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Alain Touraine

La fin des sociétés


Seuil, 2013.

On se souvient qu’il y a trois constat qu’une partie très impor-


ans, dans un livre très remarqué tante des capitaux disponibles n’est
(La Société des égaux), Pierre plus investie dans l’activité écono-
Rosanvallon appelait à « refaire mique mais employée à des fins
société » et esquissait des voies pour uniquement spéculatives, ce qui
y parvenir. On se souvient égale- est rendu très facile par la circu-
ment que, quel que soit le caractère lation désormais quasi immédiate
magistral de son livre, il lui avait été de l’information. La globalisation
reproché de sous-estimer l’impact de la vie économique et des capi-
de la mondialisation et des doutes taux ne permet plus de recourir aux
avaient été émis sur la viabilité de nationalisations pour contrôler ces
l’espace national pour chercher à flux. Cette rupture entre le capita-
(re)bâtir cette « société des égaux ». lisme financier spéculateur et l’acti-
Aujourd’hui, Alain Touraine enfonce vité économique réelle a conduit
le clou : il annonce et analyse rien à la crise majeure de 2007-2008.
moins que la « fin des sociétés ». Touraine juge qu’il ne s’agit pas
Dans un gros livre de 600 pages seulement d’un grave événement
destiné à un public de non-spécia- historique ; c’est la destruction de ce
listes, le jeune sociologue de 89 ans que nous appelons notre société. La
parachève une œuvre entamée il y rupture entre le monde de la finance
a un plus d’un demi-siècle par un et l’ensemble de la vie sociale appa-
essai sur l’évolution du travail aux rente cette dernière à un pont qui
usines Renault. Dans un style très ne prendrait plus appui que sur une
accessible, dépouillé de tout jargon seule rive ; à partir du moment où
scientifique, écrit souvent à la pre- il ne relie plus les ressources et les
mière personne, il livre en quelque valeurs, le social perd ses fonctions
sorte son testament. et sa raison d’être.

Sa thèse est provocante évidem- Dès lors que le monde créé par
ment, mais il convient de la bien l’économie, les sciences et les tech-
comprendre avant éventuellement nologies, mais géré par la finance,
de la critiquer. L’auteur part du s’est dégagé de tout contrôle social,

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il faut abandonner la notion de tance à la puissance de l’économie
société elle-même. Là où beaucoup globalisée ?
attendaient la naissance d’une
société mondiale, nous assistons au
contraire à l’éclatement des institu- L’avènement du sujet
tions sociales. L’unité de l’ensemble
était assurée dans la pensée de l’ère Pour Touraine, cette destruction
préhistorique par un créateur tout fait apparaître en pleine lumière,
puissant, puis dans l’ère historique dégagée de tout cadre social, l’idée
par l’idée de société, qui rendait de sujet. Si l’idée de société ne peut
interdépendants les mécanismes de plus être au centre de l’analyse
sa gestion et de sa transformation. de la vie sociale, cette place doit
Cette unité ne peut plus être assu- être occupée désormais par l’idée de
rée, lorsque chacun de ses éléments sujet. Touraine affirme pouvoir par-
s’autonomise en se transformant ler aujourd’hui de la fin du social et
plus rapidement que ne le peut un des sociétés avec inquiétude certes,
Etat prisonnier de ses institutions mais aussi avec espoir. Il insiste sur
juridiques. En somme, nous dit-il, le fait « qu’une conscience renou-
la rupture qui s’est opérée entre les velée des droits humains fonda-
ressources économiques et les insti- mentaux – donc de l’égalité, des
tutions sociales a jeté ces dernières libertés et de la solidarité – anime
dans le vide et la politique est la aujourd’hui des actions que per-
principale victime de cette « fin du sonne n’a le droit de ravaler à un
social ». moralisme et à un « droit-de-l’hom-
misme » méprisables ».
Cette rupture entre la finance,
l’économie et la société n’est pas Le principe central de la société
accidentelle. Si son aspect patho- hypermoderne, où nous vivons déjà
logique et le danger qu’elle repré- en partie et qui se développe rapi-
sente n’apparaissent clairement dement autour de nous, n’est donc
que maintenant, la séparation s’an- plus transcendant et ne crée plus
nonçait depuis longtemps. L’union un espace sacré – comme c’était
étroite de la vie économique et de le cas avec Dieu, la Nation ou le
la vie sociale s’était créée dès l’aube Progrès. Ce principe central est le
des sociétés industrielles. Elle s’est sujet, qui émerge enfin des cadres
rompue aujourd‘hui, parce que l’éco- sociaux et culturels auxquels il était
nomie globalisée devient trop puis- identifié dans le monde sacré. Le
sante pour être encore contrôlée sujet est par lui-même indépendant
par des forces politiques ou sociales. de tout sacré et sa conception doit
Face à l’invasion de la vie sociale par être purement laïque. Et les droits
l’économie, qui impose sa logique universels du sujet sont au-dessus
propre dans tous les domaines de de toute autorité sociale ; ils doivent
la vie, aussi bien personnelle que être reconnus au niveau le plus
collective, d’où peut venir la résis- élevé, celui d’une Constitution qui
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énonce les principes fondamentaux Quels acteurs sociaux ?
qui légitiment les lois.
Ainsi, pour Touraine, la seule
Qu’est-ce que le sujet ? C’est résistance efficace au règne du pro-
n’importe qui, en tant qu’individu fit ne se trouve plus dans la religion
conscient d’être porteur de droits et ou dans la politique, mais dans
reconnu comme tel, au-delà de toute l’éthique qui, « dans son principe
justification et de toute apparte- même, est l’emprise de la subjec-
nance à une catégorie. Sa présence tivation sur les conduites et sur
est positive, elle est une expérience des institutions qui ne peuvent
vécue. Le sujet n’est pas présent plus se fonder sur une significa-
dans le manque, mais dans l’af- tion proprement sociale ». Il appelle
firmation de soi, comme un droit à séparer le plus nettement pos-
qui peut être dénié mais qui ne sible la dimension universaliste des
peut être supprimé. Ce sujet, ce je droits humains fondamentaux de la
qui parle, n’est pas un personnage dimension sociale de la justice et de
seulement individuel qui s’élèverait l’équité. C’est de la société que l’on
au-dessus des émotions comme des parle quand on emploie des mots
traditions ; le je est porteur de droits comme justice sociale ou équité, tan-
à la fois collectifs et individuels. dis qu’on se réfère au sujet quand on
évoque les idées de liberté, d’égalité
Nous assistons aujourd’hui à la et de solidarité.
montée dans les esprits et dans les
corps, dans la vie publique et dans Touraine insiste en même temps
l’imaginaire, de ce que Touraine sur le déclin spécifique de l’Europe,
nomme l’éthique politique, laquelle et en particulier de la France, qu’il
n’est plus définie par les besoins de formule comme l’absence de volonté
la société mais par les exigences de et de capacité d’être acteur de socié-
l’être humain comme sujet. Le sujet tés partagées entre la nostalgie du
ne succède pas au surmoi, mais se passé et la réduction de l’avenir à
substitue à lui. Il ne légitime son une chute perçue comme inévitable.
existence par rien d’autre que par Il ne met pas l’accent sur une crise
son propre droit. Il n’y a aucune interne de la société et de l’économie
transcendance dans l’idée de sujet occidentales mais plutôt sur un bou-
alors que le surmoi, qu’il soit le leversement du monde entraîné par
nom du père, celui de la loi ou celui l’effondrement de l’utopie occiden-
de Dieu était toujours extérieur au tale et sur notre attente passionnée
moi et lui imposait des devoirs plu- de nouvelles références communes
tôt qu’il ne lui donnait des droits. à la modernité. « Les Européens
Le sujet proclame au contraire que se sont identifiés à la modernité
ce qui fonde les droits des êtres au point de confondre celle-ci avec
humains est leur capacité de former leur propre modernisation, comme
des jugements moraux sans faire s’ils détenaient la modernité si com-
appel à aucun principe extérieur. plètement qu’il leur appartenait de

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la faire pénétrer dans les autres oppose son attachement aux mouve-
parties du monde ». Or nous assis- ments sociaux, qu’il préfère nommer
tons aujourd’hui à la fin de cette actions collectives, à condition de
période de domination occidentale donner à l’idée d’action son sens le
qui aura duré deux cent cinquante plus élevé, de défense des individus
ans. Touraine l’énonce avec force : en tant que sujets.
il n’y a qu’une seule modernité,
définie par le recours à des juge-
ment universalistes, comme ceux
de la raison scientifique et tech- Le mouvement des femmes
nique et comme ceux des droits
universels – qui s’appuient aussi Partant ainsi à la recherche de
sur les découvertes de la science, ces nouveaux acteurs, sa conviction
laquelle ne reconnaît qu’une seule est que les acteurs centraux d’au-
espèce humaine, que nous appelons jourd’hui ne peuvent plus être pro-
le genre humain, et nie l’existence prement sociaux.  « S’interroger pour
de races. Mais il affirme avec la savoir quelle est la classe sociale qui
même force qu’il existe une pluralité tend à remplacer la classe ouvrière
de voies de modernisation. n’a plus aucun sens », observe-t-il.
Pas plus d’ailleurs que les mouve-
La gravité de la grande crise ments humanitaires ou de défense
financière provient moins de ses des droits de l’homme, qu’il qualifie
raisons économiques et financières, de « représentants de l’universalisme
si importantes soient-elles, que de occidental ». Les nouveaux acteurs
l’incapacité des pays occidentaux à ne peuvent être que globaux, pour
faire émerger des acteurs capables s’élever au-delà de tout champ
de prendre des décisions inspirées social particulier. Pour lui, pas de
par la défense des droits du sujet doute : le mouvement des femmes
à tous les niveaux de la vie sociale. occupe une place centrale dans la
La crise que nous vivons depuis vie publique de l’ère post-sociale,
la fin du XXème siècle ne pourra de la même manière que les luttes
être surmontée que par la forma- ouvrières ont été au centre de la
tion de nouveaux acteurs politiques. société industrielle et que la souve-
Qu’est-ce alors que « faire de la raineté démocratique et nationale
politique » ? Il n’est pas suffisant a été le thème mobilisateur dans la
de dire que les citoyens ont perdu période antérieure.
confiance dans la vie politique, car
le mal est plus profond. Les citoyens Touraine affirme que ce sont
ont bel et bien perdu confiance en les femmes qui contribuent pour
eux-mêmes comme citoyens. Ils se l’essentiel à construire un nouveau
sentent impuissants face à des pou- modèle culturel, qui donne priorité
voirs sur lesquels ils ne peuvent au rapport de soi à soi sur le rap-
exercer aucune influence. A ce pes- port de soi au monde à travers le
simisme confus et lâche, Touraine travail, la technique et l’entreprise.
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Il préfère parler, d’ailleurs, de mou- logique est de dépolariser la culture
vement des femmes plutôt que de et la société, de mêler et de mélan-
féminisme, qu’il assimile à la seule ger ce qui était séparé, jusqu’à créer
revendication d’une égalité réelle l’ambiguïté et l’ambivalence. « C’est
entre hommes et femmes. « On a bien dans la femme que le corps
voulu que les femmes deviennent les et l’esprit, l’émotion et la raison
égales des hommes ; ce but n’a pas s’unissent le plus complètement,
été atteint, mais ce sont aujourd’hui alors que l’élite dirigeante masculine
les hommes qui se rapprochent des a si longtemps voulu séparer, oppo-
femmes », écrit-il. Les femmes, parce ser, hiérarchiser ces deux dimen-
qu’elles ont été réduites par la domi- sions, ce qui enfermait les femmes
nation masculine à une subjectivité dans un statut d’infériorité ». La
soumise sont les actrices indispen- différence que défendent les femmes
sables de la reconstruction de la n’est donc pas celle d’une mino-
société. Quand elles assument ce rité, comme peut l’être celle des
rôle historique, elles sont à la fois homosexuels ou d’autres groupes. Il
les égales des hommes et les actrices s’agit pour elles d’abolir la frontière
par lesquelles s’opère le dépasse- entre le corps et l’esprit, la raison et
ment de leur situation de dépen- le sentiment, donc d’inventer une
dance, « elles sont à la fois égales et culture et une vie sociale qui ne
différentes, alors que les hommes se soient plus dominées par la répres-
sont construits comme supérieurs et sion et ainsi de mener à bien la
semblables ». grande œuvre de reconstruction de
la totalité de l’expérience, contre
Parce qu’elles ont été soumises toutes les formes de dualisme et de
au pouvoir masculin, les femmes polarisation.
sont donc nécessairement les agents
principaux du changement global de
société qui est en train de boulever-
ser le modèle occidental de moderni-
sation, élitiste et masculin. Ce change-
ment ne conduit pas à la domination En attendant les funérailles …
des femmes sur les hommes, mais
Ce livre témoigne de la profonde
au dépassement de l’opposition
cohérence de la pensée d’Alain
hommes/femmes à travers ce qu’il
Touraine. Celui-ci a été le premier à
propose d’appeler une « féminisa-
diagnostiquer le passage d’une pure
tion de la société ».
domination économique à une domi-
nation culturelle. « Quels sont et
Touraine n’hésite pas, en effet,
seront les acteurs, les tensions et les
à opposer un mode masculin de
enjeux des combats sociaux dans ces
modernisation, qui repose sur le
sociétés où le pouvoir s’étend à tous
creusement des inégalités et des
les aspects de la vie collective ? »,
différences, à un mode féminin de
écrivait-il dans un de ses ouvrages
modernisation, dont la principale
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majeurs Production de la société, ce livre, même si l’on peut regretter
publié en 1973. Et il a toujours pré- que le monde asiatique, dans toutes
féré s’intéresser aux acteurs sociaux, ses composantes, lui reste large-
se faisant le chantre de la « sociolo- ment étranger.
gie de l’action » (ce fut le titre de
sa thèse, publiée en 1965), théori- Mais c’est en même temps sa
sant les « nouveaux mouvements limite. Il est beau de proclamer la
sociaux » des années soixante-dix (le fin des sociétés, mais en attendant
mouvement des femmes comme les leurs funérailles, que fait-on  face
mouvements étudiants, écologistes aux difficultés en tous genres qu’il
et régionalistes) et affichant une faut affronter ? Quid de la France,
réelle proximité avec la CFDT d’Ed- de ses problèmes actuels ? Faut-il
mond Maire. « C’est parce que mon continuer à lutter pour un monde
thème central est celui des conflits meilleur ? Comment pouvons-nous
et non des contradictions, que je me vivre ensemble en 2014, qu’est-ce
sépare des sociologies critiques de qui nous rassemble, nous conduit
l’ordre constitué » écrivait-il dans le à jouer le jeu de la démocratie ?
même ouvrage, montrant ainsi ce Faut-il continuer à rechercher des
qui pouvait le séparer d’un Pierre compromis sociaux, pour améliorer
Bourdieu, par exemple. ce qui peut l’être ? Ce n’est pas
dans ce livre que l’on trouvera des
Touraine continue donc d’attri- réponses à ces questions. Le résul-
buer un rôle central au mouvement tat est que l’on assiste un peu en
des femmes, tel qu’il a pu l’obser- spectateurs - et non en acteurs, ce
ver dans les campagnes victorieuses qui est paradoxal au regard de la
des mouvements féministes pour thèse défendue dans le livre - à cette
l’égalité des droits et pour la parité. évolution, à l’avènement du primat
Sa position lui semble renforcée des droits fondamentaux en lieu et
par la nature des mouvements qui place du projet de « faire société ».
se forment dans le monde arabo-
musulman et ailleurs, dans lesquels Au fond, le livre de Touraine fait
la libération des femmes occupe partie de ceux que l’on range après
une place centrale. Il a entrete- l’avoir lu dans un coin de sa biblio-
nu, en effet, tout au long de sa thèque, en se disant qu’on ne sait
vie des contacts étroits avec les pas trop quoi en faire. Mais peut-
mouvements de contestation dans être que, lorsqu’on le rouvrira dans
les pays d’Amérique latine et, plus vingt ans, se dira-t-on qu’il avait vu
récemment, dans les pays où s’est juste avant les autres.
déroulé le « printemps arabe ». Cette
connaissance intime lui permet de
sortir du cadre de l’hexagone et
de proposer une vision globale -en
écho à la globalisation financière- Yves Chassard
de l’avenir. C’est la vraie force de
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