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Liberté

III Le bonheur

I Synthèse:

La morale de l'antiquité assimile le bonheur à la satisfaction des désirs. Si l'homme


parvient à ne désirer que des besoins naturels, qui peuvent être aisément satisfaits, tous
ses désirs seront comblés, et il sera parfaitement heureux. Epicure disait: Je m'épanouis
comme un dieu parmi les hommes en me nourrissant de pain et d'eau. Vivre
conformément à la nature est la maxime de la pensée antique, mais ce retour à la nature
n'est pas spontané. Il y faut tout un travail, qui est la philosophie elle-même.
Cette conception n'est plus soutenable pour les Modernes, pour lesquels la distinction
entre désirs naturels et désirs superflus, faux, est inopérante. Avec la fin d'une société
esclavagiste, nous avons compris que l'homme produit, fabrique, crée, ce qui le constitue,
il ne le récolte pas dans la nature. Telle était l'illusion des sages de l'Antiquité, qui
méconnaissaient que les biens étaient fabriqués (cette perversion s'appelle le fétichisme), car
ils méconnaissaient l'esclavage. Comprendre que le désir n'est ni naturel ni artificiel, mais
créateur de réalités est donc une conquête de la liberté humaine.
Problématisation 1:
Le bonheur consiste-t-il dans la satisfaction des besoins? Une définition objective du
bonheur est-elle possible?
Problématisation 2:
Comment distinguer le luxe et les beaux-arts?

II Cours rédigé

Spontanément, chacun d'entre nous sait distinguer les besoins par ordre d'importance, et
en constituer la hiérarchie, selon qu'ils sont plus ou moins pressants, ou selon que leur
satisfaction est plus ou moins nécessaire et vitale. Ainsi, il va de soi que le besoin de se
nourrir doit être absolument satisfait. Dans un autre registre, si l'on peut dire qu'il y a
véritablement un besoin de repos pour quelqu'un qui travaille toute l'année dans des
conditions difficiles, personne ne soutiendra qu'un voyage dans un pays lointain relève
d'un besoin.
Toute la question est de savoir si ces besoins se distinguent en termes de vrais et de
faux besoins. Peut-on seulement distinguer de vrais et de faux besoins? La question se
pose car si l'on peut facilement distinguer les besoins liés à la santé et à la vie, et ceux qui
sont liés à notre agrément et à nos commodités, il est plus délicat de tracer exactement la
frontière entre besoins naturels et besoins artificiels. En quoi les besoins nouveaux que se
sont créés les hommes par leur travail seraient-ils plus faux que les premiers?
Dans la morale antique, la nature sert de norme sur laquelle nous devons tous
régler notre vie. Ainsi, nous devrions borner nos désirs à nos besoins: c'est la seule
garantie que nous ayons pour que nos désirs ne nous entraînent pas vers la recherche de
l'inutile, du luxe ou du superflu, mais se limitent à la recherche de ce qui est nécessaire et
juste suffisant pour vivre. Le désir de richesse est le type même de faux besoin qui nous
pousse à la démesure. Et la démesure commence aussitôt que nous cessons de vivre
conformément à la nature. La morale antique recommande donc à l'homme de changer
plutôt ses désirs que l'ordre du monde, comme le dira plus tard Descartes (1596-1650,
Discours de la méthode).
Certains désirs correspondent à de vrais besoins, d'autres à de faux besoins. Il y a en
effet d'un côté les désirs naturels, qui se bornent en fait à désirer ce qui satisfait les besoins
primaires, et d'un autre côté, les désirs non naturels, qui ne se rapportent plus à aucun
besoin. Ces derniers sont démesurés; ils ne sont pas le produit d'un besoin naturel, dont la
satisfaction est nécessaire, mais d'une “vaine opinion”. Épicure (342-270 av. J.-C.) écrit ceci:
“Celui qui connaît parfaitement bien les limites que la vie nous trace sait combien il est
facile de se procurer ce qui supprime la douleur, causée par le besoin, et rend la vie tout
entière parfaite, de sorte qu’il n'a plus besoin de choses dont l’acquisition exige un effort”.
A l'inverse, “Tous les désirs naturels qui ne provoquent pas la douleur quand ils restent
insatisfaits, et qui cependant exigent un effort soutenu, sont le produit de l’opinion vaine”.
L'éthique d'Épicure juge donc des désirs humains d'après le critère du besoin, plus
précisément d'après le caractère naturel ou non, nécessaire ou non, du besoin dont la chose
désirée serait la satisfaction. Les règles de vie qui nous sont recommandées reposent donc
sur l'idée suivante, qui fait office de principe à toute son éthique: on peut, et même on doit
distinguer les vrais et les faux besoins, la nature nous indiquant suffisamment quels sont
les vrais, quels sont les faux. C’est pourquoi l’éthique dépend de la physique, pour les
anciens. Les vrais besoins sont en effet ceux qui entraîneraient une vive douleur, et à terme
la mort, s'ils n'étaient pas satisfaits, comme le besoin de boire ou de manger.

La distinction de vrais et de faux besoins n'est donc pas mineure en philosophie. La


philosophie et l'éthique d'Épicure reposent sur elle. Cela montre aussi à quel point nous
allons trop vite quand nous voyons en Épicure, et dans l'épicurisme, la recherche
frénétique de la jouissance et du plaisir à tout prix. En fait, l'éthique d'Épicure se
caractérise moins par la recherche positive du plaisir que par l'effort pour éviter la
souffrance. Le plaisir véritable se définit négativement comme l'absence de douleur, et ne
se goûte que dans la satisfaction d'un besoin naturel et nécessaire. Point d'apologie, chez
Épicure, des plaisirs liés à la richesse et au luxe, mais ce mot qu'on lui attribue: “Je m
'épanouis de plaisir corporel en me nourrissant de pain et d’eau”. Seul goûtera les vrais
plaisirs celui qui connaît ses vrais besoins.
La difficulté vient de ce que les hommes travaillent, et produisent un monde de biens
destinés à la satisfaction des besoins. Ces biens ont en même temps modifié les besoins, de
sorte qu'il devient quasiment impossible de démêler le naturel de l'artificiel.
On ne peut pas s'en tenir à une définition naturelle du besoin. Sinon, on serait
incapable de rendre compte de la plupart des besoins de la vie moderne. La philosophie
d'Épicure ne nous est pas d'un grand secours pour savoir que penser d'une personne qui
dirait aujourd'hui avoir besoin de sa voiture pour aller travailler, ou du besoin d'un
médecin posséder un téléphone portable. Certains pourraient penser que les bornes du
besoin sont franchies, et qu'on a affaire, là, à du luxe.
Rousseau (1712-1778) n'aurait pas manqué de penser de cette manière, lui qui
considérait que “le premier qui porta des sabots était an homme punissable, à moins qu’il
n’eût mal aux pieds”. Il voyait en effet dans l'existence sociale des hommes la source de
l'augmentation de la dépendance des hommes entre eux et vis-à-vis du monde des objets.
“La nature ne nous donne que trop de besoins: et c’est au moins une très haute
imprudence de les multiplier sans nécessité, et de mettre ainsi son âme dans une plus
grande dépendance”.
Une telle analyse persiste à prendre les besoins naturels pour norme de tout besoin
légitime. C'est que Rousseau, nourri des penseurs de l'Antiquité, raisonne en moraliste, et
non en économiste. Il condamne donc le luxe, là où un économiste expliquerait
simplement que la production a considérablement étendu la sphère de nos besoins, au
point que les besoins naturels et nécessaires, au sens d'Épicure, ne sont qu'une partie de
leur ensemble, les besoins artificiellement créés par l’œuvre des hommes n'étant pas moins
authentiques que les naturels.
Pour reprendre nos exemples de la voiture ou du téléphone, ils illustrent très bien que
nos besoin s sont directement les produits des biens ou des services offerts par l'industrie
automobile ou celle des télécommunications. Assurément, ils ne sont pas naturels, au sens
d'Épicure: la vie de l'individu n'est pas en jeu. Néanmoins, on peut voir en eux de
véritables besoins, si l'on envisage les conditions modernes de vie et de travail. La
frontière entre ce qui est naturel et ce qui est artificiel s'estompe. Demeure simplement une
différence entre les produits banalisés et de consommation courante, et les produits de
luxe (ceux-ci pouvant d'ailleurs se démocratiser, comme le téléphone mobile). Le concept
de luxe renvoie pas alors au caractère démesuré et maléfique du désir humain, mais à
l'existence d'une catégorie sociale dotée d'un pouvoir de consommation supérieur à la
moyenne. C'est moins l'excès des désirs que celui des richesses que l'on devrait alors
mettre en cause si l'on voulait concilier la critique morale du luxe et l'analyse économique
des besoins. Que des gens soient “dans le besoin” et que d'autres soient extrêmement
riches relève de l'inégalité sociale, non du désordre de l'âme humaine.
Au plan philosophique, nous devons donc admettre que les vrais besoins ne peuvent
désigner simplement les besoins primaires ou naturels. Au contraire, on peut penser que
les besoins que l'homme partage avec l'animal ne sont pas proprement humains, mais que
seuls le sont ceux que le travail a élaborés et transformés. Considérer comme seuls
authentiques les besoins naturels, c'est en outre manquer la nature sociale des besoins
humains.
Cette réalité sociale et historique des besoins a été soulignée par Marx (1818-1883):
“Le premier besoin lui-même une fois satisfait, l'action de le satisfaire et l'instrument déjà
acquis de cette satisfaction poussent à de nouveaux besoins- et cette production de besoins
est le premier fait historique.” (L'Idéologie allemande, 1845-1846).
Ou encore: “La production ne fournit pas seulement au besoin une matière, elle
fournit à la matière un besoin ... Elle produit donc la consommation: 1) en lui fournissant
un matériau 2) en déterminant le mode de consommation 3) en excitant dans le
consommateur le besoin des produits posés par elle comme objet. Elle produit donc l'objet
de la consommation, le mode de consommation, la tendance à la consommation”.
(Introduction générale à la critique de l’économie politique).
Si la production produit la consommation, il n'existe plus aucun critère naturel
pour distinguer de vrais et de faux besoins. Il ne reste alors qu'à porter la critique vers ce
qu'on appelle la “société de consommation”, non pour fustiger son caractère artificiel,
mais le vide d'une société qui fait de l'acte consommatoire son idéal, et qui sublime l'acte
publicitaire -l’argent!- en œuvre d'art ou en pratique culturelle.
Il n'est pas possible de distinguer de vrais et de faux besoins; en tout cas, si on entend
par là opposer les besoins naturels, seuls authentiques, aux besoins artificiels qui seraient
factices. Au plan économique, en effet, la production produit la consommation. Les
besoins sont donc moins une chose naturelle qu'une réalité sociale. Les besoins sociaux ne
sont pas moins vrais que les naturels.
Si, maintenant, on entend se placer au plan moral et condamner le luxe, l'inégalité
sociale seule est en cause. Il n'y a pas lieu pour cela de critiquer le caractère excessif des
désirs humains par rapport à l'ordre naturel de nos besoins. Ou alors, on se condamne à
voir dans le désir qui, par définition, excède la simple satisfaction d'un besoin une
intention dégénérée et coupable. Au contraire, le désir n'aspire pas seulement à combler
un manque. Il n'est pas une extension démesurée de la sphère bornée de nos besoins, à
laquelle nous devrions à notre tour nous borner.
Mais, comme l'ont bien vu les philosophes contemporains Gilles Deleuze et Félix Guattari
(1930-1992), il est premier par rapport à l'ordre des besoins. “Ce n'est pas le désir qui
s'étaie sur les besoins, c’est le contraire, ce sont les besoins qui dérivent du désir, ils sont
contre-produits dans le réel que le désir produit”. (L’Anti-Oedipe, 1972). Ce serait de ce
point de vue commettre un contresens que de faire des besoins naturels la norme de tous
nos désirs légitimes.

III Sujet de dissertation

Que veut dire vouloir faire le bonheur des hommes?

I La lampe d’Aladin. Moyen simple: donner à chacun des désirs la satisfaction qui lui
correspond. Ce que l'imagination résume en disant: pour faire le bonheur d'autrui, il faut
lui donner la lampe d'Aladin, qui figure une puissance illimitée au service du désir. La
satisfaction du désir ne requiert ici de la part d'autrui aucun effort ni aucune attente: il n'y
a pas d'histoire du désir, tous se valent, et chacun n'est qu'un caprice fugace qui se forme
et disparaît aussitôt, car il est aussitôt satisfait.
Le don de la puissance s'inverse alors en malédiction. (Mythe du Roi Midas). En effet, ce
qui rend possible le bonheur, c'est précisément cette attente, cette incertitude qui sont à
l'origine du désir. L'erreur consiste donc à croire que ce qui fait le bonheur c'est la
satisfaction immédiate du moindre désir. La magie est pauvreté, elle ne comprend pas que
la conscience est histoire, inquiétude et désir.
II La connaissance. Si pour faire le bonheur d'autrui il faut le connaître, comment savoir ce
qui le rendrait heureux? Moi-même j'ai peine à déterminer les conditions de mon bonheur.
La tentative de faire le bonheur d'autrui implique-t-elle que j'aie déjà réussi à faire mon
bonheur, et que je ne fais qu'étendre aux autres, par bienveillance, les procédés qui m'ont
réussi? Mais comment puis-je déterminer les conditions du bonheur d’autrui? Je ne peux
prendre ma particularité pour règle. Il faudrait que l'on sache en quoi consiste le bonheur
de l'homme comme tel, indépendamment de sa particularité, le bonheur de l’humanité.
Passage à la politique.
III Le bonheur est-il un droit? Je ne suppose que la volonté abstraite d'autrui: il veut son
bonheur, et je prétends faire droit à son exigence. Mais c'est en moi seul que s'effectuerait
le lien entre sa volonté et le choix des moyens. En autrui tomberait seulement la conscience
d'un résultat. Vouloir faire le bonheur des hommes est donc leur voler la réflexion, la
décision et l'action. Et du fait que ce bonheur est à réaliser, il faut aussi qu'autrui y
travaille; mais sous mes ordres et en exécutant mes prescriptions.
Ainsi autrui devient-il moyen dans le programme d'un bonheur qui est pourtant posé
comme sien! C'est un des sens de l'utopie: le bonheur des hommes comme fins et le travail
des hommes comme moyens sont posés simultanément, mais aussi séparés absolument.
En apparence, l'homme est toujours considéré et respecté comme fin, en réalité, il est
toujours traité seulement comme moyen, et l'identité en lui de la fin et du moyen est
indéfiniment reportée (à la fin des temps, dans la société sans classes …).
Contre cette perspective d'une société parfaitement organisée, l'homme réclame le droit de
se tromper dans sa recherche du bonheur. C'est le respect de la liberté d'autrui qui doit
m'interdire d'essayer de faire son bonheur.

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