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Ecrivain, anthropologue, auteur compositeur interprète franco-


canadienne. Adepte de la forme courte, je cherche à exprimer les
possibles de notre époque et interroge la possibilité de changement.

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Bienvenue en
incertitude

LETTRES SANS RÉPONSE

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Cette année nous a apportée l’incertitude. À nous de décider si


nous l’accueillons ou si nous en avons peur. Je vous souhaite
une année d’accueil. Accueillir les rebonds, les détours, les
imprévisibles, et surtout, l’essentiel. 

Accueillir l’incertitude
Certains aiment les jeux de hasard. D’autres préfèrent les jeux
de stratégie. Dans les deux cas, on frétille en secouant les dés
ou juste avant de retourner la carte. On aime cette part
d’imprévu, c’est ce qui fait monter l’adrénaline. On essaye de
provoquer la chance ou de la renverser. C’est ça qui fait le
charme du jeu. Mais ce qu’on cherche dans le jeu, on l’accepte
bien moins facilement dans la vraie vie.

Confinement 1, confinement 2… Cette fois pas


d’applaudissements aux balcons, pas de photos de la nature
qui reprend ses droits, pas de vidéos d’artistes des quatre
coins du pays faisant œuvre commune. Pourtant souvenez-
vous, il y a sept mois…

On parlait du monde d’après, où l’essentiel reviendrait au


centre de nos vies, où on ferait plus attention aux autres et au
vivant, où les métiers essentiels seraient revalorisés. Et puis
on a pu à nouveau sortir, s’entasser sur les terrasses et dans
les parcs, aller voir des spectacles, visiter nos musées,
fréquenter nos salles de sport, acheter tout ce dont nous
n’avons pas besoin, et voyager. Moins loin que prévu, mais
notre pays est si beau ! Et on a fait semblant de croire qu’un
virus n’oserait pas ne pas prendre de vacances d’été. Au sein
même des familles et des amis proches, l’acceptation ou le
 refus de la contrainte a pu créer des scissions voire des
ruptures. Entre le bien commun et les libertés individuelles,
entre conscience et désir, le virus a trouvé des boulevards
pour circuler. Résultat : tout le monde se retrouve confinés, en
attendant la prochaine trêve des sacro-saintes fêtes de fin
d’année, suivie de la prochaine vague qui mènera
probablement à un nouveau confinement. On pressent bien
que l’incertitude que nous vivons ne sera pas un moment
mais bien une nouvelle norme. Qu’elle n’est pas une pilule à
avaler mais bien le signal d’un changement à entreprendre.

Le refus de l’incertitude

Pour les générations qui n’ont pas connu la guerre,


l’incertitude que nous vivons apparaît comme quelque chose
d’absolument insupportable, d’odieux, qui fait offense à notre
toute-puissance et paralyse la volonté. À force de sacraliser le
contrôle – des corps, des machines, des esprits, de l’espace
et du temps – nous sommes devenus des handicapés de
l’inconnu. Nos journées sont segmentées, chronométrées, le
moindre retard d’un transport – le plus souvent pour assurer
notre sécurité – nous hérisse. Nous ne supportons plus
d’attendre un rendez-vous, il nous faut être prévenu ou
prévenir que « j’arrive ! ». On demande à nos enfants
d’anticiper l’enchaînement de leurs études dès le plus jeune
âge. On planifie nos vacances avec un remplissage effréné
qui ne laisse presque plus de place à la surprise. Comment
s’étonner que face à un phénomène dont la nature même est
 d’être imprévisible, nous soyons complètement désarmés ?

Dans la société du commentaire et du spectacle de


l’information, nous sommes encouragés à toujours avoir une
opinion sur tout. Les certitudes fusent dans tous les sens, ou
plutôt dans les deux sens où on veut les enfermer : pour ou
contre, pour ou anti. On préfère se ranger dans un camp ou
l’autre, quitte à nier une partie du réel, trop complexe pour un
schéma binaire, plutôt que d’oser dire « Je ne sais pas. ».

Quand on se tourne vers ceux qui ont connu des années de


guerre et d’occupation, qui se sont chaque jour posés la
question de comment ils allaient manger, se laver, si leur
famille était en sécurité, qui risquaient leur peau en
distribuant des tracts en allant chercher du savon ou en
rentrant trop tard ; ou ceux qui ont vécu en pensant qu’à tout
moment le monde pouvait exploser suivant le caprice de
quelques hommes, on se dit qu’il doit bien y avoir une manière
de vivre avec l’incertitude.

L’incertitude n’est pas le risque

Le risque est l’éventualité d’un danger. Il est donc à mesurer


et à éviter. Mais l’incertitude est un état, un sentiment que
nous éprouvons devant ce qui est imprévisible. Cet état est
culturellement défini et peut être modifié. L’intégration du
risque dans nos vies est une activité familière, même si nous
la pratiquons à des degrés très variés. Certains métiers
consistent à prévoir les risques, à les contourner ou les gérer
le mieux possible. Plus on analyse une situation, plus on en
connaît les données et les variations possibles, plus on a de
l’expérience, plus on se sent aptes à faire face aux risques.
Bien sûr, il y a aussi les tempéraments. Certains adorent partir
à l’aventure, ne pas savoir où un chemin les mène, se laisser
surprendre, d’autres s’inquiètent dès qu’un sentier n’est pas
tracé sur la carte ou qu’on est en retard sur l’horaire.

Mais l’incertitude, c’est autre chose. En incertitude, nous


n’avons pas suffisamment de données pour anticiper les
différentes scenari qui peuvent se présenter. Comme nos
 activités dépendent de elles des autres, l’incertitude collective
rejaillit sur chacun et l’incertitude de chacun sur tous. Ne pas
savoir ce qu’on va faire parce que les autres ne savent pas ce
qu’ils font faire, voilà où nous en sommes quand la crise
touche tout le monde.

En attendant…

On dit « Gouverner c’est prévoir ». Prévoir, c’est-à-dire évaluer


les risques, anticiper les obstacles, et travailler sur le long-
terme. Or à une époque où toute l’action politique se déroule
sous les caméras, l’information continue et les réseaux
sociaux, elle se positionne d’après les indicateurs de
popularité et les réactions immédiates, donc toujours sur le
court-terme. Dès lors on ne s’étonne pas du manque de
préparation à la deuxième vague alors que tous les
indicateurs le pointaient depuis le mois de juin.

Et c’est justement entre les chiffres de ceux qui meurent ou


pourraient mourir du covid et ceux qui meurent ou pourraient
mourir à cause du covid, que les décisions doivent se prendre.
Entre les chiffres qui tombent chaque jour des
contaminations et de décès du covid, et les chiffres beaucoup
plus difficiles à étudier des taux de dépression, de pathologies
psychiatriques, de burn out, de suicides , de décès par
déprogrammation d’opérations ou encore le non dépistage de
 cancers que provoquera cette crise.

Entre ceux qui souffrent d’isolement accentué et ceux qui


souffrent de se retrouver les uns sur les autres, ceux qui
développent la phobie de tomber malade, ceux qui perdent
leur emploi et ne savent pas comment ils vont tenir, ceux qui
ont découvert qu’ils n’avaient plus rien à faire ensemble, les
vies se dérèglent. Ce qu’on croyait immuable a dévié.

Aujourd’hui nous vivons en attendant. Ralentis comme sur


une route derrière un accident. Et dans toutes les têtes les
questions tournent : comment ne pas couler, comment
maintenir l’activité, comme repartir, comment boucler le
programme ? Comment arriver à la destination qu’on s’était
fixée ? Quand un jour on contournera ce moment, on tournera
la tête en se disant que c’était terrible, avant de donner un
grand coup d’accélérateur et de redémarrer à pleine vitesse,
les cheveux au vent, scandant la liberté retrouvée.

Réagir face à la privation

Face à une privation, les réactions peuvent varier : est-ce


qu’on se frustre et on attend que l’État nous redonne les
moyens de retrouver ce qui nous manque, ou est-ce qu’on
essaye de remettre en tension notre désir, notre créativité,
notre pensée, dans une autre direction ? Les individus que la
société de consommation a fabriqués sont habitués à obtenir
immédiatement ce qu’ils désirent. Avec la crise, certains ont
réalisé qu’ils peuvent se passer de certaines choses, tandis
que d’autres compensent le manque par le téléachat et iront
grossir les files d’attente dès que les magasins rouvriront.

Bien sûr c’est plus facile de prendre de la distance à deux


dans une maison de campagne qu’à six dans un quatre
pièces. Mais il n’y pas qu’un déterminisme social. Il y aussi
notre relation au vide, et notre capacité à faire face à notre
intériorité. Comment habiter l’espace qui rétrécit ? Ce
deuxième confinement où les enfants sont à l’école va peut-
être ouvrir à davantage de personnes les moments de recul et
d’introspection. On l’a vu déjà après le premier confinement :
 dans certaines campagnes les recherches de terrains ou de
maisons ont drastiquement augmenté. La fréquentation des
grandes enseignes a chuté.

Pour certains, cette crise est l’occasion de recalibrer les


priorités, de ne plus sacrifier sa qualité de vie à la nécessité
de maintenir un certain style de vie. C’est l’occasion se mettre
à faire ce qu’on a toujours laissé de côté, de ne plus courir
partout, de consacrer du temps à ses proches, de relativiser
certains soucis face à la vie menacée, de se mettre au vert, de
découvrir sa région… Pour d’autres, c’est la perte totale de
l’équilibre. Le manque peut créer la réorientation du désir, ou
bien la frustration qui appelle la surconsommation pour
compenser.

Accueillir l’incertitude

Accueillir l’incertitude, ce n’est pas un mantra de


développement personnel pour quelques privilégiés à qui on
aimerait bien dire : « C’est ça, mettez-vous dans ma situation
et on verra si vous accueillez l’incertitude ! ». Réflexe très
répandu où toute proposition d’envisager les choses
autrement, est considéré comme une négation de la légitimité
de la souffrance. Au contraire, il s’agit juste de dire que face à
une situation difficile, plutôt que de trépigner, il serait peut-être
plus utile de chercher une autre manière de faire pour la
contourner. Accueillir l’incertitude, c’est être capable, comme
le fait le paysan dans tous les pays et à toutes les époques,
 de lever la tête au ciel, de pressentir l’orage, de ne jamais
savoir combien de temps dureront les pluies ou la
sècheresse, et de continuer, en faisant ce qu’il peut pour
protéger ses cultures, mais en acceptant aussi de s’en
remettre à ce qu’il ne contrôle pas, avec les dégâts et les
sacrifices que cela comporte. C’est une attitude qui permet de
tenir et de s’adapter.

Si nous n’avons pas de prise sur des événements aussi


énormes qu’une pandémie ou des catastrophes climatiques,
on peut toujours changer le regard que nous portons sur nos
activités, professionnelles ou de loisir. Si on ne les considère
plus comme une fin en soi dont la perte créerait un manque
irrémédiable, mais qu’on se met à les regarder comme un
environnement dans lequel on cherche à accomplir quelque
chose d’essentiel pour nous, alors on s’autorise à envisager
de faire autrement quand cette activité cesse. Il s’agit de
trouver ce qui dans chaque activité nous intéresse, ce qu’on
cherche à y accomplir à travers elle : coopérer, innover, briller,
impressionner, transmettre, vivre l’aventure, contribuer à
l’ordre, etc. Alors on peut se dire que cette recherche
essentielle, on peut la trouver en exerçant son activité
autrement, ou en changeant d’activité. Bien sûr tout notre
système est basé sur la capacité des individus à maintenir un
niveau stable d’activité et de revenu : nos emprunts bancaires,
nos baux, nos abonnements de télécommunication, nos
modes de vie sédentaire,  nous engagent et nous enchaînent.
Mais tant de gens, y compris des parents avec enfants en bas
âge, ont pu recommencer autrement avec très peu de moyens
financiers, qu’on peut au moins se poser la question.

Renverser notre regard  

Nous avons été biberonnés au faux confort de pouvoir prévoir


journées, nos semaines et nos mois, bien calés dans une
activité monolithique que nous exerçons chaque jour de la
même manière. Cet état est celui qui nous rassure. Si quelque
chose vient le bouleverser, nous sommes dans un état
d’insécurité et d’angoisse.
Or on peut très bien imaginer, comme c’est le cas dans
 certaines sociétés, penser à l’inverse. Qu’un individu qui ne
supporterait pas de ne pas savoir à quoi ressembleront ses
journées, qui ne pourrait survivre qu’en ayant un rapport
unique et figé à son travail, à ses plaisirs, à ses espaces, aux
autres, serait l’individu instable. Et qu’à l’inverse, celui qui
aurait les outils intérieurs pour s’adapter à différentes
situations, aurait plus de chances de maintenir une stabilité
psychologique et émotionnelle.

Développer ma capacité à regarder une situation de différents


points de vue, envisager plusieurs chemins pour atteindre un
objectif, être capable de faire ce que je fais déjà avec
plusieurs publics, dans plusieurs lieux, à plusieurs rythmes,
savoir en toute circonstance où je place la limite entre ce que
je peux accepter et ce que je ne peux pas, ne jamais perdre de
vue ce à quoi je participe, interroger le sens de ce que je fais. 
Voilà peut-être à quoi ressemble le bagage qui nous
permettrait de vivre les soubresauts du monde, sans en être
totalement paralysés. Ces facultés, de nombreuses
disciplines l’enseignent déjà. Et les personnes les pratiquant
sont sûrement mieux armées pour faire face à la crise que
nous vivons.

Pratiquer le déséquilibre

Surf, planche à bascule, funambulisme, trapèze, parapente,


voile – toutes ces disciplines développent les réflexes
corporels pour se mettre en situation d’accompagner le
déséquilibre. Impossible de le refuser, puisqu’il est au cœur
 de la sensation recherchée. On accepte de ne pas savoir où
on va retomber et à quelle vitesse. On accueille le moment de
suspension dans le vide. Dans ces disciplines, l’évaluation du
risque est primordiale. La peur ne paralyse pas, au contraire.
Elle est un garde-fou nécessaire pour inciter à prendre toutes
les précautions.  En musique, l’art de l’improvisation est basé
sur une connaissance absolue des règles d’harmonie, de
rythme, de style. À partir de cette connaissance et dans ce
cadre, se négocie une liberté qui tient toujours compte des
contraintes imposées par la présence des autres, le but
n’étant pas de faire quelque chose de beau en soi et pour soi,
mais de participer à quelque chose de beau collectivement.
C’est une capacité de réagir à un accident rythmique ou
mélodique, pour en faire un élément de langage et l’intégrer à
sa phrase, sans jamais perdre de vue comment cette phrase
s’intègre au langage commun. C’est l’acceptation de ne pas
savoir où l’on va, de n’avoir aucune idée de ce que l’autre va
faire, d’être attentif en permanence à toutes les possibilités.

Les pêcheurs et autres marins comme les montagnards


savent chercher d’autres chemins et être attentifs à leurs
limites. Tous ceux qui font face à des éléments plus grands
qu’eux et qui savent que l’humain n’est pas tout-puissant,
savent équilibrer la volonté individuelle et ce qui la dépasse.

Toute personne qui par une discipline ou par un mode de vie,


pratique en permanence l’art de se réajuster à des situations
imprévues, vit sans doute différemment la crise que nous
traversons. Et ces personnes existent, partout. Elles ont des
enfants ou pas, vivent en couple ou seules, vivent souvent de
façon très humble, et sont sans doute une clé pour nous en
sortir.

Cultiver la flexibilité et la diversité

Sous le règne apparent des libertés individuelles et des plus


grands choix de chacun, nos sociétés forgent en réalité des
individus très peu adaptatifs avec une faible capacité de
rebond. On croit faire beaucoup de choses différentes, mais
tant qu’elles sont faites toujours sur le même mode, elles
 finissent par toutes se ressembler, car elles impriment en
nous la même expérience. Une fois qu’on a un pantalon noir,
trouver un jean, une fois trouvé le jean, désirer un autre jean.
Une fois qu’on est partis en Grèce, partir en Thaïlande, une
fois qu’on a le téléphone, avoir la tablette, etc. La plus grande
partie de notre temps est consacrée à trouver les moyens
d’assouvir ce désir voué à se renouveler sans cesse. D’ailleurs
on ne demande pas aux jeunes À quoi veux-tu participer ? ou
À quoi veux-tu contribuer ? mais Qu’est-ce que tu veux faire ?

C’est déjà la promesse de l’individu qui ne pourrait


s’accomplir que dans la satisfaction de son désir. Pour ça, les
parcours sont tracés : études, diplômes, boulot, appart,
famille, loisirs, retraite.

Bien sûr il y a des ruptures. Mais elles proviennent toujours de


décisions – les nôtres ou celles des autres – qui émanent des
individus. Tout ce qui peut arriver d’extérieur à la volonté
individuelle nous paralyse. Inondations, incendies, canicules…
épidémies. Quelque chose venu d’ailleurs qui vient briser
cette éternelle promesse d’un désir à assouvir sur laquelle
nos vies sont basées. La faute à personne, ou la
responsabilité de chacun.

Le chemin du changement n’est jamais facile. Car il faut


désapprendre et réapprendre. Ceux qui l’empruntent risquent
d’y arriver par un chemin qu’ils n’avaient pas cru possible.
Ceux qui restent seront de plus en plus contraints par les
limites d’un système qui s’asphyxie lui-même.

Dans ces moments de défi collectif, ceux qui s’en sortiront le


mieux seront ceux qui seront familiers des bifurcations, des
bouleversements qui nous dépassent, des changements de
cap. Qui sauront cultiver la diversité pour être le moins
dépendants possibles. S’il devait y avoir un monde de l’après
covid, ce sera peut-être celui où il sera bon de  préférer
l’incertitude du lendemain à la certitude de ne pas être à sa
place.

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