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Chapitre 5

L’analyse
phénoménologique
interprétative : son
application à l’étude
du self dans la clinique
neurologique

« Le système nerveux ne traite pas


l’information comme un système
computationnel, mais il crée du sens1. »
Thompson, 2005, p. 407.

Introduction
L’analyse phénoménologique interprétative, connue surtout par
l’abréviation IPA, à partir de son nom en anglais (Interpretative
Phenomenological Analysis), est une approche initiée en Grande
Bretagne par Smith, en 1996. Il s’agit d’une méthode qualitative de
recherche clinique qui peut être appliquée, entre autres, à l’identité de
soi dans différents contextes de la vie réelle. L’IPA émerge de la phi-
losophie phénoménologique, tant de l’œuvre fondatrice de Husserl
(1927) que des auteurs qui ont rendu possible une phénoménologie

1. “The nervous system does not process information in the computationalist sense, but creates meaning.”

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composite (Heidegger, 1927 ; Merleau-Ponty, 1945 et Sartre, 19431 ; voir


chapitre 1). De même que la phénoménologie doit suivre la devise de
Husserl «  revenons aux choses elles-mêmes  », l’IPA doit se focaliser sur la
dimension expérientielle, sachant que la signification du terme « expé-
rientiel » renvoie à la manière dont nous appréhendons, vivons ou res-
sentons le monde qui nous entoure. Autrement dit, le concept clé que
l’IPA tient de l’approche phénoménologique est le besoin de se concen-
trer sur la manière dont la personne vit l’expérience elle-même.
Smith et al. (2009)2 considèrent deux niveaux d’expérience, l’un cor-
respond aux « unités élémentaires » et le deuxième désigne les « uni-
tés complexes ». Le premier niveau serait illustré par toute impres-
sion du monde externe qui est consciemment vécue. Ainsi, suivant
l’exemple donné par les auteurs, on peut imaginer les sensations phy-
siques que procurent les moments passés sur une plage un jour de cha-
leur intense, dès lors que l’une ou l’autre de ces sensations est ressentie
­consciemment : le contact du sable sous les pieds, la chaleur du soleil
sur le corps ou la fraîcheur de l’eau. Un exemple du deuxième niveau
serait les pensées qui, tout en ayant un contenu différent, accompagnent
les sensations physiques. C’est la première fois que cet homme est à la
plage depuis son intervention chirurgicale d’il y a 7 ans. Il se demande
s’il est encore capable de nager comme avant sa maladie, il se sent mal
à l’aise de montrer les cicatrices qui ont altéré son corps. Mais, ayant
été un nageur passionné depuis son adolescence, il sent également la
satisfaction d’être à ce rendez-vous avec la mer. C’est un moment impor-
tant car c’est l’accomplissement du voyage qu’il s’était promis de réaliser
pour retrouver une partie de son identité.
L’IPA, stricto sensu, pourrait être appliquée aux deux niveaux d’ex-
périence, élémentaire et complexe, cependant, dans la recherche cli-
nique réelle, seules les unités complexes font objet de l’analyse. Comme
l’exemple le montre, ces unités se caractérisent par la mise ensemble
d’épisodes différents : des fragments de vie séparés dans le temps et dans
l’espace sont reliés par une signification commune, formant un tout
pourvu de sens. L’IPA part, en effet, du principe que l’être humain est
éminemment un donneur de sens.

1. Les années citées indiquent les publications considérées comme les plus importantes pour la
conceptualisation de l’IPA.
2. Compte tenu du fait qu’une grande partie du présent chapitre est basée sur le livre de Smith
et al. (2009), ces auteurs ne seront pas systématiquement cités afin d’alléger la lecture du texte.

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L’importance « objective » de l’événement ne joue aucun rôle. Il peut


s’agir d’un événement unique dont l’importance marque un avant et un
après dans la vie (e.g. recevoir le diagnostic d’une maladie chronique
et incurable, perdre un être cher) ou d’événements plus fréquents pour
tout un chacun (signer un contrat de travail, prendre des responsabilités
plus importantes, quitter son pays, s’engager dans une activité nouvelle,
devenir père/mère…). L’élément décisif constant, quel que soit l’événe-
ment, est le sens que l’événement a pour la personne. Le but de l’IPA est
l’interprétation du sens qui a été donné.
Il est utile de rappeler que dans cette approche, le chercheur clini-
cien a accès à l’expérience du participant, uniquement à partir de ce que
ce dernier exprime. Ainsi toute interprétation du sens que la personne
donne à un événement vécu se fait d’après le récit de la personne. Il est
donc important de décrire les trois axes théoriques grâce auxquels le
chercheur IPA peut obtenir des résultats vérifiables.

1. Les fondements théoriques de l’analyse


phénoménologique interprétative :
la phénoménologie, l’herméneutique
et la dimension idiographique
Le point de départ de tout type de recherche qualitative s’inspire de la
psychologie pluraliste de William James (1890), à savoir une psycho-
logie non seulement expérimentale mais aussi expérientielle ou vouée
à l’étude de ce que la personne ressent. À partir de ce constat général,
l’IPA se construit sur les concepts suivants :

1.1. La phénoménologie
Les bases de la philosophie phénoménologique ont été abordées dans
le chapitre 1, dans ce paragraphe seront commentés seulement les élé-
ments de la phénoménologie que le psychologue « utilise » lors d’un
protocole de recherche clinique IPA.
La première étape est l’entretien entièrement basé sur l’écoute à la
première personne, à savoir l’investigateur se place entièrement dans la
perspective du participant. Ce requis est indispensable pour comprendre
le sens que les personnes donnent aux événements dans leur vie. Ainsi,
pour appréhender le vécu d’autrui, l’écoute de l’investigateur doit être sans
a priori. L’IPA applique directement l’attitude de la mise entre parenthèses

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du monde que l’on tient pour acquis, attitude initiée par Husserl (1927 ;
voir Les fondements de la philosophie phénoménologique, au chapitre  1
pour une explication plus détaillée). Un entretien qui ne respecterait pas
totalement cette mise entre parenthèses des considérations a priori, ne
pourrait pas aboutir à une interprétation expérientielle. Une des raisons
factuelles est que l’examinateur qui a une écoute biaisée, est susceptible de
poser des questions ou de faire des commentaires qui influencent la vision
que le participant a de sa propre expérience, compromettant la sponta-
néité nécessaire à la découverte du sens d’un événement vécu.
Un autre point important que l’IPA doit au fondateur de la phéno-
ménologie est le processus de réflexion qui mène à l’examen attentif et
systématique de l’expérience vécue en tant que contenu conscient. En
revanche, si l’objectif prioritaire de Husserl était centré sur l’essence de
l’expérience, la méthode IPA, quant à elle, n’aspire qu’à capter certaines
expériences (au pluriel), telles qu’elles sont vécues. Une des contribu-
tions de Merleau-Ponty (1945), a été de relativiser les aspects abstraits
de l’œuvre de Husserl pour privilégier l’implication directe des relations
de la personne avec le monde réel et avec autrui, relations qui sont aussi
ancrées dans le monde. C’est pourquoi la méthode IPA considère l’expé-
rience comme un processus dynamique pourvu du sens donné par la
personne. Cependant, une limite de la philosophie phénoménologique,
et de l’IPA, est que l’expérience d’être un corps-dans-le-monde, ne pour-
ra jamais être entièrement captée de l’extérieur : la joie ou le chagrin
d’autrui seront toujours des phénomènes personnels enracinés chez le
corps comme sujet et l’observateur, malgré une attitude d’empathie et
une écoute à la première personne, ne pourra que les approcher.

1.2. L’herméneutique
Deuxième axe théorique de l’IPA, le terme herméneutique dérive
du mot grec hermeneutikè qui est traduit par « l’acte d’interpréter ».
L’herméneutique dite ancienne, a ses origines dans la logique aristotéli-
cienne (développée prioritairement dans l’Organon), mais, certains phi-
losophes et littéraires contemporains, qui travaillent avec l’herméneu-
tique dite nouvelle, situent ses origines surtout dans la Poétique et dans la
Rhétorique d’Aristote. Indépendamment de la polémique sur ses origines,
l’herméneutique s’occupe de l’interprétation des textes religieux (exégèse),
mais aussi juridiques, philosophiques, historiques et littéraires, de sorte
que l’on parle d’herméneutique pour l’interprétation des textes en général.

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Smith et al. (2009) considèrent trois auteurs herméneutes comme étant


les plus influents pour l’IPA : Schleiermacher, Heidegger et Gadamer. Un
aperçu de leurs contributions est donné dans les paragraphes suivants.

Friedrich Schleiermacher (1768-1834), philosophe allemand, est


considéré comme le père de l’herméneutique moderne. Le facteur qui
rend possible tout processus d’interprétation, dit Schleiermacher, est le
fait que nous portons en nous un minimum de l’autre. Ce constat simple
et plein de bon sens, basé sur notre capacité naturelle de réceptivité,
est le point de départ de la dimension intersubjective de la philosophie
phénoménologique.
Plus concrètement, pour Schleiermacher, l’interprétation implique
une dimension grammaticale (l’étude de la signification textuelle d’une
narration et des contraintes que la langue exerce sur l’auteur), et une
dimension psychologique. Cette dernière est celle qui intéresse l’IPA car
elle fait référence à l’individualité de l’auteur (pour l’IPA, il s’agit de l’in-
dividualité du locuteur). Il existe, dit-il, quelque chose d’unique dans les
intentions et dans la technique d’un auteur donné, et cet élément unique
imprègne le texte d’un sens particulier. Le lecteur interprète le sens et
le contexte dans lequel ce texte a été écrit. Ainsi, l’interprétation d’un
texte, loin de suivre des règles mécaniques, met en avant une habileté
artisanale grâce à laquelle on peut comprendre le texte et l’auteur.
En s’inspirant de la dimension psychologique de l’interprétation
suggérée par Schleiermacher, le chercheur IPA mène une analyse sys-
tématique et extrêmement détaillée de la production d’un discours, qui
est nécessairement toujours transcrit. L’exigence du détail et les diffé-
rents niveaux d’analyse (que nous verrons dans les études cliniques,
plus bas), donnent une valeur ajoutée à l’interprétation du discours
du participant, grâce à laquelle l’examinateur est idéalement en me-
sure d’offrir une perspective nouvelle qui peut passer inaperçue à son
interlocuteur. Cet « avantage » de l’interprétation du psychologue par
rapport au participant est possible grâce à une vision plus ample des
données, une vision de perspective que le participant, immergé dans
l’événement, aurait plus de difficulté à en retirer. Rappelons que l’ap-
proche IPA ne prétend pas proclamer des « vérités » ; elle ne pourrait
pas le faire puisque l’analyse interprétative est subjective. Cependant,
il est important de souligner que la subjectivité, comme nous le ver-
rons avec plus de détail plus bas, est dialogique, systématique et rigou-
reuse car vérifiable.

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Concernant la contribution de Martin Heidegger (1889-1976 ; voir


chapitre 1), le deuxième auteur herméneute, il faut souligner comme
l’un des points centraux que, dans l’acte d’interpréter, la compréhen-
sion ne devient pas un élément différent, au contraire, elle devient
l’interprétation elle-même (Ginev, 1999). En effet, la compréhension
n’émerge en aucun cas de l’interprétation, mais l’interprétation suit
la compréhension. L’interprétation est considérée, dans ce contexte,
comme la mise au point de l’ensemble des possibilités rencontrées
durant le processus de compréhension. Dans cette perspective, le
risque majeur pour le chercheur IPA est de se laisser guider par ce
qui est très familier, ancré dans le quotidien, « compris » d’emblée.
Heidegger souligne le fait que la tâche constante de toute interpréta-
tion bien menée est de ne pas se laisser guider par la compréhension
du tout-venant ni par l’anticipation des solutions courantes. La « fore-
structure », proposée par Heidegger et traduite approximativement
comme « la structure de devant », est toujours présente lors de l’acte
d’interprétation. La structure de devant dénote l’attitude d’interpréter
un événement donné ou des commentaires se référant à l’événement,
selon nos propres connaissances sur les éléments de l’événement et
sur ceux des commentaires. L’IPA préconise d’accorder la priorité à
la nouveauté de l’objet plutôt qu’à la structure mentale acquise, ce qui
est cohérent avec l’attitude de mise entre parenthèses de l’approche
phénoménologique.
Le troisième auteur est Hans-Georg Gadamer1 (1900-2002), philo-
sophe allemand dont l’œuvre principale, « Vérité et méthode » déve-
loppe l’analyse de textes. Nous verrons dans ce paragraphe uniquement
la contribution de Gadamer qui est considérée comme la plus utile pour
l’IPA. Elle fait référence au savoir-faire du chercheur clinicien IPA lors
de l’entretien. Pour Gadamer, seule la personne qui sait comment poser
des questions est capable de faire avancer l’entretien. Pour cela, il est im-
portant de privilégier une attitude d’ouverture, de ne jamais se confron-
ter avec le participant, mais de considérer à chaque moment le poids et
la pertinence que son opinion peut ou pourrait avoir. La dialectique, dit
Gadamer, ne consiste pas à découvrir des failles dans ce que l’autre nous
dit, mais bien au contraire, elle consiste à faire ressurgir les arguments
constituant les vrais « points de force » du discours.

1. Hans-Georg Gadamer et Martin Heidegger sont mentionnés et leurs contributions à l’IPA déve-
loppées par Smith et al. (2009). Pour ces auteurs, et pour l’auteur de ce livre, l’idéologie de Hei-
degger ou celle de Gadamer est étrangère aux aspects des travaux que nous citons.

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Sur la base des contributions (à peine esquissées ici) des auteurs her-
méneutes, l’IPA propose le cercle herméneutique, qui prend en compte
la relation dynamique entre la partie et le tout à différents niveaux, ce
qui permet une pensée non-linéaire. Voyons plus concrètement à quoi
correspondent ces termes : si la partie est le mot, le tout est la phrase ;
si la partie est l’extrait, le tout est le texte complet ; si la partie est l’en-
tretien, le tout est le protocole de recherche ; si la partie est un événe-
ment, le tout est la vie. L’idée mise en avant est un processus itératif : par
exemple, le sens d’un mot devient clair uniquement dans le contexte de
la phrase qui le contient, laquelle devient plus claire au sein d’un extrait,
etc. Cependant, on peut et on doit, aller de la phrase au mot de la même
manière qu’on est allé du mot à la phrase (ou du protocole de recherche
à l’entretien, ou de la vie entière à un événement…). Le chercheur IPA
« se déplace » vers l’avant et vers l’arrière au cours de l’étape d’interpré-
tation. Il bannit toute notion de diagramme de flux hiérarchique pour
pénétrer la signification de ce qui est dit ou écrit à partir des niveaux
différents, sachant que chaque niveau est en lien avec les autres et que
tous les niveaux pourraient contenir des perspectives différentes de la
cohérence dynamique « partie-tout » du texte ou du discours transcrit.
À titre d’exemple, on verra un cercle herméneutique, où la partie est la
rencontre avec un nouveau participant et le tout, la biographie de l’investi-
gateur. C’est la voix de ce dernier qu’on entend : « Je commence à un point
précis du cercle, immergé dans mes préoccupations, influencé par mes préju-
gés et préconceptions, guidé par mon expérience et mon savoir-faire. À partir
de là, j’essaie, soit de mettre le tout entre parenthèses, soit, au moins d’en être
conscient. Je vais à la rencontre d’un participant du protocole de recherche
qui est à l’autre bout du cercle. Indépendamment de mes préoccupations, j’ai
bougé d’un point où je suis le centre à un autre point où le participant est le
centre d’attention. À mesure que je me concentre sur son histoire, je l’aide à
découvrir son expérience. Ceci exige un niveau intense d’attention et une vo-
lonté d’engagement professionnel vis-à-vis de son récit. À la fin de l’entretien,
je retourne à mon point de départ, je retourne chez moi et je commence à
analyser les données recueillies à partir de ma perspective initiale, influencé
par mes préconceptions et par mon expérience. Cependant, je suis à présent
inexorablement changé par la rencontre avec mon/ma participant/e et son
histoire. Alors, je commence à avancer en suivant des mini-cercles virtuels :
je reprends dans ma tête l’entretien avec la personne, je réécoute mentale-
ment sa voix, lui pose des questions, et j’essaie de donner une signification
à tout ça. En fait, les différents processus du cercle herméneutique entre la

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partie et le tout, commence à prendre forme au sein de cet espace cognitif,


lorsque je travaille chez moi » (Smith, 2007, in Smith et al., 2009, p. 35).

1.3. La dimension idiographique


Ce troisième axe théorique différentie la méthode IPA de la grande ma-
jorité des approches de la psychologie, qui sont essentiellement nomo-
thétiques et basées sur la quantification du phénomène étudié. Or, le
problème de la quantification en psychologie est que les conclusions
sont tirées dans la plupart des études, non pas des scores individuels
mais des moyennes de scores calculées pour un groupe. Ces analyses
produisent ce qui a été dénommé des zones statistiques indéterminées,
dans lesquelles nous construisons « des gens qui n’ont jamais existé et
qui ne pourraient jamais exister » (Smith et al., 2009, p. 30).
À l’opposé des méthodes nomothétiques, au sein de l’IPA, c’est l’exa-
men détaillé des cas particuliers qui est à la base de l’investigation des
phénomènes psychologiques. La dimension idiographique a comme
point de départ, non un modèle théorique, mais des questions (e.g.
Comment cette personne vit cet événement ? Quel sens est donné par
cette personne à ce qui lui arrive ?).
L’engagement du chercheur IPA avec la dimension idiographique dans
les études de cas particuliers est double : en tant qu’étude systématique
des détails, ce qui confère de la profondeur à l’analyse et l’individualise
entièrement, et en tant qu’étude de la perspective expérientielle. Ce deu-
xième type d’engagement idiographique implique la tentative de com-
prendre comment des phénomènes tels qu’un événement, une relation
ou un processus, ont été compris par une personne donnée dans des cir-
constances et contextes donnés. L’IPA travaille donc avec des cas uniques,
mais la méthode peut également être appliquée aux échantillons de petite
taille, où les individus qui les composent sont soigneusement sélectionnés
avec un objectif clairement défini de recherche clinique. Dans cette op-
tion, l’IPA s’attache à mettre en évidence les similarités et les différences
qui émergent de ces groupes réduits. À cette fin, les échantillons sont rai-
sonnablement homogènes en termes de caractéristiques démographiques
et, le cas échéant, cliniques, pour permettre la détection des convergences
et des divergences qui apparaissent à travers des thématiques communes
aux participants (voir plus bas les applications cliniques).
Comme toute approche qualitative, l’IPA est à l’opposé de ce qui a été
qualifié de « méthodolâtrie » dans l’approche nomothétique. En effet,

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le chercheur IPA ne considère pas la méthode elle-même comme une


entité à part entière, garantissant la bonne qualité des résultats. Au
contraire, dans la perspective qualitative on considère que les straté-
gies mises en place pour l’obtention des données nécessitent une orga-
nisation solide, mais surtout, un bon niveau de souplesse mentale et de
réceptivité clinique. De plus, l’analyse des données sera réussie dans la
mesure où l’investigateur applique ses idées dans un cadre systémique
et avec rigueur méthodologique, mais également dans la mesure où il
fait preuve d’imagination, d’esprit ludique et d’un mélange de réflexion
critique et de pensée conceptuelle. Par ailleurs, tout au long du proces-
sus d’évaluation, le chercheur doit être préparé à utiliser l’approche à la
première personne. En conséquence, la construction d’un protocole se
réalise avec des participants qui sont volontaires et capables d’exprimer
leur point de vue sur le phénomène sélectionné pour l’investigation.
La valeur de la dimension idiographique dans la recherche IPA ré-
sulte d’un constat évident mais relativement occulté dans les études de
groupes, à savoir la complexité de la psychologie humaine. Toute ten-
tative, non pas de l’élucider, mais de se rapprocher de cette complexité
caractéristique des phénomènes psychologiques, nécessite un ensemble
d’analyses très élaborées pour pouvoir offrir des informations qualita-
tives fiables sur la manière dont une expérience particulière a été ressen-
tie par la personne qui la transmet.
Une bonne étude de cas, comportant une analyse correcte, obtenue
à partir d’un entretien bien réussi, est une contribution significative à la
psychologie. Cette affirmation est basée sur le modus operandi de l’IPA,
à savoir aller du particulier au collectif, en étudiant plusieurs cas simi-
laires et en les analysant ensemble, sur la base des analyses particulières
préalables. Dans l’étape d’analyse de l’ensemble des cas, on cherche les
similarités et les différences entre cas homogènes, à savoir des patterns
de significations donnés par les participants aux expériences similaires.
L’objectif à long terme est ici d’établir une configuration ou pattern de
signification donnée aux traits essentiels du phénomène étudié.
Pour finir ce paragraphe sur la dimension idiographique, rappelons
la conclusion de Warnok (1987, in Smith et al., 2009, p. 38) : « L’étude de
cas, si elle est claire et perspicace, peut nous conduire à une dimension
universelle parce qu’elle touche à ce qu’il y a de plus essentiel dans ce qui
fait de nous des êtres humains1. »

1. “The insightful case study may take us into the universal because it touches on what it is to be human at its
most essential.”

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Dans le reste du chapitre nous abordons les étapes qui permettent


de mener à bien une analyse phénoménologique interprétative, en sui-
vant Smith et al. (2009), et nous illustrons l’application de cette méthode
dans deux conditions neurologiques, la démence (maladie d’Alzheimer
et démence vasculaire) et la sclérose en plaques.

2. L’entretien et l’analyse des données


dans l’analyse phénoménologique
interprétative
Cette section résume les grandes lignes de pratique clinique de l’ap-
proche IPA, et elle a comme objectif d’illustrer son utilisation dans l’éva-
luation du sens du self.
Indépendamment du domaine d’application de cette technique, il
faut rappeler que, compte tenu du fait qu’il s’agit d’une méthode qua-
litative de recherche, l’IPA est particulièrement exigeante en termes de
niveau d’investissement du chercheur, ainsi que d’aptitudes créatives et
de ressources émotionnelles, qui sont moins ou pas du tout demandées
dans les approches quantitatives. De plus cette méthode est particu-
lièrement chronophage ; à titre d’exemple, l’analyse de trois cas homo-
gènes, pour un sujet d’étude bien délimité, prend un minimum de deux
mois de travail à plein-temps, si le chercheur a déjà de l’expérience en
recherche qualitative, et autour de trois mois pour le débutant.

2.1. Mise en place d’un protocole de recherche IPA


Différents auteurs (voir la revue de Reid et  al., 2005) ont opté pour
l’entretien semi-structuré et individualisé pour la collecte des données.
La raison en est que ce type d’entretien permet au participant d’avoir
l’espace nécessaire pour réfléchir, parler et être écouté. Rappelons que
lors de l’entretien IPA, le participant est censé parler la plupart du temps
pendant que le clinicien chercheur écoute avec l’attention nécessaire
pour faire siennes les expériences du participant.
Avant de commencer une analyse phénoménologique interprétative,
l’investigateur doit considérer la déontologie. Bien qu’il soit extrême-
ment rare qu’une recherche qualitative porte préjudice au participant,
le clinicien doit néanmoins évaluer le risque d’effets négatifs qui pour-
raient apparaître du fait de l’évocation de certains sujets sensibles.

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L’analyse phénoménologique interprétative ▼ 157

Le démarrage d’un protocole de recherche commence par la mise en


contexte du chercheur lui-même qui est censé tenir compte, dès le début
de l’entretien, d’une double herméneutique, à savoir qu’il essaie de don-
ner un sens au récit du participant, pendant que le participant donne
un sens à une expérience particulière. À tout moment, l’investigateur
doit avoir présent à l’esprit que le but de l’entretien est d’obtenir le récit
le plus complet possible des expériences du participant en rapport avec
un sujet de recherche qui est préétabli. Autrement dit, le chercheur doit
pouvoir répondre à la question suivante : comment se sent-on quand on
vit l’expérience A ou B dans le monde du participant ? En revanche, la
question de savoir ce que le participant pense des vues ou des opinions
du clinicien sur l’un ou l’autre point soulevé au cours de l’entretien, n’a
pas de place dans le protocole IPA.
D’un point de vue très concret, le chercheur doit éviter les questions
directes, d’autant plus s’il s’agit, comme c’est le cas la plupart du temps, de
la recherche d’un domaine abstrait. Par exemple, il serait difficile d’obte-
nir des réponses à la question : « comment définissez-vous votre self ? »,
alors que des questions dites latérales, comme par exemple, « quels adjec-
tifs pourraient vous décrire le mieux ? » ou « comment pensez-vous que
votre fils/ami/chef vous décrirait » ? obtiennent en général des réponses
sans que le participant n’éprouve aucune difficulté. En tout état de cause,
c’est le participant qui est l’expert de « la chose elle-même » et, en consé-
quence, il faut lui laisser mener l’entretien. L’investigateur prépare dans
la plupart des cas, une grille d’entretien qui sert de « carte virtuelle » et
s’avère très utile pour une série de raisons, la première étant d’éviter de se
perdre (!), mais aussi d’avoir devant soi les points importants pour l’ana-
lyse, la formulation des sujets sensibles, etc. Cependant, si les événements
évoqués par le participant s’éloignent du contenu de la grille, il faut privi-
légier ces « départs », tout en gardant la direction ultime de l’entretien. La
règle d’or pour le clinicien chercheur est de s’impliquer fermement dans
le récit expérientiel du participant et de l’écouter avec une attention sans
faille. Seuls les entretiens ainsi menés recueillent l’information nécessaire
pour une analyse phénoménologique.

2.2. La phase d’analyse IPA


Smith (2007) caractérise l’analyse IPA comme un cycle itératif et induc-
tif, comportant une série de stratégies qui vont de l’analyse phrase par
phrase du discours transcrit du participant, jusqu’au développement

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d’une narration complète basée sur des extraits textuels commentés.


Les étapes intermédiaires incluent l’identification des configurations
émergentes, par exemple, les thèmes, les relations entre ces thèmes, et
l’organisation de tout le matériel, de manière à ce que d’autres personnes
(spécialistes et non spécialistes) aient accès et puissent suivre le travail
réalisé.
L’analyse IPA est nécessairement le résultat du dialogue entre le par-
ticipant et l’investigateur. En effet, bien que le cœur de la démarche soit
la compréhension de l’expérience du participant et du sens que la per-
sonne donne à ce vécu, le résultat final de l’analyse n’est rien d’autre que
le compte rendu de comment l’investigateur pense que le participant
pense. Le processus de l’analyse phénoménologique est multidirection-
nel et dynamique. En effet, il peut changer au fur et à mesure que l’on
avance vers la compréhension du vécu du participant, et ce sera au mo-
ment de l’écriture des résultats que le processus deviendra « fixe ». Sa
qualité dynamique garantit l’intégration des discernements lucides qui
pourraient émerger à tout moment et s’avérer précieux pour la compré-
hension et l’interprétation finales.
–– De manière générale, l’analyse IPA suit les étapes suivantes : en pre-
mier lieu, l’investigateur fait en sorte d’être immergé dans le récit du
participant (Il lit et relit plusieurs fois la transcription des entretiens, il
écoute et réécoute les enregistrements). Lors de cette première étape,
il peut avoir une grande quantité d’interprétations possibles, de mise
en relation de différents aspects… Il est nécessaire d’arrêter « ce bruit
mental » et de ne pas céder à des conclusions hâtives. Pour cela, l’inves-
tigateur doit consigner ses idées par écrit ou les enregistrer et les « ou-
blier », sachant qu’il pourra les retrouver plus tard. En fait, pour réussir
cette première étape, il ne faut pas seulement pratiquer la suspension
de jugement, en mettant entre parenthèses notre monde mental, mais
il faut également ralentir le processus rapide de synthèse auquel tout
scientifique est habitué. Ce prérequis demande un apprentissage et
beaucoup de patience.
–– La deuxième étape comprend les annotations de l’investigateur sui-
vant trois types d’éclaircissements : D’abord, les commentaires des-
criptifs, en se basant sur le contenu du discours (e.g. « perte de l’estime
de soi » ; « sent la fatigue au moindre effort »). Ensuite, les commen-
taires linguistiques, censés éclaircir l’analyse en indiquant de quelle
manière le participant utilise le langage (e.g. pauses, hésitations, uti-
lisation fréquente de « ce n’est pas grave, ça ne veut rien dire »). Et

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L’analyse phénoménologique interprétative ▼ 159

enfin, les commentaires conceptuels qui sont les premières remarques


que l’investigateur écrit dans une perspective plus intégrative du dis-
cours (e.g. « s’il n’est plus comme avant, comment sent-il qu’il est au-
jourd’hui ? » ; « le regard des autres : sa préoccupation principale ? »).
Ces commentaires évoluent (rappelons la dimension dynamique du
processus) à mesure que l’investigateur « s’approprie » de plus en plus
la perspective du participant, c’est pourquoi les étapes 1 et 2 (immer-
sion dans le discours et annotations sur le discours) sont complète-
ment intriquées.
–– La troisième étape correspond au développement des thèmes qui
prennent forme dans le discours, plus précisément, dans des sous-
ensembles du discours et qui ont, par ailleurs, été ébauchés sponta-
nément dans les annotations. Cette étape, disent Smith et al. (2009),
illustre le cercle herméneutique. En effet, la globalité du discours
éclate en autant de parties que de thèmes trouvés. Cependant, à partir
du moment où le compte rendu est écrit, ces thèmes sont articulés en-
semble et donnent normalement un aperçu exact du discours, comme
formant un tout.
–– L’étape suivante consiste à extraire des thématiques super-ordonnées
sur la base des relations qui émergent entre les thèmes. Il s’agit d’une
« cartographie thématique » construite en sélectionnant des points cen-
traux autour desquels s’agglutinent des groupes de thèmes. Les points
centraux deviennent les thématiques super-ordonnées.
–– Une cinquième et dernière étape est réalisée uniquement dans les
études de groupe. Une fois que le discours de chaque personne formant
le groupe, a été analysé jusqu’au niveau de cartographie thématique,
l’investigateur étudie les similarités et les divergences que les différents
individus présentent sur un même sujet de recherche. Cette étape peut,
idéalement, faire ressortir la « double qualité », qui est le potentiel le
plus apprécié de l’IPA : montrer que chaque participant représente un
cas unique et, en même temps, qu’il existe des similarités entre les cas
étudiés. Ainsi, par exemple, Manning et Grostefan (non publié) ont ap-
pliqué l’IPA à un groupe de quatre patientes malades d’Alzheimer au
stade léger à modéré, montrant l’importance pour elles de poursuivre
une activité qui était présente dans le passé (e.g. « j’aimais beaucoup
faire des randonnées avec le club …. Aujourd’hui je marche dans les
couloirs, tant que je peux … »).

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160 ▲ Le self

Sur la base des descriptions des différentes étapes de l’approche IPA,


on illustre dans la section suivante la manière de les appliquer à la cli-
nique dans un contexte de recherche du sens du self.

3. Clinique appliquée
Un constat très intéressant en lien avec le sujet traité dans ce livre, est
que dans une grande majorité des cas, l’approche IPA met le self au
centre de l’investigation. Ce résultat est dû à sa caractéristique essen-
tielle qui consiste à analyser des événements qui comportent une charge
émotionnelle et existentielle, à partir d’une perspective qualitative, in-
ductive et approfondie. Dans ce contexte, la relation entre le thème de
l’étude, quel qu’il soit, et le self apparaît tout naturellement. Qui plus
est, l’IPA réussie est l’IPA qui se centre sur le self. Smith et al. (2009)
constatent que la grande majorité des méthodes cliniques qui font par-
tie de la psychologie actuelle, n’ont pas cette caractéristique de révéler
systématiquement le sens du self.

3.1. Étude phénoménologique du self


chez le patient atteint de démence
Le point de départ des études phénoménologiques du self chez le pa-
tient dément est le débat de plus en plus présent dans la littérature,
concernant le maintien ou non de l’identité de soi au cours des maladies
démentielles. Quelques auteurs suggèrent que les personnes atteintes de
démence perdent le sens de qui elles sont au fur et à mesure que la mala-
die s’installe. À titre d’exemple, Herkovits (1995) s’intéresse aux ques-
tions que les personnes âgées se posent en relation avec le sens du self,
parce qu’implicitement, dit l’auteur, la maladie d’Alzheimer implique la
désintégration du self. Davis (2004), pour sa part, suggère de manière
encore plus directe que chez le patient dément, le self finit par dispa-
raître complètement. Tout à fait à l’opposé de ces points de vue, d’autres
auteurs pensent que le sens du self se maintient au cours de la démence
(e.g. Clare, 2003 ; Caddle et Clare, 2010 ; 2011 ; Fazio et Mitchell, 2009).
Un résumé de l’étude de Caddle et Clare (2011) figure dans les para-
graphes suivants. Il s’agit d’une étude qui a été réalisée avec le but expli-
cite de répondre à des questions concrètes concernant le sens du self
dans la démence : les patients atteints de démence, se sentent-ils chan-
gés à cause de la maladie ? Comment pensent-ils qu’ils étaient avant le

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L’analyse phénoménologique interprétative ▼ 161

diagnostic ? De quelle manière croient-ils que la démence affectera leur


identité personnelle dans l’avenir ?
Avant d’opter pour la méthode IPA, Caddle et Clare (2013) ont étudié
le sens du self chez les patients atteints de la maladie d’Alzheimer, en uti-
lisant un cadre théorique, concrètement, « Le modèle de cinq facteurs
de Neisser » (Neisser, 1988). Cependant, pour répondre directement
aux questions indiquées plus haut, il était nécessaire de permettre aux
participants d’exprimer leurs impressions au sujet de leur identité sans
restreindre le choix potentiel de leurs réponses à des facteurs définis
préalablement à l’étude, appartenant au modèle de Neisser dans leur cas.
Les auteurs ont étudié cinq hommes et cinq femmes âgés entre 65 et
88 ans. L’échelle diagnostique ICD-10 (10th International Classification
of Disease) montrait une démence vasculaire, pour la moitié des patients
et une démence de type Alzheimer pour les cinq autres participants. Les
scores entre 22 et 28/30 au Mini Mental Status Examination (MMSE de
Folstein et al., 1975) les plaçaient tous au stade léger de la démence. Il
s’agit d’une échelle, de bas niveau de difficulté, utilisée pour le diagnos-
tic rapide et sommaire de l’état cognitif des patients qui présentent des
troubles mnésiques. Les personnes qui ont participé à cette étude sont
tout à fait représentatives de la population qui consulte en « Cliniques
de la Mémoire » au Royaume-Uni, mais aussi en France.
Caddle et Clare (2011) ont réalisé l’entretien IPA avec chacune des
dix personnes, et elles ont recueilli les données en suivant les grandes
lignes commentées plus haut (paragraphe 2.1.). À titre d’exemple,
quelques-unes des questions qui guidaient l’entretien ou plus précisé-
ment, la grille d’entretien ou carte virtuelle de l’investigateur, étaient les
suivantes : « Comment vous décrivez-vous ? Quelles sont, selon vous,
vos caractéristiques les plus importantes ? Quelles sont les difficultés
que vous rencontrez dans la vie de tous les jours à cause de votre pro-
blème de mémoire ? Avez-vous remarqué des changements ? Pensez-
vous que les autres remarquent des changements chez vous ? Pensez-
vous que vous allez changer plus tard ? »
L’analyse des données a également été réalisée en suivant strictement
la méthode IPA (voir paragraphe 2.2.), avec le but d’extraire des théma-
tiques communes aux dix entretiens de la manière la plus complète et
rigoureuse possible. Une analyse de données a été menée au niveau indi-
viduel sur la base des notations exploratoires, qui ont fait émerger une
série de thèmes. Dans une deuxième étape, les thématiques du groupe,
émergeant des thèmes individuels, étaient illustrées par des phrases des

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162 ▲ Le self

participants (transcrites verbatim). De manière similaire, les auteurs


ont utilisé des mots dits par les patients eux-mêmes pour qualifier ces
thématiques. Une thématique donnée était incluse dans l’étape finale
d’analyse, uniquement si elle était présente au moins dans les deux tiers
des transcriptions.
Pour garantir la fiabilité de la méthode, les auteurs ont analysé les
données séparément et en cas de conflit, une discussion a eu lieu pour
arriver à un consensus. Par ailleurs, trois participants ont été revus après
la fin des analyses. L’objectif de ces trois interviews était de demander
directement si les expériences commentées lors des entretiens initiaux,
étaient bien représentées dans les thématiques finales1. Les trois patients
ont affirmé que la manière dont ils vivaient l’expérience de la maladie
avait été comprise et bien interprétée. La dernière mesure pour garantir
la rigueur de la méthode utilisée a consisté à demander aux personnels
hospitaliers (un infirmier et un ergothérapeute), qui étaient en contact
quotidien avec les participants interviewés, d’évaluer les résultats. Leur
évaluation était très positive et complétée par des commentaires spon-
tanés allant dans le sens de retrouver dans ces thématiques des phrases
dites par les participants, dans la vie de tous les jours.
Les résultats de l’analyse des données des 10 patients ont mis en évi-
dence quatre thématiques finales. Chacune de ces quatre thématiques
représente l’expérience vécue par la personne atteinte de démence,
comme étant une tension entre le maintien du sens du self antérieur à la
maladie et le constat des changements du sens du self après le diagnos-
tic. Ces thématiques sont les suivantes :
1) Je suis encore la même personne versus
Je suis différent(e) à cause de la maladie
–– Pour transmettre l’expérience d’être encore la même personne, les
patients ont eu recours à des descriptions de leurs traits de personnalité
(e.g. « j’ai un bon sens de l’humour » ; « je ne suis pas agressif ») et leurs
relations avec les autres (e.g. « j’ai toujours été sociable »). Pratiquement
tous les participants ont exprimé un sens d’être eux-mêmes (e.g. « voi-
là, je suis comme ça »), encore présent (e.g. « je suis toujours le même
bougre ! »). Trois participants ont commenté de plus, leurs croyances re-
ligieuses et leurs convictions politiques pour illustrer le fait qu’ils étaient

1. Cette mesure de fiabilité est exclusive aux méthodes qualitatives et elle constitue un avantage
vis-à-vis de la méthode quantitative qui ne saurait pas être représentative des personnes indivi-
duelles faisant partie de l’étude (voir plus haut, La dimension idiographique).

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L’analyse phénoménologique interprétative ▼ 163

les mêmes qu’avant la maladie (e.g. « on va à l’église comme avant, non,
ça n’a pas affecté du tout… »). Les difficultés de mémoire n’impliquent
pas la détérioration du sens du self (e.g. « toujours le même… la joie de
vivre, aimer ma femme et ma fille, bricoler… rien de tout ça n’a changé,
c’est juste ma mémoire qui est devenue mauvaise ! »).
–– Pour transmettre l’expérience de changements, les participants se
réfèrent surtout à des aspects concrets tels que certaines réactions émo-
tionnelles ou des symptômes de la maladie, plutôt qu’à des changements
de la personnalité. Ainsi, neuf personnes ont décrit des difficultés co-
gnitives et parfois des conséquences des altérations du fonctionnement
mental (e.g. un patient qui avait remarqué qu’il n’arrivait plus à trou-
ver ses mots comme avant la maladie : « …je ne peux pas répondre aux
gens… ça c’est complètement différent de comment j’étais avant… »).
Dans ce cas concret, l’identité de soi semble avoir été indirectement af-
fectée par le manque de mots précis, ce qui provoquait des problèmes
de langage et de communication et qui s’était soldé par un certain iso-
lement social du patient. Quant aux réactions émotionnelles directe-
ment provoquées par la maladie, la colère et la frustration sont les plus
fréquemment mentionnées. Ces sentiments sont dans la plupart des cas
tournés vers la personne elle-même face aux oublis de noms, d’événe-
ments, etc. et aux doutes répétés de ne pas savoir si ce qu’elles sont en
train de dire a déjà été dit ou non.
–– La tension entre le self intact et des changements qui touchent l’iden-
tité s’est manifestée chez les patients à différents moments de l’entre-
tien. Par exemple, une participante disait « je suis une maman comme
d’habitude, vous savez, je ne pense pas du tout avoir changé », mais peu
après elle ajoutait « j’ai dit à mon mari ça y est, c’est en train de lâcher
maintenant ! »).
En résumé, les auteurs indiquent que pour cette première théma-
tique, malgré la tension observée entre les deux pôles, c’est le maintien
« d’appartenance à soi-même » (selfhood) qui était le plus présent dans
les expériences décrites par les patients, plutôt que les changements de
personnalité dus à la maladie. Peu de participants ont décrit des change-
ments importants et aucun n’a mentionné de changements de croyances
religieuses, convictions politiques ou attitudes en général.

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164 ▲ Le self

2) Je resterai toujours la même personne versus


Je ne sais pas à quoi m’attendre
–– Les participants ont illustré le sentiment de rester la même personne
dans l’avenir de manière majoritaire : huit patients l’ont exprimé claire-
ment (e.g. « Non, je ne pense pas, je crois que je ne changerai jamais »),
trois participants se sont référé au temps « qu’il leur restait » (e.g. « je
suis trop vieille pour changer maintenant, je suis bien ancrée dans mes
habitudes »), et pratiquement tous ont exprimé le désir de ne pas chan-
ger à cause de la maladie. Une seule patiente a fait le lien direct entre la
perte de mémoire et le changement d’identité (« je ne veux même pas
penser que je pourrais devenir quelqu’un d’autre parce que je n’aurais
plus toute ma tête »).
–– Tout comme pour la thématique précédente, sept participants ont
exprimé aussi bien la certitude qu’ils ne changeraient pas dans l’avenir
que leurs doutes sur ce à quoi s’attendre avec l’avancée de la maladie.
Parfois l’expression des doutes était vague (e.g. « Les choses changent
… avec, à cause de la démence, vous savez… »), d’autres exemples
montrent des craintes précises (e.g. «  … je vois des gens qui vont très mal
ici, à l’hôpital, ils sont, vous savez, il y en a un ou deux qui sont comme
des enfants et j’ai horreur de devenir comme ça… »). Cependant, la
plupart de participants ont commenté malgré leurs craintes, leur déter-
mination à rester optimistes (e.g. « J’espère qu’ils vont trouver quelque
chose pour stopper la détérioration…je redoute surtout imaginer que
j’empire… »).
–– La moitié des participants a exprimé une tension entre la continuité
de l’identité dans l’avenir (e.g. « Je n’ai pas changé, et je ne changerai
jamais, je suis sûr et certain que les copains que j’ai connu à 20 ans pour-
raient me reconnaître aujourd’hui »), et l’incertitude de l’avenir à cause
de la maladie (e.g. « je ne sais pas trop à quoi m’attendre… il va falloir
tout simplement attendre de voir ce qui arrive… »).
En résumé, les patients se montrent plutôt confiants pour l’avenir, ce-
pendant, ils expriment aussi certains doutes, parfois vagues, parfois très
précis ; mais la plupart d’entre eux n’ont jamais exprimé de craintes au
sujet de changements importants et inéluctables dans l’avenir. Il existe la
possibilité, au moins pour certains participants, que l’idée d’un tel change-
ment ait comporté trop de charge émotionnelle pour être envisagée. Et ce
d’autant plus, que le fait de reconnaître un avenir vraisemblablement me-
naçant pourrait déstabiliser le self présent. Les auteurs ont décidé, à juste

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L’analyse phénoménologique interprétative ▼ 165

titre, que lors de l’entretien, elles ne demanderaient pas d’approfondir ce


point au-delà des réponses spontanées. Parmi ces dernières, le recours
par les patients au temps limité qui leur restait, est interprété dans le sens
de la préservation du self présent. En effet, étant encore relativement bien
au moment de l’évaluation IPA, on peut imaginer que l’attitude normale
de la personne est de se dire qu’elle vivra le mieux possible le temps qui
lui reste.
3) La vie est pratiquement la même qu’avant versus
la maladie affecte ma vie
–– Les 10 participants ont commenté le fait de continuer à participer à
des activités différentes et à faire les choses « comme avant » (e.g. « je
continue tout comme avant, comme si de rien n’était parce que rien de
très important n’est arrivé… »). La plupart des patients ont également
commenté leur attitude décidée pour ne pas céder à une constante pré-
occupation, mais plutôt prendre chaque chose en son temps (e.g. « je
n’ai pas le cafard ni rien de semblable ! »).
–– Neuf participants ont décrit quelques effets discrets dans la vie quo-
tidienne (e.g. « Aujourd’hui je fais des choses parce qu’elles doivent être
faites… avant je les faisais parce que j’aimais ça ») ; peu de patients ont
commenté des effets plus importants surtout liés à des activités avec
les autres. Cependant, pratiquement aucun participant ne se sentait
capable d’entreprendre des activités qu’il avait aimées dans le passé et
quelques-uns disaient avoir arrêté l’une ou l’autre de leurs activités de
peur de se mettre dans l’embarras (e.g. « je pense que si j’allais danser
maintenant, j’aurais l’air ridicule ! »).
–– La tension entre l’absence et la présence d’effets de la maladie dans
la vie de tous les jours est palpable et elle est exprimée de manière plus
contrastée que pour les autres thématiques. Plusieurs patients, après
avoir affirmé à plusieurs reprises que la maladie n’avait pas d’effets dans
la vie quotidienne, exprimaient l’opinion contraire (« Non, ça n’a pas
l’air d’affecter mon quotidien, je fais tout comme je le faisais avant ». Le
même patient, à un autre moment : « C’est évident que ça affecte ma vie
de tous les jours ! J’avais une très bonne mémoire … quand je vois mes
amis je dis ‘salut, désolé, j’ai oublié votre prénom’ »).
En résumé, tous les participants ont exprimé d’une manière ou d’une
autre combien leur vie était la même au jour le jour, et en même temps

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166 ▲ Le self

ils ont reconnu certains effets négatifs de la maladie et les ont clairement
exprimés.
Bien que Caddle et Clare (2011) ne fassent pas de commentaires au-
delà du constat de la tension, il est possible que pour qu’une personne
considère que sa vie de tous les jours a changé, il faut, soit des événements
externes, soit peut-être des changements importants au niveau corporel
limitant, par exemple, les actions indispensables de la vie quotidienne.
Tant qu’ils expérimentent des changements dus aux oublis, au manque
de mot précis, etc., la vie de tous les jours ne doit pas leur sembler altérée.
4) Même relation avec les autres versus ce n’est plus moi
–– Les patients de cette étude habitaient tous chez eux, soit avec leur
conjoint, soit avec un proche. Ils ont tous exprimé combien il était im-
portant pour eux de constater que les relations avec l’autre, conjoint ou
proche, étaient les mêmes qu’avant le diagnostic (« Je ne sens pas qu’ils
aient changé avec moi parce que j’ai des problèmes de mémoire… »).
Tous les participants ont commenté combien les relations avec leur
famille, leurs amis et même avec des personnes qu’ils rencontraient
par hasard comptaient pour eux (« Quand je vais au marché acheter
quelque chose, tout le monde papote, vous savez, on peut toujours ba-
varder un peu avec quelqu’un » ; « J’ai une épouse excellente, elle m’aide
toujours… et j’ai une fille merveilleuse, en plus j’ai beaucoup d’amis, je
ne peux pas demander plus ! »).
–– Cependant, malgré ces constats positifs de relations intactes, quatre
patients, plus particulièrement, ont exprimé des changements dans leurs
relations avec des proches et des amis (« elle voudrait sortir et ame-
ner son mari : moi, mais je préfère ne pas y aller… » ; « Les gens ont dû
remarquer, n’est-ce pas ? … ils doivent le savoir… »).
La tension dans cette thématique est très présente. Huit partici-
pants ont commenté que les relations avec les autres étaient intactes,
et en même temps, ils ont fait part de changements dans ces relations
(« …nous avons toujours ce lien, tout est pareil » ; « … parfois je dois
faire un effort pour ne pas me fâcher avec elle (épouse), … ce n’est pas sa
faute si j’oublie… »). Ces deux commentaires faits par le même patient
montrent de quelle manière la maladie peut affecter les relations, même
celles qui étaient exceptionnellement harmonieuses avant le diagnostic
de démence.

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L’analyse phénoménologique interprétative ▼ 167

En synthèse, pour cette dernière thématique, les participants ont


clairement exprimé l’importance des relations avec autrui, combien ils
apprécient les relations inchangées avec leurs proches et leurs amis, tout
en laissant apparaître de l’inquiétude pour le devenir de ces relations à
cause des conséquences de la maladie.
Les enseignements de cette investigation novatrice sont importants
parce qu’ils permettent de mieux comprendre de quelle manière les per-
sonnes atteintes de démence perçoivent les effets de la maladie sur leur
identité. D’autres travaux publiés par Clare et ses collègues (e.g. Pearce
et al., 2002) ont abordé d’autres aspects du self, mais il s’agissait ­d’étudier
les stratégies d’adaptation chez le patient au stade léger de la maladie
d’Alzheimer, et non le sens du self, qui est le but spécifique de l’investiga-
tion résumée dans cette section.
Les résultats de la méthode IPA utilisée par Caddle et Clare (2011)
montrent que malgré la plus grande importance donnée à la continuité,
les participants étaient en mesure de décrire des changements dus à la
maladie. La continuité exprimée par les patients était très affirmative
pour les traits de personnalité, pour ce qu’ils considéraient comme prio-
ritaire dans la vie, pour leurs activités préférées et pour leurs convic-
tions religieuses et politiques. Quant aux changements commentés, ils
faisaient référence surtout aux symptômes de la maladie. Par ailleurs,
il est important de constater que les patients expriment tant la conti-
nuité que les changements par les activités qu’ils sont encore en mesure
de réaliser ou par celles qui sont devenues impossibles pour eux, mais
également, par les activités qu’ils ont pu adapter (comme par exemple,
la patiente qui, en raison de ses difficultés de mémoire, ne faisait plus de
cuisine, son activité préférée, mais suivait des programmes télévisés).
Ces commentaires montrent que le sens de soi n’est pas uniquement
interne, mais qu’il est vécu à travers les actions et les activités. Caddle et
Clare n’évoquent ni dans ce travail de 2011, ni dans aucune autre étude,
sauf erreur de ma part, la possibilité d’une relation entre ces résultats
concernant les activités et le self corporel ancré dans l’action. La sugges-
tion de ce lien est faite ici à titre personnel (voir chapitre 2).
Les participants ont tous montré lors de l’entretien IPA, une tension
entre la continuité et les changements du self, cependant aucun patient
ne l’a commenté ou indiqué ouvertement. Ils n’ont pas, non plus, re-
connu les contradictions de leurs réponses à deux moments différents
du même entretien. Comme il a été souligné plus haut, l’investigateur
IPA comprend et interprète uniquement sur la base de ce qui est dit par

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168 ▲ Le self

le participant, dans un contexte donné et à un moment donné. Cela im-


plique, pour la présente étude, que le champ de l’analyse des données
et de l’interprétation est limité au stade léger de la démence, et que la
recherche de l’identité du self aux stades modéré et sévère reste à faire.
Il serait également nécessaire d’approfondir les différences de réaction
émotionnelle dues au genre. Les auteurs ont constaté deux domaines
qui se prêtent à une future investigation. Le premier concerne l’obser-
vation que les hommes expriment plus d’agressivité envers eux-mêmes
en parlant des symptômes de la démence, particulièrement des oublis,
que les femmes, qui ne commentent pas ou très peu ces sentiments.
Le deuxième sujet à investiguer est lié au rôle appris selon le sexe. Les
hommes se montrent plus sûrs de rester les mêmes dans l’avenir, alors
que les femmes sont plus volontiers préoccupées de l’effet que l’avan-
cée de la maladie pourrait avoir sur les membres de leur famille et sur
leurs amis.
Considérant à présent les résultats sur le self sous un autre angle, on
remarque deux points importants. Tout d’abord, les modèles théoriques
incluent différentes facettes du self, mais aussi le vécu d’un sens du self
unique. Caddle et Clare (2011) indiquent que les participants de leur
étude mentionnaient parfois le self comme une unité et d’autres fois,
ils décrivaient la nature polyvalente du self. Ces patients se comportent
donc comme les sujets sains à l’origine des théories sur le self. Le deu-
xième point est en relation avec le self considéré comme dépendant de
la mémoire autobiographique ; cependant, les conclusions concernant
le statut du self dans les cas d’amnésie autobiographique montrent plu-
tôt une certaine indépendance des deux systèmes (voir chapitre 4). Par
rapport à ce point, Caddle et Clare (2011) concluent que les commen-
taires de leurs participants vont dans le sens des modèles qui proposent
une dépendance directe entre le self et la mémoire autobiographique.
À titre personnel, je voudrais ajouter que cette relation est tout à fait
observable dans le stade léger de la démence, mais que c’est avec l’avan-
cée de la maladie, entraînant la détérioration de la mémoire autobio-
graphique, que l’on pourrait constater une dissociation self – mémoire
(voir chapitre 4 pour la présentation des cas d’amnésie et préservation
du self ).
Pour finir ces conclusions sur le travail de Caddle et Clare (2011), il
faut faire ressortir sa dimension pratique vis-à-vis des patients atteints
de démence. Un des résultats des entretiens est que tous les participants
ont exprimé le souhait de continuer le plus longtemps possible à mener

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L’analyse phénoménologique interprétative ▼ 169

la même vie, à faire les mêmes activités et à avoir les mêmes relations
avec leurs proches. Dans ce contexte, le message clinique de ce travail est
de faciliter les activités et les relations avec les autres. Je voudrais ajou-
ter aux constats de Caddle et Clare (2011), que cette facilitation devrait
inclure un travail en lien avec la famille. Ce type de clinique, ancrée dans
la vie réelle, est de plus en plus pratiqué avec diverses populations cli-
niques (voir, par exemple, le travail de Ponsford et al., 2013 qui incluent
la famille et une équipe pluridisciplinaire pour le suivi des patients trau-
matisés crâniens dans leur centre). Par ailleurs, en suivant Caddle et
Clare (2011), il faudrait également faire en sorte que les patients puissent
exprimer les sentiments et les émotions provoqués par la situation diffi-
cile où ils se trouvent, suite à un diagnostic de démence. Le contexte ici
serait idéalement le travail en groupe. De manière plus générale, il faut
sensibiliser tous les personnels hospitaliers en contact avec les patients
pour mettre en avant les capacités encore présentes chez ces derniers, et
éviter dans la mesure du possible les situations d’échec.
Par ailleurs, il faut s’adresser aux patients comme à des adultes ma-
lades et ne pas les infantiliser. Du point de vue d’éventuels protocoles de
recherche, il faut éviter de demander aux patients leur participation à
des investigations qui ne comportent pas d’hypothèses cliniques, mais
uniquement des hypothèses de recherche expérimentale. Ces derniers
protocoles peuvent être d’un certain intérêt pour les psychologues ex-
périmentalistes ou cognitivistes, voire pour les statisticiens, cependant,
il semble difficile d’imaginer un quelconque bénéfice pour le patient.
Les mesures chronométrées de temps de réaction des malades d’Alzhei-
mer aux tâches attentionnelles, pour donner un exemple caricatural,
risquent de les fatiguer et de leur faire ressentir une grande frustration,
ce qui est très loin des objectifs d’une clinique bien comprise. En effet,
plutôt que d’avoir comme but de « faire l’examen cognitif de 500  pa-
tients déments en trois mois », toute intervention auprès de patients
atteints de démence qui se voudrait déontologique, devrait donner une
place importante au sens du self, en ayant constamment à l’esprit que
le maintien de leurs activités et de leurs relations implique le maintien
de l’identité de soi. Supposer que la démence détruit le self peut être la
source d’un manque de considération et de respect pour la personne ma-
lade : nous avons tous, professionnels ou non, l’obligation éthique d’évi-
ter ces manquements à l’égard des patients, en général, et des patients
déments, tout particulièrement. Plutôt que d’enseigner à nos étudiants
à « se passer de cliniciens » et à réussir des prouesses technologiques,

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170 ▲ Le self

ne devrions-nous pas leur enseigner à écouter les patients, pour mieux


les aider ?

3.2. Étude phénoménologique du self


chez le patient atteint de sclérose en plaques (SEP)
La SEP, diagnostiquée le plus souvent dans la force de l’âge, est une
maladie auto-immune, chronique et dégénérative qui affecte surtout les
femmes (ratio moyen de 2 femmes pour un homme). Elle est caracté-
risée par l’occurrence de périodes d’inflammation du système nerveux
central qui provoquent des troubles neurologiques, suivies (surtout dans
la forme rémittente de la maladie, à savoir 70 % des cas), de périodes
où les troubles peuvent être partiellement et parfois totalement résolus.
Cependant, un déficit clinique irréversible peut être observé lors des
stades plus avancés de la maladie. Il s’agit d’une accumulation, malgré
les périodes de récupération, de la symptomatologie physique (faiblesse
musculaire des extrémités, troubles de la vision, fatigue, incontinence,
entre autres), des déficits cognitifs (notamment mnésiques et attention-
nels) et des troubles émotionnels.
La personne atteinte de SEP est susceptible de subir les effets néga-
tifs de l’affection sur l’identité de soi, par la nature même de la maladie.
Ainsi, l’imprédictibilité caractéristique de l’évolution de la SEP semble
être un des facteurs influençant le self, compte tenu que la maladie com-
porte un large éventail de déficits potentiels invalidants. De plus, on sait
que le niveau élevé d’incertitude pour l’avenir est corrélé à l’apparition
de conditions cliniques émotionnellement négatives comme la dépres-
sion. A contrario, composer avec l’idée que le cours de la maladie peut
changer à tout moment est un facteur d’ajustement psychologique. La
notion d’ajustement psychologique est définie comme la capacité d’avoir
un regard positif sur la vie et de continuer à se développer en tant que
personne malgré la maladie (Irving et al., 2009). Depuis les années 1980
(Charmaz, 1983, par exemple), différentes études ont montré que les
patients atteints de maladies chroniques, qui ont réussi un ajustement
psychologique à leur condition, sont en mesure de mieux maîtriser les
conséquences des symptômes physiques et de moduler les change-
ments de rôles imposés par la maladie, ce qui leur permet de mainte-
nir un concept positif de leur propre identité. Réussir un niveau même
modeste d’ajustement psychologique (par modeste on entend avec des
fluctuations, nécessitant l’encouragement constant des proches…),

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L’analyse phénoménologique interprétative ▼ 171

notamment dans les phases avancées de la maladie constitue un véri-


table défi. Les patients qui nous montrent cette capacité nous donnent
une leçon de vie inappréciable (cf. Boeije, et al., 2002, particulièrement
les 4 études de cas). Boeije, et al. (2002) se réfèrent dans ces cas-là, à la
reconstruction de l’identité, et Mohr et al. (1999) proposent le terme de
compensation trouvée (benefit-finding) pour les patients qui font part
des changements positifs attribués à la maladie (appelés également pro-
cessus de rédemption), tels que le développement de relations plus pro-
fondes avec les autres, l’appréciation accrue de la vie par rapport à avant
la survenue de la maladie, ou encore la découverte d’une voie spirituelle
qui s’avère une source de bien-être.
L’étude IPA d’Irving et  al. (2009), qui sera commentée dans ce pa-
ragraphe, comprend huit patients atteints de SEP, sept femmes et un
homme, âgés de 36 à 63 ans. Aucun patient ne travaillait au moment de
l’étude (six participants avaient dû arrêter leur travail à cause de la mala-
die, la septième n’avait jamais travaillé à l’extérieur de la maison et la
huitième participante était à la retraite). Six personnes étaient mariées,
deux divorcées.
Cette recherche comporte un recueil des données individuelles, mais
ces données ont été obtenues au sein d’un groupe. Les auteurs ont posé
les questions aux participants lors des réunions où ils étaient tous en-
semble. Ceci dit, les autres caractéristiques de l’entretien IPA ont été
suivies, comme la transcription verbatim et les annotations immédiates
des investigateurs. Par ailleurs, tant l’analyse des données à partir des
transcriptions de chaque participant que l’interprétation et l’extraction
des thèmes ont été menées conformément aux consignes de Smith et al.
(2009). Enfin, la vérification des résultats a, elle aussi, suivi la procédure
IPA que nous avons vu dans l’étude de Caddle et Clare (2011). Dans le
cas d’Irving et al. (2009), les thèmes finals ont été envoyés aux 8 partici-
pants pour vérification.
Les thèmes extraits pour les 8 participants sont les suivants :

1) La réaction au diagnostic SEP


La première réaction générale a été d’occulter le diagnostic (même à ses
enfants, dans un cas) et chez plusieurs patients, d’ignorer la maladie en
espérant qu’elle « ne se verrait pas ». Le sentiment d’une stigmatisation
inhérente à la SEP a été aussi commenté. Quant à l’impact du diagnostic,
les réponses générales ont été celles de sentir une atteinte à la confiance
en soi : « la maladie vole à la personne son assurance », et celle de ne

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172 ▲ Le self

plus savoir de quoi serait fait le lendemain. L’identité de soi est ainsi
affectée au premier plan, la personne ne sachant plus de quoi elle est
encore capable ni qui elle sera dans l’avenir.

2) Les activités sociales


Immédiatement après leur diagnostic, aucun patient n’avait souhaité
suivre le conseil d’assister aux réunions des personnes SEP par « crainte
de voir des personnes dans des fauteuils roulants ». Cependant, peu à
peu, ils sont tous devenus des membres assidus car ils y ont trouvé pour
la première fois, le confort de sentir que « tout le monde sait ; tout le
monde comprend ». Ces réunions ont pris beaucoup d’importance et
de place dans leur vie : « je ne suis jamais chez moi ! » et elles semblent
être très bénéfiques pour l’ajustement psychologique : « une fois qu’on
accepte, on fait en sorte que la vie suive, au lieu de laisser que la vie passe
à côté ».
De manière générale, tous les participants ont su s’adapter pour
continuer à mener des activités normales, par exemple, ils continuent à
faire des emplettes, mais tôt le matin pour éviter la foule ; ils gardent de
l’argent dans la poche pour éviter de chercher dans le porte-monnaie et
d’exposer la perte de dextérité manuelle.

3) Le rôle au sein de la communauté et la valeur personnelle


Tous les participants ont reconnu une série de changements négatifs
dans leur vie de tous les jours. Tout d’abord, la perte de leur poste de
travail, mais aussi les difficultés à la maison pour les tâches domes-
tiques courantes. Malgré cela, dans la perspective du thème précédent,
ils commentent aussi des points positifs. Des aménagements qui leur
permettent, par exemple, de réaliser à nouveau quelques-unes de ces
tâches : « quand la possibilité de faire des choses revient, quand on
traverse une bonne période, on a juste envie de faire des choses ».

4) Relations et dépendance
Dépendre des autres, pour tous les participants, comporte des répercus-
sions très importantes sur les relations interpersonnelles. Nous avons vu
dans l’étude de Caddle et Clare (2011) combien les relations avec autrui
représentent un facteur central dans le maintien du self, chez les patients
atteints de SEP, ces relations sont constamment mises à l’épreuve. Le
problème qui est évoqué dans ce thème est que leurs aidants prenaient
trop d’initiative et trop de place, ne laissant plus rien faire au malade.

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L’analyse phénoménologique interprétative ▼ 173

Cette attitude créait une frustration grandissante : « ils nous tuent avec
leur gentillesse ! ». Tous les patients auraient voulu maintenir un certain
niveau d’activité, même si la moindre des actions prenait deux fois plus
de temps. La difficulté relationnelle est accrue par le malaise évident de
certains aidants qui affirmaient que parfois, être l’aidant d’un patient
SEP pouvait s’avérer plus difficile que d’être un patient SEP.

5) Les autres
« Les gens sont dans l’embarras parce qu’ils ne savent pas comment réa-
gir (face au malade SEP) ». Cette impression est présente chez tous les
patients. Ils souffrent à cause de la manière dont les autres les traitent,
ce qui fait souhaiter à une patiente que certains passent une semaine
en fauteuil roulant : « on verrait comment ils se débrouillent, comment
sont leurs relations avec les autres et comment les autres réagissent (en
les voyant dans un fauteuil roulant) ». Le sentiment qu’ils partagent tous
semble être que la SEP, en rendant les actions et surtout la marche dif-
ficiles, transmet à autrui une image d’invalidité générale qui peut être
blessante (e.g. au moment du café, quelqu’un s’adresse à l’époux de la
patiente pour savoir si elle prend du sucre). Ces expériences montrent à
quel point l’image de soi est mise à mal chez les personnes atteintes de
SEP à cause du regard de certains autres. Néanmoins, elles expriment la
détermination de se battre le plus longtemps qu’elles en seront capables
pour maintenir une activité aussi proche de la normale que possible, par
exemple, continuer à marcher sans canne, même si parfois il leur arrive
de tomber.

6) Une perception différente d’ajustement dans l’identité de soi


En général, il y a une notion « d’apprendre à vivre avec la SEP ». Cet
apprentissage implique dans tous les cas, « voir » l’aspect bénéfique
qui est exprimé en termes d’apprécier les choses simples de la vie : « on
s’aperçoit soudain que le gazon est vert et qu’on n’avait pas eu le temps
de s’en apercevoir avant » ; « c’est juste apprécier tout… apprécier de
petites choses, les moments de calme aussi ». En même temps, de ma-
nière similaire à la tension que nous avons vue chez les patients atteints
de démence, ici, les patients SEP reconnaissent tous des périodes diffi-
ciles, et c’est la fatigue qui est le plus souvent évoquée comme cause de
la difficulté. Une patiente disait qu’elle pleurait « tellement mon corps
était lourd ».

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174 ▲ Le self

Avec le temps, les expériences négatives et le fait de savoir appré-


cier les choses simples, semble donner lieu à une nouvelle vision de la
vie qui est résumée par une patiente dans la phrase suivante : « vivre
aujourd’hui parce que demain pourrait ne jamais arriver ». Cette pensée
et de nouvelles voies spirituelles semblent les facteurs les plus puissants
pour faire face à l’imprévisibilité de leur avenir dans les aspects que sont
l’identité de soi, le corps et les actions.
En synthèse, Irving et al. (2009) montrent au moyen de la méthode
phénoménologique que la SEP a un impact significatif sur la personne
qui la souffre et ce, du point de vue physique, psychologique et relation-
nel. L’impact physique, comme cela a été mentionné, est surtout lié à la
fatigue qui provoque une altération drastique des activités physiques et
sociales, et qui est considérée comme le facteur majeur dans la perte
d’emploi. La personne qui n’a plus la possibilité physique de travailler
perd non seulement les bénéfices financiers, mais également les bien-
faits psychologiques d’un emploi rémunéré, tels que le sentiment d’avoir
un but et de la valeur personnelle, d’avoir ses journées structurées et
des interactions avec des personnes qui partagent l’activité quotidienne.
Ainsi, la perte d’emploi due à une maladie chronique est vécue comme
ayant un impact considérable et profond sur l’identité de soi, surtout
chez des personnes qui se décrivent elles-mêmes par le métier qu’elles
font. Irving et al. (2009) et Boeije et al. (2002), entre autres, s’accordent
à dire que la SEP provoque chez les personnes qui en sont atteintes, une
altération des aspects importants du self. Ces auteurs font référence au
changement qui va de la perception d’un self actif, indépendant, capable
de prendre soin de l’autre et suffisamment compétent pour avoir un tra-
vail rémunéré, à celle d’un self dépendant. Les auteurs sont aussi d’accord
pour affirmer que malgré ce constat très difficile, certains patients réus-
sissent à maintenir un sens du self positif, surtout par l’action : arriver
à faire quelques tâches ménagères, assister aux réunions avec d’autres
patients SEP, se battre pour marcher sans aide…et par l’appréciation des
aspects nouveaux de la vie.
Les changements difficiles de l’identité de soi ont une cause supplé-
mentaire à la maladie chronique elle-même, le regard de l’autre. L’impact
de ce regard sur le sens du self est majeur et la période la plus à même
de déclencher des crises douloureuses vis-à-vis de sa propre identité est
celle qui suit immédiatement le diagnostic de la maladie, à partir du mo-
ment où le patient sait qu’il sera considéré comme une personne inva-
lide. La SEP suppose ainsi « une altération du sens du self de la personne

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L’analyse phénoménologique interprétative ▼ 175

en relation avec le monde et avec l’identité de la personne handicapée »


(Jiwa, 1995, in Irving et al., p. 7). Dans le cas de la SEP, il faut ajouter
aux effets mêmes de la maladie et au regard de l’autre, l’impossibilité de
prévoir l’évolution de la maladie. L’identité de soi est en constante réé-
valuation et le sens du self futur, fortement atteint (cf. Markus et Nurius,
1986 et chapitre 1).
Pour conclure cette étude sur la SEP, il faut mentionner les trois do-
maines qui comportent un potentiel de réhabilitation : perception de la
maladie, sens du self positif et relations avec les autres. Le point com-
mun des trois volets est le besoin d’une réévaluation du rôle du self et
en conséquence, l’intervention devrait surtout encourager le patient à
s’engager dans de nouveaux centres d’intérêt, de nouvelles activités et
de nouvelles relations qui aident à donner des aspects positifs au rôle
du self. En même temps, il est nécessaire de proposer des thérapies psy-
chologiques qui puissent éviter ou au moins modérer les perceptions
négatives et irrationnelles de soi.

3.3. Sclérose en plaques, self


et mémoire autobiographique
Sur les suggestions faites par Irving et al. (2009), concernant les interven-
tions pouvant aider les patients SEP, il faut ajouter que se lancer dans de
nouveaux sujets d’intérêt, de nouvelles activités et de nouvelles relations
peut être entravé par des problèmes cognitifs, notamment les troubles
de mémoire autobiographique. Rappelons que ce système de mémoire
est défini comme la capacité de revivre des événements passés avec leur
contexte spatio-temporel et d’être en mesure de rappeler les détails de
ces événements (voir chapitre 4). L’aspect qui nous intéresse ici est le fait
que cette capacité de revivre en détail des événements passés, contribue
à la construction et à la continuité d’une partie importante de l’identité
de soi et joue un rôle majeur sur le sens du self en termes, notamment,
du développement de nouvelles relations et du maintien des relations
existantes. Par ailleurs, la mémoire autobiographique a une fonction de
guide : grâce à elle, le passé sert de base aux comportements présent et
futur (Rasmussen et Habermas, 2011). Nous avons vu que dans le cas
de la démence, la perte parfois massive de ce système mnésique n’abolit
pas le sens du self qui continue de s’exprimer surtout par la préserva-
tion des traits de la personnalité, ainsi que par la continuité des rela-
tions avec autrui, et par les actions. À la différence de ce tableau, dans

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176 ▲ Le self

la SEP, les patients atteints de la forme rémittente, ne présentent pas


invariablement une dégradation du stockage de la mémoire autobiogra-
phique, mais un trouble d’accès à ce système de mémoire. Les raisons
des difficultés d’accès semblent être en lien avec des déficits de la mise
en place de stratégies de recherche de souvenirs personnels. Le proces-
sus de mise en place de stratégies de recherche est sous-tendu par le
cortex préfrontal (e.g. Levine et al., 2002 ; Wheeler et al., 1997), or ce
cortex peut se voir plus affecté dans la SEP (e.g. Arnett, 2003 ; Bendfeldt
et al., 2009) que les parties postérieures du cerveau. Si, contrairement
aux patients atteints de démence, à qui on conseille de préserver autant
que possible leur entourage, on incite les patients SEP à avoir de nou-
velles relations et de nouveaux sujets d’intérêt, on doit s’appuyer dans la
mesure du possible, sur un système de mémoire autobiographique au
moins relativement normal.
Sur l’hypothèse de travail avancée, à savoir un déficit d’accès au stoc-
kage de mémoire autobiographique, dû aux troubles cognitifs attribués
au cortex préfrontal, un programme de réhabilitation (ou plus préci-
sément de facilitation à l’accès aux souvenirs personnels), basé sur la
capacité d’imagerie visuelle mentale a été créé (Manning, non commer-
cialisé). Deux raisons ont été à l’origine du choix de l’imagerie mentale
visuelle comme base du programme de réhabilitation : d’abord elle est
plus à même d’être préservée dans la SEP car elle est sous-tendue par
les zones postérieures du cerveau, notamment la jonction temporo-
pariéto-occipitale (Svodoba et al., 2006), et ensuite l’imagerie mentale
visuelle est centrale dans le processus de mémoire autobiographique
(e.g. Rosenbaum et al., 2004). Ce programme de facilitation a été pro-
posé à un groupe de 26 patients SEP, présentant la forme rémittente de
la maladie et une relative sélectivité des troubles de la mémoire autobio-
graphique (Ernst et al., 2014a ; 2015). Les résultats ont montré une très
bonne réponse des patients à ce programme. La récupération clinique
de souvenirs autobiographiques a été constatée chez tous nos patients,
et elle était accompagnée des changements neuronaux que nous avons
pu détecter dans une série de recherches menées en IRM fonctionnelle
Ernst et al., 2014b ; 2016 ; Manning et al., 2015). Ces données indiquent
que les patients atteints de SEP, forme rémittente, peuvent surmonter les
troubles de mémoire autobiographique et, ce qui est très important, que
cette amélioration peut s’accompagner de plasticité des réseaux neuro-
naux qui sous-tendent ce système mnésique. Ces constats pourraient
être très utiles non seulement pour la mise en place de programmes

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L’analyse phénoménologique interprétative ▼ 177

visant le maintien du sens du self et de l’identité de soi dans la SEP, mais


également dans la recherche IPA.

Synthèse et conclusions
Ce chapitre avait comme objectif principal la description d’une approche
expérientielle, l’IPA, qui a des applications, entre autres, en psycholo-
gie sociale, psychologie de la santé et neuropsychologie clinique. C’est
dans ce dernier domaine qu’elle a été commentée ici. Cette méthode
est phénoménologique en ce qu’elle est consacrée à la compréhension
de l’expérience vécue et au sens donné à l’expérience. Ce sont ces deux
éléments que le chercheur IPA interprète en suivant les principes de
l’herméneutique. L’IPA est une approche de recherche au cas par cas,
cependant l’interprétation peut, soit rester au niveau de chaque cas
étudié, soit englober plusieurs cas particuliers et homogènes en termes
d’une caractéristique préétablie et qui est l’objet de l’investigation. La
réussite d’un protocole IPA nécessite beaucoup de temps de la part de
l’investigateur, ainsi que la maîtrise des façons nouvelles de réaliser la
recherche.
L’application clinique de cette approche, dans la deuxième partie du
chapitre, est centrée sur deux conditions neurologiques, la démence et
la sclérose en plaques. Plus particulièrement, sur la menace que le pro-
cessus démentiel pose au sens du self des personnes qui en sont atteintes
et sur les risques de confusion et détresse psychologique que les change-
ments physiques et psychologiques comportent pour le patient atteint
de SEP. En suivant de près l’étude de Caddle et Clare (2011), pour la dé-
mence, nous avons vu que le trait fondamental du vécu de la démence,
au stade léger, est exprimé par les patients en termes d’une tension entre
la continuité et le changement de leur identité. La continuité a été plus
souvent associée aux aspects centraux du self comme les traits de per-
sonnalité ou les activités, alors que les changements décrivaient plus vo-
lontiers, les symptômes de la maladie, notamment les oublis, ou de l’âge,
comme le ralentissement des mouvements influant sur la réalisation des
activités. Par ailleurs, dans l’étude d’Irving et  al. (2009) concernant la
SEP, c’est avant tout l’impact sur le self des changements physiques inva-
lidants et la façon dont les patients font face à cette condition que les
auteurs ont mise en avant. En lien avec la SEP, nous avons vu également
une série de travaux sur la mémoire autobiographique qui est détermi-
nante pour la continuité phénoménologique.

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178 ▲ Le self

En conclusion, au moyen de la description et de l’application de l’IPA,


l’objectif prioritaire est de transmettre le besoin de faire face à la com-
plexité du sens du self dans la clinique. Il est très probable qu’aucune
méthode quantitative ne serait en mesure de mettre en évidence ce flux
existentiel observé chez chacun des patients atteints de démence, ni de la
tension, entre la perte des rôles du self et la construction d’une nouvelle
identité, chez les personnes souffrant de SEP. L’étude du sens du self en
clinique ne peut en aucun cas donner des résultats clairement délimités
sous la forme « préservé/endommagé ». L’utilisation des méthodes lon-
gues et coûteuses en énergie semble nécessaire pour s’approcher de la
complexité du self. Seulement de cette manière on obtiendra le double
effet recherché : mieux comprendre l’évolution de l’identité de soi chez
les patients et préparer les bases, surtout auprès des personnels hospi-
taliers, pour la mise en œuvre d’une série de mesures cliniques, mais
aussi d’attitudes dans la vie quotidienne, qui pourraient et devraient être
bénéfiques pour les personnes atteintes de troubles neurodégénératifs
chroniques et irréversibles.
 

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