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Les Yeux d’Elsa, rassemblant des poèmes de dates diverses, ont été publiés, au plus fort de la guerre, le 15 mars
1942 à Neuchâtel, en Suisse, dans Les cahiers du Rhône.
Ce recueil composite peut surprendre à première lecture. Il s’inscrit pourtant dans une réflexion sur la poésie,
que Louis Aragon poursuit depuis son entrée en littérature, sans rompre pour autant avec les exigences de son
engagement politique.
Placée sous l’égide d’Elsa Triolet, sa compagne d’origine russe et elle-même écrivain, la poésie de Louis Aragon
oscille entre deux pôles : la « communication publique » et la « confidence intime » selon l’expression de J.
Gaucheron.
Notre parcours s’ordonnera en cinq étapes :
1. Une poésie de circonstance(s) Après sa participation à la Première Guerre mondiale, une nouvelle fois,
Louis Aragon est convoqué au grand rendez-vous de l’Histoire.
2. Une poésie de combat et « de À une époque où d’autres écrivains acceptent de collaborer avec l’ennemi,
contrebande » Louis Aragon choisit le combat dans la Résistance.
3. Poésie pure ou chant patriotique ? À la « poésie pure » préconisée par Paul Valéry et consacrée par un ouvrage
de l’abbé Brémond, Louis Aragon préfère les accents d’un « chant national
».
4. Renouer avec le passé culturel de l'a Le poète, puisant dans la poésie du Moyen Âge, veut montrer la continuité
nation pour combattre l’idéologie de la poésie française à travers les âges au moment où une autre culture
cherche à s’imposer.
5. Un nouvel art poétique Dans cette recherche des origines de la poésie, Aragon poursuit sa propre
réflexion sur l’écriture poétique.
Ces sources d’inspiration et ces préoccupations d’un écrivain attentif à son
art éclairent la composition du recueil.
4. Un impératif pour combattre l’idéologie nazie : renouer avec le passé culturel de la nation
Pour redonner au peuple de France une conscience nationale, au milieu de tant de voix divergentes, il faut, face à
ceux qui proclament la « décadence » du pays, retrouver les valeurs du terroir.
Car « jamais la poésie, la culture française dont nous sommes les indignes dépositaires, n’ont été à l’épreuve
d’une époque pareille à celle-ci » écrit Louis Aragon à Max Pol Fouchet dans une lettre datée du 31 mai 1941.
Ainsi, idéologiquement, se justifie le recours au Moyen Âge, et plus particulièrement à la poésie du XIII e siècle :
c’est dans le patrimoine littéraire que le poète « à la recherche d’un langage qui soit celui de notre temps, de notre
peuple, et à la fois de la plus haute vague » (Œuvre poétique, t. VI édition de 1990) trouvera des ressources, quand
la liberté est en danger et que règne la censure. Plusieurs textes importants sont écrits, à ce sujet, au moment de la
guerre. « La leçon de Ribérac ou l’Europe française », rédigée en juin 1941 et mise en appendice du recueil Les
Yeux d’Eisa (Seghers), ainsi que la préface à ce même recueil datée de mars 1942 et intitulée, reprenant le vers de
Virgile qui débute L’Enéide, « Arma virumque cano », puisent à cette source le modèle d’une « poésie
nationaliste du vers » (p. 24). Dans le premier essai, ce qui revient à la mémoire de Louis Aragon stationné à
Ribérac et qui, à l’annonce de la signature infamante de l’armistice par le maréchal Pétain, cherche une « issue
pour revoir les étoiles » (p. 117), c’est le nom d’Arnaud Daniel, poète en langue d’oc, cité dans « le Purgatoire »
de Dante comme le troubadour de la poésie courtoise, la fin amor.
En lui, l’écrivain moderne voit l’inventeur d’une nouvelle forme d’art, le « clus trover », poème énigmatique
usant d’un langage inaccessible au vulgaire dont il faut trouver le sens et la clé, et grâce auquel le troubadour peut
chanter les beautés de la Dame élue en présence de son seigneur et mari... Louis Aragon le célèbre comme
l’initiateur de la « poésie de contrebande » qu’il pratique lui-même pour déjouer les ruses des censeurs et tromper
la vigilance ennemie, en un temps où « il faut redouter même le silence » (Richard Cœur de Lion, p. 73). Le choix
de ce cadre poétique n’est donc pas innocent : pour Louis Aragon, le XII e siècle est celui qui inventa les genres
poétiques, les thèmes et les héros de la littérature française dont on trouvera l’écho dans sa poésie. « Dans un
temps où (le) pays (était) divisé et par la langue et dans sa terre... où il y avait un roi de Paris, et un roi
d’Angleterre qui tenait la moitié de la France » (p. 122), « Maître Arnaud » reste le poète qui permit que se
développât « une poésie qui porta plus haut et plus loin que les étendards (des) princes, la grandeur fran çaise
» (La Leçon de Ribérac, pp. 122-123, Seghers).
Autre modèle encore choisi par Aragon pour s’opposer à Jean Giono qui avait déclaré préférer « vivre à plat
ventre » à résister, celui de Chrétien de Troyes, créateur du « roman » où fusionnent « l’amour provençal » et la «
légende celtique », « miroir de la société féodale française, de ses mœurs, de ses grandeurs et di ses faiblesses »
(pp. 133-134) et qui fut à l’origine du Roi Arthur et des mythes de la Table Ronde. Évoquant les figures de
Lancelot du Lac et de Perceval, Louis Aragon y voit « la sublimation, le perfectionnement aussi de cette morale
courtoise qui devait gagner l’Europe à la France » (p. 126). Revendiquer ce passé, c’est donc faire l’éloge de la
patrie et de son rayonnement à un moment où « la force brutale » l’opprime. Il est d’autres valeurs dont Aragon
qui se veut l’émule des troubadours et des chevaliers proclame la pérennité. Pour lui, la morale courtoise n’est pas
un abâtardissement de la virilité, « une morale de midinette », comme semble le croire Henri de Montherlant, mais
elle est « le prélude des idées qui feront plus tard de la France le flambeau du monde » (p. 128), et l’affirmation de
l’unité du pays, par delà les dissensions des princes du moment. L’incarnation de cet idéal courtois c’est la figure
légendaire de Perceval, « porteur de vérité », « le chevalier aux Armes vermeilles » (p. 135) qui peut servir de
modèle aux combattants. Et, après avoir fustigé l’individualisme ou l’égotisme, incarnés par Maurice Barrés et
André Gide, le poète réclame le droit de s’inspirer du Moyen Âge, non pour fuir le présent, mais « en un temps de
valeur méconnue » pour proclamer sa fidélité à un héroïsme dont témoignent « des milliers d’exemples vivants » :
« C’est eux que je salue en Perceval, le chevalier Vermeil » (p. 138). Renouer avec le passé littéraire de la France
ce n’est donc pas se complaire à des « vieilleries poétiques » mais utiliser tous les thèmes et toutes les techniques
dans le combat mené par les poètes résistants. Et si Louis Aragon préconise le modèle du « clus trover », de « l’art
fermé » prôné par Arnaud Daniel, ce n’est pas dans le but de privilégier l’hermétisme de l’expression poétique au
détriment de la clarté du sens, c’est, bien au contraire, pour donner à « chaque mot une importance exagérée » qui
attirera l’attention du lecteur et fera appel à sa perspicacité.
Reprenant l’exigence d’Isidore Ducasse : « la poésie doit être faite par tous », Louis Aragon voit dans la reprise de
l’histoire de la poésie française et du vers français (qu’il expose dans sa préface au Yeux d’Eisa, non pas « une
leçon qui se répète bien apprise », ni des recettes à appliquer pour ceux qui cherchent les rimes dans
les dictionnaires, mais « le sanglot organique et profond de la t'rance... parler de toute la terre et de toute l’histoire
dont chaque poète est l’héritier, l’interprète ». Chaque écrivain est redevable à ceux qui l’ont précédé. Tel Du
Bellay prônant « l’innutrition » des textes antiques, dans sa Défense et illustration de la langue française, Louis
Aragon, nourri de culture médiévale et humaniste, n’hésite pas à imiter et à le dire : « car j’imite. Plusieurs
personnes s’en sont scandalisées ». « Tout le monde imite tout le monde ne le dit pas » (p. 13). En parcourant le
recueil, un lecteur attentif trouvera plusieurs exemples de ces emprunts et de ces imitations, guidé en cela
d’ailleurs par Aragon lui-même, multipliant les notes explicatives — autant de points de repères — au bas de sa
préface. Mais ce n’est pas là « pure singerie » (Du Bellay) car chaque poème est adapté aux circonstances, ou aux
idées défendues par le poète. « Bichard Cœur de Lion », souvenir de la « Complainte du prisonnier » écrite par le
roi normand prisonnier en France, a été conçu lors de l’internement de Louis Aragon, à Tours et, si l’on y trouve
des réminiscences, c’est que le poète, tel Richard Cœur de Lion, chante la Liberté.
« La liberté comme un bruissement d’ailes / Répond au chant de Richard Cœur de Lion » (« Richard Cœur de
Lion », p. 74)
« Lancelot », reprenant la légende du « chevalier à la charrette » inventée par Chrétien de Troyes, est un prétexte
pour affirmer la fidélité du poète à une Dame aux couleurs de la France :
« On me verra trembler mais non pas lui faillir » (Lancelot, p. 74)
Ailleurs, dans le recueil, dans le cycle « Les Plaintes », Louis Aragon retrouvera les accents de la « Canso », ce «
chant » des troubadours, pour dire tour à tour le malheur du pays ou l’amour de la Dame.