Saint Artaud
Sartre avait raison : Genet était un saint, comédien et mar-
tyr, lui-méme, comme Gide, restant jusqu’au bout un pasteur
de la religion réformée progressiste. Mais Antonin Artaud
(dont Sartre ne parle jamais) est un acteur du thédtre de la
cruauté, un martyr autrement abrupt, un saint qu’on ne peut
ramener 4 aucune église puisqu’il s’en prend 4 Dieu lui-méme
et a toutes les religiosités, avouées ou occultes, avec I’inten-
tion physique de les faire sauter.
Un poéte? Oui, trés grand, mais ce mot couvre trop de petits
commerces. Un penseur? Qui, fondamental, mais qu’aucun
philosophe ne saurait mesurer (et encore moins le discours
universitaire). Un théologien négatif? C’est peu dire, puisque,
chez lui, rien n’est idéal ni abstrait. Un spécialiste des mythes
et des rituels chamaniques? Son expérience personnelle
(notamment au Mexique) fe prouve. Un drogué? II n’en finit
pas d’avoir besoin de l’opium pour atténuer ses souffrances.
Un fou? Si cela peut vous rassurer. Un prophéte? Il est au
coeur de la barbarie du xx* siécle, captant son énergie noire
comme personne du fond des asiles d’aliénés (40000 morts,
trés oubliés, en France, pendant l’Occupation, famine et élec-
trochocs). Mais avant tout : un rythme, un choc, une pulsation,
une voix, une profondeur affirmative graphique qui ne vous
quittent plus une fois que vous les avez rencontrés, et vraiment406 Discours Parfait
éprouvés. 1769 pages, des cahiers noircis, des portraits et des
autoportraits admirables, des lettres, des improvisations en
tous sens, c’est la guerre, la torture, [a protestation, le témoi-
gnage brilant, le courage de tous les instants. Un certain
nombre de ses contemporains |’ont compris (jamais tout a fait,
et souvent de loin). Gide, un soir, au Vieux-Colombier, monte
sur scéne pour l’embrasser, alors qu'il suffoque. Paulhan est
généreux, et trés attentif. Breton est celui qui recoit les plus
belles lettres (mais pourquoi transforme-t-il le surréalisme en.
exposition d’art?). Paule Thévenin, enfin, la fidéle des fidéles,
avec laquelle j’ai cu ’honneur de travailler clandestinement
(elle s’appelle Marie Dézon dans les traductions de certains
textes, uniquement trouvables en espagnol, publiés au Mexi-
que). Ce sera une histoire 4 raconter,
Tout Artaud, donc, ou presque tout, enfin sur votre table, a
cété de ceux qui sont pour lui ses vrais partenaires de destin
tragique ; Gérard de Nerval, Edgar Poe, Baudelaire, Lautréa~
mont, Rimbaud, Nietzsche. Comme Van Gogh, «ils ne sont
pas morts de rage, de maladie, de désespoir ou de misére, ils
sont morts parce qu’on a voulu les tuer. Et la masse sacro-
sainte des cons qui les considéraient comme des trouble-féte a
fait bloc 4 un moment donné contre eux». Artaud insiste :
«Car on ne meurt pas seul, mais toujours devant une espéce
d’affreux concile, je veux dire un consortium de bassesses, de
récriminations, d’acrimonies. Et on le voit.»
Vous connaissez Antonin Artaud? Vous en avez entendu
parler? Allons, soyons sérieux, a peine. I] y a trop de choses @
lire, il est souvent répétitif, il vous fatigue, il ne «colle» pas
avec votre emploi du temps surchargé, il ne fait pas partie de
la «rentrée littéraire», pas plus que Pascal, d’ailleurs, qui trou-
vait toute l’activité humaine somnambulique et mystérieuse-
ment anti-naturelle. Un effort quand méme, puisque vous irez
de chef-d’ceuvre en chef-d’ceuvre, des années 1924-1925U
Saint Artaud 407
(Artaud a 28 ans) 4 1948 (année de sa mort étrange, 4 52 ans,
le jardinier de la maison de santé d’Ivry, ow il s’est réfugié, le
découvrant assis au pied de son lit, victime d’une probable
surdose d*hydrate de chloral). Done : Correspondance avec
Jacques Riviére (pourquoi Artaud n'est pas «NRF»), Le
Pése-Nerfs (ne manquez pas la les Lettres de ménage), A la
Grande Nuit (le plus surréaliste des surréalistes rompt avec le
surréalisme) Héliogabale ou 1’Anarchiste couronné (prodi-
gieuse étendue et variété des lectures d’Artaud), Le Thédtre et
son Double (révolution de l’espace et de l’acteur), Les Nou-
velles Révélations de I'Etre, Les Lettres de Rodez (supplices
de l’internement, 24 électrochocs), Artaud le Mémo, Ci-Git
précédé de La Culture indienne, Suppéts et Suppliciations,
Van Gogh le suicidé de la société (texte éblouissant de frai-
cheur et de lucidité, incompréhensible de la part d’un homme
aussi délabré, probablement le plus beau d’ Artaud et qui, com-
ble d’ironie, regoit a l’époque le prix Sainte-Beuve), Pour en
JSinir avec le Jugement de Dieu (émission radiophonique inter-
dite de diffusion, Le Figaro se demandant gravement si on
pourrait accepter que !5 millions d’oreilles entendent la voix
d’Artaud parlant des prélévements de sperme sur les jeunes
garcons dans les écoles d’Amérique pour fabriquer de futurs
soldats, « imagine-t-on un récital Baudelaire au Vel’ d’Hiv’?»).
Et puis, de temps en temps, tout le reste. Sans oublier le splen-
dide volume 50 dessins pour assassiner la magie, qui vous
met directement en contact nerveux avec J’écriture noire et
opératoire d’ Artaud, ce qu’il appelle, par ailleurs, ses « sorts».
L’écriture va pius loin que I’écriture (cette « cochonnerie») et
troue le papier de son apparition en vertige.
En 1944, Artaud écrit dans une lettre : «La pensée avec
laquelle les écrivains agissent n’agit pas seulement par les
mots écrits mais occultement avant et aprés I’écrit parce que
cette pensée est une force qui est dans l’air et dans l’espace en
us temps. »408 Discours Parfait
On comprend ici que, contrairement 4 notre époque ot
mimporte qui se croit écrivain, I’écrivain, au sens d’ Artaud,
est trés rare.
Au fond, tout cela est simple et facile 4 imaginer, 4 une
condition : s’étre rendu compte, une fois, que «Dieu» et la
«Société» sont une seule et méme imposture de magie noire.
Artaud est prouvé par lactualité quotidienne? Evidemment.
D’od son obstination a dire et a redire qu’il n’est pas né de ta
fagon dont sa naissance a été enregistrée, qu’il ne mourra pas
de mort «naturelle», que son corps christique et anti-christi-
que est persécuté sans arrét par des démons et des envotite-
ments, qu’il a été agressé aussi bien a Marseille qu’en Irlande.
On ne le croit pas, on ne l’écoute pas? Qui écoute Dieu? Per-
sone. Or «je suis Dieu», «je suis I'Infini». Pas l’idée que
vous vous en faites, non, la, il n'y a rien que vide, déchet,
merde, «carie». En revanche, «Moi, Antonin Artaud, je suis
mon fils, mon pére, ma mére et moi». Autrement dit : je n’ac-
cepte pas de me fondre dans une «totalité» quelle qu’elle soit.
L’humanité vit dans une pulsion incessante de mort, laquelle
se porte de préférence sur celui qui la révéle. De fagon dissi-
mulée, mensongére, hypocrite et méme inconsciente, tout le
monde est religieux, alors qu’ Artaud est « inerédule irréligieux
de nature et d’dme». Ul faut donc le rectifier : « L’électrochoc.
me désespére, il m’enléve la mémoire, il engourdit ma pensée
et mon coeur, il fail de moi un absent qui se connait absent et
se voit pendant des semaines 4 la poursuite de son étre, comme
un mort 4 cété d’un vivant qui n’est plus lui, qui exige sa
venue et chez qui il ne peut plus entrer. »
Artaud, ou I’extréme douleur surmontée, sans laquelle rien
n’est vrai. Sachons l’entendre.
(Foundations of Semiotics, 12) Winfried Busse, Jürgen Trabant - Les Idéologues_ Sémiotique, philosophie du langage et linguistique pendant la Révolution française. Proceedings of the Conference, held
(Entretiens sur l’antiquité classique, 11) Rudolf Stark, Donald J. Allan, Pierre Aubenque, Paul Moraux, Raymond Weil, G. J. D. Aalders H. Wzn., Olof Gigon - La Politique d’Aristote-Fondation Hardt (19