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‘Claude Coste est professeur & CY Cergy Paris Université. Sa recherche porte sur Kewuvze de Barthes done il a édicé plusieurs séminairs. Il est l'anteur de Roland Barthes moraise Villencuve-d'Ascq, 1998), Bitsede Bartbes (Paris, 2011) et Roland Barthe ou Varta dézonr (atis, 2016). Ihe 6dité Musiiens danjenrd lui (Pari, 2021) de Romain Rolland, en collaboration avec Daniéle Pistooe. © 2022. Cassiques Garnier, Pais, Reproduction et traduction, méme partielle, interes. "Tous droits s€serv& pour tous Jes pays. ISBN 978-2-406-12953-0 (lives brochd) ISHN 978-2-406-12954-7 (vee reli) ISSN 2100-3335 AVANT-PROPOS Ce que jesaye de vse ici, est une responsabilité de la forme; ros cecte sesponsobiiaac peut rar en termes idéologiques~ce pourquoi ks sciences de VidBologie one toujours eu si peu de prise sr elle Roland Batiss, Lyon, POLEMIQUE Le livre qu’on vient d’ouvrir n'est pas étranger aux débars qui ani- ment Ia critique et les sciences humaines de nos jours. C’est méme avec tune cerizine intention polémique quiont &€ rassemblés ces «lectures » portant sur des aeuvres littéraires écrites de la fin du x0x° sitcle (jules Barbey d'Aurevilly, Henry Bernstein...) jusqu’a aujourd'hui (Gérard ‘Macé, Bric Chevillatd, Tanguy Viel). Depuis plusieurs décennies, de nombreux ouvrages manifestent doutes ou interrogations sur Putilié de la littéracure ec de son ensei- gnement!. Déja, dans La Préparation du roman, son dernier cours au Collége de France, Roland Barthes déplorait non pas une crise de la langue, mais une crise de l'amour de la langue. De méme, pourrait-on dire qu'il existe aujourd’bui, non pas une crise de la littérature, mais une forme de désamour & son égard. Face & cette inquiétude, il convient certes de faire la part d'une mélancolie bien francaise, d'un autodéni- _gtement un peu snob, mais le constat s'impose : la littérature n'occupe 1 Anvoine Cmpegnon, Le isto, profi Pats, Colbge de France Fayard, 2007 “Yes Ciuon, Her ds noni, Pai, La Décunerte, 2010; gua alisha, ‘el Bouter ee Jounna Nowicki), ats, Cet, «Cer acimoine», 2018 8 MORALES DE LA FORME plus aujoure’hui dans la conscience nationale Ie r6le prépondérane qui était jusqu‘alors le sien. Si le prestige des Lectres (ou des Belles Lettres) existait bien avant la fin du x1x° sicle, Cest avec Vinstallation de la Troisitme République’, avec le tournant cultarel de la laicité quelles sSlinsticutionnalisent, que le livre de lecture se subscitue au livre de messe. De nos jours, 'écrivain a bien perdu de son prestige et la définition de la littérature, telle qu’elle s'est dessinée & partir du Romantisme, se voit de plus en plus contestée. Mais cette évolution est-clle si grave? Pas vraiment, tant que la production se soutient par sa qualité, chaque _génézation proposant son renouvellement et ses chefs-d’ceuvre. A Barthes qui, dans son méme cours de 1980, déploraie que la France n’offre plus d'écrivains nobélisables, on répondra simplement que le Nobel s'est jameis le garant ni de la postérité, ni de la grandeur d’une ceuvre et que l'élection de Claude Simon, Gao Xingjian, Jean-Marie Gustave Le Ciézio et Patrick Modiano est venue donner tort a ce sombre pronostic Crest sans douce du cOté des études liteéraires que la rupture se présente avec le plus de force. Lart pour l'art, l'autotélisme, le style vécu comme une abstraction désémantisée, cous ces liewx comruns de la modernité d’aprés-guerre o’ont plus réellement cours, quand Simposent aujourd’hui engagement, !a volonté de dire le monde et agit sur tui. Cette évolution appelle deux remarques. La premitre ‘coupe court & toutes nostalgies. L3 encore, il n'est pas sfir que la nouvelle situation soit dommageable. A force de tenir un discours misologue, de proclamer que la littérature est impuissance & dire autre chose que son impuissance, les écrivains ont largement contribué & désacraliser leur art et 2 entretenir le soupon de superficialité ou d’imutilité*, La seconde rematque, sans contredire la premiére, veut minimiser la tyrannie de Vautorélisme, si souvent fustigé aujourd'hui. En effet, le retrait dans la tour d'ivoire reléve largement du mythe et ne vaut que pour une toute petite partic de la production littéraire — ou mieux encore correspond 8 la chéorie plus qu’a la pratique. Si les théoriciens du Nouveau Roman ‘ont souvent mis en scéne cette posture nihiliste (le plus bel exemple est Pour 1m noweau roman de Robbe-Grillet), les ceuvres clles-mémes sont loin de correspondre & un tel désengagement : Cest aux lendemains de 2 Voir @Anoive Coenpasnon, Le Tene Riebliqus des Letts, Pars, Le Seuil, 1983, 3. Surcexce Evolution dela ncn delieércure,voire’Alende Gefen, lal de Litt, Paris, José Corti, 2021. 4 Voir de Willis Macs, Adio. la lsratan, Pais, Minuit, 200. AVANT:-PROPOS 9 Ja Seconde guerre mondiale que tous ces romans mettent en question, Thumanisme ~ ce qui est encore une maniére d’étre dans le sitcle et de témoigner sur lu? Ein fait, la crise des écudes littéraires — ct non pas de la littérature — correspond plutét & un recul de l'explication de texte, de cet exetcice fondamental de l'école frangaise qui consiste & suivre une pensée de mot en mot et & prendre le livre & la lettre. I n'est pasici question de remettre en cause I'apport de histoire littéraire, des études culturelles ou des cadtural studies, comme des approches anthropologiques ou sociologiques de Ia littérature. Toutes les théories et les méthodes qui permeccent de donner sens une euvre sont les bienvenues. Mais pourquoi cet entichissement devrait se payer d’une critique de Ia « leceure imma- nente» ou du « dose reading» ? La thétorique, lastylistique, sans oubliet Ja déconseruction derridéenne, ont montré combien le choix ou la place d'un mot, la syntaxe, la ponctuation ne dessinaient pas une forme vide, considérée comme un simple contenant destiné’ recueillir la précieuse pensée de auteur. «Lecture immanente» ou «close reading, il est vrai ne constituent pas des formulations bien convaincantes, en Iaissant supposer une distinction entre une lecture replie sur soi et une lecture ‘ouverte sur le monde. Quand on défend la « lecture immanente » et le s). Ainsi, Barthes se sent le contemporain de La Montagne magique pasce que \'expétience du sanatorium telle que la vivent les personnages de Thomas Mann en 1918 est tres semblable & Vexpétience de Barthes & Saint-Hilaire-du-Touvet en 1942. Inversement, le partage d’un méme présent nlexclut ni le choix, ni l'indifférence (on peut comme le saine Polycarpe de La Préparation du roman se sentit parfaitement étranger & son époque”). Dans Pavant-dernigre partie de ce livre, le moe « contemporain » prend tune double signification : il renvoie dabord placement au partage d'un, méme présent, sans aucune acception décole ou de tempérement. Ainsi, Gérard Macé, Eric Chevillard et Tanguy Viel sont-ils contemporain, _méme si seuls les deux romanciers appartiennent 2 la méme génération. A ce premier sens qui semble aller de soi, sen ajoute un second qui trouve sa place a cBeé de « moderne » et « postmoderne ». Dune maniére 18. «De qu siete contemporsin? Avec qui cate qe je wn? Le calender ne répand pasbien» Cannon! soe ensee, Cours et aminaies ao Colege de France (1976-1977, ‘exe abl, anno ct préseneé par Clmide Cote, Pats, Le Seu, « traces cites, 2002, 1.36. Voc « Consemporsn de Gust? », Ralaad Berth, Roland Bartha por Roland Bard, ‘Geers opts IN, ie pat Brie Marty, Pat, Le Sui, p. 638 Gbeege: OCLV, 638) Hédition des cevres complies de Barcies comport cing tes. 19 Voir La Prporaton du rman, Cours au Coltye de France 0978-1978 et 1979-1960), vente sinnoté par Nathalie Léger e Bric Mare, Puri, Le Seil, 2015, p. 658, 20 MORALES DE LA FORME. sésolument atbitraire, on opposera le contemporain au «moderne» et on le rapprochera du « postmoderne ». Postmoderne et contemporain pertagent la méme incertitude concernant l’avenie; mais quand le premier ‘opte souvent pour la désillusion et la dérision, le second se caractérise tune par une rage toute beckettienne de continuer. Si on accepte ce sens (qui ne précend nullement & faire école), Gérard Macé, Eric Chevillard. et Tanguy Viel sone bien des contemporains. Te monde de Gérard Macé est dominé par la figure d'Orphée, un Onphée différent de celui de Blanchor, un Osphée qui partage avec Barthes Je méme espoir en une victoire relative et provisoire. En remontant des cnfers, Oxphée fait ceuvre, avant de se retournet et de constater I'échec de cout idéal. Er faire oeuvre, c'est faite feu de tout bois, Cest Senrichit auprés de tous les «donateurs”” », de tous les héritages, qu'il s'agisse de la culture canonique (Proust, Schubert), des cultures populaires ou des culeures lointaines (Afrique, Oriene) auxquelles Gérard Macé rend hommage, inventant une fidélité qui n'est jamais une prison. ‘Avec Eric Chevillard, imagination prend le pouvoir et se donne Vambition de réinventet le monde, de créer de nouvelles formes en revi- sitant Ihéritage ec en jouant avec lui. Cette ivresse jubilatoire sert-elle A quelque chose ? La réponse n'est jamais donnée et jamais sire; mais la littérature devicnt entre orgucil et modestie une maniére de croire encore a I'ingéniosité de I'somo faber. Avec Tanguy Viel, la mélancolie est plus sensible. Le monde politique et social que J'on rencontre dans les romans (Paris Brest, Article 353 du cade pénal) ou dans le livret d’opéra (Les Pigeons dargile) ne snscite aucun enthousiasme et Y'idée méme de révolution disparatt au profit de petits arrangements avec le systéme. En méme temps, les valeurs humanistes demeurent, le souci de la justice sert de boussole dans une Bretagne sans cesse menacée par les aigres-fins. Dans un monde qui a depuis longtemps perdu ses illusions et sa candeur, Jes moyens ne sont pas toujours chevaleresques. Les deux romanciers nbhésitent pas 4 mettre en scéne une forme de mauvaise foi qu’ils traitent de manitre trés paradoxale. Proches de Sartre (le mauvaise foi est un mensonge que l'on se fait & soi-méme), ils adoptent une conduite tres différente en réhabiliranc cette pratique moralement indigne. Mise au service de la justice chez Tanguy Viel, véritable force heutistique chez 20 Gérard Mact, Bas dorms ot auzes potmas en prose, Pais, Gallimard, « pote», 2002, 126, AVANT-PROPOS a Eric Chevillard, la mauvaise foi se fraie un chemin dans un monde compliqué, ob les bons et les méchants échangert souvent leur role, La dernigre partie ouvre sur les mondes francophones. La publica tion de LOrientalisme d’Edward Said a jou€ un séle considérable dans le renouvellement des éeudes consacrées aux relations tumultueuses entre 'Europe ct le monde colonisé. On ne répetera jamais assez le séle capital joué pat ce livre qui a nourri toute la critique liteécaire et calcurelle depuis 1980. Comme toujours, les épigones, les caricatures ‘ont parfois ccansformé les études postcoloniales en un vaste «cara val universitaire” », mais il n'est plus désormais possible d'aborder oriencalisme er les auceurs francophones sans se confronter 8 ce texte de référence. Sont ainsi rassemblés trois écudes tournées vers l'Aftique et le Maghreb. «La France est-elle un pays francophone? » est écrit en réaction au fameux pamphlet que Jean Rouaud et Michel Le Bris ont consacré & la « liteérature-monde en francais », par opposition & une «francophonie officielle » trop centrée sur Paris, De la seconde éeude, il 1 déja é¢é question : les contributions du programme de l'Opéra de Paris, cexaltent une relation coloniale & laquelle plus personne ne semble croire en 1954. Le dernier texte enfin porte sur le Cragais due destin, de Habib Mazini, un écrivain marocain peu connu. Ce roman policier s'interroge avec lucidité sur Pideutité du Masoc maryuée par la présence juive et par [histoire coloniale — qu’il sagisse de l'Orientalisme de Delacroix ‘on de larchitecture Art Déco de Casablanca, Reste pour finir 3 dire un mot du critique, de cette figure qui avest pas toujours présentée de maniére bien positive dans Ia bibliothéque de ce livre. Dans EHabit ver, Flets et Caillavet ne ratent pas leur cible quand Hubert de Latour-Latoue prononce son discours de réception & Académie francaise” = Jasqu’ V'ige de cinguance ans, messieuts, la vocation de JanlerBrézin est “ncertaine Il avaieéchoné comme chroniqueut, il wait chou comme roman- Get, il avaic échou€ comme auteur dramatique. Il avaic échou€ partout. En Ani, #6eaieaccusmulée une force peu commune damercame et de sévérité. 1 songes alors que de telles qualités ne pouvaient rester sans emploiet il entra “2L_ Jean-Francois Bayart, Ler Fsades pastolonils, am carnaval académigae, Pais, Karchala, “Dispotaio», 2010. 22, Robetr de Pet, Gaston Arman de Csillavet, Le Ref suivi de Habis sr, Pais, Mémoire «da live, 2000, p. 288-289. 2 MORALES DE LA FORME, dans la critique. /Al ! la critique, messieurs. Jamais nous ne ferone essez son loge! Combien d’éerivains qui ne trouversient tien & écrite vils n'aysient puse donner i la critique? Combien dexcellentsesprits qui aucaient dl, si ‘cette carrie ne scat cuverte a eux, bornet leur métite ux soins d'un peti ‘commerce, ou aux plus minces emplois de Vadministration "Jalet-Brézin fur Mhonnear de ce gente éminent. Pendant vingt ane il jugea les cuvres liteétuires et dramatiques. Il juges passionaément, évitant de comprendre pour €cre mieux compris, fle 8 sa mission «pi était d'abetere des talents etdien décourager d'autres. Cait au demeutant le meilleur et le plus doux des hommes! a charge est plus tequine que méprisance et les contemporains feront beaucoup mieux. Eric Chevillard, avant de devenir feuilletoniste aux «Monde des Livres, ne réve que de « démolir Nisard » ou d’enfoncer «Prosper Brouillon” » ; il va méme, dans Liewvre posthume de Thomas Flaste jusqu’ imaginer une édition critique pa le pte ennemi de ‘auteur. Inversement, Jean-Pierre Richard en impose par la qualité de son regard et la sensualité d'une écriture qui double le texte sans jamais le paraphraser. Le critique doit-il éere considéré comme un véritable Gcrivain ? La question d’école reste ouverte. Mais « Manteaux et tom- beaux», Proust et le monde sensible, auxquels est consacré un chapitre, apparciennent bien a la liteérature. On noubliera pas de relever la figure inverse, celle de l'écrivain qui devient critique, comme Gérard Macé quand il lit avec une minutie gourmande Nerval, Sade ou Baudelaire... Diune cerraine maniéte, le critique est comme Orphée : il avance en se montrane attentif aux moindres aspérités du tecrain, en choisissant ses mots, en évitane de se recourner trop t6t sur lui-méme. Il sera toujours temps pour lui, quand il aura fini, de découvrir sa propre identité — enere «<éctivance» et «éctiture™», 2% Dinr Nisan, Psi, Mini 2006, Difee de Pre rail, Pais, Not Blane 2017, Dans ce dernier roman it partic Ge ctaons es ce es a nde ne Chevillat pend a dense ionique mance ces Poor Roar! Barthes, sucur cette dstacion ee, = rvane» oe arcs pat un sage frcrinoe! des lange quand Teri Valse de de eutigus (Besinine Garvan Eat ngned : 2 AVANT: PROPOS. 2B FORMES Le nom de Roland Barthes hante cet avant-propos comme il nourrit tout le livre, Un des premiers, Pauteur du Degré zéro de Péeriture a su. renouveler engagement sartrien en I'orientant ou ea l'entichissant duu Océ de la forme. Le passage est justement célébre : «toute Forme est aussi Valeur; c'est pourquoi entre la langue et le style, ily a place pour une autre réalité formelle ; l’écriture. Dans n'importe quelle forme littéraire, il y a le choix général d'un ton, d'un éthos, si l'on veut, et est ici précisément que |'écrivain s'individualise clairement parce que est ici quil sengage®.» (On sien souvient, Barthes distingue la langue comme code, le style comme singularité trouvant son origine « biologique » dans le corps de Vécrivain, ’écriture comme engagement. Quand langue et style imposeat leur nécessité, |’écriture renvoie & un choix formel par lequel l’écrivain prend parti dans la société & laquelle il appartient. Ainsi, pour gloser Barthes, le journal intime ou les enémoites ouvrent sur des conceptions

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