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Liberté III Bonheur
Liberté III Bonheur
III Le bonheur
I Synthèse:
II Cours rédigé
Spontanément, chacun d'entre nous sait distinguer les besoins par ordre d'importance, et
en constituer la hiérarchie, selon qu'ils sont plus ou moins pressants, ou selon que leur
satisfaction est plus ou moins nécessaire et vitale. Ainsi, il va de soi que le besoin de se
nourrir doit être absolument satisfait. Dans un autre registre, si l'on peut dire qu'il y a
véritablement un besoin de repos pour quelqu'un qui travaille toute l'année dans des
conditions difficiles, personne ne soutiendra qu'un voyage dans un pays lointain relève
d'un besoin.
Toute la question est de savoir si ces besoins se distinguent en termes de vrais et de
faux besoins. Peut-on seulement distinguer de vrais et de faux besoins? La question se
pose car si l'on peut facilement distinguer les besoins liés à la santé et à la vie, et ceux qui
sont liés à notre agrément et à nos commodités, il est plus délicat de tracer exactement la
frontière entre besoins naturels et besoins artificiels. En quoi les besoins nouveaux que se
sont créés les hommes par leur travail seraient-ils plus faux que les premiers?
Dans la morale antique, la nature sert de norme sur laquelle nous devons tous
régler notre vie. Ainsi, nous devrions borner nos désirs à nos besoins: c'est la seule
garantie que nous ayons pour que nos désirs ne nous entraînent pas vers la recherche de
l'inutile, du luxe ou du superflu, mais se limitent à la recherche de ce qui est nécessaire et
juste suffisant pour vivre. Le désir de richesse est le type même de faux besoin qui nous
pousse à la démesure. Et la démesure commence aussitôt que nous cessons de vivre
conformément à la nature. La morale antique recommande donc à l'homme de changer
plutôt ses désirs que l'ordre du monde, comme le dira plus tard Descartes (1596-1650,
Discours de la méthode).
Certains désirs correspondent à de vrais besoins, d'autres à de faux besoins. Il y a en
effet d'un côté les désirs naturels, qui se bornent en fait à désirer ce qui satisfait les besoins
primaires, et d'un autre côté, les désirs non naturels, qui ne se rapportent plus à aucun
besoin. Ces derniers sont démesurés; ils ne sont pas le produit d'un besoin naturel, dont la
satisfaction est nécessaire, mais d'une “vaine opinion”. Épicure (342-270 av. J.-C.) écrit ceci:
“Celui qui connaît parfaitement bien les limites que la vie nous trace sait combien il est
facile de se procurer ce qui supprime la douleur, causée par le besoin, et rend la vie tout
entière parfaite, de sorte qu’il n'a plus besoin de choses dont l’acquisition exige un effort”.
A l'inverse, “Tous les désirs naturels qui ne provoquent pas la douleur quand ils restent
insatisfaits, et qui cependant exigent un effort soutenu, sont le produit de l’opinion vaine”.
L'éthique d'Épicure juge donc des désirs humains d'après le critère du besoin, plus
précisément d'après le caractère naturel ou non, nécessaire ou non, du besoin dont la chose
désirée serait la satisfaction. Les règles de vie qui nous sont recommandées reposent donc
sur l'idée suivante, qui fait office de principe à toute son éthique: on peut, et même on doit
distinguer les vrais et les faux besoins, la nature nous indiquant suffisamment quels sont
les vrais, quels sont les faux. C’est pourquoi l’éthique dépend de la physique, pour les
anciens. Les vrais besoins sont en effet ceux qui entraîneraient une vive douleur, et à terme
la mort, s'ils n'étaient pas satisfaits, comme le besoin de boire ou de manger.
I La lampe d’Aladin. Moyen simple: donner à chacun des désirs la satisfaction qui lui
correspond. Ce que l'imagination résume en disant: pour faire le bonheur d'autrui, il faut
lui donner la lampe d'Aladin, qui figure une puissance illimitée au service du désir. La
satisfaction du désir ne requiert ici de la part d'autrui aucun effort ni aucune attente: il n'y
a pas d'histoire du désir, tous se valent, et chacun n'est qu'un caprice fugace qui se forme
et disparaît aussitôt, car il est aussitôt satisfait.
Le don de la puissance s'inverse alors en malédiction. (Mythe du Roi Midas). En effet, ce
qui rend possible le bonheur, c'est précisément cette attente, cette incertitude qui sont à
l'origine du désir. L'erreur consiste donc à croire que ce qui fait le bonheur c'est la
satisfaction immédiate du moindre désir. La magie est pauvreté, elle ne comprend pas que
la conscience est histoire, inquiétude et désir.
II La connaissance. Si pour faire le bonheur d'autrui il faut le connaître, comment savoir ce
qui le rendrait heureux? Moi-même j'ai peine à déterminer les conditions de mon bonheur.
La tentative de faire le bonheur d'autrui implique-t-elle que j'aie déjà réussi à faire mon
bonheur, et que je ne fais qu'étendre aux autres, par bienveillance, les procédés qui m'ont
réussi? Mais comment puis-je déterminer les conditions du bonheur d’autrui? Je ne peux
prendre ma particularité pour règle. Il faudrait que l'on sache en quoi consiste le bonheur
de l'homme comme tel, indépendamment de sa particularité, le bonheur de l’humanité.
Passage à la politique.
III Le bonheur est-il un droit? Je ne suppose que la volonté abstraite d'autrui: il veut son
bonheur, et je prétends faire droit à son exigence. Mais c'est en moi seul que s'effectuerait
le lien entre sa volonté et le choix des moyens. En autrui tomberait seulement la conscience
d'un résultat. Vouloir faire le bonheur des hommes est donc leur voler la réflexion, la
décision et l'action. Et du fait que ce bonheur est à réaliser, il faut aussi qu'autrui y
travaille; mais sous mes ordres et en exécutant mes prescriptions.
Ainsi autrui devient-il moyen dans le programme d'un bonheur qui est pourtant posé
comme sien! C'est un des sens de l'utopie: le bonheur des hommes comme fins et le travail
des hommes comme moyens sont posés simultanément, mais aussi séparés absolument.
En apparence, l'homme est toujours considéré et respecté comme fin, en réalité, il est
toujours traité seulement comme moyen, et l'identité en lui de la fin et du moyen est
indéfiniment reportée (à la fin des temps, dans la société sans classes …).
Contre cette perspective d'une société parfaitement organisée, l'homme réclame le droit de
se tromper dans sa recherche du bonheur. C'est le respect de la liberté d'autrui qui doit
m'interdire d'essayer de faire son bonheur.