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Feuilleton HPE : Introduction

Publié le 15/01/2005
Auteur(s) : Jean-Pierre Potier

Introduction du feuilleton de l'histoire de la pensée économique par


Jean-Pierre Potier, spécialiste d'histoire de la pensée et des
théories économiques et auteur des différents épisodes de ce
feuilleton.

SOMMAIRE

 A quoi sert l'histoire de la pensée économique?


 Quel point de départ pour l'histoire de la pensée économique ?
 Quelles méthodes utiliser en histoire de la pensée économique ?
 Bibliographie d'ensemble

Cette rubrique consacrée à l'histoire de la pensée économique, de la tradition


aristotélicienne et scolastique jusqu'à l'œuvre de Keynes, propose une formation
à la lecture d'un certain nombre de grands auteurs ou de grands courants de
pensée.

A quoi sert l'histoire de la pensée économique?

Au début de son Histoire de l'analyse économique, Joseph A. Schumpeter


s'interroge sur les raisons d'étudier l'histoire de la pensée économique. A
l'encontre de ceux qui ne voient aucun intérêt dans l'étude des auteurs anciens
et des idées économiques périmées, il fait valoir en premier lieu trois arguments
(trad. fr., Gallimard, 1983, tome 1, pp. 27-28) :
- Les «avantages pédagogiques» dans les études d'économie. En effet, les
manuels les plus récents ne permettent pas de saisir l'importance des problèmes
et la validité des méthodes utilisées par les économistes.

- L'étude de l'histoire de la pensée économique permet de faire surgir des idées


nouvelles et il est toujours possible de glaner des «leçons utiles» pour le présent
à partir des différentes explorations tentées par les auteurs du passé : «Nous
nous instruisons à la fois de la futilité et de la fécondité des controverses ; des
déviations, des efforts gaspillés, des impasses ; des intervalles où le progrès
s'interrompt, de notre soumission au hasard, des procédés à éviter, des retards à
rattraper. Nous apprenons à comprendre pourquoi nous sommes aussi avancés
que nous le sommes, et aussi pourquoi nous n'avons pas progressé au-delà. Et
nous apprenons ce qui arrive, comment et pourquoi».

- Enfin, l'histoire de toute science «nous dévoile les démarches de l'esprit


humain» ; elle nous offre le spectacle de «la logique incarnée dans le concret, de
la logique liée à la vision et au projet».

Quel point de départ pour l'histoire de la pensée


économique ?
Au sens strict, une histoire de la théorie économique (ou de la science
économique) qui entend privilégier l'élaboration des concepts, des instruments
d'analyse (le circuit économique, par exemple) débute par des auteurs du début
du XVIIIe siècle, souvent qualifiés de «pré-classiques», tels que Boisguilbert ou
Cantillon, ou bien avec des auteurs de la seconde moitié du XVIIIe siècle, tels
que François Quesnay ou Adam Smith.

Mais une approche plus globale de l'histoire de la pensée économique doit aussi
prendre en compte les premières réflexions sur la vie économique développées
de l'Antiquité jusqu'à la scolastique médiévale, avant d'aborder la naissance de
l'économie politique dans la période dite «mercantiliste».  

Quelles méthodes utiliser en histoire de la pensée


économique ?
Nous distinguerons schématiquement trois approches : 

L'approche « continuiste »
Cette première approche, représentée par exemple par Georges J. Stigler et
Mark Blaug, consiste à mettre en évidence une continuité, une succession de
progrès analytiques au cours du temps. Cette approche «continuiste» offre une
interprétation cumulative de la science économique, qui présuppose une
séparation entre le travail analytique et les jugements de valeur, les «visions»
(pré-analytiques) des auteurs. Le discours économique est déconnecté de
l'évolution globale des sociétés. La progression de la science peut être
envisagée de manière plus ou moins régulière selon les historiens, admettant en
général la possibilité de «retards» et d'incidents de parcours. Elle aboutit à la
théorie économique moderne, qui constitue une sorte de «terre promise». Cette
démarche était déjà revendiquée par l'économiste classique Jean-Baptiste Say.
Celui-ci explique en effet que l'histoire d'une science «ne peut être que l'exposé
des tentatives, plus ou moins heureuses [...] pour recueillir et solidement établir
les vérités dont elle se compose. Que pourrions-nous gagner à recueillir des
opinions absurdes, des doctrines décriées et qui méritent de l'être ? Il serait à la
fois inutile et fastidieux de les exhumer. Aussi l'histoire d'une science devient-elle
de plus en plus courte à mesure que la science se perfectionne» (Cours complet
d'Economie Politique Pratique, 1ère édition, 1828-29). Ce point de vue jette un
doute sur l'utilité de l'histoire de la pensée économique, ou du moins celle qui
remonte avant Adam Smith. On qualifie aujourd'hui cette démarche de
rétrospective (Mark Blaug, Economic Theory in Retrospect, 1ère édition 1968).
Parmi les démarches qui s'inscrivent dans cette approche, l'une vise à
rechercher des «précurseurs». Cette démarche qualifiée de généalogique aboutit
à prêter des conceptions modernes à des auteurs anciens. Par exemple, on peut
faire de François Quesnay un «précurseur» de l'analyse input-output de W.
Léontieff ; il existe, en effet, une représentation du «Tableau économique» sous
la forme d'une matrice input/output (A. Phillips). Cette démarche fait l'objet de
critiques. Par exemple, Georges Canguilhem (Etudes d'histoire et de philosophie
des sciences, 1968) met en garde contre une telle conception positiviste de
l'histoire des sciences. Le "précurseur" aurait établi pour ses successeurs une
carte du savoir dans ses grandes lignes, qu'ils n'auraient plus qu'à préciser. On
extrait le précurseur de son cadre culturel pour l'insérer dans un autre, plus tardif.
Naturellement, refuser de parler de "précurseurs" ne doit pas nous empêcher de
travailler sur les filiations historiques des théories, de repérer des permanences
de projets, d'intentions chez les économistes.  

Une deuxième approche peut être qualifiée de «


discontinuiste »
Elle refuse d'envisager un progrès cumulatif du savoir économique. On cherche
plutôt à identifier les moments de rupture dans l'histoire des idées économiques,
la pluralité des voies explorées et les bifurcations possibles. Des théories
détrônées survivent et réapparaissent. Plusieurs démarches sont possibles dans
cette perspective.

Une première manière de travailler consiste à se servir du concept de


paradigme, à la suite de Thomas Kuhn (La structure des révolutions
scientifiques, 1962). Kuhn explique que l'activité multiforme des chercheurs à
une époque déterminée aboutit à la constitution d'un «paradigme», qui va
recevoir l'adhésion de la communauté scientifique. Celui-ci est formé
d'hypothèses théoriques, de lois et techniques qui sont adoptées par une
communauté scientifique pendant un laps de temps plus ou moins long (par
exemple, le paradigme d'Aristote, le paradigme de Newton). Dans un état de
«science normale», les chercheurs développent le paradigme. Mais devant les
difficultés qui surgissent, un état de crise va peu à peu s'installer. Les chercheurs
s'accrochent alors à leurs théories en dépit des difficultés rencontrées. La crise
du paradigme se résoudra par l'émergence d'un nouveau paradigme qui va
gagner l'adhésion progressive de la communauté. On a là le moment de la
«révolution scientifique».
On a tenté d'appliquer la théorie des paradigmes à l'histoire de la pensée
économique. On distingue, par exemple, le paradigme classique, le paradigme
néo-classique, le paradigme keynésien. Ce type de démarche pose cependant
quelques problèmes pour la période de trois siècles qui précède l'arrivée des
Physiocrates et des classiques. Ainsi, un paradigme «mercantiliste» est-il
identifiable, compte tenu de l'absence d'une communauté homogène de
chercheurs ? En outre, en économie, la domination d'un paradigme n'a pas un
caractère aussi net que dans les sciences de la nature et l'on remarque une
coexistence durable de plusieurs paradigmes qui s'affrontent.

Une autre démarche «discontinuiste» est celle, structuraliste, de Michel Foucault


(Les mots et les choses, 1966). Cet auteur oppose l'«âge classique» à l'«âge
moderne». L'«âge classique» (XVIIe-milieu du XVIIIe siècle) n'est pas celui des
économistes classiques, mais celui des Mercantilistes jusqu'aux Physiocrates. Il
est encore impossible de parler d'économie politique, car la production n'existe
pas dans l'ordre du savoir ; les auteurs de la période ne traitent que de la
circulation de la richesse. En revanche, à l'«âge moderne» (fin du XVIIIe-début
du XIXe siècle), on assisterait à la naissance de l'économie politique avec Smith
et Ricardo : la production existe enfin dans l'ordre du savoir, avec l'apparition de
la théorie de la valeur-travail. Ces deux premières approches ont l'inconvénient
de se limiter au seul développement intellectuel des théories, en faisant
abstraction des conditions socio-économiques de leur production. Ces deux
approches relèvent de ce qu'on a appelé, à la suite de Mark Blaug, le point de
vue «absolutiste» en histoire de la pensée économique.  

Une troisième approche peut être envisagée, qualifiée


de « relativiste » ou d'« environnementaliste »
Dans cette perspective, les auteurs doivent être situés dans le contexte
économique, social, scientifique et philosophique de leur époque. Les grandes
innovations dans la pensée économique proviennent de tentatives de recherche
de solutions à des problèmes contemporains. L'institutionnaliste américain
Wesley Clair Mitchell (Types of Economic Theory, 1967-69) affirme ainsi : «One
of the results of any survey of the development of economic doctrines is to show
that in large measure the important departures in economic theory have been
intellectual responses to changing current problems ; that is, the economic
theorists who have counted deeply concerned with problems that troubled their
generation. Their theories have been attempts to deal scientifically with these
problems, to point out promising means of practical action» (vol 1, p. 13). Dans la
perspective relativiste, on s'intéresse aux «cadres sociaux» de la connaissance,
au contexte économique, politique, social et intellectuel de la rédaction des
textes économiques. Il faut identifier l'«esprit du temps» (Zeitgeist). Il est
nécessaire aussi de prendre en compte la biographie des auteurs. Ce travail
exige une pluri-disciplinarité ou une trans-disciplinarité. Le "Tableau
économique" de Quesnay sera rattaché à la question du blé, très controversée
en France, au milieu du XVIIIe siècle, avec les tentatives de libéralisation du
marché des grains. La théorie smithienne sera rattachée à un système
économique dans lequel les manufactures ne sont pas encore mécanisées. La
théorie ricardienne sera rattachée à la controverse sur les "Corn Laws" en
Angleterre. De son côté, Gunnar Myrdal ("Crises and cycles in the development
of economics", The Political Quarterly, 1973) estime que l'émergence de
problèmes économiques stimule l'émergence de solutions politiques et donc de
théories qui vont fournir ensuite une base scientifique à ces solutions. Il serait
erroné de vouloir trancher radicalement parmi les différentes approches en
histoire de la pensée économique. La plupart des historiens n'adoptent pas une
approche exclusivement «continuiste», «discontinuiste», ou relativiste. Même les
auteurs «absolutistes» doivent admettre que l'environnement influence la science
économique, en particulier durant sa période de formation. Ainsi, Joseph
Schumpeter n'hésite-t-il pas à faire une place aux problèmes culturels,
philosophiques, à l' «esprit du temps».
La lecture des auteurs du passé, si possible dans le texte original, est fortement
conseillée. Elle constitue un moyen de se prémunir contre les interprétations
parcellaires, réductrices, unilatérales.

Bibliographie d'ensemble
Quelques ouvrages de référence :
Béraud (Alain) et Faccarello (Gilbert), sous la direction de : Nouvelle histoire de
la pensée économique, Paris : La Découverte, tome 1, Des scolastiques aux
classiques, 1992, tome 2, Des premiers mouvements socialistes aux
néoclassiques, 2000, tome 3, Des institutionnalistes à la période contemporaine,
2000.
Blaug (Mark) : Economic Theory in Retrospect, Cambridge : Cambridge
University Press, trad. française, La pensée économique - Origine et
développement, 4e éd., Paris : Economica, 1986, 5e éd., 1998.
Breton (Yves) et Lutfalla (Michel), sous la direction de, L'économie politique en
France au XIXe siècle, Paris : Economica, 1991.
Bruhns (Hinnerk), sous la direction de, Histoire et économie politique en
Allemagne de Gustav Schmoller à Max Weber. Nouvelles perspectives sur
l'école historique de l'économie, Paris : Ed. de la Maison des sciences de
l'homme, 2004.
Cartelier (Jean) : Surproduit et reproduction - La formation de l'économie
politique classique, Grenoble/Paris : P.U.G.-Maspero, 1976.
Denis (Henri) : Histoire de la pensée économique, Paris : PUF, 1e éd., 1966, 11e
éd., 1999.
Dockès (Pierre) : L'espace dans la pensée économique du XVIe au XVIIIe siècle,
Paris : Flammarion, 1969.
Gide (Charles) et Rist (Charles) : Histoire des doctrines économiques des
Physiocrates à nos jours (1e éd., 1909), 7e éd., Paris : Sirey, 1948, réédition
2001.
Hutchison (Terence) : Before Adam Smith - The Emergence of Political
Economy, 1662-1776, Oxford : Blackwell, 1988.
Pribram (Karl) : A History of Economic Reasoning, Johns Hopkins U. Press,
1983, trad. française, Les fondements de la pensée économique, Paris :
Economica, 1986.
Schumpeter (Joseph-Alois) : History of Economic Analysis, Londres : G. Allen
and Unwin, 1954, trad. française, Histoire de l'analyse économique, Paris :
Gallimard, tome 1, L'âge des fondateurs, tome 2, L'âge classique, 1983, réédition
coll. Tel, 2004.
Quelques manuels :
Barrère (Alain) : Histoire de la pensée et de l'analyse économiques, tome 1 (seul
paru), La formation des premiers systèmes d'économie politique (des origines à
1870), Paris : Cujas, 1994.
Baslé (Maurice), Gélédan (Alain) et autres : Histoire des pensées économiques -
Les fondateurs, Paris : Sirey, 2e éd., 1993.
Boncoeur (Jean) et Thouément (Hervé) : Histoire des idées économiques, Paris :
Nathan, tome 1, De Platon à Marx, tome 2, De Walras aux contemporains, 3e
éd. 2004.
Deleplace (Ghislain) : Histoire de la pensée économique, Paris : Dunod, 1999.
Etner (François) : Histoire de la pensée économique, Paris : Economica, 2000.
Jessua (Claude) : Histoire de la théorie économique, Paris : P.U.F., 1991.
Martina (Daniel) : La pensée économique, Paris : A. Colin, coll. "Cursus", tome
1, Des mercantilistes aux néo-classiques, 1991, tome 2, Des néo-marginalistes
aux contemporains, 1993.
Montoussé (Marc), sous la direction de : Histoire de la pensée économique -
Cours, méthodes, exercices corrigés, Rosny : Bréal, 2000.
Wolff (Jacques) : Les grandes oeuvres économiques, Paris : Cujas, tome 1, De
Xénophon à Adam Smith, 1973, tome 2, De Malthus à Marx, 1976, tome
3, Walras et Pareto, 1981, Lénine, Schumpeter, Keynes, C. Clark, Von
Neumann, Morgenstern, 1983.
Wolff (Jacques) : Les pensées économiques - Les courants, les hommes, les
œuvres, Paris : Ed. Montchrestien, tome 1, Des origines à Ricardo, 1988, tome
2, De Ricardo à nos jours
 

Jean-Pierre POTIER [1].
 
Note :
[1] Jean-Pierre Potier est actuellement Professeur émérite de sciences
économiques à l'Université Lumière Lyon-2 et chercheur au laboratoire Triangle
(UMR 5206). Il est spécialiste en histoire de la pensée économique, en particulier
des XIXe et XXe siècles en France et en Italie, et des théories économiques
classique (J.-B Say) et marginaliste (L. Walras)

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