette société essaime aux USA et en Europe. La Société française
Bedaux est créée en 1929. Selon Ph. Laloux, 16 sociétés filiales
Bedaux se partagent alors le marché international. En 1937, 1  126
entreprises sont clientes d’une société Bedaux et appliquent ce
système, dont 144 pour la France  ; entre 1937 et 1939 ce dernier
chiffre monte à 350. Quoique ce chiffre paraisse très élevé, il ne rend
pourtant compte que du nombre des nouvelles entreprises qui
passent contrat avec une société Bedaux, car une fois la «  mise à
Bedaux » terminée, c’est-à-dire lorsque les spécialistes de la société
Bedaux, après une phase d’étude des problèmes spécifiques à
l’entreprise, ont mis au point les modes d’application et formé les
cadres à cette technique, les entreprises n’apparaissent plus comme
clientes de la société Bedaux, mais elles n’en continuent pas moins à
appliquer le système.
80 L’essor et le succès des sociétés Bedaux tenaient à la crédibilité de
leur argument de vente du système qui consistait à assurer que son
application faisait baisser de façon significative le prix de revient
main-d’œuvre. Les résultats obtenus par les entreprises clientes
démontraient l’efficacité du système sur ce plan, bien que le coût de
la « mise à Bedaux » fût élevé. En effet, outre le prix à payer pour le
contrat, les entreprises devaient aussi distraire une fraction de leur
personnel de la production pour les affecter à l’étude de la méthode
Bedaux — les futurs chronométreurs — et mettre en place un
nouveau service de comptabilité chargé d’analyser les résultats
obtenus et de calculer les salaires, soit d’après nos sources, créer en
moyenne un poste supplémentaire pour cent ouvriers. A ceci, il
faudrait encore ajouter les éléments de perturbation que
l’application de cette méthode amenait dans la vie de l’entreprise  :
l’hostilité des ingénieurs et cadres qui voyaient se développer un
secteur autonome sur lequel ils n’avaient pas prise et qui perdaient
de ce fait une part de leur autorité et de leur pouvoir, et surtout
l’opposition du personnel ouvrier qui luttait pour obtenir la
suppression du système en utilisant la seule arme efficace : arrêter la
production. Et même si « les pertes issues des grèves faites au cri de
«  Mort à Bedaux  » doivent être comptées lorsqu’on essaie de
mesurer les bénéfices du système (Philippe Laloux 1950  : 129), les
chefs d’entreprises devaient estimer que l’accroissement des
rendements valait bien ce coût social puisque, malgré les
conventions collectives obtenues par les organisations syndicales
après les accords Matignon, mettant fin à l’application de ce
système, certaines entreprises le réutilisèrent dès 1938.
81 Si l’on considère les chiffres rapportés par Odette Hardy-Hémery sur
les résultats obtenus par la Compagnie d’Anzin, deux ans après
l’introduction du système Bedaux dans plusieurs fosses en 1932, il
apparaît bien que cette méthode améliorait la productivité et
permettait la réalisation de substantiels profits :
Si l’on défalque les frais occasionnés par le contrôle Bedaux, le profit résultant de
son application à la fosse de Vieux-Condé, est en définitive de 7 F 49 à la tonne. Il
est important car il représente 15,18 % du prix de revient de la tonne de charbon
à la même date (Odette Hardy-Hémery 1970 : 27).
82 Ces profits résultaient non seulement de l’amélioration de la
productivité, mais aussi d’une ponction exercée sur les
rémunérations. C’est que le calcul des salaires propre au système
Bedaux produisait ses effets dans la durée. Dans un premier temps,
les ouvriers augmentaient leur activité pour obtenir une meilleure
rémunération, puis les directions diminuaient le nombre de points
accordés pour chaque opération, ensuite ils baissaient les prix de ces
points. C’est ainsi que pour une période de deux ans, «  l’économie
réalisée à Vieux-Condé sur les salaires d’abattage s’élève à 26,4 % du
salaire primitif de 1932 » (Odette Hardy-Hémery 1970 : 29).
83 Avant de décrire plus précisément le système Bedaux, il est
nécessaire de le replacer dans l’ensemble des méthodes
d’organisation de la production, aussi appelé «  organisation
scientifique du travail » (OST), afin de mieux cerner ses spécificités
qui ont amené les responsables des compagnies minières à le
préférer à d’autres systèmes en raison de sa meilleure adéquation à
l’exploitation minière. Les recherches d’Aimée Moutet sur les
origines du système Taylor en France (Aimée Moutet 1975) font
remonter à 1907 l’introduction des idées de Taylor, opérée par un
groupe d’ingénieurs de la métallurgie. Mais c’est la première guerre
mondiale qui va être à l’origine de la mise en application et de la
diffusion des méthodes de rationalisation du travail ; il faut accroître
la production d’armements avec une main-d’œuvre nouvellement
recrutée, non qualifiée, en grande partie féminine. Le système Taylor
qui sépare la préparation et l’exécution du travail, apparaît comme
l’outil idéal pour augmenter les rendements sans avoir à
entreprendre une formation des personnels. Aimée Moutet rapporte
comment le ministre de l’Armement fit appel au service de H. Le
Chatelier et des ingénieurs acquis aux idées de Taylor pour appliquer
ce système dans les usines d’armement, notamment pour la
fabrication des obus (Aimée Moutet 1984).
84 Dans le système Taylor conçu au départ pour une production
continue, le travail humain organisé en fonction de celui des
machines est découpé en séries d’opérations élémentaires. Ce mode
d’organisation du travail ne pouvait convenir pour les entreprises
dont le type de production nécessitait une main-d’œuvre qualifiée,
comme c’était le cas dans les établissements de l’artillerie. Pour
améliorer la productivité de ces personnels, souvent fortement
syndicalisés, et donc capables de freiner la production, les
responsables de ces entreprises mettent en place un système de
salaires à prime, comme celui élaboré par Rowan. Enfin, une
troisième solution fut appliquée dans certains établissements,
inspirée des théories de Ford sur la production de masse  :
concentration, spécialisation des usines et des machines, avec pour
compenser la déqualification et la perte d’intérêt du travail, une
participation des ouvriers aux bénéfices réalisés.
85 On comprend bien que ces méthodes aient été exploitées dans
l’industrie métallurgique, dans la construction automobile par
exemple, vu l’importance des machines et la possibilité de
standardisation des opérations à effectuer. Il n’en est pas de même
dans l’industrie minière, où le travail consiste à extraire du minerai
et à le ramener à la surface. On ne peut disposer un siège
d’exploitation comme on peut concevoir l’agencement des machines
dans un atelier. Aujourd’hui encore, cinquante ans après les
tentatives de rationalisation du travail dans les mines, bien qu’il soit
au fait de toutes les avancées technologiques introduites au fond,
l’air comprimé, les haveuses, l’injection d’eau, le visiteur qui
progresse dans une taille, dans l’obscurité, dans l’eau, à une
température supérieure à 35°, à une profondeur de 1  350 mètres,
courbé, rampant parfois, casqué, alourdi par le poids de la batterie à
sa ceinture, abasourdi par les bruits des machines et des blocs qui
s’écroulent, a plus le sentiment de se trouver dans une tranchée en
première ligne pendant la Grande Guerre que de visiter une
entreprise industrielle.
86 L’objectif poursuivi par les dirigeants d’entreprises, l’obtention d’un
rendement maximum, n’est possible que dans des conditions
minimales de sécurité pour le personnel. Or dans les mines, l’ouvrier
n’a pas seulement à craindre les accidents de travail causés par les
outils et les machines, mais surtout ceux produits par le milieu dans
lequel il opère, les affaissements de terrain, les effondrements de
toit, les dégagements gazeux. Ces événements toujours imprévisibles
contraignent les mineurs à prêter constamment attention aux
différents indices qui peuvent les informer sur l’état du milieu
environnant, tels que les craquements des bois d’étayage, et à tenir
compte de ces renseignements dans l’exécution de leur travail.
87 De même, l’établissement des normes, raison ultime de la mise en
place des systèmes de mesure du travail, ne paraît pas concevable,
compte tenu de la réalité de l’exploitation charbonnière qui défie
toute volonté de rationalisation. L’organisation du travail dépend
totalement des caractéristiques du gisement et de la diversité des
situations rencontrées dans les chantiers  : profondeur, inclinaison
des couches, nature des terrains, nature de la veine de charbon, etc.
De plus, au fur et à mesure de l’avancement des travaux, ces
conditions se modifient constamment et semblent donc exclure
toute possibilité de fixer, une fois pour toutes, et quel que soit le lieu,
une durée déterminée pour l’exécution d’une tâche.
88 Enfin, une dernière spécificité du travail minier, le travail en équipe,
qui le différencie radicalement de tout autre type de production
industrielle, aurait dû définitivement faire obstacle à l’application de
ces systèmes de rationalisation du travail individuel. Cependant, le
caractère inhospitalier de ce secteur ne rebuta pas les hommes qui
voyaient dans l’organisation rationnelle du travail, la seule voie
menant à l’essor industriel.
89 Henri Verdinne décrit quelques exemples de tentatives de
rationalisation du travail dans les mines, comme celle effectuée dans
les mines de la Sarre (1924-1931) où l’on procéda dans un premier
temps à la décomposition du travail individuel en opérations
élémentaires afin d’élaborer les normes de rendement, pour ensuite,
en fonction de l’analyse des données, réorganiser le travail et
réduire les pertes de temps. Les résultats obtenus grâce à ce
dispositif très coûteux en temps et en personnes, étaient peu
différents, d’après M. Verdinne (Henri Verdinne 1947 : 48-55), de ce
qu’un chef-porion aurait pu réaliser, compte tenu de son expérience,
si on lui avait confié cette tâche de réorganisation. Il rapporte aussi
l’exemple plus sophistiqué de la méthode des harmonigrammes et de
l’emploi du graphique de Gantt dans les charbonnages polonais
(1924-1927) où la rationalisation est obtenue par le contrôle de
l’emploi du temps (Henri Verdinne 1947  : 56-68). Selon cette
méthode, des graphiques rendent compte de la succession dans le
temps des opérations de travail telles qu’elles sont observées, puis
des graphiques raisonnes sont élaborés, où sont supprimées toutes
les fautes d’organisation et qui donnent les temps à respecter et
fixent les performances à réaliser.
90 Ces «  essais de taylorisation  » comme les appelle H. Verdinne,
restent fidèles aux idées de Taylor, en ce qu’ils prennent pour base
d’évaluation du travail le temps mis pour l’effectuer et qu’ils
cherchent avec plus ou moins de succès à réduire ce temps pour
augmenter les rendements. Les formules de calcul des salaires
établies à partir des meilleures performances individuelles pour
chaque type de tâche, font que l’ouvrier doit fournir un rendement
maximum s’il veut obtenir une rémunération correcte. Cette
méthode, aux yeux de Charles-Edgar Bedaux, comporte un risque
qu’il veut supprimer, celui du surmenage des ouvriers. A cette fin, il
recherchera l’obtention de rendements optimum et non maximum,
tenant compte des temps nécessaires à la récupération des forces de
l’ouvrier. En conséquence, il élabore un système de mesure du
travail combinant deux données, la mesure des temps et celle de la
puissance développée qui rend compte de l’effort fourni par l’ouvrier.
Cette mesure est exprimée en «  unités-Bedaux  » aussi appelées
«  points-Bedaux  » qui intègrent donc le travail et le repos
compensateur.
91 La seconde originalité du système Bedaux tient à ce qu’il ne
considère pas, à la différence des autres systèmes dérivés du
taylorisme, les records individuels réalisés par des sujets
exceptionnels, mais le travail accompli par un « ouvrier moyen », ce
qui dans l’optique de Ch.-E. Bedaux permet aux ouvriers qui désirent
augmenter leurs efforts, donc leurs gains, de le faire sans risquer
d’aller au bout de leurs forces. Pour apprécier le rendement de
l’ouvrier moyen, parfaitement abstrait, il faudra donc effectuer des
mesures de temps auprès d’un très grand nombre d’ouvriers.
92 La troisième caractéristique du système Bedaux est l’attention
portée à l’effort de l’ouvrier, qui est évalué à partir d’une de ses
manifestations  : l’allure. Les chronométreurs doivent donc noter,
pour la mesure d’une opération élémentaire, deux chiffres  : le
premier donnant le temps mis par l’ouvrier pour l’effectuer (indiqué
par le chronomètre), le second consistant en une évaluation de la
vitesse de l’exécution. Deux chiffres repères choisis par convention,
permettent l’évaluation au coup d’œil de la vitesse  : «  60 définit
l’allure d’un ouvrier consciencieux qui ne perd pas de temps, mais
qui ne fait aucun effort spécial pour activer son travail, 80, l’allure
d’un ouvrier qui se donne tout entier à sa tâche, sans pour cela se
forcer au point de se surmener à plus ou moins longue échéance  »
(Philippe Laloux 1950  : 25). Les chronométrages sont effectués
pendant toute la durée d’une journée de travail afin de prendre en
compte l’accumulation de la fatigue.
93 Pour que ce système de mesure soit valide et réponde aux objectifs
de son promoteur qui désirait ne pas pousser les ouvriers au
surmenage, il faudrait que l’ouvrier travaille devant le
chronométreur à son rythme habituel. Philippe Laloux, dans son
ouvrage sur le système Bedaux paru en 1950, précise bien que
l’enregistrement des temps et des vitesses «  doit rester anonyme
pour que l’ouvrier ne craigne pas d’en voir les résultats
communiqués à des supérieurs hiérarchiques  » (Philippe Laloux
1950  : 27). Précaution qui paraît bien tardive, quand l’on sait que
c’étaient les ingénieurs responsables des salaires qui faisaient les
chronométrages dans les compagnies minières avant 1936 et sous
l’occupation.
94 Le salaire était calculé à partir du nombre d’unités-Bedaux réelles
(c’est-à-dire produites par l’ouvrier) et d’unités-Bedaux concédées
(pour les temps de repos — le «  briquet  » —, les déplacements, les
arrêts dus à des circonstances extérieures à l’ouvrier — casse du
matériel, évacuation pour raison de sécurité, travail de surveillance,
etc.). La valeur des unités-Bedaux dépendait des coefficients de
qualification (expérience, responsabilité, conditions physiques,
risques) établis pour chaque poste de travail (piqueurs, haveurs,
déplaceurs de piliers et déboiseurs, boiseurs en taille, remblayeurs,
trieurs sur couloirs).
95 Ph. Laloux donne en exemple la « feuille de travail » remplie par un
piqueur, avec les unités produites, les valeurs Bedaux de l’unité et les
Bedaux produits. L’énumération des unités illustre bien le découpage
en opérations élémentaires qui était à la base des systèmes de
rationalisation du travail  : 25 berlines abattues, 4 coups de mine, 2
volées, 2 flandres 4 m., 4 buttes, 4 cachons, 1 tendart, 2 enfilages
couronne, 3 garnissages parement — transport sur 50 mètres  : 2
flandres, 4 buttes, 2 enfilages, 3 garnissages — aller et retour —
concédés pour tir, concédés pour briquet.
96 Un certain nombre d’unités-Bedaux étaient exigibles pour chaque
heure de travail et celles qui étaient produites en supplément
donnaient lieu à des primes.
97 Si ce système satisfaisait les employeurs parce qu’il permettait
d’obtenir des rendements plus élevés, il devait satisfaire aussi les
ouvriers. Tel était l’espoir de Ch.-E. Bedaux (si l’on en croit Ph.
Laloux) qui pensait que « la mesure précise des efforts fournis devait
aboutir à une rémunération plus juste, plus efficace et plus
humaine » (Philippe Laloux 1950 : 13). C’est aussi ce que pensait M.
Walch, directeur délégué du groupe de Valenciennes des Houillères
du bassin du Nord et du Pas-de-Calais.
98 Dans un article publié en 1950, intitulé «  De la condition
prolétarienne  », L. Walch défend une conception originale de la
propriété du travail. Pour lui, «  la productivité ne donne pas la
mesure de l’effort ni du travail de l’ouvrier et n’en est qu’une
approximation grossière ; elle ne peut ni ne doit donc donner alors la
mesure de son salaire  » (L. Walch 1950  : 782) et il ne reste qu’à
« mesurer le travail avec un mètre, un chronomètre, des médecins et
le concours des syndicats » (L. Walch 1950 : 783). Ce n’est que lorsque
l’unité de mesure du travail aura été généralisée que «  les
conventions collectives pourront édicter des règles équitables,
constantes et publiques d’échange du travail contre du salaire.
L’ouvrier, garanti dès lors contre l’arbitraire du patron, sera rendu
propriétaire de son travail comme le bourgeois l’est de son
patrimoine » (L. Walch 1950 : 783).
99 En deçà de ces préoccupations sur la condition prolétarienne, M.
Walch affirme le principe essentiel à ses yeux, commun aux
différentes méthodes de rationalisation, « à savoir que la mesure du
travail de l’ouvrier doit d’abord servir à organiser le travail avant de
servir à le rémunérer » (L. Walch 1950 : 784).
100 C’était bien ainsi qu’était conçu le système Bedaux. Après la phase
d’analyse du travail et de mesure des temps, les ingénieurs des
sociétés Bedaux devaient procéder à l’analyse fonctionnelle de
l’entreprise et proposer des projets de réorganisation. Il semblerait
toutefois que dans la pratique (du moins dans les mines du Nord et
du Pas-de-Calais), les ingénieurs formés à ce système n’en aient
retenu que le versant évaluation des tâches et calcul des salaires, qui
leur assurait plus rapidement des résultats sur le plan des
rendements et donc consolidait leur position dans l’entreprise, ceci
au détriment d’un travail plus complexe et surtout plus aléatoire.
101 Cela dit, quel que soit le mode d’application du système Bedaux, la
question de fond posée à l’époque par l’Union des syndicats des
techniciens (UST) reste pendante  : Qu’est-ce que cette notion de
«  juste temps  » nécessaire à l’exécution d’une tâche  ? Pour ce
syndicat, le «  juste temps  », tout comme son associé le «  juste
salaire  », ne correspondent à aucune réalité, excepté celle de la
surexploitation qu’ils servent à légitimer (Georges Ribeill 1985 : 136).
102 Et Charles-Edgar Bedaux  ? Toute histoire a une fin. Après son
prodigieux succès, Ch.-E. Bedaux devient l’ami du duc de Windsor,
voyage à travers l’Europe mais ne peut revenir aux USA tant est
grande l’opposition des syndicats américains. Cependant il y
retourne à la fin de la guerre et meurt à Miami en 1944 « dans des
circonstances très obscures  ». Cette fin romanesque et mystérieuse
est à l’image de ce que nous connaissons de sa vie. Pourquoi était-il
parti aux USA à 18 ans  ? Pourquoi travaillait-il là-bas comme
ouvrier ? Que venait-il faire à Miami ? L’absence d’informations nous
permet d’imaginer à notre guise le sort qui lui fut réservé. C’est le
scénario le moins probable qui paraît le plus vrai, même s’il ne s’est
pas réalisé dans les faits. Bedaux était déjà condamné par des
dizaines et des dizaines de milliers d’ouvriers qui de par le monde
criaient « Mort à Bedaux » lors des manifestations ; ils visaient bien
sûr le système, mais aussi la personne qui l’incarnait. Qui sait, la
sentence fut peut-être exécutée.
NOTES
39. Ce chapitre est extrait d’un article paru sous le même titre dans un numéro spécial de
Culture technique consacré aux ingénieurs, n° 12, 1984.
40. La Confédération générale du travail unitaire (CGTU) avait été fondée le 1er juillet 1922
lors du congrès de Saint-Étienne.
La silicose : un malheureux
concours de circonstances
Evelyne Desbois

Le prix d’une victoire


1 En termes de bilan économique, la bataille du charbon fut gagnée  :
hommes politiques, syndicalistes et historiens s’entendent sur ce
point. Mais à quel prix ? Dans une étude très officielle signée en 1947
par Auguste Lecœur, on lit :
Le nombre des accidents en 1945 est le double de celui de 1938 et il est probable
que cette proportion sera maintenue en 1946. Les pertes de personnel sans
possibilités de récupération (tués et invalides permanents) sont de 23  % plus
élevés en 1946 qu’en 1938. Il s’agit là d’une situation grave et les remèdes
s’imposent d’urgence (...) Ces faits influent d’une façon certaine sur le moral du
personnel en exercice et par conséquent sur son rendement. Ils ne peuvent
qu’être préjudiciables au recrutement de la main-d’œuvre absolument
indispensable pour maintenir le niveau de la production 41 .
2 Ce constat peut se lire comme un aveu du coût humain de la bataille
du charbon et d’une politique. Il paraît contradictoire d’exalter le
sacrifice pour la renaissance française et de déplorer ensuite le
nombre de tués et d’accidentés, même si c’est encore au nom du
rendement et de la production. Certaines mesures mettant en cause
le respect de leur santé furent mal acceptées par les mineurs, surtout
lorsqu’elles avaient pour effet d’amoindrir leur salaire. Ainsi la
suppression de la prime d’assiduité après une journée d’absence :
La prime d’assiduité pour un mineur qui s’absente au cours de la quinzaine est
supprimée sous forme de la perte du pourcentage sur l’ensemble de sa paye, ainsi
l’ouvrier qui se trouve indisposé pour une journée au lieu de perdre en salaire la
valeur d’une journée de travail voit sa paye diminuée d’une somme hors de
proportion avec son absence. Il en résulte que bon nombre de mineurs souffrant
d’un malaise passager ou intermittent continuent de travailler quand même pour
ne pas perdre le fameux pourcentage. Il est évident que pour le mineur qui
effectue un travail essentiellement manuel et particulièrement pénible, la santé
est la condition primordiale du rendement. Pour cette raison le mode
d’attribution de la prime d’assiduité est actuellement sévèrement critiqué par les
mineurs qui n’admettent pas qu’on sacrifie leur santé, alors que partout ailleurs
on enregistre des améliorations pour préserver la santé publique 42 .

25. Affiche 1946 (archives HBNPC, cliché Agave)

3 La période 1944-1947 fut pourtant celle où la silicose fut reconnue


comme maladie professionnelle (loi du 2 août 1945), celle où l’on
commença à enquêter sur les moyens de lutte contre les poussières
employés à l’étranger, notamment en Angleterre. Mais outre que la
France est le dernier pays au monde — avec l’Iran — à reconnaître la
silicose, la loi de 1945 va développer au sein de la corporation une
logique perverse. La silicose est bien reconnue mais la prévention est
pratiquement inexistante pendant la bataille du charbon. Aussi la
silicose est d’abord vécue par le mineur comme une notion juridique.
Il s’agit d’être reconnu silicose au terme d’une démarche médicale et
procédurière  : «  La silicose est d’abord affaire de contentieux  : le
discours médical est d’autant plus facilement occulté que les
thérapies sont dérisoires. Être silicose c’est d’abord être justiciable
de la maladie professionnelle » (G. Engrand 1981). Contraint de faire
passer le rendement avant sa santé, le mineur développe en retour
une logique de la réparation  : tenir au fond le plus longtemps
possible pour la retraite et tenter d’être indemnisé. Et ce n’est que
sur le tard que les mineurs se rendent compte qu’ils ont été floués :
« Ben oui, si j’avais su, mais on ne peut pas le réaliser comme je vous
le dis, du berceau on vous met là, il faut le dire du berceau ! » (J.-M.
Mando-poulos 1980, exergue).

Les accusations
4 Après une longue période de privation, les mineurs furent sensibles
à la possibilité que leur offrait le salaire au rendement d’obtenir ces
«  grosses quinzaines  » qui leur permettraient de mieux vivre  ; ils
travaillèrent en conséquence au point que selon M. Delfosse certains
doublèrent, voire triplèrent le salaire de base. Ces comportements
pouvaient être interprétés et présentés comme les signes d’une
adhésion aux mots d’ordre du Parti communiste, ce qui explique les
fortes réactions politiques provoquées par la bataille du charbon,
ainsi que sa dramatisation : les mineurs, chair à production. Non pas
que les accusations lancées par les socialistes et les syndicalistes
chrétiens de sacrifier les mineurs sur l’autel de la production fussent
totalement injustifiées, puisqu’aujourd’hui encore, les responsables
communistes considèrent avec perplexité les effets de cette bataille.
Mais l’attention toute particulière portée aux conditions de vie des
mineurs et à leur santé, tout à fait légitime en soi, pouvait dans le
contexte politique de l’époque servir des préoccupations peut-être
moins généreuses. Ainsi Léon Delfosse, tout en admettant qu’il ait
été demandé aux mineurs de faire des « efforts dans des conditions
difficiles et défavorables  », juge en revanche peu loyale l’attitude
adoptée sur le plan local par les socialistes. Ceux-ci, pense-t-il,
«  n’ont jamais vraiment joué le jeu  », alors même qu’au plan
national, socialistes et communistes s’accordaient sur la politique
économique à mener et que le ministre socialiste Lacoste mettait
tout en œuvre pour la rendre effective.
5 Cet écart au plan local des socialistes par rapport à la ligne de leur
parti n’était peut-être pas à mettre au compte de calculs politiciens,
ce dont les communistes les soupçonnent encore aujourd’hui  ; il
pouvait provenir tout aussi bien chez certains d’un vieux fonds
anarchiste plutôt vif dans ce milieu quelques décades auparavant,
puis brisé par la Grande Guerre et enfin complètement dissous dans
l’éphémère climat euphorique de 1936, où les actions collectives —
occupations d’usines, nouveaux comportements culturels, nouvelles
pratiques de loisir — avaient « un goût de bonheur » 43 .
6 En 1945, ce courant de pensée n’est plus porteur ; d’autres idéologies
prennent sa place avec d’autres formes d’organisation et d’action.
L’anarcho-syndicalisme apparaît déjà en France comme une forme
archaïque des mouvements sociaux, bientôt vouée au musée.
Seulement les hommes de 45, communistes ou socialistes, ont gardé
en mémoire les grandes figures des luttes ouvrières d’avant la
Première Guerre mondiale. Un lien sentimental les lie encore à ce
passé, même s’ils en refusent l’héritage politique. En témoignent ces
paroles de M. Pierrard, alors rédacteur en chef du journal
communiste Liberté, à propos d’un de ses vieux amis, militant
communiste  : «  C’était le type de mineur communiste avec des
tendances anarchistes magnifiques ».
7 L’existence d’un tel mariage de mots, qui serait anachronique et
improbable chez les militants d’aujourd’hui, signale en écho le
caractère composite des objectifs politiques poursuivis par les
responsables communistes  : développer la production et favoriser
l’émancipation ouvrière. Avec le recul des années, quand Léon
Delfosse, directeur général adjoint des Houillères à l’époque, fait le
bilan des réformes mises en œuvre par le PCF et la CGT, il peut
légitimement s’estimer satisfait des actions menées pour
démocratiser la vie des Houillères  : création du comité central
d’entreprise et des comités de puits, où pour la première fois les
mineurs, par l’intermédiaire de leurs représentants syndicaux,
participaient à la gestion de l’entreprise.
8 Les attaques ne portèrent donc pas sur cet aspect-là de la politique
des Houillères, pas davantage que sur l’action sociale et culturelle.
Restait pour cible la priorité donnée à la production  ; moins le
principe lui-même — car, qui pouvait oser s’élever publiquement
contre l’idée d’indépendance nationale  ? — que ses modalités de
réalisation.
26. André Pierrard, 1981
lors de la rencontre-interview (Pierrard-Lecœur-Pannequin) organisée par les auteurs
(cliché Agave)

9 Les responsables communistes n’ont pas oublié les critiques dont ils
furent l’objet, et citent même de mémoire les discours les mettant en
cause. Léon Delfosse a retenu un passage du journal L’Espoir, organe
de la fédération socialiste du Pas-de-Calais, qui disait  : «  Les
communistes appellent à produire, bientôt ils vont faire dormir les
mineurs au fond de la mine ».
10 Auguste Lecœur, maire de Lens, sous-secrétaire d’État à la
Production charbonnière, membre du bureau politique du PCF s’en
prend, lui aussi, à L’Espoir :
Le socialisme nous tapait dans les reins. Presque toutes les grèves étaient déclenchées par
les socialistes. Vous n’avez qu’à jeter un coup d’œil sur les collections de L’Espoir qui
disaient : « Il faut écouter le camarade Lecœur, écouter le camarade ouvrier, prenez votre
paillasse, descendez au fond, vous remonterez dans huit jours ».
11 Les syndicalistes chrétiens livrent bataille sur le même thème, et
Auguste Lecœur dut porter plainte contre J. Sauty qui rapportait au
congrès de la CFTC de mai 46 des propos le faisant apparaître comme
« le boucher des mines » : « Même s’il faut que cent mineurs meurent
à la tâche, l’essentiel est que la bataille du charbon soit gagnée » (E.
Dejonghe 1975 : 653).

27. Auguste Lecœur, 1981


lors de la rencontre-interview (Pierrard-Lecœur-Pannequin) organisée par les auteurs
(cliché Agave)

12 Ces attaques portaient. Elles gênaient les responsables communistes


qui ne pouvaient opposer à cette caricature les présentant comme
les nouveaux exploiteurs de la classe ouvrière, qu’un objectif de
rendement assez éloigné des préoccupations des mineurs.
Aujourd’hui, les ex-responsables communistes sont partagés dans
leur analyse de la polémique suscitée par la bataille du charbon.
Pour Auguste Lecœur, l’explication est simple  ; c’était une
manœuvre politique visant à redonner de la crédibilité à un parti
socialiste exsangue :
Les socialistes n’existaient plus dans le bassin minier, ils avaient éclaté au moment de la
guerre, et s’étaient regroupés indépendamment dans de petites formations de résistance
de ci de là ; ils étaient seulement en train, de reforger le parti. Pour eux, ce fut un point de
départ magnifique, ils contraient le Parti communiste pour un rien.
13 Roger Pannequin, plus neutre, ne s’en prend pas aux socialistes pour
expliquer les réticences des mineurs. Il les replace dans le contexte
de la Libération qui suscitait beaucoup d’espoirs chez les ouvriers,
notamment dans le domaine du travail. Pour lui c’est le décalage
entre les attentes et la réalité vécue qui était à l’origine de
mouvements d’opposition spontanés, certes récupérés par les
socialistes.
14 André Pierrard est le seul à s’interroger rétrospectivement sur le
bien-fondé de cette politique dont il était alors le porte-parole dans
le journal communiste Liberté :

28. Roger Pannequin, 1981


lors de la rencontre-interview (Pierrard-Lecœur-Pannequin) organisée par les auteurs
(cliché Agave)
Je ne suis pas mineur, je ne suis descendu à la mine qu’après Waziers, en spectateur. J’ai
été un peu effrayé par ce que je voyais, mais je n’ai pas été plus loin dans ma réflexion ;
c’est longtemps après que je me suis dit : « on a peut-être quand même fait bon marché de
la peine des mineurs ». Sur le moment, je n’y ai pas pensé du tout. La bataille du charbon,
dans la mentalité que j’avais quand j’avais 29 ans, c’était la conquête du pouvoir. On avait
des chefs historiques qu’on respectait. On respectait Thorez d’une manière extraordinaire.
J’étais tout à fait à l’aise à cette époque, et j’ai écrit  : «  Du charbon pour le peuple  »,
«  Pagaille et sabotage  », c’est-à-dire qu’on attaquait ce qui gênait la production... Un
article que j’ai écrit : « Pour le travail du dimanche », quand on réfléchit bien, maintenant
j’en ai un peu de remords. C’est drôle, je pense aux Polonais... Le travail du dimanche, ces
pauvres gens qui étaient là et Pierrard qui n’y connaissait rien, qui avait 29 ans et toute
son autorité de rédacteur en chef et de résistant.
15 Si cette question de la réalité du mécontentement des mineurs
demeure malgré le temps écoulé encore controversée, c’est qu’elle
en recouvre une autre, plus grave. L’accusation qui a couru n’est pas
tant d’avoir épuisé les mineurs au travail, que de les avoir
condamnés à la silicose, cette maladie des mineurs qui au sortir de la
guerre n’était pas encore reconnue comme maladie professionnelle.

29. Le château de la Napoule, au bord de la Méditerranée, trouvé en 1946 par Léon


Delfosse pour les mineurs du Nord : le droit au soleil et à la réparation de la santé
(archives Charbonnages de France)
16 Léon Delfosse, dirigeant syndical CGT et directeur adjoint des
Houillères, rejette catégoriquement cette accusation :
Ceux qui nous accusent d’avoir tué les mineurs avec la silicose ont tort... En deux ans, on
aurait réussi à faire en sorte que les mineurs attrapent la silicose, puis ils n’auraient plus
rien eu du tout ? Après 47, les mineurs ont continué à travailler.
17 Delfosse rappelle que les mineurs ont obtenu l’ordonnance du 2 août
1945 qui reconnaît l’existence de cette maladie professionnelle avec
des droits à la réparation, et que chargé de l’organisation des
services médicaux, il s’était personnellement occupé de la lutte
contre les poussières responsables de la silicose.

Le problème de la silicose : une équation à


plusieurs inconnues
Côté charbon : la prévention en retard d’une technique

18 Cette maladie qui peut entraîner la mort par insuffisance


respiratoire est due aux poussières minérales qui s’incrustent dans le
tissu bronchique et pulmonaire et provoquent des lésions
irréversibles. Repérée bien avant sa reconnaissance médico-légale
sous le nom de dyspnée, ou phtisie des mineurs, la silicose ne faisait
pourtant l’objet d’aucun enseignement dans les écoles d’ingénieurs
des Mines entre les deux guerres.
Lorsque j’étais à l’école des Mines de Saint-Étienne et qu’on nous parlait des maladies
professionnelles du mineur, on nous parlait de l’ankylostomiase, mais pas de la silicose ;
on nous disait que les gens qui faisaient des travaux aux rochers, en particulier pour les
barrages, qui traversaient des quartz, devenaient phtisiques et mouraient après un an de
ce travail. On le savait, mais pour la mine de charbon, on n’en parlait pas (M.P.,
ingénieur).
19 Ce curieux silence à propos de la silicose ne résultait pas uniquement
de l’état des connaissances médicales de l’époque quant à cette
pathologie respiratoire. Il exprime aussi en négatif l’esprit de la
formation dispensée aux élèves-ingénieurs, toute concentrée sur
l’enseignement des techniques modernes et peu ouverte aux
problèmes humains dans l’entreprise :
Il y avait quelques cours d’économie politique et de législation. C’est d’ailleurs dans ce
cadre qu’on parlait des maladies professionnelles des mineurs, de la Sécurité sociale des
mines, mais ces cours étaient un peu perçus comme quelque chose de superflu. Ça
n’intéressait pas l’élève-ingénieur des Mines (M.P., ingénieur).
20 On comprend mieux ainsi pourquoi les ingénieurs ne découvrirent la
silicose que sur le tas et sur le tard. Non avertis, ils ne pouvaient être
attentifs aux risques que l’introduction de nouvelles techniques,
comme le développement de l’air comprimé au fond, pouvait faire
courir aux mineurs, et cela d’autant plus que la diversité des
chantiers (taille du chantier, nature des roches traversées),
inégalement propices à la silicose, ne facilitait pas la perception du
danger.
21 Ils se rendirent compte de l’ampleur des dégâts causés par les
poussières une fois le mal fait, quand le nombre des mineurs atteints
fut tel que la maladie, d’événement individuel, devint un phénomène
collectif. Les effets résultant de l’introduction de marteaux-piqueurs
ne furent ainsi perçus que quelques années plus tard,
malencontreusement à l’aube de la bataille de la production. M.P.,
ingénieur, nous dit comment s’est effectuée pour lui cette
découverte :
Le problème m’a été révélé en 1938, à la fosse D où je travaillais. J’ai été muté à cette fosse
au début de 37 pour m’occuper exclusivement des travaux aux rochers. C’est à ce
moment-là qu’on a importé du Canada les premières pelles chargeuses. C’était du bon
matériel, mais il fallait leur donner à manger, c’est-à-dire avoir tout le tas de terre d’un
seul coup. On était obligé d’utiliser les amorces à retard. C’est en 1938 que nous les avons
utilisées pour la première fois pour forer toute une volée de mines... Il fallait mettre
plusieurs marteaux-perforateurs à la fois. A cette époque-là il n’y avait pas d’affûts pour
pousser sur les perforateurs  : il fallait deux hommes par marteau-perforateur, un pour
porter le marteau à l’épaule, et l’autre pour pousser. Quand on avait quatre marteaux à la
fois, cela faisait huit hommes. Ces huit hommes avaient le nez sur le trou de mine. Ils
avalaient donc toute la poussière, car ces marteaux étaient à sec, et non pas à injection
d’eau. Il y eu une discordance dans les techniques... J’avoue que sans le savoir et sans le
vouloir, on a massacré des gens... Vers la fin de la guerre, en 1943, j’ai quitté la fosse D
pour aller dans une autre fosse, et un ou deux ans plus tard, j’ai demandé des nouvelles de
tous ces ouvriers que j’avais bien connus ; j’ai été à la fois étonné et atterré de voir que la
plupart étaient malades ou invalides après avoir fait quatre ou cinq années de ces
travaux de rochers. Il a fallu attendre la fin de la guerre pour bénéficier de l’autre
innovation technique, à savoir le marteau à injection d’eau. Je crois que ce n’est qu’en
1947 que sont apparus les premiers marteaux à injection d’eau fonctionnant
convenablement, les Atlas.
22 Cet ingénieur identifie le responsable de la silicose  : à savoir le
temps, quelques années tout au plus : le temps mis pour évaluer les
inconvénients d’une nouvelle technique et pour trouver en la
parade, en l’occurrence associer l’eau à l’air. C’est ce même laps de
temps qui fit défaut aux nouveaux responsables des Houillères  : en
1947, Léon Delfosse était chassé de la direction des Houillères au
moment où la prévention contre les poussières pouvait devenir
efficace :
Fin 45, une étude a été faite par le corps médical des Charbonnages de France sur le
problème. C’est à cette occasion que nous avons appris qu’il existait des moyens de lutte
contre la silicose en Angleterre. Nous y sommes allés pour voir. Au retour, nous avons
commencé l’injection d’eau en veine dans le Valenciennois et dans cinq tailles du groupe
d’Oignies avec des moyens insuffisants, car il fallait d’abord amener l’eau sur les
chantiers, ce qui posait un problème de tuyauterie. Ensuite, cela nécessitait des
techniques particulières que nous ne possédions pas. Par conséquent nous n’avons pas pu
aller aussi rapidement que nous l’aurions voulu (L. Delfosse).
23 Pour la période qui suit, Léon Delfosse peut retourner l’accusation
contre ceux qui lui ont succédé :
Entre 47 et 53, il s’est passé six ans pendant lesquels on n’a pas fait tous les
efforts contre la silicose, parce que la prévention contre les poussières demande
du matériel et du temps de travail. Si à partir de 53 les choses ont été rapidement
réglées, c’est parce que le poids des réparations était beaucoup plus important
que le coût de la lutte préventive.

Côté poumons : la médecine du travail en retard d’une


technique

24 Dès 1945, les responsables des Houillères réorganisent la médecine


du travail et mettent sur pied un véritable service médical. Jusque-là,
les médecins des mines procédaient aux examens sanitaires
d’embauche et au contrôle de l’absentéisme. L’entreprise
nationalisée se devait de connaître l’état de santé de son personnel
et de mesurer les ravages causés par la silicose. Les médecins-chefs
des Houillères font remonter à 1946 le dépistage systématique de la
silicose (C. Amourou, P. Nadiras 1966 : 282-287). Qu’en était-il sur le
terrain ?
25 Les médecins auxquels avaient affaire les mineurs participaient
souvent des deux régimes, libéral et minier. Ils pouvaient être à la
fois médecin d’une compagnie, médecin d’une caisse de secours, et
avoir une clientèle privée. En tant que médecin d’une compagnie, ils
assuraient les visites d’embauche, les soins aux blessés et la
surveillance des silicosés. Les caisses de secours étaient en principe
des organismes indépendants mais dirigés par un conseil
d’administration où le patronat avait son mot à dire ; les infirmeries
des fosses pouvaient être communes à la compagnie et à la caisse de
secours. L’indépendance des médecins des caisses de secours
dépendait donc uniquement de leur volonté de ne pas mélanger les
rôles :
C’était strictement indépendant. Mes fonctions de médecin de la caisse de secours de la
compagnie n’avaient rien à voir avec celles de la compagnie. Quand j’avais quitté mes
fonctions d’embauche, je redevenais le médecin traitant des mineurs, et si je voulais dire :
« merde » à l’ingénieur, je le lui disais (Docteur C).
26 L’organisation de la Sécurité sociale minière en 1946 n’eut guère
d’influence sur les conditions d’exercice du travail médical. Le
nombre des médecins fut presque doublé, mais on perçoit mieux les
limites de l’effort accompli quand on sait qu’un médecin des caisses
de secours, employé à temps partiel, devait suivre une population de
2 à 3  000 personnes. Selon la gravité de leur état, les mineurs
pouvaient soit obtenir des soins gratuits dans les « chambres », soit
se rendre directement chez leur médecin mais payer alors la
consultation. Les «  chambres  » de consultation ont existé jusque
dans les années 50-55, époque à laquelle les dispensaires se sont
généralisés dans tout le bassin minier. La description de ce qui se
passait dans les « chambres » permet de mieux saisir les difficultés
rencontrées par les médecins dans le repérage des cas de silicose :
Il est certain que la médecine qu’on faisait autrefois était un peu bizarre. Il y avait une
pièce qui faisait 4 mètres x 2, une table, deux chaises, et un petit feu, et une grande salle à
côté avec un feu au milieu, des bancs sur le côté, et une matrone qui siégeait là et qui
criait régulièrement : « Taisez-vous ». Il y avait cinquante personnes qui attendaient. Ça
entrait et ça sortait, ça allait très vite. C’était ce qu’on appelait les « chambres ». Quand je
partais voir mes mineurs dans des petits patelins, il y avait un café où on savait qu’à telle
heure je venais. Les gens attendaient dans la salle à manger de la patronne où je les
recevais. Si à la consultation, je jugeais que c’était trop grave, je renvoyais le type et je le
voyais chez lui (Docteur C).

30. Waziers, 1978. Mineurs marocains : les derniers silicosés ? (cliché Agave)

27 Dans les arrière-salles de café, les médecins voyaient défiler plus de


cent patients par jour  ; ne pouvant examiner personne, ils se
contentaient de distribuer des médicaments. Pas plus que les
ingénieurs, leur formation, reçue avant la guerre, ne les préparait au
problème de la silicose : « Sur le coup, on ne le voyait pas, la silicose
n’apparaissait que quelques années après. On ne se rendait pas
compte, on n’était pas au courant.  » Seuls les clichés
radiographiques permettaient d’établir le diagnostic de la silicose. Or
les installations étaient rares, et les techniques pas encore au point :
Faire un cliché pulmonaire en 1939, c’était quelque chose. Je ne sais pas si vous avez vu
des clichés pulmonaires de l’époque, on ne voyait rien. Un temps de pause était nécessaire,
et pour un poumon le cliché était forcément flou car le patient ne pouvait pas rester sans
respirer pendant plusieurs minutes.
28 Techniques de prévention (injection d’eau) et techniques médicales
(dépistage systématique) progressèrent de pair, mais ne devinrent
réellement opérationnelles qu’après la bataille du charbon. Trop
tard.

Conclure à un non-lieu ?
29 Une fois finie l’audition des principaux protagonistes de cette
période, force est de constater que ni la direction des Houillères ou
les responsables politiques qui ont voulu une hausse de la
production, ni les ingénieurs qui ont appliqué cette politique ou les
mineurs qui l’ont subie, ni les médecins qui ont suivi ces derniers,
tous pris dans un contexte où l’urgence présidait à toutes les
décisions techniques et politiques, n’ont pu envisager les effets de
cette priorité donnée à la production. Incapacité à prévoir partagée
par les responsables et les victimes potentielles  : boutefeux,
abatteurs et porions déployant leurs efforts en fonction des
avantages immédiats qu’ils en retiraient (augmentation du revenu,
avancement)  ; les autres les poussant au travail en toute bonne
conscience, assurés d’œuvrer pour le bien de tous, pour l’avenir de la
France, pour celui des partis politiques de gauche et de la classe
ouvrière. Dans cette affaire, les accusés ne peuvent qu’être reconnus
innocents, mais au double sens du terme : non coupables parce qu’ils
ignoraient ce qui allait advenir de cette situation complexe et qu’ils
n’agissaient pas au mépris de toute considération d’ordre
humanitaire, mais crédules dans leur adhésion sans partage aux
mots d’ordre et confiants dans l’avenir et dans le progrès social, de
cette innocence-là coupables.
30 Les mineurs connaissent bien maintenant la maladie et ses causes —
les poussières et le travail au rendement — perçues comme
inhérentes au métier. Les techniques modernes de prévention ne
peuvent éliminer tous les risques dus aux poussières et l’obsession
du rendement, «  faire sa journée  », porte préjudice au respect des
règles de sécurité. Quant au dépistage systématique effectué par la
médecine des Houillères pour déceler l’apparition de la maladie et
estimer les taux de silicose, il se déroule dans des conditions telles
que les mineurs ne peuvent espérer obtenir la réparation équitable
qu’ils attendaient : le prix de leur « infernal droit à la silicose » (Ph.
Lucas 1985 : 43). Reste la dérision. « C’est sérieux le dépistage, c’est
tellement sérieux qu’il n’y a qu’un médecin des Houillères qui peut
lire une radio de silicose » (mineur de 30 ans). Et chacun de conter la
dernière histoire arrivée à un collègue : « c’est G., le délégué CGT, il
passe au car radio : cage thoracique normale. Deux mois après, à la
médecine du travail, on lui trouve de la silicose. Alors, qu’est-ce
qu’ils ont vu au car radio ? Y avait pas de pellicule dans leur truc ? »
Et son copain livre l’épilogue : « Ils prennent la radio et dessus c’est
imprimé pauvre clown ! »

NOTES
41. A. Lecœur Étude sur les accidents du travail dans les mines de houille et de lignite 1947. Cette
étude se trouve au Centre historique minier de Lewarde.
42. ADPC M778, 16 octobre 1946.
43. Varda Lerin, Yves Durandeau Un goût de bonheur. L’essor culturel en 1936, 16 mm, noir et
blanc, 45 mn, Maison de la Culture de la Seine-Saint-Denis, 1976.
Le logement et son mineur
Yves Jeanneau

Un fil à la patte
1 Madame Élisabeth Etienne habite à Noyelles-sous-Lens depuis 1941.
Femme de mineur, d’origine belge, elle a toujours gardé une certaine
distance par rapport à la vie des cités. Elle a eu du mal à s’y faire, du
mal à se faire accepter, et elle garde la dent dure pour ces femmes
qui poussaient leurs maris à rester à la fosse de peur de perdre les
avantages en nature complémentaires du salaire du mineur.
2 Son mari, Voltaire Étienne, était pâtissier avant guerre. Il avait été
galibot quelque temps avant d’apprendre le métier de pâtissier, et
son père, mineur, l’avait fait sortir de la mine. La nécessité, en 40,
l’avait amené à se réembaucher à la mine. La nécessité, et aussi une
attirance certaine.
3 Leur cas est typique. Intelligents et lucides sur les risques encourus,
ils sont néanmoins restés. Voltaire est devenu délégué mineur. Leurs
enfants sont partis vivre et travailler ailleurs qu’aux mines et ils en
sont fiers. Aujourd’hui à la retraite, Voltaire est adjoint au maire de
Noyelles, militant du PCF et silicose à 80 %.
4 Le logement gratuit qui leur était proposé en 1941 était le seul abri
possible pour eux et leur petite fille. Maubeuge, où ils vivaient avant
guerre, avait été rasée. C’était aussi le seul travail possible pour
échapper au STO.
5 On ne peut bien entendu pas réduire l’analyse de leur fixation à la
simple attraction du logement gratuit. C’est un tissu serré et
élastique de liens affectifs, mythologiques, matériels, qui arrime le
mineur à la fosse. Le chevalement borne son horizon, attire son
regard, obsède ses pensées, et les rues ne mènent qu’à lui. Mais il est
clair que la cité joue, dans ce dispositif subtil, un rôle central. Elle
sépare la corporation du reste de la société, elle la constitue en
quelque sorte par son exclusion et sa localisation particulière. Elle
permet la reproduction par mimétisme des comportements sociaux,
culturels, affectifs, sexuels, économiques, etc. progressivement
«  sélectionnés  » — favorisés ou interdits par les compagnies —
comme traits caractéristiques de cette «  race  » particulière de
travailleurs que sont censés être les mineurs.
6 Les cités minières sont le réservoir de main-d’œuvre prédestinée que
les idéologues des compagnies ont voulu constituer. Elles composent
un paysage clos et répétitif, étendu et labyrinthique, autour du
Minotaure souterrain.

Aspects historiques : la tradition du logement


ouvrier en cités
Empirisme et tâtonnements : du paternalisme à la
gestion des œuvres sociales

7 Nous n’épuiserons pas ici ce sujet. Quelques notations et quelques


repères permettront simplement de faire percevoir l’élaboration et
raffinement d’un « modèle » : la cité ouvrière en lotissements.
Les cités ouvrières de Mulhouse

8 En France, la première réalisation importante de cité ouvrière


remonte à l’année 1851, à Mulhouse. L’influence anglaise s’est
manifestée par la diffusion, par la classe dirigeante éclairée, de
l’ouvrage d’Henri Roberts  : The dwellings of the labouring class
(L’habitat de la classe ouvrière). Un projet s’est ensuite élaboré,
soutenu par le patronat du textile mulhousien, à travers la Société
mulhousienne des cités ouvrières, constituée en 1853. Dans une
brochure retraçant l’histoire de ces cités, Les cités ouvrières de
Mulhouse. Leurs bains et lavoirs, le docteur Penot écrit, en 1902, à
propos de cette société :
D’abord composée de 12 actionnaires, au capital de 300  000 F, elle choisit pour
son président, M. Dollfus, qui en avait été le principal promoteur. L’empereur
Napoléon III voulut bien faire accorder à cette œuvre naissante une subvention
de 300  000 F, qui a été pour elle un honorable encouragement et un grand
bienfait.
9 Les philanthropiques patrons du textile investissent donc un peu de
leur argent et de leur énergie, ainsi que leurs relations, pour fournir
à leurs ouvriers un logement décent, « qui n’a plus rien à voir avec
les taudis si justement critiqués par le Dr Villermé » quelques années
plus tôt. Le principe de base est le suivant  : «  chaque famille doit
avoir son logement séparé et la libre culture d’un jardin  », afin de
« satisfaire aux prescriptions les plus essentielles de l’hygiène et de
la morale » (Recherches n° 25).
10 L’idée originelle est d’utiliser «  l’instinct de propriété que la
Providence a mis en nous » pour faire de l’ouvrier « un propriétaire
désormais fixé dans le pays avec sa famille  ». Cette idée sera
rapidement abandonnée au profit de l’habitat locatif très bon
marché, car les ouvriers-propriétaires n’étaient pas toujours
insensibles aux tentations du capitalisme et il leur arrivait de se
comporter en nouveaux marchands de sommeil, de louer et
d’entasser plusieurs familles dans leur maisons, ou encore de
revendre celles-ci à des spéculateurs qui les rentabilisaient ensuite.
11 Les défauts corrigés à l’usage, le résultat obtenu par la société retient
l’attention des pouvoirs publics et du patronat éclairé.
Lorsqu’en 1864, M. Duruy, ministre de l’Instruction publique, vint à Mulhouse, il
voulut voir la cité ouvrière. Ayant rencontré la femme d’un ouvrier dans la
maison qu’il avait demandé à visiter dans tous les détails, il lui adressa plusieurs
questions, celle-ci entre autres : « Où votre mari passe-t-il ses soirées ?
— Avec nous depuis que nous avons notre maison  », répondit la femme,
résumant naïvement d’un seul mot ce qui fait le grand mérite de l’œuvre
(Recherches n° 25).
12 Retenir l’homme au foyer, améliorer l’hygiène, donc la santé, et
favoriser les habitudes d’économie et d’épargne, apparaissent
comme les justifications de cette entreprise. Le bilan tiré par le Dr
Penot est largement positif. La cité ouvrière a contribué à fixer et
discipliner une classe ouvrière jusqu’alors errante et sauvage. C’est
une nouvelle machine de conversion qui a été inventée  : comme
l’Église faisait du païen un bon catholique, comme l’école primaire
fera d’un illettré un bon citoyen de la République, la cité ouvrière
fera d’un barbare un ouvrier respectueux et fidèle.
Ces bonnes habitudes en ont engendré d’autres, car les vertus s’associent aussi
bien que les vices. Avec l’économie sont venus l’ordre et la propreté dans les
ménages, la bonne conduite, et les liens de famille, quelquefois très relâchés, se
sont heureusement resserrés. Mulhouse devra à ses cités des ouvriers plus
intelligents, plus rangés, plus moraux, s’attachant au pays, au lieu de ces
nomades qu’on y compte encore en si grand nombre, et qui s’y rendent de toute
part sans résolution d’y demeurer, prêts à quitter leurs ateliers à la première
occasion qui se présente (Recherches n° 25).

Les cités minières

13 De 1750 à 1820, l’exploitation de la houille découverte dans le Nord


se fait de manière artisanale, avec des paysans locaux qui gardent
une activité agricole saisonnière, ce qui, périodiquement,
désorganise la production. La concurrence entre patrons miniers
favorise le débauchage et l’exploitation dans ces conditions ne peut
se développer. En 1820, la concurrence des charbonnages belges du
Borinage impose une rationalisation de l’exploitation et donc la
stabilisation d’une partie au moins de la main-d’œuvre
expérimentée.
14 A partir de cette nécessité, et surtout avec l’extension du bassin
minier vers le Pas-de-Calais dans les années 1850, le patronat va
mettre en place des règles limitant la concurrence déloyale et
réfléchir aux meilleurs moyens de fixation de la population.
15 Dès 1826, la puissante compagnie des mines d’Anzin embauche le
premier architecte à temps plein chargé de construire des cités
ouvrières. Ce ne sont que les premiers « corons », longues enfilades,
casernements, construits à la va-vite autour des nouvelles fosses, à
l’écart des bourgs. Il s’agit d’abriter économiquement l’afflux de
main-d’œuvre importée d’un peu partout, des Flandres, du Hainaut,
de la Loire ou de Belgique.
La vérité est que l’exploitant est presque partout dans la nécessité absolue de
loger ses ouvriers comme il l’est d’abriter ses machines, ses approvisionnements
et ses ateliers. C’est de plus d’un intérêt considérable pour l’exploitation.
L’ouvrier trouve dans l’allègement du prix de son loyer une augmentation réelle
de son salaire ; il est logé sainement, près de la mine à laquelle il est pour ainsi
dire inféodé. Il s’y attache, des liens plus forts unissent le maître et le travailleur,
le tout pour le plus grand avantage de l’entreprise dont l’État profite par
l’augmentation de la redevance proportionnelle comme l’exploitant en profite
par l’accroissement de son produit net (Compagnie des mines de Nœux 1859).
Dès l’origine de l’exploitation des mines de Lens, en 1852, le problème se posait
de créer un personnel minier dans une région entièrement vouée à l’agriculture,
par suite de l’importer de Belgique et d’Anzin dans le Pas-de-Calais et de lui
procurer des logements à côté même de la mine.
La ville de Lens, qui ne comptait alors que 3 à 4  000 âmes, n’offrait aucune
ressource en habitations propres à recevoir de nouveaux venus. La question des
logements ouvriers a donc été, dès 1852, une de celles qui ont le plus vivement
préoccupé la Société des mines de Lens, et ses administrateurs et directeurs ont
étudié avec soin l’établissement économique de logements répondant, par leurs
dimensions, leur éclairage et leur aération, aux meilleurs conditions hygiéniques.
Les cités ouvrières de la société ont bien vite groupé, autour de l’exploitation
naissante, un solide noyau d’excellentes familles ouvrières, sûres du lendemain,
grâce aux avantages d’hygiène et de bon marché qui leur étaient offerts, attachés
dès lors au travail qui leur était assuré et ayant fait souche, à leur tour, de
nombreux travailleurs fidèles aux traditions de leurs devanciers (Société des
mines de Lens Habitations ouvrières 1906).

31. Maison minière, type 1835 : le coron en enfilade (archives HBNPC)

32. Maison minière, type 1867-1900 : encore en enfilade, mais les maisons sont
maintenant séparées (archives HBNPC)
16 L’exploitation minière nécessite une main-d’œuvre abondante  ; le
logement offert, de qualité supérieure à ce qui était alors offert aux
ouvriers sur le marché locatif urbain (des taudis), permet d’attirer et
de fixer cette main-d’œuvre, puis de la façonner et de s’assurer un
contrôle sur le devenir des fils et des filles de mineurs. L’un des
laudateurs patentés de cette politique, Charles Gauwin, reconnaissait
en 1909, dans une thèse Les institutions patronales des compagnies
houillères du Pas-de-Calais :
Le but premier (de la construction des cités) fut sans doute intéressé : attirer les
ouvriers dont on avait besoin. Mais une fois ce but atteint, des principes plus
nobles, désintéressés et humanitaires, guidèrent les compagnies dans les
sacrifices pécuniaires considérables qu’elles consentirent de plein gré pour le
bien-être et la sécurité de leur personnel.
17 Le coron en enfilade ne satisfait pas entièrement le patronat des
mines. Il faut éviter la promiscuité, les contacts trop faciles sur le pas
des portes, c’est-à-dire dans la rue. On va donc progressivement
casser l’enfilade, reculer la maison, la séparer de la rue par une cour
ou un jardinet, la séparer des maisons mitoyennes par des haies ou
des barrières : créer une intimité, un lieu clos, clairement délimité,
dans lequel la vie familiale soit contrôlable et transparente.
18 A la fin du XIXe siècle, la cité-jardin est la forme élaborée de la cité
ouvrière. Maisonnettes et jardins sont distribués dans un réseau de
voieries moins rectilignes et chaque pavillon abrite deux maisons
mitoyennes. Une hiérarchisation des quartiers est établie, selon
l’emplacement, la qualité du bâti, etc., qui permet de créer ou de
renforcer les divisions, les jalousies, les envies, en favorisant telle ou
telle demande de promotion.
33. Cité-jardin Darcy, Société des mines de Dourges : sur le modèle du cottage britannique
(archives Charbonnages de France)

19 Si les patrons ont renoncé à faire de l’ouvrier un propriétaire en


titre, ils se sont attachés à en faire un propriétaire fictif en lui
fournissant un espace (maison et jardin) qu’il peut (ou doit)
s’approprier par un travail volontaire et gratuit d’aménagement,
d’embellissement. En l’incitant à s’investir dans sa maison, les
compagnies poussent le mineur et sa famille à tisser eux-mêmes les
liens qui les attacheront, qui les constitueront comme membres à vie
de la corporation. Le travail marquera les corps, la cité disciplinera
les âmes.
20 Parallèlement à l’amélioration des cités-jardins, dont certaines,
comme la cité Darcy ou la cité Foch d’Hénin-Beaumont se veulent
modèles et méritent le détour, les compagnies affinent leur politique
d’encadrement du temps et de l’espace hors-travail. Sociétés de
loisirs, de sports, d’entraide, d’épargne, toutes placées sous le
contrôle attentif d’un directeur ou d’un ingénieur et dûment
subventionnées, se multiplient.
21 Pigeons, jardins ouvriers, jeux de billons ou d’arbalète,
enseignement public ou ménager, ateliers de menuiserie, etc., rien
n’échappe à la bienveillance des compagnies. Dans la cité même,
l’église, l’école, l’ouvroir, la gendarmerie, le terrain de sport, la salle
des fêtes sont construits par leurs architectes et sur leurs fonds.
Cette volonté d’hégémonie et de contrôle totalitaire ne rencontrera
guère, au début du siècle, que l’opposition minoritaire mais farouche
des anarcho-syndicalistes (Broutchoux) qui défendaient l’idée qu’il
valait mieux fumer tranquillement sa pipe que s’échiner dans son
jardin après une journée de travail.
22 Les syndicats ne s’opposent pas à cette politique d’encadrement,
revendiquant plutôt un accroissement des interventions patronales
en compensation des duretés du métier ainsi que le droit à la gestion
de ces œuvres sociales.

La question du logement pendant la bataille


du charbon : enjeux et conflits
Souvenirs, souvenirs...

23 Pour comprendre l’importance de cette question du logement à la


Libération, il est nécessaire d’entendre les échos du mécontentement
d’avant-guerre. Il portait essentiellement sur deux points :
24 1 — l’attribution du logement est sélective — ou, si l’on veut,
répressive
25 2 — dès qu’un ouvrier mineur quittait la fosse et arrêtait de
travailler pour la compagnie, il devait quitter la maison, parfois dans
les 48 heures qui suivaient :
Moi, j’ai commencé à la mine à 13 ans. Puis, à 16 ans, quand mon père a pris sa retraite et
qu’automatiquement on l’a mis dehors, non seulement de la mine mais de la maison des
Houillères, on a quitté Sallaumines pour Noyelles. Il n’y avait pas de faveurs. Deux jours
après, les gardes de la compagnie étaient là pour faire vider les lieux ! Et il y avait pénurie
de logement... On payait le loyer et on n’avait pas le droit d’y rester. Avant la Libération,
avant le statut, c’était une revendication (entretien Voltaire Étienne).
26 En 1945, Monsieur Laurent L. travaillait à la fosse :
Mais je ne travaillais pas encore à l’abattage, alors je ne pouvais pas avoir de logement.
Alors j’ai habité avec ma tante Gabrielle... Il n’y avait pas de possibilités. Il y a des
baraquements qui se sont finis...
- C’était des baraquements pour qui ?
- Pour des personnes de la Somme qui venaient travailler à Auby, des célibataires, qui
venaient sans leur femme. Alors qu’est-ce qu’on a fait ? On est parti à vingt-quatre dans
les baraquements ! Les rues n’étaient pas faites, il n’y avait pas de courant, il y avait plein
de boue, on n’avait même pas de cheminée...
La première maison que j’ai eue, c’était une maison de deux pièces, mais il fallait aller au
bout de la rue, il fallait faire trois cents mètres pour aller aux WC. Alors quand il y avait
de la neige. ..Au début, on prenait la maison qu’on avait, hein ? (entretien Madame S.).
Pendant l’hiver 44-45, on a installé des bornes-fontaines dans les cités des mines. Cela
voulait dire qu’il n’y avait pas de postes d’eau dans les maisons (M. Lagandré, ingénieur).
27 Ces mauvaises conditions de logement, à la Libération, ne sont plus
acceptables. La pénurie touche les jeunes ménages, qui échouent
dans les baraquements destinés aux prisonniers de guerre ou
partagent la maison des parents ; cette situation va d’ailleurs durer
plusieurs années, malgré la politique de construction de l’après-
guerre.
En 1955, après mon service militaire, j’étais marié, j’habitais chez mes beaux-parents et
j’avais deux enfants. Dans le Pas-de-Calais il n’y avait pas moyen d’avoir un logement. On
nous disait : si vous voulez un logement, il faut partir dans le Nord ! De ce fait, je suis venu
dans le Nord... (Henri D.).
28 Mais revenons à la Libération et aux orientations qui vont être
choisies.

La situation en 1944

29 Après les importantes destructions de la Grande Guerre, de


nombreuses cités minières sont reconstruites dans les années 1920-
1930. La Seconde Guerre mondiale ne cause que peu de dégâts dans
le bassin minier, et les Houillères, nationalisées à la Libération, se
trouvent à la tête d’un parc important, comprenant 96  000
logements, répartis dans de vieux corons centenaires ou dans des
cités-jardins récentes. Il existe encore actuellement dans le bassin
1  700 types de maisons différents. Ces 96  000 logements, attribués
aux ouvriers actifs, étaient en général spacieux (4 pièces) mais le
confort y était relatif : pas d’eau courante dans les maisons, il fallait
aller à la borne-fontaine de la rue, et l’évacuation des eaux usées se
faisait à ciel ouvert, dans des rigoles nauséabondes. La corvée de
caniveau hebdomadaire, sous la houlette du garde de la cité,
permettait de faire faire aux femmes l’entretien de ce circuit
d’évacuation, tout en s’assurant de la docilité de celles qui pouvaient
avoir envie de se révolter. Avec la nationalisation, la question du
logement va se poser dans de nouveaux termes, du moins dans un
nouveau rapport de forces, et surtout en fonction de l’objectif
majeur de la période qui s’ouvre : relancer la production.
30 La position syndicale est simple et logique  : obtenir le maximum
d’avantages en nature pour compenser l’effort demandé aux
mineurs. S’il y a débat, au sein de la fédération du sous-sol CGT, ce
n’est que sur la forme que doit prendre tel ou tel article du statut. Il
y a eu, à travers les instances syndicales, sélection des
revendications et des propositions faites par les sections syndicales
et les bureaux fédéraux du Parti. Les difficultés, les négociations, les
amendements ont fait leur apparition lorsque le projet est devenu
un texte gouvernemental et que les intérêts divergents se sont
manifestés. Le statut, dans sa forme définitive, est le résultat des
équilibres et des compromis élaborés alors. Globalement, il satisfait
la revendication principale du PCF et de la CGT, de faire du métier de
mineur « une profession privilégiée » (A. Lecœur).
31 Du côté des ingénieurs des mines, on trouve trace de trois positions
différentes sur cette question du logement, exprimées ici
respectivement, la première par Charles Bihl, membre du SIHN 44 ,
la seconde par M. Liégeart dans son rapport à l’UNITEC 45 (deux
textes de 1947) et la troisième par M. Walch dans un article de 1950
de La Revue de l’industrie minérale intitulé  : «  De la condition
prolétarienne ».
32 Charles Bihl reprend, en critiquant les erreurs et insuffisances des
compagnies dans la mise en œuvre de cette politique, la tradition
patronale du logement comme aimant à main-d’œuvre et matrice
des futures générations de mineurs. «  Le mineur est un outil qui
vit  », écrit-il pour réclamer une amélioration de ses conditions
d’existence. Il prêche pour l’investissement à terme :
L’une des fautes les plus graves des anciennes compagnies houillères aura sans
doute été d’attacher trop peu d’importance à la question de l’habitat du mineur.
Sauf exceptions, non seulement on a construit trop peu de maisons pour
mineurs, mais encore celles bâties l’étaient le plus souvent avec un esprit
d’économie sordide, et une absence totale de souci d’hygiène et de confort
modernes. Même dans les réalisations correctes, l’implantation était le plus
souvent contraire aux règles urbanistiques les plus élémentaires ; ces maisons se
«  tassaient  » dans des corons, que le Zola de «  Germinal  » n’aurait eu aucune
peine à reconnaître, et la «  lèpre  » de ces «  colonies  » se groupait autour de
fosses noires, elles aussi construites le plus souvent sans aucune idée
architecturale et urbanistique.
Il eût été étonnant, dans ces conditions, que ce « cadre de travail » rebutant et
surtout ce climat déprimant d’habitat «  appelassent  » à la mine. Plus peut-être
que la dureté et le danger du métier, c’est l’absence de cités de mineurs
modernes qui est responsable de la « désertion » de la mine, dont nous souffrons
en ce moment.
... Une cité de mineurs n’est certes qu’un ensemble de maisons destinées à loger
la main-d’œuvre minière, mais ce n’est pas un simple «  magasin de matériel
humain »...
Le mineur est un outil qui vit et c’est cette évidence que l’on a trop souvent
oubliée  ; pourtant on ne travaille que pour vivre et non l’inverse, et d’ailleurs,
même en adoptant un point de vue étroitement patronal, la qualité du travail est
fonction de la qualité de la vie. Le mineur doit pouvoir construire sa vie
individuelle, une vie humaine heureuse, c’est-à-dire avant tout saine, et il doit
pouvoir créer une famille heureuse, qui permettra indirectement de retrouver la
tradition professionnelle perdue, en orientant le fils vers le métier de son père
(Charles Bihl SIHN 1947).
33 M. Liégeart, plus réaliste et plus cynique, constate l’impossibilité de
combler le retard accumulé et propose «  à titre personnel  » une
solution provisoire à ce problème des effectifs qui ne doit être que
passager, la mécanisation devant, sous peu, prendre le relais pour
augmenter la productivité.
Les crédits alloués pour le programme de construction de 1947 sont insuffisants
pour obtenir à la fois une fixation de nouveaux travailleurs et l’amélioration des
conditions d’habitation du personnel existant. Mais je voudrais ici terminer par
une remarque personnelle. Puisque finalement l’augmentation de la main-
d’œuvre doit être temporaire, l’accroissement final de production devant être
réalisé par une augmentation de la productivité du travail, pourquoi construire
«  en dur  » les maisons nouvelles  ? Il serait préférable de réaliser des maisons
semi-provisoires du type châlet en bois ou en matériaux légers, de construction
pré-fabriquée, à montage rapide, et de prix de revient au plus égal à la moitié du
coût d’une maison «  en dur  ». On pourrait en installer un grand nombre, Il
suffirait que ces constructions aient une durée d’une dizaine d’années. C’est le
terme qu’on peut fixer aux difficultés dans lesquelles nous nous débattons, et ce
qui cadre avec les directives d’ensemble du Plan Monnet (M. Liégeart «  Le
problème des effectifs » in La technique au service du mineur, rapport à l’UNITEC,
29 mars 1947).
34 M. Walch, enfin, remet en question le principe même de la cité
minière, et appelle à son «  éclatement  » sur la base d’une analyse
pessimiste de l’efficacité du coron de la cité.
Mais sortons de l’usine et accompagnons l’ouvrier à son domicile. C’est peut-être
quelquefois, une maison insalubre. C’est souvent aussi, c’est trop souvent une
maison de cité ouvrière, de coron, et c’est ce qui nous importe ici. C’est qu’en
effet, le coron est comme une nouvelle spécialisation de l’ouvrier qui ajoute ses
effets néfastes à ceux de la spécialisation de l’usine. Si séduisant soit-il,
harmonieusement tracé, bien aéré, salubre, il n’en reste pas moins un agrégat en
vase clos de familles d’ouvriers de la même profession, soigneusement isolées des
autres professions. Nouvel envoûtement par le métier. Nouvel asservissement
par le fait que l’ouvrier, logé par le patron, ne se sent pas libre de le quitter,
menacé qu’il serait sinon contraint, d’évacuer son logis.
Lorsque les patrons ont construit les cités ouvrières, les corons miniers, ils ont
été guidés sans doute par le désir de s’attacher une main-d’œuvre stable, en lui
offrant un logement proche de son lieu de travail et souvent, il faut le
reconnaître, plus confortable que celui qu’il pouvait trouver ailleurs à la même
époque (si certaines de ces cités ont outrageusement vieilli, la faute en est au
temps et à la politique des loyers et non à ceux qui les ont construites).
Ils ont été guidés aussi par la nécessité d’héberger une main-d’œuvre étrangère
nombreuse. Mais aucune de ces raisons n’a imposé la formule « coron ». Celle-ci
est résultée de considération de prix de revient. Sans doute le coût de chaque
maison a-t-il été de la sorte bien inférieur à ce qu’il aurait été pour des maisons
dispersées. Mais les patrons y ont aussi beaucoup perdu en prestige et le pays en
équilibre.
Les patrons y ont perdu en prestige parce que dans ce vase clos du coron, des
inconvénients du métier, les carences du patron s’y enflent de bouche à oreille,
chaque intermédiaire ajoute à cette information ainsi colportée ses propres
motifs de se plaindre  ; isolée qu’est la cité du reste de la société, plus encore
lorsqu’elle se groupe autour de magasins, églises, salle des fêtes, qui lui sont
propres, chacun n’y voit que les inconvénients de sa profession sans en voir les
avantages et sans voir les inconvénients des autres professions. Seul le syndicat a
établi les contacts entre professions. On peut dire, en somme, que si les patrons
avaient cherché à se créer une opposition nourrie, ils n’auraient pas agi
autrement.
L’organisation de demain me paraît de la sorte comporter obligatoirement
l’éclatement des cités ouvrières, le brassage des professions (M. Walch «  De la
condition prolétarienne » in Revue de l’industrie minérale 1950).

L’article 23 du statut du mineur

35 Le logement ouvrier c’est, d’abord, un hameçon, un appât à main-


d’œuvre. La relance de la production charbonnière nécessite la
reprise de l’embauche, l’augmentation des effectifs. La
modernisation et la mécanisation de l’exploitation ne permettront
l’augmentation de la productivité que dans quelques années. En
attendant, il faut compter sur les bras humains. Il faut donc rendre
attractif cet avantage du logement gratuit, qui va devenir
caractéristique de l’exercice du métier de mineur de fond.
36 Dans un premier temps, les Houillères vont chercher à rattraper le
retard accumulé, en installant dans les 90 000 maisons qui en étaient
dépourvues l’eau courante et un évier. Et un plan de construction de
45  000 logements est mis à l’étude. L’amélioration de la qualité du
logement fourni est une nécessité reconnue par tous.
37 On constate rapidement que les nouveaux venus, immigrés d’Afrique
du Nord ou d’Espagne, hébergés dans les baraquements qui servaient
jusque-là aux prisonniers de guerre, ne restent pas longtemps, déçus
par ces conditions d’accueil autant que par la dureté du travail.
Statut du mineur
(extrait)
Logement - Article 23
a) Les membres du personnel, chefs ou soutiens de famille, sont
logés gratuitement par l’entreprise, ou à défaut, perçoivent de
celle-ci une indemnité mensuelle de logement ;
b) les autres membres du personnel peuvent percevoir
également une indemnité mensuelle de logement ;
c) les montants et conditions d’attribution de ces avantages sont
fixés, par exploitation ou groupe d’exploitations, par arrêtés du
ministre chargé des Mines et du ministre des Finances et des
Affaires économiques ;
d) les anciens membres du personnel et les veuves, bénéficiaires
de prestations à la charge de la Caisse autonome nationale de
sécurité sociale dans les mines au titre des risques vieillesse,
invalidité et décès (pensions de survivants) ou titulaires de
rentes prévues par la législation générale sur les accidents du
travail et les maladies professionnelles, peuvent recevoir des
prestations de logement, en nature ou en espèces, dont les
montants et les conditions d’attribution sont fixés par arrêtés
du ministre chargé des Mines et du ministre des Finances et des
Affaires économiques.

38 Le changement de politique va se marquer, dans le statut du mineur


accordé en 1946 à la suite de nombreux débats et conflits, par
l’article 23 qui stipule que le logement gratuit est un droit non
seulement pour tout ouvrier actif mais également pour les retraités
et les veuves, mettant ainsi fin à la pratique haïe d’expulsion après la
mise à la retraite. Du jour au lendemain, ce sont 300 000 personnes
supplémentaires qu’il faut loger ou dédommager ! Il s’agit donc là de
la satisfaction d’une revendication de justice sociale, dont les effets
immédiats ne pouvaient qu’être problématiques : comment résoudre
ce problème quantitatif et qualitatif dans une période de
rationnement et de remise en marche de l’économie  ? Cependant,
aucune organisation n’ose mettre en question le droit au logement
du mineur.
39 Le statut du mineur tranche une fois pour toutes le fil ténu des
incertitudes et des hésitations en donnant, sur ce point, entière
satisfaction au syndicat. Les mineurs ont gagné le droit de mourir au
pays. Remettre en question cette «  victoire  », c’est s’exposer aux
pires accusations. Mais le devenir de la corporation autorise, pour le
moins, ce genre de questionnement. Comment expliquer, en effet,
l’acceptation du laminage, de l’abandon, de l’oubli qui a caractérisé
l’attitude des mineurs depuis le début de la récession ? Serait-ce que
le mineur, fort de son droit d’occuper « sa » maison de son embauche
à sa mort, soit devenu si attaché à la maison mère qu’il ait oublié sa
force et son droit de révolte ? Ne peut-on lire le statut comme une
police d’assurance sociale tous risques, une prise en charge intégrale
et sécurisante ?
40 Il y avait d’autres moyens pour rendre impossible l’injustice de
l’expulsion à la fin du contrat de travail. L’institutionnalisation du
droit au logement ne pouvait avoir de sens que dans une perspective
d’expansion : à condition d’élargir toujours plus ce droit à toutes les
catégories sociales. Or il est au contraire évident, pour les
promoteurs du statut, que cet avantage doit rester exclusif, comme
l’un des symboles des privilèges accordés. Et les privilèges,
nécessairement, ne peuvent être éternels. L’apogée de la corporation
est l’aube de son déclin, et le droit au logement à vie est un leurre
qui a servi à attirer la corporation dans le traquenard du
productivisme à outrance, en lui faisant croire à son avenir radieux.
Nous pouvons du moins l’analyser comme l’élément central du
dispositif de compensation offert aux mineurs en échange de leur
effort dans la bataille engagée. Et ne faut-il pas voir dans la
réalisation de ce « progrès » social, l’accomplissement de cette vieille
antienne patronale de fixation au pays ?

Les effets du statut du mineur

41 Le paiement du salaire au rendement a, pendant plusieurs années,


considérablement augmenté les ressources des familles, du moins de
certaines d’entre elles. La consommation de biens d’équipement est
devenue un trait caractéristique du mode de vie dans les cités
minières. On investit dans son «  intérieur  ». Une sorte de
compétition s’installe, pour que la cuisine, la salle à manger et la
chambre à coucher soient parmi les plus chères de la rue. On
remplace souvent les meubles, et on préserve les plus beaux dans
une pièce close qui ne sert que pour les grandes occasions. La vie
quotidienne s’est repliée dans la cuisine et la véranda qui la
prolonge.
34. Les dernières « cafus » à la recette du jour, avant guerre (archives HBNPC)

42 Les magasins de meubles et d’électro-ménager prolifèrent, les


camionnettes de livraison font, le samedi, le tour des corons. C’est
aussi l’époque où l’on découvre les joies du crédit. La télévision, à ses
débuts, a trouvé ici un terrain très propice : certains vendeurs, fins
psychologues, offrent en démonstration un poste à un habitant en
vue de la cité... Quelques semaines plus tard, les commandes
affluent. Il ne faut pas se laisser distancer. Il est aujourd’hui encore
étonnant de constater la fréquence des postes de télévision couleur,
des foyers disposant de deux postes, et de la présence de
magnétoscopes (le travail posté ne permet pas de regarder les films
le soir).
43 Le couronnement de la reine Élisabeth d’Angleterre, en 1954, marque
le grand tournant de la consommation d’images en pays minier. Le
cinéma de Carvin, comme ceux des autres communes du bassin,
fermera ses portes sous peu. On n’y verra plus, le dimanche après-
midi, se côtoyer, à distance et sur les sièges réservés, ingénieurs,
porions et ouvriers. Les salles de cinéma se vident au profit des salles
à manger familiales. Léon Zitrone s’installe.
44 Avec ce recentrage sur le foyer familial, le rôle de la femme ne peut
qu’être confirmé  : maîtresse du logis, première levée, dernière
couchée, ouvrière d’entretien de son mari mineur qui assure la paye,
le logement, le chauffage et le médecin.
— Une jeune fille qui se marie ne peut plus travailler.
— C’était dur. Les jeunes filles ne trouvaient plus de travail, même dans les usines, c’était
comme ça à l’époque. On se mariait. On n’avait plus de travail (Monsieur et Madame
T.).

Construction

45 De 1946 à 1948, les programmes de construction s’accélèrent. La


grève les arrêtera.

46 Les premières constructions datent de la fin 46 et les difficultés


d’approvisionnement en briques, en ciment, en bois de charpente
expliquent le petit nombre de réalisations. L’insuffisance des crédits
justifie le choix de l’option « baraquement ». Ceci, « pour assurer le
logement du plus grand nombre possible de familles  », explique la
revue Mineurs en mai 1948.
C’est évidemment une solution moins satisfaisante mais elle seule permettra de
dépanner des familles actuellement dans une situation pénible. Cela, les mineurs,
avec leur sens aigu de la solidarité, sauront le comprendre.
47 De nouvelles cités voient donc le jour, bâties selon des principes
urbanistiques et architecturaux présentés comme nouveaux. Pour la
cité de Vuillemin, à Masny, inaugurée en mars 48 :
Le souci d’ensoleillement des maisons a présidé à la composition de cet
ensemble. On a voulu également rompre définitivement avec la rigidité des plans
d’autrefois : quadrillage rectangulaire, monotone et triste... On a cherché aussi à
faire pénétrer la nature dans la cité, etc.
48 Sous le titre « La cité moderne », dans un numéro spécial de Mineurs
daté d’août-septembre 48, l’auteur reprend et condense ces
principes :
La cité moderne
Les grands principes directeurs de l’urbanisme ont été respectés pour le plan d’ensemble
de la cité et pour la disposition des logements. On s’est également efforcé, dans les
réalisations, de tenir compte des traditions des mineurs et de leurs désirs en matière
d’habitation.
Les sites ont été choisis en tenant compte d’un certain nombre de facteurs
géographiques, physiologiques et psychologiques.
Parmi les premiers, c’est l’éloignement du lieu de travail qui décide avant tout du
choix de l’emplacement. Il convient de ne pas placer la cité trop près de la fosse
ou d’une installation minière productrice de fumées ou de poussières sans
cependant obliger ses habitants à parcourir une trop longue distance pour se
rendre au travail. Ces conditions ont été remplies dans la mesure des terrains
disponibles et en fonction du plan de concentration en cours d’exécution qui
conduira à regrouper le personnel de certaines fosses sur un siège principal.
Les facteurs physiologiques — orientation et vents — permettent de déterminer
l’axe de la cité. Dans le bassin, qui est en pays plat, la pente du terrain intervient
rarement. Les rues sont orientées est-ouest pour que les pièces principales soient
toutes au sud ; cette position assure en outre la protection contre les vents froids
et les vents de pluie.
Des facteurs psychologiques et sociaux assez complexes aident à déterminer
l’emplacement de la cité. Il faudrait réunir un certain nombre de conditions
idéales qui ne peuvent pas toujours être satisfaites toutes à la fois : zone calme,
présence d’arbres ou paysage agréable, proximité d’une agglomération ou tout
au moins de quelques magasins, d’une école, d’une église, de lieux de distraction.
Le mieux est d’ailleurs de construire des bâtiments collectifs en même temps que
la cité qui devient ainsi une véritable cellule économique et sociale.
L’emplacement étant trouvé, il importe que la composition de la cité, c’est-à-dire
le tracé des différentes artères et des places, offre au travailleur un cadre
reposant et calme où il pourra se détendre.
On évite, par exemple, la proximité d’une route nationale ou d’une artère à grand
trafic. Pour desservir les maisons, une rue parallèle à la route fournit une voie
intérieure, plus calme et plus sûre. Les enfants peuvent y passer en sécurité, le
trafic y étant peu dense. Une large bande de terrain gazonnée plantée d’arbres
oppose son écran de verdure au bruit et à la poussière de la route.
Dans le tracé des artères principales, on cherche à éviter la monotonie des
longues perspectives d’habitations identiques. Les ruptures voulues
d’alignement, l’alternance des maisons basses et des maisons à étages leur
donnent un caractère agréable de variété et d’imprévu. Une ou plusieurs places
sont réservées  ; elles constitueront des centres d’affaires où des commerçants
pourront s’installer, à moins qu’égayées d’une zone de verdure elles ne se
transforment en jardins d’enfants ou en lieux de repos ombragés. Des carrefours
larges et aérés, une bonne visibilité facilitent la circulation.
Le plan de la cité a été conçu pour lui réserver le maximum d’air, de lumière et
de soleil. Chaque maison doit avoir sa part de ces avantages. Les urbanistes usent
de la formule suivante  : façade à l’intérieur de sa rosace d’orientation. Cette
rosace détermine l’angle maximum qui reçoit le soleil. Les fenêtres seront aussi
grandes que le permettent les nécessités de la construction et de la protection
contre le froid et l’hiver.
Les pièces d’habitation ainsi exposées seront claires et ensoleillées  : la vie de
famille y sera joyeuse.

35. Gravure en couleur, dominante rose de G. Dascher (La vie du mineur, P. Delabasse,
Paris, Librairie nouvelle d’éducation et de récréation, 1906)

49 Plans et maquettes illustrent ce brillant exposé.


50 Il n’y aurait rien à redire si cette littérature n’était l’exacte
répétition des discours tenus au début du siècle par les architectes
des compagnies, de la Société des mines de Dourges, par exemple, en
1909 :
Le coron ancien d’une monotonie désespérante a fait place à des agglomérations
plus gaies par la diversité des maisons et de leurs décorations propres, par les
arbres nombreux, par les pelouses gazonnées. La société s’est efforcée également
d’assurer dans chaque habitation le plus de confort possible en même temps
qu’elle y appliquait toutes les règles de l’hygiène la plus stricte, créant pour ainsi
dire de véritables petits sanatoriums.
51 Ou pour remonter un tout petit peu en arrière, en 1906, en lisant ce
texte de P. Delabasse paru dans La vie du mineur  : Éducation -
Récréation :
Sans doute il fait noir partout dans le voisinage de la fosse ; mais qu’il y a de la
différence entre les corons datant de 50 ans et ceux d’à présent ! Combien plus
gaies sont les demeures de mineurs que l’on construit de nos jours, comparées à
celles élevées près des anciennes exploitations, et qui n’étaient rien moins que
d’infects taudis suant la misère à tous les coins.
52 Du taudis au sanatorium, de la monotonie à la variété, du gris à
l’ensoleillé, l’argumentation ne varie pas d’une époque à l’autre. Ce
seront d’ailleurs les mêmes refrains qui présideront dans les années
70-80.
53 Dans les années qui suivent la Libération, 25  000 nouveaux
logements ouvriers sont construits par les Houillères, qui offrent un
confort moderne. Le parc immobilier comprend alors plus de 110 000
logements, dont un grand nombre vétustes et sans confort.
54 Mais que se passe-t-il dans les maisons, aux lendemains de la
Libération  ? On y éprouve toujours des difficultés
d’approvisionnement  ; il fait très froid pendant l’hiver 47  ; chacun
attend un logement plus grand, ou un logement tout court...
Cependant, en profondeur, quelque chose vient de changer  : cette
maison dans laquelle il habite, le mineur sait maintenant qu’il n’aura
plus à la quitter. Cette sécurité-là, il l’a ad vitam aeternam. Pas
vraiment propriétaire, au sens juridique du terme, il se sent
néanmoins inamovible, à la seule condition de rester à la mine :
On n’avait pas le droit de rien changer à ce qui existait. Et puis on était tenu à rester à la
mine  : il y avait la crainte de quitter le logement, il y avait toujours cette menace-là.
C’était un bien d’un côté, et une chaîne de l’autre. L’idée originelle des Houillères pour
tenir les ouvriers-mineurs dans leur profession, c’est la construction des maisons autour
des puits (Voltaire Étienne).
55 Comme pour ce qui concerne les conceptions en matière
d’architecture et d’urbanisme, on assiste ici à un retour aux
arguments de 1900. On lit dans le livre de Delabasse en 1906 :
L’idéal serait de ne plus voir de femmes à la mine, et il tend à se généraliser
chaque jour davantage. Après tout, leur place n’est-elle pas au logis, qu’elles
soient filles, épouses ou mères, et ne doivent-elles pas y trouver tout ce qui est
susceptible de les y retenir ?
56 Et ce mineur d’origine polonaise n’était pas original en nous disant :
Vous savez, le logement c’est déjà le principal. Ceux qui travaillent en ville, ils sont obligés
de payer le logement, après il y a le charbon, et tout le fourbi. Où est-ce qu’il va prendre,
s’il travaille tout seul  ? Il arrivera jamais à boucher les deux coins. Ils sont obligés de
travailler à deux. Tandis qu’ici, une fois que vous avez le logement, le médecin gratuit,
c’est déjà un avantage. Eh ben pour ça, la femme a pas besoin de travailler.
57 De même que le mari ne fréquente au travail que ses alter ego, la
femme ne sort pas de l’univers clos et répétitif du coron. De cette
double fermeture, de ce manque de contacts et d’échanges avec le
monde extérieur, ne pouvait rien sortir de dynamique. Dans ce jeu
de miroirs sans fin où chacun ne peut voir que le reflet de sa propre
existence, sans issue ni perspective autre que la pension, la chaleur
même des relations de voisinage a fini par s’éteindre.
58 Ceux qui en sont sortis, pour ne pas aller plus loin, chez Renault à
Douai ou la Française de mécanique à Douvrins, signalent la bouffée
d’oxygène qu’ils ont pu respirer. Un mineur, qui s’est acheté une
maison dans un lotissement et qui bénéficie donc, en compensation,
de l’indemnité versée par les Houillères, nous déclare :
Il est important de dire que notre horizon est beaucoup plus ouvert parce qu’on n’est plus
entre mineurs, on connaît un certain nombre de camarades qui n’appartiennent pas aux
mines, avec tous leurs problèmes.
59 Nous avons évité de citer tous ceux qui nous ont longuement parlé
de la hiérarchie dans le droit au logement. Mais il serait impossible
de ne pas en faire état. Dans cette même interview, notre
interlocuteur insiste  : «  le droit au logement gratuit n’est pas le
même pour tous  », et l’on retrouve là cette grogne caractéristique
des habitants de bassin minier :
L’indemnité que je touche ne compense pas. J’ai le charbon, mais là encore il y a inégalité.
Un ingénieur a du charbon autant qu’il en veut, un agent de maîtrise a le droit d’en avoir
plus qu’un ouvrier, un employé de bureau a le même compte qu’un agent de maîtrise du
fond et nous, les ouvriers, on a trois tonnes de charbon de moins alors qu’on se lève à 5
heures. On est entièrement lésé. On n’a pas le droit à l’eau, pas le droit à l’électricité, les
agents de maîtrise, si ! Il ne devrait pas y avoir de privilèges.
60 Cette revendication égalitariste bute sur la pyramide hiérarchique
des Houillères. Mais ceci explique aussi pourquoi les mineurs n’ont
fait que s’enfermer chaque jour un peu plus dans la défense de leurs
avantages acquis, faux privilèges mais véritables pièges. Si pour eux
les différences devaient être gommées au sein de la corporation, il
n’était pas envisageable de perdre ce qui les constituait en
« privilégiés de la classe ouvrière ». Focalisés sur ces deux pôles, ils
ont perdu, en quelques années, leur poids économique, leur rôle
social et leur image de prolétaires héroïques, sans s’en rendre
compte. Le réveil, en 1963, fut des plus brutaux.
61 La charge financière que représente pour les Houillères le fait de
loger ou de dédommager ses ouvriers et les retraités est intégrée
dans le calcul du prix de revient de la tonne extraite. En fait, tant
que le nombre des actifs est supérieur au nombre des inactifs, le
problème est sans grande incidence  ; mais dès que ce rapport
s’inverse, dans le cadre de la récession, la part que représente cette
charge improductive s’accroît, augmentant d’autant un prix de
revient qui tend à ne plus être compétitif. Le parc immobilier est un
peu laissé à l’abandon, chaque habitant pouvant faire à peu près ce
qu’il veut de l’espace qui lui est imparti.
62 Ce n’est qu’avec l’élaboration de la politique de liquidation définitive
du bassin que l’on se préoccupe de la valeur que représente ce parc.
Au moment du bilan final, elle pèsera dans la balance. On va se
pencher sur les problèmes des habitants et améliorer leurs
conditions et leur cadre de vie. La politique de rénovation de
l’habitat minier prend son essor dans les années 70.

36. Avant rénovation, les abords d’une maison de mineur


photographie diffusée par les services immobiliers des HBNPC (archives HBNPC)

Actualités de la question du logement


La rénovation des cités minières

63 On commence, dans les années 68-73, par vider certaines cités de


leurs habitants pour les rénover intégralement, non sans une
certaine ambition urbanistique et paysagère. La cité rénovée du
Villers en est l’un des exemples. On offre ces logements rénovés à de
nouveaux habitants, ouvriers méritants, petits cadres...
64 Cette pratique est bien entendu inacceptable pour les populations en
place et les réactions ne tardent guère. Le capital de confiance des
Houillères s’est réduit considérablement, et toute initiative
patronale est suspecte. En 74, la politique de déplacement des
populations est abandonnée  ; on décide de faire une rénovation
standard, la même pour tous, à maison occupée. On en vient donc
naturellement à un modèle de rénovation qui peut se caractériser de
la manière suivante :
retour au plan initial, par l’élimination systématique des « rabattus », ces constructions
annexes faites par les habitants pour s’adapter à l’évolution de leur famille et de leur
niveau de vie, et destruction des WC et débarras extérieurs ;
rajout, contre la maison ainsi nettoyée, d’un module comprenant cuisine, WC, salle
d’eau et, dans le jardin, construction d’un cabanon destiné à servir de remise et de
réserve à charbon.

65 Le raccordement tout-à-l’égout est effectué et, pour la salle d’eau, les


habitants ont le choix entre plusieurs options, baignoire ou douche,
tout installée ou à faire soi-même... Pour certaines cités, des
opérations ponctuelles d’aménagement des abords sont
programmées.
66 L’une des raisons déterminantes, pour les Houillères, de la mise en
œuvre de cette politique de réhabilitation de 60  000 logements —
dont 20  000 sont déjà rénovés —, est la cession prévue aux
municipalités des 1  000 km de voieries, propriétés privées des
Houillères. Cette cession ne peut se faire qu’après remise aux normes
en vigueur de ces rues, c’est-à-dire après réalisation de nouveaux
réseaux d’assainissement. Or la loi fait obligation aux propriétaires
riverains de ces nouveaux réseaux de moderniser leurs propres
systèmes d’évacuation des eaux usées. Le fait de transférer les
voieries impliquent donc nécessairement la rénovation des
logements. Monsieur de Labrouhe, responsable des services
immobiliers des HBNPC, le reconnaît après avoir évoqué une raison :
Du point de vue des Houillères je crois qu’il y a eu une certaine prise de conscience, qui ne
date pas d’aujourd’hui, ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit ! Les Houillères dans
bien des domaines, et quoi qu’on en pense, ont voulu se placer bien souvent au niveau de
l’Intérêt Général, même si je dois mettre un I majuscule et un G majuscule. On a perçu
que ce patrimoine, même s’il a des défauts, a une immense qualité  : c’est de l’habitat
individuel. Pour la région, c’est un habitat attractif. Ce serait du gâchis de laisser cette
possibilité de logements individuels de bonne taille, et il était plus rentable de faire la
rénovation que de construire des logements neufs et collectifs.
67 Fournir aux derniers mineurs, sur le tard, les éléments de confort
qu’ils auraient aimé avoir il y a vingt ans ; offrir à la région un parc
immobilier remis aux normes ; effacer du paysage et des mémoires la
déplorable histoire du « pays noir » en abattant les chevalements de
mine et en aménageant certains terrils ; renouer avec l’imagerie du
«  cottage anglais  » qui avait déjà servi au lancement des cités-
jardins ; tels sont les objectifs essentiels visés.
68 La question en suspens, en 1974, c’est l’opposition des habitants à
une rénovation autoritaire. M. de Labrouhe se flatte d’avoir fait
évoluer les choses, en instituant une concertation systématique avec
les habitants des maisons à rénover dans un proche avenir pour les
informer et répondre à toutes leurs questions. A raison de quarante-
cinq réunions publiques par an, sans compter les articles publiés
dans Relais, il se rend personnellement dans chaque cité
programmée, entouré d’une dizaine de cadres des Houillères, pour
engager le dialogue après un monologue introductif.
69 L’échange est inégal. Maîtrise du sujet et d’un français châtié contre
expression de problèmes trop particuliers dans le parler local... Cette
concertation-là n’est guère convaincante. Les habitants se
retrouvent ensemble pour la première fois, n’ont pas pu discuter
entre eux auparavant ; c’est donc chacun pour soi, et finalement la
solution imposée par les Houillères apparaît comme la seule possible,
donc la meilleure. C’est qu’aucune force politique, sociale ou
associative ne s’est emparée de ce problème de la rénovation pour
aider les habitants à formuler et à clarifier des revendications et une
position. Peut-être parce que, du côté des Houillères, les choses
justement ne sont pas très claires. Les Houillères ont eu jusqu’à
présent les mains complètement libres, car ni les pouvoirs publics, ni
l’Association des maires des communes minières, ni la CGT n’ont osé
s’opposer à leur intervention sur ce terrain. Leurs seules
revendications concernaient, finalement, des problèmes quantitatifs
(nombre de maisons rénovées dans telle commune, durée trop
longue de certains travaux, etc.).
70 La grogne contre les Houillères apparaît souvent dans le discours des
habitants. Le fond de cette attitude négative est constitué, bien sûr,
par le rapport au travail : « Mon mari s’est crevé pendant trente ans
à la fosse, j’ai le droit à un peu de confort  » (cité 4-II Sallaumines).
« Mon mari travaille à la fosse, et on n’aurait pas de salle de bains, on
serait encore puni ? ce n’est pas normal » (id.). La qualité des travaux
effectués par les Houillères est toujours critiquée, et il est vrai qu’ils
laissent souvent à désirer. Les délais sont rarement tenus, mais
surtout, les habitants vivent très mal l’attitude des agents des
Houillères et des entrepreneurs, accusés généralement de faire le
travail sans se soucier d’eux, de saccager inutilement les jardins, de
manquer de courtoisie... Les habitants peuvent ressentir, à cette
occasion, qu’ils ne sont rien, en fait, dans ces maisons qui ne leur
appartiennent pas et pour lesquelles ils ne payent pas de loyer. Et on
ne se fait pas faute de le leur rappeller au moindre conflit. La force
des Houillères s’appuie sur cette faiblesse de la situation des
occupants des maisons.
71 La grogne ne trouve donc pas de débouchés revendicatifs organisés.
Les syndicats sont la plupart du temps absents des réunions
publiques organisées par les Houillères, alors qu’ils y sont
systématiquement invités. Il n’existe aucune association d’habitants
de cité (à notre connaissance). Et les municipalités qui essaient
d’intervenir activement dans le processus sont rares.
72 D’aucuns, cependant, ont vu à travers l’opposition larvée des
habitants une volonté de résistance. Dans les vieux quartiers de
Roubaix, de Paris ou d’ailleurs, les «  luttes urbaines  » existaient et
attiraient l’attention des urbanistes, sociologues et observateurs
ministériels. Une rénovation de l’ampleur de celle entreprise dans
les mines devait susciter des réactions comparables.

37. Des terrils... aux briques pour la rénovation des corons


retraitement des résidus de l’exploitation minière à l’usine de briques Hulluch (Pas-de-
Calais) (cliché Agave)

73 En cherchant bien, on s’aperçut que le point sensible, au regard de la


population, était la destruction des « rabattus » qui symboliseraient
pour les mineurs «  l’appropriation de l’espace  », leur marque
personnelle sur le territoire. Cette hypothèse peut s’appuyer sur des
cas de résistance individuelle à de telles destructions. Nous en avons
rencontré. Peu, à vrai dire, et toujours justifiés  : les aménagements
effectués (salle de bains, vaste cuisine, WC intérieur, buanderie, etc.)
étaient qualitativement supérieurs à ce qu’offrait la rénovation-
standard des Houillères. En particulier ils tenaient compte davantage
du mode d’habitat où la cuisine était le centre de la vie familiale.
Dans le module apporté par les rénovateurs, la cuisine, minuscule,
perd cette fonction et impose une modification de l’occupation de
l’espace.
74 Lorsque des mineurs ont investi beaucoup de temps, d’ingéniosité et
d’argent, pour réaliser ces aménagements, ils savent les défendre.
Mais ils ne se trompent pas eux-mêmes et ne défendent pas ce qui
n’est pas défendable. La majorité des rabattus ont été faits de bric et
de broc, en fonction de l’évolution des besoins familiaux  : les
enfants, aujourd’hui, n’habitent plus là et la machine à laver rend la
buanderie moins nécessaire. Les modèles ont également évolué en
matière d’aménagement intérieur, et la vie sociale a pour centre le
poste de télévision couleur (voir les pubs «  Darty  »...) plutôt que la
cuisinière à charbon, qui a d’ailleurs laissé place à une gazinière.
75 L’enquête que nous effectuons sur le terrain, pour préparer le
tournage du film Peau neuve pour le Pays Noir, et qui nous mène de
Valenciennes à Nœux-les-Mines pendant plusieurs mois, ne nous
permet pas de vérifier cette hypothèse. Au contraire, elle fait
apparaître le caractère caduc de l’opposition aux HBNPC. Les
« rabattus » ne mobilisent plus.
76 L’inquiétude se porte davantage sur l’avenir immédiat. Quand
l’exploitation sera définitivement arrêtée, qui garantira les droits
accordés par le statut  ? A cette question, jusqu’à ce jour, aucune
réponse claire n’a été apportée. Ni les Charbonnages de France, ni les
pouvoirs publics n’ont pris d’engagement à long terme. On conçoit
qu’il serait délicat de toucher à cet «  avantage acquis  », mais les
mineurs ont appris à se méfier « des belles paroles ».
77 L’attitude de la population minière se caractérise essentiellement
par le recours à un double langage, sur la question du logement,
comme sur les autres (rapport au travail, à la maladie
professionnelle, à la fermeture...).

Le double discours des habitants

78 Il serait aisé de charger les Houillères de tous les maux, de toutes les
responsabilités ; elles offrent le profil parfait du pouvoir omnipotent.
Elles ont assuré, en prenant le relais des compagnies, la
rentabilisation du gisement houiller  : elles ont exploité la force de
travail des hommes, la soumission des familles. Elles ont tissé entre
les hommes et l’espoir une toile étanche. Elles ne se sont intéressées
aux conditions de vie des mineurs que dans la mesure où elles en
attendaient un bénéfice. Ce sont là portes ouvertes...
79 Mais comment comprendre que, face à cette volonté d’hégémonie
manifeste, la corporation se soit laissée enfermer dans la vie
quotidienne imposée par le patronat  ? Comment expliquer
l’attachement à la maison (gratuite) sans retrouver l’ancienne idée
de fixation  ? Les barons de la mine auraient-ils semé une graine
idéologique telle que, cent ans après, ses fleurs s’épanouissent et se
reproduisent d’elles-mêmes ?
80 L’avocat de la corporation dira que, trompée et condamnée à mort,
celle-ci s’accroche aux vestiges de sa splendeur, qu’elle n’est pas
dupe mais sans avenir, le dos au mur, et qu’elle n’a plus que celui-ci à
défendre. La maison est un élément sécurisant. Quand tout s’effrite,
s’écroule et s’oublie alentour, on ne remet pas en question la seule
chose solide et concrète que l’on tienne entre ses mains. Et il aura
raison.
81 Les mineurs expriment à ce propos les mêmes contradictions qui
caractérisent leur rapport au travail  : on ne peut se détacher de ce
décor, tout en espérant que les enfants feront leur vie ailleurs, là où
c’est moins dur. On évoque «  l’âge d’or  » des cités, qui étaient si
vivantes avec leurs bals, l’entraide et la tasse « ed’café »... On refuse
d’envisager d’aller vivre ailleurs : l’habitude, la peur de l’inconnu, la
perte des avantages acquis. On accable les patrons-propriétaires de
récriminations, on peste, on râle contre les Grands Bureaux qui ne
font rien ou qui font mal ce qu’ils font ; on se plaint d’être victimes
des malveillances et des tracasseries mesquines de l’appareil lourd et
tatillon des Houillères. Mais on se contente de grogner dans son
jardin. On ne veut pas vraiment manger la poule aux œufs d’or. M. de
Labrouhe ne se trompe pas en déclarant :
Il est réconfortant de constater que les occupants, qu’on connaît bien, préfèrent quand
même avoir affaire aux Houillères plutôt qu’à des non-Houillères. Autant elles sont
critiquées, autant on leur fait confiance.
82 Car dans les faits, les «  luttes  » sont rares et toujours ponctuelles,
limitées à des situations anormales : durée des travaux, malfaçons...
La grogne disparaît devant l’annonce de la salle de bains et des WC
intérieurs qu’offre la rénovation. L’exemple de la cité 4-II de
Sallaumines, présenté dans Peau neuve pour le Pays Noir, est à cet
égard représentatif : une pétition exigeant une rénovation différente
de celle envisagée par les Houillères recueille 90  % de signatures
dans la cité  ; mais plus de 90  % de ces mêmes habitants signent le
papier que leur présentent les agents des Houillères, quelques jours
plus tard, pour avoir l’autorisation de commencer les démolitions et
les travaux chez eux... Monsieur de Labrouhe ne rencontre guère
d’adversaires à sa taille dans ses tournées. Et la rénovation a trouvé
son rythme de croisière de 3 000 logements par an.
83 Mais l’œil et l’oreille de l’étranger attentif ne peuvent manquer de
saisir le malaise qui filtre des conversations, des silences et des
regrets, qui flotte dans les regards et suinte des murs de briques, qui
se mêle aux fumées et aux poussières, un malaise que tout le monde
connaît mais que personne ne veut nommer, car chacun y a sa part
de responsabilité. La rénovation se fait, bon an mal an, pour qu’un
avenir ici redevienne possible.

38. Une fosse que l’on a bal, en 1978 (cliché Agave)

NOTES
44. Syndicat des ingénieurs des Houillères du Nord.
45. Union nationale des ingénieurs, techniciens et cadres (Groupe de réflexion proche de la
CGT).
Conclusion

1 Le procédé utilisé dans cette recherche est analogue à une technique


de fonte, la cire perdue  : se servir de l’enveloppe extérieure pour
façonner en creux les contours de l’objet à reproduire. La parole des
mineurs faisant défaut sur le déroulement et le sens de la bataille du
charbon, nous en avons recherché les traces auprès de ceux qui les
encadraient alors. Leurs témoignages ainsi que les archives
dessinent un paysage social discordant. D’un côté les responsables
politiques et les cadres de l’industrie minière s’accordent pour
mener une politique productiviste. En face, ceux qui doivent
produire réclament l’épuration, pour être enfin débarrassés de la
hiérarchie des compagnies minières, et l’abolition du salaire à la
tâche pour échapper à la contrainte du rendement. Deux positions
en tous points incompatibles qui pouvaient déboucher sur
l’affrontement. Le syndicat ouvrier le plus puissant défend les
objectifs gouvernementaux et obtient de participer réellement à la
direction de l’entreprise. Des ouvriers mineurs à la tête des
Houillères ! Dorénavant des deux côtés de la barrière et seul fondé à
apprécier et à défendre les intérêts ouvriers, le syndicat des mineurs
CGT le fait très efficacement sauf pour ce qui concerne les deux
revendications devenues inopportunes dans la mesure où elles
mettent en péril la production charbonnière.
2 Espoirs collectifs déçus et besoins individuels satisfaits. Les
mémoires ont plutôt retenu les seconds et refoulé les premiers.
3 Quarante années sont passées depuis cette bataille du charbon  :
quarante années, c’est plus long qu’une carrière à la mine. Sur
l’échelle de vie d’un mineur, la période qui suit est celle de la
pension. Pas la retraite, mais la pension comme pour les invalides
avec, en prime, les trois prérogatives — déjà concédées par les
compagnies — érigées à la faveur de la bataille en droits
inaliénables : médecin, charbon et logement gratuit. De quoi mourir
en sécurité. Les mineurs s’émerveillent encore aujourd’hui de leur
chance et plaignent sincèrement ceux qui ne l’ont pas, c’est-à-dire
ceux qui n’ont pas pu accomplir leurs trente-deux ans au fond. Que
le médecin soit imposé et le logement pauvre, que le charbon soit de
mauvaise qualité et déversé en vrac devant leur porte, ne compte
pas. Que la silicose les rende invalides, non plus, c’est le métier qui
veut ça. Ce qui compte en revanche, c’est d’avoir enfin échappé au
cauchemar de la grande misère qui pouvait toujours surgir dès
l’accident, dès la maladie et s’installer définitivement à la mort du
chef de famille. Le mot précarité est trop faible pour exprimer la
crainte lancinante des femmes, depuis deux ou trois générations, de
se voir du jour au lendemain jetées à la rue avec leurs enfants, sans
ressources. Ce sentiment a été transmis — à défaut de biens — en
même temps que le métier. Un métier «  de chien  », et une vie
contrôlée par les compagnies minières. Le statut du mineur et la
nationalisation des mines n’affranchissent pas les mineurs mais
garantissent plutôt la perpétuation de leur dépendance à l’égard de
l’entreprise. En contrepartie, le nouvel employeur, l’État, réévalue
les gages dus à cette population laissée pour compte depuis des
décennies.
39. Manifestation, 1975 à Douai (archives HBNPC)

4 Le pacte conclu entre le syndicat et le gouvernement accordait aux


mineurs le maximum qui pouvait être donné à une catégorie socio-
professionnelle en échange de l’augmentation d’une production
jugée essentielle pour le pays. Les mineurs n’ont pas signé ce pacte.
Sans autre qualification que celle de mineur, le marché du travail ne
leur offrait rien de plus avantageux et ne les incitait pas à changer
de condition. La corbeille de mariée obtenue par le syndicat était
plutôt alléchante. C’était le prix du renoncement aux deux
revendications de la corporation. Les mineurs se sacrifieraient donc
mais avec des droits à la réparation matérielle et symbolique.
5 Niés dans leur volonté, ils furent exaltés dans l’accomplissement de
leur tâche et promus citoyens modèles. Lorsque l’on a connu le
mépris ou le paternalisme, une soudaine réhabilitation désarme la
vigilance. Les mineurs, même s’ils s’en défendaient ont pris goût à
cette respectabilité toute neuve, édifiée en hâte pour la circonstance,
tels ces légionnaires qui le temps d’une campagne ne sont plus
considérés comme les rebuts du pays mais comme des héros.
6 Ces images très valorisantes de « sauveurs de la nation » que l’État et
les media leur renvoyaient, les mineurs les ont conservées
pieusement et s’en parent encore à l’occasion. Ils ont cru — car on le
leur fit croire — qu’ils étaient à l’honneur  ; mais c’était le charbon
qui l’était, non ses servants. Des réalisations ponctuelles et
fortement symboliques donnaient corps à ces nouvelles
représentations : logements modernes, zones de loisirs, équipements
sportifs et pour couronner le tout, un château sur la côte d’Azur
pour les vacances. A n’en point douter, la condition du mineur se
métamorphosait. De hauts salaires (en comparaison de ceux
pratiqués dans les autres secteurs de l’industrie) et un système de
protection sociale d’avant-garde constituaient les signes irréfutables
de l’ascension collective dans la hiérarchie ouvrière. La situation
était devenue scabreuse ; les mineurs ne pouvaient à la fois accepter
les privilèges — ces satisfactions substitutives — et freiner la
production pour exiger une évaluation différente de leur travail. Les
frustrations individuelles ne s’exprimèrent librement qu’une fois les
ministres communistes sortis du gouvernement. Avec les grèves de
1947 et 1948, les mineurs réendossèrent leur rôle traditionnel
d’éléments anti-sociaux.
7 Les belles images ont fait long feu. Restaient les compensations
offertes aux mineurs en échange de leur soumission, celles qui les
distinguaient des autres ouvriers. A cet égard la grève de 1963
marque la fin des illusions ; les mineurs réalisent que leurs avantages
disparaissent, notamment la « majoration » de leur salaire garantie
par le statut de 1946. Ce mois de grève générale est le dernier
mouvement de masse de la corporation. Après l’échec de cette grève,
les mineurs sont réduits à mener des combats d’arrière-garde contre
la politique de fermeture des mines.
8 Dès 1950, le traité de la CECA (Communauté européenne du Charbon
et de l’Acier) prévoyait une répartition européenne de la production
d’énergie et une rationalisation de l’extraction charbonnière qui
condamnait déjà un certain nombre de puits du Nord. A Auchel, près
de Bruay-en-Artois, les mineurs occupent en août 1950 le fond de
leur mine promise à la fermeture. En vain. Les effectifs commencent
à être comprimés, les avantages acquis rognés. La fin des années
soixante voit apparaître le premier plan de fermeture du bassin,
progressif mais définitif, appliqué inexorablement en dépit de
manifestations épisodiques ou de grèves plus symboliques
qu’efficaces. L’extraction charbonnière à l’ouest du bassin cesse dès
le début des années soixante-dix. L’embauche est arrêtée, les
mineurs sont âgés, quarante-trois ans de moyenne d’âge. Les luttes
les plus dures qui agitent le bassin dans la décennie soixante-dix,
sont le fait de la main-d’œuvre marocaine embauchée par contrat,
qui revendique l’égalité des droits et des conditions décentes de
logement.
9 En mai 1981, la gauche parvenue au pouvoir laisse entendre qu’une
relance du charbon pourrait intervenir, repoussant ainsi les
échéances de fermeture. Mais «  le réalisme  » et la «  rigueur  » ont
rendu vaine, dès 1984, l’esquisse d’une nouvelle politique. Le terme
final de l’extraction dans le Nord, fixé en 1990, provoque d’ultimes
soubresauts comme cette grève d’une semaine en avril 1985 à la
fosse 9 de l’Escarpelle près de Douai.
10 Cette fermeture rampante, puis résolue, engagée depuis trente-cinq
ans, ne s’est pas accompagnée d’une véritable reconversion
économique. Impulsée par la création de deux grands établissements
de l’industrie automobile — Renault à Douai et la Française de
mécanique à Douvrin —, la reconversion de la région ne s’est pas
réalisée. Et la crise de l’automobile constitue aujourd’hui un facteur
supplémentaire d’inquiétude pour les mineurs qui s’étaient
reconvertis, pour leurs fils ou parents qui s’étaient embauchés. A
l’ouest, la crise de la sidérurgie fragilise la reconversion des mineurs
à l’acier, commencée à Usinor-Dunkerque en 1970. A l’est du bassin
l’industrie de l’acier achève son parcours à l’entrée des années
quatre-vingt, ne laissant à Valenciennes et à Denain, que ruines et
friches industrielles.
11 Si une réflexion régionale et des moyens non négligeables
commencent à être mis en œuvre depuis quatre ans pour la
reconversion du bassin minier, l’immense retard social et culturel de
la région «  mine  » les intentions du présent. La mono-industrie
charbonnière a entretenu une sous-scolarisation et une sous-
qualification qui empêchent l’accès aux nouveaux emplois proposés
sur place, tandis qu’un long passé de sédentarité rend difficile et
angoissante la mobilité géographique.
12 Aujourd’hui l’ère du charbon s’achève et la corporation minière n’a
plus de raison d’être. Il ne s’agit pas seulement de la perte d’un
emploi ou de l’obsolescence d’une qualification, c’est tout l’univers
du mineur qui est touché : travail, habitat, famille, réseau associatif,
région. Dans ce système où tout était fait pour lier le mineur à la
mine, l’arrêt de l’exploitation laisse sur le «  carreau  » des hommes
démunis de tout repère social actuel.
13 Le conditionnement au travail s’opère certes sur tous les individus
dans notre société, mais le dispositif mis en place lors de la bataille
du charbon, par l’ampleur de la population touchée, la diversité des
moyens mis en œuvre et la rémanence chez les mineurs des images
de cette époque, constitue un exemple remarquable de ce que peut
engendrer une politique productiviste.
14 Captifs d’une identité posthume, avec pour seuls viatiques le regret
d’un passé récent, transformé par les appareils politiques en un
mélange d’histoire pieuse et d’épopée et les pauvres rentes qu’ils en
retirent encore, les mineurs partagent jusqu’au bout le sort de leur
mine.

40. Affiche 1946 (archives HBNPC, cliché Agave)

15 Cette affiche des Houillères ornait les murs des corons en 1946 ; elle
était censée culpabiliser un mineur sur quatre.
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Filmographie

1 Au pays noir, 1905. Ferdinand Zecca, 35 mm N et B.


2 La grève, 1905. Ferdinand Zecca, 35 mm N et B.
3 Au pays des ténèbres, 1912. Victorin Jasset (inspiré par la catastrophe
de Courrières), 35 mm N et B.
4 Germinal, 1913. Albert Cappellani, 35 mm N et B.
5 Le porion, 1921. Georges Champavert, 35 mm N et B.
6 Fumées, 1930. André Jaeger, Schmidt et Georges Benoît, 91 mn, 35
mm N et B.
7 Borinage, 1930. Joris Ivens, Henri Storck.
8 Grisou, 1938. Maurice de Canonge, 35 mm N et B, avec Pierre
Brasseur, Madeleine Robinson, Odette Joyeux... 87 mn.
9 Le pavillon brûlé, 1941. Jacques de Baroncelli, avec Pierre Renoir, Jean
Marais... 35 mm N et B.
10 La grande lutte des mineurs, 1947. Produit par la CGT sous la direction
de Louis Daquin, 12 mn.
11 Une famille de mineurs, 1957. J.-C. Bergeret et J. Krier, Radiodiffusion-
télévision française, 24 mn.
12 Germinal, 1963. Yves Allégret, avec Jean Sorel, Berthe Granval, Claude
Brasseur (long métrage).
13 De mère en fille, 1965. Ange Casta, 16 mm N et B, 44 mn (émission de la
série « Les femmes aussi » d'Éliane Victor).
14 La Ricamarie, 1969. Bernard Chardère, 20 mn.
15 Derniers mineurs en Aveyron, 1971. Maurice Faillevic, 16 mm N et B., 55
mn (émission de la série « Les Provinciales » d'Hubert Knapp et Jean-
Claude Bringuier).
16 Nous sommes une force, 1975. Olivier Altman, 60 mn.
17 La communion solennelle, 1976. René Féret (long métrage).
18 Ahu  ! Ahu  ! La fin des mineurs du Nord, 1978. Yves Jeanneau et Jean
Taricat (long métrage en super-8).
19 Morts à 100 %, 1979. Agnès Guérin et Jean Lefaux, 1 h 20 mn.
20 Le carreau glacé, 1980. Thierry Augé, vidéo, 60 mn.
21 Le cirque sang et or, 1980. Yves Jeanneau, 20 mn.
22 Passe ton bac d'abord, 1980. Maurice Pialat (long métrage).
23 Mémoires de la mine, 1981. Jacques Renard, INA, série d'émissions
télévisées.
24 Le figurant, 1981. Thierry Augé, 52 mn.
25 Peau neuve pour le pays noir, 1981. Yves Jeanneau, 35 mn.
26 Ballade en sol mineur, 1983. Kate Jones, 22 mn.
27 Soleil noir, 1984. Michel Van Zele, FR3, 1 h 33 mn.
Liste des illustrations

1. 28 février 1946, à la fosse 8 de l’Escarpelle à Auby, près de Douai 22


2. Lecœur, Thorez, Duclos en conciliabule 23
3. Maurice Thorez à la tribune 34
4. Benoît Frachon 38
5. L’important meeting du stade Nungesser à Valenciennes 40
6. Le sourire et la cigarette, à la remonte 42
7. Même dans les pages «  d’humour noir  », la propagande pour la
production n’est pas oubliée 49
8. Les murs parlent aux mineurs 55
9. Maurice Thorez, qui revient d’URSS, se rend dans le bassin minier
du Nord, fin 1944 60
10. Affiches 1946 66
11. Affiche 1946 70
12. Affiche 1946 72
13. Meeting de Valenciennes 73
14. Affiche 1946 74
15. Louis Daquin, Jacques Duclos, Auguste Lecœur lors de la
présentation du film Le point du jour 77
16. La descente au fond dans la « tonne » (gravure) 84
17. L’apprentissage du jardinage 85
18. Les mineurs « modèle » 1902 87
19. Galibot 90
20. Mineur travaillant à « col tordu » 95
21. Dessin de Grandjouan 98
22. Affiche 1946 104

archives HBNPC, cliché Agave

23. Ingénieurs et porions au début du siècle 110


24. Affiche 1946 124
25. Affiche 1946 138
26. André Pierrard, 1981 141
27. Auguste Lecœur, 1981 142
28. Roger Pannequin, 1981 143
29. Le château de la Napoule en 1946 144
30. Waziers 1978, des mineurs marocains 147
31. Maison minière, type 1835 155
32. Maison minière, type 1867-1900 155
33. Cité-jardin d’Arcy 156
34. Les dernières « cafus » à la recette du jour avant guerre 164
35. Gravure en couleur de G. Dascher 167
36. Avant rénovation les abords d’une maison de mineur 171
37. Des terrils... aux briques pour la rénovation des corons 174
38. Une fosse que l’on abat en 1978 177
39. Manifestation, 1975 à Douai 180
40. Affiche 1946 184

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