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44 LEGONS SUR TcHOUANG-TsEU ln conscience'.” Julien Gracq voit juste, et reste fans son vocabulaire, tibutsire de la quill dénonce: il parle des états a que Montaigne fait de sa chute de cheval, de la mort qu'il frle et de son lent retour a la vie*, 1 n’oublie pas la Recherche ds temps perdu, qui sTouvre sur une entrée dans le sommeil et culmine dans un extraordinaire ination de la sensation et du souvenir’. Ce sont les exceptions qui confirment Du point de vue les changements di ‘Tehouang-tseu par de vue de Tehouang-tseu, ‘Commengons par un régime particulier, celui de ‘Fivresse. Voici un passage oii il en est question: ‘Quand un homme ivre tombe d'un char pas, méme quand le char roule vi LBS REGIMES DE L’ACTIVITE 45 les mémes articulations que les aures gens; mai il ne se sans éprouver de frayeu. Sion peut se rendre enter de Ja Sorte par levi, combien plus peu-on se rendre enter pat le Ciel! ‘N'etant pas sir que Fexpérience confirme ce que raconte Pauteur, je me contenterai de relever ce qu'il semble croire. Pour lui, vresse est une forme inconscience qui permet '8re entior dag, et par ce fait d’étre sauf. Le texte joue sure mot iuen, qui significa la fois“sauf” et “entier”.Lfivrogne est sain etsauf parce “sa force agissante est entie La phrase la plus intéressante est la dernigre: ‘on peut se rendre entier par le plus peut-on se rencire entier par le Ci Nous rencontrons pour la premiére ‘mot Ciel, Hien, dont Tchouang-tseu fait un usage 46 LEGONS SUR TCHOUANG-T5EU beaucoup plus fréquent que du mot tao, et qui @ Pour lui une signification plus centrale. On peut dire ‘ue rien, le Ciel, est Pune des quelques notions qui spontanée et “nécessaire”, selon ‘nous a enseignée le nageur; oi elle est “complete” ‘ou “entire” en ce sens qu’elle résulte de la conjonc- tion de toutes les facultés et de toutes les ressources qui sont en nous, bien que celles que nous ne connaissons pas. Cette forme d’acti ibre volonté et lui oppose le déterminisme auquel nous sommes soumis: “Personne n'a encore acquis une connaissance assez précise des ressorts du Corps pour en expli- uer toutes les fonctions, et nous ne dirons rien de ‘ce que l'on observe souvent chez les animaux et qui dépasse de loin la sagacité humaine, ou des nom- breuses actions qu'accomplissent les somnambules pendant leur sommeil et qu'lls n’oseraient pas entreprendre pendant Ia’ veille; tout cela montre ‘assez que le Corps, par les seules lois de $a nature, LES REGIMES DE L’aCTIVITE 47 le pouvoir d’accomplir de nombreuses actions qui étonnent son propre Esprit.” Spinoza et Tchouang- hhasard, Ilya entre la pensée de I'un et Mautre une i profonde. ur suivre Tehouang-tseu, revenons A la notion ~ Que vewetu dre par le Ciel, par Phumain? demande le comte du Fleuve. Et le seigneur de la Mer du nord pond: ~ Les chevaux et les bufMes ont quatre partes: voi ce ‘gue appellee Gel, Mettre un licou a cheval, petser le museau du bufle, wold e que appellehmain® Si nous considérions cette définition de fagon {solée, nous pourrions étre tentés de traduire et jen, Phumain, par “le nature "Nous pourrions voir lt une opposition régimes d'activité. Je reprends la citation: Les chevaux ‘que fappelle le Je museau du bul, nufles ont quatre partes: ‘Cst pour cea que je dis, poursut le seigneur de la Mer du nord: veiled ce que Vhumain ne détruise pas ke céleste en to, ville ce que Pintentionnel (tow) ne détruise pas Je nécessaire (ong). ‘Nous retrouvons ici les termes mémes qu’utili- sait le nageur dans sa réponse 4 Confucius, mais dans une acception différente en ce qui concerne le premier. Dans la réponse du nageus, how signifiat “ce qui a toujours été 1a", “ce qui était donné”, i, Rou prend Tun des sens qu'il a souvent, mais que je n’ai pas encore mentionn: propositions nous apprend que ’humain n'est autre chose que autre chose que deux régimes de activité dontil a éeé question tout a Vheure, affectés du méme jugement de valeur: le seigneur de In Mer du nord: veille & ce que ton activité consciente ne rempéche pas d’accédera des formes d’activité plus entigres, alimentées par des sources plus profondes. Dans le passage qui précéde immédiatement la question du comte du Fleuve, le seigneur de Ia Mer du nord dit ceci i). Sache tu remtres en tol-méme, [tes actes} sero propos parfait’. Parfaits, c'est-i-dire spontanés, nécessaires, eff- caces. A V’évidence, "humain, 'intentionnel, le cconscient sont ici considérés comme Ia cause de +. Chapce xo Lr ems duane 27s 5° LEGoNS suR TcHowaNG-rsEr os erreurs et de nos échecs tandis que d'autres facultés, Paucres ressources, d'autres forces sont la cause du salut quand nous parvenons a les laieeer Se conjuguer ev agir libremignt. En termes plus sim, bles, notre esprit est la cause de nos errements et de nos défaites tandis que le corps, entendu non comme le corps anatomique ou le corps objet, mais ‘Comme Is totalité des facultés, des ressources et des forces, connues et inconnues de nous, qui portent notre activité —tandis que le corps ainsi congu, est au contraire notre grand maftre, On touve chez Montaigne un point de yue analogue. “C’est une des grandes originalités Clément Rosset, non point lement de esprit humain, ‘Que tous s'accordent & dénoncer, mais d’en aveis situé le principe la ot personne ne 'attendait dans le fonetionnement de Vesprit lui-méme, dés lors que celui-ci prétend s*émanciper des conseils ct des recommendations du corps. La plup: Dhilosophes, tels Descartes et Malebranche Hennent un discours opposé et ne cessent de nous dresser un avertissement inverse: pour garder wit sain, point de plus sire recette que de se fariser constamment de gination, la tromperie des apparences, Tele es thése classique de Platon jusqu’a nous (..). La these LES REGIMES DE L’acriviTé de Montaigne est exactement op, dérape, c'est & cause de lespr ime, dés lors qu’ih-cesse-de-se-lisseF guider par le corps!” Montaigne fait a ce sujet des réflexions pré- ais il ne les insére pas dans la méme ‘que Tchouang-tseu. Ainsi, per exemple, Temarque que les animaux ne divaguent pas parce que, contrairement leur esprit “sous boucle”®, comme Mais quand Montaigne propose de chercher le reméde a nos errements dans une certaine “bétise”, Quand il nous recommande de “nous abétir pour ous assagir” il ne nous convaine pas vraiment, Car ecla nous semble contradictoire de voulois attcindre une supériorité en nous abaissant, en descendant dans I'échelle des étres, C ous avons en téte un schéma hiérarchi les animaux, qui obéissent & T'inst homme, doué de raison et le merveilleus. Tchouang-tseu semble raisonner comme Montaigne, mais il a en téte un schéma different, Il fait des observations proches des siennes, mais 1. Principe de age de 2 Baia 3 ge i Galina, Pas, 190, 3-7. 52 LEGONS SUR TCHOUANG-TsEU illes range dans un aurre ordre, et leur donne done ‘une autre signification: Iln’y s que deux domaines dans sa vision des choses, Mhumain et le céleste Lhumain est en bas, il est inférieur a tout le reste. Les animaux sont placés au-dessus, dans le domaine du céleste. Nous lisons par exemple ceci, dans un passage du livre 23: “Seuls les animaux savent [véritablement] agir en animaux, seuls les animaux savent agir selon Je Ciel". Rappelons- git dans tous les cas de régimes de é. Liactivité intentionnelle et consciente, spécifiquement humaine, est source d'erreur, échec, d’épuisement et de mort, Liactivité entiere, nécessaire et spontanée, dite céleste, qu’ fait ’un animal ou d’un homme supérieur exereé, est au contraire source defficacité, de vie et de renouvellement. Nous verrons tout quoi se distinguent 'actvité supérieure le de "homme maitre de son art. js revenons la description des régimes, La chute dans le registre inférieur est racontée en de nombreux endroits. Liactvité inférieure est épui- sante, Dans un dialogue o Tehouang-tseu imagine (ou reconstitue) une discussion entre Iui-méme et son ami Houel Che, homme d’at, diplomate et +. Chape xt Ken-ong To (af) LES REGIMES DEL’aCTIVITE 53, philosophe connu de lépoque, il 'apostrophe pour finir en ces termes: “Tu dssipes tn esprit, a exténues ton essence ta gis ‘des qualités sensibles dans un méme obj difficuleé pour les logiciens de ce temps. ‘un dialogue du livre 17, nous voyons Kong-souen, ‘Long, un autre logicien du avouer ses doutes i un ermite, On lui a rapporté des propos deTchouang-tseu, confie-tilil se demande sila vision que Tchouang-tseu a des choses n’est pas infiniment plus profonde et plus ample que la sienne et si ses propres recherches ne sont pas en fin de compte futiles. Il désire étre rassuré, mais c'est le contraire qui se produit. Voici ce que Permite lui lance al fin de Ventretien: 4 LEGONS suR TeHOUANG-TSEU dans 1a confusion od tu es, tu erois pouvoir Long resta bouche bée, a langue figde contre le puis Senfuit enc joins anecdotique et plus inte passage ascendant du régime de toute sa masse. Il devait faire preuve de volonté 1 de persévérance pour mener le dépegage A bier Tehuang-ton capi LBS REGIMES DE L’ACTIVITE “Aujourd’hui je trouve le beeuf pai Sang plus Te Voir de mes yeux. Mes sens vviennent plus, mon esprit agit comme il entend”, Crest ainsi qu’ll rend compte de son activité, du dedans, Lieffet qu’elle produit au dehors est décrit il empoignait de la mai quill retenait sa masse de Pépaule et qui du genou Pimmobilisait un instant. On entendait des fiowo quand son couteau frappait en cadence, ‘antique danse du Bosquet nageur, entidrement par dautres forces que la conscience? Pas car “quand je rencontre une articulation, je repére le point difficile je découpe”. A certains mom¢ ccontz6ler trésattentivement ce qu’ entidrement dans Ie régime célesce ‘Tehouang-tseu s'intéresse tout particuliérement {ce passage au régime supérieur, a ce moment ot se produit une sorte de basculement, oi ux mou- ‘vements artificiellement coordonnés et contrdlés par la conscience se substitue soudain un “fonc- tionnement des choses” beaucoup plus complet qui, prenant le relais, décharge la conscience de Ia plus 56 LEGONS SUR TeHOUANG-TSRU grande partie de ses tiches et abolit effort. Ce sont nos facultés, nos ressources et nos forces, connues et inconnues, qui se sont combinées de fagon & agir dans le sens que nous désitions et dont sement, ou du moins un moment essentiel apprentissage. Nous en avons tous f Je me souviens du jour of 4 vélo. Ia fallu que j'apprenne a peser al vement sur les deux pédales, a garder 'éq su comment. De tels passages ‘nos activités les plus simples comme dans les plus complexes. Pensez a instant oii les notes pénible- ‘ment déchiffrées ’une partition deviennent soudain ‘musique. Songez a quelqu’un qui, nous parlant, et s‘enfermant dans un systéme de mensonges de plus en plus compliqué, soudain die vrai et, sa surprise ‘comme i la nétre, se découvre en entie. ‘Dans tous ces cas, nous voyons entrer en action les facultés, des ressources et des forces que nous ne connaissions pas. Pour bien vivre, selon Tehouang- ‘seus il faut savoir les laisser agir, le moment venu. D’od cette formule saisissante, que jextrais dun passage du livre 25 LBS REGIMES DE L’activiTé 57 Les hommes font tous grand eas de ce que leur connais- Nrestee pas lila grande sourced’ Cette phrase d’apparence sibylline décrit de facon exacte un moment de Pexpérience. Un para- raphe isolé du livre 23 est encore plus précis: Parfois, Tchouang-tseu n’évoque pas le passage inférieur au régime supérieur, mais la Sevoir en quoi co ‘méme temps] en qu 2. Chapt si, Kewsana? 58 LEGONS SUR TcHOUANG-tsEU concision et dune limpidité extraordinaies. le traduire ainsi, en premiére approximation; yarce qu'il la connait. Il I'a oubliée st devenu un bon nageur. Lioubli résulte 3¢. Il se produit lorsque des forces pro- endroits du mot wang, “oubl ‘exemple caractéristique: ~ Crest bien, remarqua Confucius, mais cela ne sufi pas. 2. Chapte xan, Lit gee, 1. Chaps 1x, Compre ee (19d'23-2)

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