You are on page 1of 372

Africa Unite !

Amzat Boukari-Yabara
Africa Unite !
Une histoire du panafricanisme
Cet ouvrage a été précédemment publié en 2014 aux Éditions La Découverte
dans la collection « Cahiers libres ».

À mes parents, à Aimé Ayodélé, Aïssa et Camille.


À la mémoire de Nawal Mouhab.

S i vous désirez être tenu régulièrement informé de nos parutions, il


vous suffit de vous abonner gratuitement à notre lettre d’information
par courriel, à partir de notre site www.editionsladecouverte.fr, où vous
retrouverez l’ensemble de notre catalogue.

ISBN 978-2-7071-9640-8

En application des articles L. 122-10 à L. 122-12 du code de la propriété


intellectuelle, toute reproduction à usage collectif par photocopie, intégralement
ou partiellement, du présent ouvrage est interdite sans autorisation du Centre
français d’exploitation du droit de copie (CFC, 20, rue des Grands-Augustins,
75006 Paris). Toute autre forme de reproduction, intégrale ou partielle, est
également interdite sans autorisation de l’éditeur.

© Éditions La Découverte, Paris, 2014, 2017.


Introduction
Le panafricanisme,
une histoire vagabonde

L e panafricanisme est une énigme historique. Sa


date et son lieu de naissance divergent en fonc-
tion des critères retenus pour le définir. Sa définition même varie
entre un concept philosophique né avec les mouvements éman-
cipateurs et abolitionnistes de la seconde moitié du XVIIIe siècle,
un mouvement sociopolitique construit et développé par des
Afro-Américains et des Antillais entre la fin du XIXe  siècle et la
fin de la Seconde Guerre mondiale, ou une doctrine de l’unité
politique formulée par des nationalistes africains dans le cadre
des luttes anticoloniales et indépendantistes.
Cependant, à la source de l’idée et du mouvement1a, les captifs
africains déportés aux Amériques entre le XVIe  et le XIXe  siècle
dans le cadre de la traite transatlantique sont les pionniers d’une
histoire vagabonde, qui se déplace et se transforme en s’adaptant
aux défis de chaque lieu et de chaque époque. « On ne saurait,
sans courir le risque de briser l’élan panafricain, séparer l’Afrique
de ses diasporas  : sans l’Afrique, les diasporas africaines n’ont
pas d’identité ; sans les diasporas, l’Afrique perdrait de vue aussi
bien l’ampleur de sa contribution passée et actuelle à notre
monde que l’étendue mondiale de ses responsabilités », souligne
l’historien Elikia M’Bokolo2.

a Toutes les notes de référence sont classées par chapitre à la fin de l’ouvrage,
p. 339.
6 Africa Unite !

Penser l’« Afrique »


Dans son essence, le panafricanisme est avant tout
une idée et un mouvement de l’histoire, qui emprunte des pistes
multiples pour rejoindre une destination finale, l’Afrique, après
avoir suivi trois étapes fondamentales : l’invention de l’Afrique
dans le cadre de sa « découverte » par les Européens, la raciali-
sation primitive des Africains dans le cadre de la hiérarchisation
des peuples et des sociétés au moment de la traite puis de la
colonisation et, enfin, la réconciliation de l’Afrique et de sa
diaspora dans le cadre respectif de leur émancipation politique,
économique, culturelle et sociale.
D’une certaine manière, la naissance du panafricanisme
marque le grand retour des Africains dans l’histoire intellec-
tuelle et politique des relations internationales3. Jusqu’à l’époque
coloniale, la thèse dominante soutient que l’histoire de l’Afrique
ne commence qu’avec sa « découverte » par les Européens, et
que cette histoire ne se rattache à l’histoire universelle qu’en
tant que prolongement de l’histoire occidentale. Pas d’histoire
africaine sans histoire européenne, pensait-on encore en 1960.
Mais il faut aujourd’hui se rendre à l’évidence : entre Amériques,
Europe et Afrique, il n’y a pas d’histoire universelle sans histoire
du panafricanisme4.
Le discours de l’Afrique sur elle-même a aussi été conditionné
par la norme du discours européen sur l’Afrique5. Ainsi, plusieurs
philosophes des Lumières (Hume, Voltaire, Kant, Hegel) ont
introduit ou conforté l’idée de l’inégalité des peuples en fonction
de leur couleur de peau. Leurs propos ont été immédiatement
contestés par des intellectuels et des militants noirs du XVIIIe et du
e 6 7
XIX  siècle comme Ottobah Cugoano , Olaudah Equiano , Anton
Wilhelm Amo8 ou Anténor Firmin9, dans des travaux qui restent
encore trop méconnus. Ce livre sur le panafricanisme est donc
une occasion de découvrir les enjeux qui, dans une perspective
globale et de longue durée, obligent à regarder l’Afrique au-delà
de ses frontières géographiques et de ses représentations raciales,
et à chercher dans l’histoire des éléments de réponse aux défis
actuels et futurs qui se posent à ce continent.
Introduction 7

La première manière de penser l’Afrique, c’est tout simplement


de la nommer. Pour les tenants de l’afrocentricité, une doctrine
fondée sur la thèse de l’origine négro-africaine de la civilisation
égyptienne pharaonique, le terme de « Kemet » désigne le « pays
des Noirs ». Nous retrouvons une signification similaire dans
les noms de pays comme Éthiopie (du latin aethiopus, « visage
brûlé »), Soudan (de l’arabe Bilad al-Sudan, « pays des Noirs »)
ou Guinée (du berbère gnawa, « hommes noirs »). Les versions
grecques d’Hérodote, de l’historien Flavius Josèphe et de l’explo-
rateur andalou Hassan al-Wazzan, dit Léon l’Africain, avancent
comme hypothèses étymologiques du nom Afrique celle du roi
Afer, petit-fils supposé d’Abraham, ou du chef yéménite Afri-
cus qui aurait fondé la ville d’Afriqiyah lors d’une invasion au
cours du second millénaire avant l’ère chrétienne. La version
phénicienne évoque un fruit d’Afrique (pharika) ou la disper-
sion de la population (faraqa), tandis qu’une version indienne
considère que le nom Afrique possède une racine en sanskrit
et en hindi, apara, qui désigne « ce qui vient après », ce qui se
trouve à l’ouest de l’Inde.
L’Afrique vue de l’Inde serait alors un « Maghreb », c’est-à-dire
un occident qui se prolonge vers le sud, tandis que l’appellation
Afrique, qui désignait dans l’Antiquité les provinces romaines
situées sur le versant sud du Bassin méditerranéen, a été pro-
gressivement étendue à l’ensemble du continent, traduisant le
glissement de la dimension géo-historique à la dimension raciale.
Ainsi, dans les imaginaires contemporains, l’Afrique ne renvoie
plus à la rive sud de la Méditerranée (le Maghreb) mais à l’Afrique
au sud du Sahara, celle qui est dite noire, intertropicale ou sub-
saharienne. Dans cette construction, l’Afrique au nord du Sahara
apparaît comme une autre Afrique, une Afrique « blanche » qui
ne serait pas véritablement l’Afrique. Combien de personnes visi-
tant l’Afrique du Nord – ou la République d’Afrique du Sud mais
pour d’autres raisons historiques – reviennent en Europe avec le
sentiment de ne pas être véritablement allées en Afrique ?
8 Africa Unite !

L’empreinte de l’esclavage
La pratique de l’esclavage n’est pas « née » en Afrique,
elle n’est pas inhérente à la « nature » des Africains dont la
couleur de peau noire (« nègre », de l’espagnol negro) est deve-
nue synonyme d’esclave. Le terme « esclavage » vient ainsi des
populations slaves qui furent réduites en servitude par les Byzan-
tins puis par les Germains. Entre le milieu du XVe  et le début
du XVIe  siècle, les Portugais et les Espagnols sont les premiers
Européens à pratiquer de manière spécifique la déportation des
Africains en direction des îles de l’Atlantique (Açores, Canaries,
Cap-Vert, Madère), puis vers les Amériques après 1492.
À  cette époque, l’Espagne catholique construit les images
figées du Juif et de l’Arabe en Europe, ainsi que de l’Indien et
de l’Africain dans les Amériques10. En utilisant la « découverte »
des Amériques pour couper les relations multilatérales qu’entre-
tenait entre elles chacune des parties du globe, et les unir à son
expérience historique, le protocapitalisme européen agglomère
des modes de production impliquant l’esclavage, le féodalisme,
le travail salarié et la production de biens de commodité au
profit d’une classe marchande et bourgeoise embryonnaire11.
La division internationale du travail, en organisant la péri-
phérie africaine et américaine selon des structures autoritaires
et coercitives impliquant l’importation de la main-d’œuvre la
plus « disponible », est au cœur du processus d’accumulation
capitaliste.
Alors que le travailleur européen possède un contrat limité
qui n’engage que sa force de travail sur un temps défini, l’Afri-
cain devenu « esclave » dans les Amériques transmet son statut
de manière héréditaire. Cette aliénation héréditaire par l’ori-
gine ethnique est également inscrite dans les carnets de bord
et les polices d’assurance considérant les Noirs comme des
« biens meubles » ou du « bois d’ébène ». Par l’intermédiaire du
droit canonique et du droit international européen, l’Église et
les monarchies d’Europe figent cet état de servitude dans un
solide arsenal juridique, législatif et répressif12. En ce sens, la
traite transatlantique européenne fut une entreprise organisée
Introduction 9

de dégradation et de déshumanisation d’une catégorie précise


de l’espèce humaine, les Africains noirs.
Bien que plus courte dans la durée que la traite vers l’Orient13,
la traite transatlantique menée par les bourgeoisies marchandes
des principales puissances occidentales (Angleterre, France, Portu-
gal, Hollande, États-Unis, pays baltes et scandinaves) s’accompa-
gna d’une ponction démographique intense sur l’Afrique et
d’une modification irréversible de l’ordre économique, culturel
et politique mondial. Il fallut attendre le XIXe siècle, marqué par
une succession de résistances africaines et par la transformation
des structures économiques libérales et capitalistes, pour que
la traite puis l’esclavage soient abolis. Le panafricanisme et le
pan-négrisme – le sentiment d’une unité sur la simple base d’être
noir  – sont issus de cette histoire enchevêtrée de la traite, de
l’esclavage et de la colonisation, qui ont laissé les Africains dans
des situations très variées.
Il est établi que plusieurs groupes sociaux africains disposaient
au XVe  siècle d’une histoire, d’une culture politique et d’une
organisation économique et sociale qui n’avaient rien à envier
aux Européens14. Encore aujourd’hui, l’histoire des traites et de
la colonisation de l’Afrique soulève de nombreuses polémiques
quant aux responsabilités et à l’impact à long terme de cette
période. Les historiens débattent également de l’articulation
entre l’esclavage, qui dégrade l’humanité des Africains, et la nais-
sance d’une modernité fondée sur l’inégalité et le racisme. Ainsi,
en fonction de l’idéologie, de la subjectivité et de la passion
soulevées par cette histoire aux conséquences contemporaines
réelles, chacun retient l’aspect et le versant qui conviennent
le mieux à la thèse qu’il souhaite défendre, à la partie qu’il
veut dédouaner ou accuser, dans un cadre normatif allant de
la demande de réparations pour l’esclavage du côté des « lésés »
au refus de la repentance du côté des « accusés » en passant par
la question de la dépendance et de la désaliénation culturelle.
Ainsi, le cas de la traite dite « arabo-musulmane » est soulevé
par les milieux conservateurs à chaque fois que nous voyons
poindre des intentions africaines (noires) de faire porter à
l’Europe (blanche) la responsabilité de la traite par des demandes
10 Africa Unite !

de réparations15. S’agit-il de dédouaner les responsabilités de


l’Europe de l’époque en déclarant de manière offusquée que
d’autres auraient fait pire en matière d’esclavagisme ? S’agit-il
de nier l’importance de la pensée européenne et chrétienne dans
la diffusion de la doctrine pseudo-scientifique du racisme en la
confondant avec des pratiques tout autant condamnables que
sont la diffusion d’un islam prosélyte ou la cupidité de quelques
élites africaines ?
Certes, il n’y aurait pas eu de traite européenne ou « arabe »
sans la participation forcée ou intéressée de groupes d’Afri-
cains16. Certes, il convient de se pencher sérieusement sur des
cas contemporains (Mauritanie, Corne de l’Afrique) où l’escla-
vage est encore pratiqué. Toutefois, il est important de souli-
gner que le système le plus perfectionné et le plus global pour
soumettre et exploiter l’Afrique et les Africains, celui lié à la
traite puis au colonialisme des puissances occidentales, a été
principalement combattu par des résistances et des résiliences
africaines et afro-descendantes17. Les nouvelles formes d’inégalité
et de violence physique ou morale que continuent de subir une
grande partie des descendants d’Africains déportés ou colonisés,
mais aujourd’hui libres, montrent que le combat pour l’égalité
et la dignité est encore à mener aujourd’hui.

Du pan-négrisme à l’unité africaine :


une histoire des panafricanismes
Un autre enjeu concerne les limites du panafrica-
nisme. Se réduisent-elles à la couleur de la peau (les Noirs) ou
à la géographie (le continent africain) ? Dans le premier cas,
les limites du panafricanisme excluent l’Afrique du Nord dite
« blanche ». Dans le second, elles écartent plusieurs dizaines de
millions d’Africains de la diaspora. Si la couleur de la peau est
retenue, est-elle constitutive d’une unité culturelle des peuples
noirs ? Si la géographie est privilégiée, quel est alors le projet
d’unité politique territoriale ?
La complémentarité des alternatives se pose à partir de la dis-
tinction du pan-négrisme et du panafricanisme. Le pan-négrisme
Introduction 11

désigne la solidarité raciale et la revalorisation culturelle de


l’Afrique et de la « race nègre » exprimées dans les premiers
récits d’esclaves, dans les ouvrages des premiers théoriciens de la
culture pan-nègre, comme Edward Blyden18 ou W.E.B. Du Bois19,
et dans les mouvements culturels de la Renaissance noire de
Harlem (années 1920) et de la négritude (années 1930). En
insistant particulièrement sur la conscience raciale résultant de
l’esclavage et de l’oppression des Noirs, le pan-négrisme domine
la première phase du panafricanisme, celle qui va du XVIIIe siècle
aux années 1930, et qui voit fleurir notamment les projets de
retour en Afrique.
Au cours de cette période, que nous examinons dans la pre-
mière partie de cet ouvrage (« Back to Africa ! »), les États-Unis
institutionnalisent le racisme et les puissances européennes
organisent le partage colonial de l’Afrique à la conférence de
Berlin (1885). Progressivement, le panafricanisme se distingue du
pan-négrisme en transformant la conscience raciale en un projet
politique et géographique, qui vise la libération de l’Afrique
du joug colonial. Cette mutation idéologique se déroule alors
qu’émergent, autour des congrès panafricains organisés par l’his-
torien afro-américain W.E.B. Du Bois ou dans le cadre des mani-
festations initiées à Harlem par le Jamaïcain Marcus Garvey, de
nouveaux groupes sociaux et militants noirs. Ces derniers voient
le jour dans une période marquée par la montée en puissance de
nouvelles dynamiques intellectuelles, politiques et sociales  : le
communisme, l’internationalisme et les nationalismes africains.
Au contact de ces courants avec lesquels il ne va cesser de dia-
loguer, le panafricanisme va s’enrichir, s’hybrider, se diversifier.
Après la Seconde Guerre mondiale, la dynamique panafri-
caine, dans toute sa diversité, joue un rôle déterminant dans
l’ébranlement de l’ordre colonial. Pays précurseur, le Ghana de
Kwame Nkrumah incarne, dans une deuxième partie (« Africa
for the Africans ! »), la quête de l’indépendance et de l’unité du
continent. Alors que la stratégie de conquête du pouvoir par les
Africains et pour les Africains s’accompagne d’une interrogation
sur l’unité culturelle, politique et économique de l’Afrique, des
crises et des guerres éclatent en Algérie, au Congo et dans les
12 Africa Unite !

colonies portugaises. La décolonisation donne progressivement


naissance à une cinquantaine d’États qui sont tous, peu ou prou,
confrontés aux mêmes défis. Comment organiser le nouvel État ?
Que faire des frontières héritées de la colonisation ? Quelles
relations entretenir avec les pays devenus « étrangers » ? Pour
répondre à ces questions, certains responsables africains pro-
posent d’agir de concert, de mutualiser les efforts et de créer de
nouvelles solidarités continentales. Il paraît d’autant plus urgent
de s’unir que l’Afrique devient un terrain périphérique de la
guerre froide et que les anciennes puissances coloniales mettent
en place un système qui, en dépit des indépendances politiques,
leur permet de garder partiellement la main sur nombre de
leurs anciennes colonies. Reste que l’« union africaine » reste à
définir. Seul chef d’État partisan de la mise en place d’un État
fédéral avec un gouvernement continental sur le modèle des
États-Unis d’Amérique, Nkrumah doit revoir ses ambitions à la
baisse lorsque ses homologues décident de fonder, en mai 1963,
l’Organisation de l’unité africaine (OUA). Loin de donner nais-
sance aux États-Unis d’Afrique rêvés par le dirigeant ghanéen,
l’OUA, simple organe de coopération interétatique, apparaît aux
yeux de ses détracteurs comme un « syndicat de chefs d’État ».
La décolonisation de l’Afrique et le retour effectif du panafrica-
nisme sur le continent africain ébranlent cependant la diaspora,
qui se bat à la même période pour réclamer ses droits. Les Noirs
des Amériques ont longtemps considéré qu’ils formaient l’avant-
garde de la libération du continent, et que l’Afrique avait besoin
d’eux. Avec l’émergence de nouveaux États indépendants, ils
voient l’Afrique comme la base arrière de leur lutte pour l’égalité
dans les Amériques et au-delà. Ainsi, à partir des années 1960,
une synthèse réunissant les traditions pan-nègres et panafri-
caines rappelle qu’un espace de circulation d’idées et un réseau
global de militants travaillant à améliorer les conditions géné-
rales d’existence des peuples d’Afrique et de la diaspora n’ont
jamais cessé de fonctionner. Les succès du mouvement des droits
civiques aux États-Unis, la disparition de l’Empire portugais et la
chute du régime d’apartheid en Afrique du Sud sonnent comme
autant de victoires remportées par la solidarité panafricaine. Mais
Introduction 13

le continent africain doit, parallèlement, faire face à de nou-


velles désillusions, comme nous le montrons dans la troisième
partie (« Don’t agonize, organize ! »). Les crises économiques et
les conflits armés brisent le rêve d’un panafricanisme prospère
et fédérateur. L’unité, qui avait permis de faire front commun
contre le colonialisme, s’effrite. En dépit de la multiplication des
organisations continentales et sous-régionales censées rapprocher
les États, les conflits armés se multiplient, accompagnés de la
fuite des cerveaux, et les élites politiques africaines, aspirées
par la logique néolibérale, paraissent de plus en plus dépassées.
Après avoir subi les méfaits de l’esclavagisme colonialiste et
capitaliste, puis les directives des institutions financières inter-
nationales (IFI) qui ont axé leur discours sur la « bonne gouver-
nance » et imposé le « consensus de Washington » pour forcer
les États du Sud à épurer leurs dettes, l’Afrique se trouve dans
une situation paradoxale. Est-elle en train de sortir du gouffre
ou sur le point d’y replonger ? Portée par son dynamisme démo-
graphique et une bonne croissance économique, elle est de plus
en plus présentée comme le prochain continent émergent. Mais
les conditions de vie des Africains, qui profitent peu des « bons
indicateurs macroéconomiques », sont parfois moins favorables
qu’en 1960. Pour répondre à ces distorsions qui sont de nature
à faire éclater le continent en une multitude d’archipels de pros-
périté perdus dans un océan de misère et d’exploitation, un
projet comme celui de l’unité continentale est trop rarement
pris au sérieux alors même qu’il n’a jamais eu la chance d’être
concrètement appliqué.
En rappelant qu’il n’est pas nécessaire de résider en Afrique
pour être panafricain, que tout Africain –  et a  fortiori tout
« Noir » – n’est pas, par nature, panafricain et que l’unité
demeure le socle du panafricanisme, cet ouvrage entend éclai-
rer certains mots d’ordre mobilisateurs – « Retour en Afrique ! »,
« L’Afrique aux Africains ! » ou « États-Unis d’Afrique ! » – qui,
popularisés pendant deux siècles de luttes pour la dignité, la
justice et l’indépendance, reviennent sur le devant de la scène.
« Ne vous affrontez pas, organisez-vous ! » lancent aujourd’hui
les militants panafricains. Qui  sont les acteurs de l’unité afri-
14 Africa Unite !

caine ? Qui cherche à briser l’élan panafricain ? Pourquoi cette


unité, qui semble pourtant relever du bon sens et qui fait encore
rêver des millions d’Africains, ne fait-elle pas l’unanimité ? Et,
finalement, quel « panafricanisme » voulons-nous ? Telles sont
quelques-unes des questions qui jalonnent cette histoire du
panafricanisme.
I
« Back to Africa a ! »
Du pan-négrisme au panafricanisme
(de la fin du XVIII e siècle
aux années 1930)

a « Retour en Afrique ! »
1
De la déportation aux Amériques
aux expériences de retour en Afrique

A u cours du XVe siècle, les Portugais mènent plu-


sieurs expéditions le long des côtes africaines
dans le cadre de la recherche de la route des Indes par voie
maritime. Lors de leurs voyages, ils établissent des comptoirs
sur la côte ouest-africaine pour y acheter de l’or et capturer
des  hommes libres. En accord avec la bulle du 8  janvier 1454
du pape Nicolas  V qui autorise la mise en esclavage des Afri-
cains, ces derniers sont notamment déplacés dans les îles de
l’océan Atlantique (Canaries, Madère) où des cultures vivrières
sont mises en place pour assurer le ravitaillement des bateaux.
À  cette époque, la présence d’Africains libres ou serviles est
également importante à Lisbonne et à Séville. Des marins afri-
cains participent aux premières expéditions européennes en
direction des Amériques. Dès 1503, un premier bateau transpor-
tant des captifs africains venus de la péninsule Ibérique accoste
à Saint-Domingue, la deuxième plus grande île des Caraïbes.
Jusqu’en 1867, date officielle de la dernière abolition de la traite
à Cuba, plus de douze millions d’Africains sont déportés dans
les Amériques pour servir de main-d’œuvre principale dans la
colonisation et la construction du « Nouveau Monde ». La dépor-
tation vers les Amériques engendre des résistances africaines. La
plus aboutie de ces révoltes fut l’indépendance d’Haïti, colonie
française installée sur la partie occidentale de Saint-Domingue,
en 1804.
Dès lors, des projets de retour en Afrique émergent aux Amé-
riques, qui visent en particulier à « rapatrier » les Noirs en Sierra
Leone et au Liberia. Bien avant la conférence de Berlin (1885)
18 « Back to Africa ! »

qui lance le grand mouvement de colonisation européenne de


l’Afrique, ces deux premières colonies ouest-africaines – limitées
à la zone côtière – sont respectivement fondées en 1791 par des
Britanniques et en 1822 par des Américains pour accompagner
les projets de retour. Mais cette dynamique du « retour » est
ambivalente : à la démarche volontaire de certains Noirs, libres
mais victimes du racisme, cherchant à retourner sur leur conti-
nent d’origine dans l’espoir d’acquérir une plus grande liberté et
de meilleures conditions de vie s’ajoute, sur un mode paradoxal,
le projet des autorités européennes et des planteurs sudistes des
États-Unis de « renvoyer » de force ces mêmes Noirs libres pour
se débarrasser d’une population à laquelle ils refusent d’accorder
l’égalité économique et politique1.
En outre, opprimés en tant que Noir, mais dominants parmi
les Noirs (esclaves des Amériques, futurs colonisés en Afrique),
des Noirs libres et éduqués, persuadés, eux aussi, de faire partie
de la civilisation « supérieure » à laquelle ils se sont frottés aux
Amériques, nourrissent ce projet de « retour » en regardant les
habitants du continent africain avec une condescendance qui
n’est pas sans rapport avec l’idéologie coloniale qui se développe
tout au long du XIXe  siècle. Ainsi, alors que la traite déporte
des millions de Noirs d’Afrique vers les Amériques, une élite
économique et intellectuelle noire vivant autour de Boston et
de Philadelphie perçoit dans l’idée du retour en Afrique la pos-
sibilité de développer encore plus ses compétences.

La traite transatlantique
Dans la première moitié du XVIe  siècle, la violence
du colonialisme européen entraîne la disparition massive des
populations amérindiennes2. Pour compenser la chute brutale
de la main-d’œuvre forcée amérindienne, une première politique
d’engagement de travailleurs blancs pour des durées limitées
de trois ans avec la possibilité de retourner en Europe est mise
en place, mais elle se révèle vite insuffisante. Progressivement,
avec la découverte de l’étendue des richesses présentes dans les
Amériques et la nécessité de passer d’une colonisation de pré-
De la déportation aux Amériques aux expériences de retour en Afrique 19

dation à une colonisation d’exploitation et de peuplement, les


Européens organisent, à destination du Nouveau Monde, une
déportation massive et forcée de captifs africains3.
Dominée par l’Espagne et surtout le Portugal dans la seconde
moitié du XVIe siècle, la traite connaît un premier pic peu après
1640, lorsque le Brésil puis la Caraïbe entrent dans le cycle de la
canne à sucre qui demande une importante main-d’œuvre. Au
cours du XVIIe  siècle, les Provinces-Unies (Pays-Bas), la Grande-
Bretagne, la France et le Danemark investissent dans les îles à
sucre. Une concurrence se crée entre les marchands de Liverpool,
Londres et Bristol, et ceux de Nantes, Bordeaux ou La Rochelle,
avec le développement du commerce portuaire. En Europe du
Nord, Anvers, Copenhague et Amsterdam connaissent une
expansion importante grâce à la Compagnie néerlandaise des
Indes occidentales. Outre la traite en direction du Brésil hol-
landais (1630-1654) et de la Nouvelle-Amsterdam (New York,
Rhode Island), la Compagnie bénéficie de l’asiento, le contrat de
monopole par lequel la couronne d’Espagne donne à des sociétés
européennes l’exclusivité de l’approvisionnement de ses colonies
en captifs africains et en produits commerciaux. En Europe du
Sud, Lisbonne, Cadix et Séville se partagent l’administration
et l’organisation du commerce des produits coloniaux (argent,
café, or, sucre).
Les premiers captifs africains arrivés en Amérique du Nord en
1619 dans le cadre de la traite britannique et hollandaise sont
également conduits en Louisiane. Alors que le nombre d’Afri-
cains déportés dans les Amériques aux XVIe et XVIIe siècles s’élève
à environ deux millions, il connaît une hausse spectaculaire au
e
XVIII   siècle avec plus de six millions d’Africains arrivés vivants
dans les Amériques. Toutes les nations européennes s’engagent
directement ou indirectement dans la traite. En 1713, Londres
obtient l’asiento et domine la traite organisée dans l’Atlantique
nord, tandis que les colons portugais installés au Brésil ouvrent
un circuit direct avec l’Afrique dans l’Atlantique sud.
Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, la France concurrence
la Grande-Bretagne avec Saint-Domingue, qui reçoit plus d’un
demi-million d’Africains qui font de cette île la colonie la plus
20 « Back to Africa ! »

riche du Nouveau Monde. L’indépendance des États-Unis en


1776 va déplacer le marché esclavagiste des îles vers le continent
nord-américain, en particulier après la perte de Saint-Domingue
par la France en 1804, puis l’abolition de la traite britannique en
1807. Entre 1807 et les années 1860, le port de La Havane permet
d’alimenter les marchés esclavagistes clandestins de l’Amérique
du Nord à la côte nord caraïbe. Dès lors, les États-Unis, le Brésil
et Cuba deviennent les principales puissances esclavagistes d’un
e
XIX   siècle au cours duquel près de quatre millions d’Africains
sont introduits vivants dans les Amériques pour venir travailler
dans les champs de coton, de canne et de café.

La Sierra Leone, première terre de rapatriement


depuis l’Angleterre (1787)
En 1772, l’affaire Somerset marque un tournant décisif
dans la pratique de la traite et de l’esclavage. Quittant la colonie
de la Virginie pour Boston puis l’Angleterre en compagnie de
son maître, James Somerset pense devenir libre en touchant le
sol anglais. Fuyant son maître qui souhaite le conduire de force
en Jamaïque où il aurait retrouvé sa condition servile, Somerset,
conseillé par l’esclave affranchi Olaudah Equiano et l’abolition-
niste britannique Granville Sharp, porte l’affaire en justice. Le
22 juin 1772, le juge lord Mansfield se prononce implicitement
en faveur de Somerset en soulignant que, l’esclavage n’existant
pas en Angleterre, la loi esclavagiste en vigueur dans la colonie
anglaise de la Virginie depuis 1661 ne peut s’imposer à la loi
de la métropole. Du jour au lendemain, des milliers de Noirs
vivant en Angleterre deviennent libres ou intentent des procès
à leurs maîtres. En 1778, un arrêt de la Cour d’Écosse confirme
qu’un esclave posant le pied sur le sol britannique devient libre.
En France, la même problématique se pose car les colons ont
pris l’habitude de revenir en France avec leurs esclaves. Or la
loi interdit l’esclavage et la servitude sur le sol métropolitain.
Des esclaves informés de cette situation s’enfuient en arrivant
en France, ou attaquent les maîtres devant les tribunaux pour
faire reconnaître leur liberté. Les jugements varient cependant
De la déportation aux Amériques aux expériences de retour en Afrique 21

en fonction des sensibilités, avec les tribunaux parisiens plus


enclins à faire appliquer la loi que les tribunaux des grandes
villes portuaires de la façade atlantique. Pour contourner les pro-
cès, les propriétaires invoquent le statut d’apprenti pour masquer
la condition d’esclave de leurs domestiques noirs. Des pratiques
comme celle d’offrir des petits enfants noirs à des familles bour-
geoises entraînent également des problèmes sociaux lorsque ces
enfants grandissent et sont mis à la porte, avec comme perspec-
tive l’enrôlement dans l’armée ou le vagabondage.
Constatant le nombre croissant de Noirs libres circulant en
Grande-Bretagne à la suite de la jurisprudence Somerset, des
groupes abolitionnistes et philanthropiques menés par Granville
Sharp décident d’établir en 1787 une colonie en Sierra Leone.
Ce premier établissement colonial britannique en Afrique de
l’Ouest accueille, dans les décennies suivantes, plusieurs catégo-
ries d’Africains libres. Depuis le Royaume-Uni viennent des Noirs
affranchis après l’affaire Somerset. Depuis la Nouvelle-Écosse,
colonie britannique sur la façade atlantique de l’actuel Canada,
viennent deux autres groupes : des Noirs qui avaient combattu
dans les rangs de l’armée britannique lors de la guerre d’indépen-
dance des États-Unis en 1776 et les Marrons, des groupes d’Afri-
cains qui avaient fui les plantations pour mener une série de
guerres anticoloniales en Jamaïque tout au long du XVIIIe siècle.
Tous ces « rapatriés » seront bientôt rejoints par des soldats noirs
ayant combattu aux côtés des Britanniques contre la France à
Saint-Domingue dans les années 1790 et les captifs qui, déportés
depuis toute la côte ouest-africaine, seront libérés des négriers
interceptés par la marine britannique après l’abolition de la traite
décrétée par Londres en 1807.
La capitale sierra-léonaise prend, en 1792, le nom de Free-
town, en référence à la liberté offerte aux rapatriés. Tout au
long du XIXe  siècle, environ 60 000  Noirs rapatriés s’installent
sur le littoral, et s’aventurent peu dans l’hinterland. Les des-
cendants des rapatriés se définissent progressivement comme
une communauté à part, les Krio (« créoles »), disposant d’une
langue du même nom reflétant la diversité de leurs origines. Un
conflit social, économique et culturel prend forme qui oppose les
22 « Back to Africa ! »

« rapatriés » à la majorité de la population sierra-léonaise, issue


de groupes ethniques Mande et Temne installés dans l’hinterland
depuis plusieurs siècles. Répartis le long de la côte guinéenne,
ces Africains sont considérés comme des indigènes par les Krio
qui, en plus de chercher à prendre le contrôle de leur territoire,
entreprennent de les « civiliser » et de les évangéliser, avec le
soutien moral et financier des organisations religieuses.
Les missions religieuses, confrontées à des peuples islami-
sés dans le cadre des guerres menées par les souverains des
royaumes sahélo-soudanais, développent également l’enseigne-
ment en anglais. En 1827, la Church Missionary Society fonde
le Fourah Bay College, la première institution scolaire de langue
anglaise de l’Afrique de l’Ouest. Fourah Bay draine des étudiants
des autres colonies anglaises ouest-africaines et, dans le même
temps, facilite la circulation des idées dans la sous-région. Dans
le dernier quart du XIXe  siècle, en prélude à la conférence de
Berlin, les Britanniques décident d’étendre la colonisation dans
l’hinterland, et de mettre en place une politique économique et
commerciale qui déplace les travailleurs africains vers Freetown.
La capitale, dominée par les groupes créoles, est également le
siège des compagnies commerciales britanniques qui se partagent
le marché de l’huile de palme, du café et du cacao. Les Krio sont
alors invités par les autorités britanniques à participer à la vie
administrative de la colonie, dans le cadre du système colonial
d’administration indirecte.

L’extension du mouvement « Back to Africa »


aux États-Unis
La nouvelle de l’affaire Somerset (1772) gagne rapi-
dement les États-Unis, où un nombre important d’Africains
sont libérés lors de la guerre d’indépendance contre les Anglais
(1775-1783). À  cette période, sur une population totale esti-
mée à 2 500 000 habitants, les treize colonies comptent environ
750 000  Noirs, dont 700 000 vivent, depuis leur naissance ou
leur arrivée dans le pays, comme esclaves. Environ 90 % des
esclaves sont concentrés dans la partie méridionale des États-
De la déportation aux Amériques aux expériences de retour en Afrique 23

Unis. Quelques milliers de Noirs libres vivent dans le Nord,


notamment dans le Delaware, qui interdit la traite dès 1776,
et dans le Vermont, premier territoire nord-américain dont la
Constitution abolit l’esclavage en 1777.
En 1787, la ville de Philadelphie (Pennsylvanie) connaît plu-
sieurs événements importants. En mai, les représentants des États
formant les États-Unis – cinquante-cinq hommes blancs, divisés
entre des capitalistes du Nord et des planteurs et propriétaires du
Sud – se réunissent et promulguent, au terme d’un compromis, la
Constitution des États-Unis d’Amérique : sans abolir l’esclavage
sur le sol américain, le texte interdit l’importation d’esclaves
dans un délai de vingt ans. Jusqu’en 1807, plusieurs centaines
de milliers de captifs africains sont introduits aux États-Unis,
en particulier dans les États du Sud où la culture du coton est
en plein essor. Pour réduire la fuite des esclaves vers le Nord
abolitionniste, une première loi sur les fugitifs (Fugitive Slave
Act) est votée en 1793. Sur simple témoignage du propriétaire,
elle fonde ce dernier à réclamer auprès des autorités nordistes
la capture de tout fugitif.
Toujours en 1787 à Philadelphie, les quakers fondent la pre-
mière société abolitionniste américaine avec, déjà, l’idée de colo-
niser l’Afrique de l’Ouest grâce au renvoi des Noirs affranchis.
De leur côté, deux Afro-Américains, Absalom Jones et Richard
Allen, lassés de subir la discrimination, décident de fonder une
association de charité et d’entraide ouverte aux Noirs, la Société
africaine libre (Free African Society) de Philadelphie. Huit ans
plus tard, la Société africaine libre de Newport (Rhode Island),
affiliée à la précédente, envoie une mission en Sierra Leone,
présentée comme la « colonie de la Liberté ».
À l’évidence, l’idée du « Back to Africa » progresse chez les Noirs
libres d’Amérique à la fin du XVIIIe  siècle. Fondateur de la pre-
mière loge maçonnique afro-américaine, Prince Hall, un affranchi,
réclame dès 1773, devant l’assemblée parlementaire du Massachu-
setts, le droit de retourner librement en Afrique ou d’obtenir une
réelle émancipation pour les Afro-Américains. Car, tout « libres »
qu’ils soient, les Noirs subissent toujours de graves discriminations
dans le Nord, pourtant réputé plus égalitariste et progressiste.
24 « Back to Africa ! »

Dès 1776, la Cour générale du Massachusetts retire le droit


de vote aux Africains libres et aux Indiens. Il n’en fallait pas
davantage pour que le fils d’un affranchi d’origine Ashanti
(Ghana) et d’une Amérindienne, Paul Cuffee, lance une pétition
en soulignant que si les Africains et les Indiens sont privés du
droit de représentation, ils doivent être exemptés de l’impôt. En
1783, leur droit de vote est rétabli par une décision de justice.
Disposant d’une autonomie financière qui lui permet de fonder
une école dans sa ville natale de Westport, Cuffee mène ensuite
des activités philanthropiques et abolitionnistes avec les qua-
kers. À  la tête d’un commerce portuaire prospère, il est certes
considéré comme l’Africain le plus puissant du pays. Mais sa
richesse ne le préserve pas du racisme qui ravage les États-Unis.
Pour sortir de cette situation, estime-t-il, les Noirs d’Amérique
doivent créer une nation indépendante en Afrique.
Après avoir recruté un équipage noir, Cuffee quitte les
États-Unis, le 2  janvier 1811, en direction de la Sierra Leone.
À  Freetown, il crée la Société des amis de la Sierra Leone afin
d’établir des relations commerciales et des missions religieuses.
En 1815, toujours sur ses propres fonds, il retourne en Sierra
Leone avec une trentaine d’hommes qui s’installent dans la
colonie. Décédé en septembre  1817, à la veille d’un nouveau
voyage vers l’Afrique de l’Ouest, Cuffee apparaît comme l’un
des principaux promoteurs de la colonisation comme solution
au « problème noir ».

Ayiti, la première république noire (1804)


Les premiers mouvements noirs liés au rapatriement
en Afrique s’organisent en Angleterre et aux États-Unis quand
éclate la révolution de Saint-Domingue. En 1789, la Révolution
française consacre la domination idéologique de la bourgeoisie
métropolitaine, dont une partie a prospéré dans les villes por-
tuaires économiquement liées au lobby colonial et esclavagiste.
Cependant, les planteurs blancs de Saint-Domingue, la colonie
la plus riche du Nouveau Monde et celle qui reçoit le plus grand
nombre de captifs africains, n’excluent pas de suivre l’exemple
De la déportation aux Amériques aux expériences de retour en Afrique 25

des colonies américaines en se séparant de la métropole. La


petite classe locale de colons royalistes et la minorité de métis
ou d’affranchis tentent de prendre le contrôle politique de la
colonie pour défendre les privilèges dont ils jouissaient sous
l’Ancien Régime.
Le 14 août 1791, le peuple noir de Saint-Domingue lance une
insurrection qui oblige bientôt la France à abolir l’esclavage (en
1794) et force les colons à fuir vers la Louisiane et la Jamaïque.
Assaillis de toute part, les insurgés noirs parviennent à repousser
les convoitises impérialistes de l’Espagne et de l’Angleterre. Cette
révolution démontre aux yeux du monde que les idéaux révo-
lutionnaires des Lumières ne peuvent se réaliser dans les colo-
nies que par l’abolition de l’esclavage et la construction d’une
égalité citoyenne4. Au terme d’une guerre contre les troupes de
Napoléon, les Africains de Saint-Domingue, dirigés par Tous-
saint Louverture puis par Jean-Jacques Dessalines, arrachent leur
indépendance. Le 1er janvier 1804, en même temps qu’il abolit
le système esclavagiste, Dessalines proclame l’indépendance du
pays qui reprend le nom originel d’Ayiti (Haïti).
La naissance de la « première république noire » marque
l’entrée des Africains comme acteurs à part entière dans l’his-
toire contemporaine des relations internationales 5. Dès les
années  1810, Haïti appuie le mouvement de libération des
colonies espagnoles mené par Simon Bolivar. En revanche, la
rançon de l’indépendance imposée par la France, qui réclame
cent cinquante millions de francs or en guise de dédommage-
ment, asphyxie progressivement l’économie du pays, déjà ravagé
par la guerre d’indépendance et en proie à d’intenses conflits
entre les différentes classes sociales. Craignant de voir l’exemple
d’Haïti inspirer les îles voisines et les États du Sud, les États-Unis
attendent 1862, la veille de l’abolition de l’esclavage sur leur
propre territoire, pour reconnaître Haïti.
26 « Back to Africa ! »

La colonisation afro-américaine du Liberia


(1816-1847)
Dans la première moitié du XIXe  siècle, les milieux
esclavagistes américains vivent dans la crainte d’un soulèvement
généralisé des esclaves du sud des États-Unis, comparable à la
révolution haïtienne. La révolte la plus célèbre, menée en 1831
par l’esclave Nat Turner en Virginie, reprend L’Appel publié
deux ans plus tôt par David Walker6. Propriétaire à Boston d’un
commerce de vêtements destinés aux marins noirs et aux fugi-
tifs, Walker s’était inspiré d’un texte de l’écrivain afro-américain
Robert Alexander Young, The Ethiopian Manifesto (1829), qui
encourage les Noirs de la diaspora, qualifiés d’« Ethiopians », à
s’unir pour mener une guerre millénaire et apocalyptique de
libération contre les Blancs. S’adressant aux « citoyens de couleur
du monde » et « en particulier, et très expressément, à ceux des
États-Unis d’Amérique », L’Appel de Walker est un pamphlet de
quatre articles, où il incite au soulèvement et au renversement,
par la force si nécessaire, de l’ordre esclavagiste et raciste en
vigueur.
Dans ce contexte, l’intérêt des propriétaires d’esclaves pour
le « rapatriement » des Africains se renforce. Fondée entre
décembre  1816 et janvier  1817 sous l’impulsion du pasteur
Robert Finley par des groupes religieux disposant du soutien des
autorités et des propriétaires, la Société américaine de colonisa-
tion (American Colonization Society, ACS) promeut le « retour
en Afrique » des Noirs affranchis dans un esprit proche de celui
de Paul Cuffee. Elle est l’une des principales bénéficiaires des
largesses financières des milieux esclavagistes au lendemain de
la révolte de Nat Turner, ce qui démontre à nouveau l’ambi-
guïté d’un projet apparemment « philanthropique » mais ayant
en fait pour objectifs prioritaires de sauvegarder les intérêts
esclavagistes aux États-Unis et d’utiliser les Noirs libres comme
pionniers dans le cadre de l’évangélisation et de la colonisation
de l’Afrique7.
S’inspirant du précédent sierra-léonais, l’ACS participe à l’éta-
blissement d’une colonie sur la côte occidentale de l’Afrique,
De la déportation aux Amériques aux expériences de retour en Afrique 27

qui prendra bientôt le nom de Liberia. À  bord du Elizabeth, la


première expédition de quatre-vingt-dix rapatriés volontaires de
l’ACS est menée en 1820 par trois officiers blancs. Mais c’est un
fugitif noir devenu enseignant dans une école de la communauté
africaine de Baltimore, Daniel Coker, qui en est le véritable
meneur8. Coker s’installe au Liberia, puis migre en Sierra Leone.
Docteur, missionnaire et agronome, Lott Carey appartient au
deuxième groupe de retour parti en 1821. Né sous le statut
d’esclave, autodidacte, il devient pasteur dans une église bap-
tiste de Richmond à vingt-trois ans. Il abandonne sa position
pour tenter le retour au Liberia, où il meurt dans un accident
en novembre 1828.
Malgré des débuts relativement modestes, le Liberia attire un
nombre grandissant de « rapatriés » dans les années suivantes :
entre 1822 et  1865, pas moins de 15 000  Noirs émigrent des
États-Unis, avec le soutien logistique de l’ACS, pour s’y instal-
ler. Des Africains de la Barbade et de la Jamaïque s’organisent
également en compagnie de colonisation pour migrer au Liberia,
soit dans une vision religieuse, soit dans l’espoir d’y trouver
de meilleures opportunités professionnelles9. L’ACS finance le
rapatriement de 365  Noirs de la Barbade au Liberia, tout en
privilégiant ceux qui ont été affranchis dans le but de retourner
en Afrique.
Parmi les rapatriés célèbres figure un natif de la Jamaïque,
John B.  Russwurm. Un des premiers diplômés noirs d’un col-
lège américain, Russwurm fonde, en mars  1827, le premier
journal afro-américain, le Freedom’s Journal, avant d’abandonner
ses activités aux États-Unis pour s’engager avec l’ACS. Il part
au Liberia en 1830 et y fonde un nouveau journal, le Liberia
Herald. Occupant des fonctions dans l’administration coloniale,
Russwurm est aussi, de 1836 à sa mort en 1851, le gouverneur
de la colonie du Maryland, fondée en 1834 au sud du Liberia
par une autre compagnie coloniale.
Le 26  juillet 1847, la colonie américaine du Liberia devient
indépendante et se dote d’une Constitution calquée sur celle des
États-Unis. D’une cinquantaine de migrants par an en 1847, le
nombre de rapatriés passe à 441 en 1848, puis augmente régu-
28 « Back to Africa ! »

lièrement jusqu’à la guerre de Sécession (Civil War), qui débute


en 1861. Entre l’indépendance du Liberia, en 1847, et la fin de
la guerre de Sécession, en 1865, le débat s’intensifie entre les
partisans du rapatriement en Afrique et ceux qui tiennent à
s’intégrer aux États-Unis.
2
Intégration ou émigration ?
Le dilemme des Noirs
du « Nouveau Monde »

A u tout début du XIXe  siècle, les États situés au


nord de la ligne établie par les géomètres bri-
tanniques Charles Mason et Jeremiah Dixon proclament l’inter-
diction de l’esclavage. Dès lors, pour les esclaves du Sud, la ligne
Mason-Dixon, qui marque la frontière entre le nord et le sud
des États-Unis, représente l’horizon de la liberté. À  partir des
années  1850, autour de la militante Harriet Tubman, un vaste
réseau clandestin aide des milliers d’esclaves à fuir le Sud pour
gagner le Nord. Les propriétaires d’esclaves s’organisent contre ce
« chemin de fer clandestin » (Underground Railroad a) en recrutant
des chasseurs d’esclaves envoyés sur les traces des fugitifs. En
1850, dans le cadre d’un nouveau compromis voté au Congrès,
une seconde loi sur les esclaves fugitifs rappelle aux États non
esclavagistes du Nord qu’ils doivent livrer aux États esclavagistes
du Sud tout fugitif présent sur leur territoire.
La loi, imposée par un Congrès à majorité sudiste, ne fait pas
l’unanimité dans le Nord. Et une autre affaire vient compliquer
la situation des Noirs : l’affaire Dred Scott, du nom d’un esclave
afro-américain qui, résidant dans un État du Nord et tentant en
vain d’obtenir sa liberté, décide de porter l’affaire en justice.
Alors que le cas Dred Scott est ardemment débattu aux États-

a Incarné par Harriet Tubman et Sojourner Truth, le Chemin de fer clandestin


(Underground Railroad) était un vaste réseau de personnes et de stations mis
en place pour aider les fugitifs à gagner les États du Nord et le Canada.
Comme le Passage du Milieu, le Chemin de fer est un lieu de mémoire
panafricain. Voir Mary E.  SNODGRASS, The Underground Railroad  : An Ency-
clopedia of People, Places, and Operation, Armonk, Sharpe reference, 2008.
30 « Back to Africa ! »

Unis, la Cour suprême déboute le plaignant en 1857, affirmant


que les Noirs ne sont pas habilités à jouir de la citoyenneté amé-
ricaine et que l’interdiction de l’esclavage dans les États du Nord
est inconstitutionnelle. Deux ans plus tard, c’est au tour d’un
militant abolitionniste blanc, John Brown, d’être pendu pour
avoir tenté de lancer une insurrection d’esclaves en Virginie.
À la veille de la guerre de Sécession (1861-1865), les perspectives
sont pour le moins incertaines pour les Noirs aux États-Unis.

Douglass et Delany : quel avenir


pour les Noirs aux États-Unis ?
Alors que les tensions montent entre les escla-
vagistes et les abolitionnistes, un autre débat s’engage au sein
des communautés afro-américaines  : il oppose les défenseurs
de l’intégration des Noirs au sein de la nation américaine et les
partisans de l’émigration vers l’Afrique ou de nouvelles terres.
Pour les intégrationnistes, il est temps de tourner le dos au passé,
à l’Afrique, et de revendiquer le droit d’être des citoyens, noirs
certes, mais américains. Leur objectif est donc de réaliser une
révolution consistant à obtenir l’abolition de l’esclavage et la
mise en place d’une véritable démocratie américaine. Les émi-
grationnistes préfèrent, à l’inverse, s’identifier avec les autres
peuples noirs déportés du continent africain et n’accordent
aucun crédit à une éventuelle alliance politique avec les Blancs
dans le cadre de l’avènement d’une démocratie abolitionniste
aux États-Unis. Il est impossible, estiment-ils, d’avoir confiance
dans les autorités américaines  : pour contrôler leur destin, les
Noirs doivent s’organiser de façon autonome, économiquement,
politiquement et culturellement. D’abord limité à un petit groupe
d’intellectuels, ce débat, où s’illustrent deux figures majeures de
l’histoire afro-américaine, Frederick Douglass et Martin Robinson
Delany, prend de l’ampleur lorsque l’abolition de l’esclavage
devient inéluctable au début des années  18601. Il divisera les
Noirs américains pendant de longues années.
Frederick Douglass est encore esclave lorsqu’en 1838 il rejoint
Philadelphie puis New York par le Chemin de fer clandestin.
Intégration ou émigration ? Le dilemme des Noirs… 31

Devenu rédacteur pour le journal abolitionniste Liberator, il


donne des conférences devant la Société antiesclavagiste du Mas-
sachusetts et publie en 1845 son autobiographie, The Narratives
of the Life of Frederick Douglass. Recherché par son ancien maître,
Douglass s’exile à Londres de 1845 à 1847, où il prononce de
nombreux discours pour la cause abolitionniste avant de revenir
aux États-Unis avec le statut d’homme libre. C’est à cette période
qu’il se lie avec Martin Delany qui, également autodidacte, a
été déclaré libre à sa naissance et est installé en Pennsylvanie.
En 1847, Douglass et Delany décident de fonder le journal The
North Star, en référence à l’étoile qui guide les fugitifs vers les
territoires abolitionnistes du Nord. Mais la rupture ne tarde pas
à intervenir entre les deux hommes. Alors que Douglass poursuit
son activisme politique en faveur d’une intégration des Noirs
dans le cadre fédéraliste et égalitariste américain, Delany prend le
chemin inverse. Après avoir tenté en vain de suivre des études de
médecine à Harvard, il s’installe à Pittsburgh, où il exerce auprès
de la population noire. Outré par la condition des Noirs dans le
Sud, ainsi que par le vote du Fugitive Slave Bill en 1850, Delany
n’est pas pour autant favorable à la politique de colonisation
du Liberia et aux méthodes de l’ACS. Le retour en Afrique ne
lui semble pas encore la bonne solution. En 1852, il publie The
Condition, Elevation, Emigration and Destiny of the Colored People
of the United States, dans lequel il soutient la création d’un État
noir indépendant en Amérique latine qui permettrait d’accélérer
la fin de l’esclavage aux États-Unis.
En 1853, à Rochester, dans l’État de New York, une conférence
réunit les partisans de l’émigration menés par Delany, ainsi que
James M. Whitfield et James T. Holly, et les partisans de l’inté-
gration, menés par Douglass. Au terme des débats, Delany, Holly
et Whitfield appellent à une nouvelle conférence réservée cette
fois aux partisans de l’émigration. Estimant que seule la lutte des
Noirs en Amérique apportera la liberté, Douglass désapprouve
leur choix et se retrouve isolé.
La première conférence nationale sur l’émigration a lieu en
août  1854 à Cleveland (Ohio). Whitfield est favorable à l’émi-
gration en Amérique centrale. Holly, marqué par la révolution
32 « Back to Africa ! »

haïtienne, se déclare pour sa part partisan de l’émigration en


Haïti. Quant à Delany, il préfère la construction d’un État noir
dans la Caraïbe ou en Amérique du Sud. La possibilité de l’émi-
gration en Afrique est discutée mais elle n’emporte pas l’adhé-
sion des participants. Après la conférence, alors que Holly part
négocier en Haïti, Delany prend des contacts en Amérique du
Sud, en Jamaïque et à Cuba.

Commerce, éducation : favoriser l’émigration


Après une seconde conférence en 1856, la troisième
conférence sur l’émigration d’août 1858 adopte un projet d’expé-
dition de Delany dans la vallée du Niger et le plan de Holly
pour aller en Haïti. Delany obtient le soutien d’une société
abolitionniste et émigrationniste fondée par Henry Highland
Garnet pour réaliser le retour en Afrique : la Société africaine de
civilisation (African Civilization Society, ACS), à distinguer de
l’American Colonization Society (voir chapitre  1). Après avoir
quitté les États-Unis en 1850 pour donner des conférences pro-
abolitionnistes au Royaume-Uni, Garnet était revenu en 1855
et avait créé cette société, à Brooklyn, en 18582. L’objectif de
Delany et de Garnet n’est pas seulement de rapatrier les Noirs
mais de développer en Afrique de l’Ouest des plantations de
coton. Il s’agit, en incitant les rapatriés à mettre à profit leur
expérience professionnelle américaine, d’assurer le développe-
ment de la culture du coton ouest-africain, d’éteindre la traite
et l’esclavage à la source.
Delany est également aidé par Robert Campbell, un journaliste
et entrepreneur jamaïcain qui quitte Liverpool pour le Nigeria en
juillet 18593. Ayant de son côté quitté New York en mai, Delany
fait une escale au Liberia avant de le rejoindre au Nigeria. En
compagnie du missionnaire africain Samuel Crowther, ils visitent
le pays yoruba avec l’objectif de signer avec les chefs locaux des
traités qui les autorisent à prendre en charge l’immigration dans
la zone d’Abeokuta.
Leur plan semble d’autant mieux engagé que les États-Unis
cherchent de nouvelles sources d’approvisionnement de coton,
Intégration ou émigration ? Le dilemme des Noirs… 33

dans la perspective, de plus en plus crédible, de l’abolition géné-


rale de l’esclavage sur leur propre territoire. Sur le chemin du
retour, Delany et Campbell passent par Londres, où ils sont
invités, le 17 mai 1860, par une association – la future African
Aid Society (AAA) – qui, en plus de promouvoir la foi chré-
tienne, met en place des prêts pour aider les Africains à revenir
en Afrique et à y cultiver des produits tropicaux, dont le coton.
Avec le commerce, l’éducation est l’autre chantier important
qu’ouvrent les militants de l’émigration. C’est dans le but de
former les populations africaines qu’Alexandre Crummell, qui
a quitté les États-Unis en 1847 et a suivi des études à Cam-
bridge, au Royaume-Uni, s’installe au Liberia en 18534. Animé
par l’envie de réformer la société africaine et de promouvoir
une culture et une conscience nationales, Crummell part à la
rencontre des Africains vivant en dehors du territoire libérien.
En septembre  1860, il publie une lettre ouverte à destination
des leaders afro-américains dans laquelle il insiste sur le rôle
« civilisateur » des Noirs occidentalisés et défend l’immigration
volontaire, le renforcement des relations commerciales entre
l’Afrique et l’Amérique et le rôle des Églises noires qui envoient
des pasteurs dans toute l’Afrique pour y construire des églises
et fonder des écoles.

Blyden, l’émancipation par la colonisation ?


En acceptant un poste de professeur au Liberia College,
le projet de Crummell rejoint celui d’un autre Noir antillais né
dans la colonie danoise de Saint Thomas : Edward Wilmot Bly-
den5. S’étant installé au Liberia en 1850, avec le soutien de la
Société de colonisation de New York, Blyden, qui a étudié les
sciences, les humanités et la théologie, dirige l’Alexander High
School à Monrovia, la capitale du pays. Estimant que le retour
des Noirs vers l’Afrique est la solution au problème racial en
Amérique, il expose sa vision du nationalisme noir dans un livre
publié en 1857, A Vindication of the Negro Race. Grand voyageur
et très au fait des débats intellectuels de son époque, il s’oppose
aux thèses racistes du théoricien français Joseph Arthur de Gobi-
34 « Back to Africa ! »

neau reprises au sein de la Société d’anthropologie de Londres.


Blyden réfute le concept de « races inférieures » en soulignant la
prééminence des circonstances historiques sur les facteurs bio-
logiques comme explication des différences culturelles. Cepen-
dant, Blyden rejoint Gobineau sur la thèse de la défense de la
pureté raciale, ce qui lui vaut des attaques de la part des métis
sierra-léonais et libériens.
À l’automne 1861, de retour au Liberia après un voyage de plu-
sieurs mois au Royaume-Uni et aux États-Unis pour obtenir des sou-
tiens de l’immigration en Afrique, Blyden et Crummell informent
le gouvernement libérien de l’enthousiasme afro-américain pour
leur projet. Monrovia décide alors d’élever Blyden et Crummell au
rang de diplomates. Travaillant pour le Liberia auprès des auto-
rités américaines et britanniques, voyageant régulièrement dans
les territoires anglophones ouest-africains, Blyden est alors un
observateur privilégié de la politique coloniale britannique et des
affaires autochtones. Auteur prolifique, soutenant le projet d’une
université ouest-africaine incluant les sciences locales, il publie et
diffuse également ses idées dans plusieurs journaux distribués en
Afrique, aux Antilles et en Amérique dans lesquels il cherche à
donner une image positive de l’Afrique comme de la colonisation6.
Blyden est bien le fruit de son époque : une époque marquée
par la fin progressive de l’esclavage, saluée par les Noirs comme
une indéniable avancée, et par le début de la colonisation,
approuvée par certains Afro-descendants qui y voient un pro-
grès ou, du moins, un mal nécessaire. Néanmoins, cette synthèse
antiesclavagiste mais procolonialiste ne fait pas l’unanimité : les
positions probritanniques de Blyden, son origine étrangère et ses
fonctions de représentant auprès des gouvernements américain
et britannique lui valent, dans les années 1880, l’hostilité d’une
partie de l’intelligentsia africaine, farouchement opposée à une
tutelle étrangère, quand bien même elle serait exercée par des
Afro-Américains.
Reste que les réflexions de Blyden évoluent avec le temps.
Lorsque les Européens se partagent l’Afrique, dans le dernier quart
du XIXe siècle, il s’oppose à la politique d’assimilation initiée par
les puissances coloniales et défend sa vision de la « personna-
Intégration ou émigration ? Le dilemme des Noirs… 35

lité africaine ». En liant la « race  noire », définie comme un fait


culturel et chromatique, et l’Afrique, décrite comme le lieu de
réalisation politique et sociale des Noirs, Blyden estime que ces
derniers, en préservant leur identité et leurs institutions de toute
influence européenne, apportent une âme essentielle à la civili-
sation. Inquiet de voir l’Afrique perdre ses valeurs et opposé aux
missionnaires chrétiens blancs qui persévèrent dans le racisme,
Blyden appelle à une « décolonisation spirituelle ». Il s’intéresse en
particulier au rôle prépondérant de l’islam comme facteur d’équi-
libre dans les sociétés précoloniales et comme élément de résis-
tance face à la percée coloniale dans les empires ouest-africains.

La guerre de Sécession
et la thèse du compromis
Entre l’expédition africaine de Delany et Campbell
(1859-1860) et la mission de Blyden et Crummell au Royaume-Uni
et aux États-Unis (1861), la situation évolue dans les Amériques.
À cette période, les partisans de l’émigration dominent le débat
qui les oppose aux militants de l’intégration. Haïti, où s’est rendu
James T. Holly à la suite du premier congrès de Cleveland, paraît
particulièrement réceptif aux projets émigrationnistes. Comme
l’atteste l’« Appel à l’émigration » lancé en août  1859 par le
ministre haïtien de la Justice, les plus hautes autorités multi-
plient les démarches en ce sens. Douglass lui-même, pourtant
opposé au projet émigrationniste, accepte une invitation du
gouvernement haïtien.
Mais la guerre de Sécession, qui éclate en avril 1861, bouleverse
la donne. Annulant son voyage prévu en Haïti, Douglass revient
à ses projets initiaux. Pressant les Noirs de ne plus émigrer en
Haïti – où les conditions de vie sont si difficiles que l’émigration
afro-américaine vers ce pays a de toute façon presque cessé  –,
il les invite en revanche à participer à l’effort de guerre sur le
sol américain en rejoignant les troupes de l’Union contre les
onze États sécessionnistes et esclavagistes du Sud. De leur côté,
Crummell et Blyden campent sur leurs positions. De retour aux
États-Unis à l’été 1862, ils tentent à nouveau de convaincre les
36 « Back to Africa ! »

Noirs d’émigrer en Afrique. Mais il est trop tard  : le 1er  janvier


1863, le président Abraham Lincoln proclame l’émancipation
de plus de trois millions d’esclaves dans le Sud et d’un million
dans le Nord. Des dizaines de milliers d’affranchis rejoignent
alors l’armée de l’Union qui compte, vers la fin de la guerre,
186 000 soldats noirs. Ce chiffre représente plus d’un cinquième
de la population masculine noire âgée de moins de quarante-
cinq ans7. Sur proposition de Lincoln, Delany est nommé au
rang d’officier dans les troupes du Nord en 1864, tandis que
Douglass incite les Noirs à prendre leur part dans la victoire
sur le Sud, qui est acquise le 9 avril 1865 à Appomattox. Alors
que l’objectif initial de Lincoln était moins d’abolir l’esclavage
que de sauver l’Union, l’engagement massif et décisif des Noirs
dans la « Civil War » (40 000 d’entre eux perdent la vie lors des
combats), antérieur à la promesse de l’abolition, joue naturelle-
ment un rôle considérable dans l’histoire des États-Unis.
En mars 1865, le Bureau des affranchis (Freedmen’s Bureau) est
créé pour organiser la nouvelle vie des Noirs. En décembre 1865,
le treizième amendement interdit officiellement l’esclavage sur le
territoire des États-Unis. Deux ans plus tard, une loi de Recons-
truction impose aux États confédérés du Sud la tutelle de l’armée
du Nord pour superviser la transition politique. La protection et
l’égalité devant la loi (quatorzième amendement, voté en 1868)
puis le droit de vote accordé à tous sans distinction de race et de
couleur (quinzième amendement, 1870) complètent le dispositif
juridique postabolitionniste. Les Noirs disposent alors du  droit
de vote et, sous les couleurs du Parti républicain de Lincoln,
comptent des élus dans plusieurs localités où ils constituent
une majorité démographique. Le pourcentage de Noirs élus à
des fonctions politiques aux États-Unis, en particulier dans le
Sud, n’a jamais été aussi élevé qu’à cette période. Ce sont ces
élus noirs qui mettent en place de nouvelles politiques plus
sociales, égalitaires et progressistes dans le Sud. Ainsi, une vie
politique active et dynamique apparaît à l’intérieur de la société
noire au sein de laquelle la distinction apparaît de plus en plus
nettement entre une petite bourgeoisie, libre bien avant 1863,
et la masse des travailleurs fraîchement libérés.
Intégration ou émigration ? Le dilemme des Noirs… 37

Cependant, la période de la Reconstruction n’est pas une


période de réconciliation, et les avancées politiques sont rapi-
dement endiguées8. Les lois dites Jim Crow –  en référence à
un personnage du folklore connu pour se grimer le visage en
noir  – et le redécoupage des circonscriptions électorales per-
mettent aux Blancs de noyer le vote noir. Plus radicalement,
d’anciens officiers et propriétaires terriens du Sud créent le Ku
Klux Klan (KKK) en 1865, dans le Tennessee. Cette organisation
paramilitaire prône la suprématie blanche et mène des actions
directes pour terroriser les Noirs qui osent revendiquer leurs
droits. La concurrence professionnelle et l’ascension sociale des
Noirs ont notamment poussé une partie des travailleurs blancs
du Sud à rejoindre le Klan ou d’autres organisations du même
genre, comme les Chevaliers du Camélia blanc. Bien que les
autorités interdisent le Klan en 1872, le conflit racial demeure
et des affrontements interethniques éclatent dans plusieurs villes
du Sud. Pour des motifs souvent dérisoires comme un regard
de travers, les Noirs deviennent les cibles de lynchages publics.
En 1876, Rutherford Hayes est élu à la Maison-Blanche sous
l’étiquette républicaine mais avec le soutien des démocrates et
conservateurs sudistes. Hayes désengage l’armée fédérale du Sud
et laisse les Noirs seuls face à leurs anciens oppresseurs. Ces der-
niers ont le soutien de l’administration fédérale pour remettre en
cause l’ensemble des avancées politiques et juridiques concédées
aux Noirs. Des impôts (poll taxes), des tests d’alphabétisation ou
des restrictions de citoyenneté liées à l’ascendance servile sont
mis en place pour limiter l’accès des Noirs au droit de vote.
Le Parti démocrate séduit les classes moyennes et populaires
blanches en axant sa politique sur le maintien de la suprématie
blanche. Tous les États du Sud adoptent des lois qui, fondées
sur des thèses de biologie racistes, alertent sur la « menace »
du métissage et justifient la ségrégation entre les Blancs et les
personnes disposant d’une « goutte de sang noir ».
La discrimination devient légale à la suite de l’arrêt Plessy
contre Ferguson de 1896. Le 7  juin 1892, Homer Plessy, un
militant d’une organisation antiraciste qui possède « un hui-
tième de sang noir et sept huitième de sang blanc », décide
38 « Back to Africa ! »

volontairement d’enfreindre une loi de l’État de Louisiane qui,


sur les trajets à l’intérieur de l’État, impose aux compagnies de
chemins de fer de distinguer les compartiments en fonction de
la couleur de la peau des passagers. Assis en première classe, dans
un compartiment réservé aux Blancs, il est arrêté – alors que sa
pigmentation ne le distingue pas vraiment des Blancs – par un
détective connaissant son origine africaine et condamné à une
amende de 25  dollars. Dans son arrêt, la Cour suprême estime
que la séparation des personnes en fonction de leur origine
ethnique ne remet pas en cause leur égalité devant la loi et que
la distinction fondée sur la couleur de peau ne constitue pas,
en soi, une discrimination.
Ces circonstances défavorables aux Noirs dans tous les États
du Sud font subsister les projets d’émigration. Ils reprennent
notamment de la vigueur chez les ex-esclavagistes blancs qui,
privés de la main-d’œuvre servile sur laquelle reposait leur for-
tune, supportent mal les libertés dont jouissent dorénavant les
anciens esclaves. En accord avec le Ku Klux Klan, qui survit dans
la clandestinité, le sénateur de l’Alabama, John Tyler Morgan,
suggère par exemple de renvoyer la population afro-américaine
dans le bassin du Congo puis, après 1898, aux Philippines, qui
viennent de tomber sous domination américaine.
Pour nombre d’Afro-Américains, le débat de l’émigration entre
Delany et Douglass est pourtant dépassé. À  l’Exposition inter-
nationale des États cotonniers, qui se tient à Atlanta en 1895,
l’éducateur et homme politique afro-américain Booker Taliaferro
Washington prononce un célèbre discours dans lequel il défend
la thèse du compromis. « Dans tout ce qui est social, affirme-t-il,
nous [les Noirs et les Blancs] pouvons être aussi séparés que les
doigts et pourtant ne faire qu’un, comme la main, en tout ce qui
est essentiel à notre développement mutuel9. » Ancien esclave
né en Virginie et passé par l’université de Hampton (Virginie),
Booker T. Washington a fondé en 1881 l’institut de Tuskegee, en
Alabama, pour promouvoir l’enseignement professionnel. Près de
vingt ans plus tard, il mettra sur pied la première chambre de
commerce afro-américaine, la National Negro Business League.
Son objectif n’est pas de remettre en cause frontalement l’ordre
Intégration ou émigration ? Le dilemme des Noirs… 39

racial mais plutôt d’inciter les Noirs à se former professionnel-


lement pour se rendre incontournables sur le marché du travail
américain.

W.E.B. Du Bois et la « double conscience »


afro-américaine
Le célèbre intellectuel William Edward Burghardt
Du Bois, qui incarnera pendant plus d’un demi-siècle le courant
officiel du panafricanisme, ne partage pas la vision de Booker
T.  Washington sur le type d’éducation à promouvoir10. Pour
Du Bois, l’éducation technique et professionnelle délivrée à
Tuskegee n’a pas la capacité de produire une classe moyenne
noire suffisamment autonome. D’une part, il s’inquiète du sou-
tien financier et médiatique des industriels blancs du Sud qui
voient dans l’entreprise éducative de Tuskegee un système qui
permet de maintenir les Noirs à un rang subalterne et de conti-
nuer à contrôler la main-d’œuvre en ayant la main sur l’offre
et la demande. D’autre part, même si elle s’adresse à un public
différent et qu’elle ne dépasse pas les limites du Sud, l’initiative
de Tuskegee vient mettre en danger les avancées qui avaient été
obtenues au lendemain de la guerre de Sécession avec l’ouverture
d’universités offrant des études libérales. Enfin, pour Du Bois,
il est impossible de s’accommoder d’un système fondé sur la
ségrégation.
Fils d’Alfred Du Bois, né en Haïti, et de Mary Burghardt, ayant
des origines africaines et hollandaises, W.E.B.  Du Bois grandit
dans un environnement majoritairement blanc et protestant11.
Après des études à Fisk, une université noire du Tennessee, il
obtient une bourse pour l’université Harvard. Au cours de son
cursus, il effectue un séjour académique de deux ans à Berlin,
dans l’Allemagne de Bismarck. Premier Afro-Américain titulaire
d’un doctorat à Harvard pour sa thèse en histoire consacrée à
la suppression de la traite aux États-Unis, Du Bois enseigne les
humanités à l’université Wilberforce (Ohio), puis mène la pre-
mière étude de sociologie américaine consacrée au quartier noir
de Philadelphie. Sociologue, Du Bois estime alors que la forma-
40 « Back to Africa ! »

tion d’une élite représentant 10 % de la population noire per-


mettrait l’amélioration des conditions d’existence de l’ensemble
de la communauté noire américaine.
Contrairement à Booker T. Washington, qui voulait former des
travailleurs et des techniciens, Du  Bois est convaincu qu’il faut
plutôt former des dirigeants et des cadres, car ce sont ces derniers
qui dirigent les travailleurs et les techniciens et qui recueillent et
redistribuent les fruits de leur travail. En réalité, les deux thèses
représentent les deux faces d’une même pièce. L’historien Man-
ning Marable souligne d’ailleurs que la théorie du « dixième de
talent » (Talented Tenth), qui a été utilisée par les adversaires de
Du Bois pour le présenter comme un homme éloigné des pré-
occupations populaires, était assez théorique dans la mesure où
l’élite économique noire du début du XXe  siècle était davantage
issue de Tuskegee que des universités libérales du Nord12.
Un autre élément essentiel dans l’analyse de la condition
noire par Du  Bois est la religion. Dans le réveil spirituel qui
suit l’abolition de l’esclavage, la nature contestataire des negro
spirituals, des phénomènes de transe et des syncrétismes forge
ce que Du  Bois appelle Les Âmes du peuple noir, titre de son
ouvrage le plus célèbre, publié en 1903. Cet essai rythmé par des
citations de gospel, décrit avec subtilité la « double conscience »,
cette tension irréconciliable entre l’identité noire et l’identité
américaine, qui condamne de manière métaphorique le Noir à
voir le monde, et à être vu, derrière le voile de la couleur de la
peau. Pour Du Bois, le microcosme religieux offre à l’intérieur du
groupe tout ce dont le Noir est exclu dans la société américaine
blanche : une protection sociale, un soutien moral et matériel,
un accès à l’éducation et un espace de loisirs et de solidarité.
Décrivant ainsi l’église noire comme le socle d’une religion de
parias, il souligne également les différences entre le Nord urba-
nisé et individualisé, où les revendications des Noirs lui semblent
orientées vers le séparatisme, et le Sud rural et patriarcal où la
proximité avait favorisé la mise en place de stratégies d’évite-
ment fondées sur la compromission entre Noirs et Blancs.
L’économie devient également un secteur crucial dans le débat
autour de l’intégration. En parallèle au succès de l’institut de
Intégration ou émigration ? Le dilemme des Noirs… 41

Tuskegee de Booker T.  Washington, qui forme de nombreux


Noirs aux métiers manuels, une petite classe de capitalistes noirs
apparaît également au lendemain de l’abolition de l’esclavage.
De manière paradoxale, la ségrégation mise en place dans le Sud
oblige les Noirs à construire leurs propres réseaux économiques
et commerciaux. Les banques, les assurances, les agences immo-
bilières, les commerces alimentaires et les services soutiennent
l’émergence d’une bourgeoisie commerçante noire, dont les
enfants sont formés dans des écoles et des églises également
financées par la communauté noire.
La création des premières universités noires –  Wilberforce
(1856), Fisk (1866), Atlanta et Howard (1867) –, puis de l’Aca-
démie nègre américaine (American Negro Academy), fondée par
Crummell et Du  Bois en 1897, témoignent également de cette
volonté de la communauté noire de s’autonomiser. Sur le plan
intellectuel, elle marque le début d’une production académique
et scientifique afro-américaine d’ampleur, qui accorde une place
fondamentale à l’histoire, à la théologie, à la médecine, à la
littérature et à la sociologie. À partir de la fin du XIXe siècle, ces
universités accueillent et forment de plus en plus d’Africains
qui ramènent ensuite en Afrique l’enseignement et les valeurs
reçus aux États-Unis. L’enseignement de l’histoire, discipline
centrale pour des populations déracinées, est orientée vers la
revalorisation des civilisations africaines d’Égypte, d’Éthiopie,
de Nubie, du Soudan, mais également d’Haïti.

D’Haïti à l’Éthiopie : Anténor Firmin


et Bénito Sylvain
Dans les décennies qui suivent la révolution haïtienne,
Haïti est l’objet d’une vive attention. Pour les Noirs du monde
entier, le pays reste un motif de fierté. Pour la propagande
raciste et coloniale, au contraire, les difficultés économiques et
sociales que rencontre le pays sont la preuve de l’inaptitude des
Noirs à se gouverner eux-mêmes. Les débats, en Haïti même,
sont également vifs. L’une des nombreuses divisions oppose des
intellectuels partisans de l’assimilation avec la France considé-
42 « Back to Africa ! »

rée comme une mère patrie et d’autres qui, fiers d’appartenir


à la première république noire, estiment que leur devoir est de
revaloriser l’identité africaine. L’homme d’État haïtien Joseph
Anténor Firmin appartient à cette dernière catégorie13. Admis
dans la Société d’anthropologie de Paris en 1884, Firmin publie
l’année suivante De l’égalité des races humaines en réponse à
l’Essai sur l’inégalité des races humaines de Gobineau (1853). Dans
cet essai d’érudition, Firmin montre que les sciences humaines,
sociales et médicales de son époque dissertent sur l’inégalité ou
l’égalité des peuples alors qu’elles n’ont pas établi les critères
qui fonderaient une telle inégalité14.
En attaquant l’esprit raciste et colonialiste au moment où
se tient la conférence de Berlin (1884-1885), Firmin dresse un
panorama de l’histoire intellectuelle et politique de l’Égypte,
de l’Éthiopie, du Liberia et d’Haïti. En cela, il s’inscrit dans
le même champ épistémologique que Blyden et devance les
travaux d’égyptologie de Cheikh Anta Diop (voir chapitre  12).
Plusieurs passages soutiennent la thèse d’une origine négro-
africaine de la civilisation pharaonique. Déterminé à réfuter la
thèse de l’infériorité des peuples noirs tout en reconnaissant le
stade de développement économique plus avancé des nations
européennes, Firmin soutient, comme Blyden, que, dans des
conditions économiques et sociales égales, un Noir a autant de
capacités intellectuelles et professionnelles qu’un Blanc (ce qui
l’amène d’ailleurs à prophétiser l’élection d’un homme d’origine
africaine à la présidence des États-Unis d’Amérique). Dans ses
écrits, l’anthropologue, qui occupera par la suite la fonction
d’ambassadeur d’Haïti au Venezuela, propose aussi une analyse
géopolitique de la Caraïbe. Comme le révolutionnaire cubain
José Martí, qu’il rencontre en 1893, Firmin estime qu’il faut
dépasser les conflits raciaux qui minent cette région et mettre
sur pied une « Confédération antilléenne » pour contrer l’hégé-
monie naissante des États-Unis.
Un autre Haïtien, Bénito Sylvain, voit encore plus loin15.
Journaliste et écrivain formé à Port-au-Prince et à Paris, proche
du cardinal Lavigerie qui lui obtient une audience auprès de
Léopold  II, roi des Belges, Sylvain s’engage néanmoins dans la
Intégration ou émigration ? Le dilemme des Noirs… 43

critique de l’assimilation religieuse et culturelle, ainsi que dans la


dénonciation du colonialisme16. Nommé enseigne de vaisseau de
la marine de guerre haïtienne en 1893, il s’installe ensuite à Paris.
Depuis son poste de président du Comité oriental africain de la
Société d’ethnologie, il suit la victoire de l’Éthiopie de Ménélik II
contre les Italiens à Adoua en 1896. En janvier  1897, Sylvain
entreprend un périple au péril de sa vie pour rejoindre l’Éthio-
pie afin d’exposer en audience devant l’empereur la situation
d’Haïti et des Noirs des Amériques17. Devenu aide de camp de
Ménélik II, Sylvain tente ensuite de rapprocher Haïti, le Liberia
et l’Éthiopie, les trois premiers États noirs indépendants, pour
constituer une coalition politique.

« L’Éthiopie tendra les mains vers Dieu »


Au XIXe siècle, en parallèle avec le développement du
sionisme juif, les partisans de l’émigration en Afrique prennent
le nom de « sionistes noirs ». Éloignée de l’espace transatlantique
et murée dans une politique isolationniste, l’Éthiopie devient le
cœur de l’imaginaire nationaliste noir grâce à l’Église baptiste
éthiopienne, fondée vers 1787 en Jamaïque par George Liele,
un ancien esclave noir venu des États-Unis. Autodidacte, Liele
parvient en quelques années à former et inspirer de nombreux
disciples dans le sud des États-Unis et dans la Caraïbe. L’éthiopia-
nisme diffuse alors dans l’espace afro-américain et afro-caribéen
l’histoire de l’Éthiopie biblique, décrite comme le lieu de la
rédemption du peuple noir.
Ainsi, reprenant la version de la Bible du roi Jacques datant
de 1611, Liele insiste sur le fameux psaume 68:31 qui annonce
que « des grands viendront d’Égypte ; l’Éthiopie tendra les mains
vers Dieu » pour signifier aux Noirs que leur rédemption ne
peut venir que de l’Afrique. Liele critique ainsi la théologie des
Blancs qui exclut les Noirs. À  partir de ce psaume, il invite
les Noirs à relire les textes bibliques en soulignant avec inté-
rêt chaque référence à l’Afrique. Retombant régulièrement sur
la mention de l’Éthiopie, qui désigne l’ensemble de l’Afrique
noire, les éthiopianistes sentent que cette terre, sacrée dans le
44 « Back to Africa ! »

passé, est aussi porteuse d’un espoir de renaissance et de déli-


vrance liée à une volonté divine. Dès lors, une tradition littéraire
et historiographique éthiopianiste essaime des deux côtés de
l’Atlantique, notamment dans les poèmes, les sermons et les
récits d’esclaves qui mettent en parallèle la condition des Noirs
et celle des enfants d’Israël, et décrivent l’Éthiopie, l’Égypte et
la Nubie comme des lieux de rédemption.
L’éthiopianisme constitue ainsi la version religieuse et millé-
nariste du nationalisme et du séparatisme noirs américains. Le
thème, et surtout le psaume sont repris par tous les dirigeants
noirs. Les plus radicaux, comme Robert Alexander Young et
David Walker, soulignent dans une tonalité apocalyptique et
insurrectionnelle que le réveil de l’Afrique et le déclin du monde
occidental sont proches. En annonçant la venue d’un messie
noir, l’Ethiopian Manifesto de Young place les Noirs dans une
position d’attente qui, dit-il, ne durera pas éternellement. Pour
Walker, qui donne l’impression de se présenter lui-même comme
le messie, les Blancs courent à leur perte s’ils ne prennent pas
conscience de leur attitude. Alexander Crummell compte éga-
lement parmi les intellectuels qui reprennent le psaume, tout
en en élargissant les références. Voyageant en Sierra Leone et
au Liberia, il identifie les Africains au peuple élu. Dans tous les
cas, l’Éthiopie est alors le véritable Israël.
Le 1er  mars 1896, la prophétie de la victoire des Noirs sur la
domination blanche devient, en quelque sorte, réalité. Engagées
dans une guerre de résistance face à l’Italie, qui invoque le non-
respect d’un accord diplomatique pour soumettre l’Éthiopie à sa
domination, les troupes de Ménélik  II remportent une victoire
sans appel lors de la bataille d’Adoua. Avec cette première grande
victoire anticoloniale, l’éthiopianisme, cette tradition religieuse
messianique, devient subitement un outil politique et culturel.
Les Noirs des Amériques réalisent que l’État éthiopien incarne
de manière concrète, et non plus spirituelle, la résistance à la
domination raciale et coloniale des Blancs.
Toutefois, le retentissement de la victoire d’Adoua parmi les
Noirs des Amériques est limité à une minorité d’intellectuels
qui redéfinissent l’éthiopianisme dans le sens d’une solidarité
Intégration ou émigration ? Le dilemme des Noirs… 45

pan-nègre  : tous les Noirs doivent s’unir autour de l’Éthiopie.


Ce n’est, de manière rétrospective, que dans les années  1920
et 1930, en particulier sous l’impulsion de Marcus Garvey, que
cette redéfinition prendra forme dans les milieux populaires. La
figure du souverain d’Éthiopie, considéré comme un véritable
messie, cristallisera alors les espoirs de libération de millions de
Noirs à travers le monde.

Afrique du Sud, terre de mission


L’éthiopianisme accompagne, par ailleurs, la naissance
des Églises africaines indépendantes qui, à partir des années 1900,
deviennent le laboratoire de conspirations anticoloniales ou de
mouvements de libération. C’est le cas en particulier en Afrique
australe, avec les missions menées par Henry McNeal Turner18.
Premier Noir nommé au titre d’aumônier durant la guerre de
Sécession, Turner s’engage brièvement en politique au moment
de la création du Parti républicain dans l’État de Géorgie. En
1868, lorsque les représentants noirs sont expulsés des institu-
tions sudistes par les Blancs, Turner reprend son activité épis-
copale. En 1880, il adopte la thèse de l’émigration et il devient
un cadre de la Société américaine de colonisation (ACS). Jugeant
que les Noirs n’ont aucun avenir aux États-Unis, et que l’Afrique
offre un « dessein providentiel », il conclut que les Noirs ont été
conduits en Amérique pour être christianisés et que leur devoir
est de repartir civiliser l’Afrique. Avec son journal Voice of Mis-
sions, Turner prend la tête d’un mouvement d’évangélisation
reliant une centaine d’églises implantées, pour la plupart, dans
les colonies britanniques et en Afrique du Sud.
Dans le dernier quart du XIXe siècle, l’Afrique du Sud devient
la partie du continent africain la plus convoitée par les lob-
bies colonialistes et capitalistes. Après avoir servi d’étape pour
les navigateurs européens sur la route des Indes, puis dans le
commerce de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales, la
région du Cap devient une colonie britannique en 1652. Dans
le premier quart du XIXe siècle, les descendants des colons hol-
landais, les Boers, s’opposent aux Britanniques et décident de
46 « Back to Africa ! »

réaliser le Grand Trek, un mouvement de migration à grande


échelle vers le nord. Dans les années  1830, dans le contexte
des guerres cafres, sotho et zulu résultant de la confrontation
entre le Grand Trek blanc et le royaume zulu de Chaka en plein
essor, les Boers s’emparent par la force des terres appartenant à
plusieurs nations africaines avant de fonder deux républiques
indépendantes, la République du Transvaal (1852) et l’État libre
d’Orange (1854).
Quant aux Britanniques, installés dans les provinces méridio-
nales du Cap et du Natal (1838), ils font venir des travailleurs de
Madras et de Calcutta dès le lendemain de l’abolition de l’escla-
vage. Territoires agricoles riches, grâce à des terres de qualité et
un climat idéal, les colonies anglaises et boers s’entre-déchirent
après la découverte des mines de diamants à Kimberley (1867)
et d’or à Witwatersrand (1886). Elles s’accordent cependant sur
les points essentiels : l’exploitation des travailleurs noirs, la mise
en place de politiques de ségrégation raciale et le confinement
des indigènes sur des réserves, les futurs bantoustans.
Cette situation d’oppression raciale, que les Boers justifient
par la doctrine calviniste de la prédestination, fait de l’Afrique
du Sud une terre de résistance, de prophétisme et de mission
privilégiée pour les pasteurs afro-américains. Lors de sa visite
en mars 1898, McNeal Turner consacre plusieurs évêques noirs
en Afrique du Sud. En mettant parfois en avant la formation
de missionnaires chrétiens pour contrer l’avancée de l’islam, les
Églises afro-américaines parviennent à faire venir étudier aux
États-Unis des jeunes Sud-Africains, ainsi que des Libériens et
des Éthiopiens. Les premiers dirigeants des mouvements noirs
sud-africains du XXe siècle, John L. Dube, Sol Plaatje, Davidson
D.T. Jabavu et Pixley ka Isaka Seme, plaident ainsi la cause des
Noirs sud-africains auprès de leurs camarades afro-américains.
3
La conférence panafricaine de Londres,
1900

L a dernière abolition de l’esclavage dans les


Amériques (Brésil en 1888) intervient après la
conférence de Berlin (1884-1885). Après des siècles d’esclavage,
la nouvelle phase de colonisation, entreprise sous couvert de
« mission civilisatrice », ne laisse aucun répit aux Africains et
Afro-descendants pour reconstruire un sentiment de dignité.
L’Afrique entre dans une période marquée par la transition
entre deux formes d’asservissement  : après l’esclavage qui fait
de l’Africain un « article d’exportation », on passe à un régime
où ce dernier est soumis, comme le note le militant dahoméen
Tovalou Houénou, à un « esclavage à domicile1 ». Mais cette
période, entre la conférence de Berlin et la Première Guerre
mondiale, est également celle où les Africains s’organisent pour
garder un espace d’autonomie face aux puissances coloniales. Ces
dernières, disposant d’une force militaire et industrielle inédite,
restent convaincues de leur droit à soumettre les peuples non
européens à leur volonté2. C’est dans ce contexte qu’est organi-
sée, à Londres, la première conférence panafricaine3.

Les conséquences de la conférence de Berlin


(1884-1885)
De novembre  1884 à février  1885, les représentants
de quatorze puissances occidentalesa se réunissent à Berlin pour

a Allemagne, Autriche-Hongrie, Belgique, Danemark, Empire ottoman, Espagne,


États-Unis, France, Italie, Pays-Bas, Portugal, Royaume-Uni, Russie, Suède.
48 « Back to Africa ! »

fixer les règles de la liberté de navigation et de commerce dans


les bassins des fleuves Niger et Congo, et établir les formalités
de l’occupation ultérieure de l’intérieur du continent à partir
de zones d’influence. Si l’initiative de la conférence revient au
chancelier allemand Bismarck, le motif est lié à l’intérêt mani-
festé huit ans plus tôt lors de la conférence de géographie de
Bruxelles par le roi des Belges Léopold  II pour les missions de
l’explorateur américain Henry Morgan Stanley au Congo. Entre
le milieu des années 1870 et la conférence de Berlin, la Belgique,
la France, l’Angleterre, l’Allemagne, l’Italie et le Portugal man-
datent des explorateurs pour préparer la « ruée vers l’Afrique ».
Sans tenir compte de l’avis des Africains, les Européens
annoncent qu’ils sont guidés par une « mission civilisatrice »
ayant notamment pour objectifs de mettre un terme à l’esclavage
pratiqué à l’intérieur du continent et de repousser l’islamisation
de l’Afrique. Derrière cette justification à caractère moral et « civi-
lisationnel », la colonisation répond surtout à des préoccupations
économiques dans le cadre de l’expansion du capitalisme. Le
pillage à la source des matières premières africaines permet de
réaliser des économies dans les processus d’industrialisation. Les
entrepreneurs occidentaux qui ont fait fortune dans la traite
poussent les gouvernements à contrôler directement l’Afrique
afin d’établir des monopoles. L’expansionnisme colonial sert
aussi de dérivatif aux nationalismes qui agitent le Vieux Conti-
nent : la conquête des territoires extra-européens, décrits comme
des terres « vierges », permet de flatter les sentiments nationaux
–  et d’occuper les militaires  – sans avoir à affronter les voisins
immédiats dans de sanglants conflits.
Ainsi, la France, qui doit céder l’Alsace et la Moselle à l’Alle-
magne après la guerre de 1870, trouve dans l’entreprise coloniale
un nouveau motif de fierté. Quoique à la traîne en la matière,
en raison de leurs récentes unifications, l’Italie et l’Allemagne
tentent également de prendre pied en Afrique, pour des raisons
de prestige et d’intérêts économiques et stratégiques. Première
puissance coloniale du monde, le Royaume-Uni, qui contrôle
l’Égypte et le canal de Suez menant vers l’océan Indien, cherche
pour sa part à élargir sa zone d’influence en Afrique pour ne pas
La conférence panafricaine de Londres, 1900 49

se laisser concurrencer par ses rivaux. De la sorte, les affronte-


ments intereuropéens se déportent sur le continent africain au
tournant du XXe  siècle  : à Fachoda (actuel Soudan), en 1898,
où s’affrontent Français et Britanniques ; en Afrique australe,
où éclate en 1899 la seconde guerre des Boers (1899-1902) ;
au Maroc, où Paris, Madrid et Berlin se confrontent en 1905
et 1911.
Les Européens n’arrivent pas en Afrique en terrain conquis,
mais ils savent profiter de l’incapacité des Africains à constituer
un front de résistance autonome et uni à la colonisation. Les
conflits politiques de l’Afrique du XIXe  siècle, qui ne sont ni
pires ni plus nombreux qu’ailleurs, et le développement tech-
nologique et industriel qui permet aux puissances européennes
d’améliorer leur armement facilitent la conquête coloniale de
l’Afrique. Sur place, des traités signés entre les explorateurs et
missionnaires occidentaux et les chefs indigènes, parfois choisis
pour leur malléabilité, entérinent la prise de contrôle de vastes
territoires africains par les Européens.
La colonisation, qui implique la soumission des peuples et
l’incorporation de pratiques et de représentations étrangères,
perturbe la trajectoire historique des sociétés africaines. Dans
les royaumes côtiers d’Afrique occidentale, centrale et orientale,
ainsi que dans l’hinterland, la formation des empires coloniaux
met un terme aux processus de construction d’États-nations afri-
cains. Ces processus inachevés engendrent de nouvelles contra-
dictions  : alors que certains résistent à la poussée coloniale,
une partie des élites africaines s’en accommode dans le cadre
de l’administration coloniale indirecte des Britanniques (indirect
rule) ou de la politique assimilationniste des Français.
En dehors du Liberia, qui fait figure d’exception, l’Éthiopie
est le seul État africain à échapper à la colonisation au début
du XXe siècle. Les Italiens, qui avaient dû renoncer à la Tunisie
lors de la conférence de Berlin, lorgnent certes sur le territoire
mais ils subissent une première défaite à Dogali en 1887, puis
une déroute historique à Adoua en 1896. Pour les autres peuples
africains, militairement soumis à partir des années 1880, la domi-
nation coloniale s’institutionnalise dans les années 1900, quand
50 « Back to Africa ! »

se mettent en place des administrations et des systèmes fiscaux


imposés depuis la métropole. Cependant, même dans les terri-
toires contrôlés, des formes de résistance sporadiques persistent,
incitant les puissances coloniales à mener de vastes opérations
de « pacification ».

Face aux Européens


Les Africains, qui n’ont pas eu la possibilité d’apporter
une réponse concertée à la conférence de Berlin, se retrouvent
isolés et progressivement divisés. Dès lors, ce sont les mouve-
ments de retour en Afrique initiés par les Afro-Américains qui
vont offrir la première plateforme pour développer les idées
d’unité africaine. Disposant depuis les Amériques d’une vision
plus globale de la situation du continent, et davantage enclins à
assimiler l’unité de l’Afrique à l’unité raciale, ces mouvements de
retour sont soutenus par la logistique des missions religieuses4.
Cependant, souvent imbus de leur expérience occidentale et
convaincus eux aussi d’avoir un rôle « civilisateur » à jouer
auprès des peuples africains qu’ils ne prennent pas la peine de
consulter, ces mouvements ne sont pas sans ambiguïté. De fait,
le retour des Afro-descendants, parfois perçu en Afrique comme
une autre forme de colonisation, pose un problème supplémen-
taire pour des sociétés africaines déjà bouleversées par le colonia-
lisme européen. Les Créoles et les rapatriés se jugeant supérieurs
aux autochtones, une stratification sociale fondée sur la couleur
et l’origine se met en place au Liberia et en Sierra Leone. Utilisés
comme main-d’œuvre à bas coût, les autochtones nourrissent
un ressentiment croissant à l’égard des groupes afro-américains
qui, refusant de travailler la terre, préfèrent mener des activités
commerciales apportant des profits rapides.
Figure centrale de ce panafricanisme naissant et ambigu, à
mi-chemin entre la défense de l’identité négro-africaine et l’éloge
d’une colonisation à prétention civilisatrice, Blyden est témoin et
partie prenante des conflits opposant les Africains et les Créoles
du Liberia et de la Sierra Leone. Il évolue cependant au contact
des intellectuels ouest-africains comme James Africanus Beale
La conférence panafricaine de Londres, 1900 51

Horton. Formé au Fourah Bay College de Freetown puis à l’uni-


versité de Londres, ce médecin de l’administration coloniale
publie en 1860 deux ouvrages, West African Countries and Peoples
et Political Economy of Western Africa, qui font de lui un pionnier
de la théorie politique africaine moderne. Appelant de ses vœux
l’émergence d’un empire unifiant toute l’Afrique de l’Ouest, sur
les décombres des empires précoloniaux mandingues, il défend
le droit des Africains à s’organiser à partir de leurs propres sys-
tèmes politiques et sociaux, et à construire un gouvernement
ouest-africain capable de diriger une nation indépendante avec
efficacité et stabilité5.
Comme celui de Blyden, son discours souffre de l’utilisation
de l’expression « race africaine », mais il gagne en clarté quand il
utilise le concept de « nationalité » plutôt que celui de « tribu ».
Introduit par l’anthropologie coloniale dans sa classification des
peuples africains, le terme de « tribu » puis le concept du tri-
balisme, ne seront pas sans conséquence sur la balkanisation
politique du continent. Or le choix d’Horton d’utiliser le terme
« nationalité » pour parler des peuples Ibo, Yoruba, Wolof ou Kru
est une manière de souligner que ce concept, utilisé à la même
époque en Europe, est tout à fait approprié pour développer une
analyse de l’État politique en Afrique de l’Ouest6. Travaillant entre
Londres et les colonies britanniques ouest-africaines, où il se lie
d’amitié avec les résistants anticolonialistes de la Confédération
Fantia, Horton partage aussi avec Blyden ce goût pour l’érudition,
cet intérêt pour une presse panafricaine, alors embryonnaire, cette
quête de la « nationalité » et de la « personnalité » africaines, mais
également une vision pragmatique de l’impérialisme économique.
En 1899, les milieux militants africains, afro-américains et
bientôt panafricains se penchent également sur les ressorts éco-
nomiques du nouvel âge impérial. Les réflexions des penseurs
africains et afro-descendants dans le domaine sont loin d’être
négligeables. L’historien Denis Benn note par exemple qu’en

a La Confédération Fanti est un ensemble d’alliances constituées au XVIIIe-XIXe siècle


par les peuples Fanti, opposés au royaume Ashanti. Les Fanti soutiennent les
Britanniques lors des guerres Ashanti, et bénéficient ensuite d’une position
dominante dans le système colonial.
52 « Back to Africa ! »

faisant le lien entre la production de coton dans le sud des États-


Unis, effectuée grâce à la main-d’œuvre africaine, et la croissance
économique de la région anglaise du Lancashire, Blyden pro-
pose, bien avant les thèses de Lénine sur l’impérialisme et d’Eric
Williams sur le capitalisme7, une théorie de la surproduction et
de la prospérité économique du capitalisme qui explique pour-
quoi l’Afrique devient un terrain de conquête coloniale. Après
avoir visité le Congo, en 1886, et le Nigeria, quelques années
plus tard, le médecin jamaïcain Theophilus E.S. Scholes, formé
à Glasgow, s’est lui aussi penché sur la dimension économique
de la colonisation. Dénonçant le racisme colonial et la poli-
tique impérialiste menée sous couvert d’humanitarisme par le
secrétaire britannique aux Colonies Joseph Chamberlain, Scholes
ajoute que la colonisation britannique en Afrique reprend le
modèle antillais de la monoculture qui empêche toute possibilité
de développement équilibré à l’échelle locale8.
Confrontés à un mépris et un racisme grandissants, constatant
le refus des Blancs d’accorder l’égalité et tentant de décorti-
quer les mécanismes de la domination économique, un premier
groupe de militants noirs installés en Europe et dans les Amé-
riques s’organise pour défendre les droits des Noirs du monde
entier. La conférence panafricaine de Londres en 1900 s’emploie
à réaliser cet agenda.

Une réponse à la colonisation


La conférence panafricaine de Londres marque le
début de la chronologie officielle du panafricanisme. Son princi-
pal organisateur, Henry Sylvester-Williams, un enfant d’immigrés
de la Barbade, grandit sur l’île antillaise de Trinidad9. À l’école,
il fréquente Kofi Intim, le fils de l’Asantehene, le chef ashanti
de la colonie britannique de la Gold Coast (futur Ghana) déposé
par les autorités coloniales et exilé à Trinidad. Sensibilisé à la
question du colonialisme auprès de son camarade, il part étudier
aux États-Unis, en Nouvelle-Écosse et au Royaume-Uni.
À  Londres, à la faculté de droit de Gray’s Inn, Sylvester-
Williams fréquente des étudiants sud-africains et éthiopiens. Les
La conférence panafricaine de Londres, 1900 53

premiers lui racontent la politique de ségrégation en gestation


dans leur pays, tandis que les seconds lui expliquent comment
l’Éthiopie a repoussé les attaques italiennes à Adoua en 1896
pour conserver son indépendance. En 1897, Sylvester-Williams
décide de créer une association, baptisée Association africaine
(African Association), afin de lutter contre les difficultés éco-
nomiques et sociales, ainsi que les formes de discrimination
et d’exploitation frappant tous les sujets africains de l’Empire
britannique10.
En 1898, Sylvester-Williams lance l’idée d’une conférence
destinée à sensibiliser l’opinion publique sur la situation des
Noirs dans l’Empire, une initiative confortée par sa rencontre,
à Paris, avec Bénito Sylvain. Ce dernier, qui avait été reçu en
audience par l’empereur d’Éthiopie Ménélik  II, est convaincu
qu’une conférence réunissant le plus grand nombre de savants
noirs serait la meilleure réponse au discours raciste et colonialiste
des puissances occidentales. Dans le cadre de la préparation de
cette conférence, Sylvain écrit à son compatriote Anténor Firmin,
à W.E.B.  Du Bois, à Booker T.  Washington et prend contact
avec le Conseil national afro-américain, une organisation créée
en 1898 par l’évêque Alexander Walters pour lutter contre les
lynchages et défendre les droits civiques des Noirs.
L’historien Oruno D. Lara souligne que le terme de « Pan-
African » apparaît pour la première fois dans une lettre adressée
par Sylvester-Williams à un membre de l’Association africaine
mais que son utilisation est bien antérieure à la conférence
de 1900. Williams estimait qu’il était important que le terme
« panafricanisme » puisse être développé en réponse au colonia-
lisme, au panslavisme et au pangermanisme qui se mettaient en
place à la même époque. Débattu en interne, notamment pour
savoir quelle serait la place éventuelle des Blancs dans un tel
mouvement, le terme fut finalement adopté11. À  la demande
de Sylvester-Williams, qu’il rencontre lors d’une visite au
Royaume-Uni à l’été 1899, Booker T. Washington écrit aux jour-
naux afro-américains pour annoncer la tenue d’une conférence
qu’il qualifie à son tour de « panafricaine » en mai 190012. Dès
lors, la presse va valider l’utilisation et la diffusion de ce terme.
54 « Back to Africa ! »

Dans sa lettre, Washington ajoute qu’il ne partage pas l’idée


du retour en Afrique en expliquant que, puisque les Européens
contrôlent directement ou indirectement toutes les parties du
monde, le fait de retourner en Afrique ne suffit pas pour changer
le rapport de forces. Il conseille à Sylvester-Williams d’élargir
la critique coloniale à l’ensemble des puissances européennes.
Enfin, Washington encourage les autres dirigeants noirs à assister
à la conférence, à laquelle lui-même décide de ne pas aller, étant
retenu par l’inauguration de la National Negro Business League
à la fin du mois d’août 1900 à Boston.
En 1900, peu de Noirs peuvent se permettre d’assister à une
conférence qui requiert un visa, du temps et des frais de voyage
et d’hébergement. La stratégie est donc de placer la conférence
dans une période suivant directement d’autres événements où la
présence de délégués d’Afrique et des Amériques peut être finan-
cée par le Colonial Office britannique ou le département d’État
américain. Prévue en mai, la conférence se tient finalement du
23 au 25 juillet 1900, peu après l’Exposition universelle de Paris
et la conférence mondiale pour l’entreprise religieuse à Londres13.
Les délégués panafricains se réunissent au Westminster Town
Hall, à proximité de la Chambre des communes.
Aucun compte rendu détaillé des débats de la conférence n’est
publié dans la presse mais les protagonistes, en particulier Bénito
Sylvain et W.E.B. Du Bois ont assuré la rédaction des échanges
et des résolutions. Alors que les journaux anglais se contentent
d’annoncer l’événement, les rares journaux français attirés par la
présence de l’unique représentant francophone, Bénito Sylvain,
regardent cet événement avec curiosité. Parmi les personnalités
soutenant l’initiative, Sylvester-Williams obtient la présence de
l’évêque de Londres, Mandell Creighton. Après la dernière ses-
sion, les conférenciers seront d’ailleurs invités à prendre le thé
dans la résidence épiscopale de Fulham Palace.
L’objectif initial de la conférence est de rapprocher les peuples
d’origine africaine, d’inaugurer une ère de relations nouvelles
entre les différents groupes ethniques, d’assurer, en leur accor-
dant des droits, la sécurité des Africains et l’amélioration de
leurs conditions de vie. Lors de la première session, l’Associa-
La conférence panafricaine de Londres, 1900 55

tion africaine de Sylvester-Williams est rebaptisée « Association


panafricaine » (Pan-African Association), dont le siège est établi
à Chancery Lane, au cœur de la capitale britannique. Le comité
exécutif de la nouvelle association est formé de six membres
émanant de la société civile  : le compositeur anglais Samuel
Coleridge-Taylor, surnommé le « Mahler africain », l’activiste
afro-américaine Anna Julia Cooper, la suffragette et fille d’un
important syndicaliste Jane Cobden-Unwin, le chanteur de gos-
pel des Fisk Jubilee Singers Frederick J. Loudin, l’ancien marin de
l’US Navy et consul américain à Luanda, Henry Francis Downing,
et John R. Archer, un étudiant en photographie qui allait devenir
en 1913, à Battersea, le premier maire noir de Grande-Bretagne.
Sylvester-Williams, Sylvain, Du  Bois et Alexander Walters,
l’évêque de l’Église méthodiste du New Jersey, occupent les
fonctions de président et de secrétaire lors des sessions.
Le compte rendu des débats établi en séance par Sylvain – qui
représente par ailleurs Haïti et l’Éthiopie – mentionne la présence
de délégués venus principalement d’Amérique du Nord et de la
Caraïbe anglophone. L’ancien procureur général F.R.  Johnson,
l’avocat A.F.  Ribeiro et le conseiller judiciaire G.W.  Dove, qui
représentent respectivement le Liberia, la Gold Coast et la Sierra
Leone, sont les seuls représentants « africains » au sens géogra-
phique du terme. La Société littéraire afro-antillaise d’Écosse est
représentée par un étudiant à l’université d’Édimbourg, Richard
Akiwande Savage.
De manière générale, les trente-sept délégués officiellement
présents à la conférence sont des intellectuels disposant d’une
certaine autonomie financière, exerçant des activités de fonction-
naire ou occupant des professions libérales, tous anglophones à
l’exception de Sylvain. Des sympathisants indiens et des philan-
thropes britanniques appartenant à des associations religieuses
ou abolitionnistes assistent également aux débats sans être ame-
nés à prendre la parole. Signe que le « panafricanisme » naissant
n’intéresse pas que les Noirs, l’Association panafricaine compte
en 1901 seulement cinquante membres d’origine africaine, pour
cent cinquante membres d’origine non africaine.
56 « Back to Africa ! »

L’Adresse aux nations du monde


Chargé de rédiger les recommandations finales de la
conférence, Sylvain presse les autorités de l’Éthiopie, d’Haïti et
du Liberia de se fédérer diplomatiquement afin d’opposer un
front commun à « la politique d’extermination et de dégradation
qui prévaut en Europe à l’égard des Noirs et de leurs dérivés », et
de remplir ainsi leur rôle de protecteurs naturels de l’Association
panafricaine. Cependant, le texte de référence pour la conférence
de Londres est l’« Adresse aux nations du monde » rédigée par
W.E.B. Du Bois14. Célèbre pour la phrase dans laquelle ce dernier
prédit que « le problème du XXe  siècle est celui de la ligne de
couleur », ce texte anticipe l’esprit de solidarité des peuples de
couleur exprimé en 1955 à Bandung :
Le monde moderne doit comprendre qu’à cette époque, où
les confins du globe se trouvent si rapprochés par la faci-
lité des moyens de communication, les millions d’hommes
noirs qui vivent en Afrique, en Amérique et dans les îles
de l’Océan, sans parler des myriades d’hommes de cou-
leur répandus partout, sont appelés à exercer une grande
influence dans l’avenir, raison même de leur nombre et
par le seul fait de leur contact mutuel. Si les pays civilisés
s’appliquent maintenant à donner aux nègres et aux hommes
de couleur les plus larges facilités pour leur éducation et le
développement de leurs facultés, ce contact et cette influence
produiront des effets bienfaisants qui hâteront les progrès
de l’humanité. Si, au contraire, soit par insouciance ou pré-
vention, soit par cupidité ou injustice, on veut continuer
à exploiter, à spolier et à dégrader la masse des Noirs, les
conséquences ne peuvent être que déplorables, sinon fatales,
non seulement pour cette masse, mais encore pour le haut
idéal de justice, de liberté et de civilisation que, depuis des
milliers d’années, le christianisme fait luire devant l’Europe.

Ce texte invite notamment les Noirs à rester en dehors de la


guerre des Boers opposant de 1899 à 1902 deux armées euro-
péennes (britannique et hollandaise) sur un sol africain. En plus
d’un projet de colonisation agricole au Cameroun fondé sur les
plans de l’Institut Tuskegee, Du  Bois demande aux Noirs des
La conférence panafricaine de Londres, 1900 57

États-Unis et de Cuba de s’engager en faveur d’un projet de


colonisation et de développement agricole au Congo. Idéaliste
et romantique, correspondant avec le consul belge aux États-
Unis, Du  Bois ignore encore les crimes commis au Congo par
les agents du roi des Belges, Léopold  II. Alors que le militant
et pasteur baptiste afro-américain George Washington Williams
mentionne, dès 1889, de graves dysfonctionnements dans la ges-
tion du Congo à la suite d’une entrevue avec Léopold II, grande
est la désillusion des panafricanistes de Londres en découvrant
peu après l’ampleur des crimes dénoncés par la Congo Reform
Association (CRA). Cette organisation non gouvernementale
mise en place par le journaliste britannique Edmund D.  Morel
en 1903 devient une référence pour les milieux afro-américains.
Avant de fonder un courant de l’école de sociologie de Chicago,
l’un des secrétaires de la CRA, le journaliste Robert Ezra Park,
diffuse les récits de missionnaires afro-américains pointant la
barbarie du régime léopoldien. Le roi des Belges finit par céder
sa colonie personnelle à la Belgique, et l’État indépendant du
Congo, qui n’a d’indépendant que le nom, est constitué sur les
décombres de ce que George Washington Williams appelle déjà
un « crime contre l’humanité ».
Pour l’Afrique du Sud, les participants de la conférence rédi-
gent, à l’attention de la reine Victoria, un mémoire qui réclame
l’abolition ou la suppression de plusieurs dispositifs de contrôle
et d’assujettissement des Africains :
1. Le système dégradant et illégal des camps de travailleurs
qui prévaut à Kimberley et en Rhodésie.
2. Les soi-disant « contrats de travail » du système de l’inden-
ture a, en vérité, une forme légalisée d’asservissement des indi-
gènes – hommes, femmes et enfants – aux colons blancs.
3. Le travail forcé sur les chantiers publics.
4. Le système de « passeport » ou fiche de renseignements,
utilisé pour les personnes de couleur.

a Ce système est une forme de servitude temporaire : les colons font travailler
les indigènes, sans les rémunérer, mais en échange d’avantages matériels
à la fin du « contrat ».
58 « Back to Africa ! »

5. Les règlements locaux qui n’ont souvent pour seuls résul-


tats que de discriminer et dégrader les autochtones. Il s’agit
en l’occurrence du couvre-feu, de l’interdiction faite aux
autochtones de marcher sur les trottoirs, et de l’utilisation
de transports publics séparés.
6. Les difficultés rencontrées pour acquérir des propriétés.
7. Les difficultés dans l’obtention du droit de vote15.

Le 16 janvier 1901, quelques jours après avoir reçu le mémo-


randum, Chamberlain répond en soulignant que la reine a été
informée des doléances et qu’elle les a communiquées au Haut-
Commissaire pour l’Afrique du Sud. Le 21 janvier, la reine, qui
souhaite apporter une réponse plus personnalisée, demande à
son secrétaire personnel de s’en charger. Le lendemain, la reine
Victoria décède. Ému, Sylvester-Williams note que le premier
grand acte de la reine fut l’abolition de l’esclavage, effective
en 1838, six mois après son arrivée sur le trône, et l’un de
ses derniers fut de prendre à cœur les requêtes de l’Association
panafricaine16. Celles-ci n’auront pourtant pas de suite.

La mise en sourdine du mouvement


panafricain : de la création du NAACP…
Lors de la conférence de 1900, le comité annonce la
tenue des prochaines conférences panafricaines aux États-Unis
en 1902 puis en Haïti en 1904. Ces conférences ne se tiendront
pas et il faudra attendre 1919 pour voir leur reprise avec le pre-
mier « congrès panafricain » (voir chapitre 4). Plusieurs éléments
expliquent ce long délai. Le manque de financement, d’abord :
l’Association panafricaine mise en place à Londres dispose de
moyens très limités qui ne permettent de publier qu’un seul
numéro du journal The Panafrican. Par ailleurs, le mouvement
manque de cadres : entre 1911 et 1915, Sylvester-Williams, Syl-
vain, Firmin, Blyden, McNeal Turner et Booker T. Washington
décèdent sans avoir pu former une relève.
Du fait de sa longévité exceptionnelle et de son rôle de pivot
entre les mouvements afro-américains et africains, Du Bois appa-
raît rapidement comme une figure incontournable de l’histoire
La conférence panafricaine de Londres, 1900 59

du panafricanisme au XXe siècle. A posteriori, certains observateurs


lui ont reproché d’avoir minoré le rôle, pourtant central, joué par
Sylvester-Williams et, par contrecoup, l’importance historique de
la conférence de 1900, pour mieux mettre en valeur sa propre
action au sein du mouvement panafricain. La confusion sur la
paternité du concept de « conférence panafricaine » témoigne de
cette sourde rivalité : alors que Sylvester-Williams avait baptisé
la rencontre de 1900 « conférence panafricaine », Du Bois, pré-
sent en 1900, choisira de lancer une série de « congrès panafri-
cains » plutôt que de reprendre le terme de « conférence ». De
là naît le débat plutôt stérile concernant la numérotation des
conférences17.
Après la conférence de Londres, Du  Bois se consacre à sa
carrière universitaire aux États-Unis et à la réalisation d’objectifs
politiques nationaux. Son opposition à la vision intégration-
niste de Booker T.  Washington se précise lorsqu’il participe à
Niagara Falls, en 1905, à la création d’un groupe d’intellectuels
libéraux défendant l’égalité raciale aux États-Unis18. S’il rejoint
Booker T.  Washington sur l’objectif d’intégrer les Noirs dans
la nation américaine, le mouvement Niagara estime que cette
intégration doit reposer sur une égalité juridique totale et non
sur un compromis fondé sur l’interdépendance des Noirs et des
Blancs. En 1909, une partie du mouvement de Niagara fusionne
avec des groupes progressistes blancs pour former l’Association
nationale pour l’avancement de la condition des personnes de
couleur (National Association for the Advancement of Colored
People, NAACP)19.
Regroupant des intellectuels de tendances libérales et socia-
listes, cette organisation va structurer l’histoire du mouvement
pour les droits civiques en créant des sections dans tous les États
des États-Unis. À l’été 1919, la NAACP compte plus de 300 sec-
tions regroupant près de 89 000  membres, dont la moitié dans
le Sud20. En mesure de lever des fonds importants auprès de la
communauté noire et des philanthropes blancs, la NAACP devient
également l’interlocuteur officiel du gouvernement fédéral dans
les négociations relatives aux Noirs. Cependant, la discipline
interne, l’embourgeoisement de l’organisation et la proximité
60 « Back to Africa ! »

avec les milieux blancs conduisent les militants noirs plus radi-
caux à se tourner vers d’autres mouvements comme celui de Mar-
cus Garvey (voir chapitre 5). Du Bois, qui semblait inamovible à
la direction de la revue de la NAACP, The Crisis, fera lui-même les
frais de l’évolution de l’organisation qu’il avait contribué à fonder.
En 1910, Booker T.  Washington entreprend une tournée en
Europe pour défendre sa vision des relations raciales. Un an plus
tard, en juillet 1911, Du Bois décide de contre-attaquer en parti-
cipant au Congrès universel des races organisé à Londres par des
intellectuels occidentaux pour débattre des moyens d’améliorer
les relations entre les peuples « blancs » et de « couleur »21. Ce
congrès, qui rassemble plusieurs centaines de délégués venus
d’Europe, d’Asie, d’Afrique et des Amériques, a pour objectif de
mener une étude comparative des relations raciales à l’échelle
internationale. Secrétaire lors de ce congrès, Du Bois centre son
intervention sur la lutte et les souffrances de la « race nègre
aux États-Unis », et sur la nécessité de promouvoir le commerce
international afin de lever les barrières raciales. Durant toutes ces
interventions, Du Bois n’utilise plus les mots « panafricain » ou
« panafricanisme », préférant s’arrêter, lorsqu’il parle de l’Afrique
et des Noirs, sur les concepts d’autonomie et d’indépendance.
De son côté, Booker T. Washington organise à l’Institut Tus-
kegee, du 17 au 19  avril 1912, une conférence internationale
sur la situation des Noirs. Cette petite conférence panafricaine
réunit une centaine de délégués, majoritairement membres de
corps missionnaires américains mixtes. Seuls une douzaine de
délégués sont africains22. Cette assemblée discute des méthodes
pour recruter des délégués francophones en Afrique, et pour
mener des actions de formation politique des Noirs sans attirer
l’hostilité des colons blancs sud-africains. La conférence pose
les bases d’une entreprise panafricaine transatlantique, l’Africa
Union Company, pour coordonner la solidarité raciale avec le
progrès technique et le développement de l’Afrique. La Première
Guerre mondiale met un terme au projet.
La conférence panafricaine de Londres, 1900 61

… à la naissance de partis africains


Sylvester-Williams avait visité l’Afrique du Sud et avait
de nombreux contacts en Afrique de l’Ouest. Aussi, après la
conférence de 1900, des initiatives émanent de personnalités ori-
ginaires de ces deux régions. En 1906, le Sud-Africain P.K. Isaka
Seme prononce à l’université Columbia, à New York, un dis-
cours sur la « régénération de l’Afrique »23. En 1908, à l’université
d’Édimbourg, l’étudiant nigérian Bandele Omoniyi écrit un livre
sur la défense du mouvement éthiopien. En Gold Coast et au
Liberia, des intellectuels influencés par Blyden prennent égale-
ment la plume pour défendre le nationalisme culturel pan-nègre.
En 1911, au Congrès universel des races, le secrétaire d’État du
Liberia, F.E.R.  Johnson, se plaint que des territoires aient été
annexés par Londres et Paris. Le Nigérian Mojola Agbebi, un dis-
ciple de Blyden qui dirige la Mission du delta du Niger, exige que
l’on traite les Africains comme des adultes responsables. Quant
aux Sud-Africains noirs présents à Londres en 1911, John Tengo
Jabavu et Walter Rubusana, ils dénoncent l’indépendance accor-
dée un an plus tôt aux quatre colonies britanniques d’Afrique
australe. Dirigée par une alliance entre les colons britanniques
et les Sud-Africains blancs (Afrikaners), l’Union sud-africaine se
présente alors comme la « terre de l’homme blanc ».
En janvier  1912, plusieurs intellectuels militants formés aux
États-Unis et en Angleterre, ainsi que des chefs traditionnels, se
réunissent à Bloemfontein (Afrique du Sud). Sous la présidence
de John L. Dube, ils créent le parti du Congrès national indigène
sud-africain (South African Native National Congress, SANNC),
qui prend le nom de Congrès national africain (African National
Congress, ANC) en 1923. Les statuts de l’ANC indiquent un
objectif panafricain, une volonté de rassembler tous les Africains
et de rejeter aussi bien le tribalisme que l’opposition entre les
élites modernes et traditionnelles. Entre-temps, la guerre éteint
définitivement les espoirs de progrès racial évoqués lors du
congrès de 1911.
En janvier  1919, l’ANC envoie à la Conférence de paix de
Paris une délégation conduite par Sol Plaatje et Josiah T. Gumede
62 « Back to Africa ! »

afin de rencontrer le Premier ministre britannique David Lloyd


George et d’obtenir des concessions en faveur des Noirs d’Afrique
du Sud. La délégation sud-africaine envoyée en France n’obtient
pas plus de succès que la délégation ouest-africaine qui donnera
naissance en mars 1920 à une organisation connue sous le nom
de Congrès national de l’Afrique de l’Ouest britannique (Natio-
nal Congress of British West Africa, NCBWA).
Dans les chapitres suivants, nous verrons que le mouvement
panafricain en cours de structuration repose sur deux dyna-
miques parallèles : pendant que la diaspora africaine se retrouve,
dans les métropoles coloniales, à l’occasion des congrès panafri-
cains organisés par Du  Bois (1919-1927), des associations poli-
tiques africaines, au sens géographique du terme, comme l’ANC
et le NCBWA, font émerger l’idée d’unité contre la présence
coloniale européenne. Le décalage entre l’action panafricaniste
de Du Bois, tournée vers la diaspora, et les associations poli-
tiques naissant sur le continent précipite l’essor du mouvement
de Marcus Garvey, demandant aux Noirs du monde entier de
tourner leur regard vers l’Afrique.
4
W.E.B. Du Bois et la tradition
des congrès panafricains

À peine quelques années après avoir organisé la


conquête du continent africain, les Européens
font appel à l’Afrique lors de la Première Guerre mondiale. Les
puissances coloniales mettent en place des systèmes de conscrip-
tion pour créer des armées d’appoint et enrôler les peuples afri-
cains. Pour justifier l’engagement massif des Africains dans le
conflit, les dirigeants européens habillent à nouveau leur poli-
tique d’une rhétorique « humaniste » : c’est parce que les Euro-
péens ont offert « protection » et « civilisation » aux Africains
que ces derniers devraient, en échange, participer à l’effort de
guerre. Cette participation change le regard des opinions métro-
politaines sur le continent africain et renforce paradoxalement
le lien colonial  : les colonisés sont décrits comme des enfants
accourant au secours de la mère patrie.
La guerre change également le regard des Africains sur
l’Europe. Quelques années seulement après la conquête euro-
péenne de leur continent, les soldats des colonies envoyés au
front constatent sur les champs de bataille de quelle barbarie
les « civilisés » sont capables. La contradiction frappe également
les Afro-Américains. Massivement mobilisés, eux aussi, lorsque
les États-Unis entrent en guerre, en 1917, ils ne peuvent que
s’interroger sur le soutien qu’apporte leur pays aux « démocra-
ties » colonialistes du Vieux Continent. Partagés sur la position
à adopter dans ce conflit mondial, les colonisés africains et les
Noirs américains réclament que les sacrifices qu’on exige d’eux
ne soient pas consentis en vain.
64 « Back to Africa ! »

Les Noirs et la Première Guerre mondiale


Dans les mois qui suivent la déclaration de guerre,
des centaines de milliers de soldats sont recrutés en « Afrique
française » et envoyés sur le front : 270 000 du Maghreb, 180 000
d’Afrique noire, 40 000 de Madagascar. Des dizaines de milliers
de travailleurs sont expédiés en métropole pour travailler dans les
usines. Un homme joue un rôle central dans le recrutement des
soldats africains : Blaise Diagne. Élu député du Sénégal en 1914,
il est proche de Georges Clemenceau, qui retrouve en 1917 le
poste de président du Conseil qu’il avait déjà occupé entre 1906
et 1909. Dans les derniers mois de la guerre, Clemenceau envoie
Diagne sur le continent pour recruter des soldats en Afrique
occidentale française (AOF) et en Afrique équatoriale française
(AEF). La mission Diagne permet de mobiliser 77 000 soldats. De
leur côté, les Britanniques mobilisent 16 000  hommes dans le
West Indian Regiment, 180 000 hommes dans les King’s African
Riffles et 25 000 Noirs d’Afrique du Sud. Dans leurs colonies, les
Belges et les Italiens renforcent également les systèmes militaires
en armant des groupes d’Africains dévoués.
Si certains Africains, comme Blaise Diagne, participent acti-
vement à l’effort de guerre, le recrutement des soldats et des
travailleurs sur le continent rencontre par endroits une farouche
résistance. C’est le cas par exemple au Nyassaland, placé sous
le protectorat britannique, où une rébellion éclate début 1915.
Menée par un pasteur baptiste formé aux États-Unis, John Chilem-
bwe, la révolte, qui prend un tour explicitement anticolonial, est
sévèrement matée par les troupes britanniques (Chilembwe est tué
le 3 février 1915). Pour favoriser le recrutement et éviter la mul-
tiplication des révoltes, les autorités favorisent la promotion de
certains cadres africains et s’appuient sur les « chefs indigènes ».
Aux États-Unis, le recrutement des Noirs est également marqué
par une inextricable contradiction. Comment convaincre les
soldats noirs d’aller mourir en Europe, au nom de la « liberté »
des pays amis, alors qu’ils sont victimes d’une implacable ségré-
gation raciale au sein même de l’armée américaine ? Comment
s’assurer que ces milliers de soldats, qui auront été formés au
W.E.B. Du Bois et la tradition des congrès panafricains 65

maniement des armes et incités à tuer les soldats blancs du


camp adverse, accepteront, à leur retour au pays, de reprendre
docilement la place qui leur est réservée dans une société où le
racisme est institutionnalisé ?
À l’instar de Blaise Diagne en France, Du Bois fait campagne
pour le recrutement de soldats afro-américains en 1917. Mili-
tant pour la déségrégation de l’armée, la NAACP estime que
l’engagement des Noirs américains dans la guerre obligera les
dirigeants des États-Unis à modifier en profondeur leur politique
raciale1. Mais les Noirs américains sont loin d’être unanimes
sur ce sujet. Journaliste originaire de l’île caribéenne de Sainte-
Croix et fondateur de la Ligue de la liberté des Noirs américains,
Hubert Henry Harrison critique par exemple le rôle de Du Bois
dans l’enrôlement des Noirs. Lewis Garnett Jordan, dirigeant
de la Convention nationale baptiste noire américaine, souligne
quant à lui que les Noirs, en combattant massivement lors de la
guerre, prouvent qu’ils ne sont pas des êtres dociles. Nombreux
sont ceux qui estiment que la participation massive des Noirs
à l’effort de guerre –  200 000 d’entre eux sont mobilisés, dont
environ 40 000 sont envoyés combattre sur le front  – ne doit
pas se faire sans contreparties.
Cette attitude ne manque pas d’inquiéter les autorités améri-
caines. La ségrégation et les injustices subies par les troupes et les
officiers noirs au sein du corps expéditionnaire américain, leur
rencontre avec des soldats africains des empires coloniaux français
et anglais, leur séjour dans un environnement public non ségré-
gué, leur engagement au nom d’un idéal de liberté et la possible
influence de la Révolution russe de 1917 sont autant d’éléments
qui incitent les dirigeants américains à faire preuve d’une extrême
vigilance. Intéressante à cet égard est l’attitude du secrétaire à la
Guerre, Newton Baker, à la fin du conflit  : il envoie en Europe
Robert R. Moton, qui a succédé à Booker T. Washington, décédé
en 1915, à la tête de l’Institut Tuskegee, pour s’assurer que les
40 000 soldats noirs des 92e et 93e divisions reviennent « en bon
ordre » aux États-Unis. Et lorsque les vétérans noirs sont rapatriés,
en 1919, un torpilleur escorte le convoi avec l’autorisation de le
couler en plein Atlantique en cas de mutinerie2.
66 « Back to Africa ! »

Les « racines africaines de la guerre »


Dans la revue Atlantic Monthly de mai 1915, Du Bois
publie un article consacré aux « racines africaines de la guerre »
dans lequel il s’intéresse en particulier aux conséquences du colo-
nialisme et de l’impérialisme sur l’équilibre des pouvoirs entre
les puissances impérialistes et les peuples sous leur domination.
Aucune paix durable, conclut-il, n’est possible sans étendre les
libertés démocratiques aux peuples de couleur.
Lorsqu’il reprend ce point, à l’occasion d’une conférence aux
États-Unis deux ans plus tard, l’actualité est marquée par la Révo-
lution russe d’octobre 1917. Du Bois, qui fut brièvement membre
du Parti socialiste en 1911-1912 et qui a milité pour l’entrée en
guerre des États-Unis, contre l’avis de plusieurs militants noirs
socialistes, s’inquiète des conséquences de cette révolution sur le
rapport de forces entre la Triple Entente (Royaume-Uni, France,
Russie) et la Triple Alliance (Allemagne, Italie, Autriche-Hongrie).
Alors que de nombreux socialistes américains militent pour le
retrait de la Russie du conflit, Du Bois leur reproche leur dis-
crétion dans la lutte contre le racisme et la ségrégation. Peut-on
être solidaire avec les Russes sans l’être avec les Noirs ?
Beaucoup plus réformiste que révolutionnaire, Du  Bois ne
croit pas non plus dans la capacité des communistes à trans-
former du jour au lendemain les mentalités et les structures
économiques. Avec son pragmatisme et sa modération, il refuse
de suivre les jeunes militants noirs qui rallient la Révolution
russe sans avoir pris le temps de comprendre les enjeux et de
lire avec attention les thèses de Marx et de Lénine3.
S’inscrivant explicitement dans le sillage de Du Bois, qui avait
publié en 1915 un ouvrage, The Negro, retraçant l’histoire géné-
rale des Noirs, l’intellectuel afro-américain Benjamin Brawley fait
paraître, à l’automne 1918, un livre qui déclenche un débat sur
le rôle de l’Afrique dans la guerre. Dès la préface du livre, intitulé
Africa and the War, Brawley souligne que c’est moins l’avenir
de l’Alsace-Lorraine, de la Belgique, des Balkans ou même de
la Russie qui est au cœur de la guerre de 1914, que le destin
de l’Afrique. L’auteur s’intéresse en particulier au colonialisme
W.E.B. Du Bois et la tradition des congrès panafricains 67

allemand  : si Berlin l’avait emporté sur la France, la Belgique


et l’Angleterre, l’Allemagne, qui avait tardivement pris pied en
Afrique et n’y possédait que quelques territoires épars avant
guerre, aurait pris le contrôle de la quasi-totalité du continent
et donc d’un immense potentiel de ressources stratégiques4.
Au moment où les Alliés s’interrogent sur l’avenir des colonies
africaines retirées à l’Allemagne (Kamerun, Togoland, Rwanda-
Urundi, Afrique orientale et Sud-Ouest Africain a), l’Afrique
apparaît aux yeux de nombreux observateurs comme un véri-
table butin de guerre. Les ex-colonies allemandes, sur lesquelles
lorgnent les vainqueurs européens, sont l’objet de discrètes trac-
tations à la fin du conflit et de vives discussions lors de la négo-
ciation des traités de paix. Elles servent de monnaie d’échange
entre les puissances impérialistes au moment où la Société des
Nations (SDN) est mise sur pied. Compromis entre le président
américain Woodrow Wilson, favorable à une réforme du système
colonial, et les dirigeants européens, qui tiennent à conserver
leurs empires ultramarins, un système de « mandats » est institué
qui place les colonies allemandes sous la tutelle de la SDN mais
en confie l’administration aux autres puissances colonialesb.
Conscient des marchandages en cours au moment où il publie
son livre, Brawley souligne cependant que les puissances occi-
dentales ne peuvent plus continuer à parler de l’Afrique comme
si les Africains n’existaient pas. De fait, le slogan « L’Afrique aux
Africains » se propage à cette période, sur le continent comme
dans la diaspora. Pour nombre d’intellectuels, de travailleurs

a Territoires correspondant respectivement (à quelques tracés frontaliers près)


aux actuels Cameroun, Togo, Rwanda, Burundi, Tanzanie et Namibie.
b Le paragraphe  5 de l’article  22 du pacte de la SDN stipule que « le degré
de développement où se trouvent d’autres peuples, spécialement ceux de
l’Afrique centrale, exige que le Mandataire y assume l’administration du
territoire à des conditions qui, avec la prohibition d’abus, tels que la traite
des esclaves, le trafic des armes et celui de l’alcool, garantiront la liberté de
conscience et de religion, sans autres limitations que celles que peut imposer
le maintien de l’ordre public et des bonnes mœurs, et l’interdiction d’éta-
blir des fortifications ou des bases militaires ou navales et de donner aux
indigènes une instruction militaire, si ce n’est pour la police ou la défense
du territoire et qui assureront également aux autres Membres de la Société
des conditions d’égalité pour les échanges et le commerce ».
68 « Back to Africa ! »

et d’anciens combattants noirs, la Première Guerre mondiale


a prouvé que les peuples non européens avaient le droit, et la
capacité, de prendre en charge leurs propres affaires.

Un nouvel État au cœur du continent ?


À la même période, Du Bois s’interroge lui aussi sur le
sort de l’Afrique. En septembre  1918, il propose au bureau des
directeurs de la NAACP l’organisation d’une conférence ayant
pour objectif d’inciter les puissances coloniales et les États-Unis
à tirer les conséquences politiques de la participation des Noirs
à la guerre. Un mois plus tard, il demande à aller en France
afin de collecter des archives françaises consacrées au rôle des
troupes afro-américaines dans le conflit.
Plus important encore, Du Bois présente devant le bureau de
la NAACP un « mémorandum sur le futur de l’Afrique » qu’il dit
avoir conçu avec l’aide du journaliste du Daily News de Londres
Philip Whitwell Wilson et du philanthrope blanc George Foster
Peabody. Ce mémorandum recommande la création d’un grand
État noir dans le centre de l’Afrique, englobant les colonies
allemandes, le Congo belge et, éventuellement, les territoires
portugais. Du  Bois entend également moderniser l’Afrique par
l’éducation et l’intégration des Africains dans les gouvernements
locaux. Hostile à la propriété privée et favorable à une « socia-
lisation du revenu », il intègre des valeurs communalistes dans
sa vision d’une nouvelle société africaine.
Du Bois cherche à transmettre son mémorandum à l’adminis-
tration Wilson, qui s’intéresse également au devenir des colonies
et, comme l’expliquait le président américain dans son fameux
discours en « Quatorze points » prononcé en janvier  1918, à
l’« indépendance politique et à l’intégrité territoriale » des
« petits comme des grands États ». Mais le projet de Du  Bois
est rapidement caduc : outre que le président Woodrow Wilson,
sudiste et calviniste, doute de la capacité des Noirs à se gouver-
ner eux-mêmes, le sort des anciennes colonies allemandes est
secrètement scellé, avant même l’ouverture de la Conférence
de paix de Paris en janvier  1919. Convaincu que la voix des
W.E.B. Du Bois et la tradition des congrès panafricains 69

Noirs doit être entendue, Du Bois écrit tout de même à Wilson


pour demander qu’on lui fasse une place dans la délégation
officielle américaine invitée aux négociations de paix en France.
La réponse tardant à venir, Du Bois quitte les États-Unis, le
1er  décembre 1918, à bord d’un bateau de presse, le Orizaba.
Choisi comme correspondant de presse pour se rendre à Paris,
il bénéficie ainsi d’un visa, qui sera refusé par la France et les
États-Unis à d’autres militants noirs.
À son arrivée en France, Du Bois apprend que la presse amé-
ricaine a publié les éléments de son mémorandum (ce qui lui
vaut d’être suivi dans toutes ses démarches parisiennes par les
services américains) et que son texte a été avalisé par la NAACP
lors d’un meeting animé, en janvier 1919, par l’écrivain et cadre
de la NAACP James Weldon Johnson et par William Sheppard,
un missionnaire afro-américain emprisonné au Congo pour avoir
critiqué le régime colonial. Les thèses de Du Bois sont publiées
dans le numéro de janvier  1919 de la revue de la NAACP, The
Crisis, diffusé à 100 000 exemplaires.
Jusque-là limitée aux questions nationales, la NAACP, qui
n’était pas la seule organisation défendant les Afro-Américains,
force sa nature pour embrasser la tendance panafricaine et interna-
tionaliste. La capacité de la NAACP à se projeter outre-Atlantique
montre qu’elle est mieux organisée que la Ligue internationale
des peuples noirs fondée au domicile de la femme d’affaires afro-
américaine C.J. Walker le 2 janvier 1919, et brièvement présidée
par le révérend et pasteur de l’Église baptiste éthiopienne de
Harlem, Adam Clayton Powell Sr.  La NAACP a aussi une plus
grande audience que la Ligue hamite. Comprenant le journaliste
John E.  Bruce, G.  McLean Ogle et l’activiste et collectionneur
afro-portoricain Arthur Schomburg, la Ligue hamite est en réalité
une antenne de l’Association universelle pour l’amélioration de
la condition du Nègre (Universal Negro Improvement Associa-
tion, UNIA), le mouvement fondé par Marcus Garvey, rival de
la NAACP5. En novembre  1918, le jour de l’armistice, l’UNIA
organise d’ailleurs une manifestation de plusieurs milliers de
personnes qui réclament que les colonies allemandes d’Afrique
soient utilisées pour créer un État noir indépendant.
70 « Back to Africa ! »

Le congrès panafricain de 1919


À Paris, W.E.B. Du Bois poursuit ses efforts pour orga-
niser une conférence susceptible de peser sur les décisions des
grandes puissances réunies à la Conférence de paix. Pour ce faire,
il cherche à rassembler un large comité de soutien et souhaite
inscrire la dynamique du congrès dans la durée6. Du Bois prend
contact avec le célèbre journaliste américain Walter Lippmann,
membre de la délégation américaine à la conférence de Paris, et
le député français noir Blaise Diagne, récemment réélu dans sa
circonscription du Sénégal. Malgré les désaccords qui se mani-
festent entre les deux hommes, qui s’opposent notamment sur
les orientations politiques et économiques à donner au congrès,
Du Bois sait qu’il a besoin de Diagne, qui a l’oreille du pré-
sident du Conseil français, Georges Clemenceau7. Multipliant
les contacts, il obtient le soutien de la Société de protection des
aborigènes d’Angleterre, de la Société américaine de paix, du
Bureau international de protection des aborigènes, de l’Institut
géographique international à Bruxelles, de la Ligue des droits de
l’homme à Paris. Madame Calmann-Lévy, la veuve du célèbre
éditeur, lui prête son salon pour des réunions et des entretiens.
Il rencontre également Edmund F.  Fredericks, un activiste ori-
ginaire de la colonie de la Guyane britannique, venu spéciale-
ment de Londres pour représenter une association d’Africains
et d’Antillais, l’African Progress Union (APU).
Fort de ces soutiens multiples, Du  Bois annonce la tenue
du congrès pour les 12 et 13  février 1919, date commémora-
tive de la naissance du président Abraham Lincoln. Mais les
services franco-américains, qui redoutent la présence d’indivi-
dus contestataires et craignent que le rassemblement ne soit
l’occasion de discours incendiaires, sont en alerte. Clemenceau
demande à Diagne si le congrès a pour but de laisser libre cours
aux frustrations des troupes africaines. Malgré la réponse rassu-
rante de Diagne, le président du Conseil laisse entendre qu’il
n’a pas donné son autorisation à la tenue du congrès et qu’il
fait simplement preuve de tolérance. Le sous-secrétaire d’État
américain Frank L.  Polk précise quant à lui que la Maison-
W.E.B. Du Bois et la tradition des congrès panafricains 71

Blanche désapprouve ce congrès. Confronté à l’hostilité des


autorités officielles et ne disposant que d’un budget dérisoire
(750 livres), Du Bois peut se féliciter lorsque le congrès s’ouvre
finalement le 19  février, pour deux jours, en présence d’une
cinquantaine de délégués, dans une salle du Grand Hôtel du
boulevard des Capucines (le secrétariat est situé à l’Hôtel de
Malte, rue Richelieu). Diagne est élu président du congrès et
Du  Bois assure le secrétariat.
Venus des États-Unis, d’une demi-douzaine de pays de la
Caraïbe et de neuf pays africains, les délégués demandent aux
puissances coloniales un engagement juridique et législatif
afin de faire respecter les droits des populations africaines en
matière d’accès et de contrôle de la terre, d’abolition du travail
forcé et de droit à l’éducation. La Société des Nations (SDN)
est pressentie pour vérifier la bonne tenue des engagements. Le
congrès réclame la mise en place de politiques sociales et d’un
programme d’émancipation afin que les Africains se forment à
la gestion de l’État moderne. Toutefois, les résolutions passées
lors de ce congrès ne sont prises au sérieux par aucun dirigeant
occidental. En revanche, la presse ouest-africaine constate que,
pour la première fois, des délégués venus de plusieurs territoires
africains différents se sont retrouvés ensemble pour discuter des
solutions à apporter à des problèmes communs.
Le plus difficile commence à la fin du congrès  : donner
une visibilité, une audience et une profondeur aux résolutions
pour motiver la tenue d’un prochain congrès. Du  Bois tente
en vain de rencontrer Clemenceau et Wilson. Il parvient en
revanche à se faire entendre du Premier ministre britannique
Lloyd George, qui lui fait part de sa « considération atten-
tionnée ». La seconde tâche, installer un secrétariat permanent
pour préparer la rencontre suivante, prévue à Paris en 1921, est
accomplie le 12  mars, lors d’une réunion du comité exécutif
du congrès dans le bureau de Diagne. L’objectif est de main-
tenir la pression pour que des lois pro-africaines soient passées
par Londres et Paris sur la question des terres, de l’éducation,
du droit du travail, du partage du capital et de la fin de la
discrimination.
72 « Back to Africa ! »

Du  Bois annonce la formation d’une nouvelle Association


panafricaine dotée d’un trimestriel international, Black Review,
diffusé en français, anglais, espagnol et portugais. Le 29  avril
1919, il présente ses résolutions devant la Société littéraire de
Bethel à Washington. L’une des personnes présentes ce soir-là
est Miss Nannie H.  Burroughs, présidente de l’École nationale
de formation pour femmes. Future membre du bureau de la
NAACP, elle est frappée par l’égotisme de Du  Bois8. Deux ans
plus tard, en réponse à un courrier de l’écrivain James Weldon
Johnson appelant à financer le congrès de 1921, elle fait part
de son scepticisme : Du Bois n’est pas, selon elle, l’homme qu’il
faut pour conduire les masses.

Les conservateurs contre les réformistes (1921)


Rayford Logan est l’un des soldats afro-américains qui
ont réussi à rester en France après la guerre. À l’été 1921, il reçoit
une lettre de son ancienne professeure de français au lycée, Jessie
Fauset, devenue éditrice littéraire de la revue de la NAACP The
Crisis, qui lui demande d’accueillir Du Bois et de l’aider à organiser
le prochain congrès panafricain. Avec une quarantaine de délé-
gués venus d’Afrique, une trentaine des États-Unis, une vingtaine
d’Europe et une demi-douzaine des Antilles, le congrès se déroule
en trois temps, de façon itinérante entre Londres, Bruxelles et Paris,
du 28  août au 6  septembre9. Les différentes délégations ont pris
en charge leurs frais de voyage, et des dons ont été envoyés aux
organisateurs par des militants dans les colonies et aux États-Unis.
La gauche européenne apporte également un soutien logistique.
Lors de la première session du congrès, tenue au Central
Hall, en face de l’abbaye de Westminster10, le militant nigérian
L.B. Augusto demande des actes concrets. Tirant la leçon du refus
de l’attribution des anciennes colonies allemandes aux Africains
en 1919, Augusto lance l’idée d’un plan de rachat de terres en
Afrique sur le modèle de la colonisation américaine au Liberia
afin de créer un nouvel État indépendant. En matière d’éduca-
tion, Jessie Fauset propose de s’appuyer sur l’exemple d’Ade-
laide Casely-Hayford pour promouvoir l’émancipation des jeunes
W.E.B. Du Bois et la tradition des congrès panafricains 73

fillesa. Les communications sont résumées dans un « Manifeste


de Londres ». Ce texte souligne notamment la nécessité de cor-
riger l’inégale répartition des richesses entre les métropoles et les
colonies, de mettre fin au traitement différencié des travailleurs
selon leur couleur de peau et de combattre la ségrégation raciale
aux États-Unis.
La seconde partie du congrès se tient du 31  août au 2  sep-
tembre, au Palais mondial de Bruxelles, qui avait été mis à la
disposition des congressistes par l’intermédiaire des militants
pacifistes et internationalistes belges Paul Otlet et Henri La Fon-
taine. Alors que Diagne ouvre les débats par un long discours
soulignant que le congrès ne doit pas aborder la question de
l’influence croissante du communisme dans les milieux anti-
colonialistes, la presse belge scrute les propos de Paul Panda
Farnana11 qu’elle suspecte d’être influencé par le « communisme
international ». Éduqué en Belgique et diplômé en agrono-
mie, premier Congolais diplômé d’une institution occidentale,
Panda Farnana s’était fait connaître en janvier 1921 dans deux
entretiens accordés aux journaux belges Dernière Heure et Patrie
Belge, où il réclamait la formation de médecins, d’enseignants et
d’administrateurs congolais. Pour les Belges, toute demande de
ce genre ne peut que cacher des influences étrangères. Un article
paru dans Le Flambeau de juillet-août 1921 affirmait que Panda
Farnana était lié à l’UNIA, l’organisation fondée par Marcus Gar-
vey et basée à Harlem, regardée à l’époque comme hautement
subversive (voir chapitre 5). Il ne fait pourtant que dénoncer la
brutalité du colonialisme belge.

a Adelaide Casely-Hayford est issue d’une famille métisse de Freetown, d’ori-


gine jamaïcaine et fanti (Ghana). Elle est élevée en Angleterre, puis elle fait
des études supérieures en Allemagne. En 1897, Adelaide retourne en Sierra
Leone et, six ans plus tard, elle épouse l’avocat nationaliste de la Gold
Coast Joseph Casely-Hayford. En 1909, elle divorce, ce qui atteste d’une
certaine modernité, et en 1914 elle ouvre une école pour jeunes filles.
Dans cette école, elle va appliquer une série de principes nationalistes, en
demandant aux jeunes filles de ne pas venir dans des tenues occidentales.
Elle va également servir de relais au mouvement de Marcus Garvey, qui
reposait beaucoup sur les femmes africaines. Voir Adelaide M.  CROMWELL,
An African Victorian Feminist  : The Life and Times of Adelaide Smith Casely
Hayford, 1868-1960, Cass, Londres, 1986.
74 « Back to Africa ! »

Le dernier débat de la session bruxelloise porte sur le Manifeste


de Londres. Il provoque une scission entre les réformistes menés
par Du Bois et les conservateurs, majoritairement francophones,
menés par Diagne. Rayford Logan, qui sert d’interprète lors de la
session bruxelloise, souligne que Du Bois prononce dans son allo-
cution en anglais une phrase demandant que la terre en Afrique
soit confiée à une organisation commune. En entendant le mot
« common » prononcé par Du  Bois, Diagne se braque et établit
une référence au soulèvement populaire de la Commune pari-
sienne de 1871. Reprenant immédiatement le contrôle des débats
sans se rendre compte de son erreur12, le député français refuse
catégoriquement d’endosser tout texte qui serait influencé par
le communisme. Diagne s’arrange pour faire voter deux autres
motions plus modérées par un petit groupe de délégués et décide
de ne pas proposer au vote la motion de Du  Bois reprenant le
Manifeste de Londres, qui est donc implicitement rejeté.
La dernière session du congrès à Paris, les 4 et 5  septembre,
entérine la rupture entre Du  Bois et Diagne. Influencés par ce
dernier, les délégués francophones antillais contestent la légi-
timité de Du  Bois à parler au nom des Afro-Américains et à
soulever la question des colonies françaises. L’influence de Cle-
menceau, qui a pris sa retraite de la vie politique mais qui vient
d’effectuer une tournée en Égypte, au Soudan, en Inde, puis une
visite à Londres auprès de Winston Churchill, alors secrétaire
d’État au Colonies, et de l’écrivain Rudyard Kipling, continue
de peser sur Diagne qui souhaite renvoyer Du  Bois aux États-
Unis. Prudent, ce dernier maintient le principe de la lutte contre
l’oppression raciale dans le monde entier et propose de créer une
section parisienne de l’Association panafricaine, présidée par le
député de la Guadeloupe Gratien Candace, assisté de Logan et du
professeur guadeloupéen Isaac Beton. Le commandant guadelou-
péen Camille Mortenol, un ancien capitaine de vaisseau engagé
dans la conquête coloniale de Madagascar, et commandant de la
défense antiaérienne de Paris pendant la guerre de 1914, assure
la trésorerie de cette section dont Diagne s’empresse de prendre
la tête pour mieux la faire disparaître.
W.E.B. Du Bois et la tradition des congrès panafricains 75

La perte de vitesse des congrès panafricains


Les tensions entre Du  Bois et Diagne se poursuivent
à distance dans les mois qui suivent le deuxième congrès, et
approfondissent la rupture entre les anglophones et les franco-
phones. Diagne, invité à tenir des conférences aux États-Unis,
renonce au projet devant l’opposition de Du Bois. Et lorsque ce
dernier envisage d’organiser une session du troisième congrès
panafricain à Paris, l’animosité de Diagne et la publication dans
un journal français d’un article assimilant le sociologue afro-
américain à un disciple de Garvey l’empêchent de réaliser ce
projet. Marqué par la défection des délégués francophones, le
congrès panafricain de 1923 se déroule donc à Londres et, pour
la première fois, à Lisbonne13.
Financée par le Cercle de la paix et des relations étrangères de
l’Association nationale des femmes de couleur (National Associa-
tion of Colored Women, NACW-USA), la session londonienne
reçoit le soutien du chef de l’opposition britannique, le travail-
liste Ramsay MacDonald. Les délégués réitèrent leurs précédentes
demandes concernant notamment l’émancipation et le dévelop-
pement de l’Afrique pour les Africains, l’abolition de la ségréga-
tion et l’interdiction du lynchage des Afro-Américains dans les
États du sud des États-Unis. Lors de la session de Lisbonne, les
Africains des colonies portugaises, organisés en plusieurs asso-
ciations, réclament une meilleure représentativité politique, des
droits de propriété et d’accès à la terre, la mise en place d’une
justice avec des jurés locaux, le droit à une éducation élémentaire
et à la formation technique et professionnelle, le développe-
ment économique et commercial assorti de la répartition juste
et équitable des bénéfices, l’abolition des formes d’esclavage et
de travail forcé et, de manière inédite, le droit à l’autodéfense
y compris par le port d’armes. La longueur des revendications
donne une idée de la situation dans les colonies portugaises.
Entre 1921 et  1923, le désengagement des francophones et
de la NAACP de l’organisation des congrès réduit les sources
de financement de rencontres qui s’étaient toujours tenues en
Europe. Le quatrième congrès, prévu pour 1925, est repoussé de
76 « Back to Africa ! »

deux ans afin de trouver de nouveaux financements14. Ceux-là


arrivent sous l’impulsion de groupes de femmes, dont deux se
distinguent particulièrement par leurs efforts15. Suffragette et
militante pacifiste, Addie W.  Hunton met à la disposition de
Du Bois une importante liste de contacts obtenus dans le cadre
de ses précédentes activités militantes à la NAACP, ainsi que
de son expérience d’infirmière auprès des soldats noirs basés
en France en 1917-1918. Quant à Addie W.  Dickerson, une
courtière en immobilier mariée à un important avocat noir de
Philadelphie, engagée dans la lutte pour les droits civiques, elle
mobilise une partie de sa fortune personnelle et de ses contacts.
Le planteur de cacao venu de la Gold Coast Chief Amoah  III
apporte également une contribution financière qui permet au
quatrième congrès panafricain de se tenir à l’été 1927 à New
York, avec une audience de 5 000 personnes venues écouter les
208 délégués représentant treize pays ou territoires16.
Les congressistes réitèrent les mêmes demandes économiques
et sociales que lors des précédents congrès, ce qui leur attire des
critiques contradictoires. Les puissances coloniales accusent le
congrès d’être infiltré par des communistes et des garveyistes,
ce qui est loin d’être le cas, tandis que les communistes noirs
comme George Padmore assimilent les congrès panafricains à
des manifestations de nationalisme petit-bourgeois, renvoyant
ainsi Du Bois et Garvey dos à dos.
Pour tenter de relancer la dynamique et d’échapper aux accu-
sations de sectarisme, décision est prise d’organiser le congrès
suivant, prévu pour 1929, à Tunis, sur le sol africain. Mais la crise
de 1929 porte un coup fatal aux congrès, presque intégralement
financés par les communautés noires. Or, avec la dépression
économique, les Noirs sont les premiers à perdre leur emploi et
les derniers à en retrouver un. Sur cette situation économique et
raciale qui s’est dégradée tout au long des années 1920, Marcus
Garvey va bâtir l’UNIA, une organisation populaire prônant le
retour en Afrique et la fierté de la race nègre.
5
« Un dieu ! Un but ! Une destinée ! »
L’UNIA de Marcus Garvey

L es premiers groupes de captifs africains déportés


pour remplacer les Indiens Arawaks décimés par
la conquête espagnole arrivent officiellement en Jamaïque en
15171. L’île, qui était la première étape des bateaux négriers
en provenance du continent africain, a servi pendant plus
de trois siècles de pivot pour la navigation dans l’Atlantique
et la mer des Caraïbes. Au moment où les Britanniques s’en
emparent, en 1655, des groupes d’Africains fuient les planta-
tions et partent se réfugier dans les hauteurs de l’île. Connus
sous le nom de Marrons, ils mènent une série de guerres contre
les Britanniques2 avant d’être vaincus puis déportés vers la
province canadienne de la Nouvelle-Écosse puis, plus tard,
en Sierra Leone.
À l’inverse des colonies nord-américaines, les Antilles ne sont
pas des colonies de peuplement. Les îles sont dirigées par des gou-
verneurs, et les plantations sont souvent gérées par des contre-
maîtres travaillant pour les propriétaires londoniens. En 1765,
on recense environ 450 000 Noirs pour 1 450 000 Blancs dans les
colonies continentales nord-américaines. La Jamaïque, qui comp-
tait seulement 1 400 Noirs en 1658, en compte 45 000 dès 1703,
contre 8 000  Blancs. En 1787, 25 000  Blancs et 211 000  Noirs
se trouvent sur l’île, qui reçoit plus d’un demi-million d’Afri-
cains entre 1701 et  18073. Cet équilibre démographique rap-
pelle la situation de Saint-Domingue, où les Noirs ont arraché
leur liberté en 1804. En décembre  1831, une rébellion, lancée
par Sam Sharpe, un prédicateur baptiste lettré de la région de
Montego Bay, au nord-ouest de la Jamaïque, éclate. Bien qu’elle
78 « Back to Africa ! »

soit rapidement réprimée, elle influence le débat abolitionniste


qui fait alors rage en Grande-Bretagne.
L’abolition de l’esclavage, décrétée le 1er  août 1834 dans les
colonies britanniques, est suivie d’une période de quatre ans dite
d’apprentissage afin de former les affranchis. En réalité, il s’agit
surtout, pour les anciens propriétaires indemnisés de la perte de
leur main-d’œuvre, de réorganiser la production. Un nouveau
régime de travail est fondé qui favorise la concurrence entre les
Noirs et les travailleurs sous contrat importés d’Inde. Des troubles
éclatent régulièrement dans le monde paysan (révolte de Morant
Bay en 1865) et les travailleurs réclament de meilleures conditions
de travail et une revalorisation des salaires. Le système politique,
contrôlé par le gouverneur installé à Kingston, la capitale du terri-
toire, et le Colonial Office à Londres, couvre un système d’exploi-
tation économique où les lobbies sucriers cèdent du terrain à la
toute-puissante multinationale américaine United Fruit Company.

De la Jamaïque à New York :


l’ascension du « roi nègre » de Harlem
C’est dans cet univers marqué par des luttes écono-
miques, politiques et sociales sur fond de tensions raciales que
Marcus Garvey naît en 1887 à Saint Ann’s Bay, au nord de la
Jamaïque. Alors qu’il n’est qu’un adolescent, Garvey part en
apprentissage à Kingston dans l’imprimerie de son parrain, avant
d’éditer ses premiers journaux dans les années 1900. Engagé
dans des cercles de lectures anticolonialistes, il est renvoyé de
son travail pour avoir organisé des piquets de grève. Il décide
de voyager au Venezuela, en Colombie et en Équateur, puis
de traverser l’Amérique centrale, créant au passage le journal
La Prensa au Panama et La Nacionale au Costa Rica. Ce voyage
initiatique lui fait prendre conscience que le sort des travailleurs
jamaïcains est partagé par bien d’autres peuples.
En 1912, Garvey effectue un second voyage initiatique en
Europe. À Londres, il tente de réaliser une ascension sociale tout
en s’intéressant aux enjeux politiques, en particulier au natio-
nalisme irlandais4. Garvey visite également une partie du Vieux
« Un dieu ! Un but ! Une destinée ! » L’UNIA de Marcus Garvey 79

Continent (Paris, Madrid…), où il est régulièrement pris pour


un roi africain, ce qui ne manque pas de flatter son ego5. Mais
c’est à Londres qu’il développe ses facultés de communication.
Rédacteur prolifique, jeune mais expérimenté, il intègre l’équipe
du journaliste égyptien d’origine soudanaise Dusé Mohamed Ali6,
qui fonde en 1912 la revue The African Times & Orient Review. Cette
expérience lui permet de nouer des contacts dans l’ensemble du
monde colonial. C’est également à cette époque qu’il se forme
au nationalisme noir en parcourant l’autobiographie de Booker
T. Washington, Up from Slavery, et l’essai écrit par le militant natio-
naliste de la Gold Coast Joseph Casely-Hayford, Ethiopia Unbound.
En 1914, Garvey décide de rentrer en Jamaïque. En compagnie
de celle qui allait devenir sa première épouse et sa collaboratrice,
Amy Ashwood Garvey, il fonde en juillet l’Universal Negro Impro-
vement and Conservation Association et l’African Communities
League, organisations qui seront refondées à l’été 1917 à New York
puis connues dans l’histoire sous l’acronyme UNIAa.
Se revendiquant de l’universalité, comme son nom l’indique,
l’UNIA est née dans un contexte particulier. Dans les années 1910,
la détérioration de la situation économique et raciale dans le sud
des États-Unis et les besoins industriels dans les centres urbains
conduisent à une « Grande Migration » des Noirs vers le Nord
et l’Ouest7. Les travailleurs antillais qui étaient mobilisés sur la
construction du canal de Panama sont également nombreux à
rejoindre les villes nord-américaines. La baisse des flux migra-
toires en provenance d’Europe pendant la Première Guerre mon-
diale incite les employeurs à se tourner vers les travailleurs noirs,
embauchés dans les usines (armement, automobile, sidérurgie),
les chantiers (chemins de fer, chantiers navals, bâtiment) et les
services de base. Les salaires dans le Nord sont faibles, mais plus
substantiels et réguliers que les revenus liés à l’agriculture dans
le Sud. Partant en premier, les hommes font ensuite venir leur
famille et incitent leurs amis restés dans le Sud à les rejoindre.

a Le développement de l’organisation dans le monde entier et les déboires


fiscaux de Garvey entraînent ensuite des schismes et des conflits autour de
l’utilisation de l’acronyme.
80 « Back to Africa ! »

Fuyant les lynchages et la ségrégation du Sud, les Noirs ne


sont pourtant pas toujours les bienvenus dans le Nord. Sur le
marché de l’emploi, leur arrivée inquiète les travailleurs blancs
regroupés au sein de la Fédération américaine du travail (Ame-
rican Federation of Labor, AFL). Les patrons utilisant les Noirs
pour faire baisser les salaires et briser les grèves, les syndicats
blancs sont peu disposés à défendre les travailleurs noirs. Sur
le marché du logement, les politiques publiques et la spécula-
tion immobilière privée favorisent la constitution de ghettos
ethniques. C’est parmi les 100 000 à 150 000 Noirs vivant dans
le plus célèbre des quartiers afro-américains, Harlem, entre la
125e  et la 145e  rue du nord de Manhattan, à New York, que
Garvey décide de relancer l’UNIA en 1917.
Initialement, la venue de Garvey aux États-Unis était moti-
vée par son souhait de rencontrer Booker T. Washington et de
lui demander conseil en vue de créer, à Kingston, une école
comparable à l’Institut Tuskegee. Booker T. Washington décède
prématurément le 14  novembre 1915. En mars  1916, Garvey
embarque néanmoins pour New York et prend ses quartiers à
Harlem. Déçu par l’absence de Du  Bois qu’il avait invité à sa
première conférence donnée en mai 1916, Garvey perd ses illu-
sions sur l’intellectuel afro-américain en constatant la présence
de nombreux Blancs dans les locaux de la NAACP situés sur la
5e avenue.
Pendant l’été 1916, Garvey se rend à l’Institut Tuskegee,
en Alabama. Déçu cette fois-ci par l’accueil de Robert Moton,
le successeur de Booker T.  Washington, il entame un voyage
de six mois dans une quarantaine d’États, dont ceux du sud
des États-Unis. Risquant sa vie, il y découvre la ségrégation,
la violence et la terreur symbolisée par ces « arbres aux fruits
étrangesa ». Garvey y rencontre également des communautés
noires qui tentent de survivre en courbant l’échine ou rêvent
d’une terre promise. Intervenant dans les églises, il se construit,

a Référence aux Noirs lynchés et pendus aux branches, décrits de manière


métaphorique dans la chanson Strange Fruit interprétée par la chanteuse
de jazz Billie Holiday.
« Un dieu ! Un but ! Une destinée ! » L’UNIA de Marcus Garvey 81

grâce à ses talents d’orateur, un large réseau de sympathisants


et recrute des militants.
À  son retour à Harlem, Garvey prend ses quartiers à l’angle
de la 135e rue et de Lenox Avenue. C’est là que, juché sur son
escabeau, il prend l’habitude de haranguer la foule qui se presse,
de plus en plus nombreuse, pour écouter ses discours enflam-
més. Partageant la scène du militantisme radical noir avec le
journaliste Hubert Henry Harrison et le syndicaliste Asa Philip
Randolph, Garvey et l’UNIA concurrencent Du Bois et la NAACP
dans l’analyse de l’actualité afro-américaine et internationale  :
l’occupation américaine de Haïti (1915), la Première Guerre
mondiale, la Révolution russe, le retour d’Europe du régiment
noir new-yorkais des Harlem Hellfighters ou encore la recrudes-
cence des lynchages et des émeutes raciales à l’été 1919.

L’UNIA, la première internationale noire


Ciblant le grand public, l’UNIA prend le contre-pied
de l’élitisme de la NAACP. L’historien Carter Woodson souligne
que, dans les années 1920, les Afro-Américains sont encore trop
absents du monde des arts, de l’histoire, de la littérature, de la
médecine et des sciences8. Selon lui, la tactique du-boisienne du
« Talented Tenth » consistant à former une élite de 10 % des Noirs
de façon à entraîner les autres vers le sommet creuse en réalité
le fossé entre les milieux populaires et l’élite. Précisément, cette
élite afro-américaine se perd dans des querelles intestines pour
la définition de son leadership et se désintéresse du reste de la
population noire. Le point fort de Garvey est de se tourner vers
les moins favorisés et de stimuler politiquement leur imaginaire,
en les invitant à regarder vers l’Afrique. Renouant avec l’« éthio-
pianisme » du mouvement religieux millénariste fondé à la fin
du XVIIIe  siècle par George Liele9, Garvey touche simplement la
fierté de millions de personnes en les invitant à remplacer l’image
d’un Dieu blanc par celle d’un Dieu noir, de la couleur de ceux
qui le prient. En cela, Garvey opère une révolution mentale.
Cherchant à lier sa conception de la fierté raciale avec les
affaires, il se rapproche de la riche femme d’affaires afro-
82 « Back to Africa ! »

américaine Madam C.J. Walker, dont le commerce en produits


cosmétiques et capillaires vante la beauté naturelle des Noirs. Les
revenus tirés des encarts publicitaires de l’entreprise de cosmé-
tique C.J.  Walker permettent à Garvey de lancer et développer
The Negro World, édité dans un premier temps par son compa-
triote Wilfred A.  Domingo10. Après le décès de Madam Walker
en 1919, l’UNIA investit dans des commerces, des usines, des
restaurants et une compagnie de navigation maritime, la Black
Star Line. Grâce aux activités économiques et aux fonds levés
par ses militants, Garvey achète en 1919 un immeuble qui sert
de siège à l’association. Le bâtiment en briques du Liberty Hall
sur la 135e rue devient le centre du monde politique et culturel
noir des années 1920.
L’inauguration du Liberty Hall et la refondation officielle de
l’UNIA interviennent de manière symbolique le 1er  août 1920,
lorsque Garvey lance la première Convention internationale des
peuples nègres du monde (First International Convention of
the Negro Peoples of the World). Pendant un mois, 35 000 per-
sonnes participent aux débats, assistent aux défilés du groupe
paramilitaire de la Légion africaine universelle et à celui de
la Croix noire, nom de l’organisation des femmes de l’UNIA
prenant en charge des activités sociales pour le compte de la
communauté noire.
À  la fin de la convention, dans une « Déclaration des droits
des peuples nègres du monde », Garvey dénonce la condition
noire dans le monde entier et pose les fondements panafricains
de l’UNIA. Outre l’égalité raciale, la justice sociale, la dignité
et la liberté en toutes choses, le texte demande que l’Afrique
soit rendue aux Africains et que leur soient reconnus le droit à
l’autodétermination et le contrôle de leurs propres institutions
(écoles, commerces, immobilier). Condamnant les conflits entre
les Noirs ou impliquant des Noirs comme troupes auxiliaires,
Garvey exige que les Noirs puissent choisir leurs représentants
dans les affaires internationales, rejette la Société des Nations
tant qu’elle ne reconnaîtra pas la liberté des peuples noirs et
exige la liberté de navigation et de commerce maritime pour
tous les peuples du monde. Pour sceller l’unité noire, l’UNIA
« Un dieu ! Un but ! Une destinée ! » L’UNIA de Marcus Garvey 83

introduit un hymne, un drapeau (rouge, noir, vert) et même un


jour férié (le 31 août)11.
Avec ces revendications, le mouvement de Garvey rallie les
Noirs par-delà leurs appartenances caribéenne, afro-américaine
ou africaine. Née en Jamaïque en 1914, refondée aux États-Unis
en 1917, popularisée entre 1918 et  1922 grâce à une adhésion
massive, l’UNIA est ensuite disséminée à travers le monde, avec
une ferveur inégalée, par toute une constellation d’intellectuels,
de journalistes, d’artistes, d’aventuriers et de travailleurs de tous
les pays. Les idées garveyistes, traduites en français et en espa-
gnol, accompagnent les migrations de travailleurs du Panama,
du Venezuela, de la Jamaïque et d’Haïti vers les plantations
de canne à Cuba et en République dominicaine. Au milieu
des années 1920, l’UNIA compte jusqu’à mille comités dans le
monde entier et revendique six millions de membres. En cela,
l’UNIA constitue la première véritable internationale noire12.
En attirant les milieux populaires elle rompt avec la dimension
élitiste qui caractérisait le panafricanisme, et donne une plus
grande visibilité aux questions raciales et coloniales.

Répression, éthiopianisme
et « Afrique aux Africains »
Le succès de Garvey inquiète autant les autorités
américaines que son principal rival, Du  Bois. Ce dernier, qui
avait décliné l’invitation à la convention de 1920, serait tout
de même venu assister incognito au sacre de Garvey13. Dès 1921,
l’hostilité devient publique entre les deux hommes qui espèrent
rallier à leur cause la quinzaine de millions de Noirs vivant
aux États-Unis et, par la suite, les 400 millions de Noirs vivant
dans la Caraïbe et en Afrique. De son côté, le Bureau fédéral
d’investigation (FBI) suit chacun des mouvements de Garvey et
tente d’établir une liste de ses contacts et des lecteurs du Negro
World. L’objectif est de compromettre la réputation de Garvey
et la crédibilité de l’UNIA. En passant au crible les opérations
financières de la Black Star Line, les services fiscaux concluent
à des fraudes dans les comptes de l’entreprise.
84 « Back to Africa ! »

En 1922, Garvey est arrêté, condamné en première instance


et détenu une première fois, avant d’être placé en liberté sur-
veillée. Au début de l’année 1925, la cour d’appel confirme le
jugement de condamnation de 1922. Un mandat d’arrêt est
lancé contre Garvey. Le Noir le plus célèbre de son époque est
arrêté par les autorités fédérales à New York, à bord du train qui
le ramène d’une visite à Detroit. Le 5  février 1925, menotté, il
prend place à bord d’un train qui le conduit au pénitencier fédé-
ral d’Atlanta14. Son incarcération laisse le champ libre à Du Bois.
Alors que l’UNIA subit une perte de prestige et un déclin éco-
nomique irréversible, les autorités américaines craignent que
l’emprisonnement de Garvey en fasse un martyr. En effet, une
série de pétitions, de rassemblements populaires et d’éditoriaux
réclament sa libération.
Le 18  novembre 1927, six jours après avoir reçu un rapport
du procureur, le président américain Calvin Coolidge demande
aux agents fédéraux de se rendre à Atlanta, de libérer Garvey, de
le conduire en train à La Nouvelle-Orléans et de le faire embar-
quer incognito sur le SS Saramacca. Mais le 3 décembre, lorsqu’il
arrive sous la pluie et sous escorte policière au port louisianais,
Garvey est accueilli par plusieurs centaines de militants, pleurant
et applaudissant leur leader. Après un discours d’adieu retraçant
son engagement, il monte à bord du bateau qui le conduit à
Panama, d’où il sera reconduit en Jamaïque15.
À  Kingston, il tente en vain de relancer l’UNIA et de fon-
der un parti. Immédiatement, la classe politique jamaïcaine se
ligue contre lui. En revanche, son credo d’une religion africaine,
ainsi que d’un dieu de la même couleur que ceux qui le prient,
frappe les couches sociales déshéritées de la Jamaïque. Lorsqu’en
novembre 1930 la nouvelle arrive à Kingston du couronnement
de Ras Tafari Mekonnen comme empereur d’Éthiopie sous le
nom de Hailé Sélassié (« la force de la trinité »), les admirateurs
de Garvey reprennent une déclaration de leur leader inspirée
du fameux psaume  68:31 (« Des grands viendront d’Égypte ;
l’Éthiopie tendra les mains vers Dieu ») et adoptent comme nom
de culte le nom initial de l’empereur, Ras Tafari (qui signifie
« la tête de celui qui est craint »). À  la tête de la seule nation
« Un dieu ! Un but ! Une destinée ! » L’UNIA de Marcus Garvey 85

africaine jamais colonisée, Hailé Sélassié devient un véritable


dieu vivant pour les tenants du mouvement rastafari. Garvey,
qui n’en demandait pas tant, accède au statut de prophète.
Voyageant en Europe, au Canada et aux Antilles dans l’espoir
de refonder l’UNIA, les mots d’ordre de Marcus Garvey, « Un
dieu ! Un but ! Une destinée ! » et « L’Afrique aux Africains ! »,
entrent dans le patrimoine du panafricanisme. Bien qu’il meure
dans l’anonymat de Londres en juin 1940, il demeure une figure
majeure de l’histoire de la cause noire.

Garvey contre Du Bois :


deux manières d’être noir
Comme le souligne l’historien George Shepperson16,
la différence entre le panafricanisme de Du Bois et le panafrica-
nisme de Garvey peut se résumer ainsi : d’un côté, les demandes
politiques d’émancipation réclamées par une élite intellectuelle
jugeant ce qui est bon pour le peuple ; de l’autre côté, un mou-
vement hétérogène qui appelle à la mobilisation des milieux
populaires et au renforcement de la solidarité raciale, quitte à
en exclure l’élite. Le débat Garvey-Du  Bois, ou UNIA-NAACP,
montre qu’à l’intérieur d’une même communauté les revendi-
cations de la partie la moins autonome du point de vue écono-
mique et social – mais la plus importante numériquement – ne
sont pas toujours prises en compte lorsque la portion la plus
indépendante, et qui a donc accès à l’espace public et politique,
se charge d’exprimer les revendications de toute la communauté.
La position sociale, le lieu de résidence et la couleur donnent
alors un mélange explosif.
Au début des années 1920, la rivalité entre les deux hommes
est résumée de manière caricaturale dans la presse comme une
opposition entre le « Nègre » Marcus Garvey, Jamaïcain à la
peau noire, et le « Mulâtre » W.E.B. Du Bois, Afro-Américain « de
couleur », à la peau claire. Plus tard, dans une réponse au lin-
guiste français Roland Barthes, qui souhaite remplacer le terme
« Negro » par « personne de couleur », le linguiste afro-américain
John Baugh se référera à une citation de Du  Bois qui précisait
86 « Back to Africa ! »

en 1928 que les noms ne sont que des signes conventionnels


pour identifier les choses, mais que la réalité demeure  : si les
Nègres (Negroes) font l’objet de racisme, cela est lié à leur couleur
et non à leur dénomination qui peut en revanche évoluer en
fonction de leur statut social.
Le débat peut paraître anecdotique mais Booker T. Washing-
ton, bien qu’il fût clair de peau, et surtout Garvey ont cri-
tiqué la prééminence d’une élite au teint « plus clair », qui
considérait cette clarté comme le signe d’une supériorité sur
les autres Noirs dont elle se voulait pourtant porte-parole. La
position essentialiste de Garvey, pour qui la race et la culture
sont liées de manière éternelle et inaltérable, diverge de la
lecture de Du  Bois qui estime que l’identité africaine des
Noirs en Amérique s’est modifiée au contact d’autres groupes
ethniques pour se fondre dans la culture américaine. Pour
Du Bois, le Noir est noir par origine et américain de nationalité
ou de culture, mais en désirant s’intégrer, il lutte pour sortir
du complexe imposé par le voile de couleur qui recouvre cette
double identité. Pour Garvey en revanche, le Noir est issu de
la race « nègre » et les Noirs du monde entier doivent reven-
diquer avec fierté leur appartenance commune à l’Afrique. En
affirmant que leur seule nationalité est africaine, ils font du
retour sur le continent d’origine une étape vers la reconquête
de leur souveraineté.
Du Bois et Garvey personnifient deux manières d’être noir. Là
où le premier, arborant une moustache bismarckienne, apparaît
sous les traits d’un dandy occidental, Garvey, affublé de son
légendaire chapeau à plume et de son apparat de style musso-
linien, impose, lors des défilés de l’UNIA, l’image d’une Afrique
conquérante. Là où Du  Bois semble chercher à masquer ses
racines africaines en insistant sur ses origines familiales française
et hollandaise, Garvey fascine par sa capacité à mettre en scène
la fierté nègre. Dans le fond, se demande Du Bois, qu’est-ce qui
fait que je me sens lié à l’Afrique ? La couleur est un élément
de rapprochement, mais le fondement de l’identité noire est,
selon lui, « l’héritage social de l’esclavage ; la discrimination et
l’insulte ; et cet héritage nous lie ensemble non seulement avec
« Un dieu ! Un but ! Une destinée ! » L’UNIA de Marcus Garvey 87

les enfants de l’Afrique, mais il s’étend à travers l’Asie et dans


les mers du Sud. C’est cette unité qui m’attire à l’Afrique17 ».
Pour l’historien Ayodele Langley, « il n’y a pas un seul mou-
vement panafricain mais une série de mouvements panafricains
qui assument différentes caractéristiques dans différentes aires,
sous des directions différentes, mais largement unies par une
idéologie de race et de couleur et par un sentiment d’injustice
et d’infériorité18 ». Ainsi, derrière de nombreuses contradictions
liées au fait que son message, de nature populiste, a été librement
interprété par ses partisans, Garvey, qui présente régulièrement
son mouvement comme un « sionisme de la race nègre », entend
porter parmi les Noirs du monde entier le message pan-nègre de
la libération de l’Afrique à partir de l’unité de la race. Quant à la
pensée de Du Bois, toujours hostile à un mouvement de masse
comme celui de Garvey, elle évolue du soutien à l’intégration
sur le sol américain à l’anticolonialisme sur le sol africain en
passant par le nationalisme noir américain et le combat pour
l’autodétermination des « peuples de couleur ».
Ultérieurement, des penseurs critiques comme Padmore ont
estimé que Garvey et Du Bois se rejoignaient sur de nombreux
points, notamment l’idée que la conscience d’appartenir à un
même ensemble ethnique historiquement victime du racisme ne
doit pas conduire les Noirs vers un nationalisme étroit ou un
racisme inversé, mais vers un projet politique clair consistant à
créer un État en Afrique, soit sous l’impulsion des Noirs de la
diaspora, soit en solidarité avec les Noirs restés sur le continent.
Sur ce dernier point, il faut relever que le slogan de Garvey
n’est pas le « retour en Afrique » mais « l’Afrique aux Africains ».
À  une époque où le continent est colonisé par les puissances
européennes, la différence est importante : les Africains doivent
non seulement se retrouver en Afrique, mais ils doivent surtout
y recouvrer leur souveraineté. C’est ce qui explique la popularité
de Garvey, dès l’entre-deux-guerres, sur le continent africain, et
notamment dans les colonies britanniques (Kenya, Ghana, etc.).
Ayant lu The Philosophy and Opinions of Marcus Garvey (1926) lors
de son séjour estudiantin aux États-Unis, le président ghanéen
Kwame Nkrumah précisera en avril 1960, au moment charnière
88 « Back to Africa ! »

où la plupart des pays africains accéderont à l’indépendance,


que le concept garveyiste de l’Afrique aux Africains ne signifie
pas que les autres groupes ethniques sont exclus, mais qu’ils
doivent accepter de se soumettre démocratiquement à la majo-
rité africaine19.

Les Noirs et les « peuples de couleur »


Il faut constater que le panafricanisme, dans sa version
du-boisienne comme dans sa version garveyiste, ainsi que dans
la plupart de ses formules ultérieures, demeure antiraciste et peu
revanchard envers les Européens20. Dans une période marquée
par l’essor du nazisme et du fascisme, les thèses panafricanistes
liées à la race et à la nationalité vont plus dans le sens de la
défense des Noirs que de l’attaque des Blancs. À aucun moment
l’idée de soumettre l’Europe, ou une autre partie du monde, à
l’Afrique n’est exprimée. En dépit des siècles d’exploitation et
de domination coloniale, le sentiment anti-Blancs est demeuré
relativement faible, notamment en Afrique où s’opère le passage
du panafricanisme racial au panafricanisme continental. Sauf
dans le cas très circonstancié de l’Afrique du Sud et des colonies
de peuplement (Algérie, Angola, Kenya, Zimbabwe), et même
dans ces territoires-là, en dépit de la propagande, les guerres de
libération n’ont heureusement pas donné lieu à une extermi-
nation des minorités blanches par les Africains.
Le débat entre Garvey et Du  Bois est donc très important
pour comprendre ce sentiment de respect et de timidité envers
les Blancs qui pose problème dans l’affirmation d’une indépen-
dance et d’une identité culturelle. Attaché à la pureté de la race
noire, Garvey se montre prêt à envisager une collaboration avec
le groupe suprémaciste blanc du Ku Klux Klan dans le pro-
jet de rapatriement des Noirs en Afrique. Les deux groupes se
rencontrent et, bien qu’opposés et agressifs dans leurs discours
respectifs, ils arrivent à la conclusion qu’ils ne veulent pas que
Noirs et Blancs se mélangent. Le refus de Garvey de s’engager
dans la lutte contre la ségrégation est apprécié par les militants
du Klan, qui considèrent que le projet de retour en Afrique ne
« Un dieu ! Un but ! Une destinée ! » L’UNIA de Marcus Garvey 89

s’oppose pas, au contraire, à leur volonté de préserver la pureté


de la race blanche. Garvey va jusqu’à souligner que la politique
raciste du Klan est moins hypocrite que celle des leaders noirs
qui font alliance avec les Blancs.
Dans les faits, en dehors de discours et de rencontres, aucune
collaboration concrète n’a abouti entre ces deux groupes qui
vont à contre-courant de l’histoire. Garvey perd dans ce rap-
prochement tout son crédit auprès des autres leaders noirs ainsi
que d’une grande partie de sa base. Le psychiatre antillais Frantz
Fanon dira plus tard que le Noir aliéné cherche à plaire aux
Blancs, y compris si cela le conduit à adopter une démarche
schizophrénique. La désaliénation raciale consiste à rendre le
Noir capable de voir le blanc comme une couleur comme une
autre, et non comme la couleur du pouvoir ou de dieu21.
Il faut noter que la philosophie raciale de Garvey a évolué
avec le temps. À l’époque où il contribuait, à Londres, au jour-
nal de Dusé Mohamed Ali, The African Times  &  Orient Review
–  avec lequel collaboraient également l’Afro-Américain Booker
T.  Washington, le Sud-Africain Josiah Gumede, le Ghanéen
Kobina Sekyi, les Indiens Sundara Raja et Zaffar Ali Khan, l’Égyp-
tien Muhamad Farid ou encore l’Irlandais Franck O’Donnell –, il
était parfaitement à l’aise dans la solidarité interraciale. À cette
période, Garvey partageait l’enthousiasme de Mohamed Ali pour
le Wafd, le parti indépendantiste égyptien de Saad Zaghloul, et
exprimait sa solidarité avec l’émir nationaliste marocain Abdel-
krim. Et lorsqu’il s’installait à Harlem, son public n’était pas
exclusivement noir : le futur leader nationaliste vietnamien Hô
Chi Minh, présent à New York en 1917 et 1918, avait lui-même
assisté à l’une de ses allocutions.
En réalité, la philosophie de Garvey diffère en partie des orien-
tations de son organisation, qui va progressivement lui échapper.
Tout d’abord, Garvey a une connaissance bien plus limitée que
Du  Bois des structures, des nations et des sociétés africaines,
ce qui l’amène à résumer la culture à un simple mélange de la
race et de la couleur. Ainsi, il développe dans ses discours une
conception biologique de la race mélangée à une interprétation
de l’histoire biblique afin de renverser les théories négrophobes
90 « Back to Africa ! »

du XIXe siècle. En inversant le symbolisme des couleurs, il inspire


l’idée de la Beauté noire (Black is beautiful), reprise par le mou-
vement de la Renaissance de Harlem dans les années 1920 et
par le mouvement d’autodétermination du Pouvoir noir (Black
power) dans les années 1960.
Ensuite, en tenant des propos hostiles au métissage, accusé de
favoriser l’assimilation culturelle des peuples noirs, puis en appe-
lant à la formation du « nouveau Nègre » pour le besoin d’une
rédemption et d’une régénération de la race, Garvey se donne
l’image du « champion de la race nègre ». Or l’UNIA compte un
nombre important d’Américains et d’Antillais métis, évoluant
dans une société américaine où, au contraire de la Jamaïque et
des autres îles antillaises, les personnes métisses sont considérées
comme noires. Les cadres de l’UNIA seront ainsi les premiers à
reprocher à Garvey d’être en contact avec l’organisation supré-
maciste blanche du Ku Klux Klan. En décidant de se consacrer
entièrement à sa vision messianique d’une Afrique forte, unie et
libérée, imposant sa volonté et faisant la fierté de tous les Noirs
du monde, Garvey gagne dans la solidarité raciale (« noire ») ce
qu’il perd dans la solidarité interraciale (« de couleur ») dont il
avait été un pionnier lors de son passage à Londres.
Alors que le mouvement des congrès panafricains et l’engage-
ment de Du Bois en faveur des « peuples de couleur » dépassent
rapidement le cadre des États-Unis pour embrasser l’ensemble
du monde sous domination coloniale22, Garvey se concentre
sur l’Afrique noire, où il n’a pourtant jamais eu l’occasion de se
rendre mais où son influence grandit à partir des années 1920.
6
« Je n’abandonnerai pas
un continent pour une île ! »
Le mouvement garveyiste en Afrique

A u début des années 1910, Chief Sam, le petit-fils


d’un chef de la Gold Coast qui a fait fortune à
New York dans le commerce transatlantique de cacao, décide de
créer sa propre compagnie1. Son objectif est d’encourager l’ins-
tallation des meilleurs fermiers et mécaniciens afro-américains
dans différentes régions ouest-africaines pour faciliter la moder-
nisation de l’agriculture, et développer les secteurs minier et
bancaire ouest-africains. Le projet inquiète immédiatement les
autorités américaines et britanniques. Au début de l’été 1914,
alors qu’il fait route vers la Gold Coast en compagnie d’une
soixantaine de membres de la communauté afro-américaine de
l’Oklahomaa, son bateau est arraisonné par la marine de guerre
britannique au large du Cap-Vert, puis escorté jusqu’en Sierra
Leone, où les passagers sont débarqués.
C’est en ayant conscience du contrôle des autorités coloniales
sur la navigation transatlantique que Garvey décide à son tour
de créer, sur souscription, la compagnie maritime de la Black Star
Line en 1919. Celle-ci a pour objectif d’assurer le rapatriement
des millions de Noirs des Amériques en Afrique, et le dévelop-
pement des relations commerciales entre les hommes d’affaires

a En 1879-1880, environ 50 000  Afro-Américains quittent dans un « Grand


Exode » les anciens États confédérés du Sud pour créer de nouvelles
communautés rurales dans les États du Mid-West (Indiana, Missouri, Kan-
sas et Illinois). L’ancien fugitif et abolitionniste Benjamin « Pap » Singleton
présente ces États comme des terres d’opportunité. En 1889-90, après l’échec
de sa compagnie United Transatlantic Society (UTS) créée dans le but d’or-
ganiser le retour des Noirs en Afrique, Singleton milite en vain pour que
l’État nouvellement créé de l’Oklahoma soit réservé aux Noirs.
92 « Back to Africa ! »

afro-américains, antillais et ouest-africains. Toutefois, en raison


de la menace qu’il représente pour les intérêts colonialistes,
Garvey, qui se voulait « africain » plus que « jamaïcain » (« Je
n’abandonnerai pas un continent pour une île ! », expliquait-il),
ne parviendra jamais à se rendre en Afrique. En revanche, il tente
d’implanter son organisation, l’UNIA, au Liberia.

L’UNIA au Liberia :
l’impossible retour en Afrique ?
En 1918, Garvey lance une pétition destinée à la future
Société des Nations (SDN) pour réserver les colonies perdues par
l’Allemagne à la création d’un État indépendant accueillant les
Noirs de la diaspora. La pétition est rejetée, et les puissances
impérialistes se partagent les restes de l’empire allemand sous
couvert de mandats de la SDN. L’absence d’un gouvernement
représentatif de la diaspora africaine est un obstacle juridique
à l’exécution du projet. Tout comme Du  Bois était passé par
Blaise Diagne pour organiser le Congrès panafricain de 1919 à
Paris, Garvey contacte directement le gouvernement du Liberia
pour créer un partenariat2.
En 1920, le Liberia compte un peu plus de 500 000 habitants
dont plus de 15 000  Américano-Libériens revenus entre 1822
et  1900, et quelques centaines d’Antillais. Dans un système de
type féodal, les terres appartiennent à une vingtaine de familles
américano-libériennes, qui détiennent les leviers du pouvoir.
Le gouvernement libérien dispose d’une force armée (Liberian
Frontier Force) qui lui permet de dominer les zones autochtones.
Jusqu’à un tiers du budget de l’État libérien provient de la taxe
des travailleurs africains, dont l’élite elle-même ne s’acquitte pas.
Cette situation injuste entraîne les soulèvements de plusieurs
peuples africains qui sont réprimés par les troupes américano-
libériennes. Par ailleurs, les incidents libériens débordent sur
le territoire britannique de la Sierra Leone et sur les colonies
françaises voisines (Guinée, Côte d’Ivoire). La Grande-Bretagne
et la France ont donc intérêt au maintien de l’ordre au Liberia.
Dès lors, les missions de l’UNIA sont évaluées par Monrovia en
« Je n’abandonnerai pas un continent pour une île ! »… 93

fonction des intérêts et des perspectives économiques pour le


pays, de la politique américaine et, enfin, des relations entre le
Liberia et ses voisins britanniques et français d’une part, et entre
ses voisins et l’UNIA, d’autre part.
Au mois de mai 1920, Elie Garcia, émissaire de Garvey, visite le
Liberia pendant deux mois. Il rencontre notamment le président,
Charles D.B. King, et son secrétaire d’État Edwin J. Barclay. À son
retour, il adresse une note à Garvey soulignant que la première
difficulté concerne les relations entre les Américano-Libériens et
les populations locales. Très critique, Garcia accuse notamment
les premiers de maintenir les seconds dans une situation de quasi-
esclavage sous couvert de la domesticité ou de l’adoption d’en-
fants (favorisée par les familles africaines qui espèrent offrir à leur
progéniture un destin meilleur en leur confiant leurs enfants). La
deuxième difficulté est d’ordre politique : les Libériens, indépen-
dants depuis 1847, craignent que les projets de Garvey n’entament
leur souveraineté. Aussi Garcia recommande-t-il de mener le projet
de rapatriement avec discrétion et modestie, et d’éviter d’influer
sur la vie politique locale. Or Garvey, qui n’hésite pas à s’affubler
du titre de « président provisoire de l’Afrique », montre dès le
départ son ambition de se placer au-dessus du président libérien.
Mais la principale difficulté, qui peut se retourner en oppor-
tunité pour l’UNIA, est d’ordre économique : le gouvernement
libérien, lourdement endetté auprès des Britanniques et des Amé-
ricains, se trouve dans une situation financière catastrophique.
Alors que les banques londoniennes hésitent, en décembre 1920,
à accorder un prêt au Liberia, Garvey annonce que l’UNIA est
en mesure de soutenir financièrement le pays et s’engage à lever
des souscriptions pour rembourser les emprunts de Monrovia.
Edwin J.  Barclay accepte alors d’accueillir une mission de six
délégués de l’UNIA en février 1921.
Le 20  mars 1921, Cyril A.  Critchlow, chef de la mission
de l’UNIA, son assistant George Osborne Marke et l’homme
d’affaires Gabriel M. Johnson s’entretiennent avec Barclay. Leur
objectif est d’établir une ferme et une pharmacie à Monrovia
et de construire les logements temporaires destinés aux immi-
grés afro-américains. Le don de terrains en dehors de Monrovia
94 « Back to Africa ! »

est confirmé et l’agronome au service de l’UNIA commence le


travail avec une équipe locale. Mais il manque rapidement de
fonds. Critchlow sent que l’immigration afro-américaine n’est
plus souhaitée au Liberia, sauf si elle concerne des riches. « On
aime leur argent mais eux-mêmes, on ne les aime pas », écrit-il
lorsque la mission rentre aux États-Unis en juillet  1921, sans
avoir atteint ses objectifs3.
La propagande antigarveyiste qui se développe à la même
période avec le soutien de Du  Bois convainc les autorités libé-
riennes de regarder l’UNIA avec plus de circonspection. Orga-
nisation plus politique que philanthropique, elle semble poser
plus de problèmes qu’elle n’apporte de solutions. L’immigration
massive de garveyistes risque surtout de bouleverser le statu quo
favorable à l’oligarchie américano-libérienne. En donnant des
terres près de Monrovia, le gouvernement veut s’assurer que les
garveyistes resteront dans un petit périmètre contrôlé et n’iront
pas répandre leurs idées à l’intérieur du pays.
Alors que le Liberia connaît une reprise économique en 1922,
grâce à la vente de propriétés allemandes confisquées pendant la
guerre, le soutien économique promis par l’UNIA devient moins
nécessaire. Surtout, en 1923, l’industriel Harvey S. Firestone, spé-
cialisé dans la fabrication de pneumatiques en caoutchouc, entre
en négociation avec le régime de Monrovia et obtient, l’année
suivante, une vaste concession pour développer une plantation
d’hévéa. Pour le gouvernement libérien, cet arrangement appa-
raît comme une aubaine : craignant les conséquences d’une forte
immigration sur la situation sociale déjà marquée par un taux
élevé de chômage, les usines Firestone devraient permettre de
créer des emplois et générer, grâce aux taxes sur la production
et l’exportation d’hévéa, d’importants revenus. Par ailleurs, il
est plus facile de contrôler des travailleurs de la Firestone que
des militants de l’UNIA.
Mais l’UNIA insiste. En décembre  1923, trois membres de
l’organisation garveyiste reviennent au Liberia pour poursuivre
les discussions avec le président King. Leur projet prévoit le
rapatriement de dizaines de milliers d’Afro-Américains (jusqu’à
30 000  familles) dans un délai de deux ans à compter de sep-
« Je n’abandonnerai pas un continent pour une île ! »… 95

tembre 19244. Alors que le Liberia est en litige frontalier avec la


France et l’Angleterre, l’UNIA envisage la création de six colo-
nies, de 5 000 familles chacune : quatre sur la frontière avec la
France et deux sur la frontière britannique.
Le projet de l’UNIA, qui a déjà rassemblé des fonds impor-
tants pour le mettre à exécution, ne manque pas d’inquiéter
les autorités libériennes qui, jugeant les ambitions de Garvey
démesurées, craignent de voir déferler les immigrants sur leur
territoire. Mais le projet inquiète aussi le département d’État
américain qui fait pression pour obtenir des autorités libériennes
le nom de tous les membres de l’UNIA impliqués dans les dis-
cussions. Pour contrer le projet garveyiste, le président Coolidge
nomme Du Bois comme représentant officiel des États-Unis aux
cérémonies d’investiture du président King, réélu pour quatre
ans, qui se tiennent à Monrovia en janvier 1924.
Le plus grand opposant de Garvey peut ainsi passer trois mois
au Liberia, au cours desquels il sape définitivement le travail et la
réputation de l’UNIA. Du Bois, ignorant le traitement réservé aux
Africains par l’élite dirigeante, prend parti pour les Américano-
Libériens. Favorable au projet de Firestone, il demande au gou-
vernement américain de s’engager davantage, en investissant au
Liberia et en y envoyant des économistes, des enseignants et
des ingénieurs agronomes. Lorsqu’il revient aux États-Unis en
mai  1924, Du  Bois déclare que Garvey est « sans aucun doute
l’ennemi le plus dangereux de la race nègre en Amérique et
dans le monde5 ».
Dès lors, la conviction des autorités libériennes est faite. En
mars  1924, Garvey écrit au président King pour lui annoncer
l’envoi d’une nouvelle mission d’ici la fin de l’année 1924.
Diplomate, King donne son accord formel, mais fait arrêter les
représentants garveyistes à leur arrivée, avant de les faire expul-
ser. Craignant l’influence étrangère des nouveaux immigrants,
qui menaçaient les intérêts des Américano-Libériens, et les ten-
dances anticolonialistes de l’UNIA, susceptibles d’encourager
les Africains à la révolte, le gouvernement libérien finit par
interdire le mouvement de Garvey. Le régime libérien tourne
définitivement le dos à des milliers de Noirs qui étaient prêts
96 « Back to Africa ! »

à mettre leur propre argent au service de l’indépendance éco-


nomique du pays.
La dynamique qui aurait résulté d’un accord entre les Afri-
cains du Liberia et la puissante organisation de Garvey inquiète
Londres et Paris, hostiles à tout projet susceptible de faire du
Liberia une puissance ouest-africaine réellement indépendante,
non seulement politiquement mais économiquement. État indé-
pendant, donc censé être maître de sa diplomatie, le Liberia
reste en réalité extrêmement dépendant de Paris, Londres et
Washington, dont il sollicite jour et nuit les faveurs.

Influences et répression du garveyisme


en Afrique
L’échec libérien marque la fin du projet global de
retour en Afrique, mais des initiatives garveyistes apparaissent
directement sur le continent6. Dans les années 1920, des sections
de l’UNIA voient le jour dans différentes villes du continent et
le journal de l’organisation, The Negro World, est diffusé clan-
destinement dans tous les ports africains, au grand dam des
autorités belges, françaises et britanniques qui, comme leurs
homologues américaines, redoutent les effets d’une propagande
qui promeut la fierté noire et réclame ouvertement l’émancipa-
tion des colonisés.
Logiquement, les territoires anglophones d’Afrique sont les
premiers sensibilisés à la pensée garveyiste7. En mars 1920, une
section de l’UNIA s’installe à Lagos (Nigeria) à côté du bureau
de la Black Star Line Corporation. Officialisée par une annonce
parue en septembre  1920 dans le journal progarveyiste Lagos
Weekly Record, elle est présidée par l’entrepreneur d’origine
jamaïcaine Amos S.W. Shackleford, assisté d’un secrétaire et d’un
trésorier. Disposant d’un bureau et d’une section féminine, elle
organise des rencontres chaque samedi dans une école. C’est
également en mars  1920 qu’une section de l’UNIA se forme à
Freetown, autour d’un petit groupe d’Afro-Américains. Finançant
quelques activités sociales et culturelles, elle dispose également
d’une section féminine, dirigée par Adelaide Casely-Hayford, qui
« Je n’abandonnerai pas un continent pour une île ! »… 97

collecte des fonds pour ouvrir des écoles de filles dans la colonie.
Plutôt bien organisée, la section garveyiste sierra-léonaise par-
vient à envoyer un délégué à la convention de l’UNIA de 1920.
Les colonies françaises sont également touchées par le mou-
vement garveyiste. En mai 1922, le Sierra-Léonais John Karamah
établit une section de l’UNIA à Dakar (Sénégal). Karamah visite
ensuite des groupes de compatriotes à Rufisque où il ouvre une
seconde branche. La section sénégalaise fonctionne davantage
comme un service d’entraide pour trouver du travail, obtenir
des prêts, trouver des groupes et des musiciens pour animer
les événements sociaux. La présence de ce petit groupe de gar-
veyistes sierra-léonais au Sénégal alarme cependant les autorités
françaises qui perquisitionnent le local de Rufisque, ainsi que
le domicile des membres de la section qui seront expulsés vers
Freetown8.
En 1922, alors que l’arrestation de Garvey aux États-Unis
marque un coup d’arrêt à la section de l’UNIA à Lagos, les
autorités françaises, qui s’inquiètent de l’influence du mouve-
ment dans la région, demandent au gouverneur britannique
du Nigeria, Hugh Clifford, un rapport d’activité sur la branche
garveyiste. L’enquête souligne que la branche de Lagos compte
au maximum 300  membres, dont seulement 28  sont à jour de
leur cotisation. À  l’évidence la section nigériane de l’UNIA est
en perte de vitesse à cette période. Alors que Clifford réforme les
institutions politiques dans la colonie pour contrer les revendica-
tions nationalistes naissantes (voir chapitre 7), les antigarveyistes
nigérians donnent de la voix. Ce qui n’est pas pour déplaire aux
autorités britanniques  : The Negro World est interdit au Nige-
ria en juin  1922. Mais le garveyisme, qui continue à faire des
émules dans toutes les colonies britanniques, reste sous haute
surveillance.
L’influence du garveyisme inquiète également les autorités
belges, qui, lors de la session bruxelloise du congrès panafri-
cain de 1921, redoutaient d’être face à un mouvement sous
obédience communiste. Au Congo, territoire de missions chré-
tiennes et terrain de jeu du capitalisme colonial, elles croient
aussi déceler dans l’épopée du prédicateur Simon Kimbangu,
98 « Back to Africa ! »

natif de Nkamba (Bas-Congo), l’influence grandissante du leader


jamaïcain. Pour le gouvernement belge, l’émergence concomi-
tante du garveyisme, diffusé notamment par un petit groupe de
travailleurs afro-américains des Huileries du Congo belge, et de
ce qu’on appellera par la suite le « kimbanguisme » n’est pas un
hasard. Comme Garvey, Kimbangu appelle les Africains à créer
leur propre organisation religieuse et, à l’instar de l’UNIA qui
proteste contre l’exploitation des Africains dans les plantations
d’hévéa de la Firestone au Liberia, le prédicateur dénonce le
travail forcé, la violence et l’injustice caractérisée par le paie-
ment de l’impôt non assorti de l’octroi des droits élémentaires.
Constatant l’influence grandissante de Kimbangu sur les popu-
lations, qui lui prêtent des dons de guérisseur et se montrent
sensibles à ses accents nationalistes, les autorités belges décident
d’arrêter le gêneur. En clandestinité, le « prophète » continue à
prêcher et à former des disciples qui diffusent son message de
libération du Congo. Finalement arrêté en septembre  1921, il
est condamné, à l’issue d’un simulacre de procès, à la peine de
mort (commuée en une peine d’emprisonnement à perpétuité).
Le kimbanguisme, qui témoigne de l’influence des messianismes
noirs dans le renouveau nationaliste politique et culturel, ne
s’éteint pas pour autant. Le mouvement, réprimé dans les années
1920, finira par s’institutionnaliser  : les autorités belges recon-
naîtront officiellement l’Église kimbanguiste en 1959, un an
avant l’indépendance du Congo.
Malgré la répression qui s’abat sur les mouvements garveyistes,
en Amérique comme dans les colonies européennes d’Afrique,
le mouvement reste perçu comme une menace.

« Américaniser l’Afrique »
ou « africaniser l’Amérique » ?
Curieusement, jusqu’à la marche vers le pouvoir et
l’indépendance empruntée par Nkrumah à partir de 1951 (voir
chapitre 10), la Gold Coast est restée plutôt critique vis-à-vis des
projets de Garvey. La presse n’encense pas les projets de retour,
et l’élite politique garde ses distances avec le garveyisme. C’est
« Je n’abandonnerai pas un continent pour une île ! »… 99

le cas en particulier de Kobina Sekyi. Certes, cet avocat de la


cause nationaliste soutient que toute manifestation d’un Noir
qui déclenche la crainte des puissances coloniales mérite de
recevoir le soutien massif de tous les Africains : constatant que
les critiques adressées à Garvey ne reposent que sur des faits non
établis, il invite donc les nationalistes africains à s’intéresser aux
mouvements créés par les Noirs vivant en dehors du continent et
se montre favorable à une coopération technique et universitaire
avec les Noirs des Amériques.
Cependant, Kobina Sekyi estime que les Afro-Américains sont
empreints de la vision anglo-saxonne et des préjugés racistes,
ce qui devait les exclure d’office de la direction des affaires
africaines. Les Afro-Américains, note-t-il, viennent d’une société
occidentale qui n’a rien à apprendre aux Africains en matière
d’institutions politiques. Marcus Garvey a certes un projet poli-
tique pour l’Afrique, mais il ne connaît pas assez l’histoire poli-
tique et les réalités économiques et sociales du continent, estime
Kobina Sekyi. Lequel ajoute, dans un texte publié au milieu des
années 1920, alors que les revendications nationalistes émergent
en Gold Coast :
Nous en Afrique pouvons affirmer –  et le faisons  – être les
seules personnes qualifiées pour maintenir au bon niveau
le ton et l’esprit d’agitation actuels, parce que nous possé-
dons et sommes dotés des grandes et glorieuses traditions
de nos ancêtres, et des institutions politiques et sociales sans
pareilles que nos ancêtres ont perfectionnées il y a long-
temps, et qu’il est de notre devoir sacré de préserver des
incursions de l’irresponsabilité européenne au regard des
choses non européennes9.

Les propos sont limpides et témoignent d’une époque où


l’idée de « retour en Afrique » (Back to Africa) cède le pas devant
le slogan de « l’Afrique aux Africains » (Africa for the Africans).
Puisque l’Afrique doit donc revenir aux « Africains », ces derniers
doivent cesser d’importer des institutions étrangères et puiser
dans leur propre histoire pour construire leur avenir. Parmi les
nombreuses références possibles de forme d’unité ou de proto-
100 « Back to Africa ! »

panafricanisme ouest-africain, le cas des grands empires du Mali,


fondé au XIIIe  siècle par Soundiata Keita, et celui, plus récent,
de la Confédération Fanti sont évidents. Les peuples Fanti de
l’actuel Ghana, qui avaient combattu les Britanniques avant
de les aider à dominer les Ashanti, espéraient s’organiser en
toute liberté. En 1871, la Confédération Fanti promulgue une
Constitution d’une quarantaine d’articles qui insiste sur l’unité,
l’éducation, le développement économique et social des popu-
lations10. Tout ce que la colonisation prétend vouloir apporter
aux Africains est bien souvent déjà contenu dans des projets de
gouvernements africains précoloniaux, et l’une des premières
tâches du colonisateur est d’éliminer l’intelligentsia progressiste
à l’origine de ces projets.
Analysant les échecs du Liberia et d’Haïti, que des penseurs
afro-américains essaient, à la même époque, de présenter comme
des modèles, et anticipant les problèmes que rencontreront les
futurs États nés de la décolonisation, Kobina Sekyi explique que
les Noirs ont été mal inspirés de vouloir reprendre à tout prix
des modèles d’organisation étatique issus de la théorie politique
européenne. À  ses yeux, Haïti et le Liberia sont déjà des États
artificiels. Kobina Sekyi anticipe ainsi la thèse de la balkani-
sation de l’Afrique qui trouve, selon lui, son origine au cœur
même de la fondation des premiers États noirs de la période
postesclavagiste  : les Noirs d’Haïti et du Liberia n’avaient pas
suffisamment de recul pour réaliser les objectifs qu’ils s’étaient
fixés. Il vaut mieux essayer d’« africaniser l’Amérique que d’amé-
ricaniser l’Afrique », conclut-il11.
7
Organiser le panafricanisme
depuis l’Afrique.
Le Congrès national de l’Afrique
de l’Ouest britannique (NCBWA)

L e nationalisme africain s’inscrit dans les flux et


les reflux des résistances au colonialisme. Après
une phase protonationaliste correspondant aux résistances
à la conquête coloniale et aux tentatives pour maintenir
les anciens régimes africains, la première phase nationaliste
apparaît dans l’entre-deux-guerres, sous la direction d’une
nouvelle classe d’Africains qui, formés dans le cadre du sys-
tème colonial ou missionnaire, vont réagir à ce même système.
La guerre de 1914, qui prouve les contradictions du système
colonial, et la révolution russe de 1917, qui démontre qu’un
autre système socioéconomique est possible, vont offrir aux
nouvelles élites africaines des sources pour mener l’agitation
politique.
C’est dans ce contexte que des Africains, pour la plupart for-
més en Europe ou en Amérique, fondent les premiers partis ou
associations nationalistes. Si la volonté d’émancipation est claire-
ment affichée, la forme que doit prendre ce « nationalisme » est
moins évidente. Faut-il l’inscrire dans les frontières dessinées par
les puissances coloniales ? Faut-il plutôt impulser une dynamique
interterritoriale ? Faut-il réfléchir dans un cadre alternatif – celui,
par exemple, des aires culturelles et linguistiques précoloniales ?
Et quel est l’objectif final des revendications nationalistes  :
obtenir une autonomie simplement politique, au sens strict du
terme, qui profiterait en priorité aux élites occidentalisées ? Doit-
elle, au contraire, chercher l’émancipation socioéconomique et
bénéficier à l’ensemble de la population écrasée par le système
d’exploitation coloniale ?
102 « Back to Africa ! »

De façon plus ou moins explicite, le Congrès national de


l’Afrique de l’Ouest britannique (National Congress of Bri-
tish West Africa, NCBWA), créé au lendemain de la Première
Guerre mondiale, tente d’apporter des réponses à ces questions.
S’appuyant sur les institutions coloniales établies par les Bri-
tanniques, ses animateurs tentent cependant de les dépasser
en initiant un regroupement interterritorial à l’échelle ouest-
africaine. En ce sens, le NCBWA constitue une des premières
expériences politiques de construction panafricaine.
Les organisateurs des congrès panafricains dans les années
1920, à commencer par Du  Bois, entretiennent une relation
ambivalente avec le nationalisme ouest-africain. Les rapports des
congrès, auxquels participent des délégués venus des colonies
britanniques, sont certes publiés dans la presse ouest-africaine.
Mais, dans le fond, l’impact de ces congrès tenus dans les métro-
poles occidentales est assez faible sur la vie politique africaine.
Dans les années 1920 et 1930, les idées de Garvey sont bien plus
influentes dans cette région marquée par l’essor d’une élite intel-
lectuelle nationaliste, l’émergence d’un groupe social d’anciens
combattants et la montée des organisations syndicales dans les
secteurs industriels (ports, mines, chemins de fer).
Entre le premier congrès panafricain organisé par Du  Bois à
Paris (février 1919) et la première convention de l’UNIA de Gar-
vey à New York (août 1920), les Africains redoutent qu’en l’ab-
sence de délégués pour les représenter et défendre leurs intérêts,
les Afro-Américains et les Antillais prennent la liberté de parler en
leur nom sans aucune connaissance de la réalité de la situation
en Afrique1. Par ailleurs, la publicité donnée par la presse ouest-
africaine et afro-américaine au congrès de 1919 et les projets
concrets de l’UNIA pour l’Afrique incitent les Africains à faire
entendre leur voix. Ils doivent montrer qu’ils sont en mesure de
défendre leur cause eux-mêmes. Avec la naissance du NCBWA en
mars 1920, le panafricanisme se développe sur le continent, en
assurant la transition du nationalisme racial et culturel, inspiré
de Blyden et Garvey, vers un nationalisme territorial, anticipant
le panafricanisme continental d’après 19452.
Organiser le panafricanisme depuis l’Afrique… 103

Joseph Ephraim Casely-Hayford


Le panafricanisme trouve une partie de ses origines
dans les idées abolitionnistes, en particulier celles qui sont
venues des Amériques et qui ont touché l’Afrique de l’Ouest
à la fin du XIXe  siècle. Portée par le dynamisme des Saros, la
diaspora sierra-léonaise occidentalisée et christianisée parcourant
l’ensemble de la côte ouest-africaine, ces idées ont contribué
à internationaliser le nationalisme africain au moment où le
système colonial se mettait en place3. L’Afrique occidentale bri-
tannique a ainsi la particularité d’être le lieu de réception, de
transformation et de diffusion des idées pan-nègres venues du
continent américain. Un groupe social composé d’avocats, d’in-
tellectuels, de marchands, de journalistes, de missionnaires, de
médecins, de fonctionnaires pouvait espérer partager ou récupé-
rer le pouvoir des mains des colons britanniques. Cette intel-
ligentsia ouest-africaine libérale et bourgeoise a régulièrement
voulu apparaître comme la représentante du peuple en tentant
de diffuser son mode de vie et ses valeurs, tout en composant
avec les colons européens et les groupes afro-américains. C’est
dans ce contexte qu’émerge, au lendemain de la Première Guerre
mondiale, l’idée d’un « congrès national » (National Congress),
premier parti politique interterritorial, regroupant les élites
noires des colonies britanniques d’Afrique de l’Ouest : Nigeria,
Ghana, Sierra Leone et Gambie.
Dans les années 1910, Joseph Ephraim Casely-Hayford est
la figure de proue de cette intelligentsia anglophone ouest-
africaine4. Originaire de la Gold Coast, il étudie au collège Fou-
rah Bay de Freetown, puis à Cambridge. Journaliste et avocat
auprès de la Société de protection des droits des Aborigènes de
la Gold Coast (Gold Coast Aborigines’ Rights Protection Society,
GCARPS), un mouvement de contestation anticoloniale consti-
tué en 1897, Casely-Hayford écrit notamment Ethiopia Unbound
(1911), une des premières références du panafricanisme culturel
(l’Éthiopie dont il est question en titre fait référence à l’Afrique
tout entière). Dans ce roman, Casely-Hayford prie les Africains
de ne pas abandonner leur culture et leurs institutions, seules
104 « Back to Africa ! »

capables de résister à la domination coloniale. Correspondant


avec W.E.B. Du Bois et Booker T. Washington, il intègre l’équipe
de collaborateurs du journal de Dusé Mohamed Ali, aux côtés de
Marcus Garvey. Rencontrée en Angleterre, son épouse Adelaide
Casely-Hayford dirigera d’ailleurs la section féminine de l’UNIA
à Freetown dans les années 1920.
Invité à représenter la GCARPS à la conférence de Tuskegee
d’avril  1912, Casely-Hayford partage dans un premier temps
la position de Booker T.  Washington qui, vers la fin de sa vie,
après avoir notamment formé de nombreux Africains à Tuskegee,
est devenu favorable à la « régénération » de l’Afrique par les
Afro-Américains, mais uniquement dans un but « humanitaire ».
En contrepartie, estime Casely-Hayford, la direction politique
des pays africains émancipée de la tutelle européenne devrait
être confiée aux nationalistes africains qui, alliés aux Afro-
Américains, bénéficient des retombées économiques et sociales
de la coopération transatlantique.
S’il reconnaît leur apport économique, Casely-Hayford cri-
tique en revanche le messianisme politique des Afro-Américains,
estimant, dans Ethiopia Unbound, qu’ils ont été séduits par la
propagande occidentale raciste et colonialiste. Or cette propa-
gande, qui fait de l’Afrique un continent de ténèbres auquel
il faudrait apporter la « lumière », ne cadre pas avec la réalité
politique ouest-africaine, où se distingue une élite christianisée et
occidentalisée qui aspire à des postes de responsabilité. Estimant
donc que leur assimilation à la culture américaine n’autorise
pas les Afro-Américains à jouer le rôle de mentors politiques,
Casely-Hayford ne cesse de contester leur légitimité à assumer la
direction des affaires africaines. Selon lui, l’initiative panafricaine
doit venir des intellectuels ouest-africains.
Casely-Hayford représente une rupture dans la continuité.
Figure majeure de la lutte pour l’émancipation des Africains,
il accepte cependant de participer aux institutions coloniales.
Nommé en 1916 par les Britanniques au sein du Conseil législatif
de la Gold Coast, où il siégera jusqu’en 1925, Casely-Hayford
s’engage ensuite activement en faveur d’un nationalisme ouest-
africain inspiré des thèses de Blyden. Il milite en particulier pour
Organiser le panafricanisme depuis l’Afrique… 105

l’intégration politique de toute l’Afrique de l’Ouest, britannique


mais également française dans une seconde étape, et pour la
reconnaissance d’une nationalité et d’une citoyenneté ouest-
africaines. Il convient donc d’organiser un large mouvement
politique en Afrique même.
L’idée d’un tel mouvement, portée par un groupe d’intellec-
tuels progressistes et idéalistes au sein de la GCARPS, a émergé au
début du XXe siècle. Après la conférence panafricaine de 1900, la
GCARPS est secouée par un affrontement interne qui oppose les
chefs locaux traditionalistes aux dirigeants modernistes menés
par Casely-Hayford. Pour ces derniers, l’unification administra-
tive des colonies britanniques ouest-africaines (Nigeria, Gold
Coast, Sierra Leone, Gambie) et la reconnaissance d’une natio-
nalité unique pour les quatre territoires doivent donner une voix
ou une représentativité forte aux populations. Estimant qu’il faut
retourner contre elle les armes utilisées par la colonisation, et
donc réunir ce qui a été divisé, Casely-Hayford s’appuie sur le
précédent de l’unification du nord et du sud du Nigeria colonial,
en 1914, pour défendre l’idée d’une assemblée interterritoriale
où se retrouveraient les représentants élus des quatre territoires.
Le désaccord avec les anciens porte sur les conditions de repré-
sentation politique, les modalités électorales et les stratégies de
pression auprès de l’administration coloniale. D’une certaine
façon, les projets de regroupement interterritorial portés par
Casely-Hayford peuvent s’analyser comme une manière, pour les
élites modernistes, de s’émanciper des élites traditionnelles, qui
trouvaient trop souvent leur compte dans un système adminis-
tratif fondé sur le fractionnement territorial des colonies.

Le parti d’une intelligentsia ouest-africaine


Dès le début du XXe  siècle, les colonies britanniques
ouest-africaines, non limitrophes, sont reliées entre elles et à
Londres par un réseau postal et des communications de bonne
qualité. Ces liaisons permettent à la presse ouest-africaine de
jouer un rôle crucial dans la diffusion de l’information et la
circulation des idées. Casely-Hayford travaille comme journaliste
106 « Back to Africa ! »

pour le Western Echo, qu’il fait renommer le Gold Coast Echo, et


pour le Gold Coast Leader. Prenant la suite des premiers journaux
de Russwurm et de Blyden, d’autres journaux se développent
dans ces territoires, habituant leur lectorat à une dimension
sous-régionale de l’information : le Sierra Leone Weekly News, le
Nigerian Spectator, le Lagos Weekly Record, le West African Nation-
hood ou encore le Gambia Outlook and Senegambian Reporter.
Les courriers et les articles de presse montrent que le projet
d’une conférence panafricaine limitée à l’Afrique de l’Ouest naît
entre 1913 et  1915, puis s’accélère avec la fin de la Grande
Guerre. Au début de l’année 1917, Richard Akiwande Savage,
ancien étudiant à l’université d’Édimbourg qui avait participé à la
conférence panafricaine de 1900, et Casely-Hayford demandent
à deux journalistes de sonder l’intérêt de leur lectorat pour une
conférence ouest-africaine.
En décembre  1918, des Africains installés dans la capitale
britannique s’organisent pour défendre leurs droits en créant
l’African Progress Union (APU). Son secrétaire, Robert Broad-
hurst, natif de la Gold Coast, soutient l’idée de réunir les Afri-
cains des quatre colonies britanniques ouest-africaines dans un
même groupe pour que leur influence soit la plus forte possible
sur la métropole. L’APU suggère de contacter les Chambres de
commerce de Londres et Liverpool et s’engage à faire la publicité
de la conférence ouest-africaine. Entre mi-1919 et début 1920,
une délégation parcourt les quatre territoires pour défendre le
projet de la conférence, qui est finalement prévue pour le mois
de mars 1920.
Du 11 au 29 mars 1920, la conférence fondatrice du NCBWA
se tient à Accra, en Gold Coast. En raison des contraintes insti-
tutionnelles inhérentes au système colonial, qui ne laisse aucune
place à l’expression électorale des populations africaines, le but
de la conférence est moins de constituer un « parti », au sens
classique du terme, que d’initier un front commun, un rassem-
blement ou une plateforme susceptible de rapprocher les élites
« modernes », à l’échelle interterritoriale, et de proposer une
alternative à l’administration indirecte britannique, qui repose
jusque-là sur les chefs traditionnels des différents territoires (à
Organiser le panafricanisme depuis l’Afrique… 107

l’instar du tout-puissant Nana Sir Ofori Atta  Ier, roi du vaste


royaume d’Akyem Abuakwa en Gold Coast). Comme son nom
l’indique, le NCBWA reconnaît le caractère « britannique » des
colonies ouest-africaines. Mais il en conteste le fonctionnement
qui repose sur l’exclusion politique des populations locales, fort
mal représentées dans les institutions coloniales, et sur le frac-
tionnement territorial, qui rend les populations locales d’autant
plus dépendantes de Londres qu’elles sont administrativement,
politiquement et économiquement divisées.
Lors de la conférence, les délégués débattent du système de
représentation électorale, de l’égalité des chances fondée sur le
mérite et de l’établissement d’une université ouest-africaine sur
le modèle de celle mise en place par Blyden. Mais ce sont les
questions institutionnelles qui les préoccupent au premier chef.
Conscients que les institutions mises en place par les Britan-
niques à l’échelle territoriale (conseils exécutifs, conseils légis-
latifs, etc.) les empêchent de peser politiquement, ils proposent
qu’une Constitution soit rédigée qui instituerait un Conseil exé-
cutif et un Conseil législatif à l’échelle interterritoriale et per-
mettrait aux Africains d’être démocratiquement représentés dans
les assemblées, interterritoriale et locales5. D’autres propositions
de réformes sont adoptées, telles que l’instauration d’une cour
d’appel ouest-africaine, d’un syndicat de la presse ouest-africaine
et le lancement du journal commun aux quatre colonies.
Les délégués ne se limitent cependant pas aux seules colo-
nies britanniques. Relevant les principes du droit des peuples
à l’autodétermination, reconnu aux peuples d’Europe centrale
après la Première Guerre mondiale, ils condamnent la partition
des anciennes colonies allemandes de l’ex-Togoland et de l’ex-
Kamerun (territoires que le Royaume-Uni et la France se sont
partagés au sortir de la guerre par le truchement des mandats
de la SDN) et expriment leur crainte de voir Paris et Londres
procéder à des échanges territoriaux (Djibouti français contre
Gambie britannique). Si ce dernier projet est abandonné en
raison de l’hostilité de la population, le NCBWA décide qu’il
est néanmoins important d’envoyer à Londres une délégation
pour défendre les droits des Ouest-Africains. Une souscription
108 « Back to Africa ! »

de 10 000 livres est levée, représentant environ 10 % du budget


du NCBWA, qui permet de constituer ce « Comité de Londres ».
Cette première conférence –  qui sera suivie par deux autres
en 1923 et 1925-19266 – réunit quarante-cinq délégués africains,
venus de territoires séparés, pour débattre ensemble de leurs
problèmes. Juristes, médecins, professeurs ou hommes d’affaires,
ils ont la même éducation, les mêmes idées, une langue partagée
et des objectifs communs, hérités des valeurs libérales occiden-
tales et individualistes, notamment le laisser-faire économique,
la propriété privée, l’intéressement à la gestion des territoires et
la croyance en l’idée de progrès. Les idées marxistes et a fortiori
bolcheviques qui essaiment dans le monde depuis 1917 sont
catégoriquement rejetées par des dirigeants qui se considèrent
déjà comme les seuls habilités à contrôler les revendications
du peuple.
Cette élite politique ouest-africaine fonctionne dans le
consensus et la négociation avec le système colonial : la petite
bourgeoisie dominant le NCBWA s’insère parfaitement dans
un système qui encourage une élite cooptée à canaliser les
revendications populaires. Elle ne veut pas renverser le système
mais accéder à des postes de responsabilité politique et insti-
tutionnelle afin de défendre ses intérêts socioéconomiques. Le
NCBWA est néanmoins la première tentative de coordination
politique panafricaine à l’échelle ouest-africaine, à une époque
où les institutions politiques internationales sont encore peu
développées.

Réforme constitutionnelle
et fractionnements territoriaux
Aidé par l’African Progress Union (APU), le « Comité
de Londres », mis sur pied par le NCBWA au lendemain de sa
conférence fondatrice de mars 1920, tente de faire pression sur
les autorités britanniques. Winston Churchill, secrétaire d’État
aux Colonies, refuse cependant de recevoir le comité sous le
prétexte, paradoxal étant donné les revendications du NCBWA,
qu’il n’est pas représentatif de la population ouest-africaine.
Organiser le panafricanisme depuis l’Afrique… 109

L’attitude de Churchill conduit le NCBWA à lancer une


campagne politique depuis les colonies. Émanant de chefs qui
rejettent la vision tribaliste et népotique du puissant chef Nana
Ofori Atta et soutiennent la position progressiste du NCBWA, des
télégrammes, des articles de presse et des pétitions sont compilés
et envoyés au Colonial Office7. Cette campagne incite l’adminis-
tration britannique à envisager des réformes institutionnelles.
Tout en stigmatisant le NCBWA qui a, selon lui, commis un
crime de lèse-majesté en s’adressant directement à Londres sans
passer par son intermédiaire, le gouverneur du Nigeria sir Hugh
Clifford reprend progressivement à son compte sa feuille de
route en introduisant un principe de représentativité électorale
dans la Constitution nigériane de 1922. Churchill accepte à
contrecœur de valider la nouvelle architecture constitution-
nelle nigériane, qui accorde aux Africains quatre sièges d’élus
au Conseil législatif. Le même principe est ensuite appliqué en
Sierra Leone et en Gold Coast dans les deux années qui suivent
(mais seulement en 1947 en Gambie).
Pour le NCBWA, ces réformes constitutionnelles ne sont que
des semi-victoires. Bien qu’elles valident l’idée d’une représenta-
tivité africaine, elles restent inscrites dans un cadre strictement
territorial et perpétuent donc la division des colonies. Particuliè-
rement lucide, l’écrivain de la Gold Coast Kobina Sekyi souligne
en outre le cynisme du gouverneur Clifford et de l’administration
coloniale. Comment osent-ils s’arroger la paternité de réformes
progressistes alors qu’ils les avaient rejetées avec mépris lorsque
les nationalistes ouest-africains les avaient proposées8 ? Accor-
dant aux sujets de son empire une plus grande liberté, la réforme
constitutionnelle vantée par Clifford permet ainsi de montrer
la « générosité » du Royaume-Uni. Et, en offrant de nouvelles
opportunités aux classes sociales dont sont issus les animateurs
du NCBWA, elle permet surtout de limiter la portée politique
de leurs revendications interterritoriales.
L’habileté de l’administration britannique s’explique. Habituée
à jouer sur les tiraillements entre colonisés, selon la technique
éprouvée du « diviser pour régner », elle sait depuis le départ
qu’en dépit de ses revendications le NCBWA est lui-même divisé.
110 « Back to Africa ! »

Les sections de la Sierra Leone et de la Gold Coast, en place dès


1919, sont les plus actives et efficaces et tendent à dominer les
autres. La section de la Gambie est la dernière à voir le jour, au
lendemain de la conférence de mars 1920 (grâce aux efforts du
Sierra-Léonais Isaac J. Roberts).
Le NCBWA est également divisé socialement. Alors que la
section sierra-léonaise est confrontée au clivage entre les Créoles,
en position politiquement dominante, et les autres groupes
ethniques, socialement moins favorisés, la section gambienne
s’appuie sur un groupe de pression assez limité mené par de
jeunes hommes, éduqués, chrétiens et employés dans le secteur
privé, l’Union de défense des indigènes de la Gambie (Gambia
Native Defensive Union, GNDU), dont les intérêts sont assez
éloignés de ceux de la population.
L’histoire de la section NCBWA du Nigeria témoigne quant à
elle des effets dissolvants de la réforme constitutionnelle de Clif-
ford. Au lendemain de cette réforme, Herbert Macaulay, figure
dominante du NCBWA-Nigeria et candidat, en septembre 1923,
aux premières élections de l’histoire du pays, fait campagne sur
les enjeux locaux et délaisse les problématiques interterritoriales.
La victoire du parti qu’il a fondé pour l’occasion, le Parti démo-
cratique national du Nigeria (Nigerian National Democratic Party,
NNDP), marque le déclin de la section nigériane du NCBWA.
Au cours des années 1920, des délégués de la Gold Coast et de
la Sierra Leone tenteront de ranimer la section nigériane. Mais
le mal est fait  : ayant satisfait les ambitions électorales d’une
partie de l’élite locale, les Britanniques ont cassé l’élan politique
impulsé par le NCBWA.

Une élite dépassée par la crise économique


et les inégalités sociales
Au-delà des enjeux strictement politiciens, l’essouf-
flement du NCBWA témoigne aussi de l’ambiguïté de son
positionnement social et renvoie à une question politique plus
profonde  : que comptaient réellement faire les élites représen-
tées par le NCWBA une fois au « pouvoir » ? Dans l’incapacité
Organiser le panafricanisme depuis l’Afrique… 111

de dépasser le cercle étroit dans lequel elles se reproduisent,


ces élites ne parviennent pas à concilier leurs intérêts avec les
aspirations de la majorité du peuple, notamment les paysans, les
ouvriers et les petits commerçants. Leur politique de survie et
de statu quo semblait d’autant moins porteuse que la dépression
économique modifie sensiblement les rapports sociaux internes
au système colonial.
L’entre-deux-guerres est en effet une période de profonds bou-
leversements socioéconomiques. Pendant que certains secteurs
de la société coloniale profitent de l’embellie d’après guerre – les
colons britanniques qui dominent les structures économiques
et, dans une moindre mesure, les Syriens venus en nombre en
Afrique de l’Ouest à cette période  –, les classes populaires afri-
caines souffrent de l’inflation galopante qui grève lourdement le
budget des populations urbaines et obligent nombre de paysans
à s’adapter aux nouvelles conditions du marché international.
L’augmentation des coûts de transport et de transformation
des produits bruts en Europe réduit drastiquement la marge
des producteurs et travailleurs africains. Leur pouvoir d’achat
baisse d’autant plus que le profit, constitué par la marge entre le
prix d’achat en Afrique et le prix de vente en Europe, s’accroît.
L’évolution des prix du marché international se répercute alors
sur la situation locale, en particulier sur les salaires, l’emploi et
le type de cultures.
La Grande Dépression, qui frappe durement les Africains
dans les années 1930, n’arrange pas la situation. L’exploitation
économique des colonies s’intensifie, tandis que les économies
européennes renforcent les mesures de protectionnisme et de
nationalisme économique qui fragilisent le commerce internatio-
nal. Le Royaume-Uni met en place un comité de développement
des ressources de l’Empire qui s’attire les critiques régulières des
marchands africains mécontents de ne pas y être représentés. Les
marchands se tournent alors vers l’élite politique, en particulier
le NCBWA, pour constituer un groupe de pression défendant
leurs intérêts économiques.
Derrière les enjeux institutionnels, les nouvelles élites
politiques africaines doivent donc répondre aux demandes
112 « Back to Africa ! »

croissantes des populations qui, plus que des postes dans les
assemblées, réclament plus de justice sociale. Mais elles sont
mal armées pour répondre à de telles demandes. Constitué pour
défendre les intérêts de la petite bourgeoisie libérale, le NCBWA
n’est pas en mesure de proposer un programme de politique
économique alternatif. Les élites économiques et commerciales
africaines manquant d’unité, d’initiative et, surtout, de capital,
les tentatives pour créer des structures économiques interterri-
toriales (banques, coopératives agricoles) ou territoriales (fédé-
rations paysannes, organisations syndicales) échouent.
Un conflit latent s’installe progressivement, dans les années
1920 et  1930, entre l’élite du NCBWA, qui ne se bat que pour
avoir une part du gâteau, et les travailleurs et les sans-emploi
sur le dos desquels le gâteau est partagé. Appartenant à une
génération née dans le dernier quart du XIXe siècle, les membres
du NCBWA sont tout sauf révolutionnaires. Et se voient de plus
en plus fermement contestés par la génération suivante qui
n’entend plus composer avec un système colonial inégalitaire
par nature.
8
« Prends garde, Europe :
les Noirs sont en train de se réveiller ! »
Les Africains francophones
se saisissent du panafricanisme

A ucun courant intellectuel forgé dans le monde


noir n’a suscité autant de louanges et de cri-
tiques que la négritude. Si l’invention du terme est attribuée
au poète et homme politique martiniquais Aimé Césaire1,
son contenu lui est bien antérieur. Pour l’historien Ayodele
Langley, la négritude n’est pas née à Harlem ou à Paris dans
l’entre-deux-guerres, mais dans le mouvement de retour vers
l’Afrique. Ce mouvement a fondé la contestation de la domi-
nation blanche et occidentale, et il a apporté à l’intelligent-
sia noire une nouvelle conscience de son rôle dans l’histoire.
Un théoricien comme Edward Blyden a répandu dans toute
l’Afrique occidentale une culture politique du nationalisme
et de l’unité qui a servi de terreau à l’émergence du panafri-
canisme dans cette région spécifique du continent africain.
Cette renaissance culturelle ouest-africaine, contemporaine à
l’effondrement des entités politiques sous l’effet de la coloni-
sation, a conduit une nouvelle génération d’historiens afro-
américains (W.E.B.  Du  Bois, Carter Woodson, Rayford Logan,
Arthur Schomburg) à produire une histoire « nègre » qui révise
le jugement stigmatisant l’Afrique.
Plus tard, avec l’UNIA de Garvey, le mouvement de la Renais-
sance noire de Harlem popularise le concept d’« Afrique » dans
les imaginaires. La littérature, la musique, la danse, la poésie,
la peinture et la photographie sont revisitées par des artistes
noirs qui prennent des positions avant-gardistes et engagées
dans la revalorisation de leur identité culturelle. Les figures les
plus connues sont l’écrivain Claude McKay, le poète Langston
114 « Back to Africa ! »

Hughes, la romancière et ethnographe Zora Neale Hurston, le


philosophe et critique littéraire Alain Locke, l’éditrice de la revue
Crisis Jessie R.  Fauset ou encore l’historien et collectionneur
Arthur A.  Schomburg. En s’appuyant notamment sur la tradi-
tion éthiopianiste, la Renaissance de Harlem permet à toute
une communauté opprimée de reprendre confiance en elle et
de construire une base culturelle qui allait être mobilisée dans
le combat pour les droits civiques.
Le retour d’Europe des vétérans afro-américains en 1919 élargit
également les influences. La Première Guerre mondiale marque
une étape dans le mouvement panafricain dans la mesure où, pour
la première fois, des soldats africains, antillais et afro-américains
se retrouvent sur un même champ de bataille. Les associations de
vétérans restent en contact, et les circulations culturelles s’inten-
sifient. Alors que les musiques africaines transitent dans les ports
coloniaux, le jazz est apporté en Europe par des soldats afro-
américains, tandis que le calypso suit les migrations des travailleurs
antillais vers les métropoles européennes et nord-américaines. En
France, une « histoire des solidarités noires » prend forme2.

De l’identité « nègre »…
En 1921, le prix littéraire Goncourt revient à l’écri-
vain guyanais René Maran pour Batouala, véritable roman nègre,
premier pamphlet francophone sur la colonisation écrit par
un non-Blanc. Maran, qui a été administrateur colonial en
Oubangui-Chari, relance la littérature anticoloniale et anti-
exotique. Six ans plus tard, André Gide, de retour d’un voyage
en Afrique-Équatoriale française, publie Voyage au Congo qui
décrit le fonctionnement inhumain des compagnies commer-
ciales coloniales et concessionnaires. La critique des pratiques
coloniales en Afrique s’accompagne d’une dénonciation du
racisme en France. L’exotisme de la danseuse afro-américaine
Joséphine Baker, la culture populaire et l’art colonial renforcent
les stéréotypes racistes3 à l’heure où l’Exposition coloniale de
Vincennes en 1931 entend souligner les grandes réalisations de
la métropole et l’« apothéose de la plus grande France4 ».
« Prends garde, Europe : les Noirs sont en train de se réveiller ! »… 115

En 1930, les sœurs Andrée et Paulette Nardal, originaires de la


Martinique, ouvrent un salon littéraire où les écrivains noirs se
rencontrent. Elles publient, avec l’Haïtien Léo Sajous, La Revue
du Monde noir qui s’arrête au bout de six numéros mais qui a le
mérite d’inciter les Noirs à prendre la parole5. C’est ce que fait, en
1932, un groupe constitué par Étienne Lero, René Ménil et Jules
Monnerot qui lancent le journal-manifeste Légitime Défense. Porté
par un collectif de personnalités où se distingue le trio formé par
Aimé Césaire, Léopold Sédar Senghor et Léon Gontran Damas
animant la revue L’Étudiant noir, le mouvement littéraire et poli-
tique de la négritude, qui fait écho à Harlem, bourgeonne dans le
Quartier latin parisien à la recherche du « Nègre fondamental ».
Parmi les inspirations, figurent également l’histoire d’Haïti, le
surréalisme d’André Breton, l’existentialisme de Jean-Paul Sartre,
l’ethnologie du Français Marcel Griaule qui revient, en 1931 de
la mission Dakar-Djibouti, et de l’Allemand Leo Frobenius, dont
l’Histoire de la civilisation africaine est traduite en français en 1938.
Puis vient le temps de la révolte. Contre la glorification du
racisme qui place des Africains, des Arabes, des Indochinois, des
Réunionnais et des Kanaks dans des zoos humains à Vincennes
en 1931, la négritude sonne comme un « grand cri nègre », une
colère. « Je déchirerai les rires Banania sur tous les murs de
France », s’exclame Senghor en référence à une publicité pour
un petit déjeuner au chocolat montrant un tirailleur sénégalais
infantilisé. Entre colère et raison, entre émotivité et rationalité, la
négritude est enfin, et surtout, « la simple reconnaissance du fait
d’être noir et l’acceptation de ce fait, de notre destin de Noirs,
de notre histoire et de notre culture », rappelle Césaire6. Avant
de voir entrer Césaire et Senghor en politique, et porter pour
le premier la voix des opprimés dans son Discours sur le colonia-
lisme (1950), la négritude s’inscrit elle-même dans la suite d’un
courant politique pan-nègre qui fait le procès du racisme et de
la civilisation européenne et coloniale de l’entre-deux-guerres7.
Alors que les dirigeants ouest-africains soumis à l’administra-
tion coloniale indirecte de Londres développent des organisations
politiques locales (NCBWA), l’élite ouest-africaine francophone
est en partie intégrée aux structures de la métropole. Le modèle
116 « Back to Africa ! »

de l’assimilation culturelle, débouchant en 1946 sur la repré-


sentation politique des colonies au Parlement français, fait de
la capitale française le cœur francophone du panafricanisme
jusqu’aux indépendances8. Paris étant simultanément, dès le
début des années 1920, le siège de plusieurs groupes aux ten-
dances communistes et anticolonialistes pan-nègres, arabes et
indochinoises, le panafricanisme y est cependant moins saillant.
Pourtant, durant la guerre de 1914, les soldats africains ont
dénoncé avec autant de virulence leurs conditions de recrute-
ment, organisées par le député noir du Sénégal Blaise Diagne,
que ne l’ont fait leurs congénères afro-américains victimes de la
ségrégation. Ils ont vu de près la fin du mythe de l’Europe civi-
lisée et pacifique ; ils ont vu l’homme blanc trembler de peur, et
mourir. Ce même homme blanc qui leur a promis sa gratitude en
échange de leur sang versé. Dans une lettre écrite en avril 1929 à
W.E.B. Du Bois et interceptée par la police française, le militant
communiste malien Tiémoko Garan Kouyaté rappelle ce para-
doxe qui a vu des Africains aller combattre en Europe au moment
même où Haïti subissait une invasion puis une occupation mili-
taires américaines. La conviction que la « Force noire9 » peut
être utilisée autrement qu’au service de l’homme blanc grandit.

… au garveyisme
Dans les années 1920, la Ligue universelle pour la
défense de la race noire (LUDRN) de Prince Kojo Tovalou Houé-
nou, le Comité de la défense de la race nègre (CDRN) du Séné-
galais Lamine Senghor et enfin la Ligue de défense de la race
nègre (LDRN) des Soudanais (Maliens) Garan Kouyaté et Abdou
Koite forment une généalogie de partis d’influence garveyiste
et communiste10.
Tovalou Houénou fait partie de ces Africains qui embrassent
la vocation de « défenseur de la race nègre ». Né au Dahomey
(Bénin) en 1887, issu d’une grande famille de commerçants et de
notables proche du pouvoir royal, le jeune Tovalou accompagne
son père en France pour faire ses études. Adolescent, il est inscrit
au collège catholique Saint-Genès de Bordeaux où il obtient
« Prends garde, Europe : les Noirs sont en train de se réveiller ! »… 117

ses diplômes de philosophie et de droit, avant d’entamer des


études de médecine. Sa réussite scolaire crée une filière pour la
bourgeoisie dahoméenne qui envoie ses enfants faire leurs huma-
nités dans la ville girondine. Quand la guerre éclate en 1914,
Houénou, dont la demande de naturalisation a été rejetée trois
ans plus tôt, décide pourtant de s’engager comme médecin mili-
taire dans l’armée française. Celle-ci l’accueille favorablement
et l’envoie sur le front à Douaumont et à Verdun. Blessé puis
démobilisé, il obtient enfin la nationalité française par décret et
s’installe à Paris. Admis au barreau en 1918, Houénou semble
promis à une belle carrière.
En 1921, Tovalou Houénou retourne pour la première fois
au Dahomey où, depuis 1912, à Porto-Novo, des jeunes lettrés
animent le Club de l’Étoile noire. Les Dahoméens Louis Ignacio
Pinto, qui a été dans la même école bordelaise que Houénou,
Louis do Sacramento, Maximilien Falade et Alexandre d’Oliveira
forment le noyau de cette association culturelle qui échange
avec les militants noirs en Europe et en Amérique. Lors de son
séjour, Houénou découvre le Negro World de Garvey et, auprès
des vétérans, il comprend l’injustice du système colonial. Il rem-
place alors Marc, son prénom d’origine, par Prince Kojo, pour
exprimer son honneur et sa fierté retrouvée d’être africain.
De retour à Paris, un autre déclic se produit. Houénou fré-
quente les lieux à la mode du Paris des Années folles. Dandy, il a
ses entrées aux soirées littéraires de la salle Gaveau, au salon de la
duchesse de Rohan et au Club du Faubourg. Un soir d’août 1923,
dans un café du quartier Montmartre, des touristes américains,
choqués par la présence d’un Noir, demandent qu’on le mette
dehors. Cet événement décuple son engagement. Alors qu’il
aurait pu devenir simplement anticolonialiste, il devient clai-
rement garveyiste.
Élevé dans l’ancien port négrier de Bordeaux, où la présence
africaine n’a jamais cessé, Houénou trouve de quoi nourrir sa
réflexion auprès des marins. « Les navigateurs noirs forment un
groupe assez remarquable, notent les biographes de Kojo Tovalou
Houénou. Originaires d’Afrique noire et de Madagascar, ils sont
évalués à 850 hommes au total. Ils résident dans les grands ports
118 « Back to Africa ! »

(Marseille, Bordeaux, Le Havre). De par sa nature, ce groupe est


assez mobile. Les navigateurs jouent dans la diffusion des idées
un rôle important  : les journaux dont la lecture est prohibée
dans les territoires coloniaux y sont distribués par l’intermédiaire
de ces navigateurs. En 1926, les marins d’Afrique noire n’ont
pas de carnet d’identité dit livret bleu comme leurs homologues
indochinois et malgaches11. »
Les marins transitant par Bordeaux lors des rotations entre
l’Afrique et les Amériques, apportent avec eux le journal gar-
veyiste. Après la censure du Negro World par le Colonial Office
dès 1919, Paris s’inquiète à son tour de la diffusion du journal de
l’UNIA, ainsi que de l’organe officiel de l’Union intercoloniale,
Le Paria, publié à Paris entre 1922 et  1926 par Hô Chi Minh.
La création d’une association de l’Amitié franco-dahoméenne
par Tovalou Houénou à l’été 1923 est vue comme une tenta-
tive de couvrir des activités subversives. Les autorités françaises
interdisent à leur tour le Negro World et Le Paria. Mais il est
trop tard  : par le circuit maritime qui met Cotonou à deux
semaines de bateau de la France, Le Paria est déjà tombé entre
les mains de militants dahoméens, en particulier Émile Zinsou
Bode et François Quenum qui enseignent à Ouidah et à Dassa12.
En 1923, des émeutes et des pillages éclatent à Porto-Novo. Le
gouverneur du Dahomey, Gaston Fourn, place sous surveillance
les militants soupçonnés de communisme. Mais le soulèvement
est le résultat d’un ensemble : les idées garveyistes, communistes
et nationalistes, la crise économique frappant le secteur de l’huile
de palme, la rivalité entre plusieurs chefs, ainsi que le ressen-
timent de la population et des anciens combattants envers la
France et l’administration coloniale après la guerre.
Avec Le Paria, dès juillet  1924, Les Continents, le journal de
la LUDRN que vient tout juste de fonder Tovalou Houénou, et
L’Action coloniale circulent à Ouidah et à Porto-Novo. Ajoutés à
la presse locale, ces journaux aident des petits groupes à forger
leur éducation politique au-delà des frontières du Dahomey.
À Porto-Novo, en lien avec les activités de Louis Hunkanrin, alors
secrétaire à l’état-major des troupes coloniales13, une section de
la Ligue des droits de l’homme est montée par Paul Hazoumé,
« Prends garde, Europe : les Noirs sont en train de se réveiller ! »… 119

Oni Bello et Étienne Tété. À  Cotonou, Augustin Nicoué anime


le club de la Vie littéraire artistique et sportive dahoméenne.
Le Comité franco-musulman, établi à Paris, dispose également
d’une branche au Dahomey dirigée par un commerçant yoruba,
Aminu Balogun.

Houénou, Diagne, Senghor, Kouyaté :


engagement, divisions, répression
En août 1924, Tovalou Houénou est invité par Garvey
à la convention de l’UNIA à New York. Il se rend ensuite à Phi-
ladelphie, Chicago, Detroit et Cleveland. Dans ses allocutions, il
rejette l’idée d’un pan-négrisme monolithique et prône l’unité
dans la diversité en affirmant que « la race noire fournit d’impor-
tants groupes dans le monde entier ; ils doivent être autorisés à
contribuer au travail de rédemption en fonction de leurs propres
méthodes, disciplines et activités14 ». Jugé modéré par Garvey,
Houénou est pourtant le premier Africain francophone de cette
époque à poser un ultimatum  : soit la France réalise l’assimi-
lation et l’intégration totale des Africains en conformité avec
l’idéal républicain, soit elle leur accorde une autonomie leur
permettant de s’organiser politiquement en fonction de leur
culture et de leur histoire15.
Bien que modérées, ses positions autonomistes prises aux
États-Unis, relayées par la presse, lui valent d’être le premier
Africain avec une envergure intercontinentale à tomber sous
la surveillance des autorités françaises a. Revenu en visite aux
États-Unis en 1925, il est expulsé à la suite d’une arrestation
liée à son refus de sortir d’un restaurant ségrégué de Chicago.
Renvoyé au Dahomey, il développe une branche garveyiste et,
tout en essayant en vain d’être élu député, il travaille en rela-
tion avec une presse nationaliste très active. C’est l’époque où
le Guide du Dahomey, interdit en 1923, La Voix du Dahomey, La

a Le Service de contrôle et d’assistance en France des indigènes des colonies


(SCAI) et le Service de liaison avec les originaires des territoires français
d’outre-mer (SLOTFOM) surveillent les militants anticolonialistes.
120 « Back to Africa ! »

Quinzaine dahoméenne et Le Courrier du golfe du Bénin, Le Phare


du Dahomey, L’Écho des cercles et L’Étoile du Dahomey relaient
les messages anticolonialistes et sont taxés de « littérature sédi-
tieuse et démoralisante » par les autorités coloniales. En 1934,
en plein tribunal, en apprenant une décision de justice rendue
à l’encontre du journaliste Simon Akindès, fondateur de L’Écho
des cercles, Houénou gifle un confrère. Le bureau colonial  du
Parti communiste français (PCF) prend sa défense à Paris, mais
il est finalement emprisonné à Dakar où, tombé dans l’oubli, il
meurt en détention en juillet 1936.
Le personnage de Houénou est très intéressant car il appar-
tient à une intelligentsia africaine francophone méconnue en
dépit de son militantisme fondateur. Houénou et les militants
noirs francophones des années 1920 ont également animé la
vie politique et culturelle panafricaine. Soutenant la campagne
pour l’abolition du Code de l’indigénat, le journal Les Continents
de la LUDRN publie des articles du Negro World sur les Afro-
Américains, Haïti, Madagascar et sur tous les sujets censurés par
les autorités coloniales. Il publie également des rectificatifs ou
des droits de réponse, comme une lettre ouverte de René Maran
qui rappelle à Alain Locke, qui louait l’antiracisme français, la
nécessité de distinguer l’humanisme de la culture française et
le racisme bien réel de la France impériale.
Le ton libre du journal Les Continents finit par faire grincer des
dents, mais ce ne sont pas celles auxquelles l’équipe de rédaction
s’attendait : c’est Blaise Diagne qui lance l’offensive lorsque René
Maran, vice-président du journal, accuse, dans un article intitulé
« Le bon apôtre » paru en octobre  1924, le député sénégalais
d’être un agent du colonialisme16. Pire, il l’accuse d’avoir reçu
une commission pour chaque soldat africain recruté pour la
guerre. Diagne porte plainte devant la cour d’assises contre René
Maran et Les Continents, représenté par son éditeur Jean Fangeat.
En les assignant devant la cour d’assises, Diagne utilise tous
les moyens politiques à sa disposition pour gagner le procès et
imposer une amende suffisamment élevée pour conduire Les
Continents à la faillite (ce qui se produit en décembre  1924).
Pour la LUDRN, l’attitude de Diagne est d’autant plus honteuse
« Prends garde, Europe : les Noirs sont en train de se réveiller ! »… 121

que, s’attaquant au premier journal anticolonialiste qui conteste


sa politique, il épargne en revanche les journaux français clas-
siques, qui ne sont pourtant pas plus tendres à son égard. Béné-
ficiant du soutien des milieux parlementaires, Diagne pourra
ainsi poursuivre sa carrière, devenant notamment, en 1931, le
premier ministre noir en France (comme sous-secrétaire d’État
aux Colonies).
Après le retour de Tovalou Houénou au Dahomey puis son
arrestation, Lamine Senghor récupère la direction de la LUDRN.
Sérère natif de Kaolack, au Sénégal, Lamine Senghor sert dans
l’armée française. Récipiendaire de la croix de guerre, il participe
pourtant à une mutinerie d’infanterie de tirailleurs sénégalais
à Fréjus. En 1919, il rentre au Sénégal avec le rang de sergent,
puis revient en France en 1921 pour étudier à la Sorbonne.
En 1924, après son adhésion au PCF, il reçoit l’interdiction de
rentrer au Sénégal  : les autorités craignent qu’il n’y diffuse les
idées communistes. La même année, alors qu’il témoigne dans
le procès « Diagne contre Les Continents », il est candidat mal-
heureux du PCF dans le XVIIIe arrondissement de Paris. C’est au
lendemain de cet échec qu’il rejoint Houénou dans la LUDRN.
En mars  1926, Lamine Senghor transforme la Ligue univer-
selle pour la défense de la race noire en comité et fonde donc,
en juillet, le Comité de défense de la race nègre (CDRN), qui
compte 300  membres à la fin de l’année. Son organe, La Voix
des Nègres, qui devient ensuite La Race nègre, est connu pour
attaquer les gouverneurs coloniaux et les députés africains. Alors
que le CDRN est localisé rue Simplon à Paris, Lamine Senghor,
qui souffre de tuberculose ainsi que de séquelles du gaz toxique
inhalé pendant la guerre, quitte la capitale pour s’installer à
Roquebrune-sur-Argens, dans le Var. Tout en revenant de temps
en temps à Paris, Senghor accepte, en février 1927, l’invitation
du militant communiste berlinois Willi Münzenberg pour par-
ticiper, à Bruxelles, à la conférence d’inauguration de la Ligue
contre l’impérialisme et l’oppression coloniale (League Against
Imperialism, LAI), affiliée à l’Internationale communiste (Comin-
tern)17. « Les Nègres ont dormi trop longtemps, lance-t-il lors
de cette rencontre. Mais prends garde, Europe  : ceux qui ont
122 « Back to Africa ! »

dormi jusqu’à présent ne s’endormiront plus une fois réveillés.


Aujourd’hui, les Noirs sont en train de se réveiller18 ! » Quelques
jours après ces déclarations tonitruantes, en mars  1927, il est
arrêté à Cannes et emprisonné à Draguignan. Il est libéré plus
tard dans l’année pour des raisons de santé, après une interven-
tion des membres du Reichstag et du Parlement belge. Sa santé
se dégrade jusqu’à son décès à Fréjus le 25 novembre 1927.
Tiémoko Garan Kouyaté, un ancien sympathisant commu-
niste et étudiant en lettres à la Sorbonne, devient alors la figure
montante du CDRN à la fin des années 1920. Kouyaté travaille
avec le Club des Marins et la section marseillaise de l’Association
des Indochinois, puis dirige les sections CDRN du Var et des
Bouches-du-Rhône. Il succède logiquement à Lamine Senghor.
Sous son impulsion, le CDRN est rebaptisé Ligue de défense de
la race nègre (LDRN) et s’associe à l’Internationale syndicale
communiste (Profinterm), au PCF et à la Confédération générale
du travail unitaire (CGTU). Elle apporte également son soutien à
l’association politique de l’Étoile nord-africaine (ENA) fondée en
1926 par des nationalistes et des travailleurs immigrés algériens.
Menant la mobilisation des dockers, des marins, des ouvriers,
des paysans et des anciens combattants de l’empire colonial,
la LDRN réclame l’autonomie politique et la décentralisation
de l’autorité dans les colonies françaises, avec un système de
représentation à la proportionnelle.
En juillet  1929, Kouyaté se rend à la seconde conférence de
la Ligue contre l’impérialisme au Jardin zoologique de Franc-
fort. Il intègre l’équipe de rédaction du Negro Worker publié à
Hambourg par George Padmore, le futur directeur du Bureau
nègre du Comintern (voir chapitre  9). L’organe de la LDRN,
La Race nègre, reprend ou traduit des textes des diverses orga-
nisations afro-américaines, afro-britanniques et indochinoises.
Cependant, l’osmose des mouvements « rouges » et « nègres »
est limitée. Au-delà des réserves qu’elle exprime à l’égard du
communisme autant que du capitalisme, la LDRN s’inquiète
de la stratégie communiste qui prend fait et cause pour la lutte
anticolonialiste sans s’en donner les moyens concrets. En 1931,
Kouyaté n’est pas réélu au bureau central de la LDRN. Il décide
« Prends garde, Europe : les Noirs sont en train de se réveiller ! »… 123

alors de s’engager avec l’Union des travailleurs nègres (UTN),


un groupe formé par la frange radicale dissidente de la LDRN.
Déçu par l’attitude de Moscou, Kouyaté partage ensuite le sort
de Padmore19 : il est exclu du Comintern en 1934. Un an plus
tard, l’agression de l’Éthiopie par l’Italie de Mussolini relance
la mobilisation des forces panafricaines.
9
Du soutien à l’Éthiopie
au congrès de Manchester

L ’histoire suit parfois des méandres surprenants.


En 1900, le militant trinidadien Henry Sylvester-
Williams organise la conférence panafricaine de Londres avec
le soutien du Haïtien Bénito Sylvain, devenu l’aide de camp du
souverain éthiopien Ménélik II, qui vient d’infliger une cuisante
défaite aux Italiens à Adoua en 1896. Cette humiliation appelait
une revanche. Après la conférence de Londres, dans le but d’élar-
gir les contacts de l’Association panafricaine, Sylvester-Williams
voyage en Jamaïque et à Trinidad, puis aux États-Unis. À  Tri-
nidad, il obtient l’adhésion d’un certain James Hubert Alfonso
Nurse, le père de Malcolm Ivan Nurse. Ce dernier, pris en charge
au début des années 1910 par la veuve de Sylvester-Williams,
est connu dans l’histoire sous son nom de plume : George Pad-
more. Les débats sur les idéologies communistes que Padmore
entretient dans les années 1930 en Angleterre avec son ami
d’enfance Cyril Lionel Robert James vont stimuler l’émergence
d’un nouveau panafricanisme engagé dans les luttes indépen-
dantistes et internationalistes.

Entre communisme et anticolonialisme :


George Padmore et C.L.R. James
Padmore est une figure méconnue mais incontournable
de l’histoire du panafricanisme, au même titre que Du Bois, Gar-
vey et Nkrumah qu’il côtoya à divers moments de sa vie. Cepen-
dant, au contraire des trois géants du panafricanisme, Padmore
est resté dans l’ombre. Il ne fut ni universitaire mondialement
Du soutien à l’Éthiopie au congrès de Manchester 125

reconnu comme Du Bois, ni leader d’un mouvement populaire


comme Garvey, ni chef d’État comme Nkrumah. Pourtant, son
parcours et sa personnalité combinent des éléments politiques,
intellectuels et populaires fondamentaux. Concises, les deux
principales publications qui lui ont été consacrées par James
Hooker en 1967 et par Fitzroy Baptiste et Rupert Lewis en 2009
sont loin d’épuiser les sources sur un personnage au cœur des
réseaux de militants noirs et anticolonialistes des années 1930, et
surveillé par tous les services de renseignements de son époque1.
Après une scolarité à Trinidad où il commence une carrière de
journaliste, Padmore obtient un visa pour aller étudier la méde-
cine et le droit dans les universités noires américaines de Fisk et
Howard2. En 1927, en compagnie du militant nigérian Nnamdi
Azikiwe qu’il vient de rencontrer, Padmore tente en vain de créer
une organisation d’étudiants africains aux États-Unis. Dans la
foulée, il adhère au Parti communiste américain (PCUSA). À la
fin de l’année 1929, le secrétaire général du PCUSA, William
Z.  Foster, décide de l’envoyer auprès de la IIIe  Internationale
(Comintern) à Moscou. Padmore ne remettra plus jamais les
pieds aux États-Unis3.
Devenu directeur du Bureau nègre du Comintern, affichant
une sensibilité plus léniniste que staliniste, Padmore s’installe à
Hambourg, au nord de l’Allemagne. Après un court exil à Vienne,
il revient dans la ville hanséatique d’où il correspond avec des
mouvements prolétaires et des journaux de gauche du monde
entier. Progressivement, Padmore va incarner l’histoire intellec-
tuelle et secrète des mouvements syndicalistes, anticolonialistes,
internationalistes et panafricanistes des années 1930 à la fin des
années 1950.
En juillet  1931, Padmore, qui a pris la direction du Comité
international des syndicats de travailleurs noirs (International
Trade Union Committee of Negro Workers, ITUCNW), organise
à Hambourg le premier Congrès international des travailleurs
noirs. Avec le militant noir communiste James Ford, il fonde
également la revue The Negro Worker. Menacé par la montée
du régime nazi, Padmore est arrêté par la police politique à
Hambourg, puis expulsé vers Londres en février 1933. Surveillé
126 « Back to Africa ! »

par les autorités britanniques, il passe les semaines suivantes


entre Paris, Copenhague et Londres. Constatant l’ambiguïté de
Moscou envers le colonialisme britannique et français, Padmore
se désolidarise des instances communistes, qui prononcent son
expulsion officielle en juin 1934 avant d’engager une campagne
de dénigrement à son égard.
Installé à Londres, devenu antistalinien, Padmore se consacre
pleinement à l’organisation des mouvements ouvriers et pay-
sans ainsi que des partis nationalistes dans les colonies4. Ainsi,
lors d’un meeting, il a la surprise de voir dans l’assistance son
compatriote C.L.R. James. L’étonnement est partagé, car James
ignorait que le célèbre George Padmore et son ami d’enfance
Malcolm Nurse n’étaient qu’une seule et même personne.
Théoricien de la révolution, critique trotskiste et hégéliano-
marxiste, analyste littéraire et sportif, brillant orateur, mentor
auprès de nombreux jeunes activistes noirs, James est, selon le
poète barbadien George Lamming, l’esprit le plus fin né dans la
Caraïbe anglophone5. James, qui n’a jamais fait d’études univer-
sitaires, est également le symbole de l’autodidacte et la preuve
que les voyages et les rencontres font une éducation parfois
plus significative que n’importe quel diplôme6. Venu de Tri-
nidad en Angleterre en 1932 pour accompagner le joueur de
cricket Learie Constantine dans la rédaction de ses Mémoires,
James adhère aux thèses trotskistes en côtoyant le prolétariat
de la ville industrielle de Nelson, au centre de l’Angleterre, et
en parcourant le pays pour couvrir la saison de cricket pour
la presse sportive. Fondateur de l’Internationale des amis afri-
cains de l’Abyssinie (International African Friends of Abyssinia,
IAFA) en réponse à l’agression italienne de 1935, James publie en
1938 deux ouvrages marqués par ses discussions avec ses com-
patriotes Padmore et Eric Williams qui étudiait alors à Oxford :
A History of Negro Revolt, qui étudie les luttes des Noirs depuis
le XVIIIe  siècle, et, surtout, The Black Jacobins, qui analyse la
révolution haïtiennea.

a Ce dernier ouvrage est, à l’origine, une pièce de théâtre écrite à l’attention de


Paul Robeson, acteur, chanteur et écrivain afro-américain installé à Londres.
Du soutien à l’Éthiopie au congrès de Manchester 127

Dans l’Angleterre du milieu des années 1930, James et Pad-


more animent la dissidence marxiste et internationaliste : celle
qui pointe sans concessions les limites de l’idéologie de gauche
et de la praxis de la révolution mondiale et l’incapacité des appa-
reils communistes à penser la question raciale et coloniale7. En
rompant avec le Comintern en 1934, Padmore rejoint James qui
n’avait jamais adhéré au communisme dogmatique et autoritaire
de Staline. Après avoir rendu visite à Trotski à Mexico en 1939,
James est encore plus convaincu de l’importance de refonder
l’internationalisme afin de renverser l’impérialisme et le racisme.
Bloqué aux États-Unis de 1938 à 1953 en raison de la guerre,
James y crée sa propre tendance idéologique (connue sous le
pseudonyme « Johnson-Forrest »), qui débat avec les groupes
socialistes, trotskistes et noirs.

La guerre italo-éthiopienne
Dans la décennie 1935-1945, un petit groupe d’Afri-
cains et d’Antillais réunis en Angleterre constitue donc le noyau
d’une nouvelle forme de panafricanisme, plus influencée que
la génération précédente par le marxisme  : George Padmore,
C.L.R. James, I.T.A. Wallace-Johnson, Ras Makonnen, Peter Mil-
liard et Jomo Kenyatta. Il est impossible de faire l’histoire de
ce réseau sans évoquer l’impact de l’agression de l’Éthiopie par
l’Italie8. L’Éthiopie des cercles afro-descendants est d’abord celle
de la rédemption annoncée dans le psaume 68:31 : « Des grands
viendront d’Égypte ; l’Éthiopie tendra les mains vers Dieu. »
Ensuite, l’Éthiopie est un symbole de l’indépendance africaine,
du nationalisme noir et de la résistance au colonialisme en dépit
des convoitises occidentales, et ce depuis la victoire contre les
Italiens à Adoua en 1896.
Sous la régence de Ras Tafari (le futur Hailé Sélassié), l’Éthiopie
se modernise et entre –  avec réserve  – à la Société des Nations

Approché par le réalisateur soviétique Sergueï Eisenstein, qui souhaitait


réaliser un film sur la guerre d’indépendance d’Haïti, Black Majesty, Robeson
se rend à Moscou en 1933 (où il est accueilli malgré un visa invalide) mais
le projet de film avorte.
128 « Back to Africa ! »

(SDN) en 19239. Un an plus tôt, l’arrivée au pouvoir de Mussolini


à Rome relance le projet colonial italien, exacerbé par le désir de
laver l’humiliation d’Adoua. Le 3 avril 1928, soit cinq mois avant
la signature d’un traité d’amitié italo-éthiopien, l’Italie ratifie le
protocole de Genève contre l’utilisation de gaz asphyxiant. Ces
armes seront pourtant stockées pendant l’année 1934 alors que
le dictateur italien prépare secrètement les plans de l’invasion
de l’Éthiopie. Le 5  décembre 1934, à la suite d’un accrochage
entre une escorte éthiopienne et le contingent italien occupant
Wal-Wal, dans la province de l’Ogaden, Rome demande aux
Éthiopiens des excuses publiques devant le drapeau italien à
Wal-Wal, et la condamnation des officiers éthiopiens impliqués.
L’Éthiopie refuse de s’exécuter et invoque en vain le traité d’ami-
tié de 1928. Hailé Sélassié demande la médiation de la SDN en
janvier 1935, mais l’Italie installe des bases militaires au sud et
au nord de l’Éthiopie, puis appelle à la mobilisation. Pendant
l’été 1935, alors que l’Allemagne remilitarise également, Sélas-
sié tente en vain d’obtenir un prêt pour acheter des armes et
défendre son pays.
Le 3  octobre 1935, sans aucune déclaration de guerre préa-
lable, l’aviation italienne bombarde les civils à Adoua et Adigrat,
au nord du pays. Immédiatement saisie par l’ambassadeur éthio-
pien, la SDN refuse de placer l’Italie sous embargo militaire. En
février 1936, Sélassié demande un protectorat britannique mais
Londres décide de discuter avec Rome le partage des eaux du Nil
Bleu. Finalement, le 2 mai, l’empereur quitte l’Éthiopie dont la
capitale tombe aux mains des Italiens trois jours plus tard. En
exil à Jérusalem puis à Londres, Sélassié prédit un embrasement
général de l’Europe, et déplore l’inefficacité des sanctions contre
l’Italie10. L’empereur était loin de se douter que la SDN allait
entériner l’occupation italienne dès la mi-juillet. Addis-Abeba
allait-elle devenir le nouveau Sarajevo, où l’assassinat de l’empe-
reur austro-hongrois en juin 1914 avait précipité l’Europe dans
la Première Guerre mondiale ? Cette interrogation, soulevée par
l’écrivain anglais Evelyn Waugh, prend de l’ampleur avec le
début de la guerre d’Espagne en juillet 1936 et la mise en place
des alliances conduisant à la Seconde Guerre mondiale.
Du soutien à l’Éthiopie au congrès de Manchester 129

Le retentissement de l’agression italienne est très fort dans


les milieux anticolonialistes et panafricains qui y voient une
nouvelle manifestation des liens entre le racisme, le fascisme et
le colonialisme, ainsi que de la nature impérialiste de la SDN.
En Angleterre, les organisations liées à l’internationalisme et au
pacifisme condamnent l’agression italienne. Dès 1936, la suf-
fragette britannique Sylvia Pankhurst fonde le New Times and
Ethiopian News, un hebdomadaire de soutien à l’Éthiopie. Un
an plus tard, sous la houlette de Padmore et d’un groupe de
militants africains et antillais, le Bureau international du service
africain (International African Service Bureau, IASB), qui a suc-
cédé à l’IAFA, lance depuis son siège londonien de Westbourne
Grove le journal International African Opinion, qui exprime la
« voix des millions d’Africains et d’Afro-descendants opprimés
à travers le monde » et lie la cause éthiopienne à la cause anti-
colonialiste11. À Paris, l’ENA de Messali Hadj, la LDRN et Garan
Kouyaté se solidarisent avec l’Éthiopie. La section française de
la Ligue contre l’impérialisme (LAI) tente de coordonner une
réponse commune avec les sections berlinoise et londonienne.
Aux États-Unis aussi la cause éthiopienne mobilise. Un mouve-
ment de solidarité se crée autour de l’Église baptiste éthiopienne
de Harlem. Le syndicat noir de la Compagnie des porteurs de
wagons-lits créé par Asa Philip Randolph lance des collectes de
biens et de produits alimentaires en faveur des civils éthiopiens.
En août 1936, pour tenter d’obtenir une accréditation officielle
des autorités éthiopiennes, une délégation afro-américaine de
l’United Aid for Ethiopia rend visite à l’empereur en exil à Bath,
dans le sud de l’Angleterre. Interdit d’entrée aux États-Unis,
Sélassié décide d’y envoyer son médecin personnel, Emmanuel
Malaku Bayen qui, accueilli à Harlem avec les honneurs et pris en
charge par l’écrivain d’origine jamaïcaine Claude McKay, prend
la direction de la Fédération mondiale éthiopienne (Ethiopian
World Federation, EWF) créée en août  1937 pour coordonner
l’aide aux réfugiés éthiopiens12.
Alors qu’un bataillon afro-américain s’engage à la même
époque aux côtés des républicains dans la guerre d’Espagne, un
soutien militaire est également évoqué. Samuel Daniels, le leader
130 « Back to Africa ! »

d’une organisation paramilitaire, l’Association panafricaine de


reconstruction (Pan-African Reconstruction Association), lance
des campagnes de recrutement à Chicago, Detroit, New York
et Kansas City. Il annonce que 30 000  hommes sont prêts à
rejoindre l’Éthiopie. Alors qu’à Trinidad et à la Jamaïque des
rassemblements ont lieu, des Cubains envisagent également une
expédition militaire. En Afrique du Sud, le chef zulu Walter
Kumalo tente de lever un régiment pour remonter le continent et
libérer l’Éthiopie. Sans le soutien d’un État puissant, les moyens
logistiques seront cependant insuffisants pour l’envoi de ces
contingents en Éthiopie.
L’agression italienne est clairement dénoncée dans la presse
ouest-africaine, notamment par Azikiwe et Dusé M. Ali. Au Nige-
ria, les groupes de femmes et de jeunes créent un Comité de
soutien à l’Éthiopie. Des anciens combattants de la Gold Coast
organisent une « Semaine éthiopienne » en novembre 1935, tan-
dis que 250 hommes forment une force d’expédition Ashanti en
Abyssinie. Au Caire, des Égyptiens, des Soudanais et des Syriens
organisent un comité de défense et de soutien. En Éthiopie
même, plusieurs groupes tentent en vain d’organiser la résis-
tance.
La tentative avortée de C.L.R. James d’intégrer les rangs d’une
hypothétique armée de libération de l’Éthiopie est un autre
exemple de cette impuissance relative. Selon les mots de James,
en offrant « une expérience militaire inestimable sur le champ de
bataille africain où l’une des plus féroces batailles entre le capi-
talisme et ses opposants approche », la guerre italo-éthiopienne
était « une plus grande opportunité de mettre en avant le projet
socialiste international », d’interagir avec les masses africaines ou
de développer une « propagande antifasciste parmi les troupes
italiennes »13. D’une manière ou d’une autre, la résistance allait
dans le sens de l’histoire. En novembre 1941, les Britanniques,
qui ont massivement mobilisé les troupes coloniales (Inde, Rho-
désie, Nigeria, Gold Coast), parviennent à libérer l’Éthiopie, infli-
geant au passage sa première défaite à l’axe Rome-Berlin.
Du soutien à l’Éthiopie au congrès de Manchester 131

La Seconde Guerre mondiale


et la question coloniale
Au cours du second conflit mondial, le contrôle de
l’Afrique se révèle un atout essentiel pour les puissances euro-
péennes et leur allié américain. En plus de fournir d’immenses
contingents de soldats, le continent est le théâtre de combats
décisifs pour le contrôle de routes stratégiques (Éthiopie, Libye,
Madagascar). Charles de Gaulle, qui mène la résistance au régime
de Vichy sans disposer de base territoriale, parvient à créer un
rapport de force, en août 1940, en obtenant le ralliement de l’AEF
par l’intermédiaire du gouverneur du Tchad, Félix Éboué, un Noir
originaire de la Guyane. Depuis Brazzaville, qui devient provisoi-
rement la capitale de la France libre, les troupes africaines de la
Résistance conduites par le colonel Philippe Leclerc remontent à
travers le désert pour participer à la victoire sur l’Afrika Korps en
Libye, puis aux débarquements de Provence et d’Italie. Le rallie-
ment de l’AOF en décembre 1942 permet de reprendre le contrôle
du port de Dakar et de sécuriser l’acheminement d’hommes et de
matériel depuis les Amériques. En accord avec les Britanniques,
les Américains utilisent les bases de Freetown, Accra, Lagos ou
Dar es Salaam comme escales dans les ponts aériens à destination
de l’Égypte et du Moyen-Orient, tandis que la base de Fort-Lamy
(Ndjamena) héberge l’aviation française.
L’Afrique apporte également un soutien économique impor-
tant aux métropoles. En plus de financer l’intégralité du bud-
get du gouvernement belge en exil à Londres, la colonie du
Congo fournit des matières stratégiques, notamment l’uranium
nécessaire à la fabrication de la bombe atomique américaine.
Pour rivaliser avec l’industrie allemande et trouver de nouvelles
sources d’approvisionnement en minerais, les sociétés minières
européennes augmentent leur activité, notamment en Afrique
australe, sans que les Africains, qui subissent de plein fouet
l’inflation et le marché noir, ne bénéficient de quelconques
retombées.
Si certains Africains prennent les devants, comme ces Noirs
sud-africains qui, espérant obtenir enfin la levée des lois dis-
132 « Back to Africa ! »

criminatoires, se portent volontaires pour intégrer l’armée


sud-africaine qui combat aux côtés des Alliés, les puissances
coloniales usent de tous les moyens pour enrôler les soldats et
les travailleurs africains  : la coercition, qui ne manque pas de
provoquer des mouvements de résistance, et la propagande, qui
promet plus de liberté aux colonisés… une fois leur « devoir
patriotique » accompli. La France et la Grande-Bretagne promul-
guent des mesures administratives de circonstance et engagent
des réformes mineures qui visent avant tout à amadouer les
Noirs.
Aux États-Unis, plusieurs lobbies noirs se mobilisent autour du
président Franklin D.  Roosevelt et de son épouse Eleanor pour
obtenir des avancées politiques et sociales. Les militants africains
insistent pour que les États-Unis se montrent intransigeants, sur
la question coloniale, avec leurs alliés européens. En menaçant
d’organiser une grande marche de protestation sur la capitale, le
syndicaliste Philip Randolph obtient le début de la déségrégation
dans les usines des villes du Nord qui, comme lors du précédent
conflit, reçoivent un afflux massif de travailleurs noirs du Sud.
Avec près d’un million de Noirs mobilisés, l’armée américaine
ouvre certaines unités à la mixité raciale (mais la politique de
déségrégation ne sera officialisée qu’en 1948).
Au cours du conflit, les Noirs, colonisés ou ségrégués, constatent
une nouvelle fois que les Blancs ont bien du mal à tenir leurs
promesses. Ainsi, lorsque Winston Churchill et Franklin Roose-
velt signent la Charte de l’Atlantique le 14 août 1941, les colo-
nisés imaginent que les déclarations qu’elle contient sur le droit
de chaque peuple à vivre en paix et en liberté, à bénéficier de
l’indépendance et de la possibilité de choisir son gouvernement
font référence à leur situation. Certes, Londres entend laisser plus
de place aux Africains dans l’administration coloniale, mais il
s’agit, encore et toujours, d’Africains qui lui sont dévoués. Dès
1942, Churchill précise que l’Empire britannique ne sera pas
démantelé. Quant au général de Gaulle, il explique, lors de la
conférence de Brazzaville de janvier 1944, que la France conti-
nuera sa « mission civilisatrice » et exclut toute idée d’autonomie
ou de sortie de l’Empire français.
Du soutien à l’Éthiopie au congrès de Manchester 133

Ces positions conservatrices, et les pratiques racistes qui


se perpétuent, entraînent des mouvements de révolte. En
décembre  1944, à Thiaroye (Sénégal), la répression sanglante
d’une mutinerie de tirailleurs venus réclamer le paiement de
leur solde indique que l’effort de guerre consenti par les Afri-
cains ne sera pas récompensé. Le massacre, en mai  1945, de
plusieurs dizaines de milliers d’Algériens à Sétif, Guelma et Kher-
rata par l’armée et les colons français, au moment même où
les Alliés fêtent leur victoire, prouve que les promesses faites
aux 250 000 Maghrébins engagés dans les troupes françaises ne
seront pas honorées.
Toutes ces situations placent les anciens combattants dans une
situation paradoxale : fiers d’avoir participé à la victoire sur les
puissances de l’Axe, formés au maniement des armes et dotés
d’une compréhension des enjeux idéologiques et politiques, ils
reviennent pourtant au pays avec l’amer sentiment d’avoir, une
fois encore, livré une bataille qui n’était pas la leur. Constatant la
facilité avec laquelle certains pays européens, comme la France,
ont accepté de collaborer avec les régimes fascistes et l’incapacité
des autres, comme la Grande-Bretagne, à gagner sans le soutien
de leurs alliés et de leurs colonies, les Noirs, qui découvrent
également, à la fin du conflit, le génocide des Juifs et le bilan
catastrophique de la guerre sur le plan matériel et humain, ont
assisté à l’effondrement moral de l’Europe.
Un nombre grandissant d’Africains, d’Antillais ou d’Améri-
cains noirs tournent alors leurs regards vers d’autres horizons :
Moscou, qui a livré un combat sans merci contre les nazis, New
York, où s’installe la toute jeune Organisation des Nations unies
(ONU), ou le continent asiatique, où certains leaders nationa-
listes – à l’instar d’Hô Chi Minh en septembre 1945 – déclarent
déjà l’indépendance de leurs pays. C’est dans ce contexte qu’est
organisé à Manchester, en octobre  1945, le cinquième congrès
panafricain.
134 « Back to Africa ! »

Le tournant du congrès panafricain


de Manchester (1945)
Coprésidé par Du Bois, qui s’est sensiblement rappro-
ché des idéologies socialiste et marxiste dans les années 1930,
et par la militante jamaïcaine Amy Ashwood Garvey, la pre-
mière épouse de Marcus Garvey, l’histoire de ce congrès, qui
renoue avec la tradition des congrès de l’entre-deux-guerres,
éclaire les relations complexes et croisées qui se sont nouées
dans les années 1930, principalement en Angleterre, entre des
Africains et des Antillais, et accessoirement des militants origi-
naires des Indes britanniques14. En février  1945, alors que les
« trois grands » (Churchill, Staline et Roosevelt) se réunissent à
Yalta pour discuter du nouvel ordre mondial, Londres accueille
les délégués des colonies venus assister à une conférence prépa-
ratoire de la Fédération syndicale mondiale (FSM). Apprenant la
présence de syndicalistes venus des colonies, Padmore les invite
à Manchester et leur propose de revenir à l’automne dans le
cadre d’un congrès panafricain.
Coordonné par Padmore, le congrès doit également beaucoup
à Thomas Griffith alias Ras Makonnen, un militant originaire de
la colonie britannique du Guyana. Makonnen lit les œuvres de
Garvey et Du Bois dans sa jeunesse, avant de partir étudier l’agro-
nomie aux États-Unis où il rencontre des étudiants éthiopiens.
Poursuivant ses études à Copenhague, il révèle comment le Dane-
mark a vendu à l’Italie le gaz utilisé contre les civils éthiopiens.
Les autorités danoises l’expulsent vers l’Angleterre. C’est à cette
période qu’il prend un nom éthiopien et devient trésorier de
l’organisation de soutien à l’Éthiopie mise en place par James15.
À l’instar d’Amy Ashwood Garvey à Londres, Makonnen ouvre
aussi un restaurant et un club à Manchester, qui accueillent les
soldats noirs stationnés dans le nord de l’Angleterre pendant la
guerre. Outre que ces établissements permettent de récolter les
fonds nécessaires à l’organisation du congrès de Manchester,
ils servent de lieu de rassemblement et de réunion pour les
militants. Lesquels se retrouvent également dans le petit appar-
tement londonien des Padmore, dont la fameuse cuisine est
Du soutien à l’Éthiopie au congrès de Manchester 135

« le bureau et le lieu de travail de George », comme le relèvera


quelques années plus tard l’écrivain Richard Wright : « À travers
cette cuisine-là se sont assemblés presque tous les leaders actuels
de l’Afrique noire16. »
Après la rencontre de février 1945, les délégués, revenus dans
leur territoire, répondent favorablement au projet de congrès.
Dès lors, les organisations noires et panafricaines britanniques
accélèrent la cadence. La Fédération panafricaine (Pan-African
Federation, PAF), la Ligue des peuples de couleur (League of
Coloured Peoples, LCP) du médecin jamaïcain Harold Moody,
l’Union des étudiants ouest-africains (West African Students’
Union, WASU) et le Negro Welfare Centre de Londres rédigent
un manifeste à l’attention de la conférence de San Francisco,
qui doit rassembler en juin les nations du monde pour fonder
une nouvelle organisation internationale après la déroute de la
SDN  : l’Organisation des Nations unies (ONU). Signé par une
trentaine d’organisations américaines, africaines et britanniques,
le manifeste est confié à Du  Bois, qui a la mission de poser
auprès de l’ONU naissante la question coloniale. Entre juin et
août  1945, des réunions entre les différentes associations éta-
blissent le programme du congrès, prévu pour octobre, dans la
foulée de la conférence de la FSM à Paris17.
Les invitations sont envoyées aux organisations basées
en Afrique qui désignent leurs représentants et lancent les
démarches administratives pour le déplacement à Manchester.
En Gold Coast, Kobina Sekyi, qui a succédé à Casely-Hayford à la
tête de la GCARPS, demande à Ashie Nikoi, le délégué londonien
de l’association, de se rendre à Manchester et de contacter leur
compatriote Kwame Nkrumah qui, tout juste venu des États-
Unis, s’est mis en relation avec George Padmore et prend une
part active dans l’organisation du congrès. Sekyi adresse à Nikoi
des instructions très claires, lui demandant de plaider pour l’abo-
lition du système colonial en insistant sur les points suivants :
Un que l’Afrique se gouvernait elle-même avant l’intrusion
européenne. Deux que le gouvernement autonome n’a pas
besoin d’un modèle britannique. Trois que la démocratie
136 « Back to Africa ! »

n’est pas une invention britannique. Quatre que les formes


de la démocratie en Gold Coast proviennent de modèles
étrangers imaginés par des fonctionnaires du Nigeria pour
faciliter l’ascendant des officiers blancs et des assistants noirs
et pour humilier et contrecarrer les indigènes progressistes
patriotes18.

Du 15 au 21 octobre 1945, environ deux cents délégués repré-


sentant des organisations africaines et caribéennes, ainsi que des
observateurs asiatiques, se retrouvent à Charlton Town Hall, à
Manchester19. Les sessions donnent lieu à des résolutions sur
l’ensemble des colonies africaines et antillaises, et sur l’Éthio-
pie, le Liberia, Haïti, l’Afrique du Sud et le Sud-Ouest africain
(Namibie).
Outre l’octroi de droits politiques et une abolition des lois
foncières injustes et préjudiciables aux Africains, le congrès exige
l’application aux colonies des principes de la Charte de l’Atlan-
tique, signée par Franklin D.  Roosevelt et Winston Churchill
en août 1941 : liberté d’expression, liberté de religion, sécurité
économique et sécurité physique. En réalité, le congrès s’inspire
des idées de Padmore et Nkrumah, ainsi que d’un texte d’Harold
Moody, qui était absent lors des discussions. À  la tête de la
Ligue des peuples de couleur (LCP) fondée dans le Londres des
années 1930, Moody rédige en 1944 une « Charte des peuples
de couleur » qui réclame l’éducation politique, le développe-
ment économique et social et l’indépendance pour les peuples
colonisés20.
Dans une « Déclaration aux puissances coloniales », les délé-
gués soulignent que leur patience et leur pacifisme n’enlèvent
rien à leur détermination pour se libérer du colonialisme,
et qu’ils se gardent le droit de recourir à la force comme
mode ultime d’acquisition de l’autonomie. Réclamant, « pour
l’Afrique noire, l’autonomie et l’indépendance », ils souhaitent
une « démocratie économique » et condamnent « le monopole
du capital et le règne de la richesse et de l’industrie privée pour
de simples profits personnels21 ». Cette déclaration souligne la
contradiction entre le système colonial, qui repose sur l’inéga-
lité et l’arbitraire, et les aspirations africaines, qui mettent en
Du soutien à l’Éthiopie au congrès de Manchester 137

avant les notions de justice et d’égalité  : égalité économique


(« à travail égal, salaire égal ») et politique (« un homme, une
voix »).
Le ton employé dénote également d’un changement radi-
cal de stratégie  : pour la première fois, l’idée d’une résistance
active – potentiellement violente – est évoquée : « Les délégués
croient à la paix […]. Mais si l’Occident est encore déterminé à
gouverner l’humanité par la force, alors les Africains devront,
en dernier recours, faire appel à la force dans le but de conqué-
rir la liberté, même si la force doit les détruire, eux comme le
monde22. » Alors que les congressistes envoient un message de
solidarité aux nationalistes d’Inde, d’Indochine et d’Indonésie,
et demandent aux marins noirs de ne plus y transporter d’armes
pour le compte des forces britanniques, françaises et hollandaises
qui tentent de reprendre pied en Asie après le départ des Japo-
nais, ce changement de stratégie annonce les guerres qui, dans
les années suivantes, opposeront les colonisés aux puissances
impériales dans plusieurs parties du monde (Indochine, Birma-
nie, Kenya, Algérie, Cameroun, etc.).
Dans une autre déclaration, adressée cette fois « aux peuples
colonisés », les délégués appellent à libérer les colonies « du
contrôle impérialiste étranger, qu’il soit politique ou écono-
mique », à choisir librement leur propre gouvernement, à utili-
ser tous les moyens nécessaires pour y parvenir, à soutenir les
travailleurs des colonies dans le cas des boycotts et des grèves.
Ils pressent également les intellectuels africains à prendre leurs
responsabilités en diffusant leurs connaissances auprès des popu-
lations par l’intermédiaire de la presse, des coopératives, des
syndicats et des organisations politiques23.

Une nouvelle génération


À la différence des précédents congrès, nettement plus
réformistes et animés par des personnalités qui jouissaient d’une
influence relativement faible, celui de 1945 réunit des personnes
en capacité et en position d’agir. Au sortir de la guerre, nombre
des militants présents à Manchester savent que le monde à venir
138 « Back to Africa ! »

sera différent de celui qu’ils ont connu jusque-là. Ils devinent


également qu’ils auront maintenant un rôle à jouer  : les mots
d’ordre d’autonomie, de self-government et même d’indépendance
ouvrent de nouvelles perspectives. Cependant, Du Bois tempère
les ardeurs :
Nous sommes nombreux à dire que nous pouvons mainte-
nant prendre en main notre destin, et bien le faire ; cela n’est
peut-être pas vrai. Gouverner est une affaire d’expérience, de
longue expérience. Tout peuple qui retrouve son autonomie
[self-government] après en avoir été longtemps privé est sus-
ceptible de faire des erreurs. C’est tout simplement humain,
et nous disons que nous avons le droit de faire des erreurs
car c’est comme cela qu’on apprend. Nous affirmons donc
que devons nous gouverner nous-mêmes même si cela devait
nous amener à faire des erreurs24.

Encouragés par la dynamique impulsée à Manchester, nombre


de délégués, notamment dans la nouvelle génération, s’engagent
concrètement dans le combat pour la libération de leurs terri-
toires respectifs. C’est le cas en particulier de Jomo Kenyatta.
Après quinze années passées à Londres, où il s’est illustré en
1938 en publiant une étude sur sa société d’origine (Facing Mount
Kenya), il retourne dans son pays natal en 1946 et prend la tête
de l’Union africaine du Kenya (Kenya African Union, KAU), créée
deux ans plus tôt pour réclamer des réformes constitutionnelles.
Accusé à tort d’être à l’origine de l’insurrection paysanne des
« Mau-Mau », Kenyatta sera incarcéré pendant de longues années
par les autorités britanniques, qui réprimeront parallèlement, de
façon extrêmement violente, la révolte Mau-Mau, faisant des
dizaines de milliers de morts. Devenu, dans les années 1950,
un symbole pour les peuples en lutte, pas toujours conscients
des différences qui le séparent des insurgés, Kenyatta deviendra
au début la décennie suivante le premier président du Kenya
indépendant.
Autre personnalité montante de la scène politique africaine,
également présente à Manchester : Kwame Nkrumah. Originaire
de Gold Coast, comme bien d’autres militants panafricains, c’est
lui qui deviendra dans les années suivantes la principale figure
Du soutien à l’Éthiopie au congrès de Manchester 139

du panafricanisme. Comme ses aînés de la NCBWA mais de


façon plus radicale, Nkrumah estime que c’est à l’échelle régio-
nale, et bientôt continentale, qu’il faut réclamer l’indépendance.
Sous son impulsion, une nouvelle géographie du panafricanisme
émerge : après Haïti, la Sierra Leone, le Liberia et l’Éthiopie, c’est
vers le Ghana que se tournent bientôt les regards des militants
panafricains.
II
« Africa for the Africans a ! »
Les rêves de libération et d’unité
(des années 1940 aux années 1960)

a « L’Afrique aux Africains ! »


10
L’étoile noire brille sur Accra

C elui qui incarne le mieux le « panafricanisme »


dans la mémoire collective contemporaine,
Kwame Nkrumah, est né en septembre  1909 dans le village de
Nkroful, en pays Akan, au sud de la Gold Coast1. Issu du peuple
Nzima, le jeune Nkrumah passe les premières années de sa vie
avec sa mère avant de rejoindre son père, en 1912, qui est artisan
à Half Assinie, petit village côtier à la frontière de la colonie
française de Côte d’Ivoire. Formé dans une école jésuite, il est
recruté en 1926 comme maître-assistant à l’école normale secon-
daire récemment ouverte à Achimota, dans la banlieue d’Accra,
où il bénéficie du tutorat du savant James Emmanuel Kweggyir
Aggrey. Premier Africain professeur à Achimota, Aggrey a étudié
la théologie aux États-Unis avant de parcourir plusieurs pays du
continent (Congo, Éthiopie, Tanzanie, Afrique du Sud), dans
le cadre d’une mission financée par le philanthrope américain
Phelps Stokes, pour tenter de mettre en place un enseignement
agricole basé sur les savoirs locaux2.
En 1930, devenu enseignant et directeur dans des écoles
catholiques, Nkrumah fonde plusieurs cercles de lecture et de
débats. Il explore les écrits de Du Bois et de Garvey, et échange
avec le militant nigérian Nnamdi Azikiwe, qui dirige un journal
à Accra. Ce dernier le convainc de poursuivre sa formation aux
États-Unis. En 1935, avec 150  livres d’économies, il part en
Angleterre récupérer son visa pour les États-Unis. Apprenant
l’invasion de l’Éthiopie lors de son transit, il décide de continuer
son voyage vers New York3.
144 « Africa for the Africans ! »

L’entrée en scène de Nkrumah


Avant son arrivée aux États-Unis, Nkrumah avait écrit
au doyen de l’université Lincoln, près d’Oxford (Pennsylvanie).
Admis après avoir passé un examen, il obtient une bourse néan-
moins insuffisante, avant de trouver un emploi d’assistant dans
la bibliothèque universitaire. Durant tout son séjour américain,
Nkrumah est obligé de faire des petits boulots : serveur, vendeur
de poisson, docker… Diplômé de sociologie et d’économie en
1939, il renonce d’ailleurs à s’inscrire à l’école de journalisme
de l’université Columbia, à New York, en raison du montant des
frais d’inscription. En revanche, il accepte un poste de chargé
de cours en théologie et philosophie à l’université Lincoln. Il
y enseigne les auteurs classiques allemands, avant de partir
suivre un cursus en sciences de l’éducation à l’université de
Philadelphie.
Bardé de diplômes, Nkrumah rejette néanmoins l’embour-
geoisement et la voie royale d’une carrière dans les universités
américaines. À Philadelphie, il marche dans les pas de Du Bois
qui avait réalisé en 1899 la première étude de sociologie améri-
caine consacrée au quartier noir de la ville. Fréquentant l’église
presbytérienne, Nkrumah réalise à son tour une étude sur les
conditions de vie des Noirs. Pour cela, il visite des centaines
de foyers et apprend l’histoire afro-américaine de l’intérieur.
Ainsi, lorsqu’il devient chargé de cours en « histoire nègre »
à l’université de Philadelphie, il s’interroge sur l’absence de
cours en histoire de l’Afrique. Nkrumah décide alors de fonder
l’Association des étudiants africains des États-Unis et du Canada,
dont il devient le président et l’éditeur de son journal, l’African
Interpreter. Dans une Amérique engagée dans la Seconde Guerre
mondiale mais dont la partie méridionale reste livrée à la ségré-
gation raciale, Nkrumah suit les travaux du Conseil des affaires
africaines (Council on African Affairs, CAA), un groupe mis en
place en 1937 par Paul Robeson, Du  Bois et Max Yergan pour
conseiller les autorités américaines sur la situation de l’Afrique.
Surtout, Nkrumah lit énormément  : Hannibal, Cromwell,
Napoléon, Mazzini, Gandhi, Marx, Engels et Lénine n’ont aucun
L’étoile noire brille sur Accra 145

secret pour lui. Il élargit son audience et son analyse en suivant


les débats propres aux mouvances américaines démocrates, répu-
blicaines, trotskistes, communistes, franc-maçonnes et noires
américaines. C’est dans le cadre de cette ouverture intellec-
tuelle qu’il rencontre C.L.R. James4. Au printemps 1945, lorsque
Nkrumah quitte les États-Unis pour le Royaume-Uni dans l’idée
d’effectuer un doctorat en philosophie ou en droit à Londres,
James lui remet une lettre de recommandation à l’attention de
Padmore. À  la descente du train en gare de Londres, Padmore,
qui cherche des volontaires pour organiser l’IASB, l’attend sur
le quai5. Cette collaboration, qui débute avec l’organisation du
congrès de Manchester à l’automne 1945, est la plus fructueuse
de l’histoire du panafricanisme. Elle ne prendra fin qu’au décès
de Padmore en 1959.

Une nouvelle dynamique ouest-africaine


Convaincu que les Africains doivent obtenir leur indé-
pendance collectivement et par leurs propres moyens, Nkrumah
participe, quelques semaines après le congrès de Manchester,
à la création du Secrétariat national ouest-africain (West Afri-
can National Secretariat, WANS). Constituée à Londres en
décembre  1945, cette nouvelle organisation entend contribuer
à l’éducation politique des Ouest-Africains, favoriser la solidarité
entre les territoires et hâter ainsi la marche vers l’indépendance
de la région. Perçu par l’historien Ayodele Langley comme une
« combinaison intéressante de messianisme politique et d’ambi-
tion politique6 », le WANS cherche à coordonner les mouve-
ments nationalistes ouest-africains et à créer un front commun,
avec toutes les organisations politiques et sociales d’Afrique de
l’Ouest. Le 1er février 1946, le WANS, en conférence à Londres,
demande à l’ONU d’aider les Africains à obtenir leur indépen-
dance immédiate et à démanteler le système colonial. La confé-
rence prend cependant note des divisions territoriales politiques,
économiques et sociales du continent7.
En mars  1946, le WANS lance le mensuel New African, dont
la devise indique sans détour les objectifs de l’organisation  :
146 « Africa for the Africans ! »

« Pour l’unité et l’indépendance totale ». Joignant le geste à


la parole, Nkrumah forme un petit groupe révolutionnaire à
l’intérieur de l’Union des étudiants ouest-africains (WASU). Ce
petit groupe clandestin, baptisé The Circle (le cercle), s’engage à
développer l’agitation radicale jusqu’à obtenir l’indépendance.
En septembre  1946, en présence de 200 à 300  étudiants, mili-
tants et syndicalistes, la WASU et le WANS organisent trois
jours de conférence avec l’objectif d’approuver et de dépasser
les résolutions du congrès de Manchester. La conférence pro-
pose la tenue d’une Assemblée constituante chargée de rédiger
une Constitution avec l’adoption d’un programme politique et
d’un gouvernement provisoire visant la réalisation des États-
Unis socialistes d’Afrique. La presse panafricaine (West African
Pilot, WASU Magazine et West Africa) diffuse le compte rendu de
la conférence qui propose également l’adoption d’une langue
commune.
La question linguistique est d’importance. Car, conscient du
fractionnement du continent, les militants ouest-africains savent
que, pour donner du poids à leurs revendications, le renfort
de leurs homologues francophones ne sera pas de trop. Dans
cet esprit, Nkrumah se rend une première fois à Paris à l’été
1946 pour discuter avec les Sénégalais Léopold Sédar  Senghor
et Lamine Gueye, l’Ivoirien Félix Houphouët-Boigny et le Daho-
méen Sourou Migan Apithy, tous élus, quelques mois plus tard,
à l’Assemblée nationale. Les dirigeants francophones se montrent
ouverts à l’idée d’un bloc ouest-africain indépendant, mais dans
un délai indéterminé. Le 30  août 1946, invités à une confé-
rence du WANS  à Londres, Apithy et Senghor, apparemment
séduits par un projet fédéral ouest-africain, expriment leur rejet
de l’approche gradualiste qui, compatible avec l’idéologie de la
« colonisation civilisatrice », veut que les colonisés s’émancipent
très progressivement et en bonne intelligence avec les autorités
tutrices. Mais les changements constitutionnels, résultant de la
loi Lamine Gueye du 7 mai 1946 qui accorde – théoriquement –
aux ressortissants des territoires d’outre-mer la citoyenneté et les
mêmes droits qu’aux autres Français, conduisent les dirigeants
africains des colonies françaises à privilégier l’égalité et l’inté-
L’étoile noire brille sur Accra 147

gration dans l’Union française. Quant aux Antillais qui ont joué
un rôle fondamental pour semer la graine du panafricanisme à
Londres comme à Paris, ils se sentent de plus en plus étrangers
dans des organisations dirigées par des Africains qui semblent
restreindre la situation coloniale au continent.
Au début de l’année 1947, le président ghanéen de la WASU,
Joe Appiah, part en mission à Paris pour le compte du WANS.
Il rencontre à nouveau les députés africains Senghor, Apithy et
son assistant Émile Derlin Zinsou, ainsi que des responsables
des partis tunisien du Néo-Destour et marocain de l’Istiqlal, tous
deux créés en 1934. Appiah est relativement rassuré de voir que
les francophones sont également mobilisés. En septembre 1947,
Nkrumah revient en France pour s’entretenir avec Raymond
Barbé du Comité central du PCF et les dirigeants du Rassemble-
ment démocratique africain (RDA), le parti créé quelques mois
plus tôt à Bamako par les députés africains. Cependant, les divi-
sions sociales et idéologiques, ainsi que l’hostilité manifeste de la
France à tout projet indépendantiste et panafricain, conduisent
Nkrumah à prendre ses distances avec les mouvements politiques
africains francophones.

La marche vers le pouvoir


Les efforts de Nkrumah pour constituer un font
commun ouest-africain sont de toute façon interrompus par
les sollicitations qu’il reçoit de Gold Coast. À l’automne 1947, il
reçoit une lettre d’Ebenezer Ako-Adjei, un compatriote rencontré
à l’université Lincoln avec lequel il éditait le journal African Inter-
preter. Ako-Adjei lui propose de rentrer au pays pour prendre la
fonction de secrétaire général de la Convention de la Gold Coast
unie (United Gold Coast Convention, UGCC). Bien que ce parti
soit opposé au WANS, qu’il suspecte d’accointances avec le com-
munisme, Nkrumah accepte la proposition. En novembre 1947, à
bord du Accra, il quitte Liverpool en compagnie de son ami Kojo
Botsio. Après une escale à Freetown, où il s’entretient avec son
ami le militant sierra-léonais I.T.A. Wallace-Johnson, il débarque
au port ghanéen de Takoradi.
148 « Africa for the Africans ! »

Alors qu’un mouvement social, animé par des chefs tradi-


tionnels, des vétérans de guerre et de jeunes prolétaires, agite la
Gold Coast, Nkrumah décide de transformer l’UGCC en porte-
parole de la population et de ses aspirations à l’indépendance.
En quelques mois, il rédige un programme politique, forme les
militants, organise des collectes et ouvre des bureaux de l’UGCC
dans tout le pays. Dès février  1948, la Gold Coast connaît de
nouveaux troubles. Des boycotts et des manifestations sont
organisés pour protester contre le coût de la vie. Les anciens
combattants marchent en direction du Fort Christiansborg, siège
du gouvernement colonial. Sur place, un officier britannique
s’empare d’un fusil et abat plusieurs vétérans. La répression
déclenche des émeutes et des magasins d’Européens, de Syriens
et de Libanais sont pillés à Accra. L’administration coloniale,
confrontée pour la première fois à un tel événement, accuse
l’UGCC et arrête Nkrumah, qui est détenu pendant deux mois,
en compagnie de cinq de ses camarades.
À sa libération, cherchant à s’émanciper de la ligne réformiste
de son propre parti, Nkrumah part à la rencontre des enseignants
grévistes et des étudiants qui ont été démis de leurs fonctions
ou renvoyés de leur établissement par les autorités coloniales
en raison de leurs opinions politiques. Utilisant une partie de
son propre salaire, il loue un espace et du matériel pour que
les professeurs licenciés puissent enseigner aux étudiants ren-
voyés. Au bout d’un an, le Ghana College compte déjà plus
de 200  étudiants, et le modèle s’exporte dans le reste du pays.
Dans la foulée, Nkrumah crée un Comité d’organisation de la
jeunesse (Committee of Youth Organization, CYO), qui réclame
l’indépendance de la Gold Coast, et se sépare de l’UGCC. Sou-
tenu par ses amis Kojo Botsio et Komla Agbeli Gbedemah, Nkru-
mah démissionne et crée le Parti de la convention du peuple
(Convention People’s Party, CPP), qui se veut un parti tourné
vers les milieux populaires.
Ne relâchant pas la pression sur les autorités coloniales, qui
tentent quelques réformes institutionnelles pour apaiser les
esprits, Nkrumah et ses camarades accélèrent la cadence, mul-
tiplient les revendications et propagent le mot d’ordre d’« indé-
L’étoile noire brille sur Accra 149

pendance immédiate » (« Independence now ! »). Fin 1949, ils


installent à Accra une Assemblée représentative du peuple et
lancent une campagne de désobéissance civile qui paralyse
bientôt la colonie et vaut à Nkrumah une nouvelle arrestation.
Condamné à trois ans de prison, il profite cependant d’une
faille juridique pour présenter sa candidature aux élections de
février  1951. L’humiliation est grande pour les Britanniques  :
Nkrumah est largement élu et le CPP remporte le scrutin haut
la main. Cherchant à garder la face et à préserver les intérêts
britanniques en prévision d’une indépendance devenue inéluc-
table, le gouverneur de la Gold Coast libère Nkrumah, et lui
demande de former le nouveau gouvernement.

La décolonisation,
ou la politique du compromis
Exercer le pouvoir est aussi difficile que d’y accéder,
surtout quand on doit composer avec les autorités coloniales
et avec des groupes sociaux aux intérêts divergents. Nkrumah
et son gouvernement s’imposent donc un délai de six ans
pour maîtriser les rouages de la souveraineté : la diplomatie, la
défense, le budget et le pouvoir de nomination dans la fonction
publique. Ce délai peut paraître contradictoire avec le slogan
d’« indépendance immédiate » mais il se révèle nécessaire  : les
Africains, en arrivant au pouvoir, n’ont aucune connaissance des
affaires en cours puisque les colons, depuis la première heure, se
sont efforcés de les en écarter. Par conséquent, leur travail est
particulièrement ardu  : prendre connaissance de dossiers tech-
niques, découvrir les rouages de l’administration, faire des erreurs
pour apprendre… Tout cela prend du temps, sous le regard mi-
condescendant mi-bienveillant des conseillers britanniques.
Pire, des résistances à l’indépendance voient le jour parmi
des groupes d’Africains aliénés au pouvoir colonial. Le système
de l’administration indirecte place notamment les chefs locaux
qui avaient pactisé avec le colonisateur en porte-à-faux  : ils
craignent que l’indépendance ne remette en cause leur légiti-
mité. Aux côtés des chefs traditionnels, la vieille classe politique
150 « Africa for the Africans ! »

de l’UGCC, qui a hérité des réflexes conservateurs du NCBWA,


se sent trahie par Londres, accusé d’avoir laissé de jeunes aven-
turiers prendre le pouvoir. Alors que la construction du nouvel
État qu’il convient de mener à l’indépendance nécessite l’effort
de tous, cette élite se met en tête que l’échec de Nkrumah,
même s’il signifie l’échec de l’indépendance, serait le meilleur
moyen de reprendre le pouvoir. Dans les années qui précèdent
l’indépendance, les élites se déchirent  : alors qu’une partie de
la classe politique salue la bienveillance des Britanniques et se
serait, en échange, contentée de quelques miettes de pouvoir,
Nkrumah adopte une attitude plus radicale. Pour gagner l’adhé-
sion du peuple, il estime que les Africains ne doivent pas qué-
mander auprès des Britanniques, mais que ce sont les colons qui
devraient remercier les Africains de continuer à les accepter et
les supporter, et de ne pas leur tenir rigueur des conséquences
néfastes de la colonisation.
Des divisions apparaissent également au sein même des élites
indépendantistes. Massivement soutenu par la population en
1951, le CPP est progressivement gagné, à son sommet, par ce
qu’une certaine rhétorique appelait à l’époque des « réflexes
petit-bourgeois »  : certains responsables, en quête d’enrichisse-
ment personnel et de privilèges, cherchent à ménager les intérêts
des entreprises occidentales qui entendent garder le contrôle de
l’économie locale malgré l’indépendance annoncée. Pour contrer
ces velléités conservatrices, des leaders syndicaux qui avaient été
emprisonnés en même temps que Nkrumah décident de s’organi-
ser pour prendre le contrôle du Congrès des syndicats de la Gold
Coast (Gold Coast Trade Union Congress, GCTUC), le syndicat
probritannique. La radicalisation d’une partie des militants indé-
pendantistes s’explique aussi par la prudence de Nkrumah dans
les années qui précèdent l’indépendance. Observant que chaque
élection locale avant l’indépendance de 1957 est marquée par des
actes de banditisme et des intimidations, il sait que le moindre
dérapage peut servir de prétexte à Londres pour tout annuler et
revenir à la situation d’avant 1951. Nkrumah décide alors, de lui-
même, d’expulser les militants radicaux du CPP pour contrer ceux
qui, de plus en plus nombreux, l’accusent de « communisme ».
L’étoile noire brille sur Accra 151

Malgré les difficultés, le CPP, qui compte alors 700 000 membres


dans environ un demi-millier de sections, remporte tour à tour
les élections de 1954 et de 1956. Plus rien n’empêche dès lors
la Gold Coast d’accéder à la pleine souveraineté. Le 6  mars
1957, le jour anniversaire du Fanti Bond, l’accord par lequel
le Royaume-Uni avait établi, en 1844, les bases de sa domina-
tion coloniale, le territoire accède à l’indépendance sous le nom
de Ghana, avec un drapeau vert, rouge et or flanqué, en son
centre, d’une étoile noire, en hommage à Marcus Garvey. Outre
la référence au royaume précolonial du même nom, renommer
le pays « Ghana » est une manière de réaffirmer l’indépendance
d’un État : contrairement à la Gold Coast (Côte de l’Or), ce nom
n’est plus de nature à être traduit différemment en fonction des
langues étrangères8.
Dans son discours de l’indépendance, Nkrumah remercie
d’abord les jeunes, les paysans et les femmes pour leur combat,
avant de saluer les anciens administrateurs britanniques. En réa-
lité, pendant les six années de partage du pouvoir avant l’indé-
pendance, Nkrumah est devenu moins intransigeant à l’égard de
la présence britannique. En saluant l’ancienne puissance colo-
niale, il tient à la remercier de ne pas avoir fait opposition à un
processus inéluctable. Avec fierté, il appelle à la création d’une
nouvelle « personnalité africaine », en demandant à son peuple
de changer d’état d’esprit, de prendre conscience qu’il est libre
et indépendant  : les Africains, déclare-t-il, vont enfin pouvoir
montrer de quoi ils sont capables. Mais il prévient également
que l’indépendance du Ghana n’est qu’une étape et que de
nouveaux combats devront être livrés. « Notre indépendance,
souligne-t-il, n’est rien si elle n’est pas reliée à la libération
totale de l’Afrique. »

Comment construire une nation indépendante ?


Moment fondateur de la nation, l’indépendance du
Ghana intervient au bout d’un délai de six ans qui a contraint
Nkrumah à modérer les ardeurs des travailleurs, des ouvriers,
des paysans, des artisans, des femmes, des commerçants, des
152 « Africa for the Africans ! »

jeunes, des sans-emploi, des pêcheurs et des enseignants. Tous


lui demandaient d’aller le plus vite possible vers l’indépendance.
Nkrumah ne les avait-il pas habitués à scander « l’indépendance,
maintenant » ? Nkrumah n’avait-il pas affirmé, sûr de lui, qu’il
fallait « chercher d’abord le royaume politique et tout vous sera
donné par la suite » ? En réalité, rien n’a été donné, tout a été
conquis au terme de luttes et de négociations âpres, aussi rudes
qu’une lutte au corps à corps. La pratique de l’autonomie a
nécessité des négociations quotidiennes avec les Britanniques, et
des tensions avec l’opposition qui rechigne à jouer son rôle sur
l’échiquier parlementaire. Comme Haïti en son temps, le Ghana
devient l’objet d’attention du monde entier pour sa capacité à
assumer son indépendance, et un cas d’étude des relations inter-
nationales en raison de la manière dont Nkrumah va progressi-
vement lier la souveraineté du Ghana à un projet d’envergure
continentale, suscitant une certaine incompréhension jusque
dans son propre camp.
Le premier élément de la souveraineté étant la sécurité, Nkru-
mah, qui fait face à l’hostilité et aux menaces physiques de
plusieurs groupes, décide de promulguer en juillet  1958 la loi
de détention préventive pour lutter contre des factions para-
militaires du parti ethnique des Ga.  Immédiatement, la presse
britannique l’accuse de réduire les libertés et d’être un dictateur.
Cette même presse britannique reste silencieuse lorsque Nkru-
mah rétorque que cette loi s’inspire des mesures instaurées au
Kenya par le secrétaire aux Colonies, Alan Lennox-Boyd9.
Nkrumah découvre également qu’il est plus dangereux de
remettre en cause les intérêts financiers et les privilèges écono-
miques hérités de la colonisation que le système administratif ou
policier du pays. Lorsqu’il sort de prison en 1951 pour former
son premier gouvernement, le leader ghanéen rejette tout désir
de vengeance sur les Européens. Tout en se déclarant, de manière
atypique, à la fois socialiste, marxiste et chrétien, il souligne
qu’il n’a jamais mis les pieds à Prague ou à Moscou, alors qu’il
connaît bien Paris et Londres, et qu’il souhaite maintenir le pays
dans le Commonwealth. Toute ancienne colonie qui adhère à
cette organisation garde sa souveraineté mais, d’une part, elle
L’étoile noire brille sur Accra 153

reconnaît dans son protocole le monarque anglais comme son


propre monarque et le symbole d’une certaine unité politique,
et, d’autre part, elle a la possibilité d’arrimer sa monnaie natio-
nale à la livre sterling. Rassurés, les conseillers britanniques font
comprendre à Nkrumah que la stabilité politique signifie aussi la
stabilité économique, et donc la poursuite d’un modèle centré
sur la production du cacao.
Avant l’indépendance, les Britanniques ont mis en place un
Bureau de commercialisation du cacao. Ce Bureau propose de
payer les paysans en dessous du prix du marché et de placer la
différence dans un fonds qui leur est versé en cas de crise lors des
années de faible production. La production totale des paysans
africains est achetée par le Bureau, qui la revend ensuite aux
entreprises sur le marché international. Le Bureau réalise ainsi
des profits qui sont stockés à Londres. Cet argent, qui est donc
le fruit du travail des paysans africains, leur est inaccessible. En
1953, le Bureau vend le cacao pour 74  millions de livres mais
les paysans ghanéens n’en reçoivent que 28 millions10.
Pris en tenailles entre les paysans et la bourgeoisie locale qui
travaille comme partenaire avec les entreprises commerciales
occidentales, Nkrumah annonce le lancement d’une Compa-
gnie d’achat du cacao pour que l’État assure le meilleur prix de
vente aux paysans. Or la production de cacao fait la richesse
du territoire ashanti. Si la réforme économique du secteur du
cacao ne marche pas, c’est tout le pays ashanti qui risque de se
soulever contre Nkrumah à l’appel du Mouvement de libération
nationale (National Liberation Movement, NLM). Dominé par les
Ashanti, et regroupant d’anciens amis de Nkrumah comme Joe
Appiah, ce parti d’opposition créé en septembre 1954 à Kumasi
milite pour une nouvelle Constitution dans laquelle les régions
fortes et riches peuvent contrebalancer, voire s’opposer au gou-
vernement central.
Ainsi confronté à la difficulté de construire l’unité nationale,
Nkrumah affine sa vision d’une unité continentale qui servira de
base au moment de plaider pour la mise en place des États-Unis
d’Afrique. Le Premier ministre, qui veut une Constitution où le
gouvernement central et unitaire a le dernier mot, comprend
154 « Africa for the Africans ! »

qu’il doit être en mesure de maintenir la richesse du pays ashanti


à l’intérieur de l’ensemble national pour avoir une assise électo-
rale suffisante. En revanche, maintenir la monoculture du cacao
propre à une région revient à perpétuer un système qui rend
tout le pays encore plus dépendant de ceux qui contrôlent le
secteur du cacao. Cela renforce également le poids économique
et politique du régionalisme. Enfin, développer la production du
cacao revient à accroître la dépendance du Ghana aux importa-
tions alimentaires, et donc à creuser la dette extérieure.
En effet, le cacao apporte des gains à court terme qui peuvent
se transformer en pertes à long terme. Le journaliste et histo-
rien Basil Davidson note que le Ghana produit 350 000 tonnes
de cacao en 1960 et 494 000 cinq ans plus tard. Pourtant, les
recettes liées à l’exportation du cacao en 1965 sont inférieures
à celles de 1960. Le problème ne relève donc pas du volume de
production, qui s’est accru dans la période postcoloniale sous
Nkrumah (1957-1966), mais du système dans lequel cette pro-
duction fonctionne. Ce système fait en sorte que, pour une
production supérieure en volume, le Ghana reçoit des revenus
inférieurs en devises. Pionnier de l’indépendance, le Ghana est
donc le premier pays africain confronté au piège des politiques
qui favorisent la production sous prétexte de « développer » le
pays. Ces politiques de « développement », qui sont donc en
réalité des politiques de croissance, bénéficient pourtant bien
plus aux entreprises et aux intermédiaires qu’aux travailleurs et
aux populations locales.

Comment contrer le néocolonialisme ?


Pour passer à un État fort, unitaire, avec une démo-
cratie élargie, Nkrumah juge qu’il est nécessaire de changer de
système économique et d’embrasser la rhétorique socialiste. Très
vite, il annonce qu’il faut diversifier la production, poser les
fondations d’une industrie lourde, réduire la dépendance ali-
mentaire extérieure, et cela par des moyens non capitalistes. Sa
méthode est de rompre avec le système hérité de la colonisation
qui favorise une croissance sans développement. Nkrumah lance
L’étoile noire brille sur Accra 155

une série de grands projets avec le barrage de la Volta, pour


produire de l’électricité à bas prix afin de soutenir les nouvelles
industries. Un port en eau profonde est construit à Tema, à l’est
d’Accra. L’objectif est de transformer sur place le minerai de
bauxite pour lancer un programme d’exportation d’aluminium,
notamment en direction des pays du bloc soviétique11.
Cependant, les adversaires de Nkrumah profitent de ces dif-
ficultés économiques et de cette réorientation vers un mode de
production socialiste pour l’attaquer. En exil en Angleterre, son
principal opposant, Kofi Busia, part aux États-Unis pour ren-
contrer le sénateur du Connecticut, Thomas J. Dodd, président
d’une commission du Sénat, et discuter avec lui des moyens
d’empêcher le Ghana d’acquérir son autonomie financière et
énergétique. L’objectif est d’inviter les multinationales à exporter
vers le Ghana du minerai de bauxite, pour le transformer en
aluminium à moindre coût en utilisant les installations financées
par le gouvernement ghanéen, puis à réexporter l’aluminium à
leur propre compte. Le Ghana devient ainsi une usine de trans-
formation au service du développement industriel de l’Occident,
tandis que ses richesses répertoriées par les firmes multinatio-
nales sont gardées en réserve dans le sous-sol12.
Pour ce qui concerne la levée des fonds bancaires, il est
impensable pour Nkrumah que le Ghana devienne indépendant
en continuant à financer le système bancaire britannique. À
l’indépendance, Accra prend le contrôle d’une réserve de 170 mil-
lions de livres stockées à Londres. Six ans plus tard, la baisse de
cette réserve à hauteur de 73 millions conduit les Britanniques à
accuser Nkrumah de mauvaise gestion. En réalité, Londres aimerait
que le Ghana cesse d’utiliser son argent à sa guise et laisse les
banques londoniennes en garder le contrôle, selon un système
financier et monétaire proche de celui que Paris s’apprête à mettre
en place dans le cadre de l’indépendance imminente de ses colo-
nies africaines13. Pionnier de l’indépendance africaine, Nkrumah
comprend que seule l’unité des pays africains peut briser le système
bancaire et financier international qui les enchaîne un par un.
Pour mener son peuple vers l’indépendance, Nkrumah s’est
appuyé sur un slogan : « chercher d’abord le royaume politique ».
156 « Africa for the Africans ! »

Car, sans l’indépendance politique, note-t-il, « aucun de nos


projets de développement social et économique ne pourrait être
appliqué14 ». Il constate cependant que cette indépendance poli-
tique et juridique accordée par l’ancienne puissance coloniale
est gravement érodée par un nouveau mécanisme de domina-
tion, plus subtil et moins visible que le colonialisme direct, que
l’on commence à appeler, à la fin des années 1950, le « néo-
colonialisme ». Ce nouveau système, qui permet aux anciennes
métropoles de maintenir leurs anciennes colonies dans une
situation de dépendance, notamment économique et militaire,
apparaît comme le danger auquel s’exposent des pays africains
qui s’apprêtent, à cette période, à accéder à leur tour à l’indé-
pendance politique. Seule l’unité de l’Afrique, insiste Nkrumah,
permettra d’écarter cette menace.
11
« L’indépendance maintenant et, demain,
les États-Unis d’Afrique. »

1
E n 1960, l’adoption, au Ghana, du régime prési-
dentiel et républicain marque le début d’une fuite
en avant . Confronté à l’embourgeoisement de ses camarades
du CPP, Nkrumah décide de s’en débarrasser sans effusion de
sang, en les contraignant à la démission ou à l’exil. Il fait appel
à des hommes nouveaux pour mener une politique qui se veut
révolutionnaire2. Un Institut idéologique est fondé à Winneba,
une petite ville côtière à l’ouest d’Accra, dans le but de former
des militants et des candidats socialistes. En décembre 1962, le
journal The Spark (« l’étincelle », en référence à l’Iskra du révolu-
tionnaire Lénine) est lancé, et le militant communiste nigérian
en exil, Samuel G. Ikoku, apporte son analyse critique3.
En réalité, pris dans des intrigues et des conflits d’intérêts, des
attitudes bureaucratiques et stériles, le CPP n’est plus en mesure
de produire les dirigeants prêts à mener la révolution jusqu’au
bout. Incapable de mettre un terme au culte dont il fait l’objet
afin de recadrer l’effort révolutionnaire, président omniprésent et
hyperexposé, victime de plusieurs tentatives d’assassinat, Nkru-
mah remporte largement (près de 93 % des 280 000  suffrages
exprimés) le référendum de janvier  1964 qui institutionnalise
le CPP en parti unique. De son côté, le peuple, tenu à l’écart
des batailles d’appareil, ne se sent plus concerné. Délaissant
quelque peu la scène politique nationale, Nkrumah est de plus
en plus accaparé par la politique internationale. Tel est en effet
le paradoxe  : alors que le CPP ne parvient pas à créer l’unité
de son pays, le leader ghanéen se démène pour forger l’unité
du continent africain.
158 « Africa for the Africans ! »

Du nationalisme à l’unité continentale


Entre 1947 et 1951, Nkrumah met en veille son projet
d’unité ouest-africaine, le temps de prendre le pouvoir en Gold
Coast et de conduire la colonie à l’indépendance en 1957. Centre
névralgique du nationalisme ouest-africain, le Ghana devient
un symbole de la libération du continent. Nkrumah est le pre-
mier chef de gouvernement africain de l’époque contemporaine
confronté aux défis de l’indépendance, de la souveraineté et de
l’unité. Pour beaucoup de détracteurs et d’afropessimistes, son
échec –  si on peut parler d’échec  – est d’abord l’échec d’une
stratégie pour atteindre un objectif, celui de l’unité africaine.
En apprenant, à Londres, l’arrestation de Nkrumah et de ses
camarades en janvier  1950, George Padmore décide immédia-
tement d’organiser, à Trafalgar Square, une manifestation de
soutien réunissant des étudiants, des dockers, des ouvriers et
des militants panafricains. Lorsque le président du CPP sort de
prison et prend la direction du pays en février 1951, il contrôle
la politique d’immigration. Nkrumah devient ainsi le premier
dirigeant africain capable d’inviter qui il veut dans son pays.
Dès lors, la Gold Coast devient un lieu de visite pour de nom-
breux militants africains, afro-américains et antillais, à l’instar
de George Padmore lui-même ou de l’écrivain afro-américain
Richard Wright, qui rédige Black Power lors de son séjour en
Gold Coast en 1953.
À l’été 1951, Padmore, qui est banni de toutes les autres colo-
nies britanniques en raison de ses positions jugées « subversives »,
vient visiter la Gold Coast. Sur place, il écrit l’histoire du natio-
nalisme ghanéen dans The Gold Coast Revolution, et commence
la rédaction de Panafricanisme ou communisme ? dont l’édition
originale, note le sociologue St. Clair Drake, indiquait en sous-
titre Toward a Marshall Plan for Africa (« Vers un plan Marshall
[de reconstruction sur le modèle de l’Europe] pour l’Afrique »).
Padmore est alors en contact avec Fenner Brockway, le diri-
geant du Congrès des peuples contre l’impérialisme (Congress
of Peoples Against Imperialism, COPAI), une organisation non
gouvernementale à laquelle le CPP s’est affilié. Militant britan-
« L’indépendance maintenant et, demain, les États-Unis d’Afrique. » 159

nique né en Inde, objecteur de conscience et membre du Parti


travailliste, Brockway avait suivi les activités londoniennes du
WANS et il était personnellement prêt à aider Nkrumah à orga-
niser une conférence panafricaine4.
En janvier  1953, Nkrumah, en visite au Liberia, prononce
un discours appelant à une union ouest-africaine. Les Libériens
se montrent réticents. En avril  1953, il annonce une confé-
rence pour le mois d’août, réunissant des nationalistes et des
anti-impérialistes ouest-africains, en prélude à une conférence
panafricaine qu’il souhaite organiser l’année suivante. Les invi-
tations sont envoyées, les appels sont publiés dans la presse
mais la conférence est reportée à décembre  1953. Entre-temps,
les services occidentaux ont intercepté de nombreux documents,
et posé leur veto à plusieurs demandes de visa de sortie des
militants de leurs colonies africaines.
Présentée dans certains ouvrages comme le sixième « congrès
panafricain », la conférence de décembre  1953, qui se tient à
Kumasi, fait l’objet d’une audience limitée. Seuls quelques délé-
gués du Nigeria, du Liberia et de la Gold Coast y assistent, et
proposent notamment de faire de Kumasi ou d’une ville nigé-
riane la capitale d’un futur État fédéral. Néanmoins, « le petit
rassemblement à Kumasi en 1953 peut être vu comme une nou-
velle phase dans l’évolution d’une idée et […] comme le véritable
début du mouvement panafricain en Afrique », note l’historien
Ayodele Langley5.
Lorsque le Ghana devient indépendant en mars  1957, Pad-
more revient à Accra et devient le conseiller aux affaires afri-
caines de Nkrumah. Jusqu’à sa mort, en septembre  1959, il
jouera un rôle central dans le rayonnement panafricain de la
capitale ghanéenne. Alors que l’Afrique reste presque intégra-
lement soumise au système colonial et que l’Amérique noire
lutte pour son émancipation, les nationalistes kényans, congo-
lais, camerounais et autres sénégalais, comme les activistes afro-
américains, regardent avec envie ce pays frère dirigé par un
gouvernement africain, avec un président et des ministres noirs.
Des nationalistes et des activistes étrangers viennent au Ghana
pour apprendre et s’inspirer de cette expérience. Le pays devient
160 « Africa for the Africans ! »

une plateforme panafricaine lorsque Nkrumah annonce qu’il est


prêt à utiliser les ressources de son pays pour libérer et unir le
reste du continent6.

Accra : plaque tournante


de la libération de l’Afrique…
En avril  1958 à Accra, sous l’impulsion de Nkru-
mah, la conférence de tous les États d’Afrique indépendants
à l’époque  réunit l’Égypte, la Libye, le Soudan, la Tunisie, le
Maroc, l’Éthiopie et le Liberia. Bien que les ambitieux projets
d’unité africaine des Ghanéens peinent à convaincre leurs homo-
logues, la conférence prend position pour la décolonisation et
la mise en place d’une structure collective pour soutenir les
autres territoires7.
Cette prise de position ne manque pas d’inquiéter les puis-
sances coloniales, à commencer par la France qui, ayant dû
concéder l’indépendance du Maroc et de la Tunisie (en 1956),
est embourbée dans la crise algérienne. Plus que jamais, Paris
craint l’« effet contagieux » de l’indépendance ghanéenne : alors
que la partie anglaise de l’ex-Togoland allemand a été rattachée
au Ghana indépendant en 1957, les troupes françaises se battent
discrètement –  mais férocement  – contre les nationalistes de
l’Union des populations du Cameroun (UPC) qui veulent eux
aussi arracher l’indépendance et la réunification de l’ex-Kamerun
allemand. Pour ne rien arranger, la Guinée opte à son tour, sous
l’impulsion de Sékou Touré, pour l’indépendance immédiate  :
en septembre 1958, les Guinéens votent massivement « non » à
l’intégration à la Communauté française proposée par le géné-
ral de Gaulle, tout juste revenu au pouvoir. Pour répondre au
slogan de Sékou Touré, préférant la « liberté dans la pauvreté
à la richesse dans l’esclavage », la France sabote et détruit tout
le matériel administratif et technique de la Guinée, puis quitte
Conakry. Nkrumah accorde immédiatement un prêt financier qui
permet au régime de Sékou Touré de surmonter les représailles
économiques de la France. Mais les leaders ghanéens et guinéens
vont plus loin encore  : le 23  novembre 1958, ils annoncent la
« L’indépendance maintenant et, demain, les États-Unis d’Afrique. » 161

création de l’Union Ghana-Guinée, perçue comme l’embryon


de ce qui pourrait devenir, à terme, les États-Unis d’Afrique8.
C’est dans ce contexte lourd de menaces pour les puissances
coloniales qu’est organisée une nouvelle conférence à Accra,
en décembre 1958 : la Conférence des peuples africains (CPA)9.
Faisant écho à la conférence de Bandung, qui s’était tenue trois
ans plus tôt, tout en marquant la spécificité « africaine » de
la lutte de libération qu’entend mener Nkrumah, cette grande
conférence ne cherche pas à réunir les (rares) pays africains
déjà indépendants : comme l’indique l’intitulé de la conférence,
également connue sous le nom de « Conférence panafricaine
des peuples », l’idée est de rassembler les « peuples africains »
et non des chefs d’État. Ce sont donc pas moins de soixante
organisations non gouvernementales, syndicats, partis politiques
et mouvements de libération africains qui se retrouvent dans
la capitale ghanéenne pour discuter des modalités de la libéra-
tion totale du continent. L’affiche de la conférence, qui montre
un homme noir brisant ses chaînes au-dessus d’une carte de
l’Afrique, ne fait pas mystère des intentions de ses organisa-
teurs. Et pour ceux qui auraient encore un doute, une allusion
aux célèbres mots de Marx et Engels sert de légende  : « Vous
n’avez rien à perdre à part vos chaînes, vous avez un continent
à regagner. »
Ouverte par une manifestation en faveur de la libération du
militant kényan Jomo Kenyatta, emprisonné par les autorités
britanniques depuis 1952, la CPA est l’occasion pour tous les
représentants nationalistes africains de conjuguer leurs efforts.
On y croise, aux côtés de Nkrumah et de Padmore, organisateurs
de la conférence, tout ce que le continent compte de natio-
nalistes et de révolutionnaires  : Patrice Lumumba, leader du
Mouvement national congolais (MNC), créé quelques semaines
plus tôt à Léopoldville ; Kenneth Kaunda, du Zambian African
National Congress (ZANC) ; le psychiatre martiniquais Frantz
Fanon, envoyé spécial du Gouvernement provisoire de la Répu-
blique algérienne (GPRA) ; le médecin camerounais Félix Mou-
mié, président de l’UPC ; le Kényan Tom Mboya ; le Nigérien
Bakary Djibo…
162 « Africa for the Africans ! »

Bien que des désaccords se manifestent entre les partici-


pants, notamment sur la question de l’usage de la violence, que
défendent les responsables engagés dans un combat armé contre
les puissances coloniales (Algérie, Cameroun), la conférence
adopte plusieurs résolutions. La première défend la libération
totale de l’Afrique, admettant l’usage de la force quand néces-
saire, et met en garde les États indépendants contre l’ingérence
économique et militaire des puissances étrangères. La deuxième,
qui réclame la rupture avec le régime sud-africain, préconise
aussi la création d’une Légion africaine de volontaires, sorte de
« brigades internationales » africaines, pour aider les différents
pays à se libérer. La troisième résolution recommande la création
de cinq fédérations rassemblant les grandes régions d’Afrique
(nord, ouest, est, centre, sud)10.
Lorsqu’il prononce le discours de clôture, Nkrumah se tourne
vers chacun des participants, avec ces mots : « Maintenant, vous
avez vu un État indépendant, nous avons fait cette grande confé-
rence, maintenant rentrez et libérez votre partie de l’Afrique. »
Nkrumah ne se contente pas de paroles. Accusé d’enrichissement
personnel par l’opposition et la presse occidentale, il utilise en
réalité les économies du Ghana pour financer une ambitieuse
politique panafricaine, installant des structures d’accueil et
d’entraînement pour les combattants nationalistes du continent.
Le Ghana devient ainsi la plaque tournante du panafricanisme
militant et le lieu de rencontre permanent des leaders africains.
Accueillant Frantz Fanon, qui cherche des soutiens à la révolu-
tion algérienne, et ayant posé les jalons d’une union politique
avec la Guinée, Nkrumah s’attire sans surprise l’hostilité de la
France et de certains de ses voisins, à commencer par l’Ivoi-
rien Houphouët-Boigny, fidèle allié du pouvoir français (il est
membre du gouvernement français jusqu’en mai  1959), et du
Libérien William Tubman, qui craint l’influence grandissante
du Nkrumah en Afrique de l’Ouest.
« L’indépendance maintenant et, demain, les États-Unis d’Afrique. » 163

… et base arrière pour les militants antillais


et afro-américains
Convaincu de la nécessité de l’union continentale,
Nkrumah n’oublie pas la diaspora. Formé aux États-Unis de 1935
à 1945, fin connaisseur des thèses de Garvey et Du Bois, Nkru-
mah est perçu par les Afro-Américains comme un des leurs. Il
invite aux cérémonies de l’indépendance du Ghana quelques-
unes des figures afro-américaines et antillaises les plus en vue :
le pasteur Martin Luther King, le sénateur de Harlem Adam
Clayton Powell, le diplomate Ralph Bunche, le militant syndica-
liste Asa Philip Randolph, le leader jamaïcain Norman Manley.
Également invité, W.E.B.  Du Bois ne peut pas se rendre aux
cérémonies, contrairement aux précédents : le vieil homme, âgé
de quatre-vingt-neuf ans en 1957, est interdit de voyage par les
autorités américaines en raison de ses positions communistes.
À la fin du mois de juillet 1958, Nkrumah effectue sa première
visite présidentielle aux États-Unis11. Le 27  juillet, son escorte
motorisée de vingt-cinq véhicules est accueillie par 10 000 per-
sonnes sur la 7e  avenue à Harlem. Le lendemain, il rencontre
une centaine de personnes à l’université Lincoln où il prononce
un discours sur le développement économique. Il se rend ensuite
à Chicago, où il reste trois jours à l’invitation du maire Richard
Daley et de la communauté afro-américaine. Lorsqu’il revient
au Ghana, il est accompagné par un petit cercle afro-américain.
L’attractivité du Ghana est d’autant plus grande pour les Afro-
Américains que la traque engagée par le FBI contre les mouve-
ments communistes et noirs des années 1950 et 1960 a conduit
de nombreux militants à s’exiler en Afrique12. Pays indépendant,
arborant fièrement sur son drapeau l’étoile noire de Garvey, le
Ghana est la destination idéale pour les Noirs de la diaspora qui
souhaitent « retourner » en Afrique. En quelques années, Accra
devient ainsi une ville internationale. Alors que le Ghana orga-
nise la première Conférence panafricaine des femmes en 1960,
des Afro-Américaines et des Antillaises, notamment les écrivaines
Maya Angelou (États-Unis) et Maryse Condé (Guadeloupe), la
docteure Ana Livia Cordero (Porto Rico) et la militante syndicale
164 « Africa for the Africans ! »

Vicki Ama Garvin (États-Unis), emménagent à Accra dans les


années 1960. L’université du Ghana accueille à cette période
divers professeurs et intellectuels noirs venus des États-Unis : le
sociologue St. Clair Drake, l’historien Martin Kilson, les intellec-
tuelles Sylvia Boone, Pauli Murray et Alice Windom. Les artistes
afro-américains Herman Kofi Bailey, Ted Pointiflet, John Ray
et Franck Lacy mettent leur art au service de la cause de Nkru-
mah. Du Bois13, qui parvient finalement à retrouver sa liberté de
mouvement, s’installe à Accra en 1961 et demande à Alphaeus
Hunton, autre intellectuel afro-américain exilé en Guinée, de
le rejoindre dans la capitale ghanéenne pour former l’équipe
chargée du projet de l’encyclopédie Africana, censée regrouper
l’intégralité des connaissances scientifiques des peuples africains.
Tous ces militants de la diaspora ont l’impression de vivre
un rêve. Habitués à courber la tête en Amérique, ils découvrent
au Ghana une société moderne avec des Noirs occupant natu-
rellement tous les postes de décision. Mais les Afro-Américains
expérimentent tout de même un certain décalage  : bien qu’ils
aient la même couleur de peau que les Ghanéens, ils leur sont
étrangers du point de vue de la culture et de la nationalité.
En vivant en Afrique, parmi les Africains, ils constatent ainsi,
à l’instar de Richard Wright, les limites de leur africanité et le
poids de leur américanisation.
Pour les Ghanéens, l’immigration afro-américaine pose de
nombreux problèmes, comparables à ceux qui s’étaient posés
au moment où Garvey nourrissait ses projets de « retour en
Afrique ». Ils ne comprennent pas toujours l’attitude parti-
culièrement expressive de ces Afro-Américains ou Antillais qui
embrassent le sol à la descente de l’avion, tombent dans les bras
du premier Africain rencontré et s’attendent à une réciprocité
émotionnelle de leur part. Les Noirs des Amériques revenaient
en Afrique dans l’idée que quelqu’un les attendrait et les accueil-
lerait à l’arrivée comme des parents retrouvant leur enfant. Il
n’en est rien, et le sentiment de rentrer « chez soi », inconnu
de la majorité des Africains puisqu’ils vivent déjà chez eux,
ajoute probablement à la déception et l’incompréhension des
Noirs des Amériques.
« L’indépendance maintenant et, demain, les États-Unis d’Afrique. » 165

Pour nombre de nationalistes africains, les Afro-Américains sont


« américains » avant tout. Même quand elle se veut militante, la
démarche du retour reste bien souvent assimilée à du tourisme,
de l’opportunisme, du romantisme, voire de l’impérialisme. Pour
certains cadres et travailleurs africains, qui n’ont pourtant jamais
remis en cause la présence d’assistants et de conseillers ou de
supérieurs hiérarchiques blancs occidentaux dans les administra-
tions africaines, les Afro-Américains deviennent également des
rivaux sur le marché du travail. Fidèles et au service du gouver-
nement de Nkrumah alors qu’ils sont officiellement citoyens
américains, les militants afro-américains s’opposent en même
temps aux autres expatriés blancs américains qui cherchent au
contraire à soumettre le gouvernement ghanéen à leurs intérêts.
Très vite, Nkrumah s’inquiète des agissements des diplomates
afro-américains envoyés à Accra. Certains d’entre eux, cherchant
à gagner sa confiance le jour, contactent les autorités améri-
caines la nuit en dénonçant ce qu’ils décrivent comme la « dérive
communiste » et « dictatoriale » du président ghanéen.
En juillet 1963, le vice-président (blanc) du Comité de sécurité
intérieure du Sénat américain Thomas J.  Dodd annonce que
le Ghana est dans l’orbite soviétique. Dès lors, le Ghana, base
arrière des mouvements de libération africains et asile pour
les militants afro-américains, est décrit comme un satellite de
Moscou, permettant à la presse de lancer une vaste campagne
de diabolisation de Nkrumah. Le renversement de Nkrumah
devient la solution la plus simple pour freiner tous ces mouve-
ments de gauche, pacifistes, panafricanistes, antiracistes et anti-
impérialistes. La diplomatie de Nkrumah facilite autant le travail
de son opposition interne, qui l’accuse de ne plus s’intéresser
aux affaires du Ghana, que de son opposition continentale qui
l’accuse de vouloir devenir le président de l’Afrique.

De l’Afrique des États aux États-Unis d’Afrique


Nkrumah ne cache pas qu’il souhaite utiliser son ter-
ritoire comme « tremplin de l’indépendance et de l’unité afri-
caines ». Néanmoins, il sait que la réussite et le maintien de
166 « Africa for the Africans ! »

l’unité ghanéenne sont des conditions pour accélérer la décolo-


nisation et renforcer le moral des mouvements de libération. En
cas d’échec, note-t-il, les puissances coloniales pourront « en tirer
prétexte pour repousser leur départ des territoires sous tutelle
ou colonisés, en se référant à la fameuse “bataille” politique
du Ghana, exemple effrayant d’indépendance prématurée14 ».
À  l’échelle continentale, le leader ghanéen est convaincu
que la division de l’Afrique sur des communautés « de race,
de culture et de langue » doit se dissoudre dans un brassage
des cultures donnant naissance à une « personnalité africaine ».
Pour Nkrumah, qui développera longuement ce point dans son
livre Africa Must Unite (L’Afrique doit s’unir), publié en 1963,
les Africains doivent réapprendre à se faire confiance et, ainsi,
à examiner entre eux les problèmes de l’Afrique sans passer
par leurs anciens maîtres coloniaux. Cet appel au huis clos,
qui reprend l’esprit de la conférence afro-asiatique de Bandung
tenue en dehors de toute présence gouvernementale blanche et
occidentale, cherche à rompre avec l’habitude qui amène trop
souvent les Africains à régler leurs différends en faisant appel à
un tiers. « L’Afrique est reliée au reste du monde […] mais pas
à elle-même », constate-t-il15.
Cherchant à « relier l’Afrique avec elle-même », Nkrumah et
ses représentants sillonnent le continent et ne ménagent aucun
effort pour rallier les Africains à la cause de l’unité et de l’aban-
don des frontières coloniales symbolisant des souverainetés arti-
ficielles. Ils avertissent aussi leurs homologues des dangers qui
les menacent. « Le plus grand danger que court actuellement
l’Afrique est le néocolonialisme et son principal instrument est
la balkanisation16. » Trop petits par la taille ou la démographie,
et insuffisamment industrialisés, les États africains qui appa-
raissent à l’horizon de l’année 1960 risquent de passer de la
tutelle directe des puissances coloniales à la domination indi-
recte des monopoles et des groupes industriels qui disposent de
ressources financières bien plus importantes qu’eux et, parfois,
de moyens d’intervention paramilitaire.
Il faut donc, explique Nkrumah, s’unir pour résister ensemble
aux nouvelles formes de prédation qui se dessinent derrière les
« L’indépendance maintenant et, demain, les États-Unis d’Afrique. » 167

indépendances. Pour ce faire, il propose que l’Afrique des États


se fonde dans des États-Unis d’Afrique. En prenant l’initiative
de contacter le maximum de dirigeants africains, il espère les
convaincre de réaliser directement l’unité continentale, en évi-
tant les étapes intermédiaires et les organismes bureaucratiques
qui risquent de retarder, voire de bloquer, la marche vers un
État fédéral.
L’Afrique, plaide-t-il, doit accomplir son unité politique immé-
diatement pour éviter d’éclater sous la pression des « forces
impérialistes ». Sans unité, elle ne peut profiter de ses immenses
richesses et réaliser son développement économique. Il lui faut
donc une politique économique et monétaire commune, avec
la création d’un marché commun, d’une zone monétaire, d’une
banque centrale et d’un système de communication continen-
tal. Pour exister dans les relations internationales et garantir sa
sécurité, chaque État africain devrait s’en remettre à une organi-
sation supranationale, capable de mener une politique étrangère
et de défense commune. Car, si elle veut être entendue sur
la scène internationale, l’Afrique doit parler d’une seule voix,
forte et claire. Enfin, l’acquisition d’une « nationalité africaine »
devrait sceller l’alliance de tous les peuples du continent.
Ce projet optimiste et ambitieux fera rêver des générations
d’Africains. Mais il se heurte à des réalités bien concrètes à la
fin des années 1950, alors que la plupart des colonies africaines
s’apprêtent à accéder à leur tour à l’indépendance.
12
« Armez-vous de science jusqu’aux dents. »
Le rôle des étudiants
et des intellectuels africains

L e destin de Kwame Nkrumah est exceptionnel.


Pourtant, sa vie ressemble, au départ, à celle de
milliers d’Africains qui, partis se former dans les universités occi-
dentales au cours du XXe siècle, décident ensuite de retourner les
outils du système occidental pour réaliser leurs propres aspira-
tions. D’une certaine façon, les projets panafricains de Nkrumah,
auxquels souscrivent nombre d’étudiants et d’intellectuels afri-
cains ayant quitté, temporairement ou définitivement, le conti-
nent, peuvent s’expliquer de cette façon  : la distance qu’ils ont
pu prendre avec leur vie antérieure, au cours de leurs études à
l’étranger, leur permet d’appréhender l’Afrique autrement qu’à
travers ses réalités locales et quotidiennes. Ils peuvent désormais la
contempler globalement, inscrire son histoire dans le temps long
et étudier ses interactions avec les autres ensembles géopolitiques.
C’est ce qui explique l’attrait qu’exercent les congrès panafri-
cains, dans la première moitié du XXe  siècle, sur les étudiants
africains et antillais inscrits dans les universités européennes et
américaines. Ces rencontres réunissent dans les métropoles colo-
niales des étudiants et des intellectuels qui, sur leur propre conti-
nent, n’avaient pas toujours la possibilité de se rendre dans la
colonie voisine. En Europe, le racisme et les conditions matérielles
d’existence quotidienne (logement, pauvreté) conduisent les étu-
diants africains à se fédérer, socialement et, parfois, politiquement,
et à former ainsi des microcosmes panafricains au cœur même
des métropoles impériales. Arrivant à maturité après 1945, ces
mouvements étudiants vont apporter aux revendications autono-
mistes ou indépendantistes des fondements culturels et populaires.
« Armez-vous de science jusqu’aux dents. »… 169

L’Union des étudiants ouest-africains (WASU)


de Londres
Au début du XXe siècle, l’une des premières difficultés
rencontrées par les étudiants africains qui arrivent en Occident
est de trouver un logement. Disposant de ressources financières
limitées, sans contact sur place, et confrontés à des propriétaires
racistes ou peu scrupuleux, les étudiants africains viennent régu-
lièrement frapper à la porte des organismes sociaux et religieux.
Ainsi, lorsque, après la guerre de 1914, le service d’hébergement
de l’université de Londres décide de ne plus accueillir d’étudiants
noirs, une centaine d’étudiants antillais et africains en difficulté
décident de fonder une Union des étudiants d’ascendance afri-
caine (Union of Students of African Descent, USAD).
En 1922, le Nigérian Ladipo Solanke quitte le Fourah Bay
College de Freetown, en Sierra Leone, pour Londres afin de
préparer son entrée au barreau1. Entre-temps, il devient l’un des
premiers professeurs de langue yoruba à l’École des études orien-
tales et africaines de Londres (School of Oriental and African
Studies, SOAS). Deux ans plus tard, avec l’aide d’Amy Ashwood
Garvey, Solanke fonde l’Union progressiste nigériane (Nigerian
Progress Union, NPU). La NPU parvient à fédérer d’autres orga-
nisations africaines dont l’Association des étudiants de la Gold
Coast (Gold Coast Students Association, GCSA) en montrant
que les rivalités attachées aux nationalités nuisent à l’ensemble
des Africains d’Angleterre.
Ainsi, en août  1925, lors d’une réunion à Londres, le méde-
cin sierra-léonais et cadre du NCBWA, Herbert Bankole-Bright,
encourage Solanke à fonder un groupe unique, sur le modèle de
l’Union des étudiants indiens de Grande-Bretagne. L’initiative du
projet, dominé par les Ouest-Africains, suscite des débats avec
les autres communautés africaines qui y voient une forme de
ségrégation. Finalement, l’Union des étudiants ouest-africains
(West African Students Union, WASU), qui milite dans un pre-
mier temps pour l’amélioration des conditions de vie, d’études
et d’information des Africains de Grande-Bretagne, est créée en
19252. Joseph Danquah est élu président, et Solanke secrétaire
170 « Africa for the Africans ! »

général3. En mars 1926, la WASU lance un journal éponyme, et


entame un vaste travail d’éducation et de sensibilisation poli-
tique auprès des étudiants. Proche du NCBWA, la WASU prend
aussi des contacts dans les Amériques, aux Antilles, en Afrique
du Sud, au Congo belge.
Soutenu par Casely-Hayford, Solanke rêve également d’ouvrir
un hôtel et un centre consacré à la gastronomie et à la culture
africaines, afin que les étudiants ouest-africains puissent se ren-
contrer et que les Britanniques puissent découvrir la culture afri-
caine dans de bonnes conditions. En octobre 1929, peu satisfait
par les conditions de financement proposées par le Colonial
Office, Solanke part en tournée en Afrique pour récolter des
fonds. À la suite des réponses réservées des gouverneurs de Gold
Coast et du Nigeria, Solanke comprend que le Colonial Office
craint le potentiel subversif de la WASU en Afrique de l’Ouest et
qu’il est préférable de trouver des financements indépendants.
En 1933, après une seconde tournée africaine, l’argent récolté
par Solanke auprès de quelques entreprises (UAC, Cadbury, Bar-
clays) permet à la WASU de louer provisoirement une résidence
à Camden Road, dans le nord de Londres4. Entre-temps, en 1932,
le Colonial Office a ouvert la résidence Aggrey pour héberger
des étudiants antillais et africains. Persuadée que le Colonial
Office y diffuse une propagande conservatrice, la WASU lance
une campagne contre cette résidence et reproche au médecin
jamaïcain Harold Moody, le président de la Ligue des peuples
de couleur (League of Coloured Peoples, LCP), de servir de cau-
tion au gouvernement. Un nombre croissant d’Africains non
étudiants adhèrent à la WASU dont les luttes économiques et
sociales rejoignent celles des travailleurs immigrés.
S’étant transformée en véritable organisation politique, la
WASU assure la mobilisation pour l’Éthiopie dans les années 1930
et établit en 1942 son propre comité parlementaire, incluant des
députés travaillistes. Menant une action de lobbying politique,
notamment auprès du futur Premier ministre Clement Attlee et
du futur secrétaire aux Colonies Arthur Creech-Jones, la WASU
dépose la première demande d’autonomie des colonies ouest-
africaines. Quand Nkrumah arrive à Londres en 1945, c’est la
« Armez-vous de science jusqu’aux dents. »… 171

WASU qui l’introduit dans le paysage politique britannique,


et c’est en son sein qu’il recrute le petit groupe qui formera
l’avant-garde de son combat pour l’indépendance du Ghana.

Le contrôle du monde académique


dans les colonies britanniques
Avant 1945, Londres ouvre dans ses colonies quelques
écoles et centres universitaires sur le modèle élitiste d’Oxford
et de Cambridge (« Oxbridge »). Mais les intellectuels africains
qui y sont formés restent très isolés du peuple. Lors du congrès
de Manchester en 1945, une résolution venue de la Gold Coast
demande à ce que, tant qu’il n’y aura pas d’université auto-
nome financièrement contrôlée par les Africains, des bourses
soient mises à disposition des étudiants africains pour voyager
et compléter leur éducation dans les universités européennes
et américaines5.
Au lendemain de la guerre, Londres ouvre ou développe des
centres universitaires dans les colonies (Makerere, Nairobi, Dar
es Salaam, Ibadan). Certains sont directement rattachés à l’uni-
versité de Londres, d’autres bénéficient d’une relative autonomie.
Mais, dans les faits, les diplômes délivrés dans les universités
coloniales ne sont pas reconnus en dehors de la colonie6. Par
ailleurs, des universités sont ouvertes non pas pour répondre aux
demandes des Africains, mais pour favoriser les enfants de colons
européens, notamment dans les colonies de Rhodésie (Zambie,
Zimbabwe) et du Nyassaland (Malawi). En Afrique du Sud, un
double collège universitaire en anglais et en afrikaans excluait
les Africains au moment de la création de l’université d’Afrique
du Sud (UNISA) en 1916. La mobilisation des Noirs, appuyée
par les missionnaires, permit l’ouverture, la même année, d’un
collège indigène sud-africain qui deviendra, en 1951, l’université
de Fort Hare, première université noire d’Afrique du Sud.
Au moment des indépendances, le système des universités
nationales est majoritairement adopté dans les pays anglo-
phones, avec une volonté d’élargir l’accès à l’éducation en
ciblant les plus jeunes. Au Ghana, où environ 1 400 écoles pri-
172 « Africa for the Africans ! »

vées deviennent publiques à l’indépendance, le nombre d’élèves


scolarisés dans les écoles primaires est multiplié par sept, ce
qui justifie l’ouverture d’une quarantaine d’établissements de
formation des enseignants. Une université est ouverte à Kumasi,
le campus universitaire de Legon est construit, et un Institut
d’études africaines dirigé par l’historien britannique Thomas
Hodgkin est créé, avec l’ambition de promouvoir l’enseignement
des langues africaines. Pourtant, un groupe d’intellectuels conser-
vateurs ghanéens, incapables de rompre avec le paradigme colo-
nial, s’oppose très tôt à la démocratisation de l’éducation prônée
par Nkrumah. Souvent formés dans le système d’Oxbridge, ils
conçoivent l’éducation comme un instrument de prestige et de
privilège, plutôt qu’un outil de développement national7.

« Si tous les enfants du pays venaient,


par leurs mains assemblées… »
Dans le cadre de sa politique assimilationniste, la
France formait des fils de notables locaux, des fonctionnaires
et des instituteurs africains pour toute l’AOF à l’École normale
William Ponty de Dakar, tandis que les administrateurs français
étaient formés à l’École coloniale, qui devient en 1934 l’École
nationale de la France d’outre-mer (ENFOM). Quelques étudiants
africains disposaient de bourses pour mener des études supé-
rieures à Paris, Toulouse, Bordeaux ou Montpellier, l’idée des
autorités françaises étant que la fréquentation du milieu acadé-
mique métropolitain amènerait ces étudiants à servir loyalement
dans le cadre de l’administration coloniale.
La politisation des étudiants africains et malgaches en France
et les restrictions budgétaires dans l’entre-deux-guerres incitent
cependant le ministère de l’Éducation nationale à réduire les
bourses d’études, et à ouvrir deux centres universitaires à Dakar
et Tananarive. Paris encourage également un grand nombre de
Français à mener des recherches doctorales sur les sociétés afri-
caines à la veille de la décolonisation. Les affrontements idéo-
logiques entre les africanistes représentant une catégorie de
chercheurs et d’administrateurs français travaillant sur l’Afrique
« Armez-vous de science jusqu’aux dents. »… 173

avec le soutien des autorités, et occupant des postes de direc-


tion dans les programmes universitaires à destination des Afri-
cains, et les chercheurs africains indépendants créent un champ
d’affrontement épistémologique.
En 1946, l’Association générale des étudiants africains de Paris
(AGEAP) voit le jour. Quatre ans plus tard, après un premier
congrès à Lyon, les représentants des associations étudiantes
africaines de Montpellier, Paris, Toulouse et Bordeaux, réunis
dans cette dernière ville, fondent la Fédération des étudiants
d’Afrique noire en France (FEANF)8. Présidé par l’étudiante en
médecine originaire du Dahomey, Solange Falade, le comité
exécutif de la FEANF veut réunir les associations étudiantes
africaines, défendre leurs intérêts matériels et promouvoir les
recherches sur l’Afrique.
Installée sur le boulevard Saint-Germain à Paris, la FEANF
sort rapidement de son objectif social et culturel, et prend
plus explicitement position sur l’actualité politique dans son
journal, L’Étudiant d’Afrique noire. Proche de la ligne nationa-
liste de l’Association des étudiants du Rassemblement démo-
cratique africain (AERDA), rattaché au parti interterritorial du
même nom (voir chapitre  13), la FEANF est traversée par des
débats internes à chacune des communautés (camerounaise,
sénégalaise, malgache, dahoméenne…), elles-mêmes divisées
entre progressistes et conservateurs. Lors de son Ve  congrès de
décembre  1954, le débat opposant le député-poète sénégalais
Senghor, qui préconise la mise en place d’organes législatifs dans
chaque colonie, et le militant communiste et anticolonialiste
réunionnais Jacques Vergès, qui prône l’unité et l’internatio-
nalisme dans la lutte pour l’indépendance, tourne à l’avantage
de ce dernier. L’impact de l’insurrection algérienne (1954), de
la conférence afro-asiatique de Bandung (1955) et du congrès
des écrivains noirs de la Sorbonne (1956) renforce la solidité
idéologique de la FEANF, qui prend alors une orientation clai-
rement anti-impérialiste.
Au congrès de la FEANF de décembre  1956, les délégués de
l’Union générale des étudiants musulmans d’Algérie (UGEMA)
confirment l’option indépendantiste, tandis que le nouveau
174 « Africa for the Africans ! »

comité élu, dirigé par le juriste togolais Noé Kutuklui et l’éco-


nomiste camerounais Osende Afana, annonce l’envoi d’une
délégation aux cérémonies de l’indépendance du Ghana9, enté-
rinant le rapprochement avec les forces progressistes africaines.
À  l’été  1958, en réponse à l’arrivée au pouvoir du général de
Gaulle à Paris, la FEANF vote en congrès extraordinaire la pour-
suite de la lutte pour l’indépendance et l’unité africaine, puis
publie Le Sang de Bandung, un pamphlet d’une soixantaine de
pages qui dénonce les crimes commis à cette époque par l’armée
française en guerre contre les indépendantistes d’Algérie.
La réaction des autorités françaises ne tarde pas. Alors que les
loyers des étudiants africains sont augmentés, et leurs bourses
réduites, la surveillance policière devient quotidienne. La FEANF
subit des sanctions administratives et des restrictions finan-
cières motivées par des raisons politiques. Les étudiants qui
militent dans l’organisation sont systématiquement fichés et
leurs candidatures soigneusement écartées dès qu’elles touchent
à des emplois publics. Constatant l’hostilité grandissante de
l’administration française et convaincue de la nécessité de
retourner sur le continent pour y occuper des positions stra-
tégiques à l’approche des indépendances, la FEANF recense les
jeunes diplômés volontaires pour aller enseigner en Afrique,
mettant ainsi en application sa devise, empruntée au roi Ghezo
du Dahomey  : « Si tous les enfants du royaume venaient par
leurs mains assemblées boucher les trous de la jarre percée, le
pays serait sauvé. »
Parmi ceux qui font le choix de revenir en Afrique, Joseph
Ki-Zerbo, premier Africain francophone agrégé d’histoire à la
Sorbonne en 1956, part pour enseigner à Dakar en 1957. Inspiré
par l’indépendance du Ghana, l’historien voltaïque fonde la
même année le Mouvement de libération nationale (MLN) qui
défend l’idéal panafricaniste :
La route de l’indépendance individuelle des personnes afri-
caines passe par l’indépendance de tout notre peuple. C’est
pourquoi nous proposons les États-Unis d’Afrique noire
comme idéal collectif moteur pour l’ensemble des Africains.
C’est le seul moyen pour eux de réhabiliter leur personnalité
« Armez-vous de science jusqu’aux dents. »… 175

collective longtemps opprimée et d’entrer à nouveau comme


acteurs dans l’Histoire universelle10.

En lien avec Ki-Zerbo, qui s’efforce de construire une nou-


velle historiographie de l’Afrique fondée sur le développement
endogène, les théories de la longue durée, et l’interdisciplinarité
de l’école des Annales11, le Sénégalais Abdoulaye Ly, premier
historien africain docteur de la Sorbonne, et son compatriote
Majhemout Diop, fondent également en 1957 le Parti africain de
l’indépendance (PAI)12. Toute cette première génération d’Afri-
cains qui milite à la FEANF et qui étudie à la Sorbonne dans les
années 1950 trouve également une tribune à travers la revue et
la maison d’éditions Présence africaine.

Un « Bandung culturel » à la Sorbonne


La revue Présence africaine voit le jour en 1947, à
Paris, grâce à l’engagement de l’intellectuel sénégalais Alioune
Diop. Convaincu que le déclin de l’Europe et du colonialisme
est imminent, que l’heure de l’Afrique et son réveil passent par
son unité, Diop réunit plusieurs écrivains africains, antillais,
afro-américains et français dans un comité éditorial. Arborant
pour emblème un masque dogon, la revue cherche à redonner
leurs lettres de noblesse aux cultures et aux arts africains, à faire
dialoguer les différentes communautés linguistiques en assurant
la traduction des ouvrages fondamentaux, et s’engage à publier,
dans un esprit militant, des textes littéraires, politiques et scien-
tifiques d’Africains. La librairie et la maison d’édition, ouvertes
en 1949 sur la rue des Écoles, en plein Quartier latin, deviennent
un lieu de rendez-vous des militants anticolonialistes et un point
de surveillance constant pour les services français. En dépit des
difficultés matérielles, Alioune Diop parvient en quelques années
à faire de Présence africaine le centre névralgique francophone
du panafricanisme.
Le point d’orgue de l’histoire de Présence africaine est le
premier congrès des écrivains et artistes noirs, qui se tient,
malgré les nombreuses difficultés politiques, économiques et
176 « Africa for the Africans ! »

administratives, du 19 au 22 septembre 195613. Plus grand ras-


semblement d’intellectuels noirs de l’époque, il réunit dans
l’amphithéâtre Descartes de la Sorbonne de nombreux étudiants
africains et des personnalités aussi différentes qu’Aimé Césaire,
James Baldwin, Joséphine Baker, Frantz Fanon, Jean Price-Mars,
Jacques Rabemananjara, Édouard Glissant, René Depestre, Léo-
pold Sédar Senghor ou Amadou Hampâté Bâ. En l’absence de
W.E.B. Du Bois et Paul Robeson, privés de visa en raison de leurs
opinions politiques, la délégation afro-américaine est conduite
par l’écrivain Richard Wright, qui vient de publier son rapport
de la conférence afro-asiatique tenue en avril 1955 à Bandung.
Précisément, l’objectif d’Alioune Diop est de réaliser un « Ban-
dung culturel », une rencontre entre savants noirs où seraient
débattus, sans aucune censure, tous les sujets liés aux arts et
aux cultures noirs.
De fait, les interventions révèlent de fortes divergences. Sen-
ghor expose une thèse essentialiste sur l’unité culturelle des
peuples africains, avec des analyses sur l’esthétique et la maîtrise
du rythme par les Africains, qui n’emporte pas la conviction
du public. La communication du délégué haïtien Jacques Sté-
phen Alexis souligne le manque de rigueur dans la définition
du concept de « culture » et, prenant appui sur l’histoire de
son pays, ajoute que, tant que le peuple n’est pas au centre
de l’attention, « toutes les déclarations d’amour à la culture ne
peuvent constituer que des gloses verbales ». Cheikh Anta Diop
ajoute qu’il est important de s’accorder sur ce qu’on entend par
« inventaire culturel » pour dépasser rapidement la simple ques-
tion du bilan des réalisations à porter au crédit des peuples afri-
cains, tandis que l’intervention du médecin martiniquais Frantz
Fanon, inspirée par son engagement militant en faveur des indé-
pendantistes algériens (voir chapitre  14), met en avant le rôle
de l’histoire comme moteur de la transformation socioculturelle
des peuples.  Fanon souligne également le lien entre culture et
racisme. S’éloignant du registre strictement « biologique », le
racisme s’attache aujourd’hui à dévaloriser la « culture » des
colonisés, note-t-il  : l’infériorisation des peuples passe par la
destruction de leurs valeurs et de leurs modes de vie.
« Armez-vous de science jusqu’aux dents. »… 177

Aimé Césaire, sur le point de démissionner du Parti commu-


niste français, qu’il accuse de nourrir une nouvelle forme de
paternalisme (qu’il qualifie de « fraternalisme »), s’attaque lui
aussi à la relation entre culture et colonialisme. « On ne peut pas
poser actuellement le problème de la culture noire sans poser le
problème du colonialisme, explique-t-il, car toutes les cultures
noires se développent à l’heure actuelle dans ce conditionne-
ment particulier qu’est la situation coloniale ou semi-coloniale
ou para-coloniale. » Dans cette intervention intitulée « Culture
et colonisation », il range les différentes cultures africaines du
continent et de la diaspora dans un même ensemble, la civili-
sation négro-africaine. « On sait que les avatars de l’histoire ont
fait qu’aujourd’hui le champ de cette civilisation, l’aire de cette
civilisation, déborde très largement l’Afrique, affirme-t-il, et c’est
dans ce sens que l’on peut dire qu’il y a au Brésil ou aux Antilles,
aussi bien Haïti que les Antilles françaises ou même aux États-
Unis, sinon des foyers du moins des franges de cette civilisation
négro-africaine. » Ces mots, qui soulignent parfaitement l’unité
dans la diversité, surprennent les délégués afro-américains et
haïtiens, qui estimaient que la condition coloniale était réservée
aux seuls Africains.
Au terme des débats, les congressistes décident de créer la
Société africaine de culture (SAC) qui prend en charge l’orga-
nisation du second congrès de Présence africaine, tenu à Rome
en mars-avril 1959. Un an plus tard, alors que les pays africains
accèdent tour à tour à l’indépendance politique, la Société amé-
ricaine de culture africaine (AMSAC), qui a financé le séjour
des délégations afro-américaines à Paris en 1956 et à Rome en
1959, invite plus de trois cents intellectuels à Philadelphie pour
discuter des implications culturelles liées à ces indépendances. Le
courant de la négritude est rejeté par la plupart des participants
anglophones qui découvrent à cette occasion les thèses plus
audacieuses du savant sénégalais Cheikh Anta Diop.
En effet, alors que les thèses de la négritude reposaient davan-
tage sur un sentiment ou une esthétique remettant en cause le
racisme des années 1930, les travaux de Diop visant à déterminer
l’antériorité des civilisations nègres sur les autres constituent
178 « Africa for the Africans ! »

un renversement encore plus radical des représentations et des


relations coloniales et raciales. En outre, alors que la négritude
évolue dans les années 1950 en fonction des itinéraires poli-
tiques de ceux qui la portent, en particulier Césaire et Senghor,
et reflètent une certaine diversité dans le fait d’être ou de se
sentir noir, les thèses de Diop cherchent à montrer scientifi-
quement que l’unité culturelle de l’Afrique noire ne repose pas
seulement sur une revendication identitaire visant à retourner
le complexe d’infériorité, mais sur des éléments archéologiques,
linguistiques, historiques et sociologiques irréfutables. Enfin, au
contraire de la négritude qui ne s’inscrit ni dans un projet poli-
tique concret ni dans une démarche encyclopédique, les thèses
de Diop démontrent que l’unité culturelle de l’Afrique est non
seulement possible mais urgente d’un point de vue politique.

« Faire basculer l’Afrique noire


sur la pente de son destin fédéral »
Parmi ses missions, Présence africaine a permis à des
auteurs africains de publier les résultats de leurs travaux et de dis-
poser d’un public critique. L’un d’entre eux, Cheikh Anta Diop,
originaire du village de Caytou dans la région de Djourbel, étudie
à Dakar et à Saint-Louis avant de venir en France en 1946. Le
jeune Diop cultive son érudition en suivant des études de mathé-
matiques, de philosophie et de linguistique, avant d’embrayer
sur une formation en chimie et physique nucléaire14. Mais Diop
ne se contente pas d’étudier. Il devient le secrétaire général de
l’AERDA et, à mesure qu’il se rapproche de la FEANF, sa vision
politique épouse ses intérêts scientifiques15. Radicalement anti-
colonialiste, critique acerbe des responsables politiques africains
prêts à négocier la décolonisation politique et juridique sans
toucher aux structures mentales des colonisés (langue, religion,
éducation), Diop s’inscrit en thèse de doctorat ès lettres, en 1949,
sous la direction de Gaston Bachelard, avec pour sujet « L’avenir
culturel de la pensée africaine ». Son objectif est de construire
un système permettant de relier les humanités africaines aux
éléments culturels de l’Égypte ancienne afin de donner une pro-
« Armez-vous de science jusqu’aux dents. »… 179

fondeur historique davantage de celle contenue dans les travaux


des philosophes Placide Tempels (La Philosophie bantoue, écrit
en 1945 et publié en 1949 par Présence africaine) et Emmanuel
Mounier (L’Éveil de l’Afrique noire, publié par la revue Esprit en
1948). En 1951, il s’inscrit dans une seconde thèse, dirigée par
l’ethnologue Marcel Griaule, avec un sujet portant sur l’identité
des « Égyptiens prédynastiques ».
Dans les deux cas d’étude, Diop se plonge dans les sources
linguistiques, historiques et archéologiques pour démontrer les
racines négro-africaines de la civilisation pharaonique. Ses tra-
vaux l’amènent à dénoncer le silence du monde académique
sur l’Égypte des pharaons noirs comme étant une falsification
majeure de l’histoire qui, perpétuée dans le présent, contribue à
maintenir les Noirs dans un état de soumission psychologique.
Sur la base du déni de l’historicité des civilisations africaines, la
colonisation n’a-t-elle pas construit son propre rôle civilisateur,
faisant commencer l’histoire de l’Afrique à l’arrivée des colons
européens en Afrique ?
Les rapporteurs jugeant les thèses de Diop non scientifiques
ou non conformes aux attentes de l’exercice, aucun jury ne peut
être constitué pour les défendre. À l’instar de Fanon, qui publie
au Seuil, en 1952 sa première thèse, elle aussi rejetée, sous le
titre de Peau noire, masques blancs, Diop fait paraître sa thèse en
1954 chez Présence africaine, sous le titre de Nations nègres et
culture. Le livre fait l’effet d’une bombe dans les milieux mili-
tants africains. Lorsqu’en janvier  1960 Diop, qui s’est réinscrit
en thèse entre-temps, se voit décerner le titre de docteur mais
sans la mention lui permettant d’enseigner dans les universités
françaises, Présence africaine publie immédiatement le résultat
de ses travaux dans L’Afrique noire précoloniale et L’Unité cultu-
relle de l’Afrique noire. Juste après sa soutenance, Diop rentre au
Sénégal, où il est nommé en octobre à un poste d’assistant sans
charge d’enseignement à l’université de Dakar.
En désaccord avec l’évolution politique qui a conduit la France
à décoloniser en faisant éclater l’AOF et l’AEF en une quinzaine
d’États nouveaux (voir chapitre 13), ainsi qu’avec la vision assi-
milationniste de Léopold Sédar Senghor qui devient le premier
180 « Africa for the Africans ! »

président du Sénégal, Diop souligne que le danger qui guette


l’Afrique n’est pas la balkanisation, mais la sud-américanisation,
avec la « prolifération de petites dictatures sans liens organiques,
éphémères, douées d’une faiblesse chronique, gouvernées par la
terreur à l’aide d’une police hypertrophiée, mais sous la domi-
nation économique de l’étranger, qui tirerait les ficelles à partir
d’une simple ambassade ».
Extraites de son ouvrage-programme sur Les Fondements éco-
nomiques et culturels d’un État fédéral d’Afrique noire, ces lignes
publiées dès 1960 et à bien des égards prophétiques montrent sa
volonté de réaliser l’unité de l’Afrique au-delà des indépendances
nationales. Dans ce texte-manifeste, Diop souligne l’intérêt de
repeupler le continent dans le cadre d’une politique agricole
collective, avec un projet de développement durable qui ren-
drait les Africains maîtres de l’intégralité de leurs ressources. Du
point de vue géopolitique, Diop est l’un des premiers à remettre
concrètement en cause la question des frontières héritées de
la décolonisation en proposant de créer un État fédéral allant,
« grosso modo, du tropique du Cancer au Cap, de l’océan Indien
à l’océan Atlantique ».
Pour « vivre l’unité fédérale africaine », Diop exhorte les Afri-
cains à  la restauration de leur unité historique, à travailler à
l’unification du continent avec « une seule langue africaine de
culture et de gouvernement devant coiffer toutes les autres » et
reléguant les langues européennes, jusque-là officielles et obli-
gatoires, à des langues vivantes de l’enseignement secondaire.
Diop encourage la réhabilitation et la « représentation efficace
de l’élément féminin de la nation », la création d’une industrie
d’État, d’une politique scientifique et technologique de haut
niveau, d’une armée moderne formée du point de vue civique
pour éviter les coups d’État. Révisé avec le temps par Diop lui-
même, le projet d’État fédéral présenté en 1960 exige –  dit-il  –
d’unir immédiatement et sans mesures conservatoires l’Afrique
« française » et « anglaise » décolonisée afin de ne pas « laisser aux
États le temps de s’ossifier pour devenir inaptes à la fédération ».
La suite du parcours politique de Cheikh Anta Diop n’est pas
à la hauteur de ses espérances. Il est brièvement emprisonné en
« Armez-vous de science jusqu’aux dents. »… 181

1962 puis les différents partis qu’il anime dans son pays (Bloc
des masses sénégalaises, Front national sénégalais et Rassemble-
ment national démocratique) sont régulièrement interdits par les
autorités sénégalaises16. En revanche, jusqu’à son décès survenu
en 1986, et alors qu’il est privé du droit d’enseigner dans son
propre pays en raison de ses opinions politiques, Diop poursuit
une carrière d’auteur et de scientifique engagé qui lui vaut d’être
reconnu, en particulier dans les milieux militants africains et
afro-américains. Pour autant, alors que son aura d’intellectuel
pleinement engagé en faveur de la production des savoirs et
de la connaissance au service de l’action continue à stimuler
un public conscient des enjeux de la renaissance de l’Afrique,
ses travaux ne sont toujours pas enseignés dans les universités
francophones. Y compris dans celle de Dakar, qui porte pourtant
son nom (depuis 1987).
13
Une nouvelle Afrique,
autour de l’année 1960

A u cours des années 1950, les trajectoires de


Kwame Nkrumah et de Cheikh Anta Diop
annoncent l’ampleur des défis politiques et économiques qui
se posent à l’Afrique. Le premier d’entre eux est de gagner l’indé-
pendance politique qui doit permettre de renverser les injustices
économiques et sociales. Les nationalistes africains comprennent
en effet que la décolonisation n’est pas la dernière étape de
la lutte, mais le point de départ d’un combat pour créer une
nouvelle Afrique. Dans un contexte international marqué par
la bipolarisation Est-Ouest, par la « satellisation » des puissances
secondaires et par l’interdépendance croissante des nations, dont
témoigne par exemple la création de la Communauté écono-
mique européenne (CEE) en 1957, les Africains savent qu’ils ont
tout intérêt à mener la lutte de manière collective.
L’Afrique étant divisée linguistiquement, culturellement, poli-
tiquement et ayant été démembrée par les systèmes coloniaux, la
notion d’unité pose cependant de multiples questions. Comment
concilier la libération nationale et l’unité continentale ? L’unité
africaine doit-elle se constituer immédiatement ou graduelle-
ment ? Faut-il s’appuyer sur les échelons nationaux et inter-
territoriaux ? Doit-elle, dès lors, reprendre ou s’émanciper des
frontières nationales et des structures régionales créées par le sys-
tème colonial ? Et qui doit bénéficier en priorité de cette union :
les responsables politiques qui prennent la tête des nouveaux
États ou les peuples que ces derniers sont censés représenter ?
Bref, si tout le monde, ou presque, s’accorde pour « décoloniser »
l’Afrique, l’unité du continent reste une idée floue.
Une nouvelle Afrique, autour de l’année 1960 183

Pour les dirigeants des jeunes nations, le précédent ghanéen


est riche d’enseignements. Exemple pour les uns, repoussoir pour
les autres, Nkrumah ne laisse personne indifférent. Mais le sys-
tème ghanéen n’est pas facile à déchiffrer. Alors que Nkrumah
tente de forger l’unité de son pays, la société ghanéenne reste
profondément clivée. Alors que l’État vient d’accéder à la souve-
raineté, sa Constitution accepte d’entrée de jeu de la remettre en
cause, affirmant dans son article 2 que le gouvernement ghanéen
est prêt à « céder une partie ou l’intégralité de la souveraineté
du Ghana en vue d’une union des États africains ».
Pour les États africains qui accèdent à leur tour à l’indépen-
dance au tournant des années 1960, la main tendue de Nkrumah
apparaît comme un défi. Oseront-ils la saisir, rompre clairement
avec les modèles hérités de la période coloniale et s’engager
ainsi sur la voie des États-Unis d’Afrique ? La question se pose
avec une particulière acuité pour les territoires issus de l’Empire
français. Car, contrairement à Londres, Paris propose – et, dans
certains cas, impose – un modèle alternatif à l’unité africaine de
Nkrumah  : une décolonisation graduelle qui préserve les enti-
tés territoriales et une partie des institutions coloniales et qui,
surtout, ménage les intérêts bien compris des élites africaines
francophones et de leurs parrains métropolitains.

Grandeur et misère du Rassemblement


démocratique africain (RDA)
En 1946, la France se dote d’une nouvelle Consti-
tution qui, dans son volet colonial, cherche à répondre aux
aspirations à l’autonomie exprimées par les peuples africains
tout en maintenant le modèle républicain, unitaire et assimi-
lationniste. Plaçant les élites africaines au cœur du dispositif,
la IVe  République autorise les Africains à envoyer des députés
à l’Assemblée nationale à Paris et institue des assemblées terri-
toriales dans chaque colonie africaine. Mais la nouvelle Union
française est loin d’être égalitaire. En plus d’instituer un double
collège, qui limite drastiquement les droits politiques des popu-
lations africaines, les colonisés continuent de subir de graves
184 « Africa for the Africans ! »

discriminations socioéconomiques. Les syndicats, autorisés en


1944, donnent de la voix et les premiers partis nationalistes se
constituent.
Le 19 octobre 1946 à Bamako, en présence de plus de 800 délé-
gués, le Rassemblement démocratique africain (RDA) est fondé
sous l’impulsion de Félix Houphouët-Boigny1. Formé par des
enseignants, des médecins, des fonctionnaires, passés pour la
plupart par l’action syndicale, ce parti interterritorial entend
« unir le plus largement possible les Africains, et ce au-delà des
clivages politiques, religieux et autres2 » pour obtenir l’égalité et
l’amélioration des conditions économiques et sociales dans les
colonies. Disposant de députés élus à l’Assemblée et de sections
dans toutes les colonies d’AOF, sauf au Sénégal où le député
Léopold Sédar Senghor préfère former le Bloc démocratique
sénégalais (BDS) en 1948, le RDA est officiellement affilié au
PCF. Mais le retrait des communistes du gouvernement français
en 1947 provoque une crise d’autant plus grave au sein de ce
rassemblement que les services français encouragent la promo-
tion de députés hostiles au marxisme et dévoués aux intérêts
français. Tandis que l’armée réprime les mouvements sociaux,
notamment en Côte d’Ivoire, les autorités françaises soutiennent
les dissidences et les formations rivales dans chaque colonie.
À l’automne 1950, le RDA rompt avec le PCF et affirme, par
l’intermédiaire d’Houphouët-Boigny, sa volonté de maintenir
les colonies dans l’Union française. Cette décision, que désap-
prouvent certaines des organisations affiliées au RDA, notamment
l’Union des populations du Cameroun (UPC) et les mouvements
étudiants, fracture encore le mouvement, qui disparaît momen-
tanément de la scène politique, au profit d’un autre groupe, les
Indépendants d’outre-mer (IOM), fondé en 1948 par le député du
Dahomey Sourou Migan Apithy. Au milieu des années 1950, le
paysage politique africain francophone est donc particulièrement
fragmenté. Aux côtés des militants nationalistes qui demandent
l’« indépendance immédiate », mot d’ordre adopté en 1955 par
l’UPC, qui prendra bientôt les armes en imitant le Viet Minh et
le FLN algérien, toute une palette d’acteurs cherchent à redéfinir
leur relation avec Paris. Les uns veulent accéder à une indépen-
Une nouvelle Afrique, autour de l’année 1960 185

dance négociée, d’autres souhaitent une simple autonomie admi-


nistrative, d’autres encore se satisferaient du statu quo colonial.
Conscientes que le statu quo, justement, est impossible, les
autorités françaises tentent de réformer le système colonial, pour
ne pas tout perdre. En Afrique du Nord, elles cèdent l’indé-
pendance au Maroc et à la Tunisie en 1956. Au sud du Sahara,
redoutant l’« influence dissolvante » de la décolonisation bri-
tannique et l’offensive diplomatique ghanéenne, elles préparent
une loi-cadre, à laquelle le ministre de la France d’outre-mer
Gaston Defferre donne son nom, qui institue enfin le suffrage
universel et confie une partie du pouvoir aux gouvernements et
assemblées locaux. L’un des débats qui occupent les responsables
africains  à cette période concerne l’avenir des regroupements
régionaux, l’AOF et l’AEF. S’il se réjouit de l’autonomisation
politique des territoires africains, le Sénégalais Senghor s’inquiète
de la « balkanisation de l’Afrique » et défend une thèse fédéra-
liste  : « Les huit territoires de l’AOF, défend-il, seraient dotés,
chacun, d’un Conseil des ministres et d’une Assemblée législa-
tive, auxquels ressortiraient toutes les questions d’intérêt terri-
torial. Mais, au-dessus des gouvernements et parlements locaux,
seraient créés un gouvernement fédéral et un parlement fédéral,
auxquels ressortiraient les questions d’intérêt commun3. » L’Ivoi-
rien Houphouët-Boigny, préférant traiter directement avec Paris
plutôt qu’avec Dakar, capitale de l’AOF, s’oppose à une telle
structure fédérale. C’est cette solution qui l’emporte.
Il faut s’arrêter un instant sur le personnage d’Houphouët-
Boigny, dont les positions influenceront durablement les rela-
tions franco-africaines dans les années suivantes. Riche chef,
médecin et planteur ivoirien, élu député en 1945, le chef du
RDA apparaît dans un premier temps comme un authentique
patriote africain. C’est lui qui initie par exemple la loi interdisant
le travail forcé dans les colonies en 1946. D’abord proche des
communistes, il traverse cependant le paysage politique français
des années 1950, de la gauche vers la droite anticommuniste.
S’étant rapproché du ministre de la France d’outre-mer François
Mitterrand au début des années 1950, puis de Gaston Defferre,
qu’il aide à rédiger la loi-cadre, il entre au gouvernement français
186 « Africa for the Africans ! »

en 1956 et devient ministre d’État à la fin de la IVe République


(il le reste au début de la Ve  République, jusqu’en mai  1959).
Ce positionnement ambigu explique son opposition radicale à
la politique panafricaine de Kwame Nkrumah.
À ce sujet, il faut mentionner la rencontre, mémorable, entre
les deux hommes, le 6  avril 1957. Ayant invité à Abidjan son
homologue et voisin anglophone, un mois après l’indépendance
du Ghana, Houphouët s’oppose à une rupture avec la France,
préférant entretenir avec elle des relations d’amitiés. « Mon
ami, vous choisissez l’illusion, lui rétorque Nkrumah. La liberté
et l’indépendance viennent d’abord, l’équité et la fraternité
ensuite. » Houphouët-Boigny prend alors à partie l’auditoire  :
« Vous êtes témoins aujourd’hui du commencement de deux
expériences. Un pari vient d’être lancé entre deux territoires, l’un
ayant choisi l’indépendance, l’autre préférant le chemin difficile
de la construction, avec la métropole, d’une communauté des
hommes égaux en droits et en devoirs. […] Que chacun de nous
fasse son expérience dans le respect absolu de son voisin et, dans
dix ans, nous comparerons les résultats4. » Voilà exprimée l’alter-
native qui s’offre aux dirigeants africains : une union de nature
panafricaine avec leurs homologues du continent ou une alliance
avec les anciennes métropoles dans un cadre que d’aucuns qua-
lifient de « néocolonial » (qualifié de « Françafrique » dans le cas
des anciennes colonies françaises d’Afrique).

L’Union Ghana-Guinée défie


la Communauté française
Le retour au pouvoir du général de Gaulle en mai 1958
recentre le débat sur les relations avec la métropole. Dans le
cadre de la mise en place de la Ve République, le régime gaulliste
propose aux colonies africaines de remplacer l’Union française
par la Communauté française. Démantelant les regroupements
régionaux, l’AOF et l’AEF, cette nouvelle structure donnerait
à chaque État une autonomie élargie pour gérer ses affaires
internes, tout en les maintenant sous la tutelle de Paris en ce
qui concerne les éléments de souveraineté (défense, politique
Une nouvelle Afrique, autour de l’année 1960 187

étrangère, politique économique et monétaire). Le projet de la


Communauté est débattu au sein d’un nouveau groupe, le Parti
du regroupement africain (PRA). En juillet  1958 à Cotonou,
en présence de plus de 500  délégués, dont George Padmore
pour le Ghana et Frantz Fanon pour l’Algérie, le PRA demande
l’indépendance immédiate et « la négociation avec la France
d’une confédération multinationale de peuples libres et égaux,
sans pour autant renoncer à la volonté de fédérer en États-Unis
d’Afrique toutes les anciennes colonies5 ».
En août, le général de Gaulle parcourt l’AOF et l’AEF pour
défendre son projet de Communauté  : les territoires qui vote-
raient négativement, promet-il, obtiendraient immédiatement
leur indépendance, à leurs risques et périls. Le 25  août à
Conakry, il est cueilli à froid par le maire de la ville et pré-
sident du Conseil de gouvernement, Sékou Touré. Ce dernier
dénonce dans son discours « le désordre moral dû au fait colo-
nial », puis soutient que la dignité et la liberté sont intégralement
liées de telle sorte que le peuple guinéen préfère « la pauvreté
dans la liberté à la richesse dans l’esclavage ». Estimant que la
France ne marche pas dans le sens de l’histoire en décidant
d’intensifier son effort de guerre en Algérie, mais que le projet
de Communauté est intéressant dans le cadre de la mise en place
de grands ensembles géopolitiques dans le monde, Sékou Touré
insiste  : « Nous ne renonçons pas et ne renoncerons jamais à
notre droit légitime et naturel à l’indépendance. » Lors du réfé-
rendum organisé le 28  septembre 1958, la Guinée est le seul
territoire à voter « non »6. Et accède à l’indépendance quatre
jours plus tard. Craignant que l’exemple guinéen ne fasse des
émules, Paris lance des représailles économiques contre Conakry.
Les dirigeants comprennent surtout que, sans renoncer pour
autant à la Communauté, il va leur falloir rapidement négocier
l’accès à l’indépendance des autres territoires.
Ces négociations leur paraissent d’autant plus urgentes que
Sékou Touré se rapproche immédiatement de Nkrumah, avec
lequel il signe, dès le 23 novembre 1958, l’Union Ghana-Guinée.
Le dirigeant guinéen, qui n’avait pas envisagé de rompre si bru-
talement avec la France et qui n’anticipait pas les mesures de
188 « Africa for the Africans ! »

rétorsion de Paris, sait que la situation lui impose d’aller de


l’avant. Alors qu’il concevait l’unité africaine comme un projet
par étapes, devant commencer « au niveau de l’Afrique de culture
française », il accepte la main tendue de Nkrumah. « Notre liberté
perdrait de sa plus grande signification si nous devions la res-
treindre aux limites étroites de notre pays », déclare-t-il7. Nkru-
mah, qui cherche à unir tous les États africains indépendants
le plus rapidement possible, prend l’initiative de soutenir la
candidature de la Guinée à l’ONU et de faire jouer l’article 2 de
la Constitution ghanéenne qui autorise le pays à renoncer à sa
souveraineté dans le cadre de la mise en place d’une union avec
un autre État. Réciproquement, la Guinée inscrit à l’article  34
de sa Constitution du 10 novembre 1958 qu’elle « peut conclure
avec tout État africain les accords d’association ou de commu-
nauté, comprenant abandon partiel ou total de souveraineté en
vue de réaliser l’Unité africaine ». Le 23 novembre, l’annonce de
l’Union entre les deux États est suivie d’un prêt de 10 millions
de livres sterling d’Accra à Conakry.
En dépit des différences liées à leur ancienne appartenance à
deux zones de colonisation culturelle et monétaire différentes,
ainsi que de leur différence d’organisation étatique et admi-
nistrative, Accra et Conakry décident d’échanger des ministres
résidents qui sont à la fois membres du gouvernement du Ghana
et de la Guinée. Réunis par l’anticolonialisme, les deux dirigeants
ne sont pas tout à fait sur la même longueur d’onde : alors que
Nkrumah a de longue date médité son projet d’unité africaine,
c’est surtout en raison de la conjoncture immédiate, et pour
pallier au plus vite les difficultés financières de la Guinée, que
Sékou Touré accepte l’union. Le fossé idéologique qui les sépare,
l’inégalité entre les deux territoires et la forte personnalité des
deux dirigeants empêchent l’Union de dépasser le stade du projet
vague et théorique, et d’emporter l’adhésion populaire. Certes,
une seconde étoile noire est ajoutée sur le drapeau du Ghana,
servant de drapeau à l’Union, mais, contrairement aux attentes,
chaque État garde sa monnaie, son armée et sa diplomatie.
Pourtant, Nkrumah est convaincu qu’il tient là le noyau des
futurs États-Unis d’Afrique. En juillet  1959, à la conférence de
Une nouvelle Afrique, autour de l’année 1960 189

Sanniquellie, un petit village libérien, Nkrumah invite, en pré-


sence de Sékou Touré, le Liberia de William Tubman à se joindre
à l’Union Ghana-Guinée. Le refus du Liberia renforce Sékou
Touré dans sa volonté de réduire le projet à un simple outil de
coopération interétatique8.

S’unir à la veille des indépendances ?


Bien que marginalisé par Houphouët-Boigny, Senghor,
qui décrit la Communauté française comme une « association
du pot de fer et des pots de terre9 », ne renonce pas à son
projet fédéral. Sous son impulsion, une conférence acte, en
janvier  1959, le principe de la Fédération du Mali qui réunit
le Sénégal, le Dahomey (Bénin), le Soudan français (Mali) et
la Haute-Volta (Burkina Faso). Mais le projet, qui prévoit un
exécutif avec un président et deux ministres de chaque État, un
Conseil législatif de douze membres venus de chacun des quatre
territoires, est rejeté par référendum au Dahomey et en Haute-
Volta, réduisant la Fédération du Mali à l’axe Dakar-Bamako.
Pour extraire le Dahomey et la Haute-Volta du projet de
la Fédération du Mali, la France a usé de pressions politiques
et économiques, mettant notamment en jeu le financement
d’infrastructures portuaires à Cotonou. Des pressions intra-
africaines interviennent dans le cadre de la rivalité entre Dakar
et Abidjan. En avril 1959, Houphouët-Boigny fonde le Conseil de
l’Entente (ou l’Union Bénin-Sahel), qui réunit la Côte d’Ivoire et
la Haute-Volta, puis le Niger et le Dahomey dans un vaste projet
d’infrastructures, de services communs et d’union douanière. Fri-
leuse au moment de financer l’association, la Côte d’Ivoire traite
les trois autres pays comme des satellites. Le Conseil de l’Entente,
qui ne dispose d’aucune base historique, géographique, écono-
mique ou politique réelle, sert tout simplement à bloquer tout
regroupement panafricain dans la région10.
Parallèlement, la Fédération du Mali se désagrège à son tour.
Entre Senghor, plutôt modéré, gradualiste et profrançais, et
son homologue malien, Modibo Keita, plus radical, panafricain
et progressiste, les désaccords se multiplient. Aux divergences
190 « Africa for the Africans ! »

personnelles s’ajoutent des divisions stratégiques en matière


socioéconomique et de multiples frictions sur les institutions
ou la politique étrangère11. La Fédération, qui obtient son indé-
pendance en juin  1960, éclate trois mois plus tard  : le Sénégal
et le Mali deviennent indépendants séparément en septembre,
tout en restant membres de la Communauté franco-africaine.
Peu après son indépendance, Bamako rejoint Accra et Conakry
dans l’Union Ghana-Guinée-Mali. Là encore, cette Union des
États africains ne donne lieu à aucune organisation politique
commune, et chacun continue à mener ses affaires de manière
indépendante, notamment sur les questions de politique étran-
gère, de défense et d’économie. L’Union Ghana-Guinée-Mali
finira par éclater en 1962.
Le RDA, dominé par Houphouët-Boigny, a laissé peu de place
aux initiatives venues de l’AEF. Pourtant, bien que divisées entre
les colonialismes français, belge et portugais, les populations
d’Afrique centrale possèdent des affinités culturelles importantes
pouvant les assimiler à de véritables nations. Conscient de ces
possibles rapprochements à la veille des indépendances, Bar-
thélemy Boganda, président du Grand Conseil de l’AEF, organe
sans pouvoir censé représenter les quatre territoires de l’AEF
(Oubangui-Chari, Moyen-Congo, Tchad, Gabon), propose de
mettre en place un ensemble supranational12. Convaincu que
les frontières coloniales ne peuvent rester en l’état, il propose en
octobre 1957 un modèle d’unité africaine original, qui mettrait
la région à l’abri des influences communistes et arabes  : les
États-Unis de l’Afrique latine. La fusion des quatre territoires de
l’AEF formerait dans un premier temps une « République centra-
fricaine » forte, en mesure d’intégrer par la suite le Cameroun
(sous tutelle franco-britannique), les territoires belges (Congo,
Rwanda, Burundi) et enfin l’Angola (colonie portugaise)13. Ces
États-Unis de l’Afrique latine fonctionneraient avec un Conseil
des ministres (quatre membres par territoire) et une Assemblée
législative unique remplaçant les organes de l’administration
coloniale. L’attachement de Boganda au christianisme, à la
langue française et à une certaine sympathie pour le capitalisme
a fait débat, l’écrivain afro-américain Richard Wright s’étonnant
Une nouvelle Afrique, autour de l’année 1960 191

par exemple d’un projet qui unirait les Africains catholiques et


mettrait en pratique à l’écart les protestants, majoritaires dans les
pays anglophones. Mais ce projet ne survit pas à la disparition
de son concepteur, dans un accident d’avion, en mars 195914.
D’autres projets de coordinations régionales, qui émergent
à cette période, méritent d’être signalés. C’est le cas notam-
ment en Afrique de l’Est où un regroupement interterritorial,
réunissant des organisations nationalistes venues du Kenya, du
Nyassaland, du Tanganyika, de l’Ouganda et de Zanzibar, se
forme en septembre 1958 sous le nom de Mouvement panafri-
cain de libération d’Afrique centrale et orientale (Pan-African
Freedom Movement of East and Central Africa, PAFMECA).
Cherchant à coordonner les efforts des nationalistes dans le
processus d’accession à l’indépendance, le PAFMECA annonce
en 1960 sa volonté de créer une Fédération de l’Afrique orientale
et centrale – sorte de pendant de l’Union Ghana-Guinée – pour
éviter des indépendances séparées. Mais les résultats seront là
encore décevants  : bien que le mouvement réussisse pendant
quelques années à prendre des positions communes (sur l’apar-
theid sud-africain, les essais nucléaires français au Sahara ou la
crise congolaise), chacun des pays représentés en son sein accède
à l’indépendance individuellement sans donner naissance à la
fédération envisagée.

Balkanisation
Plusieurs raisons expliquent l’échec des constructions
fédérales en Afrique. La première tient sans doute à la volonté
des puissances mondiales, à commencer par les anciennes métro-
poles, d’éviter d’avoir à traiter avec des États à la fois indépen-
dants et unis, et donc capables de leur résister plus facilement (en
s’alliant par exemple à l’ONU pour faire barrage aux décisions
des puissances dominantes). La politique française en la matière
est un cas d’école. Privilégiant les relations bilatérales avec ses
anciennes colonies africaines, la Communauté française entre
rapidement en déliquescence et mute au début des années 1960
en un réseau centralisé reliant de façon très personnalisée le
192 « Africa for the Africans ! »

tout-puissant conseiller du général de Gaulle, Jacques Foccart,


et les dirigeants africains francophones.
L’échec de la dynamique fédérale s’explique aussi par la socio-
logie des responsables politiques africains. Issus, pour beaucoup,
des couches sociales intermédiaires sur lesquelles les autorités
coloniales ont cherché à s’appuyer dans la dernière phase de la
colonisation et auxquelles elles ont fini par confier, à la veille
des indépendances, une certaine autonomie politique et écono-
mique, nombre de ces responsables voient dans ces indépen-
dances si longtemps attendues une chance pour leur promotion
personnelle et leur ascension sociale. Accédant enfin aux plus
hautes fonctions des nouveaux États, rares sont ceux qui sou-
haitent autrement que de façon rhétorique partager le pouvoir
avec les responsables des autres territoires.
Les jeunes États indépendants étant d’ailleurs dotés de poten-
tiels économiques très différents, le risque est grand pour leurs
dirigeants de voir les regroupements régionaux se transformer
en instruments de domination pour les États les plus riches et
les plus puissants. Telle est notamment la crainte de nombre
de dirigeants africains qui voient derrière le projet d’États-
Unis d’Afrique de Kwame Nkrumah le paravent d’une poli-
tique d’hégémonie régionale ou continentale. Même au sein
de l’Union Ghana-Guinée, l’inégalité entre les deux partenaires
est manifeste  : alors que le Ghana renfloue les caisses de la
Guinée, Sékou Touré ne peut que se sentir redevable sans pour
autant être convaincu par le projet de Nkrumah.
Mais la balkanisation de l’Afrique s’explique aussi par des raisons
plus profondes qui renvoient à la nature même des États-nations
africains. Dotées de frontières arbitraires héritées d’un processus
de colonisation sur lequel les Africains n’ont pas eu leur mot à
dire et qui a démembré les sociétés précoloniales, les nouvelles
entités étatiques africaines font face, au moment de l’indépen-
dance, à la résurgence et à la multiplication des revendications
culturelles, linguistiques et identitaires. Alors que les Africains
pouvaient se sentir unis dans la résistance, plus ou moins active,
contre l’occupation coloniale, la question se pose, au moment de
la libération, de la place respective des différents groupes sociaux.
Une nouvelle Afrique, autour de l’année 1960 193

La politisation des identités, « ethniques », territoriales, cultu-


relles et sociales, sur laquelle les puissances coloniales se sont
longtemps appuyées pour asseoir leur autorité, resurgit sous de
nouvelles modalités dans le processus de décolonisation. Elle
se pose par exemple, en mai  1956, lorsque l’ONU organise un
référendum dans la partie de l’ex-Togoland placée sous adminis-
tration britannique pour déterminer l’avenir du territoire. Mais
le référendum est organisé de telle façon que toute la région
passe sous souveraineté ghanéenne au moment de l’accession
de l’ex-Gold Coast à l’indépendance, au grand dam des électeurs
minoritaires et des nationalistes togolais francophones.
Les problèmes de ce type se multiplieront dans toute l’Afrique
à cette période et engendreront dans les décennies suivantes
d’innombrables conflits, du Congo au Nigeria, de l’Érythrée
au Sahara, que les dirigeants tenteront la plupart du temps
d’éteindre en renforçant leur mainmise sur les frontières natio-
nales, en réaffirmant les pouvoirs étatiques, en instaurant des
partis uniques et en musclant leurs systèmes répressifs.
14
Frantz Fanon, au carrefour des Afriques

«
N ous demandons un État Nègre unique, regrou-
pant l’ensemble de l’Afrique noire et de la
Caraïbe, et dans cet État nous ferons de la question raciale ce
qu’elle a été : un objet de diversité, d’approbation mutuelle, et de
compétition amicale, et non pas une excuse pour des antipathies
amères. Les Nord-Africains, aussi, s’ils le veulent, peuvent avoir
accès à cet État1… » Cette déclaration des rédacteurs du premier
numéro de La Race Nègre montre que, dès les années 1920, les
militants noirs incluent l’Afrique du Nord dans leur conception
d’un État panafricain. Reste que la place et le rôle de la partie
septentrionale du continent dans la dynamique panafricaine
demeurent incertains.
Le parcours de Frantz Fanon est une façon intéressante de
poursuivre la réflexion sur la nature du « panafricanisme », sur
son extension géographique et sur ses objectifs au tournant des
années 1960. Martiniquais, descendant d’esclaves, auteur dès
1952 d’un ouvrage retentissant, Peau noire, masques blancs, Fanon
s’installe en Algérie en tant que psychiatre en 1953. Vivant au
plus près des Algériens, il prend fait et cause pour l’insurrection
nationaliste lancée en novembre 1954 par le FLN. Bientôt exilé
en Tunisie, il voyage ensuite au sud du Sahara, notamment au
Ghana, où il représente officiellement le FLN. Brillant analyste
des relations raciales, militant de la révolution algérienne et
théoricien de la révolution africaine, Fanon se situe, en somme,
aux carrefours des « Afriques ».
Frantz Fanon, au carrefour des Afriques 195

Panarabisme, panafricanisme
Kwame Nkrumah n’est pas le seul dirigeant afri-
cain, ni même le premier, à mener une politique résolument
panafricaine. Avant lui, Gamal Abdel Nasser, arrivé au pouvoir
en Égypte en 1952, s’était illustré dans ce domaine. Partisan du
non-alignement sur les superpuissances, figure centrale de la
conférence de Bandung en 1955, vainqueur des puissances colo-
niales coalisées contre lui (Grande-Bretagne, France, Israël) lors
de la crise de Suez en 1956 et champion de l’indépendance totale
–  à la fois politique et économique  – des territoires colonisés,
Nasser apparaît aux yeux de nombre de militants nationalistes
comme un héros. Au milieu des années 1950, les peuples arabes
et africains regardent le régime nassérien comme un exemple
et un modèle.
Déterminé à aider les mouvements de libération à sortir des
griffes coloniales, Nasser accueille leurs militants et les soutient
financièrement, politiquement et militairement. Le Caire devient
ainsi une base arrière pour les combattants du FLN algériens qui
mènent une lutte acharnée contre l’armée française. C’est là que
les responsables de l’UPC, expulsés du Cameroun, trouvent égale-
ment refuge. Nasser mène ainsi une politique panafricaine indé-
pendante2. Un Haut comité pour les affaires africaines est créé
au Caire en 1956. L’Égypte donne des bourses aux étudiants afri-
cains, accorde l’asile aux nationalistes africains et à leurs proches.
Avec des programmes en haoussa, swahili et amharique, Radio
Le  Caire, dont les puissantes ondes touchent une bonne partie
de l’Afrique, devient une antenne de propagande anticolonialiste.
Nasser finance également des conférences diplomatiques et cultu-
relles, et héberge la conférence afro-asiatique de 1957.
Mais Nasser n’est pas seulement panafricain. Il milite aussi, et
surtout, pour l’union des peuples arabes. Renonçant à un projet
d’Union des États du Nil avec le Soudan, voire avec l’Ouganda,
il se tourne vers la Syrie pour fonder avec elle, en février 1958,
la République arabe unie (RAU), conçue comme la première
étape d’un grand État panarabe. Au moment où s’organise la
Conférence des peuples africains, en décembre  1958, les che-
196 « Africa for the Africans ! »

mins panafricain et panarabe semblent se séparer. Bien qu’il


s’intéresse de près à l’Égypte (dont son épouse Fatiah, copte, est
d’ailleurs originaire), Nkrumah apparaît de plus en plus comme
un concurrent de Nasser sur la scène politique continentale.
Il est intéressant de noter, par exemple, que les militants de
l’UPC, en délicatesse avec le pouvoir nassérien à cette période,
quittent l’Égypte après la conférence d’Accra pour s’installer au
Ghana et en Guinée.
Nasser doit aussi faire face à d’autres projets concurrents en
Afrique du Nord. Accédant à l’indépendance en 1956, la Tunisie
et le Maroc nourrissent en effet leurs propres projets d’union
régionale. La Constitution tunisienne reconnaît, dans son
préambule, l’appartenance de la Tunisie à un « Grand Maghreb ».
Rabat, de son côté, est partisan d’un « Grand Maroc » dans un
ensemble fédéral maghrébin incluant donc les territoires de la
Mauritanie, du Sahara espagnol et français, de l’Algérie, de la
Tunisie et de la Libye. Rencontrant à Tanger leurs homologues
du Néo-Destour tunisien et de l’Istiqlal marocain en avril 1958,
les dirigeants du FLN algériens rejoignent officiellement la ligne
panmaghrébine du Maroc et de la Tunisie. « Nous, les repré-
sentants des mouvements de libération nationale de Tunisie,
d’Algérie et du Maroc, proclamons solennellement notre foi en
l’unité du Maghreb et notre volonté de la réaliser dès que les
conditions s’y prêteront, c’est-à-dire quand les forces françaises
et étrangères auront évacué leurs bases de Tunisie et du Maroc
et quand l’Algérie sera devenue indépendante », proclament les
délégués réunis à Tanger, qui proposent la mise en place d’une
Assemblée, formée des trois parlements nationaux, pour poser
les fondements de la future Fédération maghrébine3.

Un panafricaniste sur tous les fronts


La pensée et l’action du psychiatre Frantz Fanon
témoignent des débats en cours, à la fin des années 1950, sur
la coordination des différentes luttes de libération. Nommé à
l’hôpital de Blida en 1953 après une formation en France, il est
vite convaincu que le combat pour l’indépendance de l’Algérie
Frantz Fanon, au carrefour des Afriques 197

mérite d’être mené. Témoin des exactions de l’armée française,


porte-parole de la cause algérienne lors du congrès de la Sor-
bonne de septembre  1956, Fanon démissionne de son poste,
puis il est expulsé d’Algérie en décembre. Après un court pas-
sage en France, il rejoint le FLN en exil à Tunis, pendant que
la bataille d’Alger contraint de nombreux cadres à se réfugier
dans les pays voisins.
La France tente alors d’isoler l’Algérie en posant une barrière
électrifiée à la frontière tunisienne pour éviter les incursions
de combattants, et bombarde, le 9 février 1958, le village tuni-
sien de Sakiet Sidi Youssef pour montrer sa capacité à frapper
toute base extérieure du FLN. Le bombardement entraîne la
chute du gouvernement de Félix Gaillard et de son ministre
de la Défense, Jacques Chaban-Delmas. Ce dernier a tout juste
le temps de créer dans le Constantinois le Centre d’instruction
à la pacification et à la contre-guérilla (CIPCG), une école de
propagande et de guerre psychologique contre-révolutionnaire
dont les « élèves » exercent ensuite au Cameroun, au Congo, en
Angola et au Mozambique.
Lors de son exil à Tunis, Fanon devient le rédacteur du journal
El Moudjahid, puis l’émissaire du GPRA auprès des dirigeants
progressistes d’Afrique subsaharienne. Il s’engage sur le terrain en
participant aux conférences panafricaines d’Accra en 1958 et de
Léopoldville (Kinshasa) en 1960, et en exprimant des positions
idéologiques particulièrement fortes. Les articles et interventions
de Fanon à cette période ont été rassemblés en un volume publié
trois ans après sa mort sous le titre Pour la révolution africaine.
Car, comme le note l’éditeur François Maspero dans la préface
de ce livre, la pensée de Fanon, dont la dimension panafricaine
est souvent passée sous silence (il faut dire qu’il n’utilise jamais
ce terme), a toujours eu à cœur de lier le destin de l’Algérie au
reste de l’Afrique en lutte :
L’un des premiers à envisager de manière concrète – non pas
comme une « vision prophétique », mais comme un objectif
de combat immédiat – l’unité de l’Afrique, il lie constamment
le sort de la révolution algérienne à celui de l’ensemble du
continent, faisant de celle-ci l’avant-garde de la révolution
198 « Africa for the Africans ! »

africaine. El Moudjahid développe constamment cette ligne :


La Révolution algérienne et la libération de l’Afrique, ce titre
donné à la brochure d’articles et de documents du FLN la
plus diffusée à cette époque indique bien l’importance que
les révolutionnaires algériens lui accordent alors4.

Le panafricanisme de Fanon s’est construit dans la lutte, en


dissidence à l’esprit de confort de la négritude et en opposition
au capitalisme comme au communisme. Pour lui, l’unité de
l’Afrique est avant tout une unité de combat, visant à libérer le
continent du colonialisme et de la violence qui lui est consubs-
tantielle. L’Afrique, explique-t-il, doit résoudre ses contradictions
au plus vite, sous peine de rater le rendez-vous historique des
indépendances. Tel est le langage qu’il tient dans les adresses
destinées aux Africains qu’il publie dans El  Moudjahid. Il faut,
leur dit-il en mai 1958, que vous refusiez d’envoyer les soldats
de vos pays se battre aux côtés des Français et que vous rejoi-
gniez plutôt les rangs des patriotes algériens car, « où que vous
soyez, il faut que vous sachiez que le moment est arrivé pour
nous tous d’unir nos efforts et d’asséner le coup de grâce à
l’impérialisme français5 ».
Mais il faut aussi, ajoute-t-il, que les Africains retirent leur
soutien aux dirigeants africains qui cautionnent la répression
française en Algérie et la perpétuation du système colonial en
Afrique  : « Lorsqu’un colonisé comme M.  Houphouët-Boigny,
oublieux du racisme des colons, de la misère de son peuple, de
l’exploitation éhontée de son pays, en arrive à ne pas participer
à la pulsation libératrice qui soulève les peuples opprimés et que,
en son nom, tous pouvoirs sont donnés aux Bigeard et autres
Massu, nous ne devons pas hésiter à affirmer qu’il s’agit ici de
trahison, de complicité et d’incitation au meurtre6. »
Virulent contre Houphouët, « le frein le plus conscient à
l’évolution et à la libération de l’Afrique », soulignant que « les
peuples africains gagneraient à l’isoler et à précipiter sa chute »7,
Fanon n’épargne pas non plus Senghor, qu’il accuse également
de défendre la position de la France en Algérie alors que la
défense de la culture africaine ne peut passer que par la libération
totale du continent. Il souligne que, lors du congrès de Cotonou
Frantz Fanon, au carrefour des Afriques 199

de juillet 1958, qui a donné naissance au Parti du regroupement


africain (PRA), Senghor ne s’est rallié à l’appel à l’indépendance
immédiate que par dépit, avant de conduire son peuple à voter
en faveur de l’entrée dans la Communauté française8.
Le même reproche est adressé, après le second congrès des
écrivains et artistes noirs, à l’intellectuel Jacques Rabemananjara,
qui avait été condamné en 1947 dans le cadre de la grande
répression française contre l’insurrection nationaliste malgache :
En 1959, les hommes de culture africains réunis à Rome
n’ont cessé de parler de l’unité. Mais l’un des plus grands
chantres de cette unité culturelle, Jacques Rabemananjara, est
aujourd’hui ministre du gouvernement malgache et à ce titre
a décidé avec son gouvernement de prendre position contre
le peuple algérien à l’Assemblée générale des Nations unies.
Rabe, s’il était fidèle à lui-même, aurait dû démissionner
de ce gouvernement, dénoncer les hommes qui prétendent
incarner la volonté du peuple malgache. Les quatre-vingt-dix
mille morts de Madagascar n’ont pas donné mission à Rabe
de s’opposer, à l’Assemblée générale des Nations unies, aux
aspirations du peuple algérien9.

C’est donc vers Kwame Nkrumah et Sékou Touré que Fanon


appelle les Africains à se tourner. Quelques mois après avoir
défendu, lors de la conférence panafricaine des peuples en
décembre  1958, la constitution d’un corps de volontaires afri-
cains qui prouverait, par son engagement contre le colonialisme
de l’Algérie à l’Afrique du Sud, que « la libération nationale est
liée à la libération du continent », Fanon est nommé à Accra,
en mars  1960, comme représentant du GPRA en Afrique sub-
saharienne. De là il effectue, à l’été 1960, une mission de recon-
naissance au Mali en vue d’ouvrir ainsi un front militaire au
sud de l’Algérie :
Que du Mali s’engouffrent sur notre territoire des Maliens, des
Sénégalais, des Guinéens, des Ivoiriens, des Ghanéens. Et ceux
du Nigeria, du Togo. Que tous grimpent les pentes du désert
et déferlent sur le bastion colonialiste. Prendre l’absurde et
l’impossible à rebrousse-poil et lancer un continent à l’assaut
des derniers remparts de la puissance coloniale10.
200 « Africa for the Africans ! »

L’Afrique doit montrer ses muscles


et hausser le ton
L’usage de la force comme élément de dissuasion
est un point qui caractérise la vision panafricaine de Fanon.
Alors que Nkrumah associe la philosophie de Gandhi et de
Marx (il a rédigé en 1958, avec son conseiller George Padmore,
un « programme de libération de l’Afrique par la non-violence
gandhienne »), Fanon prend une autre position. À  la confé-
rence des peuples d’Accra, en tant que représentant légitime
d’un mouvement de libération armé, il soutient l’usage de la
violence comme stratégie de lutte. Prenant les cas de l’Algérie,
du Kenya, du Cameroun et de l’Indochine, il estime que la lutte
de libération armée et l’action directe sont légitimes puisque le
régime colonial est par nature un régime de violence. Dès lors,
explique-t-il en janvier 1960 dans El Moudjahid, le combat pour
la liberté et la bataille pour l’unité du continent se rejoignent :
Nous, Africains, disons que depuis plus de cent ans la vie
de 200 millions d’Africains est une vie au rabais, contestée,
une vie hantée perpétuellement par la mort. Nous disons
que nous ne devons pas faire confiance à la bonne foi des
colonialistes, mais que nous devons nous armer de fermeté
et de combativité. L’Afrique ne sera pas libre par le dévelop-
pement mécanique des forces matérielles, mais c’est la main
de l’Africain et son cerveau qui déclencheront et mèneront
à bien la dialectique de la libération du continent.

Fanon développe ses réflexions sur la violence dans Les Dam-


nés de la terre. Cet ouvrage, préfacé par Jean-Paul Sartre qui note
que « Fanon est le premier depuis Engels à remettre en lumière
l’accoucheuse de l’histoire11 », aura par la suite une immense
influence sur les mouvements de libération radicaux, en Afrique
comme dans la diaspora (voir chapitres 18, 19, 20 et 23).
Dans ce livre, Fanon tente de retracer l’histoire de la violence
coloniale et de la résistance des colonisés, en distinguant trois
étapes  : la colonisation introduit une violence en provenance
de la métropole ; cette violence se dissémine ensuite dans la
colonie en favorisant le repli identitaire des colonisés ; puis la
Frantz Fanon, au carrefour des Afriques 201

violence intériorisée par les colonisés se retourne contre le colon.


Partant de cette analyse, Fanon note que la plupart des dirigeants
révolutionnaires qui optent pour des méthodes de non-violence
refusent la lutte armée sous prétexte d’un rapport de forces défa-
vorable. Or, insiste-t-il, le colonialisme, en affirmant que la force
est le seul langage que comprend le colonisé, ne peut être brisé
que par l’usage d’une force plus grande, quitte à ce que celle-ci
soit simplement suggérée. Les opérations de répression menées
par les forces coloniales contre les nationalistes au Kenya, à
Madagascar, en Algérie et au Cameroun notamment, note Fanon,
n’ont pas l’effet escompté. Au lieu de briser la marche libéra-
trice, elles « scandent les progrès de la conscience nationale.
Aux colonies, les hécatombes, à partir d’un certain stade de
développement embryonnaire de la conscience, renforcent cette
conscience, car elles indiquent qu’entre oppresseurs et opprimés
tout se résout par la force12 ».
C’est donc en répondant à la violence du colonisateur que
le colonisé se libère, et c’est en se libérant qu’il libère le colo-
nisateur. La violence, dans la guerre de libération, est donc le
processus grâce auquel la décolonisation crée un « homme nou-
veau »  : le colonisé, jusque-là passif, entre en action. Refusant
la placidité de trop nombreux dirigeants africains, Fanon estime
que la violence est la force qui permettra de faire émerger une
nouvelle Afrique, cette « Afrique à venir », dans laquelle le com-
bat des « masses » ne pourra pas être récupéré par « les démago-
gues, les opportunistes, les magiciens13 ». Formées politiquement
dans le combat quotidien contre toutes les formes d’oppression,
les populations sont alors en mesure de rejeter toute tentative
de mystification.

Quelle « unité africaine » ?


Observant les premiers pas des États africains indépen-
dants au tournant des années 1960, Fanon s’inquiète en effet
de l’attitude de leurs dirigeants. Lors de son séjour en Afrique
de l’Ouest à l’été 1960, il rencontre un adversaire inattendu,
comme il le note dans son carnet de bord :
202 « Africa for the Africans ! »

Le colonialisme et ses dérives ne constituent pas à vrai


dire les ennemis actuels de l’Afrique. À  brève échéance,
ce continent sera libéré. Pour ma part, plus je pénètre les
cultures et les cercles politiques, plus la certitude s’impose à
moi que le grand danger qui menace l’Afrique est l’absence
d’idéologie14.

Les dirigeants des jeunes États indépendants, poursuit Fanon,


se comportent trop souvent comme de nouveaux prédateurs
se contentant de prendre la place des anciens colonisateurs en
reproduisant leurs pratiques :
Après quelques pas hésitants dans l’arène internationale,
les bourgeoisies nationales ne sentant plus la menace de la
puissance coloniale traditionnelle se découvrent soudain de
grands appétits. Et comme elles n’ont pas encore la pratique
politique, elles entendent mener cette affaire comme leur
négoce. Prébendes, menaces, voire littéralement dépouille-
ment de la victime. […] Les ouvriers mécontents subissent
une répression aussi impitoyable que celle des périodes colo-
niales. Syndicats et partis politiques d’opposition sont confi-
nés dans une quasi-clandestinité. Le peuple, le peuple qui
avait tout donné aux heures difficiles de la lutte de libération
nationale, s’interroge mains et ventre vides sur le degré de
réalité de sa victoire15.

Particulièrement lucide, Frantz Fanon s’interroge également


sur le sens véritable que les bourgeoisies qui s’installent pro-
gressivement à la tête des nouvelles nations donnent au mot
d’ordre d’« unité africaine », qui est sur toutes les bouches mais
reste bien souvent lettre morte :
Depuis près de trois ans, j’essaie de faire sortir la fumeuse
idée d’Unité africaine des marasmes subjectivistes, voire
carrément fantasmatiques de la majorité de ses supporters.
L’Unité africaine est un principe à partir duquel on se pro-
pose de réaliser les États-Unis d’Afrique sans passer par la
phase nationale chauvine bourgeoise avec son cortège de
guerres et de deuils.
Pour amorcer cette unité toutes les combinaisons sont pos-
sibles. Certains, comme la Guinée, le Ghana, le Mali, et
Frantz Fanon, au carrefour des Afriques 203

demain peut-être l’Algérie, mettent au premier plan l’action


politique. D’autres, comme le Liberia et le Nigeria, insistent
sur la coopération économique. La RAU de son côté insis-
terait davantage sur le plan culturel. Tout est possible, et
les uns et les autres devraient éviter de discréditer ou de
dénoncer ceux qui voient cette unité, ce rapprochement des
États africains d’une façon qui diffère de la leur. Ce qu’il faut
éviter, c’est la tension ghanéo-sénégalaise, la tension somalo-
éthiopienne, maroco-mauritanienne, congolo-congolaise…
En réalité, les États colonisés qui ont accédé à l’indépendance
par la voie politique semblent n’avoir d’autres préoccupa-
tions que de se trouver un vrai champ de bataille avec des
blessures et des destructions16.

Comme Cheikh Anta Diop à la même période, Fanon s’inquiète


donc du devenir de l’Afrique alors que celle-ci accède par petits
bouts à la souveraineté politique. Il a raison. Alors qu’il rédige
Les Damnés de la terre en 1961, il apprend l’assassinat, coup
sur coup, de Félix Moumié, président en exil de l’UPC, et de
Patrice Lumumba, Premier ministre du Congo, qu’il avait tous
deux côtoyés depuis leur rencontre à Accra en décembre 1958.
Malgré les indépendances, les puissances impérialistes n’ont à
l’évidence pas l’intention de lâcher l’Afrique. Atteint d’une leucé-
mie fulgurante, Fanon meurt en décembre 1961, à trente-six ans,
sans même avoir vu l’indépendance de l’Algérie pour laquelle
il s’était tant battu.
15
Le crime fondateur de l’impérialisme
au Congo

T errain de partage des impérialismes lors de la


conférence coloniale de Berlin en 1884-1885,
le Congo devient la propriété du roi des Belges puis de l’État
de Belgique. Pendant la Seconde Guerre mondiale, le Congo
finance l’intégralité des dépenses du gouvernement belge en
exil à Londres, et fournit les réserves d’uranium permettant la
fabrication des deux premières bombes atomiques américaines.
Après 1945, les autorités belges restent persuadées que l’avenir
du Congo leur appartient pour plusieurs décennies. Paternalistes
convaincues de leur « mission civilisatrice », elles développent
des travaux d’anthropologie pour dresser des typologies de tra-
vailleurs et catégoriser les peuples du Congo et du Rwanda-
Urundi voisin. Ainsi, pour les besoins de main-d’œuvre des
multinationales et des compagnies minières qui font la loi dans
le pays (Union minière du Katanga, Société générale de Bel-
gique, Unilever…), les populations sont déplacées d’une région à
l’autre. Quant à l’élite intellectuelle, très réduite, elle se retrouve
principalement dans les associations culturelles d’anciens élèves
des missions chrétiennes et dans certains cercles d’études privés.
En 1954, Joseph Kasa-Vubu prend la direction de l’un de ces
groupes, l’Association des Bakongo (ABAKO). Deux ans plus tard,
après un travail de politisation dans les villes et les campagnes,
l’ABAKO publie un Manifeste de conscience africaine. Réclamant la
fin de la ségrégation raciale et l’extension des droits politiques
des Africains, ce texte s’oppose au plan du professeur Antoine
Van Bilsen qui n’entrevoyait pas l’indépendance du Congo avant
trente ans. La même année 1956, un jeune fonctionnaire écrit
Le crime fondateur de l’impérialisme au Congo 205

un livre intitulé  Le Congo, terre d’avenir, est-il menacé ? Alors


inconnu, son auteur, Patrice Lumumba, deviendra quatre ans
plus tard le Premier ministre du Congo indépendant. Et sera
assassiné quelques mois plus tard, devenant l’un des principaux
martyrs de l’histoire du panafricanisme.

Lumumba à Accra
D’origine tetela, un petit groupe installé dans la pro-
vince du Kasaï, au centre du Congo, Lumumba est éduqué dans
les missions chrétiennes, catholiques et protestantes. Après avoir
occupé des fonctions subalternes dans une société minière, il
trouve un poste d’employé de bureau à Léopoldville (Kinshasa).
En 1956, revenant d’un court séjour en Belgique, il est arrêté,
jugé et condamné à douze mois de prison pour détournement
de fonds dans une affaire liée à son travail à l’Office des chèques
postaux. C’est au cours de sa détention qu’il rédige son ouvrage
Le Congo, terre d’avenir, qui espère-t-il, aidera Belges et Congolais
à réaliser « une entente fraternelle afin d’aboutir, par voie de
conséquence, à une union définitive 1 ».
En 1957, Lumumba prend en charge la direction commerciale
d’une grande brasserie. Il fréquente alors les bars de la capi-
tale, animés par des groupes de musique panafricains comme
l’orchestre African Jazz de Joseph Kabasellé. De l’autre côté du
fleuve Congo, à Brazzaville, l’indépendance vis-à-vis de la France
est déjà discutée. Le jeune homme, qui préside ou participe à
plusieurs cercles de débats, décide de fonder en octobre  1958
le Mouvement national congolais (MNC). Encore modéré et
réformiste, le MNC cherche néanmoins à combattre résolument
toutes les formes de division à l’intérieur du Congo. Convaincu
qu’il est important d’implanter le mouvement dans toutes les
régions du pays, Lumumba se distingue de la classe politique de
l’époque, qui s’inscrit plus volontiers dans un cadre « ethnique ».
Son séjour à Accra, en décembre 1958, va définitivement faire
basculer Lumumba dans l’anticolonialisme et le panafricanisme.
Se rendant à la conférence panafricaine d’Accra, les délégués du
Mouvement panafricain de libération d’Afrique centrale et orien-
206 « Africa for the Africans ! »

tale (PAFMECA) font une escale de trois jours à Léopoldville 2.


Ils y reçoivent un accueil très organisé de la part des autorités
coloniales belges. Pour les rassurer, ces dernières les introduisent
auprès d’un petit nombre de Congolais émancipés, acquis au
système colonial. Surpris par le discours de ces Congolais dociles
qui leur dressent un portrait élogieux de la colonie et des rela-
tions harmonieuses entre Belges et Congolais et constatant qu’ils
n’ont jamais entendu parler de la conférence d’Accra, pourtant
annoncée depuis six mois à travers toute l’Afrique, les délégués
est-africains mènent leur propre enquête qui leur permet de
comprendre la manipulation des autorités belges. Le soir venu, ils
rencontrent Lumumba dans un bar du quartier africain de la capi-
tale. Le courant passe immédiatement, et la délégation kényane
décide de lui payer le billet d’avion ainsi qu’à quatre de ses
camarades. Les autorités belges, qui ne voient pas en Lumumba
une menace, autorisent son déplacement. Ils regretteront bien
vite cette erreur de jugement qui allait bouleverser l’histoire du
Congo et de toute l’Afrique. À Accra, Padmore, Fanon et Moumié
sont séduits par la personnalité de Lumumba, et Nkrumah décide
de faire de la libération du Congo une affaire personnelle3.

La fin de la colonie belge


Lorsque Lumumba revient à Léopoldville, son discours
a changé. Il est déterminé à obtenir l’indépendance du Congo
dans un cadre nationaliste et panafricain. Alors que le Congo
est sans doute la colonie la moins préparée à l’indépendance,
il y accède avant toutes les autres colonies d’Afrique centrale et
orientale. En fait, dès le 4 janvier 1959, les Belges sont dépassés
par une insurrection dans les quartiers africains de Léopoldville.
L’état d’urgence est décrété. La Belgique comprend que les choses
risquent d’aller plus vite que prévu et qu’il est important de
trouver un moyen de ne pas tout perdre.
Mais ce que Lumumba redoutait depuis longtemps commence
à se produire à mesure qu’approche la perspective de l’indépen-
dance : l’unité du Congo, territoire immense, quatre-vingts fois
plus grand que la Belgique, dont certaines régions sont dotées
Le crime fondateur de l’impérialisme au Congo 207

de fabuleuses richesses, se craquelle. En juillet  1959, le MNC


lui-même se scinde en deux à la suite d’un conflit avec Albert
Kalonji. Ce dernier proclamera en août  1960 l’indépendance
de la région minière du Sud-Kasaï. Dans l’autre région minière
stratégique, le Katanga, l’homme d’affaires Moïse Tshombé déve-
loppe un discours tribaliste et sécessionniste. Dans la capitale,
Lumumba continue de diffuser des idées qui déplaisent aux
autorités belges. À l’automne 1959, il est à nouveau arrêté pour
des propos nationalistes tenus lors d’un discours. Cependant,
en janvier  1960, à Bruxelles, sa présence est réclamée par les
délégués congolais envoyés à la conférence de la Table ronde,
organisée pour examiner les conditions de transition à l’indépen-
dance. Libéré, Lumumba rejoint la capitale belge où il retrouve
Kalonji, Kasa-Vubu et Tshombé. Un journaliste, alors proche
de Lumumba, est également présent : Joseph Désiré Mobutu.
Lorsqu’il revient de Bruxelles, Lumumba est membre du Col-
lège exécutif général qui dispose d’une feuille de route pour
conduire le Congo à l’indépendance d’ici au 30  juin 1960. Au
mois d’avril, il retourne au Ghana pour voir Nkrumah et Mou-
mié. Ce voyage inquiète les Belges et les Américains qui soup-
çonnent Nkrumah d’avoir des visées sur le Congo. Dès lors,
Lumumba fait l’objet d’attaques régulières de la part de ses adver-
saires mais également de son propre camp. Ses ambitions et sa
manière d’être décontenancent les Belges, peu habitués à voir
un Africain leur tenir tête. Lumumba, que les Belges croyaient
au départ malléable, apparaît comme un homme qu’on ne peut
manipuler. Ses détracteurs reviennent sur ses erreurs de jeu-
nesse, en les exagérant. Jamais fondée et toujours démentie,
son adhésion au communisme revient comme un leitmotiv.
Mais sa popularité grandit. Le MNC remporte les élections en
mai 1960. Tandis que Kasa-Vubu devient président de la Répu-
blique, Lumumba est chargé de former le gouvernement.
Le jour de l’indépendance, le 30  juin 1960, Lumumba grif-
fonne quelques mots sur un papier en écoutant les discours de
Kasa-Vubu et du roi Baudouin, qui s’autocongratulent. Il se lève,
se dirige vers l’estrade. Contre toute attente, il prend la parole
et, s’adressant aux « Congolais et Congolaises, combattants de
208 « Africa for the Africans ! »

l’indépendance aujourd’hui victorieux », il délivre le discours


d’indépendance le plus critique jamais prononcé par un Africain
en présence de la plus haute autorité métropolitaine4. Accusant
les Belges d’avoir rendu nécessaire « une lutte indispensable pour
mettre fin à l’humiliant esclavage qui nous était imposé par
la force », Lumumba indique que les Congolais n’oublieront
jamais « les ironies, les insultes, les coups que nous devions
subir matin, midi et soir, parce que nous étions des nègres ».
Sur un ton clair, il annonce que le Congo traitera dorénavant
« d’égal à égal » avec la Belgique, mais choisira ses alliances en
fonction des intérêts congolais.
Dans la salle, son discours, retransmis en direct à la radio, est
applaudi à chaque mesure invitant le peuple congolais à « com-
mencer une nouvelle lutte, une lutte sublime qui va mener notre
pays à la paix, à la prospérité et à la grandeur ». Demandant « à
tous d’oublier les querelles tribales qui nous épuisent et risquent
de nous faire mépriser à l’étranger », il paraphrase la déclara-
tion d’indépendance de Nkrumah  : « Nous allons montrer au
monde ce que peut faire l’homme noir quand il travaille dans
la liberté, et nous allons faire du Congo le centre de rayonne-
ment de l’Afrique tout entière. » Sous les applaudissements de la
salle, il conclut son discours en affirmant que « l’indépendance
du Congo marque un pas décisif vers la libération de tout le
continent africain ».
Le roi Baudouin revient à Bruxelles humilié. Alors que le Pre-
mier ministre congolais accède immédiatement au rang de héros
de la cause africaine, le président américain Dwight Eisenhower,
qui demande l’ouverture d’un dossier sur Lumumba, comprend
que la situation congolaise risque de se compliquer5.

Une crise internationale


De fait, quelques jours après l’indépendance, le Congo
s’enfonce dans une grave crise. Une mutinerie éclate lorsque le
général belge Émile Janssens, qui commande la Force publique,
humilie les soldats congolais en leur annonçant que la déco-
lonisation ne changera rien à l’ordre hiérarchique et à leurs
Le crime fondateur de l’impérialisme au Congo 209

conditions de vie. Lumumba a à peine le temps d’essayer de


régler le problème, en décrétant l’africanisation de l’armée,
que la Belgique envoie des troupes, en violation de la souve-
raineté congolaise, sous prétexte de protéger ses ressortissants.
De son côté, Moïse Tshombé profite de la crise pour procla-
mer l’indépendance du Katanga. Cette région particulièrement
riche, exploitée et contrôlée par l’Union minière, est peuplée par
une minorité d’Européens qui, acquise aux idées de l’apartheid,
plaide pour un Katanga indépendant ou rattaché à l’Afrique du
Sud et aux deux Rhodésies (futures Zambie et Zimbabwe). Un
mois après la sécession katangaise, la riche province diamantifère
du Sud-Kasaï déclarera à son tour son indépendance.
Décidé à préserver la souveraineté et l’intégrité territoriale
de son pays, Lumumba demande l’intervention de l’ONU, qui
réclame le retrait des troupes belges et envoie des « casques
bleus ». Mais ces derniers refusant d’intervenir au Katanga, où
Tshombé bénéficie de la protection belge, le Premier ministre se
tourne vers Moscou, d’une part, et vers ses homologues africains,
d’autre part. Conscient de ce qui se joue au Congoa, Kwame
Nkrumah cherche à intervenir. Le 8 août, il obtient du Parlement
ghanéen que son gouvernement « engage les troupes du Ghana
dans une action militaire offensive contre les troupes belges
si l’ONU était incapable de mettre en œuvre la résolution du
Conseil de sécurité6 ». Mais les troupes ghanéennes, présentes
au Congo, n’interviennent en fait que dans le cadre de l’ONU,
ce qui les paralyse et les empêche de mener toute « opération
offensive ».
Envoyant directement les troupes congolaises à l’assaut du
Katanga et du Sud-Kasaï, Lumumba tente de plaider sa cause
devant ses homologues lors d’un sommet panafricain organisé

a Premier leader du premier pays indépendant de cette région du continent,


Lumumba était une menace pour les régimes racistes et capitalistes d’Afrique
australe et les colonies lusophones qui redoutaient un Congo uni et ser-
vant de base aux forces progressistes. À  Accra en 1958, sur les conseils de
Padmore qui était convaincu que le décollage de l’Afrique reposait sur le
Congo et l’Afrique du Sud, Nkrumah et Lumumba s’étaient accordés sur
l’idée que le Congo, dans la foulée de son indépendance, rejoigne l’Union
Ghana-Guinée, et s’engage à ouvrir un front contre le régime de Pretoria.
210 « Africa for the Africans ! »

en urgence, fin août  1960, à Léopoldville7. Il leur demande de


passer de la parole aux actes : « L’unité et la solidarité africaines
ne sont plus des rêves, elles doivent se traduire par des décisions.
Unis dans un même esprit, dans un même élan, avec le même
cœur, nous ferons bientôt de l’Afrique un continent réellement
libre et indépendant8. »
Lorsqu’il prononce ses paroles, le destin de Lumumba est déjà
scellé. Les Américains, qui craignent une intervention soviétique,
décident secrètement d’écarter Lumumba. Le 4 septembre 1960,
le président Kasa-Vubu révoque son Premier ministre qui, à son
tour, annonce la destitution du président. Tandis que Kasa-Vubu
se rend au siège de l’ONU pour faire reconnaître sa légitimité,
Lumumba est interdit de voyage. La « communauté internatio-
nale » a choisi son camp  : elle soutient un président nommé
au terme d’un accord politique plutôt que son Premier ministre
pourtant arrivé au pouvoir en toute légalité, à l’issue d’élec-
tions démocratiques. De plus en plus isolé, Lumumba enrage.
Y compris contre ses « amis africains ». « Prudence, prudence,
tout le monde me recommande la prudence, lance-t-il à un de
ses visiteurs, fin septembre. Les Africains sont des couards ! […]
Tous les Nasser, Nkrumah, Sékou Touré font de beaux discours
sur le Congo, mais ils ne savent pas de quoi ils parlent9 ! »
Placé en résidence surveillée, en octobre, par son propre chef
d’état-major, Joseph Mobutu, qui travaille en connexion avec
les services secrets américains, Lumumba parvient à s’enfuir en
novembre et tente de rejoindre ses partisans qui ont établi un
gouvernement à Stanleyville. Grâce aux renseignements améri-
cains et canadiens, il est finalement arrêté le 1er décembre 1960
par les hommes de Kasa-Vubu et Mobutu. Alors que l’ONU tient
responsables les autorités congolaises du sort de Lumumba,
Mobutu et Kasa-Vubu décident de l’expédier au Katanga et de
le livrer à son pire ennemi, Tshombé. Dans la nuit du 16 au
17 janvier 1961, le Premier ministre déchu est torturé, puis exé-
cuté par un commando belgo-congolais. Son corps est dépecé
et disparaît après avoir été dissous dans l’acide sulfurique par
deux mercenaires belges.
Le crime fondateur de l’impérialisme au Congo 211

Symbole du panafricanisme… et de ses limites


La disparition tragique de Lumumba fait immédia-
tement de lui un symbole international. En février  1961, en
apprenant sa « mort en brousse », des activistes afro-américains
font irruption au siège des Nations unies, à New York, pour
dénoncer son assassinat. Lumumba devient un cri de ralliement
de tous les anti-impérialistes. Dans presque toutes les capitales
occidentales et africaines, des manifestations ou des événements
pro-Lumumba sont organisés. Le nom de Lumumba est donné
à de nombreux clubs ou lieux de réflexion anti-impérialistes en
Afrique, aux États-Unis, dans la Caraïbe et dans les pays de l’Est.
Plusieurs militants donnent « Lumumba » comme prénom à leur
enfant, ou en font leur nom de guerre. Des livres, des films et
des documentaires avec des partis pris parfois discutables, ou des
œuvres de création vont également s’inspirer des différents évé-
nements de sa vie, en particulier son discours de l’indépendance.
Jusqu’à nos jours, Lumumba incarne une Afrique combattante
et cohérente avec elle-même : l’Afrique qui réclame justice.
Paradoxalement, pourtant, la mort de Lumumba symbolise
aussi les échecs du panafricanisme. Bien que les principaux res-
ponsables de sa chute soient incontestablement les puissances
impériales, à commencer par la Belgique et les États-Unis, elle
illustre aussi l’incapacité de l’Afrique à peser sur les décisions
de la « communauté internationale », et notamment sur l’ONU.
Fondée en 1945 par les seuls États qui étaient indépendants
à cette date, l’organisation internationale a certes, dans certains
cas, permis d’accélérer le processus de décolonisation. Elle a
également intégré les nouveaux États, à mesure qu’ils étaient
rendus à la souveraineté. Mais, comme le démontre la crise
congolaise, elle reste l’instrument des cinq puissances mondiales
représentées de façon permanente au Conseil de sécurité. Bien
que son Assemblée générale se présente comme le forum de la
communauté internationale, le principe « un pays, une voix »
n’est en fait que faussement démocratique puisqu’il favorise
les puissances anciennes et coalisées au détriment des États en
construction et des régions « balkanisées ». Faute d’avoir pu par-
212 « Africa for the Africans ! »

ler d’une seule voix, les États africains indépendants ont enté-
riné une décision lourde de conséquences en laissant l’ONU
intervenir et s’installer au Congo. En effet, à partir du moment
où les puissances dominantes peuvent intervenir en Afrique
sous couvert de l’ONU, quelle marge de manœuvre reste-t-il
aux Africains ?
Paradoxalement limité par son indépendance juridique, qui
lie son destin aux aléas de l’armée congolaise embryonnaire,
Lumumba ne disposait pas de la même marge de manœuvre que
ses agresseurs. Alors que Tshombé a usé de son « indépendance »
pour recruter des mercenaires blancs, belges et sud-africains, afin
de renverser le gouvernement central, Lumumba, chef d’un gou-
vernement indépendant et respectueux du droit international,
s’est tourné vers la seule instance légitime pour régler la crise
politique et sécuritaire. Alors que les mercenaires obéissaient à
Tshombé, ou en tout cas à celui qui les payait, l’ONU est inter-
venue en avançant sa neutralité, et donc en refusant d’obéir à
Lumumba et de reconnaître implicitement sa légitimité. Dépen-
dants de New York et non de Léopoldville, les « casques bleus »
envoyés au Congo n’étaient par conséquent pas « neutres » et
favorisaient, en pratique, les adversaires de Lumumba. « Le tort
de Lumumba, explique Frantz Fanon en février 1961, a été […]
de croire en l’impartialité amicale de l’ONU. Il oubliait singuliè-
rement que l’ONU, dans l’état actuel, n’est qu’une assemblée de
réserve, mise sur pied par les grands, pour continuer entre deux
conflits armés la “lutte pacifique” pour le partage du monde10. »
Si les nationalistes africains se déchaînent, à juste titre, contre
l’impérialisme des puissances occidentales et l’impuissance cou-
pable de l’ONU, certains d’entre eux ont conscience que la crise
congolaise illustre l’échec d’un « panafricanisme » purement
incantatoire. Fanon, comme Nkrumah après lui reconnaissent
que les pays africains n’auraient jamais dû laisser l’ONU interve-
nir au Congo, ni envoyer leurs troupes sous couvert de l’ONU,
mais créer leur propre force d’intervention dans la lignée des
engagements pris à Accra en 1958, et réitérés à la conférence des
peuples africains à Tunis en janvier 1960 : constituer une légion
africaine indépendante chargée d’appuyer les peuples africains
Le crime fondateur de l’impérialisme au Congo 213

en lutte pour leur indépendance ou menacés pour leur souve-


raineté. Mais, pour qu’une telle légion voie le jour autrement
qu’à l’état embryonnaire, pour que les États nouveaux défendent
les véritables intérêts des Africains, il faut que l’Afrique fasse
un choix. « Il faudra qu’elle dise si elle avance ou si elle recule,
insiste Fanon. Il faudra qu’elle comprenne qu’il ne lui est plus
possible d’avancer par régions, que, comme un grand corps qui
refuse toute mutilation, il lui faudra avancer en totalité, qu’il n’y
aura pas une Afrique qui se bat contre le colonialisme et une
autre qui tente de s’arranger avec le colonialisme. Il faudra que
l’Afrique, c’est-à-dire les Africains, comprenne qu’il n’y a jamais
de grandeur à atermoyer et qu’il n’y a jamais de déshonneur à
dire ce que l’on est et ce que l’on veut, et qu’en réalité l’habileté
du colonisé ne peut être en dernier ressort que son courage, la
conception lucide de ses objectifs et de ses alliances, la ténacité
qu’il apporte à sa libération11. »
16
L’Organisation de l’unité africaine (1963)

L a crise du Congo, qui a éclaté à l’été 1960 et


qui se prolonge pendant plusieurs années, brise
l’unité de façade. Autour du Ghana, les pays africains pro-
gressistes reconnaissent le gouvernement lumumbiste du vice-
Premier ministre Antoine Gizenga, installé à Stanleyville, tandis
que les pays restés proches des anciennes métropoles coloniales
décident de travailler avec le gouvernement du président Kasa-
Vubu à Léopoldville (Kinshasa). Au nord du continent, la guerre
d’Algérie divise déjà les Africains entre ceux qui se veulent « révo-
lutionnaires » et ceux que la presse qualifie de « modérés »1. En
octobre 1960, le président ivoirien Houphouët-Boigny, chef de
file de cette seconde catégorie en Afrique francophone, orga-
nise une rencontre à Abidjan dans le but officiel d’assurer une
médiation des anciennes colonies françaises indépendantes entre
la France et l’Algérie. La réunion cherche aussi à établir une
position commune avant l’entrée de ces nouveaux États africains
à l’ONU à la fin du mois de décembre.
C’est à partir de ce moment que les États africains se divisent
sur des lignes idéologiques opposées. Des rapprochements abou-
tissent à la création de différents ensembles  : groupes dits de
Brazzaville, de Casablanca et de Monrovia. Les divisions qui
s’expriment au début des années 1960 n’empêchent pas les États
indépendants, réunis à Addis-Abeba (à l’exception de l’Afrique
du Sud), de signer, en mai 1963, la charte de l’Organisation de
l’unité africaine (OUA). Mais cette nouvelle organisation est loin
d’être l’émanation de l’unité des peuples africains, que Fanon
et quelques autres appelaient de leurs vœux. Derrière une unité
L’Organisation de l’unité africaine (1963) 215

factice, il s’agit plutôt d’une alliance entre dirigeants qui, gou-


vernant pour la plupart leurs pays respectifs de façon autoritaire,
cherchent à défendre leur pouvoir.
En réalité, entre 1960 et 1963, la dynamique révolutionnaire
ne domine que dans les territoires encore à décoloniser, notam-
ment les colonies portugaises et l’Afrique australe. Ailleurs, les
indépendances ont souvent été proclamées, parfois contre leur
gré, par des régimes opportunistes qui, proclamant leur désir
d’« unité africaine » de manière incantatoire, décident de se rap-
procher entre eux pour mieux en paralyser l’objectif. Avec la
création de l’OUA, tout le monde, y compris les régimes défa-
vorables à l’unité africaine, peut se revendiquer habilement du
panafricanisme. Ainsi, les conditions dans lesquelles les États
africains décident de s’unir contiennent déjà les raisons pour
lesquelles cette unité n’a pas été à la hauteur des espérances,
notamment en matière de sécurité et de développement.

Jeu d’alliances : les groupes de Brazzaville,


Casablanca et Monrovia
Se retrouvant à Brazzaville en décembre 1960, douze
anciennes colonies françaises (Congo-Brazzaville, Côte d’Ivoire,
Sénégal, Mauritanie, Haute-Volta, Niger, Dahomey, Tchad,
Gabon, République de Centrafrique, Cameroun, Madagascara)
reconnaissent l’indépendance de la Mauritanie et proposent une
médiation africaine dans les crises algérienne et congolaise. Sur-
tout, ils signent la naissance de l’Union africaine et malgache
(UAM), qui confirme la réticence des pays francophones, dits
« modérés », à rompre avec Paris et à intégrer un ensemble conti-
nental où ils sont minoritaires. Se retrouvant à nouveau à Dakar,
en février 1961, ce « groupe de Brazzaville » jette les fondations
d’une nouvelle Organisation commune africaine et malgache
(OCAM) qui verra le jour quelques années plus tard, en 1965.
Proche de Paris, le groupe de Brazzaville est le premier groupe
fermé, dont les invitations ne sont plus envoyées à tous les États

a En l’absence, donc, de la Guinée, du Mali et du Togo.


216 « Africa for the Africans ! »

africains mais uniquement à ceux qui répondent à certains cri-


tères idéologiques. C’est aussi le premier bloc politique rompant
avec l’objectif du regroupement continental.
Constatant qu’ils sont minoritaires dans le groupe africain
formé à l’ONU, les pays africains « progressistes » réagissent2. Le
Maroc, déplorant le soutien du groupe de Brazzaville à l’indépen-
dance de la Mauritanie (en raison du contentieux frontalier qui
oppose les deux pays), annonce une conférence à Casablanca,
qui réunit en janvier 1961 le Ghana, la Guinée, le Mali, la RAU
(Égypte et Syrie), ainsi que la Libye, le GPRA et Ceylan en tant
qu’observateurs. Unis sur l’Algérie et dans leur condamnation
du colonialisme et de l’apartheid, les pays du « groupe de Casa-
blanca » sont en revanche divisés sur d’autres dossiers. Le Ghana,
qui refuse de retirer ses troupes envoyées au Congo, accepte,
pour ne pas être totalement isolé, d’endosser la résolution de
la RAU condamnant Israël (avec lequel il entretient pourtant
de solides relations). Signée en mai  1961 par les ministres des
Affaires étrangères, à l’exception de celui de la Libye, la charte
établit un comité politique réunissant les chefs d’État, un comité
économique réunissant les ministres des Finances, un comité
culturel réunissant les ministres de l’Éducation et un comman-
dement suprême réunissant les états-majors des pays membres.
L’interdiction de conclure des pactes militaires avec des puis-
sances étrangères est soulignée. Mais, contrairement aux sou-
haits de Nkrumah, la charte de Casablanca ne parle nullement
d’abandonner les souverainetés pour fusionner dans une union
politique3. Bamako est désigné comme la capitale du groupe, qui
reste ouvert aux autres pays.
Constatant à son tour le poids des gouvernements pro-
Casablanca en Afrique de l’Ouest, Senghor, élu président du
Sénégal en septembre 1960, prend contact avec Sylvanus Olym-
pio (Togo), William Tubman (Liberia) et Abubakar Balewa (Nige-
ria) afin d’organiser une conférence à Monrovia le 8 mai 1961.
La Côte d’Ivoire et le Cameroun se rallient à l’initiative. La
Guinée et le Mali renoncent en revanche à participer, à la suite
de la pression du Ghana, tout comme le Soudan, en raison de
la présence de la Mauritanie. Les deux gouvernements en guerre
L’Organisation de l’unité africaine (1963) 217

pour le contrôle du Congo ne sont pas invités4. La conférence


de Monrovia apparaît ainsi comme un élargissement du groupe
de Brazzaville, qui bénéficie du renfort de huit pays  : Liberia,
Nigeria, Sierra Leone, Somalie, Togo, Éthiopie, Libye et Tunisie.
Inscrit dans une gestion réformiste et individualiste de
l’indépendance, le  groupe de Monrovia, alors le plus grand
rassemblement d’États africains jamais réalisé, plaide pour la
non-ingérence dans les affaires internes et pour le maintien
des frontières héritées de la période coloniale. Estimant que
le modèle de l’État-nation européen est adapté aux réalités
africaines, il rejette l’idée d’un regroupement fédéral. Pour le
groupe de Casablanca à l’inverse, en particulier pour le courant
ghanéen, il faut dépasser les frontières coloniales et élargir les
nationalismes à l’échelle continentale. Mais, derrière ces options
tranchées, les deux groupes s’influencent mutuellement et, en
leur sein, les sociétés civiles de chaque pays sont traversées par
des courants progressistes, radicaux, conservateurs et révolution-
naires. Les uns tempèrent les autres, tout en sachant que les
forces « conservatrices » sont numériquement supérieures aux
forces « progressistes ».
Selon la terminologie de l’universitaire Michel Kounou, des
divergences apparaissent, à l’intérieur de chaque groupe, entre
un « courant unitaire objectif », qui se résume principalement
à la mouvance radicale de Nkrumah, un « courant intermé-
diaire étapiste régional », qui correspond à la mouvance gra-
dualiste incarnée par des personnalités à la fois proches et
éloignées comme Senghor et Nyerere, et un « courant défaitiste-
collaborationniste et capitulard », autour de l’axe Monrovia-
Abidjan-Lagos-Tananarive5. Mais les groupes de Casablanca
et Monrovia peuvent tout de même s’accorder sur un certain
nombre de mots d’ordre consensuels  : « Non au colonialisme
et à l’apartheid » et « Oui à la paix et à l’unité ». Reste à savoir
quelle définition on donne à ces mots.
218 « Africa for the Africans ! »

L’Afrique des peuples…


À la conférence des États indépendants qui se tient à
Lagos en janvier  1962, l’Éthiopie mène une mission diploma-
tique pour que la prochaine conférence du groupe de Monrovia,
prévue en 1963 à Addis-Abeba, soit l’occasion d’intégrer le groupe
de Casablanca6. En obtenant la venue de la Guinée de Sékou
Touré, puis des autres pays du groupe de Casablanca, le chef de
la diplomatie éthiopienne, Ato Ketema Yifru, frappe un grand
coup. Les diplomates éthiopiens tentent alors de convaincre,
un à un, tous les États africains de venir à Addis-Abeba. Nkru-
mah comprend qu’il ne peut se permettre de rester isolé. Grâce
au prestige d’Hailé Sélassié, au pouvoir depuis 1930, l’Éthiopie,
qui avait jusque-là une longue tradition isolationniste, devient
subitement le centre politique de l’Afrique et du panafricanisme.
À partir du 15 mai 1963, les ministres des Affaires étrangères
se réunissent en Éthiopie pour préparer l’agenda de la conférence
des chefs d’État, et pour rédiger la version de la charte de la
future Organisation de l’unité africaine (OUA). Ketema Yifru et
Tesfaye Gebre-Egzy, l’ambassadeur éthiopien aux Nations unies,
occupent respectivement les fonctions de président et secrétaire
général de la conférence. Plus expérimentés que leurs collègues,
disposant d’un pool de juristes éthiopiens et de conseillers venus
leur apporter le modèle de la charte de l’Organisation des États
américains (OEA), les diplomates éthiopiens préparent le projet
de charte de l’OUA en tenant compte des intérêts particuliers de
leur pays, notamment les questions de frontières qui touchent au
contrôle d’Addis-Abeba sur l’Érythrée et la région de l’Ogaden.
Déterminé à convaincre ses homologues, Nkrumah demande
à son ministre des Affaires étrangères Kojo Botsio de faire dis-
tribuer à tous les dirigeants présents à Addis-Abeba un exem-
plaire de son dernier livre, Africa Must Unite. Cependant, lorsqu’il
arrive à Addis-Abeba, le 19  mai, Nkrumah apprend qu’il est
en minorité, et que même le soutien des pays du groupe de
Casablanca ne lui est plus acquis. Le projet clair et ambitieux
de l’unité sous la forme d’un gouvernement continental, à exé-
cuter dans un délai très court, effraie l’ensemble des dirigeants
L’Organisation de l’unité africaine (1963) 219

présents qui, fraîchement arrivés au pouvoir pour la plupart,


ne veulent absolument pas s’engager sur une voie fédérale qui
remettrait en cause les fondements de l’État postcolonial (et le
statut que ce dernier leur octroie). Nkrumah est même accusé
de vouloir prendre la tête des affaires continentales pour mener
une politique dictatoriale. Cependant, avec la certitude que « les
forces qui nous unissent font plus que contrebalancer celles qui
nous divisent7 », il est convaincu que son discours et sa force de
conviction peuvent encore faire pencher la balance.
Le 24  mai 1963, Nkrumah s’adresse directement à ses pairs.
Affirmant d’entrée de jeu que « nous devons nous unir dès
maintenant ou périr », il tente de donner un contenu concret
aux mots d’ordre d’anticolonialisme, de paix et d’unité. Cette
dernière doit être réalisée immédiatement, indique-t-il, pour
opposer un front commun aux velléités dominatrices des puis-
sances étrangères. En créant une solidarité politique, militaire
et économique, grâce à un gouvernement continental et une
armée commune, l’unité africaine doit permettre de lutter contre
les puissances coloniales qui dirigent encore directement une
partie du continent, contre le néocolonialisme qui agit sour-
noisement dans les États formellement indépendants, mais
également contre les conflits interafricains qui se multiplient
depuis les indépendances. S’appuyant sur les exemples –  et les
contre-exemples – américain et européen, le président ghanéen
réclame une union africaine au service des peuples. C’est là
sans doute que son discours, qui restera dans les annales du
panafricanisme, tranche le plus radicalement avec ceux de ses
homologues, qui semblent avant tout soucieux de conserver leur
pouvoir, fût-ce aux dépens de leurs administrés.
Parmi les rares critiques constructives qui sont adressées à
Nkrumah, Sekou Touré, réclamant une charte « en harmonie
avec les nouvelles exigences de l’évolution du continent afri-
cain », souligne que, puisqu’il est question des peuples, ceux-ci
devraient être consultés par référendum sur cette question de
l’unité. Cela ne sera pas le cas, et la charte de l’OUA sera pro-
clamée au nom des chefs d’État. D’autres comme Milton Obote
(Ouganda) ou Julius Nyerere (Tanganyika) se disent ouverts à
220 « Africa for the Africans ! »

l’idée d’une organisation supranationale pour éviter que des


questions majeures ne soient traitées de manière isolée. Sentant
que l’unification de l’Afrique de l’Est est techniquement pos-
sible, mais qu’il convient de ne pas effrayer les forces nationa-
listes locales en allant trop vite, Nyerere soutient cependant une
unification graduelle, et non immédiate comme le demande le
leader ghanéen, à partir des cinq grandes régions du continent.
Pour Nkrumah, les fédérations régionales sont déjà des formes
de balkanisation à grande échelle qui doivent disparaître au
plus tôt.
Pour Nyerere, à l’inverse, une fédération régionale est un pre-
mier pas vers une union continentale : si chaque région du conti-
nent réalise son unité, cela réduira d’autant le nombre de parties
à réunir pour parachever l’unification du continent. Nyerere
estime que Nkrumah, en fustigeant le fédéralisme régional, a
des responsabilités dans l’échec de la Fédération de l’Afrique de
l’Est. Évoquée par le PAFMECA à la fin des années 1950, cette
fédération se résumera à la naissance, en 1964, de la Tanzanie,
fruit conjoncturel de la seule et de la plus petite union réalisée
entre deux États indépendants du continent, le Tanganyika et
Zanzibar (voir chapitre 17).
Le régionalisme de Nyerere, que ce dernier conçoit comme
une étape vers les États-Unis d’Afrique, se distingue du régiona-
lisme prôné par Senghor, qui postule que les Africains sont cultu-
rellement et linguistiquement trop différents pour s’entendre.
Nasser, lui aussi venu par crainte de se retrouver isolé, doute
également de la motivation de ses homologues, et introduit la
double question de l’appartenance de l’Afrique du Nord et de
l’utilisation de la langue arabe au sein de la nouvelle organi-
sation. Mais les adversaires les plus résolus de Nkrumah sont
Félix Houphouët-Boigny (Côte d’Ivoire), Philibert Tsiranana
(Madagascar) et Abubakar Balewa (Nigeria). Les deux premiers
estiment que l’Union africaine et malgache (UAM) constituée
des anciennes colonies françaises prime sur une organisation
continentale. Fustigeant le soutien et l’asile que le Ghana offre
aux opposants politiques des autres pays, ce qu’ils décrivent
comme une grave ingérence dans leurs affaires intérieures, ces
L’Organisation de l’unité africaine (1963) 221

responsables refusent que l’organisation continentale qu’il s’agit


de mettre sur pied soit autre chose qu’un organe de coopération.

… ou un « syndicat de chefs d’État » ?


Appartenant au groupe de Monrovia et perçue, à cette
période, comme proche des États-Unis, l’Éthiopie présente son
projet de charte de l’OUA. Évitant les sujets conflictuels, elle
se borne à énoncer les principes, les objectifs et les modalités
de fonctionnement de la nouvelle organisation8. Celle-ci, est-il
indiqué, se donne pour objectif la promotion de l’unité, de la
solidarité, de la coopération et de l’intégration entre les États
africains, ainsi que l’éradication de toutes les formes de colonia-
lisme. La prévention des conflits, la consolidation de la souve-
raineté et la défense de l’intégrité territoriale des États membres
dans le respect de la charte de l’ONU sont entérinées, avec une
mention spéciale pour la non-ingérence dans les affaires inté-
rieures des États.
Sur la forme, l’organe suprême de l’organisation est l’assem-
blée des chefs d’État et de gouvernement qui, se réunissant une
fois par an ou sur convocation exceptionnelle, doit discuter des
dossiers communs et se mettre d’accord sur la politique à mener.
Les présidents élisent l’un d’entre eux à la tête de l’OUA pour
un an, et un secrétaire général est chargé du fonctionnement
quotidien de l’organisation. Le conseil des ministres des Affaires
étrangères se réunit deux fois par an, ou en cas de crise, pour
préparer l’agenda de la réunion des chefs d’État, pour coordon-
ner les affaires continentales, approuver le budget et veiller à
l’application des décisions de l’assemblée. Une commission de
médiation, d’arbitrage et de conciliation est créée pour veiller
aux bonnes relations entre les membres et un comité de libéra-
tion est constitué pour rassembler et distribuer les fonds alloués
aux mouvements de libération.
Adoptée, le 25  mai, après deux jours de discussion, par les
trente chefs d’État présents à Addis-Abeba (où s’installe le siège
permanent de l’OUA) mais en l’absence de toute organisation
non gouvernementale (partis politiques, syndicats, chefs tradi-
222 « Africa for the Africans ! »

tionnels ou autres représentants de la société civile), cette charte


est très éloignée des objectifs poursuivis par Kwame Nkrumah,
grand vaincu de la conférence. La volonté de regrouper tous les
pays indépendants, sans considération de leurs options idéolo-
giques, ne peut qu’entraîner une politique de compromis repo-
sant sur des principes aussi abstraits que flous. Entre la Côte
d’Ivoire d’Houphouët-Boigny, qui travaille main dans la main
avec Paris, et le Ghana de Nkrumah, qui appelle à l’unifica-
tion immédiate et concrète de l’Afrique, aucun mariage n’est
envisageable. Le compromis d’Addis-Abeba, dicté par des États
majoritairement conservateurs, scelle ainsi une alliance contre
nature, qui ne suscite guère de crainte dans les capitales euro-
péennes et américaine.
Loin d’être l’émanation des peuples africains, la charte de
l’OUA consacre surtout la prééminence des exécutifs étatiques
sur la politique continentale, au point de s’attirer le sobriquet
de « syndicat de chefs d’État » soucieux de se protéger mutuel-
lement contre les aléas du pouvoir. Le cinquième paragraphe de
l’article  III de la charte est significatif à cet égard. Proscrivant
« les activités subversives exercées par des États voisins ou tous
autres États », ce qui vise en particulier Nkrumah, il condamne
également, « sans réserve, l’assassinat politique ». L’allusion fait
moins référence à la mort de Lumumba qu’à celle du Premier
ministre togolais Sylvanus Olympio, assassiné quatre mois avant
la conférence d’Addis-Abeba, par des éléments profrançais. Fai-
sant allusion à ce meurtre, Nyerere demande aux gouverne-
ments africains de ne pas reconnaître le nouveau régime togolais
tant que les commanditaires de l’assassinat d’Olympio restent
inconnus et impunis (le Togo est effectivement absent de la
conférence d’Addis-Abeba). L’OUA, explique Nyerere, ne peut
pas se permettre d’accueillir en son sein des dirigeants illégitimes
ou incapables d’assurer l’émancipation de leur propre pays. Mais
le nombre de dirigeants correspondant à cette définition est si
important que la clause visant à exclure par principe les « diri-
geants illégitimes » est rapidement écartée…
L’Organisation de l’unité africaine (1963) 223

Unis, mais chacun pour soi


Sur la scène internationale, c’est presque toujours la
crainte d’un ennemi commun, ou perçu comme tel, qui forge les
alliances. C’est ce que note l’historien Yves Bénot, qui remarque
que les seules décisions précises prises à Addis-Abeba concernent
la lutte contre les régimes colonialistes encore présents sur le
continent et contre le régime raciste d’Afrique du Sud. « Aussi
est-ce sur ce point que les résolutions d’Addis-Abeba sont les
plus concrètes, note Yves Bénot  : interdire le survol des terri-
toires africains par les avions de lignes sud-africains, intervenir
auprès de l’Angleterre pour qu’elle ne transfère pas le pouvoir en
Rhodésie du Sud “au gouvernement d’une minorité étrangère”,
intervention auprès des grandes puissances pour qu’elles cessent
d’aider matériellement le Portugal […], décision d’organiser l’aide
commune aux mouvements de libération en lutte  […], telles
sont les décisions les plus frappantes9. »
Mais là où l’« ennemi » est plus flou, moins consensuel, voire
divise les « partenaires », les décisions deviennent plus abs-
traites et plus incantatoires. Les délégués d’Addis-Abeba ayant
soigneusement évité de mentionner concrètement les litiges
frontaliers, les désaccords idéologiques, les mésententes per-
sonnelles et les cas d’ingérences interétatiques ou impérialistes,
l’OUA est rapidement paralysée de l’intérieur et sombre dans
une sclérose bureaucratique qui entretient mécaniquement
le statu quo. L’organisation ne disposant pas de ses propres
moyens budgétaires et militaires, la fonction de secrétaire géné-
ral est vidée de toute autorité. Confrontée à des défis écono-
miques, humanitaires et sécuritaires qui la dépassent, l’OUA
tente quelques médiations dans les crises continentales, sans
grand succès. L’absence d’une armée lui enlève tout moyen de
pression. Dans un contexte de guerre froide, d’interventions
et d’ingérences étrangères, auxquelles s’ajoutent des rivalités
entre les regroupements régionaux, l’OUA perd peu à peu
l’initiative en matière de politique continentale. Ayant refusé
de donner au concept d’« unité » une définition précise, elle
accueille un nombre grandissant de membres, qui passeront
224 « Africa for the Africans ! »

d’une trentaine à une cinquantaine en à peine trente ans, sans


avoir fixé au préalable de critères solides pour en faire partie
(garanties démocratiques, respects des principes édictées par
la charte,  etc.).
Contrairement aux apparences, l’étude du panafricanisme
dans les relations internationales n’est pas stricto sensu l’étude
de la politique menée par l’OUA, mais l’interprétation historique
des critères panafricanistes appliqués par une poignée d’États
(Ghana, Tanzanie…) dans le cadre de leur propre politique en
matière de diplomatie et de défense. De fait, les membres de
l’OUA ne se gênent pas pour mener leur propre politique, indé-
pendamment, et souvent en contradiction avec les principes de
l’OUA. Isolé lors de la conférence d’Addis-Abeba et constatant la
faiblesse des fonds alloués au comité de libération, Kwame Nkru-
mah poursuit sa politique d’aide directe aux mouvements de
libération africains. Le président ghanéen doit ainsi, à nouveau,
constater son isolement lors du deuxième sommet de l’OUA, qui
se tient au Caire en juillet 1964. Ses adversaires habituels, comme
Senghor, lui reprochent de ne pas reconnaître sa défaite de 1963
et de continuer à vouloir imposer sa vision en réclamant la mise
en place d’un Haut commandement militaire. Mais Nkrumah se
fait de nouveaux adversaires, comme le président malien Modibo
Keita, chargé de nommer les membres au sein du comité de
libération, auquel il reproche l’absence du Ghana au sein de
cet organea. Tandis que Nyerere fait remarquer à Nkrumah que
personne ne veut faire l’unité avec lui, Sékou Touré manifeste
lui aussi son désaccord avec son allié ghanéen. « Il n’est pas
question d’un gouvernement d’union », tranche-t-il10.
Au Caire, le sacro-saint principe de « l’intangibilité des fron-
tières héritées de la colonisation » est entériné afin de préserver
les nouveaux États indépendants des nombreux litiges frontaliers
qui se posent, ainsi que des revendications d’autodétermination
de groupes « ethniques » qui ne se reconnaissent pas dans le
cadre des nouveaux États. Nkrumah décide alors de renforcer

a Le comité de libération est formé par l’Algérie, l’Égypte, l’Éthiopie, la Guinée,


le Nigeria, l’Ouganda, le Sénégal, la Tanzanie et le Zaïre.
L’Organisation de l’unité africaine (1963) 225

son soutien aux réfugiés et aux mouvements d’opposition, ce


qui conduit la quasi-totalité des chefs d’État africains à se liguer
contre lui, voyant la main du régime ghanéen derrière chaque
action « subversive ».
En février  1965, sous l’impulsion d’Houphouët-Boigny,
les pays membres de l’OCAM (ex-UAM), tous francophones,
menacent de boycotter le troisième sommet de l’OUA prévu à
Accra. Mais l’« ingérence ghanéenne » dans les affaires intérieures
des États voisins n’est qu’un prétexte pour mettre Nkrumah à
l’index. Car Houphouët-Boigny est le premier à outrepasser les
principes édictés par la charte de l’OUA et à s’« ingérer » dans
les affaires intérieures de ses voisins. Lors de la guerre du Biafra,
qui déchire le Nigeria entre 1967 et 1970, le président ivoirien
soutient la sécession biafraise, avec l’aide active la France, et
joue ainsi un rôle décisif dans cette crise qui fera plus d’un
million de morts. De même, et toujours dans le cadre de son
alliance stratégique avec la France, il participe secrètement au
trafic d’armes à destination du régime raciste de Pretoria au
moment même où celui-ci participe militairement à la lutte
contre les nationalistes angolais (voir chapitre 18)11…
17
De Nkrumah à Nyerere :
la relève panafricaine ?

A lors qu’il avait joué un rôle crucial dans le rap-


prochement des États indépendants d’Afrique,
la conférence d’Addis-Abeba de 1963 est une cuisante défaite
pour Kwame Nkrumah. Certes, la nouvelle organisation avalise
l’existence d’un comité de libération, ardemment souhaitée par
le leader ghanéen, mais elle rejette le concept fédéral au profit
d’un système simplement « coopératif » parfaitement compatible
avec le système néocolonial qui favorise les puissances occiden-
tales et leurs alliés africains. Malgré les apparences, l’OUA n’est
pas « panafricaine » au sens où l’entendent Kwame Nkrumah
et ses partisans.
Le président tanzanien Julius Nyerere n’est pas un partisan
inconditionnel de Nkrumah, avec lequel il a eu de nombreux
désaccords pratiques ou tactiques. Mais il s’inscrit tout de même
dans la tradition « progressiste » du panafricanisme. Dans les
années qui suivent l’éviction de Kwame Nkrumah, chassé du
pouvoir par un coup d’État en 1966, c’est lui qui reprend le
flambeau du panafricanisme. Accueillant dans son pays de nom-
breux militants révolutionnaires africains et afro-américains qui
poursuivent la lutte contre l’impérialisme occidental, contre le
colonialisme dans les territoires portugais, contre l’apartheid
en Afrique du Sud et contre la discrimination raciale aux États-
Unis, il cherche aussi, à travers une politique de développement
originale, à rompre avec le modèle économique colonial qui se
perpétue au-delà des indépendances politiques.
De Nkrumah à Nyerere : la relève panafricaine ? 227

Le panafricanisme orphelin :
la chute de Nkrumah
Personnellement marqué par la guerre italo-
éthiopienne de 1935 et par la crise du Congo de 1961 qui
démontrent comment la « communauté internationale », pilotée
par les puissances dominantes, refuse de se mobiliser efficace-
ment pour l’Afrique en suivant les ordres ou les demandes des
Africains, Nkrumah comprend très tôt la menace néocoloniale
que représentent les alliances militaires qui lient les grandes
puissances, de l’Ouest ou de l’Est, avec les régimes africains
théoriquement indépendants (à l’instar des accords secrets de
défense que Paris a fait signer à ses anciennes colonies africaines
au moment des indépendances)1.
Pourtant, alors que l’écrivain Richard Wright, par exemple, lui
avait conseillé de purger son armée des éléments britanniques et
des officiers africains formés par l’ancienne puissance coloniale2,
Nkrumah décide au moment de l’indépendance de maintenir
toute la structure britannique de l’armée ghanéenne3. D’une part,
il a besoin d’une armée organisée pour peser sur la politique
continentale et, d’autre part, il estime que les officiers britan-
niques ne peuvent le trahir. Mais le doute s’installe dans son
esprit lorsqu’il envoie les troupes ghanéennes au Congo, à l’été
1960. Ces dernières, commandées par un général britannique,
Henry Templer Alexander, et un colonel ghanéen, Joseph Arthur
Ankrah, ne sont pas en mesure de défendre Lumumba4. Les
deux hommes constatent de leur côté que l’armée ghanéenne,
jusqu’alors équipée par Londres, s’approvisionne en armes auprès
de Moscou et que Nkrumah, rompant avec la tradition qui vou-
lait que les officiers ghanéens soient formés dans les académies
militaires britanniques, souhaite envoyer des hommes en for-
mation en URSS. Redoutant le virage socialiste de Nkrumah,
les officiers britanniques expliquent qu’une armée ghanéenne
hybride, disposant à la fois du matériel soviétique et britannique,
formée à Londres et à Moscou, ne peut fonctionner. Quant
aux États-Unis, qui savent en outre que Nkrumah a lancé la
construction d’une piste d’atterrissage dans le nord du Ghana
228 « Africa for the Africans ! »

qui permet aux avions soviétiques en route pour Cuba de faire


escale, ils pensent que les armes soviétiques arrivées au Ghana
sont destinées à être livrées, via le Congo-Brazzaville, aux rebelles
prolumumbistes.
Entre-temps, dans une ambiance de plus en plus lourde, Nkru-
mah et Houphouët-Boigny s’accusent mutuellement de préparer
des coups d’État. Ayant plaidé en vain, à la conférence fonda-
trice de l’OUA en mai  1963, pour la mise en place d’un Haut
commandement militaire et d’une armée africaine, afin d’éviter
d’avoir à recourir aux forces étrangères, Nkrumah durcit son
régime dans les années suivantes  : il purge une partie de son
armée et renforce les pouvoirs du Bureau des forces armées créé
pour former idéologiquement les soldats. Lorsque le gouver-
nement blanc de Rhodésie du Sud (Zimbabwe), dirigé par Ian
Smith, proclame l’indépendance unilatérale du pays au profit
de la minorité blanche, en novembre 1965, Nkrumah annonce
qu’il est prêt à envoyer une armée si l’OUA n’intervient pas.
Le durcissement progressif de Nkrumah cristallise les opposi-
tions, extérieures et intérieures, contre lui. Le 24  février 1966,
alors qu’il est en transit à Pékin pour rejoindre Hanoï, où il doit
participer à des pourparlers de paix sur le Vietnam, une junte
militaire menée par le colonel Ankrah, celui-là même qui avait
officié au Congo, s’empare du pouvoir à Accra. Nkrumah entre
dans une grande colère et annonce son intention de revenir à
Accra, avant de se résoudre à se rendre en exil à Conakry où il
s’installe, dans un ancien bâtiment colonial français, avec une
délégation d’environ quatre-vingts personnes. Sékou Touré le
nomme vice-président de la Guinée, mais à titre honorifique.
Dans la capitale guinéenne, il se consacre à l’écriture, reçoit de
nombreuses visites et intervient régulièrement dans les médias5.
Jusqu’à son décès le 27  avril 1972, à Bucarest, Nkrumah est
convaincu que son erreur n’est pas d’avoir noué des relations
avec les pays de l’Est, notamment la Corée du Nord et le Viet-
nam, mais d’avoir gardé des liens avec l’Occident.
La chute de Nkrumah arrange de nombreux dirigeants afri-
cains et leurs parrains occidentaux qui ne supportaient plus
son rapprochement avec le bloc soviétique et son soutien aux
De Nkrumah à Nyerere : la relève panafricaine ? 229

mouvements « subversifs » africains et afro-américains. Quelques


jours après son renversement, l’OUA reconnaît la délégation
envoyée par le nouveau régime ghanéen, ce qui provoque le
départ des délégations de la Guinée et du Mali, puis de la Tan-
zanie, de l’Égypte, du Congo-Brazzaville et du Kenya. Solidaires
avec Nkrumah, ces délégations sont également en désaccord
avec la tonalité trop consensuelle du texte de l’OUA sur la crise
rhodésienne.
Lorsque la junte du général Ankrah prend le pouvoir, elle
annonce le renvoi des assistants soviétiques et est-allemands,
tandis que l’ambassade de Cuba ferme. L’Allemagne de l’Ouest
reconnaît immédiatement le nouveau régime ghanéen et les
États-Unis envoient de nouveaux équipements aux putschistes.
Pour éviter les accusations de néocolonialisme, les Britanniques
attendent que le nouveau régime ghanéen soit reconnu par une
dizaine de gouvernements africains pour en faire de même. Bien
que le parcours et la personnalité de Nkrumah, marqués par un
singulier mélange d’autoritarisme, d’idéalisme et de mégaloma-
nie, ne soient pas exempts de critiques, tout le monde reconnaît
que sa disparition de la scène politique africaine sonne la fin
d’une époque. Et que sa chute confirme en partie le bien-fondé
des thèses panafricaines qu’il a défendues avec acharnement
pendant de longues années.

Tanzanie : une expérience panafricaine


Avec la chute de Nkrumah en février  1966, la dyna-
mique panafricaine, presque anesthésiée en Afrique de l’Ouest,
bascule vers l’Afrique de l’Est, et plus particulièrement vers la
Tanzanie, où de nombreux militants afro-américains et cari-
béens, chassés d’Accra, viennent se réfugier. Ils y trouvent un
régime dont le credo panafricain, d’abord modéré, évolue vers
plus de radicalité sous l’impulsion de Julius Nyerere.
Le parcours de Nyerere est, à bien des égards, comparable
à celui de Nkrumah. Originaire du Tanganyika, ancien terri-
toire allemand passé sous mandat britannique après la Première
Guerre mondiale, formé en Ouganda puis en Écosse dans les
230 « Africa for the Africans ! »

années 1940 et 1950, il constitue le Tanganyika African Natio-


nal Union (TANU), parti politique réclamant l’indépendance.
Celle-ci obtenue, pacifiquement, en 1961, il devient, à quarante
ans, le premier président de la République du Tanganyika l’année
suivante alors que la plupart des pays alentour viennent tout
juste d’accéder à l’indépendance (Burundi, Rwanda, Ougandaa)
ou sont encore sous domination coloniale (Kenya, Zanzibar,
Mozambique, Fédération de Rhodésie et du Nyassalandb).
Présent à la conférence panafricaine des peuples à Accra, en
décembre  1958, et principal animateur du PAFMECA, Nyerere
s’intéresse très tôt au courant panafricain et milite pour la créa-
tion d’une Fédération de l’Afrique orientale et centrale. Instruit
par les indépendances qui ont précédé celle de son propre pays et
conscient des troubles qui agitent les pays voisins, à commencer
par le Congo, Nyerere engage une réflexion sur la place et le
rôle de l’armée dans les pays rendus à la souveraineté. Le poids
parfois démesuré des jeunes armées africaines sur la scène natio-
nale et leur incapacité à lutter contre les intrusions des grandes
puissances l’incitent à militer, comme Nkrumah, pour la création
d’une armée africaine. Il faut, selon lui, laisser la police assurer
l’ordre et le respect de la loi à l’intérieur des frontières nationales
de chaque État, et confier à l’armée continentale la mission
de ramener la paix et la sécurité lorsqu’un conflit atteint une
dimension régionale ou continentale6.
En l’absence d’une telle armée africaine, Nyerere avait ainsi
envisagé, au moment de l’indépendance du Tanganyika, de
placer son pays sous protection militaire de l’ONU, avant de
renoncer à la suite de la faillite des « casques bleus » lors de la
crise congolaise. Fidèle à ses opinions panafricaines, il avait éga-
lement milité pour une indépendance groupée du Tanganyika,
de l’Ouganda, du Kenya et de Zanzibar rassemblés dans une seule
fédération7. Alors que ces trois derniers territoires préfèrent aller

a L’Ouganda, le Rwanda et le Burundi accèdent à l’indépendance en 1962.


b Le Kenya et Zanzibar accèdent à l’indépendance en décembre  1963. La
Fédération de Rhodésie et du Nyassaland éclate, dans les années suivantes,
en trois entités  : Nyassaland (futur Malawi), Rhodésie du Nord (Zambie),
Rhodésie du Sud (Zimbabwe). Le Mozambique devient indépendant en 1975.
De Nkrumah à Nyerere : la relève panafricaine ? 231

seuls à l’indépendance, une révolution éclate en janvier 1964 à


Zanzibar, qui vient tout juste d’accéder à l’indépendance. Le sul-
tanat arabe est renversé par un régime révolutionnaire mené par
Abdulrahman Babu. Également présent à la conférence panafri-
caine d’Accra en décembre 1958, Babu est en relation avec tous
les mouvements de libération et tous les gouvernements qui les
soutiennent, de la Chine de Mao au Cuba de Fidel Castro en pas-
sant par la Palestine de Yasser Arafat. La Corée du Nord, Cuba,
l’Allemagne de l’Est et la Chine ouvrent leur représentation sur
le petit archipel au large des côtes du Tanganyika.
Plus « modéré », Nyerere apparaît comme un facteur d’équi-
libre à l’échelle régionale. Soutenant la rébellion lumumbiste au
Congo, il accepte d’envoyer des troupes stabiliser Zanzibar à la
demande des Occidentaux. Mais cette attitude fragilise son pou-
voir. Le 19  janvier, des soldats, qui réclament la revalorisation
de leur solde et le départ des officiers britanniques, s’emparent
des points stratégiques de la capitale du Tanganyika, Dar es
Salaam, et menacent de prendre le pouvoir. Leurs homologues
kényans et ougandais font de même dans leurs pays respectifs
dès le lendemain. Nyerere décide alors de repenser la question
militaire, en instaurant un programme d’éducation idéologique
à destination de l’armée8, et de relancer la dynamique de rap-
prochement régional.
Hostiles à une indépendance groupée du Tanganyika avec le
Kenya et l’Ouganda, les Occidentaux, qui craignent que Zanzibar
devienne le Cuba de l’Afrique, encouragent cette fois-ci le projet
d’union Zanzibar-Tanganyika. Ainsi, le 26  avril 1964, la Répu-
blique unie de Tanzanie devient le seul exemple de deux États
indépendants qui fusionnent pour donner naissance à un seul
État souverain (avec pour devise  : « Unité et liberté »). Cepen-
dant, la stratégie des Occidentaux, qui parient sur le conserva-
tisme de Nyerere, est défaite lorsque Dar es Salaam, capitale de la
Tanzanie, devient officiellement le siège du comité de libération
de l’OUA et donc de tous les mouvements anti-impérialistes du
continent.
232 « Africa for the Africans ! »

De l’indépendance à la self-reliance :
l’échec d’un « développement » alternatif
Alors que tous les pays anglophones avaient refusé
l’idée d’une armée commune du Commonwealth britan-
nique, le Kenya, voisin de la Tanzanie, signe à l’indépendance
(décembre 1963) des accords militaires bilatéraux avec Londres.
La décision du Kenya d’accueillir sur son sol des armées occiden-
tales, et de servir ainsi de base militaire en mesure de soutenir des
opérations de déstabilisation dans la région, contraint Nyerere à
convoquer un sommet spécial de l’OUA9 et l’incite à rompre avec
ses alliances militaires antérieures. Constatant que des mutineries
éclatent en juin  1965 à la veille d’une tournée dans la région
du chef de la diplomatie chinoise Zhou Enlai, Nyerere décide
de renforcer ses relations avec la Chine et d’expulser les troupes
britanniques, et obtient de l’OUA l’envoi d’un contingent de
soldats nigérians le temps de fonder une armée nationale. Triom-
phalement réélu, Nyerere décide en décembre  1965 de rompre
ses relations diplomatiques avec la Grande-Bretagne à la suite
du refus de Londres de condamner la déclaration d’indépen-
dance unilatérale du pouvoir blanc en Rhodésie. Immédiate-
ment, Londres gèle une aide financière promise à la Tanzaniea.
S’éloignant progressivement des puissances occidentales,
Nyerere décide d’approfondir sa politique progressiste et origi-
nale inspirée du socialisme et des valeurs de solidarité africaines
(Ujamaa). En février  1967, Nyerere rompt explicitement avec
le modèle néocolonial en prononçant la déclaration d’Arusha,
un programme qui entend faire de la Tanzanie un État socia-
liste, non aligné et autosuffisant, militairement engagé auprès
des mouvements de libération africains. Le concept clé du pro-
gramme de Nyerere est celui de self-reliance (« autonomie »), qui
vise à rompre avec les modèles de développement extraverti

a Par ailleurs, en 1965, Bonn rappelle son ambassadeur pour protester contre
l’ouverture d’une ambassade de République démocratique allemande (RDA)
à Dar es Salaam. Des négociations conduisent la RDA à se contenter d’un
consulat mais la République fédérale allemande (RFA) retire néanmoins son
aide militaire à la Tanzanie.
De Nkrumah à Nyerere : la relève panafricaine ? 233

qui maintiennent les Africains, et l’Afrique en général, dans


une situation de dépendance à l’égard des gouvernements, des
investisseurs et des bailleurs de fonds étrangers. La déclaration
d’Arusha appelle ainsi les Africains à rompre avec l’idée selon
laquelle le développement pourrait se faire avec les capitaux et
les techniques des autres : « Jusqu’ici, nous nous sommes servis
d’une arme inadéquate pour la lutte que nous menons, car nous
avons choisi l’argent comme moyen de défense. Nous essayons
de sortir de notre état économiquement faible en utilisant les
armes des économiquement forts –  armes que, du reste, nous
ne possédons pas10. » C’est donc en utilisant leurs propres armes
– leur propre travail, leurs propres connaissances, leurs propres
traditions –  qu’ils pourront améliorer leurs conditions de vie
et sortir de la pauvreté entretenue par le système économique
international.
Pendant une dizaine d’années, la Tanzanie devient le
laboratoire d’une expérience politique socialiste, inspirée du
communalisme africain à l’échelle nationale. Conçue comme
une « guerre contre la pauvreté », la politique de Nyerere suscite
un grand enthousiasme dans le reste du continent et chez les
experts internationaux, qui comprennent à l’époque qu’un pays,
même politiquement indépendant, ne peut mener une poli-
tique de développement véritable sans rompre avec la logique
de dépendance économique. « Nyerere sait qu’il s’est engagé
dans une voie audacieuse mais difficile, notent par exemple
René Dumont et Marcel Mazoyer en 1969. Son courage mérite
de grands compliments, car il peut nous apporter des éléments
irremplaçables pour l’édification d’une société nouvelle, et pas
seulement en Afrique. Mais il ne faudrait pas qu’il se prenne
pour un homme providentiel ; il doit donc confronter tous les
jours ses théories avec les réalités de son vaste pays11. »
De fait, si la politique de Nyerere permet de diffuser une
culture de l’autonomie, elle se conclut par un échec économique
cinglant que Gilbert Rist, spécialiste des questions de « dévelop-
pement », explique entre autres par l’autoritarisme de certaines
mesures, à commencer par la mise en place de « villages de
regroupement » qui bouleversent les modes de vie paysans, et
234 « Africa for the Africans ! »

par l’isolement de la Tanzanie sur le plan international. S’il a


compris des choses essentielles, Nyerere a surestimé la capacité
de son pays à sortir de manière isolée de l’économie de mar-
ché (ce qu’il reconnaît d’ailleurs lui-même). « Quelles sont les
chances réelles de succès d’une politique qui vise l’autonomie
dans un seul pays ? s’interroge Rist. Alors que le système est
fondé sur la division internationale du travail et la multipli-
cation des échanges, est-il vraiment possible de s’en extraire
pour mener, isolément, une politique totalement différente ?
La réponse est probablement négative. En revanche, la réponse
serait tout autre si la self-reliance pouvait atteindre un même
degré de généralisation que le système marchand12. » Une nou-
velle fois, ce qui pose problème, ce n’est pas tant la politique
menée par Nyerere que le manque de volonté ou l’incapacité
des autres pays africains à suivre avec lui cette voie alternative.

Les révolutionnaires et Walter Rodney


à l’école de Dar es Salaam
Proposant un nouveau modèle de « développement »,
le régime de Nyerere devient la cible des forces réactionnaires
africaines et de leurs référents occidentaux lorsque les intel-
lectuels expulsés d’Accra après la chute de Nkrumah, ou en
dissidence avec Le  Caire ou Conakry, viennent se réfugier à
Dar es Salaam. La capitale accueille également toute la fine
fleur révolutionnaire noire et internationaliste de passage sur
le continent  : Malcolm  X, C.L.R.  James, Stokely Carmichael
mais également Che Guevara (voir chapitres  19 et  20). Ces
personnalités viennent rencontrer les différents mouvements
de libération d’Afrique australe  : l’ANC sud-africaine, l’Union
nationale africaine du Zimbabwe (Zimbabwe African National
Union, ZANU), ainsi que l’Organisation du peuple du Sud-Ouest
africain (South-West African People’s Organisation, SWAPO) diri-
gée par Samuel Nujoma, qui dispose aussi de bases en Zambie
puis en Angola après 1975 pour libérer la future Namibie de
l’occupation sud-africaine. En lutte contre le colonialisme portu-
gais (voir chapitre 18), le Mouvement populaire de libération de
De Nkrumah à Nyerere : la relève panafricaine ? 235

l’Angola (Movimento Popular de Libertação de Angola, MPLA)


et le Front de libération du Mozambique (Frente de Libertação
de Moçambique, FRELIMO) s’installent eux aussi en Tanzanie.
Le premier y rencontre son allié cubain, de plus en plus engagé
à ses côtés. Le second installe son état-major à Dar es Salaam et
des camps de combattants dans le sud du pays.
Les dissidences internes aux mouvements de libération
conduisent cependant les diplomates tanzaniens à faire des
choix, en concertation avec les diplomates cubains, vietna-
miens et chinois qui jouent un rôle logistique important pour
les combattants anti-impérialistes. Intermédiaire incontournable
de la livraison de matériel (armes, médicaments, vêtements) aux
armées de libération qui s’entraînent sur son territoire, la Tan-
zanie réussit l’exploit peu commun de soutenir des guerres de
libération dans le continent tout en maintenant la paix dans
ses propres frontières. Tous les mouvements progressistes instal-
lés en Occident, et plus particulièrement dans les pays scandi-
naves, très engagés dans le soutien aux peuples du tiers monde,
entrent en relation avec la Tanzanie. La radio et l’imprimerie
nationales tanzaniennes se mettent au service de la propagande
anti-apartheid, et Dar es Salaam prend en charge l’afflux des
populations venues des pays voisins en guerre, en leur accordant
l’asile ou la nationalité tanzanienne.
Pour aller dans le sens de la charte de l’OUA, rédigée en
français et en anglais mais qui stipule que les langues africaines
doivent devenir des langues officielles, Nyerere se distingue des
autres régimes africains, arc-boutés sur les langues coloniales,
en faisant du kiswahili la langue officielle de l’administration
et du système éducatif primaire et secondaire. Il refuse cepen-
dant que la politique d’africanisation de l’administration favorise
les seuls Tanzaniens et décide d’ouvrir les emplois publics aux
étrangers. C’est dans ce cadre que l’historien britannique blanc
Terence Ranger13, expulsé en 1963 de la Rhodésie du Sud (Zim-
babwe) en raison de ses publications scientifiques sur l’histoire
des résistances anticoloniales, rejoint la toute nouvelle université
de Dar es Salaam, pour y créer le département d’histoire14. Il
y accueille en 1966 et  1967, puis de 1969 à 1974, l’historien
236 « Africa for the Africans ! »

guyanien Walter Rodney dont les travaux consacrés à la lutte


contre l’impérialisme font de la Tanzanie « le hub intellectuel
révolutionnaire de l’Afrique de l’Est, de l’Afrique et du tiers
monde en général », comme le note l’écrivain kényan Ngugi
Wa Thiong’o15.
Intellectuel engagé, disciple dissident de C.L.R. James et par-
tisan critique de Julius Nyerere, Rodney cristallise une grande
partie de l’activité idéologique consistant à extraire le panafri-
canisme de l’enveloppe conservatrice et bureaucratique dans
laquelle il s’est progressivement enfoncé avec la création de
l’OUA, à décoloniser l’enseignement de l’histoire en y faisant
entrer les résistances populaires et à redonner une place à la
diaspora noire16. Concrètement, Rodney donne, à l’université
de Dar es Salaam, les premiers cours d’histoire consacrés aux
Noirs des Amériques, ce qui incite de nombreux étudiants afro-
américains et caribéens à venir étudier en Tanzanie. Il enseigne
également l’économie politique et l’histoire des révolutions
(américaine, britannique, chinoise, française, russe…) en faisant
le lien avec les luttes de libération en cours sur le continent
africain.
Estimant que les révolutionnaires doivent mettre leurs modes
de vie en accord avec leurs choix politiques, Rodney incite ses
étudiants à ne pas se contenter des facilités et des commodités
matérielles offertes par le système capitaliste, et à ne pas opposer
le travail intellectuel au travail manuel. En se rendant auprès des
paysans, il cherche également à ouvrir toute la société au débat
et à l’histoire. Par ailleurs, Rodney fait partie de ces intellectuels
engagés qui partent dans les camps des mouvements de libé-
ration, installés en Tanzanie, pour donner des conférences sur
le fonctionnement de l’impérialisme, mais qui n’y vont jamais
les mains vides  : il utilise les revenus de ses publications pour
acheter des armes et des munitions à l’attention des combattants.
Rodney distribue également des extraits, traduits pour l’occasion
en portugais et en swahili, de son livre How Europe Underdeveloped
Africa, publié en 1972, que les combattants exilés font clandes-
tinement passer dans les territoires sous domination coloniale
afin de nourrir intellectuellement la résistance intérieure.
De Nkrumah à Nyerere : la relève panafricaine ? 237

L’enseignement interdisciplinaire dispensé à l’université de Dar


es Salaam permet de réduire les différences sociales et ethniques.
Ainsi, des Africains, des Afro-Américains, des Caribéens, mais
également des ressortissants africains d’origine indienne expulsés
d’Ouganda par le dictateur Idi Amin Dada (arrivé au pouvoir
en 1971) se découvrent et s’affrontent dans des débats enflam-
més sur le rôle des classes sociales et des intellectuels dans la
révolution africaine. L’esprit critique mais solidaire du régime
de Nyerere fait dire aux professeurs Issa Shivji et Walter Rodney
que la Tanzanie réalise une révolution silencieuse, sans le son
saccadé des mitraillettes.
18
« A luta continua ! »
S’unir pour expulser
le colonialisme portugais
(1961-1975)

e
L e Portugal est la première puissance européenne
à s’être installée sur le continent africain, dès le
XV   siècle, et le dernier empire colonial classique à s’effondrer,
au mitan des années 1970, au terme de plusieurs luttes armées
qui affectent à des degrés variables l’ensemble des territoires
placés sous sa dépendance : Mozambique, Angola, Guinée-Bissau,
Cap-Vert, São Tomé et Principe.
Lorsque António de Oliveira Salazar prend le pouvoir à Lis-
bonne en 1926, il renforce le contrôle sur les colonies. La culture
coloniale portugaise est si forte que le Portugal reste convaincu,
à la fin des années 1940, que ses territoires coloniaux ne seront
pas touchés par les mouvements nationalistes et indépendan-
tistes qui émergent un peu partout en Afrique. Cette conviction
repose en particulier sur l’idée que le Portugal apporte la « civi-
lisation » aux colonisés, ce qui justifie la mise en place dans les
années 1920 et  1930 d’un système racial séparant les Africains
« assimilés » (assimilados), qui ont reçu les bases d’une éducation
leur permettant d’avoir plus de droits et d’occuper parfois des
positions dans l’administration coloniale, des autres indigènes
(indígenas), privés de tous droits et soumis au travail forcé (qui
ne sera aboli qu’en 1962).
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les Portu-
gais sont pourtant très en retard dans le calendrier de ce qu’ils
considèrent comme leur « mission civilisatrice ». À São Tomé et
Principe, ils n’ont encore ouvert aucun lycée. En Angola et au
Mozambique, les seules institutions ouvertes en annexes à l’uni-
versité de Coimbra sont destinées aux fils de colons. Par consé-
« A luta continua ! » S’unir pour expulser… 239

quent, c’est à Lisbonne, au sein de la Maison des étudiants de


l’Empire, que des étudiants venus de toute l’Afrique portugaise
créent des liens d’amitié et se forment politiquement à mesure
qu’ils prennent conscience de l’injustice du système colonial.
C’est également à Lisbonne que, traqués par la police poli-
tique, les étudiants africains se rapprochent des mouvements
anarchistes espagnols réfugiés dans la capitale portugaise et que,
grâce à un petit groupe de marins brésiliens, ils reçoivent la presse
anticolonialiste et panafricaine qui leur permet d’étendre leurs
réseaux au-delà de la barrière linguistique. Nombre d’entre eux
retournent ensuite dans leurs colonies respectives avec une solide
formation professionnelle et idéologique. La lutte des Africains
des colonies portugaises arrive à maturité entre la fin des années
1950 et le début des années 1960, avant d’entrer dans une phase
active dans les années 1960 et 1970, au moment où la majorité
des autres pays africains, devenus indépendants, sont entrés dans
une dynamique conservatrice ou réactionnaire. Dès lors, cette
lutte réintroduit de manière concrète la question des solidarités
et des avant-gardes révolutionnaires dans le panafricanisme.

Amílcar Cabral, l’intellectuel


de la guérilla populaire
D’origine capverdienne et guinéenne, Amílcar Cabral
est l’un de ces étudiants politiquement engagés, venus se former à
Lisbonnea. En 1954, après avoir reçu son diplôme d’ingénieur agro-
nome, Cabral retourne en Guinée-Bissau, où il travaille au sein du
Bureau provincial des services agricoles et des forêts, et réfléchit à
la manière d’affronter le système colonial1. Persuadé qu’on ne fait
pas de révolution sans le soutien des populations, Cabral se rap-
proche des milieux populaires, tente de les former politiquement
et s’attache à comprendre les problématiques locales. Il estime
qu’il faut déconstruire l’anthropologie européenne, sur laquelle
reposent les structures de pouvoir colonial. C’est seulement en

a Dès 1953, il s’illustre en publiant un article dans la revue Présence africaine


sur le « rôle de l’étudiant africain ».
240 « Africa for the Africans ! »

comprenant intimement les aspirations des populations que l’on


pourra mener à bien le combat qui devra amener à la libération
nationale et sociale. Cabral profite de sa profession d’agronome,
qui l’emmène en Guinée-Bissau et au Cap-Vert, pour développer
une vision anthropologique révolutionnaire.
En sillonnant la Guinée-Bissau, qui ne compte pas plus d’un
demi-million d’habitants dans les années 1950, Cabral prend
contact avec les quatre grands groupes principaux : les Balante,
qui représentent 32 % de la population, les Foula (22 %), les
Manjaks (15 %) et les Mandingues (13 %). Il constate que les
Balante et les Foula dominent dans les campagnes, mais fonc-
tionnent selon deux modèles politiques et sociaux distincts.
Les premiers sont animistes et évoluent dans une « société sans
État », communautaire, tandis que les seconds évoluent dans un
cadre islamisé et hiérarchisé.
À l’instar de Fanon, dont il s’inspire pour élaborer sa théorie
de la révolution, Cabral s’intéresse également à la sociologie
urbaine et souligne le fractionnement social qui caractérise
les villes guinéennes. La « société européenne » coloniale est
elle-même hiérarchisée, les hauts fonctionnaires et les chefs
d’entreprise dominant un groupe formé de petits fonctionnaires,
d’employés, de commerçants et d’ouvriers spécialisés. Derrière
les Européens, une petite bourgeoisie africaine – fonctionnaires,
employés de commerce, professions libérales, petits propriétaires
agricoles – domine le reste de la population autochtone, compo-
sée des salariés et des employés sans contrat, des domestiques,
des ouvriers et des paysans.
Marquée par l’insularité, la structure sociale du Cap-Vert est
dominée, dans les campagnes, par des grands propriétaires fon-
ciers dépendants du colonialisme et, dans une moindre mesure,
par de petits propriétaires fonciers parfois favorables aux Por-
tugais. En bas de l’échelle sociale, les fermiers et les métayers
complètent le tableau du Cap-Vert rural. Quant aux villes, outre
des hauts fonctionnaires européens et cap-verdiens, elles abritent
également des commerçants et des industriels, des employés
du secteur public et privé, des travailleurs salariés et un certain
nombre de chômeurs.
« A luta continua ! » S’unir pour expulser… 241

Cherchant à « apprécier correctement les relations entre la


situation internationale et la situation interne des colonies por-
tugaises2 », Cabral tente de résoudre les contradictions qui appa-
raissent parfois entre les préoccupations locales, qui s’expriment
dans un cadre que l’on pourrait qualifier de micronationaliste,
et les conceptions panafricaines, souvent excessivement englo-
bantes mais pourtant nécessaires à la libération. Du point de vue
économique et sociologique, comprend-il, le Cap-Vert insulaire
et la Guinée-Bissau continentale, deux territoires inclus dans
un empire géographiquement éclaté, peuvent, et doivent, s’unir
pour s’émanciper de la tutelle portugaise. C’est dans cette dispo-
sition d’esprit qu’il fonde, avec une demi-douzaine de camarades,
le Parti africain pour l’indépendance de la Guinée et du Cap-Vert
(Partido Africano para a Independência da Guiné e Cabo Verde,
PAIGC) en septembre  1956. Dans les semaines qui suivent, il
participe à la création du Parti de la lutte unie des peuples afri-
cains d’Angola (Partido da luta unida dos Africanos de Angola,
PLUA), puis du Mouvement populaire de libération de l’Angola
(MPLA) autour d’Agostinho Neto et Mário de Andrade.
Suivant avec intérêt l’actualité du Ghana (1957) et de la
Guinée-Conakry (1958), qui ont accédé à l’indépendance sans
effusion de sang, Cabral doute cependant de la volonté de Lis-
bonne de négocier. Après la répression par les autorités portu-
gaises d’une grève des dockers à Bissau en 1959, les cadres du
PAIGC s’exilent à Conakry, ce qui provoque l’inquiétude de la
France et, plus tard, du Sénégal de Senghor, hostile à l’extension
d’un anti-impérialisme radical. Cherchant à élargir ses alliances,
Cabral tient une conférence de presse du PAIGC à Londres, en
février  1960, puis, à l’été, se rend en Chine pour demander
une assistance militaire. Il voyage également à plusieurs reprises
aux États-Unis, où il prend la parole dans des universités afro-
américaines. En décembre, il lance l’organe de presse du PAIGC,
Libertação, pour s’adresser directement au peuple portugais3.
242 « Africa for the Africans ! »

Unidade e libertação !
En même temps qu’ils s’engagent tour à tour dans la
lutte armée, les différents mouvements nationalistes d’« Afrique
portugaise » poursuivent leur rapprochement. À  la conférence
panafricaine des peuples de Tunis, en janvier  1960, le Mouve-
ment anticolonialiste (Movimento anti-colonialista, MAC), qui
réunit le PAIGC et le MPLA, devient le Front révolutionnaire
africain pour l’indépendance nationale des colonies portugaises
(FRAIN) qui se transforme, après l’adhésion en 1962 du FRELIMO
mozambicain, en Conférence des organisations nationalistes des
colonies portugaises (Conferência das Organizações Nacionalistas
das Colónias Portuguesas, CONCP). Cette évolution permet de
restructurer politiquement des mouvements de libération qui,
en plus de leur ennemi commun, le Portugal, contestent les
structures néocoloniales et impériales américaines, britanniques,
françaises et sud-africaines qui tirent des bénéfices du colonia-
lisme portugais.
Bénéficiant du recul qui a manqué aux nationalistes qui
les ont précédés sur le continent, les mouvements révolution-
naires d’Afrique portugaise savent en effet que le colonialisme
peut se perpétuer malgré les « indépendances » politiques. Ils le
constatent notamment pendant la crise du Congo, lorsque Sala-
zar, confronté dès 1961 à la rébellion des nationalistes angolais,
encourage la sécession du Katanga pour contrer le soutien décisif
que Lumumba avait promis aux combattants anticolonialistes
d’Angola (avec lequel le Congo partage 2 500 km de frontière).
Par le jeu des alliances ethniques et du mercenariat, des Katan-
gais s’engagent, aux côtés des Portugais, dans le combat contre
les nationalistes angolais. Alors que Salazar tente d’écraser les
nationalistes angolais au plus vite (dès avril 1961, il envoie des
troupes supplémentaires, avec le soutien logistique de l’OTAN),
ces derniers, instruits par la longue lutte des Algériens, qui
s’achève victorieusement en 1962, et confiant dans leur alliance
avec leurs homologues lusophones, qui s’apprêtent à déclencher
leur propre insurrection dans leurs territoires respectifs, savent
qu’ils doivent installer le conflit dans la durée.
« A luta continua ! » S’unir pour expulser… 243

Trois ans après le début de l’insurrection angolaise, l’attaque


de la caserne de Tite, au sud de la Guinée-Bissau, en janvier 1963,
marque le coup d’envoi d’une guerre de libération totale dans ce
pays. Le PAIGC dispose de 4 000 à 6 000 combattants, la plupart
sélectionnés par Cabral en personne, pour combattre une armée
portugaise lourdement équipée. Malgré le déséquilibre des forces,
la stratégie de Cabral, longuement mûrie, fait la différence :
Nous déclenchons la lutte armée au centre de notre terri-
toire et adoptons une stratégie que nous pouvons appeler
centrifuge, qui part du centre et va vers la périphérie. Cela a
totalement surpris les Portugais qui avaient placé leurs forces
aux frontières de la République de Guinée et du Sénégal,
espérant que nous essaierions d’envahir le pays. Nous nous
mobilisons dans les villages et nous organisons clandestine-
ment dans les villes et les campagnes, nous préparons nos
cadres, nous armons le minimum de gens, davantage avec
des armements traditionnels qu’avec des armes modernes, et
nous déclenchons la révolution à partir du centre de notre
pays4.

Quelques mois plus tard, l’OUA, à peine constituée, annonce


son soutien aux mouvements de libération d’Afrique lusophone.
Les soldats portugais, en dépit du soutien de l’OTAN, perdent
du terrain. Plus les combattants africains avancent, plus ils déve-
loppent leur organisation. Recrutement, ravitaillement, mobi-
lisation idéologique, contrôle des richesses et renseignements
comblent l’infériorité numérique5. En outre, le contrôle des cam-
pagnes habitées par les Africains permet de couper l’approvision-
nement en vivres des centres urbains majoritairement habités
par les colons. En réunissant des unités de combattants dans des
cellules, puis en formant des colonnes qui se déploient en zones,
régions et interrégions, le PAIGC transforme ses commandos
en une véritable armée. En 1970, la synchronisation entre les
branches politiques, militaires et sociales permet au parti de
proclamer la devise du « peuple en armes ». Rien, pas même
l’assassinat de Cabral à Conakry en janvier 1973 par des agents
des services portugais infiltrés dans le PAIGC, ne vient stop-
per l’élan libérateur. Ainsi, la Guinée-Bissau et le Cap-Vert, au
244 « Africa for the Africans ! »

contraire de l’Angola et du Mozambique, proclament de manière


unilatérale leur indépendance avant l’effondrement de l’Empire
colonial portugais.

Angola et Mozambique :
de la guerre de libération au chaos ?
Le cas de l’Angola et du Mozambique est plus com-
plexe en raison de la présence d’un nombre important de colons
portugais. En Angola, sur un peu moins de 5 millions d’habitants
en 1960, on dénombre un peu plus de 170 000  Portugais. Au
Mozambique, ils sont 97 000 sur une population totale dépassant
les 6 millions. Et, surtout, cette minorité détient le pouvoir éco-
nomique et politique, impose son agenda culturel en se fondant
sur le racisme, et exploite sans honte les populations africaines.
Le MPLA, qui entend construire la nation et réunir tous les
Angolais sans distinction ethnique, est concurrencé par l’Union
des populations du nord de l’Angola (União das populações do
norte de Angola, UPNA), fondée en 1957 dans le pays bakongo,
à cheval sur les territoires coloniaux français, belge et portugais.
Très rapidement, l’UPNA élargit sa base pour devenir en 1962,
le Front national de libération de l’Angola (Frente nacional de
libertação de Angola, FNLA). Entre-temps, le leader du FNLA,
Holden Roberto, obtient le soutien des États-Unis pour prendre
la tête d’un Gouvernement de la République d’Angola en exil
(GRAE) installé à Léopoldville, tandis que les Portugais cherchent
le soutien du régime de Pretoria. L’Angola devient la courroie
de transmission de l’impérialisme entre le Congo et l’Afrique
du Sud6.
Cet enjeu devient manifeste lorsqu’en 1966 Jonas Savimbi
quitte le FNLA pour fonder l’Union nationale pour l’indépen-
dance totale de l’Angola (União nacional para a independência
total de Angola, UNITA). Développant un discours révolution-
naire maoïste avec des relents de tribalisme, l’UNITA profite de la
propagande raciste des Portugais pour recruter des combattants,
au détriment du MPLA ou du FNLA. Traversés par des questions
relevant de l’ethnie, de l’origine sociale et de la couleur de peau,
« A luta continua ! » S’unir pour expulser… 245

ces mouvements, unis le jour contre le colonialisme portugais,


se déchirent la nuit en fonction des appartenances ethniques,
des intérêts personnels de leurs leaders, des contacts que ceux-ci
entretiennent avec les puissances étrangères. Car dans ce pays
devenu stratégique, et qui regorge de diamants et de pétrole, les
alliances évoluent en fonction des intérêts. D’abord favorables à
l’UPA-FNLA, les États-Unis se rapprochent de Lisbonne à la fin
des années 1960, le président Richard Nixon voyant dans les
autorités portugaises un allié contre l’adversaire communiste à
l’heure où la Chine et Cuba s’engagent à leur tour en Angola.
Au Mozambique, Eduardo Mondlane parvient à réunir les
mouvements indépendantistes au sein du FRELIMO, créé en
1962 à Dar es Salaam. Après deux années de vaines négociations
avec Lisbonne, le FRELIMO lance la lutte armée en 1964. Le sou-
tien de la Tanzanie conduit les forces portugaises à bombarder
le sud de ce pays afin de couper les circuits de ravitaillement et
de retraite militaire des soldats du FRELIMO vers ce pays. Après
l’assassinat de Mondlane, à Dar es Salaam en février 1969, l’un
de ses protégés, un jeune cadre militaire nommé Samora Machel
lui succède. Machel décide de s’inspirer de Cabral en formant
des cadres et en élargissant les programmes de santé et d’édu-
cation populaire dans les campagnes. Cependant, en plus des
clivages idéologiques et ethniques, la marche vers la libération
est ralentie par des mouvements clandestins financés par les
États-Unis et l’Afrique du Sud, qui fusionnent en 1975 dans la
Résistance nationale mozambicaine (RENAMO).
Dans le maelström qui s’installe progressivement en Angola et
au Mozambique, l’OUA paraît, une fois de plus, dépassée. Bien
que l’organisation africaine affiche son soutien à l’effort global
contre l’occupant portugais, ses membres jouent à nouveau leur
partition individuellement. La situation en Afrique orientale et
australe, où se maintiennent des régimes racistes et colonialistes
(Afrique du Sud, Rhodésie du Sud, colonialisme portugais) qui
déstabilisent la région, mériterait une politique commune. Face
aux lourdeurs bureaucratiques et diplomatiques de l’OUA, deux
dirigeants nationalistes et panafricanistes assument un soutien
politique et personnel direct aux mouvements de libération. Le
246 « Africa for the Africans ! »

premier, Julius Nyerere, pilote le comité de libération de l’OUA


installé à Dar es Salaam en fusionnant la diplomatie tanzanienne
et la diplomatie panafricaine. Le second, discret mais incon-
tournable, est Kenneth Kaunda, qui parvient en 1964 à obtenir
par la voie politique et pacifique l’indépendance de la Zambie
(ex-Rhodésie du Nord britannique). Les deux hommes établissent
un axe diplomatique et politique entre leurs deux pays, ce qui
permet à de nombreux combattants et réfugiés sud-africains,
mozambicains et rhodésiens (Zimbabwe) de disposer d’une base
arrière en plein cœur de l’Afrique australe.
Ainsi, dès les années 1960, le comité de libération organise le
boycott diplomatique et économique du Portugal et de l’Afrique
du Sud, ainsi que la prise en charge de la formation des armées
de libération. En proposant la nationalité tanzanienne à tous les
réfugiés africains et afro-américains, Nyerere donne également
un sens à l’idée d’une citoyenneté africaine. En réformant sa
propre armée et sa politique diplomatique, il inspire les armées
et les états-majors mis en place par les mouvements de libération
d’Afrique lusophone.
Sentant la situation lui échapper militairement malgré la
répression accrue, le Portugal essaie d’augmenter massivement
les investissements afin d’acheter la paix sociale et conserver
ce qui peut l’être. Mais Lisbonne est de plus en plus isolé. Au
début des années 1970, le régime colonial perd le soutien de
l’Église  catholique, tandis que l’aide économique de l’OTAN
ne suffit plus pour équilibrer le budget grevé par les dépenses
militaires. Le 25  avril 1974, des officiers de l’armée coloniale
prennent le pouvoir à Lisbonne7. La « révolution des œillets »
est assumée par le Mouvement des forces armées (Movimento
das Forças Armadas, MFA), qu’Agostinho Neto présente « comme
le “quatrième mouvement” indépendantiste après le MPLA, le
FRELIMO et le PAIGC8 ».
Mais les lendemains de la lutte de libération sont rudes pour
les nationalistes d’Afrique lusophone. En dépit de la survivance
d’un parti politique commun, l’union entre la Guinée-Bissau et
le Cap-Vert ne survit pas à l’indépendance, à laquelle ils accèdent
respectivement le 10  septembre 1974 et le 5  juillet 1975. Au
« A luta continua ! » S’unir pour expulser… 247

Mozambique, après l’indépendance accordée le 25  juin 1975,


la RENAMO obtient le soutien des gouvernements de Rhodésie
(Zimbabwe) et d’Afrique du Sud pour déclencher une guerre
civile contre le gouvernement dirigé par le FRELIMO. En Angola,
le 11 novembre 1975, au nom du MPLA, Neto proclame l’indé-
pendance de la République populaire de l’Angola. Le FNLA au
nord et l’UNITA au centre du pays proclament conjointement
la naissance de la République populaire et démocratique de
l’Angola, entraînant le pays dans une guerre civile qui, entrete-
nue par l’Afrique du Sud, durera pendant plusieurs décennies.
III
« Don’t agonize, organize a ! »
Espoirs et désillusions
du panafricanisme
(des années 1960 à nos jours)

a « Ne vous tourmentez pas, organisez-vous ! »


19
L’heure du « Black Power »

O n l’a vu au début de cet ouvrage, c’est aux États-


Unis, où le concept du fédéralisme est lié à la
souveraineté, et dans la Caraïbe, espace colonial géographique-
ment éclaté, que le courant panafricain a émergé. Ce courant, qui
a pris des formes variées au cours du XXe siècle, cherche depuis
le départ à réconcilier l’unité et la diversité qui caractérisent les
peuples noirs et africains. D’un point de vue politique, le système
institutionnel états-unien intéresse les partisans des États-Unis
d’Afrique qui, après les indépendances africaines, entendent réa-
liser l’unité du continent tout en respectant sa diversité. Dans
son livre Africa Must Unite, Nkrumah ne manque pas de prendre
l’exemple des États-Unis d’Amérique, où il a longtemps vécu,
pour promouvoir son projet d’États-Unis d’Afrique.
S’ils peuvent constituer un modèle sur le plan institutionnel,
les États-Unis restent cependant un repoussoir aux yeux des
milieux panafricains : leur modèle économique capitaliste, leur
politique étrangère impérialiste et leur système social inégalitaire
et raciste rebutent les militants noirs progressistes et révolution-
naires. Depuis l’abolition de l’esclavage (1865) jusqu’au vote
de la loi sur les droits civiques (1964), les Noirs des États-Unis
mènent un combat acharné contre la politique raciale de leur
gouvernement. Après W.E.B. Du Bois et Marcus Garvey, une nou-
velle génération de militants émerge qui tente, dans les années
1950-1960, de mettre un terme à la ségrégation et à la discrimi-
nation raciales dont les minorités noires sont victimes. Attentifs
à la situation internationale, marquée dans ces années par la crise
congolaise, la guerre du Vietnam et la lutte contre les régimes
252 « Don’t agonize, organize ! »

d’apartheid en Afrique australe, les militants des droits civiques


et du Black Power voient dans la dynamique panafricaine, les
mouvements de libération nationale et les régimes progressistes
africains des sources majeures d’inspiration.

Martin Luther King à Accra


Confrontée à l’esclavage et au racisme, une première
génération de Noirs libres a conçu des stratégies de survie et
de lutte, qui ont été reprises et perfectionnées par les généra-
tions suivantes. Retour en Afrique, lutte pour l’égalité, sépa-
ratisme  : différentes options politiques se côtoient dans les
milieux militants afro-américains au lendemain de la Seconde
Guerre mondiale. À  cette période, les principaux mouvements
afro-américains s’écartent des problématiques africaines, au sens
continental du terme, pour se recentrer sur les enjeux nationaux.
La NAACP et le Congrès de l’égalité raciale (Congress of Racial
Equality, CORE), créé à Chicago en 1942 par une cinquantaine
d’étudiants majoritairement blancs, militent pour une « seconde
reconstruction1 », en référence à la Reconstruction qui avait suivi
la guerre de Sécession. Réclamant l’abolition des pratiques ségré-
gationnistes dans les écoles et les lieux publics, en particulier
dans le Sud, ces mouvements demandent l’égalité raciale et le
plein accès des Noirs aux droits civiques.
Une première victoire judiciaire intervient en 1954 grâce à un
arrêt de la Cour suprême qui rend inconstitutionnel le principe
de la ségrégation scolaire. En décembre  1955 à Montgomery
(Alabama), l’arrestation de Rosa Parks, pour avoir refusé de céder
sa place assise à un Blanc dans un bus, déclenche un mouvement
de boycott, d’abord spontané puis organisé, de plus d’un an de
la compagnie de transports par les Noirs afin d’obtenir qu’elle
mette un terme à sa politique de ségrégation. Le mouvement
ne s’arrête pas là et la dynamique impulsée par le boycott de
Montgomery ira jusqu’à la signature de la première loi sur les
droits civiques en 1964. La personne qui en porte la responsa-
bilité et une grande part du mérite est un jeune pasteur noir,
Martin Luther King.
L’heure du « Black Power » 253

Dans les années 1950, en parallèle à la dénonciation du colo-


nialisme en Afrique et de la violence raciste aux États-Unis,
plusieurs militants noirs américains engagés dans les mouve-
ments pacifistes et non alignés cherchent à rapprocher les lea-
ders nationalistes africains et les activistes afro-américains. L’un
d’eux, Bill Sutherland, installé à Accra depuis 1953, suggère ainsi
à Nkrumah d’inviter le pasteur King aux cérémonies de l’indé-
pendance du Ghana. Ce dernier est en effet l’étoile montante
de la scène noire américaine, et les médias lui accordent de plus
en plus d’importance depuis qu’il a fondé, en janvier  1957, la
Conférence des leaders chrétiens du Sud (Southern Christian
Leadership Conference, SCLC) qui réunit plusieurs associations.
En mars  1957, Martin Luther King et son épouse Coretta
arrivent à Accra. Ils sont pris en charge par Sutherland et un
autre expatrié afro-américain, Robert Lee, qui les introduisent
auprès de Nkrumah et du leader du Tanganyika, Julius Nye-
rere2. Dans la capitale ghanéenne, King rencontre également
le vice-président américain Richard Nixon, qui accepte ensuite
de le revoir plus longuement aux États-Unis. Le 6  mars 1957,
il écoute Nkrumah proclamer l’indépendance de son pays, qui
devient un symbole de la lutte victorieuse pour l’émancipation
et de la dignité retrouvée des peuples noirs  : « Aujourd’hui, à
partir de maintenant, un nouvel Africain est apparu au monde.
Et ce nouvel Africain est prêt à livrer ses propres combats et à
démontrer qu’après tout l’Africain est tout à fait capable de gérer
ses propres affaires. »
Lorsqu’il revient aux États-Unis, après un court séjour au Nige-
ria puis en Europe de l’Ouest, où il rencontre C.L.R. James, King
prononce un long sermon où il raconte l’histoire récente du
Ghana, depuis les mouvements de désobéissance civile jusqu’à
l’indépendance. Assimilant par métaphore cette victoire contre
le colonialisme à la sortie d’Égypte du peuple hébreu et mettant
en parallèle la lutte des Africains pour leur libération avec celle
des Afro-Américains, King note que « le boycott n’est qu’un
début » et que « la liberté vient seulement à travers une révolte
persistante, à travers une agitation persistante, à travers un
soulèvement persistant contre le système diabolique3 ». Six ans
254 « Don’t agonize, organize ! »

plus tard, King prononcera à Washington son célèbre discours


« I have a dream ». Ponctué d’extraits de negro spirituals et de réfé-
rences bibliques, ce discours n’est pas sans rappeler les accents
du leader ghanéen en 1957 : « Free at last ! Free at last ! Thank
God Almighty, we are free at last ! » (« Enfin libres ! Enfin libres !
Dieu Tout-Puissant merci, nous sommes enfin libres ! »)
En réalité, si King revient particulièrement inspiré de son pre-
mier voyage en Afrique, la relation avec le continent et avec les
forces panafricaines ne prend ni d’un côté ni de l’autre. Face
à un panafricanisme modéré qui entre dans la routine avec
la création de l’OUA en mai  1963, un courant plus radical se
maintient autour des mouvements de libération qui rejettent
le principe de la non-violence et qui sont convaincus, depuis
la fin de la guerre d’Algérie, que le colon doit être expulsé par
la force. Les thèses de Fanon, dont le livre Les Damnés de la
terre est publié en anglais en 1963, nourrissent la réflexion des
militants noirs américains radicaux qui se reconnaissent dans le
mot d’ordre « Black Power ! » comme des combattants en lutte
dans les colonies portugaises et en Afrique australe. De son côté,
King poursuit son action jusqu’à l’obtention du vote des lois
pour les droits civiques de 1964 et 1965, puis élargit son action
à la lutte contre la pauvreté, la guerre du Vietnam et l’apartheid
en Afrique du Sud. Peu avant son assassinat, le 4 avril 1968, il
reconnaissait qu’il aurait voulu accorder plus d’importance à
l’Afrique dans son combat et qu’il espérait effectuer un nouveau
voyage sur le continent d’ici la fin de l’année 19684.
Enfin, conscient que « l’abîme entre le texte des lois et leur
application est l’une des raisons fondamentales du mépris que
les défenseurs du Black Power professent à l’égard du proces-
sus légal5 », King est également dépassé par une jeunesse noire
prête à en découdre avec la police. Ces jeunes, après avoir fait
leur apprentissage des stratégies de lutte au sein du Comité de
coordination non-violent des étudiants (Student Nonviolent
Coordinating Committe, SNCC) créé en 1960 en Caroline du
Nord, veulent plus de pouvoir. Menés par Stokely Carmichael,
un étudiant de Trinidad qui s’était désolidarisé de King en
1966, ils revendiquent l’héritage radical et révolutionnaire de
L’heure du « Black Power » 255

Malcolm  X et une plus grande solidarité avec les mouvements


de libération africains.

Malcolm X et l’internationalisation
de la question noire
L’influence de Malcolm X sur la scène afro-américaine
et panafricaine est souvent présentée en opposition à celle de
Martin Luther King. Elles sont en réalité plus complémentaires
qu’on ne le pense généralement. Rosa Parks, dont l’acte de
désobéissance civique l’inscrit dans le courant non-violent de
King, a toujours soutenu être plus proche de l’esprit de résis-
tance incarné par Malcolm  X6. Reste que la pensée de ce der-
nier a beaucoup évolué avec le temps, passant du séparatisme
à l’internationalisme.
Fils d’un militant garveyiste assassiné par le Ku Klux Klan7,
Malcolm Little connaît une jeunesse difficile puis un séjour de
six années en prison, qu’il met à profit pour se former en auto-
didacte, parcourant de nombreux livres d’histoire. En 1952, en
sortant de prison, il adopte l’initiale « X » pour effacer son nom
de famille hérité de l’esclavage, et il rejoint Nation of Islam
(NOI) dont il devient rapidement le porte-parole. Organisation
séparatiste créée en 1930 à Detroit, NOI, qui est alors dirigée
par Elijah Muhammad, le fils du fondateur, recrute et forme
des milliers de jeunes Noirs grâce à un programme d’action et
de réinsertion économique et sociale, une discipline paramili-
taire et une doctrine politico-religieuse. L’organisation soutient
notamment que l’année 1955 marque la fin de quatre siècles
d’esclavage des Noirs en Amérique, et le moment de reprendre
le contrôle de leur destinée. Prônant la mise en place, sur le
sol américain, de territoires indépendants peuplés et dirigés par
les Noirs, le discours ambigu de Muhammad semble valider un
système de ségrégation contre lequel la grande majorité des
mouvements noirs se battent à l’époque. En outre, en refusant
tout contact avec les Blancs, Nation of Islam demeure dans une
position apolitique qui la rend finalement moins radicale que
la non-violence de King.
256 « Don’t agonize, organize ! »

Constatant les dysfonctionnements internes de NOI et en


désaccord politique avec ses dirigeants, Malcolm  X finit par
rompre avec l’organisation début 1964. Excellent orateur et
redoutable débatteur, n’ayant plus de compte à rendre à NOI
et n’hésitant pas à pousser la provocation sur les plateaux de
télévision, où il est régulièrement invité, il devient encore plus
dangereux aux yeux de tous  : la NOI, à laquelle il a apporté
des dizaines de milliers de membres ; les milieux conservateurs
afro-américains, qui n’apprécient pas d’être traités de « Nègres
de maison » ou d’« Oncles Tom », et les puissances médiatiques
et politiques dont il dénonce la soumission aux intérêts impé-
rialistes. Tous s’efforcent de détruire l’image et les idées de
Malcolm X.
De son côté, Malcolm X comprend qu’il ne peut lutter contre
ces forces réactionnaires qu’en internationalisant son combat. Le
13 avril 1964, il part en tournée au Moyen-Orient et en Afrique8.
En Arabie saoudite, il réalise le pèlerinage et adopte le nom d’El
Hadj Malik El Shabazz. En adhérant à l’islam orthodoxe sunnite,
il se libère définitivement de l’influence sectaire de Nation of
Islam et montre un intérêt pour le panarabisme. Ensuite, à Lagos,
il se présente comme un « musulman américain militant » mais
également comme l’un « des frères que l’Afrique avait longtemps
cru perdus ». À l’étape suivante, à Accra, il rencontre l’ambassa-
deur d’Algérie et décide d’abandonner le critère racial comme
élément d’unité des groupes révolutionnaires9. Il développe
également ses réflexions panafricaines devant la communauté
afro-américaine installée dans la capitale ghanéenne. Même si les
Afro-Américains doivent « rester physiquement en Amérique » et
lutter pour leurs droits, il leur conseille cependant de « créer une
unité efficace dans le cadre du panafricanisme » pour renforcer
les deux versants de la lutte10.
Mettant cette idée en pratique, il décide, à son retour à
New York, d’adopter la proposition de l’historien John Hen-
rik Clarke consistant à créer une nouvelle structure destinée
à rassembler toutes les diasporas africaines afin de peser poli-
tiquement sur les exécutifs occidentaux  : l’Organisation de
l’unité afro-américaine (Organization of Afro-American Unity,
L’heure du « Black Power » 257

OAAU). Censée être le pendant de l’OUA, l’OAAU considère


que les Africains du continent et de la diaspora doivent s’unir
pour faire avancer leur cause. Le respect des États occidentaux
à l’égard des populations africaines vivant sur leur territoire,
estiment ses responsables, ne sera réel que lorsque l’Afrique,
unie et puissante, sera en mesure d’exporter son unité et sa
puissance derrière chaque individu d’origine africaine vivant
en dehors du continent11.
En juillet  1964, Malcolm  X effectue un second voyage de
quatre mois en Afrique et au Moyen-Orient12. Sa première étape
le conduit au  Caire où, du 17 au 21  juillet 1964, il participe
comme observateur au deuxième sommet de l’OUA. Il y explique
combien le destin des Afro-Américains est lié à celui de leur
terre d’origine :
Puisque vingt-deux millions d’entre nous étaient originelle-
ment africains, que nous sommes désormais en Amérique,
pas par choix mais par un cruel accident de l’histoire, nous
croyons fermement que les problèmes africains sont nos pro-
blèmes et que nos problèmes sont des problèmes africains13.

En sa qualité de président de l’OAAU, Malcolm  X appelle


l’OUA à voter la résolution, proposée par le président Nyerere,
condamnant les États-Unis, au même titre que l’Afrique du Sud,
pour leur politique à l’égard des Noirs. Le militant afro-américain,
qui avait toujours soutenu dans ses déclarations des positions
semblables au groupe de Casablanca, ravive les divisions au sein
de l’organisation continentale et reçoit les critiques des mou-
vements afro-américains conservateurs qui ne se reconnaissent
pas dans l’OAAU.
Malcolm X est ainsi le premier leader afro-américain à embras-
ser clairement le panafricanisme comme solution politique aux
problèmes rencontrés par l’ensemble des peuples noirs. À  sa
suite, plusieurs militants afro-américains assisteront, dans les
années suivantes, aux sommets de l’OUA pour demander le sou-
tien de l’organisation panafricaine. Malcolm X entreprend une
démarche parallèle du côté des Nations unies, demandant en
particulier aux ambassadeurs qui y représentent les pays africains
258 « Don’t agonize, organize ! »

progressistes de donner une tribune au siège new-yorkais de


l’organisation, en plein cœur de l’Amérique, aux mouvements
de libérations noirs.
Durant son séjour de plusieurs semaines en Égypte, Malcolm X
intervient à l’université Al-Azhar et visite les sites historiques. Il
rencontre plusieurs personnalités du monde arabe qui l’amènent
à renforcer sa critique du sionisme. Après un séjour en Ara-
bie saoudite, Malcolm  X revient en Afrique. À  Nairobi, Dar
es Salaam, Lagos, Accra ou Conakry, il s’entretient à chaque
fois avec les autorités, les mouvements de libération en exil et
les militants afro-américains sur les possibilités de constituer
un large front anti-impérialiste. Après des escales à Alger puis
Genève, où il ne cesse d’inviter les Afro-Américains à choisir
entre « le bulletin de vote ou le fusil », il donne un meeting
dans la salle parisienne de la Mutualité consacré aux consé-
quences de l’élection du président Johnson et à la lutte noire
aux États-Unis.
Quelques mois après son périple africain, Malcolm X, devenu
un voyageur infatigable et un conférencier à succès, repart en
février  1965 pour l’Angleterre. À  Oxford, il donne une confé-
rence au cours de laquelle il explique qu’une fois la révolution
noire lancée, les Blancs la rejoindront pour renverser le système.
Cette déclaration est un coup de tonnerre car Malcolm X, per-
pétuellement décrit par les médias dominants comme un raciste
anti-Blancs, fascine de plus en plus la jeunesse blanche engagée
qui, en ces années 1960, rêve d’en découdre avec les structures
de pouvoir et les hiérarchies traditionnelles. Interdit de séjour en
France, où il avait notamment prévu d’évoquer avec le militant
noir cubain Carlos Moore la possibilité d’ouvrir une antenne de
l’OAAU dans l’Hexagone, Malcolm  X repart à Londres d’où il
donne, par téléphone, une conférence diffusée aux trois cents
personnes qui l’attendaient à Paris.
À  son retour aux États-Unis, la position de Malcolm  X est
clairement internationaliste. La solidarité des oppresseurs,
explique-t-il à Detroit, le 13  février 1965, exige une solidarité
des opprimés dont l’importance numérique ne peut que leur
assurer la victoire :
L’heure du « Black Power » 259

Les intérêts des États-Unis sont liés à ceux de la France et


à ceux de la Grande-Bretagne. Tout cela forme un seul et
immense complexe  : il ne s’agit pas du pouvoir américain,
ou français, mais d’un pouvoir international. Ce pouvoir
international sert à réprimer les masses à peau sombre du
monde entier et à exploiter leurs ressources naturelles. […]
Le simple fait de défendre l’idée d’une coalition des Africains,
des Afro-Américains, des Arabes et des Asiatiques qui vivent
à l’intérieur de la structure a suffi à déranger la France, que
l’on dit être l’un des pays les plus libéraux du monde, et
à lui faire abattre son jeu. Pour l’Angleterre, même chose.
[…]  Si l’on songe que le Brésil compte deux tiers de « gens
de couleur », de « non-Blancs », et que l’on y ajoute ceux du
Venezuela, du Honduras et du reste de l’Amérique centrale,
de Cuba, de la Jamaïque, des États-Unis et même du Canada
– le total dépassera sans doute 100 millions. Et c’est la pré-
sence de ces 100 millions-là à l’intérieur de la structure qui
préoccupe aujourd’hui très fort le pouvoir14.

Les Black Panthers dynamitent l’Amérique


Huit jours après son discours à Detroit, Malcolm  X
est assassiné par un commando de Nation of Islam. Ce meurtre
choque l’Amérique noire. En juin  1966, Stokely Carmichael,
d’abord proche de Martin Luther King et militant au sein du
SNCC, lance le mouvement du Black Power, qui remet en cause,
comme l’avait fait Malcolm X dans les années qui avaient pré-
cédé sa mort, la stratégie de la non-violence et de la résistance
passive. L’heure est venue de se lever pour défendre ses droits
(« Stand up for your rights ! ») plutôt que de s’asseoir (« Stand
up, not sit in ! »), de faire chanceler l’adversaire plutôt que de
le faire danser (« Swing, not sing ! »). Les Noirs, estime Carmi-
chael, doivent prendre le contrôle de leur propre communauté
et mettre en place leurs propres organisations sans suivre les
conseils des Blancs. Si les militants afro-américains ne réclament
pas l’indépendance, ils demandent le droit à l’autodétermina-
tion et la sortie du modèle impérialiste et capitaliste américain.
Influencée par les indépendances africaines et la révolution
260 « Don’t agonize, organize ! »

cubaine, le mouvement Black Power prend ainsi des allures de


révolution socialiste et internationaliste noire15.
En octobre 1966, à Oakland (Californie), la création du parti
des Panthères noires pour l’autodéfense (Black Panthers Party for
Self-Defense, BPPSD) consacre cette philosophie de la résistance
par tous les moyens nécessaires. Ses fondateurs, Bobby Seale et
Huey P.  Newton, bientôt rejoints par Carmichael, s’inspirent
de Malcolm  X, ainsi que des idéologies marxistes et maoïstes
révolutionnaires, pour émettre un programme en dix points.
Les Panthères réclament la liberté et l’autodétermination de la
communauté noire à l’issue d’un plébiscite organisé sous contrôle
des Nations unies, le plein-emploi, la fin de l’exploitation capi-
taliste, l’amélioration des conditions de logement, la mise en
place d’une politique éducative répondant aux attentes de la
communauté. Revendiquant le port d’arme en conformité avec la
Constitution et en réponse aux brutalités policières, les Panthères
demandent l’exemption de tous les hommes noirs du service
militaire, la libération des Noirs emprisonnés, la mise en place de
tribunaux mixtes et un programme d’activités sociales complet.
Nourris par la lecture de Fanon, les Black Panthers se lient à
la révolution mondiale en défendant la thèse d’un colonialisme
interne frappant les Noirs des États-Unis. Tous les indicateurs
économiques et sociaux révèlent effectivement l’existence de
grandes poches de pauvreté à l’intérieur des États-Unis qui cor-
respondent aux regroupements de population noire. La lutte
afro-américaine montre que la nature impérialiste des États-Unis
n’est que l’extension au reste du monde des structures internes
de ce pays, et que les Noirs forment le groupe qui, au cours du
e
XX  siècle, a le mieux incarné la tradition de lutte et de résistance
aux États-Unis16. Se vivant comme des colonisés à l’intérieur des
États-Unis, Les Black Panthers s’organisent en contre-société.
Comme les mouvements de libération du Vietnam, d’Angola
ou de Guinée-Bissau, ils fondent leurs propres troupes d’auto-
défense, leurs propres écoles et hôpitaux et même leur propre
« gouvernement ».
Défiant Washington depuis l’intérieur même des États-Unis,
les Black Panthers attirent rapidement l’attention des gouver-
L’heure du « Black Power » 261

nements et mouvement de libération du tiers monde. En juil-


let  1969, ils sont officiellement invités par le gouvernement
algérien dans le cadre du premier Festival culturel panafricain
(voir chapitre  21). Guidés dans Alger par la militante panafri-
caine Julia Hervé –  fille de l’écrivain Richard Wright  –, les
militants Black Panthers participent aux conférences aux côtés
des représentants des mouvements de libération qui combattent
à l’époque le colonialisme en Afrique lusophone et en Afrique
australe. S’inscrivant dans la filiation de Malcolm  X, ils se
présentent comme les représentants légitimes de la lutte de
libération des Noirs américains. « Les Algériens, qui ont achevé
leur guerre d’indépendance depuis seulement huit ans, esti-
ment naturel de soutenir les autres mouvements de libéra-
tion, note le New York Times. Ils veulent jouer un rôle moteur
dans une Afrique complètement décolonisée. Ils veulent aussi
reconnaître tous les mouvements en dehors de l’Afrique qui,
comme les Panthères, luttent contre les États qu’ils considèrent
comme impérialistes ou fascistes17. » Présentés par le gouver-
nement algérien comme « le noyau d’un futur gouvernement
américain18 », les Black Panthers disposent, dans les mois qui
suivent le festival, d’une ambassade officielle dans la capitale
algérienne.
Le parcours de Stokely Carmichael est également intéres-
sant. Ayant pris ses distances avec le mouvement, il s’installe
en Guinée-Conakry à la fin des années 1960, avec sa femme, la
chanteuse sud-africaine Miriam Makeba (voir chapitre  21). Le
couple se passionne pour le panafricanisme au contact de Sékou
Touré et de Kwame Nkrumah, qui a trouvé refuge à Conakry
après le coup d’État qui l’a chassé du pouvoir en 1966. « Notre
idéologie doit être le panafricanisme, et rien d’autre », décrète
Carmichael après avoir dévoré les écrits de Padmore et Du Bois
et la littérature consacrée à Garvey19. Persuadé que le vent de
l’histoire fera triompher l’idéologie panafricaine, il développe
ses théories dans un livre publié en 1971, Stokely Speaks : Black
Power Back to Pan-Africanism, adopte sept ans plus tard un nou-
veau nom, Kwame Toure, en hommage à ses deux mentors, et
reprend en main le Parti révolutionnaire des peuples panafri-
262 « Don’t agonize, organize ! »

cains (All-African People’s Revolutionary Party, A-APRP) lancé


à Conakry par Nkrumah en 1968.
La contestation menée par les Black Panthers aux États-Unis
et les alliances qu’ils scellent avec les gouvernements révolution-
naires à travers le monde inquiètent les dirigeants américains.
Dès la fin des années 1960, le FBI déclenche une répression
féroce dans le cadre de son Programme de contre-espionnage
(Counter Intelligence Program, COINTELPRO). Ils infiltrent les
Panthers, tentent de les discréditer dans la presse, emprisonnent
ou assassinent certains de leurs responsables, obligeant les autres
à fuir à l’étranger, à abandonner le combat ou à revenir à des
méthodes moins radicales. Alors que la crise économique conduit
les autorités à réduire les programmes d’action positive en faveur
des Noirs, la drogue envahit les ghettos et touche une jeunesse
livrée à elle-même tandis qu’une petite bourgeoisie noire émerge
grâce aux opportunités offertes par un capitalisme fondé sur une
vision individualiste de la réussite.

Les Noirs se réapproprient leur histoire


Dans les années qui suivent le vote des lois sur les droits
civiques, des villes moyennes (Springfield, Gary, Cleveland) puis
de premier plan (Washington DC, Atlanta, La Nouvelle-Orléans,
Detroit) élisent des maires noirs. Mettant en avant des individus
et démantelant le système de solidarité sociale des mouvements
radicaux, les autorités détruisent la stratégie du Black Power qui
consiste à redonner confiance et autonomie aux populations
noires en leur permettant de contrôler leurs propres institutions.
Malgré la répression, certains militants décident de poursuivre
la bataille de la culture et de l’éducation20.
Dès 1957, l’Association des études africaines (African Studies
Association, ASA) est créée aux États-Unis, avec l’aval des auto-
rités américaines qui ont besoin de travaux pour mieux com-
prendre ce continent en voie de décolonisation. Plus de deux
mille chercheurs –  majoritairement blancs  – intègrent l’ASA,
qui construit un réseau et des programmes de cours en études
africaines. Le département d’État se met parallèlement à for-
L’heure du « Black Power » 263

mer des diplomates américains en swahili, et les fonctionnaires


noirs les plus dévoués sont envoyés défendre les intérêts de la
Maison-Blanche dans les ambassades en Afrique21. Ce vivier aca-
démique au service du gouvernement américain est décrié par les
chercheurs militants. En octobre 1968, à la conférence annuelle
de l’ASA, des chercheurs noirs créent un groupe dissident pour
contrôler leur propre histoire, rapprocher la communauté noire
et les chercheurs qui en sont issus, et collaborer avec les ambas-
sades, les universités et les chercheurs en Afrique.
Un an plus tard, l’historien noir John Henrik Clarke, qui
s’étonne de voir tant d’universitaires blancs s’intéresser à
l’Afrique et si peu de chercheurs noirs occuper des positions de
direction des programmes d’études africaines, décide de fonder
l’Association des études sur l’héritage africain (African Heritage
Studies Association, AHSA), puis d’aller à la conférence de l’ASA
pour demander la parité raciale dans la direction de l’ASA22.
Clarke souhaite également l’adoption dans les études de la
perspective panafricaniste qui montre que « tous les Noirs sont
des Africains » et rejette « la division des peuples africains en
fonction d’une géographie fondée sur les sphères d’influence
colonialistes23 ». Lorsqu’en octobre 1969 l’ASA tient à Montréal
sa conférence annuelle conjointement avec l’Association cana-
dienne des études africaines (ACEA), la connexion entre cher-
cheurs et activistes est inévitable  : le campus montréalais de
l’université Sir George Williams est occupé par des étudiants
antillais et des militants du Black Power qui interrompent les
travaux de l’ASA. À une courte majorité, l’ASA rejette toutes les
demandes de l’AHSA.
Une conséquence de ce refus est la naissance de l’afrocentricité
comme science académique (Africana studies) pour traduire les
besoins des chercheurs noirs qui veulent articuler l’idéologie
panafricaine avec les luttes politiques, sociales et culturelles en
cours. Constatant l’impossibilité de purger le racisme présent
dans le système scolaire et universitaire, et estimant que le dys-
fonctionnement des institutions éducatives recevant les jeunes
Noirs avait un lien avec la surreprésentation carcérale de cette
frange de la population, l’éducation afrocentrée décide de reve-
264 « Don’t agonize, organize ! »

nir aux fondamentaux de la culture et de l’identité africaines.


L’égyptologie de Cheikh Anta Diop devient alors une voie de
passage obligé, tout comme l’apprentissage du swahili. Le sys-
tème culturel afrocentré de Maulana Karenga, fondé sur des fêtes
et un calendrier africains, ainsi que son corollaire académique
de l’afrocentricité de Molefi Kete Asante prennent leur essor. De
nouvelles revues et de nouveaux centres de recherche et associa-
tions scientifiques et culturels afro-américains voient le jour. Sur
les campus afro-américains, les leaders africains méprisés dans
l’historiographie officielle deviennent des héros populaires, et
une vision romantique de l’Afrique se développe en parallèle à
un regain de militantisme.
En 1972, un Comité de soutien à la libération de l’Afrique
(African Liberation Support Committee, ALSC) est créé par une
coalition de panafricanistes et de nationalistes noirs24. Il orga-
nise des collectes d’argent, d’habits, de médicaments, assure la
publication de textes alternatifs et organise des actions de pro-
testation contre l’apartheid.
Le 27 mai 1972 est organisée à Washington la première édition
américaine de l’African Liberation Day (Journée de la libération
de l’Afrique, ALD), qui réunit entre 30 000 et 50 000 personnes
sur un trajet allant de Malcolm  X Park jusqu’à la 16e  rue, en
passant devant le consulat d’Afrique du Sud et le département
d’État25. L’événement, organisé par l’ALSC en solidarité avec le
comité de libération de l’OUA, est repris dans plusieurs pays
occidentaux et africains. Après 1975, l’ALSC se divise en plusieurs
branches : l’A-APRP de Stokely Carmichael, le Parti des travail-
leurs socialistes (Socialist Worker Party, SWP) d’Abdul Alkalimat
et le groupe d’orientation marxiste-léniniste-maoïste d’Owusu
Sadaukai et Imamu Baraka. Tous ces mouvements prennent
position contre la répression des mouvements anti-impérialistes,
notamment en Angola, au Mozambique ou en Afrique australe26.
20
La Caraïbe et l’Amérique du Sud.
Des héritiers de la résistance africaine
aux orphelins de la révolution
panafricaine

L ’une des erreurs stratégiques dans la formation


de l’OUA, en mai 1963, est d’exclure a priori les
pays des Amériques peuplés à majorité d’Afro-descendants. Des
années 1960 à 1980, la Caraïbe constitue pourtant un labora-
toire politique, culturel et social de la révolution panafricaine
et anti-impérialiste. À  partir de la fin des années 1990, c’est
d’Amérique du Sud, notamment du Brésil et du Venezuela, que
souffle un nouvel esprit révolutionnaire, fondé sur des mouve-
ments sociaux et idéologiques intégrant la composante africaine.
Alors que des régimes néocolonialistes s’installent en Afrique et
que les États-Unis répriment les mouvements afro-américains,
ce qui se joue dans cette partie du monde mérite une attention
particulière. Car c’est de là que de nombreux militants espèrent
relancer la dynamique panafricaine.

Cuba : « Le sang africain coule abondamment


dans nos veines »
Ce n’est qu’en 1895, soit bien après l’indépendance
des colonies espagnoles du continent américain (années 1820),
l’abolition de la traite (1867) et de l’esclavage (1886), que Cuba
parvient à réaliser sa première révolution. Une alliance entre les
travailleurs noirs et les propriétaires blancs ruinés par la chute
du cours du sucre se forme sous l’impulsion du poète nationa-
liste José Marti, fondateur du Parti révolutionnaire cubain, et
débouche sur une guerre d’indépendance menée par le général
métis Máximo Gomez et le général noir Antonio Maceo.
266 « Don’t agonize, organize ! »

Toutefois, cette révolution est vite récupérée par les États-Unis


qui, prétextant l’explosion d’un navire américain dans la rade
de La Havane, placent Cuba sous tutelle économique et militaire
dès 1902. Ainsi, lorsque Fidel Castro et ses hommes renversent le
dictateur Fulgencio Batista et entrent dans La Havane le 1er jan-
vier 1959, ils mettent fin à un système qui, en un demi-siècle,
avait fait de Cuba un terrain de jeu et une succursale du capi-
talisme américain. L’intransigeance des États-Unis à l’égard du
régime castriste accélère le rapprochement de Cuba avec le bloc
socialiste et offre aux autres pays caribéens un modèle alternatif
à celui que leur puissant voisin tente d’imposer dans la région.
La révolution cubaine apparaît alors, note C.L.R.  James dans
la préface de 1962 des Jacobins noirs, comme une « révolution
antillaise ».
Rompant avec la discrimination raciale perpétuée par l’occupa-
tion américaine, la révolution de 1959 cherche à éliminer le
racisme institutionnel et à rendre leur dignité aux Noirs en
valorisant les arts, la culture et l’histoire des peuples africains.
S’inspirant de la formule de José Martí, qui expliquait à la fin du
e
XIX  siècle que le Cubain est « plus que blanc, plus que mulâtre,
plus que noir », les révolutionnaires cubains entendent effacer
les barrières raciales sur l’île, politique qui rencontrera un succès
mitigé, et se montrent immédiatement solidaires des mouve-
ments de résistance africains et afro-américains.
Venu participer à l’Assemblée générale de l’ONU en sep-
tembre  1960, Castro quitte son hôtel de Manhattan à la suite
du harcèlement des autorités américaines et du comportement
raciste du personnel. Sans hésiter, la délégation cubaine accepte
la proposition de Malcolm X de venir loger à l’hôtel Theresa, en
plein cœur de Harlem. Accueillie par une foule scandant « Liberté
pour l’Algérie ! », « Hors du Congo ! » ou « Vive Cuba ! », la délé-
gation cubaine reçoit ensuite les visites de Nkrumah, Nehru,
Nasser, Sukarno, Tito et Khrouchtchev. Castro quitte New York
avec une très bonne image de la lutte afro-américaine, mais avec
beaucoup d’inquiétude sur la crise au Congo. Dès l’annonce de
la mort de Lumumba en janvier  1961, il critique l’obstruction
manifeste de l’ONU.
La Caraïbe et l’Amérique du Sud… 267

La Havane se rapproche alors du groupe de Casablanca, consti-


tué en 1961, et envoie Che Guevara sur le continent africain
pour approfondir les relations avec les dirigeants progressistes
(Algérie, Égypte, Guinée, Ghana, Mali, Tanzanie). À la tête d’un
commando de combattants cubains, le célèbre guérillero s’envole
pour la Tanzanie en avril  1965. De là, avec ses hommes, tous
noirs pour ne pas se faire repérer, mais qui découvrent pour la
première fois l’Afrique, il part dans l’est du Congo avec l’objectif
d’ouvrir un troisième front anti-impérialiste après le Vietnam
et l’Amérique du Sud. Cette expédition s’achève sur un échec
cinglant que Che Guevara attribue à la désorganisation et la fai-
blesse idéologique des rebelles lumumbistes dirigés par Laurent-
Désiré Kabila.
Malgré cet échec, Cuba continue de soutenir les régimes afri-
cains progressistes par des programmes militaires, éducatifs et
sociaux. Ainsi, rappelant toujours que « le sang africain coule
abondamment dans nos veines », Fidel Castro pratique une
forme de panafricanisme d’État : il accueille les révolutionnaires
afro-américains en exil, invite les représentants des mouvements
de libération africains et envoie des milliers d’hommes combattre
sur le continent lui-même. Une dizaine d’années après l’expédi-
tion manquée au Congo, le régime cubain n’expédie pas moins
de 17 000 soldats en Éthiopie pour soutenir le régime de Mariam
Mengistu, en guerre contre la Somaliea. Mais c’est en Angola
que l’intervention cubaine est la plus décisive. Grâce au finan-
cement et au soutien logistique de Moscou, La Havane y envoie
plusieurs dizaines de milliers de soldats pour aider le MPLA à
repousser les troupes de l’UNITA et les forces sud-africaines qui
cherchent à faire tomber le gouvernement socialiste de Luanda.
Inscrite dans la durée, l’alliance des forces angolaises et cubaines
permettra en 1988, de repousser les assaillants lors la bataille
de Cuito-Cuanavale. Cette victoire, qui précipite la chute du
régime de l’apartheid, vaudra à Castro et au peuple cubain les
remerciements de Nelson Mandela lors de sa visite à La Havane
en juillet 1991.

a Mengistu avait renversé Hailé Sélassié en 1974.


268 « Don’t agonize, organize ! »

La Jamaïque et le tournant
des « émeutes Rodney » (1968)
L’autre île qui semble en mesure de suivre la révolu-
tion cubaine est la colonie britannique de la Jamaïque, peuplée
à plus de 90 % de Noirs, mais dominée par une élite blanche
et mulâtre. Ayant rejeté, à l’occasion d’un référendum organisé
en septembre  1961, le projet d’une Fédération regroupant les
dix territoires antillais britanniques, la Jamaïque prend son indé-
pendance un an plus tard. Inféodé aux États-Unis, entretenant
un climat de violence politique et sociale, le régime jamaïcain
se désintéresse de l’Afrique et persécute les disciples de Garvey,
le groupe social des Rastafaris et tous les militants qui se reven-
diquent du Black Power1.
Après avoir enseigné et vécu dans la Tanzanie de Nyerere,
l’historien guyanien Walter Rodney retourne en Jamaïque en
janvier  1968 pour enseigner à la University of the West Indies
(UWI), où il avait été étudiant au début des années 19602. Sous
son impulsion académique et militante, une grande partie de la
jeunesse de la classe moyenne jamaïcaine découvre ses affinités
avec l’histoire culturelle de l’Afrique et avec l’esprit d’insou-
mission et de critique anticonsumériste des Rastafaris. Dans les
amphithéâtres comme dans les rues des quartiers défavorisés
de Kingston, des centaines de personnes de toute classe sociale
assistent aux conférences de Rodney sur le Black Power et la
révolution africaine dans le contexte de la Caraïbe3. Rodney
bénéficie du soutien critique des doyens du mouvement rastafari,
qui avaient montré leur popularité en assurant la médiation
entre la foule et les autorités débordées lors de la visite d’Hailé
Sélassié à Kingston le 21 avril 19664.
Le 14  octobre 1968, alors que Rodney est à Montréal pour
participer à la Conférence des écrivains noirs, aux côtés de
C.L.R.  James et de Stokely Carmichael, son titre de séjour est
annulé par les autorités jamaïcaines5. Depuis le Québec, il pro-
nonce un discours acerbe à l’encontre du gouvernement et de
la bourgeoisie néocoloniale jamaïcains. Deux jours plus tard, les
étudiants et amis de Rodney organisent à Kingston une marche
La Caraïbe et l’Amérique du Sud… 269

de protestation qui rassemble une foule de déshérités et se ter-


mine en émeute. Près d’une centaine de bâtiments représentant
des symboles du capitalisme (banques, entreprises, commerces)
sont endommagés, treize bus sont brûlés, onze policiers blessés
et deux manifestants tués. La répression de ce qui prend le nom
d’« émeutes Rodney » (Rodney riots) par les autorités jamaïcaines,
qui expulsent au passage les étudiants étrangers, favorise la diffu-
sion, dans l’île et ailleurs, des idées de l’historien, inspiré par le
mouvement du Black Power et très attaché à la réappropriation
par les Caribéens noirs de leur identité africaine6.
Interdit de séjour en Jamaïque, Walter Rodney retourne en
Tanzanie. Proche de C.L.R.  James, il s’investit dans la lutte
panafricaine et publie, en 1972, son livre fondateur, How Europe
Underdeveloped Africa (« Comment l’Europe a sous-développé
l’Afrique »), qui tente de donner une explication globale, à la fois
historique et systémique, du prétendu « sous-développement »
africain. De retour dans son Guyana natal en 1974, Rodney
s’engage en politique. Il mourra dans un attentat, en juin 1980,
sans doute commandité par les plus hautes autorités guyaniennes.

État d’urgence à Trinidad et Tobago


et révolution à la Grenade (1970-1983)
En 1969, quelques mois après le passage de Rodney au
Québec, des étudiants caribéens occupent un bâtiment du cam-
pus Sir George Williams de Montréal pour dénoncer le racisme
de la société canadienne, afficher leur solidarité avec les mouve-
ments de libération et demander la réforme des études africaines
en milieu universitaire. Arrêtés, les étudiants les plus actifs, ori-
ginaires de Trinidad et Tobago, sont expulsés du Canada avec
l’accord du gouvernement trinidadien dirigé par Eric Williams,
l’ancien camarade de James et Padmore dans l’Angleterre des
années 19307.
En apprenant la collaboration de leur gouvernement, qui a
également banni de l’île leur compatriote Stokely Carmichael,
les étudiants manifestent à Port of Spain, capitale de Trinidad et
Tobago, et s’en prennent aux intérêts canadiens. Le mouvement
270 « Don’t agonize, organize ! »

prend de l’ampleur lorsque les étudiants expulsés ouvrent une


antenne du parti des Black Panthers et introduisent les tactiques
de contestation apprises en Amérique du Nord8. Dans la fou-
lée, la radicalisation des mouvements sociaux dans les secteurs
stratégiques (pétrole, sucre, transports) conduit le gouverne-
ment à promulguer l’état d’urgence et à arrêter une quinzaine
de personnes issues de la mouvance Black Power. Fragilisé par
une tentative de putsch, Williams s’engage cependant à lutter
contre les divisions raciales, à revaloriser la culture africaine et
à lancer un programme de nationalisation ou de recapitalisation
par l’État des entreprises stratégiques.
À la Grenade, une petite île au large du Venezuela qui compte
un peu plus de cent mille habitants en 1970, le régime d’Eric
Gairy est également secoué par des collectifs populaires auto-
nomes qui fusionnent dans le Nouveau mouvement d’entre-
prise commune pour l’éducation sociale et la libération (New
Jewel Movement, NJM). Le délégué du NJM, Maurice Bishop,
participe au congrès panafricain qui se tient à Dar es Salaam en
1974, puis revient sur l’île pour introduire le concept du pouvoir
populaire (power to the people) inspiré des Black Panthers et des
mouvements de libération9. Pendant plusieurs années, une vague
de mouvements sociaux et de violences politiques touche la
Grenade jusqu’à la prise du pouvoir par Bishop en mars 197910.
En pleine guerre froide, la Grenade tente la première révolu-
tion de la Caraïbe depuis celle de Cuba. Des programmes sociaux
sont lancés (logement, éducation, santé) avec le soutien cubain,
et Bishop mène une politique internationale pancaribéenne et
anti-impérialiste. Saluant la chute du dictateur proaméricain
Anastasio Somoza au Nicaragua en 1979, réclamant l’indépen-
dance de Porto Rico, la rétrocession du canal de Panama au
peuple panaméen et le retrait des Américains de la base cubaine
de Guantánamo, il propose aux États insulaires de la Caraïbe
de réaliser une  union politique pour abolir leurs divisions lin-
guistiques et établir un nouveau droit de la mer. En dénonçant
l’assassinat en juin 1980 au Guyana de son ami Walter Rodney,
il pointe les intimidations commises par les impérialistes à l’égard
des petites nations. Soutenant les mouvements anti-apartheid et
La Caraïbe et l’Amérique du Sud… 271

le droit à l’autodétermination du peuple sahraoui dans le conflit


qui l’oppose au Maroc pour le contrôle de l’ancienne colonie
espagnole du Sahara occidental, Bishop, qui est déjà très proche
de Julius Nyerere (Tanzanie), prépare une tournée en Afrique avec
l’aide des présidents Samora Machel (Mozambique) et Robert
Mugabe (Zimbabwe) lorsqu’il est exécuté le 19 octobre 1983 dans
un coup d’État suivi par une intervention militaire américaine.
La brutalité avec laquelle plusieurs expériences de change-
ment de l’ordre social ont été éteintes dans la Caraïbe n’est pas
sans rappeler ce qui se passe à la même période en Afrique, où
les régimes conservateurs sponsorisés par les grandes puissances
occidentales se multiplient. Mais les régimes dits « révolution-
naires », avec lesquels les militants progressistes caribéens tentent
de tisser des liens, ne sont pas toujours réceptifs à leurs revendi-
cations. C’est ce qu’ils constatent, par exemple, lors du congrès
panafricain organisé en Tanzanie en 1974.

La rupture du congrès panafricain de 1974


L’initiative de ce congrès panafricain, le premier orga-
nisé depuis celui de Manchester et le premier à se tenir sur le
continent africain, revient à C.L.R.  James et à l’ancien parle-
mentaire bermudien Roosevelt Brown, qui avaient lancé l’idée
en juin 1969, lors d’une rencontre sur l’archipel des Bermudes.
Soutenu par Nkrumah et Nyerere, un petit groupe d’activistes
expérimentés réunis par James rédige un appel et un argumen-
taire, tandis que trois comités régionaux (Afrique, Amérique du
Nord, Amérique du Sud et Caraïbe) sont mis en place pour
préparer le congrès. Publié et diffusé dans les milieux étudiants
et militants dès février 1972, l’appel laisse des questions en sus-
pens. Et notamment cette question sensible : quelle place doit-on
faire aux partis d’opposition et aux délégations non officielles
lors du congrès ?
Sous la pression de plusieurs de ses homologues, qui refusent
la liste des intervenants pressentis, les jugeant trop subversifs
ou trop marginaux, l’hôte du congrès, Julius Nyerere, accepte
que seules les délégations officielles prennent la parole lors de
272 « Don’t agonize, organize ! »

la rencontre et refuse de placer à l’agenda du congrès les réso-


lutions qui pointent les échecs de l’OUA et de la politique de
non-alignement. Le congrès panafricain de Dar es Salaam, qui
réunit une majorité de délégations officielles venues de tous les
pays membres de l’OUA et des principaux États caribéens, et
une minorité de mouvements de libération, paraît, en pratique,
particulièrement conservateur et bien peu ouvert à la critique11.
Presque toutes venues des Amériques, les délégations non gou-
vernementales sont marginalisées par les délégations officielles
habituées à la maîtrise des débats dans les enceintes parlemen-
taires et les instances internationales.
Estimant que l’héritage de Nkrumah a été sacrifié12,
C.L.R.  James et plusieurs militants caribéens et afro-américains
ont organisé des sessions alternatives. Dans cette perspective,
Walter Rodney prépare un long texte, consacré à la « lutte des
classes internationale en Afrique, dans les Caraïbes et en Amé-
rique13 », dans lequel il s’en prend aux dirigeants qui, à l’instar de
Félix Houphouët-Boigny (Côte d’Ivoire), Léopold Sédar Senghor
(Sénégal), Jean-Claude Duvalier (Haïti), Idi Amin Dada (Ouganda),
Joseph Mobutu (Zaïre) ou Kamuzu Banda (Malawi), versent dans
le tribalisme sous couvert de « négritude ». Approfondissant les
analyses de Fanon et Cabral, Rodney souligne que le concept
de « panafricanisme » a été détourné de sa vocation originelle
par la bourgeoisie néocoloniale. Brandissant leurs professions de
foi « panafricaine », sous prétexte qu’ils assistent aux réunions
de l’OUA, tous ces dirigeants pratiquent en réalité un nationa-
lisme aussi chauvin que rétrograde. Le pseudo-panafricanisme
sert ainsi à écarter les peuples africains et à réprimer les mouve-
ments qui cherchent à leur rendre la parole. « Le panafricanisme
a été tellement bafoué par les régimes africains actuels que le
concept d’“Afrique”, dans ses objectifs pratiques, est mort »,
affirme l’historien. Par conséquent, la critique panafricaniste
authentique doit poser la question de la structure et du contrôle
de l’État. Quelle est la classe sociale qui dirige l’État ? Pour quels
intérêts se déclare-t-elle « panafricaine » ?
C.L.R. James craint que ce texte – qui est distribué aux orga-
nisateurs mais qui ne sera pas lu, car Rodney tombe malade –
La Caraïbe et l’Amérique du Sud… 273

rajoute de la division. Alors que les Africains s’agacent des


critiques exprimées par les Noirs des Amériques, il pourrait
briser l’équilibre fragile entre les forces étatiques et non éta-
tiques et entre le continent et la diaspora. Signe de la fracture
de plus en plus palpable entre les gouvernements africains et les
mouvements d’outre-Atlantique, l’Amérique du Sud n’est repré-
sentée, au congrès, que par un seul délégué, l’Afro-Brésilien
Abdias do Nascimento (lequel, apprenant que son camarade
du Guyana, Eusi Kwayana, avait été exclu du congrès, avait
d’ailleurs longtemps hésité à confirmer sa participation14).
C’est donc en tant que seul délégué sud-américain que do
Nascimento lit sa communication – que le président de séance
lui demande à plusieurs reprises d’abréger  – dans laquelle il
retrace l’histoire de la communauté afro-brésilienne, qui repré-
sente numériquement la plus importante diaspora africaine.
Le lendemain, en réunion privée avec Nyerere, il se plaint
des restrictions imposées aux délégués venus des Amériques et
souligne l’impérieuse nécessité de soutenir la résistance que les
Afro-Brésiliens opposent au régime militaire installé au Brésil
depuis 1964.

Le quilombisme et la critique
des relations Afrique-Brésil
Au moment de son intervention, Abdias do Nasci-
mento a déjà plus de trente ans de militantisme derrière lui.
Lorsqu’en 1944 il fonde à Rio le Théâtre expérimental du Noir
(Teatro experimental do Negro, TEN), do Nascimento veut faire
de ce « laboratoire d’expression culturelle et artistique » un outil
pour combattre les stéréotypes racistes, former des Noirs illettrés
et dégager des revenus pour financer de manière indépendante
des conférences et d’autres activités. Cette recherche de l’auto-
nomie le place dans la tradition des quilombos, ces « commu-
nautés de survie » dans lesquelles se retrouvaient les Africains
en fuite, du temps de l’esclavage, pour reconstruire leur liberté
de manière collective et indépendante15. Progressivement, le
quilombisme est devenu l’expression d’un mouvement socio-
274 « Don’t agonize, organize ! »

politique défiant l’autorité du pouvoir et l’individualisme du


système économique16.
Critique d’art et éducateur, traducteur des thèses de Cheikh
Anta Diop, do Nascimento tente d’élaborer dans les années 1960
une épistémologie afro-brésilienne libérée du folklore. Pour
cela, il reproche aux chercheurs brésiliens blancs travaillant sur
l’Afrique de donner une lecture eurocentrée du problème racial
et de se réfugier derrière l’objectivité scientifique pour étouf-
fer les revendications des Noirs. Militant politique, il dénonce
l’alignement du Brésil sur le colonialisme portugais et la proxi-
mité de Brasilia avec Houphouët-Boigny (la Côte d’Ivoire est
à l’époque le seul pays africain avec lequel le régime brésilien
entretient des relations diplomatiques). Menacé par le régime
militaire, do Nascimento quitte le Brésil en 1968 pour enseigner
aux États-Unis, puis au Nigeria où il retrouve une importante
communauté de retornados, ces descendants d’Africains déportés
au Brésil et revenus en Afrique de l’Ouest.
Intervenant au congrès de 1974 avec un texte sur la « Révo-
lution culturelle et le futur du panafricanisme17 », do Nasci-
mento critique la tonalité élitiste des congrès panafricains qui
se limitent bien souvent à des déclarations de bonnes intentions
en français et en anglais, deux langues inconnues de la majorité
des Afro-Brésiliens. Exprimant la solidarité des Noirs du Brésil
avec les mouvements de libération, il met en garde les Africains
contre les nouvelles formes d’impérialisme qui, dit-il, pourraient
même venir du Brésil. En effet, au moment où l’Empire portu-
gais s’effondre, le Brésil, qui est en phase d’industrialisation,
lance une offensive diplomatique et commerciale sur l’Afrique. Si
l’Angola ou le Mozambique hésitent à travailler avec un régime
qui a attendu le dernier moment pour se désolidariser du colo-
nialisme portugais et qui entretient des relations commerciales
avec l’Afrique du Sud, nombre de régimes africains se montrent
moins regardants.
La junte militaire au pouvoir au Nigeria depuis 1966 fait partie
de ces régimes qui se sont rapprochés de Brasilia. C’est donc
sans surprise qu’elle censure do Nascimento lorsque celui-ci,
installé dans le pays depuis l’année précédente, participe, en
La Caraïbe et l’Amérique du Sud… 275

1977, au Festival des arts et de la culture africains (FESTAC) de


Lagos (voir chapitre  21)  : l’intellectuel afro-brésilien, qui par-
vient tout de même à prendre la parole grâce à la délégation
afro-américaine, subit les représailles de la junte, qui lui retire
son passeport et le déclare persona non grata. Revenu au Brésil au
début des années 1980, do Nascimento, porté par la renaissance
des mouvements noirs au Brésil, devient l’unique député du Parti
démocratique travailliste (Partido Democrático Trabalhista, PDT).

Les mouvements noirs engagés


pour le changement politique
Alors que le régime militaire corrompu et répressif
finit par tomber en 1985 face à la contestation des mouvements
sociaux, une coalition d’organisations noires réclame l’amnis-
tie des prisonniers politiques, la lutte contre les violences poli-
cières racistes et la promotion de la culture afro-brésilienne.
Elles boycottent les célébrations du centenaire de l’abolition
de l’esclavage en 1988, préférant à la date officielle du 13  mai
celle du 20 novembre qui correspond à l’exécution par les Por-
tugais en 1695 de Zumbi, le fondateur du quilombo de Palmares.
Sentant la tension monter, le gouvernement tente de calmer le
jeu en promulguant une Constitution reconnaissant la nature
multiraciale du pays. Tout en ciblant la police et la presse, qui
propagent les violences et les stéréotypes racistes, le mouvement
civique afro-brésilien rejoint le front progressiste de la société
civile brésilienne.
Cette action déterminée porte ses fruits au début des
années  2000. Sous la présidence de Luiz Inácio Lula da Silva
(2003-2011), le Brésil vote une loi sur l’enseignement obligatoire
de l’histoire de l’Afrique dans les écoles, s’engage à traduire
en brésilien les volumes de l’Histoire générale de l’Afrique par
l’UNESCO et lance une série d’initiatives pour lutter contre les
stéréotypes anti-Noirs. Les progrès sont lents, mais ils permettent
à Brasilia d’inaugurer une nouvelle politique africaine fondée
sur la proximité historique et culturelle avec l’Afrique, avec en
ligne de mire des perspectives économiques et commerciales. Des
276 « Don’t agonize, organize ! »

accords de coopération bilatéraux sont signés avec plusieurs pays


africains pour développer les industries, les infrastructures, le
secteur de l’énergie et des transports, l’agriculture et les services.
En juillet 2006, le Brésil endosse la déclaration de Salvador de
Bahia émise à l’occasion de la seconde Conférence des intellectuels
d’Afrique et de la diaspora (CIAD), dans laquelle des intellectuels
lancent un « appel aux leaders africains pour que la diaspora
soit considérée comme la sixième région du continenta ». Enfin,
invitée d’honneur aux célébrations du cinquantenaire de l’OUA à
Addis-Abeba en mai 2013, la présidente brésilienne Dilma Rous-
seff, qui a succédé à « Lula » en 2011, annonce l’annulation de la
dette d’une douzaine de pays africains. Une mesure qui confirme
que la démarche « panafricaine » du Brésil, à l’heure où l’Afrique
apparaît comme un continent d’« opportunités économiques »,
s’inscrit dans un projet de nature plutôt libérale et utilitariste. Ce
dont se défendent d’autres pays de la région qui, cherchant égale-
ment à raffermir leurs liens avec le continent africain, adoptent
une approche plus « révolutionnaire ».

Vers un afro-bolivarisme ?
Au Mexique et en Amérique centrale, notamment au
Panama et au Belize, la présence africaine est encore très visible
dans le phénotype. Dans les pays andins, où ils représentent
jusqu’à 15 % de la population, au Venezuela et en Colombie, où
30 % à 40 % des habitants ont des origines africaines, les Noirs
fondent plusieurs organisations sociales et culturelles. Mais, à
l’exception de quelques percées liées à la diffusion des écrits de
Garvey, ils sont globalement restés en dehors de la dynamique
panafricaine, pour des raisons géographiques ou linguistiques.
Dans les années 2000, alors qu’une vague de régimes socialistes
arrive au pouvoir, les populations noires de Colombie, du Vene-
zuela, d’Équateur, du Pérou, d’Uruguay et d’Amérique centrale
bénéficient d’une renaissance culturelle et sociale importante.

a Cette demande, qui avait été proposée une première fois au congrès panafri-
cain de 1974, n’est acceptée par l’Union africaine qu’en janvier 2013.
La Caraïbe et l’Amérique du Sud… 277

Hugo Chávez, ancien militaire élu président du Venezuela en


1999, est sans doute le chef d’État sud-américain qui a adopté
la politique africaine la plus originale. Cherchant à réhabiliter
le bolivarisme, cette idéologie prônant l’unité des pays latino-
américains, il s’intéresse aussi au panafricanisme, dont l’histoire
est également marquée par cette volonté de conjuguer indé-
pendance et unité. Pour faire le lien entre les deux courants,
que Kwame Nkrumah rapprochait déjà en 1963 dans son livre
Africa Must Unite, Chávez, qui n’hésite pas à mettre en avant ses
propres origines africaines (sa grand-mère était noire), invoque
l’asile accordé en 1815 par le président haïtien Alexandre Pétion
à Simon Bolivar, le libérateur des colonies espagnoles.
Reste que le bolivarisme et le panafricanisme ne bénéficient
pas de la même dynamique historique  : alors que le premier
semble renaître, le second paraît trop souvent galvaudé. Ainsi,
la révolution bolivarienne impulsée par Chávez met en place des
institutions qui donnent aux populations un rôle moteur dans
l’intégration latino-américaine et caribéenne. C’est le cas notam-
ment de l’Alliance bolivarienne pour les peuples des Amériques
(ALBA, « aube » en espagnol), un projet d’union politique qui
vise à rompre l’hégémonie capitaliste et états-unienne. Au-delà
des Amériques, Chávez souhaite renforcer les relations Sud-Sud
et relancer les dynamiques tiers-mondistes et anti-impérialistes
en se tournant vers l’Afrique18. Le Venezuela élargit son réseau
diplomatique, lance des programmes de coopération dans l’édu-
cation, la culture et la communication (TeleSur) et développe
des partenariats économiques et énergétiques (PetroSur) pour
aider les pays africains à sortir ensemble de leur dépendance à
l’égard de l’Occident.
Le 22  février 2013, deux semaines avant son décès, Chávez
écrit une lettre d’adieu destinée à être lue aux présidents afri-
cains lors de la troisième conférence Amérique du Sud-Afrique
à Malabo en Guinée équatorialea. Affirmant « du plus profond
de [sa] conscience [que] l’Amérique du Sud et l’Afrique sont un

a Les deux premières avaient eu lieu au Nigeria en 2006 et au Venezuela


en 2009.
278 « Don’t agonize, organize ! »

même peuple », il rappelle l’histoire et les sacrifices de la lutte


contre le colonialisme. Dans un contexte de guerre économique
et d’interventions impérialistes en Afrique, et face à la menace
« extrarégionale », il invoque les mots de Simon Bolivar, « Union,
union, union, cela doit être notre plus importante consigne »,
pour réaffirmer la nécessité d’une coopération intergouverne-
mentale au service des populations. Toutefois, la discrétion des
présidents africains au moment de la mort de Chávez rappelle
que les initiatives à destination de l’Afrique provenant des
régimes sud-américains et caribéens se réclamant de la « révo-
lution » souffrent aujourd’hui de l’absence d’interlocuteurs sur
le continent africain.
21
Festivals culturels et chants de libération

L e panafricanisme est un sentiment qui a été porté


par des artistes qui ont montré qu’ils étaient en
avance sur les visions politiques de leur époque. Ainsi, dans les
années 1940, prenant le contre-pied des danses et des rythmes
apportés par les colons, des sonorités africaines reviennent des
Amériques. Surfant sur les vagues et les reflux de l’Atlantique noir1,
des musiques urbaines comme la rumba congolaise ou le highlife
ghanéen apparaissent dans les bars des grandes villes africaines,
introduisant de nouvelles formes de sociabilité et de solidarité2.
Dans les années 1950, le son des grands orchestres panafricains
accompagne ainsi la marche vers les indépendances en célébrant
avec ferveur le nom des pères et des héros de la nation, constituant
la racine d’une mémoire musicale du panafricanisme.
Débattue lors des congrès organisés par Présence africaine à
Paris (1956) et à Rome (1959), puis dans le cadre de la Société
africaine de culture (SAC), la politique culturelle des pays afri-
cains nouvellement indépendants prend également une dimen-
sion militante. La réappropriation et la revalorisation de l’histoire
et des cultures précoloniales correspondent effectivement à des
objectifs fixés par des révolutionnaires comme Fanon ou Cabral.
Ainsi, l’intérêt des festivals culturels nègres ou panafricains
qui se déroulent ensuite à Dakar (1966), Alger (1969) et Lagos
(1977) est que, en dépit de leur caractère ponctuel, ils réunissent
des Africains autour de questions essentielles comme l’utilisation
des langues africaines ou la création comme moyen de lutter.
Ces festivals divisent également les artistes sur des lignes idéo-
logiques intra-panafricaines. En effet, l’OUA, qui attend 1976
280 « Don’t agonize, organize ! »

pour rédiger une Charte culturelle de l’Afrique, laisse à chaque


État l’initiative de mener sa politique culturelle selon ses moyens
et son ambition.

Festivals culturels
et organisations scientifiques panafricains
Du 1er  au 21  avril 1966, sous l’égide du président
sénégalais Senghor, des écrivains, des artistes, des troupes de
danse, de théâtre, de musique d’Afrique, des Amériques et de la
Caraïbe se retrouvent à Dakar à l’occasion du Festival mondial
des arts nègres (FESMAN). L’intitulé thématique du FESMAN
est : « Fonction et importance de l’art nègre et africain pour les
peuples et dans la vie des peuples ». Dans la lignée des travaux
posés par la SAC, le FESMAN est l’occasion de dresser un vaste
panorama des formes de créativité de l’Afrique et de la diaspora,
et de plaider pour une coopération culturelle et scientifique.
Néanmoins, la rencontre ne fait pas l’unanimité, et une diver-
gence de fond apparaît entre Senghor et Césaire. Dès le discours
d’ouverture, Senghor rappelle qu’il a voulu organiser ce festi-
val « pour la défense et l’illustration de la négritude3 ». Aimé
Césaire lui répond dans son allocution que le mot « négritude »
est une « notion de divisions » quand il n’est pas remis dans le
contexte historique des années 1930 et 1940. Pour Césaire, avant
de demander aux artistes de « travailler à sauver l’art africain »,
les politiques doivent d’abord faire de la « bonne politique afri-
caine », pour « une Afrique où il y a encore des raisons d’espérer,
des moyens de s’accomplir, des raisons d’être fiers […]4 ». Dénon-
çant la dérive bureaucratique et l’endoctrinement idéologique
qui gangrène les politiques culturelles en Afrique, Césaire se fait
le porte-parole de tous ceux qui réclament une certaine liberté
politique et matérielle pour que l’Afrique puisse développer sa
propre expertise en matière artistique.
À  ces réserves, il convient d’ajouter les critiques adressées à
Senghor par une opposition sénégalaise communiste persécutée,
le boycott de pays essentiels comme Cuba, ainsi que la Guinée-
Conakry qui dénonce un « Festival des sales nègres ». D’autres
Festivals culturels et chants de libération 281

artistes et militants comme le chanteur afro-américain Paul


Robeson et la chanteuse sud-africaine Miriam Makeba refusent
également de cautionner un événement qui donne du crédit à
un régime sénégalais qu’ils jugent conservateur, anticommuniste
et néocolonialiste.
Par ailleurs, la motivation des pays arabes est trouble. Outre
les Émirats arabes unis (EAU), la Tunisie de Bourguiba inscrit sa
participation davantage dans le cadre de la diplomatie franco-
phone que dans l’intérêt pour le monde nègre. Quant au Maroc
d’Hassan  II, en conflit frontalier avec l’Algérie, il voit dans cet
événement une occasion d’isoler Alger. En effet, seule la chan-
teuse algérienne Taos Amrouche est présente, contre l’avis des
autorités algériennes qui boycottent le FESMAN. Au-delà des
décisions prises par Hassan  II et Bourguiba, les artistes et les
citoyens des pays nord-africains se reconnaissent à ce moment
davantage dans le panarabisme ou même le panafricanisme que
dans la négritude et l’unité raciale.
En réponse à Dakar, le Festival panafricain (FESPAN) d’Alger
du 21  juillet au 1er  août 1969 invite l’ensemble du continent
– à l’exception des régimes racistes et colonialistes – et la dias-
pora à se rencontrer et se découvrir. Alger, qui héberge plusieurs
mouvements de libération ainsi que le siège de l’organisation
afro-américaine des Panthères noires, assume pleinement sa
position de ville continentale et internationaliste5. Au terme
de débats engagés, un Manifeste culturel panafricain de l’OUA est
produit pour souligner le rôle de la culture dans les luttes de
libération et de désaliénation, ainsi que dans le développement
économique et social.
Le Manifeste établit ainsi une liste de quarante propositions :
la réalisation d’une encyclopédie scientifique et littéraire afri-
caine, la promotion de la médecine traditionnelle et de la
pharmacopée africaines expurgées de leurs formes ésotériques,
la création d’un Institut panafricain du cinéma, de maisons
d’édition et de distribution (livres, disques, presse), la protec-
tion de la propriété intellectuelle, ou encore un programme
pour éviter la « fuite des compétences » et pour assurer une
alphabétisation massive6.
282 « Don’t agonize, organize ! »

Pour donner suite au Manifeste, et pour soutenir une industrie


africaine du film engagée sur des problématiques politiques et
socioculturelles peu rentables dans des contextes autoritaires,
le Festival panafricain du cinéma de Ouagadougou (FESPACO)a,
lancé par un groupe de cinéphiles en 1969, prend son essor en
1972 lorsque les autorités voltaïques décident de le soutenir et
d’en faire un rendez-vous majeur à l’échelle continentale. C’est
en 1972 également que l’Association des historiens africains est
établie sous la direction de l’historien malien Sékéné Mody Cis-
soko, puis présidée de 1975 à 2005 par son collègue burkinabé
Joseph Ki-Zerbo. Après avoir publié en 1972 la première synthèse
globale d’Histoire de l’Afrique noire, Ki-Zerbo est également l’un
des maîtres d’œuvre du projet monumental de l’Histoire générale
de l’Afrique, initié pendant le long mandat de directeur général
de l’UNESCO du Sénégalais Amadou Mohtar M’Bow. La contri-
bution au projet de l’Histoire générale est en effet la quarantième
et dernière proposition du Manifeste d’Alger. En réalité, les huit
volumes de cette Histoire qui sont publiés en anglais, en français
et en arabe, puis traduits dans une dizaine de langues, dont trois
langues africaines (peul, haoussa, kiswahili), s’inscrivent dans
un cadre scientifique, culturel et politique plus vaste, lancé par
l’UNESCO dès 1952 avec le projet de rédiger une « Histoire de
l’humanité ».
Bénéficiant de la dynamique institutionnelle, le Conseil
pour le développement de la recherche en sciences sociales en
Afrique (CODESRIA), créé en 1973 à Dakar, coordonne des tra-
vaux scientifiques collectifs et plurilingues à travers le continent.
La littérature africaine est de plus en plus reconnue et étudiée
dans les grandes universités nord-américaines, grâce à l’exper-
tise d’intellectuels souvent contraints à l’exil par les régimes
réactionnaires africains. Dans les plus grands musées, les col-
lections d’art africain continuent à drainer un public européen
de plus en plus fasciné par les cultures du continent (parfois
excessivement exotisées…). Des intellectuels comme Marcien

a Il sera renommé par la suite Festival panafricain du cinéma et de la télévision


de Ouagadougou, mais conserve son acronyme.
Festivals culturels et chants de libération 283

Towa, Paulin Hountondji ou Valentin Mudimbe articulent une


pensée et des sciences adaptées à la condition africaine, avec des
travaux sur la tradition orale, la linguistique et la philosophie
critique de la libération.
Onze ans après Dakar, du 15  janvier au 12  février 1977, un
second Festival des arts et de la culture (FESTAC) est organisé à
Lagos, avec un accent mis sur la civilisation noire7. Le FESTAC
confirme que l’ouverture raciale et anti-impérialiste présente à
Alger en 1969 a disparu au profit d’une mise en scène servant
les autorités locales. Organisé par le régime militaire d’Olusegun
Obasanjo, le FESTAC est critiqué par l’opposition nigériane et
par les militants panafricains radicaux. Néanmoins, plus de sept
cents délégués venus d’une cinquantaine de pays d’Afrique et
de la diaspora proposent des communications scientifiques. La
réforme de l’enseignement et du système éducatif est abordée
à partir d’une réflexion sur les langues africaines, sur l’histoire
de l’art africain et le rôle de l’artiste dans la société africaine.
Cependant, d’Alger à Lagos en passant par Kingston, ce sont
des musiciens de renommée internationale qui constituent
l’avant-garde culturelle d’un panafricanisme de résistance anti-
impérialiste.

« Africa Unite ! » :


du rastafarisme à Bob Marley
Mélange de musiques africaines, caribéennes et améri-
caines, ancrée dans une conscience historique et une foi tournée
vers l’Afrique, le reggae est probablement la musique qui a le plus
diffusé la pensée panafricaine8. L’évolution politique et sociale de
cette musique est intimement liée à l’influence du garveyisme et
de la philosophie du mouvement rastafari9. En 1930, le couron-
nement d’Hailé Sélassié en Éthiopie ravive en Jamaïque et dans
toute la Caraïbe le thème du retour en Afrique, incarné par une
longue lignée de leaders charismatiques dont le « premier rasta »,
Leonard Howell10, et le « Moïse noir », Marcus Garvey. Dans
la foulée, l’agression de l’Éthiopie par l’Italie fasciste renforce
la vision binaire de la lutte du Bien contre le Mal (Babylone).
284 « Don’t agonize, organize ! »

Des années 1930 aux années 1960, le mouvement rastafari


subit des persécutions de la part des autorités coloniales puis
néocoloniales de la Jamaïque, qui reprochent l’esprit de liberté
et de résistance de cette communauté qui ne cesse de valori-
ser l’héritage africain. Dans les années 1950, en remerciement à
leur mobilisation pendant la guerre, des terres sont données par
Hailé Sélassié aux Noirs du monde entier souhaitant venir vivre
à Shashemene, en Éthiopie. Le tournant intervient véritablement
en 1966, lorsque le monarque éthiopien vient en visite officielle
à la Jamaïque. Plus de cent mille rastas accourent pour le voir,
et sabordent le protocole officiel. Les autorités prennent alors
conscience de la force politique et sociale du mouvement rastafari.
En réaction à cette visite d’Hailé Sélassié, mais également sous
l’influence de la révolution cubaine, des indépendances afri-
caines, de l’essor du mouvement Black Power aux États-Unis et
des luttes contre le racisme menées par les diasporas jamaïcaines
en Angleterre et en Amérique du Nord, la musique reggae se
radicalise. Les thèmes historiques étaient déjà chantés, comme
en 1955, avec la chanson Ethiopia de Lord Lebby qui inaugure
la discographie du retour en Afrique. Des artistes et des groupes
comme Burning Spear, Black Uhuru, Gregory Isaacs ou les Wai-
lers revisitent les sonorités du nyabinghi, une musique de per-
cussion purement africaine incarnée par le groupe de Count
Ossie, les Mystic Revelation of Rastafari. Au croisement de ces
influences, Bob Marley, natif de St. Ann, la même paroisse que
Marcus Garvey, va changer la manière de chanter l’Afrique.
En posant des textes durs sur des mélodies douces, apportant
une foi en la possibilité d’une humanité meilleure mais une
critique sans concession des systèmes fondés sur l’oppression,
le reggae de Bob Marley va ouvrir de nouveaux horizons. En
reprenant en musique un discours prononcé le 28 février 1968 à
l’ONU par Hailé Sélassié, Bob Marley déclare la guerre au racisme
et au colonialisme. La chanson War devient immédiatement
un hymne de ralliement pour la jeunesse et les combattants
africains. Mieux, à l’instar de la chanson Jah Live, composée en
1975, Marley renforce le mythe de l’immortalité d’Hailé Sélassié,
disparu un an plus tôt.
Festivals culturels et chants de libération 285

C’est en 1977, depuis les studios londoniens d’Island Records,


que Bob Marley chante cette fois-ci l’idéologie du retour en
Afrique. La chanson Exodus, extrait de l’album éponyme qui sera
d’ailleurs consacré « album du siècle » par le magazine américain
Time, retrace ainsi l’errance des peuples africains en quête de
la Terre promise, en reprenant ce parallèle avec le peuple élu.
Lors de son voyage en Éthiopie en 1978, Marley compose la
chanson Zimbabwe, le titre phare de son album Survival, entiè-
rement consacré à l’Afrique. En lien avec la pochette qui aligne
les drapeaux des États africains, la chanson Africa Unite appelle
à la réconciliation des peuples d’origine africaine11.
Marley se produit sur scène pour réaliser l’unité. D’abord lors
du One Love Peace Concert d’avril 1978 en Jamaïque, lorsqu’il
pousse Michael Manley et Edward Seaga, les leaders des deux
partis politiques qui entretiennent un climat de violence, à
monter sur scène et à se serrer la main en plein concert. Et
puis, le grand moment, deux ans plus tard, aux cérémonies de
l’indépendance du Zimbabwe. La présence de Marley au Rufaro
Stadium le 17 avril 1980 attire des Africains de tout le continent,
venus voir le porte-parole des damnés de la terre, celui qui ose
défier l’impérialisme dans chacun de ces albums.
Le concert de Marley à Harare, capitale du Zimbabwe, est sans
doute le symbole musical le plus important de l’histoire des luttes
de libération. Dans Redemption Song, une ultime chanson qui
sonne comme un testament un an avant sa propre mort, Marley,
qui avait déjà prophétisé la libération du Zimbabwe, capture
l’essence d’un peuple déshumanisé par la traite et l’esclavage,
mais toujours prêt à se battre pour réaliser son salut. Il encourage
cette fois-ci les combattants africains à défier la menace nucléaire
brandie par l’Afrique du Sud, et à se lever contre les impérialistes
qui assassinent un à un les prophètes de la libération.

Fela Kuti place l’Afrique


au « centre du monde »
La popularité de Bob Marley en Afrique est immense,
mais il n’est pas unique. En 1977, alors que le régime militaire
286 « Don’t agonize, organize ! »

d’Obasanjo organise à Lagos le FESTAC, le chanteur Fela Aniku-


lapo (« celui qui porte la mort dans sa poche ») Kuti décide
d’organiser un contre-festival pour les pauvres dans sa république
de Kalakuta. L’objectif est de montrer l’envers du décor installé
par un régime corrompu. En attaquant directement le pouvoir,
Fela Kuti et ses proches font l’objet de persécutions et de repré-
sailles qui montrent la difficulté d’être un artiste politiquement
engagé et indépendant en Afrique.
Fela, qui est né en 1938 dans une famille politiquement
engagée, d’origine yoruba, part étudier la médecine en Angle-
terre, avant de se réorienter sur des études de musique12. En
cela, il appartient à cette minorité consciente qui décide de
renoncer aux privilèges pour exprimer les aspirations populaires.
À Londres, il fonde un premier groupe qui joue un mélange de
jazz et de highlife, cette musique ghanéenne qui circule dans
toute l’Afrique de l’Ouest. Lorsque la guerre du Biafra éclate
au Nigeria en 1967, Fela part au Ghana, où il trouve les bases
de l’afrobeat et des vestiges de l’ère panafricaine de Nkrumah.
En mélangeant le jazz et le highlife, puis en ajoutant des
sonorités venues de la musique yoruba, des percussions et du
funk noirs américains, Fela produit une musique de transe, avec
des accents psychédéliques, rythmée par des chants et par des
dialogues. À la manière des gospels et des spirituals, le chanteur
nigérian utilise un jeu d’appels et de réponses avec les choristes,
donnant ainsi une musique polyrythmique. Lors d’une tournée
américaine, il découvre les thèses de Malcolm  X et du Black
Power. Avec son groupe des Nigeria Africa 70’s, il intègre le
rythm’n’blues afro-américain pour compléter sa musique. L’afro-
beat devient alors la musique panafricaine par excellence, réu-
nissant toutes les influences afro-américaines à l’intérieur d’un
rythme yoruba, et sur des paroles chantées dans la langue du
peuple nigérian, le pidgin.
À  son retour des États-Unis, le chanteur se consacre aux
questions sociales et politiques, comme en témoignent ses
albums Zombie (1977) et Black President (1981), fonde son
propre parti politique (Movement of the People) et ouvre un
studio d’enregistrement qui devient le centre de son territoire,
Festivals culturels et chants de libération 287

qu’il baptise « République libre de Kalakuta ». Avec beaucoup


de cran, il annonce que Kalakuta est un territoire indépendant
du Nigeria, avec ses propres lois. Il y fait construire sa propre
salle, l’Afrika Shrine (shrine signifiant « lieu de pèlerinage »), qui
devient un lieu incontournable de la scène musicale africaine
et internationale. Déjouant le système capitaliste de l’indus-
trie musicale en fondant sa renommée sur des concerts, il crée
autour de lui une communauté panafricaine qui inquiète de
plus en plus le régime militaire nigérian. Emprisonné et persé-
cuté à plusieurs reprises, Fela n’abandonne pas la cause. Avec
son nouveau groupe, les Egypt 80’s, dont le nom témoigne de
son évolution vers l’afrocentrisme, il compose avec le vibrapho-
niste afro-américain Roy Ayers un album intitulé Africa, Center
of the World (« Afrique, centre du monde »). Aucun doute, Fela,
en mélangeant les influences musicales pour créer l’afrobeat,
mélange également les références idéologiques et politiques de
l’afrocentrisme, du panafricanisme et du nationalisme noir, avec
une satire sociale qui n’épargne aucun puissant, et qui le rend
extrêmement populaire.
En 1984, la junte militaire de Muhammadu Buhari, qui dirige
alors le Nigeria, accentue les pressions sur le chanteur, qui est
emprisonné pendant un an, puis relâché à la suite d’une mobili-
sation internationale. Fela rejoint alors Makeba et les nombreux
autres artistes qui consacrent un album et des tournées à la
lutte contre l’apartheid. Malade, réduit au silence sous la junte
militaire de Sani Abacha, Fela Kuti, qui est peut-être l’artiste
africain le plus influent de son époque, décède le 2 août 1997.
Plus d’un million de personnes assistent à ses funérailles. Comme
Bob Marley, Fela Kuti a chanté en soutien aux mouvements
de libération africains, faisant applaudir le projet d’États-Unis
d’Afrique de Nkrumah et la philosophie du Black Power.

Miriam Makeba, la voix du panafricanisme


En 1963, une jeune femme à peine trentenaire prend
la parole à la tribune des Nations unies pour dénoncer l’apar-
theid et demander aux dirigeants du monde entier de faire
288 « Don’t agonize, organize ! »

pression sur le régime de Pretoria. Miriam Makeba est alors


une chanteuse de plus en plus populaire dans l’industrie musi-
cale. Native d’une banlieue populaire de Johannesburg où elle
s’imprègne des ambiances musicales de jazz, de kwela et de
marabi, Makeba découvre les conditions de vie du prolétariat
noir des années 1950, confronté à l’oppression de l’apartheid.
Devenant la voix de plusieurs groupes masculins aux noms
évocateurs (Cuban Brothers, Manhattan Brothers), elle a l’occa-
sion de partir en tournée en Afrique australe, puis de participer
à de nombreux projets artistiques, dont l’un va la conduire à
quitter son pays.
En effet, jouant son propre rôle dans le film tourné de manière
clandestine par Lionel Rogosin, Come Back, Africa, elle est invitée
par le réalisateur américain à assister à la projection prévue au
Festival du film de Venise. Alors qu’elle commence à devenir
une star en Afrique du Sud, Makeba, la seule passagère noire à
bord d’un vol de la South African Airways en direction d’Ams-
terdam, quitte sa terre natale en survolant tout le continent
africain. Depuis l’Europe, elle gagne ensuite les États-Unis au
début des années 1960.
Si les débuts de sa carrière américaine sont réussis, Miriam
Makeba ne délaisse pas pour autant l’engagement politique.
Refusant de fuir l’apartheid sud-africain pour subir la ségréga-
tion raciale américaine, elle s’engage dans le mouvement pour
les droits civiques et contre le régime de Pretoria. Au lendemain
de sa prise de parole à l’ONU le 16  juillet 1963, à l’invitation
du Comité spécial contre l’apartheid, ses disques sont retirés de
la vente dans son pays.
Toutefois, cette censure n’est rien en regard de la vague de
soutien dont elle bénéficie  : Kwame Nkrumah, Sékou Touré,
Amílcar Cabral et Eduardo Mondlane la félicitent. D’autres
n’avaient pas attendu le discours à l’ONU, à l’instar du diri-
geant kényan Tom Mboya qui, constatant qu’elle n’a plus de
passeport pour voyager, lui procure dès 1962 un visa d’entrée
exceptionnel pour revenir en Afrique. Makeba part au Kenya,
puis en Tanzanie où l’enthousiasme avec lequel le président
Nyerere lui remet un passeport lui donne « pour la première
Festivals culturels et chants de libération 289

fois [cette] impression de ne pas être une Sud-Africaine mais


d’être une Africaine13 ».
Miriam Makeba est logiquement invitée à chanter à l’occasion
de la création de l’OUA à Addis-Abeba en mai 1963. Interprétant
une chanson éthiopienne, elle touche la fibre panafricaine de
l’empereur Hailé Sélassié, tout en captivant des présidents aussi
conservateurs que Senghor et Houphouët-Boigny. De retour de
la célébration de l’indépendance du Kenya en décembre 1963,
elle répond favorablement à une invitation du président ivoi-
rien, avant d’effectuer, à l’invitation des autres dirigeants l’une
de ses nombreuses tournées sur le continent africain, Maghreb
compris. Car Nasser et Bourguiba, tout comme les dirigeants
algériens, sont fascinés par cette chanteuse sud-africaine capable
d’interpréter des chansons populaires dans toutes les langues
africaines de son pays, mais également en arabe, en anglais,
en français, en portugais, en espagnol, en italien et même,
plus problématique, en hébreu. Avec talent, Makeba reprend
également des chansons populaires du monde entier, et elle
les interprète dans des langues africaines, pour montrer l’uni-
versalité de son message et toucher le plus grand nombre de
personnes.
Polyglotte, elle milite cependant très clairement pour l’adop-
tion d’une langue africaine comme outil de communication. Le
choix de Makeba de chanter dans les langues africaines est à la
fois la plus belle preuve de son engagement pour la valorisation
des cultures africaines, mais également un appel aux Africains
à trouver une langue commune pour se comprendre les uns les
autres. Avec entrain, Makeba appelle les jeunes Africains à écrire
à l’OUA pour demander aux chefs d’État de se mettre d’accord
pour qu’une seule langue africaine soit enseignée dans toutes
les écoles du continent, sans négliger pour autant les langues
locales et nationales, afin que les Africains colonisés par des
métropoles différentes puissent s’entendre entre eux.
Lors de son passage à Addis-Abeba, Makeba ne se contente
pas de chanter. Loin du stéréotype de la star qui ne connaîtrait
rien des enjeux géopolitiques, elle veut voir la réalisation du rêve
de l’unité africaine. Néanmoins, elle retient avec déception la
290 « Don’t agonize, organize ! »

mise en minorité de Nkrumah, puis elle reçoit à son hôtel un


livre dédicacé par le président guinéen Sékou Touré. Lorsqu’elle
revient aux États-Unis, les délégués guinéens à l’ONU deviennent
ses plus fidèles soutiens.
Artiste confirmée, Miriam Makeba est la première femme noire
à obtenir, en 1965, un Grammy Awards pour son album avec
Harry Belafonte, artiste noir américain particulièrement engagé
dans le mouvement pour les droits civiques. Elle multiplie les
disques et les tubes, notamment le fameux Pata Pata, qu’elle
a composé en 1956 mais qui ne s’envole dans les charts qu’en
1967. Limiter la carrière de Makeba à cette chanson, aussi bien
rythmée soit-elle, est sans doute révélateur de la volonté de
ne pas promouvoir les chansons bien plus engagées qu’elle a
consacrées à Jomo Kenyatta, Patrice Lumumba, Sékou Touré,
Malcolm X ou Samora Machel. Pata Pata a néanmoins le mérite
de lui assurer une célébrité, en servant de chanson promotion-
nelle pour réaliser des tournées dans le monde entier.
Le courage de Makeba lui attire également les soutiens des plus
grandes figures américaines de l’époque, notamment l’acteur
Marlon Brando et le boxeur Mohamed Ali, et bien sûr les leaders
noirs américains. Mais au moment où une polémique éclate à
la suite d’une chanson qu’elle interprète en hébreu juste après
la guerre des Six-Jours entre Israël et l’Égypte, Makeba choisit
de repartir vivre plusieurs mois dans des pays africains (Guinée,
Liberia, Tanzanie). Lorsqu’elle arrive à Dar es Salaam, le dis-
ciple de Malcolm  X, Stokely Carmichael, est présent, en train
de mener une tournée auprès des forces de libération africaines.
Au printemps 1968, ils se retrouvent ensuite aux États-Unis, où
ils décident de se marier.
La rencontre avec Carmichael renforce sa sensibilité au natio-
nalisme noir. Makeba devient une représentation de la « Beauté
noire » tout en se défendant d’avoir voulu lancer une quelconque
mode. À  ses yeux, elle ne fait qu’être elle-même. Pourtant, les
autres femmes noires se mettent à imiter son style, à laisser
tout simplement leurs cheveux au naturel. Makeba désaliène et
décomplexe les femmes noires en montrant qu’une star inter-
nationale peut simplement leur ressembler.
Festivals culturels et chants de libération 291

Malgré son statut de star, elle est victime, à la fin des


années  1960, de la répression qui frappe les militants afro-
américains. Victime de pressions sur sa carrière en raison de
son union avec un homme traqué par le FBI, Makeba choisit
de s’installer avec Carmichael en Guinée, tout en gardant des
liens aux États-Unis. Admirant le courage du président gui-
néen, Makeba adopte la culture de ce pays dont elle devient
une ressortissante à part entière, réalisant encore une fois dans
la pratique un principe du panafricanisme. Alors que son époux
étudie auprès de Nkrumah, Makeba reprend ses tournées interna-
tionales, notamment en compagnie du Ballet de Guinée. Ainsi,
lors des Jeux panafricains d’Alger de 1978, elle interprète en
arabe la chanson Ifriqyia, un hymne au continent introduit par
un couplet vantant l’Algérie révolutionnaire. Face au public qui
exulte, les autorités comprennent qu’elles ont eu raison de don-
ner la nationalité algérienne à cette artiste engagée qui chante
la libération et l’unité continentale d’Alger au Cap.

Entre répression… et « world music »


Au cours des années 1960 et 1970, Miriam Makeba ou
Bob Marley chantent, mais ils entretiennent aussi des relations
privilégiées avec les grandes figures de l’histoire panafricaine.
En cela, ils parviennent à redonner de la chair et de l’éclat à un
mouvement en perte de vitesse. Surtout, alors que les révolu-
tions progressistes échouent, que les frontières se ferment sous
le poids des conflits et des crises, leur musique arme la résis-
tance. Le reggae jamaïcain chargé de l’histoire de la traite et
de l’esclavage, puis le rap, porteur d’une certaine contestation
antiraciste et anticolonialiste, investissent le cœur des métro-
poles occidentales.
Sur le continent, alors que les musiques éthiopienne et
congolaise ne connaissent pas de frontières, les orchestres
nationaux deviennent panafricains à Abidjan ou Conakry. Les
répressions politiques amènent les musiciens exilés à ouvrir
des scènes panafricaines à Londres, Paris ou New York, tandis
que les musiques afro-américaines comme le jazz et le gospel
292 « Don’t agonize, organize ! »

reviennent en Afrique, dans le sillage d’un vaste projet culturel


de l’UNESCO, baptisé la « Route de l’esclave », cherchant à
valoriser les lieux de mémoire de la traite sur la côte ouest-
africaine.
Un demi-siècle après Joseph Kabasellé, qui immortalise
Lumumba dans Indépendance Chacha, ou Franklin Boukaka, qui
chante Les Immortels en hommage aux martyrs de la révolution
africaine, de nouvelles générations d’artistes qui n’ont pas connu
la période des indépendances émergent. Particulièrement denses,
les pratiques culturelles (musique, littérature, cinéma…) qui
prennent leur source dans le panafricanisme ou qui construisent
le panafricanisme comme objet n’ont probablement pas fini
d’incarner une résistance éclectique du monde noir.
Cependant, la disparition progressive des grandes figures
nationalistes et panafricanistes et l’effet dissolvant des crises
économiques ont entraîné une dépolitisation des populations.
La baisse de l’écoute de la musique panafricaine engagée, sou-
vent plus efficace que des longs discours, a coïncidé avec le
développement des chansons de propagande nationaliste. Sous
le poids de l’industrie musicale et des radios occidentales qua-
drillant l’Afrique (RFI, BBC, Voice of America), la musique afri-
caine militante s’est diluée dans la « musique du monde » (world
music). Du point de vue technique, la radio reste le média roi en
Afrique, mais l’accès de plus en plus individualisé à la musique à
travers les réseaux sociaux semble remplacer les grandes messes
musicales panafricaines par des communautés virtuelles trop
souvent apolitiques.
Enfin, de plus en plus d’artistes d’origine africaine, mais éga-
lement européenne et sud-américaine, formés ou « découverts »
en Occident, retournent ou se tournent vers l’Afrique pour y
trouver leur inspiration. Si cela prend parfois la forme du pla-
giat, des artistes engagés, notamment dans le hip-hop et le reg-
gae, musiques qui se revendiquent d’une forme de résistance,
combattent cette évolution afin de redonner au panafricanisme
une musique digne de son histoire. L’artiste sénégalais Didier
Awadi consacre ainsi tout son album Présidents d’Afrique aux
grands leaders panafricains. Au sein même de la musique du
Festivals culturels et chants de libération 293

monde, l’artiste béninoise Angélique Kidjo reprend par exemple


les classiques de la musique noire (Miriam Makeba, Nina Simone,
Bella Bellow, Jimi Hendrix, Gilberto Gil) en y réintégrant un
souffle panafricain. Au service de causes sociales progressistes,
cette musique remobilise et responsabilise les Africains sans tom-
ber dans la nostalgie d’un âge d’or.
22
Un héritier visionnaire.
Thomas Sankara et la quête
de la « seconde indépendance »

D ans les années 1970 et 1980, le continent afri-


cain est frappé de plein fouet par ce que l’on
a coutume d’appeler la « crise de la dette ». S’étant vu proposer
des prêts massifs dans les premières années de  leur indépen-
dance, et notamment après le premier choc pétrolier de 1973,
nombre de ces pays se voient contraints, par leurs créanciers,
de réformer drastiquement leurs systèmes économiques pour se
mettre en capacité de rembourser leurs dettes. Les uns après les
autres, les gouvernements africains doivent mettre en œuvre
des Plans d’ajustement structurel (PAS) concoctés pour eux par
les institutions financières internationales (IFI)  : Banque mon-
diale, Fonds monétaire international (FMI), etc. En déléguant à
ces organismes internationaux, et aux pays qui les contrôlent,
l’expertise et la validation de ces réformes, l’Afrique des années
1980 devient « le continent des plans économiques1 ».
Alors qu’aucun pays, ou presque, n’a réussi à échapper au
système de prédation néocolonial dans les années 1960 et 1970,
le continent devient le laboratoire du néolibéralisme, considéré
par certains observateurs comme une nouvelle forme de colo-
nisation. Les PAS, qui cherchent à « rationaliser » les systèmes
économiques et institutionnels des pays qui y sont soumis,
obligent en effet ces derniers à renforcer leur intégration dans
le système économique mondial, à réduire drastiquement les
dépenses publiques, à privatiser nombre d’équipements straté-
giques et à ouvrir leurs marchés nationaux à la concurrence et
aux investisseurs étrangers. Cette politique, qui accroît la dépen-
dance – notamment alimentaire – des pays africains, provoque
Un héritier visionnaire. Thomas Sankara… 295

d’innombrables conflits sociaux et un appauvrissement généra-


lisé des populations locales.
C’est dans ce contexte que Thomas Sankara, jeune militaire
âgé de trente-quatre ans, prend le pouvoir en Haute-Volta,
qu’il rebaptise Burkina Faso (le « pays des hommes intègres »
en langues mooré et dioula) et qu’il dote d’un nouveau dra-
peau, avec deux bandes horizontales rouge et verte frappées
de l’étoile révolutionnaire2. Héritier de la tradition panafricaine
progressiste portée successivement, dans la période précédente,
par Nkrumah, Fanon, Cabral ou Nyerere, et du courant interna-
tionaliste révolutionnaire, incarné notamment par Che Guevara,
il remet en cause avec une fougue et une lucidité étonnantes, les
mécanismes économique, politique et culturel qui empêchent
les peuples africains de sortir de la dépendance dans laquelle
ils se débattent depuis que leurs pays sont considérés comme
« indépendants ».

On ne peut pas se faire développer par autrui


Dans leurs écrits, Kwame Nkrumah et Cheikh Anta
Diop expliquent l’intérêt de mutualiser les ressources finan-
cières, humaines et matérielles du continent pour mener une
politique de développement menant à l’autosuffisance, voire
à l’exportation de produits africains vers le reste du monde.
L’Afrique dispose en effet de toutes les sources d’énergie, de
tous les minerais et de tous les climats propices pour consti-
tuer une puissance agricole, minière et industrielle. Cependant,
elle ne peut y parvenir qu’en sortant du système concurren-
tiel d’inspiration libérale qui empêche les États de coordonner
leurs politiques économiques et leurs efforts productifs. Ainsi,
l’économiste camerounais Osende Afana – par ailleurs militant
de l’UPC  – note que les pays ouest-africains dépendants de la
monoculture du cacao doivent passer d’une concurrence stérile
organisée par le marché international à une complémentarité
inscrite dans un marché intra-africain3.
Dans How Europe Underdeveloped Africa, Walter Rodney sou-
ligne pour sa part que les sociétés africaines, peu hiérarchisées
296 « Don’t agonize, organize ! »

avant l’arrivée des Européens, n’avaient aucune raison d’embras-


ser volontairement un système générateur d’inégalités comme
le capitalisme. C’est leur entrée forcée dans l’économie escla-
vagiste et coloniale qui, engendrant de nouvelles inégalités, a
transformé les Africains en une classe de travailleurs exploités et
dominés à l’échelle internationale. Aussi, l’économie classique
qui régule le système néocolonial feint d’ignorer que l’organi-
sation économique et commerciale de l’Afrique actuelle n’est
pas le résultat d’un processus de développement traditionnel,
c’est-à-dire propre à l’historicité des sociétés africaines, mais bien
le résultat des contradictions héritées de la période coloniale et
perpétuées après les indépendances.
Constatant que les « modèles de développement » imposés
par leurs créanciers, qui postulent que l’Afrique ne pourra se
développer qu’en suivant les étapes qu’ont franchies avant elle
l’Europe et les États-Unis, sont erronés, de nombreux gouver-
nements africains s’étaient tournés vers le modèle soviétique.
D’autres, conscients que le système soviétique ne fonctionnait
pas davantage, tentent d’élaborer des modèles de développement
endogènes. C’est notamment ce qu’a tenté Julius Nyerere à la fin
des années 1960, avec – comme il le reconnaîtra plus tard – assez
peu de succès. C’est également dans cette filiation que l’on peut
classer Thomas Sankara, qui s’installe au pouvoir en Haute-Volta,
au début des années 1980. Comme Nyerere, Sankara pense que
l’Afrique doit apprendre à se battre avec ses propres armes.
Formé à l’Académie militaire d’Antsirabé à Madagascar au
début des années 1970, Sankara devient un lieutenant populaire
au sein de l’armée de la Haute-Volta. Nommé secrétaire d’État
à l’Information en septembre  1981, il démissionne au bout de
sept mois en lançant une formule cinglante : « Malheur à ceux
qui bâillonnent le peuple ! » Devenu Premier ministre en jan-
vier  1983, il prononce un discours contre le néocolonialisme
lors du sommet des pays non alignés à New Delhi, puis commet
l’erreur diplomatique, aux yeux de la France, de recevoir le colo-
nel Mouammar Kadhafi à Ouagadougou en avril. Le mois sui-
vant, il est mis aux arrêts, avant de revenir au pouvoir à la faveur
d’un coup d’État militaire le 4  août 1983. Très vite, il engage
Un héritier visionnaire. Thomas Sankara… 297

son pays dans la dynamique des expériences révolutionnaires


menées en Afrique et en Amérique du Sud.
Annonçant « une société nouvelle, débarrassée de l’injustice
sociale et de la domination impérialiste4 », la révolution burki-
nabé vise d’abord une transformation des mentalités et de la
conscience nationale. En voyant que 40 % du budget national
dépend de l’aide française, Sankara souligne dans ses discours
qu’un pays ne peut pas se faire développer par autrui sans perdre
son identité. Il décide de limiter les crédits et l’aide extérieure
pour favoriser le développement endogène en imposant à son
peuple une austérité doublée d’une mobilisation politique.
À  une époque où les pays africains sont gangrenés par la
corruption et que leurs dirigeants multiplient les dépenses de
prestige, Sankara décide d’en finir avec le luxe ostentatoire et
les privilèges matériels liés aux fonctions publiques et politiques.
Dans tout le pays, des comités de défense de la révolution (CDR)
– qui ne sont pas sans rappeler ceux qu’a mis en place le régime
castriste à Cuba  – organisent des débats politiques, tandis que
des structures agricoles, commerciales et économiques sont
créées au sein de la population. La révolution sankariste invite
ainsi les Burkinabés au patriotisme économique. Le mot d’ordre
nationaliste de « l’Afrique aux Africains » se décline alors dans
la sphère économique et dans une optique anti-impérialiste  :
« Consommons ce que nous produisons et produisons ce que
nous consommons. » Consommer burkinabé devient un acte
de résistance qui permet de développer l’agriculture locale et
de réduire les crédits ou l’aide liée aux importations. En encou-
rageant le port du tissu traditionnel, le faso dan fani, la révo-
lution permet à des milliers de femmes de trouver une activité
professionnelle dans le tissage.
Ponctuant chacun de ses discours de la nouvelle devise, « La
patrie ou la mort, nous vaincrons ! » (lui aussi inspiré par la
révolution cubaine), Sankara estime que les Africains doivent
réapprendre à aimer leur continent, et à en être fiers. Pour les Afri-
cains, comme pour les Noirs revenus des Amériques, ce contact
avec la terre maternelle est essentiel pour s’enraciner et s’ouvrir au
monde. Pour Sankara, cette problématique implique évidemment
298 « Don’t agonize, organize ! »

une réforme agraire et une redistribution des terres pour que


les revenus agricoles profitent au plus grand nombre. Mais elle
porte également une dimension environnementale. Pays enclavé,
aride, sans grandes richesses minières, soumis à des sécheresses
et des pénuries alimentaires, le Burkina Faso de Sankara devient
le premier pays africain à mener le combat contre la dégradation
des sols, la déforestation, l’avancée du désert et les conséquences
de l’industrialisation et de l’urbanisation sur le développement et
l’environnement5. Affirmant que « l’impérialisme est le pyromane
de nos forêts et de nos savanes6 », il crée l’un des tout premiers
ministères d’Afrique dédiés à l’environnement et lance des cam-
pagnes nationales de lutte contre la coupe abusive des bois, les
feux de brousse et la divagation des animaux.
Pour construire le « pays des hommes intègres », Sankara
popularise la pratique du sport et des arts, en affirmant notam-
ment, en référence au FESPACO, que la lutte pour « conquérir
nos écrans » requiert d’occuper l’espace culturel et idéologique
du cinéma, sous peine de laisser les adversaires s’en emparer.
Une Union des femmes du Burkina est créée pour lutter contre
l’excision et la polygamie, et pour aider à la réinsertion et à
la reconversion des prostituées. Des campagnes de vaccination
font converger au Burkina Faso des enfants venus de tous les
pays voisins, et les taux de scolarisation ne cessent de croître.
Suivant les enseignements de Fanon, qui savait qu’un pays
neuf ne pouvait sortir que « des muscles et du cerveau des
citoyens7 », et de Nyerere, pour qui « l’ardeur au travail est la
racine du développement8 », Sankara demande au peuple de
participer concrètement à l’édification de nouvelles infrastruc-
tures (puits, écoles, hôpitaux, routes). Quand la Banque mon-
diale refuse de financer le chemin de fer reliant Ouagadougou
à Tambao, au nord du pays, et prévoyant deux bretelles vers le
Niger et le Mali, Sankara ne baisse pas les bras. Au lieu de se
tourner vers la Chine, qui avait construit le chemin de fer reliant
la Tanzanie à la Zambie, il mobilise son propre peuple dans la
« bataille du rail » pour tenter de réaliser cette infrastructure.
Les réformes impulsées par la révolution sankariste ne sont
évidemment pas du goût de tous. Les chefs coutumiers, les
Un héritier visionnaire. Thomas Sankara… 299

enseignants, les militaires et un certain nombre de syndica-


listes se montrent de plus en plus hostiles à un processus qui
provoque des baisses de revenus et bouleverse les structures
de pouvoir. À  l’étranger aussi la politique de Thomas Sankara
irrite : les grandes puissances comme les gouvernements voisins
s’inquiètent de voir se développer, au cœur de l’Afrique, un
régime alternatif qui les met directement en cause.

Un appel à la révolution africaine


et internationaliste
Extrêmement volontariste en politique intérieure,
Sankara se montre parallèlement hyperactif en politique étran-
gère. Animé par un authentique esprit internationaliste, il sait
aussi que la révolution burkinabé ne pourra survivre que s’il
trouve des alliés. Malgré la pauvreté et la faiblesse de son pays,
Sankara n’hésite pas à s’en prendre à la plus grande puissance
du monde  : les États-Unis. Dénonçant le soutien de Washing-
ton à Israël et à l’Afrique du Sud, il appelle en 1984 les pays de
l’OUA à boycotter les Jeux olympiques qui se déroulent, cette
année-là, à Los Angeles. Quelques mois plus tard, le 4  octobre
1984, dans son premier grand discours devant l’Assemblée
générale de l’ONU (« La liberté se conquiert dans la lutte9 »),
il dénonce l’invasion de la Grenade par les États-Unis, qui lui
répondent immédiatement en réduisant leur aide économique
au Burkina Faso. Toujours à l’ONU, Sankara demande la fin
du droit de veto des grandes puissances en soulignant que ce
droit, accordé au lendemain de la Seconde Guerre mondiale,
néglige la participation décisive des troupes africaines pendant
ce conflit. Avant de rentrer au Burkina Faso, il renoue avec la
tradition des grands leaders panafricains en se rendant dans le
quartier historique noir de Harlem. « Tout chef d’État africain
qui vient à New York devrait d’abord passer par Harlem parce
que nous considérons que notre Maison-Blanche se trouve dans
le Harlem noir », déclare-t-il à cette occasion10.
En Afrique, à l’exception du Ghana dirigé par le colonel
progressiste Jerry Rawlings avec lequel il a signé un traité de
300 « Don’t agonize, organize ! »

défense dès novembre  1983, et dans une moindre mesure du


président nigérien Seyni Kountché, Sankara entretient des
relations difficiles avec ses homologues. S’il a, dans un pre-
mier temps, de bonnes relations avec Kadhafi, ce qui lui sera
abondamment reproché, il refuse de prêter allégeance au Guide
libyen, dont il critique la politique d’ingérence (notamment
au Tchad et au Sahara occidental). Mais c’est avec Houphouët-
Boigny et avec les autres présidents profrançais que les relations
sont les plus tendues. En mars  1984, Sankara suscite la colère
du régime du roi Hassan II du Maroc en étant le premier chef
d’État africain à visiter et à reconnaître la République arabe
sahraouie démocratique (RASD), une décision qui conduit le
royaume chérifien à sortir de l’OUA en novembre de la même
année. Pire encore, il s’engage en décembre  1985 dans une
courte guerre avec le Mali de Moussa Traoré en raison d’un
différend frontalier.
Affichant son mépris pour les « bourgeoisies nationales » qui
refusent de renoncer à leurs privilèges pour faire advenir la jus-
tice sociale, Sankara milite pour le droit des peuples. C’est pour
cette raison qu’il soutient le peuple sahraoui, les combattants
palestiniens, les sandinistes nicaraguayens, les indépendantistes
kanaks et, bien sûr, les Noirs sud-africains toujours soumis au
régime d’apartheid. Estimant, comme d’autres avant lui, que la
solidarité avec les opprimés doit être concrète, il offre symbo-
liquement dix fusils à l’ANC sud-africaine lors d’un congrès de
l’OUA. Comme pour mieux dire aux autres chefs d’État : « Nous
avons trop parlé, agissons11. »
Prenant clairement parti pour l’union des peuples, et non la
collusion de leurs dirigeants, Sankara remet également en cause
le modèle sclérosé de l’OUA, en pleine crise à cette période. La
crise de ce « syndicat de chefs d’État » est même « souhaitable »,
avance-t-il en août 1984 :
L’OUA telle qu’elle existait ne peut pas continuer. […]
L’Afrique est face à elle-même avec des problèmes que l’OUA
réussit toujours à contourner en remettant leur résolution
à demain. Ce demain-là, c’est aujourd’hui. On ne peut plus
remettre à demain toutes ces questions. C’est pourquoi nous
Un héritier visionnaire. Thomas Sankara… 301

trouvons que cette crise est tout à fait normale. Elle arrive
peut-être même avec un peu de retard12.

Rendant visite à d’innombrables chefs d’État à travers le conti-


nent et estimant qu’il ne doit pas y avoir de coupure entre
l’Afrique du Nord (l’« Afrique blanche ») et l’Afrique subsaha-
rienne (l’« Afrique noire ») – car, dit-il, « les daltoniens n’ont pas
leur place » en ce qui concerne l’OUA puisqu’« il n’y a qu’une
couleur  : l’unité africaine »13  –, Sankara se montre particuliè-
rement attaché à l’idéal panafricain, comme il l’explique au
romancier et militant camerounais Mongo Beti :
Le panafricanisme, dans sa conception pure, a été un grand
espoir, non seulement pour les Africains, mais pour les
Noirs de la diaspora. […] C’est un problème, une question
très sérieuse pour les Africains, s’ils veulent véritablement
s’affranchir de toute domination étrangère. Tout le monde
constate aujourd’hui avec amertume, face aux méfaits et
autres exactions de l’impérialisme en Afrique, que Nkrumah
avait très bien raison d’appeler de tous ses vœux à l’unité du
continent. […] Il appartient aux patriotes africains de lutter
partout et toujours pour sa concrétisation. Il appartient à
tous les peuples panafricanistes de reprendre le flambeau de
Nkrumah pour donner espoir à l’Afrique14.

Critique à l’égard du pseudo-panafricanisme de l’OUA, il se


montre encore plus hostile aux interférences américaines et euro-
péennes dans les affaires africaines. Lesquelles doivent, selon lui,
se régler entre Africains. C’est pour cette raison que le leader
burkinabé décide, après avoir participé au sommet France-Afrique
de Vittel en octobre 1983, de ne pas participer aux suivants. Fusti-
geant la politique néocolonialiste de l’Organisation internationale
de la Francophonie, s’attaquant au franc CFA qui permet à « la
bourgeoisie capitaliste marchande française [de bâtir] sa fortune
sur le dos de nos peuples15 » et s’étonnant que les chefs d’État
africains soient plus nombreux à ses sommets France-Afrique
qu’aux réunions de l’OUA, Sankara reconnaît lors d’une visite à
Paris en février 1986 que les relations avec la France sont « par-
fois difficiles chacun estimant de son côté qu’il est insatisfait16 ».
302 « Don’t agonize, organize ! »

En novembre  1986, lors de la réception officielle du pré-


sident François Mitterrand à Ouagadougou, Sankara improvise
une déclaration historique en demandant à son invité pourquoi
« des bandits comme Jonas Savimbi », le chef de la rébellion pro-
occidentale angolaise de l’UNITA, ou « des tueurs comme Pieter
Botha », le président sud-africain coupable de graves exactions
sur la population noire, « ont eu le droit de parcourir la France,
si belle et propre. Ils l’ont tachée de leurs mains et de leurs pieds
couverts de sang17 », ajoute-t-il. Sankara n’est pas le premier Afri-
cain à s’indigner de telles pratiques. Mais cette diatribe, devant
les caméras et en présence du président de l’ancienne puissance
coloniale, rappelle sans conteste le discours de Lumumba, en
1960, devant le roi des Belges. À la fois surpris et séduit par la
causticité et la sincérité de Sankara, Mitterrand n’hésite pas à
lui répondre point par point, avec la même franchise, saluant
« le tranchant d’une belle jeunesse et le mérite d’un chef d’État
totalement dévoué à son peuple […] mais qui va plus loin qu’il
ne faut18 ».

S’unir contre la dette pour ne pas se laisser


« assassiner individuellement »
Plus provocant encore est le discours que Sankara pro-
nonce, le 29 juillet 1987, au sommet de l’OUA d’Addis-Abeba.
Il lance à cette occasion l’idée d’un « front uni contre la dette »
pour inverser le rapport de forces qui place les États sous la
coupe des bailleurs de fonds. Accusant les assistants techniques
– rebaptisés « assassins techniques » – qui ont incité les gouver-
nements africains à s’endetter et à hypothéquer l’avenir de leurs
pays pour des décennies, le tribun réinscrit l’histoire de la dette
dans l’histoire longue, celle de la colonisation, de la Seconde
Guerre mondiale et de la crise économique des années 1970,
et inverse ainsi les responsabilités. Les coupables, explique-t-il,
ne sont pas les pays endettés, mais les puissances créditrices  :
Ceux qui nous ont conduits à l’endettement ont joué comme
dans un casino. Quand ils gagnaient, il n’y avait point de
Un héritier visionnaire. Thomas Sankara… 303

débat. Maintenant qu’ils ont perdu au jeu, ils nous exigent


le remboursement. Et l’on parle de crise ! Non, monsieur le
Président  : ils ont joué, ils ont perdu, c’est la règle du jeu,
la vie continue ! Nous ne pouvons pas rembourser la dette
parce que nous n’avons pas de quoi payer. Nous ne pouvons
pas rembourser la dette parce que nous ne sommes pas res-
ponsables de la dette. Nous ne pouvons pas payer la dette
parce que, au contraire, les autres nous doivent ce que les
plus grandes richesses ne pourront jamais payer, c’est-à-dire
la dette de sang. C’est notre sang qui a été versé [pendant
la Seconde Guerre mondiale] !

Sankara demande donc aux pays africains, quels que soient


leurs positionnements idéologiques, de s’unir pour faire face
aux « pays développés » qui s’organisent pour récupérer –  avec
intérêts – les sommes prêtées :
Nous entendons parler de clubs, club de Rome, club de
Paris, club de partout. Nous entendons parler du groupe
des cinq, du groupe des sept, du groupe des dix, peut-être
du groupe des cent et que sais-je encore. Il est normal que
nous créions notre club et notre groupe faisant en sorte
que, dès aujourd’hui, Addis-Abeba devienne également le
siège, le centre d’où partira le souffle nouveau  : le club
d’Addis-Abeba. Nous avons le devoir aujourd’hui de créer
le front uni d’Addis-Abeba contre la dette. Ce n’est que de
cette façon que nous pouvons dire aux autres qu’en refusant
de payer la dette nous ne venons pas dans une démarche
belliqueuse, au contraire, c’est dans une démarche fraternelle
pour dire ce qui est. […] Je voudrais que notre conférence
adopte la nécessité de dire clairement que nous ne pouvons
pas payer la dette, non pas dans un esprit belliqueux, bel-
liciste, ceci pour éviter que nous allions individuellement
nous faire assassiner.

Particulièrement lucide, Sankara sait que le combat contre


les puissances financières internationales nécessite l’union de
tous les Africains, et même de tous les endettés à travers le
monde. Telle est la condition sine qua non pour l’emporter, et
permettre enfin à l’Afrique de sortir de la crise dans laquelle
ses créanciers l’ont mise. « Si le Burkina Faso tout seul refuse
304 « Don’t agonize, organize ! »

de payer la dette, je ne serai pas là à la prochaine conférence,


explique-t-il de façon prémonitoire. Par contre, avec le soutien
de tous, dont j’ai besoin, nous pourrons éviter de payer. Et en
évitant de payer, nous pourrons contribuer à notre dévelop-
pement. »
Tel ne sera pas le cas. Deux mois et demi après son discours
d’Addis-Abeba, Thomas Sankara est assassiné au cours d’un coup
d’État qui permet à son ancien camarade, Blaise Compaoré, de
prendre le pouvoir. Soutenu par les différents réseaux « françafri-
cains » qui lient Paris, Abidjan et Tripoli, le nouvel homme fort
du Burkina Faso lance une politique de « rectification » qui met
fin aux réformes socioéconomiques initiées par son prédécesseur
et remet le Burkina Faso dans l’orbite de l’ancienne puissance
coloniale. La révolution sankariste, inachevée, rejoint ainsi les
différents mouvements radicaux panafricanistes qui n’ont pu
trouver les moyens de s’étendre dans l’espace et de se perfec-
tionner dans la durée.

Les conversions politiques,


économiques et militaires
Pourtant, au tournant des années 1990, alors que
l’URSS s’écroule, les régimes d’Afrique francophone, en place
pour la plupart depuis des décennies, sont secoués par une vague
de mini-révolutions. Les peuples réclament la modernisation
de la vie politique et l’amélioration des conditions de vie. Au
Bénin, l’État, en situation de banqueroute, signe avec la Banque
mondiale et le FMI un programme d’ajustement structurel en
juin 1989. Les étudiants et les employés du secteur public lancent
une grève illimitée, obligeant le régime de Mathieu Kérékou
–  qui se revendique du marxisme-léninisme  – à annoncer la
tenue, en février 1990, d’une Conférence nationale des « forces
vives de la nation ». L’objectif du régime, en place depuis 1972,
est de refonder l’unité du pays en pariant sur le consensus entre
toutes les composantes de la société19.
Réunissant des délégués de toutes les organisations politiques,
civiles, sociales et culturelles du pays, la conférence débouche
Un héritier visionnaire. Thomas Sankara… 305

sur la mise en place d’institutions de transition, puis sur une


élection présidentielle remportée en mars  1991 par un ancien
administrateur de la Banque mondiale, Nicéphore Soglo. Ce der-
nier parvient à relancer l’économie de ce pays autrefois cham-
pion des coups d’État, mais perd l’élection présidentielle de 1996
qui l’oppose à l’ancien président Kérékou. Car tel est bien le
dilemme auquel sont alors confrontés les électeurs béninois  :
voter pour les représentants de l’ancien système ou pour ceux
qui ont travaillé pour les institutions financières internationales
responsables de la mise sous tutelle économique de leur pays ?
Entre-temps, la fin de la guerre froide incite Paris à revoir ses
liens avec les régimes africains, au moins formellement. Au som-
met franco-africain de juin 1990 à La Baule, Mitterrand annonce
qu’il conditionne l’aide économique à la conversion des régimes
africains au multipartisme. Mais, plus qu’à la démocratie, les
États africains francophones, toujours rongés par la corruption
et le trucage des élections, se convertissent surtout au néolibé-
ralisme triomphant depuis le début des années 1980. Refusant
de s’unir contre leurs créanciers, comme le suggérait Sankara en
1987, ils entrent en concurrence pour décrocher le diplôme de
« bon élève » du FMI.
Les États africains ne manquent pourtant pas d’organes de
coordination. Mais ceux-ci préfèrent endosser la logique néolibé-
rale que la contrer. C’est le cas de la Banque africaine de dévelop-
pement (BAD), créée en 1964 à Abidjan, ou de la Communauté
économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), créée en
1975 à Lagos. L’OUA ne se donnant pas les moyens d’aborder les
enjeux régionaux sous l’angle de la compétitivité économique,
la CEDEAO entend lutter contre la crise économique et sociale
qui gagne l’Afrique de l’Ouest en acclimatant les recettes des
institutions financières internationales : intégration des écono-
mies, libéralisation des échanges commerciaux, harmonisation
de politiques agricoles et industrielles, etc. Toutefois, la CEDEAO,
qui réunit une quinzaine d’États ouest-africains, fonctionne sur
une structure proche de l’OUA (conférence des chefs d’État,
Conseil des ministres…) et reste dépendante des économies
ivoirienne et nigériane.
306 « Don’t agonize, organize ! »

Aux crises économiques et sociales –  qui conduisent la Côte


d’Ivoire et le Nigeria à expulser des dizaines de milliers de tra-
vailleurs étrangers dans les années 1980 – s’ajoutent bientôt de
graves conflits armés. À partir de 1989, au Liberia puis en Sierra
Leone, sur fond de contentieux historiques et ethniques entre les
descendants des Noirs rapatriés des Amériques et les populations
africaines, des groupes armés entrent en guerre pour le contrôle
des zones diamantifères. Dès 1990, pour endiguer un conflit
qu’ont pourtant attisé plusieurs de ses membres (à commencer
par la Côte d’Ivoire d’Houphouët-Boigny et le Burkina Faso de
Blaise Compaoré), la CEDEAO crée une Brigade de surveillance
du cessez-le-feu (Economic Community of West African States
Cease-fire Monitoring Group, ECOMOG)a.
Mais cette « brigade panafricaine », menée par des chefs d’État
bien peu soucieux des intérêts de leurs administrés et toujours
liés, pour la plupart, aux grandes puissances occidentales par le
biais d’accords de défense, a bien peu de points communs – c’est
un euphémisme  – avec celle que Frantz Fanon appelait de ses
vœux, à la fin des années 1950, pour libérer l’Afrique. Quant à
ces accords de défense, ils sont bien différents de celui que Tho-
mas Sankara proposait de signer avec François Mitterrand, lors de
sa visite à Ouagadougou en 1986, « pour permettre à toutes ces
armes que vous possédez de venir stationner ici, afin de conti-
nuer [le combat] » contre le régime d’apartheid sud-africain20…

a Avec le Nigeria, qui fournit le gros du contingent, tous les États membres
et non belligérants de la CEDEAO apportent des soldats, et deux pays hors
zone, l’Ouganda et la Tanzanie, déjà engagés dans des opérations de stabi-
lisation en Afrique centrale, se joignent à l’ECOMOG.
23
De la Conscience noire de Steve Biko
à la Renaissance africaine
de Nelson Mandela

T out au long du XXe siècle, l’Afrique du Sud semble


aller dans le sens contraire de l’histoire. En 1900,
quand se réunit à Londres la première conférence panafricaine,
la situation sud-africaine préoccupe déjà les congressistes, qui
dénoncent la spoliation des terres dont sont victimes les popu-
lations noires sud-africaines par les colons blancs, les Afrikaners,
et l’exploitation économique des travailleurs dans les mines d’or
et de diamants. En 1948, alors que le colonialisme est remis en
cause dans le monde entier, la situation sud-africaine empire à
la suite de la victoire électorale du Parti national, parti afrikaner
fondé en 1914, qui instaure l’apartheid. Cette politique officielle
fondée sur la ségrégation raciale assure aux Afrikaners une domi-
nation économique et politique sans partage1. Dès lors, l’action
du gouvernement blanc vise à rendre les Africains étrangers sur
leur propre sol.
Maintenu jusqu’en 1990, l’apartheid devient un sujet de
préoccupation grandissant pour les militants africains et inter-
nationalistes au cours des années 1960 et  1970. Tandis que le
colonialisme direct disparaît progressivement du continent, ce
qui se déroule à cette période en Afrique australe, autour d’une
Afrique du Sud qui, en plus de se cramponner à un racisme bio-
logique d’un autre âge, intervient directement dans les affaires
des pays voisins, de l’Angola au Mozambique, en passant par la
Rhodésie du Sud (Zimbabwe, indépendant en 1980) et le Sud-
Ouest africain (Namibie, indépendante en 1990), exige l’inter-
vention des milieux qui se revendiquent du panafricanisme.
Pour les Noirs, d’Afrique ou de la diaspora, riches ou pauvres,
308 « Don’t agonize, organize ! »

le régime d’apartheid est l’adversaire commun, aisément iden-


tifiable, qui permet de faire vivre la dynamique panafricaine
malgré les désaccords et les divisions qui ont progressivement
fissuré ce mouvement historique.

Mandela porte le message


dans toute l’Afrique (1962)
C’est logiquement en Afrique du Sud elle-même que la
résistance anti-apartheid se structure. Dès 1949, autour de Robert
Sobukwe, Walter Sisulu, Nelson Mandela, Oliver Tambo et Peter
Roboroko, la résistance à l’apartheid s’organise au sein de l’ANC,
créé en 1912, et notamment au sein de la toute récente Ligue de
jeunesse qui lui est affiliée. Inspirée par les méthodes de Gandhi,
qui avait déjà lancé un mouvement de désobéissance civile à
l’époque où il vivait en Afrique du Sud, entre 1893 et 1914, une
campagne de défiance est organisée qui conduit des milliers de
Noirs à enfreindre volontairement les lois pour se faire arrêter,
selon une tactique que l’on retrouve à la même époque en Gold
Coast et chez les militants pour les droits civiques aux États-Unis.
Pourtant unis dans la lutte contre le régime, les militants sud-
africains les plus impatients, réunis autour de Robert Sobukwe,
quittent l’ANC en avril 1959 et fondent le Congrès panafricain
(Pan-African Congress, PAC). Développant une vision raciale et
radicale de la lutte, leur objectif est de libérer l’Azanie, ce pays
que les Blancs préfèrent nommer Afrique du Sud.
En juin 1955, les forces progressistes réunies dans un Congrès
de tous les peuples d’Afrique du Sud (Congress of All the People
of South Africa) adoptent cependant la Charte de la liberté qui
rassemble différentes luttes sectorielles dans la lutte globale
contre l’apartheid. Alors que la résistance sud-africaine trouve
un écho dans les rassemblements internationaux, à commen-
cer par la conférence panafricaine d’Accra, qui condamne
fermement l’apartheid en 1958, et tandis que les puissances
coloniales se montrent extrêmement timorées, quand elles ne
soutiennent pas ouvertement l’Afrique du Sud raciste, le régime
sud-africain intensifie sa politique d’oppression. Cherchant à
De la Conscience noire de Steve Biko… 309

contrôler les déplacements des Noirs, il établit officiellement


des zones réservées, les bantoustans, pour accueillir le « surplus
démographique » des Noirs vivant jusque-là dans les ghettos
urbains (townships). Si la promiscuité des townships permet de
mélanger et de fédérer les dix grands groupes ethniques, les
bantoustans favorisent le regroupement des populations sur la
base de caractéristiques « tribales ». Lorsque, le 21  mars 1960,
dans la commune de Sharpeville, près du Cap, les manifestants
qui défilent, à l’appel du PAC et de l’ANC, contre la politique
des passeports intérieurs (pass) sont réprimés par la police, l’ANC
décide de déclencher la lutte armée.
Peu après, alors que les États africains s’accordent pour ne plus
délivrer de visas aux Sud-Africains blancs, Nelson Mandela reçoit
une invitation pour participer à la conférence du PAFMECA
prévue en février  1962 à Addis-Abeba. Quittant l’Afrique du
Sud pour la première fois de sa vie, Mandela rejoint Dar es
Salaam en passant par la Rhodésie du Nord (future Zambie,
toujours sous domination britannique à cette période). Muni,
en guise de passeport, d’un simple laissez-passer délivré par Nye-
rere, il profite de cette sortie clandestine d’Afrique du Sud pour
entreprendre une tournée continentale. « Je devais trouver un
soutien politique et financier à notre nouvelle force militaire,
expliquera-t-il dans son autobiographie, et, plus important, des
possibilités d’entraînement pour nos hommes dans le plus grand
nombre d’endroits possible sur le continent2. »
Au cours de son périple, qui le mène dans un premier temps
à Accra puis à Lagos, il découvre l’intense activité en cours
dans les bureaux de l’ANC, qui ouvrent des sections dans de
nombreux pays et constituent ainsi un réseau continental. Ins-
piré par la résistance éthiopienne de 1936, mais conscient que
« l’Éthiopie contemporaine n’était pas non plus un modèle de
démocratie », il découvre à Addis-Abeba où il rejoint les militants
du PAFMECA, pour la première fois de sa vie, des avions pilotés
par des Noirs, mais aussi « des soldats noirs, commandés par des
généraux noirs, applaudis par des responsables noirs qui étaient
tous les invités d’un chef d’État noir3 ». Prenant la parole après
Hailé Sélassié, Mandela note que « l’extension de la zone cou-
310 « Don’t agonize, organize ! »

verte par le PAFMECA à l’Afrique du Sud, cœur et noyau de la


réaction impérialiste, devrait marquer le commencement d’une
nouvelle phase dans le mouvement pour la libération totale
de l’Afrique4 ». Il s’entretient ensuite avec le leader nationaliste
zambien Kenneth Kaunda, qui s’inquiète de la division des forces
anti-apartheid entre le PAC et l’ANC.
Après l’Éthiopie, Mandela se rend en Égypte où il s’imprègne
de l’histoire pharaonique, ainsi que des réformes économiques
et militaires menées par Nasser. À Tunis, Bourguiba lui propose
de financer des équipements militaires et accepte de former des
combattants pour l’ANC. Au Maroc, il rencontre des combattants
du Mozambique, d’Angola, du Cap-Vert et d’Algérie en exil à
Rabat. Constatant que la situation algérienne est celle qui se rap-
proche le plus de celle de son pays, il part visiter une unité sur
le front algérien. Arrivant au Liberia après le Mali, la Guinée et
la Sierra Leone, il reçoit un nouveau financement, de la part du
président William Tubman, pour acheter des armes. En Guinée,
déçu dans un premier temps par l’accueil de Sékou Touré qui se
contente de tenir en public un discours impersonnel et de lui
offrir deux livres dédicacés, il reçoit avant son départ et en toute
discrétion une valise pleine de billets. Au Sénégal, il se montre
prudent envers Senghor qui lui remet néanmoins un passeport
diplomatique et un billet pour aller à Londres, où il achète
notamment de la littérature consacrée à la guerre de guérilla.
Après Londres, Mandela retourne en effet à Addis-Abeba pour
suivre un entraînement militaire. Mais cette formation est inter-
rompue au bout de deux mois par l’aggravation de la situation
en Afrique du Sud. Avant de quitter Addis-Abeba, il a l’occasion
de croiser le premier groupe d’une vingtaine de recrues venues
d’Afrique du Sud qui allait former le premier noyau de la branche
armée de l’ANC (baptisée Umkhonto we Sizwe, le « fer de lance
de la nation »). « L’entraînement militaire [doit] s’accompagner
d’une formation politique, leur explique-t-il, car la révolution
ne consiste pas seulement à appuyer sur la détente d’un fusil ;
son but est de créer une société honnête et juste5. »
Lorsqu’il est arrêté peu après son retour en Afrique du Sud,
puis condamné avec huit camarades de l’ANC, lors du procès
De la Conscience noire de Steve Biko… 311

de Rivonia en juin 1964, à une peine d’emprisonnement à per-


pétuité pour des actes de sabotage, Mandela sait que sa tour-
née continentale permet à la résistance de s’organiser sur les
fronts extérieurs avec le soutien de la quasi-totalité des pays
africains qui, depuis sa tournée, ont constitué au sein de l’OUA
un comité de libération. Il sait aussi que son courage et celui
de ses camarades emprisonnés inspirent les jeunes, les femmes
et les travailleurs qui mènent la résistance interne au régime.

La Conscience noire
et la révolte des townships (1976)
Au début des années 1960, des parents sud-africains
noirs inquiets de voir les résultats scolaires catastrophiques de
leurs enfants s’organisent contre la discrimination dans l’accès
à l’éducation. Ils constatent notamment que l’éducation donnée
à leurs enfants les maintient dans un complexe d’infériorité qui
empêche leur développement intellectuel et social. Devenus des
étudiants, les lycéens de cette génération se désolidarisent de
l’Union nationale des étudiants sud-africains (National Union of
South African Students, NUSAS), jugée trop libérale et conciliante
dans son credo multiracial.
Certes, les délégués chargés des relations internationales de
la NUSAS soulignent l’apport positif du panafricanisme dans la
lutte contre l’apartheid. Mais, selon leur définition, le panafri-
canisme réunit toutes les personnes qui, ressortissantes d’un
État africain, désirent se battre pour l’autonomie politique,
l’indépendance économique et l’utilisation des ressources dans
l’intérêt des populations6. En pleine période de nationalisme
noir, cette définition, qui évite à la NUSAS de faire allusion à la
question raciale pour ne pas froisser le courant étudiant blanc
et libéral qui la domine, irrite particulièrement les étudiants et
militants noirs du PAC, qui décident donc de fonder, en 1969,
l’Organisation des étudiants sud-africains (South African Stu-
dents’ Organisation, SASO)7. Dirigée par Steve Biko, un étudiant
contestataire renvoyé de l’école de médecine de l’université du
Natal, la SASO fait alliance avec un autre regroupement d’asso-
312 « Don’t agonize, organize ! »

ciations militantes, la Convention du peuple noir (Black People’s


Convention, BPC).
Dès la fin de l’année 1973, l’alliance BPC-SASO compte une
quarantaine de sections formant un réseau d’aide juridique, médi-
cale, scolaire et sanitaire. En relation avec les puissantes Églises
noires sud-africaines, elles mettent en place des programmes
pour les communautés noires (Black Community Program, BCP).
Le parallèle avec les Black Panthers et la contestation étudiante
afro-américaine est visible dans les références communes à Frantz
Fanon et Malcolm X8. Sous l’impulsion de Biko, des travailleurs,
des artistes, des éditeurs, souvent influencés par l’action radicale
du PAC, s’associent à la démarche des étudiants pour créer un
vaste mouvement de la Conscience noire (Black Consciousness
Movement)9.
Ce mouvement est décrit par Biko comme « un état d’esprit,
un mode de vie qui rejette les valeurs qui font des Noirs des
étrangers sur leur propre terre, qui promeut l’autodéfinition
plutôt que la définition par les autres, qui considère l’unité de
groupe comme la clé pour prendre le pouvoir, politiquement et
économiquement10 ». Réclamant une indépendance des Noirs, le
mouvement de la Conscience propose de construire une théorie
politique permettant de préparer le peuple à passer à l’action.
Pour y parvenir, il convient de former des intellectuels pétris
de la culture populaire, prêts à mener des actions d’éducation
populaire, sans avoir besoin nécessairement d’une organisation
autour d’eux. Dans un contexte où l’apartheid pousse les cadres
des mouvements de libération à l’exil, quand ils ne pourrissent
pas en prison, l’objectif est de faire émerger au sein de la classe
moyenne des éléments prêts à transformer en révolution l’agi-
tation qui règne dans les townships, en particulier dans celui de
Soweto, situé au sud-ouest de Johannesburg, la capitale indus-
trielle et financière du pays.
Le 17 mai 1976, plus d’un millier de lycéens de Soweto lancent
un mouvement de grève contre une loi qui impose l’enseigne-
ment de la langue afrikaans dans les écoles noires. Un mois plus
tard, le 16 juin, aux cris de « Amandla Ngawethu ! » (« Le pouvoir
au peuple ! »), une manifestation, coordonnée à partir de plu-
De la Conscience noire de Steve Biko… 313

sieurs établissements scolaires par des leaders dont la moyenne


d’âge ne dépasse pas vingt ans, est réprimée dans le sang. Alors
que la situation de guerre civile se généralise, et que les images
de la répression sont diffusées par les télévisions du monde
entier, la « communauté internationale » condamne le régime
de Pretoria, et le Conseil de sécurité de l’ONU décide enfin de
voter un embargo sur les ventes d’armes, de munitions et de
matériel. Pour autant, les pays occidentaux peinent à imposer
un « code de bonne conduite » à leurs multinationales (banques,
énergies, armement, technologie) qui trouvent régulièrement des
moyens de contourner les décisions politiques.

De la mobilisation internationale
à la création de la ligne de front (1977-1984)
Le 12 septembre 1977, le décès de Steve Biko, à la suite
de tortures infligées en détention, et l’interdiction de la SASO
et de la BPC constituent, note Nelson Mandela, « le premier
clou dans le cercueil de l’apartheid11 ». Dans la clandestinité,
les militants noirs sud-africains mettent sur pied le groupe para-
militaire de l’Organisation du peuple azanien (Azanian People’s
Organisation, AZAPO). Confronté à cette nouvelle organisation,
bien plus radicale que l’ANC, et à la pression internationale, de
plus en plus forte, le gouvernement de John Vorster réplique
en déclarant l’indépendance des bantoustans afin de couper les
mouvements de libération de leur base populaire. Pour cela, le
régime flatte les autorités tribales qui dirigent cette constellation
de proto-États inféodés à l’Afrique du Sud. L’un de ces chefs
particulièrement puissant, Mangosuthu Buthelezi, est partisan
d’une Alliance noire sud-africaine (South African Black Alliance,
SABA) qui s’oppose au front multiracial de l’ANC. Buthelezi
s’appuie sur l’Inkatha, une ancienne organisation culturelle, qu’il
transforme en un parti politique nationaliste et tribaliste, chargé
de diviser les Noirs.
Dans les pays occidentaux, de nombreux militants sud-
africains animent des campagnes de boycott du régime d’apar-
theid. Puisque les puissances occidentales se montrent en
314 « Don’t agonize, organize ! »

pratique solidaires avec la minorité blanche sud-africaine, en


dépit des protestations formelles, les Noirs du monde entier
doivent soutenir la lutte menée contre l’apartheid par les Noirs
sud-africains. Pendant que des musiciens se mobilisent à travers
le monde, le chanteur afro-américain Harry Belafonte appelle les
artistes noirs à ne plus se produire en Afrique du Sud. Organisés
dans un collectif depuis les Jeux olympiques de Mexico (1968),
rendu célèbre par les coureurs Tommie Smith et John Carlos
qui boycottent l’hymne américain en levant le poing ganté de
noir du Black Power, les sportifs noirs, menés par le joueur de
tennis Arthur Ashe, boycottent toute compétition impliquant
l’Afrique du Sud.
Les employés noirs américains de l’entreprise Polaroid décident,
quant à eux, de se mettre en grève quand ils découvrent que
leur entreprise produit les cartes du système d’identification sud-
africain utilisé dans la fabrication des pass. En réponse, les entre-
prises visées par le boycott mettent en avant les dirigeants noirs
qui se rendent en Afrique du Sud. L’un d’entre eux, Roy Wilkins,
dirigeant de la NAACP, estime que le boycott de l’Afrique du Sud
risque d’entraîner le chômage des ouvriers noirs de l’industrie
automobile américaine. Ainsi, une petite bourgeoisie capitaliste
noire préfère défendre les multinationales américaines sous cou-
vert d’un soutien au prolétariat afro-américain, et cela contre les
intérêts des travailleurs noirs sud-africains. L’attitude de l’ancien
militant pour les droits civiques Andrew Young déçoit elle aussi.
Premier Noir à être nommé ambassadeur des États-Unis à l’ONU,
il conclut sa première année, en octobre  1977, en exerçant le
veto américain contre les résolutions africaines visant à rendre
obligatoires les sanctions économiques et l’embargo total sur la
livraison d’armes à Pretoria.
En juillet  1977, des parlementaires afro-américains décident
pourtant de créer l’ONG TransAfrica afin d’exprimer le point
de vue des Noirs sur la politique étrangère américaine. Organi-
sant des conférences, des projections et des débats à l’attention
des décideurs économiques et politiques, ainsi que des sit-in
et des manifestations, TransAfrica s’engage pleinement dans la
mobilisation contre l’apartheid, mettant régulièrement le gou-
De la Conscience noire de Steve Biko… 315

vernement américain face à ses responsabilités en dévoilant


notamment les négociations entre le président Ronald Reagan
et le gouvernement sud-africain.
Comme dans les cas angolais et mozambicains, la division
des mouvements anti-apartheid, principalement entre le PAC
et l’ANC, qui possèdent chacun leur organisation étudiante et
leur branche militaire, perturbe la solidarité afro-américaine scin-
dée en deux pôles idéologiques. Les organisations nationalistes
noires et afrocentristes soutiennent le PAC, qui est opposé à
toute alliance multiraciale, tandis que les organisations marxistes
soutiennent l’ANC, qui collabore avec les communistes. Moins
au fait de ces divisions, la grande majorité de l’opinion afro-
américaine soutient l’ANC qui jouit d’une meilleure visibilité.
Les divisions existent également en Afrique. Alors que le
comité de libération de l’OUA soutient l’ANC, des pays comme
la Côte d’Ivoire d’Houphouët suggèrent d’ouvrir le dialogue avec
le régime de l’apartheid, tandis que d’autres, comme le Zaïre de
Mobutu, fidèle allié des Occidentaux, soutiennent le régime de
l’apartheid au nom de la lutte contre le communisme. Les indé-
pendances de l’Angola et du Mozambique (1975) conduisent Pre-
toria à soutenir les groupes contre-révolutionnaires de l’UNITA
et de la RENAMO, ainsi qu’à diviser les guérillas de Rhodésie
du Sud (Zimbabwe).
Entre 1960 et 1964, l’ANC de Rhodésie du Sud, qui avait été
créée dans les années 1930 sur le modèle sud-africain, donne
naissance à deux principaux partis : l’Union populaire africaine
du Zimbabwe (Zimbabwe African People’s Union, ZAPU) et
l’Union nationale africaine du Zimbabwe (Zimbabwe African
National Union, ZANU). Les deux partis lancent une guérilla en
1966, juste après la déclaration unilatérale d’indépendance du
régime blanc proclamée par Ian Smith. En janvier 1980, après des
combats féroces, qui ont ravagé l’économie, et des pourparlers
impliquant les belligérants, les États-Unis, la Grande-Bretagne et
l’OUA, la signature d’un cessez-le-feu débouche sur des élections
remportées par le Front patriotique (ZANU-PF) de Robert Mugabe.
Alors que les puissances occidentales et les pays africains
conservateurs soutiennent la mise en place d’un « groupe de
316 « Don’t agonize, organize ! »

contact » avec Pretoria, les pays voisins ou directement engagés


dans le conflit contre l’Afrique du Sud fusionnent en 1980 dans
une organisation des pays de la ligne de front (Frontline states),
connue officiellement sous le nom de Conférence de coordi-
nation pour le développement de l’Afrique australe (Southern
African Development Coordination Conference, SADCC). Les
neuf pays membresa signent une série d’accords diplomatiques,
économiques et militaires pour sortir de la dépendance sud-
africaine et faire plier le régime de Pretoria.

1984-1994 : la chute finale de l’apartheid


En 1984, le gouvernement sud-africain tente un
double coup de poker. Signés entre le président mozambicain
Samora Machel et le chef de la diplomatie sud-africaine Pieter
Willem Botha, les accords de Nkomati engagent le Mozambique
à expulser les membres de l’ANC présents sur son territoire
en échange d’un arrêt du soutien sud-africain à la RENAMO.
Ensuite, le régime sud-africain convoque des élections dans le
cadre d’une nouvelle Constitution qui institue un Parlement tri-
caméral (blanc, noir et indien). Mais le coup de poker échoue : le
Front démocratique uni (United Democratic Front, UDF), mené
par l’ANC, boycotte le scrutin et l’opinion internationale se
montre plus hostile que jamais au gouvernement de Pretoria
(comme en témoigne l’attribution, cette année-là, du prix Nobel
de la paix à l’archevêque Desmond Tutu).
Un an plus tard, le Congrès des syndicats sud-africains
(COSATU) est créé, avec un but stratégique. En effet, depuis
son institutionnalisation en 1948, le système de l’apartheid,
au-delà de son aspect idéologique, fonctionne avant tout sur
le monopole économique de quatre millions de Blancs sur les
terres, les emplois, les ressources minières et les services sociaux
au détriment d’une vingtaine de millions de Noirs. L’apartheid
permet notamment à la classe moyenne blanche d’être relative-

a Angola, Botswana, Lesotho, Malawi, Mozambique, Swaziland, Tanzanie,


Zambie, Zimbabwe.
De la Conscience noire de Steve Biko… 317

ment préservée du chômage, et aux professions libérales d’être


épargnées de toute concurrence, les Sud-Africains noirs diplômés
et qualifiés devant s’exiler pour trouver un emploi. Confrontée
à un marché intérieur étroit, avec des millions de Noirs sans
pouvoir d’achat, à la difficulté grandissante d’exporter sa pro-
duction, en raison du boycott, à un déficit de main-d’œuvre
qualifiée et à des grèves impliquant des centaines de milliers
de mineurs, l’économie sud-africaine est au bord de l’asphyxie.
La puissance militaire sud-africaine, affaiblie par l’embargo
sur la vente d’armes, touche ses limites face à la coalition
cubano-angolaise lors de la bataille de Cuito-Cuanavale en 1988.
Le régime, qui ne peut plus entretenir d’armée en dehors de
l’Afrique du Sud, accepte, en échange du retrait des troupes
cubaines d’Angola, de mettre fin à l’occupation sud-africaine
du Sud-Ouest africain, qui devient indépendant, sous le nom de
Namibie, le 21  mars 1990. Entre-temps, les négociations entre
le régime et l’ANC se sont accélérées avec le départ de Pie-
ter Botha et l’arrivée au pouvoir, en août  1989, de Frederik de
Klerk. Effectuant, immédiatement après son arrivée au pouvoir,
la première visite d’un président sud-africain blanc en Zambie,
de Klerk s’entretient avec le président Kaunda, puis rencontre
les représentants de l’ANC et des pays de la ligne de front. Le
2  février 1990, il annonce d’un bloc, devant le Parlement, « la
levée de l’interdiction de l’ANC, du PAC, du Parti communiste
sud-africain et de trente et une autres organisations illégales ; la
libération des prisonniers politiques incarcérés pour des activités
non violentes ; la suppression de la peine capitale ; et la levée de
différentes restrictions imposées par l’état d’urgence12 ».
Le 11 février 1990, devant les caméras du monde entier, Nel-
son Mandela, accompagné de son épouse Winnie Madikizela,
est libéré. Deux semaines plus tard, l’ex-prisonnier politique
se rend à Lusaka (Zambie), pour remercier tous les chefs d’État
d’Afrique australe et centrale qui ont  soutenu la lutte contre
l’apartheid, et entame bientôt une tournée internationale pour
remercier ses plus fidèles soutiens, au rang desquels figurent
notamment les régimes cubain de Fidel Castro et libyen de
Mouammar Kadhafi.
318 « Don’t agonize, organize ! »

Dans les capitales africaines et européennes, où il remercie


les comités qui se sont battus pour sa libération, il est accueilli
avec tous les honneurs. Aux États-Unis, sa visite, en juin 1990,
est prise en charge par le Mouvement pour une Afrique du Sud
libre (Free South African Movement, FSAM), une organisation
soutenue financièrement par TransAfrica. À  New York, il sou-
ligne dans son discours qu’« un cordon ombilical impossible à
couper reliait les Noirs d’Afrique du Sud et les Noirs d’Amérique,
car nous étions tous des enfants de l’Afrique13 ». Dans toutes les
villes nord-américaines qu’il visite, il est accueilli par les élus,
les intellectuels, les religieux et les entrepreneurs noirs, ainsi
que des milliers d’anonymes, certains ayant combattu l’apar-
theid depuis 1948, d’autres étant nés au militantisme à partir
du simple slogan : « Free Nelson Mandela ». Remerciant tout le
monde, Mandela refuse en revanche de plier devant le maire de
Miami, qui exclut de l’accueillir tant qu’il soutient Fidel Castro,
ou devant les médias américains qui, en plus d’attribuer sa vic-
toire finale à la mansuétude du gouvernement sud-africain blanc,
lui demandent de se désolidariser de Yasser Arafat et de condam-
ner l’usage de la violence. « C’est toujours l’oppresseur, non
l’opprimé, qui détermine la forme de la lutte, justifie Mandela,
non sans faire allusion à la répression qui s’est abattue contre
les Noirs, en Afrique comme en Amérique. Si l’oppresseur utilise
la violence, l’opprimé n’a pas d’autre choix que de répondre par
la violence14. » Applaudissant cette intransigeance, les Noirs sont
convaincus qu’une révolution se prépare en Afrique du Sud,
tandis que l’opinion publique blanche se montre sceptique, voire
alarmiste, sur le devenir de l’Afrique du Sud.
Après une période de transition effectivement insurrection-
nelle, marquée notamment par l’assassinat en avril  1993 du
dirigeant noir Chris Hani, qui représentait un courant populaire
et radicalement anticapitaliste au sein de l’ANC, le parti de Man-
dela s’engage à mener une politique de croissance, d’emploi et
de redistribution qui renforce le pouvoir des milieux financiers
et qui préserve en grande partie les avantages économiques et
sociaux acquis par les Blancs sous l’apartheid. Le 27 avril 1994,
sur la base d’un consensus avec les tendances libérales, natio-
De la Conscience noire de Steve Biko… 319

nalistes et socialistes, Nelson Mandela est le premier président


noir élu d’Afrique du Sud avec 62 % des suffrages.
Lors de sa prestation de serment le 10 mai 1994, souhaitant
que « plus jamais ce beau pays ne connaisse l’oppression d’un
homme par un autre », Mandela annonce de nouveaux objectifs,
qui s’appliquent à son peuple mais reprennent en réalité les défis
de tout le continent africain :
Nous avons enfin atteint notre émancipation politique. Nous
nous engageons à libérer la totalité de notre peuple de la
servitude, de la pauvreté, des privations, des souffrances, du
sexisme et des autres discriminations15.

Avec ce discours, qui s’achève sur un salut à toute l’Afrique


(« God Bless Africa ! »), Mandela s’engage à faire de son pays, qui
est alors la première puissance économique, financière et indus-
trielle du continent, une terre de justice et de progrès social.
Se rendant au sommet de l’OUA à Tunis en juin  1994, son
premier sommet en tant que chef d’État, il débute son discours
en faisant référence à la destruction de Carthage et des grands
empires africains avant d’énumérer une liste de personnali-
tés qui ont permis à l’Afrique de se relever et de se libérer de
l’oppression. Appelant à retirer de l’agenda de l’OUA la question
de l’apartheid, Mandela annonce qu’il veut engager la nouvelle
Afrique du Sud sur le chemin de la Renaissance africaine, un
concept qui vise à redonner à l’Afrique les moyens de réaliser
son développement en fonction de ses propres critères. Le thème
de la Renaissance africaine, repris par son successeur Thabo
Mbeki, va ainsi s’introduire dans le débat qui monte, à la fin
des années 1990, sur la nécessaire réforme de l’OUA.
24
Mbeki, Kadhafi, Obama…
L’Afrique prise au piège

E n 1974, les participants au sixième congrès panafri-


cain, qui se réunit à Dar es Salaam, annoncent
que le congrès suivant se tiendra trois ans plus tard en Libye,
sous la direction de Mouammar Kadhafi. Mais l’ingérence gran-
dissante du Guide libyen dans les affaires intérieures des pays
africains conduit à l’annulation de la rencontre. Ce n’est qu’au
début du mois d’avril 1994, en Ouganda, que le septième congrès
panafricain est organisé autour du militant nigérian Tajudeen
Abdul-Raheem. L’objectif est alors de repenser le panafricanisme
comme une force de résistance au néolibéralisme1. La fin de la
guerre froide, qui avait fait de l’Afrique un champ d’affrontement
entre les deux blocs, oblige le continent à trouver sa place dans
le nouvel ordre mondial.
Mais il doit aussi faire face à de nouveaux drames. Le génocide
des Tutsi au Rwanda, qui se déroule au moment même où s’ouvre
ce septième congrès, prouve une nouvelle fois l’impuissance de
l’OUA. Paralysée par son fonctionnement bureaucratique, son
manque de moyens matériels et son vide idéologique, l’orga-
nisation continentale semble en fin de vie, et son agonie est
assimilée à un échec du panafricanisme. Pourtant, dans le cadre
d’une réorganisation des alliances géopolitiques, plusieurs ini-
tiatives reviennent donner de l’épaisseur au rêve d’unité afri-
caine, et à sa forme politique, les États-Unis d’Afrique. L’idée
d’un gouvernement continental est relancée par Kadhafi, dont
le volontarisme soulève de nombreuses questions.
Les projets d’États-Unis d’Afrique ou d’Union africaine, qui
ressemblent à un mauvais copier-coller des États-Unis d’Amé-
Mbeki, Kadhafi, Obama… L’Afrique prise au piège 321

rique ou de l’Union européenne, ne risquent-ils pas de galvauder


un peu plus l’idée du panafricanisme ? L’assassinat de Kadhafi
en octobre 2011, à la suite d’une guerre menée par les gouverne-
ments français et britannique avec le soutien de Barack Obama,
le premier président d’origine africaine des États-Unis d’Amé-
rique, ne montre-t-il pas que le panafricanisme des « grands
hommes » est définitivement hors d’usage ?

Unir des territoires ou des marchés ?


Dans les années 1990, plusieurs analystes repensent
la carte de l’Afrique débarrassée des allégeances liées à la guerre
froide. Revenant sur les thèses de Cheikh Anta Diop, cherchant
à extraire la pensée panafricaine du romantisme qui l’a souvent
caractérisée et distinguant le panafricanisme de libération, qui a
accompagné la décolonisation, du panafricanisme d’intégration,
qui reste en chantier, Ali Mazrui tente, en 1995, d’établir une
nouvelle cartographie de l’Afrique en s’appuyant sur les points
forts de chaque grande région. Il identifie ainsi quatre pôles de
dynamisme susceptibles de constituer les piliers d’une nouvelle
intégration continentale : un pôle économique, menée par une
Afrique australe dynamisée par l’Afrique du Sud, première puis-
sance économique du continent ; un pôle culturel mené par
une Afrique orientale tournée vers l’océan Indien et le monde
indo-arabo-musulman ; un pôle politique mené par une Afrique
septentrionale bien reliée au continent européen ; et un pôle
militaire centré sur l’Afrique occidentale, et en particulier sur le
Nigeria, pays le plus peuplé d’Afrique et épine dorsale de l’ECO-
MOG2. Cette intégration par pôles spécialisés se concrétiserait
avec la mise en place d’un Conseil de sécurité africain composé
de cinq États régionaux, doté d’une Force d’urgence panafricaine
et d’un Haut-Commissariat aux réfugiés placés sous contrôle de
l’ONU, et par l’installation d’un Sénat panafricain où siégeraient
les anciens chefs d’État après leur retrait, dans des conditions
honorables, de la vie politique.
Pour Issa Shivji, titulaire de la chaire d’études panafricaines à
l’université de Dar es Salaam, c’est au cœur du continent, dans
322 « Don’t agonize, organize ! »

le « foyer crisogène » de l’Afrique centrale, qu’il faut au contraire


établir un nouveau centre de gravité du continent3. L’immense
Congo-Kinshasa, situé à la jointure des grandes aires géogra-
phiques continentales et doté de formidables richesses minérales,
apparaît comme la clé de voûte de tout projet de révision du
système étatique panafricain. Malheureusement, les guerres et
les crises qui secouent le Congo et les pays alentour depuis
le début des années 1990 empêchent les gouvernements de la
région de participer sereinement aux discussions concernant la
nécessaire réorganisation de l’OUA et la résistance à la percée
néolibérale qui bouleverse le continent depuis les années 1980.
Sur ce dernier point, il faut relever que la situation a évolué
depuis la fin de l’apartheid en Afrique du Sud. Longtemps consi-
déré comme l’ennemi commun des pays africains, Pretoria joue
un rôle central dans la nouvelle géographie politique et écono-
mique du continent depuis le milieu des années 1990. En libérant
l’Afrique du Sud de l’apartheid, les « combattants de la liberté »,
pourtant d’inspiration socialiste à l’origine, ont paradoxalement
permis à la puissance économique sud-africaine d’étendre sa domi-
nation sur une partie du continent. Cette évolution s’explique
par le tournant idéologique pris par l’ANC dans les années qui
ont suivi son accession au pouvoir. « Mis sous pression par des
conseillers de l’ancien régime, par des économistes de la Banque
mondiale et du FMI et des experts issus du monde des affaires,
explique Nancy Murray, [l’ANC] remit en cause la priorité accor-
dée aux dépenses sociales et, à la place, adopta une stratégie
économique néolibérale d’exportation qui mettait l’accent sur
l’économie de marché, la discipline fiscale et la consolidation de
la confiance des milieux d’affaires, même si cela impliquait de
faire des coupes afin d’être compétitifs dans l’économie globale4. »
Depuis le milieu des années 1990, les multinationales sud-
africaines investissent massivement en Afrique, dans les sec-
teurs stratégiques des mines, de l’énergie, des transports et de
la télécommunication. C’est le cas notamment au sein de la
Communauté de développement de l’Afrique australe (Southern
African Development Community, SADC). Créée en 1980, lors
de la conférence de Lusaka, par les mouvements de libération
Mbeki, Kadhafi, Obama… L’Afrique prise au piège 323

cherchant à sortir les pays d’Afrique australe de leur dépendance


économique et infrastructurelle vis-à-vis de l’Afrique du Sud,
la SADC a progressivement muté pour se transformer en un
grand marché dominé par les intérêts sud-africains et ouvert sur
un espace économique encore plus vaste, le Marché commun
de l’Afrique orientale et australe (Common Market for Eastern
and Southern Africa, COMESA), fondé en décembre 1994 dans
le but de créer une union douanière regroupant pas moins de
vingt pays et plus de 340  millions d’habitants. Loin des pro-
jets d’union politique imaginés par Kwame Nkrumah dans les
années 1950, les pays africains sont engagés, depuis le milieu des
années 1990, dans un processus de rapprochement économique
d’inspiration néolibérale.

Le NEPAD, ou l’Afrique à l’ère néolibérale


À  la fin des années 1990, l’OUA compte une cin-
quantaine d’États membres, dont la plupart sont parallèlement
membres d’organisations qui les relient, à des degrés divers,
à d’autres aires géographiques  : Organisation de la conférence
islamique (OCI), Organisation des pays exportateurs de pétrole
(OPEP), Organisation internationale de la Francophonie, Com-
monwealth, Ligue arabe,  etc. Signe de la montée en puissance
de la logique néolibérale, ce sont les organisations à vocation
économique et monétaire qui, à l’échelle continentale, paraissent
les plus dynamiques : CEDEAO, SADC, COMESA, Communauté
économique des États de l’Afrique centrale (CEEAC, 1980),
Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA, 1994),
Communauté des États sahélo-sahariens (CEN-SAD, 1998), etc.
Fusion de plusieurs projets portés par le Sénégal, l’Afrique du
Sud, l’Algérie, l’Égypte et le Nigeria au cours de l’année 2000,
le Nouveau partenariat pour le développement de l’Afrique
(New Partnership for Africa’s Development, NEPAD), adopté
en 2001 par les États membres de l’OUA, marque une étape
importante dans l’acceptation des modèles néolibéraux par les
gouvernements africains. Soutenu avec ferveur par le président
sud-africain de l’époque, Thabo Mbeki, qui en est la cheville
324 « Don’t agonize, organize ! »

ouvrière, le NEPAD se présente comme un plan d’action destiné


à favoriser le décollage économique du continent. Mais, derrière
un catalogue de bonnes intentions (mettre fin aux conflits, favo-
riser la démocratie, les droits de l’homme, soutenir la recherche
contre le paludisme et le VIH…), il cherche surtout à adapter
les États africains à la mondialisation, en améliorant leur « sta-
bilité », leur « gouvernance » et leur « compétitivité ».
Élaboré sans consultation des syndicats, des partis politiques
et des ONG, le document fondateur du NEPAD ne répond pas
aux attentes et aux besoins des populations africaines. « Les
problèmes de la paix, de la sécurité et de la bonne gouvernance
n’y sont abordés que comme des obstacles à lever pour un afflux
massif des capitaux, relève un militant nigérien. Le document est
d’ailleurs totalement muet sur les causes profondes des conflits
qui minent certains pays du continent ; muet sur le pillage des
ressources auquel s’adonnent certains pays et firmes internatio-
nales ; muet sur les frustrations liées à l’impunité, à l’injustice
et aux inégalités dans l’accès aux ressources nationales, et qui
provoquent souvent des situations de rébellion armée, notam-
ment chez les minorités nationales ; muet sur les répercussions
sociales des politiques d’ajustement structurel imposées aux pays
africains, et qui se traduisent par une généralisation de la pau-
vreté, elle-même source de conflits et d’insécurité dans les villes
et les campagnes5. »
Dans la lignée des Plans d’ajustement structurel imposés par
les institutions financières internationales, le NEPAD entend
donc favoriser les investissements étrangers, considérés comme
la clé du « développement » futur6, et apparaît comme un plan
de communication élaboré par une nouvelle génération de diri-
geants africains qui n’ont en aucune façon cherché à inventer,
avec leurs populations, un modèle de développement endogène
adapté aux réalités et aux urgences africaines. « Pour l’essentiel,
commentent les chercheurs Ian Taylor et Roland Marchal, le
NEPAD sert les intérêts des fractions du capital orientées vers
l’extérieur, et c’est sur cette base que se sont regroupées les élites
africaines qui voient leur pays en butte aux mêmes politiques
commerciales protectionnistes du Nord. Plutôt que de repenser
Mbeki, Kadhafi, Obama… L’Afrique prise au piège 325

l’architecture du commerce mondial, le NEPAD et l’Afrique du


Sud essaient d’acclimater le néolibéralisme à tous les pays afri-
cains. Le NEPAD peut donc être décrit comme une tentative
d’insertion plus profonde de l’Afrique dans l’ordre capitaliste
mondial, mais selon des termes renégociés octroyant quelques
faveurs aux élites africaines les plus extraverties7. »

L’activisme panafricain du Guide libyen


Si le projet du NEPAD se nourrit en grande partie du
programme de Renaissance africaine piloté par l’Afrique du Sud,
un autre projet est incarné par Mouammar Kadhafi, qui tente de
faire valoir sa vision en soulignant l’ancienneté de son engage-
ment pour l’Afrique, et surtout l’originalité de sa position : un
leader arabe nord-africain appelant à l’unité continentale sur le
modèle des États-Unis d’Afrique de Nkrumah.
Arrivé au pouvoir en 1969 par un coup d’État contre le roi
Idriss, Kadhafi est alors un jeune colonel de l’armée libyenne,
inspiré par la figure de Nasser, et déterminé à laver l’affront
infligé en juin 1967 par Israël aux États arabes. Dans ses toutes
premières années au pouvoir, Kadhafi abolit la monarchie, rompt
avec l’impérialisme anglo-américain en fermant les bases mili-
taires étrangères, nationalise les compagnies pétrolières et éla-
bore une pensée politique hybride alliant le nationalisme arabe
et la double critique du marxisme et du capitalisme. Mais il ne
se contente pas de reprendre le flambeau du panarabisme, il
veut également rattacher le panafricanisme au cercle de l’anti-
impérialisme, de l’anticommunisme et de l’antisionisme.
La grande force de Kadhafi, par rapport à Nkrumah, Nyerere
ou Sankara, tient au fait qu’il contrôle les immenses ressources
naturelles et énergétiques de son pays, et dispose ainsi d’une
manne financière colossale pour appuyer sa diplomatie. Finan-
çant des régimes amis, des rébellions armées ou des projets
sociaux dans toute l’Afrique, Kadhafi est accusé de pratiquer le
chantage économique, la déstabilisation militaire ou la déma-
gogie panafricaine comme armes diplomatiques. Bien que cette
accusation soit largement fondée, elle émane en particulier de
326 « Don’t agonize, organize ! »

pays spécialistes de l’ingérence dans les affaires africaines, tels


que la France ou les États-Unis, qui ont beaucoup à craindre
de l’activisme libyen dans la région. La guerre tchado-libyenne,
entre 1978 et 1987, est ainsi l’occasion de vives confrontations
entre Tripoli et Paris, qui déploie des troupes au Tchad dans le
cadre des opérations Manta et Épervier.
Placée sous embargo international, au début des années 1990,
à l’initiative des États-Unis, qui l’accusent de financer le « terro-
risme international », la Libye approfondit sa politique africaine
dans le but de desserrer l’étau imposé par la « communauté inter-
nationale » et multiplie les investissements au sud du Sahara par
l’intermédiaire de sociétés commerciales et de banques libyennes.
Surtout, en gérant avec intelligence les revenus pétroliers et en
opérant une transformation industrielle, Kadhafi parvient à
rendre son pays autosuffisant et attractif pour des travailleurs
migrants africains, qui s’installent massivement en Libye à partir
du milieu des années 19908.
Dans le cadre de sa politique africaine, Kadhafi multiplie les
initiatives symboliques pour améliorer son image aux yeux des
populations africaines. Ainsi en va-t-il lorsqu’en 1992 les pays
africains lancent l’Organisation régionale africaine de commu-
nications par satellite (RASCOM), basée à Abidjan. Souhaitant
se doter, pour quatre cents millions de dollars d’un satellite de
communication africain, qui ferait économiser les cinq cents
millions de dollars annuels versés pour la location des satellites
européens, les gouvernements africains se heurtent au veto de
la Banque mondiale et du FMI. Kadhafi décide alors, en 2000,
de prendre en charge 75 % du coût de construction du satellite,
et de diviser le montant restant entre la Banque africaine de
développement (BAD) et la Banque ouest-africaine de dévelop-
pement (BOAD), afin de concrétiser un projet qui fait perdre à
l’Europe une rente annuelle colossale.
À l’heure où les médias occidentaux le décrivent comme un
terroriste, un tyran ou un clown, Kadhafi comprend l’intérêt
de mener une nouvelle politique panafricaine : rien ne peut le
rendre plus populaire aux yeux de millions d’Africains que la
reprise du vieux rêve de l’unité africaine de Nkrumah9. Le régime
Mbeki, Kadhafi, Obama… L’Afrique prise au piège 327

libyen s’engage ainsi à financer pour l’UNESCO le projet de


réécriture de l’Histoire générale de l’Afrique, à payer les cotisations
des États défaillants auprès des organisations africaines ou à
briser le monopole des compagnies aériennes occidentales dans
le ciel africain grâce à la compagnie aérienne Ifriqyiah (lancée
en 2001). D’autres projets ambitieux, censés permettre aux pays
africains de sortir du système de Bretton Woods, sont annoncés :
une Banque d’investissement africaine, un Fonds monétaire afri-
cain ou une Banque centrale africaine. Outre le rachat des dettes
et des engagements contractés auprès des institutions financières
internationales, ces structures laissent entrevoir une révolution
monétaire sur le continent avec, pour les anciennes colonies
françaises, la possibilité de s’émanciper du système monétaire
hérité de la période coloniale (franc CFA).
Opposé à l’Europe et aux États-Unis, isolé dans son soutien à la
cause palestinienne mais fermement engagé dans la lutte contre
l’apartheid afin de briser l’axe Tel-Aviv-Pretoria, Kadhafi bénéfi-
cie en 1997 de l’action diplomatique et personnelle de Nelson
Mandela pour obtenir la levée de l’embargo et la réintégration
progressive de son pays dans la communauté internationale.

L’Union africaine, un choix par défaut ?


Le 9 septembre 1999, à l’occasion du trentième anni-
versaire de sa prise du pouvoir, Kadhafi accueille un sommet
extraordinaire de l’OUA à Syrte. Dans sa ville natale, il annonce
la création d’une nouvelle organisation, qu’il souhaite dans un
premier temps appeler « États-Unis d’Afrique », mais la majo-
rité des dirigeants préfèrent le nom d’« Union africaine », qui
est finalement adopté. Grâce aux fonds investis par Kadhafi, le
projet, en germe depuis plusieurs années, devient une réalité à
une vitesse incroyable qui fait douter du sérieux de la nouvelle
organisation.
Estimant qu’il ne faut pas aller à l’encontre de la volonté des
peuples, Kadhafi prononce, lors du sommet de l’OUA qui se
tient à Lomé en juillet  2000, un discours favorable à la fin de
l’État-nation et à l’abolition des frontières. Dans la foulée, les
328 « Don’t agonize, organize ! »

présidents africains présents signent l’Acte constitutif de l’Union


africaine10. En mars 2001, un nouveau sommet extraordinaire de
l’OUA à Syrte voit plusieurs présidents défendre avec emphase le
projet d’unité africaine, alors même que la plupart d’entre eux, au
pouvoir depuis des décennies, n’ont jusque-là jamais été sensibles
à cette question, se sont montrés particulièrement complaisants
avec les dirigeants occidentaux et ont pris l’habitude de terroriser
leur propre population. Galvanisés ou terrorisés par Kadhafi, ils
applaudissent à chaque discours du dirigeant libyen.
En juillet 2001, trente-huit chefs d’État africains se retrouvent
au sommet de l’OUA à Lusaka, pour officialiser la création du
NEPAD. À aucun moment, les populations africaines ou les orga-
nisations de la société civile, en majorité opposées au NEPAD,
ne sont consultées sur les processus en cours. Et tandis que
Yasser Arafat est présent ou délivre un message à chacun des
sommets, aucun dirigeant de la diaspora n’est invité à donner
son avis. Comme en témoigne l’hommage rendu à Houphouët-
Boigny par son secrétaire général, le diplomate ivoirien Amara
Essy, la nouvelle organisation s’inscrit dans la filiation conser-
vatrice du groupe de Monrovia qui avait imprimé sa marque,
au début des années 1960, lors de la constitution de l’OUA.
Loin de l’esprit démocratique qui animait nombre de militants
panafricains, l’UA reste une organisation de chefs d’État coupée
des préoccupations populaires.
C’est finalement lors du sommet de Durban, du 8 au 10 juillet
2002, que l’Union africaine est officiellement créée. Construite
sur un modèle hybride inspiré de l’Union européenne, des
Nations unies et des États-Unis d’Amérique, l’UA consolide le
pouvoir et la souveraineté des États existants et écarte les pro-
jets kadhafistes d’États-Unis d’Afrique. L’UA dispose, parmi ses
principaux organes, d’une Conférence des chefs d’État et de
gouvernement, d’un Conseil exécutif des ministres, d’un Comité
de représentants permanents, et d’un nouvel organe central, la
Commissiona. Bien que cette dernière s’apparente formellement

a La Commission comprend une présidence ainsi que huit secrétariats chargés


des questions de paix et de sécurité, des affaires politiques, des infrastructures
Mbeki, Kadhafi, Obama… L’Afrique prise au piège 329

à un gouvernement continental, elle n’a pourtant pas les moyens


d’imposer ses décisions aux États membres.
À  ses premières structures s’ajoute un Parlement panafri-
cain, installé en Afrique du Sud, qui réunit, sur deux sessions
annuelles, deux députés venus de chacun des pays membres de
l’UA. Cette assemblée, qui pourrait théoriquement permettre la
démocratisation et le renouvellement de l’institution continen-
tale, reste cependant dépendante des parlements nationaux, dont
la plupart sont loin de refléter l’opinion des électeurs africains,
trop souvent étouffée par la fraude électorale, la propagande
officielle et la répression des partis d’opposition. Le Conseil
économique, social et culturel, la Cour de justice, les Comités
techniques spécialisés, le Conseil de paix et de sécurité, ainsi que
des projets d’institutions financières complètent l’architecture
institutionnelle de l’UA.
Malgré la nouvelle dénomination, l’UA n’est que le prolon-
gement de l’OUA. Mis à part quelques organes techniques ou
consultatifs supplémentaires, qui alourdissent un peu plus sa
structure et son budget de fonctionnement, l’UA ne dispose
d’aucune compétence supplémentaire par rapport à l’OUA. Les
chefs d’État gardent la haute main sur l’organisation et les attri-
butions du Parlement panafricain, organe simplement consulta-
tif, ne sont pas réellement définies. En l’absence d’une politique
continentale sur les secteurs stratégiques (armée, monnaie, diplo-
matie) et en raison de sa dépendance à l’égard de l’Europe (qui
finance une partie de ses activités), l’UA n’est pas en mesure
d’incarner le renouveau du continent, ni de mettre un terme
aux conflits qui divisent ses membres.
La réforme inachevée de l’OUA montre une fois de plus que
l’« unité africaine », qui demeure l’objectif affiché de nombreux
responsables politiques africains, restera une chimère tant que les
dirigeants ne seront pas des panafricanistes convaincus, compé-
tents et motivés. Comme l’OUA, l’UA ressemble à un cénacle de

et de l’énergie, des affaires sociales, des ressources humaines scientifiques


et technologiques, du commerce et de l’industrie, de l’agriculture et de
l’économie rurale, et enfin des affaires économiques.
330 « Don’t agonize, organize ! »

dirigeants âgés, souvent mal élus, très éloignés des populations


qu’ils sont censés représenter et trop dépendants des grandes
puissances internationales, qu’elles soient européennes, améri-
caines ou asiatiques.

Barack Obama : derrière le « symbole »


L’« unité » paraît d’autant plus chimérique que
l’Afrique, longtemps regardée comme une terre de désolation, est
l’objet de nouvelles convoitises depuis le début des années 2000.
Les préoccupations économiques et sécuritaires des États-Unis et
des pays européens depuis le 11 septembre 2001 et l’émergence
de nouvelles puissances asiatiques ou sud-américaines ont remis
l’Afrique, à la fois richissime et fragile, au cœur de la géopolitique
mondiale. Les militants panafricains craignent que cette nouvelle
ruée vers l’Afrique, qui risque de ramener le continent à son
statut de « réservoir » des puissances, réduise leur idéal à néant.
Un espoir était pourtant né, en 2008, avec l’élection de Barack
Obama à la présidence des États-Unis. Né à Hawaii d’un père
kényan noir et d’une mère américaine blanche à une époque
où les unions mixtes n’étaient pas autorisées sur tout le terri-
toire des États-Unis, et marié à une Afro-Américaine descendante
d’esclaves, Obama apparaissait comme le fruit d’une certaine
forme de « panafricanisme ». Son élection à la Maison-Blanche,
saluée aux États-Unis comme la réalisation du rêve de Mar-
tin Luther King et l’aboutissement de la lutte pour les droits
civiques, a parfois été interprétée en Afrique comme la revanche
des générations de Noirs qui se sont battus, à travers les siècles,
contre l’hégémonie blanche.
Pendant sa campagne électorale, Obama a pourtant tout fait
pour ne pas apparaître comme « le candidat des Noirs ». Plu-
sieurs personnalités noires américaines ont d’ailleurs pris leurs
distances avec lui, à l’instar d’Amiri Baraka, qui ne lui a apporté
qu’un soutien critique, ou d’Andrew Young et Maya Angelou
qui ont soutenu Hillary Clinton (concurrente d’Obama lors des
élections primaires démocrates). Certains militants de gauche
ont alors proposé la création d’un troisième parti, en dehors
Mbeki, Kadhafi, Obama… L’Afrique prise au piège 331

des Partis démocrate et républicain, prenant en compte tous


les exclus. Car derrière le « symbole Obama », la majorité des
Américains noirs, durement frappés par la crise économique de
la fin des années 2000, vivent dans une situation sociale par-
ticulièrement difficile. Aujourd’hui, le nombre de Noirs empri-
sonnés ou sous contrôle judiciaire aux États-Unis, par exemple,
est supérieur au nombre d’esclaves présents sur le sol américain
au moment de l’abolition.
En dépit de certaines réformes importantes, en matière de
droits sociaux ou d’immigration, Barack Obama continue, depuis
son élection, de mener une politique pour le moins prudente, sur
le plan intérieur comme en politique étrangère. Pourtant accusé
de « socialisme » par les milieux les plus conservateurs, il n’a pas
cherché à remettre en cause le système financier international
alors que l’occasion historique se présentait, au moment de la
crise de 2007-2008, de réformer radicalement des  institutions
qui restreignent dangereusement les droits socioéconomiques
des populations du Sud. Sa politique africaine, elle aussi, déçoit.
Malgré un discours consensuel devant le Parlement ghanéen, en
juillet  2009, au cours duquel il a plaidé pour le renforcement
des institutions africaines (« L’Afrique n’a pas besoin d’hommes
forts, mais d’institutions fortes »), sa politique en Afrique ne
tranche pas radicalement avec celle de ses prédécesseurs. Fidèle
au credo néolibéral et sécuritaire, elle reste liée aux intérêts
géostratégiques des États-Unis et à ceux de leurs entreprises
multinationales.
L’investissement massif des États-Unis dans la « société civile »
africaine pour se constituer un réseau d’allégeance (ONG, entre-
preneurs, etc.) et le soutien apporté aux régimes, plus ou moins
démocratiques, qui acceptent d’intensifier leurs relations commer-
ciales, militaires et diplomatiques avec Washington témoignent
de la difficulté de l’administration américaine à rompre avec les
schémas clientélistes traditionnels. Le redéploiement du Com-
mandement militaire américain pour l’Afrique (United States
Africa Command, Africom), lancé par l’administration améri-
caine qui cherche à transférer son siège, actuellement installé
dans la ville allemande de Stuttgart, dans un pays africain, est
332 « Don’t agonize, organize ! »

une autre illustration de ce que les militants progressistes ont


toujours qualifié de « politique  impérialiste ». Face à ce projet,
pour l’instant bloqué par les dirigeants africains, une campagne
internationale (« Africom, Go Home ! ») a été lancée par des
militants panafricains qui soulignent que l’expulsion des bases
militaires étrangères a toujours été un principe cardinal de la
libération du continent, et que les nombreux accords militaires
signés depuis les indépendances avec les puissances occidentales
n’empêchent pas la multiplication des conflitsa.

Une Afrique en voie de recolonisation ?


Alors que les présidents africains multiplient les som-
mets pour annoncer une Renaissance qui ne vient pas, l’Afrique
est soumise à des forces de division qui tournent les différences
ethnoculturelles, phénotypiques et religieuses les unes contre
les autres, et transforment la diversité des identités africaines
en un outil d’autodestruction. C’est ce qu’on a par exemple
pu constater, dans la période récente, en Côte d’Ivoire, où le
concept d’« ivoirité », introduit par Henri Konan Bédié pour
écarter de la course à la présidentielle de 1995 l’ancien Premier
ministre, Alassane Dramane Ouattara, divise tout un peuple
dont une grande partie est originaire des pays voisins. Après
l’élection de Laurent Gbagbo en 2000, la guerre civile qui a
éclaté dans le pays a amené la France à intervenir militaire-
ment, sous couvert de l’ONU, et à prendre parti, après l’élection
présidentielle de 2010, pour Alassane Ouattara dans le conflit
qui l’opposait à Laurent Gbagbo, au grand dam d’une partie
de l’opinion publique africaine outrée qu’une ancienne puis-
sance coloniale puisse encore, cinquante ans après les indépen-
dances, s’ingérer si violemment dans les affaires intérieures de
ses anciennes colonies.
Le thème de la « recolonisation » a également été entendu
lorsque, dans le sillage des « printemps arabes », la France, le

a Cette campagne a été lancée depuis Montréal par Aziz Salmone Fall,
chercheur-militant et membre fondateur du Groupe de recherche et d’ini-
tiative pour la libération de l’Afrique (GRILA).
Mbeki, Kadhafi, Obama… L’Afrique prise au piège 333

Royaume-Uni et les États-Unis, par l’intermédiaire de l’OTAN,


associés au Conseil de coopération du Golfe et à la Ligue arabe,
interviennent militairement en Libye pour écarter du pouvoir le
colonel Kadhafi aux prises avec une rébellion armée. La coali-
tion pro-occidentale obtient des Nations unies une résolution
d’exclusion aérienne du ciel libyen, puis invoque la « respon-
sabilité de protéger » les populations pour mener une intense
campagne de bombardements qui ramène la Libye, considérée
comme l’un des pays les plus modernes du continent africain,
à l’âge de pierre11. Alors que Kadhafi est finalement assassiné,
le 20  octobre 2011, une partie de l’arsenal militaire libyen est
transférée par des groupes se revendiquant du « djihad » qui se
joignent à l’offensive de séparatistes touarègues cherchant, au
nord du Mali voisin, à en découdre avec le régime de Bamako.
Entraînant, début 2013, une nouvelle intervention militaire fran-
çaise soutenue par la « communauté internationale »…
Ces interventions fortement médiatisées, qui font au passage
resurgir dans la presse de vieux stéréotypes coloniaux –  sur les
« ethnies » africaines, l’« humanisme » des Européens, les « divi-
sions ancestrales entre Arabes et Noirs »…  –, comme d’autres
initiatives moins visibles, mais tout aussi néfastes, lancées par
des gouvernements étrangers et des multinationales suscitent
d’intenses débats parmi les Africains. Si les uns se désolent de
voir leur continent, pourtant entré dans le rang de puissance
démographique en dépassant le cap du milliard d’habitants
en 2010, (re)devenir le terrain préféré du capitalisme sauvage
et le trophée de la guerre économique mondiale qui oppose
les grandes puissances économiques entre elles, qu’elles soient
occidentales ou non, d’autres estiment qu’il est enfin possible
de retourner la convoitise dont il fait l’objet au profit de ses
habitants.
Un rapport du ministère de la Défense français affirmait en
2012 que, dans le contexte d’une crise générale frappant le
continent africain, « les sentiments nationalistes et/ou panafri-
cains pourraient se développer, parfois au détriment des intérêts
occidentaux12 ». Outre la confirmation que les intérêts étrangers
seraient mieux servis dans une « Afrique sans Africains » ou, du
334 « Don’t agonize, organize ! »

moins, dans une Afrique débarrassée de tout esprit critique, cet


avertissement, qui reste au conditionnel, est paradoxalement le
plus grand signe d’encouragement pour les militants panafri-
cains. Lesquels, partout dans le monde, se rallient derrière ce
mot d’ordre : « Ne vous affrontez pas, organisez-vous13 ! »
Épilogue
« Ne criez pas trop vite victoire… »

L ’histoire du panafricanisme, histoire vagabonde,


est une histoire de circulations. Circulation des
hommes, circulation des idées, circulation des luttes. Après des
siècles d’échanges transatlantiques, intracontinentaux et inter-
nationaux, W.E.B.  Du  Bois soulignait, à la conférence panafri-
caine de Londres, en 1900, l’importance des communications :
« Le monde moderne doit comprendre qu’à cette époque, où
les confins du globe se trouvent si rapprochés par la facilité des
moyens de communication, les millions d’hommes noirs qui
vivent en Afrique, en Amérique et dans les îles de l’Océan, sans
parler des myriades d’hommes de couleur répandus partout, sont
appelés à exercer une grande influence dans l’avenir. »
Déportations, migrations, allers et retours… C’est dans le mou-
vement, forcé, contraint ou volontaire, que le panafricanisme
est né. C’est en communiquant sans cesse –  par courrier, par
télégramme, par téléphone  – et en ralliant les points du globe
–  à pied, en bateau, en avion  – que les militants panafricains
ont peu à peu brisé les frontières et rapproché les mondes. De
Londres à Monrovia, de Kingston à Accra, de New York à Dar
es Salaam, d’Alger à La  Havane ou à Rio de Janeiro, l’esprit
panafricain a irrigué les Africains, du continent comme de la
diaspora. Un réseau s’est formé qui a remporté, par les mots ou
par les armes, de belles victoires  contre le racisme, le colonia-
lisme et l’apartheid.
Mais la lutte est loin d’être terminée. L’Union africaine (UA)
aujourd’hui, comme l’Organisation de l’unité africaine (OUA)
hier, et les dirigeants qu’elle représente demeurent bien éloignés
336 Africa Unite !

des préoccupations populaires. La chute des régimes colonialistes


n’a pas mis fin à la domination et à la xénophobie, plus que
jamais vivaces, y compris à l’intérieur de l’Afrique. Les indépen-
dances nationales, souvent partielles, souvent mutilées, n’ont
pas permis de concrétiser le rêve panafricain1. La répression et la
pauvreté empêchent son éclosion. Trop de frontières, de barrières
et de murs séparent encore les Africains, maintenus bien souvent
dans des idéologies étriquées et chauvines. « Ne cachez pas les
difficultés, les fautes, les échecs, prévenait Amílcar Cabral. Ne
criez pas trop vite victoire2… »
Le panafricanisme est aujourd’hui confronté à de nombreux
défis. Dans un monde « globalisé », où les identités s’hybrident,
où la géographie se virtualise, où les dominations se dissimulent,
comment appréhender cette « famille africaine mondiale » (glo-
bal African family) qui connecte en quelques clics les Africains
du continent, les Afro-Américains de la première diaspora, les
Jamaïcains de Londres, les Martiniquais de Paris, les Surinamiens
d’Amsterdam, les Nigérians d’Atlanta, les Congolais de Pékin ?
Périodiquement, des événements sportifs ou culturels ravivent
l’esprit panafricain. La webosphère fourmille d’initiatives allant
dans le sens d’une « panafricanisation » du monde, à l’instar de
la Pan African Space Station (PASS), une radio libre et virtuelle
basée au Cap qui cherche à construire un espace panafricain de
créations musicales reprenant des éléments hérités de la lutte
contre l’apartheid3.
Alors que les flux migratoires se diversifient, malgré les
contraintes imposées par les États, alors que les flux financiers se
dématérialisent, permettant à l’argent des migrants comme des
multinationales de circuler en temps réel, alors, en un mot, que
les « confins du globe », comme disait Du Bois, se rapprochent
et se superposent, de nouvelles communautés se créent, qui
rassemblent et excluent simultanément. L’« Afrique » se déploie
et se replie, faisant par endroits émerger de nouvelles formes
de pan-négrisme et réactivant ailleurs l’espoir d’un nouveau
panafricanisme de combat. La révolte des peuples arabes, en
2011, qui n’est pas sans rappeler les mini-révolutions des peuples
africains vingt ans plus tôt, a fait renaître l’espoir, formulé jadis
Épilogue 337

par Nkrumah, d’une Afrique combattante « du Cap à Tanger ou


au Caire, du cap Guardafui aux îles du Cap-Vert4 ». Mais l’espoir
a été rapidement douché par le retour des régimes autocratiques
et des affrontements armés, du Caire à Benghazi en passant par
Kidal ou Bangui.
Dans ce contexte, l’histoire du panafricanisme donne des
clés pour comprendre, et parfois résoudre, les questions et les
problèmes qui se posent à l’Afrique et que se posent les Afri-
cains. L’« Afrique » globalisée doit connaître son passé. Face à
« la situation coloniale ou semi-coloniale ou para-coloniale »,
soulignait Aimé Césaire au Congrès des écrivains et artistes noirs
de 1956, « la voie la plus courte vers l’avenir est toujours celle
qui passe par l’approfondissement du passé »5. Aussi convient-il,
sans plus attendre, de se remettre au travail et d’ouvrir de nou-
veaux horizons.
Notes

Notes de l’introduction Africanism in America, Europe


(pages 5 à 14) and Africa, Africana Publishing
Company, New York, 1974.
1 Peter O. ESEDEBE, Pan-Africanism. 5 Valentin MUDIMBE, The Invention
The Idea and the Movement, of Africa, Indiana University
1776-1991, Howard University Press, Bloomington, 1988.
Press, Washington D.C., 1994. 6 Ottobah Cugoano, Réflexions sur
2 Elikia M’BOKOLO, « George Pad- la traite et l’esclavage des Nègres,
more, Kwamé Nkrumah, Cyril Zones-La Découverte, Paris, 2009.
L.  James et l’idéologie de la 7 Olaudah E QUIANO , Olaudah
lutte panafricaine », CODESRIA, Equiano ou Gustavus Vassa
Accra, 2003, p. 6. l’Africain. La passionnante auto-
3 En dehors de quelques thèses et biographie d’un esclave affranchi,
biographies, la majorité des tra- L’Harmattan, Paris, 2005.
vaux sur le panafricanisme sont 8 Simon MOUGNOL, Amo Afer. Un
en anglais. Pour une introduction Noir, professeur d’université en
à ce concept en français, voir Allemagne au XVIIIe  siècle, L’Har-
Philippe DECRAENE, Le Panafrica- mattan, Paris, 2010.
nisme, PUF, coll. « Que sais-je ? », 9 Anténor FIRMIN, De l’égalité des
Paris, 1976. Pour une étude plus races humaines, L’Harmattan,
actuelle et plus complète, sous Paris, 2003.
l’angle des relations internatio- 10 Walter MIGNOLO, The Darker
nales, voir Michel KOUNOU, Le Side of Western Modernity. Glo-
Panafricanisme  : de la crise à la bal Futures, Decolonial Options
renaissance, Clé, Yaoundé, 2007. (Latin America Otherwise), Duke
Pour un recueil des grands textes University Press, Durham, 2011.
du panafricanisme, voir ORGANI- 11 Karl POLANYI, La Grande Transfor-
SATION INTERNATIONALE DE LA FRAN- mation, Gallimard, Paris, 2009.
COPHONIE (OIF), Le Mouvement 12 Louis SALA-MOLINS, Le Code Noir
panafricaniste au XXe siècle : recueil ou le calvaire de Canaan, PUF,
de textes, OIF, Paris, 2007 (dis- Paris, 2011.
ponible sur <http://democratie. 13 François RENAULT, La Traite des
francophonie.org>). Noirs au Proche-Orient médiéval
4 Imanuel GEISS, The Pan-African (VIIe-XIVe  siècle), P.  Geuthner,
Movement. A History of Pan- Paris, 1989.
340 Africa Unite !

14 Cheikh Anta DIOP, L’Afrique noire How Europe Underdeveloped Africa


précoloniale, Présence africaine, (Tanzania Publishing House, Dar
Paris, 1987. es Salaam, 1972). En rejoignant
15 Cahier d’Études africaines, « Répa- Rodney sur la nécessité d’exhu-
rations, restitutions, réconcilia- mer les sources arabes et por-
tions entre Afriques, Europe et tugaises du XVIe  siècle, puis en
Amériques », n°  173/174, 2004. croisant les données d’autres his-
Voir aussi Wole SOYINKA, The toriens comme Joseph Inikori et
Burden of Memory, the Muse of Catherine Coquery-Vidrovitch,
Forgiveness, Oxford University qui reprirent chacun l’analyse
Press, Oxford, 1999. des données de Curtin révisées
16 Walter RODNEY, « African slavery par Ralph Austen et Paul Love-
and other forms of social oppres- joy, Louise Marie Diop-Maes
sion on the Upper Guinea coast distingue, dans Afrique noire  :
in the context of the Atlantic démographie, sol et histoire. Une
slave trade », in Joseph INIKORI, analyse pluridisciplinaire et cri-
Forced Migration, Hutchinson tique (Présence africaine, Paris,
University Library, Londres, 1996), une traite déplaçant 15
1982, p. 61-73. à 16 millions d’Africains vers les
17 Alain ANSELIN, Le Refus de l’escla- Amériques, une traite « septen-
vitude. Résistances africaines à la trionale » en déplaçant 4,5 ou
traite négrière, Duboiris, Paris, 5  millions et une traite « orien-
2009. tale » de proportion similaire,
18 Edward B LYDEN , Christianity, donnant ainsi un total compris
Islam and the Negro Race, Edin- entre 23,5 et 26 millions d’Afri-
burgh University Press, Edim- cains déportés sur la période
bourg, 1967. « longue » allant de 1450 à
19 W.E.B. DU BOIS, Les Âmes du 1900. En considérant que, pour
peuple noir, La Découverte, Paris, un Africain arrivé vivant en
2007. Amérique, un Africain est mort
à chacune des différentes étapes
(résistance à la capture, trans-
Notes du chapitre 1
port jusqu’aux côtes, résistance
(pages 17 à 28)
à l’embarquement et décès lors
1 Oruno D.  Lara, La Naissance du de la traversée), et que les pertes
mouvement panafricaniste, Mai- ont déstructuré la pyramide des
sonneuve et Larose, Paris, 2000, âges des sociétés africaines, des
p. 53-71. estimations considèrent que
2 Rosa A.  PLUMELLE-URIBE, La Féro- l’impact de l’intégralité des
cité blanche, Albin Michel, Paris, traites sur l’Afrique correspond
2001. à une perte démographique de
3 Philip D.  Curtin estime, dans 100 millions de personnes et que
The Atlantic Slave Trade : A Cen- ce déficit a notamment favorisé
sus (University of Wisconsin la conquête coloniale par les
Press, Madison, 1969), à dix Européens. Pour suivre l’actua-
millions le nombre d’Africains lité de ce débat, voir les travaux
déportés aux Amériques, ce que de compilation lancés par David
Walter Rodney conteste dans ELTIS et David RICHARDSON, Exten-
Notes 341

ding the Frontiers. Essays on the Pan-African Thought, Greenwood,


New Transatlantic Slave Trade Londres, 1987.
Database, Yale University Press, 5 Hollis R.  LYNCH, Edward Wil-
New Haven, 2008. mot Blyden, Pan-Negro Patriot,
4 Aimé CÉSAIRE, Toussaint Louver- 1832-1912, Oxford Univer-
ture. La Révolution française et le sity Press, Londres, 1967. Voir
problème colonial, Présence afri- aussi Oruno D.  LARA, op.  cit.,
caine, Paris, 1981. p. 134-163.
5 C.L.R. JAMES, Les Jacobins noirs. 6 Hollis R. LYNCH, « The attitude of
Toussaint Louverture et la révo- Edward W.  Blyden to European
lution de Saint-Domingue, Ams- imperialism in Africa », Journal
terdam, Paris, 2008. of the Historical Society of Nige-
6 David WALKER, David Walker’s ria, vol. 3, n° 2, décembre 1965,
Appeal to the Coloured Citizens p. 256.
of the World, Pennsylvania State 7 Eric FONER, Reconstruction, Har-
University Press, University per  &  Row, Cambridge, 1988,
Park, 2000. p. 8.
7 Oruno D. LARA, op. cit., p. 53-56. 8 W.E.B. DU BOIS, Black Recons-
8 Colin GRANT, Negro with a Hat,
truction. An Essay Toward a
Vintage Books, Londres, 2008,
History of the Part Which Black
p. 270.
Folk Played in the Attempt to
9 Nemata BLYDEN, West Indians in
Reconstruct Democracy in Ame-
West Africa, 1808-1880, Univer-
rica, 1860-1880, A. Saifer, Phila-
sity of Rochester Press, Roches-
delphie, 1935.
ter, 2000.
9 Louis R.  HARLAN , Booker T.
Washington, Oxford University
Notes du chapitre 2 Press, New York, 1972, p.  212.
(pages 29 à 46) Voir aussi l’autobiographie de
1 Manning MARABLE, Black Lea- Booker T.  WASHINGTON, Up from
dership, Columbia University Slavery. Ascension d’un esclave
Press, New York, 1998, p.  43. émancipé, Éditeurs libres, Bize-
Voir aussi Wilson Jeremiah Minervois, 2008.
MOSES, The Golden Age of Black 10 Jacqueline M OORE , Booker
Nationalism, 1850-1925, Oxford T.  Washington, W.E.B.  Du Bois,
University Press, New York, and the Struggle for Racial Uplift,
1988. Scholarly Resources, Wilming-
2 Martin B.  PASTERNAK, Rise Now ton, 2003.
and Fly to Arms. The Life of Henry 11 Manning MARABLE, W.E.B.  Du
Highland Garnet, Garland Publi- Bois, Black Radical Democrat,
shing, Londres, 1995. Twayne, Boston, 1986.
3 Richard J.M. BLACKETT, « Return 12 Ibid., p. 50-51.
to the motherland. Robert Camp- 13 Oruno D. LARA, op. cit., p. 164-183.
bell, a Jamaican in early colonial 14 Anténor FIRMIN, op. cit.
Lagos », Phylon, vol.  40, n°  4, 15 Oruno D. LARA, op. cit., p. 184-198.
1979, p. 375-386. 16 Bénito SYLVAIN, Du sort des indi-
4 Gregory RIGSBY, Alexander Crum- gènes dans les colonies d’exploita-
mell, Pioneer in Nineteenth-century tion, L.  Boyer, Paris, 1901. Voir
342 Africa Unite !

aussi OIF, Le Mouvement panafri- Sylvester Williams, Imperial Pan-


caniste…, op. cit., p. 94-96. Africanist, R.  Collings, Londres,
17 Emmanuelle SIBEUD, « “Com- 1975.
ment peut-on être noir ?” Le 10 Oruno D. LARA, op. cit., p. 224-229.
parcours d’un intellectuel haï- 11 Ibid., p. 232-235.
tien à la fin du XIXe  siècle », 12 Manning MARABLE, Black Lea-
Cromohs, n° 10, 2005, p. 1-8. dership, op. cit., p. 30.
18 Oruno D. LARA, op. cit., p. 219. 13 James R.  HOOKER, « The Pan-
African Conference 1900 »,
Transition, n° 46, 1974, p. 20-24.
Notes du chapitre 3
14 OIF, Le Mouvement panafrica-
(pages 47 à 62)
niste…, op. cit., p. 73-80.
1 Cité in OIF, op. cit., p. 126. 15 Cité in Oruno D.  LARA, op.  cit.,
2 J.  Ayodele L ANGLEY , Pan- p. 246-247.
Africanism and Nationalism in 16 James R.  HOOKER, « The Pan-
West Africa, 1900-1945. A Study African Conference 1900 »,
in Ideology and Social Classes, loc. cit., p. 24.
Clarendon Press, Oxford, 1973, 17 Colin LEGUM, Pan-Africanism,
p. 14. Pall Mall, Londres, 1962, p. 31.
3 Oruno D.  L ARA , op.  cit., 18 Christopher E.  FORTH, « Booker
p. 199-271. T.  Washington and the 1905
4 Joachim GOMA-THETHET, Histoire Niagara Movement Conference »,
des relations entre l’Afrique et sa The Journal of Negro History,
diaspora, L’Harmattan, Paris, vol.  72, n°  3-4, 1987, p.  45-56.
2012, p. 33-36. Voir aussi Joachim GOMA-THETHET,
5 Christopher FYFE, Africanus Hor- op. cit., p. 55-57.
ton, 1835-1883. West African 19 Patricia SULLIVAN, Lift Every Voice.
Scientist and Patriot, Gregg revi- The NAACP and the Making of the
vals, Aldershot, 1992. Civil Rights Movement, The New
6 J.  Ayodele LANGLEY, op.  cit., Press, New York, 2009.
p. 110-111. 20 Manning MARABLE, W.E.B.  Du
7 Eric WILLIAMS, Capitalisme et Bois, Black Radical Democrat,
esclavage, Présence africaine, op. cit., p. 97.
Paris, 1998. Voir aussi Denis 21 Paul B.  RICH, Prospero’s Return ?,
BENN, The Caribbean. An Intellec- Hansib, Londres, 1994, p. 67-84.
tual History, 1774-2003, Ian Ran- 22 J. Ayodele LANGLEY, op. cit., p. 32.
dle Publishers, Kingston, 2004, 23 OIF, Le Mouvement panafrica-
p. 232-238. niste…, op. cit., p. 81-85.
8 Theophilus E.S. SCHOLES, The
British Empire and Alliances, or
Notes du chapitre 4
Britain’s Duty to her Colonies,
(pages 63 à 76)
E. Stock, Londres, 1899.
9 Hakim ADI et Marika SHERWOOD, 1 W.E.B. DU BOIS, The World and
Pan-African History. Political Africa, International Publishers,
Figures from Africa and the Dias- New York, 2003, p. 1-15.
pora since 1787, Routledge, 2 Clarence G.  CONTEE, « Du Bois,
Londres, 2003, p. 190-194. Voir the NAACP, and the Pan-African
aussi James R.  HOOKER, Henry Congress of 1919 », Journal of
Notes 343

Negro History, vol. 57, n° 1, jan- 2 Marvis C.  CAMPBELL, The Mar-
vier 1972, p. 17. roons of Jamaica, 1655-1796, Ber-
3 Manning MARABLE, W.E.B. Du gin and Garvey, Grancy, 1988.
Bois, Black Radical Democrat, 3 Hazzell BENNETT et Philip SHER-
op. cit., p. 108. LOCK, op. cit., p. 93, p. 126-133.
4 Benjamin G. BRAWLEY, Africa and 4 Colin GRANT, op. cit., p. 197-198.
the War, Duffield  &  Co., New 5 Ibid., p. 46.
York, 1918. 6 Hakim ADI et Marika SHERWOOD,
5 Clarence G.  CONTEE, loc.  cit., op. cit., p. 1-6.
p. 18. 7 Thomas SOWELL, L’Amérique des
6 Joachim GOMA-THETHET, op.  cit., ethnies, L’Âge d’Homme, Lau-
p. 58-61. sanne, 1983, p. 198-200.
7 Clarence G.  CONTEE, loc.  cit., 8 Carter G.  WOODSON, The Mis-
p. 20. Education of the Negro, AMS
8 Ibid., p. 28. press, New York, 1977.
9 Joachim GOMA-THETHET, op.  cit., 9 Sur « les sources et les contours
p. 61-65. de l’éthiopianisme », voir Giulia
10 W.E.B. DU BOIS, The World and BONACCI, Exodus ! L’histoire du
Africa, op. cit., p. 236-240. retour des Rastafariens en Éthio-
11 Didier MUMENGI, Panda Farnana, pie, Scali, Paris, 2007, p. 95-151.
premier universitaire congolais 10 Colin GRANT, op. cit., p. 53.
(1888-1930), L’Harmattan, Paris, 11 OIF, Le Mouvement panafrica-
2005. niste…, op. cit., p. 99-107.
12 Rayford W.  LOGAN, « The histo- 12 Robert HILL, The Marcus Garvey
rical aspects of pan-Africanism. and UNIA Papers, University of
A personal chronicle », African California Press, Berkeley-Los
Forum, n° 1, 1965, p. 95. Angeles, 1983.
13 Joachim GOMA-THETHET, op.  cit., 13 Colin GRANT, op.  cit., p.  244 et
p. 65. suiv.
14 W.E.B. DU BOIS, The World and 14 Ibid., p. 390-393.
Africa, op. cit., p. 242-243. 15 Ibid., p. 410-412.
15 Sur l’internationalisme noir 16 George S HEPPERSON , « Pan-
et le féminisme, voir Brent Africanism and “Pan-
H. EDWARDS, The Practice of Dias- Africanism”  : Some historical
pora. Literature, Translation and notes », Phylon, vol.  23, n°  4,
the Rise of Black Internationalism, 1962, p. 346-358.
Harvard University Press, Cam- 17 Colin LEGUM, op. cit., p. 24.
bridge, 2003, p. 119-186. 18 J.  Ayodele LANGLEY, op.  cit.,
16 Joachim GOMA-THETHET, op.  cit., p. 369.
p. 65-66. 19 Ali MAZRUI, Towards a Pax Afri-
cana  : A Study of Ideology and
Ambition, Weidenfeld  &  Nicol-
Notes du chapitre 5
son, Londres, 1967, p. 62.
(pages 77 à 90)
20 Colin LEGUM, op. cit., p. 34-36.
1 Hazzell BENNETT et Philip SHER- 21 Maboula SOUMAHORO, « La cou-
LOCK , The Story of Jamaican leur de Dieu ? Regards croisés
People, Ian Randle, Kingston, sur la Nation d’Islam et le Ras-
1998. tafarisme, 1930-1950 », thèse de
344 Africa Unite !

doctorat, université de Tours, World Studies, vol.  18, part.  2,


30 juin 2008. 2001, p. 171-186.
22 W.E.B. DU BOIS, On Asia. Crossing 2 Rina L.  O KONKWO , loc.  cit.,
the World Color Line, University p. 109-110.
Press of Mississippi, Jackson, 3 Toyin FALOLA, Nationalism and
2005. African Intellectuals, University of
Rochester Press, Rochester, 2001.
4 Lawrence H.  O FOSU -A PPIAH ,
Notes du chapitre 6
Joseph Ephraim Casely Hayford.
(pages 91 à 100)
The Man of Vision and Faith,
1 Colin GRANT, op. cit., p. 272. Academy of Arts and Sciences,
2 Monday B.  A KPAN , « Libe- Accra, 1975.
ria and the Universal Negro 5 W.E.B. DU BOIS, The World and
Improvement Association. The Africa, op. cit., p. 232-235.
background to the abortion of 6 J.  Ayodele LANGLEY, op.  cit.,
Garvey’s scheme for African p. 147-149, p. 161.
colonization », The Journal of 7 Ibid., p. 264.
African History, vol.  14, n°  1, 8 Ibid., p. 284-285.
1973, p. 105-127.
3 Ibid., p. 119.
Notes du chapitre 8
4 J. Ayodele LANGLEY, op. cit., p. 96.
(pages 113 à 123)
5 Monday B.  A KPAN , loc.  cit.,
p. 123. 1 Romuald FONKOUA, Aimé Césaire,
6 Joachim GOMA-THETHET, op.  cit., Perrin, Paris, 2010, p. 56-62.
p. 75-76. 2 Pap NDIAYE, La Condition noire,
7 Rina L.  OKONKWO, « The Gar- Gallimard, Paris, 2009.
vey Movement in British West 3 Pascal BLANCHARD, Gilles BOËTSCH
Africa », Journal of African History, et Nanette J.  SNOEP, Exhibitions.
vol. 21, n° 1, 1980, p. 105-117. L’invention du sauvage, Musée
8 Ibid., p. 109. du Quai Branly-Actes Sud, Paris,
9 Cité in J.  Ayodele L ANGLEY, 2011.
op. cit., p. 100. 4 Raoul GIRARDET, L’Idée coloniale
10 W.E.B. D U B OIS , The World en France, de 1871 à 1962,
and Africa, op.  cit., p.  38-39, Hachette Littératures, Paris,
p. 161-162. 2005, p. 175-199.
11 Cité in James C.  BOYD, Garvey, 5 Lilyan KESTELOOT, Négritude et
Garveyism, and the Antinomies in situation coloniale, Alfabarre,
Black Redemption, Africa World Paris, 1988.
Press, Trenton, N.J., 2009, 6 Romuald FONKOUA, op. cit., p. 54.
p. 241. 7 Claude LIAUZU, Aux origines des
tiers-mondismes, L’Harmattan,
Paris, 1982.
Notes du chapitre 7
8 J.  Ayodele L ANGLEY , « Pan-
(pages 101 à 112)
Africanism in Paris, 1924-36 »,
1 Yekutiel GERSHONI, « Common Journal of Modern African Stu-
goals, different ways. The UNIA dies, vol. 7, n° 1, 1969, p. 69-94.
and The NCBWA in West Africa Voir aussi Philippe DEWITTE, Les
–  1920-1930 », Journal of Third Mouvements nègres en France,
Notes 345

1919-1939, L’Harmattan, Paris, 3 James R. HOOKER, op. cit., p. 16.


1985. 4 Ibid., p. 39-57.
9 Charles MANGIN, La Force noire, 5 Dennis BENN, op. cit., p. 171.
L’Harmattan, Paris, 2011. 6 Kent WORCESTER, C.L.R. James. A
10 Brent H.  E DWARDS , op.  cit., Political Biography, State Univer-
p. 98-104. sity of New York Press, Albany,
11 Émile Derlin ZINSOU et Luc ZOU- 1996.
MENOU, Kojo Tovalou Houénou, 7 C.L.R. JAMES, Sur la question
Maisonneuve et Larose, Paris, noire, Syllepses, Paris, 2012.
2004, p. 74. Voir aussi Cedric J.  ROBINSON,
12 J. Ayodele LANGLEY, Pan-Africanism Black Marxism, University of
and Nationalism in West Africa, North Carolina Press, Chapel
op. cit., p. 294. Hill, 2000.
13 Guy Landry HAZOUMÉ, La Vie 8 Samuel K.B. ASANTE, Pan-African
et l’œuvre de Louis Hunkanrin, Protest. West Africa and the Italo-
Librairie Renaissance, Cotonou, Ethiopian Crisis, 1934-1941,
1977. Longman, Londres, 1977.
14 J.  Ayodele LANGLEY, op.  cit., 9 George P ADMORE , « Ethiopia
p. 298. today », in Nancy CUNARD, Negro,
15 OIF, Le Mouvement panafrica- Frederick Ungar, New York,
niste…, op. cit., p. 127. 1970, p. 386-392.
16 J.  Ayodele L ANGLEY , « Pan- 10 OIF, Le Mouvement panafrica-
Africanism in Paris, 1924-36 », niste…, op. cit., p. 189-197.
loc. cit., p. 77-78. 11 Matthew Q UEST , « George
17 Vijay PRASHAD, Les Nations obs- Padmore’s and C.L.R. James’
cures. Une histoire populaire du International African Opinion »,
tiers monde, Écosociété, Mon- in Fitzroy BAPTISTE et Rupert
tréal, 2009, p. 30-47. LEWIS (dir.), George Padmore.
18 J.  Ayodele L ANGLEY , Pan- Pan-African Revolutionary, Ran-
Africanism and Nationalism in dle Publishers, Kingston, 2009,
West Africa, op. cit., p. 305. p. 105-132.
19 Sur Padmore et Kouyaté, voir 12 Joseph E.  H ARRIS , African-
Brent H.  EDWARDS, The Practice American Reactions to War in
of Diaspora, op.  cit., p.  241-305. Ethiopia, 1936-1941, Louisiana
Voir aussi Minkah MAKALANI, In State University Press, Baton
the Cause of Freedom, University Rouge, 1994, p. 127.
of North Carolina Press, Chapel 13 C.L.R. JAMES, Sur la question noire,
Hill, 2011, p. 165-224. op. cit., p. 37.
14 James R.  H OOKER , op.  cit.,
p. 80-98.
Notes du chapitre 9
15 Ras MAKONNEN, Panafricanism
(pages 124 à 139)
from Within, Oxford University
1 James R. HOOKER, Black Revolutio- Press, Londres, 1973. Voir aussi
nary. George Padmore’s Path from Hakim ADI et Marika SHERWOOD,
Communism to Pan-Africanism, op. cit., p. 117-122.
Pall Mall Press, Londres, 1967. 16 Richard WRIGHT, cité in George
2 Hakim ADI et Marika SHERWOOD, P ADMORE , Panafricanisme ou
op. cit., p. 152-158. communisme ? La prochaine lutte
346 Africa Unite !

pour l’Afrique, Présence africaine, 5 Sur Padmore à Londres, voir Susan


Paris, 1961, p. 10. PENNY-BACKER, From Scottsboro
17 Joachim GOMA-THETHET, op.  cit., to Munich, Princeton University
p. 66-70. Press, Princeton, 2009, p. 66-102.
18 J.  Ayodele L ANGLEY , Pan- 6 J.  Ayodele L ANGLEY , Pan-
Africanism and Nationalism in Africanism and Nationalism in
West Africa, op. cit., p. 352. West Africa, op. cit., p. 357.
19 Hakim ADI et Marika SHERWOOD, 7 Marika SHERWOOD, « Pan-African
The 1945 Manchester Pan-African Conferences, 1900-1953. What
Congress Revisited, New Beacon did “Pan-Africanism” mean ? »,
Books, Londres, 1995. Journal of Pan-African Studies,
20 Hakim ADI et Marika SHERWOOD, vol.  4, n°  10, janvier  2012,
Pan-African History, op.  cit., p. 106-126.
p. 134-137. 8 Kwame NKRUMAH, I Speak of
21 Hakim ADI et Marika SHERWOOD, Freedom, Panaf Books, Londres,
The 1945 Manchester Pan-African 2001, p. 64-70 et p. 95-110.
Congress Revisited, op.  cit., 9 Basil DAVIDSON, op. cit., p. 169.
p. 55-56. 10 Ibid., p. 105-109.
22 OIF, Le Mouvement panafrica- 11 Kwame N KRUMAH , op.  cit.,
niste…, op. cit., p. 206. p. 49-56, p. 111-124.
23 George P ADMORE , Panafrica- 12 Basil DAVIDSON, op. cit., p. 197.
nisme ou communisme ?, op.  cit., 13 Nicolas AGBOHOU, Le Franc CFA
p.  161-179. et l’euro contre l’Afrique. Pour une
24 J.  Ayodele L ANGLEY , Pan- monnaie africaine et la coopéra-
Africanism and Nationalism in tion Sud-Sud, Éditions Solidarité
West Africa, op. cit., p. 354. mondiale, Paris, 2008.
14 Kwame NKRUMAH, L’Afrique doit
s’unir, Présence africaine, Paris,
Notes du chapitre 10
2009, p. 71.
(pages 143 à 156)
1 Sur la vie de Nkrumah, voir Basil
Notes du chapitre 11
DAVIDSON, Black Star. A View of the
(pages 157 à 167)
Life and Times of Kwame Nkrumah,
James Currey, Oxford, 2007. Voir 1 Kwame NKRUMAH, I Speak of
aussi Kwame NKRUMAH, Autobio- Freedom, op.  cit., p.  206-210,
graphie de Kwame Nkrumah, Pré- p. 232-244.
sence africaine, Paris, 2009. 2 Basil DAVIDSON, op. cit., p. 178-180.
2 Lawrence H.  OFOSU-APPIAH, The 3 Samuel G.  IKOKU, Le Ghana de
Life of Dr.  J.E.K.  Aggrey, Water- Nkrumah, F. Maspero, Paris, 1971.
ville Publishing House, Accra, 4 Marika SHERWOOD, « Pan-African
1979. Conferences, 1900-1953… »,
3 Marika S HERWOOD , Kwame loc. cit., p. 115-116.
Nkrumah. The Years Abroad, 5 J.  Ayodele L ANGLEY , Pan-
1935-1947, Freedom publica- Africanism and Nationalism in
tions, Legon, 1996. West Africa, op. cit., p. 368.
4 Sur le trio formé par James, Pad- 6 Lansiné KABA, Kwame Nkrumah et
more et Nkrumah, voir Elikia le rêve de l’unité africaine, Chaka,
M’BOKOLO, loc. cit. Paris, 1991.
Notes 347

7 OIF, Le Mouvement panafrica- 9 Charles D IANÉ , Les Grandes


niste…, op. cit., p. 265-277. Heures de la FEANF, Chaka, Paris,
8 Ibid., p. 279-280. 1990, p. 133-140.
9 Kwame NKRUMAH, I Speak of Free- 10 Cité in OIF, Le Mouvement
dom, op. cit., p. 186-191. panafricaniste…, op. cit., p. 311.
10 Lansiné KABA, op. cit., p. 114. 11 Joseph K I -Z ERBO , À  quand
11 Kwame NKRUMAH, I Speak of Free- l’Afrique ?  : entretien avec René
dom, op. cit., p. 135-150. Holenstein, L’Atelier, Ivry-sur-
12 Kevin K.  GAINES, African Ameri- Seine, 2013.
cans in Ghana. Black Expatriates 12 Majhemout DIOP, Mémoires de
and the Civil Rights Era, Univer- luttes. Textes pour servir à l’his-
sity of North Carolina Press, toire du Parti africain de l’indé-
Chapel Hill, 2006. pendance, Présence africaine,
13 W.E.B. D U B OIS , The World Paris, 2007.
and Africa, op.  cit., p.  292-304, 13 « Le 1er Congrès international des
p. 334-338. écrivains et artistes noirs. Paris,
14 Kwame NKRUMAH, L’Afrique doit Sorbonne, 19-22  septembre
s’unir, op. cit., p. 100. 1956. Compte-rendu complet »,
15 Ibid., p. 138. Présence africaine, Paris, n°  8-10,
16 Ibid., p. 202. 1956.
14 Jean-Marc ELA, Cheikh Anta Diop
ou l’honneur de penser, L’Harmat-
Notes du chapitre 12
tan, Paris, 1989.
(pages 168 à 181)
15 Joachim GOMA-THETHET, op.  cit.,
1 Hakim ADI et Marika SHERWOOD, p. 85-92.
Pan-African History, op.  cit., 16 RASSEMBLEMENT NATIONAL DÉMO-
p. 174-176. CRATIQUE, Le Combat politique de
2 OIF, Le Mouvement panafrica- Cheikh Anta Diop, Imprimerie du
niste…, op. cit., p. 131-137. Voir Midi, Dakar, 1999.
aussi Gabriel O.  OLUSANYA, The
West African Student’s Union
Notes du chapitre 13
and the politics of decolonisation,
(pages 182 à 193)
1925-1958, Daystar Press, Iba-
dan, 1982. 1 Pierre K IPRÉ , Le Congrès de
3 Joseph E.  HARRIS, Africans and Bamako ou la naissance du RDA
their History, Plume, New York, en 1946, Chaka, Paris, 1989. Voir
1998, p. 238. aussi OIF, Le Mouvement panafri-
4 Paul B. RICH, op. cit., p. 138-144. caniste…, op. cit., p. 211-216.
5 J.  Ayodele L ANGLEY , Pan- 2 Elikia M’BOKOLO, Afrique noire. His-
Africanism and Nationalism in toire et civilisations, du XIXe  siècle
West Africa, op. cit., p. 352. à nos jours, Hatier, Paris, 2004,
6 Toyin FALOLA, op. cit., p. 181-222. p. 475.
7 Basil D AVIDSON , op.  cit., 3 Cité in Jean-François BILLON, « Sen-
p. 160-163. ghor fédéraliste, de la négritude
8 Amady Ali DIENG, Les Premiers à la civilisation de l’universel »,
Pas de la FEANF, 1950-1955, <http://mondesfrancophones.
L’Harmattan, Paris, 2003. com>, 3 août 2010.
348 Africa Unite !

4 Cité in Antoine GLASER et Ste- 6 Ibid., p. 804.


phen SMITH, Comment la France 7 Frantz FANON, « Cette Afrique à
a perdu l’Afrique, Calmann-Lévy, venir », Pour la révolution afri-
Paris, 2005, p. 45. caine, in Œuvres, op. cit., p. 864.
5 Henri GRIMAL, La Décolonisation, 8 Frantz FANON, Les Damnés de
Complexe, Bruxelles, 1996, la terre, in Œuvres, op.  cit.,
p. 298. p.  611-612 et « Cette Afrique à
6 Jean SURET-CANALE, « L’indépen- venir », Pour la révolution afri-
dance de la Guinée », in Charles caine, in Œuvres, op. cit., p. 820.
R.  A GERON et Marc M ICHEL, 9 Frantz FANON, Les Damnés de la
L’Afrique noire française. L’heure terre, in Œuvres, op. cit., p. 611.
des indépendances, CNRS, Paris, 10 Frantz FANON, « Cette Afrique à
2010, p. 161-176. venir », Pour la révolution afri-
7 Cité in Lansiné KABA, op.  cit., caine, in Œuvres, op. cit., p. 862.
p. 116. 11 Jean-Paul SARTRE, « Préface », Les
8 OIF, Le Mouvement panafrica- Damnés de la terre, in Œuvres,
niste…, op. cit., p. 333-337. op. cit., p. 436.
9 Cité in Jean-François BILLON, 12 Frantz FANON, Les Damnés de la
loc. cit.
terre, in Œuvres, op. cit., p. 479.
10 Colin LEGUM, op. cit., p. 80.
13 Ibid., p. 496.
11 Guédel NDIAYE, L’Échec de la
14 Frantz FANON, « Cette Afrique à
Fédération du Mali, Nouvelles
venir », Pour la révolution afri-
Éditions africaines, Dakar, 1980.
caine, in Œuvres, op. cit., p. 867.
12 OIF, Le Mouvement panafrica-
15 Ibid., p. 868.
niste…, op.  cit., p.  247-248 et
16 Ibid., p. 868-869.
p. 309-310.
13 Elikia M’BOKOLO, Afrique noire,
op. cit., p. 476. Notes du chapitre 15
14 Michel K OUNOU , op.  cit., (pages 204 à 213)
p. 126-132, p. 190-191.
1 Cité in Jean OMASOMBO et Benoît
VERHAEGEN, Patrice Lumumba,
Notes du chapitre 14 acteur politique. De la prison
(pages 194 à 203) aux portes du pouvoir, juil-
1 J.  Ayodele L ANGLEY , Pan- let  1956-février  1960, L’Harmat-
Africanism and Nationalism in tan, Paris, 2005, p. 67.
West Africa, op. cit., p. 323. 2 Abdulrahman BABU, The Future
2 Vijay PRASHAD, op. cit., p. 71-84. that Works, Africa World Press,
3 Samy GHORBA, « La conférence Trenton, N.J., 2002, p. 63-64.
de Tanger, un rêve maghrébin », 3 Kwame NKRUMAH, I Speak of Free-
Jeune Afrique, 23 avril 2007. dom, op. cit., p. 245-257.
4 François MASPERO, « Note de 4 Patrice L UMUMBA , Patrice
l’éditeur », Pour la révolution afri- Lumumba  : recueil de textes,
caine, in Œuvres, op. cit., p. 687. CETIM, Genève, 2013, p. 44-49.
5 Frantz FANON, « Lettre à la jeu- 5 Jacques DEPELCHIN, Silences in
nesse africaine », Pour la révolu- African History, Mkuki na Nyota
tion africaine, in Œuvres, op.  cit., publications, Dar es Salaam,
p. 804. 2005, p. 85-88.
Notes 349

6 Cité in André LEWIN, Ahmed 7 Kwame NKRUMAH, L’Afrique doit


Sékou Touré (1922-1984), tome 4, s’unir, op. cit., p. 159.
L’Harmattan, Paris, 2009, p. 135. 8 Toyin FALOLA, Key Events in Afri-
7 OIF, Le Mouvement panafrica- can History, Greenwood Press,
niste…, op. cit., p. 325-331. Westport, 2002, p. 239-245.
8 Cité in Rachel-Albert KISONGO 9 Yves BÉNOT, Idéologies des indé-
MAZAKALA, L’Idéologie du lumum- pendances africaines, F. Maspero,
bisme, L’Harmattan, Paris, Paris, 1969, p. 157.
p. 130. 10 Lansiné KABA, op. cit., p. 182.
9 Cité in André LEWIN, Ahmed 11 Claude WAUTHIER, « Jacques Foc-
Sékou Touré (1922-1984), op. cit., cart et les mauvais conseils de
p. 136. Félix Houphouët-Boigny », Les
10 Frantz FANON, « La mort de Cahiers du Centre de recherches
Lumumba : pouvions-nous faire historiques, n°  30, 2002. Voir
autrement ? », Pour la révolution aussi le documentaire de Joël
africaine, in Œuvres, op.  cit., CALMETTES, Histoires secrètes du
p. 876. Biafra, France 3, 2001.
11 Ibid., p. 873-874.
Notes du chapitre 17
Notes du chapitre 16 (pages 226 à 237)
(pages 214 à 225)
1 Colin LEGUM, op. cit., p. 49.
1 Charles R.  AGERON, « Les États 2 Ronald W.  WALTERS, Pan Africa-
africains de la Communauté et nism in the African Diaspora. An
la guerre d’Algérie (1958-1960) », Analysis of Modern Afrocentric
in Charles R.  AGERON et Marc Political Movements, Wayne
MICHEL, op.  cit., p.  269-311. State University, Detroit, 1997,
Voir dans le même volume la p. 110.
contribution de Guy PERVILLÉ, 3 Ruth FIRST, The Barrell of a Gun.
« Le panafricanisme du FLN Political Power in Africa and the
algérien », p. 559-574. Coup d’Etat, A.  Lane, Londres,
2 Colin LEGUM, Pan-Africanism, 1970, p. 169-201.
op. cit., p. 50-52. 4 Kwame NKRUMAH, The Challenge
3 Ibid., p. 57. of the Congo, Panaf Books,
4 Ibid., p. 52. Londres, 2002.
5 Michel KOUNOU, op. cit., p. 217. 5 Kwame NKRUMAH, The Conakry
6 Pour un compte rendu détaillé Years, His Life and Letters, Panaf
de la conférence d’Addis- Books, Londres, 1990.
Abeba, notamment du point 6 Ali MAZRUI, op. cit., p. 202.
de vue des organisateurs éthio- 7 Julius NYERERE, « Freedom and
piens, voir l’article de Delphine Unity », Transition, n° 14, 1964,
L ECOUTRE , « L’Éthiopie et la p. 40-45.
création de l’OUA », Annales 8 Henry BIENEN, « National secu-
d’Éthiopie, vol.  20, 2004, rity in Tanganyika after the
p.  113-147. Voir aussi OIF, mutiny », Transition, n°  21,
Le Mouvement panafricaniste…, 1965, p. 45.
op.  cit., p.  361-388. 9 Ali MAZRUI, op. cit., p. 156.
350 Africa Unite !

10 Cité in Gilbert RIST, Le Dévelop- 6 Basil DAVIDSON, L’Angola au cœur


pement. Histoire d’une croyance des tempêtes, F.  Maspero, Paris,
occidentale, Presses de Sciences 1972.
Po, Paris, 1996, p. 208. 7 Abou HAYDARA, L’Influence des
11 René D UMONT et Marcel guerres de libération sur la révo-
MAZOYER, Développement et socia- lution des Œillets, L’Harmattan,
lismes, Esprit, coll. « Frontières Paris, 2012.
ouvertes », Seuil, Paris, 1969, 8 Armelle E NDERS , Histoire de
p. 159. l’Afrique lusophone, Chandeigne,
12 Gilbert RIST, op. cit., p. 226-227. Paris, 1994, p. 125.
13 Terence O. RANGER, Writing Revolt.
An Engagement With African
Notes du chapitre 19
Nationalism, 1957-1967, James
(pages 251 à 264)
Currey, Woodbridge, 2013.
14 Henri SLATER, « Dar es Salaam 1 Manning MARABLE, Race, Reform
and the postnationalist histo- and Rebellion, University Press of
riography of Africa », in Bogumil Mississippi, Jackson, 2007.
JEWSIEWICKI et David NEWBURY 2 Bill SUTHERLAND et Matt MEYER,
(dir.), African Historiographies. Guns and Gandhi in Africa. Pan-
What History for Which Africa ?, African Insights on Non-Violence,
Sage publications, Londres, Armed Struggle and Liberation,
1986, p. 249-260. Africa World Press, Trenton,
15 Ngugi wa THIONG’O, Moving the N.J., 2000, p. 33-34.
Centre. The Struggle for Cultural 3 Cité in Marie-Agnès COMBESQUE,
Freedoms, James Currey, Londres, Martin Luther King, Le Félin-
1993, p. 166. Kiron, Paris, 2008, p. 171-174.
16 Walter RODNEY, Walter Rodney 4 Bill SUTHERLAND et Matt MEYER,
Speaks. The Making of an African op. cit., p. 213.
Intellectual, Africa World Press, 5 Martin Luther KING, Black Power,
Trenton, N.J., 1990, p. 35-36. Payot  &  Rivages, Paris, 2008,
p. 27.
6 Jeanne THEOHARIS, « “A life his-
Notes du chapitre 18
tory of being rebellious”. The
(pages 238 à 247)
radicalism of Rosa Parks », in
1 Patrick CHABAL, Amílcar Cabral, Dayo F.  GORE, Jeanne THEOHA-
Hurst  &  Company, Londres, RIS et Komozi WOODARD (dir.),
2002, p. 50. Want to Start a Revolution ?
2 Amady A.  DIENG, Hegel, Marx, Radical Women in the Black
Engels et les problèmes de l’Afrique Freedom Struggle, New York Uni-
noire, Nubia, Paris, 1978, p. 138. versity Press, New York, 2009,
3 Amílcar CABRAL, Unité et lutte, p. 115-137.
F. Maspero, Paris, 1980, p. 18. 7 Manning MARABLE, Malcolm X. A
4 Oscar O. ORAMAS, Amílcar Cabral. Life in Reinvention, Penguin
Un précurseur de l’indépendance Books, Londres, 2012.
africaine, Indigo, Paris, 1998, 8 Ibid., p. 314-320.
p. 57. 9 Ibid., p. 406.
5 Gérard C HALIAND , Guérillas, 10 Malcolm  X, Le Pouvoir noir, La
Hachette, Paris, 2008, p. 317-320. Découverte, Paris, 2002, p. 250.
Notes 351

11 Ibid., p. 206, p. 249-250. African Liberation Support Com-


12 Ibid., p. 360-387. mittee, 1972-1979 », The Journal
13 Cité in Saïd BOUAMAMA, Figures of Pan-African Studies, vol.  4,
de la révolution africaine. De n° 5, septembre 2011, p. 26-56.
Kenyatta à Sankara, Zones-La 25 Ronald W.  WALTERS, op.  cit.,
Découverte, Paris, 2014, p. 223. p. 71.
14 Malcolm X, op. cit., p. 196-198. 26 Ibid., p. 73-75.
15 Charles HAMILTON et Stokely
CARMICHAEL, Black Power, Africa
Notes du chapitre 20
World Press, Trenton, N.J., 1987.
(pages 265 à 278)
16 Horace G.  C AMPBELL , Barack
Obama and Twenty-first Century 1 Obika GRAY, Radicalism and Social
Politics, Pluto, Londres, 2010, Change in Jamaica, 1960-1972,
p. 63. University of Tennessee Press,
17 Cité in Joshua BLOOM et Waldo Knoxville, 1991.
E.  MARTIN, Black Against Empire. 2 Rupert LEWIS, Walter Rodney’s
The History and Politics of the Intellectual and Political Thought,
Black Panther Party, University Wayne State University Press,
of California Press, Berkeley, Detroit, 1998.
2013, p. 315. 3 Michael O. WEST, « Walter Rod-
18 Ibid. ney and Black Power. Jamaican
19 Donald J. MCCORMACK, « Stokely intelligence and US diplomacy »,
Carmichael and Pan-Africanism. African Journal of Crimino-
Back to Black Power », The Jour- logy & Justice Studies, vol. 1, n° 2,
nal of Politics, vol.  35, n°  2, novembre 2005.
mai 1973, p. 406. 4 Sur les deux premières missions
20 St.  Clair DRAKE, « Black studies en Éthiopie et la visite d’Hailé
and global perspectives  : An Sélassié à Kingston, voir Giu-
Essay », The Journal of Negro Edu- lia BONACCI, Exodus !, op.  cit.,
cation, vol.  53, n°  3, été 1984, p.  283-299. Voir aussi Horace
p. 226-242. G.  CAMPBELL, Rasta et résistance.
21 Carol ANDERSON, « The Cold War De Marcus Garvey à Walter Rod-
in the Atlantic world », in Toyin ney, Camion blanc, Rosières-en-
FALOLA et Kevin D. ROBERTS (dir.), Hayes, 2014.
The Atlantic World 1450-2000, 5 David AUSTIN, Small Axe, vol.  5,
Indiana University Press, Bloo- n° 2, septembre 2001. Voir aussi
mington, 2008, p. 294-314. Walter RODNEY, The Groundings
22 John Henrik CLARKE, « African with my Brothers, Bogle Lou-
American historians and the vertures Publications, Londres,
reclaiming of african history », 1969.
Présence Africaine, n° 110, 2nd tri- 6 Ralph GONSALVES, « The Rodney
mestre, 1979, p. 29-48. Affair and its aftermath », Carib-
23 Ronald W.  WALTERS, op.  cit., bean Quarterly, vol. 25, n° 3, sep-
p. 368. tembre 1979, p. 1-24.
24 Edward O.  E RHAGBE , « The 7 Hakim ADI et Marika SHERWOOD,
African-American contribution Pan-African History, op.  cit.,
to the liberation struggle in p.  185-189. Voir aussi Ronald
Southern Africa. The case of the W. WALTERS, op. cit., p. 303.
352 Africa Unite !

8 Sur le nationalisme et le Black Notes du chapitre 21


Power dans la Caraïbe, voir Den- (pages 279 à 293)
nis BENN, op.  cit., p.  65-102 et
p. 231-263. 1 Paul GILROY, L’Atlantique noir,
9 Marcus BRUCE et Michael TABER, Amsterdam, Paris, 2010. Carlos
Maurice Bishop Speaks. The Gre- AGUDELO, Capucine BOIDIN et Livio
nada Revolution and its Over- SANSONE (dir.), Autour de l’« Atlan-
throw, 1979-1983, Pathfinder, tique noir », IHEAL, Paris, 2009.
New York, 1983. 2 Tsisti Ella JAJI, Africa in Stereo.
10 Manning MARABLE, African and Modernism, Music, and Pan-
Caribbean Politics. From Kwame African Solidarity, Oxford Uni-
Nkrumah to the Grenada Revolution, versity Press, New York, 2014.
Verso, Londres, 1987, p. 197-272. 3 Cité in OIF, Le Mouvement
11 Horace G.  C AMPBELL , Pan- panafricaniste…, op. cit., p. 391.
Africanism. The Struggle Against 4 Ibid., p. 395-403.
Imperialism and Neo-Colonialism : 5 Vijay P RASHAD , op.  cit.,
Documents of the Sixth Pan- p. 157-174.
African Congress, Afro-Carib 6 OIF, Le Mouvement panafrica-
Publications, Toronto, 1975, niste…, op. cit., p. 405-418.
p. 59-70. 7 Toyin FALOLA, Key Events in Afri-
12 C.L.R. JAMES, Nkrumah and the can History, op. cit., p. 281-288.
Ghana Revolution, Allison and 8 Lloyd BRADLEY, Bass Culture  :
Busby, Londres, 1977. quand le reggae était roi, Allia,
13 Walter RODNEY, « Towards the Paris, 2005.
sixth Pan-African Congress. 9 Barry CHEVANNES, Rastafari  :
Aspects of the international class Roots and Ideology, UWI Press,
struggle in Africa, the Carib- Kingston, 1995.
bean and America », in Horace 10 Hélène LEE, Le Premier Rasta,
G.  CAMPBELL, Pan-Africanism, Flammarion, Paris, 1999.
op. cit., p. 18-41. 11 Adebayo OJO, Bob Marley l’Afri-
14 Abdias DO NASCIMENTO, Brazil  : cain. Une révolution africaine,
Mixture or Massacre ?, The Majo- Scali, Paris, 2008.
rity Press, Dover, 1989, p. 11-13. 12 Mabinuori K.  IDOWU, Fela. Le
15 Abdias DO NASCIMENTO, « Qui- combattant, Le Castor astral,
lombismo. An Afro-Brazilian Paris, 2002.
political alternative », Journal 13 Miriam MAKEBA, Myriam Makeba.
of Black Studies, vol.  11, n°  2, Une voix pour l’Afrique, Nouvelles
Déc. 1980, p. 151. éditions africaines, Abidjan,
16 Luiz Fernando DO ROSÁRIO LIN- 1988, p. 143.
HARES, « Kilombos of Brazil  :
Identity and land entitlement »,
Notes du chapitre 22
Journal of Black Studies, vol.  34,
(pages 294 à 306)
n° 6, juillet 2004, p. 817-837.
17 Abdias DO NASCIMENTO, Brazil. Mix- 1 Andrew M. KAMARCK, The Econo-
ture or Massacre ?, op. cit., p. 23-55. mics of Development, Pall Mall,
18 Camille FORITE, Chávez et l’Afrique : Londres, 1967, p. 209.
dix ans de politique extérieure véné- 2 Saïd B OUAMAMA , op.  cit.,
zuélienne, IHEAL, Paris, 2014. p. 275-292.
Notes 353

3 Osende AFANA, L’Économie de Notes du chapitre 23


l’Ouest africain. Perspectives de déve- (pages 307 à 319)
loppement, F. Maspero, Paris, 1977.
4 Thomas SANKARA, Nous sommes 1 John ILIFFE, Les Africains. His-
les héritiers des révolutions du toire d’un continent, Flammarion,
monde, Pathfinder Press, New Paris, 2002, p. 385-404.
York, 2008, p. 29-58. 2 Nelson MANDELA, Un long chemin
5 Toyin FALOLA, Key Events in Afri- vers la liberté, Fayard, Paris, 2013,
can History, op. cit., p. 305-311. p. 347.
6 Thomas S ANKARA , op.  cit., 3 Ibid., p. 355.
p. 87-93. 4 Cité in OIF, Le Mouvement
7 Frantz FANON, Les Damnés de la panafricaniste…, op. cit., p. 341.
terre, in Œuvres, op. cit., p. 582. 5 Nelson MANDELA, op. cit., p. 370.
8 Déclaration d’Arusha, cité in Gil- 6 Clyde R.D. HALISI, Black Political
bert RIST, op. cit., p. 208. Thought in the Making of South
9 Thomas S ANKARA , op.  cit., African Democracy, Indiana
p. 61-84. University Press, Bloomington,
10 Cité in Bruno JAFFRÉ, Biographie 1999, p. 100.
de Thomas Sankara. La patrie ou 7 Ibid., p. 106.
la mort…, L’Harmattan, coll. 8 Ibid., p. 121.
« Études africaines », Paris, 2007, 9 N. Barney PITYANA, Bounds of Pos-
p. 175. sibility. The Legacy of Steve Biko
11 David GAKUNZI, « “Oser inventer and Black Consciousness, Zed
l’avenir” : la parole de Sankara », Books, Londres, 1992.
L’Harmattan, Paris, 1991, p. 15. 10 Ronald W.  WALTERS, Panafrica-
12 Cité in ibid., p. 78. nism, op. cit., p. 256.
13 Cité in ibid., p. 79. 11 Cité in Augusta CONCHIGLIA,
14 « Interview de Thomas Sankara « Steve Biko, la conscience
réalisée par Mongo Beti », noire », Le Monde diplomatique,
<http://thomassankara.net>, 11 septembre 2007.
3 novembre 1985. 12 Nelson MANDELA, Un long chemin
15 Ibid. vers la liberté, op. cit., p. 671.
16 « Interview de Thomas Sankara », 13 Ibid., p. 703.
Soir 3, France Régions 3, 6 février 14 Ibid., p. 647.
1986. 15 Ibid., p. 750-751.
17 Thomas SANKARA, Thomas Sankara
parle, Pathfinder, New York, 2007, Notes du chapitre 24
p. 348. (pages 320 à 334)
18 « Suite et fin du voyage de Fran-
çois Mitterrand en Afrique », 1 Tajudeen ABDUL-RAHEEM (dir.),
Midi 2, Antenne 2, 18 novembre Pan-Africanism. Politics, Economy,
1986. and Social Change in the Twenty-
19 Philippe NOUDJENOUME, La Démo- First Century, Pluto, Londres,
cratie au Bénin, 1988-1993 : bilan 1996.
et perspectives, L’Harmattan, 2 Ali MAZRUI, « Pan-Africanism.
Paris, 1999. From poetry to power », Issue : a
20 Cité in David GAKUNZI, op.  cit., Journal of Opinion, vol. 23, n° 1,
p. 217. hiver-printemps 1995, p. 35-38.
354 Africa Unite !

3 Issa SHIVJI, Pan-Africanism or Monthly Review Press, New


Pragmatism, Mkuki na Nyota York, 2013.
Publishers, Dar es Salaam, 2008. 12 Rapport de la Délégation aux
4 Cité in Ian TAYLOR et Roland MAR- affaires stratégiques, Horizons
CHAL, « La politique sud-africaine stratégiques, « Approches régio-
et le Nepad. Contradictions et nales », Paris, Ministère de la
compromis », Politique africaine, Défense, 2012, p. 212 (disponible
n° 91, octobre 2003 (disponible sur <www.defense.gouv.fr>).
sur <www.cairn.info>). 13 Tajudeen A BDUL -R AHEEM , La
5 Moussa TCHANGARI, « Une ver- Vérité aux puissants, Pambazuka
sion africaine du néolibéra- Press, Dakar, 2011.
lisme », <www.alternativeniger.
org>, 24 novembre 2005.
Notes de l’épilogue
6 OIF, Le Mouvement panafricaniste
(pages 335 à 337)
au XXe siècle, op. cit., p. 557-582.
7 Ian TAYLOR et Roland MARCHAL, 1 « Repenser les indépendances »,
loc. cit. Présence africaine, n°  185-186,
8 Saïd HADDAD, « Anciens et nou- Paris, 2012.
veaux parias. Des usages des 2 Amílcar CABRAL, Revolution in
migrations et du transit dans Guinea  : An African People’s
la politique libyenne », Revue Struggle, Stage 1, Londres, 1974,
des mondes musulmans et de p. 72.
la Méditerranée, n°  119-120, 3 Tsisti Ella JAJI, Africa in Ste-
novembre 2007. reo. Modernism, Music, and
9 Fulbert S. ATTISSO, De l’unité afri- Pan-African Solidarity, op.  cit.,
caine de Nkrumah à l’Union afri- p. 229-237.
caine de Khadafi, L’Harmattan, 4 Cité in OIF, Le Mouvement
Paris, 2008. panafricaniste…, op. cit., p. 373.
10 OIF, Le Mouvement panafrica- 5 « Le 1er  Congrès international
niste…, op. cit., p. 545-556. des écrivains et artistes noirs.
11 Horace G.  C AMPBELL , Global Paris, Sorbonne, 19-22  sep-
NATO and the Catastrophic Fai- tembre 1956. Compte-rendu
lure in Libya. Lessons for Africa complet », Présence africaine,
in the forging of African Unity, n° 8-10, 1956.
Remerciements

J e souhaite remercier ici les professeurs Horace


Campbell (Syracuse University), Elikia M’Bokolo
(EHESS), Bob White, Mamoudou Gazibo et le Groupe interuni-
versitaire d’études et de recherches sur les sociétés africaines
(GIERSA), Honorat Aguessy et l’Institut de développement et
d’échanges endogènes (IDEE), Pierre Eboundit, Diogène Henda
Senny, Obambe Gakosso et la Ligue Panafricaine-Umoja (LP-U),
Aziz Salmone Fall, Mouloud Idir, Mélanie Lamonde et le Groupe
de recherches et d’initiatives pour la libération de l’Afrique
(GRILA), Lazare Ki-Zerbo, Kiflé Selassié Beseat et le Comité inter-
national Joseph Ki-Zerbo (CIJK), Frédéric Tyrode, Bruno Maillard
et les Révoltés de l’Histoire (PROTEA), Edwige Gbaguidi pour
Expressions d’Afrique (EXAF), Thomas Deltombe et Jacob Tatsitsa,
Giulia Bonacci, Maboula Soumahoro, les camarades de Cotonou,
Paris, Londres, Montréal, Jérusalem, Kinshasa, Yaoundé, Chi-
cago, New York, Atlanta, Port-au-Prince, Cartagena, Kingston,
Fort-de-France, Addis-Abeba, Saint-Denis de La Réunion…
Non, ce livre n’est pas l’aboutissement de plusieurs années
d’études, mais une étape dans une recherche qui offre encore
tant d’histoires à découvrir et à raconter. Ce seul livre ne pourra
donc suffire à répondre à toutes les attentes, et les imperfections,
erreurs et maladresses qui subsisteraient dans ce texte n’engagent
que ma seule responsabilité.
Index

A AWADI, Didier, 292


AYERS, Roy, 287
ABACHA, Sani, 287 AZIKIWE, Nnamdi, 125, 130, 143
ABDUL-RAHEEM, Tajudeen, 320, 353, 354
AFANA, Osende, 174, 295, 353
B
AFER, 7, 339
AFRICUS, 7
AGBEBI, Mojola, 61 BABU, Abdulrahman, 231, 348
AGGREY, J.E. Kweggyir, 143, 170, 346 BACHELARD, Gaston, 178
BAILEY, H. Kofi, 164
AKINDÈS, Simon, 120
BAKER, Joséphine, 114, 176
AKO-ADJEI, Ebenezer, 147
BAKER, Newton, 65
ALEXANDER, Henry T., 227
BALDWIN, James, 176
ALEXIS, Jacques S., 176
BALEWA, Abubakar T., 216, 220
ALI, Mohamed, 290
BALOGUN, Aminu, 119
ALKALIMAT, Abdul, 264
BANDA, Kamuzu, 272
ALLEN, Richard, 23
BANKOLE-BRIGHT, Herbert, 169
AL-KHATTABI, Abdelkrim, 89
BAPTISTE, Fitzroy, 125, 345
AL-WAZZAN, Hassan, 7 BARAKA, Amiri, 264, 330
AMIN DADA, Idi, 237, 272 BARBÉ, Raymond, 147
AMO, Anton W., 6 BARCLAY, Edwin J., 93
AMOAH III, Chief, 76 BARTHES, Roland, 85
AMROUCHE, Taos, 281 BATISTA, Fulgencio, 266
ANGELOU, Maya, 163, 330 BAUDOUIN, Albert (roi), 207, 208
ANKRAH, J. Arthur, 227-229 BAUGH, John, 85
APITHY, Sourou M., 146, 147, 184 BAYEN, E. Malaku, 129
APPIAH, Joe, 147, 153 BÉDIÉ, Henri Konan, 332
ARAFAT, Yasser, 231, 318, 328 BELAFONTE, Harry, 290, 314
ARCHER, John R., 55 BELLO, Oni, 119
ASANTE, Molefi K., 264 BELLOW, Bella, 293
ASHE, Arthur, 314 BENN, Denis, 51
ATTLEE, Clement, 170 BÉNOT, Yves, 223, 349
AUGUSTO, L.B., 72 BETI, Mongo, 301
356 Africa Unite !

BETON, Isaac, 74 CASELY-HAYFORD, Joseph E., 73, 79,


BIGEARD, Marcel, 198 103-106, 135, 170
BIKO, Steve, 307, 311-313, 353 CASTRO, Fidel, 231, 266, 267, 317, 318
BISHOP, Maurice, 270, 352 CÉSAIRE, Aimé, 113, 115, 176-178,
BISMARCK (VON), Otto, 39, 48 280, 337, 344
BLYDEN, Edward W., 11, 33-35, 42, CHABAN-DELMAS, Jacques, 197
50-52, 58, 61, 102, 104, 106, 107, CHÁVEZ, Hugo, 277, 352
113, 340, 341 CHILEMBWE, John, 64
BODE, Émile Z., 118 CHURCHILL, Winston, 74, 108, 109,
BOGANDA, Barthélémy, 190 132, 134, 136
BOLIVAR, Simon, 25, 277, 278 CISSOKO, S. Mody, 282
BONAPARTE, Napoléon, 25, 144 CLARKE, John H., 256, 263, 351
BOONE, Sylvia, 164 CLEMENCEAU, Georges, 64, 70, 71, 74
BOTHA, Pieter, 302, 316, 317 CLIFFORD, Hugh, 97, 109, 110
BOTSIO, Kojo, 147, 148, 218 CLINTON, Hillary, 330
BOUKAKA, Franklin, 292 COBDEN-UNWIN, Jane, 55
BOURGUIBA, Habib, 281, 289, 310 COKER, Daniel, 27
BRANDO, Marlon, 290 COLERIDGE-TAYLOR, Samuel, 55
BRAWLEY, Benjamin, 66, 67, 343 COMPAORÉ, Blaise, 304, 306
BRETON, André, 115 CONDÉ, Maryse, 163
BROADHURST, Robert, 106 CONSTANTINE, Learie, 126
BROCKWAY, Fenner, 158 COOLIDGE, Calvin, 84, 95
BROWN, John, 30 COOPER, Anna J., 55
BROWN, Roosevelt, 271 CORDERO, Ana L., 163
BRUCE, John E., 69 CREECH-JONES, Arthur, 170
BUHARI, Muhammadu, 287 CREIGHTON, Mandell, 54
BUNCHE, Ralph, 163 CRITCHLOW, Cyril A., 93, 94
BURGHARDT, Mary, 39 CROMWELL, Oliver, 144
BURROUGHS, Nannie H., 72 CROWTHER, Samuel A., 32
BUSIA, Kofi, 155 CRUMMELL, Alexandre, 33-35, 41, 44,
BUTHELEZI, Mangosuthu, 313 341
CUFFEE, Paul, 24, 26
CUGOANO, Ottobah, 6, 339
C

CABRAL, Amílcar, 239-241, 243, 245, D


272, 279, 288, 295, 336, 350, 354
CALMAN-LÉVY, Pauline, 70 DA SILVA, Luiz I. Lula, 275, 276
CANDACE, Gratien, 74 DALEY, Richard, 163
CAREY, Lott, 27 DAMAS, Léon-Gontran, 115
CARLOS, John, 314 DANIELS, Samuel, 129
CARMICHAEL, Stokely, 234, 254, 259- DANQUAH, Joseph B., 169
261, 264, 268, 269, 290, 291, 351 DAVIDSON, Basil, 154, 346, 347, 350
CASELY-HAYFORD, Adelaide, 72, 73, DE ANDRADE, Mário Pinto, 241
96, 104 DEFFERRE, Gaston, 185
Index 357

DE GAULLE, Charles, 131, 132, 160, F


174, 186, 187, 192
DE KLERK, Frederik, 317 FALADE, Maximilien, 117
DELANY, Martin R., 30-33, 35, 36, 38 FALADE, Solange, 173
DEPÊSTRE, René, 176 FALL, Aziz S., 332
DESSALINES, Jean-Jacques, 25 FANGEAT, Jean, 120
DIAGNE, Blaise, 64, 65, 70, 71, 73-75, FANON, Frantz, 89, 161, 162, 176,
92, 116, 119-121 179, 187, 194, 196-203, 206,
DICKERSON, Addie W., 76 212-214, 240, 254, 260, 272,
DIOP, Alioune, 175, 176 279, 295, 298, 306, 312, 348,
DIOP, Cheikh Anta, 42, 176-182, 203, 349, 353
264, 274, 295, 321, 340, 347 FARID, Muhamad, 89
DIOP, Majhemout, 175, 347 FAUSET, Jessie, 72, 114
DIXON, Jeremiah, 29 FINLEY, Robert, 26
DJIBO, Bakary, 161 FIRESTONE, Harvey S., 94, 95, 98
DODD, Thomas J., 155, 165 FIRMIN, Anténor, 6, 41, 42, 53, 58,
DOMINGO, Wilfred A., 82 339, 341
DO N ASCIMENTO , Abdias, 273, 274, FOCCART, Jacques, 192, 349
352 FORD, James, 125
DO SACRAMENTO, Louis, 117 FOSTER, William Z., 125
DOUGLASS, Frederick, 30, 31, 35, 38 FOURN, Gaston, 118
DOVE, G.W., 55 FREDERICKS, Edmund F., 70
DOWNING, H. Francis, 55 FROBENIUS, Leo, 115
DRAKE, St. Clair, 158, 164
DUBE, John L., 46, 61
DU BOIS, Alfred, 39 G
DU BOIS, W.E.B., 11, 39-41, 53-60, 62,
63, 65, 66, 68-72, 74-76, 80, 81, GAILLARD, Félix, 197
83-90, 92, 94, 95, 102, 104, 113, GAIRY, Eric, 270
116, 124, 134, 135, 138, 143, 144, GANDHI, Mohandas K., 144, 200, 308,
163, 164, 176, 251, 261, 335, 336, 350
340-344, 347 GARAN KOUYATÉ, Tiémoko, 116, 119,
DUMONT, René, 233, 350 122, 123, 129, 345
DUVALIER, Jean-Claude, 272 GARCIA, Elie, 93
GARNET, Henry H., 32, 341
G ARVEY , Amy Ashwood, 79, 134,
E 169
GARVEY, Marcus, 11, 45, 60, 62, 69,
ÉBOUÉ, Félix, 131 73, 75-93, 95-99, 102, 104, 113,
EISENHOWER, Dwight, 208 117, 119, 124, 134, 143, 151, 163,
E NGELS , Friedrich, 144, 161, 200, 164, 251, 261, 268, 276, 283, 284,
350 343, 344, 351
ENLAI, Zhou, 232 GARVIN, Vicki A., 164
EQUIANO, Olaudah, 6, 20, 339 GBAGBO, Laurent, 332
ESSY, Amara, 328 GBEDEMAH, Komla, 148
358 Africa Unite !

GEBRE-EZGY, Tesfaye, 218 I


GHEZO, 174
GIDE, André, 114 IKOKU, Samuel G., 157, 346
GIL, Gilberto, 293 INTIM, Kofi, 52
GIZENGA, Antoine, 214 ISAACS, Gregory, 284
GLISSANT, Édouard, 176
GOBINEAU, J. Arthur de, 33, 42
GOMEZ, Máximo, 265 J
GRIAULE, Marcel, 115, 179
G UEVARA , Ernesto Che, 234, 267, JABAVU, Davidson D.T., 46
295 JABAVU, John Tengo, 61
GUEYE, Lamine, 146 JAMES, C.L.R., 124, 126, 127, 130,
GUMEDE, Josiah T., 61, 89 134, 145, 234, 236, 253, 266,
268, 269, 271, 272, 341, 345,
346, 352
H JANSSENS, Émile, 208
JOHNSON, Frederick E.R., 61
HADJ, Messali, 129 JOHNSON, Gabriel M., 93
HALL, Prince, 23 JOHNSON, James W., 69, 72
HAMPATÉ BÂ, Amadou, 176 JOHNSON, Lyndon B., 258
HANI, Chris, 318 JONES, Absalom, 23
HANNIBAL, Barca, 144 JORDAN, Lewis G., 65
HARRISON, Hubert H., 65, 81
HASSAN II, 281, 300
HAYES, Rutherford, 37 K
HAZOUMÉ, Paul, 118
HEGEL, G.W. Friedrich, 6, 350 KABASELLÉ, Joseph, 205, 292
HENDRIX, Jimi, 293 KABILA, Laurent-Désiré, 267
HERVÉ, Julia, 261 KADHAFI, Mouammar, 296, 300, 317,
HODGKIN, Thomas, 172 320, 321, 325-327, 333
HOLLY, James T., 31, 35 KALONJI, Albert, 207
HOOKER, James, 125 KANT, Emmanuel, 6
HORTON, Africanus, 51, 342 KARAMAH, John, 97
HOUÉNOU, Tovalou K., 47, 116-119, KARENGA, Maulana, 264
121, 345 KASA-VUBU, Joseph, 204, 207, 210,
HOUNTONDJI, Paulin, 283 214
HOUPHOUËT-BOIGNY, Félix, 146, 184, KAUNDA, Kenneth, 161, 246, 310,
220, 272, 349 317
HOWELL, Leonard, 283 KEITA, Modibo, 189, 224
HUGHES, Langston, 114 KEITA, Soundiata, 100
HUME, David, 6 KENYATTA, Jomo, 127, 138, 161, 290,
HUNKANRIN, Louis, 118, 345 351
HUNTON, Addie W., 76 KÉRÉKOU, Mathieu, 304, 305
HUNTON, Alphaeus, 164 KHAN, Z. Ali, 89
HURSTON, Zora Neale, 114 KHROUCHTCHEV, Nikita, 266
Index 359

KIDJO, Angélique, 293 M


KILSON, Martin, 164
KIMBANGU, Simon, 97, 98 M’BOKOLO, Elikia, 5
KING, Charles D.B., 93-95 M’BOW, Amadou M., 282
KING, Martin L., 163, 252-255, 259, MACAULAY, Herbert, 110
330, 350 MACDONALD, Ramsay, 75
KIPLING, Rudyard, 74 MACEO, Antonio, 265
KI-ZERBO, Joseph, 174, 175, 282, 347 MACHEL, Samora, 245, 271, 290, 316
KOITE, Abdou, 116 MADIKIZELA, Winnie, 317
KOUNOU, Michel, 217, 339, 348, 349 MAKEBA, Miriam, 261, 281, 287-291,
KOUNTCHÉ, Seyni, 300 293, 352
KUMALO, Walter, 130 MAKONNEN, Ras (Thomas Griffith),
KUTI, Fela, 285-287, 352 127, 134, 345
KUTUKLUI, Noé, 174 MANDELA, Nelson, 267, 307-311, 313,
KWAYANA, Eusi, 273 317-319, 327, 353
MANLEY, Michael, 285
MANLEY, Norman, 163
L MANSFIELD, lord (William Murray), 20
MARABLE, Manning, 40, 341-343, 350,
352
LACY, Franck, 164
MARAN, René, 114, 120
LA FONTAINE, Henri, 73
MARCHAL, Roland, 324, 354
LAMMING, George, 126
MARKE, George O., 93
LANGLEY, Ayodele J., 87, 113, 145,
MARLEY, Bob, 283-285, 287, 291, 352
159, 342-348
MARTÍ, José, 42, 265, 266
LARA, Oruno D., 53
MARX, Karl, 66, 144, 161, 200, 350
LAVIGERIE, Charles, 42
MASON, Charles, 29
LEBBY, Lord, 284
MASPERO, François, 197, 348
LEE, Robert, 253 MASSU, Jacques, 198
LÉNINE, Vladimir I., 52, 66, 144, 157 MAZOYER, Marcel, 233, 350
LENNOX-BOYD, Alan, 152 MAZRUI, Ali, 321, 343, 349, 353
LÉOPOLD II, 42, 48, 57 MAZZINI, Giuseppe, 144
LERO, Étienne, 115 MBEKI, Thabo, 319, 320, 323
LEWIS, Rupert, 125, 345, 351 MBOYA, Tom, 161, 288
LIELE, George, 43, 81 MCKAY, Claude, 113, 129
LINCOLN, Abraham, 36, 70 MCNEAL TURNER, Henry, 45
LIPPMANN, Walter, 70 MÉNÉLIK II, 43, 44, 53, 124
LLOYD GEORGE, David, 62, 71 MENGISTU, Mariam, 267
LOCKE, Alain, 114, 120 MÉNIL, René, 115
LOGAN, Rayford, 72, 74, 113, 343 MILLIARD, Peter, 127
LOUDIN, Frederick J., 55 MITTERRAND, François, 185, 302, 305,
LUMUMBA, Patrice, 161, 203, 205-212, 306, 353
222, 227, 242, 266, 290, 292, 302, MOBUTU, Joseph D., 207, 210, 272,
348 315
LY, Abdoulaye, 175 MOHAMED ALI, Dusé, 79, 89, 104
360 Africa Unite !

MONDLANE, Eduardo, 245, 288 O


MONNEROT, Jules, 115
MOODY, Harold, 135, 136, 170 OBAMA, Barack, 320, 321, 330, 331, 351
MOORE, Carlos, 258 OBASANJO, Olusegun, 283, 286
MOREL, Edmund D., 57 OBOTE, Milton, 219
MORGAN, John T., 38 OFORI ATTA I, Nana Sir, 107
MORTENOL, Camille, 74 OGLE, G. McLean, 69
MOTON, Robert R., 65, 80 OLIVEIRA, Alexandre d’, 117
MOUMIÉ, Félix, 161, 203, 206, 207 OLYMPIO, Sylvanus, 216, 222
MOUNIER, Emmanuel, 179 OMONIYI, Bandele, 61
MUDIMBE, Valentin, 283, 339 OSSIE, Count, 284
MUGABE, Robert, 271, 315 OTLET, Paul, 73
MUHAMMAD, Elijah, 255 OUATTARA, Alassane D., 332
MÜNZENBERG, Willi, 121
MURRAY, Nancy, 322
MURRAY, Pauli, 164 P
MUSSOLINI, Benito, 123, 128
PADMORE, George, 76, 87, 122-127,
129, 134-136, 145, 158, 159, 161,
N 187, 200, 206, 209, 261, 269, 339,
345, 346
NARDAL, Andrée, 115 PANDA FARNANA, Paul, 73, 343
NARDAL, Paulette, 115 PANKHURST, Sylvia, 129
NASSER, Gamal Abdel, 195, 196, 210, PARK, Robert E., 57
220, 266, 289, 310, 325 PARKS, Rosa, 252, 255, 350
NEHRU, Jawaharlal, 266 PEABODY, George F., 68
NETO, Agostinho, 241, 246, 247 PETION, Alexandre, 277
NEWTON, Huey P., 260 PINTO, Louis I., 117
NICOUE, Augustin, 119 PLAATJE, Sol, 46, 61
NIKOI, Ashie, 135 PLESSY, Homer, 37
NIXON, Richard, 245, 253 POINTIFLET, Ted, 164
NKRUMAH, Kwame, 11, 87, 98, 124, POLK, Frank L., 70
135, 136, 138, 139, 143-166, POWELL, Jr., Adam Clayton, 69, 163
168, 170, 172, 182, 183, 186- PRICE-MARS, Jean, 176
188, 192, 195, 196, 199, 200,
206-210, 212, 216-220, 222, 224-
230, 234, 251, 253, 261, 266, Q
271, 272, 277, 286-288, 290,
291, 295, 301, 323, 325, 326, QUENUM, François, 118
339, 346-349, 352, 354
NURSE, Alfonso, 124
NYERERE, Julius, 217, 219, 220, 222, R
224, 226, 229-237, 246, 253, 257,
268, 271, 273, 288, 295, 296, 298, RABEMANANJARA, Jacques, 176, 199
309, 325, 349 RAJA, Sundara, 89
Index 361

RANDOLPH, Asa P., 81, 129, 132, 163 SENGHOR, Léopold S., 115, 119, 146,
RANGER, Terence, 235 147, 173, 176, 178, 179, 184, 185,
RAWLINGS, Jerry, 299 189, 198, 216, 217, 220, 224, 241,
RAY, John, 164 272, 280, 289, 310, 347
REAGAN, Ronald, 315 SHACKLEFORD, Amos, 96
RIBEIRO, A.F., 55 SHARP, Granville, 20, 21
RIST, Gilbert, 233, 350, 353 SHARPE, Sam, 77
ROBERTO, Holden, 244 SHEPPARD, William, 69
ROBERTS, Isaac J., 110 SHEPPERSON, George, 85, 343
ROBESON, Paul, 126, 144, 176, 281 SHIVJI, Issa, 237, 321, 354
ROBOROKO, Peter, 308 SIMONE, Nina, 293
RODNEY, Walter, 234, 236, 237, 268- SISULU, Walter, 308
270, 272, 295, 340, 350-352 SMITH, Ian, 228, 315
ROGOSIN, Lionel, 288 SMITH, Tommie, 314
ROOSEVELT, Franklin D., 132, 134, SOBUKWE, Robert, 308
136 SOGLO, Nicéphore, 305
ROUSSEF, Dilma, 276 SOLANKE, Ladipo, 169, 170
RUBUSANA, Walter, 61 SOMERSET, James, 20-22
RUSSWURM, John B., 27, 106 SOMOZA, Anastasio, 270
STALINE, Joseph, 127, 134
STANLEY, Henry M., 48
S STOKES, Phelps, 143
SUKARNO, Ahmed, 266
SADAUKAI, Owusu, 264 SUTHERLAND, Bill, 253, 350
SAJOUS, Léo, 115 SYLVAIN, Bénito, 41, 42, 53-56, 58,
SALAZAR, António, 238, 242 124, 341
SAM, Chief, 91 SYLVESTER-WILLIAMS, Henry, 52-55, 58,
SANKARA, Thomas, 294-306, 325, 351, 59, 61, 124
353
SARTRE, Jean-Paul, 115, 200, 348
SAVAGE, R. Akiwande, 55, 106 T
SAVIMBI, Jonas, 244, 302
SCHOLES, Theophilus E.S., 52, 342 TAMBO, Oliver, 308
SCHOMBURG, Arthur, 69, 113, 114 TAYLOR, Ian, 324, 354
SCOTT, Dred, 29 TEMPELS, Placide, 179
SEAGA, Edward, 285 TÉTÉ, Étienne, 119
SEALE, Bobby, 260 TITO, Josip, 266
SÉKOU TOURÉ, Ahmed, 160, 187-189, TOUSSAINT LOUVERTURE, 25, 341
192, 199, 210, 218, 224, 228, 261, TOWA, Marcien, 282
290, 310, 349 TRAORÉ, Moussa, 300
SEKYI, Kobina, 89, 99, 100, 109, 135 TROTSKI, Léon, 127
SÉLASSIÉ, Hailé, 84, 128, 129, 218, TSHOMBÉ, Moïse, 207, 209, 210, 212
267, 268, 283, 284, 289, 309 TSIRANANA, Philibert, 220
SEME, Pixley I., 46 TUBMAN, Harriett, 29
SENGHOR, Lamine, 116, 121, 122 TUBMAN, William, 162, 189, 216, 310
362 Africa Unite !

TURNER, Nat, 26 WILSON, Philip W., 68


TUTU, Desmond, 316 WILSON, Woodrow, 67, 68
WINDOM, Alice, 164
WOODSON, Carter G., 81, 113, 343
V WRIGHT, Richard, 135, 158, 164, 176,
190, 227, 261, 345
VAN BILSEN, Antoine, 204
VERGÈS, Jacques, 173
VICTORIA (reine), 57, 58 X
VOLTAIRE, François Marie, 6
X, Malcolm, 234, 255-261, 266, 286,
290, 312, 350, 351
W

WALKER, David, 26, 44, 341 Y


WALKER, Madam C.J., 69, 82
WALLACE-JOHNSON, I.T.A., 127, 147 YERGAN, Max, 144
WALTERS, Alexander, 53, 55 YIFRU, Ketema, 218
WASHINGTON, Booker T., 38-41, 53, YOUNG, Andrew, 314, 330
58-60, 65, 79, 80, 86, 89, 104, YOUNG, Robert A., 26, 44
341, 342
WA THIONG’O, Ngugi, 236
WAUGH, Evelyn, 128 Z
WHITFIELD, James M., 31
WILKINS, Roy, 314 ZAGHLOUL, Saad, 89
WILLIAMS, Eric, 52, 126, 269, 270, 342 ZINSOU, Émile D., 147, 345
WILLIAMS, George W., 57 ZUMBI, 275
Table des matières

Introduction. Le panafricanisme,
une histoire vagabonde 5
Penser l’« Afrique » 6
L’empreinte de l’esclavage 8
Du pan-négrisme à l’unité africaine :
une histoire des panafricanismes 10

I. « Back to Africa ! »
Du pan-négrisme au panafricanisme
(de la fin du XVIII e siècle aux années 1930)

1. De la déportation aux Amériques


aux expériences de retour en Afrique 17
La traite transatlantique 18
La Sierra Leone, première terre de rapatriement
depuis l’Angleterre (1787) 20
L’extension du mouvement « Back to Africa »
aux États-Unis 22
Ayiti, la première république noire (1804) 24
La colonisation afro-américaine du Liberia
(1816-1847) 26

2. Intégration ou émigration ?
Le dilemme des Noirs du « Nouveau Monde » 29
Douglass et Delany : quel avenir
pour les Noirs aux États-Unis ? 30
Commerce, éducation : favoriser l’émigration 32
Blyden, l’émancipation par la colonisation ? 33
366 Africa Unite !

La guerre de Sécession et la thèse du compromis 35


W.E.B. Du Bois et la « double conscience »
afro-américaine 39
D’Haïti à l’Éthiopie : Anténor Firmin
et Bénito Sylvain 41
« L’Éthiopie tendra les mains vers Dieu » 43
Afrique du Sud, terre de mission 45

3. La conférence panafricaine de Londres, 1900 47


Les conséquences de la conférence de Berlin
(1884-1885) 47
Face aux Européens 50
Une réponse à la colonisation 52
L’Adresse aux nations du monde 56
La mise en sourdine du mouvement panafricain :
de la création du NAACP… 58
… à la naissance de partis africains 61

4. W.E.B. Du Bois et la tradition


des congrès panafricains 63
Les Noirs et la Première Guerre mondiale 64
Les « racines africaines de la guerre » 66
Un nouvel État au cœur du continent ? 68
Le congrès panafricain de 1919 70
Les conservateurs contre les réformistes (1921) 72
La perte de vitesse des congrès panafricains 75

5. « Un dieu ! Un but ! Une destinée ! »


L’UNIA de Marcus Garvey 77
De la Jamaïque à New York :
l’ascension du « roi nègre » de Harlem 78
L’UNIA, la première internationale noire 81
Répression, éthiopianisme
et « Afrique aux Africains » 83
Garvey contre Du Bois : deux manières d’être noir 85
Les Noirs et les « peuples de couleur » 88
Table des matières 367

6. « Je n’abandonnerai pas
un continent pour une île ! »
Le mouvement garveyiste en Afrique 91
L’UNIA au Liberia :
l’impossible retour en Afrique ? 92
Influences et répression du garveyisme
en Afrique 96
« Américaniser l’Afrique »
ou « africaniser l’Amérique » ? 98

7. Organiser le panafricanisme
depuis l’Afrique.
Le Congrès national de l’Afrique
de l’Ouest britannique (NCBWA) 101
Joseph Ephraim Casely-Hayford 103
Le parti d’une intelligentsia ouest-africaine 105
Réforme constitutionnelle
et fractionnements territoriaux 108
Une élite dépassée par la crise économique
et les inégalités sociales 110

8. « Prends garde, Europe :


les Noirs sont en train de se réveiller ! »
Les Africains francophones
se saisissent du panafricanisme 113
De l’identité « nègre »… 114
… au garveyisme 116
Houénou, Diagne, Senghor, Kouyaté :
engagement, divisions, répression 119

9. Du soutien à l’Éthiopie
au congrès de Manchester 124
Entre communisme et anticolonialisme :
George Padmore et C.L.R. James 124
La guerre italo-éthiopienne 127
La Seconde Guerre mondiale
et la question coloniale 131
Le tournant du congrès panafricain
de Manchester (1945) 134
Une nouvelle génération 137
368 Africa Unite !

II. « Africa for the Africans ! »


Les rêves de libération et d’unité
(des années 1940 aux années 1960)

10. L’étoile noire brille sur Accra 143


L’entrée en scène de Nkrumah 144
Une nouvelle dynamique ouest-africaine 145
La marche vers le pouvoir 147
La décolonisation, ou la politique du compromis 149
Comment construire une nation indépendante ? 151
Comment contrer le néocolonialisme ? 154

11. « L’indépendance maintenant et, demain,


les États-Unis d’Afrique. » 157
Du nationalisme à l’unité continentale 158
Accra : plaque tournante
de la libération de l’Afrique… 160
… et base arrière pour les militants antillais
et afro-américains 163
De l’Afrique des États aux États-Unis d’Afrique 165

12. « Armez-vous de science jusqu’aux dents. »


Le rôle des étudiants
et des intellectuels africains 168
L’Union des étudiants ouest-africains (WASU)
de Londres 169
Le contrôle du monde académique
dans les colonies britanniques 171
« Si tous les enfants du pays venaient,
par leurs mains assemblées… » 172
Un « Bandung culturel » à la Sorbonne 175
« Faire basculer l’Afrique noire
sur la pente de son destin fédéral » 178

13. Une nouvelle Afrique, autour de l’année 1960 182


Grandeur et misère du Rassemblement
démocratique africain (RDA) 183
L’Union Ghana-Guinée défie
la Communauté française 186
Table des matières 369

S’unir à la veille des indépendances ? 189


Balkanisation 191

14. Frantz Fanon, au carrefour des Afriques 194


Panarabisme, panafricanisme 195
Un panafricaniste sur tous les fronts 196
L’Afrique doit montrer ses muscles
et hausser le ton 200
Quelle « unité africaine » ? 201

15. Le crime fondateur de l’impérialisme au Congo 204


Lumumba à Accra 205
La fin de la colonie belge 206
Une crise internationale 208
Symbole du panafricanisme… et de ses limites 211

16. L’Organisation de l’unité africaine (1963) 214


Jeu d’alliances : les groupes de Brazzaville,
Casablanca et Monrovia 215
L’Afrique des peuples… 218
… ou un « syndicat de chefs d’État » ? 221
Unis, mais chacun pour soi 223

17. De Nkrumah à Nyerere :


la relève panafricaine ? 226
Le panafricanisme orphelin :
la chute de Nkrumah 227
Tanzanie : une expérience panafricaine 229
De l’indépendance à la self-reliance :
l’échec d’un « développement » alternatif 232
Les révolutionnaires et Walter Rodney
à l’école de Dar es Salaam 234

18. « A luta continua ! »


S’unir pour expulser
le colonialisme portugais (1961-1975) 238
Amílcar Cabral, l’intellectuel
de la guérilla populaire 239
370 Africa Unite !

Unidade e libertação ! 242


Angola et Mozambique :
de la guerre de libération au chaos ? 244

III. « Don’t agonize, organize ! »


Espoirs et désillusions du panafricanisme
(des années 1960 à nos jours)

19. L’heure du « Black Power » 251


Martin Luther King à Accra 252
Malcolm X et l’internationalisation
de la question noire 255
Les Black Panthers dynamitent l’Amérique 259
Les Noirs se réapproprient leur histoire 262

20. La Caraïbe et l’Amérique du Sud.


Des héritiers de la résistance africaine
aux orphelins de la révolution panafricaine 265
Cuba : « Le sang africain coule abondamment
dans nos veines » 265
La Jamaïque et le tournant
des « émeutes Rodney » (1968) 268
État d’urgence à Trinidad et Tobago
et révolution à la Grenade (1970-1983) 269
La rupture du congrès panafricain de 1974 271
Le quilombisme et la critique
des relations Afrique-Brésil 273
Les mouvements noirs engagés
pour le changement politique 275
Vers un afro-bolivarisme ? 276

21. Festivals culturels et chants de libération 279


Festivals culturels
et organisations scientifiques panafricains 280
« Africa Unite ! » : du rastafarisme à Bob Marley 283
Fela Kuti place l’Afrique au « centre du monde » 285
Miriam Makeba, la voix du panafricanisme 287
Entre répression… et « world music » 291
Table des matières 371

22. Un héritier visionnaire.


Thomas Sankara et la quête
de la « seconde indépendance » 294
On ne peut pas se faire développer par autrui 295
Un appel à la révolution africaine
et internationaliste 299
S’unir contre la dette pour ne pas se laisser
« assassiner individuellement » 302
Les conversions politiques,
économiques et militaires 304

23. De la Conscience noire de Steve Biko


à la Renaissance africaine de Nelson Mandela 307
Mandela porte le message
dans toute l’Afrique (1962) 308
La Conscience noire
et la révolte des townships (1976) 311
De la mobilisation internationale
à la création de la ligne de front (1977-1984) 313
1984-1994 : la chute finale de l’apartheid 316

24. Mbeki, Kadhafi, Obama…


L’Afrique prise au piège 320
Unir des territoires ou des marchés ? 321
Le NEPAD, ou l’Afrique à l’ère néolibérale 323
L’activisme panafricain du Guide libyen 325
L’Union africaine, un choix par défaut ? 327
Barack Obama : derrière le « symbole » 330
Une Afrique en voie de recolonisation ? 332

Épilogue. « Ne criez pas trop vite victoire… » 335


Notes 339
Index 355
Remerciements 363
Composition Facompo, Lisieux
Achevé d’imprimer en xxx 2017
par xxx
xxx
Dépôt légal : xxx 2017
Numéro d’imprimeur :
Imprimé en France

You might also like