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Exercices d’histoire des religions

Jerusalem Studies in
Religion and Culture

Editors

Guy Stroumsa (Hebrew University of Jerusalem)


David Shulman (Hebrew University of Jerusalem)

VOLUME 20

The titles published in this series are listed at brill.com/jsrc


Exercices d’histoire
des religions
Comparaison, rites, mythes et émotions

Philippe Borgeaud
Textes réunis et édités par

Daniel Barbu et Philippe Matthey

LEIDEN | BOSTON
Library of Congress Cataloging-in-Publication Data
Names: Borgeaud, Philippe, author. | Barbu, Daniel, editor.
Title: Exercices d’histoire des religions : comparaison, rites, mythes, et
emotions / Philippe Borgeaud ; textes reunis et edites par Daniel Barbu et
Philippe Matthey.
Description: Boston : Brill, 2016. | Series: Jerusalem Studies in Religion
and Culture, ISSN 1570-078X ; VOLUME 20 | Includes bibliographical
references and index.
Identifiers: LCCN 2016011392 (print) | LCCN 2016012958 (ebook) | ISBN
9789004316324 (hardback : alk. paper) | ISBN 9789004319141 (E-book)
Subjects: LCSH: Religions.
Classification: LCC BL41 .B75 2016 (print) | LCC BL41 (ebook) | DDC 200--dc23 LC record available at
http://lccn.loc.gov/2016011392

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Typeface for the Latin, Greek, and Cyrillic scripts: “Brill”. See and download: brill.com/brill-typeface.

issn 1570-078X
isbn 978-90-04-31632-4 (hardback)
isbn 978-90-04-31914-1 (e-book)

Copyright 2016 by Koninklijke Brill NV, Leiden, The Netherlands.


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Table des matières

Avant-propos vii
Bibliographie xvi

Comparaison et histoire des religions

1 Le problème du comparatisme en histoire des religions 3

2 Le couple sacré/profane : Genèse et fortune d’un concept


« opératoire » en histoire des religions 21

3 Qu’est-ce que l’histoire des religions ? 47

4 Spectres et démons de midi 69

5 Réflexions sur la comparaison en histoire des religions antiques 81

6 Une rumeur bien entretenue : le retour de(s) Dieu(x) 107

7 L’Orient des religions. Réflexion sur la construction d’une


polarité, de Creuzer à Bachofen 119

8 L’histoire des religions à Genève. Origines et métamorphoses 131

9 Jean-Pierre Vernant et l’histoire des religions 142

10 Observer, décrire, comparer 159

11 À chacun sa religion 172

Rite, mythe et émotion

12 Réflexions grecques sur les interdits alimentaires


(entre l’Égypte et Jérusalem) 193

13 Fumigations antiques. L’odeur suave des dieux et des élus 219


vi table des matières

14 Rites et émotions. Considérations sur les mystères 226

15 La mémoire éclatée. À propos de quelques croyances


relatives au mythe 254

16 Mythe et émotion. Quelques idées anciennes 265

17 Variations grecques sur l’origine (mythique) du langage 284

18 La crainte des dieux 312

19 Une rhétorique antique du blâme et de l’éloge.


La religion des autres 331

Index des auteurs modernes 355


Index des auteurs et textes anciens 358
Index thématique 360
Avant-propos

L’histoire des religions est-elle jamais autre chose qu’un « exercice » ? Pour
Philippe Borgeaud, l’histoire des religions n’a pas pour objet « le développe-
ment dans l’histoire de ce que nous appelons des religions » (p. 105). À la suite
d’autres savants1, il nous rappelle que la religion, les religions, sont d’abord une
invention de l’Occident, une manière de « mettre en bouteilles » la chatoyante
diversité des rites, des mythes, et des coutumes que les explorateurs européens
découvrent, à l’aube de la modernité, en Amérique, en Afrique, au Proche-
Orient et en Asie, mais aussi chez eux, dans cette vieille Europe divisée par les
guerres dites « de religions ». Il n’y a pas de « fait religieux » que l’on pourrait
reconnaître partout et en tout temps et qui existerait indépendamment d’une
réflexion – nécessairement comparatiste – qui distingue ce « fait » des autres.
Le « fait religieux » est un leurre, dans lequel l’Occident se plaît à placer ce qu’il
veut. L’objet de l’historien-ne des religions est un objet évanescent, que nous
avons appris à reconnaître chez l’Autre parce qu’il est au cœur de ce qui, chez
nous, constitue (ou est censé constituer) nos identités. Les religions n’existent
pas en elles-mêmes ; leurs formes, leurs contours, n’existent que dans l’œil de
la ou du comparatiste, fut-il/elle missionnaire ou historien-ne des religions.
Sans comparaison il n’y a pas et ne saurait y avoir de « religion ». La religion et,
partant, l’histoire des religions, naît de cette rencontre avec l’altérité ; elle est,
écrit Philippe Borgeaud, « étroitement solidaire d’un exercice de la comparai-
son » (p. 48).
Cet « exercice », Philippe Borgeaud le pratique depuis son premier émer-
veillement lorsque, enfant, il rencontre la foisonnante matière du mythe, et
collectionne les timbres collés au dos des lettres que lui envoie son père et
sur lesquelles il découvre les pyramides d’Égypte, Damas, Alep, Jérusalem, le

1  Parmi de nombreuses études, cf. D. Dubuisson, L’Occident et la religion, Paris, 1998 ;


T. Asad, « The Construction of Religion as an Anthropological Category », in Genealogies of
Religion : Discipline and Reasons of Power in Christianity and Islam, Baltimore, 1993, pp. 27-54 ;
J. Z. Smith, « Religion, religions, religieux », in Magie de la comparaison, op. cit. (n. 2),
pp. 30-52 ; Ph. Borgeaud, Aux origines de l’histoire des religions, Paris, 2004, pp. 202-203 ; Id.,
L’histoire des religions, Gollion, 2013, pp. 12-19 ; T. Masuzawa, The Invention of World Religions.
Or, How European Universalism Was Preserved in the Language of Pluralism, Chicago, 2005 ;
G. G. Stroumsa, A New Science : The Discovery of Religion in the Age of Reason, Cambridge,
M.A./Londres, 2010 ; S. Subrahmanyam, « La “religion”, une catégorie déroutante : perspec-
tives depuis l’Asie du Sud », Asdiwal. Revue genevoise d’anthropologie et d’histoire des religions
9 (2014), pp. 79-90.
viii avant-propos

Liban – autant de mondes lointains, d’ailleurs possibles2. Un « émerveille-


ment », le sien, qui rencontre bientôt celui d’un Hérodote remontant le Nil
ou d’un Lafitau parti à la rencontre des Iroquois. Car l’histoire des religions,
Philippe Borgeaud l’a pensée et construite avant tout comme une découverte
de l’Autre : il a toujours favorisé, chez lui autant que chez ses étudiant-es, l’ap-
prentissage du regard porté avec curiosité sur des objets aussi divers que la
mythologie arcadienne de Pan ou les premiers voyages « ethnographiques »
des missionnaires espagnols au Mexique.
Dans un contexte où « histoire » et « religion » étaient parfois perçus comme
des concepts irréconciliables, et où l’étudiant-e du religieux semblait pris
en otage entre la phénoménologie et les premiers frémissement des études
cognitives, il n’a eu de cesse de rappeler que l’étude historique des religions,
constituée dans un dégagement du théologique et de l’apologétique, était une
discipline académique à part entière. Une discipline qui refuse de restreindre
la liberté de penser sur la religion à un dialogue entre religieux, et qui inter-
roge sans complexe le rapport noué entre nos mythologies savantes et poli-
tiques et les mythes antiques. Une discipline dévouée à étudier les religions
dans une perspective détachée, critique et historique, mais aussi lucide quant
à ses propres présupposés et quant aux laboratoires (souvent idéologiques) au
sein desquels ont été forgés ses outils, et réflexive quant à sa propre histoire et
ses catégories. L’histoire des religions, telle que l’envisage Philippe Borgeaud,
apparaît ainsi comme une archéologie de la pensée sur la religion.
Les présents Exercices d’histoire des religions font écho aux Exercices de
mythologie publiés en 2004 (2nde édition 2015) et réunissant une brève série de
textes de Philippe Borgeaud sur le mythe et la mythologie. Les dix-neuf articles
rassemblés ici ont été rédigés entre 1986 et 2011, c’est-à-dire depuis la nomina-
tion de Philippe Borgeaud au poste de professeur ordinaire d’histoire des reli-
gions antiques à l’Université de Genève (ou très peu de temps avant) jusqu’à
son départ à la retraite. Ils rendent compte des principales préoccupations qui
l’ont habité tout au long de sa carrière, à commencer par le développement et
les enjeux de l’histoire des religions en tant que discipline académique, mais
aussi en tant que démarche intellectuelle. Ce questionnement, qui se double
précisément d’une réflexion sur les outils et les catégories, traverse les textes
réunis dans la première partie du présent volume, « Comparaison et histoire
des religions ». Une seconde partie, intitulée « Rite, mythe et émotion »,
regroupe une série d’enquêtes proposant d’explorer les rapports entre ces trois
objets. Ces enquêtes ont pour la plupart été menées par Philippe Borgeaud

2  Philippe Borgeaud évoque cet « émerveillement » dans un bref texte autobiographique,


« Maxima quaestio et semper incerta », Anabases 10, 2009, pp. 29-36.
avant-propos ix

entre 2005 et 2011, dans le cadre d’un projet de recherche sur le mythe et le rite
en tant qu’expression culturelle des émotions, au sein du Centre Interfacul-
taire des Sciences Affectives de l’Université de Genève3.
Ce sont bien des « exercices » que ces textes dans lesquels Philippe Bor-
geaud revient, inlassablement, sur les problématiques qui l’occupent, qu’il
s’agisse de relire nos dossiers modernes à partir des sources antiques, ou de
lire les dossiers antiques à partir de nos questions modernes. La lectrice ou le
lecteur pourra suivre, d’un « exercice » à l’autre, le fil d’une pensée qui s’affine,
qui reprend un dialogue jamais interrompu avec les sources et avec les grandes
figures de la discipline. Les mêmes questions, les mêmes problématiques sont
sans cesse remises sur l’établi. A chaque nouvel essai, la partition prend de
nouveaux reliefs, l’interprétation se fait plus forte. La manière de mener l’en-
quête, aussi, reste la même : elle consiste à partir de l’un ou l’autre phénomène
pensé comme « universel » (« mythe », « sacré », « religion », « initiation »,
etc.) et à essayer de comprendre celui-ci aussi précisément que possible en le
remplaçant dans chacun de ses contextes historiques et culturels4.

L’histoire des religions telle que l’envisage Philippe Borgeaud doit beaucoup à
l’approche philologique inspirée par son maître, l’helléniste Jean Rudhardt
(1922-2003)5. Elle s’éloigne de la démarche phénoménologique qu’enseignait
Mircea Eliade à l’Université de Chicago, où il se rend pour la première fois en
1970-716. À Chicago, il est en fait marqué par l’enseignement du jeune et

3  [http://www.affective-sciences.org/node/38]. Consulté le 25 août 2015. Ce projet a donné lieu


à un nombre important de publications, en plus des articles repris ici. Citons Ph. Borgeaud,
(dir.), La mort et l’émotion. Attitudes antiques, no spécial (225) de la Revue de l’histoire des reli-
gions, Paris, 2008 et l’« Avant-propos », pp. 155-162 ; Ph. Borgeaud et A.-C. Rendu Loisel (éds.),
Violentes émotions. Approches comparatistes, Genève, 2009 ; A. Ogarkova, Ph. Borgeaud,
K. Scherer, « Language and Culture in Emotion Research : A Multidisciplinary Perspective »,
Social Science Information 48.3, 2009, pp. 339-357 ; A. Ogarkova, Ph. Borgeaud, « (Un)com-
mon Denominators in Research on Emotion Language », Social Science Information 48.3,
2009, pp. 523-543 ; Ph. Borgeaud et D. Fabiano (éds.), Perception et construction du divin dans
l’Antiquité, Genève, 2013.
4  Voir, dans le présent volume, le chapitre intitulé « Observer, décrire, comparer » (pp. 159–171).
5  Cf. Ph. Borgeaud, « Hommage à Jean Rudhardt », Kernos 17, 2004, pp. 9-11. Pour ce qui suit,
nous renvoyons au texte cité supra (n. 2), « Maxima quaestio », mais aussi à notre entre-
tien paru dans Asdiwal. Revue genevoise d’anthropologie et d’histoire des religions 10 (2015),
pp. 21–38.
6  C’est à Eliade qu’il doit la publication de son premier article scientifique, « The Open Entrance
to the Closed Palace of the King : the Greek Labyrinth in Context », History of Religions 14,
1974, pp. 1-27, repris dans Ph. Borgeaud, Exercices de Mythologie, Genève, 2004 (2nde édition
2015), pp. 33–64. Voir aussi Id., « Mythe et histoire chez Mircea Eliade. Réflexions d’un écolier
x avant-propos

tempétueux Jonathan Z. Smith : c’est avec Smith que Philippe Borgeaud


apprend à lire les mythes grecs au regard des mythes maoris, mayas et winne-
bagos, et à concevoir l’histoire des religions comme une discipline qui réfléchit
d’abord sur elle-même. Mais aussi à laisser libre cours à la curiosité. Une autre
influence déterminante fut sans conteste l’école parisienne de Marcel Detienne
(rencontré pour la première fois en 1970) et Jean-Pierre Vernant. Une école qui
cherchait à appliquer les leçons du structuralisme à la mythologie grecque
mais qui a surtout marqué un tournant anthropologique dans les études sur
l’Antiquité classique. Paris, c’est aussi la découverte du travail en équipe, d’une
histoire des religions envisagée comme une entreprise comparatiste, certes,
mais également collective.
La contribution de Philippe Borgeaud à la consolidation de l’histoire des
religions en tant que discipline académique passe d’ailleurs par la construc-
tion, très pragmatique, d’une réelle équipe autour de lui à l’Université de
Genève. Quand il devient professeur ordinaire (officiellement en 1988, en fait
depuis l’automne 1987), il s’occupe essentiellement de religion grecque, et
accessoirement de religion romaine. Mais une orientation très nette est déjà
en voie de développement. Le monde classique s’ouvrira progressivement à
une approche comparée des cultures en contact dans l’espace très large allant
du bassin méditerranéen à l’Égypte et au Proche-Orient. En ce temps-là l’Unité
d’histoire des religions antiques de l’Université de Genève ne comporte qu’un
poste de professeur ordinaire et un poste d’assistant. Rien d’autre. Philippe
Borgeaud œuvre très vite dans le sens d’un renforcement du côté de l’an-
thropologie, pour encourager une formation qui tienne compte à la fois de
la genèse de nos approches et de ce que Jean Rudhardt appelait l’altérité, la
religion d’autrui. C’est ainsi que l’anthropologie religieuse (Alain Monnier), la
religion égyptienne (Youri Volokhine) et la religion romaine (Francesca Pres-
cendi) seront progressivement ajoutées au choix d’enseignements offerts par
l’Unité ; l’arrivée d’assistant-es et de chercheuses et chercheurs spécialisés
dans d’autres domaines permettra entre autres d’étendre les champs d’étude
aux domaines de la Mésopotamie (Anne-Caroline Rendu Loisel), du christia-
nisme ancien (Agnes Nagy), de l’Égypte gréco-romaine (Philippe Matthey), ou
du judaïsme (Daniel Barbu).
Cette ouverture au comparatisme est sans doute ce qui constitue l’un des
aspects les plus fondamentaux de l’histoire des religions telle que la conçoit
Philippe Borgeaud. C’est une attitude qui remonte évidemment aux Anciens
puisque les Grecs (et Jean Rudhardt !) la cultivaient déjà à leur manière. Mais

en histoire des religions », Institut national genevois, Annales 1993 (Actes de l’ING 37), 1994,
pp. 33-49, repris dans Exercices de Mythologie, pp. 179–206.
avant-propos xi

Philippe Borgeaud, répondant à l’appel lancé par Marcel Detienne7, décida


d’en faire l’objet d’une pratique collective autant dans les classes que dans les
séminaires de recherche. Dès 2001, il met en place des ateliers d’exercices de
comparaison pour les étudiant-es de troisième année en histoire des religions
à l’Université de Genève, et propose en 2002 avec Thomas Römer un pro-
gramme d’enseignement de mythologie méditerranéenne comparée destiné
aux étudiant-es des sciences « dures » à l’École Polytechnique Fédérale de Lau-
sanne. Parallèlement, il réunit peu à peu autour de lui une éclectique collec-
tion de chercheuses et de chercheurs chevronné-es et de spécialistes en herbe
nourri-es par ses enseignements. Le comparatisme pratiqué par Philippe Bor-
geaud sera donc l’affaire d’un petit groupe de passionné-es, un véritable « labo-
ratoire » d’histoire des religions comparée qui donnera naissance à plusieurs
belles aventures et collaborations8.
Sous l’influence de Philippe Borgeaud, l’histoire des religions genevoise a
développé une méthode historique, comparatiste et anthropologique, basée
sur la maîtrise d’un terrain et l’ouverture aux autres cultures. Une formation
qui a pour but de donner aux étudiant-es les outils nécessaires pour entre-
prendre une démarche analytique visant à décrire et comprendre les systèmes
collectifs de pensée et de pratiques, dans leurs manifestations observables, à
partir d’un accès direct aux sources.
Ce qu’étudie l’historien-ne des religions, écrit-il, « ce n’est pas la série fasti-
dieuse des grandes religions du monde, cette collection de bocaux “made in the
West” posés sur l’étal inter-religieux, résultat d’une réification institutionnelle
et d’un compartimentage scolastique et diplomatique, mais bien les pratiques
rituelles effectives et décloisonnées, dans leurs innombrables mélanges et hési-
tations, à l’écart des contrôles politiques et sacerdotaux, comprenant à la fois
des paroles, des gestes et des images, des croyances aussi et des mythes issus
de tous horizons » (p. 117). L’histoire des religions, nous dit Philippe Borgeaud,
cherche en premier lieu à rendre compte de « la multiplicité des stratégies

7  M. Detienne, Comparer l’incomparable, Paris, 2000.


8  Parmi les ouvrages les plus récents, on citera notamment Ph. Borgeaud et
Y. Volokhine (éds.), Les objets de la mémoire. Pour une approche comparatiste des reliques
et de leur culte, Bern/Berlin/New York, 2005 ; Ph. Borgeaud et F. Prescendi (éds.), Religions
antiques. Une introduction comparée, Genève, 2008 (2nde édition 2015) ; Ph. Borgeaud,
T. Römer et Y. Volokhine (éds.), Interprétations de Moïse. Égypte, Judée, Grèce et Rome, Leiden/
Boston, 2009 ; F. Prescendi et Y. Volokhine (éds.), Dans le laboratoire de l’historien des reli-
gions. Mélanges offerts à Philippe Borgeaud, Genève, 2011 ; D. Barbu, Ph. Borgeaud, M. Lozat,
N. Meylan et A.-C. Rendu Loisel (éds.), Le savoir des religions. Fragments d’historiographie
religieuse, Gollion, 2014. Cf. aussi les ouvrages collectifs cités supra (n. 3).
xii avant-propos

rituelles et mythologiques destinées à “donner du sens”, à conférer de la valeur


surnaturelle à certains domaines du réel » (p. 160 et p. 184).
Cet exercice passe inévitablement, répétons-le, par la comparaison ; la
comparaison envisagée soit comme un outil d’analyse permettant de mieux
comprendre une donnée, une institution, un texte, un mythe ou un rite par-
ticuliers à partir d’un éclairage externe (et donc aussi de situer cette donnée,
cette institution, ce texte, ce mythe, ce rite, dans un cadre plus général, dans
une typologie), soit comme l’instrument d’un nécessaire éloignement, d’une
confrontation qui permettra de faire surgir non pas les similitudes, mais au
contraire les différences, l’anomalie, le contraste. Une pratique de la compa-
raison qui, en fin de compte, décentre notre regard et ébranle tant nos cer-
titudes que l’évidence de nos catégories. Vue sous cet angle, la comparaison
nous oblige, inlassablement, à affiner nos questions ; elle implique un constant
aller-retour entre les données et l’historien-ne des religions qui les étudie, for-
cé-e de s’interroger sur la manière dont « se construisent et se déconstruisent,
dans le devenir collectif et la longue durée, nos évidences scientifiques »9.
C’est là une problématique que Philippe Borgeaud empoigne sans complexe,
mais avec prudence, lorsqu’il aborde les conditions d’émergence de l’histoire
des religions en tant que catégorie du savoir (un parcours qui nous entraîne
de F. Max Müller à Lévi-Strauss et Eliade, en passant par Frazer, Durkheim,
Mauss, Freud, Caillois, et d’autres). Mais aussi lorsqu’il explore l’histoire d’une
réflexion sur l’altérité et la diversité des mœurs, des croyances et des coutumes
humaines ; une réflexion dans laquelle nos outils, nos questions, trouvent leur
premier ancrage ; une réflexion qui s’esquisse déjà dans l’Antiquité, depuis
Hérodote jusqu’aux Pères de l’Église, avant de prendre, de l’âge des Décou-
vertes jusqu’à aujourd’hui, un caractère urgent.
Ce qui ressort de ce parcours, c’est d’abord « l’importance pour l’humain
de respecter et d’aimer ce qui le lie à une culture spécifique, à un petit monde
différent des autres, ce qui le lie à la sacralité des règles et des coutumes d’une
petite tribu, celle où il se sent chez lui » (p. 187). Dans cette perspective, « la
religion qui intéresse les historiens des religions, à travers l’étude comparée
des rites et des mythes, apparait alors comme une forme de réflexion, celle
que chaque communauté humaine, différente des autres, élabore sur sa propre
ontologie » (p. 187). L’histoire des religions est d’abord l’histoire d’une réflexion
sur la coutume, la norme, le centre ; une réflexion encore une fois indissociable
de la question du rapport à l’Autre.

9  Ph. Borgeaud, « Maxima quaestio », art. cit. (n. 2), p. 35.


avant-propos xiii

L’histoire comparée des religions se penche sur les moments de tension, sur les
brèches, ces rencontres où la distance à soi rend possible, aujourd’hui comme
hier, une véritable réflexion critique sur la religion. Surtout, la comparaison
suppose la possibilité de traduire, c’est-à-dire en définitive l’unité du genre
humain. Il ne suffit pas de s’indigner, il nous faut chercher à comprendre l’alté-
rité, même la plus radicale, malgré les sirènes qui scandent infatigablement les
mêmes discours normatifs sur les contrastes et les chocs de civilisations, et
l’incommensurabilité des cultures.
Pour Philippe Borgeaud, l’historien-ne des religions de l’Antiquité, grâce à
la distance qu’impliquent à priori ses terrains d’études, a l’avantage de pouvoir
observer comment se posent ces questions dans un monde éloigné qui se révèle
éminemment pluriel, où même les dieux se refusent à être enfermés dans un
Tout unifié ; une Antiquité qui ne connaît ni transcendance, ni religions petites
ou grandes, mais où se rencontrent une infinité de pratiques rituelles, de récits,
toujours changeants, de discours contradictoires ; où règne un certain droit au
palabre et au tâtonnement. La comparaison, cette procédure que les Anciens
appellent interpretatio et qui permet d’identifier du même chez l’Autre sinon
de l’autre chez soi, semble ouvrir la possibilité d’une réflexion critique sur la
norme, sur la coutume, sur les dieux et les institutions qui s’y rattachent, dont
l’histoire des religions moderne est en quelque sorte le prolongement.
Cette possibilité de l’interpretatio ne signifie toutefois pas que les Anciens,
tous polythéistes qu’ils fussent, ne reconnaissaient pas d’incommensurable, ne
posaient pas de limites entre eux-mêmes et les Autres. Mais quelles étaient
ces limites ? Comment se construisaient-elles ? Et nous, là-dedans, que pou-
vons-nous en apprendre ? Ce sont là les questions que Philippe Borgeaud pose
aux sources et documents antiques, montrant comment les anciens, Juifs,
Grecs, Babyloniens, Égyptiens, n’ont de cesse de comparer, comme le feront
aussi les Pères de l’Église et après eux, les chroniqueurs espagnols et premiers
ethnographes de la modernité. Dès l’Antiquité, « les Hébreux (à Jérusalem ou
à Babylone) réfléchissent sur l’Egypte ; les Iraniens sur Babylone ; les Grecs sur
tous leurs voisins. Les données sumériennes et akkadiennes dialoguent entre
elles, comme le feront, à Rome et aussi en Gaule, les données italiques, étrus-
ques et grecques », sans oublier les Iraniens, qui « construisent un Empire qui
va de la Méditerranée jusqu’à l’Inde, préparant la voie à Alexandre et à ses
successeurs, puis aux Romains. . . Le judaïsme, le christianisme et l’islam sont
issus, chacun à sa manière et en relation les uns aux autres, de ce grand bras-
sage » (p. 161 et p. 185).
L’historien-ne des religions est ainsi « un spécialiste dominant différents
aspects, philologiques, anthropologiques et historiques d’un terrain spéci-
fique » mais qui se double aussi « d’un généraliste rompu à la comparaison »
xiv avant-propos

(p. 65). C’est là son « métier », son « art » : « Observer, décrire, comparer »,
selon le titre d’un article paru en 2009 dans la revue Historia Religionum et
repris ici dans sa traduction française. Ce n’est qu’ainsi que l’historien-ne des
religions pourra chercher à traduire, à interpréter.
Abordée à travers le regard de l’helléniste qui s’interroge sur les manières
antiques de penser l’altérité, mais aussi à l’histoire des contacts, des échanges,
de l’hybridation, à la « formation, transculturelle, de nouveaux ensembles
symboliques » (p. 106), la comparaison ouvre en définitive sur une histoire
connectée des cultures antiques (et par effet de miroir, des sociétés modernes).

Philippe Borgeaud a eu à cœur, tout au long de sa carrière, la défense de cette


pratique de l’ouverture, du comparatisme. Multipliant les adresses à la Cité, il
a cherché à mettre en valeur l’importance de cette approche et la nécessité,
pour l’historien-ne des religions, de participer au discours public sur les ques-
tions « religieuses ». De fait, il ou elle se trouve souvent pris entre deux feux, au
milieu d’un véritable champ de bataille opposant deux visions très différentes :
l’une pour laquelle toute prise de parole publique sur ces questions serait déjà
un discours religieux (voire prosélyte), n’ayant pas sa place dans nos sociétés
laïques ; l’autre pour laquelle il serait scandaleux voire impensable de laisser
un mécréant, un irréligieux ou un athée s’exprimer sur la religion. On perçoit
un peu partout, aujourd’hui, les problèmes posés par ces deux visions antago-
nistes, que ce soit à travers les réactions outrées qu’a suscitées, en Inde, la
publication d’une histoire alternative (« hérétique ») de l’hindouisme dûe à
une professeure de l’Université de Chicago10, ou la gêne ressentie, aux Etats-
Unis, lorsqu’un universitaire musulman s’est proposé d’écrire un livre sur le
Jésus historique11 ; ou encore en France, où les enseignant-es ont récemment
reçu pour mission de donner des cours de « morale laïque », tandis qu’aucune
formation n’est prévue pour l’enseignement du « fait religieux », dont l’évi-
dence semble s’imposer d’elle-même, sans qu’une formation particulière ne
soit jugée nécessaire.
La figure de l’historien des religions qu’a voulu incarner Philippe Borgeaud,
revendiquant le droit à la parole dont un « parfait outsider » (un « “Persan” à
la puissance cent ») est en droit de disposer, affirme la légitimité d’une véri-
table réflexion comparatiste. Philippe Borgeaud a aussi, avec Diderot, exploré
la manière dont discours civique et discours religieux se développent souvent
en parallèle, rappelant qu’il convient de ne pas confondre religion et moralité.
Ce contre une certaine vision romantique, déplorant le « désenchantement »

10 W. Doniger, The Hindus : An Alternative History, Londres, Penguin Books, 2009.


11 R. Aslan, Zealot : The Life and Times of Jesus of Nazareth, New York, Random House, 2013.
avant-propos xv

de nos sociétés et la déchéance de nos valeurs, entendues comme étant des


valeurs essentiellement chrétiennes (ou « judéo-chrétiennes »).
Si l’objet d’étude de l’histoire des religions s’avère une catégorie plus com-
plexe et plus insaisissable qu’on ne le penserait à priori, cela ne constitue en
rien une excuse pour renoncer à définir cette catégorie, voire pour chercher
à comprendre les problématiques qui s’y rattachent aujourd’hui, notamment
dans le discours public, et faire entendre la voix d’un-e expert-e, aguerri-e à la
comparaison ; à condition de se souvenir que la vérité de l’historien-ne des reli-
gions ne tombe pas, elle non plus, « du ciel des archétypes » ou d’une « révéla-
tion sur la montagne », ni du « ciel purement naturel que représenterait . . . le
cerveau des neurosciences » (p. 189).

Philippe Borgeaud, s’il fallait l’évoquer en une image, écrit ses articles et
enseigne comme un père raconterait des histoires à ses enfants, ses étu-
diant-es : dans sa manière de raconter le mythe, de dérouler l’écheveau de sa
pensée, en sorte que l’on quittait ses cours avec l’impression d’avoir éclairé en
sa compagnie des pans de la pensée antique jusqu’alors oubliés. Lui-même dit
avoir appris le goût du mythe et de l’émerveillement auprès de son propre
père, et il a su transmettre cette passion à tous ceux qui ont croisé son chemin.
Nous espérons que ce volume permettra à d’autres « écoliers » encore de faire
un bout de promenade avec lui.
Nous remercions Delphine Eggel, qui a méticuleusement retranscrit plu-
sieurs textes republiés ici, ainsi que Chloé Berthet pour sa minutieuse relec-
ture. Nous remercions aussi chaleureusement Guy G. Stroumsa et David
Schulman, ainsi que les éditions Brill, d’avoir accepté d’inclure ce volume dans
la prestigieuse collection des Jerusalem Studies in Religion and Culture.

Daniel Barbu
Philippe Matthey
Bibliographie

Ce volume comprend dix-neuf essais écrits par Philippe Borgeaud entre 1986
et 2011. Certains ont été révisés en vue de la présente publication. Nous indi-
quons ci-dessous, dans l’ordre chronologique, les titres originaux de ces essais
et les titres des volumes et revues dans lesquels ils furent originellement
publiés. Un texte est inédit : l’essai sur « Jean-Pierre Vernant et l’histoire des
religions » (conférence donnée le 4 mai 2010 devant les boursiers de la Founda-
tion for Interreligious and Intercultural Research and Dialogue, Genève).

1. « Le problème du comparatisme en histoire des religions », Revue euro-


péenne des sciences sociales, Cahiers Vilfredo Pareto, Tome XXIV, No 72,
1986, pp. 59-75.
2. « Le couple sacré/profane. Genèse et fortune d’un concept “opératoire”
en histoire des religions », Revue de l’histoire des religions, volume 211,
No 4, 1994, pp. 387-418.
3. « Qu’est-ce que l’histoire des religions ? », Équinoxe. Revue romande des
sciences humaines 21, 1999, pp. 67-83.
4. « Spectres et démons de midi : une étude d’histoire des religions »,
Europe, No 859-860 (Roger Caillois), 2000, pp. 114-125.
5. « La mémoire éclatée. À propos de quelques croyances relatives au
mythe », in Pierre Gisel, Jean-Marc Tétaz éds., Théories de la religion,
Genève, Labor et Fides, 2002, pp. 201-221.
6. « Réflexions sur la comparaison en histoire des religions antiques »,
Métis. Anthropologie des mondes grecs anciens, Numéro spécial 1, 2003,
pp. 9-33.
7. « Réflexions grecques sur les interdits alimentaires (entre l’Égypte et
Jérusalem) », in Cristiano Grottanelli, Lucio Milano éds., Food and
Identity in the Ancient World, Padova, S.A.R.G.O.N. Editrice e Libreria
(History of the Ancient Neat East. Studies 9), 2004, pp. 95-121.
8. « Fumigations antiques. L’odeur suave des dieux et des élus », Rivista di
storia e letteratura religiosa 1, 2005, pp. 595-600.
9. « Une rumeur bien entretenue : le retour de(s) Dieu(x) », Critique 704-705,
Janvier-Février 2006, pp. 59-68.
10. « L’Orient des religions. Réflexion sur la construction d’une polarité, de
Creuzer à Bachofen », Archiv für Religionsgeschichte 8, 2006, pp. 153-162.
11. « L’histoire des religions à Genève. Origine et métamorphoses », Asdiwal.
Revue genevoise d’anthropologie et d’histoire des religions 1, 2006, pp. 13-22.
bibliographie xvii

12. « Variations grecques sur l’origine (mythique) du langage », in Olivier


Pot éd., Origines du langage. Une encyclopédie poétique, Paris, Seuil
(Le Genre Humain 45-46), 2007, pp. 73-100.
13. « Rites et émotions. Considérations sur les mystères », in John Scheid
éd., Rites et croyances dans les religions du monde romain, Vandœuvres,
Fondation Hardt (Entretiens sur l’Antiquité classique, Tome LIII), 2007,
pp. 189-222.
14. « La crainte des dieux », Asdiwa. Revue genevoise d’anthropologie et
d’histoire des religions 3, 2008, pp. 23-39.
15. « Une rhétorique antique du blâme et de l’éloge. La religion des autres »,
in Pierre Brulé éd., La norme en matière religieuse, Liège, Kernos
(Supplément 21), 2009, pp. 69-89.
16. « Mythe et émotions. Quelques idées anciennes », in Ueli Dill, Christine
Walde éds., Ancient Myth / Antike Mythen. Media, Transformations and
Sense-Constructions / Medien, Transformationen und Konstruktionen,
Berlin ‒ New-York, Walter de Gruyter, 2009, pp. 415-431.
17. « Observer, décrire, comparer. Une petite méditation », in Pierre Gisel,
Serge Margel éds., Le croire au cœur des sociétés et des cultures, Turnhout,
Brepols, 2011, pp. 19-29.
18. « À chacun sa religion. Leçon d’adieu prononcée à l’Université de Genève
le 24 mai 2011 », Asdiwal. Revue genevoise d’anthropologie et d’histoire des
religions 6, 2011, pp. 7-21.
Comparaison et histoire des religions


CHAPITRE 1

Le problème du comparatisme en histoire


des religions

1.1

Une des premières œuvres sollicitant l’attention d’un historien des religions
qui s’interroge sur le rôle et l’importance de la comparaison comme procédé
heuristique ou analytique est celle du jésuite français Joseph François Lafitau
qui, en 1724, publia les deux volumes in quarto de ses Mœurs des sauvages amé-
riquains comparées aux mœurs des premiers temps1. Cette œuvre est intrigante
à plusieurs titres. D’abord parce que, bien que son projet soit apologétique
(dirigée qu’elle est contre les athées du temps, pour qui le bon sauvage appa-
raissant comme une preuve vivante de la possibilité de vivre sans religion
fait figure d’allié précieux), elle est considérée par Arnold van Gennep (1914),
Alfred Métraux (1963) et bien d’autres à leur suite comme l’œuvre d’un précur-
seur de l’ethnologie la plus moderne et la plus scientifique2. Intrigante aussi
parce que la comparaison, chez Lafitau, rapproche les mœurs des « sauvages »
contemporains, dans le Nouveau Monde, de celles des peuples de l’Antiquité
les plus archaïques, retirés aux confins du monde classique : ceux qui, refoulés
à la suite des mouvements de populations correspondant à l’établissement du
Peuple Élu dans la Terre Promise, ignorèrent la tradition mosaïque, celle du

1  Une édition en 4 volumes in-octavo parut la même année chez le même éditeur. Je cite l’édi-
tion en 2 volumes. En 1983, Ednie Hindie Lemay fit paraître, aux Éditions François Maspéro
(Coll. La Découverte) deux volumes d’introduction, choix de textes et de notes; le chapitre
« De la religion », qui constitue le noyau théorique de l’ouvrage (vol. 1, pp. 108-455 de l’éd.
originale), en est malheureusement écarté. En attendant l’édition critique du texte ori-
ginal qui se prépare au Canada, le travail fondamental demeure celui de W. N. Fenton et
E. L. Moore, Customs of the American Indians Compared with the Customs of Primitive Times
by Father Joseph François Lafitau, Toronto, 1974, avec une très importante introduction
(pp. XXIX–CXIX).
2  Cf. G. Cocchiara, « Lafitau, i selvaggi americani e il mondo classico », Rivista di Etnografia
2, 1948, pp. 5-14 ; G. Tissot, « Lafitau : figures anthropologiques », Sciences religieuses 4, 1974-
1975, pp. 93-107 ; P. Vidal-Naquet, « Le cru, l’enfant grec et le cuit », in J. Le Goff, P. Nora éds.,
Faire de l’histoire, T. 3, Paris, 1974, pp. 137-168 ; M. de Certeau, « Writing vs. Time : History
and Anthropology in works of Lafitau », Yale French Studies 59, 1980, pp. 37-64 ; M. Duchet,
Le Partage des savoirs. Discours historique, discours ethnologique, Paris, 1985.

© koninklijke brill nv, leiden, ���6 | doi ��.��63/9789004319141_002


4 CHAPITRE 1

Livre3. La comparaison met ainsi à jour ce qu’ont de commun les représentants


d’une humanité privée de l’Écriture, localisés autrefois sur les marges des civi-
lisations de l’Ancien Monde, aujourd’hui au cœur du Nouveau. Cette part com-
mune, pour Lafitau, est le signe d’une origine : les « sauvages amériquains »
sont les descendants, émigrés, de ces vieilles populations thraces, scythes ou
lyciennes. Partant d’une réflexion sur le peuplement de l’Amérique, la compa-
raison se donne pour but de remonter le temps, de retrouver la pensée d’une
humanité encore proche de la révélation faite « à nos premiers pères, Adam et
Ève » en deçà de l’aventure judéo-chrétienne4.
La question demeure de savoir quel type de discipline (histoire religieuse,
ethnologie avant la lettre) pratiquait le Père Lafitau. Arnold van Gennep, ainsi
qu’Alfred Métraux, reconnurent en lui un précurseur de l’ethnographie. Il n’est
que de considérer, nous dit-on, la table des matières. Or c’est précisément là
ce qui fait problème. Outre le fait que la comparaison, avec l’Ancien Monde,
est constante, il convient d’accorder une juste attention au chapitre le plus
long, près de 400 pages, sur la religion : réflexion fondamentale qui n’est en
réalité que l’ébauche d’un livre entier sur le même sujet, livre jamais publié et
dont le manuscrit, refusé par les autorités civiles de l’époque, s’est égaré5. Bien
que l’ouvrage conservé de Lafitau reste une étude des mœurs, la religion ne
concerne pas seulement le chapitre principal et force est de reconnaître que
l’approche du jésuite, sur ce point qui pour lui n’est pas secondaire mais cen-
tral, préfigure peut-être l’ethnologie religieuse, certainement l’histoire compa-
rée des religions.

3  « Mon sentiment est donc que la plus grande partie des Peuples de l’Amérique viennent ori-
ginairement de ces Barbares qui occupèrent le Continent de la Grèce & ses Isles, d’où ayant
envoyé plusieurs Colonies de tous côtez pendant plusieurs siècles, ils furent obligez d’en
sortir enfin tous, ou presque tous, pour se répandre en divers païs, ayant été chassez en der-
nier lieu par les Cadmonéens ou Agenorides, qu’on croit être les Peuples d’Og Roy de Bazan,
dont il est parlé dans l’Écriture, ce qui arriva à peu près dans le temps que les Chananéens
fuyant devant les Hebreux, & contraints de leur céder la place, alloient inonder eux-mêmes
comme un torrent, d’autres Contrées où ils trouvoient des ennemis moins redoutables »
(vol. 1, pp. 89-90).
4  « L’étude que j’ai fait de la Mythologie Payenne m’a ouvert un chemin à un autre système, &
m’a fait remonter beaucoup au-delà des temps de Moïse, pour appliquer à nos premiers Peres
Adam & Eve tout ce que l’Auteur, dont je viens de parler, a appliqué à Moïse & à Séphora »
(vol. 1, pp. 12-13) : Lafitau fait allusion à Pierre-Daniel Huet, Demonstratio evangelica (1694).
5  Fenton and Moore, op. cit. (n. 1), vol. 1, pp. XLI-XLII.
Le problème du comparatisme en histoire des religions 5

1.2

Ainsi que l’indique le titre du livre, la méthode est comparative. Qu’en est-il de
ce comparatisme, comment un tel projet s’articule-t-il à la notion de religion ?
C’est ce que je vais tenter d’illustrer par un petit exemple tiré du second cha-
pitre, intitulé « De l’origine des Peuples de l’Amérique ». Il s’agit d’un passage
où Lafitau décrit les « hommes habillés en femmes » que les colons et mis-
sionnaires de son temps rencontraient « chez les Illinois, chez les Sioux, à la
Louisiane, à la Floride et dans le Yucatan » (vol. 1, pp. 52-54).
Ce passage de Lafitau nous dit d’abord que déterminer la vérité d’un phé-
nomène, repérer la situation culturelle à l’intérieur de laquelle il prend un
sens, reviendrait à l’excuser par rapport au scandale qu’il pourrait provoquer
chez des observateurs non prévenus : si les Européens, les hommes de l’Ancien
Monde d’aujourd’hui, ne comprennent pas les hommes-femmes de l’Amé-
rique indienne, c’est qu’ils n’ont pas fait l’effort de ce que nous appellerions
une mise en contexte ; leur attitude, de ce point de vue, est condamnable ; les
Espagnols lâchent leurs dogues par l’effet d’un manque de curiosité. Ils ont fait
l’économie d’une observation attentive. Cette paresse intellectuelle explique
l’ignorance, qui ne se contente pas d’elle-même mais appelle une fausse inter-
prétation, qui à son tour explique la fureur : c’est parce qu’ils imaginaient, nous
dit Lafitau, le « plus désavantageux » (est-ce l’hermaphroditisme physiolo-
gique, ou simplement le comportement homosexuel ? Probablement celui-ci
entraînant l’imagination de celui-là) que les Espagnols voulurent détruire les
hommes-femmes à la manière dont on efface une souillure. Si les Espagnols
virent leur imagination s’enflammer, c’est parce qu’ils ignoraient les véritables
causes de la condition de ces êtres. Le phénomène observé est en soi répu-
gnant (de l’avis du père Lafitau, certes, autant que de celui des Espagnols).
Mais il peut être justifié, comme un moyen peut l’être par sa fin, à condition
que l’on connaisse les causes (finales). Cette connaissance des causes recon-
duit le phénomène impur, inacceptable, dans le domaine du pur, et même du
louable. Ce à quoi Lafitau nous convie, c’est à un renversement analogue à
celui qu’opérait déjà Las Casas (Apologética historia, chap. 189) quand il affir-
mait que les sacrifices humains chez les Aztèques dépendaient d’une noble et
louable intention, celle d’offrir à la divinité ce que l’homme a de plus cher (son
semblable, ou lui-même). Les hommes-femmes, considérés sous cet angle, ne
sont plus des homosexuels hermaphrodites. Ils deviennent des renonçants :
« Ils ne se marient jamais, ils assistent à tous les exercices où la religion semble
avoir part, et cette profession de vie extraordinaire les fait passer pour des gens
d’un ordre supérieur. . . » ; plus loin dans son livre, dans un passage du chapitre
sur la religion, Lafitau les situe dans une catégorie franchement monacale :
6 CHAPITRE 1

Les Iroquois avoient aussi leurs Vierges parmi les hommes. Il se peut
faire, que dans les temps anciens quelques-uns aient vêcu en Commu-
nauté, comme les Ésseniens parmi les Juifs, et peut-être le plus grand
nombre des Prophètes, les Plystes chez les Daces, les Ctistes chez les
peuples de Thrace, les Bonzes, les Talapoins et les Pénitents des Indes. Je
croirois néanmoins plus vraisemblable, qu’ils se retiroient dans la soli-
tude à quelque distance de leurs Villages, où ils vivoient separément,
comme des Hermites, n’ayant qu’un domestique, qui leur portoit les
choses nécessaires (vol. 1, p. 175).

L’homme-femme, tel qu’il est décrit par Lafitau, suscite deux résistances :
une résistance intra-culturelle, celle de l’hermaphrodite considéré dans
son environnement social, dans le cadre des coutumes amérindiennes où il
apparaît comme un déviant, un marginal à la fois sacralisé et objet de mépris
(« Quoique l’esprit de religion qui leur fait embrasser cet état les fasse regar-
der comme des hommes extraordinaires, ils sont néanmoins réellement tom-
bés, parmi les Sauvages même, dans ce mépris où étaient anciennement les
prêtres de Vénus Ouranie et de Cybèle . . . ») ; une seconde résistance appa-
raît, transculturelle, celle que le même hermaphrodite offre par rapport au
modèle imaginaire que désire rencontrer le regard européen et que s’efforcent
d’imposer les colons-conquérants-missionnaires. Ces derniers renâclent à
reconnaître ce qui pour Lafitau est une évidence : la profonde religiosité des
Indiens. Un des traits de cette religiosité se manifeste précisément dans cette
coutume qu’ils abhorrent tout particulièrement, celle des hommes-femmes.
Tel est le problème posé. Mais comment Lafitau en vient-il à le résoudre, c’est-
à-dire à reconnaître la nature religieuse du phénomène ? Ce n’est pas l’obser-
vation d’ordre ethnographique qui lui sert d’argument. À ce niveau, Lafitau
se contente d’affirmer la nature religieuse de l’état d’homme-femme. Il ne la
prouve pas. À la réflexion l’on se dit que l’attitude ambigüe des « Sauvages »
envers les hommes-femmes aura suffi pour que Lafitau soupçonne leur sta-
tut religieux ; que cette coloration religieuse du phénomène lui est apparue
comme évidente grâce au fait que lui, « aussi », est un religieux. Dans cette
hypothèse, l’évidence est celle du jésuite bordelais ; pas celle des colons et
conquistadores espagnols. Comment expliquer cette différence de réaction ?
Ne faut-il pas reconnaître que la reconnaissance, par le jésuite, du caractère
religieux de l’homme-femme (reconnaissance qui n’est pas mieux étayée par
l’observation que ne serait celle d’hermaphrodites physiologiques) équivaut
l’horreur que le même objet, considéré sous l’angle de la transgression sexuelle,
fait ressentir aux Espagnols ? Suscité par un seul et même objet, un sentiment
Le problème du comparatisme en histoire des religions 7

d’émoi (ambigu) demande à être interprété, tantôt en horreur, tantôt en


respect. L’interprétation espagnole, on la connaît encore aujourd’hui : c’est
celle qui mène aux dogues. L’interprétation de Lafitau, elle, prendra le nom
de comparatisme. Elle conduit, à travers quelques vicissitudes, à ce que nous
appelons histoire des religions.

1.3

Pour justifier, expliquer le comportement des hommes-femmes, pour le rendre


acceptable-parce-que-compris, Lafitau recourt à la comparaison. Les faits
amérindiens rejoignent une série de faits du Vieux Monde, repérés dans les
marges de l’Antiquité classique (sectateurs phrygiens de Cybèle, personnages
consacrés à la Déesse syrienne6 : relevons qu’il s’agit, dans le système géné-
ral de Lafitau, de marges qui précisément résistent, sur le mode obstiné de la
survivance, aux transformations du classicisme (situé au centre, à Athènes).
Ce qui pourrait apparaître dans le modèle antique comme une déviance est
en réalité ce qui, de l’Origine, survit ; ce qui, de l’Origine, est le plus proche.
Éclairés par une série de faits relevant de ce modèle antique décentré, voici
que des faits aberrants de l’Amérique indienne prennent un sens religieux.
Un sens que la représentation de Lafitau laissait supposer indéchiffrable de
­l’intérieur (par la considération de la seule déviance intraculturelle), aussi bien
que de l’extérieur (car le regard européen, d’abord scandalisé, ensuite horrifié,
reste aveugle). Pour franchir théoriquement ce double écran une seule voie,
celle de la comparaison. D’une comparaison qui permet de faire l’économie
de l’aveu. Car, et c’est là où je voulais en venir, le scandale de l’homme-femme
éclate quand se confesse le statut religieux, au sens chrétien, du personnage.
L’aspect sexuel, qui relève d’une coutume, d’un rite, n’est pas séparable de
l’aspect religieux : il en découle. Le fait de se scandaliser permet d’éviter de
considérer sans détour le phénomène comme religieux. Il l’interdit. Sa fonc-
tion est d’éviter l’analyse contextuelle. Le statut religieux du personnage ne
réapparaîtra (aux yeux « désillés » du chrétien) qu’à la suite d’un détour, qui
informe à son tour l’analyse interne, et qui se trouve tributaire lui aussi de la

6  Il s’agit de prêtres étrangers (orientaux), souvent itinérants, ayant rituellement subi la castra-
tion, et dont le comportement (jugé efféminé) fait l’objet d’une rumeur les accusant d’ho-
mosexualité ; H. Graillot, Le Culte de Cybèle Mère des Dieux à Rome et dans l’Empire, Paris,
1912, pp. 287-319 ; R. Turcan, Sénèque et les religions orientales, Bruxelles, 1967 ; H. Herter,
« Effeminatus », RAC 4, 1959, col. 620-650.
8 CHAPITRE 1

résistance transculturelle : le détour de l’analyse comparative où le regard,


demeuré ethnocentrique, prétend retrouver indirectement la vérité du phé-
nomène exotique. Dans cette analyse, les présupposés déplacent leur champ
d’influence ; ils n’interdisent plus l’approche des différents contextes culturels,
mais ils colorent (ou déterminent) l’intuition de base, le désir même de l’ana-
lyse. Chez Lafitau le présupposé ethnocentrique se cache dans les brumes de
« cette sorte de vision mystérieuse » dont il parle en commentant le frontispice
de son livre, vision qui mêle l’Origine à l’altérité, ramenant celle-ci à celle-là, et
qui agit chez lui à la manière d’une drogue7.
Il serait donc naïf de considérer la comparaison, chez Lafitau, simplement
comme un instrument de la juste évaluation de la différence, permettant
une meilleure compréhension et un meilleur comportement (condamna-
tion de l’attitude des Espagnols lâchant les dogues) ; elle est, tout autant et
peut-être même d’abord, une drogue au service de l’amplification d’un émoi
(en l’occurrence d’un émoi religieux à coloration sexuelle) : on n’est pas loin
d’une expérience mystique.
Ce travail d’amplification à l’aide de la comparaison a pour fonction de
révéler des causes qui, pour être finales, sont néanmoins enfouies dans une
mémoire partagée par tous les hommes, secrètes et difficiles à mettre en évi-
dence. La découverte de ces causes requiert une analyse de type diachronique
qui entraîne Lafitau en direction du Paradis Terrestre, lieu du drame inou-
bliable de la Chute et de la Révélation faite à nos premiers Pères8. Comme des
maillons échappent à l’œil de l’historien, il fait intervenir le concept de « vision
mystérieuse » et revendique le droit au flou :

Quelques-unes des mes conjectures paraîtront légères en elles-mêmes,


mais peut-être que réunies ensemble elles feront un tout, dont les parties
se soutiendront par les liaisons qu’elles ont entre elles (vol. 1, pp.4) ;

Il est vrai que je n’ai garde de donner mes conjectures pour des démons-
trations. Néanmoins, quoique simples conjectures, elles ne laissent pas

7  Le frontispice, et l’explication qu’en donne Lafitau, font l’objet des analyses de Tissot,
« Lafitau : figures anthropologiques » ; Vidal-Naquet, « Le cru, l’enfant grec et le cuit » ; de
Certeau, « Writing vs. Time ».
8  Souvenir altéré de cette Révélation, l’ensemble des Mystères païens, pour Lafitau, est
construit autour de la double figure féminine d’une Mère (Déméter correspondant à Ève)
et d’une Vierge rédemptrice (Perséphone correspondant à Marie) ; ainsi que la double figure
d’un Père (le vieux Cadmos, correspondant à Adam) et d’un Fils (le jeune Dionysos-Sabazios,
correspondant au Christ), cf. vol. 1, p. 240.
Le problème du comparatisme en histoire des religions 9

de faire un argument très fort et une espèce de conviction, si on veut les


réunir toutes sous un même point de vue » (vol. 1, p. 16) ;

Je crois qu’il faut prendre la chose d’une manière un peu plus vague pour
courir moins de risque de se tromper (vol. 1, p. 89).

1.4

En comparant le fait amérindien avec un fait antique (païen), Lafitau esca-


mote l’espace qui lui sert de lieu d’inspiration, la tradition judéo-chrétienne.
Il s’oublie, en tant que sujet marqué par l’appartenance à une civilisation bien
particulière, dont il véhicule les attitudes. Il néglige de mentionner le lieu d’où
il parle. Mais c’est pour mieux le retrouver. D’ailleurs tout son programme est
marqué par cet oubli. L’Amérique et l’Ancien Monde, dans son système, ont
ceci de commun qu’ils apparaissent en deçà de la tradition mosaïque, puis
chrétienne, celle du Livre. Ce que Lafitau compare, les termes de sa compa-
raison relèvent d’un état antérieur à l’établissement des Hébreux dans la Terre
Promise. Loin d’être, comme le voudrait la vulgate de son époque, une cor-
ruption de l’enseignement mosaïque, le paganisme qui l’intéresse, celui des
Mystères, échappe totalement à la tradition juive et relève directement de
cette Révélation faite à nos premiers Pères, Adam et Ève :

Ainsi le Paganisme concourt avec les Livres saints à nous démontrer que
la Religion vient d’une même source (vol. 1, p. 13).

Ce régime incantatoire de la comparaison, visant à reconstituer à coups d’éru-


dition une origine à jamais perdue mais qui donnerait son sens à la diversité des
cultures, on le trouve à l’œuvre, de nos jours encore, chez bien des historiens
des religions. Le plus étrange, au fond, reste qu’une telle attitude, fondamen-
talement ethnocentrique, loin d’escamoter la réalité (plurielle) des phéno-
mènes étudiés suscite au contraire l’élaboration de modèles qui n’en finissent
pas d’être redécouverts, transformés, affinés. C’est ainsi que van Gennep put
reconnaître à Lafitau le mérite d’avoir entrevu une séquence rituelle adaptable
à plusieurs niveaux de l’existence sociale et universellement attestée, celle des
rites de passage. De même, le lièvre levé par Lafitau à propos de la matrili-
néarité iroquoise, qui l’entraîne à considérer sérieusement les passages des
Anciens relatifs au système social des Lyciens (système qui faisait déjà l’éton-
nement d’Hérodote), ce lièvre n’en finit pas de courir dans l’histoire des études
­concernant l’imaginaire masculin d’un règne des femmes : de Morgan et de
10 CHAPITRE 1

Bachofen aux études de Simon Pembroke, via Engels9. Quel que soit le sens
qu’on donne au phénomène (il relève depuis longtemps de l’histoire à l’imagi-
naire plutôt que de l’histoire tout court), il n’en demeure pas moins que cette
« gynécocratie » dont Lafitau précise la notion demeure un concept fécond
dans le domaine des sciences humaines, ainsi que l’atteste une étude encore
récente de Pierre Vidal-Naquet10. Quant aux hommes-femmes, il n’est que de
suivre leur destin dans la littérature ethnographique et historico-religieuse.
On est tout d’abord frappé par le fait que les ethnologues, depuis l’entre-
deux-guerres, redécouvrent ces personnages auxquels ils confèrent le nom de
« berdaches » (emprunté aux voyageurs français du XVIe siècle en Amérique)
et auxquels ils consacrent, récemment, plusieurs monographies de type com-
paratistes dans le cadre amérindien tout en suggérant que la comparaison
pourrait s’étendre à d’autres domaines11. Du côté des classicistes aussi, et sans
que référence soit faite au père Lafitau, on compare : entre certaine coutume
scythe (à laquelle Lafitau pensait en parlant de Vénus Ouranie) et certaines
coutumes sibériennes ; les « énarées » ou « androgynes » d’Hérodote sont
ainsi expliqués par la comparaison avec les chamans hommes Tchouktches
qui affectent de devenir des femmes et se comportent à l’avenant12. Les galles
de Cybèle, de leur côté, sont orientés vers le riche dossier de l’homosexualité
rituelle suméro-babylonienne13.
Sans que la gerbe de ce dossier élargi soit nouée, et avant même que les
conditions de légitimité d’une telle étude comparative ne soient définies, force
est de reconnaître que l’intuition de Lafitau, pour ethnocentrique qu’elle soit,

9 Voir S. Pembroke, « Women in Charge : the Function of Alternatives in Early Greek


Tradition and the Ancient Idea of Matriarchy », Journal of the Warburg and Courtauld
Institute 30, 1967, pp. 1-35, avec bibliographie.
10  P. Vidal-Naquet, « Esclavage et gynécocratie dans la tradition, le mythe, l’utopie », in Id.,
Le Chasseur noir Formes de pensée et formes de société dans le monde grec, Paris, 1981 (édi-
tion révisée, 1983), pp. 267-288.
11  P. Désy, L’homme-femme (les berdaches en Amérique du Nord), Paris, 1978 ; C. Callender
et L. M. Kochems, « The North American Berdache », Current Anthropology 24.4, 1983,
pp. 443-470, commentent une très riche bibliographie mais ignorent le texte important de
Pierrettte Désy qui démontre la nature religieuse du phénomène.
12  W. R. Halliday, « A Note on the ΘΗΑΕΑ ΝΟΥΣΟΣ of the Skythians », Annual of the British
School at Athens 17, 1910-1911, pp. 95-102 ; cf. G. Dumézil, « Les Énarées scythiques et la
grossesse de Narte Hamyc », Latomus 5, 1946, pp. 249-255.
13  W. Burkert, Structure and History in Greek Mythology and Ritual, Londres, 1979, pp. 110-111
et note 20, pp. 198 ; cf. le dossier réuni par J. Bottéro et H. Petschow, « Homosexualität »,
Reallexikon der Assyriologie 4, Berlin, 1972-1975, pp. 459-468.
Le problème du comparatisme en histoire des religions 11

n’est pas stérile. Reste à savoir si on peut l’affranchir de la vaste construc-


tion théologique (et idéologique) qui la condamne à n’être l’intuition que
du même.

1.5

L’histoire des religions, comme discipline, est née d’une constatation


ancienne, périodiquement remise en doute, toujours objet d’étonnement :
les autres (sous-entendu : les non chrétiens) ont eux aussi des religions ;
eux aussi connaissent des pratiques et des croyances que nous appellerions
« religieuses ». Il a fallu en outre qu’à cette constatation, ou à ce soupçon, vienne
s’ajouter le projet (conçu à la fin du XVIIIe siècle) de considérer la possibilité
d’une étude non confessionnelle des phénomènes appelés religieux, c’est à dire
une approche où la religion des autres (dans la mesure où on leur en reconnaît
une) ne se trouve pas d’emblée expliquée en référence à notre propre système
de représentations religieuses. Double projet donc, ou double perspective, que
celle de constituer un champ où l’on puisse disposer à la fois en regard les unes
des autres, et à l’abri de notre regard, les religions, toutes les religions, celles des
autres comme (d’ailleurs) les « nôtres ». À la fin du XIXe siècle, l’idée de mettre
sur le même pied toutes les religions du monde (y compris le christianisme) est
étroitement solidaire du projet d’arracher la religion au dogme pour la confier
à l’histoire. Il y a donc, au départ de la destinée académique de notre objet, un
léger parfum de laïcité, d’anticléricalisme parfois, dans cette volonté de créer
une discipline qu’on appelle tantôt « science de la religion », tantôt « histoire
comparée des religions ». Discipline non confessionnelle à vocation compara-
tiste, l’histoire des religions est aujourd’hui encore hantée par les fantômes qui
circulèrent à sa naissance.
En 1870, dans ses fameuses leçons sur la science de la religion, Max Müller
annonce un programme :

Établir une science des religions qui reposera sur la comparaison de


toutes les religions de l’humanité, ou au moins des plus importantes, ce
n’est plus là qu’une question de temps.

Cette science, qui s’attachera d’abord aux textes canoniques des grandes tra-
ditions (Max Müller deviendra l’éditeur de l’imposante série des Sacred Books
of the East), il lui donne pour nom : « théologie comparée », et s’empresse d’en
souligner la compatibilité avec la foi chrétienne considérée comme une des
formes d’aboutissement d’une longue évolution :
12 CHAPITRE 1

Aucune religion n’offre, si je puis dire, un sol mieux préparé pour la


culture de la théologie comparée que la nôtre. La position que le christia-
nisme occupa, dès l’origine, vis-à-vis du judaïsme, fut comme une pre-
mière leçon en matière de théologie comparée, et dirigea l’attention des
esprits même les moins portés à ce genre de recherches vers une compa-
raison de ces deux religions . . . Si nous avons appris à voir dans la religion
exclusive des Juifs comme une préparation à ce qui devait être la religion
cosmopolite, universelle, humaine par excellence, nous éprouverons
bien moins de difficulté à découvrir dans le labyrinthe des autres reli-
gions un ordre et un dessein cachés. Elles semblent marcher dans le
désert, c’est possible ; mais cette marche lente et vagabonde n’en est pas
moins un acheminement vers la terre promise14.

Du côté français, bien que la chaire d’histoire comparée des religions soit créée
en 1879 au Collège de France par un théologien protestant, Albert Réville,
l’accent est mis sur la laïcité. Maurice Vernes, en 1916, faisant l’histoire de la
5e section de l’École Pratique des Hautes Études créée en 1886 comme prolon-
gement de l’enseignement donné au Collège de France, sous le titre d’École
Pratique des Hautes Études Religieuses, souligne que ces deux institutions
furent « l’aboutissement en matière religieuse du mouvement des idées qui
caractérise le XVIIIe et le XIXe siècle et qui a consisté à transporter les sciences
humaines ou sociales du terrain du dogme sur celui de l’histoire ». Le but de la
recherche est ainsi défini :

Plus de dogmes dictés par un corps privilégié, qui se borne à faire vérifier
ses titres à servir de canal aux révélations célestes, mais un inventaire
patient et méthodique des documents, institutions et doctrines, donnant
naissance à un classement historique par l’emploi exclusif de l’examen
critique.

14  F. M. Müller, La Science de la religion, Paris, 1873, pp. 30-31. On sait que la méthode com-
parative, avant de s’appliquer aux grands ensembles religieux définis sous l’appellation
de « théologie comparée », avait déjà servi d’instrument pour l’approche des mythologies
indo-européennes (cf. F. M. Müller, Comparative Mythology, Londres, 1856). Il convient
toutefois de souligner que pour Max Müller le mythologique ne se réduit pas au religieux,
mais englobe une pluralité de discours hétérogènes, tous marqués par le fameux procès
de « maladie du langage », procès qui égare et pervertit (par la dérive de métaphores à
l’origine solaires) un langage premier et poétique, celui de la transparence au monde.
Travaillant sur le corpus des grands textes canoniques, la « théologie comparée » mettra
son objet, la religion, à l’abri des critiques qui pourraient s’adresser à la mythologie.
Le problème du comparatisme en histoire des religions 13

L’École Pratique des Hautes Religieuse devient ainsi, selon les propres termes
de Maurice Vernes, une faculté de théologie laïcisée.

1.6

Le principe organisateur de la classification a évidemment connu bien des ava-


tars depuis l’époque de Max Müller. Celui-ci concevait sa théologie comparée
sur le modèle de la science du langage hérité de ses maîtres Franz Bopp et
Eugène Burnouf : celui de la grammaire comparée, aboutissant à un classement
des langues par familles. De même un classement des religions par familles
et sous-groupes s’effectuerait sur le mode généalogique avec, à un extrême,
la religion naturelle de l’homme primitif, à l’autre le christianisme et les diffé-
rentes manifestations des grandes religions. Dans un ouvrage paru en 1872, La
Science des religions, Émile Burnouf (fils d’Eugène) s’inspire de l’enthousiasme
de Max Müller pour lancer un appel à la classification des phénomènes reli-
gieux sur le modèle de l’histoire naturelle et des sciences de l’observation, avec
une option elle aussi évolutionniste :

Il est possible de diviser en groupes les religions anciennes ou modernes


[. . .]. On peut ensuite réunir ces groupes en catégories plus étendues et
moins nombreuses [. . .]. Ce travail préliminaire étant terminé, on pro-
cède à l’étude pour ainsi dire physiologique des religions, et l’on remarque
alors, comme dans la botanique, que les religions réunies dans un même
groupe se ressemblent entre elles par leur organisation, par leurs prin-
cipes constitutifs, par leurs effets généraux, et le plus souvent par le
milieu où elles se sont développées. Ces simples observations répandent
à elles seules déjà une vive lumière sur l’histoire. Enfin, la comparaison
s’étendant finit par embrasser toutes les religions connues ; dès lors, il
devient possible de déterminer leurs éléments essentiels, de suivre leurs
développements dans le passé, de les ramener à des formes de plus en
plus anciennes et d’approcher par degrés de leur origine (pp. 13-14).

Et pour ceux qui se demanderaient ce qu’il advient de l’inclassable, dans un tel


système, l’auteur ajoute :

Il est aujourd’hui très vraisemblable que les races humaines autres que la
blanche seront reconnues pour incapables de fonder un système reli-
gieux de quelque valeur, et que chez les plus infimes d’entre elles on
14 CHAPITRE 1

ne trouvera qu’une notion de Dieu à peine ébauchée et des cultes sans


théorie (p. 57).

En 1916, quand Vernes écrivait son rapport sur l’enseignement de la 5e section,


l’accent était déjà porté sur l’inventaire, plutôt que sur le classement.
L’inventaire, en effet, entraîne à regarder de près les dossiers dans leur diver-
sité, et leurs spécificités. Il porte au désenchantement en ce qui concerne un
but toujours proclamé, mais de plus en plus lointain, celui du classement.
Le projet comparatiste de Max Müller renaît cependant périodiquement de
ses cendres, comme l’indiquent les nombreux volumes de « Comparative
Religion » qui alourdissent les rayons de nos bibliothèques. Nombre d’histo-
riens des religions, aujourd’hui encore, espèrent parvenir à une telle classifi-
cation générale, qui ne soit pas une simple juxtaposition de monographies,
mais bien un ensemble structuré et raisonné où chaque religion rejoindrait
naturellement certaines classes, opposées à d’autres classes en fonction d’un
système signifiant. Frank Whaling, qui tout récemment nous rappelait que la
tâche de la discipline appelée « comparative religion » est bel et bien de com-
parer les différentes traditions religieuses en vue de les classer, devait toutefois
reconnaître que, dans la bibliographie existante à l’heure actuelle, les essais
dans cette direction demeurent des vœux pieux15. Le plus souvent, en effet,
l’historien des religions est l’homme d’un terrain. Les questions comparatistes
qu’il se pose lui sont dictées par les conditions mêmes de son terrain. Cela, qui
est le plus intéressant, n’exclut pas la légitimité d’une enquête qui se donne-
rait pour but une classification générale des religions, mais entraîne comme
conséquence que les critères d’une telle entreprise seront toujours arbitraires,
et partiaux. Une telle classification ne peut s’effectuer que sous un certain
angle, et en réponse à certaines questions. Par exemple celle des rapports entre
l’organisation religieuse et l’organisation sociale (peut-on les distinguer ?), ou
entre modes religieux de divination et exercice du pouvoir, ou celle des consé-
quences qu’entraîne, du point de vue de telle ou telle religion, l’usage ou non
usage de l’écriture, la présence ou non présence d’un clergé, etc. Toute classi-
fication générale, par conséquent, aurait le statut d’un essai, avec ce que cela
représente de stimulant mais aussi d’inachevé.
Mais si la comparaison n’a plus pour but (sinon ultime dans le sens
­d’inaccessible) une classification générale, elle n’en demeure pas moins l’ou-
til fondamental de la recherche en histoire des religions. « Affaire de spécia-
listes », comme le dit Jean-Pierre Vernant, le travail comparatiste engage « les

15  F. Whaling, Contemporary Approaches to the Study of Religion, 2 vols., Berlin/New York/
Amsterdam, 1983-1984, vol. 1, p. 170.
Le problème du comparatisme en histoire des religions 15

historiens des religions à penser eux-mêmes pluridisciplinaire, à aborder les


faits religieux qui leur sont familiers dans une perspective nouvelle permettant
de les aligner sur ceux d’autres cultures, de fixer une direction de recherche et
une problématique communes. »16

1.7

La comparaison peut s’effectuer à des fins diverses. Elle peut être heuristique
dans le sens qu’elle vise à contourner une difficulté momentanément insur-
montable du point de vue de l’analyse interne de tel ou tel corpus. En propo-
sant une solution venue de l’extérieur, en allant chercher ailleurs un modèle
explicatif, elle excite généralement la hargne des spécialistes qui vont s’efforcer
de débusquer la bonne solution interne que de mauvaises habitudes empê-
chaient de voir17. À moins qu’elle ne trouve précisément la bonne solution,
auquel cas on peut parler, à juste titre, d’un parallèle. Mais quelle que soit l’is-
sue, elle ramène au corpus de départ, à l’intérieur duquel (et au nom duquel
seulement) peut s’esquisser une démonstration convaincante. Le parallèle heu-
ristique en soi n’explique rien, mais il peut mettre sur la piste d’une explication.
Dans le même ordre d’idée, la comparaison peut prendre la forme d’un
détour qui permette de mieux s’affranchir du règne des évidences ethno-
centriques : comme instrument d’éloignement, par exemple, la comparaison
ethnographique s’est avérée précieuse (dès la fin du XIXe siècle) en ce qui
concerne le monde grec ancien. Toutefois, en ne l’arrachant au regard huma-
niste des « héritiers » que pour le déplacer vers le « sauvage », elle a permis de
faire éclater ce scandale sur lequel Marcel Detienne est revenu récemment18 :
les Grecs (décidément) ne sont pas comme les autres ! Cet exercice d’éloi-
gnement a l’avantage d’aiguiser le regard, qui perçoit mieux certains détails,
à l’intérieur même du corpus, qui formaient (sans qu’on s’en rende compte)
obstacle à une vision ethnocentrique.

16  J.-P. Vernant, Religion grecque, religions antiques. Leçon inaugurale de la chaire d’études
comparées des religions antiques, Collège de France vendredi 5 décembre 1975, Paris, 1976,
p. 21.
17  Un exemple pourrait être celui du visage couvert de gypse des Titans dévorateurs de
Dionysos ; éclairé autrefois par la comparaison avec des rituels initiatiques australiens,
le même gypse s’explique aujourd’hui par le considération du champ sémantique de mot
titanos : M. Detienne, Dionysos mis à mort, Paris, 1977, pp. 183-187.
18  M. Detienne, Dionysos mis à mort, Paris, 1977, pp. 17-47. 
16 CHAPITRE 1

Plus fondamentale apparaît la comparaison que j’appellerai, faute de


mieux, herméneutique. Se situant au niveau de l’interprétation globale, elle
n’a pas d’abord pour but d’expliquer tel ou tel détail incompris d’un corpus
donné. Elle intervient quand le corpus déjà organisé, déjà compris, est mis en
présence d’autres corpus eux aussi constitués, dans un rapport mutuel d’enti-
tés qui pourraient se suffire à elles-mêmes, mais auxquelles leur confrontation
ajoute du relief. C’est ainsi que, partant « d’une configuration . . . particulière
étudiée, dans ses traits spécifiques, avec le maximum de précision », Jean-
Pierre Vernant19 proposait, sur le mode de l’aventure collective, de mettre en
regard de l’exemple grec le sacrifice dans d’autres systèmes religieux20.
La comparaison entre des phénomènes religieux (mythes, rites, institu-
tions, etc.) issus de systèmes culturels étrangers les uns aux autres peut s’opé-
rer de deux manières : je peux tenter d’expliquer, à la lumière des contextes
respectifs, la forme et la coloration que prend, en passant d’un système cultu-
rel à un autre, tel élément jugé semblable ; je peux, à l’inverse, tenter d’expli-
quer les différences qui opposent ces deux systèmes culturels à la lumière de
cette transformation. Ce que l’on compare oscille sans cesse, et sans que cela
soit toujours bien explicité, des termes premiers de la comparaison (ce qui
se transforme) aux contextes contrastés entre lesquels cette transformation
s’effectue. La connaissance progresse dans cet entre-deux : à mesure que s’af-
fine l’analyse des transformations, la juste évaluation des différents contextes
culturels se précise, et vice versa. On pourrait parler d’une relation dialectique.
La question se pose-t-elle de savoir si les différents termes de la compa-
raison entretiennent seulement, entre eux, des rapports logiques, ou si cer-
tains d’entre eux dérivent historiquement de certains autres, ou sont issus du
même héritage ? Dans quelle mesure convient-il de distinguer la comparaison
entre des éléments qui n’entretiennent entre eux aucun rapport de dériva-
tion, et celle entre des éléments dérivés les uns des autres, ou dérivés d’une
même origine ? Le statut du « même » change-t-il d’une situation à l’autre ?
L’acharnement avec lequel Georges Dumézil se refuse de sortir du corpus
indo-européenne (à de très rares exceptions près, mais qui sont alors expli-
quées par une notion élargie de la contiguité) fait ici figure de symbole. On sait
que, dans l’histoire de la démarche dumézilienne, ce qui circule ou qui s’hérite
(le « même, », si l’on veut) cesse à un certain moment (devenu « l’événement »
de 1938) de se définir comme un contenu substantiel (où le rapport d’un signe

19  J.-P. Vernant, Religion grecque, op. cit. (n. 16), pp. 39 sqq.
20  Comme fruit de cette réflexion collective on peut citer M. Detienne et J.-P. Vernant, La
Cuisine du sacrifice en pays grec, Paris, 1979 ; M. Biardeau et C. Malamoud, Le Sacrifice dans
l’Inde ancienne, Louvain, 1976.
Le problème du comparatisme en histoire des religions 17

à un sens serait contraignant) pour accéder au niveau d’une structure. De


pointilliste qu’elle était (sur un modèle frazérien), la comparaison porte désor-
mais sur des ensembles organisés, sur des relations définies en configurations
précises. Simultanément, l’étymologie (qui enracinait le « comparable » dans
le terrain des contenus pointillistes) perd de son importance au profit d’un
autre modèle heuristique, celui de la tripartition. Une certaine autonomie du
symbolique (Dumézil dirait : de l’idéologique) est ainsi assurée. Mais la proie,
bien que transformée, demeure la même. Au moment où il n’est plus convaincu
par le rapport étymologique des deux mots, Dumézil refuse de lâcher la com-
paraison flamen-brahman. Il l’empoigne d’un autre côté21. Il y a donc chez lui,
au moment de sa découverte, une perception du rapport qui précède tout
modèle d’analyse. Il se peut que l’outil conceptuel nouveau entraîne la décou-
verte de nouveaux objets, mais à l’origine de la découverte de l’outil nouveau
il y a la certitude, déjà donnée, de la réalité du nouvel objet, réalité fondée sur
le postulat, qui ne change pas, d’une origine commune. En effet, si je compare
un rituel romain à un mythe védique, je suis supposé d’emblée me situer au
niveau de l’homogène. Une fois la ressemblance repérée (c’est ce repérage qui
faisait problème), son statut de ressemblance ne pose pas de problème. Il va
de soi. Il y a en effet, donnée de départ, la possibilité (reconnue par la gram-
maire comparée qui conserve sous cet angle toute importance) d’un héritage
indo-européen commun. La tâche du comparatiste sera donc celle de déceler
les ressemblances : un jeu difficile, dont les règles ne cessent de s’affiner. Mais
il n’a pas à démontrer comment une ressemblance est possible. Son atten-
tion, bien au contraire, portera sur les différences, qu’il s’agira d’expliquer. Il
en irait de même pour un chercheur qui étudierait les différentes versions du
mythe du déluge dans la tradition proche-orientale : les cultures sumérienne,
mésopotamienne et juive se développèrent sur un même terrain22. Par contre,
la comparaison entre les mythes ou des rites sud-américains, océaniens et
sémitiques poserait d’autres problèmes. Pour expliquer comment les ressem-
blances repérées sont possibles malgré l’inexistence d’un substrat commun,
l’irrecevabilité des vieilles théories évolutionnistes et l’inobservabilité d’une
diffusion, on pourrait être tenté de faire intervenir une instance supérieure qui

21  Dans Flamen-Brahman, Paris, 1935, l’approche est encore, et à la fois, étymologique et fra-
zérienne. Tout change avec la conférence intitulée « La préhistoire des flamines majeurs »
(1938). G. Dumézil retrace lui-même son itinéraire dans Mythes et épopée, T. 1, Paris, 1968,
pp. 9-26.
22  Cf. l’ouvrage classique de A. Heidel, The Gilgamesh Epic and Old Testament Parallels,
Chicago/Londres, 1949.
18 CHAPITRE 1

pourrait prendre diverses formes : révélation naturelle, archétypes23, esprits


humain qui obéit partout aux mêmes lois, logique de réponses analogues à des
problèmes identiques posés dans les conditions analogues24, héritage géné-
tique de modèles d’action paléolithiques déterminant des structures rituelles
et narratives25, etc.

1.8

L’histoire de l’histoire des religions, et la fonction privilégiée que joue la notion


de comparaison dans l’élaboration de ce champ du savoir26, s’éclaire par la
confrontation des deux attitudes auxquelles nous avons fait allusion : celle
des précurseurs, penseurs religieux eux-mêmes ; celle de la discipline acadé-
mique, en principe non confessionnelle. L’époque où l’histoire des religions
s’émancipe de la théologie pour devenir une science d’observation tirant son
modèle des sciences naturelles ou de la linguistiques comparée est marquée
par le désir de constituer une typologie, une classification. On commence, à
cette fin, par vouloir constituer un inventaire. Et l’on se trouve, assez vite, face
au dilemme suivant : ou bien se contenter de la juxtaposition d’études histo-
riques limitées au champ de spécialisation de chaque écolier ; ou bien faire
éclater le cloisonnement philologique et culturel pour pratiquer, au mépris des
contextes spécifiques, un comparatisme tous azimuts bientôt encouragé par
un certain usage de la phénoménologie. En d’autres termes, un conflit nouveau
apparaissait, non plus entre dogme et laïcité mais entre compétences philolo-
giques ou historico-culturelles et appétits comparatistes, entre postulat de l’ir-
réductibilité de chaque champ culturel et postulat de l’existence de « choses »
qui traverseraient les frontières des cultures.
La première époque fut celle de la reconnaissance de religions autres que la
religion chrétienne. Mais elles ne pouvaient être des religions, ces autres, qu’en
participant d’une manière ou d’une autre du caractère religieux de la religion

23  Cf. entres autres M. Eliade « Remarques sur le symbolisme religieux », in Méphistophélès
et l’androgyne, Paris, 1962, pp. 238-268.
24  Telle est la doctrine de l’école nommée « Ecology of Religions » : A. Hultkrantz, « The
Religion-Ecological Method in the Research on Prehistoric » , in E. Anati éd., Les Religion
de la préhistoire, Actes du Valcamonica Symposium 1972, Brescia, 1975, pp. 519-528 ;
B. Lincoln, Priests, Warriors, and Cattle. A Study in the Ecology of Religions, Berkeley, 1981.
25  W. Burkert, Homo Necans : Interpretation altgriechischer Opferriten und Mythen, Berlin,
1972, et Structure and History.
26  A. Brelich, « Prolégomènes à une histoire des religions », in H.-C. Puech éd., Histoire des
religions. Encyclopédie de la Pléiade, vol. 1, Paris, 1970, pp. 4-59.
Le problème du comparatisme en histoire des religions 19

chrétienne. Cette participation était reconnue tantôt sur le mode d’une imi-
tation diabolique, tantôt sur celui d’un oubli progressif (auquel pouvait aussi
s’adjoindre une action diabolique) par rapport à une révélation primitive27.
Dans le premier cas la ressemblance était considérée comme trompeuse, dans
le second cas c’est la différence qui devenait trompeuse. Dans le premier cas, la
comparaison se passait de l’histoire (comme le diable avait pu, selon certains
Pères de l’Église, inspirer la religion grecque du temps de Socrate à imiter ce
qui deviendrait, près de cinq siècles plus tard, le Mystère chrétien) ; dans le
second cas, la comparaison avait partie liée avec l’histoire, dont elle décodait
les irréversibles vicissitudes : telle fut, entre autres, l’attitude de Lafitau.
Un premier fantôme, très résistant, entrevu à propos de Lafitau, est celui
de la comparaison considérée comme une machine à remonter le temps. Les
ressemblances sont interprétées comme les traces d’une origine commune.
La raison du même est recherchées dans l’histoire. Lafitau sur ce point avoue
son échec, même en ne tenant d’abord compte, dans son argument, que de
ressemblances portant sur des traits caractéristiques, des usages particuliers
et peu communs. La couvade, les amazones, les hommes-femmes, la matrili-
néarité interviennent comme autant de pratiques paradoxales que certaines
populations barbares de l’Ancien Monde transmirent à certaines populations
du Nouveau. Preuves d’une origine commune ?

Mais ces caractères tout singuliers qu’ils paraissent, ne le sont cependant


pas ; et convenant à plusieurs . . . Peuples, ainsi que je vais le faire voir, le
fondement de toutes ces conjectures tombe, et nous laisse dans notre
incertitude (vol. 1, p. 76).

Pour que la comparaison devienne preuve suffisante d’une origine commune


il faudrait, selon Lafitau, qu’elle porte sur des traits extrêmement précis et tels
que seules deux populations bien définies, l’une dans l’Ancien, l’autre dans le
Nouveau Monde, les affichent. Tel n’est jamais le cas. Lafitau prend donc la
chose de plus haut et nous l’avons vu recourir à une mystérieuse vision des ori-
gines. La vision du même, ramené à sa cause universelle, rend vain un procès
d’explication qui exigerait un autre type de voyance, celle de « cet auteur qui
a donné une succession des Rois d’Espagne, en remontant de génération en
génération jusqu’à Adam » (vol. 1, p. 41). L’héritage commun n’est pas d­ émontré

27  Voir, entre bien d’autres, G. Gliozzi, Adamo e il nuovo mondo. La nascita dell’antropolo-
gia comme ideologia coloniale : dalle genealogie blibliche alle teorie razziali (1500-1700),
Florence, 1977 ; J. Pépin, Mythe et allégorie. Les origines grecques et les contestations
judéo-chrétiennes, Paris, 1976.
20 CHAPITRE 1

par l’analyse précise des deux termes de la comparaison. Mais a-t-il à être
démontré ?

1.9

Les théories qui désirent rendre compte du même, en découvrir la raison,


relèvent et fatalement d’une idéologie, sinon d’une vision. La raison du même,
en tant que fondement de la comparaison, n’a pas à être démontrée. Il existe,
de fait, une pratique légitime de la comparaison, pratique réaliste et non
dépourvue d’ambition, caractérisée par le désir de mieux comprendre, de
mieux traduire28 les phénomènes religieux tels qu’ils ont (ou eurent) un sens
pour ceux qui les ont créés, chaque fois dans un contexte culturel et historique
bien particulier. Cet usage de la comparaison n’a pas pour but de rechercher
l’unité de l’homme, bien qu’à chaque instant il la désigne, dans son effort de
comprendre les différences.
Son premier objectif est d’apprécier la relation que les autres entretiennent
entre eux, sous le regard d’ego. Un rapport entre religions amérindiennes et
religions de l’Antiquité classique, en effet, ne peut faire l’objet d’une analyse
que si, d’une certaine manière, ego se reconnaît en un lieu comme en l’autre,
tout moderne qu’il soit. C’est toujours du point de vue d’ego qu’il s’agit, en
définitive. Mais ce point de vue, instrument nécessaire et inévitable, n’est pas
immuable : il peut être à son tour à constituer l’un des termes dont une com-
paraison (venue d’ailleurs) permettra de préciser la notion.

28  Sur la notion de traduction et ses implications dans le champ des sciences historiques, on
se référera à J. Rudhardt, « Réflexions philosophiques à l’occasion d’un exercice de traduc-
tion », Cahiers Ferdinand de Saussure 21, 1964, pp. 55-85.
CHAPITRE 2

Le couple sacré/profane : Genèse et fortune d’un


concept « opératoire » en histoire des religions

2.1

La témérité d’un historien des religions, qui plus est spécialisé dans l’Antiquité
classique, à s’immiscer dans un débat dont les implications peuvent concerner
la modernité en général1, se trouvera, je l’espère, justifiée par le fait que notre
discipline est encore suffisamment jeune, académiquement parlant, pour
garder à la conscience le souvenir des conflits qui ont marqué son enfance
universitaire.
Comme discipline académique, l’histoire des religions émerge, à partir de
1870, d’abord en terre protestante, dans un climat de sécularisation dont les
idéaux, hérités de la Révolution, conduiront la France, par exemple, à laïciser
l’école entre 1881 et 1886, avant de réaliser la séparation des Églises et de l’État
en 1905. À la pointe de ce mouvement, on observe la volonté (réalisée ou non,
peu importe) de laïciser les facultés de théologie : en Hollande (en 1877) comme
auparavant à Genève (dès 1873), l’enseignement universitaire de l’histoire
comparée des religions apparaît comme la garantie d’une approche historique
et critique, à savoir un allié providentiel, au niveau des études religieuses, dans
le jeu stratégique qui vise à séparer, vigoureusement et de manière institu-
tionnelle, le religieux du politique2 ; en 1879, une chaire d’histoire comparée
des religions s’ouvre au Collège de France, annonçant la création en 1886 de
l’École pratique des hautes études religieuses (plus tard devenue la Ve section

1  Une première version de ce texte fut présentée en mai 1994, à l’invitation de Laurent Jenny
et Antoine Raybaud, dans le cadre des rencontres du Groupe d’études du XXe siècle de la
Faculté des lettres de l’Université de Genève. Je dois aux participants qui sont alors inter-
venus d’avoir dû préciser et affiner plusieurs points de mon propos. Qu’ils en soient ici
remerciés.
2  La première chaire au monde d’histoire des religions devait toutefois trouver sa place à
Genève en 1873, en Faculté des lettres (dans la section nouvellement créée des Sciences
sociales), ceux que l’on considérait comme les principaux intéressés ayant décliné la pro-
position, qui émanait d’un gouvernement radical, de la localiser en Faculté de théologie. Le
premier titulaire (peu représentatif de la discipline) en fut Théophile Droz, auteur d’essais
littéraires et historiques, chroniqueur politique et économique [cf. chapitre 8 dans le présent
volume].

© koninklijke brill nv, leiden, ���6 | doi ��.��63/9789004319141_003


22 CHAPITRE 2

de l’EPHE), une institution conçue comme une faculté de théologie laïque,


historique et comparatiste. Volonté d’ordre politique donc, qui se réclame au
passage d’un projet épistémologique que l’on sait hérité des Lumières, mais où
l’on se plaît à découvrir un parfum de nouveauté scientifique, conforté qu’il est
par les apports de deux disciplines nouvelles, alors en pleine expansion: la lin-
guistique comparée, solidaire (à travers les travaux d’un Friederich Max Müller
en particulier, dont les fameuses leçons sur la science des religions avaient été
publiées en 1870) à la fois du développement de l’orientalisme et du projet de
constituer le corpus des grands textes sacrés de l’humanité et, d’autre part, de
l’ethno-anthropologie où vont s’illustrer, parmi tant d’autres, Tylor, Robertson
Smith et Sir James G. Frazer.
Considérée sous l’angle de l’histoire de son propre développement, l’histoire
des religions peut donc prétendre contribuer à éclairer le débat sur la genèse et
les métamorphoses du sacré au XXe siècle. Cette histoire, ce développement,
en ce qui concerne les usages de la notion de sacré, ne sont pas en effet des
phénomènes confinés aux laboratoires académiques. La réception, d’emblée,
touche une pluralité de disciplines, et concerne un projet de civilisation, soli-
daire des réinterprétations nouvelles que l’on va donner, jusque sous la IIIe
République, du concept rousseauiste de « religion civile »3. Le débat qui me
sert de point de départ, celui qui s’instaure académiquement à la fin du XIXe
siècle autour de la question des débuts de la religion, déborde largement le
cadre des spécialisations. L’émergence de notre objet (l’opposition sacré/pro-
fane) s’effectue sur un terrain sillonné en tous sens : il s’agit ni plus ni moins de
celui où se trouvait posée, en cette fin du XIXe siècle, la question des origines,
celle des premiers stades de l’évolution qui conduit du sauvage (du primitif) au
civilisé. Sur cette scène, traversée depuis peu par la horde primitive de Darwin,
la question du sacré émerge comme celle des origines de la religion : avant
Dieu, avant les dieux, mais constitutif du contrat social, indissociable du lien
communautaire, quel pouvait bien avoir été l’objet du sentiment religieux ?
Les réponses avancées depuis lors, de Tylor à Eliade, via Durkheim et Otto,
nous apparaissent comme autant de variations sur un même thème, celui du
sacré, conçu comme le « parvis »4 du temple. Ce qui, d’emblée, pose un pro-
blème de vocabulaire.

3  Avant-dernier chapitre du Contrat social, 1762, à lire en parallèle de la conclusion des Formes
élémentaires de la vie religieuse d’Émile Durkheim, 1912 : les deux livres peuvent être considé-
rés comme deux étapes fondamentales d’un long et sinueux parcours.
4  L’expression est de Rudolf Otto, cf. infra.
Le couple sacré / profane 23

2.2

Le sacré, en latin, c’est ce qui appartient au domaine des dieux ; dans ce sens
sacer s’oppose à profanus, entendu, lui, comme ce que l’on a retiré du temple,
ce que l’on a rendu à l’usage humain5. L’opposition, en fait, est analogue à celle
que les Romains établissent entre « publique » et « privé »6. En latin, il n’y a pas
place pour un quelconque parvis, ou entre-deux. On est dedans, ou dehors. Il
n’y a pas, entre le domaine du privé et le domaine des dieux et des prêtres, un
espace intermédiaire de « religion civile ». Dans une cité qui ignore la trans-
cendance absolue du divin, le profane ne saurait en effet exister comme un
espace autonome, distinct par nature d’un espace sacré. Il n’existe que des per-
sonnes, des choses, des lieux et des temps qui font l’objet de scrupules plus
ou moins intenses, et qui semblent, de ce fait, pouvoir momentanément (et
rituellement) se soustraire à leur appartenance première et incontestée, qui
demeure exclusivement divine. La religion tout entière est conçue comme
une négociation entre les dieux et les représentants de la cité humaine, des-
tinée à maintenir les premiers à bonne distance, à rabaisser leurs redoutables
­prétentions7. Le citoyen doit pouvoir respirer, et se mouvoir plus ou moins
librement dans un milieu balisé par la loi et les institutions, mais il est bien
entendu que cela ne procure jamais qu’une atmosphère de liberté précaire. La
civilisation, pour l’homme de l’Antiquité classique, est un acquis fragile, une
concession toujours révocable.
Notre adjectif « sacré » n’est pas l’héritier direct du latin sacer. Mais bien le
participe passé du verbe « sacrer », correspondant au latin sacrare, lui-même
dérivé de sacer. L’adjectif « sacré », qui répond au latin sacratus (et non à
sacer)8, désigne donc ce qui a fait l’objet d’une consécration, d’un « sacre ».

5  Cf. H. Fugier, Recherches sur l’expression du sacré dans la langue latine, Paris, 1963.
6  Horace, Épîtres II, 3 (De arte poetica), 396-397 : . . . Fuit haec sapientia quon dam, I Publica
privalis secernere, sacra profanis ; cf. D. Sabbatucci, « Terminologia sacrale in Roma », in
U. Bianchi éd., The Notion of « Religion » in Comparative Research. Selected Proceedings of the
XVI IAHR Congress, Rome, 1994, pp. 141-146.
7  Cf. J. Scheid, « Numa et Jupiter ou les dieux citoyens de Rome », Archives de Science sociale
des religions 59, 1985, pp. 41-53.
8  C’est ainsi que la fête du « Sacré-Cœur » traduit Sacratissimi cordis Jesuferia. On rencontre
encore, dans le vocabulaire de la Messe, « vases sacrés » (calice, patène, ciboire), « linges
sacrés » (nappe d’autel, corporal, pale et purificatoire), « vêtements sacrés » (amiet, aube,
cordon, manipule, étole, chasuble) : il s’agit d’instruments rituels qui font l’objet d’une
sacralisation particulière, ainsi que d’interdits parfois très précis, cf. Cérémonial selon le rite
romain ďaprès Joseph Baldeschi et d’après l’Abbé Favrel, par le R. P. Le Vavasseur, 5e éd., t. 1,
1876, pp. 40 sq.
24 CHAPITRE 2

En français, comme en anglais, cela s’entend au sens chrétien, qui n’a plus
grand chose à voir avec l’opposition latine, préchrétienne, entre sacer et
profanus. L’adjectif « profane », sans pour autant qu’ait été oublié son sens
technique, religieux, a vu son usage multiplié à la suite d’une reprise de l’em-
ploi métaphorique du latin profanus, qui finit par désigner (dès l’Antiquité
païenne) l’ignorant par rapport à l’expert, le non-initié par rapport à l’initié,
dans le domaine de la création artistique. Le profane était devenu celui qui
se trouve à l’extérieur du laboratoire, un laboratoire qui, dans ce contexte,
occupe la place autrefois réservée au temple, ou au local des mystères. La réfé-
rence la plus évidente, de ce point de vue, demeure le fameux vers d’Horace :
Odi profanum vulgus et arceo9, que l’on pourrait traduire : « J’ignore la foule
ignare et je la tiens à distance ». L’opposition, ici, est entre le grand nombre
et les élus, les non initiés et les initiés. Tel est le sens qui va dominer dans
l’usage moderne, jusqu’à l’intervention de Durkheim et de son école, même
si l’on peut constater ici ou là, dans l’usage ecclésial, une rémanence de l’ac-
ception latine première, religieuse, dans laquelle le verbe profaner désigne
l’action de retirer un objet à l’espace du sanctuaire, le faire passer du monde
des dieux à celui des hommes10. Quand Racine11 écrit : « Quoique j’aie évité
de mêler le profane avec le sacré », il reprend une autre expression d’Horace
(miscebis sacra profanis)12, dont il se sert (en la détournant du sens qu’elle a
chez le poète latin13) pour exprimer non pas l’opposition qu’il y aurait entre
un domaine général du sacré et un domaine général du profane, mais simple-
ment, conformément à un usage répandu à son époque, entre l’Histoire sacrée
(celle que transmet l’Ancien Testament, l’Histoire sainte), et l’Histoire profane
(en l’occurrence celle d’Hérodote, où il croit retrouver Assuérus sous les traits
de Darius fils d’Hystaspe).
Avant d’obtenir le statut d’un substantif désignant à lui seul une catégo-
rie de phénomènes relevant de l’anthropologie religieuse (« le sacré »), le
mot « sacré » demeurait donc le plus souvent un simple adjectif (en français
comme en anglais), désignant une qualité relevant, plus ou moins ­directement

9 Horace, Odes III, 1, 1.392.


10  Le Dictionnaire de l’Académie française, 3e éd., T. 2, Paris, 1740, se souvient ainsi que
« Profaner, signifie quelquefois simplement, remettre à un usage profane. Le premier
coup de marteau profane un calice. »
11  Dans la Préface ďEsiher.
12  Horace, Épîtres I, 16, 54, 13.
13  Qui situe l’opposition entre les initiés, qui accomplissent ce qui est juste en connaissance
de cause, et les non-initiés, qui accomplissent les mêmes gestes pour de fausses raisons.
Le couple sacré / profane 25

(et fréquemment sur le mode blasphématoire du juron)14, d’une catégorie


généralement entendue comme « sainteté ». Cela renvoie explicitement,
dans la tradition chrétienne, aux préceptes de sainteté de l’Ancien Testament
(Lévitique) : « Soyez saints, car moi, Yahvé votre dieu, je suis saint (qadosh) »15,
ce qui donne dans la Vulgate : Sancti estote, quia ego sanctus sum, Dominus Deus
vester. La sainteté, ici, désigne à la fois la perfection par adéquation au modèle
divin modèle conçu sous les traits d’un dieu exclusif, jaloux) et la séparation
d’avec les impurs (les autres, les polythéistes), séparation sanctionnée par
l’Alliance et les Tables de la Loi. Dans le Nouveau Testament chez Matthieu,
ce précepte devient tantôt (dans le « Discours sur la montagne ») : « Vous
serez donc parfaits comme votre Père céleste est parfait »16 ; tantôt (première
épître de Pierre) : « Vous serez saints, parce que moi, je suis saint »17 ; ou encore
(première épître de Jean) : « Quiconque a cette espérance en Lui (le Père)
se rend pur comme celui-là (Jésus) est pur. »18 On remarquera qu’au terme
« saint » (sanctus) hérité de la Vulgate où il traduit l’hébreux qadosh (grec des
LXX hágios), ne correspondent pas moins de trois termes dans le Nouveau
Testament grec : téleios, hágios et hagnós, désignant tour à tour la perfection, la
sainteté et la pureté. Le latin, transmis au français, ne conservera que perfectus,
parfait, et sanctus, « saint », mais évite sacer.
Cela signifie que pour qu’apparaisse, dans nos études, une catégorie dite
« du sacré », il a bien fallu que se réalise un processus de distinction, à l’inté-
rieur de ce que nous continuons d’entendre par « sainteté ». Il a fallu, d’une
certaine manière, que le sacré échappe à la sainteté chrétiennement conçue
comme une forme de perfection renvoyant à l’unicité et à la transcendance
divine19. Qu’il vienne occuper, par rapport à la sainteté, la place du parvis. La
difficulté de traduire l’allemand heilig, ou das Heilige, qui unit encore en un
seul mot les potentialités à la fois du sacré et de la sainteté, faute d’un vocable

14  En inversant la séquence nom-épithète (un animal sacré n’étant pas un sacré animal) ;
à de rares exceptions près, héritées des usages ecclésiastiques, comme Sacré Coeur ou
Sacré Collège, le renversement introduit la nuance de stupéfaction indignée, ironique, ou
admirative.
15  Hágios dans le grec de la LXX Lévitique 19, 2 ; cf. Lévitique 20, 7 et 11, 44-46.
16  Mt 5, 48 : Estote ergo vos perfecti (en grec téleioi), sicut et pater vester caelestis perfectus est.
17  1 Pierre 1, 16 : Sancti (en grec hágioi) eritis, quoniam ego Sanctus sum.
18  1 Jn 3, 3 : Et omnis, qui habet hanc spem in eo, sanctificat (en grec hagnizei) se, sicut et ille
sanctus (en grec hagnós) est.
19  Sur le concept de sainteté, cf. la précieuse mise au point du P. A.-J. Festugière, La sainteté,
Paris, 1949.
26 CHAPITRE 2

alternatif20, illustre la réalité d’un processus qui, semble-t-il, s’est déroulé


avant tout, entre 1890 et 1910, entre l’Angleterre et la France, avant de toucher
le monde germanique.

2.3

Témoin des débuts de ce processus, l’ouvrage de Robertson Smith, The Religion


of the Semites (1re éd. 1889, 2e éd. 1894) : une mine très vite exploitée par des lec-
teurs privilégiés et attentifs (Frazer, Durkheim, Freud), qui sauront en diffuser,
bien au-delà du cercle des initiés, les thèses principales. À savoir, et d’abord,
une hypothèse révolutionnaire concernant les origines de l’institution sacrifi-
cielle, dont la forme la plus archaïque serait celle de la mise à mort et consom-
mation par le clan21 de l’animal totémique : un rite de communion, destiné à
renouer le lien social en partageant le sang de l’ancêtre, conçu sous les espèces
de son représentant animal. Un seul exemple observé, bien fragile, celui que
rapporte le Pseudo-Saint Nil22 au Ve siècle. Il s’agirait de la survivance provi-
dentielle d’une institution préhistorique, sous les traits d’un rite préislamique
pratiqué par les populations barbares dont le territoire s’étendait de l’Arabie au
Sinaï. La description qu’en donne Robertson Smith mérite d’être citée, d’autant
plus qu’elle sera reprise, entre autres, par Salomon Reinach et par Freud23 :

20  L’allemand distingue les dérivés du verbe weihen (« consacrer », avec une nuance de sépa-
ration) et le groupe de l’adjectif heilig (« saint, sacré », qui correspond au grec holokleros,
« complet, parfait ») : l’adjectif vieux haut allemand wih, qui fait pendant au gothique
hails (vieux haut allemand hailag, d’où l’allemand heilig et l’anglais holy) n’a pas de pro-
longement adjectival en allemand moderne, cf. W. Baetke, Das Heilige im Germanischen,
Tubingen, 1942 ; cf. aussi E. Benveniste, Vocabulaire des institutions indo-européennes,
T. II, Paris, 1969, pp. 184-187.
21  Est-il choquant de constater que l’accent portant sur l’aspect clanique de la communion
est dû à un Écossais ?
22  Robertson Smith, 2e éd., p. 281, renvoie à Nili opera quaedam nondum edita, Paris, 1639,
p. 27 ; cf. Migne, PG 79, col. 613. La description du rite est donnée à la p. 338 de l’ouvrage
de Robertson Smith. Récit légendaire d’un raid barbare et d’un massacre de moines dans
le Sinaï, l’ouvrage (faussement attribué à Nile d’Ancyre) d’où est tirée cette description
(Narrationes de caede monachorum in monte Sinai) est en réalité l’oeuvre d’un ermite
anonyme du Ve siècle ; on ne peut lui attribuer aucune valeur historique, cf. Dizionario
patristico e di Antichità Cristiane, vol. 2, Rome, 1984, col. 2342. Le sacrifice qui nous inté-
resse est raconté pour illustrer la férocité des barbares, dont le narrateur ne peut évoquer
le « souvenir » sans voir ses cheveux se dresser sur son crâne.
23  S. Reinach, Cultes, mythes et religion, T. II, Paris, 1906, p. 93 ; Sigmund Freud, Totem et
tabou, trad. Marielène Weber, Paris, 1993, p. 285.
Le couple sacré / profane 27

Le chameau choisi comme victime est lié sur un autel rudimentaire de


pierres empilées, et quand le chef du groupe a conduit trois fois les fidèles
(worshippers) autour de l’autel en une procession solennelle accompa-
gnée de chants, il inflige la première blessure, alors que les dernières
paroles de l’hymne sont encore sur les lèvres de la congrégation, et en
toute hâte il boit une partie du sang qui jaillit. À sa suite, toute l’assem-
blée se rue sur la victime, taillant avec ses épées des morceaux de chair
palpitante et les dévorant crus avec une précipitation si sauvage que
dans le bref intervalle séparant le lever de l’étoile du jour, qui marque
l’heure où doit commencer le service, et la disparition de ses rayons
devant le soleil levant, le chameau tout entier, corps et os, peau, sang et
entrailles, se trouve dévoré. La signification évidente de ceci est que
la victime était dévorée avant que sa vie ait quitté le sang et la chair
encore chauds, ‒ la chair crue est appelée chair « vivante » en hébreu et
syriaque ‒ et qu’ainsi de la manière la plus littérale tous ceux qui partici-
paient à la cérémonie absorbaient en eux mêmes une partie de la vie de
la victime. On voit de quelle manière combien plus contraignante qu’un
repas ordinaire un tel rite exprime l’instauration ou la confirmation d’un
lien de vie commune entre les fidèles et aussi, puisque le sang est répandu
sur l’autel lui-même, entre les fidèles et leur dieu.

Tel apparaît le seul exemple jamais « observé » d’un sacrifice de communion


totémique. Encore est-il rapporté dans une œuvre de fiction édifiante s’adres-
sant à de naïfs lecteurs, et force est de constater, avec G. Foucart (dès 1912), que
le pauvre chameau de saint Nil « ne mérite pas de porter sur son dos le poids
des origines d’une partie de l’histoire des religions »24. Loin de constituer un
indice privilégié de la préhistoire du sacrifice eucharistique, cet unique témoi-
gnage surgit au contraire comme le fruit d’un fantasme chrétien, un mirage qui
se forme en relation à la Sainte Cène dans le désir d’opposer, à la sainteté des
moines du Sinaï, une épouvantable pratique sacrificielle de barbares suppo-
sés, précisément, surgir comme des instruments de martyre : on sait en effet
que le raid de ces barbares et le massacre des moines qui fait l’objet du récit
d’où est tirée la description de ce « rite », ne correspondent à aucune réalité
historique. Supposé représenter un lointain ancêtre du sacrifice chrétien, le
repas de communion totémique se révèle n’être qu’un leurre épistémologique,
un mirage savant qui nous semble aujourd’hui dérisoire, mais dont l’efficacité,

24  Dans Histoire des religions et méthode comparative, Paris, 1912, cité (avec la satisfaction
qu’on imagine) par le P. Wilhelm Schmidt, Origine et évolution de la religion. Les théories
et les faits, trad. A. Lemonnyer, Paris, 1931, pp. 145-146.
28 CHAPITRE 2

jusqu’à Freud et au-delà, ne laisse de faire penser à celle, plus récente, de la tri-
partition fonctionnelle dumézilienne qui, tout comme lui, aura été au principe
d’innombrables enquêtes et spéculations25.
Dans le système de Robertson Smith, un des éléments essentiels est l’inter-
dit qui porte sur l’animal totémique. La consommation de cet animal donne au
rituel un aspect de transgression collective, avec partage de la culpabilité. Le
lien social se trouve ainsi fondé sur un crime partagé. Cette idée, que Robertson
Smith ne développe pas, mais que l’on sait destinée à un important avenir
(bientôt indépendant du totémisme), il l’appuie sur la notion même d’inter-
dit, telle qu’il la définit. Chez tous les peuples primitifs, affirme-t-il en se réfé-
rant à son jeune collègue Frazer26, la liberté en soi absolue de l’usage humain
des choses naturelles (ce qu’il nomme « l’arbitraire ») se trouve de fait limitée
par un système de restrictions que dictent des « règles de sainteté » (« rules of
holiness »). Le respect de ces règles primitives, auxquelles Robertson Smith à
la suite de Frazer donne l’appellation polynésienne de tabous27, découle de la
crainte de punitions surnaturelles. Il choisit de réserver à cette « institution
primitive» le nom de « tabou », pour bien la distinguer (« to mark it off ») des
développements ultérieurs de l’idée de « sainteté » dans les religions avancées.
C’est que le tabou des sauvages, contrairement à la notion évoluée de sainteté,
unit en une seule entité originelle ce qui plus tard sera distingué comme souil-
lure (impureté) d’un côté, sainteté de l’autre. Ce caractère paradoxal du tabou,

25  Comme l’а récemment démontré Cristiano Grottanelli, la tripartition est un instrument
de classification qui s’impose à Dumézil, issu de la culture européenne à laquelle il
appartient, directement inspiré qu’il est des trois ordres médiévaux, puis des trois États
de l’Ancien Régime ; et l’on ne peut que s’étonner de voir comment certains disciples
de Dumézil ont fini par considérer ce produit de l’imaginaire médiéval comme une clé
pouvant donner accès, précisément, aux sources les plus lointaines (préhistoriques) de
ce même imaginaire. Cf. C. Grottanelli, Ideologie miti massacri. Indoeuropei di Georges
Dumézil, Palerme, 1993.
26  Article « Taboo » de la 9e éd. de l’Encyclopedia Britannica, vol. XXIII, 1888, pp. 15 sq., cité à
la p. 152 de Robertson Smith. C’est à la demande de ce dernier que Frazer rédigea ce texte,
qui est à l’origine du développement de l’ensemble du Rameau d’or, dont la lre éd. en
2 vols. paraît en 1890, cf. R. Ackerman, J. G. Frazer. His Life and Work, Cambridge, 1987,
pp. 57-63.
27  Un terme maori, polynésien, livré à la curiosité de l’Europe cultivée par le journal du
troisième voyage de Cook (publié en 1784). Le mot devait passer très vite dans la langue
anglaise, pour indiquer les interdits « primitifs ». Le tabou maori se définit en relation à la
notion de noa désignant, elle, ce sur quoi aucun interdit ne porte. Ce contraste explicite,
venu de très loin doubler l’opposition latine de sacer à profanus, a peut-être contribué
à l’élaboration, par de savants scrutateurs du tabou, de l’opposition (tardive) entre le
domaine du sacré et celui du profane.
Le couple sacré / profane 29

quand on le considère rétrospectivement, semble annoncer à la fois la notion


psychiatrique d’ambivalence élaborée par Bleuler (en 1910) et le concept de
coincidentia oppositorum introduit en histoire des religions, dans son livre
Das Heilige, par Rudolph Otto (en 1917)28, et destiné à devenir un poncif de la
discipline29. Tel qu’il est défini par Robertson Smith, dans une perspective aca-
démiquement anthropologique et chrétiennement protestante, il s’explique
par le fait que nous nous trouverions, à ce stade, dans une phase de transition
(et donc de discrimination) entre ce qui ressortirait de la magie (caractérisée
par la peur d’un pouvoir inconnu et hostile, une force surnaturelle dont le
contact produirait une souillure à son tour contagieuse) et la religion (caracté-
risée par des règles de sainteté dont la cause serait le respect envers les dieux).
Dans les termes de Robertson Smith (p. 154) :

. . . tous les tabous sont inspirés par la crainte du surnaturel, mais il y a


une grande différence morale entre prendre des précautions contre l’in-
vasion de mystérieuses puissances hostiles, et prendre des précautions
pour respecter les prérogatives d’un dieu amical.

La première attitude, « aberration sauvage », relève de la superstition magique,


la seconde contient en germe les principes de l’ordre moral et du progrès social,
fondé sur la sanction du dieu de la communauté. Les interdits, les restric-
tions porteraient indifféremment à l’origine, sur le « saint » et sur l’« impur » ;

28  R. Otto, Das Heilige. Über das Irrationale in der Idee des Göttlichen und sein Verhältnis zum
Rationalen, Gotha, 1917. Le terme apparaît, en référence à la « théologie mystique » de
Maître Eckhart, à la p. 52 de la traduction française (Le sacré), dans la « Petite Bibliothèque
Payot », n° 128. Le concept de « coïncidence des opposés » était entré en philosophie avec
Nicolas de Cuse, disciple de Maître Eckhart, cf. du même Rudolph Otto, West-östliche
Mystik, Gotha, 1926 (trad. française, Mystique d’Orient et mystique d’Occident, Paris, 1951,
pp. 79-80). C’est par cette voie qu’il pénètre dans la terminologie éliadienne, où il s’ins-
talle à la faveur d’une contamination avec l’héritage de Robertson Smith.
29  Cf. par exemple R. Caillois, L’homme et le sacré, Paris, 1988 (1939), p. 48, « Au fond, le sacré
suscite chez le fidèle exactement les mêmes sentiments que le feu chez l’enfant : même
crainte de s’y brûler, même désir de l’allumer ; même émoi devant la chose prohibée,
même croyance que sa conquête apporte force et prestige – ou blessure et mort en cas
d’échec. Et comme le feu produit à la fois le mal et le bien, le sacré développe une action
faste ou néfaste et reçoit les qualifications opposées de pur et d’impur, de saint et de
sacrilège qui définissent avec ses limites propres les frontières mêmes de l’extension du
monde religieux. » Chez Caillois, via Mauss et Durkheim, et via Freud aussi, l’héritage
est bien celui qui remonte à Robertson Smith. Ce qui n’empêche pas Caillois d’utiliser
et de citer (ibid., p. 49) Rudolf Otto. Étrange rencontre de la théologie mystique et de la
sociologie . . .
30 CHAPITRE 2

la rupture des interdits provoquant, dans un cas comme dans l’autre, des dan-
gers surnaturels. Qu’ils soient (théoriquement) rapportés au saint ou à l’impur,
les interdits ont (pratiquement) les mêmes conséquences sur la vie ordinaire
de l’homme. La seule différence intervient, de fait, au niveau d’une intention-
nalité qui finit par référer les uns, et non les autres, à des dieux.
La sainteté, ainsi, pour reprendre notre formule de tout à l’heure mais en l’in-
versant, échapperait, elle, à l’ambivalence révélée par le tabou. On peut ainsi
deviner, chez Robertson Smith, au cœur de son système, le désir de maintenir
à bonne distance la vraie religion, la nôtre, de ce que révèlent, en abondance,
les études de terrain de la première anthropologie religieuse qui, en cette fin
de XIXe siècle, diffusent en Europe, à partir de la Polynésie, de l’Amérique des
Peaux-Rouges ou de la Mélanésie toute une série de concepts incantatoires,
dont la fascination qu’ils exercent sur l’Europe bourgeoise mériterait à elle
seule une sérieuse analyse : il s’agit des notions de tabou, de totem, ďorenda,
de manitou et de mana, qui viennent s’ajouter aux fétiches et autres ancêtres
africains déjà connus depuis les temps du président Charles De Brosses30. Au
souci de protéger l’intégrité de la religion, sous couvert d’évolutionnisme, peut
venir se mêler, étroitement, un autre désir déjà évoqué, celui d’enlever à la
religion, ainsi « purifiée », toute prise sur le monde ; c’est alors un projet de laï-
cisation qui sous-tend l’enquête sur les origines. Entre ces deux pôles, l’éven-
tail des positions idéologiques possibles est très large, aussi large que celui des
occasions de scandale31.

2.4

C’est bel et bien dans ce contexte, dans ce climat, qu’il convient de situer la
fameuse définition que Durkheim propose de la religion :

Une religion est un système solidaire de croyances et de pratiques rela-


tives à des choses sacrées, c’est-à-dire séparées, interdites, croyances et

30  Du culte des dieux fétiches (1760).


31  Robertson Smith lui-même, fils de pasteur et croyant, se verra mis en difficulté vis-à-
vis de l’Église écossaise à laquelle il appartenait (cf. art. « Smith, William Robertson »,
in Dictionnaire de l’ethnologie et de l’anthropologie, Paris, 1991, p. 667). On relèvera, à ce
propos, une note (est-elle ironique ou prudente ?) de Freud, dans Totem et tabou (1913),
« Aucun lecteur qui connaît les travaux consacrés à la question n’ira supposer que la
thèse qui fait dériver la communion chrétienne du repas totémique est une idée de l’au-
teur du présent essai » (trad. française citée supra [n. 23]).
Le couple sacré / profane 31

pratiques qui unissent en une même communauté morale, appelée


Église, tous ceux qui y adhèrent32.

On sait que cette définition vient à l’appui d’un projet de « religion civile », le
sacré advenant chez Durkheim comme ce qui autorise (en la fondant) la pra-
tique laïque du social. On a pu parler, à propos de la sociologie qui se crée alors,
de « prophétisme institutionnel »33. Le mot « Église » (avec majuscule), qui
intervient dans cette définition de la religion, renvoie en effet chez Durkheim à
l’aspect « éminemment » collectif (partagé) à la fois de la pratique et de l’objet
auquel s’adresse le culte (le dieu étant la société elle-même). Et l’on garde pré-
sent à l’esprit qu’à cette définition répondant aux « questions préliminaires »
sur lesquelles s’ouvre l’enquête des Formes élémentaires de la vie religieuse
(p. 65), fait écho une page non moins fameuse de la conclusion (p. 611) :

Un jour viendra où nos sociétés connaîtront à nouveau des heures d’ef-


fervescence créatrice au cours desquelles de nouveaux idéaux surgiront,
de nouvelles formules se dégageront qui serviront, pendant un temps, de
guide à l’humanité ; et ces heures une fois vécues, les hommes éprouve-
ront spontanément le besoin de les revivre de temps en temps par la pen-
sée, c’est-à-dire d’en entretenir le souvenir au moyen de fêtes qui
revivifient régulièrement les fruits . . . Il n’y a pas d’évangiles qui soient
immortels et il n’y a pas de raison de croire que l’humanité soit désormais
incapable d’en concevoir de nouveaux.

La première édition des Formes élémentaires date de 1912. Il y aurait tout un


travail à faire pour établir les étapes qui conduisent Durkheim à l’analyse de la
religion34. Rappelons simplement que la carrière académique, chez lui, corres-
pond à l’abandon de la vocation rabbinique inscrite dans le projet familial35.
À cet abandon fait bientôt suite son détachement du judaïsme, alors qu’il suit,
à l’École normale supérieure (dès 1879), les cours de Fustel de Coulanges et d’E.

32  Les formes élémentaires de la vie religieuse. Le système totémique en Australie, 2e éd., Paris,
1925 (1e éd., 1912), p. 65.
33  Cf. le très riche article de J.-Cl. Chamboredon, « Émile Durkheim : le social objet de
science. Du moral au politique ? », Critique 445-446, 1984, pp. 460-531, en particulier
pp. 476-478.
34  On trouvera l’ensemble du dossier (mais sans aucune allusion à l’opposition, pourtant
essentielle, entre sacré et profane) dans l’importante contribution de R. A. Jones, « La
genèse du système ? The Origins of Durkheim’s Sociology of Religion », in William M.
Calder éd., The Cambridge Ritualists Reconsidered, Atlanta, 1991, pp. 97-121.
35  Cf. Chamboredon, art. cit. (n. 33), p. 504, n. 39.
32 CHAPITRE 2

Boutroux. Après son agrégation de philosophie et quelques années d’enseigne-


ment secondaire, il se rend en Allemagne, en 1886, pour parfaire sa formation
auprès de Wilhelm Wundt, père de la psychologie expérimentale et collec-
tive ; auteur de monumentaux ouvrages dans lesquels l’analyse des mythes
et des phénomènes religieux joue un rôle essentiel. Wundt publiera en 1912
(la même année que les Formes élémentaires) une synthèse intitulée Elemente
der Völkerpsychologie, dont la lecture devait occuper (et aussi ennuyer) Freud
préparant Totem et tabou36. J’ignore ce que Durkheim doit exactement à
Wundt37. Tout se passe, officiellement, comme si le domaine religieux, parfai-
tement refoulé, ne devait réapparaître chez Durkheim qu’à partir de 1895, après
la thèse sur La division du travail social (1893), et au moment où viennent de
paraître Les règles de la méthode sociologique (1895). Durkheim enseigne alors,
depuis huit ans (depuis 1887), la pédagogie et les sciences sociales à Bordeaux.
Et c’est bien en 1895 que, pour la première fois, il aborde explicitement la reli-
gion dans un de ses cours. Il écrira plus tard :

C’est seulement en 1895 que j’eus le sentiment net du rôle capital joué par
la religion dans la vie sociale. C’est en cette année que, pour la première
fois, je trouvai le moyen d’aborder sociologiquement l’étude de la reli-
gion. Ce fut pour moi une révélation. Ce cours de 1895 marque une ligne
de démarcation dans le développement de ma pensée, si bien que toutes
mes recherches antérieures durent être reprises à nouveaux frais pour
être mises en harmonie avec ces vues nouvelles . . . Ce changement était
dû tout entier aux études d’histoire religieuse que je venais d’entre-
prendre et notamment à la lecture des travaux de Robertson Smith et de
son école38.

Rappelons que le premier numéro de L’année sociologique sort en 1898. Et que,


dès le second numéro, en 1899 (aux pp. 1-28), on trouve un article de Durkheim
intitulé « De la définition des faits religieux ». Cet article sort dans la même
livraison que le fameux « Essai sur le sacrifice » de Henri Hubert et Marcel

36  « Un bavardage », dont la lecture est « une dure punition » (lettre de Freud, extrait donné
par François Gantheret dans sa préface à Totem et tabou, trad. citée supra [n. 23], p. 33).
37  On dit parfois qu’il lui devrait le concept essentiel de représentation collective. La pré-
sentation synthétique donnée par R. A. Jones (étude citée supra, n. 34) de l’enseignement
de Wundt, du point de vue de sa réception durkheimienne, montre que le savant français
pourrait devoir en outre à son maître allemand un partie de son intérêt pour la religion.
38  Cité dans l’article de Chamboredon (art. cit. [n. 33]), p. 506, n. 43.
Le couple sacré / profane 33

Mauss. À partir de là, il devient difficile de savoir ce que l’on doit à Hubert, à
Mauss, ou à Durkheim. Le laboratoire est en effet devenu, lui aussi, collectif.
Les définitions, cependant, furent annoncées par le maître lui-même. Les
disciples auront le rôle d’affiner, et de développer. C’est ainsi que la toute pre-
mière formulation de l’opposition entre un domaine du sacré et un domaine
du profane est due à Durkheim, dans sa fameuse étude sur « La prohibition de
l’inceste et ses origines », qui ouvre le premier volume de L’Année sociologique,
sorti en 1898. On la rencontre dans un développement sur la notion de tabou,
notion qui renvoie elle-même à l’aspect religieux du totémisme. S’inspirant de
Robertson Smith et de Frazer, Durkheim présente le tabou comme une forme
d’institution que l’on trouverait « à la base de toutes les religions primitives, et
même, en un sens, de toutes les religions ». Les interdits, les tabous, ont pour
fonction de séparer deux domaines, dans l’intention de « prévenir les dan-
gereux effets d’une contagion magique ». Le premier domaine, on le devine,
ne pose pas de problème. En un sens, c’est n’importe quoi, ou n’importe qui.
Qu’en est-il alors du second, introduit par Durkheim comme « une chose ou
une catégorie de choses, où est censé résider un principe surnaturel » ? Ce
second domaine apparaît d’abord comme celui où se confondent le pouvoir
(les chefs) et la religion (les prêtres, le culte, les dieux) :

Ainsi, il est sévèrement défendu à un homme du vulgaire de toucher soit


un prêtre, soit un chef, soit un instrument du culte. C’est que, en ces
sujets d’élite, habite un dieu, une force tellement supérieure à celles de
l’humanité, qu’un homme ordinaire ne peut s’y heurter sans en recevoir
un choc redoutable ; une telle puissance dépasse à ce point les siennes
qu’elle ne peut se communiquer à lui sans le briser . . . (p. 39).

C’est ainsi que le divin, du fait même qu’il est séparé du vulgaire, semble doté
d’un pouvoir dangereux ; mais on pourrait dire tout aussi bien que, de son côté,
le vulgaire se tient à l’écart du divin précisément parce que celui-ci lui semble
« doué d’une contagiosité supérieure » (p. 40). La contagiosité apparaît ainsi
à la fois comme la cause et l’effet, et l’on ne peut savoir ce qui, de la décision
de mettre à l’écart ou de la répulsion, est premier. On pourrait dire, en termes
freudiens, que Durkheim néglige, dans son écriture, de distinguer l’analyste de
l’analysant39. Ce qui l’intéresse, et ce qui précisément rend son discours fasci-
nant, c’est l’évidence de la « contagiosité » et des craintes qui sont liées à cet
étrange caractère de l’objet « tabou » :

39  Cette négligence, au fondement de l’approche sociologique, mérite d’être soulignée.


34 CHAPITRE 2

. . . Il faut des vases d’élection, dit-il, pour contenir de telles énergies. Si
elles viennent à passer dans un objet que la médiocrité de sa nature ne
préparait pas à un tel rôle, elles y exerceront de véritables ravages.

Ayant repéré cette évidence, il peut revenir au thème proprement dit de son
enquête, la prohibition de l’inceste envisagée sous sa forme la plus primitive,
l’exogamie qui découle d’un tabou totémique :

On aperçoit, dit-il, le rapport qu’il y a entre ces interdictions et l’exoga-


mie. Celle-ci consiste également dans la prohibition d’un contact : ce
qu’elle défend, c’est le rapprochement sexuel entre hommes et femmes
d’un même clan. Les deux sexes doivent mettre à s’éviter le même soin
que le profane à fuir le sacré, et le sacré le profane ; et toute infraction à la
règle soulève un sentiment d’horreur qui ne diffère pas en nature de celui
qui s’attache à toute violation d’un tabou (p. 40).

L’année suivante, dans l’étude intitulée « De la définition des phénomènes reli-
gieux », la « vaste catégorie des choses sacrées » (p. 13) est devenue l’objet pre-
mier, fondamental, de toute enquête sur la vie religieuse. Un objet plus ancien
et plus vaste, plus important que la croyance aux dieux. Cette catégorie dite
du sacré se distingue de celle du profane dans la mesure où elle est constituée
par le travail collectif de la tradition40. N’étant pas créées par des individus,
les représentations d’ordre religieux sont objet d’un respect particulier ; on y
ressent « quelque chose d’auguste qui les met à part. La manière spéciale dont
nous apprenons à les connaître les sépare de ce que nous connaissons par les
procédés ordinaires de la représentation empirique. Voilà d’où vient cette divi-
sion des choses en sacrées et profanes qui est à la base de toute organisation
religieuse » (p. 19). Définies comme « celles dont la société elle-même a élaboré
la représentation », les choses sacrées s’opposent aux choses profanes comme
le spirituel au temporel, ce qui reviendrait, « en un langage symbolique », à
exprimer « la dualité de l’individuel et du social, de la psychologie proprement
dite et de la sociologie » (p. 25).

40  Elle relève donc d’une instance qui échappe au contrôle de l’individu : une instance qui
préfigure l’inconscient structuraliste, chez Lévi-Strauss.
Le couple sacré / profane 35

2.5

Cette première définition donnée par Durkheim précède immédiatement,


dans la seconde livraison de L’Année sociologique, l’« Essai sur la nature et la
fonction du sacrifice » où Hubert et Mauss aboutissent à la conclusion que « le
sacrifice vise à établir une communication entre le monde sacré et le monde
profane par l’intermédiaire d’une victime, c’est-à-dire d’une chose détruite au
cours de la cérémonie ». Cette communication, dont les modalités rituelles
(en particulier la consécration par destruction) semblent créer l’un des deux
termes, serait voulue par le profane, qui voit dans le sacré (le terme créé par
le rite) la source même de son existence. On pourrait parler, ici encore, d’un
mécanisme d’effet de réel. Il s’agit en effet d’une oblation d’un genre particu-
lier. À l’instar du don, le sacrifice suppose la distinction déjà établie entre le
monde de l’officiant et celui du destinataire du rite (en général un dieu), mais
le sacrifice se distingue du don en exigeant la destruction de la victime ; cela a
pour effet d’intensifier l’aspect « renonciation » (abandon d’un objet précieux,
abnégation), jusqu’au point de mobiliser, de « mettre en jeu » des énergies reli-
gieuses plus fortes, susceptibles d’exercer des « ravages ». L’exercice est dange-
reux, dans la mesure où il prétend établir une continuité entre deux domaines
normalement séparés, et tenus à bonne distance, l’un de l’autre : le domaine
du religieux (du sacré, des dieux), et le domaine profane auquel appartient le
sacrifiant. La victime, sur laquelle sont concentrées les énergies créées par les
phases préliminaires du rite (les consécrations successives), est mise à mort
pour que ces énergies, libérées, s’échappent « les unes vers les êtres du monde
sacré, les autres vers les êtres du monde profane ». « La série d’états par les-
quels elle (la victime) passe pourrait donc être figurée par une courbe : elle
s’élève à un degré maximum de religiosité où elle ne reste qu’un instant, et d’où
elle redescend ensuite progressivement. »41 Au cœur du sacrifice, il y a donc
confusion, un instant, entre le sacrifiant, la victime et le dieu. Le chapitre final
de l’Essai est consacré au sacrifice du dieu lui-même, un sacrifice où l’on tue le
dieu que crée le sacrifice. Reprenant littéralement certaines des expressions
utilisées par Durkheim à propos du tabou et de la « contagiosité », Hubert et
Mauss insistent sur le danger de cet acte, qui met en branle des forces redou-
tables et dans lequel la victime, en définitive, n’est qu’un substitut du sacrifiant :

S’il (le sacrifiant) s’engageait jusqu’au bout dans le rite, il y trouverait la


mort et non la vie. La victime le remplace. Elle seule pénètre dans la

41  On a déjà là les trois moments du rite de passage tel qu’il sera défini par Van Gennep :
sortie, phase liminale, réintégration.
36 CHAPITRE 2

sphère dangereuse du sacrifice, elle y succombe, et elle est là pour y suc-


comber. Le sacrifiant reste à l’abri ; les dieux la prennent au lieu de le
prendre. Elle le rachète42.

Le sacrifice selon Hubert et Mauss apparaît au terme d’une longue évolution.


L’élaboration d’un tel rite suppose en effet que les dieux se sont déjà distin-
gués du totem, qu’ils ont déjà reçu la forme d’esprits presque purs, plus ou
moins personnels. « Il fallait que les choses sacrées se fussent définitivement
séparées du profane. »43 À partir de là, on aboutit directement à la définition
de la religion comme « administration du sacré », telle que la formule Henri
Hubert dans son importante introduction à la traduction française du Manuel
d’histoire des religions du hollandais Chantepie de La Saussaye, traduction
parue en 1904. L’autorité de ce manuel, jointe à l’influence de l’école sociolo-
gique française, explique l’étonnante facilité avec laquelle l’opposition (toute
nouvelle) du sacré et du profane s’était déjà imposée, bien avant Caillois, bien
avant Eliade, comme un fondement évident de toute approche du phénomène
religieux44.

2.6

Mais de nouvelles métamorphoses se préparent, qui tirent leur source des


considérations de Robertson Smith sur l’absence de distinction originelle entre

42  En abandonnant la théorie de Robertson Smith, celle du sacrifice « communion toté-
mique », et en faisant de ce rite le terme et non l’origine d’une longue évolution, Hubert et
Mauss avaient abouti à l’idée que le sacrifice au dieu a précédé le sacrifice du dieu. Par là
même, croyant bien faire, ils devaient fatalement prêter le flanc à une critique inévitable,
celle que Marcel Detienne résume avec une mordante lucidité : « Le triomphe réservé à
l’“abnégationˮ – si complet qu’il entraîne le déclin du contractuel et du communiel – ne
serait pas aussi éclatant si le terme d’arrivée dans la théorie de Mauss n’était également
un point de départ, c’est-à-dire le seul lieu possible pour une lecture unitaire du sacrifice
dans une société où toute question relative à la Religion semble nécessairement s’ins-
crire dans le champ dessiné par la pensée dominante du christianisme » (« Pratiques
culinaires et esprit de sacrifice », dans M. Detienne et J.-P. Vernant, La cuisine du sacrifice
en pays grec, Paris, 1979, pp. 27-28, le texte tout entier de Detienne est remarquable, en ce
qui concerne les lectures de Robertson Smith, Mauss et Durkheim).
43  Selon l’expression utilisée par Mauss lui-même, reprenant le dossier du sacrifice en 1906
dans l’Introduction à l’analyse de quelques phénomènes religieux, repris dans Mauss,
Œuvres, T. I, Paris, 1968, p. 15.
44  Un des premiers témoins en est Nathan Söderblom, cf. infra (n. 53).
Le couple sacré / profane 37

le saint et l’impur. Dans Les formes élémentaires, Durkheim affirme qu’« un des
plus grands services que Robertson Smith ait rendus à la science des religions
est d’avoir mis en lumière l’ambiguïté de la notion du sacré ». Le domaine qui
fait face au profane, en effet, apparaît comme celui des oppositions et des ren-
versements. Les forces religieuses sont tantôt positives, bienfaisantes, bonnes ;
tantôt négatives, redoutables, mauvaises. Elles suscitent soit le respect et
l’amour, soit l’horreur et la crainte. « Toute vie religieuse gravite autour de ces
deux pôles contraires », qui relèvent, l’un et l’autre, d’un seul et même univers,
celui du sacré. Les sentiments qu’ils suscitent ne diffèrent pas en nature :

. . . Il y a de l’horreur dans le sentiment religieux, surtout quand il est très


intense, et la crainte qu’inspirent les puissances malignes n’est générale-
ment pas sans avoir quelque caractère révérentiel (p. 586).

Le pur et l’impur ne sont donc pas deux genres séparés, mais deux varié-
tés d’un même genre qui comprend toutes les choses sacrées. Il y a deux
sortes de sacré, l’un faste, l’autre néfaste, et non seulement entre les deux
formes opposées il n’y a pas de solution de continuité, mais un même
objet peut passer de l’une à l’autre sans changer de nature. Avec du pur,
on fait de l’impur, et réciproquement. C’est dans la possibilité de ces
transmutations que consiste l’ambiguïté du sacré (p. 588).

Durkheim pense trouver la cause de cette ambiguïté (relevée, mais non expli-
quée par Robertson Smith) dans l’origine même des représentations collec-
tives qui en constituent le champ de manifestation. La vie sociale, à partir de
laquelle sont construites les représentations mythologiques, passe fatalement
par des états d’euphorie et de dysphorie collectifs. Ce sont donc les colorations
contrastées de l’effervescence collective, selon la diversité des circonstances
de la vie sociale, qui entraîneraient la formation de représentations religieuses
aux caractères ambigus.
Dans Totem et tabou. Quelques concordances entre la vie psychique des sau-
vages et celle des névrosés45, Freud prétend répondre, une année après la paru-
tion des Formes élémentaires, à quelques questions laissées sans réponse par
les anthropologues. Il a lu attentivement l’étude de Durkheim sur la prohibi-
tion de l’inceste, ainsi que l’Essai sur le sacrifice de Hubert et Mauss, et il a
eu le temps de parcourir Les formes élémentaires de la vie religieuse, qu’il cite.

45  Je me réfère à la traduction de M. Weber, Totem et tabou. Quelques concordances entre
la vie psychique des sauvages et celle des névrosés, Paris, 1993 (première publication alle-
mande sous forme de livre en 1913, mais d’abord issu en cinq livraisons d’Imago, 1912-1913).
38 CHAPITRE 2

La grande référence, depuis le titre jusqu’aux dernières pages, demeure cepen-


dant le Frazer de Totemism and Exogamy46, dont il salue le génie et l’érudition,
mais auquel il reproche de n’avoir pas compris, précisément, le rapport qui
existe entre les deux termes d’une enquête foisonnante : le totem, et le tabou
(donc l’exogamie). Frazer, tout comme Durkheim, se montre incapable de
répondre définitivement à la question : pourquoi la prohibition de l’inceste ?
Dans la perspective de Freud, cette impossibilité découle du refus d’affronter
(sous prétexte de se contenter de l’observation, et de la description) l’inter-
rogation fondamentale : d’où viennent, une fois pour toutes47, les interdits,
source ultime de la religion ? On connaît sa réponse :

Les tabous seraient des interdictions très anciennes, imposées un jour de


l’extérieur à une génération d’hommes primitifs, c’est-à-dire malgré
tout sans doute inculquées brutalement à celle-ci par la génération anté-
rieure (p. 121).

L’interdit, qui en soi n’a rien de spontané ni d’inné, qui n’est pas consubstantiel
à la nature humaine, porte néanmoins, nécessairement, sur les plus anciens
et les plus intenses désirs, c’est-à-dire pour le petit garçon (Œdipe), le désir de
tuer son père et celui de s’unir à sa mère. Ce que lui révèle son expérience ana-
lytique, au niveau de l’ontogenèse, Freud va le rapporter à ce que lui enseigne,
au niveau phylogénétique, l’anthropologie de son époque, réduite pour la cir-
constance (dans le final du livre) à deux apports particulièrement légendaires,
à savoir la horde primitive de Darwin48 (revue par Atkinson)49 et le sacrifice
totémique de Robertson Smith. Opérant la synthèse de ces trois données, il
peut enfin révéler le « grand événement qui a marqué le commencement de
la civilisation et qui depuis lors ne cesse de tourmenter l’humanité » (p. 294),
un événement à l’origine de toutes les religions ultérieures, qui apparaissent

46  4 vol., Londres, 1910.


47  Contrairement à Durkheim qui fait découler l’exogamie du totémisme, via les croyances
relatives au sang (respect absolu du totem, et donc de tout ce qui en relève, qui est consi-
déré comme étant de l’ordre de la consanguinité). Sur un prolongement de cette problé-
matique, cf. F. Héritier, Les deux sœurs et leur mère, Paris, 1994.
48  Construite à partir d’observations faites sur les gorilles, chez qui, dans un groupe, on ne
rencontre qu’un seul mâle adulte, cf. C. Darwin, The Descent of Man, Londres, 1971, cité
dans Totem et tabou, p. 265.
49  J. J. Atkinson, Primal Law, publié dans A. Lang, Social Origins, Londres, 1903, ajoute à la
notion darwinienne de horde originaire dominée par un père qui garde toutes les femelles
et chasse les fils adultes, l’idée que le groupe des frères écartés finirait inévitablement par
venir à bout du père (pp. 220-221, cité dans Totem et tabou, p. 290, n. 1).
Le couple sacré / profane 39

comme autant de réactions, autant de solutions proposées à un problème


unique. Celui que pose la coalition et la révolte des frères écartés de la horde,
qui reviennent ensemble pour tuer et manger le père (instance de l’interdit,
obstacle au pouvoir et à la satisfaction sexuelle, mais en même temps objet
de tendresse et d’admiration). Après le meurtre, ce qui ressort nécessairement
(parce qu’aucun des fils ne peut alors prendre la place du père, le meurtre ayant
été collectif ), c’est la tendresse, sous forme de repentir et de culpabilité. Le for-
fait alors est « renié », en déclarant interdite la mise à mort du totem substitut
du père, et en renonçant aux femmes du clan, devenues libres (exogamie) :

C’est ainsi que, mus par le sentiment de culpabilité, ils créèrent les deux
tabous fondamentaux du totémisme (qui ne pouvaient que concorder
avec les deux désirs refoulés du complexe d’ Œdipe) (p. 292).

Dans la « scène » du sacrifice totémique, institué à l’issue de cette crise, le


père figure deux fois : comme dieu, et comme victime (l’animal totémique).
Cette double présence marque le triomphe final (et en dépit de tout) du père,
auquel le sacrifice offre « réparation de l’ignominie perpétrée », dans l’acte
même qui perpétue le souvenir de ce méfait (p. 301). Le sacrifice (par le par-
tage du crime collectif) devient ainsi le fondement de la société. Au cœur du
sacrifice, et comme à son principe, Freud situe la notion de transgression, et
celle d’ambivalence, pour laquelle il renvoie explicitement à E. Bleuler50, mais
dont il aurait pu tout aussi bien montrer la désignation, sinon la nomination,
dans le développement de Robertson Smith sur le saint et l’impur, ou celui de
Durkheim sur l’ambiguïté du sacré (le sacré faste ou néfaste, le pur et l’impur).
Contrairement à Durkheim pour qui l’ambiguïté (et donc aussi la richesse,
la fascination) du sacré s’oppose à la pâle univocité du profane, Freud ne dis-
tingue pas ces deux catégories. Son roman des origines, que l’on pourrait qua-
lifier de « fiction expérimentale »51, repose en effet sur une autre opposition,
celle de l’inconscient au conscient, du désir à l’interdit. Dans son laboratoire,
le psychologique (domaine de l’individu et du profane pour Durkheim) rejoint
le sociologique, l’ontogenèse la phylogenèse. Ce que Freud amorce, du point
de vue qui nous occupe ici, dans Totem et tabou, c’est la revalorisation du sujet
comme terrain d’observation légitime dans le cadre d’une enquête sur l’origine
de la religion. Un sujet caractérisé par l’ambivalence des sentiments, et par le

50  « Vortrag über Ambivalenz » (compte rendu d’une conférence prononcée à Berne),
Zentralblatt fur Psychoanalyse : medizinische Monatsschrift fur Seelenkunde 1, 1910, p. 266.
Cité dans Totem et tabou, p. 119 (p. 39 de l’éd. originale allemande).
51  Je dois cette expression à Jean-Louis Durand, qui définit ainsi le mythe.
40 CHAPITRE 2

désir de transgression. Considérée sous cet angle, la contribution de Totem et


tabou à la réflexion sur le sacré fut certainement plus déterminante, dans le
champ des sciences religieuses, que ne le laissent entendre les sarcasmes occa-
sionnels52 qui troublent à peine un silence quasi général.

2.7

Au travail souterrain effectué par la pensée analytique, entre les deux guerres,
il convient d’ajouter, au chapitre des influences extérieures qui vont infléchir
l’évolution naturelle des thèses élaborées par l’école française de sociologie,
l’immense succès d’un ouvrage de philosophie religieuse dû à la plume d’un
théologien luthérien spécialisé dans l’étude de la mystique comparée (Orient-
Occident) : Das Heilige, de Rudolph Otto, qui paraît en allemand en 1917, et
qui sera traduit, toujours entre les deux guerres, en anglais, suédois, espagnol,
italien et français.
Avec ce livre qui veut tout ignorer, de Freud et de Durkheim53, le sacré va
s’imposer dans le champ des études religieuses comme un domaine privilégié
d’analyse de l’expérience subjective. L’approche proposée par Otto, d’inspira-
tion à la fois mystique et néo-kantienne, n’aurait certainement pas connu un
tel succès si son auteur n’avait, paradoxalement, apporté de l’eau au moulin
érigé par Durkheim et ses disciples. Inversement, c’est aussi l’influence de ces
derniers qui se fait sentir, très vite, sur la réception de l’ouvrage d’Otto. Dès la
traduction italienne réalisée par Ernesto Buonaiuti, en 1926, Das Heilige se voit
en effet traduit, sans hésitation, comme Il sacro, avant de devenir en français
Le sacré, ce qui n’aurait vraisemblablement pas été le cas trente ans plus tôt.

52  Cf. W. Schmidt, Origine et évolution de la religion. Les théories et les faits, trad. française,
Paris, 1931, pp. 147-154.
53  Mais qui doit beaucoup à Nathan Söderblom qui, lui, n’ignore pas les travaux de l’école
française de sociologie. Fondateur de la chaire d’histoire des religions d’Uppsala, après
avoir étudié à Paris entre 1894 et 1901, devenu évêque, Söderblom situe le sacré (qu’il
considère sous l’angle de l’expérience d’ordre mystique) au cœur de son analyse du phé-
nomène religieux : « Dès que nous trouvons l’antithèse du sacré et du profane, nous pou-
vons parler de religion » (Les religions, coup ďoeil historique, Paris, 1911, p. 5). Söderblom
est l’auteur de l’article « Holiness » (dans lequel il critique vivement Durkheim et l’Année
sociologique), paru dans J. Hastings, Encyclopedia of Religion and Ethics, vol. 6, Edimbourg,
1913, pp. 731-741. Cf. E. Sharpe, Nathan Söderblom and the Study of Religion, Chapel Hill/
Londres, 1990, sp. 169-171.
Le couple sacré / profane 41

L’ouvrage porte un sous-titre, qui en définit le programme : « L’élément non


rationnel dans l’idée du divin et sa relation au rationnel. »54 L’idée d’Otto, c’est
que les prédicats à l’aide desquels la philosophie et la théologie s’efforcent
d’exprimer « dieu » sont fatalement inadéquats, dans la mesure où ils se rap-
portent à une entité qui échappe à leur rationalité. Ces prédicats, ou ces attri-
buts, visent une réalité qui leur est par essence inaccessible ; la religion ne
s’épuise pas dans ses énonciations rationnelles. Cependant, loin d’être réduite
au silence, l’expérience religieuse, l’expérience mystique en particulier, est
remarquablement diserte. Par conséquent, selon Otto, il convient de se pen-
cher sur les expressions philosophiquement les moins élaborées, les plus pri-
mitives, les plus proches de l’expérience brute et immédiate. On y rencontre
ce qu’il appelle le « numineux », un élément spécifique de cette catégorie de
la perception que désignent, dans les vieilles traditions, des termes comme
qadosh, hagios et sanctus (ou sacer) : on y perçoit immédiatement quelque
chose qui est plus que la mise à l’infini des attributs habituels ou rationnels de
dieu (beauté, bonté, etc.), un « surplus dont nous avons le sentiment et qu’il
s’agit de considérer » (p. 20). Sur le registre pieux, on est tout près du degré
zéro de Roland Barthes. Et c’est précisément ce sur quoi va porter l’examen,
qui se veut délibérément descriptif, et intersubjectif :

Nous invitons le lecteur à fixer son attention sur un moment où il a res-


senti une émotion religieuse profonde et, autant qu’il est possible, exclu-
sivement religieuse. S’il en incapable ou s’il ne connaît pas de tels
moments, nous le prions d’arrêter ici sa lecture (p. 22).

Le numineux se laisse percevoir, au niveau le plus primitif, à travers un sen-


timent de terreur qui est une réaction affective, émotionnelle, à la rencontre
d’une « présence extérieure» mystérieuse mais bien réelle, qui révèle l’ex-
trême finitude, le néant du sujet. Le sentiment de n’être rien face à ce tout
autre donne à cette expérience sa tonalité de mysterium tremendum, de mys-
tère qui suscite l’effroi. En mythologie vétéro-testamentaire, cela s’exprime
en décrivant les colères de Yahvé. De l’effroi, du tremendum, et de l’humilité
qu’il implique, on passe tout naturellement à l’idée de l’inaccessibilité abso-
lue et de la puissance de ce tout autre, de sa majesté. De là, on débouche sur
l’étonnement, la stupeur, la fascination, l’admiration et le ravissement. Devenu
mysterium fascinans, après avoir été reconnu comme mysterium tremendum,
le numineux révèle son caractère paradoxal, qui entraîne les spécialistes (les
mystiques, maître Eckhart en particulier) à élaborer une théologie de l’inouï,

54  
Über das Irrationale in der Idee des Göttlichen und sein Verhältniss zum Rationalen.
42 CHAPITRE 2

véritable « assaut livré à la logique naturelle par la logique de la coincidentia


oppositorum (coïncidence des opposés) ».
Disposition originaire de l’esprit lui-même, à localiser dans ce que les
mystiques appellent « le tréfonds de l’âme », le sacré est analysé, chez Otto,
comme une catégorie a priori. Sa découverte, ou plutôt son expérience, aurait
« surgi comme une étrange nouveauté dans l’âme de l’humanité primitive »,
une nouveauté « dont procède tout le développement historique de la reli-
gion » (p. 30). Il s’agirait là d’un sentiment qui, renvoyant à la transcendance
divine, ne s’expliquerait pas par l’histoire, mais qui, en s’explicitant, déter-
minerait l’évolution d’une histoire du sentiment religieux. Le sacré fait donc
l’objet d’une première approche, transhistorique et comparatiste (indifférente
aux contextes culturels), avant de devenir le leitmotiv d’un examen christia-
no-centré de l’évolution historique de l’humanité. En effet, dans les termes
d’Otto, « il faut admettre qu’au début de l’évolution qui constitue l’histoire des
religions, il existe certaines choses étranges qui la précèdent comme un parvis
et qui, plus tard, exercent encore une profonde influence sur elle » (p. 166).
L’analyse d’Otto a pour objet, spécifique, ce « parvis » qui semble échapper
au temps. Situé quelque part entre le profane et le fanum, tel serait le lieu
propre du sacré.
Agent simultané de répulsion et de séduction, révélateur d’une réalité dis-
cordante, mais infiniment plus riche et plus profond que les énoncés de la rai-
son, le sacré de Rudolph Otto ne pouvait manquer de plaire à ceux qui, issus
de l’école de Durkheim et de Mauss, auront retenu qu’à l’univers bourgeois de
la banalité quotidienne fait front un monde enchanté de forces redoutables et
fondatrices. Tandis que chez Durkheim lui-même le sacré apparaissait comme
le produit de l’effervescence collective, mais en tant que garant d’une pratique
civile, pacifique et légitimement bourgeoise, voici venu, parallèle à celui de la
spiritualité mystique, le temps du « sacré de transgression » (pour reprendre
l’expression de Roger Caillois). Un sacré qui n’est plus le produit mais la cause,
l’origine, le moteur même de l’effervescence. Au monde froid et insipide du
profane (celui de la surévaluation du lien social et de la société de consomma-
tion), une échappatoire collective est promise à l’individu, en direction non
pas de Dieu (comme chez Otto), mais d’une réalité ultime néanmoins, celle du
sacrifice compris comme fête de la dépense et de la consumation. Au non-être
bourgeois vient s’opposer l’être du sacré55.

55  Produit d’une « grâce mystérieuse » (L’homme et le sacré, op. cit. [n. 29], p. 25), « le sacré
est au profane ce que l’être est au néant. Un néant actif, qui avilit (p. 26, renvoyant à
R. Hertz, pour la notion de « néant actif »).
Le couple sacré / profane 43

2.8

Rappelons que L’homme et le sacré de Caillois, en mars 1939, débouchait sur


cette phrase finale : « Aussi la vérité permanente du sacré réside-t-elle simulta-
nément dans la fascination du brasier et l’horreur de la pourriture. » Bien plus
qu’une énigmatique et somptueuse formulation, parmi tant d’autres, de l’am-
bivalence constitutive du sacré, cette phrase, mise en contexte, veut dire que la
fête moderne par excellence, l’espace d’incandescence et de paroxysme consti-
tutif du sacré, se révèle aujourd’hui être la guerre . . . et non pas, comme on
était peut-être supposés naïvement s’y attendre, les vacances (Caillois dixit)56,
entendons les congés payés, acquis tout récents des luttes socialistes, mais qui
renvoient l’individu à lui-même, dans le vide et l’absence, loin de toute exu-
bérance. Retour au chaos primitif, la fête guerrière57, équivalent moderne des
grands rassemblements du clan de la chenille, aurait pour fonction de régéné-
rer, de rajeunir (de retremper) le monde, l’ordre et l’équilibre social menacés
d’usure et de vieillissement. On trouve ici, chez Caillois, la transformation d’un
motif (que l’on aimerait aujourd’hui désuet) tout droit sorti de chez Frazer, et
déjà exploité sur un autre registre (celui des rituels de fin d’année) par le jeune
Dumézil du Festin d’immortalité (1924) et du Problème des centaures (1929).
Pour mieux apprécier le trajet qui conduit des Formes élémentaires à cette
prise de position émanant des travaux du Collège de sociologie (fondé en
1937 par Caillois, Bataille et Leiris), il faudrait bien sûr prendre en considé-
ration l’ensemble de la période de l’entre-deux-guerres (qui porte si bien son
nom). Il faudrait y suivre en particulier le parcours de Marcel Mauss, condui-
sant du sacrifice au don et à la dépense (avec son analyse fameuse du potlatsh
de Colombie britannique, essentielle entre autres pour comprendre Bataille).
Il faudrait tenir compte, aussi, de la réception de Nietzsche et d’Heidegger
dans le domaine de l’histoire des religions. Cela est impossible dans les limites

56  Dans l’appendice III de L’homme et le sacré (« Guerre et sacré »), pp. 219-220, « À tout
point de vue, les vacances, phase de vide et d’absence, paraissent l’opposé de cette
furieuse exubérance où une société retrempe son être. »
57  Il s’agit vraisemblablement là d’une notion largement partagée dans le milieu de la socio-
logie française, en dehors du cercle étroit du Collège réunissant Caillois à Bataille et Leiris,
comme en témoigne cette dédicace d’un proche voisin, Georges Dumézil, « Au général
d’armée Pierre Brisac, en souvenir des journées du 9 et du 10 juin 1918 où, sous-lieutenant,
devenu par les lois et hasards de la balistique l’officier le plus ancien dans le grade le plus
élevé, couvrant Monchy-Humières, entre les arbres de la route nationale, il commanda la
23e batterie du 226e racp ; et des autres fêtes bruyantes de nos vingt ans » (en exergue au
premier vol. de Mythe et épopée, Paris, 1968).
44 CHAPITRE 2

de cet exposé. Je m’en tiendrai donc à quelques remarques, directement cen-


trées sur mon objet, l’opposition sacré/profane.
Le sacré, dans son opposition au profane, nous est apparu comme un pur
produit de l’école sociologique française. Il surgit à la fin du XIXe siècle pour
occuper la place qui, dans ce grand rassemblement des primitifs, des modernes
et des laïques, correspond à celle de la sainteté dans la tradition judéo-chré-
tienne. Comme ce qui constituerait le lien social, en absence de Révélation ou
d’Alliance. Émergeant (chez Durkheim) dans un projet de religion civile et de
morale républicaine, le sacré voyait son destin programmé en fonction d’une
valorisation du profane, avant de se trouver écarté de ce dernier au point de
sembler incompatible avec lui, et de s’opposer à lui comme l’être au non-être,
le sens au non-sens et, pour finir, le mythe à l’histoire. Sur ce dernier point
(le sacré finissant par s’opposer au profane comme le mythe à l’histoire), c’est
l’exemple d’Eliade qu’il convient d’évoquer. Un exemple instructif dans la
mesure où il nous force à constater un phénomène surprenant et inexpliqué, à
savoir la récupération du sacré, d’Otto à Van der Leeuw, puis à Eliade et au-delà,
par un courant de pensée explicitement religieux, et non plus sociologique ni
ethnologico-anthropologique. Car en effet, où en sommes-nous aujourd’hui ?
Le sacré, le profane, n’apparaissent plus comme des concepts opératoires, ni
pour les anthropologues, ni pour les historiens proches de l’anthropologie,
alors même qu’ils semblent le demeurer pour les héritiers de la phénoménolo-
gie religieuse. Celle-ci, née dans des officines théologiques, pourrait même être
définie, en grande partie58, comme une entreprise de récupération du sacré.
L’œuvre d’Eliade, de ce point de vue, est symptomatique. Elle est construite
sur le postulat que l’être et le sens échappent au temps, que le sacré est à recher-
cher au niveau des archétypes, en deçà de la diversité profane des contextes
culturels. Eliade fait de la comparaison un instrument très libre vis-à-vis de
l’histoire, mais indispensable à la construction de ce qu’il appelle une ontologie
archaïque, en fait une théologie de toutes les religions, à l’usage et compréhen-
sion des seuls historiens des religions, une sorte de méta-théologie échappant

58  De nobles exceptions viennent en effet confirmer la règle : ainsi Raffaelle Pettazzoni,
et encore Angelo Brelich, ont-ils pratiqué une « phénoménologie » indissociable d’une
approche historique. Cf., tout entières tournées vers l’actualité et le futur, les remarques
pettazzoniennes de M. Massenzio, « La relazione sacro/profano : analisi e veriflca di
una scelta metodologica », in U. Bianchi éd., The Notion of « Religion » in Comparative
Research, op. cit. (n. 6), pp. 695-700. Cf. la récente publication de la correspondance
entre Eliade et Pettazzoni par Natale Spineto (L’histoire des religions a-t-elle un sens ?,
Paris, 1994) avec le compte rendu de Maurice Olender dans Le Monde des livres du
23 décembre 1994.
Le couple sacré / profane 45

à l’histoire. Reflet limité et mutilé de l’archétype, chaque énoncé religieux his-


torique serait censé apporter sa pierre à l’édification de cette méta-théologie.
La comparaison de tous les énoncés permettrait de reconstituer des « formes
plénières », dont l’ensemble dessinerait une « morphologie du sacré », sous-
titre donné par Eliade au Traité d’histoire des religions qui paraît à Paris en
1949, soit dix ans après L’homme et le sacré de Caillois. Le sacré s’opposerait
ainsi au profane comme le mythe (parole archaïque) s’opposerait à l’histoire,
c’est-à-dire en définitive, d’une manière analogue à celle dont l’Histoire sacrée,
du temps de Racine, s’opposait encore à l’histoire profane. Eliade, ainsi, opé-
rait un formidable retour en arrière méthodologique, une rétrogradation que
pouvait rendre (et que rendit généralement) inaperçue le foisonnement jubi-
latoire de son érudition et l’élégante légèreté de son écriture.
Dans l’« Avant-propos » de L’homme et le sacré, Caillois avait pourtant
annoncé ce qui devait devenir la suite réelle de l’enquête scientifique, dans une
sorte de mise en garde (adressée aux savants par l’écrivain) contre sa propre
démarche, caractérisée par un usage téméraire de la comparaison. Après avoir
déclaré qu’« au fond, du sacré en général, la seule chose qu’on puisse affirmer
valablement est contenue dans la définition même du terme : c’est qu’il s’op-
pose au profane », il reconnaissait la « complexité labyrinthique des faits »,
une situation qui condamnait son enquête à déboucher sur des conclusions
qui « ne sont valables que pour la moyenne des faits, à laquelle aucun fait ne
correspond exactement ». Il avançait alors la formule suivante, où l’on se plaira
à découvrir le sous-titre donné dix ans plus tard par Eliade au Traité d’histoire
des religions, mais dans un sens tout différent : « Ne pouvant aborder l’étude
de l’inépuisable morphologie du sacré, j’ai dû tenter d’en écrire la syntaxe. » La
morphologie du sacré, pour Caillois, aurait en effet présupposé « une multitude
de monographies sur les rapports du sacré au profane dans chaque société ».
Il y faudrait plusieurs vies, écrivait-il.

2.9

Une anecdote pour conclure, tirée de Tristes tropiques. Lévi-Strauss, en


Amazonie, est frappé de la désinvolture avec laquelle les Bororo mêlent des
activités dont la confusion, pour un Européen, pourrait paraître scandaleuse :

. . . Les croyances spirituelles et les habitudes quotidiennes se mêlent


étroitement et il ne semble pas, constate-t-il, que les indigènes aient le
sentiment de passer d’un système à un autre . . . Ce sans-gêne vis-à-vis du
surnaturel m’étonnait d’autant plus que mon seul contact avec la religion
46 CHAPITRE 2

remonte à une enfance déjà incroyante, alors que j’habitais pendant la


première guerre mondiale chez mon grand-père, qui était rabbin de Ver-
sailles. La maison, adjacente à la synagogue, lui était reliée par un long
corridor intérieur où Ton ne se risquait pas sans angoisse, et qui formait
à lui seul une frontière impassable entre le monde profane et celui auquel
manquait précisément cette chaleur humaine qui eût été une condition
préalable à sa perception comme sacré . . .59

Le travail de plusieurs vies annoncé par Caillois s’est transformé, depuis, en


une entreprise collective. Et certaines des monographies souhaitées sont
aujourd’hui disponibles60. On a oublié en route, comme elle le méritait et
comme l’annonçait l’étonnement de Lévi-Strauss, l’opposition du sacré au pro-
fane. Les faits se sont avérés beaucoup trop complexes pour se laisser enfermer
dans un tel héritage. Mais la comparaison, elle, s’est avérée fructueuse, à un
niveau beaucoup plus profond. Il s’agit là d’un autre épisode, qui trouve lui
aussi son origine dans les spéculations sur le totem et le tabou, et qui conduit,
comme on le sait, en direction des réflexions de l’anthropologie culturelle et
cognitive, situant l’interdit au coeur de la problématique de l’identité et des
procédures de classification61.

59  Cl. Lévi-Strauss, Tristes tropiques, Paris, 1955, p. 260. Cf. la contribution de R. Schlesier (à
qui je dois cette référence), in Richard Faber et Renate Schlesier éds., Die Restauration der
Götter. Antike Religion und Neo-Paganismus, Würzburg, 1986.
60  À relever parmi d’autres, les travaux d’Evans-Pritchard sur les Nuer, d’Émile Benveniste
(études sur le sacré dans Le vocabulaire des institutions indo européennes), de Jean
Rudhardt (Notions fondamentales de la pensée religieuse et actes constitutifs du culte dans
la Grèce classique, 2e éd., Paris, 1992), d’Huguette Fugier, op. cit. (n. 5), et encore les trois
volumes sur L’expression du sacré dans les grandes religions publiés à Louvain dans la
série Homo religiosus. Il faudrait mentionner, surtout, de très nombreuses monographies
ethnologiques.
61  Cf. les travaux de Claude Lévi-Strauss, Mary Douglas, Edmund Leach, Stanley J. Tambiah,
Marshall Sahlins, Dan Sperber, Françoise Héritier, etc.
CHAPITRE 3

Qu’est-ce que l’histoire des religions ?

3.1

Interdisciplinaire et comparatiste, l’histoire des religions, de par les questions


qu’elle se pose et nous pose, se situe naturellement à un carrefour des sciences
humaines où se croisent les interrogations de la psychologie, de la sociologie,
de la philosophie et de la théologie. L’attitude historienne et anthropologique
dont elle se réclame vise en même temps à lui conférer le statut d’une science
d’observation, reposant sur l’examen critique des données fournies par la philo-
logie, l’archéologie et (ou) l’ethnologie. On peut parler, au pluriel, de « sciences
humaines des religions » : c’est d’ailleurs ce que firent, en s’adressant voici plus
de trente ans à de jeunes chercheurs, les intervenants chevronnés d’un sémi-
naire interdisciplinaire ad hoc organisé en France par des représentants de la
sociologie, des sciences de l’Antiquité, de l’histoire, de l’ethnologie, de la psy-
chologie, de la phénoménologie et de la théologie, tous attelés à une seule et
même tâche: celle de définir et de programmer ce qu’ils appelaient tantôt his-
toire, tantôt science(s), au singulier ou au pluriel, des religions1. Cette réunion
de spécialistes aussi divers, autour d’un objet dont aucun (il faut le relever) ne
faisait exclusivement sa profession, pourrait laisser entendre que l’histoire des
religions ne saurait exister qu’à l’état de projet. Il est vrai qu’il s’agit d’une dis-
cipline qui n’a jamais cessé de rechercher sa propre définition. Mais il est tout
aussi vrai qu’elle n’est pas née « comme ça », de la rencontre providentielle de
quelques sciences humaines déjà constituées indépendamment de son champ
propre. Loin d’être le simple produit d’un croisement interdisciplinaire, elle est
issue d’une interrogation très ancienne, très originale aussi, qu’il serait impru-
dent de vouloir réduire à l’aune de ses alliées.
Qu’est-ce que l’histoire des religions, et d’où sort-elle?

1  Introduction aux sciences humaines des religions, symposium recueilli par H. Desroche et
J. Séguy, Paris, 1970. Ce livre est issu d’un séminaire tenu en 1965-1966, réunissant R. Bastide,
N. Birnbaum, J. Bottéro, M. D. Chenu, J. P. Deconchy, H. Desroche, F.-A. Isambert, J. Maître,
E. Poulat, H. Ch. Puech, J. Séguy, P. Vignaux.

© koninklijke brill nv, leiden, ���6 | doi ��.��63/9789004319141_004


48 CHAPITRE 3

3.2

Contrairement à ce que l’on pourrait attendre, l’histoire des religions n’est


pas l’exposé du développement des religions dans l’histoire. Ou plutôt, un
tel exposé ne constitue qu’un aspect possible parmi bien d’autres, peut-être
même secondaire, de cette discipline. L’historien des religions s’intéresse à
l’analyse des phénomènes religieux, phénomènes évidemment rencontrés
dans et nécessairement solidaires de l’histoire, à d’autres fins encore que de les
situer dans un enchaînement temporel.
L’histoire des religions, en ses origines, est étroitement solidaire d’un exer-
cice de la comparaison dont la genèse et les premiers développements sont
observables en Occident, autour du bassin oriental de la Méditerranée. Elle
n’est pas une invention asiatique, ni australienne, ni africaine, ni amérin-
dienne. Elle résulte de l’élargissement progressif du champ de l’altérité dans
une zone culturelle particulière. Échappant à l’alternative idéologique et
raciste de l’« aryen » ou du « sémite », ce contexte d’émergence à la fois mul-
ticulturel et homogène est constitué par des échanges et des interférences
incessants entre les héritages grecs et romains (ce qu’on appelle l’hellénisme),
le judaïsme, le christianisme et l’islam, à partir du fond créé par les vieilles
civilisations du Proche-Orient ancien (Égypte, Mésopotamie, Syrie-Palestine,
Phénicie, monde anatolien, Iran, avec des ouvertures jusque sur l’Inde). C’est
de ces heurts et de ce brassage préliminaires, si l’on me passe l’expression, que
naissent les conditions favorables à l’élaboration d’une enquête comparative
sur les phénomènes religieux.
Si l’on se tourne vers les Grecs, on rencontre d’abord Hérodote, qui voyage
en Égypte et dans le Proche-Orient au Ve siècle avant notre ère et décrit les
moeurs civiles et religieuses de l’ensemble des régions contrôlées par les
Perses, moeurs qu’il compare à celles des Grecs. Plutarque, auteur grec à
Delphes vers la fin du Ier siècle de notre ère d’un traité sur Isis et Osiris, sera
considéré par Claude Lévi-Strauss comme le précurseur par excellence de la
mythologie comparée. Si l’on considère les Pères de l’église chrétienne (Justin,
Tertullien, Hippolyte, Arnobe ou Augustin entre autres), on les découvre aux
prises avec le judaïsme et les religions de l’Empire, autant qu’avec la gnose
ou le manichéisme. Il en va de même des apologètes zoroastriens2, ou musul-
mans médiévaux3. Si l’on examine au-delà de l’époque médiévale le courant

2  Cf. P. J. de Menasce, Une apologétique mazdéenne du IXe siècle, La solution décisive des doutes,
Fribourg, 1945.
3  Sharastani, Livre des religions et des sectes, traduit et commenté par D. Gimaret et G- Monnot,
2 vols., Louvain, 1986-1993.
Qu ’ est-ce que l ’ histoire des religions ? 49

européen qui conduit de Las Casas ou de Montaigne aux Lumières, puis à la


création des premières chaires de « sciences religieuses » dans le dernier quart
du XIXe siècle, dans un élan créé en grande partie par les besoins intellectuels
suscités par les découvertes et la colonisation, c’est sous forme de comparai-
son que se présentent les premières préfigurations autant que les plus récentes
productions d’une discipline en constante voie d’élaboration. Le champ de
conscience s’élargit sans cesse. Les univers amérindiens surgissent soudain,
qui alimentent la réflexion des dominicains Las Casas4 et Sahagun5, puis des
jésuites Acosta6 et Lafitau7. En Extrême-Orient, les jésuites analysent les pra-
tiques religieuses de la Chine et du Japon (confucianisme, taoïsme, shinto).
On redécouvre le bouddhisme, déjà rencontré sous sa forme indienne par
les Grecs en Bactriane au IIIe siècle avant notre ère, et intégré au IIIe siècle
après dans la grande mais éphémère synthèse religieuse opérée par Mani. Ces
rencontres sont bientôt suivies par la lecture des textes fondamentaux que
révèle la découverte du sanscrit védique, puis la lecture des hiéroglyphes et
des cunéiformes mésopotamiens, avant la révélation des manuscrits de la Mer
Morte et celle de la bibliothèque gnostique de Nag Hammadi. L’observation,
autant que l’approche fondamentale ou dogmatique, caractérise la discipline
qui s’élabore dans cette mouvance, à partir de telles expériences de terrains,
de type ethnologique ou historico-philologique. Il reste à assumer cet héritage,
qui se double depuis peu de celui de la décolonisation et de la gestion des alté-
rités heureusement résistantes.

3.3

La pratique de la comparaison, certes, a beaucoup évolué. Les projets apolo-


gétiques développés par le christianisme antique et la réaction païenne au
christianisme, puis par l’islam et le mazdéïsme, avant d’être repris par les mis-
sions de toutes sortes, du XVe siècle à nos jours, ne sont plus de mise au niveau

4  Fray Bartolome de Las Casas, Apologética historia de las Indias, Madrid, 1909 (1552-1561).
5  Fray Bernardino de Sahagún, Historia general de las cosas de Nueva España (1582), Madrid,
2 vols., 1988 (1582). Une version française de l’Histoire générale des choses de la Nouvelle
Espagne fut publiée par D. Jourdanet et R. Siméon, Paris, 1880. Des extraits de cette version
construite sur un texte non critique furent repris chez François Maspéro, collection « La
Découverte », Paris, 1981.
6  José de Acosta, Historia natural y moral de las Indias, Mexico, 1962 (1589) ; l’Histoire naturelle
et morale des Indes occidentales est traduite en français par J. Rémy-Zéphir, Paris, 1979.
7  Joseph François Lafitau, Les moeurs des sauvages amériquains comparées aux moeurs des pre-
miers temps, Paris, 2 vols., 1724.
50 CHAPITRE 3

académique, officiellement du moins, non plus que les prétentions encyclopé-


diques. Ce qui ne signifie pas pour autant, heureusement, que le relativisme
culturel soit devenu le mot d’ordre en notre domaine. Mais la comparaison
telle qu’on la pratique de plus en plus dans les sciences humaines est devenue,
en histoire des religions aussi, selon l’expression de J.-P. Vernant, une affaire de
spécialistes8. Elle a pour intention de formuler, de l’intérieur d’un champ dont
on maîtrise la langue, l’histoire et la culture, des questions qu’on peut adresser
aux spécialistes des champs voisins, à condition bien sûr que cette expérience
les tente et qu’ils veulent bien se donner la peine ou le plaisir de mesurer chez
eux, loin de leur contexte d’émergence, la pertinence de ces questions, se fai-
sant ainsi, à leur tour, historiens des religions. Respectueuse des exigences de
la philologie et de l’histoire, l’histoire des religions devient donc de plus en plus
une affaire collective et transdisciplinaire, où des spécialistes de domaines
séparés les uns des autres, historiens, philologues, anthropologues, s’efforcent
de communiquer avec d’autres spécialistes, où des africanistes acceptent de
rencontrer des hellénistes, des biblistes et des sinologues, etc9.
L’institution universitaire, où les chaires apparaissent souvent comme les
gardiennes de disciplines jalouses, n’est pas toujours favorable à la création de
tels réseaux. Le décloisonnement qu’un tel agenda suppose relève d’abord du
tempérament personnel, et de la conjoncture (présence ou non dans un rayon
raisonnable de collègues disposés à entreprendre l’exercice). Ni réduction de
l’autre au même (à soi-même), ni affirmation frileuse de spécificités irréduc-
tibles et incommunicables, ni ethnocentrisme naïf ni relativisme hautain, le
postulat de base reste celui selon lequel il n’y a pas d’histoire (comparée) des
religions sans la possibilité d’une traduction, consciente de ses limites. La pra-
tique de la comparaison suppose en effet la possibilité d’une traduction, c’est à
dire en définitive l’unité du genre humain. Il n’est pas nécessaire de définir au

8  Cf. le texte de Vernant cité infra (n. 43).


9  Des exemples récents de tels travaux collectifs sont signalés infra (n. 51). Un laboratoire cou-
vrant l’ensemble des religions du Proche à l’Extrême-Orient fut initié par les collaborateurs
de la collection « Sources orientales », Paris, Seuil, 8 vols. parus, 1959-1971. Cf. aussi entre
bien d’autres Ch. Malamoud et J.-P. Vernant éds., Le corps des dieux, Paris, 1986 ( = Le temps
de la réflexion t. VII) ; Jan Assmann éd., Das Fest und das Heilige : religiöse Kontrapunkte zur
Alltagswelt, Gütersloh, 1991 ; Id., Schuld, Gewissen und Person : Studien zur Geschichte des
inneren Menschen, Gütersloh, 1997 ; ainsi que (plus près de chez nous) Ph. Borgeaud éd.,
La mémoire des religions, Genève, 1988 ; Fritz Graf éd., Mythos in mythenloser Gesellschaft.
Das Paradigma Roms, Stuttgart/Leipzig, 1993 ( = Colloquium Rauricum 3) ; Ph. Borgeaud
et E. Norelli éds., Le temple lieu de conflit, Louvain, 1995 ( = Les cahiers du CEPOA no 7) ;
J. Waardenburg éd., Scholarly Approaches to Religion, Interreligious Perceptions, and Islam,
Berne, 1995 ( = Studia Helvetica Religiosa vol. 1).
Qu ’ est-ce que l ’ histoire des religions ? 51

préalable ce qui fonde cette unité. Cela risquerait fatalement de nous ramener
à de l’idéologie ou à de la mythologie savante. Il suffit de reconnaître qu’au-
cune altérité n’est complètement étanche. Un malentendu, un quiproquo, à
ce niveau-là vaut mieux qu’une fin de non recevoir. Le progrès consiste, entre
autres, à corriger les erreurs de communication, à rectifier des approxima-
tions. Il faut accepter, enfin, de vulgariser parfois, ce qui est inévitable quand
un spécialiste s’adresse à des spécialistes de domaines différents. C’est là que
réside le devoir de traduction: ne pas considérer son domaine comme un
territoire absolument réservé, une chasse rigoureusement protégée . . . tout en
restant sérieux.

3.4

Il convient de rappeler que l’apologétique dont se trouvent solidaires les pre-


mières expressions de l’histoire des religions (à partir et autour du christia-
nisme) fut une apologétique orientée non seulement vers la conversion des
athées, des hérétiques ou des sectaires (qu’ils tirent leur origine du judaïsme, du
christianisme ou de l’islam), mais tout autant sinon davantage vers la conver-
sion, ou l’éradication, des polythéistes ou de ceux destinés à rester « en-dehors »,
et que l’on finira par classer (au niveau des organisations internationales
aujourd’hui encore !) dans l’impensable et absurde catégorie des « animistes ».
Il s’agit en un premier temps des multiples religions de l’Empire romain, les
religions des « nations », des « gentils », désignées comme « païennes » par les
chrétiens. Puis, à partir de la fin du XVe siècle, des pratiques et des croyances
religieuses innombrables et infiniment variées que développaient nos propres
campagnes et nos propres montagnes (sorcellerie ou autres), ou que révélèrent
les grandes découvertes et la colonisation. Ces pratiques et croyances autrefois
qualifiées de « primitives » (une expression qui n’est pas forcément péjorative)
seront d’ailleurs comparées très tôt à celles des « nations » dans l’Antiquité.
Religions du Nouveau Monde et religions préchrétiennes de l’Ancien Monde
se rejoignent ainsi dans l’analyse d’un Las Casas, puis d’un Lafitau. Le terreau
dans lequel se développent les débuts de notre discipline n’a donc rien à voir
avec ce qu’aujourd’hui, dans l’ignorance des altérités les plus essentielles, on
appelle « dialogue interreligieux », un dialogue le plus souvent réservé aux reli-
gions abrahamiques, avec quelques incursions du côté des autres « grandes »
religions. Écarter de notre enquête les vieilles civilisations polythéistes, sous
prétexte qu’il s’agirait d’un domaine poussiéreux, ou en bannir les populations
pauvres ou marginales étudiées par les ethnologues, cela reviendrait à refou-
ler les origines de nos questions ou, pire, à nous priver d’observer comment
52 CHAPITRE 3

l’histoire des religions a pour objet l’autre que nous pourrions être, ou l’autre
que nous sommes aussi, ce que nous pourrions être dans un ailleurs radical,
ou ce que nous avons effectivement connu, il n’y a pas si longtemps. Et aussi
ce que nous connaîtrons peut-être un jour, si l’on veut bien considérer quelles
sont les sources d’inspiration de certains « nouveaux » mouvements religieux.
Pratiquer l’exclusion de cet ailleurs radical, en privilégiant les monothéismes
issus de la révélation abrahamique et les soi-disant « grandes religions », au
détriment de la diversité et de la richesse infinie des terrains multiculturels
et transhistoriques, équivaudrait à échafauder une pseudo-science à l’usage
des diplomates ou des « représentants » des traditions religieuses dominantes
désireux d’établir un dialogue entre eux ou, au contraire, de procéder à des
hiérarchisations au sein de ce qui « compte », économiquement, stratégique-
ment et statistiquement parlant. Le type de questions que se pose l’histoire
des religions doit rester aux antipodes d’un tel usage, qu’il soit politique ou
simplement naïf.
On peut essayer de formuler ce qui concerne réellement notre discipline à
l’aide de quelques exemples. Pour commencer, et cela touche autant les mul-
tiples religions du vieil Empire romain que le Japon et l’actuelle ex-Yougosla-
vie : que signifie « croire » et « pratiquer », quand il n’est point nécessaire de
« croire » pour être reconnu comme faisant partie de telle ou telle commu-
nauté définie par l’appartenance religieuse ? Comment se fait-il que certaines
religions se passent de dogmes, de textes sacrés et de lois ? Que la croyance à
un Dieu ou à des dieux peut être considérée comme illusoire ? On sait que les
Grecs ne ressentaient pas le besoin de croire à leurs mythes. Cela ne signifie pas
que la mythologie, chez eux, n’entretenait aucun rapport avec le religieux ou
le politique. Mais cela signifie, à tout le moins, que nous avons certains efforts
à accomplir, pour nous dégager de nos habitudes de penser le religieux et le
politique, si nous désirons faire de l’histoire des religions et non pas fabriquer,
sans nous en rendre compte, une théologie (christiano-orientée) des religions.

3.5

J’écris cela tout en étant conscient que je viens d’affirmer, quelques para-
graphes plus haut, que l’histoire des religions, comme d’ailleurs l’ensemble des
disciplines plus « pointues » auxquelles elle a recours dans le champ de l’eth-
nologie, des philologies ou de l’histoire, est une invention occidentale issue
non seulement de la tradition gréco-romaine, mais plus essentiellement, en
ses premières formulations, du christianisme. Cet aspect christiano-centrique
est lié au caractère apologétique des premières expérimentations dans ce
Qu ’ est-ce que l ’ histoire des religions ? 53

domaine. On conçoit donc qu’il faille nécessairement, pour que se constitue


une discipline de type historique et critique, sortir du cadre pieux et mytholo-
gique au sein duquel se sont formées les premières expressions, explicitement
religieuses, de la comparaison entre religions, par exemple dans l’Historia
apologética du dominicain Bartolomé de las Casas au XVIe siècle, ou dans Les
moeurs des sauvages amériquains comparées aux moeurs des premiers temps,
du père jésuite Joseph François Lafitau au XVIIIe siècle. On ne peut plus fonder
la comparaison et l’explication des ressemblances entre phénomènes religieux
relevant de cultures éloignées les unes des autres sur le mythe de la Révélation
faite à Adam et Ève au Paradis terrestre, ou sur celui des navigations de Noé,
des plagiats de Moïse ou enfin de l’imitatio diabolica10. Pour devenir une
réelle histoire des religions, il faut bien que notre discipline, paradoxalement,
s’affranchisse de la religion. Et qu’elle ne se contente pas d’adopter la position
d’un agnosticisme « simplement » méthodologique, avec toute l’ambigüité que
cela peut impliquer.
La constitution au XIXe siècle d’un enseignement universitaire non confes-
sionnel d’histoire des religions fut étroitement solidaire du développement
des idées laïques. Mais cela n’est pas vraiment allé de soi, comme on peut
aisément l’imaginer, et il s’en faut de beaucoup que les fantômes qui rôdèrent
autour de la naissance académique de notre discipline se soient définitive-
ment évanouis. Marcel Gauchet, récemment, a montré comment la société
civile française tout entière (en son fondement) se trouve inconsciemment
conditionnée par ce qu’il a appelé, à la suite de Max Weber, le « désenchante-
ment du monde ». Le dégagement hors du religieux, lorsqu’il devient effectif
et n’est plus seulement une menace ou un projet, lorsqu’il est enfin réalisé,
pose en effet de nouveaux défis11. Élaborée au XIXe siècle dans un mouvement
européen qui conduit une partie du monde chrétien (et non l’ensemble de
la planète, est-il besoin de le préciser ?) à un tel désenchantement, l’histoire
des religions reste obnubilée par l’éclat d’une origine que trop souvent elle a
pensé pouvoir oublier. Il n’est que de considérer le débat intense, même s’il
peut paraître quelques fois étouffé, qui agite actuellement les milieux où se
rencontrent théologie et « sciences des religions ». Il est question, en Europe
aujourd’hui encore, de vouloir transformer certaines Facultés de théologie en

10  Sur cette mythologie savante et biblico-centrée de l’âge classique, cf. A. Dupront, Pierre-
Daniel Huet et l’exégèse comparatiste au XVIIe siècle, Paris, 1930. Voir aussi les travaux de
Maurice Olender, et en particulier Les langues du Paradis, Paris, 1989.
11  M. Gauchet, La religion dans la démocratie. Parcours de la laïcité, Paris, 1998 (un ouvrage
qui réactualise, du point de vue de la France républicaine, la problématique mise en place
dans Le désenchantement du monde. Une histoire politique de la religion, Paris, 1985).
54 CHAPITRE 3

Faculté de « sciences des religions ». Le problème est loin d’être nouveau. Une
telle transformation, à la fin du XIXe siècle, était souhaitée à la fois par des
laïques anticléricaux et par des gens d’église, les uns et les autres pour des rai-
sons diamétralement opposées. Il se pourrait qu’aujourd’hui encore, pour des
raisons tout à fait analogues et tout aussi contradictoires, les mêmes partis s’y
opposent.
C’est pourquoi il paraît indispensable, si l’on veut se lancer lucidement et
productivement dans la pratique de l’histoire des religions, d’être convena-
blement informé sur les origines et les développements de son enseignement
académique.

3.6

On peut partir pour cela d’une date emblématique : 1870. C’est l’année où
Friederich Max Müller prononce en Angleterre ses fameuses leçons sur La
science de la religion12 ; c’est l’année aussi où B. Labanca, de son côté, publie un
petit livre sur les difficultés, anciennes et nouvelles, auxquelles se heurte, en
Italie, le projet d’introduire de telles études13.
Si l’on considère l’exemple de Genève14, où l’on rencontre la première
chaire au monde d’histoire des religions, on constate que cette création fut
préparée par un enseignement d’apologétique et de « philosophie religieuse
comparée » que donnait en Faculté de théologie dès 1865 un théologien libé-
ral, Auguste Bouvier qui fut aussi le maître d’un des premiers professeurs d’his-
toire des religions français, Jean Réville15. C’est toutefois dans la Section des
sciences sociales de la Faculté des lettres, au sein de la nouvelle université qui,
conformément à la loi sur l’Instruction publique de 1872 remplaça l’ancienne

12  Cf. infra (n. 34).


13  B. Labanca, Difficoltà antiche e nuove degli studi religiosi in Italia (1870) ; ce texte pessi-
miste fut traduit en anglais et entouré d’un commentaire très riche dans L. H. Jordan et
B. Labanca, The Study of Religion in the Italian Universities, Oxford, 1909.
14  L’essentiel se trouve dans un excellent mémoire de licence ès lettres (sous la direction
conjointe de Jean-Claude Favez et du soussigné), rédigé par Valérie Boillat, De la théologie
libérale à l’histoire des religions : autour de la naissance d’une chaire, Genève, Faculté des
Lettres, Département d’histoire générale, octobre 1996 (texte dactylographié, 101 p.).
15  Auguste Bouvier fut le professeur de Jean Réville. Fils du premier titulaire de la chaire
d’histoire des religions du Collège de France (Albert Réville, nommé en 1880), Jean Réville
fut le second directeur, après Maurice Vernes, de la Revue de l’histoire des religions, et
devint le premier directeur d’études de la Section des sciences religieuses de l’École
Pratique des Hautes Études, section créée en 1886.
Qu ’ est-ce que l ’ histoire des religions ? 55

Académie en 1873, que fut installée cette première chaire, en 1874, avec pour
titulaire Théophile Droz, un brillant essayiste ami d’Amiel, qui finit sa carrière
comme professeur de littérature française à Zürich et n’écrivit rien de notable
en ce qui concerne notre discipline. Avant de lui succéder en 1880, Ernest
Stroehlin, docteur en théologie de Strasbourg, avait essayé sans succès (malgré
l’appui du ministre radical de l’Instruction publique, Antoine Carteret), d’in-
troduire ce type d’enseignement en Faculté de théologie. La chaire fut mainte-
nue en Lettres (section des sciences sociales) jusqu’en 1928, date de la retraite
de Paul Oltramare, un excellent spécialiste de l’Antiquité classique, qui rédigea
entre autres d’importants travaux sur le bouddhisme. Elle fut alors transférée
en Théologie, où l’accent fut porté sur la psychologie religieuse, avant de reve-
nir en Lettres (où elle se trouve aujourd’hui encore) à partir de la nomination
de Jean Rudhardt16, antiquisant de grand renom lui aussi, qui en fut titulaire
de 1965 à 1987.
Pour comprendre les sous-entendus de ce chassé-croisé entre les lettres (ou
les sciences sociales) et la théologie, l’exemple des Pays-Bas est éclairant, sinon
rassurant17. Là aussi, la « science des religions » relève en ses origines de la théo-
logie libérale. Le parlement hollandais, en 1876, promulgue une loi qui sépare à
l’intérieur des facultés de théologie les chaires qui dispensent un enseignement
proprement dit académique, de celles qui ont vocation confessionnelle (liées à
l’Église). Les professeurs de dogmatique et de pastorale seront désormais payés
par l’Église, ceux des disciplines plus « scientifiques » par la Couronne. C’est ce
qu’on appelle le « duplex ordo », et c’est dans ce contexte que l’on introduit,
à Leyde en 1877, la première chaire néerlandaise d’histoire des religions, celle
du pasteur arminien C. P. Tiele, un éminent savant18, qui maintiendra que « la
science des religions est aussi différente de la théologie confessionnelle que
l’astronomie l’est de l’astrologie, ou la chimie de l’alchimie ». Tiele appelait de
ses voeux la métamorphose des facultés de théologie en facultés de sciences
religieuses, tout en soutenant, paradoxalement, l’idée que la théologie pra-
tique devrait en constituer l’une des disciplines majeures, comme « science
des religions appliquée », destinée à réformer le ­christianisme de l’intérieur,

16  Cf. infra (n. 48).


17  Je me refère essentiellement à J. G. Platvoet, « Close Harmonies : The Science of Religion
in Dutch Duplex Ordo Theology, 1860-1960 », Numen 45, 1998, pp. 115-162.
18  Son Manuel de l’histoire des religions. Esquisse d’une histoire de la religion jusqu’au triomphe
des religions universalistes, trad. française de M. Vernes, Paris, 1880 (éd. néerlandaise,
Amsterdam, 1876), connut un vif succès. Une version allemande, entièrement refondue
par Nathan Söderblom en 1912, fut elle aussi traduite en français par W. Corswant, sous le
titre Manuel d’histoire des religions, Paris, 1925.
56 CHAPITRE 3

et à aider sa propagation par la mission, cette dernière n’ayant pas pour but
d’éradiquer les autres religions, mais de les « réformer, et améliorer » !
Les voeux de C. P. Tiele ne seront pas exaucés. L’évolution de la discipline,
en particulier avec Gerardus Van der Leeuw à Groningen, se fera plutôt dans
le sens d’une resacralisation, avec l’affirmation très forte du principe « phéno-
ménologique » selon lequel toute explication non religieuse de la religion doit
être écartée, en tant que méconnaissance de l’objet sui generis19. La science de
la religion, comme le relève Jan G. Platvoet20, devient ainsi la version moderne
de la théologie naturelle, ou doctrina de deo. S’occuper de manière non confes-
sionnelle du phénomène religieux, cela consisterait simplement à adopter
l’attitude du théologien chrétien dans la semaine, quand il donne un cours
universitaire, par rapport à l’attitude du même théologien le dimanche, quand
il prononce un vibrant sermon. Dans le même ordre d’idée, peu après Van der
Leeuw, l’enseignement de C. J. Bleeker, qui renvoie explicitement à Friedrich
Schleiermacher21, sera centré sur l’analyse de « la relation de l’homme à
une réalité divine », et voudra déboucher sur une « théologie des religions »
(theologia religionum). Relevons qu’un autre représentant de ces réflexions
néerlandaises, Hendrick Kraemer (1888-1965) luttera pour la réintégration de
la science des religions à l’intérieur de la théologie confessionnelle, avant de
se consacrer aux missions et de devenir, en 1948, le directeur du tout nouveau
World Council of Churches à Bossey, près de Genève.

3.7

Par rapport à d’autres pays comme la France, l’Angleterre, la Belgique et les


Pays-Bas, l’Italie a longtemps tardé à installer l’histoire des religions dans
l’université. L’Allemagne aussi. En Allemagne, le retard est dû au développe-
ment hautain, suffisant autant que remarquable, des études critiques vétéro
et néo-testamentaires. Adolph von Harnack, un grand maître de l’histoire

19  Cf. La religion dans son essence et ses manifestations. Phénoménologie de la religion, édi-
tion française refondue et mise à jour par l’auteur avec la collaboration du traducteur
J. Marty, Paris, 1955. L’aspect missionnaire apparaît au grand jour dans L’homme primitif
et la religion. Étude anthropologique, Paris, 1940.
20  Art. cit. (n. 17), p. 132.
21  Les réflexions de ce théologien protestant romantique et mystique sur la nature du sen-
timent religieux eurent une influence très grande sur le développement de notre disci-
pline : Über die Religion. Reden an die Gebildeten unter ihren Verächtern, Berlin, 1799 (trad.
française sous le titre Discours sur la religion à ceux de ses contemporains qui sont des
esprits cultivés, Paris, 1944).
Qu ’ est-ce que l ’ histoire des religions ? 57

du christianisme antique, pensait que connaître le christianisme revenait à


connaître aussi, d’une certaine façon, les autres religions22. Il renversait ainsi
le fameux adage de Max Müller selon qui les religions, c’est comme les langues,
n’en connaître qu’une revient à n’en connaître aucune (de même qu’en alle-
mand, précisait Müller, können n’est pas kennen).
Le « retard » italien est dû à d’autres raisons. On se plaît d’ailleurs à décou-
vrir combien le développement de l’histoire des religions est tributaire de tra-
ditions et de situations nationales, sinon locales. La culture et les contraintes
provinciales de l’historien des religions sont fondamentales : que serait la
Section des sciences religieuses de l’École pratique des hautes études à Paris
sans la Révolution française, les Lumières, et l’émergence d’un concept de reli-
gion civile ? Que serait devenue l’histoire des religions en Hollande sans les
terrains missionnaires ? Qu’aurait été l’oeuvre d’Eliade, tiraillée entre natio-
nalisme et humanisme23, sans de grands prédécesseurs locaux, comme l’his-
torien Vasile Parvan, ou encore un poète comme Vasile Alecsandri (éditeur en
1859 de la fameuse ballade populaire, la Mioritza) ?
En Italie, le chemin est ouvert par quelques éclaireurs : Salvatore Minocchi,
à Florence, crée une revue : les Studi religiosi qui paraît entre 1901 et 1907, et
se met bientôt à lutter pour que se crée un enseignement d’histoire des reli-
gions. Ernesto Buonaiuti, catholique mystique et « moderniste », aidé par son
ami Nicola Turchi (spécialiste des religions gréco-romaine) crée, entre autres,
la Rivista storico-critica delle scienze teologiche où paraissent, de 1905 à 1910,
non seulement des études d’histoire du christianisme, mais aussi des articles
sur l’histoire des religions non chrétiennes. En 1911, la création d’une libera
docenza d’histoire des religions permet à Uberto Pestalozza de donner, pour
la première fois, des cours officiels dans cette discipline, à Milan. Ce précé-
dent fut bientôt suivi par l’ouverture de charges de cours (mais pas encore de
chaires) à Bologne (Pettazzoni), à Florence (Umberto Fracassini), et à Rome
(Nicola Turchi).

22  Cf. J. Réville, « La situation actuelle de l’enseignement de l’histoire des religions », Revue
de l’histoire des religions 22.43, 1901, pp. 58-74 ; Id., « L’histoire des religions et les facultés
de théologie, à propos d’une récente brochure de M. Ad. Harnack », Revue de l’histoire des
religions 22.44, 1901, pp. 423-438.
23  De l’Eliade des années 1937 à 1944 (lié au mouvement d’extrême-droite nationaliste des
Gardes de Fer, ou Légion de l’archange Michel) à l’Eliade parisien puis chicagoen, huma-
niste planétaire et professeur enthousiaste d’histoire des religions : cf. Ph. Borgeaud,
« Mythe et histoire chez Mircea Eliade. Réflexions d’un écolier en histoire des religions »,
Institut national genevois, Annales 1993, 1994, pp. 33-49 [= Ph. Borgeaud, « Un mythe
moderne : Mircea Eliade », Exercices de mythologie, Genève, 2006, pp. 179-205].
58 CHAPITRE 3

En France et en Angleterre, aux Pays Bas et en Belgique, l’histoire des reli-


gions était apparue dans le dernier tiers du XIXe siècle comme une science
non confessionnelle, au confluent de la philologie comparée (Max Müller)
et de l’anthropologie naissante (Tylor24). En Italie, la mythologie comparée
indo-européenne avait rencontré son audience, grâce en particulier à Angelo
De Gubernatis25. L’ethnologie par contre, faute d’empire ou de colonies,
n’était pas encore développée. Cela peut aider à comprendre la lenteur de la
genèse italienne de notre discipline, mais cela n’explique pas tout. Les obs-
tacles les plus importants qui s’opposaient à la création de véritables chaires
venaient en effet d’ailleurs, à la fois de l’Église et de la culture laïque, l’une
comme l’autre opposées aux modernistes, pour des raisons différentes. C’est
donc par rapport au catholicisme, et à l’histoire de l’Église, et par rapport à
l’historicisme de Croce, que devra se définir la spécificité de la discipline mise
au point par Raffaelle Pettazzoni26.

3.8

Après des études de sciences de l’antiquité et de préhistoire, Raffaele Pettazzoni


était entré très tôt en contact avec les historiens italiens du christianisme. En
1914 il publie un essai sur Storia del cristianesimo e storia delle religione, où
il affirme que le christianisme prend place dans le cadre de l’ensemble des
faits religieux comme un exemple parmi d’autres . . . L’histoire du christia-
nisme devrait ainsi devenir un chapitre de l’histoire des religions. Ce beau
programme sera bien vite oublié. Comme le relève Natale Spineto27, Nichola

24  E. B. Tylor, Primitive Culture. Researches into the Development of Mythology, Philosophy,
Religion, Art and Custom, 2 vols., Londres, 1871 ( = La civilisation primitive, trad. P. Brunet
et Ed. Barbier, Paris, 1876-1879).
25  Un grand érudit, qu’on aurait tort d’oublier : cf. Zoological Mythology, Londres, 1872
(trad. française : La mythologie zoologique ou les légendes animales, 2 vols., Paris, 1874) ;
La mythologie des plantes ou les légendes du règne végétal, 2 vols., Paris, 1878-1882 ; Storia
comparata degli usi natalizi in Italia e presso gli altri popoli indo-europei, Milan, 1869 ;
Storia comparata degli usi nuziali in Italia e presso gli altri popoli indo-europei, 2ème éd.,
Milan, 1878 ; Storia comparata degli usi funebri in Italia e presso gli altri popoli indo-
europei, 3ème éd., Milan, 1890.
26  Comme le montre Natale Spineto, dans une thèse soutenue à la Sorbonne, Le concept
de phénomène religieux dans l’oeuvre de Raffaele Pettazzoni et de Mircea Eliade, sous la
direction de Michel Meslin, 1999, texte dactylographié. Je m’appuie essentiellement sur
la première partie de ce travail (pp. 5-73) pour ce qui concerne l’Italie.
27  Ibid., p. 48.
Qu ’ est-ce que l ’ histoire des religions ? 59

Turchi, lui, « prêtre et auteur du premier manuel d’histoire des religions publié
en Italie, n’avait pas inclus le judaïsme et le christianisme dans son livre ». Il y
a là, en deça des raisons invoquées par Turchi (à la fois la supériorité du chris-
tianisme et son importance dans l’histoire de notre civilisation, deux « faits »
qui auraient entraîné un traitement disproportionné), la nécessité de rester
prudent par rapport à la susceptibilité de la hiérarchie ecclésiastique. Mais la
résistance ne vient pas seulement de ce côté: en 1922, quand Ernesto Buonaiuti
s’efforce de faire transformer, à Naples, une chaire vacante d’histoire de l’Église
en chaire d’histoire des religions, pour son ami Turchi, le veto du Conseil supé-
rieur de l’instruction publique est dicté par Benedetto Croce, qui appuie un
historien du christianisme.
Pettazzoni songeait, dès 1914, à la création d’une revue laïque qui puisse
accueillir aussi bien des études d’histoire des religions que d’histoire du chris-
tianisme. Cela deviendra, avec l’aide de Buonaiuti et Turchi, la Rivista di storia
delle religioni. Les difficultés, là non plus, ne se firent pas attendre. Comme la
rédaction comportait des prêtres et que le sujet était la religion, l’Église voulut
exercer un contrôle :

Le jésuite Enrico Rosa convoca Buonaiuti et Turchi pour leur commu-


niquer ses remontrances. Elles étaient de quatre types. En premier lieu,
le christianisme se trouvait traité « comme les autres religions » ; en
deux­ième lieu, son développement était considéré à l’intérieur de schémas
propres aux disciplines historiques ; en troisième lieu, des savants laïcs
s’occupaient de questions concernant la vie chrétienne ; en quatrième lieu,
on citait, sans les réfutations catholiques opportunes, des oeuvres de per-
sonnages non catholiques ‒ comme l’Orpheus de Salomon Reinach28.

Cela aboutit à une véritable censure ou (si l’on préfère) auto-censure, quand
Turchi se crut obligé de supprimer des phrases écrites par Pettazzoni dans un
article sur l’être céleste chez les Andamanais: il s’agit d’un passage où Pettazzoni
s’opposait à la théorie d’Andrew Lang et du Père Wilhelm Schmidt sur le mono-
théisme originel, une théorie soutenue par l’Église29. À partir de là, et à travers

28  Ibid., p. 54. Parcours très voltairien et intéressante synthèse de l’histoire des religions
(incluant, pour la première fois, le christianisme), le petit manuel intitulé Orpheus, his-
toire générale des religions, Paris, 1909, dédié par Salomon Reinach à la mémoire de tous
les martyrs, fit effectivement scandale et connut de très nombreuses rééditions.
29  Cf. A. Lang, The Making of Religion, Londres, 1909 (3ème édition) ; et, du Père W. Schmidt,
Der Ursprung der Gottesidee. Eine historische, kritische und positive Studie, 12 vols.,
Münster, 1926-1949.
60 CHAPITRE 3

quelques péripéties, il faudra en fait attendre, avant d’assister à l’émergence


tâtonnante d’une revue indépendante du Vatican, jusqu’à la création en 1925
des Studi e materiali di storia delle religioni, liés à la toute nouvelle chaire de
Rome, la première chaire italienne, fondée en 192430.

3.9

Mircea Eliade appelait de tous ses voeux la formation d’une discipline multi-
culturelle. Il n’y aura une réelle histoire des religions, déclarait-il à ses étudiants
de Chicago, que le jour où elle deviendra le fait aussi bien des chercheurs issus
des traditions africaines, autraliennes, amérindiennes, chinoises, indiennes et
japonaises, que des écoliers issus de l’univers judéo-chrétien ou musulman. On
peut comprendre ce voeu comme signifiant qu’il faut échapper à l’ethnocen-
trisme (ou mieux : au monothéocentrisme), constitutif des origines de notre
discipline. Qu’il faut exporter et décoloniser nos questions, pour inventer des
formules qui permettent une libération du regard par rapport à l’objet. Non
pas pour établir un dialogue entre différentes modalités de la préconception
(modalités chrétiennes et non chrétiennes), mais bien pour prouver qu’il est
possible d’échapper, non seulement aux mythes savants issus de la tradition
chrétienne, mais aussi aux mythes alternatifs que pourrait susciter la rencontre
avec d’autres cultures. Chez Eliade, un tel voeu était corollaire du projet de réa-
liser un humanisme planétaire, sous la forme d’une théologie de l’ensemble
des religions. L’histoire des religions, conçue de manière éliadienne, demeurait
donc tributaire du religieux. Ce qu’il convient de défendre plus que jamais,
c’est une histoire des religions qui échappe à cet écueil, une histoire dégagée
du religieux et capable, à ce titre précisément, d’en rendre compte.

30  Historien laïc et socialiste, Pettazzoni, qui rencontrera Van der Leeuw et collaborera avec
lui à la création de l’International Association for the History of Religions (IAHR) et à la
fondation de la revue Numen (organe officiel de cette société faîtière, regroupant l’en-
semble des sociétés nationales), devint à son tour phénoménologue à temps partiel. Sa
démarche en effet consiste essentiellement en une double approche: phénoménologique
d’une part, la comparaison permettant d’isoler et d’appréhender tel ou tel phénomène
religieux en sa spécificité, et historique d’autre part, avec l’examen approfondi des dif-
férents contextes culturels où le dit phénomène apparaît. Cf. Dio : formazione e sviluppo
del monoteismo nella storia delle religione, vol. 1 : L’essere celeste nelle credenze dei popoli
primitivi, Rome, 1922 ; I Misteri : saggio di una teoria storico-religiosa, Bologne, 1924 ; La
confessione dei peccati, 3 vols., Bologne, 1929-1936 ; un seul livre de Pettazzoni a été traduit
en français : La religion dans la Grèce antique, des origines à Alexandre le Grand, Paris, 1953
( = La religione nella Grecia antica fino ad Alessandro, Bologne, 1920).
Qu ’ est-ce que l ’ histoire des religions ? 61

Ce n’est un secret pour personne. L’histoire des religions a dû se frayer


et doit encore se frayer aujourd’hui, en un temps où l’on reparle dans toute
l’Europe de l’introduire dans l’enseignement secondaire31, un chemin entre
deux obstacles traditionnels considérables et particulièrement résistants.
Ces deux obstacles sont d’un côté la méfiance (sinon l’hostilité) que peut
susciter aux yeux des croyants une approche non confessionnelle, historique
et critique, donc impie ou au mieux mécréante de la religion ; de l’autre le
soupçon, non moins grand, que peut au contraire inspirer aux adeptes d’une
laïcité intransigeante, radicale et satisfaite, la prétention de pouvoir aborder
ce même objet, la religion, d’une manière non apologétique. Les uns pensent
que l’histoire des religions a pour mission d’évacuer la religion, les autres de
la réintroduire par la petite porte. Cette difficulté est d’autant plus redoutable
que tout un chacun nourrit en son for intérieur (que ce soit positivement ou
négativement), l’illusion de savoir ce qu’il en est de l’objet de cette discipline,
la (ou les) religion(s)32.

3.10

L’histoire des religions existe néanmoins. Dans l’espoir d’en convaincre les
sceptiques celui qui la pratique peut prendre à témoin sa chaire d’université
et celles de ses collègues de par le monde. En 1990 à Rome le XVIe congrès de
L’Association Internationale pour l’Histoire des Religions réunissait 331 partici-
pants venus de 34 pays. Et tout le monde n’était pas là. Plus convainquant que
ces chiffres, cependant, pourrait être l’évocation de quelques grands savants
mémorables ayant, de leur aveu même, consacré leur vie à cette discipline:
Friedrich Maximilian (dit Max) Müller tout d’abord, que nous avons déjà ren-
contré, mais dont il convient de préciser qu’il fut l’éditeur du Rig-Véda et des
Sacred Books of the East (50 vols.), avant de devenir le théoricien en la seconde
moitié du XIXe siècle aussi bien de la mythologie comparée33 que de la « théo-

31  L’idée est ancienne, et remonte en France au XIX ème siècle : cf. Émile Littré, dans la Revue
de philosophie positive, 1879, pp. 366-374 ; M. Vernes, L’histoire des religions, son esprit, sa
méthode et ses divisions, son enseignement en France et à l’étranger, Paris, 1887.
32  « I’ll be sitting on a plane, and I’ll tell the person next to me I’m a religion professor and, do
you know what happens ? What happens is that whoever’s sitting next to me will start giving
me their opinions about religion ! », (Ron Cameron, cité dans Lingua Franca. The Review
of Academic Life, novembre 1996, p. 30, en ouverture d’un dossier constitué par C. Allen,
« Is Nothing Sacred ? Casting Out the Gods From Religious Studies », pp. 30-40).
33  Essai de mythologie comparée, trad. de l’anglais, Paris, 1859.
62 CHAPITRE 3

logie comparée », cette dernière étant encore nommée par lui « science de la
religion »34 ; Sir James George Frazer, auteur du Rameau d’or : précédée d’une
édition en deux volumes (1890), puis d’une autre en trois (1900), l’édition défi-
nitive de cette somme monumentale intitulée simplement The Golden Bough
parut en douze volumes à Cambridge entre 1911 et 191535. On devrait mention-
ner également, parmi les fondateurs de la discipline, quelques personnages
aujourd’hui oubliés du grand public, comme Pierre Daniel Chantepie de
la Saussaye36, ou le Comte franc-maçon Félix Goblet d’Alviella37. Initiée par
Raffaelle Pettazzoni, l’« école de Rome » fut après lui dirigée par Angelo Brelich38
et Dario Sabbattucci39 sans oublier Ugo Bianchi40. Les représentants d’autres
courants péninsulaires, comme Ernesto di Martino41 et Vittorio Lanternari42
surtout, ethnologues et marxistes, ont eux aussi laissé des oeuvres séminales.
On se réclamera enfin de la fameuse constellation francophone des maîtres de
nos maîtres : Mircea Eliade, Georges Dumézil, Claude Lévi-Strauss, Jean-Pierre

34  La science de la religion, trad. de l’anglais, Paris, 1873.


35  La traduction française occupe quatre volumes de la collection « Bouquins » chez Laffont.
Sur Frazer et son oeuvre gigantesque, cf. R. Ackerman, J. G. Frazer. His Life and Work,
Cambridge, 1987.
36  Professeur d’histoire des religions dès 1878 à Amsterdam, puis à Leyde, auteur d’un
fameux Manuel d’histoire des religions, traduit sur la seconde édition allemande sous la
direction de H. Hubert et I. Lévy, Paris, 1904 (avec une préface durkheimienne de Hubert).
37  Qui introduit l’histoire des religions en 1884 dans l’Université libre de Bruxelles. Auteur
d’une Introduction à l’histoire générale des religions, Bruxelles/Paris, 1887 ainsi que de
trois gros recueils d’études intitulés Croyances, rites, institutions (vol. 1, Hiérographie ;
vol. 2, Hiérologie ; vol. 3, Hiérosophie), Paris/Leipzig, 1911.
38  Cf. ses « Prolégomènes à une histoire des religions », in H.-Ch. Puech, Histoire des reli-
gions, T. 1, Paris, 1970, pp. 1-59, et ses importantes études de religion grecque, en particu-
lier Paides e Parthenoi, Rome, 1969. Ce dernier ouvrage, capital, est consacré à l’initiation
et aux rites de passage en Grèce ancienne. Il est introduit par un impressionnant état de
la question du point de vue ethnologique (pp. 13-112), constitué comme une typologie de
type phénoménologique, préliminaire à l’approche historique conformément à l’ensei-
gnement de son prédécesseur romain, R. Pettazzoni (voir note 30).
39  Dont le Saggio sul Misticismo Greco, 2ème éd., Rome, 1979 (1ère éd. 1965) a été traduit
en français : Essai sur le mysticisme grec, Paris, 1982. Cet ouvrage a nourri la réflexion
de l’école de J.-P.Vernant sur la place de l’orphisme dans le système religieux grec : cf.
M. Detienne, Dionysos mis à mort, Paris, 1977, pp. 43-44.
40  Cf. Prometeo, Orfeo, Adamo. Tematiche religiose sul destino, il male, la salvezza, Rome,
1976.
41  Cf. en traduction française, La terre du remords, Paris, 1966, sur les rituels de transe et de
catharsis de type dionysiaque, le tarentisme en Italie du sud.
42  Movimenti religiosi di libertà e di salvezza dei popoli oppressi, Rome, 1960. Trad. française :
Les mouvements religieux de liberté et de salut des peuples opprimés, Paris, 1983.
Qu ’ est-ce que l ’ histoire des religions ? 63

Vernant43. Les sceptiques seront conduits à découvrir un étrange paysage, fort


peu homogène, et un héritage non moins contradictoire, souvent contesté et
effectivement contestable en chacun de ses aspects, mais héritage néanmoins
bien réel, et territoire académique solidement implanté en Europe, aux États-
Unis, au Japon, en Australie, en Afrique et en Amérique Latine. Même si la
vieille mythologie solaire de Max Müller, solidaire des débuts de la grammaire
comparée indo-européenne, semble aujourd’hui bien lointaine, comme l’est
aussi l’interprétation par Frazer des mythes et des rites ramenés à des scéna-
rios de renouvellement magique du temps et de la souveraineté, l’histoire com-
parée se trouve encore et toujours aux prises avec les notions jamais acquises,
périodiquement déconstruites et reconstruites, de « sacrifice », de « sacré »,
de « mythe », de « rite », de « mystère », de « sacerdoce », de « divination », de
« fondation », de « tradition », de « souillure » et de « purification », de « pèle-
rinage », etc44. L’étude du sentiment religieux et de l’expérience du sacré, inau-
gurée par Friedrich Schleiermacher45, reprise par l’évêque Nathan Söderblom46
et par Rudolph Otto47, côtoie des intérêts moins philosophiques. La préférence
est accordée tantôt à l’envol d’une réflexion fondamentale, tantôt à l’analyse
rigoureuses des données fournies par l’observation. La délicate coordination
de l’histoire et de la phénoménologie (Pettazzoni) se heurtait naguère encore
à la dialectique du sacré et du profane (Eliade) ; l’idéologie tripartie indo-eu-
ropéenne, abordée sous l’angle de la philologie (Dumézil), a fini par rencon-
trer (avec Jean-Pierre Vernant en particulier) l’étude structuraliste des mythes
et des rites envisagée sous celui de l’anthropologie sociale (Lévi-Strauss). La
liste serait longue des historiens des religions qui, dans le prolongement de cet
héritage complexe, élaborent les méthodes d’aujourd’hui. Parmi eux, le spécia-
liste des religions de l’Antiquité classique relèvera les noms de Jean Rudhardt

43  Sur Dumézil, Eliade et Lévi-Strauss, cf. D. Dubuisson, Mythologies du XXe siècle (Dumézil.
Lévi-Strauss, Eliade), Lille, 1993, avec ma recension dans la Revue de l’histoire des reli-
gions 212 (1995), pp. 499-503. De J.-P. Vernant, dont les travaux sur la pensée et la reli-
gion grecques sont bien connus, cf. essentiellement, du point de vue qui nous occupe ici,
Religion grecque, religions antiques. Leçon inaugurale de la chaire d’études comparées des
religions antiques, Collège de France vendredi 5 décembre 1975, Paris, Maspero, 1976.
44  Cf. G. Kehrer et H. Kippenberg éds., Handbuch religionswissenschaftlicher Grundbegriffe,
5 vols., Stuttgart, 1988[-2001].
45  Voir supra (n. 21).
46  Iranologue, devenu historien des religions et évêque d’Uppsala, il écrivit entre autres Das
Werden des Gottesglaubens, Leipzig, 1916.
47  Cf. infra (n. 80).
64 CHAPITRE 3

(à Genève)48, Jonathan Z. Smith49 et Bruce Lincoln50 (à Chicago), Marcel


Detienne (à Paris et à Baltimore)51, Stella Georgoudi52 et John Scheid53
(à Paris), Fritz Graf (à Bâle, puis à Princeton)54, Jörg Rüpke (en Allemagne)55,
Giulia Sfameni-Gasparro56 et Giovanni Casadio57 (en Italie), Giulia Piccaluga58
et Cristiano Grottanelli59 (en Italie du Nord), Henk Versnel60 et Jan Bremmer61

48  J. Rudhardt, Notions fondamentales de la pensée religieuse et actes constitutifs du culte dans
la Grèce ancienne, Genève, 1958 (réédité chez Picard à Paris en 1992) ; Id., Du mythe, de la
religion grecque et de la compréhension d’autrui, Genève, 1981 ( = Revue Européenne des
sciences sociales XIX.58).
49  J. Z. Smith, Imagining Religion. From Babylon to Jonestown, Chicago, 1982 ; Drudgery Divine.
On the Comparison of Early Christianities and the Religions of Late Antiquity, Londres, 1990
(Chicago, 1994) ; Jonathan Z. Smith est éditeur d’un instrument de travail précieux, The
HarperCollins Dictionary of Religion, San Francisco, 1995. [Cf. désormais en français J. Z.
Smith, Magie de la comparaison. Et autres études d’histoire des religions, Genève, 2014].
50  B. Lincoln, Death, War, and Sacrifice: Studies in Ideology and Practice, Chicago, 1991 ; Id.,
Authority : Construction and Corrosion, Chicago, 1994.
51  De Marcel Detienne, on se contentera ici de mentionner L’invention de la mythologie,
Paris, 1981 ; Apollon le couteau à la main, Paris, 1998 ; ainsi que les enquêtes collectives et
comparatistes qu’il dirige ou co-dirige, comme La cuisine du sacrifice en pays grec (en col-
laboration avec J.-P. Vernant), Paris, 1979 ; Les savoirs de l’écriture en Grèce ancienne, Lille,
1988 ; Tracés de Fondation, Louvain/Paris, 1990 ; Transcrire les mythologies. Tradition, écri-
ture, historicité, Paris, 1994 ; La déesse parole. Quatre figures de la langue des dieux (Inde,
Célèbe-Sud, Géorgie, Cuna du Panama), avec G. Hamonic, Paris, 1994 ; Destins de meur-
triers, avec M. Cartry, Paris, 1996.
52  S. Georgoudi et J.-P. Vernant, Mythes grecs au figuré. De l’antiquité au baroque, Paris, 1996.
53  J. Scheid, Romulus et ses frères. Le collège des frères arvales, modèle du culte public dans la
Rome des empereurs, Rome, 1990 ; La religion des romains, Paris, 1998.
54  F. Graf, Greek Mythology. An Introduction, Baltimore, 1993 ; La magie dans l’Antiquité
gréco-romaine, Paris, 1994.
55  J. Rüpke, Kalender und Öffentlichkeit. Die Geschichte der Repräsentation und religiösen
Qualifikation von Zeit in Rom, Berlin/New York, 1995.
56  G. Sfameni-Gasparro, Misteri e culti mistici di Demetra, Rome, 1986.
57  G. Casadio, Storia del culto di Dioniso in Argolide, Rome, 1994 ; Vie gnostiche all’immorta-
lità, Brescia, 1997.
58  G. Piccaluga, Minutal. Saggi di Storia delle Religioni, Rome, 1974.
59  C. Grottanelli, Ideologie miti massacri. Indoeuropei di Georges Dumézil, Palerme, 1993.
60  H. Versnel, Inconsistencies in Greek and Roman Religion, 2 vols., Leyde, 1990-1993.
61  J. Bremmer, Götter, Mythen und Heiligtümer im antiken Griechenland, Darmstadt, 1996.
Qu ’ est-ce que l ’ histoire des religions ? 65

(aux Pays-Bas), Vinciane Pirenne (en Belgique)62, Guy Stroumsa63 (à Jérusalem).


Cette liste est loin d’être exhaustive, et il est évident aussi que d’autres
noms viendraient d’abord à l’esprit du spécialiste des religions chinoises ou
japonaises64, ou encore de celui des religions de l’Inde (Charles Malamoud65
à Paris, Wendy Doniger66 à Chicago, Maya Burger et Johannes Bronkhorst à
Lausanne), de l’Égypte ancienne (Jan Assmann67 à Heidelberg) ou enfin de l’is-
lam (Jacques Waardenburg à Lausanne68). Ce qu’il convient de souligner, c’est
la richesse et la complexité d’un champ théoriquement infini. Il s’agit de rester
philologiquement et historiquement compétent, à l’intérieur de sa province
de spécialisation, sans renoncer pour autant à la comparaison, mais sans pré-
tendre non plus pratiquer sérieusement l’encyclopédisme. Mettant en garde
contre les inhibitions du spécialiste, Mircea Eliade affirmait que l’historien des
religions se doit d’être un généraliste69. Cette ambition désormais est forcée de
reconnaître ses limites.
Aujourd’hui, par analogie avec la médecine, on peut formuler l’idéal (réa-
liste) de la manière suivante : l’historien des religions est un spécialiste domi-
nant différents aspects, philologiques, anthropologiques et historiques d’un
terrain spécifique, qui se double d’un généraliste rompu à la comparaison, et
formé comme tel, à bonne école70.

62  V. Pirenne co-dirige la revue Kernos spécialisée dans la religion grecque ainsi que l’impor-
tante bibliographie de la religion grecque ancienne, Mentor, 2 vols. parus, couvrant les
années 1980-1990 (= Université de Liège, Centre d’histoire des religions, Suppléments à
Kernos 2 et 6) ; elle est l’auteur, entre autres, de L’Aphrodite grecque, Athènes/Liège, 1994
( = Kernos, supplément 4).
63  G. Stroumsa, Another Seed : Studies in Gnostic Mythology, Leyde, 1984.
64  On peut signaler ici les travaux d’un genevois de Kyoto, Michel Mohr : en particulier Traité
sur l’inépuisable lampe du zen, Torei (1721-1792) et sa vision de l’éveil, 2 vols., Bruxelles, 1997.
65  Cuire le monde. Rite et pensée dans l’Inde ancienne, Paris, 1989.
66  Siva : The Erotic Ascetic, Oxford,1973 (trad. française Siva érotique et ascétique, Paris, 1993) ;
Women, Androgynes, and Other Mythical Beasts, Chicago, 1980 ; Other People’s Myths. The
Cave of Echoes, Chicago, 1995.
67  Moses the Egyptian, The Memory of Egypt in Western Monotheism, Cambridge MA, 1997.
68  L’islam dans le miroir de l’Occident: comment quelques orientalistes se sont penchés sur l’is-
lam et se sont formé une image de cette religion, Paris/La Haye, 1963.
69  Cf. les « Remarques sur le symbolisme religieux » (pp. 238-268), et plus précisément le
petit chapitre intitulé « Les inhibitions du spécialiste » (pp. 243-246), dans M. Eliade,
Méphistophélès et l’androgyne, Paris, 1962.
70  Cf. F. Boespflug et F. Dunand éds., Le comparatisme en histoire des religions. Actes du
Colloque international de Strasbourg (18-20 septembre 1996), Paris, 1997.
66 CHAPITRE 3

3.11

Quand on évoque l’histoire des religions, on ne peut toutefois se contenter


de renvoyer à ceux qui en font explicitement leur métier. Aux noms et aux
approches que nous venons d’énumérer, il convient de rattacher un grand
nombre d’autres figures, sans lesquelles la pratique de cette discipline ne
pourrait se concevoir, mais qui n’en sont pas pour autant des représentants
« officiels » : par exemple, et presque au hasard, Emile Durkheim71, Marcel
Mauss72 et Max Weber73 (des sociologues), Bronislaw Malinowski74, Edward
Evans-Pritchard75, Mary Douglas76, Clifford Geertz77, Marshall Sahlins78
(des anthropologues), Sigmund Freud79 (un médecin), Rudolf Otto80 (un

71  Les formes élémentaires de la vie religieuse, Paris, 1912 (livre fondateur s’il en est).
72  Oeuvres, t. 1, Les fonctions sociales du sacré, Paris, 1968.
73  Gesammelte Aufsätze zur Religionssoziologie, 3 vols., Tübingen, 1920-1921 ; en trad. fran-
çaise, essentiellement : L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris, 1964 ; Le
Judaïsme antique, Paris, 1971.
74  Les Argonautes du Pacifique occidental, traduit de l’édition anglaise de 1922, Paris, 1963.
75  Voir entre autres Sorcellerie, oracles et magie chez les Azandé, traduit de la seconde édi-
tion anglaise (1951), Paris, 1972.
76  Purity and Danger. An Analysis of Concepts of Pollution and Taboo, Londres, 1966 (traduit
en français sous le titre De la souillure. Essai sur les notions de pollution et de tabou, Paris,
1992).
77  The Interpretation of Cultures, New York, 1973.
78  Historical Metaphors and Mythical Realities : Structure in the Early History of the Sandwich
Islands Kingdom, Ann Arbor, 1981 ; Islands of History, Chicago, 1985 (trad. française Des îles
dans l’histoire, Paris, 1989).
79  Totem et tabou. Quelques concordances entre la vie psychique des sauvages et celle des
névrosés, trad. de M. Weber, Paris, 1993 (première publication allemande sous forme de
livre en 1913, mais d’abord issu en cinq livraisons d’Imago, 1912-1913). Id., L’homme Moïse
et la religion monothéiste. Trois essais, trad. de C. Heim, Paris, 1986 (première publication
allemande 1939).
80  Das Heilige. Über das Irrationale in der Idee des Göttlichen und sein Verhältnis zum
Rationalen, Gotha, 1917 ; il existe des traductions en de nombreuses langues, dont le fran-
çais : cf. Le Sacré. L’élément non-rationnel dans l’idée du divin et sa relation avec le ration-
nel, Petite Bibliothèque Payot 128 .
Qu ’ est-ce que l ’ histoire des religions ? 67

théologien), Walter Burkert81 et Claude Calame82 (deux hellénistes suisses


contemporains), etc.
Loin de pouvoir se définir comme une province aux frontières naturelles,
occupant un espace parfaitement délimité à l’intérieur des sciences humaines,
l’histoire des religions, qui se veut science d’observation autant que discipline
historique, n’en finit pas de rechercher son identité propre. Elle recherche
cette identité, et revendique son autonomie, non loin mais à l’écart de la théo-
logie, aux confins de la philologie, de l’histoire et de l’anthropologie, tout en
se permettant quelques incursions du côté du droit, de la psychologie et de la
philosophie.
La spécificité de cette discipline se manifeste d’abord sous l’angle d’une pos-
ture et d’un comportement intellectuels. Au-delà de la compétence linguis-
tique, historique et anthropologique nécessaire en un ou plusieurs domaines
(religions de l’Inde ou de la Grèce ancienne, christianisme, islam ou boudd-
hisme, chamanisme ou religions des populations étudiées par l’ethnologie), ce
qui caractérise l’historien des religions, c’est une interrogation continue sur ce
que signifie croire et pratiquer. En s’attaquant ni plus ni moins au concept de
« religion », l’avant-dernier congrès de l’Association internationale d’histoire
des religions, tenu à Rome en 1990, risquait fatalement de se clore sur un débat
concernant le statut lui-même de la discipline: religions comparées, histoire
ou science de (ou des) religion(s)83 ? La décision de maintenir l’appelation
« Histoire des religions », votée lors du dernier congrès international (à Mexico
en 1995) semble désormais un fait accompli84. Dans son intervention lors de la

81  Homo Necans. Interpretationen altgriechischer Opferriten und Mythen, Berlin/New York,
1972 (trad. en anglais sous le titre Homo Necans : The Anthropology of Ancient Greek
Sacrificial Ritual and Myth, Berkeley, 1983) ; cf. plus récemment Creation of the Sacred.
Tracks of Biology in Early Religions, Cambridge MA, 1996. En français : Les cultes à mys-
tères dans l’Antiquité, Paris, 1992 ; Sauvages origines. Mythes et rites sacrificiels en Grèce
ancienne, Paris, 1998.
82  Les chœurs de jeunes filles en Grèce archaïque (I. Morphologie, fonction religieuse et sociale ;
II. Alcman), 2 vols., Rome, 1977 ; Thésée et l’imaginaire athénien. Légende et culte en Grèce
antique, Lausanne, 1996 (2ème éd.) ; Mythe et histoire dans l’Antiquité grecque. La création
symbolique d’une colonie, Lausanne, 1996.
83  U. Bianchi éd., The Notion of “religion” in Comparative Research. Selected Proceedings of
the XVIth Congress of the International Association for the History of Religions (Rome,
3rd-8th September, 1990), Rome, 1994.
84  C’est sous un nouveau nom, celui d’Archiv für Religionsgeschichte, que renaît de ses
cendres, cette année même [1999], le prestigieux Archiv für Religionswissenschaft, qui
parut de 1898 à 1943.
68 CHAPITRE 3

« concluding session » de Rome, Giulia Sfameni-Gasparro avait certes eu rai-


son de mettre en garde contre la tendance qui se manifeste parfois à vouloir
renvoyer dos à dos, ou à opposer l’une à l’autre comme pouvant être sépa-
rées et hiérarchiquement différenciées, une approche « systématique » sou-
cieuse d’herméneutique (jugée comme l’aboutissement de nos études) et une
approche d’abord soucieuse de la dimension historique (jugée, par certains,
comme subordonnée à la première). Il semble que son appel ait été entendu.
L’enquête comparatiste sur la croyance et le sens des rites ne peut se faire qu’à
travers et à l’occasion des études de terrains et des études historiques, sous
peine de se transformer en un beau et cohérent discours circulaire, parfaite-
ment inutile. Mettre sur pied des programmes de recherche, en ce domaine,
est plus urgent que de formuler de « nouvelles » théories.
CHAPITRE 4

Spectres et démons de midi

4.1

Il convient de rappeler, d’abord, que daimon en grec classique ne veut pas


dire démon, mais bel et bien dieu ; et, en second lieu, que la tradition antique
établit une relation occasionnelle entre certaines divinités et l’heure de midi.
C’est ainsi que le chevrier de Théocrite, parlant du protecteur surnaturel de son
troupeau, peut dire :

Un dieu nous défend, ô berger, à l’heure de midi, un dieu nous défend de


jouer de la flûte. Nous craignons Pan : en ce moment il se repose, las de
chasser. Il est mauvais, et sans cesse l’âcre bile lui pique les narines1.

Pan n’en est pas pour autant considéré comme un « démon (ou un dieu) de
midi ». Une telle catégorie, en effet, reste étrangère au polythéisme antique.
Elle n’est introduite qu’avec le christianisme, sous l’influence d’une traduction
fautive, par la Septante, du verset 6 du Psaume 91 (Vulgate 90) : l’hébreu yâshûd
(litt. « qui dévaste », désignant un peste ou un fléau frappant en plein midi) fut
compris comme shêd (« démon »).
Pour les apologètes du christianisme antique, quand les dieux des nations
ne sont pas simplement des morts divinisés, selon la bonne vieille théorie
empruntée à l’aventurier et essayiste grec Évhémère, ils sont des démons, au
sens alors nouveau de créatures sataniques. « Les démons, qu’ils prennent
pour des dieux » : c’est ainsi que s’exprime Eusèbe au début du IVe siècle2. Ces
êtres attachés aux passions et aux corps sont tout naturellement susceptibles
de disparaître. Eusèbe cite longuement le traité de Plutarque Sur la dispari-
tion des oracles. Il y puise le récit de la mort du Grand Pan sous le règne de
Tibère, qu’il trancrit fidèlement, ainsi qu’un second récit relatif aux îles de
Grande Bretagne, séjour de Cronos vaincu et chassé par Zeus. Le vieux sou-
verain déchu, en Angleterre, est endormi, entouré d’une cohorte de démons
qui veillent sur son sommeil. Pour Eusèbe il s’agit évidemment des diables
repoussés aux confins du monde connu, par le Christ crucifié sous Tibère.

1  Théocrite, Idylles VII (Thyrsis), 15-18, traduction M. Chappaz et E. Genevay, Lausanne, 1951
(republié en 1983 à Albeuve).
2  Eusèbe, Préparation évangélique V, 15,1.

© koninklijke brill nv, leiden, ���6 | doi ��.��63/9789004319141_005


70 CHAPITRE 4

On reconnaît en eux une communauté mystérieuse, analogue à cette foule


d’êtres invisibles sur le rivage d’Albanie, dont les pleurs s’élevèrent à l’annonce
faite par Thammous de la mort du Grand Pan3.
L’interprétation chrétienne du récit antique aura une destinée immense
et ininterrompue dans la littérature européenne, à partir du XVIe siècle.
Interprété tantôt comme le diable, totalité des démons, tantôt au contraire
comme le Christ vainqueur des démons, Pan est compris comme signifiant
le Tout en vertu d’un jeu de mots traditionnel: Pán, le nom grec du dieu, est
ramené à pân, « tout ». Et ce tout, à partir de la révolution romantique, devient
la nature. Une nature à laquelle on pense que le christianisme est hostile. Une
nature diabolisée par le christianisme4.
Dans les études qu’il consacre au démon de midi, Roger Caillois empoi-
gne le problème sous un tout autre angle. Il n’ignore probablement rien de
cette longue tradition, mais il décide de privilégier midi, dans son rapport au
« démon de midi » dont parlent les versions grecques et latines des Psaumes
bibliques, préférant emprunter un chemin de traverse, plutôt que de suivre
les pistes balisées qui conduisent des daimones de la vieille littérature grecque
aux démons persécutés par les Pères de l’Église, du dieu Pan seigneur de la
flûte pastorale au Diable et au Christ.

4.2

« La littérature a des raisons que la science ne connaît pas » : par cette formule
d’allure ironique Caillois n’hésite pas à prendre la défense de Paul Bourget,
dans une note de sa première étude, par ailleurs fort érudite, sur « Les spectres
de midi dans la démonologie slave »5. L’attention de Caillois avait peu aupara-
vant été attirée sur le daemonium meridianum du Psaume 90 de la Vulgate par
l’article dans lequel un bibliste vénérable (P. de Labriolle) reprochait à l’auteur
du célèbre roman, Le démon de midi, d’ignorer que ce dangereux personnage
s’était introduit dans la Bible à la faveur d’un pur contresens. Absente du texte
hébreu, il est clair que la catégorie biblique du « démon de midi » résulte, en

3  [Cf. Ph. Borgeaud, « La mort du Grand Pan : Problèmes d’interprétation », Revue de l’histoire
des religions 200 (1983), pp. 5-39, repris dans Id. Exercices de mythologie, Genève, pp. 115-153].
4  J. Michelet, La sorcière, première page. P. Merivale, Pan the Goat-God. His Myth in Modern
Time, Cambridge MA, 1969 ; Ph. Borgeaud, « La mort du Grand Pan: Problèmes d’interpréta-
tion », Revue de l’histoire des religions 200, 1983, pp. 5-39 [= Ph. Borgeaud, Exercices de mytho-
logie, Genève, 2006, pp. 115-155].
5  À la note 1 de la page 21 (article cité infra [n. 8]).
Spectres et démons de midi 71

dernière analyse, d’un mirage hellénistique dont les penseurs chrétiens, par
la suite, s’emparèrent bien volontiers. Mais peu importe : « Les contresens
de cette sorte ne surgissent pas miraculeusement du néant »6. Et surtout,
ils sont productifs.
En 1933, Roger Caillois passe une partie de ses vacances d’été en Pologne.
En décembre, il s’inscrit comme élève de la section des Sciences religieuses de
l’École Pratique des Hautes Études7. Il devait suivre entre autres, de manière
« assidue », les enseignements de Georges Dumézil et de Jean Marx. Durant
l’été 1934 il se rend à Prague, grâce à une bourse d’études obtenue avec l’ap-
pui de Dumézil et aussi d’André Mazon, professeur de tchèque à l’École des
langues orientales. De ce séjour à l’occasion duquel il fréquente l’Institut fran-
çais de Prague et voyage jusqu’en Ukraine, guidé par le linguiste et folkloriste
Bogatyrev, il revient chargé d’une impressionnante documentation destinée
à nourrir la rédaction du premier volet de son travail de diplôme, qu’il pré-
sente en 1936 : « Les spectres de midi dans la démonologie slave ». Ce travail
est publié entre 1936 et 1937 dans la Revue des études slaves, en deux articles
sous-titrés, respectivement, « Les faits » et « Interprétation des faits »8. Le
second volet de ce mémoire de diplôme, intitulé « Les démons de midi »,
concerne le monde classique et la tradition chrétienne. Il paraît en trois par-
ties, distribuées en autant de fascicules de la Revue de l’histoire des religions
en 19379. Avec Le mythe et l’homme (achevé en juin 1937, publié en 1938) et
L’homme et le sacré (achevé en mars 1939, publié la même année) les travaux
sur les spectres slaves et les démons de midi relèvent de ce qu’on peut considé-
rer comme les brillants débuts d’un virtuel historien des religions10.

6    Les démons de midi, infra (n. 8), p. 12.


7   Voir O. Felgine, Roger Caillois. Biographie, Paris, 1994, pp. 86 sqq.
8   R. Caillois, « Les spectres de midi dans la démonologie slave », Revue des études slaves
(16), 1936, pp. 18-37 ; et (17), 1937, pp. 81-92.
9    Revue de l’histoire des religions 115 (1937), pp. 142-173 ; 116 (1937), pp. 54-83 ; 116 (1937), pp.
143-186. Le texte de ces trois articles sera repris sous forme de livre, Les démons de midi,
Saint Clément de rivière, 1991 (avec deux illustrations d’André Masson).
10  Caillois figure en bonne place dans la « Bibliographie générale » composée par Henri-
Charles Puech pour la collection « Mana ». Introduction à l’histoire des religions (T. 1, Les
anciennes religions orientales I. La religion égyptienne, par J. Vandier), Paris, 1944. Dans
son Traité d’histoire des religions, Paris, 1949, M. Eliade cite l’ensemble de ses travaux sur
le mythe et le sacré (cf. index p. 398).
72 CHAPITRE 4

4.3

L’étude des « croyances relatives aux êtres qui apparaissent à midi » commence
donc dans le monde slave, un monde dont Caillois a une expérience person-
nelle directe, sinon étroite. Le jeune historien des religions introduit son ana-
lyse par la mention d’une vieille tradition moscovite, que rapportent des textes
latins du XVIe siècle : empruntant son nom au texte de la Vulgate, un démon
dit « de midi » agresse les moissonneurs et menace de leur briser les jambes.
Ce démon prend l’apparence d’une vieille femme en deuil ; les blesssures qu’il
(elle) inflige peuvent être guéries par des compresses réalisées avec l’écorce
des arbres auxquels naguère encore, dans la région de Moscou, on adressait
un culte. À partir de là l’enquête est menée en deux temps. Caillois constitue
le dossier des « faits », avant de passer à l’analyse de « l’idéologie qui les inspire
et les explique ». Les « faits » ‒ les données légendaires et folkloriques ‒ font
l’objet d’une présentation organisée géographiquement, puis sont ramenés à
un ensemble de motifs parmi lesquels on rencontre plusieurs fois celui de la
mise en demeure de résoudre une énigme, ce qui suggère la comparaison avec
la sphinge du mythe d’Œdipe. Le plus souvent, le démon méridien slave est
une figure féminine (Poludnica en Russie et en Pologne, Polednice chez les
Tchèques, Serpolnica chez les Serbes). Son action concerne le monde agricole,
soit pour menacer les maraudeurs (à l’instar de l’antique Priape), soit pour
agresser les cultivateurs. Cette ambivalence est reconnue comme un trait pri-
mitif, ce qui ne saurait étonner de la part d’un étudiant formé à l’école durkhei-
mienne de sociologie.
Les démons féminins sont tantôt capables d’enlever les petits enfants et de
les remplacer par les leurs, tantôt de séduire les jeunes hommes. Leurs pou-
voirs sont de nature à la fois sexuelle et solaire, comme ceux de leurs homolo-
gues (féminins ou masculins) classiques. Caillois renvoie aux études du grand
mythologue Wilhelm Heinrich Roscher sur le dieu Pan et la figure d’Ephial­
tes, un succube dont l’action oppressante, angoissante, se fait ressentir de la
manière la plus dangereuse dans la torpeur de midi :

On comprend alors pourquoi les spectres de midi sont exclusivement


féminins (sic !), et pourquoi il est si dangereux de s’endormir à cette
heure ; aux pâtres et travailleurs solitaires des champs lourdement assou-
pis par une chaleur accablante, les rêves érotiques et les états oniroïdes
voisins apportent la brutale agression de la succube. On touche en effet
ici aux problèmes connexes du succubat et du vampirisme dont on
connaît l’importance dans la démonologie slave11.

11  R. Caillois, art. cit. (n. 8), 17 (1937), p. 91


Spectres et démons de midi 73

On relèvera que Caillois non seulement féminise étrangement la référence à


Pan, le dieu bouc, il écarte aussi de son analyse (p. 87) les documents présentant
certains de ces personnages (les démons tchèques) comme la personnification
des vents tourbillonnants. Cette donnée explicite des sources qu’il connaît
bien le gêne, lui qui veut précisément souligner que midi (conformément à
une tradition de l’antiquité classique) est l’heure de la cessation des vents.
Il préfère donc la considérer comme marginale et se contente de conclure que
les démons de midi

. . . dérivent en grande majorité des circonstances mêmes de l’heure où


ces spectres sévissent : forte chaleur et grande clarté, possibilité constante
d’hallucinations, d’insolation et de divers autres troubles physiologiques,
tout cela au milieu de cet arrêt apparent de la vie de la nature et de ce
silence écrasant souvent décrit par les poètes et qui individualisent
mieux midi, dans le jour, comme pôle de la lumière, que minuit ne peut
l’être, comme pôle des ténèbres, dans l’indivisibilité de la nuit, tant que
les horloges à sonnerie ne sont pas là pour le faire.
Toutefois, les spectres et les démons slaves ont des traits spécifiques ;
on ne saurait les réduire à la figure classique du démon de midi de type
occidental. L’originalité des démons slaves, c’est leur caractère paysan.
Préposés à la garde des champs, redoutables pour les enfants et pour les
femmes enceintes, ils sont spécialement actifs au temps de la moisson.
Ces particularités agricoles « suffisent à les opposer du tout au tout au
démon de midi que connaît la tradition occidentale, celui de l’acédia ou
« tristesse coupable », qui s’attaque à peu près exclusivement aux moines
et aux saints12.

4.4

Les « répercussions religieuses et mythologiques de l’heure de midi », ce


domaine « délaissé », constituent l’objet explicite du second volet de l’enquête,
consacré à l’Europe occidentale et intitulé « Les démons de midi ». C’est à
midi que la Nymphe Cyrène, dans la 4ème Géorgique, conduit son fils Aristée,
inventeur du miel affligé par la perte de ses abeilles, auprès du devin Protée
qui lui révèle sa culpabilité dans la mort d’Eurydice, et lui raconte la descente
d’Orphée aux Enfers. Le commentateur antique (Servius) précise qu’à midi en
effet, heure de cette consultation oraculaire, les puissances divines se rendent
manifestes. Ce prélude sur le mode du manque et de l’impuissance est à peine

12  
Ibid., p. 92.
74 CHAPITRE 4

esquissé par Caillois, qui procède aussitôt à l’énumération des références


savantes essentiellement tirées de la science allemande de l’antiquité, en son
état de la fin du XIXe siècle (O. Crusius, Drechsler, W. H. Roscher). La littéra-
ture elle aussi est convoquée : Goethe et Schelling, Jensen, mais ausi Leconte
de l’Isle, Hérédia, et même (c’est audacieux pour un mémoire de diplôme)
Le parfum de la dame en noir de Gaston Leroux. Les « capacités hallucinatoires
de l’heure de midi et l’effet déprimant de son atmosphère » (p. 11) offrent il
est vrai de multiples ressources. En ce qui concerne « la mythologie en acte »
(il faut comprendre le folklore), la richesse des dossiers concernant l’Alle-
magne et les pays slaves (la Martinique aussi, présente à travers la lecture
de Lafcadio Hearn et le témoignage de son ami Jules Monnerot), ne doivent
pas faire oublier que la Grèce ancienne, en dépit du statut allusif des sources,
demeure le domaine le plus riche et le plus essentiel : « Il n’y a pas de doute que
midi ait été, en Grèce, l’heure religieuse par excellence » (p. 12). Les Sirènes, les
Nymphes, Pan, les cigales, Actéon et Tirésias se trouvent étroitement solidaires
de ce motif. Les sphinx, dont le dossier slave semblait annoncer l’examen, sont
toutefois « éliminés » de cette étude, « vu l’absence de tout témoignage décisif
à leur endroit » (p. 12). L’argument est pour le moins spécieux, si l’on considère
que les Sirènes elles non plus n’ont pas de lien explicite avec midi. La mise à
l’écart des sphinx reste d’autant plus surprenante que l’érotisme se mêle étroi-
tement, chez ces êtres que les Grecs considèrent comme féminins, au motif du
rapt et du meurtre des jeunes hommes. Il eut suffi à Caillois de quitter le sol
classique, de se rendre un instant chez les voisins d’Égypte, où le monstre il
est vrai est masculin, pour rencontrer le témoignage manquant. La stèle qui se
dresse entre les pattes du Sphinx de Gizeh, monument bien connu et analysé
dès le XIXe siècle, évoque le rêve d’un prince, le futur Thoutmosis IV : endormi
à l’ombre du « grand dieu », à l’heure de midi précisément, le jeune homme
voit le Sphinx lui apparaître sous la forme du dieu solaire Harmachis-Khepri-
Atoum, qui lui parle comme on parle à un fils, lui promet la royauté, tout en
lui demandant de bien vouloir nettoyer son monument en partie recouvert
par le sable13.

13  C. Zivie, Sphinx ! Le père la terreur, Paris, 1997, p. 70. Le premier relevé du texte de la stèle
de Thoutmosis IV fut réalisé par le fameux archéologue prussien Richard Lepsius, durant
son expédition de 1842-1843 (on se souviendra que Nerval, dans son Voyage en Orient,
rencontre un collaborateur de Lepsius au sommet de la grande pyramide). Le silence sur
le sphinx de Gizeh est d’autant plus étrange que Caillois n’ignore pas l’Égypte : il renvoie,
dans Les démons de midi (p. 24, n. 25) à A. Moret, Le Nil et la civilisation égyptienne, Paris,
1926.
Spectres et démons de midi 75

4.5

Heure identifiable, la seule avant l’invention de la clepsydre, point culminant


de l’ascension du soleil, moment de la longueur minima de l’ombre, de la
plus forte chaleur et du sommeil irrépressible, midi sépare le jour en deux.
Passage redoutable, qui ouvre la voie aux apparitions surnaturelles. Ce qui pré-
cède appartient pleinement à l’humain, ce qui suit relève d’abord du sacré.
L’ombre qui s’amenuise est observée avec anxiété, car elle a partie liée avec
l’âme, comme le savent les pythagoriciens pour qui les morts, précisément,
n’ont pas d’ombre. Le dieu principal d’Arcadie (Pan) serait un dieu compa-
rable au soleil, et Caillois ne s’étonne pas du fait que les habitants de la région
du Mont Lycée prétendent que ceux qui doivent mourir dans l’année ne pro-
jettent pas d’ombre en pénétrant dans l’enclos de Zeus qui constitue chez eux
un condensé de zénith et d’interdit. À midi, le Sud s’oppose au Nord, comme
Notos, le vent chaud « qui affaiblit les âmes, les dissoud et les ramène à la cha-
leur divine », s’oppose à Borée « le vent du Nord et celui des âmes qui vont
vers la génération » (p. 32). Le vent chaud, toutefois, a tendance à s’évanouir,
à disparaître du champ d’observation, vaincu par le calme plat qui caractérise
au mieux, dans le système de Caillois, l’intervention des âmes insatisfaites,
devenues démons ailés, avides de sang. Le nom des Sirènes, ces oiseaux mor-
tifères de la mer immobile, quand les bras des rameurs sont paralysés par la
chaleur, serait apparenté à celui de Sirius, astre caniculaire, qui devient parfois
chienne solaire (nommée alors Maira, p. 46). C’est dans un tel calme redou-
table et magique que Thammous, le nautonnier, se fait annoncer et annonce
à son tour la mort du Grand Pan. Pas plus qu’Homère à propos des Sirènes,
le texte de Plutarque ne parle de midi à propos du Grand Pan. Peu importe: le
calme est là, il suffit pour Caillois à caractériser l’ardeur implacable, la fatigue,
la lassitude, la tentation du sommeil. La « nature profonde des sirènes »
(p. 51) renvoie à « l’ancien vampirisme animique », dont la coloration érotique
est évidente : « Les Sirènes ne sont pas des démons spécifiques de midi, mais
midi qui leur livre leur proie, est l’heure de l’efficacité de leur action ». Il s’agit,
fondamentalement, « d’une sollicitation de l’abandon de soi-même, que sym-
bolisait pour eux [pour les Grecs] l’état de la nature à midi, comme plus tard,
pour les cénobites chrétiens, le démon de midi représentera semblablement
l’acedia, la tristesse morose des désabusés ». Les lotophages, sur lesquels la
tradition homérique a construit un mythe parfaitement homologique à celui
des sirènes, viennent confirmer cette « irrésistible séduction de la paresse et
du sommeil », ce « danger aussi de la délectation dans la tristesse coupable
qui donne le dégoût de toute activité, et qui, une fois éprouvée, ne permet
pas de retour aux fatigues quotidiennes de la vie » (p. 53) : le suc du lotus et
76 CHAPITRE 4

le chant des sirènes « conduisent à la même dangereuse euphorie » (p. 54).


Midi ne devient cependant explicite, dans ce dossier grec, qu’avec les cigales,
et avec les Nymphes. Ces figures centrales, Caillois les découvre bien sûr dans
l’ouverture du Phèdre de Platon, à l’occasion de la promenade de Socrate et de
son jeune compagnon, à midi, à l’ombre des arbres qui bordaient autrefois la
rivière Ilissos, aux portes d’Athènes. On est plongé dans un paysage habité par
les Nymphes, Pan, Acheloos, les Cigales, mais aussi (et cela Caillois le passe
curieusement sous silence) par Borée, le vent du Nord, auquel un autel était
dédié en cet endroit précisément.
Les Anciens considéraient les Nymphes et Pan comme des divinités parti-
culièrement dangereuses à l’heure de midi, capables de provoquer des états de
possession proches de l’épilepsie14. Enlevé par les Nymphes, le jeune Hylas dis-
paraît du monde des vivants. Pionnier en la matière, il convient de le relever,
Caillois se plaît à définir la nature et les caractères de cette étrange affection
connue sous le nom de nympholepsie (p. 67). Aux symptômes physiques de
la prostration (genoux qui fléchissent, impossibilité de marcher, langue qui
semble se lier) s’ajoute le délire de la manía. Caillois ne dit pas que le nym-
pholepte devient dans la médecine antique une figure du mélancolique. Il
préfère y reconnaître la victime du coup de chaleur, de l’insolation, et aussi
du cauchemar interprété comme agression d’êtres démoniaques. Les terreurs
paniques, examinées sous cet angle, deviennent les symptômes d’assauts éro-
tiques, quand le dieu bouc, compagnon des Nymphes, poursuit l’objet de son
désir. Ces assauts concernent l’individu, et se trouvent assimilés, en effet, à
une forme de rapt ou de crise de possession, la panolepsie, proche de l’enlève-
ment par les Nymphes. Si Caillois n’avait pas écarté de son enquête tout ce qui
concerne le rôle militaire de Pan (p. 72), il aurait découvert un autre caractère
fondamental de la folie panique, à savoir ce qui la constitue, en dehors du rapt
individuel, comme perte du sentiment d’appartenance collective. La victime
alors se trouve être la troupe militaire au repos dans la nuit, dans un territoire
hostile. Le petit groupe humain, sans cause visible et soudainement, s’agite et
se disloque. Le soldat ne reconnaît plus les siens et tourne ses armes contre
eux. Loin de rendre compte de ce tumulte explicitement nocturne et collectif,
Caillois s’en tient à l’expérience qui apparente Pan au fantasme érotique agis-
sant dans la sieste de midi, entre veille et sommeil. Il se plaît à y conjuguer les
thèmes de l’ardeur, de la fatigue et du désir, favorables à la perte séminale et à
la croyance à l’action du succube. En effet, « c’est au milieu de telles croyances,
dans ce rayonnement de la démonologie de midi, que les Septante vont

14  Sur les pouvoirs de Pan et des Nymphes cf. Ph. Borgeaud, Recherches sur le dieu Pan,
Rome/Genève, 1979 (en particulier pp. 115-192).
Spectres et démons de midi 77

traduire la Bible » (p. 81). Et ce que Caillois désire avant tout explorer, c’est le
résultat de la traduction du verset 6 du Psaume 91, tel qu’on peut l’observer
dans le christianisme ascétique. Toute son étude est orientée en direction de
celui qui s’appelle désormais, explicitement, « démon de midi », et dont on
fait le responsable d’une terrible affection, l’acedia des moines. La tradition
classique, bon gré mal gré, doit obéir à cette polarité.

4.6

La version grecque puis latine des Psaumes introduit en effet, comme puis-
sance individualisée, le daemonium meridianum. Ce faisant, la Bible confère à
la catégorie repérée (après coup) par Caillois le prestige de la réalité, en garan-
tissant « de l’autorité de la Parole divine l’existence du démon de midi » (p. 81).
Le tour de passe-passe est admirable.
De ce fameux personnage Caillois emprunte le portrait aux docteurs et
exégètes du christianisme ancien. C’est ainsi qu’il rencontre, entre autre, la
figure mélusinienne de Meridiana, épouse et conseillère du pape Silvestre II,
si proche de Diana (p. 90). Mais l’essentiel, c’est le rapport reconnu, dans ces
milieux ecclésiastiques, entre le démon de midi et une réalité tout à fait immé-
diate, celle de « la tristesse coupable, l’acedia, qui s’emparait des moines vers le
milieu du jour et dont les effets étaient si graves qu’on n’hésita pas à la mettre
au nombre des péchés capitaux » (p. 92). La définition de ce mal abondam-
ment commenté dans la littérature monacale, Caillois la trouve essentielle-
ment chez Cassien15 vers qui l’oriente une étude de P. Alphandéry, dont H.-Ch.
Puech lui a conseillé la lecture16. Alphandéry se réfère lui-même aux travaux
de Pierre Janet, pour définir cette forme de dépression psychologique :

Ainsi, avec le démon de midi chrétien, il semble qu’on saisisse la mytho-


logie, en quelque sorte, à l’état naissant. En Occident, la traduction du
Psaume 91 a fourni seulement une expression énigmatique qu’il a fallu
meubler et qu’il était loisible à chacun de meubler comme il l’entendait . . .

Le contresens du traducteur constitue l’occasion mythopoiétique. Le paysan


slave y rapporte les accidents que l’heure de midi lui réserve parfois ; l’anacho-
rète du désert y projette des images tout à fait comparables à celles qui hantent

15  Instituta Coenobiorum X, 2,3.


16  « De quelques documents médiévaux relatifs à des états psychasthéniques », Journal de
Psychologie, 1929, pp. 768-787.
78 CHAPITRE 4

les marins homériques : « Entre la voix des Sirènes et les tentations de l’acedia,
il n’est de différence que dans l’affabulation, soutenue ici par l’animisme et la
représentation de l’âme ailée, là par le moralisme chrétien » (p. 95). Ce sont
« les mêmes tendances humaines », sous le couvert de la fatigue des marins et
du découragement des moines :

Justification, illustration et exaltation, dans cette plus haute position de


l’astre de la lumière, de l’exigence incoercible d’une plénitude qui sup-
pose toutes les démissions. On ne peut dire que le mythe, en faisant de
midi le symbole de la tristesse coupable et du laisser-aller de la vie vers
son contraire, ait, cette fois encore, manqué de lucidité, et c’est avant
tout cette claivoyance que la conclusion de cette étude devra retenir.

Caillois renvoie en effet, dans sa conclusion, au dualisme freudien des instincts


de vie et instincts de mort, au complexe de Nirvana, « désir essentiel d’atteindre
une façon d’être qui soit à la fois un paroxysme et une démission » (p. 100).
C’est à travers un tel mécanisme de coïncidence des opposés que la dépression
et l’à-quoi-bon du « complexe de midi » deviennent une expérience humaine
somme toute positive.
La dépression de midi, à n’en pas douter, appelle le vent d’hiver, tout
comme le temps du relâchement des liens sociaux appelle ailleurs celui de
la fête. Il ne s’agit plus alors d’une coïncidence, mais bien d’une polarité.
L’opposition entre la saison des grands rassemblements cérémoniels, l’hiver,
et un temps de la dispersion et des activités économiques, durant la bonne
saison, s’est imposée très tôt dans l’école sociologique française17. Directement
inspirée des travaux de Franz Boas sur les rituels hivernaux amérindiens de
Colombie Britannique18, elle recoupe, d’une certaine manière, l’opposition
durkheimienne entre le sacré et le profane. L’hiver, chez les Kwakiutls et les
Tsimshians, est la saison des rituels d’intégration aux sociétés secrètes, des

17  Voir en particulier M. Mauss et H. Beuchat, « Essais sur les variations saisonnières des
Sociétés eskimos. Étude de morphologie sociale », Année sociologique 9, 1904-1905,
pp. 39-132 (repris dans M. Mauss, Sociologie et anthropologie, Paris, 1950, cf. spécialement
pp. 443-450).
18  Il s’agit essentiellement de F. Boas, Ethnology of the Kwakiutl (XXXVth Annual Report of
the Bureau of American Ethnology, Parts 1 and 2), Washington D. C., 1921, lu et cité par
M. Mauss dans son « Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés
archaïques », Année Sociologique seconde série, t. I, 1923-1924, repris dans M. Mauss,
Sociologie et anthropologie, pp. 143-279 ; empruntée à Mauss la problématique est trans-
mise à son tour par G. Bataille, dans « La notion de dépense », La critique sociale 7, janvier
1933, puis dans La part maudite.
Spectres et démons de midi 79

masques et de la dépense, du potlatch. Il faut que les réserves accumulées


durant la saison chaude soient ostensiblement épuisées au retour du prin-
temps, comme Claude Lévi-Strauss le rappelle encore au moment où il aborde
son interprétation de la geste d’Asdiwal19.

4.7

Curieusement, chez Caillois, cette opposition qui devrait relever d’un registre
purement anthropologique se trouve déplacée sur un niveau affectif, et fran-
chement idéologique : la rigueur vivifiante du vent d’hiver (le Borée de la tra-
dition classique) finira même par être annoncée sur un ton prophétique, au
lendemain de la rédaction des articles consacrés aux spectres et aux démons
de midi. Cette rigueur menace de tuer « les sédentaires, réfugiés dans leurs
demeures surchauffées ». Elle mettra fin, en d’autres termes, à la torpeur et à
la déprime de l’heure stationnaire20. À l’ambivalence de midi, où l’écrasement
psychasthénique coïncidait tout de même avec la « haute position de l’astre
de lumière », cette prédiction équivalant à une condamnation sans appel fait
succéder une relation hiérarchique.
On assiste du même coup à la transformation d’un paradigme maussien,
celui des variations saisonnières, en un paradigme scientifiquement douteux.
Le nord (l’hiver) se trouve pensé comme lieu d’origine et source d’énergie.
Va-t-il déverser ses tribus en direction du sud (le midi) ? La référence impli-
cite à un motif très ancien pourrait le laisser entendre. Il s’agit d’un stéréotype
qui remonte au concept post-biblique d’une Europe japhéthique opposée au
territoire de Sem. Dès Cassiodore et Isidore de Séville, cette opposition se trou-
vait réinterprétée à travers l’imagination d’une île du grand nord (Scandia),
« fabrique et matrice des nations » (officina gentium, vagina nationum)21.
Ce nord, est-il besoin de le préciser, a survécu jusque dans la mythologie
savante ou pseudo-savante des années trente, où il est très communément
conçu comme le lieu des origines « aryennes ». Dumézil, mentor de Caillois,
méprise évidemment cette interprétation absurde, et abusive du simple point

19  Anthropologie structurale deux, Paris, 1973, p. 177.


20  La conférence sur « Le vent d’hiver » fut prononcée au printemps 1937, avant qu’un texte
retravaillé ne soit publié dans la NRF en juillet 1938 (pp. 39-54). Cf. L. Jenny, « L’hiver du
sacré », in L. Jenny éd., Roger Caillois, la pensée aventurée, Paris, 1992, pp. 195-214.
21  Cf. M. Olender, « Europe, or How to Escape Babel », in A. Grafton et S. L. Marchand,
Proof and Persuasion in History (History and Theory, Theme Issue 33), Middletown, 1994,
pp. 5-25 (sp. 10-12).
80 CHAPITRE 4

de vue de la grammaire comparée. Mais il manifeste cependant, en ce qui


concerne les aspects guerriers du monde nordique, germanique en particu-
lier, une certaine fascination22. Chez Caillois comme chez Dumézil, la langue
peut parfois prêter à confusion. Faisant lui-même allégeance, dans son écri-
ture, au principe mythique de la coïncidence des opposés, Caillois fabrique
(à son insu ?) des textes susceptibles d’interprétations contradictoires.
La manière agacée et désinvolte avec laquelle il refuse de répondre à ses
détracteurs au lendemain de la parution du « Vent d’hiver » ne suffit pas à
rendre incompréhensible la réaction de nombreux lecteurs de la Nouvelle
Revue Française23.
En ce qui concerne les démons et les spectres de midi, le sentiment
d’étrangeté que peut provoquer leur évocation par Caillois provient du
rapport qu’ils entretiennent, dans le temps de l’histoire et dans la texture de
l’imaginaire, avec l’annonce d’une « révolution » issue du Nord.

22  Sur le débat protéiforme suscité depuis 1983 (séminaire d’Arnaldo Momigliano à Pise)
par la relecture de Mythes et dieux des Germains, Paris, 1939, voir en dernier lieu, bien
informé, lucide et modéré, G. G. Stroumsa, « Georges Dumézil, Ancient German
Myths, and Modern Demons », Zeitschrift für Religionswissenschaft 6, 1998, pp. 125-136.
On rappellera que Dumézil remercie son jeune collègue Roger Caillois, à côté de Marcel
Schneider, et avant Marcel Mauss et Marcel Granet, dans la préface de cet ouvrage
(p. XVI), datée de septembre 1938. Caillois aurait dû donner une série de conférences sur le
vocabulaire religieux des Romains à la section des sciences religieuses de l’École Pratique
des Hautes Études durant l’année académique 1939-1940, pour remplacer Dumézil retenu
« aux armées ». La chose est en effet annoncée dans la Revue de l’histoire des religions en
automne 1939. Mais Caillois, depuis juillet de cette année, se trouve à Buenos Aires auprès
de Victoria Ocampo, fondatrice de la revue Sur (« Sud »). On a l’impression qu’il s’en est
fallu de peu que le jeune protégé de Dumézil n’entreprenne une carrière académique,
comme plus tard Michel Foucault . . . 
23  Cf. les documents présentés par D. Hollier éd., Le Collège de sociologie 1937-1939, Paris,
1995, p. 329.
CHAPITRE 5

Réflexions sur la comparaison en histoire


des religions antiques

5.1

Du côté des Mayas Quichés, dans le Popol Vuh, les dieux procèdent à une pre-
mière création des humains, conçus comme des êtres dont la parole a pour
fonction, d’abord, d’adresser aux dieux des louanges :

Que l’homme construit, formé, apparaisse dans la clarté pour nous invo-
quer, nous vénérer, l’homme moulé en bois clair1.

Mais cette première humanité, ces mannequins doués de parole se révèlent


oublieux de leurs créateurs. Au lieu de procéder à la louange des dieux, ce
pourquoi ils ont été créés, voici qu’ils manquent d’entendement. Ils ont lan-
gage d’homme, se reproduisent comme des hommes, mais ils errent sans but,
marchant à quatre pattes. L’Esprit du Ciel décide de les anéantir :

Face à leur auteur, à leur créateur, ils étaient restés muets, impuissants,
inutiles. C’est pourquoi ils furent mutilés, anéantis : du Ciel tomba une
pluie de feu  . . . 

L’humanité définitive ne sera créée que bien plus tard, avec pour ancêtres
quatre créatures aux corps de maïs pur (jaune et blanc) (p. 124) :

Ils parlèrent, raisonnèrent, regardèrent, entendirent, marchèrent et


touchèrent . . . leur vue portrait à l’infini. Ils connurent tout ce qui était
sous le ciel. Un regard leur suffisait pour observer, examiner tout ce qui
existe, rien ne leur faisait obstacle, ils n’avaient même pas à s’approcher
de ce qu’ils regardaient, ils voyaient tout sans bouger. Immense fut leur
science . . . 

Ce texte a fait l’objet d’une communication lors de la conférence des Amis du Centre Louis
Gernet le 7 décembre 2001.
1  Pop Wuh (le Livre des évènements), version d’A. I. Chávez, trad. de l’espagnol par A. Amberni,
Paris, 1978, p. 52.

© koninklijke brill nv, leiden, ���6 | doi ��.��63/9789004319141_006


82 CHAPITRE 5

Ils rendirent grâce aux dieux qui les avaient créés. Mais cette claire vision, cette
omniscience potentielle ne plurent pas aux dieux :

Ce que disent nos créatures n’est pas bien. Voilà qu’ils savent tout, tant
ce qui est grand que ce qui est petit . . . Comment faire maintenant pour
qu’ils ne voient que ce qui les entoure, pour qu’ils ne voient qu’une par-
tie de la surface de la terre ? . . . Troublons un peu notre œuvre afin de
réduire leurs désirs . . . (p. 126).

L’Esprit du Ciel obscurcit alors le globe de leurs yeux, afin qu’ils ne voient plus
désormais que ce qui serait proche d’eux. On leur crée aussi des compagnes,
afin qu’ils se reproduisent, et que cesse leur suffisance.
De ces premiers couples descendent les tribus mayas, dont on rapporte l’ori-
gine lointaine et les pérégrinations avant qu’elles ne s’établissent sur leur ter-
ritoire actuel. Un territoire où elles rencontrent d’autres hommes, des blancs
et des noirs, très différents de langue et de visage, mais qui vivent comme
des fous (loc. cit., p. 129). Cette rencontre avec le monde des Européens et de
leurs esclaves est elle-même précédée par un phénomène de différenciation
intra-culturelle :

Nos pères se sont installés dans ce pays, nos pères qui venaient du lieu
où naît le Soleil. Ils avaient encore une langue unique, ils n’adoraient pas
encore le bois ni la pierre, ils n’avaient pas oublié le parole de Tzakol,
Bitol, Esprit du Ciel, Esprit de la Terre.

La différenciation des langues et des tribus, au sein du peuple originel, s’ef-


fectue au cours du voyage qui conduit les Mayas du lieu de leur émergence en
direction de leur habitat actuel (cf. p. 131). Cette différenciation linguistique
se double d’une transformation religieuse : le culte ne s’adresse plus directe-
ment au créateur, dans sa langue, mais à des images de bois et de pierre. Dans
ce mythe fortement christianisé, et même babélisé, à l’origine, au lieu d’émer-
gence, les ancêtres des Mayas n’étaient pas des idolâtres, et ils parlaient une
seule langue, la langue du dieu créateur. Ils participaient de ce qu’on appelle-
rait, selon les termes de l’apologétique chrétienne, la lumière naturelle.
Ce mythe d’émergence, de fabrique indéniablement amérindienne, a été
réélaboré en plusieurs temps après la conquête. C’est une parole qui reste
indienne certes, mais qui réagit à la présence du christianisme. Qui trans-
met son propre mythe d’origine tout en tenant compte d’une idéologie
imposée du dehors, par la conquête, une interprétation d’inspiration non
moins mythique.
Réflexions sur la comparaison en histoire des religions antiques 83

5.2

D’autres récits, plus proches de la conquête, confirment cette impression. López


de Gomara, compagnon de Cortés, décrit assez précisément les sanctuaires de
l’île de Cozumel2 : il s’agit de temples ressemblant à des tours carrées, larges à
leurs bases (c’est-à-dire pyramidales), avec des marches qui s’élèvent au milieu
de chaque côté. Au sommet, il y a une hutte avec un toit de paille. Dans cette
hutte, qui ressemble à une « chapelle », ils abritent (les statues de) leurs dieux,
ou ils les peignent sur les murs. L’idole principale est creuse, avec une ouver-
ture dans laquelle se glisse le prêtre, qui fait croire que l’idole parle. À la base
de la « tour », les Espagnols découvrent l’image d’une croix, sur un mur. En fait
il s’agit du dieu de la pluie, dont l’effigie peut en effet quelque peu évoquer celle
d’une croix, à qui on vient faire des offrandes en temps de sécheresse :

On ne peut savoir d’où leur vient le culte de la croix, car avant l’arrivée
des Espagnols ils n’avaient jamais entendu parler des Évangiles.

Ce mélange d’observation exacte et de projection imaginaire, du côté euro-


péen, annonce ce que va être la réaction amérindienne, elle aussi mêlée d’ob-
servations et de projections. La véritable rencontre, qui prend l’allure d’un
choc extraordinairement violent, aura lieu avec l’arrivée de Cortés à Mexico
(Tenochtitlan, capitale de Moctezuma).
On peut se faire une idée de ce choc (au niveau de l’histoire des religions)
en lisant en particulier le récit de Bernal Diaz3. On y rencontre les motifs de
la royauté sacrée et du cannibalisme rituel, bien sûr, mais aussi la surpre-
nante reconnaissance, par Moctezuma, d’un savoir supérieur détenu par
les Espagnols.
Bernal Diaz précise (p. 86) qu’on ne pénètre pas dans le palais de Moctezuma
sans avoir fait des tours et des détours, car pénétrer directement passerait pour
un inconvenant. Moctezuma ne doit pas fouler le sol lui-même, mais seule-
ment des tapis. On ne le regarde pas, on ne l’embrasse pas. On s’écarte.

Je me suis laissé dire, ajoute Bernal Diaz, qu’on avait l’habitude de lui
accommoder de la chair d’enfant jeune . . . Mais je sais qu’après que notre
capitaine lui eut reproché de sacrifier des Indiens et de manger leur

2  Francisco López de Gómara, Cortés, The Life of the Conqueror by his Secretary, traduit et édité
par L. Byrd Simpson, Berkeley/Los Angeles, 1965, pp. 33 sqq.
3  Bernal Diaz de Castillo, Histoire véridique de la conquête de la Nouvelle Espagne, trad.
D. Aubier, Paris, 1959.
84 CHAPITRE 5

chair, il donna l’ordre que jamais plus de nourriture semblable ne lui fût
préparée.

Cortés, de son côté, affirme que Moctezuma s’est cru obligé de lui dire qu’il
n’était pas un dieu. Cela alors que les Espagnols, eux, avant de rencontrer
Moctezuma, sont logés

. . . dans le palais où l’Empereur avait ses oratoires . . . On nous installait


dans ce palais pour que nous soyons près de leurs idoles, puisque nous
étions aussi appelés teules (« dieux »). Enfin, disons que c’était pour cette
raison ou pour une autre (Bernal Diaz, p. 85).

Lors de la visite du temple principal sous la conduite de Moctezuma (Bernal


Diaz, pp. 89 sqq.), l’Empereur précède les Espagnols, par crainte d’un outrage.
Il est accompagné d’une suite de notables. Après avoir fait la moitié du chemin
dans une somptueuse litière, il poursuit à pied, par respect pour ses idoles.
Ayant gravi les marches, avec de nombreux papes, il commence par encenser
Huichilobos (Huitzilopochtli) . . . Entre temps les Espagnols sont arrivés sur la
Grande Place de Mexico, où ils sont émerveillés par la richesse des marchés
et la beauté de ce qu’ils voient. Puis ils tournent le dos à la place et pénètrent
dans les cours qui entourent le grand temple, chacune de ces cours, plus vaste
que la place de Salamanque, est parfaitement nettoyée (sans un brin de paille,
et même sans poussière, est-il précisé). Moctezuma délègue alors six papes et
deux notables pour recevoir les Espagnols tandis que lui-même, au sommet du
temple, se livre à des sacrifices.
Les Espagnols gravissent les cent quatorze marches du temple, pour
rejoindre la plate-forme du sommet où se trouvent quelques grandes pierres.
C’est là que prenaient place les malheureux Indiens destinés aux sacrifices. On
y voyait une énorme figure évoquant un dragon et d’autres représentations
mauvaises, ainsi que beaucoup de sang. Moctezuma sort d’un oratoire, et fait
admirer le panorama à ses hôtes espagnols : la vue porte jusqu’aux villes voi-
sines, qui chacune a ses temples éclatants de blancheur.
Cortés se tourne alors vers Fray Bartolomé de Olmedo :

Il me semble, mon Père, qu’il serait bon de tâter un peu Moctezuma pour
qu’il nous laisse bâtir une église ici même.

Le Père répond que cela serait évidemment fort bien, mais que ce n’est peut-
être pas le moment d’en parler. Cortés demande à Moctezuma de lui montrer
les idoles. Moctezuma consulte les papes, puis fait entrer Cortés et sa suite dans
Réflexions sur la comparaison en histoire des religions antiques 85

la chapelle. Le plafond est orné de riches boiseries, il y a là deux autels, ainsi


que deux statues gigantesques : l’une représente Uichilobos (Huitzilopochtli),
dieu de la guerre, au corps couvert de pierreries, d’or, et de perles grosses
et petites collées avec une pâte farineuse ; l’autre représente Tescatepuca
(Tezcatlipoca), dieu des Enfers, à têtes d’ours, aux yeux faits de miroirs luisants.
De petites figures diaboliques grimpent le long de son corps.
Un être mi-homme, mi-crocodile, est terré tout au fond du temple. C’est
le dieu des semailles (Tlaloc) : « On nous expliqua que la moitié de son corps
contenait toutes les graines de la terre ».
Ce qui soudain se révèle et domine, c’est le sang et l’horrible puanteur, la
présence réelle et non plus fantasmatique du sacrifice humain, ainsi que le son
lugubre d’un immense tambour : on croyait entendre un instrument infernal,
avec son accompagnement de cornes et de trompettes.
Ce que Cortés dit alors, Bernal Diaz ne le rapporte pas ; mais on peut le devi-
ner. Les paroles de Cortés déclenchent la colère de Moctezuma, qui déclare :

Nous les tenons pour bonnes, nos idoles ; elles nous donnent la santé, la
pluie, les bonnes semailles, les orages et les victoires.

Tandis que les Espagnols quittent les lieux, Moctezuma prie et sacrifie pour
expier le grand « tatacul », l’outrage fait aux dieux, c’est-à-dire le « péché », la
souillure qu’il a commise en laissant monter les Espagnols.
Peu après, le rapport de force s’étant inversé, la réaction de Moctezuma va
radicalement changer. Il n’est plus question (pour les Mexicains) de laver la
souillure causée par la présence des chrétiens et leur mauvais comportement
rituel. Mais d’expliquer ce qui, de l’aveu même des Aztèques, fut une erreur
entraînée par leur aveuglement, ou précisément par l’oubli où ils sont tombés
de leur propre origine. Ce sont les Espagnols, désormais, qui lavent la souillure,
celle de l’idolâtrie, dans la mesure où ils arrivent comme des représentants
(des dépositaires) de cette bonne origine.
Dans sa lettre à l’Empereur espagnol du 30 octobre 1520, après avoir décrit
le temple principal, celui qu’on vient de visiter en compagnie de Bernal Diaz,
Cortés déclare :

Les principales de ces idoles, celles à qui ils vouent le plus de foi et de
créance, je les ai arrachées de leurs socles et jetées au bas des escaliers ;
et j’ai fait nettoyer ces chapelles où ils les conservaient, parce que toutes
étaient pleines de sang des sacrifices. Et j’y ai fait placer des images de
Notre Dame et d’autres saints. Moctezuma et les naturels ont ressenti
cela fortement : ils me dirent d’abord de ne pas le faire, parce que si le
86 CHAPITRE 5

commun du peuple l’apprenait, il se dresserait contre moi, persuadés


qu’ils sont que ces idoles leur donnent tous les biens temporels . . . Je leur
fis comprendre par les interprètes qu’ils étaient abusés de placer leurs
espérances en ces idoles faites de leurs propres mains, en vils matériaux ;
et qu’ils devaient savoir qu’il y a un seul Dieu, universel Seigneur de tous,
qui a créé le ciel et la terre et toutes les choses, qu’Il nous a aussi créé
et qu’Il est sans commencement et immortel et qu’ils doivent l’adorer,
le croire, Lui, et aucune créature . . . Tous, et plus particulièrement Moc-
tezuma, me répondirent qu’ils n’étaient pas originaires de cette terre,
et qu’il y avait longtemps que leurs ancêtres y étaient arrivés, et qu’ils
croyaient volontiers qu’ils avaient pu se tromper en quelques chose
de leurs convictions, puisqu’ils avaient quitté leur patrie depuis trop
de temps. Moi, arrivé tout récemment, je devais connaître les choses
auxquelles ils devaient croire, mieux qu’eux-mêmes. . .4

Au fond, Moctezuma aurait redécouvert tout seul, à en croire Cortés, la doc-


trine de la Révélation naturelle, une doctrine étroitement solidaire d’une
théorie de l’erreur impliquant, à n’en pas douter, l’intervention du démon. La
réaction de Moctezuma confirme l’attente des ecclésiastiques espagnols. Le roi
aztèque, sous la plume de Cortés, se fait du même coup le premier témoin d’un
mythe d’émergence amérindien, tout à fait comparable à celui que vont bientôt
raconter, un peu plus au Sud, les Mayas Quichés du Popol Wuh. Ce phénomène
de malentendu productif (working misunderstanding, dirait l’anthropologue
Marshall Sahlins), répond parfaitement, du côté aztèque, à une procédure
herméneutique élaborée depuis longtemps au sein du christianisme, celle qui
consiste à expliquer les mythes et les pratiques rituelles du polythéisme par la
doctrine de la lumière naturelle, à laquelle s’ajoute bientôt, précieux auxiliaire,
la doctrine de l’imitatio diabolica.

5.3

Cette reconstitution du mythe au sein d’un atelier transculturel, nous venons


de l’observer sur un petit exemple, dans le contexte de la rencontre entre
l’Ancien et le Nouveau Monde. Elle nous intéresse à titre d’exemple, et nous
invite à rejoindre des territoires plus familiers. Elle met en effet en œuvre, très
précisément, des procédures qui concernent au premier chef l’histoire des

4  Hernán Cortéz, Cartas de relación, 3ème édition, Mexico, 1967.


Réflexions sur la comparaison en histoire des religions antiques 87

religions antiques, et qui sont à l’origine de bien des questions que se pose
cette discipline.
Depuis les Pères de l’Église, un des opérateurs les plus performants et les
plus retors, à l’œuvre au sein de la comparaison que le christianisme établit
entre lui et les polythéismes, est en effet une forme d’interprétation de la
procédure traditionnelle de l’interpretatio, une forme de surinterprétation.
Je veux parler du recours, pour l’interprétation, à cette doctrine si impor-
tante de l’imitation diabolique, située au cœur des jeux d’interférences entre
Lumière naturelle et présence du Mal, dans la mythologie chrétienne de
la mémoire et de l’oubli.
Dans sa première Apologie5, vers 150 de notre ère, Justin se fait le premier
témoin de cet usage de l’imitatio diabolica. Il assimile le lógos à la personne du
Christ et affirme que tout homme possède dans sa raison une semence de ce
Verbe : « car la semence du Verbe est innée dans tout le genre humain ». Elle
peut même favoriser l’erreur, en encourageant l’intervention du Démon.
Rien ne fait autant plaisir au démon, en effet, que d’inspirer des compor-
tements ressemblant à s’y méprendre aux attitudes de la bonne piété. C’est
ainsi par exemple que le penseur chrétien ressent le culte de Mithra comme
un ennemi d’autant plus dangereux qu’il ressemble « diablement », sous plu-
sieurs angles, à la pratique du mystère chrétien.
Dans la première Apologie encore (66), Justin expliquait ce qu’est l’eucha-
ristie : ce pain et ce vin mélangé d’eau ont fait l’objet d’une prière d’action de
grâce, et sont offerts par les diacres à chacun des fidèles réunis en assemblée.
Cette nourriture est exclusivement réservée à ceux croient à la vérité de l’en-
seignement chrétien, qui ont été baptisés et qui vivent conformément à l’en-
seignement du Christ. Il ne s’agit pas d’un pain et d’un aliment ordinaires, mais
de la chair et du sang de Jésus incarné. Dans les Évangiles, on rapporte que
Jésus, après avoir pris du pain et rendu grâce, dit : « Faites ceci en mémoire de
moi, ceci est mon corps » ; de même, après avoir pris la coupe et rendu grâce,
il dit : « Ceci est mon sang » ; et il les leur transmit à eux seuls. Justin précise
alors que

. . . c’est cela précisément que les mauvais démons ont imité dans la tra-
dition des mystères de Mithra : on présente en effet dans les cérémonies
d’initiation du pain et une coupe d’eau que l’on accompagne de certaines
formules, – vous le savez ou (sinon) vous pouvez l’apprendre (trad.
Pautigny).

5  1 Apologie 8.
88 CHAPITRE 5

Dans son Dialogue avec Tryphon (70 et 78), le même Justin décrit comment
ceux qui transmettent les mystères de Mithra ont été poussés par le diable
à appeler « grotte » le lieu de leurs initiations. Ils semblaient ainsi accom-
plir des prophéties de Daniel et d’Isaïe annonçant la naissance de Jésus dans
une grotte de Bethléem. On sait que Jérôme, dans une lettre au prêtre Paulin
(LVIII, 3), rappellera de son côté les prophéties annonçant la naissance du
Christ à Bethléem, pour déplorer que la grotte de la Nativité ait été occupée,
plus tard, par les rituels adressés à Tammuz, alias Adonis : les pleurs d’un rituel
de deuil adressés à l’amant de Vénus résonnent ainsi dans la grotte où autrefois
vagissait l’enfant Christ. On relèvera que le diable se plaît à brouiller la chrono-
logie, contestant ainsi le trajet progressif d’une histoire providentielle. Il s’ef-
force de bouleverser le cadre temporel de la Révélation, qui fait de l’histoire
universelle une histoire de la religion.
Dans son traité sur la Couronne (15), une cinquantaine d’années après Justin,
Tertullien, pour qui on le sait « l’âme est naturellement chrétienne »6, déve-
loppe lui aussi le motif de l’imitation diabolique : la couronne dont s’orne le
combattant de la Foi devient, chez les adeptes de Mithra, une couronne offerte
au soldat de Mithra (le miles, un des grades) :

Quand on les initie dans une crypte souterraine, un vrai quartier de l’En-
fer, on leur offre une couronne tandis qu’on dépose devant eux une épée.
Ce rite est une espèce de contre-façon du martyre. Ensuite, tandis que la
couronne est déposée sur leur tête, on leur enjoint de s’en débarrasser,
en le repoussant d’un geste de la main et même en la rejetant derrière
leurs épaules en disant : Ma couronne, c’est Mithra ! À partir de ce jour
ils n’acceptent plus aucune couronne et ce refus représente pour eux le
signe qui prouve qu’ils connaissent la promesse qui leur a été faite lors de
l’initiation. Ils se font ainsi reconnaître comme soldats de Mithra, en reje-
tant la couronne et en proclamant que le seul leur dieu est leur couronne.
Telles sont les astuces du diable.

Aux prises avec les dieux des nations, la polémique chrétienne ne nie pas
exactement l’existence de ces « dieux », mais leur nature divine. C’est ainsi
que les auteurs chrétiens ne réfutent pas les nombreux miracles, prodiges ou
guérisons émanent des statues magiques des païens : ces miracles sont en fait
l’œuvre des démons. L’idolâtrie, qui détourne le culte adressé au dieu en direc-
tion d’un culte adressée à un objet fabriqué, est bien une œuvre du diable :
cette définition théologique servira de matrice aux doctrines formulées au

6  Tertullien, Apologétique 17, 4-6.


Réflexions sur la comparaison en histoire des religions antiques 89

Moyen Âge, notamment chez Saint Thomas ; ce sera aussi la référence des mis-
sionnaires espagnols du XVIe siècle, au Pérou comme au Mexique, et encore
celle du jésuite Matteo Ricci, au début du XVIIe siècle, expliquant certaines
triades divines présentes en Chine dans ce qu’il considère comme des sectes, le
bouddhisme et le taoïsme : il voit en ces triades le résultat de l’action du « père
du mensonge », qui n’a pas encore quitté son ambitieux désir de ressembler
à Dieu7.

5.4

Cette façon d’empoigner l’autre pour lui faire dire le même relève à sa manière
de ce qu’on appelle, depuis quelques temps, inter-religion : un mot façonné
d’après l’adjectif inter-religieux, qualifiant un dialogue. La théorie de l’imitation
diabolique apparaît comme une des limites les plus évidentes d’un tel dialogue
(qui, de nos jours, se voudrait plutôt conciliant). Elle présuppose en effet que
l’on dialogue entre partenaires convaincus, chacun, de détenir la vérité, alors
que la vérité n’appartient précisément qu’à celui qui est capable de formuler la
théorie de l’imitatio. Cette conviction de supériorité, résultat final de la rupture
monothéiste, de ce que Jan Assmann a appelé la « distinction mosaïque », est
relativement récente dans l’histoire des religions8. Elle n’apparaît clairement
qu’avec le christianisme. Auparavant l’imitateur, en effet, n’était pas le diable,
mais le poète-théologien : Homère, Musée ou Orphée, imitateurs de Moïse. La
théorie du plagiat, développée dans le judaïsme alexandrin, a en effet précédé
la théorie de l’imitatio diabolica. Elle apparaît elle-même comme une réac-
tion, une transformation de la théorie de l’emprunt et de la diffusion telle que
l’expose par exemple Diodore de Sicile (I, 23), à propos du passage qu’Orphée
effectue par l’Égypte. Orphée, initiateur généraliste, adepte du comparatisme
en ce qui concerne les mystères, était situé par Diodore au cœur d’un dispo-
sitif reliant entre elles les sagesses barbares, dans leurs rapports aux sagesses
grecques. Issu de Thrace, il passait par l’Égypte avant de se rendre à Thèbes

7  Texte cité par C. Tinmermanns, « Comparatisme et sensibilité historique dans l’étude des
religions : le cas de la Chine », Archiv für Religionsgeschichte 3, 2001, pp. 55-66 (précisément
p. 59).
8  Pas plus que les Hymnes d’Akhénaton on ne peut tenir l’Ancien Testament comme témoin
de la rupture absolue, comme le rappelle A. de Pury, « L’émergence de la conscience inter-
religieuse dans l’Ancien Testament », Theological Review 22, 2001, pp. 7-34. De Pury incite à
nuancer la proposition de Jan Assman (Moïse l’Égyptien. Un essai d’histoire de la mémoire,
trad. de l’allemand par L. Bernardi, Paris, 2001).
90 CHAPITRE 5

en Béotie, emportant dans ses bagages la théologie d’un Osiris très proche du
Dionysos des Discours sacrés en 24 Rhapsodies. La manière dont Cadmos se
laisse convaincre laisse planer le soupçon d’une tricherie sans conséquence
proprement théologique : une tricherie de bon aloi, entre Égyptiens et Grecs
revendiquant l’origine, chacun de son côté.
Avec l’entrée du judaïsme et de Moïse dans le champ de conscience hel-
lénique, Orphée, qui n’oublie pas de passer par l’Égypte, se met à fonction-
ner comme chantre du monothéisme. Cela se fait, il faut le souligner, tout en
ménageant (encore) une place au dispositif polythéiste, quitte à introduire le
motif du repentir. Ce sont en effet les mystères les plus classiques qu’Orphée
diffuse en Grèce. Ces mystères viennent donc d’Égypte, conformément à la
leçon de Diodore (ou de sa source, Hécatée d’Abdère), mais d’une Égypte où
domine désormais la figure de Moïse. Dans la version d’Aristobule, chez qui
Eusèbe (Préparation Évangélique XIII, 12) va dénicher le fameux texte orphi-
sant qu’on appelle Testament d’Orphée, Orphée se repent et dicte à son fils
Musée son testament, sous forme d’une palinodie monothéiste9.
Avec l’histoire romancée que rédige en grec, vraisemblablement pour la
communauté juive d’Alexandrie, au IIe siècle avant notre ère, le mystérieux
Artapan, Orphée n’est plus le père de Musée. Il est devenu son disciple, Musée
se trouvant interprété en Moïse, un Moïse dont on dit qu’il institue le culte des
animaux et bien d’autres choses, en Égypte, avant de rencontrer le buisson
ardent (cf. Eusèbe, Préparation Évangélique IX, 27).
Pour que l’on dépasse le scénario des emprunts, des préséances et
des repentirs, pour qu’on en arrive à la doctrine de l’imitatio diabolica et à
l’ensemble des mythes savants qui vont qui vont présider à l’histoire des reli-
gions pré-académique jusqu’au XVIIIe siècle, il a fallu qu’apparaisse la possi-
bilité d’une distinction radicale entre ce qui relève du monde profane et ce
qui relève du divin, entraînant l’émergence d’un concept nouveau, celui de
« religion ». Les conditions historiques de cette distinction radicale, et l’appa-
rition de ce nouveau concept de religion, c’est à n’en pas douter dans l’espace
ouvert par la comparaison entre l’usage romain traditionnel du mot religio et
son usage chrétien qu’il faut essayer de les observer. C’est là qu’on voit se pro-
filer ce qui va devenir à la fois le champ moderne de l’histoire des religions, et
les éternels doutes dont cette discipline est habitée.

9  Sur les nombreuses (et parfois divergentes) versions de cette affaire, cf. J.-M. Roessli,
« Postface », in J. Block Friedman, Orphée au Moyen Âge, trad. de l’anglais pars J.-M. Roessli,
Fribourg, 1999, sp. 290 sqq. ; J.-M. Roessli a écrit un savant (et très utile) mémoire de licence,
déposé à la bibliothèque universitaire de Fribourg, sur Le mythe d’Orphée et sa réception dans
le judaïsme de l’époque hellénistique et romaine (1997).
Réflexions sur la comparaison en histoire des religions antiques 91

5.5

Depuis l’Antiquité, on ne parvient pas à s’accorder sur ce que religio signifie en


latin, et surtout on n’arrive pas à savoir de science certaine à quelle racine ver-
bale ce substantif se rattache. Un texte de Cicéron établit l’une des deux éty-
mologies possibles : religio devrait être rattaché à un dérivé de legere, « cueillir,
rassembler, ramener à soi » :

Ceux qui reprenaient (retractarent) diligemment et en quelques sorte


recueillaient (relegerent) toutes les choses qui se rapportent au culte
des dieux, ceux-là ont été appelés « religieux » (religiosi), un mot dérivé
de relegere (« recueillir »), comme elegantes (« raffiné, distingué ») est
dérivé de eligere (« choisir ») et diligentes (« méticuleux ») de diligere
(« aimer, affectionner »).

Tous ces mots ont en effet conservé en eux le même sens de legere (« ramasser,
recueillir ») que religiosus. Cette étymologie, qui fait de la religio une forme de
retenue, de scrupule, de « relecture », serait la bonne selon Émile Benveniste10,
dont je reprends la traduction en la modifiant légèrement.
Une autre étymologie fut cependant proposée dès l’Antiquité et très souvent
adoptée par les modernes : religio devrait être rattaché au verbe ligare, « lier ».
Cette interprétation que l’on trouve chez Lactance fut retenue, à Rome, par
les chrétiens pour qui la religio est un « lien » de piété qui « relie » l’homme à
la divinité. Mais cette étymologie n’est pas évidente. Linguistiquement on ne
peut pas expliquer religio par ligare, car il n’existe pas d’abstrait *ligio tiré de
ligare ; de religare (« attacher, relier ») on parvient à religatio (« action de lier
[la vigne] »), et non pas à religio. À partir de legere, par contre, on obtient le
mot legio (« légion », dans le sens de corps d’armée résultant d’un rassemble-
ment, d’un recrutement). Religere peut donc donner religio. Cette dernière éty-
mologie se heurte néanmoins elle aussi à une difficulté. Le verbe *religere n’est
pas attesté en latin ailleurs que dans le passage cité de Cicéron, sinon sous la
forme du participe religens rencontré dans une formule de Nigidius Figulus, où
il désigne le juste souci de la pratique rituelle, opposé à l’excès de scrupule que
désignerait l’adjectif religiosus.
Si l’on voulait trancher entre les deux opinions (ce qui d’ailleurs n’est cer-
tainement pas nécessaire de notre point de vue), il faudrait interroger non pas
l’étymologie, mais bien les usages latins polythéistes du mot religio. On consta-
terait alors, d’emblée, que religio ne désigne pas ce que les modernes appellent

10  
Vocabulaire des institutions indo-européennes, vol. II, Paris, 1969, p. 268
92 CHAPITRE 5

« religion ». Les religiones (souvent au pluriel) désignent d’abord dans la langue


augurale, c’est-à-dire dans le vocabulaire technique de la pratique rituelle, un
scrupule, une hésitation. Cet usage est repris dans des contextes profanes. On
peut donner comme exemple un passage de Plaute (Curculio, 350) :

Vocat me ad cenam ; religio fuit denegare volui

Il m’invite à dîner : un scrupule me vint (j’ai hésité) ; j’ai voulu refuser.

Bien d’autres exemples nous montrent que dans un usage le plus répandu, le
mot religio désigne le fait d’« avoir scrupule ». Ce scrupule est plus particuliè-
rement celui qui se manifeste lors du rite, rite qu’on doit accomplir conformé-
ment à la tradition des ancêtres. La religio est en somme une hésitation, un
scrupule qui empêche de faire autre chose (ou quelque chose de contraire), et
non pas un sentiment qui incite à pratiquer le culte. Le terme religio, en latin,
s’oppose ainsi à *neg-ligio, le fait de « ne pas se soucier de » quelque chose,
la négligence. De legere dérive aussi le verbe intelligo qui signifie « recueillir
en choisissant, retenir par réflexion, comprendre ». Le sens le plus ancien de
religio serait ainsi de « re-collection », ou « recueillement », compris comme
action de « reprendre pour un nouveau choix, revenir sur une démarche anté-
rieure » (comme le dit Benveniste). Il convient donc, pour les Romains, d’être
religens, « scrupuleux, soucieux » : la religion s’oppose à la neglegentia, à « l’in-
souciance ». Ainsi chez Tite-Live (Histoire romaine III, 20, 4-5), à propos du
respect scrupuleux que l’on doit accorder au serment prêté au nom des dieux,
on voit s’opposer la religio (comme respect de la contrainte) à la négligence des
dieux (neglegentia deum) qui suscite le non respect de l’engagement.
Pour Cicéron, la religio, c’est cultus deorum : « le culte des dieux », c’est-
à-dire l’observance traditionnelle et coutumière des rites, pas lesquels on
« cultive » les dieux. La religio apparaît ainsi comme une attitude concer-
nant le rite, plutôt qu’une attitude concernant directement l’individu dans
sa relation aux dieux. Il s’agit du respect scrupuleux non pas d’un objet
ultime (la divinité), mais de l’instrument de la médiation. Ce qu’il faut respec-
ter, ce sont les modalités traditionnelles de la communication avec le surhu-
main, ou l’invisible.

5.6

Le rappel de ce respect de la coutume est un truisme, qui en appelle un


autre : à savoir qu’il n’existait pas, pour les Anciens, une chose à part appelée
Réflexions sur la comparaison en histoire des religions antiques 93

religion, un domaine séparé du politique ou de la vie profane. Dans la pratique


romaine, comme le souligne John Scheid11, la religion ne peut échapper à la
sphère publique : tout est codifié, surveillé, les rites se font publiquement au
nom de tous les citoyens. L’espace religieux, dans la cité, se confond avec l’es-
pace politique et institutionnel. On se trouve donc, de ce point de vue, dans
la même situation que si l’on se tourne vers la Grèce, l’Égypte pharaonique,
l’ancien Israël : on baigne dans un milieu où ce que nous appelons religion se
trouve inséparable de l’ensemble des pratiques sociales et politiques, un milieu
où notre objet est tout simplement omniprésent, pour ne pas dire dissous. En
prendre conscience c’est renoncer à réduire l’Antiquité à ce qu’elle n’est pas :
une préfiguration naïve de l’individualisme moderne et occidental, rendue
possible par la séparation des notions de religion, de droit, de philosophie, de
littérature ou d’économie. Mais c’est du même coup se donner les moyens d’ex-
plorer comme il convient quelques opérateurs symboliques dont l’efficacité ne
s’explique pas en dehors de cette saisie globale, à commencer par les récits
de la mythologie, la manière dont s’exerce leur persuasion à travers un usage
social souple et flexible. L’influence exercée par les mythes, au niveau narratif
ou iconique, est solidaire de celle qu’exerce la contrainte régulière et efficace
des rites, sans lesquels il n’y a pas de vie commune possible, ni de continuité
à travers le changement des générations. Regarder comment fonctionne, dans
leurs contextes propres, ces outils symboliques revient à se donner, sur un
champ précis mais fondamental, les moyens d’expérimenter de manière non
anachronique, et non ethnocentrique. D’expérimenter, certes, mais dans quel
champ ? Celui du religieux ?
Daniel Dubuisson, dans un livre sur L’Occident et la religion, a fortement
et justement rappelé que « l’Occident n’est religieux que dans la très exacte
et très stricte mesure où la religion, en tant que notion destinée à isoler un
ensemble de phénomènes considérés dès lors comme homogènes, est sa créa-
tion exclusive12. » Invention chrétienne, la religion ne saurait constituer, selon
Dubuisson, l’objet de l’histoire des religions. On devrait lui préférer la catégo-
rie plus englobante et plus performante de « formations cosmographiques ».
Dubuisson, du même coup, rejette comme vain l’exercice consistant à recher-
cher le sens premier du mot religio.
Tout en étant persuadé, comme lui, que l’histoire des religions est une
invention européenne, je ne crois pas inutile de nous interroger sur le débat
étymologique. Non pas pour renouer avec une origine, mais pour interro-
ger, en tant qu’objet d’étude, la scène où un sens en vient à s’opposer à un
autre sens.

11  Cf. Religion et piété à Rome, Paris, 2001, pp. 24-27.


12  D. Dubuisson, L’Occident et la religion, Paris, 1998, p. 30.
94 CHAPITRE 5

Récemment, dans une réflexion proche mais indépendante de celle de


Dubuisson, le bibliste et historien des religions Fritz Stolz de Zürich a fait
remarquer que les polythéismes antiques ne sauraient être sans autres qua-
lifiés de religions13. Les polythéismes en effet impliquent une pluralité de
relations qui compromettent notre sens de la classification. La religion, la poli-
tique, l’économie s’y trouvent confondues dans un seul ensemble complexe
et touffu, inextricable. Il serait donc problématique de parler de religions
antiques. Parler de religion dans le domaine de l’Antiquité reviendrait à pro-
jeter sur l’Antiquité un concept moderne. Ou en tout cas chrétien. Le christia-
nisme est devenu la vera religio en s’opposant à l’ensemble polymorphe des
cultes, des magies et des croyances de l’Empire ; en s’opposant tout autant au
judaïsme, qui est devenu aussi, du même coup, une religion. Il s’agit ici, selon
Stolz, de l’existence explicite de la religion : « L’établissement d’une orienta-
tion religieuse basée sur l’expérience individuelle, sur la décision et sur le prin-
cipe transcendant stable, fait apparaître un nouveau type de religion . . . Dès
lors, il peut y avoir une histoire des religions au sens strict. »
Au fond, la religion au sens où l’entend d’habitude apparaîtrait comme
objet distinct avec la possibilité d’un choix, d’une hérésie.
À moins qu’on ne préfère après tout, et ce serait peut-être plus sage, gar-
der pour l’histoire des religions le sens latin le plus ancien : histoire des scru-
pules, des hésitations, histoire des rites et des discours tâtonnants qui les
accompagnent.

5.7

On conçoit aisément qu’il ait fallu, pour que se constitue une discipline de type
historique et critique, sortir du cadre pieux et mythologique au sein duquel se
sont formées les premières expressions, explicitement religieuses, de la com-
paraison entre religions, par exemple dans l’Historia apologetica du dominicain
Bartolomé de las Casas au XVIe siècle, ou dans Les mœurs des sauvages améri-
quains [sic] comparées aux mœurs des premiers temps, du père jésuite Joseph
François Lafitau au XVIIIe siècle. On ne peut plus fonder la comparaison et l’ex-
plication des ressemblances entre phénomènes religieux relevant de cultures
éloignées les unes des autres sur le mythe de la Révélation faite à Adam et Ève
au Paradis terrestre, ou sur celui des navigations de Noé, des plagiats de Moïse

13  F. Stolz, « Essence et fonction des monothéismes abrahamites », in G. Emery et P. Gisel éds.,
Le christianisme est-il un monothéisme ?, Genève, 2001, pp. 40-59 (particulièrement p. 57).
Réflexions sur la comparaison en histoire des religions antiques 95

ou enfin de l’imitatio diabolica14. Pour devenir une réelle histoire des religions,
il a fallu que notre discipline prenne de la distance par rapport à son objet, ce
qui revient à dire : s’affranchisse de la religion.
L’histoire des religions moderne et contemporaine veut être une discipline
d’observation. Elle considère son objet de l’extérieur, dans le souci de le décrire
et d’en comprendre la nature et les mécanismes. Pour cela elle ne cesse d’élabo-
rer et de réélaborer, depuis bientôt un siècle et demi au niveau de la recherche
universitaire, des outils d’analyse qu’elle désire lui être propres, comme suffit
à le prouver l’imposant Handbuch religionswissenschaftlicher Grundbegriff
édité par Hubert Cancik, Burkhart Gladigow et Karl-Heinz Kohl. Les outils
dont elle dispose sont le produit d’une double distanciation : la distanciation
que procure le regard lointain de l’ethnologue (depuis quelques temps présent
jusque dans le métro), et la distanciation qu’impose l’étude (philologique, his-
torique, archéologique) des traditions anciennes. L’histoire des religions est
née en effet, comme discipline scientifique, de la rencontre, dans la seconde
moitié du XIXe siècle, entre l’étude critique des traditions classiques de la Grèce,
de l’Égypte, de la Mésopotamie, de l’Iran, de l’Inde, de la Chine et du Japon,
et l’étude ethnologique des cultures éloignées, ou marginalisées. Il s’agit de la
rencontre de deux modes complémentaires d’expérimentation, l’un et l’autre
élaborés dans la distance à soi. La possibilité de cette prise de distance dans le
champ du religieux est à son tour solidaire d’un autre phénomène inscrit dans
l’histoire moderne, à savoir l’émergence, avec Rousseau, de la notion de reli-
gion civile. Le développement des procédures de sécularisation va entraîner,
notamment chez Durkheim et autour de lui, mais aussi chez des théologiens
comme Nathan Söderblom ou Rudolf Otto, la constitution du « sacré » (ce par-
vis, cet antérieur du temple), comme objet de la discipline. La constitution
au XIXe siècle d’un enseignement universitaire non confessionnel d’histoire
des religions fut étroitement solidaire, en effet, du développement des idées
laïques. Marcel Gauchet, récemment, a suggéré que la société civile française
tout entière (en son fondement) se trouve inconsciemment conditionnée par
ce qu’il a appelé, à la suite de Max Weber, le « désenchantement du monde ».
Le dégagement hors du religieux, lorsqu’il devient effectif et n’est plus seu-
lement une menace ou un projet, lorsqu’il est enfin réalisé, pose en effet de

14  Sur cette mythologie savante et biblico-centrée de l’âge classique, cf. A. Dupront, Pierre-
Daniel Huet et l’exégèse comparatiste au XVIIe siècle, Paris, 1930. Voir aussi les travaux de
Maurice Olender, et en particulier Les langues du Paradis, Paris, 1989.
96 CHAPITRE 5

nouveaux défis15. Élaborée au XIXe siècle dans le contexte d’un mouvement


européen qui conduit une partie du monde chrétien (et non l’ensemble de la
planète, il convient de le rappeler) à un tel désenchantement, l’histoire des
religions répond, à sa manière, à ces défis dont parle Marcel Gauchet. Il serait
intéressant de savoir quel pourrait être un nouvel objet consensuel (ou tran-
sitionnel), après « le sacré », dans l’avenir de cette même discipline, s’il s’avé-
rait exact que le temps est maintenant venu d’une désécularisation, comme la
rumeur semble s’en répandre chez certains sociologues et (ou) théologiens . . .
Telle que nous la pratiquons en Europe, en Amérique ou en Australie, et
telle qu’elle est aussi pratiquées aujourd’hui au Japon ou ailleurs, l’histoire
des religions peut apparaître non seulement comme le résultat d’une rupture
(la conséquence d’une sortie de la religion), mais aussi comme le terme d’un
très long processus qui conduit, à travers biens des crises, mais sans interrup-
tion, de l’antiquité proche-orientale jusqu’à l’établissement, en Europe, d’une
discipline de type académique, sécularisée vers la fin du XIXe siècle, dans le
prolongement des Lumières. Les épisodes principaux de cette longue his-
toire, si l’on désirait la raconter « comme une histoire », sous forme d’un récit
continu, correspondraient aux étapes qui rythment l’élargissement progressif
du champ de vision, et donc les limites de l’altérité, à partir d’une zone cultu-
relle particulière. Cette zone de référence, ce contexte d’émergence à la fois
divers et homogène, est constitué en ses débuts par des échanges et des inter-
férences incessants entre les héritages grecs et romains (ce qu’on appelle l’hel-
lénisme), le judaïsme, le christianisme et bientôt l’islam, à partir du fond créé
par les vieilles civilisations du Proche-Orient ancien (Égypte, Mésopotamie,
Syrie-Palestine, Phénicie, monde anatolien, Iran, avec ouvertures jusque
sur l’Inde). Ce sont ces heurts et ce brassage préliminaires, dans le domaine
antique, qui constituent à la fois le début et l’objet premier de l’histoire des
religions, et qui ne cessent de réclamer l’élaboration d’enquêtes comparatistes.
La pratique de la comparaison, certes, a beaucoup évolué16. Les projets
apologétiques développés par le christianisme antique et la réaction païenne
au christianisme, puis par l’islam et le mazdéisme, avant d’être repris par
les missions de toutes sortes, du XVe siècle à nos jours, ne sont plus de mise
au niveau académique, officiellement du moins, non plus les prétentions

15  M. Gauchet, La religion dans la démocratie. Parcours de la laïcité, Paris, 1998 (un ouvrage
qui réactualise, du point de vue de la France républicaine, la problématique mise en place
dans Le désenchantement du monde. Une histoire politique de la religion, Paris, 1985)
16  Je reprends ici un argument développé dans Ph. Borgeaud, « Qu’est-ce que l’histoire
des religions ? », Équinoxe. Revue romande des sciences humaines 21, 1999, pp. 67-83
[chapitre 3 dans le présent volume].
Réflexions sur la comparaison en histoire des religions antiques 97

e­ ncyclopédiques (à la Eliade). Ce qui ne signifie pas pour autant, heureuse-


ment, que le quant à soi frileux soit devenu le mot d’ordre en notre domaine.
Mais la comparaison telle qu’on la pratique encore et même de plus en plus
dans les sciences humaines demeure toujours, en histoire des religions aussi,
selon la belle formule proposée par Jean-Pierre Vernant, dans sa conférence
inaugurale au Collège de France, une affaire de spécialistes. Elle a pour tâche
d’adresser, de l’intérieur d’un champ dont le spécialiste maîtrise la langue, l’his-
toire et la culture, des questions aux spécialistes des champs voisins, à condi-
tion bien sûr que cette expérience les tente et qu’ils veuillent bien se donner
la peine ou le plaisir de mesurer, chez eux, la pertinence de ces questions, et
d’y répondre par d’autres questions. L’objet d’analyse, le comparable, n’est pas
donné d’emblée, il se construit dans cet échange. L’histoire des religions est
donc devenue, de plus en plus, une affaire collective et transdisciplinaire, où
des spécialistes de domaines séparés les uns des autres, historiens, philolo-
gues, anthropologues, s’efforcent de communiquer avec d’autres spécialistes,
où des africanistes acceptent de rencontrer des hellénistes, des biblistes et des
sinologues, etc17.
L’institution universitaire, où les chaires apparaissent souvent comme les
gardiennes de disciplines jalouses, n’est pas toujours favorable à la création de
tels réseaux. Le décloisonnement qu’un tel agenda suppose relève d’abord du
tempérament personnel, et de la conjoncture (présence ou non dans un rayon
raisonnable de collègues disposés à entreprendre l’exercice). Ni réduction de
l’autre au même (à soi-même), ni affirmation frileuse de spécificités irréduc-
tibles et incommunicables, ni ethnocentrisme naïf ni relativisme hautain, le
postulat de base reste celui de la possibilité d’une traduction, consciente de
ses limites. La pratique de la comparaison suppose en effet la possibilité d’une
traduction. Il suffit de reconnaître qu’aucune altérité n’est complètement
étanche. Un malentendu, un quiproquo, à ce niveau-là vaut mieux qu’une fin

17  Un laboratoire couvrant l’ensemble des religions du Proche à l’Extrême-Orient fut initié
par les collaborateurs de la collection « Sources orientales », Paris, 8 vols. parus, 1959-
1971. Les travaux initiés par J.-P. Vernant réunirent les compétences issues de multiples
terrains pour des recherches collectives sur la terre, la guerre, le sacrifice ou la divination.
Les multiples expérimentations collectives dirigées par Marcel Detienne se prolongent
aujourd’hui, sur le fonder, la parole, l’écriture, le polythéisme, les pratiques d’assem-
blée. On doit aussi signaler, entres autres, les travaux non moins pluriels dirigés par Jan
Assmann et Guy Stroumsa, ainsi que quelques autres entreprises plus ponctuelles de Ph.
Borgeaud (éd.), La mémoire des religions, Genève, 1988 ; Fritz Graf éd., Mythos in mythen-
loser Gesellschaft. Das Paradigma Roms, Stuttgart/Leipzig, 1993 ; Ph. Borgeaud et E. Norelli
éds., Le temple lieu de conflit, Louvain, 1995 ; J. Waardenburg éd., Scholarly Approaches to
Religion, Interreligious Perceptions, and Islam, Berne, 1995.
98 CHAPITRE 5

de non recevoir. Le progrès consiste, entres autres, à corriger les erreurs de


communication, à rectifier des approximations. Il faut accepter, enfin, de vul-
gariser parfois, ce qui est inévitable quand un spécialiste s’adresse à des spécia-
listes de domaines différents. C’est là que réside le devoir de traduction : ne pas
considérer son domaine comme un territoire absolument réservé, une chasse
rigoureusement protégée . . . tout en restant sérieux, c’est-à-dire en respectant
la différence.

5.8

Un désir de comparaison habite depuis toujours l’histoire des religions.


Comparaison entendue à la mode du Père Lafitau comme une machine à
remonter le temps, pour enfin lui échapper, en construisant ou en croyant
reconstituer des essences transhistoriques, ou au contraire comparaison visant
à établir des généalogies et des typologies. Comparaison destinée à trouver à
l’extérieur des clefs capable de résoudre des problèmes rencontrés sur un ter-
rain spécifique, ou au contraire la comparaison visant à établir des généalo-
gies et des typologies. Comparaison destinée à trouver à l’extérieur des clefs
capables de résoudre des problèmes rencontrés sur un terrain spécifique, ou
comparaison entre terrains spécifiques, destinée à mieux percevoir l’Incompa-
rable, ce qui constituerait le « style » irréductible de tel ou tel champ culturel18.
Dans un séminaire d’introduction à l’histoire des religions de l’automne
1972, alors que j’étais étudiant postgrade à Chicago pour une année, Jonathan Z.
Smith affirmait que l’histoire des religions était un champ d’étude à la
recherche de sa propre définition (« in search of its own definition »). C’est avec
cette impression, américaine, d’expédition vers la « frontière » que je suis entré
de plain-pied dans la discipline. Mais qu’est-ce qui restait, toujours, à définir ?
Contrairement à ce que l’on pourrait croire, c’était bien moins l’objet que la
méthode. L’expérience montre en effet que le problème le plus aigu n’est pas
la définition de l’objet, la « religion », une définition dont on se passe somme
toute aisément, mais le choix d’une approche spécifique, propre à la discipline
(l’histoire des religions). Ce qui se trouve encore et toujours à la recherche

18  Cf. Ph. Borgeaud, « Le problème du comparatisme en histoire des religions », Revue
européenne des sciences sociales 24, 1986, pp. 59-75 [chapitre 1 dans le présent volume] ;
F. Boesflug et F. Dunand éds., Le comparatisme en histoire des religions, Paris, 1997.
Réflexions sur la comparaison en histoire des religions antiques 99

d’une définition, c’est le type d’approche, une approche dont on soupçonne


qu’elle ne peut être que comparative19.
Cristiano Grottanelli et Bruce Lincoln ont relevé, à l’occasion d’une confé-
rence organisée à l’université du Minnesota, que l’histoire des religions
(« history of religions »), quand elle ne pose pas de questions sur son existence
même, revendique pour siennes les œuvres de savants qui, eux, ne s’en récla-
ment pas (par exemple Durkheim, Weber ou Malinowski). Ils ajoutaient aussi
que ceux qui s’en réclament explicitement ne font pas souvent du bon travail.
La faute en est aux modes du comparer, qui sont fréquemment tributaires de
mythologies savantes modernes comme l’évolutionnisme, le diffusionnisme,
les théories génétiques20. On pourrait ajouter la doctrine de la Révélation
naturelle, les archétypes jungiens et les schèmes comportementaux de la
sociobiologie. Ces idéologies à l’œuvre dans le travail interprétatif interfèrent
avec l’objet lui-même, « la religion » qui se trouve précisément définie, dans
cet essai de Grottanelli et de Lincoln, comme « la forme la plus extrême
d’idéologie » (p. 323). L’avenir de notre discipline était alors annoncé comme
devant être, pour une bonne part, déconstructionniste. Il est incontestable
que nombre de recherches accomplies durant les vingt dernières années, et
en particulier certaines recherches remarquables de Lincoln et de Grottanelli,
confirment ce diagnostic. Elles relèvent d’une pratique critique (déconstruc-
tionniste) de la comparaison. Mais aujourd’hui qu’en est-il ?
Tout récemment, Marcel Detienne a présenté ce qui apparaît à la fois
comme un bilan des travaux collectifs qu’il a dirigés en réunissant des groupes
d’historiens et d’anthropologues, et comme un programme post déconstruc-
tionniste21. Peu importe que l’objet de Comparer l’incomparable ne se laisse
pas réduire, pour Detienne, à la religion. Ce qui, dans ce livre, intéresse notre
propos, c’est l’affirmation d’un vecteur demeuré inébranlable, toujours et
encore reconnu comme essentiel, celui de la comparaison. Tout en se pré-
sentant comme le récit rétrospectif d’une série de parcours accomplis dans la
transdisciplinarité, ce livre lance en effet un appel à la libre navigation, sous

19  Depuis ses recherches sur le Golden Bough de Frazer (« When the Bough Breaks », History
of Religions 12 [1973], pp. 342-371, repris dans Map is not Territory, Leyde, Brill, 1978 ;
2e éd. Chicago, 1993), Jonathan Z. Smith n’a cessé de réfléchir sur la comparaison. Cf. entre
autres Drudgery Divine. On the Comparison of Early Christianities and the Religions of Late
Antiquity, Chicago, 1990. [Cf. désormais en français J. Z. Smith, Magie de la comparaison.
Et autres études d’histoire des religions, Genève, 2014].
20  C. Grottanelli et B. Lincoln, « A brief note on (future) research in the history of religions »,
University of Minnesota, Center for Humanities Studies, Occasional Papers 4, 1984-1985,
pp. 2-15, republié dans Method & Theory in the Study of Religions 10, 1998, pp. 311-325.
21  M. Detienne, Comparer l’incomparable, Paris, 2000.
100 CHAPITRE 5

les espèces de l’expérimentation comparatiste effectuée à partir de micro-


analyses respectueuses du contexte, et du moindre détail, sur quelques
terrains précisément circonscrits, et envisagés sous des angles spécifiques. Ce
travail expérimental n’est concevable que de manière collective, plurielle.
De ces constats récents et moins récents (de Jonathan Z. Smith à Bruce
Lincoln, Cristiano Grottanelli et Marcel Detienne) on retiendra l’impression
que le travail comparatiste se réalise encore et toujours à l’occasion d’expé-
riences conjoncturelles et éphémères, échappant le plus souvent au cadre
strict des disciplines académiques. Ou que pour le susciter, il faut d’heureuses
rencontres d’individus disposés à ouvrir pour un temps leur laboratoire aux
profanes visiteurs issus de terrains lointains, à traduire et à échanger leurs
savoirs. Un laboratoire collectif permanent, s’il est pensable, reste à créer.
On pourrait même dire que depuis toujours il reste à créer, même quand les
conditions matérielles et intellectuelles sont présentes (comme par exemple
à la Section des sciences religieuses de l’École Pratique, ou encore ici même).
Le rêve d’une plénitude future, et donc l’existence en virtualité, sont des carac-
téristiques essentielles de la démarche comparatiste. Cela explique du même
coup l’importance très grande que revêt traditionnellement la réflexion sur
l’histoire de la recherche, dans ces territoires : il ne s’agit pas seulement d’une
critique continue de type déconstructionniste, mais tout simplement d’une
quête d’identité disciplinaire, forcément et légitimement inachevée. C’est
ainsi que l’histoire comparée des religions, périodiquement, prend l’allure
d’une histoire de l’histoire des religions22. Elle se penche naturellement sur sa

22  Pour ne citer que quelques exemples, en ne mentionnant que des livres (et non des articles,
trop nombreux) : H. P. de la Boullaye, L’étude comparée des religions, 2 vols., Paris, 1922-
1925 ; P. W. Schmidt, Origine et évolution de la religion. Les théories et les faits, Paris, 1931 ;
Claude Lévi-Strauss, Le totémisme aujourd’hui, Paris, 1962 ; E. Evans-Pritchard, Theories
of Primitive Religion, London/New York, 1965 ; M. Meslin, Pour une science des religions,
Paris, 1973 ; J. Waardenburg, Classical Approaches to the Study of Religions. Aims, Methods
and Theories of Research, 2 vols., La Haye, 1973-1974 (republié en 1 vol. à Berlin, 1999) ;
M. Detienne, L’invention de la mythologie, Paris, 1981 ; F. Whaling, Contemporary
Approaches to the Study of Religion, 2 vols., Berlin/New York/Amsterdam, 1983-1984 ;
I. Strenski, Four Theories of Myth in Twentieth-Century History : Cassirer, Eliade, Lévi-
Strauss and Malinowski, Houndmills, 1987 ; F. Stolz, Grundzüge der Religionswissenschaft,
Göttingen, 1988 (2ème éd., 1977) ; Maurice Olender, Les langues du Paradis. Aryens et
Sémites : un couple providentiel, Paris, 1989 ; D. Dubuisson, Mythologies du XXe siècle
(Dumézil, Lévi-Strauss, Eliade), Lille, 1993 ; N. Spineto, Mircea Eliade, Raffaele Pettazzoni.
L’histoire des religions a-t-elle un sens ?, Paris, 1994 ; M. Despland, L’émergence des
sciences des religions. La monarchie de Juillet : un moment fondateur, Paris, 1999 ;
Réflexions sur la comparaison en histoire des religions antiques 101

préhistoire, tout en se considérant elle-même comme une discipline qui n’en


finit pas de naître. Elle a d’ailleurs de plus en plus tendance à choisir, comme
objet d’analyse privilégié, le très long récit de sa genèse, qui débute bien avant
le XVIIIe siècle, un récit dont les premiers épisodes sont situées dans l’Anti-
quité méditerranéenne et proche orientale, c’est-à-dire sur les terrains spéci-
fiques de l’histoire comparée des religions antiques.

5.9

Insistant sur le fait que le comparatisme n’a pas la même histoire pour les his-
toriens et les ethnologues, Marcel Detienne soulignait qu’il existe, dans les
pratiques respectives des uns et des autres, « des comparables différents ». Par
ailleurs les présupposés et les enjeux ne cessent de se modifier, par rapport
à ces objets qui changent. Il suffit d’évoquer côte à côte les projets de Lafitau
(ses Mœurs des sauvages amériquains comparées aux mœurs des premiers
temps qui datent de 1724), puis ceux des indo-européanistes (de Max Müller
à Dumézil), des ethnologues ou des anthropologues (de Tylor et de Frazer à
Claude Lévi-Strauss). Les accents se déplacent, privilégiant tantôt les rituels
tantôt les mythologies. Les clivages et les préférences évoluent, allant de l’ap-
proche de configurations larges et explicites, données culturellement (compa-
raison, chez Marcel Mauss, du potlatch de Colombie britannique avec le kula
des Trobriand23) à celle des micro-mécanismes dont le repérage se fait en dia-
loguant entre spécialistes d’aires culturelles séparées les unes des autres (étude
précise des modes et des fonctions des procédures divinatoires ou magiques,
par exemple24).
En réaction à l’approche phénoménologique des Rudolf Otto, Gerardus Van
der Leeuw ou autres Eliade, une génération au moins s’est efforcée de nous
persuader que la bonne comparaison consisterait à rechercher la d­ ifférence.

B. Lincoln, Theorizing Myth. Narrative, Ideology, and Scholarship, Chicago, 1999 ;


S. M. Wasserstrom, Religion after Religion. Gershom Scholem, Mircea Eliade, and Henry
Corbin at Eranos, Princeton, 1999 ; H. G. Kippenberg, À la découverte de l’histoire des
religions. Les sciences religieuses et la modernité, Paris, 1999 ; M. Beard, The Invention
of Jane Harrison, Cambridge MA, 2000. Et tout récemment, le volume de l’Archiv für
Religionsgeschichte 3, 2001, consacré à l’histoire comparée des religions au XVIIe siècle.
23  M. Mauss, Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques, paru
pour la première fois en 1924 dans l’Année sociologique.
24  Cf. le volume Divination et rationalité, sous la direction de J.-P. Vernant, Paris, 1974.
102 CHAPITRE 5

Cette attitude se justifie parfaitement tant qu’il s’agit d’échapper aux essences
et aux archétypes universels. Mais elle peut aussi entraîner quelques effets per-
vers. Une différence bien sûr ne saurait apparaître que sur un fond d’identité.
La règle du jeu, en cette analyse contrastive, risque fatalement de rejoindre
celle de la vieille scolastique aristotélicienne et thomiste enseignant à défi-
nir un objet (l’homme par exemple) par genre prochain (animal) et diffé-
rence ultime (rationnel). C’est ainsi que, sur la base d’un héritage idéologique
indo-européen commun (le combat du héros contre l’adversaire triple), les
analyses de Georges Dumézil conduisaient finalement à définir la spécificité
romaine (juridique) du récit des Horaces et des Curiaces dans son opposition
à d’autres spécificités (iraniennes, indiennes, celtiques ou caucasiennes)25.
L’analyse des différences conduit tout droit aux repérages des esprits ou des
styles, à l’établissement d’une morphologie culturelle, sinon spirituelle, repo-
sant sur le canon esthétique et la poétique de l’incomparabilité des créations
culturelles, dans la ligne de Herder26.

5.10

Une méthode somme toute analogue à celle de la comparaison entre cultures,


et non moins dumézilienne, a été appliquée, avec de magnifiques résultats
il faut le dire, à l’analyse des panthéons. Cette méthode structurale, qui fut
un temps celle des travaux communs de Marcel Detienne et de Jean-Pierre
Vernant, conduit à situer un dieu à l’intérieur d’un système où il entre en rela-
tion avec d’autres dieux. Ce qui l’entraîne finalement à occuper, dans son rap-
port aux autres dieux, une place bien définie. On ne saurait, ajoute désormais
Marcel Detienne, encouragé par des collègues indianistes, s’en tenir une fois
pour toutes à cette idée selon laquelle un dieu se laisserait définir par une
orientation différentielle à l’intérieur d’une activité unitaire. Considéré sous
cet angle, un panthéon finirait en effet par être considéré comme un système
un peu trop statique, où chaque divinité occuperait par rapport à ses voisines
une place fixe, une case bien délimitée, définie par un caractère spécifique,
des moyens et des modes d’action particuliers, des rapports singuliers avec le

25  G. Dumézil, Horaces et Curiaces, Paris, 1942, pp. 134-137 (« L’esprit romain et l’évolution
des mythes »).
26  Cf. S. Mancini, « Les civilisations comme absolu esthétique : l’approche morphologique
de la Mittel-Europa », Diogène 186, 1999, pp. 83-109 (en particulier p. 90).
Réflexions sur la comparaison en histoire des religions antiques 103

cosmos et avec l’homme, des préférences sociales et théologiques27. On pour-


rait donc répondre, de manière univoque, à la question : qui est Aphrodite, qui
est Dionysos, ou qui est Zeus ? Le nom renverrait à une identité conçue une fois
pour toutes comme l’ensemble articulé et cohérent d’un caractère, d’un mode
d’action et d’une série d’affinités précise avec le monde, la société humaine et
la collectivité des autres dieux. Nous sommes invités à nous dessaisir de cette
idée d’un dieu défini comme une personne, pour réfléchir à une difficulté réelle
(d’ordre expérimental), où l’interrogation du chercheur moderne rejoint d’ail-
leurs celle de l’homme polythéiste : comment identifier avec assurance un être
divin ? Ou plus précisément : comment, une fois reconnu le caractère épipha-
nique de telle ou telle expérience, parvient-on, dans le cadre d’un panthéon, à
désigner d’un nom propre, irréductible mais nécessairement circonstanciel, la
présence qui s’affirme dans le foisonnement des possibles ?
Un dieu, en effet, c’est toujours des dizaines d’aspects et de fonctions parta-
gés et contrastés avec ceux d’autres dieux. Tel qu’il apparaît dans la pratique
cultuelle, un dieu constitue donc un point nodal, conjoncturel, problématique.
Il en va de même, mutatis mutandis, des coutumes, des mythes et des rites.
Aucun de ces ensembles ne peut se concevoir « en soi », car il n’existe pas,
en ces domaines non plus, de vase clos. Conduite dans une perspective com-
paratiste respectueuse de cet état de fait, l’analyse de terrain peut du même
coup se passer du recours aux avatars du Volksgeist. La navigation, comme le
dit Detienne, est devenue libre. Les amarres qui attachent la recherche à des
concepts chosifiés sont rompues. Du même coup, et cela constitue un béné-
fice secondaire non négligeable, comparer revient à renoncer au monopole de
l’interprétation, avec pour effet d’éviter le piège des mythologies savantes, ou
au moins d’en réduire le danger. Comparer devient un exercice de laboratoire.
Des allers-retours entre terrains, une exploration consistant à observer ce qui
se passe quand on met en contact des configurations symboliques différentes,
hétérogènes.

5.11

Dans le laboratoire évoqués par Detienne, cet exercice est d’abord celui qui
consiste à faire jouer ensemble, sur des thèmes très précis, des systèmes cultu-
rels éloignés les uns des autres : ainsi, dans La déesse parole, la comparaison
orchestrée du point de vue grec (un point de vue peu explicite, mais essentiel)

27  Cf. notamment G. Dumézil, Les dieux souverains des Indo-Européens, Paris, 1977, pp. 55-85
(« Mitra-Varuna »).
104 CHAPITRE 5

entre les aèdes de Géorgie, les shamans Cuna de Panama, les récitants de l’Inde
védique et les prêtres travestis de Célèbes-sud28.
Je voudrais pour ma part insister sur le fait que cette belle liberté, cet appel
au grand large, ne doivent pas faire oublier l’intérêt de laboratoires plus limi-
tés, sinon même plus étriqués, ceux qui concernent des cultures en rapports
historiques de contiguïté. L’étude des contacts, des adaptations, des rejets, des
réactions et contre réactions, conduit à faire de l’histoire elle-même un labo-
ratoire expérimental.
Pour essayer de définir ce type de comparaison dont je crois qu’il constitue
une des tâches essentielles de l’étude des religions antiques, je conclurai en
évoquant un exemple concret, dans l’espoir de mettre en valeur le postulat
selon lequel l’objet de la comparaison peut devenir la pratique elle-même de
la comparaison, telle qu’on l’observe dans l’Antiquité.
On peut diriger notre attention, de ce point de vue, sur la manière dont on
constitue, dans les regards croisés de la Grèce, de Rome et du Proche-Orient,
une réflexion concernant non seulement les figures divines ou mythologiques
(les divinités) mais aussi les pratiques rituelles, et plus particulièrement
les interdits.
Il s’agit d’un espace expérimental qui ne cesse de faire l’objet d’une atten-
tion soutenue, d’Hérodote jusqu’à Porphyre et au-delà. C’est ainsi qu’on voit se
développer un commentaire varié et ininterrompu portant, à partir de l’Égypte,
sur certaines pratiques mystiques ou ascétiques des Hellènes. Ce commentaire
toujours inachevé relève d’une tradition pour laquelle l’Égypte et ses prêtres
fonctionnent comme un paradigme providentiel, non pas évidemment le seul
paradigme, mais un paradigme par excellence permettant de penser la catégo-
rie des prescriptions sectaires grecques. La Grèce, au niveau des mouvements
pythagoriciens, orphiques et bachiques, est ainsi vue dans une perspective
égyptienne. Il en ira bientôt de même des pratiques judéennes, où l’on se plaira
à retrouver, très précisément, la circoncision et les réticences égyptiennes à
l’égard du proc, animal de Seth. Sous le regard grec toute l’Égypte, bientôt, en
viendra à se comporter comme les prêtres égyptiens d’Hérodote. À partir du
moment où le judaïsme entre dans le champ de conscience hellénique, peu
après Alexandre, on aura tendance à imaginer les habitants de la vallée du Nil
sous les traits d’un peuple sacerdotal qui se comporterait dans son ensemble
comme ceux qui, chez les Hébreux, obéissent strictement aux prescriptions
du Lévitique.

28  M. Detienne et G. Hamonic éds., La déesse parole. Quatre figures de la langue des dieux,
Paris, 1995.
Réflexions sur la comparaison en histoire des religions antiques 105

Dans ce nouveau discours, l’Égypte devient l’espace rituel d’où seraient


issues, dans leurs spécificités et dans leurs contrastes, à la fois les pratiques
grecques et les pratiques juives. Le terrain était ainsi préparé, dès Hérodote,
pour qu’un triangle théologique fondamental puisse finalement être mis en
place, organisant la comparaison entre la Grèce anthropomorphisante, l’Égypte
thériomophisante et la Judée monothéiste et aniconisante. Ce dispositif inter-
prétatif apparaît dès la plus ancienne version des récits hellénistiques sur
Moïse. Chez Hécatée d’Abdère, Moïse quitte l’Égypte pour fonder Jérusalem et
mettre en place une religion monothéiste et non anthropomorphe, en même
temps que se dirigent vers la Grèce ces ancêtres de grandes lignées que sont
Danaos et Cadmos.
Il s’agit d’un discours qui peut prendre l’allure d’une vive controverse, impli-
quant les Égyptiens, les Grecs et les Judéens. Il faudrait bien sûr prolonger ce
type d’enquête du côté de Rome, des Celtes aussi, des Perses et des Assyriens.
Faire intervenir, à côté de Manéthon et d’Hécatée d’Abdère, Bérose et Philon
de Byblos, Denys d’Halicarnasse et l’ensemble des sources classiques relatives
aux Chaldéens, aux Zoroastriens, aux Druides, pour leur poser des questions
du même type. La comparaison, en tant qu’objet d’étude, apparaîtrait alors
sous la forme d’un très vaste débat, bien présent dans nos sources. Il s’agit d’un
cadre dans lequel, bien évidemment, le christianisme va s’engouffrer dès le
second siècle de notre ère.

5.12

Dans la mesure où les premiers développements de cette pratique à la fois


de la réaction et de la comparaison sont observables, de manière privilégiée,
autour du bassin oriental de la Méditerranée, il devient évident que l’histoire
des religions antiques, si elle doit exister en tant que discipline spécifique, ne
saurait être constituée par la simple juxtaposition des études ayant pour objet
le développement dans l’histoire de ce que nous appelons des religions. Elle
ne saurait avoir pour seule fin de situer les unes à côté des autres, comme des
objets étanches et séparés, comme des bouteilles sur une étagère, les religions,
les parfums et les mémoires de la Grèce, de l’Égypte, de l’Inde, du Proche-
Orient ancien, de Rome et de l’Étrurie. Car si l’histoire des religions s’intéresse
à l’analyse de phénomènes rencontrés dans l’histoire, elle le fait à d’autres fins
que de les enfermer les uns par rapport aux autres dans une classification de
type synchronique, ou de les situer dans un enchaînement temporel. Son but
premier n’est pas d’établir une typologie, ni non plus une généalogie, dessinant
l’arborescence d’une pluralité de métamorphoses (même si ces deux exercices,
106 CHAPITRE 5

la typologie et la généalogie, peuvent être, parfois, intéressants et utiles). Dès


ses origines, l’histoire des religions est solidaire de l’exercice de la comparaison.
Un de ses objets privilégiés, correspondant à son activité propre, devrait donc
consister en l’analyse de la formation, transculturelle, de nouveaux ensembles
symboliques. Le terme ancien qui désigne au mieux cette activité, correspon-
dant à des cultures qui n’ont pas de frontières fixes, est celui d’interpretatio29.

29  Plusieurs arguments présentés ici seront repris dans un livre à paraître, sur les origines de
l’histoire des religions [= Ph. Borgeaud, Aux origines de l’histoire des religions, Paris, 2004].
CHAPITRE 6

Une rumeur bien entretenue :


le retour de(s) Dieu(x)

Quand bien même Dieu n’existerait pas, la Religion serait encore Sainte
et Divine. Dieu est le seul être qui, pour régner, n’ait même pas besoin
d’exister1.

Si la religion disparaissait du monde, c’est dans le cœur d’un athée qu’on


la retrouverait2.

6.1

Quel sens donner, par rapport à nous, dans notre contexte actuel, à ces deux
affirmations qui nous semblent prémonitoires, de Baudelaire poète de la
modernité ? Elles annoncent sans doute qu’il faudra bien prendre conscience
du fait que la mise en forme dogmatique et institutionnelle peut revêtir un sens
en elle-même, et survivre à la critique du fondement surnaturel, à l’évanes-
cence de l’origine. Prendre conscience de la puissance et de l’efficacité du dis-
positif symbolique, de ce qu’il produit sous forme d’émotions, de sentiments
et de persuasions. À moins qu’elles n’annoncent l’avènement d’une religion
d’avant et après les « religions », un retour au parvis du sanctuaire, à ce qui
préexiste et survit, avant que l’on soit entré dans le temple (les confessions
officielles) et après qu’on en soit sorti (la sécularisation).
Le religieux, dans son obstinée métamorphose, ne nous lâchera donc pas.
Naïfs auront été ceux qui le crurent, comme le fit remarquer naguères, haut et
clair, Jacques Derrida3.

1  Baudelaire, Fusées, Bibliothèque de la Pléiade, p. 649.


2  Baudelaire, Aphorismes, carnet d’Asselineau, Bibliothèque de la Pléiade, p. 710.
3  J. Derrida, Foi et savoir. Les deux sources de la « religion » aux limites de la simple raison, Paris,
2001 (éd. originale 1996), notamment p. 14 : « Pourquoi ce phénomène hâtivement nommé “le
retour des religions” est-il si difficile à penser ? Pourquoi étonne-t-il en particulier ceux qui
croyaient ingénument qu’une alternative opposait d’un côté la Religion, de l’autre la Raison,
les Lumières, la Science, la Critique (la critique marxiste, la généalogie nietzschéenne, la psy-
chanalyse freudienne et leur héritage), comme si l’une ne pouvait qu’en finir avec l’autre ? »

© koninklijke brill nv, leiden, ���6 | doi ��.��63/9789004319141_007


108 CHAPITRE 6

Certains penseurs ou prédicateurs religieux veulent nous faire croire que


dans la modernité ou la post-modernité nous serions privés (d’autres diraient
libérés, c’est selon) des liens contraignants mais ô combien rassurants et
« moraux » pliant, soumettant l’individu à la culture, ou à la loi du groupe, à
l’imaginaire et aux règles de la tribu. Cette nostalgie peut revêtir la forme d’un
rappel à l’ordre, dicté par la crainte de perdre le contrôle du lien social4.
L’identité déclinée, celle par laquelle un individu se déclare ou est reconnu
comme évidemment solidaire d’une culture particulière, n’est toutefois jamais
d’un bloc, même dans les cultures dites traditionnelles. Pas plus que l’indi-
vidu moderne, occidental ou occidentalisé n’est vraiment privé de mythes,
et de rites.
Il faut lutter contre cette forme de dualisme, tendant à nous opposer aux
autres, en bloc, comme si « nous et les autres », sous la forme « The West and
the Rest »5, constituions deux grands paquets bien ficelés : d’un côté les indivi-
dualistes livrés au désenchantement du monde, de l’autre ceux qui vivraient
encore sous le régime du mythe et du rite, les communautaires. Nous autres,
nous serions ceux que les sociologues situent dans une zone tristement dési-
gnée comme celle de la « modernité tardive ». Tardive par rapport à quel futur ?
Les philosophes, s’ils veulent répondre à cette question, devront se muer en
théologiens, en nouveaux prédicateurs. Ce qu’ils font parfois sans hésiter6,
tout comme les théologiens, de leur côté « en situation de postchrétienté et
vertige d’ouverture », pourraient se muer en philosophes et en sociologues7.

6.2

L’étage le plus profond de la conscience n’a pourtant jamais été celui de l’adé-
quation aux lois, anciennes ou nouvelles, de la tribu, mais bien au contraire
celui des incertitudes, du vertige et du doute, du questionnement, de la liberté.

4  On renverra ici aux réflexions de Michel Onfray sur les « profiteurs embusqués » (ainsi nom-
més p. 28), dans son Traité d’athéologie, Paris, 2005.
5  K. Mahbubani, « The West and the Rest », The National Interest, Summer 1992, pp. 3-13, lu
attentivement par S. P. Huntington, The Clash of Civilizations and the Remaking Of World
Order, New York, 1996.
6  Cf. du côté du catholicisme G. Vattimo, Après la chrétienté, traduit de l’italien par F. La
Brasca, Paris, 2004.
7  À l’instar du protestant P. Gisel, La théologie face aux sciences religieuses, Genève, 1999 ;
Id., « Penser la religion aujourd’hui », in P. Gisel et J.-M. Thétaz éds., Théories de la religion,
Genève, 2002, pp. 362-392 (plus précisément p. 384).
Une Rumeur Bien Entretenue 109

Dans un essai passionnant et passionné, très riche (Superstition.


L’anthropologie du religieux en terre chrétienne), Serge Margel semble suggé-
rer au passage que le christianisme, en sortant la religion d’elle-même, serait
l’inventeur et même le détenteur de cette expérience fondamentale, une expé-
rience qui toutefois ne serait plus celle du doute mais celle d’un vertige de type
mystique :

Le fondement de l’autorité de toute institution est à la fois au fond de


mon cœur, sinus cordis, « plus intime à moi-même que moi-même », dira
Augustin, et dans une extériorité extrême, « tout autre », une altérité
radicale, irréductible, incommensurable.

Que le christianisme représente de ce point de vue un aboutissement, c’est


aussi ce que suggère à sa manière Marcel Gauchet8. On peut toutefois se
demander s’il ne serait pas judicieux de prêter attention aux innombrables
expériences liminales et rites de passage attestés dans un vaste monde qui
n’est pas nécessairement ni partout christianisé. L’institutionnalisation du
vertige n’a pas eu besoin d’attendre l’arrivée des missionnaires. Le compara-
tisme, de ce point de vue, a encore de beaux jours devant lui9.
Les lois de la tribu, en effet, ne sont reconnues comme telles que dans la
mesure où elles se différencient d’autres lois, relevant d’autres tribus. Et
à l’intérieur même d’une seule société, à un moment donné, il y a toujours
coexistence d’une pluralité de niveaux de référence : culture savante et culture
populaire, culture de droite ou de gauche, des jeunes et des vieux, des théolo-
giens et des mécréants, des riches et des pauvres, sans parler des « genres ».
La prise de conscience de la pluralité des possibles culturels entraîne à
reconnaître le caractère conventionnel des systèmes symboliques.
Cela, qui est une condition sine qua non de l’exercice d’observation et d’ana-
lyse anthropologique, correspond d’ailleurs à l’expérience vécue (ou, sinon
vécue, souhaitable) de chaque individu aujourd’hui, dans un monde où la
liberté de pensée est encore possible, après qu’elle le soit, à prix fort, devenue10.

8   S. Margel, Superstition. L’anthropologie du religieux en terre chrétienne, Paris, 2005, ici
p. 16 ; M. Gauchet, Le désenchantement du monde. Une histoire politique de la religion,
Paris, 1985 ; Id., La religion dans la démocratie. Parcours de la laïcité, Paris, 1998 ; Un monde
désenchanté ?, Paris, 2004.
9   Cf. notamment les travaux de V. W. Turner, The Ritual Process. Structure and Anti-
Structure, Chicago, 1969 ; Les tambourg d’affliction. Analyse des rituels chez les Ndembu de
Zambie, Paris, 1972.
10  Sur ce point cf., à nouveau, M. Onfray, op. cit. (n. 4).
110 CHAPITRE 6

Pour apprécier à leur juste mesure, avec respect mais sans excès, sa propre
coutume, sa tradition, ses mythes et ses rites, ses manières de table et de lit,
pour oser préférer ses propres habitudes tout en en mesurant les limites, il
faut avoir pris conscience de ce qu’elles ont d’arbitraire ou de conventionnel.
Il faut être descendu dans le gouffre chatoyant du relativisme et de la diversité
alimentaire, amoureuse, religieuse. Cela est possible. En ouvrant simplement
les yeux, l’estomac et le cœur. Il n’est même pas besoin de voyager au loin.
C’est exactement dans la direction inverse que voudraient nous pousser
ceux qui, se présentant au premier abord comme éclairés et parfaitement dis-
posés au dialogue, à la réforme, à la modernité, veulent faire passer un discours
nostalgique qui en appelle à la tradition la plus rigide et conservatrice, sous
prétexte de corriger un prétendu oubli.
La tendance de ces nouveaux prédicateurs (qu’il s’agisse des descendants
plus ou moins fidèles de Sayyid Qutb ou des émules de Jerry Falwell11) est de
vouloir recréer artificiellement une identité de mémoire, pour assurer leurs
« racines » face aux racines des autres. Il conviendrait, à les entendre, de se
souvenir du christianisme, par exemple, pour mieux dialoguer avec l’islam,
le bouddhisme ou les sectes. Cela implique, bien sûr, que l’on dialogue, ou
que l’on controverse, entre gens de même bois, religieux à coup sûr, chaque
fois. Que deviennent alors le doute, la critique, le recul athée ou agnostique,
la liberté de pensée, l’héritage des lumières ? Faut-il croire, pour penser ? Et
surtout, faut-il entrer en religion ? En une religion comme on entre dans un
costume identitaire12 ?

6.3

La menace la plus grave, actuellement, est celle qui se manifeste quand certains
représentants de cultures traditionnelles ou d’Églises bien établies hésitent à
entrer en matière avec un mécréant, alors que le dialogue « inter-religieux »,
lui, semble être plus qu’à la mode. Un collègue ethnologue me dit que dans une
tribu afghane où il a séjourné, l’étranger est très bien reçu, qu’il soit chrétien
ou musulman, hindou ou bouddhiste. Mais gare à celui qui se dirait athée. Il
risquerait d’être abattu comme un chien (dans le contexte afghan, il est vrai,

11  Cf. W. Sheppard, Sayyid Qutb and Islamic Activism : A Translation and Critical Analysis of
« Social Justice in Islam », Leyde, 1996 ; S.Harding, The Book of Jerry Falwell : Fundamentalist
Language and Politics, Princeton, 2000.
12  Je partage l’appréhension d’Alain de Libera, Raison et foi. Archéologie d’une crise d’Albert
le Grand à Jean-Paul II, Paris, 2003, p. 359.
Une Rumeur Bien Entretenue 111

cela signifierait : être pris pour un marxiste, un pro-soviétique). Ce n’est pas


seulement en Afghanistan qu’avoir une tradition, se réclamer d’un système
symbolique traditionnel cautionné par la référence à l’Invisible, représente la
condition qui permet de communiquer avec un individu venu d’ailleurs. Il est
attendu qu’il se réclame lui-même d’une (autre) tradition religieuse. C’est le
cas dans la plupart des régions du monde (y compris aux États-Unis d’Amé-
rique). Un parfait « outsider » venu de nulle part ou de chez Montesquieu
(serait-ce la même chose ?), une sorte de « Persan » à la puissance cent, n’au-
rait-il pas droit à la parole, dans notre village global ? De ce point de vue, nous
en serions encore à la situation antique, celle que décrit Cicéron : à chaque
cité, à chaque État sa religion, bonne à chaque fois, pour ceux qui en ont hérité
de leurs ancêtres, et qui y sont restés fidèles13. Mais gare aux athées !
Dans la version « soft » de cette nouvelle croisade, les athées, tolérés, ne
seraient que des religieux qui s’ignorent. On leur concède une spiritualité
conçue, forcément, à l’image de ceux qui les tolèrent.
Diderot (article « Irreligieux » de l’Encyclopédie) était loin de prévoir une
telle régression, lui qui pouvait affirmer avec assurance :

On n’est irréligieux que dans la société dont on est membre ; il est certain
qu’on ne fera à Paris aucun crime à un mahométan de son mépris pour la
loi de Mahomet, ni à Constantinople aucun crime à un chrétien de l’oubli
de son culte.
Il n’en est pas ainsi des principes moraux ; ils sont les mêmes partout.
L’inobservance en est et en sera répréhensible dans tous lieux et dans
tous les temps. Les peuples sont partagés en différents cultes, religieux ou
irréligieux, selon l’endroit de la surface de la terre où ils se transportent
ou qu’ils habitent ; la morale est la même partout.
C’est la loi universelle que le doigt de Dieu a gravée dans tous les cœurs.
C’est le précepte éternel de la sensibilité et des besoins communs.
II ne faut donc pas confondre l’immoralité et l’irréligion. La moralité
peut être sans la religion ; et la religion peut être, est même souvent avec
l’immo­ralité.

La religion et la moralité, aujourd’hui, ont tendance a être confondues. On


parle même, dans certaines sectes d’extrême droite, d’ethno-différencialisme :
que chacun reste chez soi, dans la toute-moralité d’une Tradition inaltérée,
divinisée !

13  Cicéron, Pour L. Flaccus 28, 69.


112 CHAPITRE 6

6.4

« Religion is back. Big time », a-t-on lu récemment sur un graffito au bas de


Manhattan, tout près de Ground Zero. Cette formule, que l’on ose espérer iro-
nique, semble connaître un certain succès14. Elle est gentiment et sagement
présentée comme emblème du « retour de la religiosité, dans un espace situé
entre la spiritualité et le fondamentalisme d’un côté, entre la consommation
hédoniste et l’instrumentalisation de l’autre ».
Issue de l’anonymat ou retournée à celui-ci sous la forme d’un graffito, une
telle proclamation apparaît comme le prolongement d’une autre rumeur apo-
cryphe, non écrite. Elle fait écho à la pompeuse prophétie attribuée à Malraux
(qui ne l’a pas revendiquée, bien au contraire) : « Le XXIe siècle sera religieux
[ou, variante : “mystique”] ou ne sera pas ».
Cette rumeur, depuis quelques décennies, ne cesse de croître. Elle est même
devenue insistante au point de convaincre non seulement le grand public,
mais aussi un certain nombre d’intellectuels et de politiciens responsables
de la politique culturelle et de l’enseignement pour qui la religion, au XXIe
siècle, passe sans trop de questions pour un fait. Quelque chose de résistant, de
solide, dont le retour à lui seul (sous forme d’évènements hautement média-
tisés) prouverait qu’il y eut retrait, et que ce retrait ne fut que momentané
pour ne pas dire illusoire. Après le temps du « désenchantement » et de la
« dé-confessionalisation »15, voici venu le temps de la remise en cause du
profane. Après la prétendue victoire des lumières et le règne des incerti-
tudes, voici que serait revenu le temps des convictions. Le temps de la « dé-­
sécularisation ». C’est dans ce contexte qu’il est devenu aujourd’hui de bon ton
de parler du « fait religieux », un objet qui assez évidemment ne peut plaire
qu’à ceux qui y croient16. On est même supposé devoir l’enseigner dans les
écoles, ce « fait », rassurant ou non, à coup sûr assommant, pris comme tel, « en
tant que tel »17. Cette promotion courageuse, suppose-t-on, devrait être à la
portée de tout enseignant d’histoire ou de géographie, pour ne pas dire de tout

14  Elle est citée dans la publicité d’une vaste exposition d’artistes contemporains sur Les
dix commandements, organisée en 2004 au Musée de l’hygiène [sic], à Dresde Cf. [http://
dhmd.de/index.php?id=1190] ; je remercie Erika Deuber-Ziegler d’avoir attiré mon atten-
tion sur ce graffito.
15  Cf. supra (n. 8).
16  Le Père A.-J. Festugière, o.p., donnait ce titre à l’un des chapitres de son Épicure et ses
dieux, Paris, 1946 : « Le fait religieux au seuil de l’ère hellénistique ».
17  R. Debray, L’enseignement du fait religieux dans l’école laïque, Paris, 2002 (Rapport au
ministre de l’éducation nationale).
Une Rumeur Bien Entretenue 113

un chacun : ne suffit-il pas d’ouvrir les yeux ou les oreilles (la télévision) pour
rencontrer le « fait » en question sous la forme d’une synagogue, d’une église,
d’une mosquée, d’une exposition d’icônes, d’un oratorio, d’un rassemblement
de jeunes chrétiens, d’un pèlerinage à la Mecque, d’une émeute hindouiste,
d’un défilé de bonzes ou d’un attentat suicide interprété comme martyre
ou sacrifice ?
Qu’est-ce qui se cache derrière ce prétendu « fait religieux » qui n’entre dans
aucune classification logique ? Serait-ce ce qu’on appelle, par commodité, « les
religions du monde», les grandes et les petites, dans leur diversité, ou tout sim-
plement la religion telle qu’une conviction personnelle, ethnocentrique, en
dicte (naïvement dans le meilleur des cas) la perception ? Qu’est-ce qu’un « fait
religieux » ? Il faut bien avouer que pour la plupart des historiens et anthropo-
logues qui s’exercent, depuis le XIXe siècle, à l’étude scientifique des phéno-
mènes dits religieux, le « fait religieux », contrairement à ce qu’affirment ceux
qui ne sont ni historiens ni anthropologues, est loin d’être évident. Imposée
par Régis Debray et répercutée par les média, l’expression vient du dehors. Du
point de vue scientifique, loin d’être un « fait », ce prétendu objet est un leurre
où l’on met littéralement ce qu’on veut, ce qu’on désire, ou ce qu’on regrette.
Le plus surprenant, c’est ce contraste entre l’évidence généralisée du « fait
religieux » et le doute croissant des spécialistes, historiens et anthropologues,
sur la pertinence du concept même de « religion ». Le fait religieux semble
s’imposer d’autant plus facilement que la religion devient moins évidente. Il
faut dire que la religion, depuis plus d’une vingtaine d’année, bat très sérieu-
sement de l’aile, du côté des historiens et des anthropologues. La remise en
question de cette catégorie est même brutale18.

6.5

On réalise de plus en plus clairement qu’il convient de donner au mot religion


non pas son sens chrétien moderne (créé entre le XVIe et le XVIIe siècle), un
sens confessionnel à couleur identitaire, qui émerge avec les guerres de reli-
gions, mais son sens antique de pratique rituelle scrupuleuse, éventuellement

18  T. Asad, Genealogies of Religion : Discipline and Reasons of Power in Christianity and
Islam, Baltimore, 1993 (notamment pp. 27-54 : « The Construction of Religion as an
Anthropological Category ») ; D. Dubuisson, L’Occident et la religion, Paris, 1998. Régis
Debray à son tour se met à douter, dans un livre récent, de la pertinence du concept : Les
communions humaines. Pour en finir avec « la religion », Paris, 2005.
114 CHAPITRE 6

mais non nécessairement, et non universellement, liée à une croyance


dogmatique19.
Au moment où les démons antiques, médiateurs encore divins entre les
dieux et les hommes, ont cédé leur place aux nouveaux démons constituant la
cohorte du diable, le christianisme a inventé le paganisme. Chassés par la croix
du Christ, les dieux des nations sont devenus ces démons au sens nouveau.
Du même coup la superstition, une vieille manière de dire l’autre, s’est
trouvée séparée de sa compagne naturelle, la « religion » au sens antique de
respect et d’hésitation scrupuleuse. Elle vint désormais se mêler à l’action du
diable, redoutable imitateur de la bonne piété. Cela eut pour effet de créer
une nouvelle catégorie, celle de l’idolâtrie. Tout ce qui n’est pas de l’ordre de
la bonne fides (de la bonne soumission aux dogmes de l’Église) devient désor-
mais une forme d’idolâtrie. D’un système tripartite (opposant le christianisme
émergent au judaïsme et à l’hellénisme), on est passé à un système dualiste :
les fidèles d’un côté, les infidèles (idolâtres) de l’autre. Même les Musulmans
sont idolâtres, à lire la Chanson de Roland.
Après avoir été mis en veilleuse au Moyen-Âge, le concept de « religion »
(un mot latin, religio, qui jusque là désignait une attitude de respect scru-
puleux, mais sans exagération, des règles rituelles), est revalorisé à partir du
XVIe siècle, dans le prolongement des extirpations et des guerres dites « de
religion », pour en venir à désigner un ensemble identitaire, cohérent et
autonome, de pratiques et de croyances. Jusqu’alors on pouvait être plus ou
moins religieux (religiosus), c’est à dire plus ou moins observant. À partir de ce
moment, les religions deviennent des ensembles disjoints les uns des autres,
qui s’offrent à l’observation dans leur curieuse diversité. Edward Brerewood,

19  Pour le sens pré-chrétien du mot « religion », cf. Ph. Borgeaud, Aux origines de l’histoire
des religions, Paris, 2004, pp. 203-205. Pour la genèse du sens chrétien de religio : cf.
H. Bouillard, « La formation du concept de religion en occident », dans Ch. Kannengiesser
et Y. Marchasson éds., Humanisme et foi chrétienne, Paris, 1976, pp. 451-461 ; M. Sachot,
« Comment le christianisme est-il devenu religio », Revue des Sciences Religieuses 59,
1985, pp. 95-118 ; Id., « Religio/superstitio : Historique d’une subversion et d’un retour-
nement », Revue de l’histoire des religions 208, 1991, pp. 355-394. Cf. M. Despland, La
religion en Occident : évolution des idées et du vécu, Montréal, 1979 (chap. 4 : « L’idée de
religion chez les Pères »). J.-Cl. Schmitt, Le corps, les rites, les rêves, le temps. Essais d’an-
thropologie médiévale, Paris, 2001, pp. 77-126 (« La croyance au Moyen Âge », « Du bon
usage du credo »), et J. Wirth, Sainte Anne est une sorcière et autres essais, Genève, 2003,
pp. 113-176 (« La naissance du concept de croyance »). Cf. aussi R. T. McCutcheon, « The
category “Religionˮ in recent publications : a critical survey », Numen 42, 1995, pp. 284-
309 ; et enfin, une synthèse à la fois savante et nuancée : G. Filoramo, Che cos’è la religione.
Temi metodi problemi, Torino, 2004.
Une Rumeur Bien Entretenue 115

en 1614, distingue quatre espèces (species) du genre (genus) « religion »: le


christianisme, le mahométisme, le judaïsme et (comme par hasard) l’idolâtrie,
c’est à dire tous les autres20.
Ce dernier genre sera lui-même sous-divisé par la suite : hindouisme,
bouddhisme, taoïsme, shintô, animisme, chamanisme etc.
Quant à la superstition, enfin lâchée par le diable elle sera ressaisie au vol
par l’anthropologie culturelle encore toute jeune pour connaître, dans le der-
nier quart du XIXe siècle, une nouvelle métamorphose encouragée par l’éty-
mologie: superstition dérivant de superstes, « témoin », « survivant »21, elle se
transforme (notamment chez Mannhardt et Frazer) en « survivance », une
notion que les fonctionnalistes (B. Malinowski en premier lieu) vont se donner
beaucoup de peine à critiquer et à rejeter22.
Tout en développant cette idée de superstition dans le sens de survivance,
de résistance au progrès, la perspective évolutionniste faisait succéder à la
magie la religion, et à la religion la science.
Le passé, l’inconsciente mémoire du révolu, avait fini par remplacer l’altérité.
Le passage du fonctionnalisme au structuralisme, à travers notamment les
travaux de Radcliffe-Brown puis ceux de Lévi-Strauss, a opéré une nouvelle
transformation. L’évolutionnisme définitivement évacué cède la place au pres-
tige du sans-histoire, ou même du contre-l’histoire. Ce ne fut peut-être qu’une
parenthèse, une courte trêve dans le combat contre le temps. Le présent, sous
la forme du « présentisme », est venu récemment nous redire l’importance de
l’histoire, avec les travaux, notamment, de François Hartog23.
Depuis quelque temps c’est donc à un retour de l’histoire qu’on assiste,
sous l’angle de la comparaison entre régimes d’historicité, et l’on dirait même

20  Cf. G. G. Stroumsa, « John Spencer and the Roots of Idolatry », History of Religions 40,
2001, pp. 1-23 citant et commentant Purchas. His pilgrimage : or, Relations of the World
and the Religions observed in All Ages and Places Discovered (1613) et Edward Brerewood,
Enquiries Touching the Diversity of Languages and Religions through the Chiefe Parts of the
World (1614).
21  Cf. E. Benveniste, Vocabulaire des institutions indo-européennes, Paris, 1969, vol. II,
pp. 265-273.
22  Cf. N. Belmont, « Superstition et religion populaire », in M. Izard et P.Smith éds., La fonc-
tion symbolique, Paris, 1979, pp. 53-70, renvoyant p. 55 à P. Saintyves, « Les origines de la
méthode comparative et la naissance du folklore. Des superstitions aux survivances »,
Revue de l’histoire des religions 105, 1932, pp. 44-70.
23  François Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris, 2003 ;
cf. aussi L. Yilmaz, Le temps moderne. Variations sur les Anciens et les contemporains,
Paris, 2004.
116 CHAPITRE 6

qu’après le dé-constructionisme on assiste à ce qu’il faut bien appeler le retour


des incertitudes.

6.6

Le regard européo-chrétien, néanmoins, a fini par imposer sa vision des


choses, notamment en exportant la notion moderne de religion sous la forme
des « religions du monde ». C’est ainsi que l’hindouisme et le taoïsme sont
devenus des religions identifiables (des entités distinguées du milieu ambiant)
avec le colonialisme24, tout comme jadis le paganisme avait été créé, comme
superstition, dans le regard que les Chrétiens portèrent sur ce qui résistait à
leur expansion. Et ne parlons pas des animistes, cette fiction ethnocentrique
créée de toutes pièces par l’évolutionnisme anglais de la fin du XIXe siècle25 !
Le concept de religion a été importé d’occident en Chine au XXe siècle par
décision politique. Ce qui a entraîné à opposer une liste des religions offi-
cielles (catholicisme, protestantisme, islam, taoïsme, bouddhisme) à tout le
reste, l’informe et le traditionnellement non-cloisonné, devenu du même coup
condamnable sous la rubrique « superstitions »26.
Comme le fait remarquer Marcel Detienne (dans un texte paru en anglais27),
les trois quarts des habitants de la planète sont polythéistes. Il ajoute que sur
cet horizon on peut légitimement dire que le monothéisme apparaît comme
une erreur, une erreur religieuse, tout comme il existe des erreurs sentimen-
tales, ces dernières, heureusement, se dissipant plus vite que les premières.
Les sociétés polythéistes sont caractérisées par leur ignorance des Églises et
des autorités épiscopales ou papales. Elles se moquent des monothéistes, de
leur prétentieuse insistance sur la nécessité de croire, et de leurs appels au
prosélytisme.

24  R. King, Orientalism and Religion : Postcolonial Theory, India, and « The Mystic East »,
Londres, 1999 ; N. J. Girardot, « “Finding the way” : James Legge and the Victorian inven-
tion of Taoism », Religion 29, 1999, pp. 107-121.
25  E. B. Tylor, Primitive Culture. Researches into the Development of Mythology, Philosophy,
Religion, Art and Custom, 2 vols., Londres, 1871 ( = La civilisation primitive, trad. P. Brunet
et Ed. Barbier, Paris, 1876-1879).
26  V. Goossaert, « Le concept de religion en Chine et l’Occident », Diogène 205, 2004,
pp. 11-21.
27  « The Gods of Politics in Early Greek Cities », Arion. A journal of Humanities and the
Classics 12.2, 2004, pp. 49-66 (ici pp. 55-56).
Une Rumeur Bien Entretenue 117

Ce qu’il faut commencer à regarder très sérieusement ce n’est pas la série


fastidieuse des grandes religions du monde, cette collection de bocaux « made
in the West » posés sur l’étal inter-religieux, résultat d’une réification institu-
tionnelle et d’un compartimentage scolastique et diplomatique, mais bien
les pratiques rituelles effectives et décloisonnées, dans leurs innombrables
mélanges et hésitations, à l’écart des contrôles politiques et sacerdotaux, com-
prenant à la fois des paroles, des gestes et des images, des croyances aussi et
des mythes issus de tous horizons28. Ces objets entretiennent entre eux des
relations de types divers, des relations qui varient selon les contextes. Aucun
n’est simple et encore moins univoque. Croyances, rites, mythes, images,
constituent aussi bien des objets d’observation que des concepts opératoires
dont la définition, toujours en progrès, en mouvement, évolue en fonction d’al-
lers-retours entre la tradition savante qui est la nôtre, ici et aujourd’hui, et les
multiples terrains sur lesquels portent l’observation et l’analyse. Allers-retours
entre un laboratoire scientifique où souffle l’air du temps, un air qui incite à
concevoir comme évident l’usage de tel ou tel outil conceptuel créé dans et
marqué par l’histoire (« sacré », « religion », « superstition» ou autres), et la
diversité des terrains dans lesquels une multiplicité de concepts et de phéno-
mènes proprement « indigènes » résistent plus ou moins bien aux attentes et
aux préjugés des observateurs.
La quête d’un savoir sur les croyances et les rites (ce qu’on appelle générale-
ment religion) passe en outre par une difficile négociation : l’objet de ce savoir
n’aime pas qu’on le regarde à distance. Qu’on le prenne de haut. La conviction
n’apprécie guère qu’on l’observe, qu’on l’analyse froidement. Elle voudrait au
contraire de l’empathie, sinon de la sympathie et même de la participation. On
pratique pourtant l’analyse à distance, Dieu merci, depuis toujours. Les préso-
cratiques déjà avaient constitué les divinités grecques en objet critique, sans
pour autant mettre leur vie en danger.
Il est temps que les « religions » (le pluriel est essentiel), les nôtres comme
celles des autres, puissent enfin se débarrasser de leurs étiquettes imposées.
Qu’elles puissent librement divaguer dans les champs historiques et ethnolo-
giques, sous le regard comparatiste et lointain des observateurs ethnologues
et historiens. Il est indispensable que les observateurs puissent mettre de la
distance entre eux et les inquisiteurs, et renoncer sans crainte aux jeux mono-
théistes de la lumière naturelle et des ombres sataniques. Cela, qui implique
aussi de l’ironie et de l’humour, ne peut se produire que dans le prolongement
d’un vaste et complexe processus historique d’émancipation jusqu’ici réservé,

28  On appelle cela, parfois, « religion civile », une expression tirée de Rousseau.
118 CHAPITRE 6

malheureusement, à quelques segments de quelques sociétés humaines seule-


ment. Les nouveaux prédicateurs, par les temps qui courent, passent comme
chats sur braises sur ce processus et sur ses acquis. Quand ces « bons apôtres »
ne veulent pas tout simplement remettre en cause la laïcité, qui n’est pas syno-
nyme de neutralité : au contraire elle rend tout simplement possible, chez
nous aussi, une réflexion critique sur ce qu’on désigne à tort comme le « fait »
religieux.
CHAPITRE 7

L’Orient des religions. Réflexion sur la construction


d’une polarité, de Creuzer à Bachofen

7.1

Pour tout un pan de l’imaginaire savant constitué dans la longue durée euro-
péo-chrétienne, la culture est pensée, conçue, comme issue d’Orient1.
Nous aurions été, dans un très lointain passé, et nous serions redevenus à
partir de l’Antiquité tardive et pour un certain temps, des barbares sages ou
sauvages après avoir cru appartenir au cœur même de l’Empire romain, c’est
à dire à une très ancienne civilisation d’inspiration hellénique. Les routes
des épices et de la soie, les Croisades, Al Andalous et Byzance apparaissent,
dans cette mnémohistoire2 européenne, comme autant de relais mythiques
à travers lesquels nous sont parvenus des techniques, des modes, des goûts,
des savoirs renouvelés. L’ensemble de ces faits symboliques vient renforcer
l’image, déposée au plus profond de notre mémoire, d’une Jérusalem ou d’une
Bethléem situées au Levant, vers les aurores, iraniennes ou nabatéennes peu
importe, que signifient le lever de l’étoile des mages. Les racines de la culture

1  Une réflexion parallèle, différemment axée, est développée dans Ph. Borgeaud, « Bachofen,
Apollonios de Rhodes et Huntington. Esquisse », in A. Kolde, A. Lukinovich, A.-L. Rey éds.,
Koryphaiō andri. Mélanges offerts à André Hurst, Genève, 2005. Des pièces essentielles de ce
dossier sont réunies daus M.-A. Amir-Moezzi, J. Scheid éds., L’Orient dans l’histoire religieuse
de l’Europe. L’invention des origines, Turnhout, 2000. Cf. aussi G. Casadio, « Studying Religious
Traditions Between the Orient and the Occident : Modernism vs Postmodernism », in Chr.
Kleine, M. Schrimpf et K. Triplett éds., Unterwegs. Neue Pfade in der Religionswissenschaft.
Festschrift für Michael Pye zum 65. Geburtstag, München, 2004, pp. 119-135, et G. G. Stroumsa,
« John Spencer and the Roots of Idolatry », History of Religions 40, 2001, pp. 1-23, qui com-
mence son enquête par le De Diis Syris syntagmata du juriste John Selden paru à Londres
en 1617. On y voit soutenue, avec des arguments modernes (philologiques), la thèse des ori-
gines proche-orientales de la pensée et des pratiques religieuses grecques. Cet ouvrage a
eu une grande influence sur le développement de l’histoire des religions en Europe. On en
trouve l’écho, notamment, chez G. Vossius, De theologia gentili et physiologia christiana, sive
de origine ac progressu idolatriae, 3 vols., Amsterdam, 1641 ; E. Herbert, De religione gentilium,
Amsterdam, 1663 ; R. Cudworth, True Intellectual System of the Universe, Londres, 1678.
2  La notion de mnémo-histoire est développée par J. Assmann, Moses the Egyptian. The
Memory of Egypt in Western Monotheism, Cambridge MA, 1997.

© koninklijke brill nv, leiden, ���6 | doi ��.��63/9789004319141_008


120 CHAPITRE 7

européenne sont donc encore aujourd’hui ressenties comme étant, en grande


partie, d’origine orientale, et solidaires d’une épiphanie. Au moins au niveau
des renouveaux, des retours, des retrouvailles, des Renaissances.
La question préalable que j’aimerais soulever en quelques mots, très impru-
demment, est la suivante: que pouvait signifier l’Orient pour les Anciens, avant
la constitution d’un tel imaginaire, avant ce rêve d’inspiration chrétienne, et
avant les invasions dites barbares ?
Je partirai de deux images présentes dans le mythe dès l’époque classique,
sinon archaïque. Première image : pour les Grecs l’Orient, la région où le soleil
se lève (l’« Anatolie »), c’est un point précis vers lequel se dirige Orion, le géant
aveugle, guidé par le petit Cédalion, « navigateur » hissé sur ses épaules. Orion
cherche l’Orient pour retrouver la vue, au contact immédiat du premier rayon
matinal pénétrant ses orbites mutilées. L’Orient est donc source de vision : la
lumière, l’œil, le voir et peut-être aussi le savoir s’y confondent.
Seconde image, à l’autre bout du monde : l’Occident c’est le jardin des
Nymphes du couchant, les Hespérides, le jardin du soir où un serpent nommé
Ladon veille sur l’arbre aux pommes d’or, non loin de la source d’où jaillit l’am-
broisie, nourriture et onguent d’immortalité. L’Occident n’est donc pas le lieu
de la mort, mais au contraire celui de la vie éternellement renouvelée, où les
astres, à l’exception de la Grande Ourse, plongent à tour de rôle dans le flot
d’Océan pour se régénérer, dans ces eaux primordiales où navigue, la nuit, la
coupe du soleil.
Alain Ballabriga a relevé que la Théogonie hésiodique présente la course du
soleil d’une manière à première vue surprenante: la coupe qui lui sert d’embar-
cation nocturne ne ramène pas le soleil couchant en direction d’une Éthiopie
orientale mais il (ou elle) le conduit « aux profondeurs sacrées de la Nuit téné-
breuse » (Hésiode) :

 . . . à la notion d’un diamètre cosmique horizontal tendu entre le pays des
Hespérides et l’Éthiopie peut se substituer celle d’un pays des Hespérides
et d’Atlas enfoncé dans les ténèbres infernales et la Nuit primordiale. Le
soleil que l’on voit décliner à l’Occident dans le ciel, continue en quelque
sorte sa chute sur les courants de l’eau primordiale jusqu’à atteindre un
point analogue à ce que sont dans la Théogonie le Tartare et la demeure
de Nuit. Descendant au fond des ténèbres de l’Érèbe, de l’Obscurité pre-
mière, il atteint ainsi un lieu où coïncident sorties et rentrées de Jour
et de Nuit, c’est-à-dire aussi, d’une certaine façon, levants et couchants,
aurores et crépuscules3.

3  A. Ballabriga, Le soleil et le Tartare. L’image mythique du monde en Grèce archaïque, Paris,
1986, pp. 80-81.
L ’ orient des Religions 121

Le royaume des morts, l’Hadès lui aussi est sous terre. Les Anciens en avaient
repéré quelques entrées en des lieux proches et accessibles (oracle des morts
d’Ephyra en Épire, marais alcyoniens d’Argolide, antre de Trophonios en
Béotie, etc.). Mais si l’on désire y accéder par l’espace littéraire des marges,
ce ne sera pas vers le couchant qu’il faudra se diriger. Ainsi Ulysse, au chant 11
de l’Odyssée, emprunte-t-il la route conduisant vers le Nord en direction des
Cimmériens, qui habitent le pays non pas du soir, mais de la nuit prolongée.
C’est au Nord que l’on trouverait aussi, tout près du pays des morts, cette grotte
où se façonnent les songes, l’antre de Morphée (chez Ovide). Cette direction
indique enfin le domaine des poisons, des charmes et des incantations : c’est
vers le Nord que Jason rencontre Médée.

7.2

La civilisation, c’est ce qui définit l’homme comme n’étant ni un dieu ni une


bête : un être sujet au travail, au mariage, à la mort mais capable du même
coup de trouvailles techniques astucieuses, forcé qu’il est d’entretenir, avec
bêtes et dieux, un rapport de nature religieuse, rituelle et technique, à travers
le sacrifice qui suppose à la fois la maîtrise du feu, le mariage et l’agriculture.
Ainsi conçu par les Grecs (dès Hésiode), ce que nous appelons la civilisation ne
vient ni de l’Orient, terre de vision, ni de l’Occident, terre d’énergie, ni du Nord,
ni du Sud (ce dernier se confondant avec l’Orient). Les principales techniques,
agricoles, cynégétiques, nautiques, pastorales ou métallurgiques ‒ à l’excep-
tion il est vrai de l’écriture, dans la version où l’inventeur s’appelle Cadmos :
mais le descendant d’Io, au fond, ne fait que revenir dans l’espace ancestral ‒
sont d’origine grecque selon les Grecs. Nous dirions, nous, qu’elles sont « bien
de chez nous ».
Il faudra la patience des chercheurs modernes, de Samuel Bochart à Walter
Burkert et Martin West4, pour que l’on reconnaisse, malgré la prétention
grecque au copyright, la réalité de certains héritages orientaux. Même l’agri-
culture est présentée, par les Grecs, comme apparue d’abord en Grèce ; cette
invention d’origine divine fait de l’homme un mangeur de pain, c’est à dire
autre chose qu’un fauve. Le blé apparaît à Éleusis comme un don fait par la
déesse Déméter à des princes locaux. Cette connaissance rayonne depuis ce

4  S. Bochart, Geographia sacra. Phaleg : De dispertione gentium et terramm divisione Jacta in
aedificatione turris Babel, Caen, 1646 ; W. Burkert, Da Omero ai Magi. La tradizione orientale
nella cultura greca, Venise, 1999 ; M. L. West, The East Face of Helicon : West Asiatic Elements
in Greek Poetry & Myth, Oxford, 1999.
122 CHAPITRE 7

centre, diffusée par un fils d’Éleusis, un initié, Triptolème. Tel est le message
explicite, la propagande fièrement revendiquée d’une Athènes civilisatrice.
Quand Dionysos, né en Grèce, se dirige enfin vers l’Inde, sur les traces
d’Alexandre, il va distribuer des biens culturels et des techniques. Son armée
est composée d’inventeurs, sa conquête est décrite, par Diodore de Sicile et ses
sources, comme une œuvre d’évergète, de bienfaiteur de l’humanité.
Quand Héraclès se dirige vers l’extrême Occident, jusqu’aux Hespérides,
c’est pour détruire les monstres qui pourraient compromettre l’accès à la civi-
lisation. L’exemple des Amazones de Libye (en Afrique du Nord, sur la route
vers l’Ouest) est remarquable : en anéantissant ces redoutables guerrières,
Héraclès mettait fin, selon Diodore, à un scandale, celui de la menace poten-
tielle en ces temps heureusement lointains, d’une diffusion du pouvoir fémi-
nin, d’une inimaginable gynécocratie.
La Grèce, décidément, reste à distance. Elle est bel et bien située au milieu,
loin des extrêmes, au centre d’un axe opposant le Nord-Ouest (l’Europe, et
bientôt Rome, vue depuis la Grèce) à l’Asie (l’Empire perse). Telle sera encore
la définition qu’en donne Aristote :

Les nations situées dans les régions froides, et particulièrement les


nations européennes sont pleines de courage, mais manquent plutôt
d’intelligence et d’habileté technique ; c’est pourquoi tout en vivant en
nations relativement libres, elles sont incapables d’organisation politique
et impuissantes à exercer la suprématie sur leurs voisins. Au contraire,
les nations asiatiques sont intelligentes et d’esprit inventif, mais elles
n’ont aucun courage, et c’est pourquoi elles vivent dans une sujétion et
un esclavage continuels. Mais la race des Grecs, occupant une position
géographique intermédiaire, participe de manière semblable aux quali-
tés des deux groupes de nations précédentes, car elle est courageuse et
intelligentes, et c’est la raison pour laquelle elle mène une existence libre
sous d’excellentes institutions politiques, et elle est même capable de
gouverner le monde entier si elle atteint l’unité de constitution5.

Si maintenant je reviens à mon point de départ, je serai tenté de questionner


en tenues de polarités mythiques, et non pas de préséance historique, l’expres-
sion ex Oriente lux. D’un discours de type diffusionniste sur les origines, on

5  Aristote, Politique VII, 7, 1327 b 20 sq., cité par F. Hartog, Mémoire d’Ulysse. Récits sur la fron-
tière en Grèce ancienne, Paris, 1996, p. 111. On peut se reporter, pour l’analyse du contexte spé-
cifique, au commentaire d’Hartog. Cf. aussi le dossier réuni dans S. Mazzarino, Fra Oriente e
Occidente. Ricerche di storia greca arcaica, Milano, 1989.
L ’ orient des Religions 123

passe en effet très vite à des considérations normatives, et non moins idéolo-
giques, sur les contrastes entre civilisations.

7.3

Un seul exemple devra suffire à indiquer la route. Je choisirai comme point de


départ la première formulation, dans la Symbolik de Creuzer, d’une opposition
entre Dionysos et Apollon, opposition qui sera reprise par le patricien bâlois
Johann Jacob Bachofen, un romantique attardé, dans un livre fameux sur le
Droit de la Mère, avant de connaître la destinée nietzschéenne que l’on sait.
Die Geburt der Tragödie aus dem Geiste der Musik date de 1871. On sait
que Nietzsche fréquentait la maison de Bachofen et que, peu avant l’impres-
sion de son livre, il a consulté le Versuch über die Gräbersymbolik der Alten
(1859)6, ouvrage dans lequel Bachofen faisait allusion au couple opposition-
nel Dionysos-Apollon7. Il faut rappeler encore qu’entre la publication de son
Mutterrecht (1861) et l’arrivée de Nietzsche à Bâle (1869), Bachofen avait fait
paraître un autre ouvrage dans lequel il reprenait la question du rapport entre
Apollon et Dionysos, moins en termes d’opposition qu’en termes de complé-
mentarité. Il s’agit de L’enseignement d’immortalité de la théologie orphique sur
les monuments funéraires de l’antiquité (1867)8. Il y réaffirmait que l’orphisme
dionysiaque, de nature tellurique, fut précédé d’un orphisme apollinien, plus
pur, de nature « ouranienne ». Dionysos en vient à s’introduire dans de l’apol-
linien, comme une menace avilissante que l’orphisme ne fut en mesure ni
d’ignorer, ni d’écarter. Bachofen insiste alors, plus qu’il ne l’avait fait dans le
Mutterrecht, sur la complémentarité, et même l’intégration des deux principes
antagonistes, en faisant usage du concept de « conciliation et identification

6  = GW IV. Nietzsche emprunte l’ouvrage à la bibliothèque universitaire de Bâle le 18 juin 1871 :


cf. Ch. Andler, Nietzsche, sa vie et sa pensée, vol. 2, Paris, 1921, p. 259. J. J. Bachofen, « Vortrag
über das Weiberrecht », Verhandlungen der sechzehnten Versammlung deutscher Philologen,
Schulmänner und Orientalisten in Stuttgart vom 23. bis 26. September 1856, Stuttgart, 1857,
pp. 40-65 ; Id., Das Mutterrecht. Eine Untersuchung über die Gynaikokratie der alten Welt
nach ihrer religiosen und rechtlichen Natur, GW II et III, Basel Stuttgart, 1948 (1861) ; Id., Die
Unsterblichkeitslehre der orphischen Theologie auf den Crabdenkmäler des Altertums, nach
Anleitung einer Vase aus Canosa in Besitz des Herrn Prosper Biardot in Paris, GW VII, éd. par
E. Kienzle, K. Meuli et K. Schefold, Basel, 1958 (1867).
7  Cf. en particulier GW IV, pp. 75-76.
8  Die Untersterblichkeitslehre der orphischen Theologie auf den Grabdenkmälern des Altertums
= GW VII ; cf. en particulier pp. 105-114 (« Dionysos’ Verhältnis zu Apollo »).
124 CHAPITRE 7

des extrêmes » (Vermittlung und Ausgleichung der Extreme)9. Le monde des


croyances et des pratiques funéraires, ainsi que l’orphisme qui lui est soli-
daire, constituent selon lui un terrain où Dionysos et Apollon finissent par
s’unir dans un mutuel projet de dépassement : « Apollon devient l’achèvement
de Dionysos par en haut, Dionysos le prolongement inférieur d’Apollon »10.
L’orphisme apparaît du même coup comme une doctrine religieuse réservée à
des initiés, fortement distinguée des croyances populaires. La sensualité repré-
sentée par Dionysos ne pouvant être vaincue de l’intérieur, ce système relati-
vement équilibré représenterait la plus haute expression religieuse réservée
à l’antiquité païenne : il faudra attendre le christianisme pour que s’affirme,
enfin, la souveraineté assurée du principe spirituel11. Karl Meuli12 a souligné
que le postulat, dans le Mutterrecht de Bachofen, d’une opposition entre les
deux divinités, débouchant sur une sorte de synthèse ou de réconciliation,
remonte en définitive à la position soutenue par Friedrich Creuzer dans sa
Symbolik und Mythologie der alten Völker 13.
Creuzer, dans son chapitre sur Dionysos, proposait une lecture compliquée
d’Hérodote II, 53, un passage où le Père de l’histoire rejette comme inauthen-
tiques les textes prétendument antérieurs à Homère et Hésiode, attribués à
Orphée :

L’on peut admettre à la rigueur que les Argonautiques, les Hymnes,


les fragments ; pour la plupart, non seulement ne sont point anté-­
homériques, mais ne remontent pas au-delà du temps de Platon ; qu’ils
appartiennent, en général, à l’époque littéraire d’Alexandrie et même
en partie à l’époque romaine, aux siècles qui suivirent la propagation
du christianisme. Il n’en faut pas moins reconnaître la priorité, relative-
ment à l’âge d’Homère, d’une doctrine secrète que les Grecs appelaient
orphique, peu importe pourquoi14.

Cette doctrine secrète, on en trouverait des indices dans les références faites
à un Orphée fils de Calliope, adorateur d’Apollon, déchiré par les Bacchantes.

9  GW VII, p. 106.
10  Apollo wird Dionysos’ Ergänzung nach oben, Dionysos Apollons Fortsetzung nach unten :
GW VII, p. 111.
11  G W VII, p. 112.
12  Dans son Nachwort à la Unsterblichkeitslehre der orphischen Theologie, loc. cit., note 37.
13  Dans la troisième partie, consacrée à Dionysos (2ème éd., Leipzig und Darmstadt, 1821).
F. Creuzer, Religions de l’Antiquité, trad. et éd. par J. D. Guigniaut, Paris, 1825-1851.
14  Livre 7, chap. II, trad. Guigniaut, tome 3, 1ère partie, p. 101.
L ’ orient des Religions 125

Creuzer se réfère aux Bassarides d’Eschyle, pour affirmer que « tout, dans les
traditions et les indices historiques quelconques semble annoncer une suc-
cession de systèmes ou d’écoles orphiques » (p. 103). Un orphisme apollinien
aurait précédé un orphisme dionysiaque.
Chez Creuzer déjà, comme plus tard chez Bachofen, le culte d’Apollon est
en effet supposé plus ancien, en Grèce, que celui de Dionysos. Pour Creuzer la
première forme, apollinienne, de l’orphisme tirait son origine, via les régions
hyperboréennes, scythiques ou caucasiques, d’un antique culte de la lumière
originaire d’Asie ou d’Inde.
L’Orphée prophète d’Apollon, contempteur de Dionysos et victime de ses
prêtresses est selon lui originaire des régions du nord-est, scythiques et hyper-
boréennes, « d’où arrivèrent en Grèce les différents prêtres d’Apollon » :

Son origine nous semble en effet remonter jusqu’à l’antique culte de la


lumière en honneur dans la Haute-Asie et dans l’Inde, et se reporter à la
pure religion de Vichnou, qui aurait pénétré en Grèce avant celle de Siva,
plus ancienne pourtant (p. 106).

La révolution dionysiaque, elle aussi issue de l’Inde, serait arrivée en Grèce


depuis l’Égypte et l’Asie Mineure, comme une seconde vague, vers la fin du
XVIe siècle avant J.-C., à partir, notamment, de l’épiphanie de la Mère des dieux
sur la montagne de Cybèle en Phrygie, que le marbre de Paros cité par Creuzer
date de 1506 ! L’Asie Mineure est une des terres de transition, parmi d’autres :

Un peu auparavant, Cadmus avait apporté, dit-on, de Phénicie ou


d’Égypte en Béotie, Osiris, le dieu du phallus, et Dionysos prenait nais-
sance dans sa famille. Partout où le culte du nouveau dieu se propage,
éclatent la discorde et la guerre » (p. 109).

Avec Cybèle, c’est la musique et l’extase dionysiaques qui font leur apparition.
Le dieu qu’elle introduit s’oppose à Apollon comme la flûte s’oppose à la lyre :
une musique calme et destinée à adoucir les mouvements tumultueux d’une
humanité encore sauvage se voit en passe d’être supplantée par une musique
qui soulève les cœurs dans l’enthousiasme et plonge ses auditeurs dans les pro-
fondeurs de la nature. Le conflit entre ces deux religions, bien attesté par les
mythes de résistance à Dionysos (Penthée, Orphée, Lycurgue, etc.) débouche
cependant sur une réconciliation, sous le signe d’un nouvel orphisme : l’an-
tique doctrine de la lumière accueille en son sein les mystères de Dionysos,
auxquels elle donne un sens plus pur, réservé aux initiés, dans le cadre d’un
enseignement concernant l’au-delà (cf. p. 116) :
126 CHAPITRE 7

Nous croyons entrevoir, dans la succession des Mélampes comme dans


celle des Orphées, la migration successive de prêtres de Thèbes ou de
Saïs, qui peu à peu seraient venus en Grèce développer et épurer les
symboles et les rites dionysiaques, et y rattacher des idées élevées . . . Les
Anciens Orphiques, demeurés fidèles à Apollon, purent à la fin les rece-
voir en frères, et l’alliance des deux divinités se trouva si bien scellée qu’à
Delphes même Apollon accueillit Dionysos, lui prêta son trépied sacré, et
que, dans l’un des bourgs de l’Attique, existait un autel d’Apollon donné
de Dionysos (pp. 115-116).

7.4

Lecteur attentif de la Symbolik, Bachofen devait pourtant faire fi de l’irénisme


creuzérien, autant d’ailleurs que de l’enseignement qu’il avait reçu de Karl
Otfried Müller. On sait en effet que Karl Otfried Müller avait, pour sa part,
rejeté la thèse de l’influence indienne et avait reconnu, en Dionysos et Apollon,
un couple parfaitement hellénique et synchronique15.
En 1861, dans le Droit de la Mère, l’Orient est évidemment, indubitablement
redevenu un indicateur de l’origine, mais un indicateur indirect. Bachofen
croyait en un peuple primordial, d’origine hyperboréenne, dont seraient issues
toutes les nations. Le Nord se trouve donc pensé comme le lieu d’émergence
et la source d’énergie. Alors que du côté de l’Occident les descendants de ce
peuple du Nord auraient été conduits très tôt, par l’effet de la Providence
divine, à valoriser l’esprit et la loi du Père, les conceptions des descendants
orientaux de ce même peuple auraient, elles, conservé longtemps encore les
caractéristiques chthoniennes et matérialistes qui furent celles des débuts de
la pensée humaine. L’Orient serait ainsi le conservatoire des traditions les plus
primitives.
Maurice Olender a montré comment un stéréotype plus ancien encore s’est
développé, du même type, qui remonte au concept post-biblique d’une Europe
colonisée par les descendants de Japhet, opposée au territoire de Shem. Il faut
rappeler que dès Cassiodore et Isidore de Séville, l’imagination savante aime
à décrire une île du grand nord (Scandia), « fabrique et matrice des nations »
(officina gentium, vagina nationum). Ce nord a survécu jusque dans la mytho-

15  Pour Müller, Dionysos fut conduit de Thrace en Piérie, dans la région de l’Olympe, puis
sur l’Hélicon et le Parnasse en Grèce centrale, dans une temporalité préhistorique qui est
celle du mythe. Les Thraces du Parnasse côtoient, depuis l’« origine », les Doriens secta-
teurs d’Apollon.
L ’ orient des Religions 127

logie des années trente, où il est communément conçu comme le lieu des ori-
gines « aryennes »16. Chez Bachofen l’opposition n’est pas devenue, comme
ailleurs, celle de l’Aryen au Sémite, mais celle qui oppose le Nord apollinien
solidaire de l’Occident à l’Orient et au Sud dionysiaques.
L’Orient de Bachofen se trouve défini tout à la fois comme un lieu de
rémanence (ou de survivance) et une forme d’archétype, où se croisent et se
confondent les notions de féminité, de symbolisme lunaire, de promiscuité
hétaïrique, de tellurisme fécond et marécageux, d’amazonat enfin, sous le signe
de la matière et du droit naturel. La reconnaissance de la raison, de l’esprit, de
l’abstrait, du spirituel, du père, du soleil, en un mot l’avènement du patriarcat
et sa victoire sur la nature et le droit de la mère, cela relève, pour l’historien
des droits anciens que fut Bachofen, de Rome et d’Auguste. Mais cette victoire
ne serait pas définitivement acquise. La nature, l’élément tellurique et fémi-
nin, est toujours susceptible de ressurgir, de réaffirmer ses prérogatives. Loin
d’être conçu comme une perte, l’abandon de la relation immédiate, duelle, à
la nature est envisagé comme une conquête positive, une victoire de l’esprit.
Toutefois, et ici la fascination qu’exerce l’origine redoutée n’est pas moins
importante que la réprobation dont elle fait l’objet, l’Orient féminin, celui de
la nature et des reines exotiques, du mirage et de l’ivresse de Dionysos autant
que d’Aphrodite, cet Orient ne cesse de menacer, en ses possibles retours, les
acquis de l’Occident romain. Les apostasies sont toujours possibles, dans cette
fresque que Bachofen a évité d’élaborer sous une forme strictement évolu-
tionniste. Les rechutes, d’ailleurs, sont évoquées par lui en termes particuliè-
rement complaisants, comme si au fond la transgression donnait à l’écriture
plus de plaisir que la règle17.

7.5

Destiné à devenir l’acteur essentiel que nous connaissons, Dionysos ne fait


irruption, chez Bachofen, qu’en un second temps. Plus précisément, son rôle
ne devient visible qu’à partir de la moitié du Mutterrecht, c’est-à-dire au bout de

16  M. Olender, « Europe, or How to Escape Babel», in A. Grafton et S. L. Marchand éds.,
Proof and Persuasion in History (History and Theory, Theme Issue 33), Middletown, 1994,
pp. 5-25, sp. 10-12 : « Japhethic Europe ». Cf. Ph. Borgeaud, « Spectres et démons de midi :
une étude d’histoire des religions », in Europe 859-860, 2000, pp. 114-125 [= chap. 4 du
présent volume].
17  Sur tout cela cf. Ph. Borgeaud, N. Durisch, A. Kolde, G. Sommer, La mythologie du matriar-
cat. L’atelier de Johann Jakob Bachofen, Genève, 1999.
128 CHAPITRE 7

500 pages, avec le chapitre sur « Orchomène et les Minyens ». On peut même
affirmer que Dionysos ne constitue pas une pièce maîtresse du programme
initial de Bachofen, puisqu’il est absent de la conférence de 1856, conférence
annonçant l’ensemble du programme conduisant au Mutterrecht. Reconnu sur
le tard, il s’affirme aussitôt comme un opérateur essentiel, indispensable à l’ar-
chitecture finale, celle qui sera exposée dans le « préambule et introduction »
(Vorrede und Einleitung) qui précède, dans l’œuvre publiée, la table analytique
des matières (Übersicht des lnhalts).
Comment en vient-il à s’opposer à Apollon (à l’Apollon de Karl-Ottfried
Müller) ?
La référence à Dionysos, dans le Droit de la Mère, intervient à l’issue d’un
long parcours oriental (Égypte, Inde et Asie centrale) : ce sont les Amazones
et les reines du Levant, ces dangereuses représentantes d’un pouvoir féminin
qui pourrait reséduire l’Occident, qui attirent l’attention du juriste bâlois sur
ce « dieu des femmes », comme il dit. Et peu importe qu’il ne l’ait pas ren-
contré, en personne, du côté de l’Égypte, de l’Inde ou de l’Asie centrale. Le
fait que le culte de Dionysos s’impose chez les successeurs d’Alexandre, avant
qu’Apollon ne règne sur Actium, incite Bachofen à reconnaître en ce dieu de
l’ivresse le correspondant occidental d’une divinité lumineuse phallique origi-
naire de l’Inde.
Dans un scénario largement inspiré de Carl Ritter, lui-même tributaire de la
Symbolik de Creuzer, Bachofen imagine que le culte de cette divinité orientale
se diffuse d’une part en direction de l’Arabie et l’Éthiopie, d’autre part vers
la Colchide et le Pont-Euxin. C’est de Sinope sur la Mer Noire, poste avancé
de la profonde Asie, future terre du gnosticisme, que provient le Sérapis
des Alexandrins, à savoir, selon Bachofen, un Hélios-Koros équivalent de
Krishna18. Ce soleil fécondant aurait donné son nom à toute une région voisine
de Colchide, la Korokondame de Strabon19 en laquelle Bachofen, à l’issue d’un
raisonnement labyrinthique emprunté à Carl Ritter, croît reconnaître une
terre-mère (racine *kand-, qui donne par ailleurs son nom à la reine Candace)
associée au dieu solaire et phallique.
Sérapis apparaît aux alentours de 400 avant notre ère. Mais depuis très long-
temps déjà, son prototype oriental s’était manifesté au cœur du monde grec.
La chose remonte au temps des Argonautes.

18  Bachofen (Le droit maternel. Recherche sur la gynécocratie de l’antiquité dans sa nature
religieuse et juridique, traduit de l’allemand et préfacé par E. Barilier, Lausanne, 1996,
p. 562) qui renvoie à Ritter (Die Vorhalle europaïscher Volkergeschichten vor Herodotos,
Berlin, 1820, pp. 84 sqq.).
19  Géographie XI, 494-495.
L ’ orient des Religions 129

C’est de la Béotie et d’Orchomène, patrie des Minyens, que sont originaires


les Argonautes, ces explorateurs-missionnaires autrefois guidés par Orphée,
serviteur d’Apollon. Mais voici que dans le récit bachofénien se produit un
coup de théâtre : Orphée rentre de son expédition en Colchide converti
à Dionysos.
Le récit de Bachofen commence par la lecture de quelques vers, splendides,
d’Apollonios de Rhodes (Argonautiques II, 669-7.19). Ces vers concernent
Apollon. Écoutons d’abord l’interprétation offerte par Marcel Detienne dans
son Apollon le couteau à la main :

Après le passage des Symplégades, ils [les Argonautes] ont navigué toute
la nuit. Ils pénètrent dans le port de l’île déserte de Thynie en même
temps que les premières lueurs de l’aube. À ce moment précis que les
hommes en s’éveillant appellent « le point du jour » (ἀμφιλύκη). Apol-
lon apparaît : « Il arrive de Lycie pour se rendre au loin chez le peuple
immense des Hyperboréens . . . Sous ses pas, l’île entière tressaillait, les
vagues croulaient sous le rivage. » Un Apollon de l’aube, à peine entrevu.
Déjà, il s’en est allé, gagnant l’horizon d’une seule foulée. Derrière lui, sur
la grève, les Argonautes s’empressent. Ils dressent un autel sur le rivage,
préparent un sacrifice sanglant à l’attention du dieu surgi en même
temps que la première clarté20.

Voici maintenant ce que l’imaginatif Bachofen retient de cette épiphanie.


Descendants des Minyens, les Argonautes sont pour lui des missionnaires, dif-
fusant le culte orphique d’Apollon. C’est dans le cadre de cette mission qu’ils
auraient élevé un autel à l’Apollon Matinal (heôios). Fils de Nuit et solidaire
des pouvoirs de la Terre, cet Apollon des origines serait apparenté « à la Nature
qui enfante hors mariage . . . Il est entièrement dominé par la Mère »21. C’est
un jeune soleil encore soumis à sa mère la nuit. Il suscite, au sein du matriar-
cat, un culte de la lumière et du fils. Les mystères apolliniens orphiques, bien
qu’ignorant le père, font donc intervenir un principe divin mâle. Ce mysti-
cisme orphique apollinien, cet entre­deux du matriarcat et du patriarcat, n’est
pas pour Bachofen une invention récente, due à quelques faussaires comme
Onomacrite ou certains pythagoriciens : il est aussi ancien que le cycle des
légendes minyennes. Et l’expédition des Argonautes est interprétée comme
le souvenir mythologisé d’une entreprise réelle, historique, de diffusion d’une
religion du fils et de la lumière.

20  M. Detienne, Apollon le couteau à la main, Paris, 1998, p. 85.


21  J. J. Bachofen, op. cit. (n. 18), pp. 688-689.
130 CHAPITRE 7

Ce règne auroral de l’enfant Apollon, dans un contexte encore gynécocra-


tique, sera de courte durée. Les Minyens conduits par Jason arrivent en effet
dans la région du Phase, où ils rencontrent les habitants de Colchide, secta-
teurs de l’Hélios­Koros originaire des Indes. Le mythe des Argonautes, selon
Bachofen, transmet le souvenir d’une rencontre conflictuelle et féconde entre
l’Occident et l’Orient, entre la religion orphico-apollinienne des compagnons
de Jason, et la religion amazonique et hétaïrique des Phéniciens, Assyriens,
Étrusques, Mèdes, Perses et autres sectateurs d’Hélios-Koros, le dieu solaire
phallique issu des profondeurs de l’Asie22.
L’Est du Pont-Euxin apparaît ainsi comme un point de rencontre et d’oppo-
sition, un espace de controverse et de conversion, où les peuples d’Asie et de
Grèce prennent conscience de leur différence.
« Ce que le mythe résume en une seule grande expédition [celle des
Argonautes] doit être compris comme l’expression d’un commerce prolongé et
d’un combat durable . . . Et, de l’union de ces deux religions, surgit ce Dionysos
qui se substitue de manière toujours plus décisive à l’Apollon Eoos. Avec le
temps, il finit par jouer le rôle de trait d’union entre l’Orient et l’Occident »23.

7.6

Considérée par Bachofen comme un des faits les mieux fondés de l’histoire des
religions, cette diffusion de la divinité lumineuse phallique orientale explique-
rait la métamorphose de l’orphisme originellement apollinien en un orphisme
dionysiaque. À la place d’Apollon surgit Dionysos. Ou mieux, l’Apollon auroral
se transforme en Dionysos de lumière, pour diffuser jusqu’en Espagne sa danse
jubilatoire24.
L’Orient qui suscite la crainte serait ainsi, pour tout un courant de pensée
dont le Mutterrecht est probablement le témoin le plus remarquable, un Orient
des origines. L’objet qui inquiète devient précisément le souvenir du lieu d’où
l’on serait sorti, le rappel d’une sorte de matrice impure dont on aimerait ne
plus entendre parler.

22  
Ibid., pp. 568-569.
23  
Ibid., p. 716.
24  
Ibid., pp. 717-718 et 726.
CHAPITRE 8

L’histoire des religions à Genève.


Origines et métamorphoses

8.1

Le contexte d’émergence de l’histoire des religions comme discipline acadé-


mique, à Genève, peut être défini selon trois vecteurs étroitement solidaires1 :

a) Un désir de sciences sociales.


b) La transformation de l’Académie de Calvin en une authentique Univer-
sité dégagée de la tutelle théologique.
c) Les premiers débats sur la séparation de l’Église et de l’État.

Le désir de voir s’installer, dans la vieille Académie fondée en 1559 par Calvin,
une véritable Faculté des sciences sociales, « autrement dit sciences morales
et politiques », est un désir qui fut déjà exprimé haut et fort, dès 1840, par un
brillant économiste et grand politicien radical genevois : James Fazy2. Il faut
dire que la vieille académie reposait sur deux piliers : la Faculté de théologie, et

1  Une première version de ce texte, inédite, a été prononcée à Paris en mars 2003, dans le
cadre d’une réunion doctorale européenne en sciences des religions, à l’Institut Européen
en sciences des religions, École Pratique des Hautes Études. Des éléments en ont été repris
dans Ph. Borgeaud, « Laïcité et enseignement de l’histoire des religions », Le cartable de Clio.
Revue romande et tessinoise sur les didactiques de l’histoire 5, 2005, pp. 124-133. Cf. l’Histoire de
l’Université de Genève de Ch. Borgeaud, 3 t., Genève, 1900-1909-1934 ; ainsi que M. Marcacci,
Histoire de l’Université de Genève, 1559-1986, Genève, 1987. Pour la documentation concernant
l’histoire de la chaire genevoise (notamment diverses archives), je dois beaucoup au mémoire
de licence de V. Boillat, De la théologie libérale à l’histoire des religions : autour de la naissance
d’une chaire, Université de Genève, Faculté des lettres, octobre 1996. La situation genevoise,
jusqu’en 1880, peut être considérée comme une anticipation de ce que l’on connaît fort bien
dans le contexte élargi de la théologie protestante libérale en Europe (France et Pays-Bas).
La France toutefois reste un cas particulier, puisque des chaires universitaires d’histoire
des religions n’y seront finalement pas créées (à l’exception remarquable de Strasbourg) :
cf. M. Despland, Comparatisme et christianisme. Questions d’histoire et de méthode, Paris, 1993,
pp. 127-154 (« Les sciences religieuses en France 1880-1886 : des sciences que l’on pratique
mais que l’on n’enseigne pas »).
2  J. Fazy, Lettre anonyme qui défend l’Académie à l’auteur des lettres anonymes qui attaquent
l’Académie, Genève, 1840, pp. 12-13.

© koninklijke brill nv, leiden, ���6 | doi ��.��63/9789004319141_009


132 CHAPITRE 8

celle de droit. Les lettres en ce temps là ne représentaient qu’une section de la


Faculté des sciences et des lettres, un parent pauvre dont les enseignements, le
plus souvent d’un niveau de culture générale, étaient considérés comme pro-
pédeutiques aux études de droit et de théologie.
Une nouvelle loi sur l’instruction publique introduite en 1872 sous l’égide
d’un conseiller d’État radical lui aussi, Antoine Carteret, allait permettre dès
1873 la création d’une véritable université inspirée du modèle allemand : on
y ouvre l’admission aux femmes, on y affirme le principe de la liberté acadé-
mique, on y prévoit une Faculté de médecine3, on y refonde une Faculté des
lettres avec deux sections distinctes : une Section littéraire et une Section des
sciences sociales. Le vœu de James Fazy, celui d’une faculté tout entière, n’est
pas vraiment réalisé mais trouve néanmoins, dans cette nouvelle Section des
sciences sociales de la Faculté des lettres, un résultat relativement audacieux
pour l’époque. Il faudra il est vrai attendre 1915 pour que soit créée une Faculté
des sciences économiques et sociales, à côté d’une Faculté des lettres.
En 1871, soit une année avant que le Grand Conseil genevois ne discute de
la nouvelle loi sur l’instruction publique, un projet émanant du parti radi-
cal visait la séparation de l’Église et de l’État et la suppression du budget des
cultes. La séparation de l’Église et de l’État sera finalement réalisée, à Genève,
en 1907. La Faculté de théologie demeure néanmoins subventionnée par l’État.
Avec la montée en force des socialistes, des pressions s’exerceront, dès 1920,
en vain, pour que l’on supprime les chaires purement théologiques. En 1928
la Faculté de théologie, qui craint de devoir se plier aux éventuels diktats d’un
gouvernement qui deviendrait socialiste se transforme, à sa propre demande,
en une faculté autonome dont la plus grande partie du budget est financée par
l’Église nationale protestante.
C’est sur cet horizon au sens large et plus précisément dans le contexte des
années soixante-dix du XIXe siècle, qu’il convient d’observer comment l’Uni-
versité de Genève en vint si tôt (elle fut la première au monde) à se doter d’une
chaire spécifique d’histoire des religions, trois ans après les fameuses leçons de
Friederich Max Müller sur la science des religions (ou « théologie comparée »),
données dans une chaire oxfordienne de philologie comparée en 1870 ; quatre
ans avant l’introduction de l’histoire des religions dans les chaires de théologie
laïcisées des Universités hollandaises (1877)4 ; six ans avant la chaire d’histoire
comparée des religions du Collège de France (1879) ; onze ans avant le premier

3  La Faculté de médecine sera inaugurée en 1876.


4  Chaire de C. P. Tiele à Leyde : « Histoire comparée des religions en dehors de celle d’Israël et
du christianisme ».
L ’ histoire des Religions à Genève 133

cours public d’histoire des religions du Comte Goblet d’Alviella à l’Université


libre de Bruxelles (en 1884).

8.2

La chaire genevoise fut localisée dans la nouvelle section des sciences sociales
de la Faculté des lettres.
L’inspiration à Genève ne semble pas avoir été principalement insufflée par
Max Müller et son école, et cela malgré l’imposante figure locale d’Adolphe
Pictet, précurseur de Ferdinand de Saussure, premier savant à avoir introduit
le celtique dans les recherches de philologie comparée indo-européenne,
« chantre des origines aryennes »5.
La création de la chaire d’histoire des religions fut précédée par un ensei-
gnement d’apologétique et de « philosophie religieuse comparée » que don-
nait en faculté de théologie un théologien libéral, Auguste Bouvier qui fut
aussi le maître d’un des premiers professeurs d’histoire des religions français,
Jean Réville. Celui-ci reconnaît sa dette à l’égard d’Auguste Bouvier, dans une
conférence intitulée « La situation actuelle de l’enseignement des religions »,
prononcée lors du premier congrès international d’histoire des religions tenu
à Paris en 1900 :

La Suisse, de son côté, avec l’esprit d’initiative qui la caractérise, ne tarda


pas à accueillir le nouvel enseignement. Ce fut l’Université de Genève
qui donna le signal. Dès l’année 1868-1869, mon vénéré maître, M. le pro-
fesseur Bouvier, avait introduit dans le cycle de ses cours à la Faculté de
théologie l’histoire des religions. En 1873, une chaire spéciale fut affec-
tée à la nouvelle discipline, qui eut successivement pour titulaires MM.
Droz et Ernest Stroehlin. Supprimée en 1894, elle fut rétablie en 1895 à
la demande de la Faculté de théologie, mais de nouveau dans la Faculté
des lettres. Elle est occupée actuellement par notre collègue M. Paul
Oltramare6.

5  M. Olender, Les langues du paradis. Aryens et Sémites : un couple providentiel, Paris, 1989,
pp. 127 sq.
6  Texte publié dans la Revue de l’Histoire des Religions, 1901, pp. 165-181, ici sp. 167. On relèvera
que Maurice Vernes, premier directeur de la RHR avait signalé depuis longtemps la localisa-
tion en Faculté des lettres de l’histoire des religions genevoise, « bien que la même univer-
sité comprenne une Faculté de théologie » : M. Vernes, « De la théologie considérée comme
134 CHAPITRE 8

Jean Réville a une étrange manière de présenter les choses. Il fait d’abord l’éloge
de celui qui ne fut pas le premier professeur d’histoire des religions à Genève,
mais un professeur de théologie, qui avait ménagé, dans le cadre de son cours
d’apologétique, une place à la philosophie religieuse et à la comparaison entre
les religions : « Une comparaison du christianisme avec les religions et les phi-
losophies, conçue moins dans le dessein de le juger, lui, à leur douteuse clarté,
que de les juger, elles, à la sienne »7. Auguste Bouvier, qui désirait la création
en théologie d’un enseignement de science ou d’histoire des religions, s’était
élevé contre la localisation en Faculté des lettres de ce nouvel enseignement8.
Ce que dit Jean Réville passe donc sous silence un fait important : le premier
titulaire de la chaire d’histoire des religions installée en 1873 dans la section
des sciences sociales de la faculté des lettres n’était pas un élève d’Auguste
Bouvier (le maître de Jean Réville), ni un théologien, ni même un Genevois. Il
s’agissait d’un agnostique il est vrai de souche protestante, mais originaire du
Jura, et formé en lettres et en philosophie.
Théophile Droz était né le 22 février 1844 à Tramelan, dans une famille
d’horlogers. Après un apprentissage de graveur, il se tourna vers les langues
romanes et la philosophie allemande. Forcé de travailler pour payer ses études,
il s’engagea comme employé dans une maison de missions à Paris, puis devint
précepteur en Pologne, avant d’occuper un poste de secrétaire à l’ambassade
de Russie en Grèce. Il étudia aussi à Bonn. Ce pérégrin (plutôt que grand voya-
geur) devint pour un temps l’ami et le protégé d’Henri-Frédéric Amiel, qui le
considérait comme son « assistant », quand il revint à Genève pour terminer
les études qu’il avait entreprises autrefois. C’est de manière discrète qu’il s’ins-
talle dans la carrière académique. Le poste d’« histoire des religions et étude
des systèmes sociaux » qui va lui être confié en 1873 ne fut, la première année,
qu’une simple suppléance s’ajoutant à des remplacements qu’il effectuait

science positive et de sa place dans l’enseignement laïque », Mélanges de critique religieuse,


Paris, 1880, p. 310.
7  A. Bouvier, Apologétique actuelle, leçon d’ouverture donnée à l’Auditoire de théologie le 27 jan-
vier 1862, Genève, 1866.
8  A. Bouvier, Les sciences théologiques au XIXe siècle ; discours prononcé dans la séance d’ouver-
ture de la Société des sciences théologiques, Genève, 1871, notamment pp. 27-28. Le fait que la
chaire d’histoire des religions de Genève, la première au monde, ait été créée en faculté des
lettres et non en théologie semble encore (ou de nouveau ?) poser problème, aujourd’hui,
à certains théologiens : cf. l’étrange, flagrante et significative erreur, sur ce point, du déve-
loppement de J.-C. Basset consacré à « Histoire et sciences des religions », in P. Gisel éd.,
l’Encyclopédie du protestantisme, Paris/Genève, 2006 (2ème éd.), p. 1198 : « [. . .] la première
chaire d’histoire des religions a été établie en 1873 à la Faculté de théologie de l’Université de
Genève (elle passera à la Faculté des lettres dans les années 1960) » (Sic !).
L ’ histoire des Religions à Genève 135

déjà en philosophie, durant un congé d’Amiel. On s’attendait peut-être à ce


qu’Amiel démissionne, et qu’il reste, lui, comme professeur de philosophie.
Mais Amiel revint, et Droz se vit confier le développement de l’histoire des
religions. Sa nomination définitive par le Conseil d’État n’intervint que le
25 juillet 1874. L’arrêté de nomination précise que le professeur Droz donnera
deux heures de leçons par semaine, pour un traitement annuel de mille huit
cents francs. Théophile Droz occupa cette chaire durant six ans, jusqu’en 1880,
tout en collaborant à de nombreux journaux. « Sceptique désabusé » selon
la formule d’Amiel, « souriant, et indulgent » selon un autre de ses amis, fer-
vent admirateur de Renan, brillant essayiste, il écrivit de nombreux articles de
journaux et de revues, mais rien qui concerne sérieusement notre discipline.
Malheureusement aucun extrait des cours qu’il a donnés à Genève ne nous a
été conservé. Droz finit sa carrière comme professeur de littérature française
à l’École polytechnique fédérale de Zürich, un poste relativement prestigieux
mais sans rapport avec l’histoire des religions.

8.3

Au moment même où Droz inaugurait la chaire d’histoire des religions, un


théologien né la même année que lui, Ernest Stroehlin, issu d’une famille bien
en place dans la bonne société genevoise, disciple et ami d’Auguste Bouvier,
licencié en théologie de Genève puis docteur de la faculté réformée de
Strasbourg, propose d’offrir en Faculté des lettres, précisément dans la Section
des sciences sociales mais en tant que privat-docent, c’est-à-dire sans rémuné-
ration, un enseignement libre sur « L’état religieux du monde juif et romain à
l’époque de la prédication apostolique ». Stroehlin était un bon connaisseur
des débuts du christianisme, et de l’environnement religieux de ces débuts. Sa
thèse de Strasbourg est une étude historique sur le montanisme9. Je n’ai pas
trouvé de document permettant de définir ce que furent (ou ne furent pas) les
relations entre Droz, le titulaire, et Stroehlin, le privat-docent.
Avec le départ à Zurich de Théophile Droz en 1880, la chaire genevoise
se libère. Un concours est ouvert, pour un poste dont le cahier des charges
est redéfini. L’étude des systèmes sociaux va se trouver séparée de l’histoire
des religions10.

9 E. Stroehlin, Essai sur le Montanisme : un chapitre de l’histoire de l’Église au second siècle,
Strasbourg, 1870.
10  Georges Favon se verra chargé d’un cours d’étude des systèmes sociaux en 1883.
136 CHAPITRE 8

Cinq candidats présentent leurs candidatures au poste d’histoire des reli-


gions. Trois retiennent l’attention de la commission : Ernest Stroehlin évi-
demment, puis un pasteur- philosophe genevois (J. J. Gourd), et enfin (en
dernière position), un savant très enthousiaste, formé dans le domaine de la
linguistique et des religions comparées, docteur de l’Université de Tübingen,
qui maîtrise le sanscrit, le zend (l’avestique), le grec et le latin, et qui se pré-
sente comme un « ancien pasteur ». Il s’agit de Jacques David Ehni, connu des
archéologues pour avoir découvert le sanctuaire d’Obodas à Petra lors d’un
voyage effectué en 1862. Cet Allemand né en 1827, élève de F. C. Baur, docteur
de l’Université de Tübingen, finira par s’établir dans le canton de Vaud puis à
Genève (à partir de 1865), comme pasteur de l’église allemande luthérienne. Il
se préoccupe de la condition ouvrière et n’hésite pas à citer Karl Marx, tout en
se distançant du communisme. Ehni soumet à la commission de nomination
un mémoire qu’il affirme avoir rédigé et fait imprimer en trois semaines, sur
un thème d’actualité scientifique, la mythologie comparée, un travail remar-
quable par l’érudition et la finesse de l’analyse, qui s’inscrit avec compétence
dans la ligne des recherches de son temps11. Il y salue au passage les travaux du
genevois Adolphe Pictet, à côté de ceux de Max Muller et d’Adalbert Kuhn. En
vain. Stroehlin, déjà bien en place, est nommé au grand dam d’Amiel qui, il le
dit dans son Journal intime, ne supporte pas sa fatuité.
Devenu professeur après avoir démissionné de la Vénérable Compagnie des
pasteurs, Ernest Stroehlin demeure un unioniste et un membre du Consistoire.

11  J. Ehni, Trois formes du mythe de Zeus. Zeus dodonéen, Zeus crétois, Zeus olympien, Genève,
1880 (45 p.). Très savant, Ehni avait collaboré à la Real-Encyclopädie für protestantische
Theologie und Kirche éditée par J.-J. Herzog, 22 volumes, Hamburg, 1854-1867 (destinée à
se métamorphoser entre 1908 et 1912 en The New Schaff-Herzog Encyclopedia of Religious
Knowledge, sous l’impulsion de Samuel Macauley Jackson). Il deviendra l’auteur de deux
ouvrages de mythologie comparée publiés en allemand sur le thème du premier homme
(Der vedische Mythus des Yama verglichen mit den analogen Typen der persischen, grie-
chischen und germanischen Mythologie, Strasbourg, 1890 ; Die ursprüngliche Gottheit
des vedischen Yama, Leipzig, 1896). On peut aussi relever, parmi d’autres publications
moins spécialisées, un Essai sur le Faust de Goethe (Genève, 1880), et Sept conférences sur
l’activité chrétienne (Genève, 1889). On trouve son curriculum vitae dans les archives de
la Bibliothèque Publique et Universitaire de Genève (Lettres adressées à la compagnie
des pasteurs, Ms. Var. 21, folios 35/37). La lettre de candidature de J. Ehni décrit elle aussi
en détail sa formation et son parcours : elle est conservée aux Archives d’État. Série ins-
truction publique. Ehni ne semble pas avoir été reçu très chaleureusement par la bonne
société genevoise. Cf. le jugement très réservé de H.-F. Amiel, Journal intime, édité sous
la direction de B. Gagnebin et P. Monnier, 12 vols., Lausanne, 1976-1994 : voir vol. 12, 27
octobre 1880, pp. 718-719.
L ’ histoire des Religions à Genève 137

Et c’est bel et bien la victoire d’une histoire des religions intimement solidaire
de l’apologétique protestante que consacre la nomination de ce disciple et
ami d’Auguste Bouvier. À l’instar de Droz, Stroehlin n’a rien laissé, dans ses
publications, qui fasse date dans l’histoire des religions. À côté d’une oeuvre
d’histoire de l’Église (histoire ecclésiastique, situation de l’Église catholique
en Allemagne, etc.), on peut relever un petit livre intitulé L’Église et l’État,
dialogue entre un partisan de l’union et un séparatiste (Genève, 1879) et de
nombreux articles sur des écrivains protestants.

8.4

La situation de l’histoire des religions au sein de l’Université donna lieu à de


nombreux débats. L’Histoire de l’Université de Genève de Charles Borgeaud s’en
fait l’écho à partir des archives :

[La Faculté des lettres] a réclamé à plusieurs reprises, contre ceux qui
voulaient la transférer dans la Faculté de théologie, le maintien à son
programme de l’histoire des religions. Elle estimait en effet qu’il y aurait
inconvénient à donner, ne fût-ce qu’en apparence, un caractère confes-
sionnel à une chaire qui doit être strictement scientifique, et qu’on
courrait le risque d’ éloigner, en la déplaçant, bon nombre de ses clients
habituels12.

Quand Ernest Stroehlin démissionna en 1895, à l’âge de 51 ans, la chaire fut


maintenue en Lettres (Section des sciences sociales), mais sous une forme
fragilisée. Elle perdit son statut d’ordinaire pour devenir simplement, comme
on dit, extraordinaire. C’est dans ce contexte difficile que Paul Oltramare, qui
était déjà en poste comme suppléant de Stroehlin dès 1893, devint professeur
(extraordinaire) d’histoire des religions, puis, cumulativement, professeur
ordinaire de latin (dès 1896), et cela jusqu’en 1928, date de sa retraite. Paul
Oltramare était un latiniste reconnu. Il publia aux Belles Lettres les Questions
naturelles de Sénèque. Il fut aussi un indianiste et un historien des religions
réputé, qui rédigea entre autres d’importants travaux sur le bouddhisme13.
Les étudiants de théologie suivaient ses cours d’histoire des religions.

12  Ch. Borgeaud, Histoire de l’Université de Genève, t. 3, 1934, p. 78.


13  Paul Oltramare est auteur de nombreuses publications dans le champ de l’histoire des
religions, notamment dans La Revue de l’histoire des religions et dans les Annales du
Musée Guimet : « L’évolutionnisme et l’histoire des religions », Revue de l’Histoire des
138 CHAPITRE 8

Relevons qu’en 1915 la Faculté des sciences économiques et sociales ouvrit


ses portes et accueillit 83 étudiants. Bien qu’issue de la Section des sciences
sociales de la Faculté des lettres, elle n’attira pas à elle l’enseignement d’his-
toire des religions, qui resta localisé en Lettres. Paul Oltramare devait donner
officiellement sa démission de l’enseignement de l’histoire des religions en
1924, tout en conservant sa chaire de langue et de littérature latines. Il accep-
tait cependant de faire tous les deux ans un cours d’histoire des religions.
Nous sommes alors en plein contexte d’économies sévères et de réduction
des chaires. Mais c’est aussi l’époque où, « depuis 1920, les Députés socialistes
au Grand Conseil, à chaque discussion de budget, demandaient la suppres-
sion des chaires purement théologiques de cette Faculté [la Faculté de théo-
logie] . . . » On reparla alors de l’histoire des religions : malgré les objections
de certains, il fut question que l’État subventionne la discipline, en Théologie,
avec d’autres disciplines historiques et philosophiques. Selon les Annexes de
l’histoire de l’Université de Genève, publiées précisément en 1924 (au moment
où Oltramare abandonne l’histoire des religions), « on a demandé [lors des
débats au Grand Conseil] s’il était possible de trouver le savant universel,
capable de parler avec autorité des textes religieux de l’Inde, de la Chine, de
l’Égypte. Ce qu’on a le droit d’exiger, c’est que le professeur se sente vraiment
chez lui dans une partie au moins du domaine qu’on lui demande d’explorer.
S’il a acquis dans cette province une compétence spéciale, il comprendra sans
peine comment les problèmes se posent dans les régions voisines, et il aura

Religions, 1901 ; La formule bouddhique des douze causes, son sens originel et son interpré-
tation théologique, Genève, 1909 (Mémoire publié à l’occasion du Jubilé de l’Université
de Genève) ; L’histoire des idées théosophiques dans l’Inde, Annales du Musée Guimet,
2 vols., Paris, 1906-1923 ; « Les variations de l’ontologie bouddhique, du phénomène au
monisme », Revue de l’Histoire des Religions, 1916, pp. 146-184 ; « La laïcisation progres-
sive de la vie publique à Rome avant Auguste », Communication faite au Congrès inter-
national d’Histoire des Religions de Paris en 1923 ; « La Bhagavad-Gîtâ, partie intégrante
du Mahâbhârata », Revue de l’histoire des religions, 1928, pp. 161-185. Paul Oltramare était
persuadé de la possibilité et de l’urgence d’une spiritualité parfaitement laïque. Voici les
dernières lignes d’un livre qu’il publia en 1925 chez Alcan à Paris, La religion et la vie de
l’esprit : « Dans la série effroyable des crises de la guerre et de l’après-guerre, la religion, ou
plutôt les ministres autorisés de la religion, ont fait éclater leur radicale impuissance. Qui
sait ? Une sagesse tout humaine réussira peut-être mieux à polariser les bonnes volontés
et à être la colonne de feu qui guidera l’humanité dans sa marche à travers le désert »
(pp. 228-229). Paul Oltramare est père de Géo Oltramare, qui deviendra un fameux tribun
genevois d’extrême droite, et du socialiste André Oltramare, qui lui succèdera comme
professeur de latin à l’Université de Genève.
L ’ histoire des Religions à Genève 139

entre les mains l’instrument critique qui lui permettra de trouver son chemin
dans le chaos des options contradictoires. »

8.5

Certes liée aux problèmes économiques, mais plus profondément motivée par
la menace que représenterait pour l’enseignement de la théologie une éven-
tuelle accession des socialistes à la majorité gouvernementale, se pose la ques-
tion de l’autonomisation de la Faculté de théologie, qui sera réalisée en 1928.
Cette même année, une chaire nouvelle, pour « La psychologie religieuse et
l’histoire des religions », est créée dans une Faculté autonome de théologie
protestante. Son titulaire est George Berguer, docteur en théologie. La psycho-
logie religieuse était déjà une tradition genevoise, illustrée notamment par les
travaux de Théodore Flournoy, qui diffusait les thèses de William James, et qui
fut lui-même auteur, entre autres, d’un livre fameux consacré au spiritisme :
Des Indes à la planète Mars (1899)14. C’est dans ce climat que Georges Berguer,
comme le dit l’Histoire de l’Université de Genève de Charles Borgeaud, « aborda
en psychologue des questions de méthode, l’étude des tempéraments religieux,
la psychologie religieuse « anormale » (extases, théophanies, « prophétisme »,
les épidémies religieuses, etc.), la conversion, les types psychologiques et la vie
religieuses, la mystique . . . Berguer traita de questions qui [étaient] à cheval
sur les deux disciplines, telles que l’animisme, le totem, les mythes sacrificiels,
et passa en revue les grandes religions de l’humanité. »
On lui doit une vie de Jésus du point de vue de la psychanalyse, qui fit
quelque bruit15. Relevons aussi une étude sur les origines psychologiques du
rite sacrificiel16, et un Traité de psychologie de la religion édité de manière pos-
thume chez Payot à Lausanne en 1946, ainsi que de nombreux sermons publiés.
Georges Berguer devait occuper son poste jusqu’en 1944, date à laquelle
il prit sa retraite. Pour sa succession, le Conseil de fondation de la Faculté
de théologie fit le choix, comme professeur ordinaire, du pasteur Edmond
Rochedieu qui enseignera jusqu’en 1965. Sa thèse de théologie est intitulée La
personnalité divine. Comment faut-il l’envisager ? Essai de critique philosophique
et de dogmatique chrétienne sur le spiritualisme français contemporain et la

14  Réimpression Genève, 1983.


15  Quelques traits de la vie de Jésus au point de vue psychologique et psychanalytique, Genève/
Paris, 1920 (traduction anglaise, Some Aspects of the Life of Jesus from the psychological and
psycho-analitic point of view, New York, 1923).
16  Parue dans la Revue de Théologie et de Philosophie (1929).
140 CHAPITRE 8

théologie protestante en France et en Suisse romande (Genève, Labor, 1938). Il


deviendra aussi docteur ès lettre, avec une thèse intitulée Angoisse et religion,
publiée en 195217. On lui doit divers travaux sur Jung, ainsi qu’une Initiation à
l’histoire des religions (Neuchâtel, H. Messeiller, 1954) et deux volumes d’une
série sur les grandes religions du monde.

8.6

En 1965, quand Edmond Rochedieu prit sa retraite, la Faculté de théologie, aux


prises avec de nouvelles difficultés économiques et désireuse de développer
un autre type d’enseignement (plus strictement théologique), se désintéressa
de l’histoire des religions. La psychologie religieuse, elle, se vit attribuer une
modeste charge de cours.
Le Département des sciences de l’Antiquité de la Faculté des lettres reprit
l’enseignement d’histoire des religions grâce à l’intervention du professeur de
Grec, Olivier Reverdin, un homme politique influent qui vit là une excellente
occasion de mettre à profit le savoir remarquable d’un chargé de recherches,
Jean Rudhardt. Ce grand analyste de la piété grecque, philosophe et aussi
papyrologue à ses heures, devait occuper, de 1965 à 1987, une chaire intitu-
lée « Histoire des religions antiques et disciplines auxiliaires des sciences de
l’antiquité ». Jean Rudhardt est connu notamment pour sa thèse, qui a mar-
qué l’école de Jean-Pierre Vernant : Notions fondamentales et actes constitutifs
du culte en Grèce classique. Étude préliminaire pour aider à la compréhension
de la piété athénienne au IVe siècle, publiée pour la première fois chez Droz, à
Genève, en 195818.

17  Genève, aux Éditions du Mont-Blanc.


18  Né à Genève le 14 janvier 1922, Jean Rudhardt est décédé le 29 juin 2003. Il avait eu
pour maîtres, au Collège Calvin, certains des élèves directs de Ferdinand de Saussure.
Ses réflexions originales et fécondes sur le sacrifice et le vocabulaire du sacré, sur le
langage mythique, sur le thème de l’eau primordiale, sur l’orphisme (en particulier
celui des Hymnes orphiques dont il nous a appris à reconnaître l’importance), le situent
dans un courant de pensée proche à la fois de l’inspiration phénoménologique et de la
démarche historico-anthropologique. Après sa thèse (rééditée chez Picard, Paris, 1992)
ses autres ouvrages principaux ont pour titres Le thème de l’eau primordiale dans la
mythologie grecque, Berne, 1971 ; Du mythe, de la religion grecque et de la compréhension
d’autrui, Genève, 1981 ; Le rôle d’Éros et d’Aphrodite dans les cosmogonies grecques, Paris,
1986 ; Thémis et les Hôrai. Recherche sur les divinités grecques de la justice et de la paix,
Genève, 1999.
L ’ histoire des Religions à Genève 141

Collaborateur de Jean Rudhardt à partir de 1970, l’auteur de ces lignes devait


lui succéder en 1988, après avoir poursuivi sa formation à Chicago. La chaire
genevoise, qui demeure en Faculté des lettres, son lieu d’origine, a été redéfi-
nie et rebaptisée « Histoire des religions antiques ». Un plan d’étude transdis-
ciplinaire est géré depuis cette chaire, qui conduit à un baccalauréat et à une
maîtrise ès lettres en « Histoire des religions ». Il coordonne un cursus de cinq
ans (trois + deux, à la « bolognaise »), faisant appel à des enseignements géné-
raux de méthode, à des exercices de comparaison, ainsi qu’à des cours spécia-
lisés sur l’Antiquité classique, Byzance, l’Arménie et l’Islam, le Japon, la Chine,
l’Égypte ancienne, la Mésopotamie, le christianisme et le judaïsme, et enfin
sur l’Inde (en accord avec Lausanne). Une charge de cours en anthropologie
est directement rattachée à cette chaire d’histoire des religions. L’attitude
historienne et anthropologique, non confessionnelle, dont notre discipline se
réclame est en effet celle d’une science d’observation, reposant sur l’examen
critique des données fournies par les littératures, les arts et l’ethnologie.
CHAPITRE 9

Jean-Pierre Vernant et l’histoire des religions

À l’égard du domaine religieux, je me sens un peu embarrassé. Il est vrai


que j’occupe, à l’École des Hautes Études, une chaire de « religions com-
parées des peuples sans écriture », mais je suis incapable de voir dans
la religion autre chose qu’un énorme réservoir de constructions idéolo-
giques et de représentations, sans que je sois pour autant imperméable
à ce qui peut s’y investir d’affectivité ou de sentiments. Pour moi, le
domaine de la pensée religieuse n’est pas différent de celui de la pensée
tout court.
Claude Lévi-Strauss1

Pour ma part, je suis plutôt sceptique sur l’existence d’un tel « fait reli-
gieux ». Il n’y a pas de faits purs qui soient religieux. Il y a des choses
qui sont étiquetées, qui deviennent, qui s’intègrent et qui prennent corps
dans des institutions qui sont gérées par des gens dont la fonction, c’est
de penser le religieux, des théologiens par exemple, ou les historiens des
religions qui ont un objet à mordre, un os à emporter.
Marcel Detienne2

Les disciplines académiques qui revendiquent la religion comme objet


d’étude sont souvent trop bien disposées à son égard. Polis, gentils, doux,
respectueux, dociles et pleins de sollicitude, les chercheurs qui travaillent
dans ces domaines se sont certainement aménagés une place confortable
au paradis. Mais jusqu’à aujourd’hui, la plupart n’a rien produit d’un quel-
conque intérêt ou d’un quelconque sérieux . . . La plus grande partie de ce
qui passe pour de la recherche au sein des disciplines qui s’occupent de
religion – sans parler de ce qui est enseigné dans les écoles ! –, est scan-
daleusement naïf, sans esprit critique, lâche et superficiel.
Bruce Lincoln3

1  Entretien paru dans Le Nouvel Observateur (janvier 1967), repris dans « Lévi-Strauss par Lévi-
Strauss », Le Nouvel Observateur, Hors-série N° 74, janvier-février 2010, p. 20.
2  Entretien paru dans Asdiwal. Revue genevoise d’anthropologie et d’histoire des religions 3,
2008, p. 21.
3  Entretien paru dans Asdiwal. Revue genevoise d’anthropologie et d’histoire des religions 4,
2009, pp. 26-27.

© koninklijke brill nv, leiden, ���6 | doi ��.��63/9789004319141_010


Jean-Pierre Vernant et l ’ Histoire des Religions 143

9.1

Étrange projet, que de prétendre dresser le portrait de Jean-Pierre Vernant


en historien des religions. Si l’on prend cette étiquette dans le sens que lui
donnent, très souvent avec dédain, les archéologues, historiens et philologues
de stricte obédience, un historien des religions serait quelqu’un qui travaille
comme Rudolf Otto ou Mircea Eliade, un généraliste et un phénoménologue,
qui se livre à un comparatisme très libre en vue de dresser des typologies plus
ou moins archétypiques, et qui le plus souvent ignore en grande partie les
contextes précis d’où il extrait ses sources.
Historien des religions Jean-Pierre Vernant l’a pourtant été, à sa manière,
qui n’est absolument pas celle des phénoménologues, et il s’est lui-même qua-
lifié ainsi, même si on ne saurait le réduire à ce costume. Il fut en effet, depuis
1975, professeur au Collège de France pour une chaire intitulée « Histoire com-
parée des religions antiques ». Cela est important, parce que cela démontre
qu’on ne saurait réduire l’histoire des religions aux stéréotypes encouragés par
la plupart de ceux qui la pratique.
Pour essayer de percevoir ce que l’histoire des religions, dans sa complexité,
représentait pour Vernant, il faudrait la situer sur un horizon large, où les
enquêtes sur la religion grecque conduites par Louis Gernet portent la marque
de l’école sociologique française, et où les questions posées par Vernant
semblent d’abord issues de ses échanges avec Ignace Meyerson.
Vernant, du point de vue épistémologique, c’est d’abord un philosophe, et
un helléniste ; un historien psychologue aussi (ou un psychologue historien),
et encore un sociologue. Il se plaisait, vers la fin de sa vie, à rappeler la dernière
lettre que Marcel Mauss écrivit à Ignace Meyerson, en 1946 :

Ce qu’il faudra pour faire quelque chose de solide, c’est que nous tra-
vaillions ensemble, à cheval sur tous les bouts de la psychologie et de
la sociologie en même temps. Tout cela n’est pas terrible et il suffit que
nous arrivions à quelque chose de cohérent pour que cela devienne un
travail solide et honnête . . . Nous pourrons faire tous les deux quelque
chose qui aura de la valeur 4.

Ne dirait-on pas que Vernant, en évoquant cette collaboration qui n’aura pas
pu se concrétiser, énonce son propre idéal, qu’il faut le situer à cette jointure

4  J.-P. Vernant, « Mauss, Meyerson, Granet et Gernet », Sociologie et sociétés 36.2, 2004,
pp. 27-31, ici p. 31.
144 CHAPITRE 9

entre sociologie et psychologie historique, sous le signe d’une rencontre (sou-


haitée) entre les visées de Mauss et celles de Meyerson ?
Dans le même texte, et encore ailleurs5, Vernant rappelle qu’au moment du
centenaire de la Ve section de l’École pratique des hautes études (la section des
sciences religieuses), il avait rendu hommage à Mauss, qui y avait occupé une
chaire d’histoire des religions des peuples non civilisés, en montrant qu’il avait
introduit une nouvelle perspective :

Au moment de la création de cette section des sciences religieuses, il


y avait six chaires chrétiennes et six chaires non chrétiennes réparties
entre le monde classique (Rome et la Grèce), les religions des peuples
sémites (deux chaires), l’Égypte, l’Inde et l’Extrême-Orient. On avait
l’idée que l’histoire des religions c’est quand même l’histoire des grandes
civilisations, que la religion c’est l’affaire des grandes civilisations et
qu’elle exprime l’essentiel de leur spiritualité. Or, si la religion est la
quintessence de la civilisation, comment peut-il y avoir des religions de
peuples non civilisés ?

La réponse, bien sûr, appartient à l’anthropologie. Comme le disait Mauss lui-


même, il n’y a pas de peuple non civilisé6, et dans le prolongement de Mauss,
on attend bien sûr Claude Lévi-Strauss, qui transformera officiellement l’ap-
pellation « peuples non-civilisés » en « peuples sans écritures » (appellation
elle aussi insatisfaisante, qui entraîne d’autres difficultés, comme le montrent
les chantiers anthropologiques consacrés à la réalité contemporaine).
Entre Mauss et Vernant, il y eut des intermédiaires, comme Vernant l’ex-
plique lui-même : « D’abord mon maître [son autre maître, à côté de Meyerson],
Louis Gernet, helléniste et sociologue, qui a appartenu à l’école de Durkheim,
mais qui, lui aussi, va en venir à nuancer l’orthodoxie, puis Marcel Granet. »
Granet, le sinologue, chez qui le jeune Dumézil se rendait pour apprendre
à lire et à expliquer des textes, est ici reconnu comme celui qui réhabilite la
mythologie, parent pauvre de l’école durkheimienne.
Mauss, cité par Vernant, reconnaissait en 1933 que « nous [Mauss et les siens]
avons été par erreur beaucoup trop ritologues et préoccupés de pratiques ». Il
affirmait alors : «Le progrès que fait Granet est de mettre de la mythologie et

5  J.-P. Vernant, Entre mythe et politique, Paris, 1996, pp. 96-98.


6  Lors de sa leçon inaugurale en janvier 1902, Marcel Mauss avait déclaré : « Il n’existe pas de
peuples non civilisés, il n’existe que des peuples de civilisation différente» (Marcel Mauss,
Œuvres, Tome 2, Paris, Éditions de Minuit, 1968, pp. 229-230).
Jean-Pierre Vernant et l ’ Histoire des Religions 145

de la “représentation” en tout ceci . . . Granet a donc raison »7. « Lorsque je lis


un tel texte, ajoutait Vernant, je ne peux pas ne pas me réjouir, ne pas me
sentir directement concerné »8. On pense bien sûr à Mythe et Pensée, Mythe et
Tragédie, Mythe et Société.

9.2

Tout historien des religions antiques est amené, en effet, à s’interroger essen-
tiellement non seulement sur des rites, mais aussi sur des mythes. Ces deux
objets constituent l’essentiel de son terrain. Cela revient à dire, en ce qui
concerne les rites, qu’il interroge des pratiques sociales codifiées, formalisées
de telle sorte qu’on peut les reproduire mais qui ne présentent pas de fonc-
tion utilitaire apparente : les rites ne semblent pas trouver en eux-mêmes leur
propre fin. L’agriculture et la boulangerie sont des activités codifiées et for-
malisées, répétables, mais elles ne constituent pas des rites, dans la mesure
où leur fonction, leur finalité alimentaire, est évidente. L’élevage et la bou-
cherie de même. Mais à partir du moment où la cuisine, végétarienne ou car-
née, introduit des règles et des interdits qui ne sont plus pragmatiquement
fonctionnels – et Dieu sait si elle le fait ! –, on entre de plain-pied dans le
domaine du rite et du symbolique.
On se dit que pour comprendre de telles constructions symboliques, pour
donner un sens à un tel mystère, il faut pour le moins un commentaire. Et
on s’attend bien sûr à ce que le second objet de l’histoire des religions ou, si
l’on préfère, de l’« anthropologie historique du champ religieux », à savoir le
mythe, fonctionne comme une explication du rite. Cela bien sûr n’est pas aussi
simple. En regardant de près les travaux de Jean Pierre Vernant, on peut com-
mencer à évaluer cette complexité.
Que représente, en effet, dans l’œuvre de Jean-Pierre Vernant, la mytholo-
gie ? Où convient-il de situer l’importance de son étude, par rapport au trajet
politique ? S’agit-il de deux mondes séparés, entre lesquels oscille une trajec-
toire de vie ? S’agit-il au contraire d’une seule et même visée ?
Historien de l’homme intérieur, c’est ainsi que Vernant se qualifie lui-même,
en 1965, dans l’introduction de Mythe et pensée, dédiée à Ignace Meyerson :
l’homme intérieur, qu’on ne peut séparer du cadre social et culturel dont il
est à la fois le créateur et le produit. N’est-ce pas là, précisément, ce que vise
l’histoire des religions, telle que Vernant la pratique ?

7  M. Mauss, op. cit. (n. 6), p. 144


8  Cf. aussi Mythe et politique, p. 101.
146 CHAPITRE 9

Vernant s’engage très tôt dans le défrichement du religieux. Dès 1948, il pré-
pare un vaste chantier sur la religion grecque. Il a 34 ans. Il côtoie Meyerson,
devient secrétaire de rédaction du Journal de psychologie, où son frère, Jaques
Vernant, publie en 1948 une étude sur « La divination. Contexte et sens
psychologique des rites et des doctrines » (1948, pp. 299-325). Jean Pierre
Vernant, lui, consacre ses premières recherches à la notion de travail en Grèce
ancienne. C’est à l’occasion de cette enquête qu’il rencontre la fonction tech-
nique et Prométhée, une figure destinée à devenir plus tard la clé de voûte
de sa réflexion sur le sacrifice. Dès cette époque aussi, pour entrer au Centre
National de la Recherche Scientifique, il prépare un projet sur les dieux grecs,
qu’il dessine en trois parties : « De la nature des dieux », « De la société des
dieux », « De la figure des dieux ». Annotées par Louis Gernet et Charles Picart,
une centaine de pages de la seconde partie, inachevée, nous sont parvenues
sous forme manuscrite9. Il est alors attaché, puis chargé de Recherches au
CNRS, de 1948 à 1957. Quand il évoque cette période, bien plus tard, il en parle
comme d’un long épisode de travail solitaire, qui le voit plongé dans les textes
grecs. Il moissonne, il engrange10. Et sa propre pensée se construit en fréquen-
tant assidument les enseignements de Meyerson et de Gernet.
La question essentielle qui l’arrête, et qui se dégage à ce moment-là, est soli-
daire de celle de l’homme intérieur, dans la mesure où elle concerne les pré-
rogatives de l’individu : c’est celle du passage du mûthos au logos. La naissance
de la raison, remarque-t-il, accompagne celle de la cité. Il s’agit donc d’une
question à la fois philosophique (psychologique) et sociologique.
Le résultat de cette réflexion, c’est Les Origines de la pensée grecque, une
petite monographie parue en 1962. Vernant est alors, depuis 1957, Directeur
d’études à l’École Pratique des Hautes Études (VIe section, destinée à deve-
nir en 1975 l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, EHESS), où il
s’occupe de la religion grecque ancienne. Il a découvert l’analyse structurale
qu’il applique pour la première fois, en s’inspirant de Georges Dumézil, au
mythe hésiodique des races en 196011. L’objet des Origines de la pensée grecque,

9 Je n’ai pas moi-même consulté ce document signalé dans la très riche étude de F. Frontisi
et F.Lissarague, « Écoute-voir. Jean-Pierre Vernant et les problèmes de l’image », Europe
964-965 (Jean-Pierre Vernant), 2009, pp. 167-185, ici p. 168.
10  « Pendant toute cette période, j’étais comme une éponge qui absorbe, absorbe pour, le
moment venu, rendre un peu de son jus » (Mythe et politique, p. 44).
11  J.-P. Vernant, « Le mythe hésiodique des races. Essai d’analyse structurale », Revue de l’his-
toire des religions 157.1, 1960, pp. 21-54, repris dans Mythe et pensée chez les Grecs.
Jean-Pierre Vernant et l ’ Histoire des Religions 147

comme l’a récemment expliqué Emmanuel Terray12, c’est l’apparition de la


cité comme lieu par excellence de la raison et de l’argumentation, du débat.
La démocratie va trouver là son terrain d’émergence, et elle semble donc, par
définition, devoir s’opposer à la pensée religieuse, qui serait caractérisée par
l’obéissance et le respect d’un ordre fondateur hiérarchique, cautionné en
surnature, et exprimé par le mythe. Dans son livre, pour caractériser l’avène-
ment de la raison, Vernant appuie son argument sur une comparaison entre
les positions de John Burnet et de Francis M. Cornford, relative au dégagement
du mythique. Tandis que Burnet parle de rupture radicale, Cornford préfère
souligner une certaine continuité13. Pour Vernant, la rupture est évidente, qui
induit une « désacralisation du savoir », et l’« avènement d’un type de pensée
extérieur à la religion »14.
Il s’agit bien, comme le rappelle Terray, d’une conquête de la liberté. Mais
le mythe n’est-il vraiment que mémoire et tradition, une donnée reçue telle
quelle, une trame contraignante, collective, non individuelle, et partant un
instrument de contrôle ou de domination ? Non, affirme Terray praticien
de Vernant. Il faut nuancer. Il y a en effet des raisons et non une (seule) rai-
son (la raison grecque). Et le mythe précisément, comme Vernant l’a bien
montré, avec Lévi-Strauss, a sa rationalité. Il y a donc plusieurs rationalités
concurrentes et simultanées, en Grèce même, comme ailleurs. Et entre raison
et mythe, les frontières sont poreuses. Et surtout, il faut bien constater que
loin de s’opposer à la liberté, le mythe propose toujours des versions multiples,
des choix, des variantes, et qu’il ne demande pas à être cru. On y croit sans
y croire. Cette « flexibilité », comme dit Terray, cette souplesse caractérise la
religion grecque dans son ensemble. Dans les termes bien connus de Vernant,
on y ignore le dogme, et l’orthodoxie. On y pratique une logique de l’ambi-
guïté et de la polarité15. Le mythe dans sa fonction religieuse apparaît comme
un instrument de pensée, dans la mesure où, précisément, il ouvre lui aussi
un débat.

12  « Jean-Pierre Vernant, la religion et la liberté », conférence au Collège de France, Colloque


« Relire Jean-Pierre Vernant », [http://http://www.college-de-france.fr/site/jean-pierre-
vernant/symposium-2008-10-10-10h00.htm].
13  J.-P. Vernant, Les origines de la pensée grecque, Paris, 1983 (5ème éd.), p. 102.
14  Ibid., p. 106.
15  L’exposé le plus clair, par Vernant, concernant ce point précis se trouve probablement
dans « Formes de croyance et de rationalité en Grèce », Archives de science sociale
des religions 163, 1987, pp. 115-123, repris dans Mythe et politique, pp. 237-252 ; cf. aussi
J.-P. Vernant, Mythe et religion en Grèce ancienne, Paris, 1990, notamment p. 22.
148 CHAPITRE 9

9.3

Dans le prolongement des Origines de la pensée grecque, l’article consacré à


« Hestia-Hermès : sur l’expression religieuse de l’espace et du mouvement
chez les Grecs », paru dans L’Homme en 1963, repris dans Mythe et pensée chez
les Grecs en 1965, met en évidence un Hermès synchronique. Le dieu voya-
geur et marginal, le périphérique, le communicateur, le messager rapide, le
fripon phallique entre en système avec la chaste Hestia, ce qui le rend séman-
tiquement solidaire d’une figure de l’enracinement, de la stabilité, du foyer,
du centre. L’espace, ainsi polarisé, devient du même coup un signifiant, per-
mettant de commenter d’autres niveaux de réalité. Il s’agit en effet, ici aussi,
d’ouvrir à l’analyse structurale tout un champ de la religion et de la mytho-
logie grecques, mais cette fois-ci sous le signe de Lévi-Strauss (ce que laisse
entendre la publication dans L’Homme). Pour apprécier la révolution qu’a pu
représenter cet article aux yeux des hellénistes aux prises avec la mythologie,
il faudrait le confronter aux approches principales auxquelles on renvoyait
généralement, alors, en France, l’étudiant de la religion grecque : essentiel-
lement (pour ceux qui lisaient l’allemand) le manuel de Martin P. Nilsson
(tout entier occupé à dresser des inventaires centrés sur Homère et l’héritage
minoen-mycénien)16 et, pour les autres, un chapitre du même Nilsson sur la
mythologie grecque dans l’Histoire générale des religions, II, 1948 ; avec Louis
Gernet et André Boulanger, Le génie grec dans la religion, 1932 ; Charles Picard,
Les religions préhelléniques ; « La religion grecque » d’André-Jean Festugière,
dans l’Histoire générale des religions, II, 1948 ; et aussi Les Grecs et leurs dieux,
de William Keith Chambers Guthrie (essayant de faire la part entre l’achéen et
le préhellénique)17. Sans parler de l’Introduction à l’essence de la mythologie, de
Carl Gustav Jung et Karol Kerényi18. Il y avait bien sûr aussi le livre de Raffaele
Pettazzoni, La religion dans la Grèce antique, dans la traduction française pré-
facée par Charles Picard19.

16  M. P. Nilsson, Geschichte der griechischen Religion, 2 vols., Münich, 1941 et 1950.
17  W. K. C. Guthrie, Les Grecs et leurs dieux, Paris, 1956 (traduit de l’anglais par
S.-M. Guillemin).
18  C. G. Jung et K. Kerényi, Introduction à l’essence de la mythologie, Paris, 1953 (traduit de
l’allemand par H. E. Del Medico).
19  R. Pettazzoni, La religion dans la Grèce antique : des origines à Alexandre le Grand, Paris,
1953 (traduit de l’italien par J. Gouillard, avec une préface de Ch. Picard).
Jean-Pierre Vernant et l ’ Histoire des Religions 149

« Hestia-Hermès » allait devenir, avec les études sur le mythe des races,
l’enquête sur le colossos20 et « Les aspects mythique de la mémoire »21, une
des références essentielles des premiers disciples de Vernant. L’analyse struc-
turale, dans les chantiers inaugurés par Vernant signifiait la prise en compte
de toutes les versions d’un mythe, et de l’ensemble du contexte culturel (ou
ethnographique) dans lequel s’inscrit l’objet analysé22. Comme le rappellera
Jean-Louis Durand :

La méthode consiste à prendre au sérieux les commentaires grecs . . . dans


l’intention de faire apparaître la cohérence des représentations produites
par une culture données23.

Cette approche révolutionnaire (du point de vue des hellénistes) visait la


compréhension d’un système synchronique et non plus, comme c’était assez
généralement le cas jusqu’alors, l’analyse diachronique des champs séman-
tiques, la quête des causes et des origines. Ce ralliement au « structuralisme »
(en référence à Dumézil et Lévi-Strauss) allait entraîner Vernant à s’attaquer
non seulement à tout un pan de la philologie traditionnelle (on se souviendra
notamment de sa réplique cinglante à la critique que Defradas lui adresse à
propos du mythe des races24), mais encore à une certaine forme de psycha-
nalyse (« Œdipe sans complexe », 196725, « Ambiguïté et renversement. Sur la
structure énigmatique d’Œdipe-Roi », 197026).

9.4

En 1962 a lieu le colloque de Royaumont organisé par Meyerson, sur « Le


signe et les systèmes de signes », d’où sortira le fameux article de Vernant

20  Conférence de 1962, publiée pour la première fois en 1965 dans Mythe et pensée.
21  Journal de Psychologie, 1959, pp. 1-29 (repris dans Mythe et pensée).
22  Ce que bientôt, à la suite de D. Sperber, « Rudiments de rhétorique cognitive », Poétique.
Revue de Théorie et d’Analyse Littéraire 23, 1975, pp. 389-415, sp. 392, on appellera « le
savoir partagé ».
23  J.-L. Durand, Sacrifice et labour en Grèce ancienne. Essai d’anthropologie religieuse, Paris/
Rome, 1986, p. 6.
24  J.-P. Vernant, « Le mythe hésiodique des races. Sur un essai de mise au point », Revue de
philologie, 1966, pp. 247-276 (repris dans Mythe et pensée).
25  Raison présente 4, 1967, pp. 3-20 (repris dans Mythe et Tragédie, Paris, 1977).
26  Paru dans Échanges et Communications, Mélanges offerts à Claude Lévi-Strauss, Paris,
1970, t. II, pp. 1253-1279 (une version modifiée en sera publiée dans Mythe et Tragédie).
150 CHAPITRE 9

sur le colossos. Ce colloque, comme le relèvent Frontisi et Lissarague, c’est


déjà de l’interdisciplinaire, réunissant des psychologues, des sémiologues,
des mathématiciens et des spécialistes de l’Égypte ancienne, de la Grèce, de
la Mésopotamie, de l’Inde, du christianisme antique. À côté de l’approche
structurale désireuse de dégager, à l’intérieur de la culture grecque, à l’aide du
contexte grec, des réseaux de signification, l’essentiel devient dès lors (Vernant
a 38 ans) la pratique du comparatisme (souvent appliqué à des objets non reli-
gieux à première vue : la terre, la guerre, la personne). Vernant fonde le Centre
de Recherches Comparées sur les sociétés anciennes (Centre Louis Gernet) en
1964. Il en sera le Directeur jusqu’en 1985.
Les équipes comparatistes changent, se remodèlent, s’élargissent ou se res-
treignent. Les Problèmes de la guerre en Grèce, un volume publié en 196827, à
la suite d’une enquête menée sous la direction de Jean-Pierre Vernant, réunis-
sait un ensemble étonnant de savants : Michel Lejeune, Francis Vian, Pierre
Ducrey et Jacqueline de Romilly, Geoffrey Kirk, Marcel Detienne, Pierre Vidal-
Naquet, Claude Mossé, Pierre Levêque. On y trouvait une importante réflexion
sur la phalange, cette formation militaire aux origines de la cité, qui introdui-
sait une comparaison avec la Mésopotamie (par Elena Cassin) et la Chine (par
Jacques Gernet).
Toujours dans le cadre des travaux du Centre d’études comparées sur les
sociétés anciennes, dont ils constituent la seconde publication, les Problèmes
de la guerre à Rome28, sous la direction de Jean-Paul Brisson, ne devaient pas
tarder à prolonger, du côté de l’Italie, la recherche initiée en Grèce par Vernant.
À Royaumont en 1969 un colloque sur la Terre (Problèmes de la Terre en
Grèce ancienne29), fut dirigé, à l’initiative de Vernant et de Pierre Vidal-Naquet,
par Moses Finley, l’historien de Cambridge. On adoptait là aussi une perspec-
tive inspirée de Marcel Mauss, comparatiste, avec en arrière-plan, ou en fili-
grane, la réflexion de Vernant sur la raison et les origines de la cité, la manière
dont une pensée rationnelle émerge en relation à la construction d’un espace
politique. On y interrogeait plusieurs figures de la colonisation, de l’Italie à
la Mer Morte et à l’Égypte. La comparaison, ici, opérait sur le mode de l’ana-
lyse des contacts et des échanges, des confrontations autant que sur celui des
représentations internes, religieuses et mythiques30.

27  J.-P. Vernant éd., Problèmes de la guerre en Grèce ancienne, Paris/La Haye, 1968.
28  J.-P. Brisson éd., Problèmes de la guerre à Rome, Paris/La Haye, 1969.
29  M. I. Finley éd., Problèmes de la terre en Grèce ancienne, Paris/La Haye, 1973.
30  Le colloque de Royaumont avait été précédé par un colloque italien, en 1967, à Tarente,
sur La Cité et son territoire : La cittá e il suo territorio. Atti del VII Convegno di Studi sulla
Magna Grecia (Tarento), Napoli, 1968. L’éditeur du colloque italien (colloque auquel
Jean-Pierre Vernant et l ’ Histoire des Religions 151

En 1973, à Urbino, l’école de Vernant (en l’occurrence lui-même, accompa-


gné de Marcel Detienne, Laurence Kahn-Lyotard et Jean-Louis Durand) ren-
contre l’école de Rome dirigée par Angelo Brelich (avec Giulia Piccaluga, Dario
Sabbatucci, Marcello Massenzio), à l’occasion d’un colloque de cinq jours
consacrés au mythe grec (Il Mito Greco) à l’initiative de Bruno Gentili31. Il y a
là, autour de Rome et de Paris, une pléiade de grands individus issus de divers
horizons : entre autres le psychanalyste André Green, les hellénistes Clémence
Ramnoux, Pierro Pucci, Walter Burkert, Geoffrey S. Kirk, Jean Rudhardt et
Claude Calame, l’anthropologue Pierre Smith, le sémiologue Joseph Courtès.
Cette rencontre fut l’occasion de mettre en évidence les contrastes et les diver-
gences entre des positions qui devaient continuer de dialoguer et de s’affron-
ter sur une longue durée, entre autres à propos du sacrifice. L’enthousiasme
de Walter Burkert, que fascinent des récits structurés par un modèle d’action
qu’il pense remonter à l’époque de la chasse paléolithique, contraste avec l’ap-
proche sociologique et synchronique de Vernant, tandis que pour Brelich, ce
qui compte, c’est le rapport à l’histoire culturelle, ou plus précisément l’impor-
tance accordée au d’émergence, de re-structuration du récit, quand on passe
d’un état de civilisation à un autre (de la chasse à l’agriculture par exemple).
La méthode de Brelich et de ses collaborateurs est celle qu’ils ont héritée de
Raffaelle Pettazzoni : une première étape phénoménologique, caractérisée
par le comparatisme, est destinée à définir une typologie du phénomène
étudié (le « rite d’initiation » par exemple), avant d’être suivie d’une étude
de cas concrets envisagés dans l’histoire32. On peut dire que chez Vernant,
alors même qu’on s’intéresse à l’histoire (à la formation de la cité, au rôle de
l’écriture), on demeure profondément « synchronique » (au sens du structu-
ralisme). D’où ce contraste apparent et frappant (voire étrange) entre deux
manière d’envisager le « système » : un système de type phénoménologique,
qui finit par rencontrer l’histoire, dans l’école italienne ; un système de type
structural (sensible au contexte intra- culturel) dans l’école de Vernant. Chez

l’école de Paris n’avait pas directement participé) saluait chaleureusement les travaux de
Vernant, de Vidal-Naquet et de Detienne. C’est en lisant cette publication, en découvrant
cette allusion venue d’Italie, que James Redfield découvrit Vernant et son école, depuis
Chicago.
31  B. Gentili et G. Paione éds., Il Mito Greco. Atti del Convegno Internazionale (Urbino 7-12
maggio 1973), Rome, 1977.
32  Cf. A. Brelich, Paides e Parthenoi, Rome, 1969. Ce dernier ouvrage, capital, est consacré à
l’initiation et aux rites de passage en Grèce ancienne. Il est introduit par un impression-
nant état de la question du point de vue ethnologique (pp. 13-112), constitué comme une
typologie de type phénoménologique, préliminaire à l’approche historique conformé-
ment à l’enseignement de son prédécesseur romain, Raffaele Pettazzoni.
152 CHAPITRE 9

Vernant on reste longtemps en Grèce, avant de se permettre de comparer ;


chez Brelich on compare, avant de revenir en Grèce33.
En 1974, le volume Divination et rationalité présente les résultats d’une
enquête menée, à la suite des Problèmes de la guerre et des Problèmes de la
Terre, par le Centre de recherches comparées sur les sociétés anciennes. La
préface de Vernant (« Paroles et signes muets »), après avoir consacré 12 pages
à un exposé synthétique sur la divination grecque et les questions que nous
pose son étude (de l’intérieur), en vient à interroger sous l’angle compara-
tiste, « en contre-épreuve » (p. 24), et en deux pages seulement, les résultats
présentés par les historiens des autres sociétés anciennes représentées dans
ce volume (Chine, Mésopotamie, Rome, et Afrique noire). Vernant précise
pourtant d’emblée (p. 9) que le projet, dès le départ n’était pas de constituer
un répertoire de parallèles, mais bien, à partir de quelques cas « topiques »,
d’analyser des logiques, des types de rationalité, ainsi que leurs places et leurs
fonctions dans les sociétés considérées. On comprend alors que le résultat de
l’approche comparatiste réside moins dans une conclusion générale (une arti-
ficielle discussion finale de synthèse), que dans le travail même de l’enquête,
la tonalité conférée à chaque étude de terrain par les échanges et les questions
surgis au cours d’un long exercice collectif. Le livre qui résulte de ce travail, en
outre, ne réunit que certaines des contributions énumérées par Vernant dans
la note finale de son introduction (p. 25).
Les fameuses enquêtes comparatistes sur la personne, sur le sacrifice34, la
divination, le mythe, avaient donc toutes été lancées, et avaient déjà produit
des résultats, quand Jean-Pierre Vernant inaugura, au Collège de France, en
1975, la chaire d’Études comparées des Religions antiques, en expliquant ce
qu’est la comparaison, comment « chaque enquête, chaque équipe qu’elle ras-
semble, prennent . . . un peu la forme d’une aventure collective où, en dehors
de la compétence, l’ouverture d’esprit, la sympathie intellectuelle et l’amitié
ont toujours eu et auront encore leur place ».

9.5

Dans la leçon inaugurale de la chaire d’études comparées des religions antiques


au Collège de France (vendredi 5 décembre 1975), Vernant rappelle tout

33  Cf. d’A. Brelich, les « Prolégomènes à une histoire des religions », in H.-Ch. Puech éd.,
Histoire des religions, Tome 1, Paris, 1970, pp. 1-59, et ses importantes études de religion
grecque, en particulier I Eroi Greci, Rome, Edizioni dell’Ateneo, 1958, et Paides e Parthenoi.
34  Équipe de recherche sur les sacrifices, E.R.A. 75 de l’ancienne VIe section de l’EPHE.
Jean-Pierre Vernant et l ’ Histoire des Religions 153

d’abord que son enseignement prend place dans une chaîne quasi continue de
chaires consacrées à l’histoire des religions, depuis celle d’Albert Réville créée
en 1880. Il constate que cette tradition est marquée par le postulat d’un objet
observable, le phénomène religieux, susceptible d’être traité « comme un
domaine unique, un plan de réalité assez général, spécifique et autonome pour
pouvoir être envisagé, dans la perspective évolutionniste de l’époque, comme
une suite ayant en elle-même sa continuité, sa cohérence, peut-être même
sa fin » (p. 8). Le christianisme, dans cette perspective qui fut, notamment,
celle d’Alfred Loisy, apparaît comme « terme de référence et point d’arrivée »,
selon un schéma de type hégélien (p. 9). Mais à cette tradition fait obstacle, ou
contre-pied, depuis la fondation de L’Année sociologique en 1898, un courant
de pensée concernant lui aussi les phénomènes religieux. La perspective est
encore évolutionniste, mais « elle prend les choses de l’autre bout. Elle met à
l’origine du développement social la religion ou plutôt ce qu’elle y substitue : la
catégorie, plus large et plus diffuse, du sacré » (p. 10). Le privilège, ici, n’est pas
celui (téléologique) du christianisme, mais celui, originel, des religions dites
primitives. À partir de là, il semblerait qu’on soit prisonnier d’une sorte de
contradiction, où la quête de la préfiguration se heurte à celle des survivances.
L’étude de la religion grecque, selon Vernant, permet d’échapper à ce
dilemme. Entre le christianisme et les cultes primitifs, il existe en effet tout
un continent, dit-il, celui des polythéismes, jusqu’alors « moins exploré pour
lui-même et en lui-même que par rapport à ce qui n’était pas lui » (p. 10). Sur
ce continent-là, à l’écart du christianisme et des sauvages, la Grèce occupe une
place de choix. Historiens et philologues s’en sont occupés depuis longtemps,
collectionnant, inventoriant et classant tout un ensemble de documents de
portée religieuse, mais incapable d’y voir autre chose qu’un agrégat ou une
collection hétéroclites, en ce qui concerne les panthéons, ou un discours qu’on
se dispense d’examiner en lui-même, mais dont on s’efforce de reconstituer
la genèse à partir d’une version supposée première, en ce qui concerne les
mythes (p. 12). Le polythéisme des Grecs donnerait donc, globalement, l’im-
pression d’un chaos.
Il apparaît clairement, aujourd’hui, que ce verdict tranchant était à la fois
juste et injuste. Juste par rapport à tout un courant des études philologiques
où la religion grecque, et surtout la mythologie, étaient considérées comme
des survivances sauvages et malheureuses, susceptibles de ternir l’image du
miracle grec (on pense à la suffisance de Wilamowitz, et à ses souvent pâles
émules) ; mais indéniablement injuste par rapport à de très nombreuses
approches que Vernant passe tout simplement sous silence, négligeant d’en
tenir compte : tout ce qui avait été fait dans le sillage de l’école de Cambridge
(Jane Harrison), ou autour de Walter Otto en Allemagne, sans parler de l’Italie
154 CHAPITRE 9

de Pettazoni et de Brelich (l’école de Rome), des USA (Linforth pour ne citer


qu’un nom), ou encore en Suisse, du côté de Jean Rudhardt35.
Ceci dit, la visière que Vernant s’impose le libérait momentanément
de complications dont il devait bien se douter qu’elles ne tarderaient pas à
­ressurgir36 ; elle lui permettait de dresser, en perspective cavalière, un tableau
simple et très clair de ce qu’il faut bien reconnaître comme l’essentiel d’un
agenda qui ne sera que partiellement respecté. Premier point, première percée :

Une étude comparée des polythéismes de l’Antiquité est . . . conduite


à mettre en question, non seulement l’idée qu’il existe une essence de
la religion – ce qui serait banal, mais celle d’une continuité des phéno-
mènes religieux (p. 14).

Le religieux y est en effet inséré à tel point dans la vie sociale, qu’il est impos-
sible de délimiter précisément ce qui serait du domaine de la religion. L’étude
comparée des polythéismes contraint donc le chercheur à prendre du recul
par rapport aux cadres habituels (pp. 14-15). Il peut alors prendre appui à la fois
sur la sociologie religieuse, celle d’un Louis Gernet, et sur la psychologie his-
torique, celle d’Ignace Meyerson. Et sa méthode consistera à mettre en place
des enquêtes comparatistes, pour confronter des modèles religieux différents :

Impossible de faire aujourd’hui du comparatisme global en survolant de


haut les univers religieux pour en dégager les traits généraux, en fonc-
tion de ressemblances plus ou moins vagues. La comparaison doit au
départ s’installer dans un des systèmes religieux avec sa configuration
particulière et se poursuivre de l’intérieur de chacune des religions avec
lesquelles la confrontation semble devoir être payante (pp. 19-20).

Ici aussi, Vernant simplifie, à outrance. En fait il vient de nous dire qu’on ne
peut isoler un domaine qui serait à proprement parler religieux, dans cet
ensemble des cultures antiques et polythéistes. En prétendant comparer « des
religions », on risque donc de s’égarer. Mais qu’à cela ne tienne, la solution,
implicite, est dans la définition des questions qu’on va se poser à l’intérieur
de chaque atelier comparatiste. Ces questions ne portent pas sur « la » reli-
gion. Elles ne sont absolument pas prévisibles, ces questions. En effet, comme
le dit Vernant, si la comparaison est affaire de spécialistes, et si le compara-
tiste est d’abord « l’homme d’une religion » (p. 21), le plus important demeure

35  Rudhardt est cité, pourtant, un peu plus loin dans la leçon, à propos du sacrifice.
36  Notamment autour de la question du mythe. . .
Jean-Pierre Vernant et l ’ Histoire des Religions 155

l’élargissement de l’horizon et l’infléchissement de la question posée de l’in-


térieur d’un champ de compétence particulier, à l’adresse d’autres champs
de compétence. La question ne peut qu’éclater, le cadre du départ se briser,
aussitôt que commence l’aventure collective, c’est-à-dire l’échange des réac-
tions et des contre-réactions, et surtout des résistances, du simple fait que le
travail comparatiste est une forme de négociation, qui aligne sur ceux d’autres
cultures les « faits religieux » inscrits au programme à partir d’un contexte
refermé sur lui-même.
Vernant se présente lui-même comme occupant, de fait, un poste-frontière,
une position de carrefour où, à travers lui, « bien des fils divers, en faisceau,
sont venus se rejoindre et se nouer » (p. 22). Cela devrait suffire à expliquer,
au fond, pourquoi le travail comparatif va partir, avec Vernant, de la Grèce.
Mais Vernant se croit obligé de justifier ce privilège de la Grèce par la résis-
tance au système triparti élaboré par Dumézil : « orpheline », coupée de ses
racines indo-européennes, la Grèce donnerait à ses interprètes la « chance »
de développer, à partir d’un cas isolé, un comparatisme tous azimuts (p. 24).
Cet étrange compliment adressé à Dumézil nous apparaît aujourd’hui un peu
maladroit : de Dumézil, on retient moins, dans nos études, l’idée trifonction-
nelle (à laquelle Vernant d’ailleurs ne se sera que fort peu intéressé) que la
pratique des panthéons et l’analyse des textes, c’est-à-dire ce qui précisément
a inspiré le plus profondément la démarche de Vernant et de ses proches37.
Dans la présentation de son programme de recherche, Vernant commence
par l’enquête sur le sacrifice, une entreprise engagée depuis quelque temps
déjà, et qui devait déboucher, quatre ans plus tard, sur la publication de
La cuisine du sacrifice en pays grec (sous la direction de Marcel Detienne et
de Jean-Pierre Vernant). Il prend, dans sa leçon, le contre-pied de Walter
Burkert et de sa quête des origines préhistoriques (Homo Necans, 1972).
Il veut orienter le comparatisme « non plus vers les étapes d’une hypothétique
genèse, mais vers la confrontation de modèles analogues et différents, en met-
tant en regard de l’exemple grec le sacrifice dans d’autres systèmes religieux »
(p. 29). La comparaison, nous dit Vernant, s’impose en premier lieu avec le
sacrifice védique, domaine où travaille son collègue et ami Charles Malamoud.

37  Notamment dans le livre écrit avec M. Detienne, Les ruses de l’intelligence. La mètis des
Grecs, Paris, 1974, qui venait de sortir. Cf. aussi John Scheid, parlant de « Dumézil, que
j’ai lu et avec qui j’ai appris à faire de l’anthropologie religieuse. Je n’étais pas vraiment
attiré par les affaires indo-européennes : elles m’intéressaient, comme tout le monde à
l’époque, mais ce n’était pas ma tasse de thé. Je voyais plutôt comment il analysait les
documents » (entretien paru dans Asdiwal 2, 2007, p. 127).
156 CHAPITRE 9

Autre chantier annoncé, les modalités du passage d’une culture orale à une
culture écrite, et le statut du langage mythique. Il envisage aussi une étude
comparatiste de la théogonie homérique, tout en annonçant son séminaire de
l’année, qui sera consacré à une enquête sur les mythes et les dieux de l’intelli-
gence rusée (considérant notamment Enki-Ea et la tradition orale africaine sur
le trickster38). Ses conférences, elles, porteront sur la symbolique figurative.
Mon intention n’est pas ici de dresser un bilan. De ces projets comparatistes
quelques-uns seront effectivement réalisés, comme l’enquête sur le sacrifice
qui donnera, en 1979, La cuisine du sacrifice en pays grec (sous la direction de
Marcel Detienne et Jean-Pierre Vernant). Là encore c’est le résultat d’un long
travail débuté dans un atelier comparatiste, auquel il n’est pas fait allusion
dans le livre. Cet atelier a débouché, à plus ou moins long terme, sur des publi-
cations d’africanistes, et d’indianistes39.
Il faut mentionner aussi les travaux sur l’idéologie funéraires, entrepris en
collaboration avec l’Institut oriental de Naples, dont résulte, sous la direction
de Gherardo Gnoli et Jean-Pierre Vernant, La Mort, les Morts dans les sociétés
anciennes40. L’introduction, rédigée par Vernant, constitue (c’est un des rares
exemples) une véritable étude comparée41.
Le volume du Temps de la réflexion de 1986, consacré au Corps des dieux,
introduit lui aussi par Vernant, est moins le résultat d’un travail comparatiste
qu’une collection de monographies.
Le comparatisme de Vernant, on le sait, et cela a été souligné par Marcel
Detienne, a eu tendance à s’estomper, sinon à se réduire comme une peau
de chagrin. Retour aux Grecs ? Aux Grecs jamais abandonnés ? L’exemple du
sacrifice est instructif. Tout avait commencé par un atelier comparatiste. Tout
s’achève sur une série de monographies. D’autres, comme Detienne, n’ont pas
cessé de créer des ateliers de comparaison. Mais là n’est pas la question.

38  Dans le prolongement des Ruses de l’intelligence, Mythe et société en Grèce ancienne, Paris,
1974, venait aussi de paraître, où l’on trouve une importante étude écrite en s’inspirant de
cours de Marcel Detienne : « Raisons du mythe » (pp. 195-250).
39  M. Biardeau et Ch. Malamoud, Le sacrifice dans l’Inde ancienne, Paris, 1976 ; L. de Heusch,
Le sacrifice dans les religions africaines, Paris, 1986 ; Michel Cartry éd., Sous le masque de
l’animal : essais sur le sacrifice en Afrique noire, Paris, 1987.
40  G. Gnoli, J.-P. Vernant, La Mort, les Morts dans les sociétés anciennes, Cambridge/Paris,
1982.
41  J.-P. Vernant, « Inde, Mésopotamie, Grèce : trois idéologies de la mort », repris dans
L’individu, la mort, l’amour. Soi-même et l’autre en Grèce ancienne, Paris, 1989, pp. 103-115.
Jean-Pierre Vernant et l ’ Histoire des Religions 157

9.6

Peut-on, doit-on considérer Vernant comme un historien des religions ? Oui,


si l’on veut bien renoncer à une définition tranchée de ce qui serait religieux
par rapport à ce qui ne le serait pas. Vernant a développé, sur ce point, une
réflexion de plus en plus pointue42. Partant des polythéismes, son regard
dégagé ouvre l’histoire des religions à l’ensemble du symbolique. Il encourage
la comparaison, tout en préférant le plus souvent se fixer sur quelques objets
de prédilection, bien contextualisés43. Dans ce sens, on pourra dire que l’his-
toire des religions antiques, avec son idéal comparatiste, correspond, dans son
champ propre, à ce que d’autres aires connaissent sous l’appellation d’anthro-
pologie, sociale ou culturelle.
L’histoire des religions, au sens de Vernant, existe bel et bien, malgré les
tentatives actuelles (un peu partout) de la noyer dans une marée de disciplines
désireuses, pour des raisons plus ou moins avouables, de se pencher sur le
« fait religieux ». Face aux « sciences des religions » (qui restent à définir), elle
peut se prévaloir d’une longue et belle tradition (où l’on rencontre entre bien
d’autres, après Max Müller et sir James Frazer, Raffaele Pettazzoni, Jonathan Z.
Smith, Bruce Lincoln, David Frankfurter, Guy Stroumsa. . .).
Il s’agit d’une tradition dans le sens d’un parcours compliqué mais continu,
sans retour en arrière possible, même si rien n’est définitif. La caractéristique
centrale, le point nodal, ce qui la constitue en champ de recherche et d’en-
seignement, c’est une forme particulière d’audace : une manière de sortir de
chez soi, d’aller voir ailleurs, de se décentrer, de se divertir, quitte à mieux se
comprendre du même coup.
Le comparatisme c’est ce besoin étrange mais impératif, chez le spécialiste
d’un domaine historique et culturel précis, d’ouvrir son terrain de chasse aux
braconniers que sont, par définitions, les collègues des champs d’alentour, et
de se faire braconnier lui aussi. Une forme de curiosité, en d’autres termes.
Curiosité de tout ce qui se fabrique, en termes de mythes, de rites, de symboles,
de croyances et de pratiques bizarres, dans des zones étranges, lointaines
autant que proches. Pour confronter l’ici et l’ailleurs. Ce que je crois savoir à ce
que je ne sais pas encore.
Partant de là, on découvre que chaque historien des religions se construit
une posture personnelle : il est toujours comparatiste, mais plus ou moins ;
toujours historien, philologue aussi, mais plus ou moins. Plus ou moins

42  Cf. J.-P. Vernant, « Langage religieux et vérité », dans Religions, histoires, raisons, Paris,
1979, pp. 55-62 ; « Formes de croyance et de rationalité en Grèce », art. cit. (n. 14).
43  On songera d’abord à ses études sur Dionysos, sur la Gorgone, sur les images.
158 CHAPITRE 9

g­ énéraliste, plus ou moins voyageur. Mais il est tout cela, en dosages variés.
Si vous enlevez un ingrédient, vous quittez la recette.
En définitive, cela revient à dire que l’essentiel est une pratique qui suppose
une prédisposition. À cette pratique il faut ajouter bien sûr des techniques spé-
cifiques, ce qu’on peut appeler le métier, qui lui est issu de la longue histoire
de la discipline. Technique essentielle : la comparaison. Un exercice devenu
pluriel, comme le dit Marcel Detienne. Pour comparer, aujourd’hui, il faut
construire, à plusieurs, du comparable. L’individu, ici, a besoin de quelques
collègues. La communauté des écoliers est essentielle, autant que la tradition
disciplinaire : une petite république. Telle fut, à n’en pas douter, la voie suivie
par Vernant.
CHAPITRE 10

Observer, décrire, comparer

10.1

Dans une brève présentation de la notion de territoire en histoire des reli-


gions, Sam Gill définit les débuts de l’étude académique de la religion comme
l’abandon d’une perspective théologique (où l’accent est mis sur la croyance
en un dieu) au profit d’une perspective taxinomique, où l’accent est mis sur la
construction de l’espace et du temps, comme cadres de signification1. Mircea
Eliade serait le représentant le plus influent de ce type de pensée, où le « sacré »
relègue les dieux au second plan. L’espace et le temps sont envisagés, dès lors,
dans l’optique de la distinction durkheimienne entre sacré et profane. On sait
que dans le Traité d’histoire des religions, cet ouvrage publié en 1949, Mircea
Eliade s’efforçait de repérer, à l’aide d’un comparatisme encyclopédique,
la manière dont s’organisent les modalités du rapport de l’homme au sacré.
Il établissait ce qu’il nomme, en sous-titre, une « morphologie du sacré » :
à savoir une classification des images, des symboles et des rites à l’aide des-
quels l’humanité, partout et toujours, s’efforce de s’arracher à la contingence,
au désordre, au non-sens du profane, pour atteindre le sens, l’être. Le sacré
(la réalité de l’être) se manifesterait à travers quelques structures symboliques
de base conçues par Eliade comme archétypiques et universelles, et dont il
dresse la liste: symbolismes céleste, solaire, lunaire, aquatique; auxquels
succèdent les épiphanies lithiques (pierres sacrées, omphalos), et enfin tel-
luriques (où la femme rejoint la terre, puis la végétation et l’agriculture). Le
tout étant construit autour de deux expériences religieuses fondamentales:
l’expérience d’un espace ordonné autour d’un centre (lieu de communication
avec l’archétype), et l’expérience d’un temps organisé de manière cyclique,
un temps « liturgique » qu’il est possible de régénérer périodiquement par la
répétition de la cosmogonie (le retour rituel aux origines). Partout et toujours,
et à l’aide d’un nombre limité d’instruments symboliques, l’humanité se serait
ainsi efforcée de mettre de l’ordre dans le chaos douloureux de la contingence.

Une version anglaise de ce texte, ici légèrement amplifiée, est parue dans la toute nouvelle revue
internationale Historia Religionum 1, 2009, pp. 13-20.
1 S. Gill, « Territory », in M. C. Taylor éd., Critical Terms for Religious Study, Chicago, 1998,
pp. 298-313, ici p. 301.

© koninklijke brill nv, leiden, ���6 | doi ��.��63/9789004319141_011


160 CHAPITRE 10

Critique vis-à-vis de la position d’Eliade, Jonathan Z. Smith a souligné que


la notion de centre « n’est pas un modèle solide auquel on peut rapporter,
comme pour l’illustrer, les faits observés. C’est au contraire une notion dou-
teuse qui demande à être repensée sur la base d’efforts comparatistes précis »2.
Un territoire, avec sa distribution en espaces plus ou moins « sacrés », autour
d’un centre, n’est jamais que le résultat d’une construction du monde, tou-
jours remise en question, et toujours re-contextualisée. La réalité symbolique
est une construction, résultant d’une négociation. En d’autres termes elle ne
tombe pas du ciel.

10.2

À propos d’un mot rapporté de très loin, et vite entré dans le vocabulaire de
l’anthropologie religieuse, le mystérieux mana (puissance d’avant les dieux)
analysé par Marcel Mauss, ainsi que de diverses catégories du même type,
Claude Lévi-Strauss parle de notions destinées à « représenter une valeur indé-
terminée de signification, en elle[s]-même[s] vide[s] de sens et donc suscep-
tible[s] de recevoir n’importe quel sens »3. Il précise, dans une note, que « la
fonction des notions de type mana est de s’opposer à l’absence de signification
sans comporter par soi-même aucune signification particulière »4. Le sacré
de ce point de vue serait, ni plus ni moins, ce qui donne du sens au profane.
Comme Jonathan Z. Smith l’a bien vu, rien de sacré n’est sacré par nature, et
il en va de même avec le profane. Le sacré ou le profane ne sont pas des caté-
gories substantielles, mais bien plutôt relationnelles, ou de situation relative.
La frontière qui les sépare est mobile. Rien n’est sacré en soi, il n’y a que des
choses sacrées en relation à d’autres, qui ne le sont pas, ou moins. Ce qui est
sacré pour les uns ne l’est pas nécessairement pour les autres.
Confrontés que nous sommes, en tant qu’historiens des religions, à la mul-
tiplicité des stratégies rituelles et mythologiques destinées à « donner du
sens », à conférer de la valeur surnaturelle à certains domaines du réel, la seule
« prise » qui nous soit raisonnablement possible, par rapport à un objet aussi
fuyant, mobile, culturellement variable, est celle de la comparaison. Notre
tâche, c’est d’observer ces stratégies dans leur diversité, pour comparer des
comportements, des attitudes, pour mettre en rapport ce que l’on dit ou fait ici

2  J. Z. Smith, To Take Place : Toward Theory in Ritual, Chicago, 1987, p. 17.
3  Cl. Lévi-Strauss, « Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss », in M. Mauss, Sociologie et
anthropologie, Paris, 1950, p. XLIV.
4  Ibid., p. L.
Observer, Décrire, Comparer 161

avec ce que l’on dit ou fait là-bas, à telle ou telle période: comment travaille le
rituel, et dans quel termes on en parle (si on en parle), avec quels vocabulaires,
quelles images ?

10.3

Dès ses plus lointaines origines, l’histoire des religions, sous forme d’une
réflexion pré-académique, apparaît par conséquent comme un exercice de
comparaison. Les premiers témoignages de cet exercice sont observables dans
l’Antiquité, autour du bassin oriental de la Méditerranée. On assiste dans cette
zone, à partir du premier millénaire avant notre ère, à ce qu’on peut appeler
un élargissement progressif du champ de l’altérité. Ce phénomène fut encou-
ragé par le caractère à la fois multi-ethnique et homogène de cette région du
monde, où des échanges et des interférences incessants font réagir entre elles
les vieilles traditions du Proche-Orient ancien (Égypte, Mésopotamie, Syrie-
Palestine, Phénicie, mondes anatolien et iraniens), avant même que les Grecs
puis les Romains n’en réinterprètent les héritages.
Les Hébreux ont réfléchi sur l’Égypte, et l’Iran sur Babylone; la Grèce sur
tous ses voisins. En Mésopotamie, les données sumériennes et akkadiennes
dialoguent entre elles, comme le feront, à Rome, les données italiques, étrus-
ques et grecques. Les Hittites font travailler leurs mythes sur des données à
la fois anatoliennes et mésopotamiennes. Les Iraniens (chez qui les hymnes
les plus anciens de l’Avesta s’adressent à des entités divines très proches de
celles des Védas indiens, dans une langue voisine du sanscrit) construisent un
Empire qui va de l’Inde à la Méditerranée, préparant la voie à Alexandre et à
ses successeurs, puis aux Romains. Le judaïsme, puis le christianisme et l’islam
réagissent à leur tour, et chacun à leur manière, à ce grand brassage d’où les
monothéismes tirent leur substance et leur pugnacité. C’est de ces contacts et
de ces heurts préliminaires, avant bien d’autres heurts, entre d’autres cultures
encore, que sont issus les premières préconceptions et les premières contro-
verses, les premiers préjugés et les premiers outils conceptuels d’une enquête
comparatiste qui demeure la nôtre, sur des phénomènes que nous considé-
rons comme religieux5.
Pour construire une histoire comparée des religions nous sommes contraints,
nous autres européens ou américains, ou européanisés, à tenir compte de ce
terrain qui est celui où se sont développés nos instruments d’analyse. Nous
devons être conscients de la manière dont nous avons construit nos évidences.

5  Cf. Ph. Borgeaud, Aux origines de l’histoire des religions, Paris, 2004.
162 CHAPITRE 10

L’exercice historiographique consistant à retracer (de l’Antiquité classique et


proche-orientale, à travers l’Antiquité tardive, puis les périodes médiévales et
modernes jusqu’à aujourd’hui, ici) les processus de cette construction est une
tâche absolument indispensable. Mais cela ne suffit pas. Il faut aussi que nous
soyons en mesure de reconnaître que d’autres points de vue sont possibles,
parfois très lointains, très déroutants, issus d’autres aires culturelles. Il ne suf-
fit pas de critiquer, de l’intérieur, la préhistoire, la genèse et les développe-
ments d’une approche colonialiste qui fut, finalement, la nôtre. Il ne suffit pas
de pratiquer une archéologie interne de l’histoire des religions en Occident.
Il faut encore nous préparer à rencontrer des élaborations différentes, issues
de cultures extérieures (l’Extrême-Orient, les peuples indigènes d’Australie ou
d’Amazonie, etc.). Il faut que la comparaison débouche, enfin, sur la constitu-
tion d’une discipline véritablement comparatiste, multifocale, où les concepts
et les outils de recherche restent en permanence des objets à construire, de
manière négociée, entre points de vue multiples et divers.
La situation initiale qui fut, pour nous, celle de l’Antiquité classique
demeure toutefois, de ce point de vue précisément, exemplaire. En effet, la
diversité chatoyante des cultures religieuses qui se croisent et réagissent entre
elles aux temps de l’« Empire gréco-romain » (pour reprendre une formule de
Paul Veyne6) peut préparer et encourager l’historien ou l’anthropologue des
religions à aborder un phénomène bien plus large encore, qu’aujourd’hui on
appelle la globalisation.
Observer la genèse gréco-romaine des procédures comparatistes, en his-
toire des religions, peut en effet s’avérer très utile, comme préparation au
grand et nécessaire voyage planétaire. Il faut pour cela remonter en-deçà des
monothéismes, dans des espaces où circulent d’innombrables divinités, aux-
quels s’adressent d’innombrables rites.

10.4

Issue d’Adam instruit par Dieu, l’humanité tout entière fut imaginée, par les
premiers Chrétiens, comme disposant d’une religion rudimentaire, originelle
et universelle, impliquant une connaissance du Dieu unique, éclairée par une
lumière naturelle. L’âme est naturellement chrétienne, affirmait Tertullien.
Mais cette lueur serait enfouie dans les ténèbres de l’ignorance, ce qui est
censé expliquer, avec l’aide du diable, la formation de religions polythéistes
(aux multiples dieux). Noé, Abraham et Jacob, la révélation accordée à Moïse,

6  P. Veyne, L’Empire gréco-romain, Paris, 2005.


Observer, Décrire, Comparer 163

puis les prophètes, le Christ et la mission évangélique constituent, au sein des


Ténèbres, autant d’étapes d’une histoire privilégiée. De cette chaîne providen-
tielle du salut, où la lumière est pour ainsi dire transmise sans interruption, les
sagesses des Nations, victimes des brumes sataniques, ne sont pas complète-
ment exclues. Mais elles doivent se contenter d’occuper une position margi-
nale, dans la pénombre des survivances et du paganisme.
On sait que chaque tribu a tendance à penser que les seuls vrais humains
sont ceux qui la constituent. Si l’on est disposé à voyager pour aller voir ail-
leurs, et même très loin, quelles sont les formes variées que peut revêtir un tel
rejet de l’autre, il peut être utile, en un premier temps et à titre propédeutique,
de regarder ce qu’il en fut « chez nous », avant l’intervention du christianisme.
On sera peut-être étonné de découvrir que la culture occupait, aux yeux de
Cicéron et de ses lecteurs (peu avant le Christ), la place qui est dévolue à la
Révélation par le judaïsme, le christianisme et bientôt l’islam. Tout humain,
dans la mesure où il est « cultivé », c’est à dire séparé de l’animalité sauvage
(ce qui est le cas le plus fréquent selon Cicéron, mais pas toujours le cas), a une
connaissance naturelle des dieux. Cela veut dire qu’en principe toute religion
(ou presque) est bonne pour ceux qui la pratiquent, chacun à la manière de sa
tribu. L’humanité, de ce point de vue, est une chose relativement bien parta-
gée. Même les Barbares peuvent avoir des sagesses.
Mais cette conception très généralement tolérante, et largement répandue
chez les intellectuels antiques, connaît elle aussi des limites. Un certain type de
distinction, de discrimination, conduit en effet les Anciens à porter un regard
différent sur les pratiques rituelles et les commentaires mythiques, selon qu’ils
les considèrent comme étrangers ou comme autochtones. On rencontre ici
la limite de l’interprétation (interpretatio), le mur où se heurte la possibilité
en principe indiscutable de traduire les dieux de l’autre en dieux de chez soi :
cette possibilité, qui certes représente une ouverture, ne débouche pas sur une
véritable assimilation. Un soupçon de « superstition » intervient fatalement,
aussitôt que le regard se porte vers l’extérieur, sur une communauté différente,
voire sur un voisin un peu original.
En-deçà d’une tolérance théoriquement infinie on découvre, dans les sou-
bassements du polythéisme, un souci fondamental de maintenir un écart
entre le local et l’étranger, entre le public aussi et le privé (entre les sentiments
du groupe et ceux de l’individu). L’individu, par rapport aux pratiques rituelles
collectives, représente en effet une menace potentielle. Un double écart est
donc maintenu, au niveau religieux, entre cultes politiques et cultes étrangers,
entre piété collective et piété privée, alors même que la littérature et la phi-
losophie, de leur côté, tendent à affirmer le caractère hautement traduisible,
sinon même l’unicité de l’ensemble des figures divines, où qu’on les rencontre.
164 CHAPITRE 10

Du point de vue du polythéisme, les rites, dans leur diversité, seraient donc
en général bons pour ceux chez qui on les rencontre, dans la limite où leurs
pratiquants, quels qu’ils soient, respectent scrupuleusement les règles ances-
trales qui définissent, chez eux, une manière spécifique de communiquer avec
le divin. Mais cela n’est vrai que jusqu’à un certain point. Le regard inquiet du
voisin guette l’incartade chez son « prochain », par rapport à un code minimal
des bonnes manières, un code défini par l’observateur mais prétendu univer-
sel. De passage à Rome, Hercule met fin aux sacrifices humains accomplis par
les prédécesseurs de Romulus, comme plus tard les Romains condamneront
les sacrifices humains qu’ils rencontreront chez les Gaulois. Des coutumes
sont parfois signalées comme honteuses par le vieil historien Hérodote, dont
l’attitude en général est plutôt tolérante : il s’offusque de la prostitution rituelle
des femmes de Babylone (Histoires I, 199) et n’accepte pas, en Égypte, que l’on
s’accouple dans un sanctuaire (II, 64).
Le pratiquant veille aussi à ce que le « prochain » ne s’approche pas trop,
qu’il ne vienne pas « chez nous », à Athènes ou à Rome, imposer des règles
nouvelles. L’autre a intérêt à rester confiné dans son rôle de barbare, sage ou
sauvage.
Mais où se trouve donc, dans le système gréco-romain esquissé, la « vérité » ?

10.5

S’il va de soi que la pratique de ma communauté est la seule « vraie », il n’en


demeure pas moins qu’une multiplicité d’explications contradictoires surgit,
en Grèce ou à Rome, aussitôt qu’il est question de donner la raison ou la cause
d’un rite. Cette indécision parfaitement acceptée, ce débat continu montrent
la complexité de la relation qui unit le croire et le faire. Faut-il nécessaire-
ment croire, pour pratiquer ? Certainement pas. Trouver une raison, ce n’est
pas donner raison, et la coutume (le nómos), pour se reproduire, doit comp-
ter sur elle-même ; elle est souveraine et puissante, comme disait Pindare : la
coutume (locale, dans sa différence d’avec les coutumes des autres lieux) est
chaque fois toute puissante, nómos basileus, nómos roi, voire tyran, pour ceux
qui y souscrivent7.
Une croyance affichée, dans le monde antique, relèverait par contre de la
superstition. Elle éloignerait de la religion conçue comme une bonne manière

7  Cf. Ph. Borgeaud, « Une rhétorique antique du blâme et de l’éloge. La religion des autres »,
dans P. Brulé éd., La norme dans le système religieux des Grecs, Liège, 2009, pp. 69-89.
Chapitre 18 dans le présent volume.
Observer, Décrire, Comparer 165

de « cultiver », de traiter les dieux. Alors même qu’ils sont friands de louanges,
les dieux ne demandent pas qu’on dise qu’on croit en eux. Cela va de soi, et
si cela n’allait pas de soi, s’il fallait le dire, s’il fallait un credo, on se trouverait
en quelque sorte à l’extérieur du convenable. On risquerait de sortir du bon
usage. Il n’est point de bonne piété au-delà de la frontière qui tient l’action
religieuse éloignée de l’opinion. Se méfier des théories, en matière de cou-
tume religieuse, admettre son ignorance, revient à respecter la métamorphose
incessante des dieux innombrables, qui refusent de se laisser mettre en boîte.
La conviction serait conçue comme paralysante, ou même mutilante, par rap-
port à la pratique. Strabon, un géographe-ethnographe et historien contem-
porain d’Auguste, affirmait que « dans les Mystères le secret (le fait de cacher
les objets rituels) confère au divin un caractère vénérable, en imitant la nature
même du divin, qui échappe à la perception »8.

10.6

Le mythe, qui parle des rites et des dieux, fonctionne comme un commentaire
continu sur la pratique, mais un commentaire attaché au mode du palabre et
soucieux de ne pas déboucher sur un dogme. Le mythe est une parole heureuse
et dégagée, qui ne prétend pas donner un avis définitif, mais au contraire tou-
jours et encore de nouvelles interprétations, en rapport plus ou moins harmo-
nique à d’autres interprétations d’un même thème. On est ici dans le domaine
des récits chatoyants, en continuelles transformations, où il n’est point de ver-
sion privilégiée, ni même de « partition » sur laquelle on puisse s’appuyer. Une
telle partition, un tel modèle théorique, n’existerait qu’au terme d’une analyse
secondaire, résultat du travail des mythologues, ceux qui (aujourd’hui, ici, et
de très loin) étudient les variantes.
Ce que les monothéismes reprocheront aux polythéismes, c’est précisé-
ment ce droit au palabre, au tâtonnement, à la parole mal assurée, et même
à la contradiction, que l’on s’octroie du côté de Dionysos ou de Jupiter. Jan
Assmann, dans un petit livre sur Le prix du monothéisme a bien perçu cela,
dont il recherche l’origine en ce qu’il appelle « la rupture mosaïque »9. Mais
il croit y déceler, malheureusement, le signe d’un avantage du monothéisme.
Cette rupture aurait entraîné une sorte de progrès, puisqu’elle aurait créé les
conditions qui rendent possible et souhaitable de séparer le vrai du faux. La
possibilité de distinguer, de manière claire et tranchée, entre une (seule) vérité

8  Strabon, Géographie X, 3, 9.
9  J. Assmann, Le prix du monothéisme, Paris, 2007.
166 CHAPITRE 10

(religieuse) et une multiplicité d’erreurs serait-elle vraiment un progrès ? Et


que faut-il penser de cette curieuse conviction selon laquelle ma vérité, en ce
domaine, commence là où s’arrête l’erreur de l’autre10 ?
La position d’Assmann n’est pas très claire sur ce point, sa conclusion un
peu alambiquée laisse toutefois entendre qu’une vérité négociée vaut mieux
qu’une vérité assénée comme un dogme. Il faudra peut-être revenir, un jour,
sur cette vieille question en se demandant s’il ne serait pas bon, effectivement,
de mieux évaluer l’importance du mythe et du palabre et, pourquoi pas, de
reconnaître le rôle essentiel de ce commentaire pluriel, jamais définitif, dans
une perspective qui serait celle d’une pensée en débat, une pensée démocra-
tique, à l’usage d’un monde multi-culturel. Le monothéisme, quand il se donne
pour tâche d’extirper ce qu’il appelle les idolâtries, prépare en effet l’avène-
ment des pires formes d’impérialisme ou d’enfermement totalitaire.

10.7

Aux prises avec les dieux des autres, le monothéisme (celui des Pères de
l’Église et des missionnaires médiévaux et modernes) se comporte de manière
étonnante. Tout en reconnaissant lui aussi l’existence de ces « dieux », il nie
leur essence divine. Pour les chrétiens, quand les dieux des Nations ne sont pas
simplement des humains divinisés après leur mort (selon une vieille théorie du
leurre, empruntée à l’essayiste hellénistique Évhémère), ils sont des démons
(au sens de créatures sataniques). Eusèbe, évêque de Césarée en Palestine, fon-
dateur de l’histoire religieuse chrétienne vers 300, parle de « ces démons, qu’ils
prennent pour des dieux » : c’est ainsi qu’il s’exprime dans sa Préparation évan-
gélique (V, 15, 1). Eusèbe va jusqu’à prétendre que les démons (que les Hellènes,
pour leur part, prennent pour des dieux) ont enseigné eux-mêmes les gestes
et les règles de leur culte, ainsi que la manière de fabriquer des images, des
idoles aptes à soutenir des pratiques magiques et « théurgiques », à savoir des
techniques rituelles propres au paganisme de l’époque impériale, destinées à
forcer les dieux à entrer en communication avec l’officiant, à travers la média-
tion de leurs images.
Attachés aux passions et aux corps, ces démons sont tout naturellement
susceptibles de disparaître, de s’effacer, et même de mourir. La preuve en est
donnée par ce qui arrive aux sanctuaires oraculaires, dont on constatait depuis

10  Cette question se repose à propos d’un autre livre encore d’Assmann, Violence et mono-
théisme, Paris, 2009. Cf. le compte rendu bref et lucide de Y. Volokhine, Asdiwal 4, 2009,
pp. 131-132.
Observer, Décrire, Comparer 167

longtemps, à l’époque d’Eusèbe, qu’ils tombaient en désuétude les uns après


les autres :

On ne peut plus redonner force à la voix mélodieuse de Pythô [Delphes,


et son oracle] ;
Effacée désormais par le temps qui s’allonge
Elle a tiré sur l’oracle le verrou du silence.

C’est en ces termes que le philosophe païen Porphyre (cité par Eusèbe) rap-
portait un oracle émanant du dieu Apollon, Devin par excellence, parlant de
l’extinction de sa propre voix.
Ce type de prise en charge du discours de l’autre nous convie à examiner ce
qui se passe quand une culture se met à secréter et à distiller, pour le mettre
à l’écart, ce qui constitue sa frontière, son ombre ou le gouffre vertigineux sur
lequel elle s’efforce de construire son équilibre.

10.8

Dans ses fameuses remarques sur le Rameau d’or de Sir James Frazer, Ludwig
Wittgenstein disait, en substance, que Frazer a eu tort de faire apparaître les
conceptions magiques et religieuses comme des erreurs. Il ne saurait y avoir
d’erreur, avant que ne se mette en place une théorie. La simple intention de
vouloir expliquer un usage est vouée à l’échec. Un symbole religieux ne se
fonde sur aucune opinion. Contrairement à ce que prétend Frazer, l’homme
primitif n’agit pas en fonction d’opinions. La volonté d’expliquer ramènerait
fatalement au point de vue de l’observateur, et c’est précisément ce qui arrive
à Frazer, « impuissant à comprendre une autre vie que la vie anglaise de son
temps », et donc conduit, malgré lui, à ramener ce qu’il croit observer à ce
modèle contraignant. La tâche de l’ethnologue ou de l’historien des religions
consiste à se situer aux antipodes d’un tel réductionnisme. Pour cela, «il suffit
de rassembler correctement ce qu’on sait et ne rien ajouter, et la satisfaction
qu’on s’efforce d’obtenir par l’explication se donne d’elle-même »11.

11  L. Wittgenstein, « Remarques sur le Rameau d’or », Actes de la recherche en sciences
sociales, Année 1977, Volume 16, Numéro 1, pp. 35-42 (le texte en est choisi et édité par
Jacques Bouveresse).
168 CHAPITRE 10

Dans une préface au petit livre fort utile de Philippe de Lara sur Wittgenstein
anthropologue, Vincent Descombes évoque ce qu’on peut appeler, à la suite
de Wittgenstein, « le problème de Frazer »12. Le problème de Frazer, selon
Descombes, est lumineusement simple: Comment se fait-il que des gens
persistent à accomplir des rituels magiques alors qu’ils auraient dû s’aperce-
voir depuis longtemps que ces pratiques n’ont aucune espèce d’efficacité ?
Comment expliquer cette persistance dans l’erreur ? Les réponses qui ont été
données à la question soulevée par Frazer occupent tout l’espace compris
entre deux positions :

a) Si les primitifs ne s’aperçoivent pas que leur magie est inefficace, c’est
parce qu’ils ne le peuvent pas. Cette réponse est celle de Frazer lui-même,
dans une perspective évolutionniste qui postule une ignorance des
causes réelles, dans un stade préscientifique qui serait celui de la magie ;
ce sera aussi, avec une coloration légèrement différente, la réponse de
Lévi-Bruhl, qui parlera, lui, de mentalité prélogique ;
b) L’autre réponse, certainement plus intéressante, annoncée par Radcliffe-
Brown, puis Malinowski et Evans-Pritchard13, consiste à dire que si le
« primitif » ne s’aperçoit pas de l’inanité de la magie, c’est parce qu’il ne
veut pas voir cette inanité. C’est parce qu’il désire, ou qu’il trouve intérêt à
« décharger une tension affective dans une action purement symbolique
ou expressive » (selon la formule de Descombes).

Que faire, par rapport à la diversité chatoyante des symboles religieux, si l’on
tient à les tenir à l’écart des exégèses inutiles ? Quelle serait l’attitude raison-
nable, sinon la seule la bonne attitude? Que faire, sinon s’en tenir à l’observa-
tion des pratiques observables ?
Philippe de Lara, à ce sujet, rappelle une pensée de Chesterton : « L’homme
de science, faute de réaliser qu’un cérémonial est essentiellement une chose
qui est exécutée sans raison, doit trouver une raison pour toutes les sortes de
cérémonies et, comme on pouvait s’y attendre, la raison est généralement
des plus absurdes – absurde parce qu’elle provient non de l’esprit simple du
sauvage mais de l’esprit raffiné du professeur. » Le programme ici esquissé
consiste à observer, décrire, et enfin comparer, pour apprécier la spécificité de
tel ou tel usage symbolique.

12  Cf. Ph. de Lara, Le rite et la raison. Wittgenstein anthropologue, avec une préface de Vincent
Descombes, Paris, 2005.
13  En fait, Descombes dit, en bousculant l’ordre réel, chronologique, des idées et des ensei-
gnements : Malinowski, Radcliffe-Brown et Evans-Pritchard. Mais peu importe . . .
Observer, Décrire, Comparer 169

Les seules « raisons » méritant examen étant celles qui sont issues de l’esprit
du pratiquant (le sauvage, aussi bien que nous-mêmes), quand on a vu ce que
les gens croient et pensent, et quand on a compris qui sont ces gens qui croient
et pensent cela, comme disait Marcel Mauss cité par Dumont lui-même cité
par Descombes, on a achevé l’analyse (sociologique, ou anthropologique)
de notre objet. Il ne reste plus qu’à traduire, pour faire passer l’information.
La traduction devient ainsi la dernière étape du processus d’analyse. Comme
le dit Descombes : « au principe de ce point de vue anthropologique, il y a le
contraste entre ce que nous disons quand nous sommes chez nous, et ce que
nous comprenons que disent chez eux nos interlocuteurs justement quand ils
sont chez eux. »
Il n’y a donc, comme le voulait Dumont, pas d’autre explication que celle
d’une comparaison radicale.

10.9

Cette considération-là renvoie l’historien des religions à la fameuse question


de l’orthopraxie, comme respect de la coutume locale traditionnelle, celle des
ancêtres. Ce respect, les Anciens le considéraient comme la chose du monde la
mieux partagée, à l’œuvre dans l’ensemble des communautés pratiquantes du
monde humanisé : grec, romain, ou barbare . . . Cela semble déboucher sur un
constat potentiellement relativiste, que l’on pourrait illustrer par un ensemble
de discours antiques: chez Plutarque notamment, mais déjà chez Cicéron, et
plus tôt encore chez Hérodote. Toutefois, alors même que les penseurs anciens
sont tournés vers l’universel, tout en étant vivement conscients du relativisme
qui habite cet universel, ils postulent en chœur que la supériorité du chez soi
demeure une évidence.
La théorie universaliste (considérée du point de vue de la pratique) n’est
donc pas tenable. Elle a le statut d’une mise en scène. Elle joue, elle fait
« comme si ». En théorie, on semble croire en un savoir partagé ou en une
lumière naturelle (une connaissance universelle des dieux). Mais la pratique,
elle, alors même qu’elle implique de la croyance, le fait sous un angle très dif-
férent, beaucoup plus prudemment. La concurrence de multiples et contradic-
toires récits étiologiques, dès qu’il est question d’expliquer un rite, en Grèce ou
à Rome, montre d’évidence la complexité de la relation qui unit le croire et le
faire14. La pratique tient la croyance à distance.

14  F. Prescendi, « Des étiologies pluridimensionnelles: observations sur les Fastes d’Ovide »,
Revue de l’histoire des religions 219, 2002, pp. 141-159.
170 CHAPITRE 10

La croyance représente en quelque sorte la limite à partir de laquelle on


risque de sortir de chez soi. Cette limite est indicative d’un risque, d’une
menace : au-delà de cette frontière, qui sépare l’action coutumière de la spécu-
lation, on n’est plus assuré de la bonne piété.

10.10

À propos des pratiques de types magiques effectuées dans le cadre de rituels


officiels Pline l’Ancien pose la question de la fides, la question de la « foi »,
du croire, maxima quaestio et semper incerta, « très grande question, toujours
incertaine »15. Les paroles et les formules incantatoires que l’on prononce dans
ces rituels sont-elles vraiment efficaces ? Faut-il y croire ? La réponse de Pline
est intéressante: interrogés chacun en privé, séparément (viritim), les indivi-
dus les plus savants, dit-il, ne croient pas à l’efficacité de ce genre de choses.
Mais d’une manière générale, ces mêmes pratiques font l’objet d’une sorte
d’acceptation. Que cette acceptation consensuelle et fort peu philosophique
représente la bonne attitude, c’est précisément ce que dit un philosophe qui
est aussi prêtre, Plutarque dans son Dialogue sur l’amour16. Il met en scène
un personnage qui, évoquant un souvenir de voyage, voudrait trop réfléchir:
il avait vu en Égypte deux voisins se chamaillant pour savoir à qui appartenait
le serpent sacré échappé dans la rue, image vivante d’une divinité domestique,
l’Agathos Daimôn. Cette querelle est aussi vaine, selon Plutarque, que celle
qui voit s’affronter, au sujet d’Éros, ceux qui préfèrent les hommes et ceux qui
préfèrent les femmes. Ce type de débat, sur la nature des dieux, peut deve-
nir grave et dangereux, et il faut éviter à tout prix « de faire bouger l’opinion
générale que l’on a des dieux », en réclamant à leur sujet des raisonnements
et des démonstrations. La pistis (équivalent grec de la fides évoquée par Pline
l’Ancien), quand elle est vieille et ancestrale, suffit à elle seule.
Pline l’Ancien, par conséquent, est parfaitement conscient du fait qu’aucun
individu normalement constitué ne croit (en son for intérieur) à l’efficacité des
rites magiques effectués dans les cérémonies les plus visibles de l’État romain,
alors même que tous, d’une manière générale, en admettent la pratique,
sans contester.
Ce qui pour chacun, ici où se trouve le centre et la mesure de toute chose,
apparaît comme une bonne attitude par rapport au rite (une bonne religion)
devient toutefois chez les autres une superstition (quelque chose de déplacé).

15  Pline l’Ancien, Histoire naturelle XXVIII, III, trad. A. Ernout.


16  Plutarque, Dialogue sur l’amour 12-13 (755 E-756 B).
Observer, Décrire, Comparer 171

Si l’on creuse cette affaire de la superstition comme déplacement de soi-


même vers l’autre, ou de l’autre vers soi-même, on sera conduit à reprendre
l’examen du rapport que toute pratique coutumière, régulière et contrai-
gnante entretient avec un discours interprétatif, ce que Wittgenstein appelait
une théorie ou une opinion, ce que les Anciens appelaient un logos, ou un
mythe. Le mythe, qui n’est jamais qu’une opinion parmi d’autres, n’explique
pas la coutume. Mais cela n’empêche pas le mythe de faire partie lui aussi de la
coutume, et donc d’une pratique qui, elle, demeure fondamentalement juste
et « sacrée » . . . pour ceux qui la partagent.
Chapitre 11

À chacun sa religion

Chers amis,

11.1

Tout d’abord je dois avouer que cette leçon, j’ai choisi de la faire. On m’avait
proposé jadis (j’allais dire hier) de prononcer une leçon inaugurale. C’était en
1988. J’étais déjà dans cette maison depuis 1965, et il m’avait paru que vingt-
trois ans de présence, comme étudiant, assistant, chercheur et chef de travaux,
me dispensaient de me présenter. C’était en vérité un mauvais prétexte pour
échapper à l’épreuve redoutée, je le reconnais volontiers aujourd’hui. J’ai donc
décidé maintenant de ne pas fuir, vingt-trois ans plus tard, le dernier examen
que je subirai dans cette maison, une maison qui m’a nourri, que j’ai beaucoup
aimée, et que j’observe de l’intérieur et de l’extérieur, l’addition est vite faite,
depuis 46 ans. Mais de quoi vais-je vous entretenir ?
J’ai songé un moment à me laisser glisser dans les eaux de mémoire, sur le
modèle d’un Citizen Kane, en faisant remonter les souvenirs, et d’abord ceux
de quelques maîtres et compagnons de route. De quelques élèves aussi. De
ceux qui m’ont apporté, à chaque étape, quelque chose d’essentiel concernant
mon métier. Ce métier consiste, comme vous le savez, en un dosage subtil
entre la connaissance d’un terrain (la Grèce ancienne pour moi, avec son envi-
ronnement méditerranéen), et la capacité d’ouvrir ce terrain à la comparaison.
Chaque historien des religions se construit pour cela une posture personnelle :
il est toujours comparatiste, mais plus ou moins ; toujours historien, philologue
aussi, mais plus ou moins. Plus ou moins généraliste, plus ou moins voyageur.
Mais il doit être tout cela, en dosages variés. Si vous enlevez un seul ingrédient,
vous quittez la recette. En ce qui concerne mon propre apprentissage, je pense
à Olivier Reverdin, dont cet aula porte le nom, et qui fut mon professeur de
grec ; je lui dois non pas d’avoir découvert Pindare ou Platon, mais très préci-
sément Bernardino de Sahagún, le franciscain du XVIe siècle auteur d’une des-
cription quasi ethnologique de la civilisation aztèque, dont il m’avait prêté une
traduction du XIXe siècle, alors que j’allais passer, en 1968, un été au Mexique.
Je lui dois aussi d’avoir été introduit auprès d’Arnaldo Momigliano, une énorme
expérience.

© koninklijke brill nv, leiden, ���6 | doi ��.��63/9789004319141_012


À Chacun Sa Religion 173

Jean Rudhardt, mon maître en religion grecque et en compréhension


d’autrui, mon patron, m’a encouragé à lier l’antiquité à l’anthropologie. Cela
devint une évidence dans un séminaire de Jonathan Z. Smith à Chicago, où il
m’avait envoyé pour être réellement formé en histoire des religions, et où j’ai
engrangé d’inépuisables réserves grâce à une bourse du Fonds national. Il y eut
aussi un séjour d’une année à Rome, dont je retiens comme essentiel, à côté
bien sûr des explorations magiques et philologiques en compagnie de Fritz
Graf, la découverte du baroque et celle du frascati. Il faudrait bien sûr dire tout
ce que je dois à l’amitié de Marcel Detienne, de Jean-Pierre Vernant, de Stella
Georgoudi, de Nicole Loraux, de Maurice Olender, de Cristiano Grottanelli,
de Guy Stroumsa, de John Scheid, de James Redfield et de Froma Zeitlin. À
celle aussi d’Alain Monnier, grâce à qui l’analyse des mythes de Papouasie et
d’Amazonie est devenue, à Genève, un exercice obligatoire pour comprendre
un mythe grec. Youri Volokhine, mon élève, mon ami, mon plus proche col-
laborateur, m’a introduit au terrain égyptien, sur les franges désertiques du
Fayoum, et à Alexandrie, à la recherche de Sarapis ; il m’a initié aux procé-
dures concrètes de l’interpretatio, et aussi aux limites des dernières thèses
de Jan Assmann ; ce n’est pas rien ; on y reviendra ; Francesca Prescendi m’a
non seulement guidé jusqu’au sanctuaire de Diane à Nemi, sur les lieux du
crime frazérien1, elle m’a aussi aidé à réfléchir sur la liberté du mythe et sur
le sens du mot religion (on y reviendra aussi) ; Philippe Matthey, mon élève,
puis assistant idéal, m’a fait grand plaisir en prouvant par ses enquêtes sur
le dernier pharaon égyptien d’Égypte, entre hiéroglyphes, grec et traditions
musulmanes, qu’il est vraiment nécessaire d’avoir au moins deux têtes, quand
on veut faire sérieusement de l’histoire des religions antiques ; Anne-Caroline
Rendu Loisel m’a permis d’établir la jointure entre la Mésopotamie d’Antoine
Cavigneaux et mes propres intérêt pour les émotions. Dans le prolongement
des échanges avec Albert de Pury et Thomas Römer, Daniel Barbu, en véritable
disciple, m’a donné non seulement beaucoup d’amitiés et de bonne humeur,
mais aussi le culot de pénétrer, par delà les Moïses grecs et égyptiens, dans la
ville de Jérusalem, puis au sources du Jourdain, puis encore dans le désert, et
enfin dans la bible tout court, c’est-à-dire dans le laboratoire du judaïsme, pour
essayer de comprendre ce que veut dire un culte polythéiste. Tous ces philoi,
ces amis jeunes ou vieux, morts ou vifs, ces proches en aventure, auxquels il
faut joindre aujourd’hui Delphine, Mélanie, Sara, Nicolas, Isabel, et tous mes
étudiants, les plus jeunes y compris, m’ont accordé de croire que non seule-
ment je fus écolier, longtemps, mais que je le suis resté, comme disait Georges

1  Cf. les premières pages du Rameau d’or de Sir James G. Frazer.


174 Chapitre 11

Dumézil. Écolier, c’est-à-dire curieux, aux aguets, amoureux des incertitudes.


Mes préférences ont toujours été aux curiosités excentriques, bien plus qu’aux
palmes du martyre académique.
C’est donc pour les écoliers qui me font face dans cette salle, c’est-à-dire, je
pense, vous tous, que j’ai finalement choisi le thème de cette leçon, une leçon
relativement sérieuse, mais qui devrait nous arracher, momentanément, au
temps qui passe.

11.2

Dans sa Légation de Moïse, œuvre d’un XVIIIe siècle très, très érudit, William
Warburton, l’évêque de Gloucester, publiait un essai fameux sur les hiéro-
glyphes, qui a retenu l’attention de Jacques Derrida2 ; mais il a surtout déve-
loppé un véritable traité des religions anciennes pour combattre le déisme et
la libre-pensée, et appuyer son projet de renforcer le lien entre politique et
religion. Dans la préface au second volume, paru en 1758, Warburton se présen-
tait en défenseur de la tolérance. Il s’escrimait, de manière assez compliquée,
voire désespérée, pour exonérer le christianisme de la honte que représente
la persécution pour opinion. D’après lui, il faut rechercher l’origine de cette
« absurdité » dans la réaction de la religion païenne au scandale que représen-
tait pour elle la croyance des chrétiens. Il montre comment la religion antique,
solidaire du politique, fonctionnait dans l’Empire païen3. Le principe univer-
sel du paganisme, c’est ce qu’il appelle l’« intercommunity of worship », la dis-
tribution communautaire des cultes, impliquant leur coexistence pacifique.
En rejetant l’idolâtrie, les Chrétiens s’opposèrent non pas simplement à des
croyances considérées comme fausses, mais à ce principe fondamental, situé
au fondement de la pratique politique romaine. Construite sur la Révélation,
c’est à dire sur une croyance, la vérité chrétienne, la Foi, en vient ainsi à revêtir,
aux yeux des païens, un caractère antisocial. Le refus de sacrifier, qui pousse
les chrétiens au martyr, apparaît, aux yeux d’un Pline qui en fait rapport à
l’Empereur Trajan, comme une forme d’obstination, un refus de l’« intercom-
munity with paganism ». Il s’agit donc d’une affaire politique. Ne pas adorer
les dieux de Rome équivaut à un crime de lèse-majesté (p. 662). Le sacrifice
à l’Empereur faisait partie de l’obéissance civile. Son omission est un acte de
trahison, un crime d’État (p. 663). Et c’est ici que Warburton se réfère à Cicéron,

2  J. Derrida, « Scribble », préface à l’Essai sur les hiéroglyphes de William Warburton, Paris, 1978.
3  Il se réfère longuement, pour cela, à des savants qu’il n’apprécie guère, comme le Révérent
Dr. Taylor, auteur d’« Éléments de Loi Civile », dont il utilise malgré tout les arguments.
À Chacun Sa Religion 175

« cet ornement du paganisme », qui aurait déclaré « dans son Discours pour
Flaccus », que le culte exclusif d’un seul dieu revenait à commettre un crime
très grave : « Il ne convient pas à la majesté de l’Empire d’honorer un seul
Dieu ». Un très curieux trouble de mémoire, un lapsus remarquable, entraîne
Warburton à confondre, ici, le souvenir d’un autre texte, avec ce que Cicéron
dit effectivement dans le Pro Flacco, à savoir : « à chaque cité sa religion » (Sua
cuique civitati religio est). « À chaque cité sa religion » devient, chez Warburton :
« Il ne convient pas à la majesté de l’Empire de rendre un culte à un seul dieu »
(Majestatem imperii non decuit ut unus tantum Deus colatur). Warburton ne
reproduisait pas donc pas une phrase lue chez Cicéron, mais il donnait de cette
phrase un substitut infidèle, inspiré d’un texte du IVe siècle de notre ère, rele-
vant de la polémique entre chrétiens et polythéistes.
Voltaire, on le sait, n’aimait pas la pensée tortueuse de l’évêque Warburton4.
Dans son Dictionnaire philosophique5, il prend la défense de Cicéron, dans un
petit texte intitulé « Calomnie de Warburton contre Cicéron au sujet d’un dieu
suprême » :

Warburton a calomnié Cicéron et l’ancienne Rome ainsi que ses contem-


porains. Il suppose hardiment que Cicéron a prononcé ces paroles dans
son Oraison pour Flaccus : Il est indigne de la majesté de l’empire d’adorer
un seul Dieu : Majestatem imperii non decuit ut unus tantum Deus colatur.
Qui le croirait ? Il n’y a pas un mot de cela dans l’Oraison pour Flaccus ni
dans aucun ouvrage de Cicéron. Il s’agit de quelques vexations dont on
accusait Flaccus qui avait exercé la préture dans l’Asie Mineure. Il était
secrètement poursuivi par les Juifs dont Rome était alors inondée car
ils avaient obtenu à force d’argent des privilèges à Rome dans le temps
même que Pompée après Crassus, ayant pris Jérusalem, avait fait pendre
leur roitelet Alexandre fils d’Aristobule. Flaccus avait défendu qu’on fît
passer des espèces d’or et d’argent à Jérusalem parce que ces monnaies

4  Voltaire détestait Warburton. Il s’en moque à plusieurs reprises, dans La défense de mon
oncle, chap. 15 et 17, dans la Lettre à Monsieur Warburton, dans l’Essai sur les mœurs, « Des
législateurs grec », et dans la Lettre sur les auteurs anglais : « Notre Warburton s’est épuisé à
ramasser dans son fatras de la Divine légation toutes les preuves que l’auteur du Pentateuque
n’a jamais parlé d’une vie à venir, et il n’a pas eu grande peine, mais il en tire une plaisante
conclusion et digne d’un esprit aussi faux que le sien. Il imprime en gros caractères que la
doctrine d’une vie à venir est nécessaire à toute société, que toutes les nations éclairées se
sont accordées à croire et à enseigner cette doctrine, que cette sage doctrine ne fait point
partie de la loi mosaïque, donc la mosaïque est divine Cette extrême inconséquence a fait
rire toute l’Angleterre, nous nous sommes moqués de lui à l’envi dans plusieurs écrits ».
5  Ici dans l’édition Beuchot.
176 Chapitre 11

en revenaient altérées et que le commerce en souffrait ; il avait fait saisir


l’or qu’on y portait en fraude. Cet or, dit Cicéron, est encore dans le tré-
sor. Flaccus s’est conduit avec autant de désintéressement que Pompée.
Ensuite Cicéron avec son ironie ordinaire prononce ces paroles : Chaque
pays a sa religion nous avons la nôtre (Sua cuique civitati religio est nos-
tra nobis). Lorsque Jérusalem était encore libre et que les Juifs étaient en
paix ces Juifs n’avaient pas moins en horreur la splendeur de cet empire, la
dignité du nom romain, les institutions de nos ancêtres. Aujourd’hui cette
nation a fait voir plus que jamais par la force de ses armes ce qu’elle doit
penser de l’Empire romain. Elle nous a montré par sa valeur combien elle est
chère aux dieux immortels ; elle nous l’a prouvé en étant vaincue, dispersée,
tributaire.
Il est donc très faux que jamais ni Cicéron ni aucun Romain ait dit qu’il
ne convenait pas à la majesté de l’empire de reconnaître un Dieu suprême.
Leur Jupiter, ce Zeus des Grecs, ce Jehova des Phéniciens fut toujours
regardé comme le maître des dieux secondaires ; on ne peut trop incul-
quer cette grande vérité.

Voltaire, dans cette petite notice, dirige toute son attention sur Flaccus en qui
il ne voit pas un malfrat, mais tout au contraire la victime d’une cabale : « Il
était secrètement poursuivi par les Juifs dont Rome était alors inondée car ils
avaient obtenu à force d’argent des privilèges à Rome ».
Voltaire avait certainement raison de ne pas faire de Cicéron l’introducteur
d’une réflexion sur les avantages ou désavantages du monothéisme pour
l’Empire. Une telle discussion, amorcée déjà chez les Pères de l’Église, était
pourtant présente au cœur de la réflexion de Warburton, qui relançait un
débat destiné à se prolonger jusqu’aux fameuses thèses modernes sur la théo-
logie politique, à partir de Karl Schmitt, Karl Koch, et Arnaldo Momigliano6.
Alors que Warburton, dans cette optique, avait carrément substitué au
passage de Cicéron, qui va nous occuper ici, une expression inspirée de
Symmaque, un sénateur réactionnaire de la fin du IVe siècle, Voltaire restitue
la vraie petite phrase de Cicéron, qu’il replace dans son contexte historique,
pour montrer combien Warburton est éloigné de sa source prétendue. Du

6  K. Schmitt, Politische Theologie. Vier Kapitel zur Lehre von der Souveränität, Berlin, 1922 (2ème
éd. 1934) ; E. Peterson, Der Monotheismus als politisches Problem, Leipzig, 1935, rééditéé dans
Theologisches Traktate, München, 1951, pp. 45-148 ; K. Koch, Der römische Juppiter, Frankfurt
am Main, 1937 ; A. Momigliano, « The Disadvantages of Monotheism for a Universal State »,
Classical Philology 81, 1986, pp. 285-297, réédité dans On Pagans, Jews, and Christians,
Middletown, 1987, pp. 142-158.
À Chacun Sa Religion 177

même coup, Voltaire repère, à juste titre, l’ironie de Cicéron. Toutefois, dans
son aveuglement judéophobique, il fait de cette ironie non pas un simple bon
mot, fruit éphémère d’un jeu de manche rhétorique, mais une attaque en règle
contre les Juifs de Rome.

11.3

« À chaque cité sa religion » : nous voici donc plongés dans le thème annoncé
de cette leçon. On va se pencher ensemble sur la vraie petite phrase de Cicéron,
prononcée dans son Pro Flacco, sa Défense de Flaccus7. Cette petite phrase
est fréquemment citée, à la suite de Voltaire, par les historiens des religions
antiques. Elle se présente, en fait, et cela est important, sous la forme suivante :
« À chaque cité (ou à chaque peuple) sa religion, Lélius, à nous la nôtre »8.
Détachée de tout contexte, cette phrase est évoquée le plus souvent de
manière tronquée, comme si elle permettait d’exprimer un principe général,
une vérité fondamentale. On en retient « à chaque cité sa religion », et on
oublie le plus souvent le reste : Lélius, et : à nous la nôtre (est nostra nobis).
Il suffira d’évoquer quelques exemples choisis dans le domaine de l’histoire
des religions, en commençant au XIXe siècle avec Ernest Renan, qui parle de
l’historien et apologète juif Flavius Josèphe9 :

Son judaïsme [dit Renan] avait toujours été large et le devenait de plus
en plus ; [Josèphe] était bien aise de faire croire que même à l’époque du
plus grand fanatisme galiléen, il avait été un libéral empêchant de circon-
cire les gens de force, et proclamant que chacun doit adorer Dieu selon
le culte qu’il a choisi.

Renan renvoie en note à l’autobiographie de Josèphe (Vita 23) : deîn hékaston


ánthrôpon katà tèn heautoû proaíresin tòn theòn eusebeîn, allà mè metà bías :
« il faut que chaque individu adresse un culte à la divinité selon son propre
choix, et non sous contrainte ». Renan poursuit en relevant que « Cette idée
que chacun choisit son culte, inouïe à Rome, gagnait du terrain et servait
puissamment à la propagande des cultes fondés sur une idée rationnelle de
la divinité ». Pour appuyer le fait que les anciens Romains étaient absolument

7  Cicéron, Pro Flacco XXVII, 66, 6 sq.


8  Sua cuique civitati religio, Laeli, est nostra nobis.
9  Dans son Histoire des origines du christianisme, livre 5ème, in E. Renan, Oeuvres complètes,
vol. 7, Paris, 1877, p. 132.
178 Chapitre 11

étrangers à l’idée d’un choix personnel, il renvoie précisément, en note, à la


petite phrase Cicéron : Sua cuique civitati religio est nostra nobis.
L’hypothèse, ici, est celle d’une évolution du sentiment religieux en
direction de quelque chose qui ressemblerait à de la philosophie. On devrait
pouvoir choisir, parmi d’autres possibles, une manière de religion impliquant
une conduite de vie, et une espérance de salut personnel. On entrevoit, en
filigrane, se profiler la notion de secte ou d’hérésie (au sens antique de choix).
Un choix individuel finirait ainsi par s’opposer à une coutume traditionnelle et
contraignante qui, elle, serait représentée par le dicton cicéronien. L’humain
traditionnel n’a pas de choix, il obéit tout simplement aux lois de sa tribu :
à chaque cité sa religion, sua cuique civitati religio est. Avec Flavius Josèphe
ce que l’on verrait poindre, selon Renan, c’est la possibilité au contraire, pour
l’individu, d’échapper à cette contrainte de la coutume civique en faisant le
choix individuel d’une école de philosophie, ou d’un mode de vie religieux10.
Le même Ernest Renan s’exprime cependant de manière fort différente, à la
fois plus laconique et plus précise, quand il cite la même formule dans son livre
sur Les Apôtres11. Il y décèle alors, comme Voltaire, une raillerie : « L’incrédulité
à la religion officielle, dit-il, était générale dans la classe éclairée. Les hommes
politiques qui affectaient le plus de soutenir le culte de l’État s’en raillaient, par
de forts jolis mots » Et il donne comme exemple, une fois de plus en note : Sua
cuique civitati religio, est nostra nobis.
Raillerie, et non principe général, notre petite phrase viserait le caractère
futile de toute religion. Le contexte d’énonciation, dans le Pro Flacco, confirme
la raillerie, sans pour autant justifier cette seconde interprétation de Renan. J’y
reviendrai.
La plupart des spécialistes de la religion antique comprennent cette petite
phrase en faisant l’économie de l’humour, trop heureux qu’ils sont d’y trouver
une formule bien commode, pour expliquer ce qu’il en est, selon eux, et sans
la moindre ironie, du polythéisme par opposition (explicite ou implicite) au
monothéisme.
Pour Gaston Boissier, dans son livre fameux sur La religion romaine d’Auguste
aux Antonins, seconde édition 1878, la formule sua cuique civitati religio est,
vient à l’appui d’une description de la manière dont l’Empire romain pensait la
diversité des dieux des nations :

10  Sur tout cela, voir l’excellent article de P. Boulhol, « Secta. De la ligne de conduite au
groupe hétérodoxe. Évolution sémantique jusqu’au début du Moyen Âge », Revue de
l’histoire des religions 219, 2002, pp. 5-33.
11  E. Renan, Les Apôtres, Paris, 1866, pp. 340-341.
À Chacun Sa Religion 179

On croyait que chaque pays avait au moins un [dieu] pour lui, qui le pro-
tégeait, qui veillait sur le salut et la prospérité des habitants. Les dieux
des différentes nations n’étaient pas tous également puissants et l’on était
tenté de mesurer leur importance sur celle des peuples qui les adoraient,
mais tous étaient également vrais. Rome, qui tenait les siens en grande
estime, ne méconnaissait pas le pouvoir des autres12.

Le plus remarquable, dans la manière dont Boissier présente le polythéisme


dans l’Empire romain, c’est cette affirmation que la religion de chaque peuple
se laisse réduire au culte d’une ou plusieurs divinités propres, spécifiques,
étrangères à la religion de la ville de Rome, mais néanmoins reconnues par elle
comme efficaces.
Plus près de nous, un élève de John Scheid, très bon connaisseur des pratiques
polythéistes dans les territoires romains, William Van Andringa, a abondé dans
un sens légèrement différent13 ; la petite phrase ne signifie plus l’organisation
de la multiplicité en fonction des responsabilités divines (les anges gardiens
des nations), mais elle illustre le fait que chaque cité est censée rester fidèle à
ses propres règles coutumières, en matière de culte : « L’affirmation de Cicéron
allait de soi pour les cités pérégrines qui vivaient sous leurs propres lois, et
donc organisaient leur religion selon leurs propres lois »14.
Benjamin H. Isaac, de son côté, extrait lui aussi ce passage de Cicéron pour
expliquer un principe général du fonctionnement de la religion romaine15.
Cette désinvolture est d’autant plus étrange que le même Benjamin Isaac, ail-
leurs dans le même livre, donne un commentaire très précis, très rigoureux,
très compétent du contexte du Pro Flacco. Mais il ne cite pas, alors, la petite
phrase.

12  G. Boissier, La religion romaine d’Auguste aux Antonins, Paris, 1878 (2ème éd.), vol. 1, p. 335.
Boissier donnait pour preuve de cette reconnaissance du pouvoir des dieux des autres
la pratique de l’evocatio. Quand les généraux entreprenaient un siège devant une ville,
ils prenaient le soin d’appeler et de faire rituellement sortir les dieux de l’ennemi . . .
On doute aujourd’hui du caractère habituel, voire banal, de cette procédure, mais peu
importe.
13  W. Van Andringa, La religion en Gaule romaine : piété et politique (Ier-IIIe siècle apr. J.-C),
Paris, 2002, p. 19. 
14  Un livre paru sous la signature d’un historien du droit romain, Francesco Sini, a carrément
pour titre : Sua cuique civitati religio: religione e diritto pubblico a Roma antica, Turin, 2001.
15  B. H. Isaac, The Invention of Racism in Classical Antiquity, Princeton, 2006, p. 490.
180 Chapitre 11

11.4

La formule « sa propre religion » pourrait se laisser traduire, en grec, par : ses
propres nómoi, ses propres coutume, ses propres manières conventionnelles,
pour chaque communauté, de gérer un ensemble de comportements qu’elle
respecte scrupuleusement. Avec une petite inflexion romaine toutefois, qui
incline les religiones du côté des pratiques rituelles, plus que ne le feraient les
nómoi grecs (qui couvrent, eux, un champ beaucoup plus vaste).
La phrase de Cicéron renverrait alors aux fondements de ce qui, dans
l’Antiquité polythéiste, correspond, plus ou moins bien, à ce que nous appe-
lons religion. Il saute aux yeux, pourtant, qu’il y a dans cette phrase au moins
deux éléments qui exigent qu’on la lise non seulement en entier mais aussi
qu’on la resitue, très précisément, dans son contexte d’énonciation :

1) Premier élément : Lélius. Cette apostrophe, cette adresse renvoie à


des circonstances précises, qu’il convient évidemment de prendre en
compte. Il faut savoir qui est ce Lélius. On ne peut pas ne pas en tenir
compte.
2) Deuxième élément : « À nous la nôtre ». Cette sorte d’apodose doit
elle aussi être expliquée, et appréciée, en fonction du contexte. Elle
accompagne, de toute évidence, quelque chose qui relève, en jargon
linguistique, d’une pragmatique . . .

Relisons donc le texte du Pro Flacco, et considérons les faits16 :

Vient ensuite la calomnie relative à l’or des Juifs. Voilà sans doute pour-
quoi cette cause est plaidée non loin des degrés d’Aurélius [c’est-à-dire
non loin d’un quartier juif]. C’est pour ce chef d’accusation que tu as

16  Cicéron, Pro Flacco XXVIII, 66-69, dans Cicéron, Discours, Paris, 1989, Tome XII (traduction
A. Boulanger). Cf. H. Graetz, Histoire des Juifs, tome deuxième, De l’exode babylonien (538)
à la destruction du second Temple, Paris, 1884, pp. 206-207 ; C. D. Yonge, « Introduction to
Pro Flacco », in The Orations of Marcus Tullius Cicero, Londres, 1902, vol. 2, pp. 424-426 ;
A. Boulanger, introduction à l’édition des Belles Lettres, op. cit., pp. 53-72b (sic). Voir E. S.
Gruen, The Last Generation of the Roman Republic, Berkeley/Los Angeles, 1995 (1ère édi-
tion 1974), p. 291 ; ainsi que H. J. Leon, The Jews of Ancient Rome, Peabody MA, 1995, p. 4 ;
A. J. Marshall, « Flaccus and the Jews of Asia (Cicero Pro Flacco 28. 67-69) », Phoenix 29.2,
1975, pp. 139-154 ; B. H. Isaac, The invention of racism in classical Antiquity, Princeton, 2006,
pp. 454-456 ; M. Goodman, Rome and Jerusalem. The Clash of Ancient Civilizations,
Londres, 2007, p. 372 ; en français Rome et Jérusalem. Le choc de deux civilisations,
Paris, 2009.
À Chacun Sa Religion 181

voulu cet endroit, Lélius, et cette foule de gens que voilà, tu sais quelle
force ils représentent, combien ils sont unis et quel rôle ils jouent dans
nos réunions. Dans ces conditions je parlerai à voix basse pour que seuls
les juges entendent, car il ne manque pas de gens pour exciter ces étrang-
ers contre moi et tous les meilleurs citoyens. Je ne veux [. . .] pas les aider
et faciliter leurs manœuvres. Tous les ans, de l’or était régulièrement
exporté à Jérusalem pour le compte des Juifs, d’Italie et de toutes nos
provinces. Flaccus prohiba par édit les sorties d’or d’Asie. Qui donc, juges,
pourrait ne pas l’approuver sincèrement ? L’exportation de l’or, plus d’une
fois auparavant, et particulièrement sous mon consulat, a été condamnée
par le Sénat de la façon la plus rigoureuse. S’opposer à cette superstition
barbare a été le fait d’une juste sévérité (huic autem barbarae superstitioni
resistere severitatis), et dédaigner pour le bien de l’État, cette multitude de
Juifs, parfois déchaînés dans nos réunions, un acte de haute dignité. Mais
Pompée, maître de Jérusalem après sa victoire, n’a touché à rien dans le
sanctuaire. Dans cette circonstance tout particulièrement, comme dans
bien d’autres, il a fait preuve de sagesse en ne laissant pas dans une ville
si portée aux soupçons et si médisante, le moindre prétexte à la calom-
nie. Je ne crois pas en effet que ce soit le respect de la religion des Juifs,
d’un peuple ennemi, qui ait retenu ce chef éminent, mais bien un senti-
ment de modération (non enim credo religionem et Iudaeorum et hostium
impedimento praestantissimo imperatori, sed pudorem fuisse17) . . . Chaque

17  Selon Cicéron, ce n’est pas la religio exhibée par les Judéens qui aurait fait reculer Pompée,
mais ce que les Romain appelaient la pudor, un sentiment lié à l’estime de soi, à l’idée
qu’on se fait de sa dignité personnelle, telle qu’elle doit apparaître aux yeux d’autrui ; cf.
R. Kaster, Emotion, Restraint, and Community in Ancient Rome, Oxford/New York, 2005,
p. 29. Mais le fait de dire que ce n’est pas la religio des Judéens qui motive l’attitude de
Pompée ne retire rien au fait que Pompée ne se comporte pas comme le firent les Gaulois
entrant dans Rome, envers les vieux patriciens assis dans leurs costumes rituels, devant
leurs maison ouvertes (Tite-Live V, 41, 8-10 ; édition Nisard) : « Ils éprouvaient une sorte
de respect religieux à l’aspect de ces nobles vieillards qui, assis sous le vestibule de leur
maison, semblaient à leur costume et à leur attitude, où il y avait je ne sais quoi d’auguste
qu’on ne trouve point chez des hommes, ainsi que par la gravité empreinte sur leur front
et dans tous leurs traits, représenter la majesté des dieux. Les Barbares demeuraient
debout à les contempler comme des statues ; mais l’un d’eux s’étant, dit-on, avisé de
passer doucement la main sur la barbe de Marcus Papirius, qui, suivant l’usage du temps,
la portait fort longue, celui-ci frappa de son bâton d’ivoire la tête du Gaulois, dont il excita
le courroux : ce fut par lui que commença le carnage, et presque aussitôt tous les autres
furent égorgés sur leurs chaises curules. Les sénateurs massacrés, on n’épargna plus rien
de ce qui respirait ; on pilla les maisons, et, après les avoir dévastées, on les incendia ».
182 Chapitre 11

cité a sa religion, Lélius, comme nous avons la nôtre. Quand Jérusalem


était encore puissante et que les Juifs étaient en paix avec nous, l’exercice
de leur religion n’en était pas moins incompatible avec l’éclat de notre
empire, la majesté de notre nom, les institutions de nos ancêtres. À plus
forte raison aujourd’hui, puisque cette nation a manifesté, les armes à la
main, ses sentiments pour notre Empire ; elle a fait voir combien elle était
chère aux dieux immortels, puisque la voilà vaincue, adjugée aux fermi-
ers de l’impôt, asservie18.

En résumé, à la lecture de Cicéron et avec l’aide de quelques sérieux connais-


seurs de l’histoire juive, on peut reconstituer les faits de la manière suivante,
assez différente de ce qu’aurait voulu Voltaire.
Lucius Valerius Flaccus avait été préteur sous le consulat de Cicéron. Il avait
œuvré avec efficacité à l’arrestation des complices de Catilina et reçu les félici-
tations du Sénat ; mais voici que, devenu gouverneur d’Asie, à la suite de ce suc-
cès, il est accusé, en 59 avant notre ère, par Publius Laelius, d’abus de pouvoir
et de vol. Une partie de l’accusation (une partie seulement, il faut le préciser)
concerne le fait qu’il aurait interdit de transporter hors de sa province l’or que
les Juifs résidents loin de Jérusalem ont coutume de réunir chaque année pour
le Temple. Il se serait emparé de cet or et l’aurait remis à Rome. Hortensius,
chargé de la défense de Flaccus, est secondé par Cicéron. Flaccus fut acquitté.
Le procès eut lieu quelques années après l’entrée de Pompée dans le Temple
de Jérusalem, en 63. Pompée fut le premier Romain à vaincre les Juifs et à
entrer dans le temple.

Pompée, rapporte l’historien Florus, vit à découvert le grand secret de


cette nation impie, le ciel sous une vigne d’or. . .19

Le Pro Flacco de Cicéron, qui fait allusion à cet évènement, est du même coup
le premier témoignage fiable de la présence d’une communauté juive dans la
ville de Rome.

18  S ua cuique civitati religio, Laeli, est, nostra nobis. stantibus Hierosolymis pacatisque Iudaeis
tamen istorum religio sacrorum a splendore huius imperi, gravitate nominis nostri, maio-
rum institutis abhorrebat ; nunc vero hoc magis, quod illa gens quid de nostro imperio sen-
tiret ostendit armis ; quam cara dis immortalibus esset docuit, quod est victa, quod elocata,
quod serva facta.
19  Florus I, 40 (III, 5), 30 : Hierosolyma defendere temptavere Iudaei ; verum haec quoque
et intravit et vidit illud grande inpiae gentis arcanun patens, sub aurea vite Caelum . . .;
cf. Tacite, Histoires V, 5. 
À Chacun Sa Religion 183

La culpabilité de Flaccus est évidente20. Flaccus s’est comporté comme un


véritable truand. Ce qu’il fit aux Juifs d’Asie n’est qu’un petit élément dans la
longue série de ses prouesses de malfaiteur. Mais le procès s’intéresse à cela
pour des raisons troubles. Et d’ailleurs, comme l’ont remarqué les meilleurs
commentateurs, personne, à Rome, ne se souciait vraiment des malversations
de Flaccus. On l’attaquait en usant de n’importe quel prétexte, pour abattre en
lui l’ennemi politique, c’est-à-dire pour des raisons compliquées, qui n’ont rien
à voir avec la communauté juive, comme l’a relevé, avec bien d’autres, André
Boulanger dans son introduction au Pro Flacco dans l’édition Budé (p. 67).
On ne saurait donc conclure de cet épisode concernant les Juifs d’Asie, à
une judéophobie évidente de la part de Flaccus. Se pourrait-il, par contre,
que Cicéron, lui, soit sujet à une certaine judéophobie dans la manière dont
il présente les faits ? Au moment où son plaidoyer évoque la confiscation par
Flaccus de l’argent destiné au Temple de Jérusalem, il baisse le ton de sa voix,
comme un bon acteur, en prétendant qu’une foule de Juifs est présente au pro-
cès, venue pour soutenir l’accusation et défendre les intérêts de leurs compa-
triotes d’Asie (Pro Flacco XXVIII, 66). Il est très difficile d’estimer la part du réel
derrière cette comédie. Mais, comme le remarque John M. G. Barclay, le jury
devait pouvoir être disposé à accorder, dans une certaine mesure, une certaine
plausibilité à cette affirmation d’une solidarité juive, solidarité active, suscep-
tible d’influencer une réunion politique21. Pour flatter le snobisme du jury,
Cicéron se plaît à représenter les Juifs comme des trublions potentiels. On ne
trouve cependant, comme le relève encore Barclay, aucune mention des Juifs
de Rome dans la volumineuse correspondance de Cicéron. Il ne devait guère
s’y intéresser. Donc, ici, dans ce plaidoyer, il est vraisemblable qu’il exagère
leur possible influence. Néanmoins, conclut Barclay, ce passage prouve que
les Juifs étaient désormais bien établis dans Rome, et capables d’envoyer de
l’argent chaque année à Jérusalem. Et qu’ils avaient la réputation de maintenir
entre eux une forte cohésion sociale, ce qui contribuera, mais plus tard seule-
ment, à leur faire attribuer un caractère misanthrope. Ceci dit, comme Barclay
le souligne à juste titre, Cicéron devait certainement mépriser leur religiosité,
comme il méprisait, ni plus ni moins, n’importe quelle superstition étrangère
(cf. XXVIII, 67), et c’est bien ce que signifie le recours à la formule : à chacun sa
religion, à nous la nôtre. Il n’y a rien ici qui soit de l’ordre de ce que nous appe-
lons antisémitisme. Il s’agit d’une banale vituperatio rhétorique : « Son ton est
méprisant, mais pas venimeux »22.

20  Cf. E. S. Gruen, Diaspora : Jews amidst Greeks and Romans, Cambridge MA, 2002.
21  J. M. G. Barclay, Jews in the Mediterranean Diaspora from Alexander to Trajan (323 BCE-
117 CE), Edimbourg, 1996, pp. 286-288.
22  Ibid., p. 288 : « His tone is scornful but not venomous ».
184 Chapitre 11

11.5

Dans la bouche de Cicéron, la formule Sua cuique civitati religio, est nostra
nobis, signifie en clair, non pas, comme le voulait le Renan des Apôtres, une dis-
tanciation, une ironie des politiques par rapport à la coutume (une coutume
superficiellement respectée), mais bien plutôt l’affirmation d’une limite du
relativisme : à chaque peuple sa coutume, certes, mais la coutume des autres
ne saurait être qu’une superstition, voire une superstition impie, par compa-
raison avec la supériorité intrinsèque, indiscutable, de la règle romaine : nostra
nobis. C’est, je pense, le sens aussi qu’y reconnaît John Scheid quand il écrit,
au début de Religion et piété à Rome, que « cette phrase dit tout. La religion
romaine n’existe qu’à Rome, ou à l’endroit où séjourne des Romains. Elle est
enracinée dans un espace »23.
L’usage de la petite phrase cicéronienne comme adage révélateur de la
nature relativiste du polythéisme impérial est donc un leurre, mais un leurre
constructif, qui nous encourage à élargir le débat en direction de considéra-
tions beaucoup plus générale. L’ironie de Cicéron désigne en effet une attitude
que l’on peut considérer, à bien des égards, comme universelle (même si les
colorations, ici ou là, changent en fonction des contextes culturels).
Cicéron nous ramène à une évidence : la croyance ou la religion d’autrui,
son ontologie (dans le sens de sa manière de comprendre et de vivre son être
au monde), fatalement, ne saurait être qu’une approximation douteuse pour
moi, qui ne la partage pas. Mais elle n’en demeure pas moins très importante
pour lui, si évidente qu’aucune objection raisonnable ne saurait la renverser.

11.6

C’est de cela que s’occupe, depuis toujours, l’historien des religions. L’historien
des religions, c’est un écolier qui s’adonne au plaisir d’observer, avec curiosité,
la multiplicité des stratégies rituelles et mythologiques destinées à « donner
du sens », à conférer de la valeur surnaturelle à certains domaines du réel. Sa
démarche, par rapport à un objet aussi fuyant, mobile, culturellement variable,
consiste à observer, décrire, et comparer. Cela suppose une approche non seu-
lement détachée de l’objet, mais aussi multifocale. Considérons en effet le type
de dossiers que rencontre quotidiennement un historien des religions.
Pour ne parler que de ce qui se passe chez nous ou autour de nous (je
ne dis pas de nos racines, nous ne sommes pas des légumes, mais de nos

23  J. Scheid, Religion et piété à Rome, Paris, 2001, p. 3.


À Chacun Sa Religion 185

références essentielles), les Hébreux (à Jérusalem ou à Babylone) réfléchissent


sur l’Égypte ; les Iraniens sur Babylone ; les Grecs sur tous leurs voisins. En
Mésopotamie (ce serait aujourd’hui l’Irak et une partie de la Syrie), les données
sumériennes et akkadiennes dialoguent entre elles, comme le feront, à Rome
et aussi en Gaule, les données italiques, étrusques et grecques. Les Hittites
(dans la Turquie d’aujourd’hui) font travailler leurs mythes sur des données
à la fois anatoliennes et mésopotamiennes. Les Iraniens (chez qui les hymnes
les plus anciens de l’Avesta s’adressent à des entités divines très proches de
celles des Védas indiens, dans une langue voisine du sanscrit) construisent un
Empire qui va de la Méditerranée jusqu’à l’Inde, préparant la voie à Alexandre
et à ses successeurs, puis aux Romains . . . Le judaïsme, le christianisme et l’is-
lam sont issus, chacun à sa manière et en relation les uns aux autres, de ce
grand brassage24.
Cultes, prêtres, sacrifices et divinités surgissent ainsi, dans notre paysage
ancestral, en réaction les uns aux autres, dans une multiplicité de regards croi-
sés (. . . tantôt amusés, tantôt sombres).
Le concept d’idolâtrie, par exemple, cette terrible accusation, trouve son ori-
gine dans la bible des Septante, qui donne le nom grec et platonicien d’eidôlon,
image évanescente, reflet, mirage, fantôme, aux objets de culte relevant de ce
que la loi de Moïse condamne (du côté des gentils, des phéniciens, hellènes ou
égyptiens).
Le concept latin de superstition, lui aussi, naît d’un regard sur l’autre, sur le
voisin, ou sur le prochain.

11.7

Dans un livre sur L’Occident et la religion, Daniel Dubuisson a prétendu que


« l’Occident n’est religieux que dans la très exacte et très stricte mesure où la reli-
gion, en tant que notion destinée à isoler un ensemble de phénomènes consi-
dérés dès lors comme homogènes, est sa création exclusive. . . »25 Invention
chrétienne (datable du XVIe siècle et des guerres dites de religion), la religion
(au sens moderne) ne saurait donc constituer sans autre, selon Dubuisson,
l’objet de l’histoire des religions. On devrait lui préférer une catégorie plus
englobante et plus performante, celle de « formations cosmographiques ».

24  Cf. Ph. Borgeaud, Aux origines de l’histoire des religions, Paris, 2004, en particulier p. 19
(pp. 18-19 de l’édition de poche, Paris, 2010).
25  D. Dubuisson, L’Occident et la religion, Paris, 1998, p. 30.
186 Chapitre 11

Tout en étant persuadé, comme lui, que la religion, au sens actuel des
grandes et des petites religions du monde, est une invention européenne
moderne, je ne crois pas utile de rechercher un nouvel objet26. Je pense qu’il
suffit de garder au mot « religion » son sens antique, pré-chrétien, polythéiste,
celui du mot latin religio.
On sait que le sens le plus ancien de religio, en latin, est celui de « re-
collection », ou « recueillement », compris comme action de « reprendre pour
un nouveau choix, revenir sur une démarche antérieure » (relegere, comme
le dit Benveniste). Il convenait, pour les Romains, d’être religens, « scrupu-
leux, soucieux » : la religion s’oppose ainsi à la neglegentia, à la négligence, à
« l’insouciance ».
Ce souci, en outre, renvoie aussi à l’idée de lien (religare) : lien non pas à un
dieu (comme le voudra l’interprétation chrétienne, avec Lactance), mais lien
au rite, c’est-à-dire à la pratique, et très précisément à la pratique scrupuleuse.
Il faut renouer avec ce sens antique du mot religio, celui de pratique rituelle
scrupuleuse, éventuellement mais non nécessairement liée à une croyance.
Le mot désigne alors une attitude éminemment partagée, pas seulement en
Occident, une attitude qui consiste à respecter les règles coutumières.
Prise dans ce sens, la religion côtoie de près la superstition qui, elle, repré-
sente en quelque sorte son ombre, une attitude excessive, ou déplacée. Les
superstitions désignaient en Grèce ou à Rome des pratiques rituelles accom-
plies soit de manière obsessionnelle, soit hors du cadre « normal », politique-
ment recommandable27. Elles désignaient aussi, chose curieuse, des croyances
(on se méfiait beaucoup des croyances).
Le couple formé par la superstition et la religion est un couple inséparable.
La superstition n’existe que sous le regard de la religion, et tout porte à croire
que l’inverse est aussi vrai.

26  Ph. Borgeaud, « Qu’est-ce que l’histoire des religions ? », Équinoxe. Revue romande des
sciences humaines 21, 1999, pp. 67-83 (chapitre 3 dans le présent volume). Il est curieux
de voir comment notre bon collègue G. Casadio (« Religio versus Religion », in J. Dijkstra,
J. Kroesen, Y. Kuiper éds., Myths, Martyrs, and Modernity. Studies in the History of Religions
in Honour of Jan N. Bremmer, Leiden, 2010, pp. 301-326), après avoir consacré vingt-cinq
pages à affirmer que le latin religio signifie déjà « religion » au sens moderne, et cela dès
la fin de la République romaine, ajoute toutefois une dernière note de bas de page (la
note 102) qui dit textuellement : « A hypercritic could render religio, in this as in most other
cases, with the phrase “way of worshipping”. But whatever is a “way of worshipping” but a
“religion” ? » Je suis, personnellement, un « hypercritique ».
27  Pour une analyse de la superstition comme catégorie critique, cf. D. B. Martin, Inventing
Superstition, from the Hippocratics to the Christians, Cambridge MA, 2004.
À Chacun Sa Religion 187

Ce qui apparaît dès lors comme l’objet central de nos études relève beau-
coup moins des croyances que de l’attachement à la pratique. Ce que l’on
découvre, c’est l’importance pour l’humain de respecter et d’aimer ce qui le lie
à une culture spécifique, à un petit monde différent des autres, ce qui le lie à la
sacralité des règles et des coutumes d’une petite tribu, celle où il se sent chez
lui. Les membres de cette tribu partagent, comme disent les anthropologues,
une commune ontologie28.
La religion qui intéresse les historiens des religions, à travers l’étude com-
parée des rites et des mythes, apparait alors comme une forme de réflexion,
la réflexion que chaque communauté humaine, différente des autres com-
munautés, élabore sur sa propre ontologie. Les rites et les mythes peuvent
être considérés comme des instruments destinés à exprimer cette dimension
réflexive d’une tradition partagée, une forme de réflexion, à la fois cognitive et
émotionnelle. La religion, dans cette perspective, doit être comprise comme
un retour de la coutume sur elle-même. En choisissant d’accomplir avec res-
pect certaines cérémonies parfaitement inutiles et éminemment codifiées,
l’humanité s’octroie le privilège de réfléchir (d’une manière rituelle et non
simplement intellectuelle) sur l’abîme des gestes et des paroles. Un peu à la
manière d’une poésie sonore, dirai-je en pensant à mon ami Vincent Barras.
Après avoir été mis en veilleuse au Moyen-Âge, cette conception-là de la
« religion » a été resémantisée à partir du XVIe siècle, dans le prolongement
des extirpations et des guerres dites « de religion », pour en venir à désigner des
ensembles identitaires, cohérents et autonomes, de pratiques et de croyances.
Jusqu’alors on pouvait être plus ou moins religieux (religiosus), c’est à dire plus
ou moins observant (de ceci ou de cela, où que l’on se trouve et à quelque
culture qu’on appartienne). À partir de ce moment, les religions deviennent
des ensembles disjoints les uns des autres, des contenants mutuellement
incompatibles, comme des bocaux sur une étagère, qui s’offrent à l’observation
dans leur curieuse diversité, ou dans leurs non moins curieuses conformités.
Dès le début du XVIIe siècle, on distingue quatre espèces (species) du genre
(genus) « religion » : le christianisme, le mahométisme, le judaïsme et (comme
par hasard) l’idolâtrie, c’est à dire tous les autres29.

28  A. I. Hallowell, « Ojibwa Ontology, Behavior, and World View » (1960), in R. D. Fogelson
et al. éds., Contributions to Anthropology. Selected Papers of A. Irving Hallowell, Chicago,
1976, pp. 357-390 ; Ph. Descola, Par-delà nature et culture, Paris, 2005. Cf. M. Sahlins, The
Western Illusion of Human Nature, Chicago, 2008.
29  Cf. G. G. Stroumsa, « John Spencer and the Roots of Idolatry », History of Religions 40, 2001,
pp. 1-23, citant et commentant Samuel Purchas, Purchas. His pilgrimage : or, Relations of
the World and the Religions observed in All Ages and Places Discovered (1613), et Edward
188 Chapitre 11

Ce dernier genre sera lui-même sous-divisé par la suite : hindouisme, boudd-


hisme, taoïsme, shintô, animisme, chamanisme, et ainsi de suite.
Le regard européo-chrétien, en effet, est parvenu à imposer sa vision des
choses, notamment en exportant cette notion moderne de religion sous la
forme des « religions du monde », des « grandes religions » dont on nous rabat
les oreilles aujourd’hui. C’est ainsi que l’hindouisme et le taoïsme sont devenus
des religions identifiables (des entités distinguées du milieu ambiant) grâce au
colonialisme30, tout comme jadis le paganisme avait été inventé dans le regard
que les Chrétiens portèrent sur ce qui résistait à leur expansion. Il n’y a de
païens que sous le regard des Chrétiens. Et ne parlons pas des animistes, cette
fiction ethnocentrique créée de toutes pièces par l’évolutionnisme anglais de
la fin du XIXe siècle31 !
Pour ne prendre qu’un exemple bien connu, ce concept moderne de religion
a été importé d’occident en Chine, via le Japon, en 1901, par décision politique.
Ce qui a entraîné à dresser une liste des religions officielles (catholicisme,
protestantisme, islam, taoïsme, bouddhisme) pour l’opposer à tout le reste,
l’informe et le traditionnellement non-cloisonné, qui devient du même coup
condamnable ou méprisable, sous la rubrique « superstitions »32.
L’absence de la religion au sens moderne, dans les territoires peu à peu
découverts par les colons et les missionnaires, ne saurait surprendre. Pas plus
que cette recherche désespérante de ce qui en serait l’ombre condamnée. Mais
cette chose, qui somme toute va de soi, méritait qu’on s’y attardât quelques
instants.

11.8

En conclusion, chaque tribu a tendance à penser que les seuls vrais humains
sont ceux qui la constituent. C’est bien connu, et Lévi-Strauss a insisté là-
dessus. Si l’on est disposé à vouloir examiner quelles sont les formes variées
que peut revêtir une telle affirmation de soi liée à un tel rejet de l’autre, il peut

Brerewood, Enquiries Touching the Diversity of Languages and Religions through the Chiefe
Parts of the World (1614).
30  R. King, Orientalism and Religion: Postcolonial Theory, India, and « The Mystic East »,
London, 1999 ; N. J. Girardot, « Finding the way: James Legge and the Victorian invention
of Taoism », Religion 29, 1999, pp. 107-121.
31  E. B. Tylor, Primitive Culture. Researches into the Development of Mythology, Philosophy,
Religion, Art and Custom, 2 vols., Londres, 1871.
32  V. Goossaert, « Le concept de religion en Chine et l’Occident », Diogène 205, 2004, pp. 11-21.
À Chacun Sa Religion 189

être utile, en premier lieu et à titre propédeutique, de regarder ce qui distin-


guerait nos bonnes vieilles traditions monothéistes, des autres traditions.
Ce que les monothéismes ont le plus reproché aux polythéismes, c’est le
droit au palabre, au tâtonnement, à la parole mal assurée, au doute et même à
la contradiction ; un droit que l’on s’octroie volontiers et sans remord du côté
de Dionysos ou d’Aphrodite. Jan Assmann, dans un petit livre sur Le prix du
monothéisme a bien perçu cela, dont il recherche l’origine en ce qu’il appelle
« la rupture mosaïque »33. Mais il croit y déceler, malheureusement, le signe
d’un avantage du monothéisme. Cette rupture aurait entraîné une sorte de
progrès, puisqu’elle aurait créé les conditions qui rendent possible et souhai-
table de séparer le vrai du faux. La possibilité de distinguer, de manière claire
et tranchée, entre une (seule) vérité (religieuse), la mienne, et une multipli-
cité d’erreurs serait-elle vraiment un progrès ? Et que faut-il penser de cette
curieuse conviction selon laquelle ma vérité, en ce domaine, commence là où
s’arrête l’erreur de l’autre ? Cette question se repose à propos d’un autre livre
encore d’Assmann, Violence et monothéisme, sur lequel je vous recommande le
compte rendu bref et lucide de Youri Volokhine, paru dans Asdiwal34.
Ce qui pour chacun, ici où se trouve le centre et la mesure de toute chose,
apparaît comme une bonne attitude par rapport au rite (une bonne religion)
devient chez les autres une superstition (quelque chose de déplacé). À chacun
sa religion, en effet.
Pour l’historien des religions, la vérité ne tombe pas du ciel. Ni du ciel des
archétypes, ni d’une révélation sur la montagne, ni même de ce ciel purement
naturel que représenterait, dans notre tête, au sommet du corps, le cerveau des
neurosciences. La vérité, ou plutôt les « vérités » (entre guillemets) auxquelles
renvoient les mythes et les rites, sont autant de résultats locaux et conjonc-
turels, issus d’un immense chantier aux multiples ramifications. Oser pour-
suivre l’étude, lucide et comparatiste, de ce chantier où chaque communauté
construit ses propres religions me paraît aujourd’hui encore une tâche urgente
et salutaire.
À celui qui se trouve si gentiment conduit vers la porte de la salle de classe,
mais non des études, il sera pardonné de conclure cette leçon d’adieu sur le
rappel d’un devoir d’écolier. Un proverbe latin dit qu’il vaut mieux commencer
à être vieux quand on est encore jeune, si l’on veut que ça dure.

33  J. Assmann, Le prix du monothéisme, Paris, 2007.


34  J. Assmann, Violence et monothéisme Paris, 2009 ; cf. le compte-rendu de Y. Volokhine,
Asdiwal 4 (2009), pp. 131-132.
Rite, mythe et émotion


Chapitre 12

Réflexions grecques sur les interdits alimentaires


(entre l’Égypte et Jérusalem)

12.1

L’intention de ce petit exercice est d’observer la manière dont se constitue


dès l’Antiquité une réflexion de type comparatiste concernant les pratiques
rituelles, et plus particulièrement les interdits. Qu’il s’agisse bien d’une
réflexion de nature comparatiste devient manifeste avec le regard grec sur
l’Égypte. Partons d’un exemple, pris chez Hérodote : « Ils [les Égyptiens]
portent des vêtements de lin, toujours fraîchement lavés: c’est un point de la
plus grande importance pour eux »1 ; plus loin le même historien affirme que
l’interdit pythagoricien, orphique et bachique de la laine (interdit qui entraîne
la prescription du lin) est originaire d’Égypte :

[Les Égyptiens] portent une tunique de lin avec des franges autour des
jambes, la calarisis, sur laquelle ils jettent un manteau de laine blanche.
Toutefois, un vêtement de laine n’est jamais admis dans les sanctuaires ni
enseveli avec eux: leur religion l’interdit. Cette règle se retrouve dans les
cultes dits orphiques et bachiques, qui sont en fait d’origine égyptienne
et pythagoricienne : les initiés à ces mystères ont eux aussi l’interdiction
rituelle de se faire ensevelir dans des vêtements de laine. Il y a sur ce sujet
un texte sacré2.

On est ici renvoyé à un espace de comparaison, un territoire très vaste aux


provinces mal définies, où se rencontrent, se croisent et se confondent des pra-
tiques qualifiées tour à tour de bachiques, pythagoriciennes, orphiques et égyp-
tiennes. Hérodote ne précise malheureusement pas si le hieròs lógos auquel
il renvoie est égyptien, pythagoricien ou orphique. L’espace d’observation, le
terrain choisi pour cette petite expérimentation comparatiste, n’est donc pas
précisément délimité. Ses frontières ne sont pas claires, et cela peut s’expli-
quer (sinon se justifier), entre autres, par le fait qu’il s’agit précisément d’un
ensemble de pratiques qui ne cesseront de faire l’objet, de la part des Anciens

1  I I, 37, vers le début du § (trad. A. Barguet, Paris, 1964).


2  I I, 81 (trad. Barguet).

© koninklijke brill nv, leiden, ���6 | doi ��.��63/9789004319141_013


194 Chapitre 12

eux-mêmes, d’une constante interrogation, d’Hérodote jusqu’à Porphyre et


au-delà3.
Dans ce champ, et toujours dans le cadre des prescriptions rituelles, les
choix alimentaires constituent eux aussi un opérateur essentiel. On peut par-
tir, pour les approcher, d’un dossier très particulier, celui du végétarisme attri-
bué à l’enseignement d’Orphée4.

12.2

Comme on le sait, les attestations du végétarisme (ou plutôt, faudrait-il dire,


la condamnation de la sarkophagía), en dehors de Pythagore et d’Empédocle,
sont rarissimes. Il y en aurait sept, toutes relatives à l’orphisme (au bios orphi-
kos), dont cinq explicitement5.

3  Sur la difficulté, notamment, de distinguer l’« orphique » du « bachique », voir F. Graf and


S. Isles Johnston, Ritual Texts for the Afterlife. Orpheus and the Bacchic Gold Tablets, London/
New York, 2007, pp. 142-148. Plus généralement, autour du pythagorisme : C. Macris, « Le
pythagorisme érigé en hairesis, ou comment (re)construire une identité philosophique :
remarques sur un aspect méconnu du projet pythagoricien de Jamblique », in N. Belayche,
S. C. Mimouni éds, Entre lignes de partage et territoires de passage. Les identités religieuses
dans les mondes grec et romain : « paganismes », « judaïsmes », « christianismes » (“Collection
de la Revue des Études Juives”), Louvain, 2009, pp. 139-168 et Id., « “Sectes” et identité dans le
monde antique : bref tour d’horizon accompagné de quelques ébauches de réflexion », ibid.,
pp. 23-40.
4  Pour les documents orphiques, cf. A. Bernabé, Poetae epici Graeci. Testimonia et fragmenta.
Pars II. Fasc. 1-2 : Orphicorum et Orphicis similium fragmenta, München/Leipzig, 2004-2005 ;
pour la commodité, je renvoie aussi à l’édition d’O. Kern, Orphicorum fragmenta, Berlin, 1922.
5  Cf. surtout G. Casadio, « I Cretesi di Euripide e l’ascesi orfica », Didattica del Classico 2, 1990,
pp. 278-310 (ici p. 297) : 1) Aristophane, Grenouilles 1032 (= test. 90 Kern, 547) : « Et vois com-
bien dès l’origine se sont montrés utiles ceux des poètes qui avaient l’âme noble. Orphée
nous enseigna les mystères et à nous abstenir de meurtre (Orpheùs mèn gàr teletás th’hemîn
katédeixe phónôn t’apéchesthai). 2) Platon, Lois VI, 782 c (= test. 212 Kern, 625 Bernabé) :
« Que des hommes en immolent d’autres, c’est ce dont nous voyons jusqu’aujourd’hui bien
des survivances ; à l’inverse, on nous dit qu’ailleurs il fut un temps où nous n’osions même
pas manger de boeuf, où l’on offrait pas aux dieux de sacrifices “pursˮ comme ceux-là, où
l’on s’abstenait de viande, dans l’idée qu’il était impie d’en manger ou de souiller de sang les
autels des dieux: la vie dite orphique était celle de l’humanité d’alors, qui se rejetait sur tout
ce qui n’a pas vie et s’abstenait, au contraire, de tout ce qui a vie » (trad. Brisson). 3) Euripide,
Hippolyte 952 (= test. 213 Kern, 627 Bernabé) : « Va maintenant, glorifie-toi ; avec ton régime
végétarien fais étalage de ta nourriture (di’apsúchou borâs sítois kapéleu’) ; sous la direction
d’Orphée (Orphéa t’ánakt’ékhôn), joue l’inspiré (bákkheue), tiens en honneur la fumée de tous
ces grimoires : te voilà pris ». 4) Plutarque, Septem sap. conu. 16, 159 C (= test. 215 Kern, 629
Réflexions Grecques sur les Interdits Alimentaires 195

L’impression que l’on retire de ce petit dossier est assez claire : il circulait,
depuis au moins l’époque d’Aristophane, un ou des poèmes attribués à Orphée
qui condamnaient sans nuance le meurtre des animaux à des fins alimentaires,
et par conséquent le sacrifice sanglant. Il n’est pas nécessaire de revenir sur
tout ce qui a été dit à ce sujet, chez Sabbattucci, Detienne et d’autres6, sauf
pour rappeler que la réalité fut probablement plus complexe que ne semblent
l’indiquer ces quelques affirmations arrachées au contexte rituel7. La condam-
nation de la sarcophagie doit être considérée dans le cadre plus large et plus
diversifié des prescriptions cultuelles, dont elle relève et où elle rejoint d’autres
interdits alimentaires ou non alimentaires (interdits le plus souvent réservés à
des moments exceptionnels ou à des individus séparés des autres), portant non
seulement (quand ils sont alimentaires) sur les animaux, mais aussi sur des
végétaux (fèves, oignons, ail surtout; mais aussi, parfois, menthe ou grenade)8.

Bernabé) : « S’abstenir de manger de la viande, comme on le raconte de l’antique Orphée,


n’est donc qu’un faux-fuyant . . . » 5) Jérôme, Adv. Iouin. II, 14 (pp. 300-301 Kern, 630F Bernabé)
citant Porphyre, De Abst. 269 (IV, 22, 7) : « Orphée dans son poème rejette toute nourriture
carnée avec horreur (Orpheus in carmine suo esum carnium penitus detestatur) ». 6) et 7)
On peut ajouter à ces 5 attestations explicites, avec Casadio, le fameux fragment des Crétois
d’Euripide (cité par Porphyre, De abst. IV, 19, = 567 T Bernabé), où il est question d’abstinence
de nourriture animale, ainsi qu’un développement d’Alexandre Polyhistor (test. 214 Kern, 628
Bernabé), cité par Diogène Laërce VIII, 33), où il est question de « tout ce que défendent ceux
qui dans les cérémonies sacrées ont la charge de célébrer les rites » (viande rouge, poisson,
oiseaux, œufs et fèves).
6  Casadio, art. cit. (n. 5) et les travaux de M. Detienne et D. Sabbatucci, cités infra (n. 25).
7  Comme nous l’a récemment rappelé Constantinos Macris (« Spéculations autour du rite : la
critique du sacrifice de Pythagore à Porphyre », conférence donnée à Genève en décembre
2009), le papyrus de Derveni (471 T Bernabé) mentionne bel et bien des sacrifices orphiques
carnés, mais ils sont offerts à des daimones, et non à des dieux (theoi) ; pour ce type de
distinction, entre dieux et démons, cf. Xénocrate, fr. 100, cité par Plutarque, Isis et Osiris 26
(361 B).
8  Th. Wächter, Reinheitsvorschriften im griechischen Kult, Giessen, 1910 ; R. Arbesmann, Die
Fasten bei den Griechen und Römern, Giessen, 1929 ; Id., article « Fasten », Reallexikon für
Antike und Christentum VII, 447-493 ; J. Hausleiter, Der Vegetarismus in der Antike, Berlin 1935;
R. Parker, Miasma. Pollution and Purification in Early Greek Religion, Oxford, 1983, pp. 358-63 ;
L. Bruit, P. Schmitt-Pantel, « Citer, classer, penser : à propos des repas des Grecs et des repas
des autres dans le livre IV des Deipnosophistes d’Athénée », AION (archeol.) 8, 1986, pp. 203-
221 ; C. Grottanelli, « Carni proibite (a cominciare dal bue) », Scienze dell’Antichita 5, 1991)
pp. 335-350.
196 Chapitre 12

L’impression, on le sait, devient aussi beaucoup plus nuancée quand on


se tourne vers le pythagorisme9. C’est ainsi que, chez les pythagoriciens  : on
dit de la viande qu’elle était rarement consommée par Pythagore lui-même
(selon Porphyre, Vit. Pyth. 34), mais on ne dit pas qu’il n’en mangeait jamais ;
on précise même que les exceptions concernaient surtout les cochons de lait
et les poules (ou coqs), avec rejet absolu toutefois de certaines parties de l’ani-
mal : reins, testicules, sexe, moelle, pieds, têtes (Diogène Laërce mentionnait
le coeur) :

Il appelait croissance la moelle, qui pour tous les vivants est cause
qu’ils grandissent ; commencement, les pieds ; fin, la tête : ce sont là les
suprêmes dirigeants du corps. Et il disait de s’abstenir de fèves autant que
des chairs humaines . . . Il recommandait encore d’autres abstinences :
par exemple de vulve (de truie : métra), de grondin (triglís), d’actinie
(akaléphe), et à peu près de tout les autres produits de la mer10.

Se référant à une source du IVe siècle avant l’ère commune (Préceptes pédago-
giques d’Aristoxène), Diogène Laërce (VIII, 19) rapporte que Pythagore inter-
disait de manger du rouget et de l’oblade et encore du coeur d’animal ou des
fèves. Le même auteur précise qu’Aristote (fr. 194 Rose) ajoutait à cette liste la
matrice et le mulet de mer. Il s’agit donc d’interdit précis, portant tantôt (A) sur
quelques représentants d’une espèce animale (certains poissons, les boeufs de
labours, les moutons), tantôt (B) sur quelques organes particuliers de quelque
animal que ce soit (matrice, ou coeur), tantôt enfin (C) sur un végétal particu-
lier, parfois assimilé à de l’animal, la fève. S’adressant aux membres de la com-
munauté, ces interdits permanents présupposent une diète par ailleurs tout à
fait normale, et qui n’est pas végétarienne11.
Diogène Laërce poursuit en évoquant le mode de vie personnel de Pythagore.
Quelques auteurs, dit-il, veulent qu’il ait eu pour habitude de se contenter
tantôt de miel ou de pain, et de ne point boire de vin chaque jour. Comme
mets, il prenait la plupart du temps des légumes bouillis ou crus, et rarement
du poisson . . . C’est au niveau de son rapport aux pratiques sacrificielles (et à

9  Cf. entre autres W. Burkert, Weisheit und Wissenschaft. Studien zu Pythagoras, Philolaos
und Platon, Nuremberg, 1962, pp. 150-175 ; M. Detienne, « La cuisine de Pythagore »,
Archives de Sociologie des Religions 29, 197), pp. 141-162 (cf. Id., Les jardins d’Adonis. La
mythologie des aromates en Grèce, Paris, 1972, pp. 77-113) ; C. Riedweg, Pythagoras. His life,
Teaching, and Influence, Ithaca, 2005, pp. 67-71.
10  Porphyre, Vit. Pyth. 43-44 ; trad. Ed. Des Places.
11  Cf. (explicite sur ce point) Gell. IV, 11, 11-13.
Réflexions Grecques sur les Interdits Alimentaires 197

leurs corollaires, par exemple la divination), que les choses se compliquent.


Pythagore, est-il affirmé dans le texte de Diogène Laërce,

. . . ne pratiquait que la divination augurale par le vol des oiseaux, et


s’opposait à celle qui s’accomplit par le moyen du feu, ne faisant excep-
tion que pour les encens. Il n’offrait [en conséquence] aucun sacrifice
d’être animé [il s’agit de sa pratique personnelle] ; quelques auteurs dis-
ent pourtant qu’il immolait des coqs et des chevreaux, mais jeunes et
tendres, et jamais d’agneaux (un interdit général portant sur les ovidés).
Aristoxène, en tout cas, déclare qu’il permettait [aux autres] de manger
toutes sortes d’animaux, excepté les boeufs de labour et les moutons . . .

C’est pourquoi on ne peut recevoir qu’avec la plus grande prudence l’affir-


mation suivante, prononcée quelques lignes plus loin et qui semble faire de
Pythagore un orphique absolument rigoureux :

Il interdisait d’offrir aux dieux des victimes sanglantes, et disait qu’on ne


devait faire ses dévotions qu’à un autel sur lequel le sang ne coulait point. 

Il s’agit de toute évidence de l’interprétation généralisatrice, à posteriori,


d’un végétarisme qui demeurait (sauf exception) tout à fait relatif. L’état de
pureté auquel permettrait d’accéder le respect absolu de ces prescriptions
n’est pas souhaité pour tout le temps, ni surtout pour tout le monde. C’est une
pré-condition rituelle conjoncturelle, un état qu’il faut périodiquement réinté-
grer, ou recréer, selon les circonstances. Observer tous les jours de telles règles
de pureté rituelle reviendrait à quitter le domaine normal de la « piété » (euse-
beia) pour devenir (au mieux) une sorte de theios aner, ou pour rejoindre (au
pire) le monde interlope de la « superstition » au sens grec de deisidaimonía
(cf. Théophraste, Caractères, 16) : ce n’est pas le contenu des pratiques qui
serait alors mis en cause, mais leur caractère exagéré ou déplacé, intempestif.
Les mêmes gestes, les mêmes attitudes, peuvent en effet être considérés tantôt
comme pieux, tantôt comme superstitieux, selon leur degré d’intensité (nor-
mal ou excessif) et aussi selon leur contexte12.
Diogène Laërce (VIII, 33) qui s’appuie sur Alexandre Polyhistor et à nouveau
sur Aristote, montre bien que les interdits qui nous intéressent ici concernent
essentiellement un état transitoire de conditionnement rituel :

12  Cf. Ph. Borgeaud, « Une rhétorique antique du blâme et de l’éloge. La religion des autres »,
in P. Brûlé éd., La norme en matière religieuse, Liège, 2009, pp. 69-89 (chapitre 19 dans le
présent volume).
198 Chapitre 12

La pureté s’obtient grâce à des purifications, à des ablutions et à des


aspersions, en se gardant de tout contact avec les cadavres, avec les
femmes qui accouchent, et de tout ce qui souille, en s’abstenant de chairs
d’animaux comestibles morts de maladie, de rougets, de mulets de mer,
d’oeufs, d’animaux ovipares, de fèves et de tout ce que défendent aussi ceux
qui pratiquent les initiations dans les temples13.

In fine, Diogène Laërce s’amuse à composer des vers un peu moqueurs. Parmi
ces petits poèmes il en est un où il loue Pythagore de n’avoir pas obligé les
autres à respecter les mêmes interdits que lui14.
On devrait bien sûr reprendre l’analyse, cas par cas, de ces prescriptions
pythagoriciennes. On constate qu’elles se voient attribuer une pluralité de
causes, dont les logiques sont loin d’être univoques15. Que faire de ces règles
aux étiologies plurielles ?

13  Trad. sous la direction de Marie-Odile Goulet-Cazé, = test. 214 Kern, 628 Bernabé.
14  La pratique néoplatonicienne, qui se réclame volontiers de Pythagore, n’apparaît pas,
elle non plus, tout d’une pièce : c’est ainsi que Porphyre (De abst. II, 2 et 53 ; cf. L. Bruit
Zaidman, Le commerce des dieux, Paris, 2001, p. 208), préconise une attitude végétarienne
qui puisse satisfaire les lois de la cité ; Marinos, Vie de Proclus 19, sera encore plus explicite,
en précisant que Proclus observe la diète végétarienne tout en respectant l’usage des
sacrifices sanglants (sans manger de la viande, se contentant d’y toucher).
15  Il suffit pour s’en rendre compte de parcourir le discours étiologique concernant l’interdit
des fèves. Diogène Laërce précise « qu’Aristote disait que Pythagore les interdisait soit
parce qu’elles ont la forme de testicules, soit parce qu’elles ressemblent aux portes de
l’enfer: en effet, seules elles n’ont pas de gonds ; soit encore parce qu’elles corrompent,
ou parce qu’elles ressemblent à la nature de l’univers, ou encore parce qu’elles sont le
symbole d’un état oligarchique. En effet, elles servent pour le tirage au sort . . . » Porphyre,
Vit. Pyth. 44, développe une de ces alternatives : « À ce qu’on rapporte, s’il les interdisait,
c’est pour cette raison : quand au début l’origine de l’univers et la genèse des êtres étaient
en désordre, que beaucoup de germes étaient ensemble réunis et semés en terre, qu’ils y
pourrissaient ensemble, peu à peu il se fit une genèse et une discrimination des animaux
qui naissaient et des plantes qui poussaient ensemble, si bien que de la même pourriture
les hommes se formèrent et la fève bourgeonna. Et il en apportait des preuves irréfutables.
Croquez une fève ; après l’avoir écrasée entre les dents, exposez-la quelque temps à la
chaleur des rayons du soleil, puis allez-vous-en et revenez au bout d’un instant: vous y
trouverez l’odeur de la semence humaine. Ou bien, quand la fève bourgeonnante fleurit,
prenez un peu de la fleur noircissante, mettez-la dans un pot de terre que vous boucherez
et enfouirez dans le sol; vous l’y laisserez quatre-vingt-dix jours après l’avoir enfouie, après
quoi vous la déterrerez et enlèverez le couvercle : vous trouverez alors, à la place de la
fève, ou une tête d’enfant bien formée, ou un sexe féminin » (trad. E. des Places).
Réflexions Grecques sur les Interdits Alimentaires 199

12.3

Pour tenter de répondre, on doit commencer par situer ces comportements


très circonstanciels dans un contexte plus large, par rapport à un ensemble de
représentations idéologiques généralement partagées16. C’est ainsi qu’on ren-
contre ce qui concerne la structure même du repas. Les Grecs se représentent
l’alimentation de base comme étant constituée par le sîtos (le plat principal à
base de farine, généralement du pain). Accompagnant ce plat principal, s’ajou-
tant à lui, il y a en plus ce que le grec appelle ópson, et évidemment aussi le
póton (la boisson, dont je ne parlerai pas). On tient le sîtos de la main gauche,
on prend l’ópson de la main droite17. Pour la structure de base (sîtos/ópson), le
texte fondamental est celui de Platon, un texte célèbre dressant le tableau de la
vie simple d’un État primitif (République 372 a-373 d) :

Pour se nourrir ils fabriqueront sans doute soit avec de l’orge, soit avec du
froment, de la farine qu’ils feront griller ou qu’ils pétriront; ils en feront
de beaux gâteaux et des pains (mázas gennaías kaì ártous) qu’on servira
sur du chaume ou sur des feuilles bien propres ; couchés sur des lits de
feuillage, jonchés de couleuvrée ou de myrte (kataklinéntes epì stibádôn
estrôménôn mílakí te kaì murrínais), ils se régaleront eux et leurs enfants,
buvant du vin, la tête couronnée de fleurs, et chantant les louanges des
dieux . . . 

Pain et vin, c’est tout ! Poursuivons :

Alors Glaucon prenant la parole, dit : C’est avec du pain sans accompa-
gnement (áneu ópsou), ce me semble, que tu fais banqueter ces gens-là.
Tu dis vrai, répliquai-je : j’avais oublié les mets ; mais il est évident qu’ils
auront pour ópson du sel, des olives, du fromage, des oignons et des
légumes qui sont les mets des campagnards ; nous leur serviront même
du dessert, à savoir des figues, des pois chiches et des fèves, et ils feront
griller sur la braise des baies de myrte et des glands qu’ils croqueront en
buvant modérément . . . Glaucon reprit : Si tu organisais, Socrate, un État
de pourceaux (huôn pólis), tu ne leur donnerait pas d’autre pâture que
celle-là (trad. E. Chambry).

16  P. Scarpi, « Interdizioni alimentari, confini e tassonomie nelle pratiche di culto delle reli-
gioni del mondo classico », Food & History 6, 2008, pp. 47-55.
17  Cf. J. Davidson, « Opsophagia. Revolutionary Eating at Athens », in J. Wilkins, D. Harvey,
M. Dobson éds., Food in Antiquity, Exeter, 1995, pp. 204-213.
200 Chapitre 12

Pourquoi une cité des porcs ? Est-ce à cause de l’allusion aux glands de chêne,
qui réduit ces humains à l’état de balanèphágoi, semblables à des Arcadiens
primitifs ? Socrate rétorque que la cité dont il vient de décrire les choix ali-
mentaires est une véritable cité, et une cité saine (alêthinè . . . hugiés). Mais on
peut tout aussi bien, dit-il, si on le veut, décrire une cité « gonflée d’humeurs »
(phlegmaínousan). Il s’agit d’une cité où le superflu s’est installé : des lits et des
tables, pour manger, et tout le reste à l’avenant, des mets d’accompagnement
(ópsa), des parfums et des fumigations (múra kaì thumíamata), des courtisanes
et des friandises (hetaîrai kaì pémmata). Des vêtements luxueux, des maisons,
des chaussures, de l’ivoire, de l’or . . . Et aussi une série de « métiers » : des chas-
seurs, des poètes, des acteurs, des pédagogues, des nourrices, des coiffeurs . . .
et des cuisiniers et bouchers (opsopoioi et mágeiroi). Et enfin, last but not least,
toutes sortes de troupeaux (boskémata) pour qu’on les mange. C’est ainsi que
l’on passe d’une cité de cochons, dont l’alimentation essentiellement compo-
sée de l’ártos reste végétarienne en ses ópsa, à une cité du luxe et du superflu,
dont l’alimentation, essentiellement composée d’ópsa, est devenue carnée18.
La tradition grecque classique considère en effet l’ópson comme consti-
tuant l’accompagnement normal du sîtos. Mais l’ópson devient friandise et
gourmandise moralement douteuses et philosophiquement condamnables
s’il se trouve consommé sans sîtos, ou accompagnant une quantité trop faible
de sîtos. Une juste proportion est à respecter, théoriquement ou philosophi-
quement du moins, sous peine de tomber dans ce travers que le grec nomme
« opsophagie »19.
Antiphane dans Les riches (fr. 34, 5-6 KA) présente Phoinikides et Taureas,
« deux vieux opsophages, capables d’avaler des tranches de poisson sur
l’agora ». Le poisson, normalement nourriture du pauvre (nourriture mal
considérée, car le poisson est lui-même mangeur d’homme), devient très vite
un met raffiné, emblème de l’opsophagie20. Opsárion, diminutif d’ópson, finira
par donner, en grec moderne, psári, poisson !

18  Analysant (entre autres) ce passage de Platon, G. Cambiano et L. Repici, « Cibo e forme di
sussistenza in Platone, Aristotele e Dicearco », in O. Longo et P. Scarpi éds., Homo Edens,
Verona, 1989, pp. 81-90, insistent sur le fait que le régime primitif loué par Platon n’est pas
un bíos orphikós : bien au contraire, la diète des gardiens de la cité, dans Rep. 403-405 obéit
au modèle homérique (pas de poisson, pas de bouilli, seulement du rôti).
19  Cf. Xénophon, Mémorables III, 14 (cf. +, 3,5).
20  Cf. sur ce paradoxe N. Purcell, « Eating Fish. The paradoxes of Seafood », in J. Wilkins,
D. Harvey, M. Dobson éds., Food in Antiquity, Exeter, 1995, pp. 132-149. Cf. J. Davidson,
art. cit. (n. 17).
Réflexions Grecques sur les Interdits Alimentaires 201

Les opsophages (de vrai gourmets, tout autant que des goinfres) ne sont pas
des ichthyophages. Mais le poisson n’intervient pas ici par hasard.
Il y a en effet, par rapport au poisson (comme probablement par rapport
aux fèves, qui constituent une des bases de l’alimentation primitive louée dans
la République, et une des bases de l’alimentation antique en général21), une
réticence grecque, une hésitation. Tout un dossier a été réuni sur ce thème,
pour le poisson, par Nicholas Purcell. Seul de tous les animaux mangés par les
Grecs (et ils sont nombreux22), le poisson est à son tour un mangeur d’homme
(et donc un objet d’horreur, de la part de ces marins effrayés par la mer que
sont les Grecs). Purcell parle de paradoxe, car loin d’être interdit, ce poisson
tant décrié constitue au contraire un met raffiné, recherché et souvent même
ruineux !
Cette ambivalence, ou apparente contradiction (consommation d’un met
considéré comme répugnant, ou impur) on pourrait la retrouver à propos du
chien, ou du cheval. À d’autres degrés peut-être. L’interdit là aussi se trouve
parfois comme « oublié ». Le chien, pour Hécate, le cheval, pour Poséïdon
ou Hélios. Mais il s’agit alors d’une véritable inversion par rapport à ce qui
concerne le poisson ou les fèves : tandis que poissons et fèves, abondamment
consommés par le commun des mortels, font l’objet d’interdits sectaires, le che-
val et le chien, généralement tenus à l’écart de toute alimentation, se trouvent
parfois sacrifiés, par tout un chacun dans des lieux ou dans des occasions très
précis : fêtes d’Hélios, repas d’Hécate23. Hécate reçoit aussi, comme repas, un
poisson que l’on mange volontiers, mais qui fait l’objet d’un interdit particulier
à Éleusis, à savoir le rouget (la tríglê)24. Cela semble compliquer les choses . . .
Retenons que l’interdit des uns commente la pratique des autres, et que
l’exception, ici aussi, confirme la règle. Pour paraphraser le modèle classique

21  Cf. Athénée 54 f ; J. André, L’alimentation et la cuisine à Rome, 2ème éd., Paris, 1981, p. 35.
22  À la suite d’Hippocrate (Vict. II, 46 = VI, 544-6 Littré), Robert Parker, Miasma, op. cit. (n. 8),
p. 357, donne la liste suivante des viandes comestibles : boeuf, chèvres et boucs, cochon,
mouton, âne, cheval, chien, sanglier, cerf (ou chevreuil), lièvre, renard, écureuil.
23  Cf. A. Zografou, « La nourriture et les repas dans les Papyri Graecae Magicae », Food and
History 6, 2008, pp. 57-72. Mais même alors, certaine pratiques viennent remettre en cause
ce qui pourrait passer pour une coutume bien établie. À côté des repas d’Hécate, aux
carrefours, qui fleurent l’ordure et l’excrément, on mentionne (dès le IVe siècle avant) une
sauce lydienne raffinée appelée kandaulos, kandylos ou kandyle, qui renvoie vraisembla-
blement à un plat à base de viande de jeune chien : cf. D. Harvey, « Lydian Specialities,
Croesus’ Golden Baking-Woman, and Dogs’ Dinners », in J. Wilkins, D. Harvey, M. Dobson
éds., Food in Antiquity, Exeter, 1995, pp. 273-285. On est alors situé en Lydie, dans un ail-
leurs à la fois temporel et spatial.
24  Athénée VII, 325 a.
202 Chapitre 12

élaboré par Sabbattucci puis repris par l’école de Vernant25, on pourrait dire
que l’interdit circonstanciel et spécialisé (ou étranger, barbare) commente une
coutume générale.
Ce que j’aimerais souligner ici c’est que ces jeux de miroir, cette réflexion
de la coutume sur elle-même, ne s’opèrent pas seulement de manière intra-
culturelle. Il s’agit aussi, dans les théories des anciens, d’un jeu de réflexion
impliquant d’autres cultures26.

12.4

Dans le De abstinentia de Porphyre (IV, 20), on rencontre une conceptualisation


de la pureté qui préfigure celle de Mary Douglas dans Purity and Danger27 : la
pureté est définie comme « absence de mélange », amixía; la souillure comme
l’effet d’un mélange. C’est pour ne pas se mêler à, qu’il ne faut pas consom-
mer de. La question que l’on se pose alors est la suivante : ne pas se mêler à
quoi ? Porphyre répond : ne pas mêler le même (soi-même) à de l’autre, ou
plus précisément à du contradictoire ; ne pas mêler mon corps vivant à cer-
tains aliments, en particulier à la chair de l’animal. Dans la mesure précisé-
ment où il s’agit du corps mort de l’animal, une telle alimentation reviendrait à
mêler le vivant consommant au mort consommé. Ou encore plus simplement,
quoiqu’indirectement, il ne faut pas mêler le même au principe allégorique qui
se cache dans l’autre, l’aliment rejeté. Cela n’est pas dit, mais pourrait concer-
ner non seulement les nourritures carnées, mais aussi certains végétaux. Dans
ce développement, Porphyre toutefois ne parle pas d’interdits portant sur des
végétaux (comme la fève, pour ne citer que cet exemple fameux). Il considère
seulement l’abstinence de nourriture carnée, commentant le fameux passage
des Crétois d’Euripide (qu’il cite en IV, 19) où l’on a pu reconnaître un témoin

25  D. Sabbatucci, Saggio sul misticismo greco, Rome, 1965 ; M. Detienne, Dionysos mis à mort,
Paris, 1977, pp. 163-207.
26  Cf. entre autres P. W. van der Horst éd., Aspects of religious contact and conflicts in the
ancient world, Utrecht, 1995 ; C. Bonnet, S. Ribichini, D. Steuernagel éds, Religioni in
Contatto nel Mediterraneo Antico. Modalità di diffusion e processi di interferenza. Atti del 3°
colloquio su “Le religioni oriental nel mondo Greco e Romano”, Loveno di Menaggio (Como),
26-28 maggio 2006, Pisa/Roma, 2008 ; Ph. Borgeaud, Y. Volokhine, « La formation de la
légende de Sarapis : une approche transculturelle », Archiv für Religionsgeschichte 2, 2000,
pp. 37-76 ; Ph. Borgeaud, Th. Römer, Y. Volokhine, éds., Interprétations de Moïse. Égypte,
Judée, Grèce, Rome, Leyde, 2009.
27  M. Douglas, Purity and Danger : An Analysis of Concepts of Pollution and Taboo, Londres,
1963.
Réflexions Grecques sur les Interdits Alimentaires 203

de pratiques végétariennes comparables à celles de l’ascèse orphique28.


Les hommes saints (il faut entendre les bácchoi, les initiés), posent comme
principe, commente Porphyre, que la pureté consiste à ne pas se mêler
avec son contraire. L’impureté, inversement, consiste donc à se mêler à son
contraire. L’agneía est rejet (apóthesis) et abstinence (áphexis) du multiple
et des contraires (tôn pollôn kaì enantíôn). Elle est isolement (mónôsis) et sai-
sie (lépsis) de ce qui est familier et naturellement conforme (tôn oikeíôn kaì
prosphuôn). De la prescription rituelle de type alimentaire, on est donc tout
naturellement entraîné à énoncer des prescriptions sexuelles: condamnation
des unions, hétéro ou homo-sexuelles, ainsi que des pollutions nocturnes (en
tant qu’impliquant, du point de vue masculin, une féminisation de l’âme, et
donc un mélange du masculin et du féminin, en plus d’un mélange vie/mort,
étant donné ce qui est fait du sperme, qui meurt29 . . .). Ce souci de maintenir
l’intégrité du même, de le préserver de toute conjonction à du contraire ou
du contradictoire, explique qu’auparavant, décrivant la vie spartiate règlée par
Lycurgue, Porphyre (en IV, 3, 5) ait fait l’éloge de certaines mesures qui ont
pour effet d’éviter le contact de la population avec des étrangers (marchands
itinérants, ou autres). La peur du contraire entraîne la peur de l’autre. Sur cette
crainte, on sait que déjà Platon (Leg. XII, 950 A) et Plutarque (Lycurgue 27, 6-9)
avaient insisté. C’est en Égypte toutefois, sur une terre présentée comme para-
digmatique, à travers l’écrivain stoïcien Chérémon (contemporain de Néron),
et dans des pratiques sacerdotales, que Porphyre (De abst. IV, 6-8) va donner
de ce souci de maintenir le pur en sa pureté, la plus parfaite description. Les
Égyptiens, dit-il, considèrent les prêtres comme des philosophes, retirés dans
les temples à la manière des animaux sacrés, ne se mêlant au reste des humains
que lors des fêtes (seules occasions où l’accès au temple est autorisé à chacun) :

Leur régime est frugal et sans recherche : pas du tout de vin pour certains,
très peu pour les autres . . . De même ils sont circonspects encore pour les
autres aliments, puisqu’ils ne mangent pas du tout de pain non plus dans

28  « . . . Je mène une vie pure depuis le jour où je devins un myste du Zeus de l’Ida, lorsque
j’eus accompli le rite du tonnerre de Zagreus Nyctipole et de l’omophagie, où, avec les
Courètes, ayant brandi ma torche pour la Mère des monts, je me vis consacré et reçus le
nom de “bacchosˮ. Revêtu d’habits blancs, j’évite des mortels la naissance et des cercueils
le voisinage, et je me garde de manger de la nourriture animale » (trad. M. Patillon, A. Ph.
Segonds et L. Brisson).
29  Sur les étiologies chrétiennes de cette même condamnation, cf. D. Brakke, « The
Problematization of Nocturnal Emissions in Early Christian Syria, Egypt and Gaul »,
Journal of Early Christian Studies 3.4, 1995, pp. 419-460, cité dans M. Poorthuis, J. Schwartz
éds., Purity and Holiness. The Heritage of Leviticus, Leyde, 2000, p. 17.
204 Chapitre 12

les temps de pureté. Hors de là ils le mangent avec de l’hysope pilé, car
ils estiment que l’hysope le purifie de la plus grande partie de sa force.
Quant à l’huile ils s’en abstiennent le plus souvent, voire totalement pour
la plupart d’entre eux. S’il leur arrive d’en mettre dans les légumes, c’est en
très petite quantité, juste autant qu’il en faut pour adoucir le goût (trad.
M. Patillon, A. Ph. Segonds et L. Brisson).

Ces véritables ascètes rangent parmi les plus grandes impiétés de prendre le
bateau pour quitter l’Égypte . . . par fidélité aux coutumes ancestrales, et toute
infraction, fut-elle légère, entraîne chez eux l’exclusion. Il ne leur est « pas per-
mis de prendre de la nourriture et des boissons produites hors d’Égypte ».
Un vaste domaine de plaisirs leur est ainsi fermé. Quant aux produits de
l’Égypte elle-même, ils s’abstiennent de tout poisson, des quadrupèdes soli-
pèdes (cheval, âne) ou fissipèdes ou non cornus; de tous les oiseaux carnivores;
beaucoup même s’abstiennent de tout animal sans exception, et c’est le cas
pour tous dans les temps de pureté ; où ils refusent même les œufs. Encore
refusent-ils parmi les animaux ceux qui ne sont pas irréprochables. Ainsi pour
les bovidés, ils refusent les femelles et tous les mâles jumeaux ou tachés ou
bigarrés ou difformes ou mis sous le joug, car ils sont alors consacrés par leurs
travaux, etc.

12.5

Le premier interdit concernant la liste des produits égyptiens porte sur les
poissons. Cette préséance, si l’on ose dire, n’est pas due au hasard. On pense
immédiatement à ce que dit Plutarque, dans l’Isis et Osiris (chap. 6, 353 C) : les
Égyptiens s’abstiennent surtout des poissons de mer (ichthúôn thalattíôn) ; « de
mer », c’est à dire venus d’ailleurs, de l’extérieur, « parce que la mer est à l’écart
de notre monde, hors de ses frontières . . . corps étranger, à la fois corrompu
et malsain » (353 D)30. Du côté de la documentation égyptienne le poisson,
dans l’écriture hiéroglyphique, sert de déterminatif au mot qui signifie l’interdit

30  Cela, bien sûr, doit être mis en relation au mythe d’Isis et Osiris : Typhon, qui chasse
la nuit sous la lune trouve le coffre ; il découpe le corps d’Osiris en quatorze morceaux
qu’il disperse ; Isis retrouve tous les morceaux, sauf le membre viril avalé par le lépidote,
le pagre et l’oxyrhinque, que l’on tient maintenant pour abominables entre tous les
poissons ; elle remplace le membre viril par un simulacre. Relevons que chez Plutarque le
mythe d’Osiris lui aussi se trouve pensé en grec.
Réflexions Grecques sur les Interdits Alimentaires 205

(bwt)31. Les égyptologues savent que la raison en est phonétique, mais il n’en
demeure pas moins que les poissons, en Égypte, font l’objet de nombreux inter-
dits (comme aussi le porc, d’ailleurs). L’absence des poissons dans les hiéro-
glyphes des Textes des pyramides pourrait s’expliquer par une prescription de
pureté rituelle concernant le roi seul32. Du roi seul, l’interdit est élargi plus tard
à l’ensemble des morts initiés. Au chapitre 64 du Livre des Morts, on peut en
effet lire : « Qu’on lise cette formule étant pur et sans tache, sans avoir mangé
de petit bétail ou de poissons, et sans avoir eu de relation avec une femme »
(trad. Barguet, p. 105). Il s’agit évidemment d’une prescription occasionnelle et
non d’un interdit absolu, ou permanent. Il faut bien constater que le poisson
n’est pas écarté systématiquement de la consommation (pas plus que le porc),
bien au contraire. On rencontre même des poissons, parfois, sur des tables
d’offrande33.
De même qu’il y a des niveaux de langue, rappelons qu’il existe des niveaux
de diète: aux « sociolectes » correspondent des « sociophactes ». Alors que
le poisson est un aliment courant, on ne s’étonnera donc pas qu’il soit quasi
absent de ces textes royaux par excellence que sont les Textes des pyramides.
Au VIIIe siècle avant J.-C. encore, sur la Stèle de la victoire (l. 151), le pharaon
nubien Piankhy précise que des princes venus lui apporter des tributs se sont
vus refuser l’entrée du palais car ils n’étaient pas circoncis et ils mangeaient
du poisson: seul le prince Nemrod (Namart), qui répondait aux exigences de

31  Sur ce mot, et le concept qu’il désigne (souvent traduit par « tabou ») : cf. P. Montet, « Le
fruit défendu », Kêmi. Revue de philologie et d’archéologie égyptiennes et coptes 11, 1950,
pp. 85-116 ; P. J. Frandsen, s.v. « Tabu », LÄ VI, pp. 135-142 ; Id., « Le fruit défendu dans
l’Égypte ancienne », BSEG 25, 2003, pp. 57-74. Sur les interdits alimentaires en Égypte,
cf. D. Meeks, « Pureté et purification en Égypte », in Dictionnaire de la Bible, Suppléments,
IX, Paris, 1976, surtout coll. 433 sqq.
32  On rencontre toutefois le signe du poisson dans Pyr. 218 c (N 537) : mais il s’agit d’un
passage connu en 4 versions parallèles ; seule la version de Niouserre connaît la graphie
« poisson », les 3 autres la remplacent par des signes phonétiques.
33  Pour le poisson en Égypte, cf. I. Gamer-Wallert, Fische und Fischkulte im alten Ägypten,
Ägyptologische Abhandlungen, Wiesbaden, 1970. À Tanis, on a retrouvé une double
statue du roi Amenemhat III (réappropriée par Psousennès), figuré en dieu-Nil ou en
personnification de la fécondité : il présente des poissons et des plantes sur une table
d’offrande (statue Caire JE 18221 = Catalogue Général no 392 ; cf. L. Borchardt, Statuen
und Statuetten von Königen und Privat Leuten im Museum Kairo, Berlin, 1925, pp. 9-11 et
pl. 63 ; M. Saleh et H. Sourouzian, Catalogue officiel. Musée égyptien du Caire, Mayence,
1987, no 104) ; des poissons et des volailles sont offerts aux dieux à l’occasion du jubilé
royal, à Bubastis, sous Osorkon II : E. Naville, The Festival-Hall of Osorkon II, Londres, 1892,
pls. XVIII et XXII (références aimablement communiquées par Nicole Durisch et Youri
Volokhine, que je remercie vivement pour l’ensemble de leur aide égyptologique).
206 Chapitre 12

pureté, put accéder au souverain34. Relevons encore que les poissons et les
oiseaux, dans certains rituels, sont identifiés aux ennemis de l’Égypte, « étran-
gers envahisseurs ». Il existait même (à Edfou, Kom Ombo, Esna), un rite du
piétinement du poisson pratiqué devant le temple, ou dans la cour, pour
envoûter, réduire à l’impuissance les ennemis potentiels.
Peu importe pour notre propos immédiat que les sources égyptiennes
confirment seulement partiellement le tableau esquissé par Chérémon. Ce
tableau est moins orienté en direction d’une ethnographie des pratiques égyp-
tiennes, qu’en direction d’un commentaire portant, à partir de l’Égypte, sur
certaines pratiques mystiques ou ascétiques des Hellènes. Il s’inscrit dans une
tradition déjà longue. L’Égypte et ses prêtres, depuis Hérodote, fonctionnent
en effet comme un paradigme providentiel, non pas évidemment le seul para-
digme, mais le paradigme par excellence, permettant de penser la catégorie
des prescriptions sectaires grecques, prescriptions alimentaires surtout (mais
pas uniquement), où l’on rencontre, en particulier, la fève et les poissons. La
Grèce, au niveau des interdits sectaires, ceux des mouvements pythagoriciens,
orphiques et bachiques, est ainsi vue depuis l’Égypte. Il en ira bientôt de même
des pratiques judéennes, où l’on se plaira à retrouver, très précisément, la cir-
concision35 et les réticences égyptiennes à l’égard du porc, animal de Seth36.
De même que toute l’Égypte, chez Diodore, a tendance à se comporter comme
les prêtres égyptiens d’Hérodote, on peut se demander s’il n’existe pas une ten-
dance à imaginer, depuis Athènes ou depuis Rome, les habitants de la vallée
du Nil comme un peuple sacerdotal qui se comporterait dans son ensemble
comme ceux qui, chez les Hébreux, obéissent strictement aux prescriptions
du Lévitique.

12.6

L’Égypte, par vocation grecque, représente une terre de comparatisme. Un


détour obligé pour qui veut jeter sur ses propres coutumes (grecques) ou celles

34  M. Lichtheim, Ancient Egyptian Literature, vol. III, Berkeley/Los Angeles, 1980, p. 80 ; cf.
N. Grimal, « La stèle triomphale de Pi(‘ankh)y au Musée du Caire », MIFAO 105, 1981,
p. 176 ; S. Ikram, Choice Cuts : Meat Production in Ancient Egypt, Louvain, 1995, p. 35.
35  Pour les Grecs depuis Hérodote (II, 104), il semble évident que les peuples pratiquant la
circoncision soient d’origine égyptienne (ou éthiopienne à la rigueur).
36  Cf. infra (n. 41).
Réflexions Grecques sur les Interdits Alimentaires 207

des autres (judéennes en particulier), un regard extérieur37. Plutarque (Sept.


sap. conv. XVI, 159 B) affirme que

. . . les Égyptiens, après avoir ouvert les cadavres et les avoir montrés au
soleil, en jettent les entrailles dans le fleuve ; c’est quand le reste du corps
est ainsi purifié, qu’ils s’occupent de l’embaumer.

Ailleurs (De Esu Carnium II, 996 E), le même auteur développe sur le même
thème l’image du poisson et de la pêche :

Une fois fixé et planté par le goût du luxe, il n’est pas facile de rejeter
l’hameçon (tò ángkistron) de la sarcophagie. De même que les Égyptiens
retirent les entrailles des morts et les rejettent après les avoir soulevées
en direction du soleil, en tant qu’elles sont cause de toutes les fautes
que l’homme a pu commettre, de même nous, une fois que nous aurons
retranché de nous la démence du ventre (la gastrimargía, la glouton-
nerie) et la souillure du meurtre (miaiphonía), nous vivrons purs le res-
tant de notre vie.

Reprenant lui aussi cette tradition relative aux entrailles jetées dans le fleuve,
Porphyre (De abst. IV, 10, 3-5) décrit le rituel de l’embaumement, à l’occa-
sion duquel il rapporte que sont prononcées des proclamations d’innocence
presque littéralement extraites du chapitre 125 du Livre des Morts38. Ce récit
grec d’un rituel égyptien, où l’épisode essentiel devient le traitement particulier
des intestins, apparaît ainsi comme l’occasion de développer une métaphore
faisant du corps lui-même (en ses passions) un malheureux poisson incapable
de rejeter, de recracher l’hameçon du désir, ce qui l’entraîne vers la mort. La
métaphore est d’autant plus habile que le désir, ici, en Égypte, est précisément
ce que d’autres textes décrivent comme relevant, en Grèce, de l’opsophagie, le
manger de poisson, cette gourmandise qui a pour conséquence l’abandon des
saines et pures nourritures (et valeurs) primitives.

37  F. Hartog, Le miroir d’Hérodote, essai sur la représentation de l’autre, Paris, 1991 (2e éd. revue
et augmentée) ; Id., Mémoire d’Ulysse. Récits sur la frontière en Grèce ancienne, Paris, 1996.
38  Formules prononcées par l’un des embaumeurs, parlant au nom du mort : « J’ai rendu
aux dieux les honneurs qui leur sont dus, j’ai respecté mes parents, je n’ai pas tué, je n’ai
pas volé . . . Si donc j’ai dans ma vie commis quelque faute en mangeant ou en buvant des
aliments défendus, ce n’est pas moi qui en suis cause, mais elles, et il montre alors la boite
où sont les viscères. Ayant ainsi parlé, il la jette dans le fleuve et embaume le reste du
corps regardé comme pur. »
208 Chapitre 12

Les coutumes alimentaires égyptiennes sont elles aussi décrites par


Hérodote (bien avant Chérémon) en relation (en miroir dirait Hartog) au
modèle grec. Il faut distinguer, avec Hérodote, une plus grande rigueur des
règles chez les prêtres, qui respectent par exemple l’interdit du poisson d’une
manière absolue, alors qu’une certaine tolérance est admise chez le commun
de « ces plus religieux des mortels » (II, 37)39.
Bien que chez les Égyptiens tout soit contraire à ce que l’on rencontre ail-
leurs (le monde égyptien est un monde renversé), on retrouve la structure
grecque :

Les autres peuples se nourrissent de froment et d’orge (apò purôn kaì


krithéôn) : pour les Égyptiens c’est un déshonneur infamant d’user de ces
grains, et ils tirent leur nourriture de l’épeautre (qu’on appelle aussi zeia :
apò oluréôn poieûntai sitía, tàs zeiàs metexéteroi kaléousi). Ils pétrissent la
pâte avec les pieds (mais l’argile avec les mains) . . . (II, 36).

Le plat principal des Égyptiens (ce pain d’épeautre, pétri avec les pieds) est un
répondant exact de l’ártos grec.
Selon Hérodote (II, 41), dont semble dépendre Chérémon, les Égyptiens
ne sacrifient que des bovidés mâles et des veaux purs. Les vaches sont consa-
crées à Isis (= Io). C’est pourquoi ni un Égyptien ni une Égyptienne ne saurait
embrasser un Grec sur la bouche, ni utiliser son couteau, ses broches ou son
chaudron. Ni manger de la chair d’un animal, fût-il pur, sacrifié avec le couteau
d’un Grec.
Cette manière égyptienne d’éviter certains contacts avec les étrangers a dû
être pensée par les informateurs d’Hérodote, à Saïs, à Naucratis ou à Memphis,
en relation à une expérience bien réelle. Ramenée ici (au niveau étiologique)
aux conséquences particulières d’un tabou portant sur les vaches consacrées à

39  Hérodote, II, 37 (trad. Barguet) : « Comme ils sont de beaucoup les plus religieux des
hommes, ils observent certaines coutumes que je vais dire. Ils boivent dans des coupes
de bronze qu’ils nettoient chaque jour soigneusement; personne ne manque à cette
règle. Ils portent des vêtements de lin, toujours fraîchement lavés: c’est un point de la
plus grande importance pour eux. Ils pratiquent la circoncision par souci de la propreté,
qu’ils préfèrent à une meilleure apparence. Les prêtres se rasent le corps entier tous les
deux jours, pour éviter toute vermine et toute souillure pendant qu’ils servent leurs dieux.
Les prêtres ne portent que des vêtements de lin et des sandales de papyrus ; les autres
vêtements et chaussures leurs sont interdits. Ils se lavent à l’eau froide deux fois par jour et
par nuit . . . On leur prépare des aliments sacrés et chacun reçoit chaque jour de la viande
de boeuf et d’oie en abondance ; on leur donne aussi du vin de raisin ; toutefois, le poisson
leur est interdit. »
Réflexions Grecques sur les Interdits Alimentaires 209

Isis, elle prend cependant place à l’intérieur d’un cadre idéologique où l’on verra
bientôt se développer, à partir d’Alexandrie, un discours grec sur l’exclusivisme,
considéré comme une attitude scandaleuse. Il s’agira alors des pratiques ali-
mentaires et rituelles d’un peuple que l’on décrit comme d’origine égyptienne,
les Judéens fondateurs de Jérusalem, sortis d’Égypte avec Moïse. L’Égypte, dans
ce nouveau discours, devient l’espace rituel d’où seraient issues, et par rapport
auquel sont définies, dans leurs spécificités et dans leurs contrastes, à la fois les
pratiques grecques et les pratiques juives. C’est ainsi que Cristiano Grottanelli
a démontré qu’on peut mettre le passage d’Hérodote décrivant la répulsion
que suscite chez les Égyptiens les pratiques alimentaires des Grecs, en rap-
port d’une part avec le récit de la Genèse (43, 31-33) montrant Joseph servi à
part dans les banquets parce que les Égyptiens ne peuvent pas manger avec les
Hébreux, ce qui serait pour eux chose abominable ; ainsi que, d’autre part, avec
l’épisode du roman de Joseph et Aséneth où le héros hébreux, qui par ailleurs
mange à l’écart des Égyptiens, refuse d’embrasser Aséneth sous prétexte que la
bouche de la jeune fille est impure40.

12.7

Nous avons déjà rappelé que l’Égypte des tabous alimentaires pythagori-
ciens, orphiques et bachiques se trouve être aussi (dès Hérodote) l’Égypte qui
condamne le porc, et la terre d’origine de la circoncision. En ce qui concerne
le porc, Hérodote (II, 47) prétend que si par accident un Égyptien touche un
de ces animaux, il plonge dans la rivière (le Nil ou un canal) pour se laver de
cette impureté. Cette hantise du contact, du toucher (et non seulement de la
nourriture) correspond à la hantise pythagoricienne du contact avec les fèves,
une répulsion qui est illustrée dans la fameuse tradition des pythagoriciens
pris en embuscade et préférant mourir plutôt que de s’échapper en traver-
sant un champ de fèves en fleur (Jamblique, Vie de Pythagore 191 ; cf. Diogène
Laërce, Pythagore 39). Les Égyptiens, selon Hérodote (II, 37) partagent avec les

40  C. Grottanelli, « Aspetti del sacrificio nel mondo greco e nella Bibbia ebraica », in
C. Grottanelli, N. Parise éds., Sacrificio e società nel mondo antico, Roma/Bari, 1988,
pp. 153-155 ; cf. Id., « Carni proibite (a cominciare dal bue) », art. cit. Sur les règles alimen-
taires juives, cf. récemment V. Noam, « The Dual Strategy of Rabbinic Purity Legislation »,
Journal for the Study of Judaism 39.4-5, 2008, pp. 471-512 ; H. Liss, « Ritual Purity and
the Construction of Identity. The Literary Function of the Laws of Purity in the Book
of Leviticus », in Th. Römer éd., The Books of Leviticus and Numbers, Louvain, 2008, pp.
329-354.
210 Chapitre 12

pythagoriciens cette horreur des fèves, et cela alors même qu’il n’y en aurait
pas dans leur pays, sinon des fèves sauvages :

Les Égyptiens ne sèment jamais de fèves dans leur pays, et, s’il en pousse,
ils ne les mangent ni crues ni cuites. Les prêtres n’en supportent même
pas la vue, car ce légume est impur à leurs yeux.

On sait d’autre part que l’interdit du porc, comme interdit général, n’est pas
du tout confirmé par les sources égyptiennes. Il n’en demeure pas moins qu’en
Égypte, le porc fut surtout une nourriture de pauvre. C’est peut-être à cause de
cela qu’il fut présenté par les prêtres informateurs d’Hérodote comme un ani-
mal abominable. Racontée à un étranger, la nourriture du pauvre est devenue
une nourriture interdite41. Il en allait peut-être de même, en Égypte, pour les
fèves42.
La fève pythagoricienne nous conduit aux frontières de l’humain. Pour
les pythagoriciens et probablement pour certains orphiques aussi, l’idée de

41  Sur le porc en Égypte, cf. S. Ikram, op. cit. (n. 34), pp. 29-33 [et désormais Y. Volokhine, Le
porc en Égypte ancienne, Liège, 2014]. Dans le conflit contre Horus, Seth s’était transformé
en porc, et c’est sous cet aspect, qu’il donna un coup de pied à l’oeil d’Horus : Textes des
Sarcophages 157, trad. Barguet, p. 574. Le porc constituait une alimentation fréquente,
malgré le peu de représentations figurées qu’on en rencontre dans les monuments
royaux et privés de l’Ancien Empire. Cela s’explique par la nette différence qu’il faut
reconnaître entre les représentations idéologiques (où dominent les bovidés) et la réalité
économique : J. C. Moreno Garcia, « J’ai rempli les pâturages de vaches tachetées . . . Bétail,
Économie et idéologie en Égypte, de l’Ancien au Moyen Empire », Revue d’Égyptologie 50,
1999, p. 257 : « On a remarqué que, de la même façon que la mobilité et la recherche de
nouveaux pâturages assuraient aux nomades une certaine autonomie par rapport aux
systèmes politiques centralisés, les rendements hauts et les faibles coups de l’élevage
de porcs à petite échelle . . . permettaient aux communautés rurales un degré similaire
d’autonomie. En conséquence, ni l’élevage de porcs ni la distribution de leurs produits
n’étaient adaptés à l’organisation économique des systèmes palatiaux du Proche Orient
ancien, ce qui expliquerait une certaine hostilité de ces systèmes à l’égard d’une ressource
qu’ils ne contrôlaient pas et qui, pire encore, favorisait une certaine autonomie productive
des plus démunis, hostilité évidente à la lumière des tabous appliqués à la consommation
de la viande du porc ». Il n’en irait pas autrement dans la Grèce homérique : les héros de
l’Iliade sont gavés de bœuf ! Mais il existe tout de même, précisément à l’écart du palais
d’Ithaque, un divin porcher . . .
42  Que les fèves ont bel et bien constitué une nourriture pour les Égyptiens est montré par
F. Hartmann, L’agriculture dans l’ancienne Égypte, Paris, 1923, p. 54. Cf. F. Daumas, s.v.
« Gemüse », LÄ II, pp. 521-524 ; et surtout L. Keimer, Die Gartenpflanzen im alten Ägypten,
Bd. II, Mainz am Rhein, 1984, pp. 5-7.
Réflexions Grecques sur les Interdits Alimentaires 211

manger des fèves suscitait une horreur semblable à celle que susciterait le
cannibalisme43. Croquer une fève déclenche une répulsion que Jean le Lydien
n’hésite pas à comparer à celle qui accompagne l’idée de manger la tête de ses
parents44. Durant le mois de mars, dit-il, on faisait des repas à base de fèves. La
fève (kúamos) serait en effet consacrée à Mars parce qu’elle enfante (kúein) du
sang. En hommage au dieu, on s’enduisait les yeux de jus de fève, utilisant cette
onction en lieu et place de sang. Jean Le Lydien fait alors allusion à la répulsion
suscitée par les fèves chez les pythagoriciens. Provoquant un appétit sexuel, la
fève appelle les âmes à la naissance, et donc à la corruption. Le même auteur
cite Héraclide le Pontique, selon qui la fève recouverte d’excrément prend en
quarante jours un aspect humain charnel, d’où le vers du poète : « Manger des
fèves équivaut à manger la tête de ses parents » (îsón toi kuámous te phageîn
kephalás te tokéon). Le poète, ici, c’est Orphée45.

12.8

Le terrain était donc favorable à ce qu’un triangle théologique fondamental


puisse être mis en place dès le moment où le judaïsme entrerait dans le champ
de conscience hellénique. À partir des débuts de l’époque ptolémaïque (à
Alexandrie certainement), l’Égypte, la Grèce et la Judée sont considérées, théo-
logiquement, comme des entités solidaires. La comparaison entre la Grèce
anthropomorphisante, l’Égypte thériomorphisante et la Judée monothéiste
et aniconisante, se dit dès la plus ancienne version des récits hellénistiques
sur Moïse: selon le récit que rapporte Hécatée d’Abdère, un fléau pestilentiel
frappa autrefois l’Égypte ; le peuple était persuadé que la cause en était la

43  Porphyre, Vie de Pythagore 44, est un bon témoin : « Croquez une fève ; après l’avoir
écrasée entre les dents, exposez-la quelque temps à la chaleur des rayons du soleil, puis
allez-vous-en et revenez au bout d’un instant: vous y trouverez l’odeur de la semence
humaine. Ou bien, quand la fève bourgeonnante fleurit, prenez un peu de la fleur
noircissante, mettez-la dans un pot de terre que vous boucherez et enfouirez dans le sol ;
vous l’y laisserez quatre-vingt-dix jours après l’avoir enfouie, après quoi vous la déterrerez
et enlèverez le couvercle: vous trouverez alors, à la place de la fève, ou une tête d’enfant
bien formée, ou un sexe féminin ». Sur l’horreur du cannibalisme et les accusations de
meurtre rituel, voir maintenant A. A. Nagy, Qui a peur du cannibale ? Récits antiques
d’anthropophages, Turnhout, 2009.
44  Jean le Lydien, Liber de mensibus IV, 42 ; cf. M. Detienne, Les Jardins d’Adonis, op. cit.
(n. 10), p. 98.
45  Fr. 648F = 291 K. On trouvera le riche dossier, et les variantes, chez Bernabé, Poetae Epici
Graeci II, 2, pp. 214-218.
212 Chapitre 12

présence de trop nombreux étrangers, pratiquant des rites différents, suscep-


tibles de corrompre la pratique traditionnelle ; on procéda par conséquent à
l’expulsion des étrangers :

Parmi les exilés, les plus distingués, les plus vaillants se réunirent en
bandes et furent jetés, dit-on, en Grèce et dans quelques autres lieux,
sous la conduite de chefs éminents, dont les plus célèbres furent Danaos
et Cadmos. Mais la masse de la plèbe émigra dans la contrée aujourd’hui
nommée Judée, assez voisine de l’Égypte, mais qui dans ces temps-là
était complètement déserte. À la tête de cette colonie était un person-
nage nommé Môsès, aussi distingué par la sagesse que par le courage . . .
(trad. Th. Reinach).

Moïse quitte donc l’Égypte pour fonder Jérusalem et mettre en place une reli-
gion monothéiste et non anthropomorphe46, en même temps que se dirigent
vers la Grèce ces ancêtres de grandes cités que sont Danaos et Cadmos.
Dans la version de Manéthon Moïse n’est pas un étranger expulsé, devenu
oikistés, fondateur de Jérusalem. Il est présenté comme un prêtre égyptien
d’Héliopolis, nommé Osarseph. Il prend la tête d’une expédition contre
l’Égypte où se mêlent lépreux égyptiens réfugiés à Avaris, et habitants de
Jérusalem ville autrefois fondée par les Hyksos (eux aussi expulsés, auparavant,
d’Égypte). Cette expédition menace directement les cultes égyptiens : le pha-
raon doit mettre à l’abri les animaux sacrés et les images cultuelles (les xoana)
des dieux :

Les Solymites et les Égyptiens impurs qu’ils avaient ramenés avec eux se
conduisirent avec tant d’impiété que la domination des anciens pasteurs
(les Hyksos) paraissait un âge d’or aux témoins de leurs sacrilèges ; non
seulement, en effet, ils brûlaient les villes et les villages, pillaient les tem-
ples, souillaient les statues des dieux, mais encore ils transformaient les
sanctuaires en cuisines où ils rôtissaient les animaux sacrés, forçaient les
prêtres et les devins à en être eux-mêmes les sacrificateurs et les bouch-
ers, et les chassaient ensuite tout nus (trad. Th. Reinach).

46  « Il ne fabriqua aucune image des dieux, persuadé que la divinité n’a pas figure humaine ;
il croyait que le ciel qui environne la terre est le seul dieu et le maître de l’univers » (trad.
Th. Reinach).
Réflexions Grecques sur les Interdits Alimentaires 213

Ce type de récit, on le sait par les études de Yoyotte et d’Assmann, se développe


dans le cadre d’une rhétorique traditionnelle égyptienne relative à l’envahis-
seur asiatique47.
À l’époque d’Auguste, Trogue-Pompée (abrégé par Justin XXXVI, 2), fera de
Moïse le fils de Joseph. Les Égyptiens frappés de lèpre le chassèrent de leurs
états sur le conseil de leurs dieux, avec tous ceux qui étaient infectés d’un mal
si contagieux, de peur qu’il ne se communiquât encore à plusieurs autres. Ainsi
Moïse, condamné à servir de chef à ces bannis « déroba les choses qui servaient
aux sacrifices des Égyptiens »48, qui, désireux de les récupérer par les armes,
furent contraints de rentrer chez eux par les furieuses tempêtes qui arrêtèrent
leur poursuite. Moïse emporte avec lui, d’Égypte, les objets nécessaires à la cui-
sine rituelle. Il dérobe ce qui le constitue, religieusement, comme un Égyptien
(du point de vue d’Hérodote). Il s’agit là d’une interprétation aberrante peut-
être, mais très habile, puisqu’elle semble faire écho, y renvoyant comme à un
« subtexte », à ces énigmatiques ustensiles d’or et d’argent et à ces vêtements
« empruntés » aux Égyptiens par les hommes et les femmes des Hébreux dans
la version hébraïque de l’Exode (3, 21-22 ; 11, 2-3 ; 12, 35). À ce Moïse hébreux (fils
de Joseph) qui dérobe, chez Trogue-Pompée, les objets rituels du culte égyp-
tien, répond par ailleurs la version elle aussi aberrante que rapporte Strabon
(XVI, 35) : Moïse, présenté cette fois-ci comme un prêtre égyptien, se rendit
en Judée, ayant pris en dégoût les institutions de son pays; avec lui partirent
un grand nombre d’hommes qui honoraient la divinité. Car il disait et ensei-
gnait que les Égyptiens et les Libyens étaient fous de prétendre représenter
la divinité sous la figure d’animaux féroces ou domestiques ; que les Grecs de
leur côté n’étaient pas plus sages quand ils lui donnaient la figure humaine : la
divinité selon lui, n’était pas autre chose que ce qui nous enveloppe, nous, la
terre et la mer, savoir ce que nous appelons « ciel », « monde » ou « nature ». Le
triangle théologique Égypte-Grèce-Jérusalem est ici explicite.
Que la perspective soit hostile (chez Manéthon), ou au contraire laudative
(chez Strabon), il demeure que du point de vue grec les règles et les interdits

47  J. Yoyotte, « L’Égypte ancienne et les origines de l’antijudaïsme », Revue de l’histoire des
religions 163, 1963, pp. 133-143 ; J. Assmann, Moses the Egyptian. The Memory of Egypt in
Western Monotheism, Cambridge MA, 1997. Cf. P. Schäfer, Judeophobia. Attitudes toward
the Jews in the Ancient World, Cambridge MA, 1997, pp. 15-33. Sur tout cela voir aussi Ph.
Borgeaud, Aux origines de l’histoire des religions, Paris, 2004 et Ph. Borgeaud, Th. Römer et
Y. Volokhine éds., Interprétations de Moïse. Égypte, Judée, Grèce, Rome, Jerusalem Studies in
Culture and Religion, Leyde, 2009.
48  Dux igitur exulum factus sacra Aegyptiorum furto abstulit, quae repetentes armis Aegyptii
domum redire tempestatibus compulsi sunt.
214 Chapitre 12

observés par les Judéens sont une inversion intentionnelle de la norme aban-
donnée (la norme égyptienne). Il s’agit d’une inversion bien différente de ce
que pratiquent, spontanément, innocemment, depuis toujours et par rapport
aux Grecs, les Égyptiens eux-mêmes (qui font tout à l’envers, mais sans s’en
rendre compte).
La théorisation extrême de cette pratique de l’alternative, on la rencontrera
bien sûr chez Tacite qui, dans les Histoires (V, 4-5), imagine Moïse instituant
des rites à la fois nouveaux (avec ce que cela peut représenter de scandaleux
aux yeux d’un Romain) et contraires à ceux du reste des hommes. Le profane
devient sacré, et inversement. Le licite, illicite, de même. L’effigie d’un âne,
précise Tacite, était consacrée dans l’endroit le plus retiré du sanctuaire de
Jérusalem. Cela renvoie à une tradition déjà ancienne, rapportée sous une
forme différente par Diodore (XXXIV, 1-3, tiré de Photius) qui cite peut-être
Posidonius49. Mais tandis que Tacite postule un culte de l’âne, la tradition rap-
portée par Diodore décrivait, elle, la statue d’un homme à longue barbe monté
sur un âne, et tenant un livre à la main: il s’agissait de Moïse. Dans ce récit
Antiochus sacrifiait une truie énorme dont il répandait le sang devant cette
statue, et dont il faisait extraire la graisse pour en maculer les livres saints, ces
livres précisément qui sont remplis des règles qui inspireraient aux Judéens
la haine de l’étranger. Antiochus obligeait enfin le grand prêtre et les autres
Juifs à manger les chairs de la victime. Ainsi décrit par un auteur grec, ce rituel
monstrueux ne doit pas seulement être mis en relation avec la tradition juive
relative à l’édit de déjudaïsation proclamé par Antiochus IV et à la construc-
tion de l’« abomination de la désolation » sur l’autel des sacrifices à Jérusalem
(1 Maccabées 1, 41-54)50. Il peut aussi (et tout à la fois) apparaître comme une
transformation narrative (sinon comme une conséquence idéologique) de la
tradition antijudaïque alexandrine rapportée par Manéthon, selon laquelle
Moïse avait obligé les prêtres égyptiens à sacrifier et à cuisiner les animaux
sacrés dans les temples transformés en rôtisseries (optaníois). Le récit de
Posidonius, par ailleurs, constitue le plus ancien texte non juif faisant allusion

49  Selon Th. Reinach, Textes d’auteurs grecs et romains relatifs au judaïsme, Paris, 1895, p. 56,
Diodore citait Posidonius. Pour la tradition relative à l’âne dans le Temple, du point de vue
des réactions et contre-réactions, cf. Ph. Borgeaud, « Quelques remarques sur Typhon,
Seth, Moïse et son âne, dans la perspective d’un dialogue réactif transculturel », in Ph.
Borgeaud, Th. Römer et Y. Volokhine éds., Interprétations de Moïse. Égypte, Judée, Grèce,
Rome, Jerusalem Studies in Culture and Religion, Leyde, 2009, pp. 173-185.
50  Cf. entre autres K. Berthelot, Philanthrôpia judaica : Le débat autour de la « misanthropie »
des lois juives dans l’antiquité, Leyde, 2003, p. 152.
Réflexions Grecques sur les Interdits Alimentaires 215

à l’interdit juif du porc. Un interdit que les Grecs, auparavant, croyaient pou-
voir observer en Égypte.

12.9

Au coeur du rituel, la cuisine sacrificielle apparaît comme un opérateur à la


fois anthropologique et politique. Avec le sacrifice juif lu par Théophraste51,
nous avons le plus ancien témoin d’un regard grec sur le judaïsme :

Il est vrai, dit Théophraste, que parmi les Syriens, les Juifs (Ioudaîoi) sac-
rifient encore aujourd’hui des animaux (zôiothutoûntes), en vertu d’un
mode de sacrifice (thusía) qui remonte aux origines ; mais si l’un d’eux
nous ordonnait de sacrifier (thúein) à leur manière, nous nous garderions
bien de le faire. Car ils ne mangent pas de la bête qu’ils ont sacrifié, mais
la brûlent entièrement (holokautoûntes), de nuit, en y versant (leíbontes)
du miel et du vin en quantité ; et ils se hâtent d’en terminer avec le sac-
rifice afin que Celui qui voit tout (ho panóptes) ne soit pas témoin de
cet acte terrible. Et quand ils font cela ils jeunent durant la journée, et
pendant tout ce temps-là (le temps du jour), comme il s’agit d’un genos
(d’une caste) de philosophes, ils s’entretiennent de choses divines (perì
toû theíou mèn allèlois laloûsin : expression où le verbe laleîn est pris dans
le sens des LXX) ; la nuit, ils se consacrent à la contemplation des astres
en les observant et en s’adressant à eux comme à des dieux dans leurs
prières (diã tôn euchôn theoklutoûntes). Ils furent les premiers à immoler
(katérxanto) des victimes prises parmi les autres animaux ou parmi eux-
mêmes ; mais s’ils agissaient ainsi, c’était par la nécessité et non par désir.
Riche en enseignement, à cet égard, serait l’observation du peuple le plus
sage du monde, celui des Égyptiens : ces derniers sont si loin de tuer un
seul des animaux qu’ils font de leurs figures les images des dieux, tant il

51  Théophraste, De la piété, cité par Porphyre, De Abstinentia II, 26, Porphyre ayant été cité à
son tour par Eusèbe, Préparation Evangélique IX, 3. Le texte d’Eusèbe pourrait accréditer
l’idée que les Ioudaioi sont introduits dans le texte comme une glose postérieure à
Théophraste. Il semblerait que la tradition manuscrite d’Eusèbe soit généralement
meilleure que celle de Porphyre. Mais le texte de Porphyre, dans ce passage du De
Abstinentia, ne pose pas de problème en tant que tel. Ce qui semble poser problème,
c’est plutôt le contenu des pratiques et croyances attribuées par Théophraste aux Juifs
(Judéens). Je relève que ni Bernays ni Stern ne refusent ce témoignage à Théophraste. Je
le cite dans la traduction de la CUF, très légèrement modifiée.
216 Chapitre 12

est vrai qu’ils les considèrent comme appropriés et apparentés aux dieux
et aux hommes. 

Il y aurait ainsi comme une histoire, ou une préhistoire idéale du sacrifice


sanglant. Premier état (le plus ancien) : l’attitude égyptienne supposée parfai-
tement abstinente (sacrifices végétaux) ; second état : le sacrifice animal (ou
humain), mais sans consommation de la viande par les officiants (le sacrifice
juif, l’holocauste) ; troisième étape, le sacrifice animal avec consommation52.
On relèvera, à la suite de Jacob Bernays53, que Théophraste fait des Judéens
la caste philosophique des Syriens54, comme les Brahmanes le sont des Indiens,
et comme les prêtres le seront des Égyptiens, chez Chérémon.
On relèvera aussi que ce qui est dit de l’holocauste correspond plus ou
moins au rituel de l’olah décrit dans le Lévitique55 La libation de miel et de vin
cependant est gênante. Plutarque, de son côté, (Propos de Table IV 6, 2, 672 B)
n’ignore pas que miel et vin, pour les Juifs sont incompatibles, conformément
à ce que proclame le Lévitique56.
Mais ce que j’aimerais retenir ici, c’est que du point de vue grec, on a affaire
à un sacrifice par consécration totale (et donc destruction totale) de la victime.
Selon Rudhardt l’holocauste est très rarement attesté sous ce nom en grec
classique57 Il s’agit d’une forme particulière de l’action rituelle, plus souvent
désignée par le verbe kathagízein, qui signifie l’anéantissement, le plus souvent

52  Cf. à ce propos D. Obbink, « The Origin of Greek Sacrifice: Theophrastus on Religion and
Cultural History », in W. W. Fortenbaugh, R.W. Sharples éds., Theophrastean Studies on
Natural Science, Physics and Metaphysics, Ethics, Religion, and Rhetoric, New Brunswick/
Oxford, 1988, pp. 272-295.
53  Theophrastos’ Schrift über Frömmigkeit, Berlin, 1866, p. 111 (suivi par M. Stern, Greek and
Latin Authors on Jews and Judaism, vol. 1, Jérusalem, 1974, p. 10.
54  Cf. aussi Mégasthène, Indikà cité par Clément d’Alexandrie, Stromates I, 15, 72, 5 = 715 F 3
Jacoby, et le péripatéticien Cléarque de Soles, Perì húpnou, cité par Flavius Josèphe, Contre
Apion I, 179 = Fr. 6 Wehrli vol. III.
55  6, 2-6. Cf. aussi Lévitique 1, 1 ; Flavius Josèphe, Antiquités juives III, 224-225.
56  Cf. Lévitique 2, 11.
57  J. Rudhardt, Notions fondamentales de la pensée religieuse et actes constitutifs du culte dans
la Grèce classique. Étude préliminaire pour aider à la compréhension de la piété athénienne
au IV ème siècle, Genève, 1958 (réédité en 1992 chez Picard, à Paris), p. 287, renvoyant
à Xénophone, Cyropédie VIII, 3, 24 (sacrifice iranien, fait sous la direction de mages) ;
Xénophone, Anabase VII, 8, 4,5 (sacrifice de jeunes porcs à Zeus Meilichios) ; Plutarque,
Mor. 694 b ; cf. Hésychius, s.v. holokaútôma.
Réflexions Grecques sur les Interdits Alimentaires 217

par combustion totale, d’une offrande végétale ou animale. Après une victoire,
ou après un trépas. Il s’agit d’un rite à caractère funèbre58.
Dans la description qu’en donne Théophraste, il s’agit d’un sacrifice sans
partage, sans aucune part réservée aux officiants humains ou à la communauté
commanditaire. Le repas, si repas il y a est celui du dieu seul, ce qui consti-
tue une variante du végétarisme absolu, une manière, radicale elle aussi, de
refuser la consommation de chair59. N’est-ce d’ailleurs pas précisément en tant
qu’exemple de la réticence à consommer la chair de la victime, et même en tant
que témoignage sur un rituel équivalant à une critique du sacrifice sanglant de
type thusía, que ce texte de Théophraste nous est parvenu à travers Porphyre,
ainsi qu’à travers Eusèbe ? Théophraste souligne que les Judéens furent les pre-
miers à introduire un sacrifice sanglant. C’est de ce premier sacrifice qu’il s’agit
ici, et de la répulsion qu’il suscite chez des officiants obligés, malgré eux, de
l’effectuer, pour des raisons qui ne sont malheureusement pas exposées. Étant
donné qu’il est aussi question chez Théophraste de l’introduction des sacrifices
humains, on peut toutefois se demander si l’on n’a pas affaire, ici, à un souvenir
déformé de la tradition hébraïque relative au sacrifice d’Isaac (ligature d’Isaac).

12.10

L’identité se construisant dans un rapport aux autres, les choix alimentaires


deviennent plus que jamais des signifiants lorsqu’ils font l’objet d’un regard éloi-
gné, lorsqu’ils deviennent l’objet d’une observation extérieure. Un fameux pas-
sage du texte de Sénèque sur le shabbat (rapporté par Augustin, Civ. Dei VI, 11)
est particulièrement révélateur de ce que peut ainsi produire, en termes de
réflexion des Anciens sur leurs propres pratiques, ce détour par la coutume
des autres. Voici ce que Sénèque dit, après avoir déploré que de nombreuses

58  Cf. J. Rudhardt, op. cit. (n. 57), pp. 236-238, et le dossier mis à jour par M. H. Jameson,
D. R. Jordan, R. D. Kotansky, A Lex Sacra from Selinous, Durham NC, 1993, pp. 18-20 ; cf.
R. Parker, « Hos heroi enagizein », in R. Hägg, B. Alroth, Greek Sacrificial Ritual, Olympian
and Chthonian, Stockholm, 2005, pp. 37-45.
59  Le caractère secret du rite décrit par Théophraste fait peut-être écho à une tradition
proche de celle qui concerne Gédéon, dans le livre des Juges 6, 25 : « . . . Cette nuit-là Iahvé
lui dit : “Prends le taureau qui est à ton père et tu couperas l’Asherah qui est auprès de lui,
puis tu bâtiras un autel à Iahvé, ton Dieu, sur le sommet de ce castel, comme à l’ordinaire,
et tu prendras le second taureau que tu feras monter en holocauste avec les bois de
l’Ashérah que tu auras coupée.ˮ Gédéon prit donc dix hommes d’entre ses serviteurs et fit
ce que lui avait dit Iahvé ; mais, comme il craignait de le faire de jour, à cause de la maison
de son père et des hommes de la ville, il le fit de nuit. »
218 Chapitre 12

coutumes juives, dont celle du shabbat, se soient introduites dans les pratiques
romaines :

Illi tamen causas ritus sui noverunt; maior pars populi facit, quod cur faciat
ignorat.

Si les Juifs connaissent les raisons de leur rite, la plus grande partie du
peuple [romain] pratique [ce même rite], ne sachant pas pourquoi elle
le fait.

Ce qui implique la croyance en la possibilité d’obéir aux règles et aux inter-


dits en étant parfaitement conscient des raisons de ses choix (les causae ritus
sui). La seule condition d’une telle lucidité serait d’avoir toujours scrupuleu-
sement respecté l’invariabilité sans mélange de la coutume ancestrale. Cette
condition, les Grecs et les Romains ont-ils su parfois la remplir comme l’ont su
les Égyptiens et les Juifs ? Sénèque aurait, peut-être, répondu par la négative.
Peu importe. Il nous reste, nous, à comprendre en quoi une telle fidélité (ima-
ginaire ou réelle) à la coutume aurait pour conséquence, selon Sénèque, une
connaissance de la raison du choix culturel, une conscience de la cause des
interdits et des préférences. Cela revient à dire que pour connaître il faudrait
ne pas sortir de chez soi . . . Rester au village ou, sinon, ne pas y retourner, pour
paraphraser un « symbole » pythagoricien :

Quand on part en voyage, ne pas se retourner à la frontière60.

Il y aurait ainsi, constitutive de la pratique et réagissant par avance à toute


critique relativiste, une condamnation du comparatisme. Cette résistance aux
efforts des penseurs et des passeurs, plus fondamentale que tout ce que disent
Hérodote, Plutarque et Porphyre, je me contente de la livrer à notre commune
réflexion.

60  Symbole pythagoricien, Diogène Laërce, Vie de Pythagore VIII, 17. On notera au passage
que ce « symbole » nous fait penser aussi bien à Loth qu’à Eurydice . . .
Chapitre 13

Fumigations antiques. L’odeur suave des dieux


et des élus

13.1

Au sortir du déluge le sacrifice de Noé produit un parfum que respire le dieu


courroucé, et qui l’apaise (Genèse 8, 21). Le parfum, ici, est culinaire : c’est celui
des effluves de la cuisine sacrificielle. Le lien entre sacrifice et parfum est donc
posé d’emblée. Ce qui n’empêche pas les aromates d’intervenir très tôt dans
le rituel mosaïque, où l’autel des parfums est situé non loin des chairs qui se
consument sur l’autel de l’holocauste (Exode 30, 1-10). La tente, l’arche, la table
et ses accessoires, le chandelier, l’autel du parfum et l’autel de l’holocauste sont
enduits de l’huile d’onction sainte, « travail de parfumeur ». Cette même huile,
qui sépare le sacré d’avec le profane, devra consacrer le Grand-Prêtre (Exode
30, 25-30).
Mais le parfum annonce aussi la mort, celle de Jésus : en répandant sur la
tête ou sur les pieds du Christ le contenu très précieux d’un flacon d’albâtre,
une femme (Marie dans l’Évangile de Jean) donne le signal de la fin : « En
répandant ce parfum sur mon corps », dit le Christ, « elle a préparé mon ense-
velissement » (Matthieu 26, 7-12 ; Jean 12, 3-7). Et c’est alors que Judas Iscarioth,
l’un des Douze, s’en alla chez les grands prêtres pour leur livrer Jésus (Marc
14, 3-10). Onguent des morts, destiné parfois à rendre le cadavre imputrescible
(dans des procédures d’embaumement), le parfum relève donc simultanément
du divin et du mortel, de l’incorruptible et du putride. Nourriture à la fois des
dieux et des morts. Cette donnée ambivalente habite l’enquête poétique et très
savante de Waldemar Deonna, dès son article de 1922 sur « Le parfum céleste
et la rose de la mort »1.

1  W. Deonna, « Le parfum céleste et la rose de la mort », Revue d’ethnographie et des traditions
populaires 3, 1922, pp. 48-58 ; étude prolongée dans « Euôdia. L’odeur suave des dieux et des
élus », Genava 17, 1939, pp. 167-262. Les deux textes sont repris dans le livre publié par Carlo
Ossola.

© koninklijke brill nv, leiden, ���6 | doi ��.��63/9789004319141_014


220 Chapitre 13

13.2

En lisant Waldemar Deonna on est entraîné à risquer quelques réflexions à


partir et au-delà de ses dossiers, sur le rapport entre les parfums et les corps,
divins et mortels, dans l’imaginaire antique. Il s’agit d’une question précise.
Chez les hellénistes on affirme souvent que la combustion de l’offrande ani-
male ou végétale sur l’autel sacrificiel serait ce qui permet le passage de l’ali-
ment du monde réel au monde des dieux. La combustion et le parfum qu’elle
dégage auraient pour fonction de permettre ce passage graduel, qui oblitère la
discontinuité, dans la progression de l’évanescence du visible vers l’invisible.
Mais peut-on dire pour autant que ces fumets et ces parfums, ces fumigations
qu’on adresse aux dieux résolvent une fois pour toute la question du corps et
de la diète divine, dans le sens d’une désincarnation ?
En Égypte ancienne, les parfums émanent du corps des dieux. Ils appa-
raissent liés à l’ensemble des représentations que l’on se fait des sécrétions,
humeurs, liquides et matières émises par les corps divins, matières qui peuvent
même se répandre sur le territoire de l’Égypte, se transformant en reliques
signifiant un lien privilégié entre une divinité et une région particulière2.
En Grèce aussi, certains textes postulent une parenté de nature entre
l’offrande (la fumigation) et le dieu lui-même. Chez Héraclite, cela prend
l’aspect d’une comparaison entre le feu et le dieu :

Le dieu est jour, nuit, hiver, été, guerre, paix, satiété, famine . . . Il se trans-
forme comme le feu, qui est appelé selon ce que chacun sent, quand il
s’unit aux aromates (fr. 67 D.-K.).

2  Cf. E. Hornung, Les dieux de l’Égypte. L’un et le multiple, Paris, 1992 (trad. P. Couturiau),
pp. 119-120 ; D. Meeks, C. Favard-Meeks, La vie quotidienne des dieux égyptiens, Paris, 1993,
p. 92, pp. 108-110. Dans un sanctuaire construit ou reconstruit à l’époque ptolémaïque
(vraisemblablement sous Ptolémée Aulète), le sanctuaire de Repit à Athribis, une salle à
l’ouest du naos, baptisée par Petrie « the Punt Chamber », est dédiée à l’offrande faite aux
divers dieux du temple des plantes et des arômes de la « Terre du dieu ». Le registre inférieur
représente deux séries d’arbres producteurs d’arômes (Punt sur la paroi Est, « Terre du
dieu » sur la parois Ouest, avec des arbres de myrrhe d’un côté, des essences plus difficiles à
identifier (k3-m33) de l’autre. On y lit « un texte explicatif pour chaque arbre [. . .] donnant la
couleur, le parfum, la densité, la forme de la larme de chaque résine ; chacun de ces éléments,
minutieusement décrit, est mis en rapport avec la dérivation mythologique des parties du
corps des différentes divinités. Une sorte de taxinomie constituant l’alphabet secret d’un plus
ample dessein cosmique . . . ». M. Betrò, « Il Giardino del Dio », in Alessandra Avanzini éd.,
Profumi d’Arabia, Rome, 1997, pp. 461-472.
Fumigations Antiques. L’odeur Suave Des Dieux Et Des Élus 221

Le dieu échappe à la saisie. Le dieu d’Héraclite est présenté comme un feu


indépendant de la matière qu’il dévore, un être qu’on s’efforce, en vain, de saisir
à travers une apparence en perpétuelle métamorphose, en l’occurrence celle
de la fumée ou du parfum, que lui donne cette matière qu’il dévore3. Héraclite
suggère que l’aromate qui alimente le feu (je serais tenté de dire : qui alimente
la bouche divine) confère au dieu une apparence, sinon une substance.
Il s’agit ici d’aromates, et non de chairs animales. L’aromate peut apparaître
comme une alternative puritaine à l’abattage rituel. Empédocle considère
que l’offrande de myrrhe et d’encens correspondait au règne très ancien
d’Aphrodite, bien avant que le sang sacrificiel ne soit versé :

Ils n’avaient pas de dieu Arès, ni de Tumulte


Ni de Zeus roi, ni de Kronos, ni de Poséidon,
Ils avaient Cypris reine.
D’elle ces hommes cherchaient les faveurs par des offrandes pieuses,
Par des animaux peints et les fines odeurs de parfums,
Des sacrifices de myrrhe pure et d’encens fragrant,
Ils jetaient sur le sol des libations de miel roux.
L’autel n’était pas trempé du sang pur de taureaux.
Mais c’était l’abomination la plus grave chez les hommes
Que d’arracher la vie et de dévorer les membres splendides d’un corps4.

Empédocle lui-même, dit-on, sacrifia un jour une effigie de bœuf façonnée


d’aromates. Faut-il en déduire (du point de vue à la fois du nez et de l’estomac)
que les fumigations d’aromates peuvent équivaloir, sur un mode très pur, à la
fumée qui s’élève des autels quand brûlent les os et la viande, ou au moins s’y
substituer ? Quel rapport faut-il alors imaginer, entre cette fumée et le corps
du dieu ?

3  L’image du feu aux aromates n’est pas très éloignée de celle du buisson ardent, habité, lui, par
un feu qui ne consume rien (Exode 19, 18). Cf. H. K. Harrington, Holiness. Rabbinic Judaism
and the Greco-Roman World, Londres/New York, 2001, pp. 13 sqq., renvoyant, pour le feu qui
dévore, ou mange, à Exode 24, 17 ; Deutéronome 5, 22 ; cf. Exode 3, 2 ; 19, 18 ; Lévitique 9, 24: 1
Chroniques 7, 2-3 ; Philon, Vie de Moïse II, 154.
4  Traduction de J. Bollack, dans Empédocle, Les purification. Un projet de paix universelle, Paris,
2003, p. 86.
222 Chapitre 13

13.3

Cette question, que posent les dossiers de Deonna, est au cœur des Jardins
d’Adonis de Marcel Detienne, un livre paru en 1972, qui a profondément
motivé la recherche mythologique. Un livre de révolte et de rejet du passé qui
condamne sans appel, et non sans quelque injustice, les approches antérieures,
notamment celle de Sir James Frazer, mais qui ne manque pas de renvoyer,
positivement, à l’Euôdia de Deonna paru dans Genava en 1939, en l’entourant
de références à E. Lohmeier et à H.-Ch. Puech5. On se souvient du problème
soulevé par Detienne : « Mêlés l’un à l’autre et, pour ainsi dire, confondus dans
la pratique quotidienne du sacrifice, le parfum des aromates et le fumet des
viandes n’ont pas cependant exactement la même signification »6. Marcel
Detienne nous invitait alors, « pour définir la différence qui les sépare et cerner
ainsi un aspect essentiel des aromates », à faire un fameux détour par le sys-
tème des pratiques alimentaires pythagoriciennes. C’est en effet à partir d’elles
que Detienne proposait de comprendre, via l’analyse du bœuf aux aromates, ce
qu’il appelait « l’antithèse entre le fumet sacrificiel et la fumée de la myrrhe » :
« Alors que l’odeur des viandes grillées apparaît comme le signe le plus sen-
sible de l’état de partage originel, alors que, dans son trajet vertical, le fumet
sacrificiel ne fait que dénoncer la distance qui sépare radicalement le monde
des hommes du monde des dieux, les fumigations d’encens et de myrrhe repré-
sentent pour les pythagoriciens un type de sacrifice où des super-nourritures
établissent entre les hommes et les dieux une authentique commensalité »7.
Le parfum signale la présence divine, dans son immédiateté. Partant du
dossier mis au point par Deonna, en le prolongeant du côté des pratiques
orphiques et magiques, on se rappellera que les dieux sont perçus, en leurs
épiphanies, comme des effluves parfumées8. Chez Euripide, Hippolyte mou-
rant reconnaît Artémis qui se rapproche:

5  M. Detienne, Les Jardins d’Adonis, Paris, 1972, p. 94 ; cf. E. Lohmeyer, « Vom göttlichen
Wohlgeruch », Sitzungsberichte der Heidelberger Akademie der Wissenschaften, Philos.-histor.
Klasse, Heidelberg 9, 1919, pp. 4 sqq. ; H.-Ch. Puech, « Parfums sacrés, odeurs de sainteté,
effluves paradisiaques », dans L’amour de l’art, Paris, 1950, pp. 36-40.
6  Detienne, Les Jardins d’Adonis, p. 76.
7  Ibid., p. 95 ; cf. p. 113.
8  Le dossier grec des odeurs divines (association entre dieux et parfums) est présenté de
manière approfondie par S. Lilja, The Treatment of Odors in the Poetry of Antiquity, Helsinki,
1972, pp. 19 sqq.
Fumigations Antiques. L’odeur Suave Des Dieux Et Des Élus 223

O souffle divin, jusque dans le malheur je sens ton parfum, et mon corps
en est allégé ; la déesse Artémis est ici.

Un parfum délicieux (odmè himeróessa) recouvre la montagne du Cyllène, qui


abrite la grotte où est né l’enfant Hermès, emmailloté, recouvert comme un
charbon caché sous la cendre, dans des langes qui dégagent un parfum dont
le vocabulaire suggère qu’il est une fumée, ou un fumet, de type sacrificiel
(spárgana thuéenta, Hymne homérique à Hermès, 237). La même rencontre, du
parfum et du fumet sacrificiel, se retrouve dans l’Hymne homérique à Déméter
(277), quand la déesse révèle sa divinité : un parfum délicieux se dégage de
ses vêtements, comme un fumet (odmè d’himeróessa thueénton apò péplon).
L’image sera reprise chez Plutarque, dans une scène où la déesse Isis se pré-
sente comme une inconnue, à la cour du roi phénicien (Isis et Osiris 357 A).
Vocabulaire sacral, qui rejoint aussi le vocabulaire de la séduction. On doit
évoquer, dans cette perspective, le dossier des huiles parfumées, celles notam-
ment qu’utilise Héra pour séduire Zeus9. L’huile a une fonction ambrosienne
qui l’assimile à du mangeable, à du comestible, autant qu’à un onguent. Alain
Ballabriga a proposé la traduction suivante du passage de l’Iliade : « Avec de
l’ambroisie d’abord elle nettoya son corps désirable de toute souillure ; elle
s’oignit d’une huile grasse, immortelle nourriture (ou ambrosienne nourriture :
ambrosíoi edanôi) qui avait été parfumée pour elle ». L’onction d’ambroisie
équivaut, pour les dieux, à une nourriture, comme le montre ce que Déméter
fait subir à Démophon, dans l’Hymne homérique (237 : « elle l’enduisait d’am-
broisie comme s’il fût né d’un dieu »). Ballabriga propose de comprendre que
ce mélange des catégories, entre ce qui se mange, ce qui se boit et ce qui est un
onguent, constitue une manière de dire l’altérité des dieux malgré un régime
de l’imaginaire parfaitement anthropomorphique.

13.4

Après avoir quitté Babylone au début de l’été, la caravane d’Apollonios de


Tyane (Philostrate, Vie d’Apollonios de Tyane II, 1) se rapproche du Caucase,
cette montagne dont les sommets coupent la course du soleil. La terre est de
plus en plus parfumée. On apprend que des animaux qui aiment les aromates,

9  À propos de l’huile parfumée d’Héra dans l’Iliade Alain Ballabriga a donné une riche analyse
des implications de l’onction divine : « La nourriture des dieux et le parfum des déesses. À
propos d’Iliade, XIV, 170-172 », Metis 12, 1997, pp. 119-127.
224 Chapitre 13

des panthères parfumées traversent la région pour se rendre dans le territoire


de Nysa, consacré à Dionysos.
Les parfums signalent la présence des dieux. Et à leur tour les fumigations
attirent ces mêmes dieux comme le semblable attire le semblable10. Les fumi-
gations détaillées, dont la composition est précisée pour chaque divinité, dans
les Hymnes orphiques, ont pour fonction de redoubler l’efficacité de la récita-
tion, c’est à dire, très explicitement, par la contrainte de la double offrande de
la prière et du parfum, de faire venir le dieu, de l’attirer physiquement dans
l’espace du rituel11. La tradition grecque et romaine suggère qu’il y a un lien
entre le parfum (aromate local ou gomme exotique importée) et la divinité :
brûler le parfum revient à se donner un moyen non seulement de commu-
niquer avec le dieu en lui adressant une offrande susceptible d’être reçue,
mais aussi de « sentir » sa présence. La suggestion d’un tel lien (au niveau des
fumigations, et aussi des onctions12) se trouve renforcée par le fait que l’on
convoque le dieu au sacrifice, dans l’invocation finale des prières accompa-
gnées de fumigation, en particulier dans les Hymnes orphiques. On appelle le
dieu à table, on l’invite à venir à la fête, au repas.
Vers la même époque que les Hymnes orphiques, les papyri magiques grecs
d’Égypte décriront explicitement les epithúmata (les fumigations) comme
étant suggeniká, « apparentées » aux divinités (astrales) auxquelles s’adresse
le magicien. Un lien de « suggeneia, de parenté ou de commune origine », de
commune nature est ici clairement affirmé13. On voit enfin la myrrhe elle-
même, dans un manuel de magie égyptienne d’expression grecque, devenir
une divinité puissante, « mangeuse de chair et tison du cœur », que le magi-
cien invoque et envoie auprès d’une fille récalcitrante, pour qu’elle soit irrésis-
tiblement entraînée dans les bras de son amoureux :

10  Si l’on en croit un scholiaste (un peu délaissé) à Eschine I, 23, p. 13 Dindorf. Le passage
n’avait pourtant pas échappé à Detienne, op. cit. (n. 6), p. 73 (avec note 1).
11  Cf. Gabriella Ricciardelli éd., Inni Orfici, Rome, 2000, pp. XXXVII-LX.
12  Les huiles parfumées, manufacturées à Pylos et Cnossos, sont un élément capital dès
l’époque mycénienne. Elles sont élaborées à partir d’huile d’olive (ou de sésame) chauffée,
rendue astringente par l’ajout de coriandre ou de fenouil, puis parfumée avec des roses ou
de la sauge. Cf. A. Lucia d’Agata, « Incense and Perfumes in the Late Bronze Age Aegean »,
dans A. Avanzini éd., Profumi d’Arabia, Rome 1997, pp. 85-99 (notamment p. 85 avec notes 1
et 2); C. W. Shelmerdine, « Shining and Fragrant Cloth in Homeric Epic », dans J. B. Carter,
S. P. Morris éds., The Ages of Homer. A Tribute to Emily Towsend Vermeule, Austin, 1995,
pp. 99-107.
13  P GM XIII, 13-14.
Fumigations Antiques. L’odeur Suave Des Dieux Et Des Élus 225

Tu es la myrrhe, l’amère, la difficile14, la réconciliatrice des combattants,


celle qui fait brûler et contraint à aimer ceux qui ne se soumettent pas à
Éros. Tous te nomment Myrrhe mais moi je te nomme mangeuse de chair
et tison du cœur. . . Je t’envoie à Une telle, fille d’Une telle. . . N’entre pas en
elle par ses yeux, ni par ses flancs, ni par ses ongles, ni par son nombril, ni
par ses membres, mais par sa respiration (dià tês psuchês), et reste dans
son cœur, brûle-lui les entrailles, la poitrine, le foie, le souffle, les os, la
moelle, jusqu’à ce qu’elle vienne vers moi . . .15 

En faisant de la myrrhe une divinité, l’Égypte tardive, celle des papyri magiques,
vient exaucer l’attente des Grecs. Elle permet d’expliciter ce que les Grecs
chez eux, depuis les présocratique, hésitent à croire : la consubstantialité de
l’offrande et du dieu. Une question, bien sûr, que le christianisme saura prolon-
ger à sa manière, pour l’enchantement de Deonna, et le nôtre. Le parfum, c’est
aussi la mémoire.
On peut être reconnaissant à Carlo Ossola, de nous avoir redonné accès à
cette mémoire, en publiant le beau dossier exploré par Waldemar Deonna.

14  Attesté dès l’akkadien le mot myrrhe, murru, est effectivement tiré d’une racine mrr qui
signifie l’amertume ; cf. G. Banti, R. Contini, « Names of Aromata in Semitic and Cushitic
Languages », dans A. Avanzini éd., Profumi d’Arabia, Rome, 1997, pp. 169-192, ici p. 178.
15  P GM 4, 1496-1595, dans la traduction de P. Charvet et A.-M. Ozanam, La magie. Voix
secrètes de l’Antiquité, Paris, 1994, p. 64.
Chapitre 14

Rites et émotions. Considérations sur les mystères

Mouisse eos Camillus cum


alia oratione, tum ea quae ad
religiones pertinebat maxime dicitur1.

14.1

Il existe, nous dit-on aujourd’hui, un consensus scientifique établi depuis plu-


sieurs décennies pour confirmer la thèse soutenue par Charles Darwin dans
son mémoire de 1872 (L’expression des émotions chez l’homme et les animaux).
Il semble que l’on puisse affirmer, à la suite notamment des études de Paul
Ekman, que l’expérience psychologique et les réactions corporelles exprimant
quelques émotions de base sont bel et bien partagées par toutes les cultures2.
Un doute subsiste malgré tout, notamment concernant les expres-
sions faciales. Dans un article intitulé « The Cultural Basis of Emotions and
Gestures », paru en 1947, Weston La Barre pose du point de vue anthropolo-
gique une question très féconde qui fut déjà, sur un registre voisin, celle de
Marcel Mauss interrogeant les « Techniques du corps »3, et qui est encore
aujourd’hui celle que se posent les sciences dites affectives, sur le rapport du
physiologique ou du biologique au social et au culturel. L’anthropologue amé-
ricain rappelait tout simplement que le rire d’une adolescente et le rire d’un

1  Tite-Live V, 55, 1.
2  Ces émotions primaire, ou de base, ont été repérées par Darwin en 1872 (cf. Charles Darwin,
L’expression des émotions chez l’homme et les animaux, Paris, 2001) : la peur apparaît à côté
de la colère, du dégoût, de la surprise, de la tristesse et du bonheur (ou la joie). Dans le
prolongement de Darwin, l’approche classique de la reconnaissance « universelle » de
l’expression faciale des émotions de base est celle de Paul Ekman. Cf. notamment P. Ekman
éd., Emotions in the Human Face, 2nd ed. Cambridge, 1982 ; Id., « An argument for basic emo-
tions », Cognition and Emotion 6, 1992, pp. 169-200 ; Id., « Facial expression of emotions : New
findings, new questions », Psychological Science 3, 1992, pp. 34-38 ; A. Damasio, Spinoza avait
raison, Paris, 2003, pp. 51-52. On relèvera toutefois que la liste des émotions de base change
d’un auteur à l’autre, comme Klaus Scherer le relève dans « What are Emotions? And how can
they be measured ? », Social Science Information 44, 2005, pp. 695-729.
3  M. Mauss, « Techniques du corps », Journal de psychologie 32.3-4, 1936, pp. 271-293 ; repris
dans M. Mauss, Sociologie et anthropologie, Paris, 1950, pp. 363-386.

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Rites Et Émotions. Considérations Sur Les Mystères 227

président de conseil d’administration ont beau être, sous l’angle du comporte-


ment physiologique, des phénomènes synchroniques et comparables, ils n’en
demeurent pas moins le plus souvent, de par leur signification, des choses très
différentes. Une seule et même émotion (telle qu’elle est neurologiquement,
physiologiquement définie) peut revêtir des fonctions culturelles variées. Et
même à l’intérieur d’une seule culture, une grande diversité est observable. Il
n’y a donc pas de « langage naturel des gestes émotionnels »4.
Il en va des émotions comme des couleurs : les repérages, les découpages,
les nuances et les combinatoires sont des variables culturelles construites sur
un fond commun certes, mais qu’il serait dangereux de vouloir réduire sans
prudence à des universaux, pourtant signifiés par les réactions corporelles5.
Le vocabulaire des émotions est non seulement extrêmement riche et com-
plexe, il est le plus souvent quasiment intraduisible, d’une culture à l’autre,
sans explication6. C’est d’ailleurs ce qui rend si utiles des études comme celles
de William Fortenbaugh, Martha Nussbaum, Douglas Cairns, David Konstan et
Robert Kaster, pour rester dans le domaine classique et ne citer que quelques

4  W. La Barre, « The Cultural Basis of Emotions and Gestures », Journal of Personality 16, 1947,
pp. 50-68, ici p. 52, 55, cité par John Corrigan, dans J. Corrigan éd., Religion and Emotion.
Approaches and Interpretations, Oxford/New York, 2004, p. 10.
5  Sur l’analogie couleurs / émotions, dans le cadre d’une approche comparatiste, cf. le précieux
développement de D. Konstan, The Emotions of the Ancient Greeks. Studies in Aristotle and
Classical Literature, Toronto, 2006, pp. 5-7. Il est indéniable que les symptômes physiques de la
peur, par exemple (frisson, sueur, pâleur, tremblement, soif intense, contraction des organes
sexuels, relâchement des boyaux, pour ne citer que ceux qu’Aristote a relevé) semblent bien
être des phénomènes universels. Mais la peur sera ressentie tantôt comme épouvante, tantôt
comme effroi, comme crainte ou stupéfaction, ou encore appréhension ; elle sera plus ou
moins solidaire d’autres émotions. On peut prendre plaisir à se faire peur. La complexité des
catégories indigènes qui visent à définir le sentiment qui découle d’une émotion est telle
qu’elle rend très difficile l’exercice de la traduction, d’une langue à l’autre. La peur, comme
émotion, semble avoir été reconnue dans toute civilisation, et dans toutes les langues. Mais
les dosages et les alliages sont chaque fois spécifiques. On soupçonne qu’une morphologie
comparée des gestes et des expressions émotionnels n’implique pas l’adéquation rigide de
cette morphologie à une sémantique. Ce qui se transmet d’une région à l’autre, d’une culture
à l’autre et d’une génération à l’autre, cela peut être formellement fixé, sans que cela implique
la permanence d’un sens.
6  Pour une approche comparatiste, cf. cependant A. Wierzbicka, Semantics, Culture, and
Cognition : Universal Human Concepts in Culture-Specific Configurations, Oxford/New York,
1992 ; Id., Emotions Across Languages and Cultures, Cambridge, 1999.
228 Chapitre 14

acteurs essentiels de la révolution affective qui semble avoir éclaté depuis


quelque temps dans ce secteur aussi7.

14.2

Bien qu’évidemment tiré du latin, le mot émotion n’appartient pas au lexique


de la langue classique. Les anciens disposaient d’un autre vocabulaire que nous
pour exprimer ce processus affectif transitoire, marqué par des signes neuro-
endocrino-physiologiques universellement repérés (tremblement, rougeur,
pâleur, sueur, rictus ou autre), que les psychologues d’aujourd’hui se plaisent
à décrire comme un « épisode » ou, d’une manière plus imagée, comme une
« vague » puissante mais bientôt refluée.
Les pathé, en grec, sont à la fois des passions et ce que nous appelons des
émotions. Chez Platon, l’âme passionnelle est comparée à un cheval fougueux.
L’auteur du Phèdre considère les pathé, ou pathémata, comme des affections
dangereuses, dans la mesure où elles représentent un obstacle à la raison
(aux compétences rationnelles). Elles sont, pour lui, des affections de nature
maladive.
Pour Aristote, les émotions (pathé), qu’il distingue des « dispositions »
(hexeis), sont envisagées comme réactions à des événements ou à des situa-
tions particulières8. Au contraire de Platon, il ne les considère pas comme
étant nécessairement (ou exclusivement) irraisonnables. Elles sont certes
accompagnées d’une sensation difficilement contrôlable de souffrance ou de
plaisir (parfois des deux à la fois). Mais elles comportent aussi un moment
d’arrêt sur image, un moment réflexif, de jugement, qui détermine le sujet à
prendre une décision plus ou moins proportionnée, plus ou moins équilibrée et
pertinente9. On sait qu’Aristote élabora une philosophie pratique des passions

7  W. W. Fortenbaugh, Aristotle on Emotion, Londres, 1975 ; M. Nussbaum, Upheavals of Thought :


The Intelligence of Emotions, Cambridge, 2001 ; D. L. Cairns, Aidōs : the psychology and eth-
ics of honour and shame in ancient Greek literature, Oxford/New York, 1993 ; D. Konstan,
op. cit. (n. 5) ; D. Konstan, Pity transformed, London, 2001 ; R. A. Kaster, Emotion, restraint,
and community in ancient Rome, Oxford/New York, 2005. Cf. aussi S. Morton Braund, C. Gill
éds., The Passions in Roman Thought and Literature, Cambridge, 1997 ; S. Braund, G. W. Most
éds., Ancient anger : perspectives from Homer to Galen, Cambridge, 2003 ; M. Barden Dowling,
Begging Pardon : Clemency and Cruelty in the Roman World, Ann Arbor, 2006.
8  Cf. Éthique à Nicomaque IV, 15, à propose de la pudeur (aidós), elle-même assimilée à une
forme de peur (phóbos).
9  Rhétorique II, 1378a.19-22 : les páthe sont définies comme tout ce qui transforme le sujet en
l’entraînant à modifier son jugement ; elles sont accompagnées de tristesse ou de plaisir ; il
Rites Et Émotions. Considérations Sur Les Mystères 229

(ou des émotions) : son projet, rhétorique et moral, fut de rendre accessible
une gestion et même une « manipulation »10 de l’affect. C’était un projet inté-
ressé, de nature on peut dire politique, dans la mesure précisément où les
émotions sont de puissants opérateurs de choix décisionnels. Cette chimie
aristotélicienne de la persuasion devait rencontrer, sur le terrain de la Poétique,
l’un des plus anciens instruments d’observation et d’analyse des émotions, la
mythologie dont les récits, on le sait, sont étrangement persuasifs. Les mythes,
pour Aristote, vont précisément constituer le réservoir privilégié des intrigues
nécessaires à la fabrique de la tragédie, cette mise en spectacle, par l’imitation,
d’une action héroïque inspirant la peur (phóbos) et la pitié (éleos), dans le but
d’accomplir une purification (une catharsis) de ces deux émotions.
L’Aristote de la Poétique révèle ainsi la possibilité d’un usage homéopathique
des émotions représentées, jouées, théâtralisées. Avant même de mettre en
lumière cet usage poétique, dans la tragédie (mais la tragédie n’est-elle pas elle
aussi une performance rituelle ?) Aristote, dans une œuvre de jeunesse, n’avait
pas manqué de relever un usage religieux, qu’il découvrit à propos des mystères.
Ce qu’il en dit alors, dans son Perì philosophías (fr. 15 Ross), nous est parvenu à
travers une citation donnée beaucoup plus tard par Synésius de Cyrène, le cor-
respondant d’Hypatie. C’est peu de chose, c’est fortement médiatisé, mais c’est
fondamental comme l’avait bien relevé en son temps Jeanne Croissant11. La
citation se trouve dans le Dion, un traité pédagogique qui défend notamment
la pratique grecque des belles-lettres considérée comme un exercice de la rai-
son, opposé aux pratiques mystiques (non graduelles) de ceux que Synésius
appelle les Barbares, à savoir les moines, qui préfèrent cultiver une aptitude
irrationnelle pour atteindre d’un bond l’intelligence. Or seuls des êtres vrai-
ment exceptionnels peuvent se passer d’étude. Regardons comment Synésius
introduit la citation d’Aristote :

Mais les autres [les Barbares] ont suivi la seconde voie, celle que l’on juge
adamantine. Admettons, ce qui est vrai, que quelques-uns atteignent
leur but. Eh bien ! pour moi, ils ne semblent pas même suivre une voie :
comment le pourraient-ils en effet quand n’y apparaît aucune progres-
sion graduelle, ni début ni suite, ni aucun ordre ? Non, leur entreprise

s’agit notamment (dans cette définition préliminaire) de la colère, de la pitié, de la peur et


de leurs contraires.
10  J’emprunte cette expression à la fois à David Konstan (The Emotions of the Greeks, p. 34) et
à Giulia Sissa, « Pathos, Perturbatio », dans Barbara Cassin éd., Vocabulaire européen des
philosophies, Paris, 2004, pp. 902-907 (ici p. 902, col. 2).
11  J. Croissant, Aristote et les mystères, Liège/Paris, E. Droz, 1932.
230 Chapitre 14

res­semble à un transport bachique et, en quelque sorte, au bond d’un


véritable insensé, porté par les dieux : c’est atteindre le but sans avoir
couru et dépasser la raison sans avoir agi selon la raison. Ce n’est même
pas une sorte de prédominance de la connaissance ni une démarche
dialectique de l’intelligence que cette entreprise sacrée, ni non plus une
quelconque différenciation, mais, pour formuler une grande affaire en
quelques mots, tout se passe comme le dit Aristote quand il affirme que
ceux que l’on initie ne doivent pas apprendre quelque chose, mais éprou-
ver des émotions et être mis dans certaines dispositions, évidemment
après être devenus aptes à les recevoir12.

Synésius commente en faisant valoir que cette intelligence « subitiste »


(comme pourraient dire certains bouddhistes) est difficilement conciliable
avec la routine de la vie d’un moine qui n’est pas toujours en état de pure
contemplation. Le retour au quotidien, aux activités traditionnelles et banales
(comme la vannerie par exemple), ressemble à une chute. Synésius préfère,
à cette démarche en dents de scie, la voie moyenne, celle des études et de la
progression par degrés.
On retrouve une allusion à ce passage du jeune Aristote cité par Synésius
chez Michel Psellus, dans son Commentaire à Jean Climaque13. Psellus opère
une distinction entre le didactique et le télestique, entre ce que l’on peut
apprendre en écoutant et ce que l’on ressent à l’occasion d’une illumination.
Cette dernière expérience, nous dit Psellus, Aristote la nomme « mystérique »
(musteriôdes) et il la dit semblable aux rites éleusiniens, car « dans ceux-ci
celui qui est initié est marqué par des visions [litt. : “frappé au sceau de cer-
taines visions”], mais ne reçoit pas d’enseignement (en ekeínais gàr tupoúme-
nos ho teloúmenos tàs theorías ên, all’ ou didaskómenos) »14.

12  Synésius de Cyrène, Dion VIII, 5-8 ; trad. de N. Aujoulat, légèrement modifiée.
13  Michel Psellus, Catalogue des Manuscrits alchimiques grec VI, éd. J. Bidez, Bruxelles, 1928,
p. 171.
14  Le dossier des textes relatifs aux mystères est commodément réuni dans P. Scarpi, Le
Religioni dei Misteri, 2 vols., Rome, 2002. Selon Clément d’Alexandrie, Stromates V, 11,
70, 7-71, 1, l’enseignement a lieu durant les Petits Mystères. Dans les Grands Mystères,
l’enseignement cède la place à l’époptie (epopteúein), à savoir la contemplation conçue
comme pensée (perinoeîn) de la phúsis et des prágmata. Pour l’époptie et l’illumination
qui donne à toucher et à voir, cf. Aristote, Eudemus, fr. 10 Ross (Scarpi E 29). Cf. Théon de
Smyrne, De l’utilité des mathématiques, pp. 14-15 Hiller (= Scarpi E7) pour la succession des
étapes : 1) purification (kátharsis), 2) transmission de la teletè, 3) époptie, 4) couronnement
(attachement et dépôt des bandelettes, stemmáton), 5) le bonheur dans la fréquentation
des dieux ; et aussi Clément, Stromates IV 1, 3,1; Synésius, Dion X, 52 C (= Scarpi E 18).
Rites Et Émotions. Considérations Sur Les Mystères 231

Le vocabulaire et les images, les termes musteriôdes, múein, éllampsis, dans


cette citation, conduisent en direction d’Éleusis et de la nuit illuminée de
l’anaktoron, quand le hiérophante appelle Coré (ou Brimo) et dévoile les hiera.
Les néoplatoniciens aiment à reprendre ce motif d’une illumination soudaine
à propos des symboles et des mots de passe éleusiniens, qui fonctionnent selon
eux comme des réponses pénétrant d’un seul coup dans l’esprit15.
La question qui se pose, et que pose Aristote, est celle de la préparation à
recevoir de telles émotions. Ce qu’il convient d’examiner, c’est la mise en condi-
tion du pathein. Qu’est-ce qui peut conduire à un tel état ? Par quel moyen cela
était-il réalisé, à Éleusis notamment ?
La question est explicitement abordée dans un ensemble de textes d’ins-
piration platonicienne, qui commentent une expérience à laquelle ont aussi
fait allusion des auteurs moins philosophiques, comme Aristophane et Lucien.
Proclus, dans son Commentaire à l’Alcibiade (340, 1), affirme que

. . . dans les plus saints des rites (hai hagiotátai tôn teletôn) avant que les
dieux n’arrivent, les émanations de démons chthoniens deviennent man-
ifestes et des visions effraient les initiés, les distrayant des bonnes choses
que les dieux ont à offrir.

Le même Proclus, dans sa Théologie Platonicienne (III, 18, in fine) reprend ce


motif :

. . . de même que, dans les plus saints des mystères, les visions mystiques
sont précédées de visions stupéfiantes pour ceux qui vont être initiés, de
même aussi dans le monde intelligible : avant la participation au Bien
se manifeste d’abord la beauté qui stupéfie les spectateurs, qui convertit
leur âme et qui, installée dans le vestibule, montre quelle est la nature du
Bien qui reste caché à l’intérieur du sanctuaire (trad. Saffrey-Westerinck).

15  Creuzer, dans sa Symbolik, s’appuie sur ces données néoplatoniciennes (il est lui-même
éditeur des néoplatoniciens) : « Ce qui est propre au symbole, c’est ce qu’on pourrait
nommer une révélation instantanée. En effet, le symbole est un signe ou une parole qui
donne instantanément une conviction profonde, qui vit dans la mémoire et lui rappelle
une grande idée. Ce mot, dans la religion populaire, s’applique à diverses parties du culte
des dieux ; mais il a des rapports plus intimes avec la doctrine secrète et le culte supérieur
pratiqué dans les mystères. Différens emblèmes et différentes formules employés par
les initiés, les mots d’ordre et les signes au moyen desquels ils se reconnaissaient entre
eux, toutes les choses de ce genre portaient le nom de symboles ou un nom analogue [les
fameux sunthèmata éleusinien] ». Cf. F. Creuzer, Religions de l’Antiquité, trad. et éd. par
J. D. Guigniaut, t. 1, 2ème partie, Paris, 1825, pp. 528-536.
232 Chapitre 14

On peut mettre ces témoignages en relation avec une information que


Plutarque nous donne indirectement dans son traité Sur les progrès dans la
vertu :

Comme ceux qui pratiquent le Rite, ils s’assemblent d’abord dans le


tumulte et en désordre, ils poussent des cris confus, se heurtent les uns
les autres. Mais quand les hierá ont fait l’objet d’une action et ont été
montrés, ils se tiennent dans la crainte et le silence. Ainsi au début,
devant la porte de la philosophie, ce n’est ordinairement que tumulte,
bruit, et impulsivité : la plupart des jeunes gens, par un vain désir de
gloire, s’y portent avec violence, de manière non civilisée ; mais celui qui
est entré, quand il voit une grande lumière, alors, comme à l’ouverture de
l’anaktoron, il change de contenance : pénétré d’une crainte religieuse,
il suit la raison (le lógos) en silence, dans un maintien grave et modeste,
comme s’il suivait un dieu16.

Dans un autre développement métaphorique, que Stobée tire d’une œuvre


perdue, Plutarque précise ce qu’il en est de ce tumulte éleusinien initial, qui
lui sert à expliquer, en termes très précisément, et même techniquement émo-
tionnels, ce que l’âme ressent au moment de la mort :

L’âme, au moment de la mort, éprouve la même impression que ceux qui


sont initiés aux Grands Mystères. Le mot et la chose se ressemblent ; on dit
teleutân et teleîsthai. Ce sont d’abord des courses au hasard, de pénibles
détours, des marches inquiétantes et sans terme à travers les ténèbres.
Puis, avant la fin, la frayeur est au comble; le frisson, le tremblement, la
sueur froide, l’épouvante17. Mais ensuite une lumière merveilleuse s’offre
aux yeux, on passe dans des lieux purs et des prairies où retentissent les
voix et les danses; des paroles sacrées, des apparitions divines inspirent
un respect religieux. Alors l’homme, dès lors parfait et initié, devenu libre
et se promenant sans con­trainte, célèbre les Mystères, une couronne sur
la tête ; il vit avec les hommes purs et saints; il voit sur la terre la foule
de ceux qui ne sont pas initiés et purifiés s’écraser et se presser dans le

16  De progrediendo in virtutem X, 81 D-E (trad. A. Pierron, Traités de morale de Plutarque,
Paris, 1847, fortement modifiée).
17  Phríke, frisson de la peau, ou hérissement des poils ou des cheveux ; trómos, tremblement ;
idròs, sueur ; thámbos, mélange de terreur et de stupéfaction.
Rites Et Émotions. Considérations Sur Les Mystères 233

bourbier et les ténèbres et, par crainte de la mort, s’attarder dans les
maux, faute de croire au bonheur de là-bas18.

Le passage obligé par une expérience contrôlée de la peur et de l’angoisse


semble bien avoir été un élément constitutif du rituel éleusinien. Platon, dans
le Phèdre (251 a 4) fait allusion aux deímata, accompagnés de frissons et de
vagues de chaleur, précédant la vision divine (incarnée, en l’occurrence, dans
la beauté d’un jeune garçon). Le cri du hiérophante appelant Coré ou Brimô,
au moment où la lumière jaillit dans la nuit de l’anaktoron, est décrit, dans
le Perì theôn d’Apollodore d’Athènes, comme étant accompagné d’un coup
de gong (echeîon)19. Dans les Grenouilles d’Aristophane (aux vers 288 à 300)
la rencontre du chœur des initiés est précédée par l’apparition fantasmatique
d’Empuse, un fantôme-épouvantail unijambiste que Lucien introduit lui aussi,
dans le périple infernal du Cataplous (22).
Walter Burkert, qui a attentivement parcouru l’ensemble de ce dossier, a
pu écrire : « Le caractère allusif de ces textes stimule l’imagination. Bien qu’ils
ne parviennent pas à fournir un ferme témoignage, ils fournissent bel et bien
un cadre pour saisir l’émotion, sinon pour comprendre ce que les mystères
peuvent avoir signifié pour les participants, comme expérience antithétique
de déplacement entre les extrêmes de la frayeur et du bonheur, de l’obscurité
et de la lumière. »20

18  Plutarque F 178 Sandbach, = Stobée, Anthologie 4, 52b, 49, 2-20. Je reproduis la traduction
de P. Foucart, Les mystères d’Éleusis, Paris, 1914, p. 393.
19  Le gong, chez Apollodore d’Athènes 244 F 110b Jacoby ; cf. Philostrate, Vie des sophistes II,
20 ; et IG II2 3811, 1-2 ; 4-10 ; Hippolyte, Réfutation V, 8, 40 (Brimo). Les rites d’épouvantes
sont mentionnés dans d’autres contextes qu’Éleusis. Par exemple à Samothrace (scholie
à Aelius Aristide, p. 189, 6 = Scarpi C3). Dans un contexte de rituel funéraire réservé à des
initiés, une lamelle d’or orphique de Thourioi (Zuntz A 4) proclame : « Réjouis-toi ayant
souffert une souffrance que jamais auparavant tu n’as souffert » (chaîre pathòn tò páthema
tò d’oúpo prósthe epepóntheis). Dans les rituels macédoniens de type dionysiaque, les
femmes se plaisent à manipuler de grands serpents qui sortent du lierre ou des vans
mystiques, s’enroulent aux thyrses et aux couronnes et terrorisent les hommes : Plutarque,
Alexandre II, 7-9 ; cf. Athénée V, 28, 198 e.
20  W. Burkert, Les cultes à mystère dans l’antiquité, trad. B. Deforge et L. Bardollet, Paris,
1992, p. 84. Burkert renvoie, pour ce passage émotionnel d’un contraire à l’autre, à Aelius
Aristide, Discours XXII, 2 ; XXIV, 28 ; ainsi qu’au fr. 387 Radt d’Eschyle.
234 Chapitre 14

14.3

À Rome, les émotions mesurées et plus ou moins contrôlées d’Aristote n’eurent


pas bonne presse. La position platonicienne ou stoïcienne est nettement pré-
férée, notamment par Cicéron, même si celui-ci, par ailleurs, demeure un
rhéteur désireux de susciter chez son public amor, odium, iracundia, invidia,
misericordia, spes, laetitia, timor ou molestia, selon la liste qu’il dresse dans
son dialogue De l’orateur (II, 206)21. À l’occasion d’un développement que l’on
rencontre dans les Tusculanes, les passions, toutes les passions, sont présen-
tées, d’emblée, sous la rubrique de l’insania, de la folie. Ce sont des « mou-
vements de l’âme qui n’obéissent pas à la raison ». J’aurais pu traduire, nous
dit Cicéron, ce que les Grecs appellent páthe par « maladies » (morbos), ce
qui eût été littéral. En latin, remarque-t-il, cela ne peut cependant pas se dire
ainsi. On préférera parler, pour ces maladies qui sont des maladies de l’âme, de
« troubles » (perturbationes)22. Un peu plus loin Cicéron insiste à nouveau sur
le fait que « nous » (les Romains) appelons « troubles » (perturbationes), plutôt
que maladies, ce que les grecs nomment páthe. Il précise alors qu’il reprend
pour l’explication de ces páthe/perturbationes (ailleurs désignées comme des
motus) la vieille distinction établie par Pythagore, puis par Platon, qui divisent
l’âme en deux parties, l’une participant à la raison, l’autre dépourvue de raison :

Dans celle qui a la raison ils situent la tranquillité, c’est à dire un état
d’équilibre calme et paisible, dans la seconde, les mouvements désordon-
nés, et de la colère, et du désir, mouvements qui sont opposés et hostiles
à la raison. Partons donc de cette base, tout en recourant, pour classer
les passions (les perturbationes), aux définitions et aux partitions des
stoïciens qui, à mon avis, déploient dans cette question l’esprit le plus
pénétrant (trad. Jules Humbert)23.

Plus loin encore (IV, XVII, 38-40), Cicéron critique la thèse péripatéticienne
des passions moyennes :

Ces philosophes regardent les passions comme nécessaires, mais leur fix-
ent une limite qu’il faudrait ne pas dépasser [. . .] Chercher une limite
au vice c’est raisonner comme si l’on admettait qu’un homme, sautant

21  Cf. De oratore II, 211 ; De inventione I, 108.


22  Tusculanes III, 7-11. Cf. M. Graver, Cicero on the Emotions : Tusculan disputations 3 and 4,
Chicago, 2002.
23  Tusculanes IV, 10.
Rites Et Émotions. Considérations Sur Les Mystères 235

dans le vide du haut du cap Leucate, pouvait arrêter sa course quand il


le voudrait.

À propos de vices et de passions, ce n’est pas au hasard que Cicéron choisit


son exemple. Strabon (X, 2, 9), parlant du sanctuaire d’Apollon Leucatas situé
au sommet d’une falaise blanche de l’île de Leucade, sur la côte qui fait face
à Céphallonie24, rappellera, quelque temps plus tard, la forme traditionnelle
prise par le rite qui a fait la réputation du lieu, un rite probablement négligé
depuis longtemps, qu’il décrit en effet au passé, mais qui concerne directe-
ment le vice et la souillure, présenté qu’il est comme un scénario d’expulsion
du pharmakos : chaque année, on précipitait de la falaise un repris de justice,
pour détourner le malheur de la cité. On prenait le soin d’attacher des plumes
et même des oiseaux vivants à ce malheureux, et les marins rapprochaient
leurs barques pour le repêcher, si possible, et le conduire hors des frontières.
Il semblerait qu’Apollon, dans ce rite, ait été associé aux Vents et à Poséïdon25.
Nous savons par Élien (Histoire des animaux V, 17) que ce saut prenait place
dans le contexte plus large d’une fête, à l’occasion de laquelle d’autres rites
étaient aussi accomplis. On pratiquait notamment le sacrifice d’un bœuf pour
faire disparaître les mouches, gavées du sang de la victime. Il s’agit, là encore,
d’un rite d’expulsion de l’impur. Le lexique de Photius (s.v. Leukátes) semble
faire sauter les prêtres eux-mêmes. Mais il a semblé judicieux de corriger les
iereis (les prêtres) en erastai (les amoureux), comme Nilsson le rappelle dans
ses Griechische Feste, à la suite d’autres philologues qui avaient relevé que la
mention de ce saut précède immédiatement, dans la même notice de Photius,
le récit des amours de Sappho et Phaon26.
Bien qu’il soit conduit à décrire un scénario sans rapport avec la passion
amoureuse, Strabon introduit sa présentation du sanctuaire d’Apollon de
Leucade en parlant de ce « saut dont on croit qu’il met fin aux désirs amoureux
(tò hálma, tò toùs érotas paúein pepisteuménon) ». Au saut de Leucade en effet
a été attribuée comme fonction première, en littérature, de mettre fin (paúein)
à la passion amoureuse excessive, à moins simplement que cette passion, dont
la violence occupe toute l’âme, ne vienne effacer la peur du saut dans le vide

24  Non loin d’Actium, sur la côte acarnanienne, où se dresse un autre sanctuaire d’Apollon.
25  Cicéron, Tusculanes IV, 72-73, reprend une fois encore le motif du saut de Leucade, en
citant La Leucadienne de Sextus Turpilus : « Ô toi, Apollon vénérable, et toi, Neptune, roi
des eaux, je t’invoque, et vous encore, ô Vents [. . .] mais j’aurais tort de m’adresser à toi,
Vénus ».
26  M. P. Nilsson, Griechische Feste von religiöser Bedeutung mit Ausschluss der Attischen,
Stuttgart, 1906, pp. 110-111 (cf. note 1, p. 111).
236 Chapitre 14

et rende celui-ci possible. L’usage métaphorique de Leucade chez Anacréon


(la source la plus ancienne) va dans ce sens. Il n’implique pas à proprement
parler une catharsis amoureuse, mais sert plutôt à exprimer un état extrême
de la passion :

J’ai gravi une fois encore la falaise et de la roche de Leucade dans la vague
grise d’écume je plonge, ivre d’amour27.

Il semble que Silène, dans le Cyclope d’Euripide, détourne ce motif anacréon-


tique quand il déclare qu’il serait prêt à sauter dans la mer du rocher de
Leucade, pour peu qu’on lui donne enfin à boire et que son ivresse, érotique elle
aussi, le déleste de tout souci autre que « palper un sein ou caresser des deux
mains une prairie offerte, quand se tient haut celui que je tiens là »28. Gregory
Nagy a remarqué que le saut de Leucade, aussi bien chez Anacréon que chez
Euripide, équivaut à une perte de conscience liée à une stupeur émotionnelle,
« a swoon »29. Ovide, dans la 15ème Héroïde (au vers 176), fait dire à Sappho, à qui
une Naïade conseille de pratiquer le rite : Sit procul insano uictus amore timor
(« Que la peur s’en aille, vaincue par cet amour insensé »). L’amour insensé est
celui que Sappho voue à Phaon, le jeune passeur de Lesbos, séducteur irrésis-
tible car parfumé par Aphrodite en personne. Phaon a quitté sans explication

27  Anacréon fr. 376 Page (dans une traduction d’Y. Battistini, Lyra Erotica, Paris, 1992,
p. 247). Il s’agit d’une variante formulaire, à mettre en rapport avec le fr. 413 Page du même
Anacréon : « À nouveau Éros m’a frappé de sa longue cognée, tel un bronzier, et il m’a
plongé dans un torrent glacial » (trad. Calame). La formule est attestée chez Sappho
elle-même : « Éros à nouveau m’agite, lui qui rompt les membres, le doux piquant,
l’impossible animal » (fr. 130, 1-2 Voigt, trad. Calame). Cf. Claude Calame, « La katharsis
érotique dans la poésie mélique des cités grecques » (inédit) ; cf. Id., « Diction formulaire
et fonction pratique dans la poésie mélique archaïque », dans F. Létoublon éd., Hommage
à Milman Parry. Le style formulaire de l’épopée homérique et la théorie de l’oralité poétique,
Amsterdam, 1997, pp. 215-222.
28  Euripide, Cyclope 163-172. Je paraphrase, en m’inspirant de la traduction de Marie Delcourt.
29  G. Nagy, « Phaethon, Sappho’s Phaon, and the White Rock of Leukas », Harvard Studies
in Classical Philology 77, 1973, pp. 137-177 (en particulier p. 142, et 147) met en relation la
falaise de Leucade avec d’autres roches blanches de la tradition archaïque : « In sum, the
White Rock is the boundary delimiting the conscious and the unconscious – be it a trance,
stupor, sleep, or even death » (p. 147). Sur le rite de Leucade, cf. K. Meuli, « Leukates-
Leukatas », P.-W. t. XII, col. 2159 ; cf. H. Dörrie, P. Ovidius Naso, Der Brief der Sappho an
Phaon, Munich, 1975, pp. 36-49.
Rites Et Émotions. Considérations Sur Les Mystères 237

la malheureuse poétesse, remarquable amante pourtant, mais dont le teint


basané souligne un physique quelque peu ingrat30.
Strabon, pour sa part, mentionnait des vers de Ménandre (fr. 258 K), tirés
d’une pièce intitulée Tà Leukadia, faisant de Sappho poursuivant Phaon la pre-
mière pratiquante de cette sorte d’ordalie émotionnelle. Le fait que la Basilique
souterraine de la Porta Maggiore, à Rome, n’est vraisemblablement pas pytha-
goricienne31 n’enlève rien à la beauté, ni à l’importance, du stuc représentant
Sappho tenant la lyre, accompagnée d’un Éros, sautant dans la mer face à
l’archer Apollon, bien campé, lui, au sommet de la falaise. Cette scène qui cor-
respond de manière frappante à l’évocation de Sappho à Leucade chez Ovide
ne peut, selon de nombreux commentateurs dont, en dernier lieu, Filippo
Coarelli, que « signifier la libération de l’âme du poids de la matière », quel
que soit le contexte, funéraire ou autre on ne sait. Une catharsis émotionnelle,
pourquoi pas, dont on soupçonne qu’elle fonctionne comme une variation
subjective sur le thème du scénario de catharsis collective exprimé par le motif
du pharmakós. Mais cette ritualisation des émotions, individuelles ou collec-
tives, reste bel et bien, sous l’Empire romain, un lointain souvenir devenu une
affaire purement littéraire ou iconographique32.

30  Pour Sappho, cf. ce qu’Ovide lui fait dire. Pour Phaon, cf. Plaute, Miles gloriosus 1246-1247,
et M. Detienne, Les Jardins d’Adonis, Paris, 1972, pp. 133-138. Ptolémée Héphestion, dans
son Histoire Nouvelle (citée par Photius, Bibliothèque 190, 153 a7-153 b22) donnait une liste
de tous ceux dont la passion amoureuse fut guérie par le saut. Cette liste ne comprend pas
Sappho. Mais elle débute par le récit d’origine selon lequel Zeus aurait été guéri de son
amour pour Héra en s’asseyant sur le rocher. Tous les autres (y compris Aphrodite en deuil
d’Adonis, sur le conseil d’Apollon) sautent. Certains en meurent. Selon Servius, Aen. VIII,
59, le saut peut avoir différentes motivations : . . . apud Leucaten soliti erant se praecipitare
qui aut suos parentes invenire cupiebant aut amari ab his desiderabant quos amabant.
31  Cf. M. Detienne, Les Jardins d’Adonis, op. cit. (n. 30), p. 137, note 2 renvoyant à J. André,
« Pythagorisme et botanique », Revue de Philologie, de littérature et d’histoire anciennes,
32.2, 1958, pp. 218-243, contre J. Carcopino, La basilique pythagoricienne de la Porte
Majeure, Paris, 1927. Cf. P. Mingazzini, « Sul preteso carattere religioso della cosidetta
basilica sotteranea di Porta Maggiore », in E. Homann-Wedeking, B. Segall éds., Festschrift
Eugen von Mercklin, Waldsassen, 1994, pp. 90-105.
32  Cf. la reproduction du saut de Sappho sur un stuc de la Basilique de Porta Maggiore,
dans J. Carcopino, De Pythagore aux apôtres, Paris, Flammarion 1956, planche 1, pp. 46-47.
F. Coarelli, Roma, Rome, 4ème éd., 2004, p. 239. Cf. E. Strong, N. Jolliffe, « The Stuccoes
of the Underground Basilica Near the Porta Maggiore », JHS 44, 1924, pp. 65-111. Pour
les anciennes interprétations en termes de rite de passage de nature cathartique, cf.
J. Hubaux, « Ovidiana I. Ovide et Sappho », Musée Belge 5, 1926, pp. 197-219 ; Id., « La fatale
Basilique de la Porte Majeure », L’Antiquité classique 1, 1932, pp. 375-394 ; H. Jeanmaire,
238 Chapitre 14

14.4

Pour essayer de percevoir ce qui aura été reconnu par les Anciens, et à Rome
plus particulièrement, comme une fonction réellement rituelle de l’émotion,
il n’aura pas été inutile, néanmoins, de regarder du côté du jeune Aristote et
de nous pencher sur cette image de Sappho en proie à la passion. Dans la
15ème Héroïde, la Naïade qui jaillit de sa source convie la poétesse à se dépla-
cer. Sappho doit quitter Lesbos et se diriger vers Leucade, avant de se préci-
piter dans la mer. Le mouvement intérieur déclenché par la passion, cette
souffrance, cette perturbatio dont parle Cicéron, devient alors littéralement
un déplacement spatial. Si le mot émotion (dérivé d’emovere, impliquant un
déplacement) est absent du vocabulaire latin et n’apparaît, dans un tout autre
contexte, qu’à la Renaissance33, la perturbatio émotionnelle, qui peut aussi se
dire motus, est bel et bien le contraire du calme ou de l’immobilité. Une éty-
mologie audacieuse de Varron (ling. 6, 48, et 45) rapproche la peur, metus (une
« émotion » fondamentale), du mouvement motus ; une autre peur, timor, est
rapprochée du tremblement. Cette explication est révélatrice d’une concep-
tion bien plus générale34.
On sait que Zeus, lui, ne bouge pas. « Zeus précipite les mortels du haut des
remparts de l’espoir, il les massacre sans s’être armé d’aucune violence. Le divin
ne connaît pas l’effort. Assis, sans bouger de son siège pur, il accomplit aussitôt
ce qu’il médite », nous dit Eschyle35. L’émotion, elle, est un déplacement, et du
même coup un défaut, une souffrance.
En tant que telle, l’émotion serait-elle étrangère au divin ? Les dieux seraient-
ils dépourvus de passion ? À cette question la pensée épicurienne répondra
d’une manière résolument claire et positive, mais cette réponse ne correspond
pas nécessairement à la donnée la plus traditionnelle. Le Zeus d’Eschyle ne
représente qu’un aspect du divin. Le dieu souverain qui trône sur l’Olympe
n’est pas un voyageur, certes, mais il est capable d’émotions, notamment
d’amour et de colère. Et l’on sait qu’il existe, à côté de lui, des dieux itinérants,
et même errants. Des dieux innombrables parcourent la terre et observent les
comportements humains, nous dit Hésiode. On rencontre même des dieux
souffrants, emportés par l’errance : Dionysos en sa folie, ou Déméter en colère

Couroi et Courètes, Lille, 1939, p. 326 (qui fait un rapprochement avec le saut de Psyché,
chez Apulée), sans parler, bien sûr, de Jérôme Carcopino.
33  Pour désigner un déplacement de population . . .
34  Il faudrait relire tout le développement de Varron, loc. cit., sur les émotions.
35  Eschyle, Suppliantes 96-103 (trad. personnelle).
Rites Et Émotions. Considérations Sur Les Mystères 239

et en deuil36. Sans parler d’Adonis. Clément d’Alexandrie (Protreptique II, 12)


parle d’une quête, d’une recherche dans l’errance (planè) effectuée par une
divinité en deuil :

Deo et Coré sont devenues l’objet d’une dramaturgie secrète, et Éleusis


met en scène, pour elles, sous la direction du dadouque, l’errance, le rapt
et le deuil37.

Proclus, dans son Commentaire à la République de Platon I, 125, 3-22, parle des
hieroi thrènoi les saintes lamentations, transmises en secret dans les teletai de
Déméter et de Corè.
La question se pose de savoir si l’on est autorisé à parler de « mystères » à
propos de ce type de rituel que les Romains, on va le voir, ne semblent guère
apprécier ? Mystère, un mot qui concerne essentiellement Éleusis, signifie rite
secret. Denys, en tout cas, dans un passage que nous allons aborder, sur les rites
de deuils divins, n’utilise pas ce mot. Et tous les rituels de deuil ne sont pas
secrets. On n’est pas non plus dans un registre d’initiation au sens tribal, ésoté-
rique ou éliadien, impliquant un pseudo-scénario de mort et de résurrection.
On ne peut plus aujourd’hui adopter la position d’un Alfred Loisy qui, dans
Les mystères païens et le mystère chrétien (Paris, 1914, pp. 196-203), voulait faire
de tous ces dieux qui souffrent des préfigurations du Christ, y compris Mithra
lui-même qui meurt, nous dit-il, sous la figure du taureau qu’il se sacrifierait
à lui-même38.
Il est vrai qu’il existait des rituels secrets ou réservés (ainsi la part féminine
dans les fêtes officielles de Cérès, et dans les sacrifices nocturnes mais pro
populo à Bona Dea) et le motif de la mort et de la renaissance (appliqué aux
adeptes, et non au dieu) semble avoir figuré dans certains rites mithraïques,
si l’on songe aux inscriptions de Santa Prisca. Et certains témoignages indi-
rects suggèrent la pratique de mises en scènes effrayantes. Les sculptures
d’un léontocéphale ailé, dont le corps est parfois entouré par la spirale d’un
serpent, présentent un crâne troué et une bouche creuse, probablement

36  Silvia Montiglio l’a bien vu, dans Wandering in ancient greek culture, Chicago/London,
2005, p. 62. Sur le passage du deuil à la colère, cf. N. Loraux, Les mères en deuil, Paris, 1990
pp. 67-68.
37  Cf. Lactance, Div. Inst. 23.
38  Cf. la critique de G. Sfameni-Gasparro, Misteri e Teologie, Cosenza, 2003, p. 221 note 31. Sur
la présence (rare, mais attestée) de « mystères » à Rome et la difficulté de distinguer ces
« mystères » de ce que le latin appelle des initia, cf. H. Le Bonniec, Le culte de Cérès à Rome
des origines à la fin de la République, Paris, 1958, pp. 423-438.
240 Chapitre 14

destinés à émettre du feu39. Dans l’Histoire Auguste, le biographe (Lampridius)


de l’Empereur Commode raconte que celui-ci aurait effectivement souillé les
mystères de Mithra par un sacrifice humain réel, alors que « d’ordinaire on se
limite à raconter ou simuler quelque scène capable d’inspirer l’effroi ». Une
scène de ce type est représentée sur une fresque du mithreum de Santa Maria
Capua Vetere40. Dans un mithreum de Germanie, les fouilles auraient dégagé
une épée truquée. Selon Vermaseren repris par MacMullen, la poignée et la
partie supérieure de la lame sont fixées sur un demi-cercle métallique qui se
termine par le reste de la lame : ainsi, ce demi-cercle fixé autour de la poitrine,
un acteur pouvait sembler avoir été transpercé par la lame, et encore vivant.
On a pensé à des dispositifs scéniques permettant de relever ou d’abaisser des
rideaux, de faire pivoter des socles. Des trucages raffinés ont pu permettre des
éclairages inattendus, dans ce qui par ailleurs était parfaitement obscur en rai-
son de l’absence de fenêtres. « La chapelle souterraine éveillait de puissantes
associations : la mort, la nécromancie et tout un étrange univers de divinités et
d’esprits »41. Tout cela, qui reste hypothétique, concerne au mieux les émotions
mises en scène par et pour les acteurs du culte. Mithra lui-même, quoi qu’en
dise Loisy, n’est pas un dieu souffrant.

14.5

À Rome, d’ailleurs, on ne peut pas dire que ce motif du dieu souffrant ait fait
l’objet d’une réception très positive. Il suffit de rappeler ce que Denys d’Hali-
carnasse rapporte (Histoire romaine II, 19), en exagérant il est vrai, sur le pathos
et la « passion » des dieux, dans des rituels particuliers :

On ne célèbre pas chez les Romains ces journées de deuil où des femmes
vêtues de noir se frappent la poitrine et gémissent sur la disparition de
divini­tés, comme le font les Grecs pour l’enlèvement de Persé­phone, les
malheurs de Dionysos et tous les autres mythes de ce genre42. On ne verrait

39  M. Clauss, The Roman Cult of Mithras. The God and his Mysteries, translated by Richard
Gordon, New York, 2001, p. 163.
40  Cf. M. J. Vermaseren, Mithriaca I, Leyde, 1971, pls. XXV, XXVIII ; W. Burkert, Les cultes à
mystères dans l’Antiquité, op. cit. (n. 19), fig. 12.
41  R. MacMullen, Le paganisme dans l’Empire romain, Paris, 1987, pp. 198-199. Walter Burkert
signale qu’une explication différente a été avancée par W. Lentz et W. Schlosser, dans les
Hommages Vermaseren, Leyden, Brill, 1978, pp. 591 sq.
42  Denys force le trait : il existait depuis longtemps des fêtes où le deuil précède le retour à
l’allégresse, notamment le sacrum anniversarium Cereris, réservé aux femmes : cf. H. Le
Bonniec, Le culte de Cérès à Rome, op. cit. (n. 37), pp. 400-423.
Rites Et Émotions. Considérations Sur Les Mystères 241

pas non plus chez eux ‒ malgré la corruption des mœurs qui règne désor-
mais ‒ ni trans­ports extatiques, ni délires corybantiques, ni tournées de
quêteurs, ni fureurs bacchiques, ni rites à mystères, ni de ces veilles où
hommes et femmes passent toute la nuit ensemble dans des temples, ni,
en un mot, aucune des impostures de cette espèce. Au contraire, chacun
manifeste dans ses gestes comme dans ses paroles un respect pour les
dieux qu’on n’observe ni chez les Grecs ni chez les Barbares (trad. Valérie
Fromentin et Jacques Schnäbele).

Parmi les autres faits ou impostures du même ordre suggérés par Denys (qui
oublie intentionnellement Cérès), on pourrait bien sûr, à côté des plaintes
rituelles adressées à Adonis, évoquer le mythe d’Osiris tel qu’il sera bientôt rap-
porté par Plutarque, dans une version faisant passer les traditions égyptiennes
dans un filtre éleusinien. En ce qui concerne Attis, qui meurt bel et bien, et
dont la mort suscite la colère de la Mère qu’il faut apaiser, Denys suggère que
cette affaire ne concerne que la partie phrygienne de son rite, la partie effec-
tuée par les galles, c’est à dire des prêtres venus d’ailleurs.
Il sera utile, sur ce point, de considérer que Denys d’Halicarnasse introduit
Attis, précisément, comme exemple de la retenue romaine par rapport aux
rituels émotionnels et aux mythes qui les accompagnent. Attis, souligne-t-il,
fait l’objet, à Rome, de la part des citoyens qui l’ont introduit, d’un ensemble
de rites distinct de ceux des galles, des rites particulièrement sobres et respec-
tables, contrairement aux pratiques grecques et anatoliennes du culte de la
Mère des dieux.
Dans les Fastes d’Ovide, le récit de l’introduction du culte de la Mère des
dieux est focalisé sur la figure de Claudia Quinta, une figure de matrone
dépourvue de tout excès émotionnel. Pourtant, au niveau du mythe, Attis est
présenté comme l’exemple type de l’agitation émotionnelle (comme il l’était
d’ailleurs déjà chez Catulle). Il devient fou au moment de son mariage. Le toit
de la chambre nuptiale se met à vaciller comme le palais de Cadmos dans les
Bacchantes d’Euripide. Halluciné, il s’enfuit au sommet du Dindyme. Attis voit
des torches et des fouets, il se croit talonné par les « déesses palestiniennes »43.
Il se lacère le corps avec une pierre tranchante, pratiquant sur lui-même la
mortification sanglante que pratiquent les galles. Il laisse traîner à terre sa
longue chevelure, désignant ainsi la souillure de sa virginité trahie. Et on
l’entend proférer :

43  Cf. J. L. P. Butrica, « Attis and the “Palestinian” goddesses (Ov. fast. 4. 236) », Exemplaria
Classica. Revista Internacional de Literatura Comparada 8, 2004, pp. 59-67, qui passe en
revue toutes les interprétations avancées de ce passage énigmatique, avant de proposer
de corriger les déesses « palestiniennes » en furies « pallentes ».
242 Chapitre 14

J’ai mérité, je paie de mon sang le juste prix de ma faute, ah que péris-
sent les parties qui m’ont fait ce tort, oui, qu’elles périssent ! Il s’enlève le
fardeau de l’aine et aussitôt ne subsiste plus aucun signe de sa virilité.44

Dans la version rapportée bien plus tard par Arnobe, les mêmes motifs sont
repris. Attis empli de démence parvient aux limites extrêmes du bacchant. La
scène, comme chez Ovide, a lieu à l’occasion de son mariage avec une mortelle,
ce qui est ressenti comme un sacrilège par la Mère des dieux (ici redoublée en
Agdistis et Mère des dieux45). Attis s’élance en gesticulant avant de se trancher
les organes génitaux sous un pin, en proclamant : « Garde pour toi, Agdistis,
ces choses à cause desquelles tu as mis en branle de si grandes agitations de
folie dangereuse » (V, 7 : Tibi Acdesti haec habe, propter quae motus tantos furia-
lium discriminum concitasti). La vie s’échappe avec les flots du sang, mais la
Mère des dieux recueille les organes, qu’elle lave et qu’elle recouvre de terre, les
ayant revêtus du costume des morts. Du sang répandu naissent des violettes,
dont on couronne le pin. La jeune épouse, nommée Ia (« Violette »), se suicide
après avoir recouvert la poitrine du mort de laine tendre, et pleuré en compa-
gnie d’Agdistis. Le sang d’Ia mourante se transforme en violettes pourpres. La
Mère des dieux éclate elle aussi en sanglots, et de ses larmes naît un aman-
dier signifiant l’amertume du deuil. Elle emporte dans son antre le pin sous
lequel Attis a perdu sa virilité, et mêle ses plaintes à celles d’Agdistis. Elle se
frappe la poitrine en tournant autour de l’arbre, un arbre dont on précise qu’il
est maintenant immobilisé. Zeus, à qui Agdistis demande qu’Attis revive, ne le
permet pas ; mais il accorde que le corps d’Attis ne pourrisse pas, que ses che-
veux poussent toujours, que le plus petit de ses doigts vive et soit agité, seul,
d’un mouvement incessant. Satisfait, Agdistis consacra le corps à Pessinonte,
et le fit honorer par des prêtres spéciaux, en des cérémonies annuelles.
Le rite annuel, dont on ne dit pas qu’il serait un mystère, est construit
comme un dispositif destiné à reproduire, à mettre en scène cette agitation
extrême culminant dans une double auto-mutilation conduisant à la mort,
pour en réduire et en contrôler le mouvement, en ritualisant (collectivement)
l’émotion. C’est le rite pratiqué par les galles46.

44  Ovide, Fastes IV, 223-2­­44.


45  Sur l’ensemble du dossier de la Mère des dieux, Ph. Borgeaud, La Mère des dieux. De Cybèle
à la Vierge Marie, Paris, 1996 (cf. p. 85, sur ce redoublement).
46  Ce processus de ritualisation émotionnelle mériterait d’être comparé aux techniques
de théâtralisation de la transe analysées par Michel Leiris, La possession et ses aspects
théâtraux chez les Éthiopiens de Gondar, Paris, 1989, et Alfred Métraux, « La comédie
rituelle dans la possession », Diogène 11, 1955, pp. 26-49. Quant au motif de l’agitation
Rites Et Émotions. Considérations Sur Les Mystères 243

Dans un autre mythe phrygien, Attis est appelé Papas, d’un nom que les
Naassènes, qui rapportent ce récit, interprètent comme étant dérivé du verbe
pauein, « mettre un terme, faire cesser ». On se souviendra que ce même verbe
a déjà été rencontré à propos du saut de Sappho à Leucade47. La tradition naas-
sène dit que l’on nomme Attis « Papas parce qu’il a mis fin (par sa castration) à
tout ce qui, avant sa manifestation, était mû de manière désordonnée et disso-
nante ». L’allusion aux mouvements désordonnés qui précèdent la castration
(castration ici interprétée de manière positive) doit être référée à cette donnée
du mythe d’Attis qu’on trouve déjà dans la version d’Ovide, bien avant celle
d’Arnobe.
Ce dont il est question ici, sous différentes colorations (chrétiennes ou
autres) c’est d’un contrôle, d’une maîtrise du mouvement. Il s’agit de calmer
une agitation, de la réduire, rituellement. Au fond, toutes ces histoires de
castrations apparaissent comme des variations (sexuellement orientées, et
impérialement datées) sur un motif bien plus ancien, celui de la catharsis des
émotions telle qu’on l’a rencontrée chez Aristote. Denys d’Halicarnasse, d’ail-
leurs, faisait précéder son compte-rendu de l’hostilité des Romains envers les
rituels de deuil d’une considération sur les usages du mythe où l’on reconnaî-
tra, sans peine, une allusion au passage de la Poétique d’Aristote concernant
le muthos comme intrigue tragique : « [Certains mythes], dit Denys, soulagent

furieuse et sexuelle, qu’il faut réduire à tout prix, on le retrouve dans un autre récit
romanesque, chrétien cette fois, les Actes de Jean. Aveuglé par le désir qui le porte vers une
femme mariée, un jeune homme de la région d’Ephèse assassine son père qui s’oppose à
ses projets. Converti par Jean, qui ressuscite le père, le « héros » saisi de remord se châtre
comme un Attis, avant d’accompagner l’apôtre dans son œuvre d’évangélisation. On
retiendra la manière (chrétienne, faisant appel au Diable, mais modérément « encratite »)
dont Jean commente ce traitement exagéré de l’agitation : « Jeune homme, celui qui t’a
mis en tête de tuer ton père et de devenir l’amant de la femme d’autrui, c’est lui qui t’a
également dépeint comme une œuvre juste de couper les membres importuns. Or, tu
aurais dû éliminer, non pas les parties naturelles, mais la pensée qui, par leur intermédiaire,
s’est révélée malfaisante. Car ce ne sont pas les organes qui sont nuisibles pour l’homme,
mais les sources invisibles sous l’action desquelles toute impulsion honteuse se met
en mouvement et vient au grand jour » (Ou gàr tà órganá esti blaptikà tôi anthrópoi all’
hai aphaneîs pegaì di’ hôn pâsa kínesis aischrà kineîtai kaì eis tò phaneròn próeisin. Trad.
E. Junod et J.-D. Kaestli). Les termes qui décrivent dans ce texte l’agitation causée par le
désir sexuel, agitation ici ramenée à l’action de Satan, sont remarquablement proches
de ceux qui sont placés dans la bouche d’Attis au moment de la castration, dans le récit
d’Arnobe (haec . . . propter quae motus tantos furialium discriminum concitasti). La scène,
dans les Actes de Jean, est localisée elle aussi en Phrygie.
47  Sur le champ sémantique de paúein, cf. P. Ellinger, La fin des maux. D’un Pausanias à
l’autre. Essai de mythologie et d’histoire, Paris, 2005, pp. 145-151.
244 Chapitre 14

les âmes en proie au trouble et à la crainte et les purgent de leurs opinions


viciées » : hoi dè tarachàs exairoúmenoi psuchês kaì deímata kaì dóxas kathai-
roûntes ouch hugieîs48.
Cette affirmation nous ramène à la fameuse définition aristotélicienne de
la tragédie comme imitation du mythe à des fins de catharsis des émotions, et
plus précisément de la peur et de la pitié49.

14.6

L’intérêt des Anciens pour les émotions aura été immense et leurs réflexions
demeurent encore d’actualité. La référence essentielle est Aristote, évidem-
ment (et plus particulièrement celui de la Rhétorique), comme vient encore de
le confirmer le livre important de David Konstan sur les émotions grecques50.
Dans la mesure où Aristote a développé une théorie de la rationalité des émo-
tions, il reste en effet d’un intérêt très actuel. Mais il ne faut pas négliger l’apport
platonicien, puis stoïcien, épicurien et sceptique. Les stoïciens notamment
insisteront de manière remarquable sur le contraste entre l’aspect physiolo-
gique et l’aspect cognitif du processus émotionnel. C’est ainsi que Sénèque
montre bien, à propos de la colère définie comme un désir de vengeance
consécutif à un sentiment d’injustice, qu’un moment de réflexion, décisive,
accompagne nécessairement ce qu’il appelle le mouvement physique :

Je tiens, moi, que la colère n’ose rien par elle-même et sans la permission
de l’âme. Car entrevoir l’injure et en désirer la vengeance; faire la double
réflexion qu’on ne doit pas être offensé, et qu’on doit punir l’offenseur,
cela ne tient pas au mouvement physique, qui devance en nous la volo-
nté. Celui-ci est simple ; l’action de l’esprit est complexe et renferme plus
d’un élément. Notre esprit a conçu quelque chose qui l’indigne, qu’il

48  Denys d’Halicarnasse, Histoire romaine II, 20 ; trad. Valérie Fromentin, Jacques Schnäbele.
49  Aristote, Poétique 1449b-1450a : « Un tragédie c’est donc l’imitation d’une action sérieuse
et aussi complète, ayant une certaine longueur, dans un langage assaisonné de manière
bien distincte selon les différentes parties de l’œuvre ; cette imitation, réalisée par des
personnages en action et non dans le cadre d’un récit, a pour effet de conduire, à travers
la pitié et la peur, jusqu’à la purification de telles émotions [. . .] C’est le mythe qui est
l’imitation des actions. J’appelle en effet mythe [à savoir l’intrigue tragique, l’argument]
l’assemblage des actions accomplies ».
50  D. Konstan, The Emotions of the Ancient Greeks, op. cit. (n. 5).
Rites Et Émotions. Considérations Sur Les Mystères 245

condamne, qu’il veut punir, et rien de tout cela ne peut se faire, si lui-
même ne s’associe à l’impression des sens51.

Ce que Sénèque appelle le mouvement physique correspond à ce que les stoï-


ciens considèrent généralement comme la première réaction aux phantasíai
qui viennent frapper l’esprit sans qu’on y puisse rien. Ce mouvement équivaut
bel et bien à une émotion. Et pourtant, ce mouvement n’est pas, en soi, le tout
de l’émotion. Il en est tout au plus l’un des symptômes, et plus précisément un
signe annonciateur (propátheia).
Il convient de relever à quel point les stoïciens ont fort bien observé, et
même analysé, ce phénomène. Martha Nussbaum, récemment, a pu construire
sur les prémisses stoïciennes une théorie purement cognitive des émotions,
selon laquelle l’émotion elle-même coïncide avec le jugement52.
Je me contenterai de souligner que les stoïciens ont parfaitement repéré
et analysé une des étapes essentielles du processus émotionnel, la phase que
les modernes appellent aujourd’hui l’appraisal (estimation, évaluation), qui
suit le stimulus, la cause externe ou interne, événementielle, déclenchant une
réaction neuro-physiologique ou neuro-endocrinale. Le stimulus serait bien
sûr sans conséquence s’il ne touchait à quelque chose que le sujet considère
comme très important, vital, quelque chose qui le concerne de manière essen-
tielle. Ce mécanisme complexe d’estimation et de reconnaissance (appraisal)
précède la décision de donner suite sous la forme de la colère, de la joie, de la
tristesse, de la honte etc53.

51  Sénèque, De la colère II, 1, 4-5 ; traduction française par M. Charpentier, F. Lemaistre, Les
Œuvres de Sénèque le Philosophe, t. II, Paris, 1860.
52  M. Nussbaum, Uphaevals of Thought : The Intelligence of Emotions, Cambridge, 2001. David
Konstan, The Emotions of the Ancient Greeks, p. 21, critique cette approche : « One may
question wether the intensity characteristic of certain kinds of judgments – namely those
concerning matters that are important for our life goals – can be simply folded into the judg-
ment itself, as opposed to constituting an additional element carrying precisely the affective
charge that we associate with the category of emotion ».
53  Cf. K. Scherer, « Feelings Integrate the Central Representation of Appraisal-Driven
Response Organization in Emotion », in A. S. R. Manstead, N. H. Frijda, A.H. Fischer éds.,
Feelings and Emotions : The Amsterdam Symposium, Cambridge, 2004, pp. 136-157 ; Id.,
« What are Emotions ? And how can they be measured ? », Social Science Information 44,
2005, pp. 695-729. Une remarque de David Konstan est utile dans ce contexte : « The role of
evaluation in emotion is . . . not merely constitutive but dynamic : a belief enters into the for-
mation of an emotion which in turn contributes to modifying some other belief or, perhaps,
intensifying the original one. In the latter case, the emotion would act on belief in such a way
as to confirm the emotion itsel » (The Emotions of the Ancient Greeks, op. cit. p. 37).
246 Chapitre 14

Un témoignage très intéressant sur la manière dont les stoïciens ont traité
cette étape de l’appraisal se trouve chez Aulu-Gelle, dans les Nuits attiques
(XIX, 1). Il s’agit d’un récit de voyage en mer. Un orage éclate, qui menace de
faire sombrer le navire. Il y avait, parmi les passagers, un philosophe célèbre
de l’école stoïcienne. Le narrateur raconte comment, au plus fort du danger,
il se mit à observer le philosophe, curieux qu’il était de connaître l’état de son
âme et de voir s’il demeurait ferme et inébranlable. Au milieu des cris et des
gémissements, l’attitude du stoïcien reste calme, courageuse. Pas de larmes,
ni de plainte. Mais par la pâleur et l’altération du visage, il n’était toutefois pas
différent des autres. Enfin, le ciel s’éclaira, la mer s’apaisa, et le danger disparut.
Un personnage riche et prétentieux se moque alors du philosophe, lui deman-
dant comment il a pu craindre et pâlir alors que lui est resté impassible. Le
philosophe réfléchit, puis répond ce qu’aurait répondu, dans une situation
analogue, un disciple d’Aristide :

C’est que nous ne sommes pas l’un et l’autre dans la même position : tu
dois être peu inquiet de l’âme d’un méchant vaurien ; tandis que moi, je
crains pour une âme formée à l’école d’Aristippe.

Cette esquive ne satisfait pas le narrateur de notre histoire. Attendant la


bonne occasion, il demande au philosophe la vraie raison de son attitude. Le
philosophe, avec calme et douceur, tire de son bagage le cinquième livre des
Dissertations du philosophe Épictète, mises en ordre par Arrien, et conformes
sans aucun doute à la doctrine de Zénon et de Chrysippe, et lui fait lire le pas-
sage suivant :

Les visions, appelées par les Grecs phantasíai, imagination, qui viennent
tout d’un coup frapper l’âme et l’ébranler, ne dépendent pas de notre
volonté et de notre libre arbitre : par une force qui leur est propre, elles
s’imposent à la connaissance de l’homme. Mais les consentements [après
examen, probationes], appelée sugkatathéseis, qui, en acquiesçant à la
sensation, nous la font discerner, sont des actes volontaires et libres. Ainsi
un bruit formidable dans le ciel, le fracas d’une ruine, la nouvelle subite
et inattendue d’un danger, ou toute autre chose semblable, ont pour effet
nécessaire d’ébranler l’âme, de la resserrer et de la faire en quelque sorte
pâlir. Le sage lui-même ne saurait s’en défendre ; cet effet n’est point
produit par la peur réfléchie d’un mal, mais par des mouvements rapides
et involontaires qui préviennent l’usage de l’intelligence et de la raison,
Mais, revenu à lui-même, le sage ne donne pas son assentiment à ces
imaginations, à ces visions pleines de terreur : ou sugkatatíthetai, oudè
Rites Et Émotions. Considérations Sur Les Mystères 247

prosepidoxázei ; il n’y acquiesce pas, il n’y consent pas ; au contraire, il les


écarte, il les repousse ; il ne voit rien là dont il doive avoir peur ; et c’est
ce qui distingue le sage de l’homme vulgaire. L’homme vulgaire, dans le
trouble de la première impression, a cru ces objets terribles et effrayants ;
après réflexion, il les juge tels qu’ils lui ont paru d’abord. Il abonde dans sa
vaine frayeur; il acquiesce à la sensation, prosepidoxázei : c’est le mot dont
se servent les stoïciens. Le sage, après une altération passagère qui n’a fait
qu’effleurer son visage, ne consent pas, ou sugkatatíthetai ; il se tient fer-
mement attaché à l’opinion qu’il a toujours eue sur ces sortes de visions ;
elles n’ont rien d’effroyable ; une apparence trompeuse, une crainte vaine
l’avaient surpris à l’improviste54.

14.7

Il valait la peine de s’arrêter sur cette description de l’appraisal telle qu’elle est
présentée et commentée par un philosophe stoïcien. Elle peut en effet per-
mettre, me semble-t-il, de jeter une lumière originale sur quelques aspects par
ailleurs bien connus de la religion romaine. Le témoignage d’Aulu-Gelle appa-
raît comme un témoignage « en creux », puisque le philosophe dont il raconte
le voyage en mer refuse de donner suite à l’émotion. Mais ce refus de donner
suite, cette manière somme toute très romaine de se donner le temps d’hésiter
avant de prendre une décision sur la suite à donner ou à ne pas donner à tel
ou tel signe, à tel ou tel événement redoutable, nous invite à regarder ce qui se
passe, de façon très semblable, en matière religieuse aussi.
Ce récit d’une aventure individuelle et philosophique débouchant sur
l’exposé d’une technique de maîtrise de l’émotion soulève une question qui se
pose aussi, mais au niveau collectif et institutionnel cette fois, à Rome, dans
le champ de la religio conçue comme scrupule et relecture. C’est alors de nou-
veau la question de la place occupée et du rôle joué par l’affect dans les rites qui
est concernée, et plus précisément de la perturbation qu’il pourrait introduire.

54  Epictète fr. 9 Schenkel. La traduction ici reproduite est celle de MM. de Chaumont,
Flambart et Buisson, Oeuvres complètes d’Aulu-Gelle, vol. II, Paris, 1920. Au 4ème chapitre de
son livre Stoicism and Emotion, Chicago, 2008, Margaret Graver consacre quelques pages
très denses qui m’ont été très utiles, à l’analyse de ce témoignage illustrant de manière
surprenante la distinction stoïcienne entre pré-émotion (propátheia) et émotion. Je
remercie vivement Margaret Graver de m’avoir permis de lire et de citer cette étude avant
sa publication.
248 Chapitre 14

Il ne s’agit pas, ici, de la relation à « dieu », comme on pourrait avoir ten-


dance à s’y attendre. Dans la pensée moderne, à la suite des essais de William
James et de Rudolf Otto, on a eu tendance en effet à vouloir réduire l’étude
de l’émotion religieuse à une phénoménologie de la théophanie, ou de l’expé-
rience mystique55. Malencontreusement posée en ces termes, la question est
beaucoup trop christiano-centrée. La religio romaine n’est pas d’abord concer-
née par les modalités d’une relation (intime) à la divinité. Même si les poètes
peuvent se livrer à d’intéressantes analyses émotionnelles à propos du surgis-
sement de telle ou telle divinité. Ovide se plaît à imaginer sa rencontre avec
Janus (Fastes I, 95-101) : le vénérable personnage (qualifié de sacer, ce qui est
étrange pour un dieu) affiche devant ses yeux son double visage :

Je fus saisis de peur, je sentis mes cheveux se dresser de frayeur et un froid


subit glaça mon cœur.

On pourrait comparer ce texte avec toute une série d’épiphanies romaines,


grecques et d’ailleurs aussi. Le Naufragé du conte égyptien rencontre le dieu
serpent, sur une île enchantée, qui lui dit :

Qui t’a amené, petit ? Si tu tardes à me dire qui t’a amené dans cette île,
je ferai que tu t’aperçoives, ayant été réduit en cendres, que tu es devenu
quelque chose qu’on ne peut plus voir.

55  W. James, L’expérience religieuse. Essai de psychologie descriptive, trad. par Frank Abauzit,
Paris, 1931, p. 41, écrit : « Comme l’amour, la colère, l’ambition, la jalousie, comme toute
impulsion instinctive, elle [la religion] illumine la vie d’un éclat enchanteur qui se suffit
à lui-même et qu’on ne peut expliquer par rien d’autre. On l’a, ou on ne l’a pas . . . C’est
un don de notre organisme diront les physiologistes ; un don de la grâce divine, diront
les théologiens ». L’idée d’Otto, Das Heilige. Über das Irrationale in der Idee des Göttlichen
und sein Verhältnis zum Rationalen, Gotha, 1917, c’est que les prédicats à l’aide desquels
la philosophie et la théologie s’efforcent d’exprimer « dieu » visent une réalité qui leur
est par essence inaccessible ; la religion ne s’épuise pas dans des énoncés rationnels. Il
convient, selon Otto, d’examiner les expressions philosophiquement les moins élaborées,
les plus primitives, les plus proches de l’émotion. On y perçoit quelque chose qui est
plus que la mise à l’infini des attributs habituels ou rationnels de dieu (beauté, bonté,
etc.), un « surplus dont nous avons le sentiment et qu’il s’agit de considérer » (p. 20). Otto
ajoute : « Nous invitons le lecteur à fixer son attention sur un moment où il a ressenti
une émotion religieuse profonde et, autant qu’il est possible, exclusivement religieuse.
S’il en est incapable ou s’il ne connaît pas de tels moments, nous le prions d’arrêter ici sa
lecture » (p. 22 de la trad. française chez Payot).
Rites Et Émotions. Considérations Sur Les Mystères 249

Le Naufragé répond :

Tu me parles et moi je ne saisis pas : je suis devant toi et j’ai perdu le


sentiment56.

Le pâtre qui rencontre une déesse, dans une autre histoire égyptienne, est
plus effrayé qu’Anchise dans l’Hymne homérique à Aphrodite : ses cheveux se
hérissent, et la peur qui l’envahit ne quitte plus son corps (Lefebvre, p. 27). Vu
à grande échelle, on a affaire à un « universel ». Du genre awe, ou Ehrfurcht.
Mais il convient de regarder ce type de phénomène de manière plus précise et
contextuelle. Dans la pratique religieuse antique, à de rares exceptions près, on
ne rencontre pas la divinité. On cherchera plutôt, normalement, à éviter une
telle rencontre. À moins qu’on ne devienne dieu soi-même.
D’autre part, la divinité elle-même a changé de statut. Le dieu chrétien est
un dieu passionnel qui connaît l’incarnation. Avec comme corollaire, entre
autres, que la pitié (l’éleos aristotélicien), une émotion dont les polythéistes
nous disent qu’il faut se purger, devient à la fois une vertu du pratiquant (qui
imite le dieu) et un attribut de la divinité, sous les espèces respectivement de
l’aumône et de la miséricorde. Le kyrie eleison, qui n’apparaît pas avant la fin
du IVe siècle, est le résultat d’une transformation radicale de ce rapport du
religieux à l’émotion57.
Mais cela ne signifie pas que l’émotion ait été négligée par la religion antique.
On la rencontre d’ailleurs dans le concept même de religion. Il existe, entre la
crainte et la religion, un lien polymorphe. La peur des dieux (deisidaimonia),
ne conduit pas seulement en direction de la superstitio. Bien qu’elle soit le plus
souvent réprouvée, cette crainte est constitutive de la religio elle-même58.
Mais c’est ailleurs encore, en dehors des spéculations poétiques ou théolo-
giques, qu’il convient de repérer l’importance religieuse de l’émotion. On est
alors ramené à la question de l’appraisal, et à celle de la maîtrise de l’agitation.

56  Trad. Gustave Lefebvre, Romans et contes égyptiens de l’époque pharaonique, Paris, 1982, p. 35.
57  Cf. L. Kunz, « Kyrie eleison », in M. Buchberger et al., Lexikon für Theologie und Kirche,
2ème éd., vol. 6, Fribourg/Bâle, col. 705-706. Cf. W. T. Flynn, « Kyrie eleison », in Religion in
Geschichte und Gegenwart, 4. Auf., IV, Tübingen, 2001, p. 1919 : le kyrie eleison n’apparaît pas
avant le IVe siècle, et encore ! Voir H. Pétré, « Misericordia : histoire du mot et de l’idée du
paganisme au christianisme », REL 12, 1934, pp. 376-389 ; et D. Konstan, Pity transformed,
op. cit. (n. 7), pp. 105-124.
58  Pour le lien entre crainte et religion : cf. Servius, Aen. VII, 60 : à propos d’un laurier sacré,
conservé dans le palais depuis un temps lointain, protégé par la crainte : Servius traduit
crainte (metus), par religio ; et VIII, 349 (religio id est metus, ab eo quod mentem religet
dicta religio).
250 Chapitre 14

L’émotion, à Rome surtout, il convient de la percevoir dans l’accomplissement


régulier et harmonieux des rites, dans la maîtrise des affects que suppose la
gestion de la paix avec les dieux.

14.8

John Scheid nous a rappelé qu’à Rome, « toutes les atteintes volontaires aux
objets sacrés, toutes les infractions religieuses, n’acquièrent pas ipso facto le
statut d’impiété. Pour que le délit religieux existe, il faut que la communauté
religieuse l’assume publiquement. [. . .] Rome était toujours maîtresse de sa
conduite »59. En ce qui concerne la médiation sociale indispensable au sys-
tème des auspices, à savoir le traitement des obnuntationes, Scheid a insisté
sur ce qu’il appelle « la contingence de l’acte impie »60. Ce qui est considéré
comme impie d’un côté du Rubicon peut ne pas l’être de l’autre, dit-il. Mais les
règles, de chaque côté, sont respectées. On sait que le magistrat responsable
(le préteur) peut refuser de recevoir une information qu’on lui transmet sur
les signes oraculaires concernant la république. La décision de traiter ou non
les prodiges appartient ensuite au Sénat. Il en va de même pour les auguria
oblatiua (tout signal éveillant un doute sur une action entreprise ou en voie
d’être entreprise : parole entendu au hasard, bruit accidentel, éternuement,
faux pas, comète, tremblement de terre, foudre, éclipse ou autres). On peut
essayer de les détourner ; ce que fit Scipion qui, ayant trébuché en débarquant
en Afrique, s’écria : « Maintenant, je tiens l’Afrique ! » (Frontin II, 1261). Les épi-
sodes fameux de la tête du capitole, de la génisse du Sabin, du quadrige de
Véies, ont pour fonction de montrer comment, par un traitement convenable
de l’oracle, ont peut en déplacer sur Rome l’efficacité positive62. On peut aussi,
en cas de crainte, éviter tout simplement de percevoir certains signes, et donc
éviter d’avoir à les traiter. Les techniques les plus fameuses, dans le contexte

59  J. Scheid, Religion et piété à Rome, Paris, 2001, p. 40.


60  Ibid., p. 41.
61  Frontin a laissé, dans ses Stratagèmes (I, 12) une liste d’anecdotes relatives à la manière de
dissoudre la peur que peuvent susciter chez les soldats des omina négatifs (De dissolvendo
metu quem milites ex adversis conceperint ominibus). Il n’y a malheureusement pas grand
chose à tirer de cette énumération de « bons mots ». Cf. Cicéron, De la divination II, 40.
62  Doit-on penser qu’à Rome, les délices de l’efficacité et la science du détournement occu-
pent la place du discours grec sur l’impossibilité de contourner l’oracle (cf. pour l’idéologie
grecque A. Moreau, « Déjouer l’oracle ou la précaution inutile », Kernos 3, 1990, pp. 261-
279). Pour Rome, Ph. Borgeaud, « La tête du capitole », dans Exercices de mythologie,
Genève, 2004, pp. 57-67.
Rites Et Émotions. Considérations Sur Les Mystères 251

rituel, sont celles du sacrifice dit « à la romaine », la tête voilée (pour ne rien
voir d’autre) ; et aussi l’exigence du silentium. On peut aussi mentionner cer-
taines précautions rituelles prises par le flamine majeur (Aulu-Gelle X, 15).
Le consul Marcus Marcellus, augure éminent, quand il s’apprêtait à partir en
expédition, se déplaçait dans une litière fermée, afin de ne pas être dérangé par
des signes (cf. Cicéron, De la divination I, 36).
Tout comme les auspices oblatifs, les prodiges n’existent que si on les recon-
naît comme tels, dit explicitement Sénèque (Questions naturelles II, 32, 6) :
auspicium observantis est. Les signes fortuits et funestes, les dirae, par exemple
une crise d’épilepsie survenant au cours des comices, risquent à tout moment
d’interrompre l’action politique, ou l’entreprise individuelle (surtout si l’indi-
vidu est superstitieux). Mais comme le dit Servius :

Il appartient à celui qui voit un signe fortuit de décider si ce signe le con-


cerne, ou s’il le refuse et détourne l’omen

In oblativis auguriis in potestate videntis est, utrum id ad se pertinere velit


an refutet et abominetur.

L’« ab-omination » est en effet possible. Pline l’Ancien (Histoire naturelle XXVIII,


17) commente : « En voilà assez pour montrer que l’efficacité des présages est
en notre pouvoir et qu’il n’agissent que suivant la façon dont on les accepte. Du
moins, la doctrine augurale enseigne que ni les signes fâcheux, ni les auspices
en général ne comptent pour ceux qui, au moment d’entreprendre quelque
chose, déclarent ne pas les avoir observés ; et il n’y a pas de trait plus frappant
de la complaisance divine » (in augurum certe disciplina constat neque diras
neque ulla auspicia pertinere ad eos, quicumque rem ingredientes observare se ea
negaverint)63. Les expressions répertoriées par Bouché-Leclercq sont : accipere
omen, ou improbare, exsecrari, refutare, abominari omen64.
Selon Annie Vigourt65, ce qui fait d’un prodige un prodige, c’est l’émotion
suscitée dans le peuple par son apparition : « L’émotion produite étant ce qui

63  Cf. A. Bouché-Leclercq, Histoire de la divination dans l’Antiquité, Grenoble, 2003


(reproduction en 1 volume de l’éd. en 4 tomes, Paris, 1879-1882), p. 913 pour la traduction
et un premier dossier.
64  Ibid., p. 946 ; G. Wissowa, Religion und Kultus der Römer, Munich, 1971 (1912), p. 531 ;
Cf. aussi R. Bloch, Les prodiges dans l’Antiquité classique, Paris, 1963, pp. 120-129 (sur la
procuratio des prodiges).
65  Les présages impériaux d’Auguste à Domitien, Paris, 2001, pp. 91-94. Je dois à la thèse de
Francesca Prescendi de m’avoir rendu attentif à cette remarque. Cf. désormais F. Prescendi,
252 Chapitre 14

distinguait le signe omineux d’un phénomène sans signification particulière,


tout essai pour énumérer les types de signes acceptés comme véritables est
voué à l’échec. [. . .] Un présage ne signifie pas une “chose” précise : il suscite
une réaction, évoque chez ceux qui en sont témoins des souvenirs ou des rites
connus, et acquiert ainsi une valeur propre » (p. 93). La question du contrôle
des signes (facteurs d’émotion, qui pourraient « émouvoir ») repose donc la
question des modalités de l’appraisal, cette étape essentielle et complexe de
l’épisode émotionnel, qui fait intervenir la mémoire et les valeurs66.
Le rite peut être considéré comme étant d’abord une tentative de maîtrise
(toujours précaire, toujours remise sur le métier) d’un déséquilibre poten-
tiel. La fonction même du rite, son formalisme, son aptitude à la répétition,
semblent aller à l’encontre du processus émotionnel. Toute gestion de l’aléa-
toire demande une mise en ordre préalable, et donc du calme.
L’émotion la plus vive surgit d’ailleurs à la seule évocation d’une menace
qui pourrait peser sur l’accomplissement scrupuleux des règles religieuses.
Tite-Live souligne que Camille, pour parvenir à ses fins, n’hésite pas à user
de l’argument le plus puissant : il rappelle précisément les religiones liées à la
topographie sacrée de Rome (la cabane de Romulus, le feu de Vesta, la tête
du Capitole, les anciles de Mars), pour susciter l’émotion dans le peuple et
démontrer sans appel la nécessité de maintenir Rome dans Rome, malgré les
ruines laissées par les Gaulois, et malgré la possibilité d’aller s’installer sur le
territoire de Véies.

14.9

L’émotion, du point de vue du rituel lui-même, ne peut être qu’une perturba-


tion. Mais le rite, fatalement, doit s’en préoccuper. La gestion des émotions
est en effet constitutive du rituel dans la mesure où, le plus souvent, celui-ci
prétend répéter et commémorer, en le transformant, en le rendant inoffensif,
l’acte même qu’il est censé corriger, le traumatisme initial qui aurait rendu
nécessaire son instauration. Une séquence rituelle peut comporter la mise
en scène d’un acte qui risque de susciter une émotion. L’abattage rituel d’une
victime sacrificielle, par exemple, ou les lamentations qui s’élèvent au rappel

Décrire et comprendre le sacrifice. Les réflexions des Romains sur leur propre religion à
partir de la littérature antiquaire, Stuttgart, 2007.
66  Pour le rapport de l’émotion (comme information qu’il faut traiter, évaluer) à la mémoire,
Annie Vigourt renvoie à D. Sperber, Le symbolisme en général, Paris, 1974, pp. 12-125.
Rites Et Émotions. Considérations Sur Les Mystères 253

d’un deuil divin, situent de la violence, et de l’émotion potentielle, à l’intérieur


même du rite.
L’émotion constitue ainsi ce qu’on pourrait appeler la part maudite du rituel.
Elle en manifeste, négativement, la sacralité. Cela explique peut-être pourquoi
les Anciens ont été à ce point fascinés par la mise en scène de certains épisodes
émotionnels dans des rituels très particuliers, ceux des mystères d’Éleusis, ou
dans d’autres cérémonies métaphoriquement ramenées à l’expérience éleusi-
nienne. Mais la phase émotionnelle de cette expérience, ils l’ont dit et répété,
est de nature propédeutique et cathartique. Ils ne l’ont point valorisée pour
elle-même67.

67  L’émotion travaille sur ce que les néoplatoniciens, on l’a vu, ont appelé l’époptique ou
le télestique, pour l’opposer au dialectique ou didactique. Renouant implicitement avec
cette tradition, Harvey Whitehouse a formulé toute une théorie du symbole rituel qu’il
appelle « mode imagistique », pour le distinguer du mode discursif ; ce mode du rituel
permet selon lui d’intégrer l’expérience individuelle à l’ensemble des représentations et
des valeurs collectives. Les rites de terreurs, notamment, auraient une fonction mémo-
rielle qui expliquerait leur importance dans les rites d’initiation. La peur fixerait, en
quelque sorte, l’enseignement des valeurs religieuses et sociales effectué lors des rites. Cf.
H. Whitehouse, « Rites of Terror : Emotion, Metaphor, and Memory in Melanesian Initiation
Cults », in John Corrigan éd., Religion and Emotion. Approaches and Interpretations,
Oxford/New York, 2004, pp. 133-148. Cf. Id., Inside the Cult : Religious Experience and
Innovation in Papua New Guinea, Oxford, 1995 ; Modes of Religiosity: A Cognitive Theory
of Religious Transmission, Lanham MD, 2004 ; Ritual and Memory: Toward a Comparative
Anthropology of Religion, Lanham MD, 2004; bien que le rite, en Grèce ou à Rome, n’ait pas
une fonction éducative ou normative évidente, les propositions de Whitehouse inspirent
les travaux de quelques hellénistes actuels, notamment Martin Luther ; cf. M. Luther,
H. Whitehouse éds., Theorizing Religions Past : Archaeology, History, and Cognition,
Lanham MD, 2004.
Chapitre 15

La mémoire éclatée. À propos de quelques


croyances relatives au mythe

15.1

La réflexion sur la légende, la mémoire qu’elle véhicule et le croire qu’elle


requiert, du mythe à l’histoire, était devenue courante à partir du XVIIIe siècle
en France et ensuite surtout (en attendant Frazer, et avant Durkheim) en
Allemagne autour d’hellénistes comme Christian Gottlob Heyne ou Friedrich
Creuzer. C’est à ces derniers et à leurs émules que nous devons encore
aujourd’hui cette distinction que nous faisons généralement, et tout natu-
rellement, entre le mythe (comme récit dont le message, et la vérité, seraient
par définition de portée transhistorique) et l’histoire (comme récit et analyse
d’évènements ou de systèmes de pensée relevant d’une mémoire). On sait
qu’avant ce grand débat, qui se prolonge des Lumières au Romantisme, la fable
(la fabula, et non pas le mythe, le mûthos) s’opposait à l’histoire comme un
récit purement imaginaire, récit de ce qui n’a pas eu lieu, s’oppose au récit de
ce qui a réellement eu lieu. C’est par conséquent à ce débat qui s’élabore dès la
fin du XVIIIe siècle, et dont nous sommes les héritiers directs, que nous devons
nos catégories d’histoire, de légende, de conte et de mythe1. Des Lumières et du
Romantisme, nous avons reçu un cadre à l’intérieur duquel l’antiquisant (l’éco-
lier des mythes grecs autant que l’historien tout court) est conduit à devoir
définir sa préférence par rapport à deux motivations possibles (le plus sou-
vent antagonistes, mais parfois aussi combinées), conduisant à l’exploration
du passé : soit le désir de reconstruire une mémoire corrompue par le temps
et l’oubli, de recomposer à l’aide d’une documentation fragmentée un passé
oublié, en l’occurrence l’histoire la plus ancienne ; soit le désir de remonter en
deçà du temps, d’échapper carrément à l’histoire pour rejoindre sans média-
tion le « sens » (le « paradis » des archétypes), en se livrant à l’exploration de
l’archaïque, du primordial, du primitif, du sans-histoire ou hors-histoire, autant
de variantes d’une scène purement imaginaire où est censé se déployer, en ses
aurores et en sa transparence, un langage que l’on décrète « mythique » sans
être pour autant en mesure de le transcrire.

1  Cf. Cl. Calame, Illusions de la mythologie, Limoges, 1990 (repris dans Mythe et histoire dans
l’Antiquité grecque. La création symbolique d’une colonie, Lausanne, 1996, pp. 9-55).

© koninklijke brill nv, leiden, ���6 | doi ��.��63/9789004319141_016


La Mémoire Éclatée 255

Cette croyance selon laquelle le mythe dans sa plénitude, et plus encore


le symbole ‒ signe muet d’avant toute parole ‒ précède l’histoire comme du
sens toujours déjà posé là, avant tout évènement, mais auquel l’évènement
(et non seulement la fiction narrative) doit être référé pour exister, pour
prendre sens, se retrouve jusqu’à aujourd’hui dans nos études, via Eliade mais
aussi, plus curieusement, via Lévi-Strauss.
Il s’agit d’une conception ancienne, classique et douée d’une persuasion très
efficace. Elle considère le mythe comme un récit traditionnel, dont l’enjeu et
les conséquences dépassent l’individu qui le raconte, et dont le contenu entre-
tient avec la pratique sociale et la coutume collective un rapport d’autorité et
d’exemplarité. Cette conception du mythe sera celle de Malinowski, d’Eliade,
et encore un peu, malgré la critique du fonctionnalisme, celle de Lévi-Strauss.
Dans cette conception classique, le mythe relève d’un certain type de
société. On comprend qu’Eliade, en toute ignorance de Karl Otfried Müller
(mais ayant cependant lu Nietzsche), ne sache trop que faire de la Grèce et de
sa mythographie. Le mythe, dans une telle vision des choses devient en effet
une défense contre l’histoire. Il tend à transformer un personnage historique
en héros exemplaire, un évènement contingent en catégorie mythique (arché-
type). Au cœur de cette vision, on découvre l’affirmation d’un contraste entre
deux types de cultures : celle de l’archaïque (on finit par ne plus dire primitif)
opposée à la modernité, celle du « contre l’histoire », opposé à l’histoire.
D’inspiration dualiste et judéo-chrétienne autant que platonicienne, cette
théorie postule une chute, un écart essentiel, originel, entre les dieux et le
monde. Elle présuppose qu’il existe un langage des dieux, un Grand Parler,
dont nous aurions été exilés, et dont le mythe constituerait la trace2.
Que faire, dès lors, des mythes grecs ? La Grèce ancienne, hormis préci-
sément chez quelques philosophes (ceux que Müller présentait comme des
exilés par rapport au mythe), n’est pas un lieu de transcendance. Les dieux,
le monde et l’humain y constituent un ensemble homogène, tous étant issus
d’une seule et même Mère. La crise prométhéenne, telle qu’Hésiode la rap-
porte, n’introduit en effet qu’une transcendance relative : les dieux se séparent
des mortels pour laisser place à la condition humaine, aux contraintes sociales,
économiques et rituelles. Mais ils ne sont pas essentiellement différents des
mortels. Il résulte de ce fait, en définitive, que ce que nous appelons mythe
(l’histoire sacrée) et ce que nous appelons histoire (l’histoire profane) coïn-
cident, en Grèce ancienne. On l’observe d’ailleurs aisément, s’agissant d’une
civilisation qui n’a cessé de considérer les poèmes homériques comme un texte
historique.

2  Cf. P. Clastres, Le grand parler. Mythes et chants sacrés des Indiens Guarani, Paris, 1974.
256 Chapitre 15

15.2

Discours persuasif, parole efficace prononcée à l’assemblée, le mûthos


archaïque faisait pendant à la valeur guerrière. Précepteur d’Achille, le vieux
Phénix pouvait décrire en ces termes, adressés à Achille lui-même, la mission
que lui avait autrefois confiée Pélée (Iliade IX, 442-443) :

Tu n’étais qu’un enfant, et tu ne savais rien encore ni du combat qui


n’épargne personne ni des conseils où se font remarquer les hommes. Et
c’est pour (tout) cela qu’il m’avait dépêché: je devais t’apprendre à être
en même temps un bon diseur d’avis (litt. « de mythes »), un bon faiseur
d’exploit (múthon te rhetêr’ émenai prektêrá te érgon).

Le mûthos, un savoir dire, qui assure du pouvoir à l’assemblée, se trouvait ainsi


complémentaire d’un autre savoir faire, celui qui confère la valeur guerrière.
L’acquisition de ces deux formes solidaires de savoirs assure un pouvoir, et
constitue l’essentiel de l’éducation des áristoi (les jeunes nobles), telle que la
concevait l’épopée3. Dans l’Odyssée, le mûthos, parole proférée à l’assemblée,
pouvait prendre le sens de projet, de machination : ce qui se dit et a des consé-
quences. Mûthos, dans le contexte homérique, se trouvait ainsi défini comme
une forme particulière de parole, plus marquée que celle désignée par le terme
général epos4.
On retiendra que le lexique épique situe le mûthos comme une catégorie
de parole qui n’a aucun rapport, si ce n’est éventuellement sous l’angle du
prestige ou de l’autorité, avec ce que nous-mêmes, à la faveur d’une évolution
sémantique intervenue postérieurement à l’intérieur du champ grec, appelons
« mythe ». Et encore, si l’on considère que la nature autorisée ou autoritaire de
la parole désignée comme mûthos dans les textes homériques conférait déjà
à ce type de discours un caractère préfigurant ce que nous appelons mythe,
cela revient à présupposer que l’ensemble des récits qui constituent pour nous
la mythologie grecque relève sans autre, naturellement, d’une perspective
malinowskienne, ou eliadienne : à savoir que cet ensemble de récits consti-
tuerait un discours fondateur, une parole sacrée. Or le mythe grec, ce qu’il est

3  Cf. Iliade XV, 281-284 : « Il est expert à la lance, il est brave au corps à corps, et, à l’assemblée,
peu d’Achéens sur lui l’emportent, quand les jeunes guerriers discutent des avis (des mûthoi) »
(trad. Mazon). Dans le camp troyen, la complémentarité Polydamas/Hector va dans le même
sens (Iliade XVIII, 249 sqq.) : « Le premier l’emporte de beaucoup par ses avis (ses mûthoi),
comme l’autre par sa lance ».
4  Cf. R. Martin, The Language of Heroes, Cambridge MA, 1989.
La Mémoire Éclatée 257

convenu de reconnaître sous cette appellation, n’est jamais précisément cela.


Il ne constitue pas directement un modèle d’action, encore moins un objet
de croyance5. À peine un objet de respect. Il apparaît certes comme un ins-
trument de pensée, doté d’une efficacité et d’une remarquable survie, mais
en aucun cas il ne s’impose comme un contenu qui relèverait d’un dogme.
Le mythe grec n’est pas une charpente dogmatique au sens de Malinowski. Il
ne décrit pas un modèle idéal auquel devraient se conformer les actions ou
les institutions humaines. Il représente plutôt, dans son rapport au réel, une
manière de dire qui passe par une exploration théorique, à la fois inquiète et
jouissive, des limites de l’imaginaire. Il n’est pas posé, de l’extérieur, comme un
modèle. Il apparaît au contraire comme une réflexion sur de possibles alterna-
tives, réflexion conduite de l’intérieur. Sa survie d’ailleurs, son « salut » comme
le montre fort bien Luc Brisson, il le doit d’abord à une surprenante et admi-
rable faculté de ré-interprétation qui entraîna, très tôt, le développement des
diverses formes de l’analyse allégorique6.

15.3

La constitution d’une mythographie est étroitement solidaire de l’émergence


du mûthos comme objet d’interprétation7. Non pas seulement objet de scan-
dale, ou de rejet, de condamnation, mais bien objet d’analyse destinée à trou-
ver du sens. On ne saurait surestimer l’importance d’une réflexion sur ce type
de tradition, réflexion classificatoire et herméneutique, de type d’abord allé-
gorique, qui semble être aussi ancienne que les plus anciennes attestations
du mythe. De même que la littérature grecque, d’une certaine manière, serait
conditionnée par l’émergence d’une théorie littéraire, de même le mythe, en
Grèce, se trouve-t-il conditionné, très vite sinon d’emblée, par l’émergence
d’une théorie du mythe et du mythique. Le plus vieux papyrus grec, celui de
Derveni, est témoin d’une telle osmose entre le mythe et son exégèse8.
Si le mot mûthos, dans la langue homérique, ne désigne pas ce que nous
appelons mythologie, et si aucun autre terme ne semble remplir cette fonction
avant le VIe siècle, cela ne signifie pas, bien sûr, qu’il n’y ait rien de « mythique »

5  Cf. le fameux essai de P. Veyne, Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes?, Paris, 1983.
6  L. Brisson, Sauver les mythes (Introduction à la philosophie du mythe 1), Paris, 1996.
7  Cf. C. Wendel, article « Mythographie » de la Realencyclopaedie de Pauly-Wissowa, vol. 16,2,
1935, cols. 1352-1374.
8  Cf. G. W. Most, « The fire next time. Cosmology, allegoresis, and salvation in the Derveni
Papyrus », The Journal of Hellenic Studies 117, 1997, pp. 117-135.
258 Chapitre 15

dans la poésie grecque archaïque. D’ailleurs, n’est-ce pas chez Homère et chez
Hésiode que les Grecs, de leur propre aveu, puisent l’essentiel de ce qu’ils
racontent sur les dieux et sur les héros9 ? L’absence d’une désignation explicite,
d’une catégorie indigène, ne signifie pas l’absence du phénomène. Cela est d’ail-
leurs précisément prouvé par la manière dont une catégorie grecque du mythe
finit bel et bien par émerger. Le procès, comme l’a fortement souligné Marcel
Detienne10, est un procès de discrimination à l’intérieur d’une vaste matière
relevant d’une littérature et d’une éducation dont l’existence n’est pas contes-
table. La mise en évidence, et parfois à l’écart, d’un secteur du mémorable ‒
un certain type de récits finissant ainsi par se trouver isolé au sein d’un vaste
ensemble traditionnel qui par ailleurs ne pose pas de problème ‒ permet finale-
ment de désigner comme mûthos une certaine catégorie de discours appliqué
aux dieux. Comme l’a brillamment démontré l’analyse de Detienne, ce procès
de discrimination s’élabore dès la fin du VIe siècle avant J.-C. Le mûthos, se dis-
tinguant peu à peu du lógos, en vient à désigner une parole étrangère ou men-
songère, trompeuse, énigmatique ou scandaleuse, s’opposant à un discours
susceptible de rendre compte de sa propre raison. On peut suivre les étapes
de cette évolution dès le philosophe Xénophane, puis chez Pindare, enfin chez
Platon et Thucydide. Au terme de ce procès, on sera finalement conduit à un
découpage rhétorique, avec l’opposition entre fabula, historia et argumentum
(mûthos, historie et plasma)11 ; tel est l’aboutissement, dont la plus ancienne
attestation repérable est attribuée à Asclépiades de Myrlea (entre le IIe et le
Ier siècles avant J.-C.), cité par Sextus Empiricus (au IIe siècle de notre ère)12.
Dans la Poétique d’Aristote (au chapitre VI, 1450 a, 3-5) le mûthos est défini
comme étant le résumé de l’intrigue tragique (tèn súnthesin tôn pragmáton).
Pour Aristote, le mûthos n’implique pas l’idée d’invraisemblable, ni de faux. Les
épisodes miraculeux, merveilleux ou surnaturels, Aristote préfère les localiser
du côté de la vieille épopée homérique, plutôt que du côté de la tragédie. Cela
complique son argument. Et il appartiendra aux disciples et successeurs de
clarifier cette épineuse question. Après Aristote, le destin rhétorique du mythe
reste lié à la tragédie, conçue désormais comme un genre où le vraisemblable
joue un rôle moins important que dans la comédie. Le « mythe » est l’expo-

9  Cf. Xénophane, fragment B10 Diels-Kranz ; Hérodote II, 53.


10  L’invention de la mythologie, Paris, 1981.
11  Cf. D. C. Feeney, The Gods in Epic. Poets and Critics of the Classical Tradition, Oxford, 1991,
p. 31 (avec note 101) et pp. 42-44. Le découpage apparaît dans l’école aristotélicienne : trois
niveaux canoniques de discours, chaque niveau étant défini par sa distance par rapport
au « vrai » (tò alethés), historía (« histoire »), plásma (« fiction »), mûthos (« mythe »).
12  Sextus Empiricus, Contre les mathématiciens I, 252.
La Mémoire Éclatée 259

sition de faits étranges, anciens ou carrément impossibles, nous dit un scho-


liaste au philologue hellénistique Denys de Thrace. L’« histoire », au contraire,
serait l’exposition claire de faits qui sont advenus ou qui sont pour le moins
possibles13. Entre les deux, la comédie est devenue par excellence le lieu du
plásma, de la fiction réaliste. C’est ainsi que Quintilien, dans son Institution
oratoire, peut situer la fabula (le mûthos) au principe de la tragédie et de la
poésie comme étant « ce qui est éloigné non seulement de la vérité, mais
même d’une apparence de vérité » ; l’argumentum (l’argument, correspondant
au plásma) relève dès lors de la comédie, dont l’intrigue est conçue comme
une invention fausse mais semblable au vrai, tandis que l’historía est l’exposi-
tion des res gestae, des hauts faits qui ont eu lieu. Sans que l’on soit en mesure
d’en indiquer avec précision l’exacte origine, cette répartition des discours que
l’on retrouve, via Cicéron14, via Quintilien15, jusque chez Isidore de Séville16,
domine la réflexion sur le mythe (que l’on nomme « la fable »), jusqu’à l’époque
des Lumières. Elle tire son origine du désir de distinguer, dans le champ géné-
ral de l’histoire, entre une histoire vraie et une histoire fausse. L’histoire fausse
est devenue celle qui repose sur les mythes et les généalogies. Une troisième
catégorie surgit alors de cette confrontation, celle d’une histoire fictive qui res-
semble à (ou se comporte comme) de l’histoire vraie, et que l’on trouve réalisée
dans la comédie ou dans les mimes. C’est ce que donne Sextus Empiricus, se
référant à Asclépiade de Mirlea.

15.4

Il serait manifestement faux de croire que l’émergence à l’époque hellénistique


de cette division tripartite signe le rejet, en bloc, de la « mythologie », comme
le prouvent à l’évidence les biographies de dieux et de héros qui non seulement
continuent de côtoyer, dans nos sources, les biographies purement humaines17,
mais se mettent, littéralement, à proliférer, d’Évhémère à Denys de Mytilène18,
de Diodore de Sicile et de Denys d’Halicarnasse à Plutarque.

13  Schol. Denys, p. 449, 11-13 = 312 c.


14  Cicéron, De Inventione I, 19 (27).
15  Quintilien, Institution oratoire II, 4,2.
16  Isidore de Séville, Étymologies I, 44, 5.
17  Cf. E. Gabba, « True History and False History in Classical Antiquity », Journal of Roman
Studies 71, 1981, pp. 50-62.
18  Sur ce romancier tributaire d’Évhémère, et source importante des premiers livres de
Diodore, cf. J. Rusten, Dionysius Scytobrachion, Opladen, 1982.
260 Chapitre 15

Dès l’époque archaïque on voit se constituer un genre mythographique.


L’écriture codifie et organise les récits en forme de vastes répertoires : le genre
du catalogue est ancien, lié qu’il fut, au départ, au genre généalogique. Dans
les poèmes homériques et hésiodiques, le répertoire intervient comme une
forme du mémorable. La Théogonie hésiodique se clôt sur le règne de Zeus. Le
Catalogue des femmes, poème post-hésiodique du VIe siècle mais considéré par
les anciens, à de rares exceptions près, comme une oeuvre d’Hésiode lui-même,
et cité plus fréquemment que la Théogonie ou les Travaux, dessinait la configu-
ration globale d’un espace mythologique organisé, déjà, à la manière dont sera
organisée (à l’époque impériale) la bibliothèque du Pseudo-Apollodore : plutôt
que d’un « catalogue » au sens strict, il s’agissait d’un parcours systématique
des ensembles généalogiques constituant la « pré-histoire » du monde hellé-
nique. Chaque ensemble généalogique (descendance de Deucalion, d’Inachos,
de Pelasgos, d’Arcas, d’Atlas, d’Asopos et mythologie des origines d’Athènes)
comportait un centre de gravité géographique, et la progression était orien-
tée, de l’ouest à l’est, en direction d’Athènes19. D’autres poèmes épiques étaient
construits sur le schème généalogique20. Les débuts de la prose grecque furent
marqués par cet intérêt pour la généalogie conçue comme un opérateur, une
grille permettant d’explorer et de lier les uns aux autres les passés locaux et
l’espace inter-tribal. Acousilaos d’Argos rédigeait des Genealogíai. Au milieu
du Ve siècle, Phérécyde d’Athènes est considéré à la fois comme un histo-
rikós et un genealógos. Son oeuvre est une sorte de périégèse, un parcours de
Grèce, tout comme les Histoires ou Genéalogies d’Hécatée de Milet, rédigées
un demi-siècle auparavant. Hécatée, pour nous, est un témoin des débuts de
l’interprétation rationalisante du mythe, un interprète de l’invraisemblable
tout comme le seront bien plus tard, à partir du milieu du IVe siècle certains
historiens d’Athènes, Cleidemos21, Demon22 et surtout Philochore23 dont les
dates approximatives (320-260 avant J.-C.) font un contemporain du fameux
Évhémère. Cette tendance rationalisante, dont Socrate refuse de se faire le
porte-parole, au bord de l’Ilissos, dans sa conversation avec Phèdre24, et qu’il

19  Cf. M. L. West, The Hesiodic Catalogue of Women. Its Nature, Structure, and Origins, Oxford,
1985, pp. 166-171.
20  Asios de Samos et Cinaethon de Lacédémone (West, op.cit., p. 4) entre autres, ainsi que
l’anonyme auteur de la Phoronis relatant les origines d’Argos, ou Eumelos, à qui l’on
attribue les Korinthiaka.
21  No 323 de Jacoby.
22  No 327 de Jacoby.
23  No 328 de Jacoby.
24  Platon, Phèdre 229 b-e : « Dis-moi Socrate, n’est-ce pas en vérité quelque part ici, de
l’Ilissus, que Borée selon la légende enleva Orithyie ? . . . Mais, par Zeus, explique-toi,
La Mémoire Éclatée 261

abandonne aux spécialistes de l’incrédulité, est illustrée pour nous par un


répertoire qui nous est parvenu sous une forme résumée, le Peri apiston (De
incredibilibus) de Palaiphatos, une analyse des choses incroyables rapportées
par le mythe25. L’explication de l’incroyable, n’en déplaise à Socrate, n’y est pas
seulement un tour de force ou au contraire une mise à plat: c’est un efficace
générateur de récits, un instrument de fiction. La rationalisation débouche sur
du narratif. Faire de la sphinge un chef de bande ou du minotaure un stra-
tège, interpréter les centaures en cavaliers issus d’un village de montagne
appelé Nuée (Néphélé) c’est, d’une certaine manière, inventer un roman.
Palaiphatos est vraisemblablement un contemporain de Philochore et d’Évhé-
mère. Contrairement à ces derniers, il ne s’intéresse ni à la préhistoire des
cités, ni aux dieux. Ce qu’il annonce, c’est une fiction purement romanesque,
construite à partir d’une donnée mythique. Quelque chose d’analogue à ce que
produira bientôt Denys Bras-de-Cuir26. Les Inscriptions sacrées d’Évhémère,
dont nous avons de larges extraits chez Diodore et chez Eusèbe, sont le récit
romanesque d’un voyage d’exploration effectué à la demande du roi macé-
donien Cassandre (330-260 avant notre ère). Débarquant sur l’île fabuleuse
de Panchaïa, Évhémère découvre des stèles écrites par les dieux eux-mêmes,
leurs res gestae, ce qui prouve que les Olympiens ne furent à l’origine que des
humains, des inventeurs, conquérants et bienfaiteurs divinisés plus tard à
l’issue du travail opéré par le deuil et la mémoire de leurs exploits. Le roman,

Socrate, sur cette fable ! Crois-tu, toi, qu’elle soit vraie ? SOCRATE – Si j’étais, comme les
Doctes, un incrédule, je ne serais pas un extravagant ; ensuite, doctement, je déclarerais
qu’elle a été poussée par un vent boréal en bas des rochers voisins, tandis qu’elle jouait
avec Pharmacée, et que des circonstances mêmes de sa mort est née la légende de son
enlèvement par Borée. Quant à moi, j’estime d’ailleurs que des explications de ce genre,
Phèdre, ont leur agrément ; mais il y faut trop de génie, trop d’application laborieuse,
et l’on n’y trouve pas du tout le bonheur : ne serait-ce qu’après cela on sera bien forcé
de remettre d’aplomb l’image des Hippocentaures, puis plus tard celle de la Chimère ;
et nous voilà submergés par une foule pressée de semblables Gorgones ou Pégases,
par la multitude, autant que par la bizarrerie, d’autres créatures inimaginables et de
monstres légendaires ! Si, par incrédulité, on ramène chacun de ces êtres à la mesure de
la vraisemblance, et cela en usant de je ne sais quelle grossière sagesse, on n’aura pas
le temps de beaucoup flâner . . . Je donne à ces fables leur congé et, à leur sujet, je m’en
rapporte à la tradition ; je le disais à l’instant, ce n’est point elles que j’examine, c’est moi-
même : peut-être suis-je une bête plus étrangement diverse et plus fumante d’orgueil que
n’est Typhon ? » (trad. Léon Robin).
25  Cf. le très utile Palaephatus, On Unbelievable Tales, Translation, J. Stern éd., Wauconda,
1996. Anna Santoni prépare (à la Scuola Normale Superiore de Pise) une réédition et un
nouveau commentaire de ce texte trop négligé.
26  Cf. infra (n. 32).
262 Chapitre 15

ici, ne relève plus de l’histoire ou de la fiction purement romanesque, mais il


s’élabore au service d’une idéologie hellénistique de la souveraineté, celle-là
même qui inspire le culte des évergètes, des souverains « bienfaiteurs », héri-
tiers d’Alexandre le Grand27.
Ce qui est nouveau aussi, et n’apparaît qu’avec l’époque hellénistique, c’est
la subordination du répertoire mythologique à une enquête de type « scien-
tifique ». La généalogie est encore présente, mais elle est devenue un cadre
poétique, elle a perdu sa fonction archaïque et classique qui en faisait un ins-
trument d’ordre politique, destiné à rendre raison des souverainetés et des pri-
vilèges, à cautionner des hiérarchies. La raison du mythe se fait géographique,
ethnographique, astronomique (avec la littérature dite catastéristique28), bota-
nique, zoologique (avec l’Ornithogonie attribuée à Boio29), et enfin rituelle : à
côté des métamorphoses se systématise le genre des aitiai (des « causes »),
le genre étiologique, de Callimaque à Ovide30, puis Plutarque31. Le mythe se
déploie désormais comme réponse multiple, jamais définitive, toujours provi-
soire et plurielle, à la question « pourquoi ? » que l’on pose sur le monde ou à
propos du monde, naturel ou social. Transformé en objet d’érudition, le mythe
devient ce à quoi le monde renvoie, un vaste discours reçu de la plus ancienne
mémoire. Devenu bagage culturel, il fonctionne enfin comme un point de
repère au coeur de l’hellénisme, un savoir rassurant sinon identitaire, dans le
tumulte des ethnies et l’immensité de l’Empire32. Un peu comme ces groupe-

27  Cf. Evhemerus Messenius, Reliquiae, M. Winiarczyk éd., Stuttgart/Leipzig, 1991 (avec une
très riche bibliographie).
28  Cf. Hygin, L’astronomie, texte établi et traduit par André Le Boeuffle, Paris, 1983. Sur la
tradition remontant à Ératosthène (attestée par le Pseudo-Ératosthène, Hygin, les scholies
à Aratos et les scholies aux Aratea de Germanicus), cf. Eratosthenis Catasterismorum,
Reliquiae, Karl Robert éd., Berlin, 1878 (1963) ; J. Martin, Histoire du texte des « Phénomènes »
d’Aratos, Paris, 1956.
29  Attestée par les références que lui fait Antoninus Liberalis, auteur grec à l’époque impéri-
ale d’un résumé en prose (syllogé) de Métamorphoses hellénistiques. Cf. l’édition avec
traduction et commentaire de M. Papathomopoulos, Paris, 1968.
30  Les Fastes.
31  Les Questions romaines et les Questions grecques (Moralia 264 A-304 E).
32  Ainsi s’explique l’étonnante absence chez le Pseudo-Apollodore de toute référence à Rome ;
cf. M.-M. Mactoux, « Panthéon et discours mythologique. Le cas d’Apollodore », Revue de
l’histoire des religions 206, 1989, pp. 245-270 ; Chr. Jacob, « Le savoir des mythographes »,
Annales, Économie, Société, Histoire 49.2, 1994, pp.419-428 ; J.-Cl. Carrière, B. Massonie, La
Bibliothèque d’Apollodore, Besançon/Paris, 1991 ; et surtout, désormais, Apollodoro, I Miti
Greci, P. Scarpi éd., Rome, 1996. Chez Diodore de Sicile déjà, les six livres mythologiques
qui ouvrent la Bibliothèque historique mettent en place un dispositif grec d’explication
de l’histoire universelle ; cf. Ph. Borgeaud, « La mythologie comme prélude à l’histoire »,
La Mémoire Éclatée 263

ments d’étoiles dont parlait Eschyle, ces « dynastes » repérés par le guetteur
au début de l’Agamemnon33, à savoir quelques constellations dominantes et
évidentes, une aristocratie stellaire qui permet de s’y retrouver, qui donne une
direction, qui oriente le regard et aide à cheminer sous le foisonnement et la
grande confusion scintillante du ciel nocturne. Ces dynastes sont essentielle-
ment la Grande Ourse (Callisto nymphe d’Arcadie), son fils Arcas, le Bouvier ou
Gardien de l’Ourse, les Pléiades, Orion, les Hyades. Chacun de ces personnages,
ou groupe de personnages célestes, résulte d’une métamorphose, d’une mise
en étoiles, et pour finir d’une littérature, celle des « catastérismes ».

15.5

Oiseau, pierre, arbre ou constellation, le monde est devenu texte et répertoire.


On y lit, en d’innombrables variantes, la plus ancienne mémoire. Le mythe,
ainsi, contribue à la lisibilité du monde. Lisibilité de musée, peut-être. Mais ce
n’est pas seulement d’un conservatoire qu’il s’agit.
En effet, il convient d’y insister, le conservatoire à peine constitué est devenu
un instrument littéraire. Il offre la matière à partir de laquelle sont construits
de nouveaux récits, de nouveaux poèmes, d’inlassables prouesses. Le recueil
mythographique revêt même parfois explicitement cette fonction. C’est ainsi
que Parthenios, par exemple, dédie ses Erotika pathemata (son recueil de
Passions amoureuses, autant d’intrigues en prose) à Cornelius Gallus ami de
Virgile, premier préfet d’Égypte mais aussi poète élégiaque, qui en fera son
profit34. Parallèlement à l’émergence d’une réflexion sur le discours traditionnel
ou poétique, et à la naissance d’une distinction rhétorique entre mûthos, histo-
ria et plasma (mythe, histoire et fiction), on assiste donc à l’émergence de nou-
velles motivations, préludant à la constitution d’une nouvelle mythographie,
de Callimaque à Ovide, de Virgile à l’Antiquité tardive et à la Renaissance35.

préface à Diodore de Sicile, La mythologie des Grecs, Paris, 1997. Denys d’Halicarnasse,
lui, faisait abondamment usage du mythe grec pour prouver l’origine arcadienne des
Romains ; cf. Fr. Hartog, « Rome et la Grèce : les choix de Denys d’Halicarnasse », in
Suzanne Saïd éd., HELLENISMOS. Quelques jalons pour une histoire de l’identité grecque,
Strasbourg, 1991, pp. 149-167.
33  Aux vers 4-7.
34  Cf. Parthenius, Erotika Pathemata. The Love Stories of Parthenius, New York/Londres,1992.
35  Voir entre autres le dossier des Mythographi Vaticani : G. H. Bode, Scriptores rerum
mythicarum latini tres Romae nuper reperti, Cellis, 1834 ; cf. l’éd. de P. Kulcsàr, Mythographi
Vaticani I et II, Rome, 1987, et l’édition avec traduction, introduction et commentaire
de Zorzetti et Berlioz, Paris, 1995 (Le premier mythographe du Vatican). Cf. O. Gruppe,
264 Chapitre 15

De nouveaux mythes surgissent, celui d’Attis entre autres, tout comme d’ail-
leurs ceux de Syrinx et d’Écho ; d’anciennes mythologies sont complètement
réélaborées et repensées, par exemple les Discours sacrés en 24 rhapsodies, qui
recréent sous l’Empire la vieille tradition cosmogonique orphique, et inspirent
les commentaires des néoplatoniciens36, sans oublier l’oeuvre monumentale
que Nonnos de Panopolis, dans une Haute Égypte devenue chrétienne, rédige
en plein Ve siècle : les Dionysiaques en 48 chants, à la fois une Iliade et une
Odyssée37. Sous peine de préférer une ombre à cette proie, il convient donc
de renoncer, une fois pour toutes, au pessimisme de Karl Otfried Müller et
d’Eliade. Le mythe, après Euripide, n’est pas mort. Il ne cesse de se recomposer,
admirable, sur les débris de ses prédécesseurs.

Geschichte der klassischen Mythologie und Religionsgeschichte während des Mittelalters


im Abendland und während der Neuzeit, Leipzig, 1921 ; J. Seznec, La survivance des dieux
antiques, Londres, 1940.
36  L. Brisson, « Orphée et l’Orphisme à l’époque impériale : témoignages et interprétations
philosophiques de Plutarque à Jamblique », ANRW II, 36,4, 1990, pp. 2867-2931 (repris dans
L. Brisson, Orphée et l’Orphisme dans l’Antiquité gréco-romaine, Norfolk, 1995).
37  Cf. P. Chuvin, Mythologie et géographie dionysiaques. Recherches sur l’oeuvre de Nonnos de
Panopolis, Clermont-Ferrand, 1991.
Chapitre 16

Mythe et émotion. Quelques idées anciennes

16.1

La raison du rite, au delà ou en-deçà du discours indigène, semble nous échap-


per. On pourrait être tenté d’opposer, à cette évanescence du sens « objec-
tif », un autre sens, à localiser du côté des affects et non d’une théorie. Mais
là encore, un obstacle majeur surgit : comment traiter, anthropologiquement,
scientifiquement, des affects, de manière transculturelle ?
Comment décrire, convenablement, ce que pourrait être l’émotion d’un
Grec, d’un Romain ou d’un Bororo ?
Pour Evans-Pritchard1, ce jeu est risqué : les interprétations par les émotions
des coutumes observées dans des cultures éloignées de nous ne pourraient
être, fatalement,

. . . pour la plupart, [que] des conjectures, du genre de « si j’étais un che-


val », avec cette différence que, au lieu de dire : « si j’étais un cheval je
ferais ce que font les chevaux pour une raison ou une autre », on dit : « je
ferais ce que font les chevaux d’après tel ou tel sentiment que l’on sup-
pose pouvoir attribuer aux chevaux ».

Evans-Pritchard (qui songe au-delà de Frazer à l’ensemble des vieilles théories


évolutionnistes sur le tabou ou le mana, peut-être aussi à Rudolf Otto), s’at-
taque à ceux qui veulent ramener le sacré à une crainte fondamentale, consi-
dérée comme une émotion fondatrice :

Comment peut-on savoir qu’une personne éprouve de la crainte ou une


émotion ? Comment reconnaître ce sentiment ? Comment le mesurer ? . . .
Si les anthropologues devaient classer les phénomènes sociaux d’après
les émotions qui sont censées les accompagner, il n’en résulterait que
chaos car ces états émotionnels, à supposer qu’ils soient présents, varient
non seulement d’individu à individu, mais chez le même individu en dif-
férentes occasions et même à différents moments du même rite . . . Si la
religion se caractérise par un sentiment de peur, alors on pourrait dire
qu’un individu qui fuit précipitamment devant un buffle qui l’attaque

1  La religion des primitifs, Paris, 1965, p. 37.

© koninklijke brill nv, leiden, ���6 | doi ��.��63/9789004319141_017


266 Chapitre 16

accomplit un acte religieux. Et si la magie se caractérise par sa fonction


apaisante (catharsis), alors on pourrait dire qu’un médecin qui, par des
moyens classiques, guérit un malade de ses angoisses, accomplit un acte
magique.

Evans-Pritchard conclut cette non-entrée en matière sur un appel à la pru-


dence qui n’est finalement pas une fin de non recevoir, mais au contraire une
remarque anthropologiquement ouverte, et même, il faut le dire, étrangement
positive, annonciatrice de ce que va devenir, effectivement, et avec prudence,
l’anthropologie des émotions effectuée, depuis, par des ethnologues de terrain :

Si l’on accomplit des rites à certains moments critiques, dans la maladie


ou à l’heure de la mort, quand l’événement qui s’y rapporte est suscep-
tible de provoquer angoisse et affliction, ces sentiments seront évidem-
ment présents ; mais même dans ce cas il faut rester prudent. L’expression
de l’émotion peut être obligatoire, elle fait partie et partie essentielle du
rite lui-même, comme les pleurs et les signes extérieurs de douleur qui
accompagnent la mort et les funérailles, que les acteurs ressentent vérita-
blement ou non la douleur. Certaines sociétés ont recours à des pleureurs
professionnels. Donc, encore une fois, si des expressions émotionnelles
accompagnent les rites, il se peut fort bien que ce ne soit pas l’émotion
qui suscite le rite mais le rite qui déclenche l’émotion. C’est le vieux pro-
blème : rit-on parce qu’on est heureux ou est-on heureux parce qu’on rit ?
Nous n’allons certainement pas à l’église parce que nous sommes dans
un état émotionnel intense, mais notre participation aux rites peut nous
plonger dans cet état. 

Cette réflexion-là tranche avec le développement qui la précède et qui pouvait


laisser craindre que du côté des émotions, aucune approche anthropologique
(au sens d’anthropologie sociale ou culturelle) ne serait possible. Or, on le sait,
la question de la théâtralité, de la mise en scène et de l’articulation de l’affect
au rite, est bel et bien devenue une véritable question, très actuelle, au cœur
des recherches anthropologiques sur les émotions2.

2  Cf. notamment L. Abu-Lughod Veiled Sentiments. Honor and Poetry in a Bedouin Society,
Berkeley, 1986 ; C. Lutz, G. M. White, « The Anthropology of Emotions », Annual Review of
Anthropology 15, 1986, pp. 405-436 ; C. Lutz, Unnatural Emotions. Everyday Sentiments on
a Micronesian Atoll and Their Challenge to Western Theory, Chicago, 1988 ; C. Lutz, L. Abu-
Lughod, Language and the Politics of Emotion, Cambridge, 1990 ; J. Corrigan éd., Religion and
Emotion. Approaches and Interpretations, Oxford/New York, 2004.
Mythe Et Émotion. Quelques Idées Anciennes 267

Dans le prolongement de ce débat, je propose que l’on examine ensemble


quelques moments exemplaires d’un autre débat, celui qui oppose (depuis
longtemps) les partisans de l’idée du mythe comme science primitive (morale
ou historique), à ceux qui lui cherchent une fonction différente, plus « objec-
tive ». Dans ce cadre-là aussi la question des émotions devient essentielle.
À la question « de la raison des rites » (qui sont des actions), correspond en
effet la question : « de la raison des mythes » (qui sont des récits).

16.2

Les manières d’envisager cette « raison » sont multiples et contradictoires,


non moins que ne le sont les réponses à la question du rite. On pourra pen-
ser que c’est normal, étant donné que le mythe, pas plus que le rite, n’est
forcé d’avoir même rôle, même fonction et même signification d’une société
à l’autre, d’une époque à l’autre, d’une circonstance à l’autre. Mais ce qui va
retenir ici mon attention, ce n’est pas la réalité des dossiers comparatistes,
dans leur complexité, mais plus simplement le fil qui conduit, dans la tradi-
tion savante qui est la nôtre, des premières approches académiques du mythe
aux approches contemporaines. Je ne pourrai bien sûr le faire qu’à partir de
quelques exemples, au risque de paraître arbitraire. Mon intention n’est pas
d’aboutir à une conclusion : elle est d’agiter quelques uniformes interprétatifs,
dans l’espoir de libérer quelques idées, ou vieilles intuitions qui s’y trouvent
peut-être engoncées.
C’est à Christian Gottlob Heyne, comme il est convenu de le reconnaître,
que l’on doit la notion moderne de « mythe ». Prenant ses distances de la fabula
au sens de la tradition classique et moderne, celle notamment de Fontenelle,
Heyne donne ou redonne à cet objet l’appellation latine mythus3, transcri-
vant le grec mûthos. Il convient selon lui de distinguer le mythus de ce que les
Anciens, de manière péjorative, désignaient comme le « mythique », le mûthi-
kon des Grecs, le « mytheux » de Marcel Detienne. Contrairement au mûthikon
(qui lui se laisse traduire en fabula), le mythus n’est ni une fiction, ni une inven-
tion des poètes. Le mythus est au contraire un mode narratif nécessaire, naturel
et universel, celui de l’humanité primitive. Produit (collectif) d’une lointaine
préhistoire, il apparaît, parallèlement au rite, comme une réaction (narrative)
aux manifestations menaçantes, ou heureuses, de la nature. Issu d’un si lointain

3  Pour Heyne, cf. F. Graf, Greek Mythology. An Introduction, Baltimore, 1993, pp. 9-13 ; S. Fornaro,
I Greci senza lumi. L’antropologia della Grecia antica in Christian Gottlob Heyne (1729-1812) e nel
suo tempo, Göttingen, 2004.
268 Chapitre 16

passé, on ne peut espérer l’appréhender à l’aide de concepts inventés dans


les laboratoires du savoir moderne. Pour comprendre le mythe, il faut, selon
Heyne, se référer à son contexte d’émergence. La culture grecque, de ce point
de vue, ne représente pas un terrain d’observation très favorable. Homère et
Hésiode travaillent à partir de mythes, certes, mais de mythes qui se formèrent
dans une époque où ils n’étaient pas encore nés. Il faudrait donc remonter,
à partir de ce que nous pouvons lire, jusqu’à cette couche « mythopoétique »
qui va préoccuper tout le XIXe siècle. Le mythe, désormais, est devenu l’objet
d’une enquête de type historique, qui lui prête le caractère d’une machine à
remonter le temps4.
Les différentes procédures (comparatistes ou autres) que le XIXe siècle
invente pour effectuer cette remontée du temps ne nous arrêterons pas ici.
Ce que je veux relever, c’est autre chose, qui concerne directement le résultat
affiché de cet étrange pèlerinage aux sources mythopoétiques. Ce petit point
essentiel concerne l’objet premier, tel qu’on désire le reconstituer. Une fois
effectuée la plongée diachronique, que rencontrons-nous ? De quoi parle le
mythe, cette réaction primitive (selon Heyne) aux manifestations, menaçantes
ou heureuses, de la nature?

16.3

Heyne distinguait deux catégories de mythes originels, le genre philosophique,


genus philosophicum, et le genre historique, genus historicum. Cette distinction
sépare un enseignement d’ordre moral ou philosophique, une leçon, d’un côté,
et un récit de l’autre, une histoire (ou une intrigue).
Cette distinction entre leçon (morale) et enchaînement narratif (his-
toire) va être reprise par la suite, et faire l’objet de nombreuses réflexions, qui
connaissent des variantes importantes. Voici ce que cela donne, par exemple,
chez Creuzer :

Le mythe se divise ainsi en deux branches principales selon son contenu.


Soit il contient des événements anciens et s’appelle en tant que tel
légende, soit il contient d’anciennes croyances et d’anciens enseigne-

4  Un des aspects les plus intéressants de la théorie de Heyne est qu’il recherche les vrais
mythes non seulement avant, mais aussi ailleurs, chez des peuples comparables aux ancêtres
des Grecs : selon Heyne, les tribus indiennes d’Amérique du Nord pourraient offrir, dans cette
perspective, un témoignage précieux. L’idée, ou une idée très proche, était déjà présente chez
le père Lafitau.
Mythe Et Émotion. Quelques Idées Anciennes 269

ments, et on le désigne alors d’un terme qui devrait être réservé à cet
usage précis : tradition5.

La réflexion inaugurée par Heyne sur la relation, dans les mythes, entre un
signifié factuel et un signifié idéel, sera poursuivie, après Creuzer, par d’autres
mythologues encore. On retrouve une telle bipartition chez K. O. Müller (1797-
1840)6. Bien que K. O. Müller désapprouve la séparation proposée par Heyne
(Prolegomena, p. 70), il ne peut complètement échapper au modèle dualiste
qu’il s’efforce de dépasser. Le contenu originel des mythes devient chez lui
l’expression collective (et autochtone) non pas d’une doctrine (comme chez
Creuzer) mais d’une expérience vécue, celle des multiples tribus de la nation
grecque primitive. Dans ce sens, le mythe ne transmet pas simplement de
l’histoire oubliée, mais une histoire où l’émotion se mêle de sagesse et de
spiritualité7.
Cette combinatoire entre genus philosophicum et genus historicum va pré-
occuper aussi J. J. Bachofen, pour qui le mythe est l’expression d’une réaction
spirituelle face aux grands bouleversements qui ont marqués l’histoire la plus
ancienne. Ainsi écrit-il dans Tanaquil :

La recherche historique, est toujours confrontée à une manifestation spi-


rituelle soumise à l’évolution et au perfectionnement ; les éléments réels
et idéels de la tradition ne se présentent pas côte à côte, séparés, mais
mêlés les uns aux autres, se dérobant par conséquent à toute tentative de
distinction ou de séparation ; l’histoire du passé ne permet jamais d’at-
teindre une vérité de l’ordre du réel, mais toujours de l’ordre du spirituel8.

La recherche historique appliquée au mythe n’a de sens, selon Bachofen, que


dans la mesure où elle prend pour objet le niveau où s’élabore une pensée. Il

5  F. Creuzer, Symbolik und Mythologie der alten Völker, besonders der Griechen, 4 vols., 2e édi-
tion augmentée, Leipzig/Darmstadt, 1819-1921 (1810-1812). D’après E. Howald, Der Kampf um
Creuzers Symbolik, eine Auswahl von Dokumenten, Tübingen, 1926, pp. 66-76 = 1. Aufl. 1810,
Buch I, 3. Kapitel : « Ideen zu einer Physik des Symbols und des Mythos », § 39 : « Es zer-
teilt sich mithin der Mythos seinem Inhalt nach in zwei Hauptäste. Er enthält entweder alte
Begebenheiten und insofern heisst er Sage, oder alten Glauben und alte Lehre, und wir nen-
nen ihn mit einem Worte, das der genauere Sprachgebrauch einzig dieser Gattung vorbehalten
mochte : Ueberlieferung. »
6  K. O. Müller, Prolegomena zu einer wissenschaftlichen Mythologie, mit einer antikritischen
Zugabe, Göttingen, 1825.
7  Prolegomena, p. 67, pp. 70 sqq., p. 109.
8  J. J. Bachofen, Die Sage von Tanaquil, in Gesammelte Werke, Bd. 6, Bâle, 1951, p. 50.
270 Chapitre 16

ne s’agit pas de reconstituer des enchaînements de faits, mais de comprendre


des réactions mentales, d’ordre intellectuel ou spirituel, comme il dit, face à ces
faits. Sans exclure la présence d’éléments réels (historiques, événementiels)
dans les mythes ‒ il reste en cela très proche des positions de K.O. Müller ‒
Bachofen a tendance à privilégier l’aspect « idéel » du mythe.
Il convient de souligner cette propension des mythologues romantiques et
post-romantiques à réfléchir à la difficile distinction entre, d’un côté l’histoire
qu’on raconte (ou la légende, le récit d’évènements plus ou moins merveilleux),
de l’autre un enseignement ou une « leçon », où l’idée se mêle au sentiment.
Pour le dire d’une manière un peu abrupte, le XIXe siècle n’aura pas seulement
eu le triste privilège de nous retourner vers le passé sous la forme d’une quête
nostalgique de « racines spirituelles », il aura aussi posé, sans parvenir à la
résoudre, une question essentielle : comment se fait-il que, dans la mythologie,
un récit, une histoire, une séquence de propositions narratives en viennent
à être porteurs d’une charge sémantique et émotionnelle aussi forte et aussi
rayonnante ? Comment se fait-il que dans ce type de récit, la moindre image
renvoie à des cascades d’images en échos, donnant une profondeur de sens
inhabituelle ?

16.4

En parallèle à ce type d’approche qui a partie liée à l’émergence de la notion


de folklore et de Volksgeist, la même question se trouve développée, à la même
époque mais en des termes légèrement différents, par ceux qui, dans un cou-
rant issu des lumières (et notamment de Fontenelle), travaillent dans le sil-
lage de F. Max Müller. On s’en tient, de ce côté-là, au mythe comme discours
préscientifique sur le monde. Discours erroné, faussé par ce que Max Müller a
appelé une maladie du langage. À l’origine du mythe, Max Müller reconstitue
(par la comparaison historico-linguistique) un énoncé primitif, une théorie
enfantine et forcément anthropomorphique sur les phénomènes atmosphé-
riques et plus particulièrement sur les aventures du soleil dans son rapport aux
aurores, à la nuit, aux orages ; métamorphosé en récit merveilleux par l’effet
des contraintes métaphoriques de la langue, le discours primitif sur la nature
demeure à l’état de fossile dans les mythologies. Comme le dira Ernst Cassirer,
dans la théorie de Max Müller le mythe n’est rien d’autre que l’ombre obscure
jetée sur la pensée par le langage9. Voilà ce qui a pu apparaître comme une
option admirable aux yeux de certains: Mallarmé, via Cox, sera enchanté par

9  E. Cassirer, Langage et mythe. À propos des noms de dieux, Paris, 1973, p. 17.
Mythe Et Émotion. Quelques Idées Anciennes 271

ces retrouvailles avec une énigmatique parole de l’aube10. Mais cela, on s’en
rend compte assez vite, n’explique rien.
Dans son essai sur Langage et mythe. À propos des noms de dieux, Ernst
Cassirer note avec sérieux (comme l’avaient fait avant lui, avec humour, les dis-
ciples impertinents de Cox s’amusant à faire de Max Müller lui-même un ava-
tar du soleil11), qu’il reste à expliquer comment cette ombre jetée par le langage
sur la pensée ne cesse de se voir re-sémantisée en de nouvelles énonciations.
Avoir découvert pour le mythe une origine, une racine oubliée, n’explique rien.
Il faut chercher du sens ailleurs. Frazer aura essayé de le faire en ramenant le
mythe au rite, et en conférant à celui-ci le rôle de lutter contre le temps et la
mort. Mais il aura, à nouveau, oublié de considérer le récit en lui-même. De
l’analyser pour ce qu’il est, comme il se donne, et non pour ce qu’il cache, ou
veut oublier.
Issue d’une émotion primitive devant le monde, la pensée mythique, selon
Cassirer qui se réfère à de bonnes sources, n’a pas à être expliquée en termes
d’origine. Elle est solidaire d’une forme d’expression particulière, qui recourt
naturellement à un langage chargé d’images. Le primitif se fait contemporain.
Les figures des dieux et des démons, qui animent les récits mythiques, sur-
gissent partout où le monde, dans son altérité surprenante, assaille l’humain,
soudainement et avec brutalité, soulevant des affects de frayeur ou de désir, de
manque ou de satisfaction : « Alors le courant, si l’on peut dire, passe : la ten-
sion se décharge, l’excitation subjective s’objective, elle prend, face à l’homme,
figure de dieu ou de démon »12. Le symbolisme mythique, dira-t-il ailleurs,
« conduit à l’objectivation des émotions »13.
Cassirer fait référence, ici, à Hermann Usener14, le théoricien des dieux de
l’instant, mais aussi aux travaux d’anthropologues, comme Konrad Theodor
Preuss.

10  S. Mallarmé, Les dieux antiques, nouvelle mythologie illustrée d’après G. W. Cox, Paris,
1880. G. W. Cox était un professeur oxfordien, disciple fidèle de Max Müller. Il ne faut
toutefois pas surestimer l’estime de Mallarmé pour ce travail. Il écrira en effet, dans sa
lettre autobiographique à Verlaine : « J’ai dû faire, dans des moments de gêne ou pour
acheter de ruineux canots, des besognes propres et voilà tout (Dieux antiques, Mots
anglais) dont il sied de ne pas parler . . . » (cité dans S. Mallarmé, Œuvres complètes, Paris,
1945, p. 1625).
11  Ce texte composé par les élèves de Cox a été traduit et publié par Gaidoz dans la revue
Mélusine : « Comme quoi Max Müller n’a jamais existé. Étude de mythologie comparée ».
Cf. http://www.berose.fr/?Comme-quoi-Max-Muller-n-a-jamais.
12  E. Cassirer, op. cit. (n. 9), p. 50.
13  Le mythe de l’État, Paris, 1946, p. 70.
14  H. Usener, Götternamen. Versuch einer Lehre von der religiösen Begriffsbildung, Bonn, 1896 ;
Id., « Mythologie », ARW 7, 1904, pp. 6-32 ; Id., « Heilige Handlung », ARW 7, 1904, pp. 281-339.
272 Chapitre 16

Preuss fut l’une des grandes figures de l’école des américanistes de


Berlin. Lié à Usener il fit partie, dès 1904, du conseil d’édition de l’Archiv für
Religionswissenschaft15. Il dirigea, entre 1905 et 1907, une expédition ethnogra-
phique au nord du Mexique, chez les Coras (voisin des Huichols). Il en ramèna
le concept de « magische Denkweise » (mode magique de penser). Selon ses
observations, le « primitif » ne perçoit pas les objets du monde comme décou-
pés, séparés les uns des autres dans leurs individualités, mais comme pris dans
la masse d’une totalité indifférenciée et continue. Tout ce qui ne provoque pas
une émotion particulière, positive ou négative, lui est nécessairement indif-
férent. En revanche le « primitif » attribue immédiatement une force et une
substance magique aux objets qui éveillent son intérêt, parce qu’ils sont direc-
tement liés à sa survie16. Un exemple particulièrement frappant est celui de la
cigale selon les Coras, tel que Preuss le transcrit dans son rapport d’expédition.
Les Coras racontent que la cigale apporte l’été, et ils la surnomment « parole
des dieux ». Preuss écrit :

Cela me semble un surnom très juste, car c’est elle qui apporte du ciel les
fleurs des arbres fruitiers et son chant annonce la saison des pluies. Son
efficacité repose précisément sur son chant assourdissant durant cette
saison. D’une certaine manière, la cigale matérialise les mots des dieux
car elle chante à leur demande, ainsi l’efficacité de cet animal est finale-
ment la leur17.

Cassirer sera frappé par cette manière mythique de ne pas séparer ce que
sépare notre pensée quand elle se veut analytique. Il emprunte à Preuss un
autre exemple, celui de la conception qu’on se fait du soleil chez les Coras :
dans la mythologie des Coras, dit-il,

. . . l’intuition du ciel nocturne et du ciel diurne a dû précéder, comme


un tout, l’intuition du soleil, de la lune et de chaque groupe d’étoiles. La
première conception mythique n’aurait pas été ici celle d’une divinité

15  Cf. R. Schlesier, Kulte. Mythen und Gelehrte, Frankfurt am Main, 1994, p. 205.
16  K. T. Preuss, Die Geistige Kultur der Naturvölker, Leipzig, 1914, p. 9, cité par P. Alcocer,
« La forme interne de la conscience mythique. Apport de Konrad Theodor Preuss à la
Philosophie des formes symboliques de Ernst Cassirer », L’Homme 180, 2006, pp. 139-170, à
qui je me réfère pour tout ce qui concerne Preuss.
17  K. T. Preuss, Die Nayarit-Expedition. Textaufnahmen und Beobachtungen unter mexika-
nischen Indianern, I : Die Religion der Cora-Indianer in Texten nebst Wörterbuch Cora-
Deutsch, Leipzig, 1912, p. 131 (trad. Paulina Alcocer, art. cit., p. 159).
Mythe Et Émotion. Quelques Idées Anciennes 273

lunaire ou solaire, ce fut au contraire de l’ensemble des astres que par-


tirent, en quelque sorte, les premières impulsions mythiques.

Cassirer cite alors Preuss :

Le dieu du soleil occupe sans doute la première place dans la hiérarchie


des dieux, mais il est représenté . . . par les diverses divinités astrales. Elles
existent antérieurement à lui, il est créé par elles, lorsque quelqu’un saute
ou est jeté dans le feu ; son pouvoir d’action est déterminé par elles et il
se maintient artificiellement en vie en se nourrissant du cœur des sacri-
fiés, c’est à dire des étoiles. La voûte nocturne étoilée est une condition
préalable à l’existence du soleil, c’est là le sens de toute la conception reli-
gieuse des Coras et des anciens Mexicains, et il faut y voir aussi un facteur
essentiel du développement de la religion18.

Donc, si je comprends bien, le mythe, discours sur le monde, déborde de sens.


En renvoyant les objets dont il parle à une perception globale du monde natu-
rel, il énonce, avec les objets du monde, des choses essentielles pour l’existence
humaine.
Cette question, dans le mythe, du lien entre une histoire qu’on raconte et un
sens qui la déborde de tous côtés, cette question directement issue du roman-
tisme, sera reprise, de manière moins poétique que chez Preuss, mais peut-être
scientifiquement plus efficace, par les ethnologues de l’école anglaise, certains
desquels auront été des élèves (libérés) de Frazer, avant de se laisser influencer
par les approches de Durkheim, Mauss et Hubert.

16.5

Les mythes ont-ils pour fonction d’expliquer le monde et le destin ? Expliquer


pourquoi telles ou telles choses existent, tels ou tels faits se produisent ? On
connaît la réponse de Malinowski à cette vieille question de son maître Frazer.
Malinowski est hostile au concept même de mythe étiologique :

Mais nos Mélanésiens souscriront-ils à cette manière de voir ?


Certainement non. Loin d’eux le désir d’« expliquer », de rendre « intelli­
gibles » les faits et événements dont parlent leurs mythes et, moins

18  E. Cassirer, op. cit. (n. 9), p. 22 (renvoyant à Preuss, Die Nayarit-Expedition, p. 50, et aussi
Die Geistige Kultur der Natur Völker, pp. 9 sqq.).
274 Chapitre 16

qu’autre chose, ils ne cherchent à expliquer ou à rendre intelligible une


idée abstraite.

Malinowski va jusqu’à dire ce qui suit :

Le mythe qui inculque la croyance à l’immortalité, à la jeunesse éternelle,


à une vie au-delà du tombeau, ne constitue pas une réaction intellec-
tuelle à une énigme, mais exprime un acte de foi explicite, ayant sa source
dans une réaction des plus profondément instinctives et émotionnelles à
l’idée la plus formidable et la plus obsédante. 

Cet acte de foi exige, pour fondement, quelque chose qui transcende ce que
Goody appellera plus tard la raison graphique. Malinowski attire notre atten-
tion sur une pragmatique du récit, une pragmatique de type oral et gestuel,
dont il fait le médium par excellence de la profondeur « fonctionnelle » du
mythe.
Faire du mythe une forme de science balbutiante reviendrait, dit-il en effet,
à encourager « les observateurs à se contenter des récits tels qu’ils sont enregis-
trés par écrit », c’est-à-dire tel qu’ils sont transcris par l’ethnographe. La version
écrite que Malinowski et ses collègues couchent dans leurs rapports de terrain
serait privée d’une dimension essentielle, d’ordre émotionnel : Le texte, pour-
suit Malinowski,

. . . épuise bien le côté rationnel d’une histoire ; mais les aspects fonction-
nel, culturel et pragmatique de tout conte indigène ressortent surtout de
la manière dont il est récité, de la voix, des gestes et de la mimique du
conteur, ainsi que de ses rapports avec le contexte. Il est plus facile de
transcrire une histoire que d’observer les liens diffus et complexes par
lesquels elle se rattache à la vie ou d’étudier sa fonction en recherchant
les vastes réalités sociales et culturelles dont elle fait partie. C’est bien
pour cette raison que nous possédons tant de textes et savons si peu rela-
tivement à la véritable nature du mythe. 

Cette remarque sur la mutilation que représenterait le passage de l’oral à l’écrit


est d’autant plus frappante qu’elle entraîne une curieuse constatation. Tandis
que, dans le rite, la théâtralisation peut être considérée comme un facteur de
contrôle de l’émotion (à la fois comme une mise en fiction, et comme un agent
créateur d’émotion, sur commande. . . une émotion spontanée, réprimée, lais-
sant place à l’expression d’une émotion convenue), la performance de la narra-
tion, elle, met en scène, « avoue » une émotion apparemment non maîtrisée, le
Mythe Et Émotion. Quelques Idées Anciennes 275

renvoi à un vaste univers de sens que le « texte » du récit recèlerait de manière


implicite19.

16.6

Pour essayer de comprendre ce qu’il en est de cet implicite et de sa valeur émo-


tionnelle, il convient de se tourner vers un proche précurseur de Malinowski,
et inspirateur de celui-ci, le jeune Arthur Reginald Brown. Je propose que l’on
rende visite pour un instant à cet étudiant un peu anarchiste (qui voue une
grande admiration à Pierre Kropotkine)20 : il a 25 ans quand il débarque sur
son terrain (un des premiers terrains de longue durée), dans les îles Andaman.
Il est envoyé là-bas par ses professeurs, W. H. R. Rivers et A. C. Haddon sous
la direction desquels il prépare, pour Cambridge, une thèse d’ethnologie21.
Son séjour dans ce petit archipel situé au sud de la Birmanie a lieu entre 1906
et 1908. De retour, il soutient sa thèse, puis la récrit peu à peu en vue d’une
publication, jusqu’en 1914. Il espérait pouvoir y travailler encore, mais ses nom-
breuses activités l’en empêchèrent. C’est donc le texte dans son état de 1914
qu’il publie en 1922 sous le titre de The Andaman Islanders, avant de le repu-
blier en 1933, puis en 1948. Entre temps, par souci d’originalité, il a changé son
nom (Brown) en Radcliffe-Brown. Je me réfère, pour sa monographie « anda-
man », à l’édition américaine de 1948.
On y trouvera une bonne illustration de ce que Malinowski appelle les rap-
ports avec le contexte, et l’attention portée aux aspects fonctionnels, culturels
et pragmatiques du récit mythique22.
Dans le chapitre de sa monographie consacré à la description et à la rela-
tion des « mythes et légendes », Radcliffe-Brown brosse d’abord un cadre idéal :
la mémoire des récits légendaires andamanais est sous contrôle de certains
spécialistes qui se trouvent être aussi des guérisseurs, en charge des pratiques
magiques liées aux vertus des plantes. Ces oko-ĵumu, comme on les appelle,

19  Il ne faut pas négliger le facteur théâtral. L’esbroufe. Un facteur certainement très familier
à Malinowski, cet ami de Witkiewicz . . . dont en plus on connaît, grâce à la publication
posthume et certainement non désirée de son Journal d’ethnologue, la grande habileté à
déguiser ses propres sentiments.
20  Cf. D. Graeber, Pour une anthropologie anarchiste, Montréal, 2006.
21  Cf. I. Hogbin, « Radcliffe-Brown, Alfred Reginald (1881-1955) », Australian Dictionary of
Biography, vol. 11, Melbourne, 1988, p. 322.
22  Malinowski, lui, ira encore plus loin dans ce domaine. Son terrain durera encore plus
longtemps, et il sera le premier ethnologue à travailler directement dans les langues
indigènes ; cf. E. Evans-Pritchard, Anthropologie sociale, Paris, 1977, p. 53.
276 Chapitre 16

sont des autorités, en matière de mythe. Ils transmettent un savoir qu’ils


tiennent de leurs prédécesseurs, tout en se sentant libres d’introduire chacun
ses propres variantes, en matière de récits, ou ses propres recettes magiques,
en matière de guérison. Ceci dit, Radcliffe-Brown relève que l’absence de
forme traditionnelle (« the lack of traditional forms »), ainsi que de chants
traditionnels (« traditional songs ») est une caractéristique de la mythologie
andaman. Toutefois, si chaque individu compose ses propres chants, seul un
certain nombre d’individus sont considérés comme ayant autorité de raconter
les légendes (p. 187).
Tel est le cadre social idéal dans lequel le mythe s’énonce. Cadre idéal, pré-
cise Radcliffe Brown qui ajoute en effet, comme un aveu dont il aurait peut-
être préféré pouvoir se passer, que « de nos jours », tout cela a changé. Seuls
quelques récits ont survécu, dans la mémoire de ceux qui les ont entendus
racontés par les vieux oko-ĵumu. La plupart des oko-ĵumu n’ont pas formé de
successeurs, depuis le choc traumatisant qu’a représenté l’établissement d’Eu-
ropéens chez les Andamanais.
Mais Radcliffe-Brown revient (p. 188) sur la nature non-systématique des
légendes andamanaises. Les mêmes informateurs, dit-il, peuvent donner, selon
l’occasion, des versions très différentes de motifs aussi importants que l’origine
du feu, ou les débuts de l’humanité. Chaque récit, en outre, est perçu comme
indépendant des autres. Il n’est point opéré, d’un récit à l’autre, de compa-
raison consciente. Il faut donc se méfier de la mythologie andamanaise telle
qu’elle est recomposée, par exemple, par E. H. Man23 !
Cette critique n’empêche pas Radcliffe-Brown de traduire un ensemble
assez cohérent de récits mythologiques, qui constituent l’essentiel de son
chapitre 4 (« Myths and Legends »). Les Andamanais ont une pluralité de
mythes sur l’origine de l’humanité, c’est-à-dire sur leur propre origine, étant
donné qu’ils ne considèrent pas qu’il y ait d’autres humains qu’eux : les étran-
gers sont des esprits (des Lau, p. 192). De l’origine des humains, les récits passent
à l’origine du feu, puis aux mythes de catastrophe, déluges et transformation
des ancêtres en animaux, à la dispersion des ancêtres dans l’archipel. Le mythe
de l’origine de la nuit va retenir notre attention.
Le voici. Radcliffe-Brown en donne trois versions, dont deux recueillies par
lui-même, la troisième étant celle que rapporte E. H. Man. Je donne ici la ver-
sion anglaise des deux premières versions :

23  E. H. Man, « On the Aboriginal Inhabitants of the Andaman Islands », Journal of the
Anthropological Institute, 12, 1882, pp. 69-116 (part. 1), 117-175 (part. 2).
Mythe Et Émotion. Quelques Idées Anciennes 277

In the Southern tribes there is a legend to account for the origin of night.
The following version was obtained from the A-Pučikwar tribe. « In the early
days of the world, in the time of the ancestors, there was no night ; it was
always day. Ta Petie (Sir Monitor Lizard) went into the jungle to dig up
yams. He found some yams. He also found some resin (teki), and a cicada
(roto). He brought them to the camp of the ancestors at Wota-emi. He sat
down and the people came round him. Ta Petie took the cicada and rubbed
it between his hands and crushed it. As he did this the cicada uttered its
cry. Then the day went away and it was dark. It remained dark for several
days. The ancestors came together and tried to get back the day. They made
torches of resin, and danced and sang songs. First Kotare (a bird) sang a
song, but he could not get back the daylight. Then Bumu (a beetle ?) sang,
but the day would not come. Then Pecerol (the bulbul, Otocompsia emeria)
sang, and after him Koio (a bird), but both in vain. Then Koŋoro (a species
of ant) sang a song and morning came. After that, day and night followed
one another alternately. »

A similar legend was obtained from the Akar-Bale tribe. Da Teŋat [this is
the name of some crature I did not identify, perhaps a kind a spider. Note
of R.-B.] lived at Golugma Bud. He went fishing one day and got only one
small fish of the kind called čelau (Glyphidodon sordidus ?). He turned to go
home, and as he went he shot his arrows before him into the jungle. Then he
went after his arrows to find them again. As he went he spoke to the fruits
of the jungle, asking them their names. In those days the ances­tors did not
know the names of the fruits and trees. First he asked the puiam, and then
the guluba, and then the čakli, but none of them replied to him. Then he
found his first arrow. It was stuck fast in a big yam (gono). He took the arrow
and said to the yam « What is your name ? » At first the yam did not answer.
Teŋat turned to go away. He had gone a few steps when the yam called him
back, saying « My name is gono ». Teŋat replied « Oh ! I did not know. Why
did not you say so before ? » He dug up the yam, which was a very big one.
He went off to look for his second arrow. As he went he spoke to the stones
of the jungle, asking their names, but none of them replied. Then he found
his second arrow fixed in a large lump of resin (tug). He took the arrow, and
as he was going away the resin called him back, saying « Here ! my name is
tug ; you can take me along with you. » So Teŋat took the resin. Then Teŋat
found a cicada (rita), and he took that also. When Teŋat got to the hut (bud),
everyone came to look at the things he had brought. He showed them the
yam. He told them its name and showed them how to cook it. This was the
first time that the ancestors ate gono. Then Teŋat took in his hand the cicada
278 Chapitre 16

and squashed it between his palms. As he killed it the cicada uttered its cry
and the whole world became dark. When the people saw that it was dark
they tried ta bring back the daylight. Teŋat took sorne of the resin and made
torches. He taught the people how to dance and sing. When Da Koŋoro (Sir
Ant) sang a song the day came back. After that the day and night came
alternately.

Au chapitre suivant (intitulé « The Interpretation of Andamanese Customs


and Beliefs : Ceremonial »), Radcliffe-Brown insiste sur le fait qu’il ne s’inté-
resse pas aux origines des coutumes et des croyances, mais à leur significa-
tion (« not the origins, but the meaning ! »)  On aimerait bien sûr connaître le
passé, dit-il, mais on ne dispose d’aucune archive. Cela doit inciter à renon-
cer à des reconstructions hypothétiques. Il adresse cette remarque à ceux qui
pensent que cette recherche de l’histoire à travers le mythe serait la tâche prin-
cipale de l’ethnologue (cf. note 1, p. 229).
Chaque coutume, chaque croyance, joue un rôle social, comme chaque
organe d’un corps vivant a sa part dans la vie de l’organisme. Cette métaphore,
du côté du corps, entraîne Radcliffe-Brown à proposer une sorte de « physio-
logie sociale » (p. 230), où les questions posées ne sont pas d’ordre historique,
mais psychologique et social, en vue d’établir un système général d’idées et
de sentiments. Toute comparaison, à ce niveau-là, avec des coutumes ou des
croyances d’autres « races sauvages » (comme on disait alors), serait inutile, et
même trompeuse. Dans une perspective somme toute assez proche de celle
qui deviendra celle de Dumézil, quelque trente ans plus tard, Radcliffe-Brown
précise sa pensée :

The true comparative method consists of the comparison, not of one iso-
lated custom of one society with a similar custom of another, but of the
whole system of institutions, customs and beliefs of one society with that of
another. In a word, what we need to compare is not institutions but social
systems or types.

Ces prémisses lui permettent d’énoncer son hypothèse de travail (« working


hypothesis », p. 233) : « A society depends on a system of sentiments ». La note 1
de la page 234 définit les sentiments comme « emotional tendencies ». Tout ce
qui affecte la cohésion du social (ou son bien-être) est ramené à ce « système
de sentiments ». Ces sentiments ne sont pas innés, mais développés par l’ac-
tion de la société sur l’individu. Les coutumes cérémonielles ont pour fonc-
tion de maintenir et de transmettre d’une génération à l’autre les dispositions
Mythe Et Émotion. Quelques Idées Anciennes 279

émotionnelles dont la société (comme elle est constituée) dépend pour son
existence.

16.7

Pour entrer dans ce système de sentiments, il n’est pas d’autre voie que celle qui
consiste à prendre en compte l’explication donnée par les natifs eux-mêmes.
C’est ainsi que Radcliffe-Brown est amené à analyser les discours indigènes
sur le mariage, le deuil, la danse, le feu, la nourriture, l’initiation, la peinture
corporelle, les scarifications, etc.
Mais cette immersion dans le terrain n’explique pas tout. En 1912, c’est à dire
au moment où il rédige la version publiée de The Andaman Islanders, il est en
correspondance avec Marcel Mauss24. Une note (n. 1) à la page 325 fait réfé-
rence à Durkheim, Hubert et Mauss, à propos du « pouvoir moral de la société
qui agit sur l’individu directement ou indirectement », pouvoir qui se trouve
au fondement des obligations morales. L’influence de l’école durkheimienne,
qui est grande, sera reprochée à Radcliffe Brown par Frazer, dans un compte-
rendu des Andaman Islanders. En ce qui concerne l’approche des rites et des
cérémonies, et la notion de force morale, il convient de souligner l’influence
qu’aura eu sur lui la lecture de l’importante introduction de Henri Hubert à la
traduction française du Manuel d’histoire des religions du hollandais Chantepie
de la Saussaye, traduction parue en 1904. Dès son retour des îles Andaman, il
consacre une partie de son cours, à Londres en 1909-1910, puis à Cambridge, à
la conception de la sociologie que propose l’Année sociologique.
La puissance, la force qui se dégage du social se laissent expérimenter, sous
le regard andamanais de Radcliffe-Brown, dans des états d’intense émotion
collective induits par des cérémonies comme celle de la danse (p. 326). Cette
force, de surcroît, se trouve projetée, par les Andamanais, dans le monde natu-
rel. Comment s’effectue ce saut du social au naturel, se demande l’ethnologue ?
La réponse, il ne la cherche pas du côté purement idéologique, comme d’autres
le feront plus tard, qui insisteront sur cet effet de réel (souvent pervers) qui
permet de donner à la règle ou au préjugé (notamment raciste) l’aspect d’une
réalité naturelle. Si Radcliffe-Brown nous entraîne lui aussi en direction d’un
processus de confusion entre le monde social et la nature, il en cherche
le mécanisme du côté d’une valorisation sociale de la nature, c’est dire qu’il

24  Cf. les deux lettres publiées par Louis Marin dans A. R. Radcliffe-Brown, Structure et
fonction dans la société primitive, Paris, 1968, pp. 7-14.
280 Chapitre 16

privilégie une approche de type socio-psychologique. L’individu fait l’expé-


rience de la force morale de la société non seulement dans le cadre des rituels
sociaux, mais aussi dans sa relation à tout objet du monde naturel qui revêt
pour lui ce que Radcliffe-Brown appelle une « social value »25.
L’importance des cérémonies, celles d’initiation en particulier, est évidente.
La cérémonie permet à l’individu de ressentir (« to feel ») la force morale de la
société. Pour définir cette force, Radcliffe-Brown fait appel au dossier classique
de la peur ; il cite le pseudo-Pétrone sur le timor qui crée les dieux26, pour défi-
nir la fonction essentielle de la sacralisation des règles coutumières : à travers
les cérémonies et les coutumes, l’Andamanais est conduit à ressentir qu’il se
trouve dans un monde empli de dangers invisibles, dangers issus de la nourri-
ture, de la mer, du temps qu’il fait, de la forêt et de ses animaux, et par dessus
tout des esprits des morts. Ces dangers, il ne peut y échapper qu’avec l’aide de
la société, en se conformant aux usages sociaux.
Radcliffe-Brown entreprend alors (au chapitre VI), l’interprétation des
mythes et légendes recueillis au chapitre 4. Il revient en particulier sur la seconde
version du mythe d’origine de la nuit (la version Akar-Bale, pp. 332 sqq.). Ce qui
est en jeu dans ce récit, c’est la valeur sociale de la nuit. L’alternance jour-nuit et
le chant de la cigale sont des évènements inséparables pour les Andamanais ; il
s’agit de deux aspects du même phénomène. La cigale du mythe est un insecte
bien réel, dont Radcliffe-Brown ignore le nom scientifique, mais dont il a eu
l’expérience directe : on ne l’entend « chanter » (faire du bruit), dit-il, qu’entre
le coucher du soleil et la nuit, et entre l’aurore et le lever du soleil (p. 330). Or, si
nous n’avons aucune prise sur la nuit et le jour, la cigale, elle, peut faire l’objet
d’une action. Par conséquent, toute interférence avec la cigale est prohibée, et
cette prohibition a pour fonction de marquer ou d’exprimer la valeur sociale de
l’alternance jour-nuit, alternance à laquelle la cigale est intimement associée,
comme elle est associée, aussi, au passage des saisons. Toute la légende est
construite autour de ce thème. Au début il n’y avait pas de nuit, pas d’obscurité.
La vie sociale se déroulait de manière continue, sans phases d’intensité plus ou

25  Le meilleur exemple de ce processus de valorisation sociale du monde naturel est celui
de la nourriture : dans les îles andamans l’alimentation est un agent d’émotion collective,
décrit comme l’indicateur privilégié de cette alternance d’euphorie et de dysphorie dont
parlait aussi Durkheim.
26  Pétrone fr. 27, 1. Le poème (ou fragment de poème) qui s’ouvre sur cette formule est trans-
mis par l’Anthologia Latina, Al. Riese éd., Amsterdam, 1973, fasc.I, no 466, pp. 343-344 ; il
fut attribué à Pétrone par Scaliger, qui se fonde sur le mythologue chrétien du VIe siècle,
Fulgence, qui cite le premier vers (aussi présent chez Stace, Thébaïde 661, mais dans un
autre contexte) comme étant de Pétrone.
Mythe Et Émotion. Quelques Idées Anciennes 281

moins grande. Mais voici qu’un ancêtre, apparemment pris de colère à la suite
d’une mauvaise pêche, écrase une cigale. L’ancêtre Teŋat, dans la version Akar-
Bale, après sa déception à la pêche, tire trois flèches qui lui font redécouvrir
(et transformer) le monde : il trouve tour à tour un yam (végétal), de la résine
(considérée comme du minéral, une pierre pour les Andamanais) et un petit
animal, la cigale dont le cri amène la nuit sur le monde. Comme le montre le
discours indigène sur la nuit, l’obscurité, avec son inhibition des activités, est
ressentie comme un mal, une source de dysphorie sociale, une occasion de se
manifester pour les esprits (les Lau) hostiles à la société.
S’appuyant sur la version rapportée par Man, Radcliffe-Brown donne beau-
coup d’importance au motif de l’invention du chant et de la danse, implicite
dans la version Akar-Bale. La danse, inséparable du chant, a toujours lieu la
nuit, chez les Andamanais. Chant et danse apparaissent comme un moyen de
neutraliser les effets négatifs de l’obscurité, entraînés par le cri de la cigale. La
référence à la résine, elle, renvoie à l’usage des torches qui accompagne la danse.
Ce que le cérémoniel de danse et de chant vient corriger, est l’effet d’une
colère de l’ancêtre. Dans ce type de société, rappelle Radcliffe-Brown, la colère
est une source de danger, de menace sur la cohésion sociale. À la colère de
l’individu, qui conduit au désastre social, le rituel collectif apporte un correctif
harmonieux : le chant et la danse ramènent le jour.
Quant à Monsieur Fourmi, Da Koŋoro, le dernier à chanter, son nom désigne
une petite fourmi rouge :

Whenever I heard this story told or referred to, this particular incident (the
successful singing of Koŋoro) caused great amusement amongst the listen-
ers. It was obvious that it was a joke. Yet in spite of my endeavours on more
than one occasion I was unable to see what the joke was (p. 338).

L’humour, c’est à dire encore une fois un élément émotionnel, représente une
dimension particulière, non négligeable, de l’expérience sociale.
L’indigène andaman n’aurait, selon Radcliffe-Brown, aucun intérêt pour la
nature sinon dans la mesure où elle affecte la vie sociale. Pas d’intérêt scien-
tifique, ou artistique, mais une grande attention portée à l’environnement, à
l’adaptation à cet environnement. On est à la fois très près, et très loin de la
« pensée sauvage » qui, chez Lévi-Strauss, « bricolera » de l’abstrait avec du
concret, élaborant ainsi, à l’aide des éléments du monde, un langage dans
lequel une pluralité de sens pourra être investie au gré des contextes culturels
et sociaux, le mythe en tant que tel n’étant contraint, en définitive, par aucune
mission autre que celle de révéler, ou mettre en branle, les structures de la
pensée humaine.
282 Chapitre 16

16.8

On sait que Radcliffe-Brown aura le privilège d’être reconnu, par les structura-
listes, comme celui qui le premier a su résoudre l’énigme totémique, telle qu’on
la trouve synthétisée et vulgarisée par Lévy-Bruhl. Il a en effet montré, dans une
de ses dernières conférences (prononcée en 1951)27, qu’il va de soi que l’affirma-
tion des Bororos disant qu’ils sont de rouges aras ne saurait être que de nature
métaphorique et relève d’un usage de l’animal à des fins de classification. Un
tel usage consiste, très schématiquement, à articuler des différences relevant
de la culture à des différences relevant de la nature et à faire apparaître un rap-
port d’homologie entre un discours sur le social et un discours sur les espèces
naturelles. Cela n’a rien à voir avec une pensée primitive, prélogique, d’ordre
affectif, qui serait essentiellement différente de la nôtre, et dépendante d’une
certaine loi de « participation »28.
Prolongeant cette démonstration, Lévi-Strauss désincarnera carrément
l’animal totémique. Ce qui en reste, chez lui, c’est un « outil conceptuel aux
multiples possibilités ». L’animal totémique s’est retiré en tant que bête ; il est
devenu véhicule abstrait d’une pensée, outil conceptuel qui doit son prestige
aux multiples possibilités combinatoires qu’il offre : « véritable système au
moyen d’une bête, et non la bête elle-même »29.
Le bricolage lévi-straussien passe par la langue et la linguistique. Il présup-
pose la notion saussurienne d’arbitraire du signe. Chez Radcliffe-Brown, dont
on a voulu faire un « structuralo-fonctionnaliste », l’horizon méthodologique
est différent : on n’y rencontre pas l’arbitraire du signe, ni aucune référence à
la linguistique structurale, mais au contraire on y voit régner le postulat selon
lequel ce que nous appellerions signe (le choix d’une image ou d’un élément
narratif), loin d’être arbitraire, s’impose à la conscience, issu d’une perception
émotionnelle autant qu’intellectuelle du monde naturel. Il est peut-être légi-

27  A. R. Radcliffe-brown, « The Comparative Method in Social Anthropology », in Method in


Social Anthropology. Selected Essays by A. R. Radcliffe-Brown, M. N. Srinivas éd., Chicago,
1958, pp. 108-129, bientôt suivi, sur d’autres terrains, par E. Evans-Pritchard, Nuer Religion,
Oxford, 1956, et Cl. Lévi-Strauss, La pensée sauvage, Paris, 1962 ; Le totémisme aujourd’hui,
Paris 1962.
28  Il existe sur ces rouges aras une abondante bibliographie, que Mary Douglas s’est plu à
dépouiller et dont elle a pu dire : « Confronté à cette vaste et obscure littérature, le lecteur
profane se prend à soupçonner qu’il doit y avoir ou bien un petit détail erroné dans le
rapport de l’explorateur, ou bien une grande erreur dans la théorie » ; Mary Douglas,
Edward Evans-Pritchard, New York, 1980, p. 9.
29  Cl. Lévi-Strauss, La pensée sauvage, p. 196 (à propos de l’aigle dans le système totémique
des Osages).
Mythe Et Émotion. Quelques Idées Anciennes 283

time, ici, de rappeler que Radcliffe-Brown, avant de devenir ethnologue, avait


reçu une première formation en psychologie expérimentale.
Dans les termes de Louis Marin, la relation qui s’établira finalement entre
Lévi-Strauss et Radcliffe-Brown a la saveur de ces parentés à plaisanterie (entre
l’oncle maternel et le neveu) étudiées par les ethnologues :

Reconnaître la complexité des attitudes du neveu à l’égard de sa « mère


masculine » risque d’appauvrir, dans le schématisme d’une opposition
de contraires, la richesse d’une opposition de complémentaires, qui n’est
pas seulement un des objets d’étude de l’anthropologie, mais une tension
de son champ épistémologique30.

C’est cette tension dont j’ai essayé, dans cet exposé, de faire ressentir l’intérêt
encore actuel.

30  L. Marin, « Présentation », in A. R. Radcliffe-Brown, op. cit. (n. 24), p. 15.
Chapitre 17

Variations grecques sur l’origine (mythique)


du langage

17.1

Dans le monde homérique les paroles, les récits, les discours ont des ailes.
L’écriture poétique les représente franchissant l’espace comme des oiseaux ou
comme des flèches1. Elle les décrit venant toucher, frapper, émouvoir les phré-
nes du destinataire (l’organe interne du sentiment). Cette image semble sug-
gérer la présence dès l’origine d’une parole vivante et comme autonome dont
la source, peut-être, se trouverait en dehors du contrôle humain2. Ce discours,
ce mûthos venu d’ailleurs n’aurait cependant d’autorité que celle d’une rumeur
(phátis), parole ambiguë, de provenance douteuse : tis ápteros phátis, « quelle
est cette rumeur ailée ? » se demande celui qui précisément ne se laisse pas
facilement convaincre, dans l’Agamemnon d’Eschyle3. La Grèce ancienne est
terre d’oracles et d’inspirations. Mais elle ne revendique pas, pour la parole
elle-même, une origine divine. Loin d’être située au début de toute chose
comme instance de création, la parole chez les Grecs apparaît le plus souvent
comme un instrument humain, un producteur d’artifice autant qu’un outil de
communication.
C’est ainsi qu’on s’étonne à Athènes, dès le Ve siècle, de voir fonctionner de
manière efficace cette production langagière, tout en soupçonnant qu’on a

1  Sur les mots ailés, les épea pteróenta, ou les discours ailés, les ápteroi mûthoi (avec alpha
d’intensité), cf. Odyssée XVII, 45-60 ; XIY, 15 ; 31 ; XXI, 380-387 ; XXII, 394-400 ; etc.
2  Cela ressort du dossier, sinon de l’analyse et des conclusions de R. B. Onians, The Origins of
European Thought about the Body, the Mind, the Soul, the World, Time and Fate, Cambridge,
1951, pp. 67-70 (traduction française par B. Cassin, A. Debru, M. Narcy, Les origines de la
pensée européenne sur le corps, l’esprit, l’âme, le monde, le temps et le destin : où l’on interprète
de façon nouvelle les témoignages des Grecs, des Romains et d’autres peuples apparentés ainsi
que quelques croyances fondamentales des juifs et des chrétiens, Paris, 1999). Pour les phrénes,
cf. l’article essentiel de J. Redfield, « Le sentiment homérique du moi », dans Les usages de la
nature. Le Genre humain 12, Paris, 1985, pp. 93-111.
3  Au vers 278. Sur la rumeur comme parole ailée, ce « monstre à plume » et son rapport au
mythe, cf. M. Detienne, « La Rumeur, elle aussi, est une déesse », dans La rumeur. Le Genre
humain 5, Paris, 1982, pp. 71-80.

© koninklijke brill nv, leiden, ���6 | doi ��.��63/9789004319141_018


Variations Grecques sur l ’ Origine (Mythique) du Langage 285

affaire à une sorte d’illusion ou de merveilleux, sinon de subterfuge, dans ce


quelque chose d’intangible mais qui « touche », et qui peut produire du réel4.
La parole (le lógos), et donc aussi la langue (l’organe physique : la glôtta),
deviennent avec les Sophistes des moyens de production, des instruments qui
rapportent autant ou plus que l’agriculture ou l’artisanat. Les Athéniens s’émer-
veillent de voir Protagoras « gagner plus d’argent, avec sa virtuosité rhétorique,
sa sophía, que Phidias, qui, avec l’éclat que l’on sait, a réalisé de beaux ouvrages,
et plus que dix autres sculpteurs réunis . . . » (Platon, Ménon 91 d). Aristophane,
dans les Oiseaux (au vers 1694), désigne comme egglottogástor le sycophante
qui remplit sa panse (son gastér) avec le produit de sa langue (glótta), tout
comme l’egcheirogástor, l’ouvrier, ou l’artisan, remplit sa panse du produit de
sa main (cheír) : ce peuple de délateurs « moissonne, sème, vendange avec sa
langue ». Le poète comique propose alors de résoudre une très vieille aporie. Ce
pouvoir surprenant, quasi magique du langage, offre une réponse loufoque à la
question traditionnelle qu’aiment se poser les exégètes du sacrifice: pourquoi
coupe-t-on la langue pour les dieux ? Cette énigme concerne une des pratiques
cultuelles les plus traditionnelles, attestée dès l’Odyssée5, celle qui consiste à
réserver dans le rituel de la thusía la langue de la victime pour en faire une part
des dieux, que l’on brûle entièrement sur l’autel. Non pas la langue des dieux,
mais la langue aux dieux, un peu comme on donne sa langue au chat !

17.2

Pour essayer de comprendre comment se pose, en grec, la question de la


langue, celle des hommes, des dieux et des bêtes, on pourrait choisir comme
angle d’attaque ce qui se présente comme un seuil, une limite, un début : les
espaces non-civilisés auxquels introduit l’Odyssée. On constaterait que quand
Ulysse rencontre des sauvages, des non-mangeurs de pain, l’altérité n’est pas
d’abord celle de la langue. Chez les Cyclopes, qui ont beau ignorer certaines
règles élémentaires, on parle grec. Mais il est certain que l’on communique mal.
Cette constatation ne vaut pas seulement pour les franges du monde homé-
rique. Les Silènes et les Satyres que des humains « historiques », dit-on, ont
parfois rencontrés, eux aussi parlaient grec, quand ils parlèrent. C’est ainsi que
le roi Midas endormit et captura Silène à l’aide d’une source remplie de vin

4  Le texte le plus explicite à cet égard demeure le passage consacré aux pouvoirs magiques du
langage dans l’Éloge d’Hélène de Gorgias (Les Sophistes. Fragments et témoignages, traduits et
présentés par J.-P. Dumont, Paris, 1969, pp. 86-88).
5  Odyssée III, 332 avec scholies. Cf. aussi Aristophane, Paix 1109 et schol. Aristophane, Paix 1021.
286 Chapitre 17

pur, et il n’eut aucune peine à comprendre cet hybride qui chassait en solitaire.
La scène est évoquée par Hérodote, le « père de l’histoire ». Le discours pro-
noncé par Silène à son réveil, dans la tradition littéraire, relève d’un genre qui
se développe plus tard, à l’époque hellénistique, celui du voyage-fiction aux
confins de la spéculation philosophique et de la rhétorique ethnologique. On
ne se demande pas à quoi pouvait bien ressembler la voix de ce sauvage, dans
le résumé qu’Élien, au IIIe siècle de notre ère, donne de ce récit trans-océanien
qui remonte à Théopompe, auteur du IIIe siècle avant notre ère6.
Pour que la question se pose, il faut quitter la fiction ou faire semblant de
quitter la fiction, en ouvrant les Vies parallèles de Plutarque. On y découvre
un autre récit, celui que provoque la curiosité mal satisfaite du dictateur Sylla.
Alors qu’il s’apprêtait à rentrer en Italie et à quitter avec sa flotte les rivages
de l’Albanie actuelle, on lui annonça, dit-on, la capture d’un Satyre dans un
endroit appelé le Nymphée,

. . . un lieu sacré d’où jaillissent, dans des prairies et dans un vallon ver-
doyants, de multiples sources de feu coulant de manière perpétuelle.
C’est là dit-on que fut capturé un satyre endormi, tel que les sculpteurs
et les peintres représentent un satyre ; porté jusqu’à Sylla, il fut interrogé
par de nombreux interprètes qui lui demandaient qui il était (hóstis eíê).
Il ne proféra rien qui fut, même de loin, intelligible. Comme il laissait
échapper une voix (phonèn) rauque où se mêlaient le hennissement d’un
cheval et le bêlement d’un bouc, Sylla prit peur et le laissa repartir7.

Le verbe que l’on traduit ici par « laisser repartir » (apodiopompéomai) a une
forte connotation rituelle, renvoyant à des pratiques précises de purification
et de sacrifice expiatoire8. Ne parvenant à retirer aucune information de cet
être étrange, Sylla reconnaît en lui un monstre, en qui le son pénible d’une
voix animale désigne un signe de mauvais augure. Cela alors qu’on entendra
bientôt le peuple des Pans, dans la même région précisément, et encore dans
l’œuvre de Plutarque, pousser en chœur un grand gémissement mêlé de cris de
stupeur9, en apparence très humain mais toujours sans paroles, après que le
nautonier Thamous eut proclamé la nouvelle de la mort du Grand Pan, qui lui

6  Hérodote VIII, 138 ; Xénophon, Anabase I, 2,13 ; Théopompe, chez Élien, Histoire Variée III, 18 ;
cf. Pausanias I, 4, 5 ; Athénée II, 456.
7  Plutarque, Vie de Sulla 27, 2.
8  Cf. Platon, Lois 854 b et 877 e.
9  Mégan oukh henòs allà pollôn stenagmòn háma thaumasmôi memigménon.
Variations Grecques sur l ’ Origine (Mythique) du Langage 287

avait été annoncée au large des Paxoi par la voix d’un être invisible10. Thamous,
le médiateur de cette histoire destinée à demeurer une rumeur, porte le nom
du roi d’Égypte qui chez Platon (Phèdre 274 d) critique l’invention de l’écriture
par Theuth.
Dans un archipel de la mer extérieure (l’Atlantique) où la tempête détourne
et rejette périodiquement les marins, des hommes sauvages (ándres agrioí)
analogues au peuple du Grand Pan habitent des îles nommées Satyrides11.
L’histoire que Pausanias rapporte, celle d’une femme-esclave torturée par ces
satyres, semble correspondre à ce qu’évoque l’image décorant un lécythe à
figures noires de la fin du VIe siècle avant J.-C. Comme pour l’histoire de Midas
et de Silène, elle aussi illustrée sur des vases du VIe siècle, il s’agit d’un très ancien
topos légendaire, auquel on peut aussi rattacher ce que rapporte le Périple
d’Hannon sur les hommes sauvages des côtes occidentales de l’Afrique, dont
les femmes étaient appelées Goríllai « par les interprètes (sic) » (hàs hoi her-
menées ekáloun Goríllas)12. Les Satyres de l’archipel extérieur, selon Pausanias,
ont la peau tannée et une petite queue chevaline, mais ils n’émettent aucune
parole (phonèn oudemían hiénai). Ce mutisme dans l’historiographie et l’eth-
nographie d’époque romaine contraste avec l’éloquence du Silène de Midas. Il
contraste aussi avec tout ce que, en se déplaçant carrément hors de l’espace
humain, en quittant ces limites ou ces entre-deux, la mythologie rapporte des
langages animaux. La compréhension de ces langages, il est vrai, est présentée
comme le privilège des devins.

17.3

Disons-le d’emblée. Plutôt que vers une langue des dieux, la mythologie
grecque nous inciterait à regarder d’abord du côté du langage des bêtes. De
nombreux récits nous attendent en effet de ce côté, des récits que je ne ferai
qu’effleurer et qui m’entraîneront finalement, malgré tout, du côté des dieux et
d’une thématique des origines.

10  Plutarque, Sur la disparition des oracles 17 ; cf. Ph. Borgeaud, « La mort du Grand Pan »,
Revue de l’histoire des religions 200, 1983, pp. 3-39. Repris dans Exerices de mythologie,
Genève, 2004, pp. 115-155.
11  Selon Pausanias I, 23, 6-7.
12  Lécythe à figure noire décoré par le peintre dit « de Beldam », Athènes 1129, ABL 266, 1 ;
cf. G. M. Hedreen, Silens in Black-figure Vase-painting, Ann Arbor, 1992, p. 95, note 53.
Cf. Périple d’Hannon 18 (Geographi Graeci Minores I, pp. 13 sqq.).
288 Chapitre 17

Mélampous vivait à la campagne et il y avait devant sa maison un chêne


où se trouvait un nid de serpents. Comme ses serviteurs avaient tué les
serpents, il ramassa du bois et incinéra les reptiles, puis il nourrit leurs
petits. Devenus grands, ceux-ci s’approchèrent de lui pendant qu’il dor-
mait, et, depuis ses deux épaules, ils se mirent à lui purifier les oreilles
avec leurs langues. Mélampous se redressa, tout effrayé, mais voici qu’il
comprenait les cris des oiseaux qui volaient au dessus de lui. Instruit par
eux, il se mit à prédire aux hommes l’avenir . . .13

Le don des langues animales répond au fait que Mélampous a traité les cadavres
des deux serpents (présentés comme un couple, à la tête d’une famille) comme
s’il s’agissait de cadavres humains : il leur a dressé un bûcher funéraire. Dans
le même ordre d’idée, les variantes qui s’enchaînent à cet épisode nous font
comprendre qu’à partir de l’instant où Mélampous comprend le langage des
animaux il ne devient pas l’un des leurs, mais il se comporte avec eux, au moins
en ce qui concerne la technique sacrificielle et mantique, comme s’il avait
affaire à des humains. C’est ainsi qu’un récit remontant à Phérécyde (auteur du
Ve siècle avant)14 décrit Mélampous officiant au cœur du monde animal. Pour
déceler et traiter la cause de la souillure qui menace la survie d’un royaume, il
sacrifie une vache à Zeus, non pas dans le contexte habituel de la petite collec-
tivité humaine des sacrifiants, mais dans le cadre d’une réunion autour de lui
de l’ensemble des oiseaux, à qui il distribue, après la découpe, les parts de la
victime. Grâce à cette commensalité, à l’occasion de ce curieux banquet sacri-
ficiel, Mélampous interroge les oiseaux qui lui révèlent ce qu’il cherche. Dans
une version qui pourrait remonter à Hésiode, le don du langage animal est
obtenu à l’occasion du sacrifice d’un bovin : alors qu’il était en train de sacrifier,
Mélampous vit un serpent qui se glissait en direction de l’autel. Les serviteurs
du roi local tuent le serpent. Mélampous recueille le cadavre de l’animal et
organise des funérailles. Puis il élève les enfants du serpent, qui lui lèchent les
oreilles et lui inspirent le don divinatoire.
Apollonios de Tyane lui aussi comprendra le langage des oiseaux, comme
il le prouve aux Ephésiens (Philostrate, Vie d’Apollonios IV, 3, trad. P. Grimal) :

Un jour qu’il parlait de la société et enseignait qu’il faut se nourrir les


uns les autres, les oiseaux étaient perchés, en silence, sur les arbres, mais
l’un d’eux, soudain, s’envola en piaillant, avec l’air d’exhorter ses cama-

13  Pseudo-Apollodore, Bibliothèque I, 96 = I, 9,11; trad. B. Massonie et J.-C. Carrière, La


Bibliothèque d’Apollodore, Paris/Besançon, 1991.
14  Phérécyde F 33 Jacoby = schol. Odyssée XI, 287.
Variations Grecques sur l ’ Origine (Mythique) du Langage 289

rades ; ceux-ci, lorsqu’ils l’entendirent, se mirent eux aussi à piailler et


s’envolèrent sous la conduite du premier. Apollonios, cependant, con-
tinuait son discours, sachant bien pourquoi les oiseaux s’étaient envolés,
mais ne l’expliquant pas à la foule ; mais, lorsque tous se mirent à regarder
les oiseaux et que certains, dans leur sottise, pensèrent que c’était un
prodige, Apollonios interrompit son propos, disant : « Un enfant qui por-
tait de l’orge dans un bol a glissé ; il a ramassé l’orge sans beaucoup de
soin et s’en est allé, laissant une grande partie du grain éparpillée dans
telle rue : le moineau, qui avait assisté à la scène, est venu raconter aux
autres cette aubaine et les inviter à manger avec lui. » 

Porphyre (De l’abstinence III, 3, 7) rapporte de cette anecdote une version dif-
férente : les moineaux deviennent des hirondelles, et le bol de l’enfant une
carriole renversée sur la chaussée. Le philosophe néo-platonicien ajoute à
ce propos qu’un de ses amis avait eu la chance d’avoir un jeune esclave qui
comprenait « tous les sons proférés par les oiseaux » (pánta tà phthégmata tôn
orníthon), mais que la mère de cet enfant, par crainte qu’on ne le donne à l’Em-
pereur, lui urina dans les oreilles pendant qu’il dormait, annulant ainsi le don
surnaturel, ce qui renvoie du même coup au motif mélampodien sous-jacent,
celui des oreilles léchées par un serpent. Quelques lignes plus bas (III, 4,1)
Porphyre affirme en effet le plus sérieusement du monde que « nous-mêmes
sans doute et tous les hommes nous comprendrions tous les animaux, si un
serpent nous avait, à nous aussi, purifié les oreilles ».

17.4

Dans son traité sur Les parties des animaux15 Aristote précisait que

. . . chez tous les animaux sauf chez l’homme, les lèvres ont pour fonc-
tion de protéger et de garder les dents . . . Chez l’homme, leur propos
est aussi de garder les dents, mais encore et plus précisément de servir
à une fonction plus élevée, à savoir de contribuer, avec d’autres parties
du corps, à la faculté du langage . . . Le langage vocal consiste en effet en
une combinaison de lettres. La plupart de ces lettres (grámmata) seraient
difficiles à prononcer si les lèvres n’étaient pas humides et si la langue
n’était pas faite comme elle est faite . . . Cela explique pourquoi, même
parmi les oiseaux, ceux qui sont le plus capables de prononcer des lettres

15  Parties des animaux II, 16 (659-660).


290 Chapitre 17

sont précisément ceux qui ont les langues les plus larges . . . dans certains
cas il semble qu’ils soient capables de se transmettre des ordres de l’un à
l’autre. Il s’agit là . . . de matières qui ont déjà été discutées dans l’Histoire
des animaux.

Dans l’Histoire des animaux, après avoir rappelé que l’homme n’est pas le seul
animal grégaire ou politique, que certains animaux sont tantôt apprivoisés
tantôt sauvages (tels les chevaux, les bœufs, les cochons, les hommes, les mou-
tons, les chèvres, les chiens), Aristote rappelait que

. . . certains animaux émettent des sons, d’autres sont muets, d’autres pos-
sèdent une voix : parmi ces derniers les uns ont un langage articulé (litt. :
de la conversation), les autres non (litt. : ils sont dépourvus de ces lettres,
de ces grámmata qui constituent la matrice de l’expression phonique)16.
Les uns sont bavards, les autres taciturnes ; les uns sont des chanteurs,
les autres non. Tous ont en commun de chanter et de babiller surtout à la
saison des amours.

Il précisait plus loin, toujours dans l’Histoire des animaux17, que certaines bêtes
(en particulier les oiseaux et les quadrupèdes vivipares) ont des voix (des pho-
nai) mais en principe pas de conversation (de diálektos, ce mot féminin qu’on
traduit parfois par langage): la diálektos, la capacité de conversation, est propre
à l’homme. « Car tout être qui a la diálektos possède aussi la voix, mais les êtres
qui ont une voix n’ont pas tous un langage (une diálektos). » Les voix (hai pho-
naí) et les langages (hai diálektoi) varient suivant les lieux :

Parmi les oiseaux de petite taille, ajoutait Aristote, les oisillons dans cer-
tains cas n’ont pas le même ramage que leurs parents, s’ils n’ont pas été
élevés avec eux, et s’ils ont entendu le chant d’autres oiseaux. On a même
vu un rossignol apprendre à chanter à un petit oiseau, ce qui suppose que
le langage (la diálektos) et la voix (la phoné) ne sont pas de même nature,
et que le premier peut être façonné par l’éducation. Les hommes ont tous
la même voix, mais leur langage n’est pas le même . . . 

Cette allusion au rossignol est d’autant plus intéressante qu’elle fait référence à
une capacité de se faire comprendre, et même de converser, comme qui dirait
« malgré tout » (en l’occurrence malgré l’animalité). Or c’est précisément ce

16  Histoire des animaux I, 1 (488 a 33) : kaì toúton tà mèn diálekton échei tà d’ agrámmata.
17  Ibid. IV, 9 (536 a-b).
Variations Grecques sur l ’ Origine (Mythique) du Langage 291

que dit aussi, à sa manière, le mythe atroce de Philomèle et de Procnè : Procnè


sœur de Philomèle épouse Térée, dont elle a un fils, Itys. Térée viole sa belle-
sœur Philomèle, et lui arrache la langue pour qu’elle ne puisse pas l’accuser.
Mais la malheureuse substitue, à la parole, un récit imagé qui se dit dans la
texture du tissage, ou de la broderie, ce qui revient à dire dans une métaphore
du langage poétique. Ayant lu ce récit tissé, cette « rhapsodie » muette, Procnè
venge elle-même et sa sœur en tuant le fils qu’elle a eu de Térée, et en le lui
faisant manger. Comprenant ce qu’on vient de lui faire, Térée prend une hache
et poursuit les deux sœurs. Les trois personnages sont enfin transformés en
oiseaux : Procnè en rossignol et Philomèle en hirondelle (ou le contraire), Térée
en huppe. Des oiseaux qui, chacun le sait, parlent et annoncent le printemps,
mais aussi l’avenir car les oiseaux sont plus proches du ciel et des dieux . . . ce
que seuls les devins qui ont l’oreille, comme Mélampous, savent pourtant plei-
nement comprendre. Ovide, dans les Fastes (I, 446), insistera sur cette fonc-
tion médiatrice des oiseaux qui révèlent aux humains la pensée (les mentes)
des dieux, au grand dam des dieux qui punissent les oiseaux en les acceptant
comme victimes sacrificielles.
Clytemnestre invite Cassandre à entrer dans le palais des Atrides. Cassandre
ne répond rien. Clytemnestre affirme qu’elle saura bien persuader cette
Troyenne de répondre, à condition qu’elle ne soit pas affublée d’une langue
barbare inconnue, comme celle de l’hirondelle. (Eschyle, Agamemnon 1050-
1051). L’image de l’hirondelle est reprise chez Aristophane dans les Grenouilles
(682), à propos du démagogue Cléophon, de mère thrace, soupçonné d’usur-
per la citoyenneté athénienne et qui se trouve effectivement, au moment où
la pièce est jouée, sur le point de se faire condamner à mort. Une hirondelle
thrace est perchée sur une feuille, décrite comme un bulletin de vote déposé
sur les lèvres bavardes du malheureux : l’image composée par Aristophane est
sinistre. Comme chez Eschyle où Cassandre, au sortir de son mutisme, en état
de transe prophétique, annonce sa propre mort. Son chant de sibylle, le chœur
va précisément le comparer, un peu plus loin, non pas au chant de l’hirondelle
mais à la plainte du rossignol qui appelle Itys, Itys. Comparaison que récuse
Cassandre, parce que, contrairement au rossignol destiné à vivre et à chanter,
elle sait qu’elle est un rossignol sur le point de mourir, victime d’un sacrifice
monstrueux.
Bien plus tard, dans un long développement sur le langage animal, Porphyre
renverra à la fois au passage d’Aristote sur le rossignol, et à la tradition relative
à Mélampous18. Pour Porphyre, la difficulté que nous avons à comprendre les
animaux n’est guère différente de celle qui fait obstacle à la compréhension

18  Porphyre, De l’abstinence III, 2-6.


292 Chapitre 17

d’une langue étrangère. Porphyre décrit l’amitié qui le liait, dans Carthage, à
une perdrix apprivoisée qui avait volé d’elle-même jusqu’à lui :

À force de vivre en notre compagnie, elle devint très familière : nous


eûmes des manifestations de joie, des marques d’amitié, on nous fit fête ;
bientôt même sa parole fit écho à la nôtre, et, pour autant que cela se
pouvait, lui répondit, d’une manière autre que celle dont les perdrix
s’appellent entre elles. Elle ne parlait pas quand nous nous taisions, mais
seulement quand nous lui parlions19.

Il ne manque, au fond, à ces deux amis, qu’un interprète. Porphyre précise, un


peu plus bas, qu’ « un habitant de l’Attique arriverait plus vite à comprendre
un corbeau qu’à comprendre un Syrien ou un Perse parlant le syrien ou le
perse »20.
Le problème posé par Aristote était celui du passage de la voix (et des
organes physiques de la voix) au langage. Une question tout à fait semblable
hante la pensée philosophique grecque à propos de la langue que parleraient
les dieux (qui font savoir ce qu’ils veulent faire savoir tout en étant muets,
comme dira Porphyre21). Il ne s’agit pas nécessairement d’un système de com-
munication extra-linguistique. Il existe à ce sujet un extraordinaire dossier,
étudié en particulier par Philippe Hoffmann, celui des spéculations sur le
Démon de Socrate22. Le dieu parle mais seul Socrate l’entend. Plutarque fait à
ce propos l’hypothèse d’un langage qui se passe du truchement de la voix (un
langage sans phônè, ce qui ne veut pas dire sans sonorité), ce qui nous réfère
au problème du langage intérieur tel qu’il est pensé depuis les stoïciens jusqu’à
Augustin et au-delà23.

19  Ibid., III, 4, 7 ; trad. J. Bouffartigue et M. Patillon.


20  Ibid., III, 5, 3.
21  Sigôntes menúousin (ibid., III, 5, 5) : et les oiseaux comprennent mieux que nous ces
avertissements, qu’ils nous transmettent. Cf. Ovide, Fastes I, 446, cité plus haut.
22  Ph. Hoffmann, « Le sage et son démon. La figure de Socrate dans la tradition philos-
ophique et littéraire », Annuaire de l’École Pratique des Hautes Études, Section des Sciences
religieuses, t. 94, 1985-1986, pp. 417-435 ; t. 95, 1986-1987, pp. 295-305.
23  W. Theiler, « Die Sprache des Geistes in der Antike », Festschrift Albert Debrunner, Berne,
1954, pp. 431-440 ; C. Chiesa, « Le problème du langage intérieur dans la philosophie
antique de Platon à Porphyre », in S. Auroux éd., Théories linguistiques et opérations
mentales, Histoire Épistémologie Langage 14.II, 1992, pp. 15-30.
Variations Grecques sur l ’ Origine (Mythique) du Langage 293

17.5

Indépendamment même de ce type de spéculations, il semble difficile d’ima-


giner que selon les Grecs la langue parlée par les dieux doive nécessairement
emprunter le canal du grec, sauf à imaginer que les dieux grecs, pour les Grecs,
aient été radicalement différents des dieux des autres, des Égyptiens notam-
ment, ce que jamais aucun Grec ne semble avoir supposé, bien au contraire
(sinon sous une forme conjoncturelle d’invective ou d’ironie rhétorique).
Dans La déesse parole, Marcel Detienne rappelle que certaines cultures
refusent la spéculation sur la parole fondatrice des êtres, sur son origine,
« la tenant pour un donné, un déjà-là, de toute éternité ». C’est ainsi, pré-
cise-t-il, que « pour les Grecs, il n’y a pas une langue de l’invisible qui serait la
marque de la séparation entre les dieux et les hommes. Les devins déchiffrent
et interprètent des signes comme le vol d’un oiseau, la danse des flammes, la
forme d’un organe dans une victime sacrificielle. Ni Tirésias ni la Pythie ne
sont les linguistes d’une langue parlée par les dieux »24.
Il est vrai que dans les récits d’origine de la culture et de l’humain, chez
les Grecs, il est peu question du langage. Les dieux parlent entre eux, parlent
aux hommes qui leur parlent sans que cela, en soi, semble poser problème.
On s’interroge sur la fiabilité de la parole, sur les conséquences de la sépa-
ration des dieux d’avec les hommes, sur la nécessité des sacrifices et du tra-
vail. En confrontant le mortel à l’immortel on raconte, à propos notamment
de Prométhée, l’émergence de la condition humaine et de ses limites, mais
sans faire allusion à une quelconque origine du langage sinon pour dire – en
passant – que l’artificielle Pandore est dotée d’une voix humaine (anthrôpou
audèn, Travaux 61). Hermès y ajoute un caractère de chien, un tempérament
retors, et l’art des mots trompeurs. Cette faculté de langue accordée à Pandore
n’est jamais que la variante désagréable d’une aptitude généralement partagée,
aussi bien chez les dieux que chez les hommes. On n’assiste ni à l’invention,
ni à l’éclatement du langage. Ni chez Hésiode, ni ailleurs. Même pas chez les
Sophistes, comme le Protagoras de Platon, ou Critias.
Chez Hésiode autant que chez Homère, on assiste par contre d’entrée de jeu
à l’intervention du langage en la personne des Muses :

Moutonniers vivant loin de tout, rejetés comme des vilains, vous qu’on
dirait des ventres, nous savons dire beaucoup de mensonges semblables
à du réel, nous savons aussi, quand nous voulons, proférer des vérités.

24  M. Detienne et G. Hamonic éds., La déesse parole. Quatre figures de la langue des dieux,
Paris, 1995, respectivement pp. 7 et 51.
294 Chapitre 17

C’est ainsi qu’elles s’adressent à Hésiode, avant de lui donner un bâton de lau-
rier qu’elles ont elles-mêmes coupé, et de lui infuser le chant grâce auquel il
pourra glorifier la famille des dieux bienheureux en commençant par elles,
les Muses dont les Hymnes réjouissent le cœur du grand Zeus. Non, le ber-
ger Hésiode n’a pas rêvé. Ou plutôt, son rêve est authentifié par la présence
dans sa main de ce sceptre d’évidence prophétique sur lequel il peut s’appuyer,
pour proférer à son tour et à sa manière ce que les Muses chantent du côté de
l’Olympe.
La naissance du monde et des dieux, que chante Hésiode après les Muses, ne
doit rien apparemment au langage. Le langage n’est pas présenté comme créa-
teur, contrairement à d’autres principes bien connus de cette genèse, comme
Éros l’incitateur ou la féconde Gaïa, ou encore Chaos, cette ouverture béante,
cette bouche ouverte sur l’abîme, bouche qui demeure toutefois muette et ne
produit que les seules dimensions virtuelles (spatiales et temporelles) dans
lesquelles pourra se déployer le monde naissant : Érèbe, Éther, Nuit, Jour, avec
tout au fond le Tartare. Hésiode ne fait pas du langage un instrument des ori-
gines, ni de l’origine du langage un objet de réflexion. Mais on doit tout de
même relever quelque chose. La première parole prononcée dans le récit théo-
gonique par un acteur de cette genèse, ce sont les mots que Terre, Gaïa, entité
primordiale s’il en est, adresse avant leur naissance aux Titans ses enfants, que
l’incessante fornication de Ciel étoilé refoule en son sein. Ce qu’elle dit met en
place et déclenche le processus de succession des crises qui vont conduire au
règne de Zeus, à l’instauration de la condition humaine, au chant des Muses et
à celui d’Hésiode :

Fils issus de moi et d’un furieux, si vous vous laissez persuader, nous châ-
tierons l’outrage criminel d’un père, tout votre père qu’il soit, puisqu’il a
le premier conçu œuvres infâmes.25

Telle est la première parole. Cronos, on le sait, est seul à avoir l’audace d’y
répondre :

C’est moi, Mère, je te le promets, qui accomplirai cette tâche. . . 

La parole, en Grèce archaïque, est d’emblée située du côté du récit, de l’in-


trigue. Elle met en branle ce qui existe déjà. Elle ne deviendra primordiale ou
cosmogonique que beaucoup plus tard, avec en particulier le développement

25  Théogonie 164-166 ; trad. Mazon légèrement modifiée.


Variations Grecques sur l ’ Origine (Mythique) du Langage 295

de l’interprétation stoïcienne puis néo-platonicienne qui, entre autres, fera


d’Hermès le phallique la figure d’un logos créateur et interprète universel26.
Il semble cependant qu’il soit fait plusieurs fois allusion à une langue des
dieux, dès les textes homériques. Un peu plus d’une vingtaine d’expressions
que l’on dit propres aux dieux se trouvent ainsi mentionnées dans la littérature
grecque, dont quelques-unes sont explicitement différenciées d’expressions
relevant de l’usage des hommes. Ainsi à propos d’un monstre primordial dans
la Théogonie d’Hésiode : « Lui que les dieux appellent Briarée, mais que tous les
hommes connaissent comme Egéon » ; ou d’une colline escarpée de la plaine
de Troie dans l’Iliade : « . . . Les hommes l’ont appelée Batíeia, mais les dieux la
désignent comme tombeau de la bondissante Myrrhina [une Amazone] » ; ou
encore, dans l’Iliade toujours, cet oiseau sonore des montagnes, que les dieux
appellent chalkís, mais les hommes kúmindis. On ne nous donne pas toujours
l’équivalent humain de l’expression divine. Mais ce qui est immanquablement
souligné, c’est l’opposition entre un registre des dieux et un registre des mor-
tels. Par exemple dans l’Odyssée, chez Circé, Hermès arrive en sauveur et offre
à Ulysse la plante qui lui permettra de vaincre les ensorcellements de la magi-
cienne. Ayant déterré lui-même cette plante, Hermès la présente à Ulysse:

Sa racine était noire et sa fleur couleur du lait pur ; les dieux l’ont appelée
Moly, et les mortels ont peine à l’arracher ; mais les dieux peuvent tout27.

Pas besoin, ici, d’un équivalent humain. Pas plus qu’au chant 12 de l’Odys-
sée quand Circé annonce la rencontre des roches mouvantes, que les dieux
appellent les Planctes, dans l’espace redoutable et merveilleux qui conduit de
chez les Sirènes vers l’île où paissent les troupeaux du Soleil. Dans son commen-
taire à la Théogonie (p. 387), Martin West affirme que les Grecs supposaient que
les dieux parlent une langue qui leur est propre, tout comme chaque groupe
humain ou animal parlerait, selon eux, sa propre langue. Quand on y regarde
de près, ce n’est pas du tout aussi simple. Les expressions propres aux dieux,
par exemple, ne relèvent pas d’une langue différente du grec. On les comprend
souvent mieux que l’expression humaine à laquelle elles s’opposent. Il s’agit
en fait, comme on tend depuis longtemps à le reconnaître (et comme cela est

26  Porphyre, de cultu simulacrum fr. 8 Bidez, cité par Eusèbe, Préparation évangélique III, 11,
42-44 (trad. Des Places). Hermès en érection (vieux motif lié depuis Hérodote au dossier
des mystères cabiriques) sera alors censé signifier la raison séminale (le lógos spermatikós
qui pénètre tout). Cf. l’interprétation stoïcienne de Cornutus, Compendium Mythologiae
16, avec F. Buffière, Les mythes d’Homère et la pensée grecque, Paris, 1956, p. 295 n. 83.
27  Odyssée X, 303 sqq. ; trad. Jaccottet.
296 Chapitre 17

confirmé par un livre très érudit de Françoise Bader28), d’un jeu poétique sur
les synonymes, un jeu de périphrases archaïsantes et ésotériques tout à fait
comparable aux techniques d’hermétisme des aèdes scandinaves appliquant
leur virtuosité aux énigmes et aux kenningar. Loin d’être un langage spécifique
aux dieux, cet exercice poétique témoigne de la fierté des aèdes qui se flattent
de connaître et de transmettre l’usage des dieux, un usage bien évidemment
supérieur à celui des humains, plus lucide, bien qu’énigmatique.

17.6

L’aède est capable de dresser des équivalences entre langue des hommes et
langue des dieux. De ces exercices de virtuosité seules quelques traces ont été
conservées dans la littérature archaïque29. Le jeu poétique avec le vocabulaire
ou le formulaire divin, tel qu’on le voit attesté en Grèce, est très différent de ce
que l’on peut observer chez de réels praticiens de la langue des dieux, comme
le sont les Égyptiens étudiés par Jan Assmann30. Le prêtre égyptien, dans cer-
taines circonstances, prononce en effet, sous le masque du dieu, des paroles
qui relèvent d’une langue secrète. Je cite Assmann : « Que sait-on d’une initia-
tion à cette langue spéciale ? Les textes funéraires nous ont conservé des pas-
sages qui me semblent refléter assez fidèlement l’esprit d’un tel apprentissage
à une langue initiatique. Ce sont les interrogatoires auxquels le défunt doit se
soumettre quand il veut se servir du bac qui l’amène jusqu’à l’autre monde,
quand il veut échapper au filet dans lequel les âmes des malheureux sont
attrapées et quand il veut franchir le seuil de la salle où a lieu le jugement des
morts et où il va recevoir sa justification définitive. Dans toutes ces situations

28  F. Bader, La langue des dieux ou l’Hermétisme des poètes indo-européens, Pise, 1989. Cf.
R. Lazzeroni, « lingua degli uomini e lingua degli dei », ASNP, S.II, XXVI, 1957, pp. 1-25 ;
C. Watkins, « Language of Gods and Language of Men : Remarks on Some Indo-European
Metalinguistic Traditions », in J. Puhvel éd., Myth and Law among the Indo-Europeans,
Berkeley/Los Angeles/Londres, 1970, pp. 1-17.
29  On pourrait être tenté d’en chercher la postérité, ou une forme de postérité, dans l’écriture
énigmatique (en griphoi) de l’Alexandra de Lycophron. Mais il s’agit en fait, dans cet
extraordinaire témoignage de virtuosité hellénistique, de tout autre chose, à savoir
d’un jeu érudit sur l’expression oraculaire. Je remercie André Hurst, subtile praticien de
Lycophron, de m’avoir rendu prudent sur ce point. Cf. Licofrone, Alessandra, M. Fusillo,
A. Hurst, G. Paduano éds., Milan, 1991.
30  J. Assmann, appendice sur « La théorie de la “parole divineˮ (mdw ntr) chez Jamblique
et dans les sources égyptiennes », in J. Assmann, Images et rites de la mort dans l’Égypte
ancienne. L’apport des liturgies funéraires, Paris, 2000, pp. 107-127.
Variations Grecques sur l ’ Origine (Mythique) du Langage 297

on lui demande la signification secrète des objets qu’on lui présente ; ainsi les
diverses parties du bac :

Dis-moi mon nom, dit le piquet d’amarrage :


Le maître du double pays est ton nom.
Dis-moi mon nom, dit le maillet :
La jambe d’Apis est ton nom.
Dis-moi mon nom, dit l’amarre de proue :
La boucle que fixa Anubis lors de l’embaumement est ton nom.
Dis-moi mon nom, dit la double broche :
Les deux piliers de l’empire des morts sont ton nom.
Etc. 

Il s’agit, dans les termes d’Assmann, « d’un rite de passage de ce monde à l’autre
monde, et le mort réalise ce passage par sa maîtrise de la parole divine qui
met les deux sphères en corrélation ». La parole divine constitue, en Égypte,
un savoir qui sauve de la mortalité. Ce passage n’est possible qu’après la mort,
ou sous la forme théâtrale d’un rituel où le prêtre porte le masque du dieu,
sans pour autant s’identifier à lui. Il faudra attendre longtemps pour que, avec
l’avènement de la théurgie, un nouvel usage de la parole divine introduise dans
l’univers hellénique, chez Jamblique en particulier et en relation aux données
égyptiennes traditionnelles, une autre forme de connaissance, la connaissance
magique et mystique, visant (dans une certaine mesure) à l’union avec la divinité.
Ce détour par l’Égypte, en ce qui concerne la langue des dieux, les Grecs
nous invitent à le faire. En particulier à propos de la figure d’Hermès et du
rapport entre écriture et parole. Hermès en Grèce archaïque et classique n’est
pas lié à l’écriture. C’est un dieu des troupeaux et de leur fécondité, un dieu
phallique et aussi un messager, un psychopompe qui possède une fameuse
baguette (la rhábdos). C’est bien cet Hermès classique, à la fois langue et
semence, qui fait une brillante apparition dans le Cratyle de Platon, en compa-
gnie de son fils appelé Pan (Pán), parole qui peut dire tout (pân), le vrai comme
le faux, ambivalent personnage, mi-animal, mi-dieu. Mais Hermès l’Interprète
(herméneute) règne depuis toujours sur l’ambiguïté du langage : dans l’Hymne
homérique qui lui est consacré il reçoit de son frère Apollon l’oracle des demoi-
selles-abeilles, un oracle différent de celui de Delphes, plus modeste, moins
directement lié à Zeus31. Un oracle à la fois véridique et mensonger, véridique

31  J. Strauss Clay, The Politics of Olympus. Form and Meaning in the Major Homeric Hymns,
1989, p. 147, renvoyant à S. Scheinberg, « The Bee Maidens of the Homeric Hymn to
Hermes », Harvard Studies in Classical Philology 83, 1979, pp. 1-28, sp. 11.
298 Chapitre 17

quand les abeilles sont inspirées par le miel divin ; mensonger quand elles en
sont privées.
Dans l’article « Hermès » de la gigantesque encyclopédie des sciences de
l’Antiquité (le fameux Pauly-Wissowa), il n’est pas fait mention de l’écriture.
Pour trouver l’écriture du côté de chez Hermès, il faut atteindre l’article sui-
vant : « Hermes Trismegistos ». Nous sommes alors renvoyés à l’Égypte, une
Égypte hellénisée et fortement acculturée.
Nous avons déjà remarqué que les Grecs, s’ils disposent d’Hermès, ne
se posent guère de questions sur les débuts, les origines, du langage et de la
parole. Ils aiment par contre s’interroger sur les débuts de l’écriture. Les inven-
teurs de l’écriture, dans la mythologie grecque, s’appellent Cadmos, Palamède,
ou Prométhée. Ce sont des fondateurs, autant que d’habiles inventeurs. L’Isis
hellénisée, celle des hymnes de louanges en grec ou en latin, se verra attribuée
à son tour cette trouvaille de l’écriture, qui contribue à la faire figurer dans la
liste des grands civilisateurs, ces souverains inventeurs (heuretaí) et bienfai-
teurs (évergètes) divinisés en récompense de leurs contributions au bien de
l’humanité: c’est ainsi qu’ Isis sera dite avoir inventé l’écriture avec Hermès32.
Mais l’Hermès dont il s’agit ici, c’est très évidemment l’Égyptien Thot. L’hymne
(en l’occurrence l’arétalogie de Maronée) précise : l’écriture sacrée et l’écriture
courante, ce qu’il faut comprendre comme les hiéroglyphes et l’écriture démo-
tique (l’écriture destinée aux documents privés).
Dans le Philèbe de Platon, la mise en place d’un véritable système phonolo-
gique construit sur la classification des lettres (les grámmata), chacune d’elles
correspondant à un son fondamental, est attribuée soit à un homme divin, soit
à un dieu « du genre de celui dont parle le récit égyptien relatif à Teuth »33.
L’invention de l’écriture, dans le Phèdre (274-275), fait l’objet d’une fiction que
le même philosophe localise du côté de Naucratis, là où vécut, dit-il, un de ces
dieux anciens, celui auquel est consacré l’oiseau appelé ibis. Il s’agit de Teuth,
qui vient proposer sa trouvaille (l’écriture précisément) au roi Thamous qui
fait la fine bouche, inquiet qu’il est pour l’avenir des techniques mémorielles34.

32  Entre autre dans l’arétalogie de Maronée, aux vers 22-23 : cf. Y. Grandjean, Une nouvelle
arétalogie d’Isis à Maronée, Leyde, 1975, pp. 17-21.
33  Philèbe 18 B. Cf. H. Joly, « Platon égyptologue », Silex 13, 1979, pp. 34-42 (spécialement
pp. 35-36, sur « La grammatologie de Teuth »). Et bien sûr J. Derrida, « La pharmacie de
Platon », Tel Quel 32, 1968, pp. 3-48 ; 33, 1968, pp. 18-59, repris dans La dissémination, Paris,
1972, pp. 69-197. Sur Platon, l’oralité et l’écriture, voir M. Vegetti, « Dans l’ombre de Thoth.
Dynamiques de l’écriture chez Platon », in M. Detienne éd., Les savoirs de l’écriture en
Grèce ancienne, Lille, 1988, pp. 387-419.
34  On découvre toutefois que cette inquiétude, en ce qui concerne l’Égypte, se révèle
exagérée puisque le prêtre de Saïs qui parle à Solon dans le Timée (22 b 3-4 ; 23 d 4-5)
Variations Grecques sur l ’ Origine (Mythique) du Langage 299

Teuth et non pas Hermès. Thamous, dans la ville de Naucratis colonisée par
les Grecs, porte quant à lui un nom qui renvoie à la région où règne Dumuzi-
Tammouz-Adonis, la Syrie-Phénicie d’où est issu aussi Cadmos, importateur
de l’écriture, comme on peut le vérifier chez Hérodote (V, 58-59). Quant à
l’ibis, chez Hérodote encore (II, 67), c’est l’animal sacré de la ville d’Hermès
l’Égyptien, Hermopolis. Mais l’image ithyphallique d’Hermès le Grec, que l’on
rencontre à Samothrace, ne provient pas d’Égypte : Hérodote (II, 51) affirme
qu’elle est originaire de Phénicie, tout comme Cadmos. Les fictions de Platon
sont élaborées en référence à ces esquisses qui apparaissent, chez Hérodote,
comme encore bien imprécises ou fragmentaires . . .
Hermès est cependant devenu très vite l’interprétation grecque de Thot :
l’historien Diodore de Sicile, dont la source est vraisemblablement Hécatée
d’Abdère (ce qui nous renvoie au dernier quart du IVe siècle avant J.-C.), dresse
le portrait d’Hermès en scribe sacré, compagnon privilégié d’Osiris : c’est par
lui « tout d’abord que le langage commun à tous fut articulé et que beaucoup
d’objets non dénommés furent désignés ; on lui doit l’invention des lettres et
les dispositions qui règlent les honneurs et les sacrifices dus aux dieux », ainsi
que l’astronomie, la musique, la palestre, la danse, et l’interprétation (l’her-
méneutique). La palestre, pour ne relever qu’elle, montre que l’interprétation
grecque du dieu égyptien entraîne aussi son rattachement à des éléments
culturels spécifiquement helléniques. Il ne s’agit pas seulement de reconnaître
du même en l’autre : la rencontre modifie l’objet . . .35
En Égypte, Thot est certes un dieu de l’écriture, mais dans le sens où il
transcrit la parole du dieu créateur. Les listes onomastiques égyptiennes sont

pour montrer combien courte est la mémoire des Grecs, n’a pas besoin de lire les textes
gravés dans le sanctuaire de Neith : il connaît par cœur la leçon qu’il adresse à son hôte
athénien. Cf. L. Brisson, « L’Égypte de Platon », Les Études Philosophiques, 1987, pp. 152-
167, en particulier p. 159 : « . . . Dans ce contexte le rôle de l’écriture se voit réduit à celui de
contrôle – au sens étymologique du terme : “contre-rôle : registre tenu en doubleˮ – d’une
tradition orale qu’elle ne supplée jamais ».
35  Diodore de Sicile, Bibliothèque historique I, 16, 1 ; trad. M. Casevitz, Naissance des dieux et
des hommes, Paris, 1991 ; cf. aussi le récit « phénicien » attribué à Sanchuniathon, auteur
fictif situé avant la guerre de Troie par Philon de Byblos, que cite Eusèbe, Préparation
évangélique I, 9, 24 (trad. J. Sirinelli et E. des Places) : « . . . Sanchuniathon, homme très
savant et très habile qui désirait apprendre de tout le monde ce qui s’est passé depuis
l’origine, depuis que l’Univers existe, mit tout son zèle à tirer de sa cachette l’œuvre de
Taautos. Il savait que, de tous ceux qui ont vécu sous le soleil, Taautos est le premier à
avoir inventé l’écriture et à avoir entrepris d’écrire des livres, et il l’a mis à la base de son
traité. Les Égyptiens l’ont appelé Thôüth, les Alexandrins Thôth et les Grecs ont traduit
son nom par Hermès ».
300 Chapitre 17

désignées, en égyptien, comme « tout ce que Ptah a créé et que Thoth à


écrit »36. Écriture et parole ont tendance à se confondre. Assmann relève que
« c’est donc Ptah, le créateur, qui crée les hiéroglyphes, en même temps que les
choses parce que Thoth ne fait que noter ce que Ptah crée. Les choses sont déjà
des hiéroglyphes, il ne fait que les copier sur papyrus ». Thot apparaît comme
le scribe des dieux, responsable des hiéroglyphes, désignés en égyptien par un
mot qui signifie littéralement « paroles divines » (mdw-ntr). En tant que magi-
cien, il maîtrise tout naturellement l’univers grâce à sa connaissance de la for-
mule exacte. Cet archiviste et sorcier représente à nos yeux (et à ceux des Grecs
avant nous), la vertu encore efficiente d’un langage primordial, créateur. Ce
langage, c’est très évidemment celui que transmettent les hiéroglyphes, conçus
comme expression figurée et monumentale des « paroles divines ». Il ne s’agit
pas d’une langue vernaculaire, mais bien plutôt d’un système figé, accessible
seulement à une élite de fonctionnaires sacerdotaux : ces hiéroglyphes, au
temps où les Grecs et les Romains les rencontrent, véhiculent une langue
savante et alambiquée, que plus personne ne parle, que personne, d’ailleurs,
n’a jamais parlée. Il convient en effet de les distinguer d’une écriture profane,
usuelle, le démotique. De la langue (égyptienne) des dieux à celle (toujours
égyptienne) des hommes, c’est au fond l’écriture qui fait ici la différence. Dans
ce contexte explicitement hiérarchisé en fonction d’une opposition entre l’éso-
térique et l’exotérique, comment peut-on rendre compte de l’existence des
autres langues, les langues étrangères à l’Égypte ?

17.7

L’origine de la diversité des langues peut être conçue sur le modèle de Babel.
Résultat d’une chute, d’une dégradation, d’une catastrophe marquant la rup-
ture d’avec un état antérieur, un état de plénitude et de transparence au monde
et aux autres. On peut aussi la concevoir comme le résultat d’un acte créateur
primordial, fondant en nature, dès l’origine première, la supériorité, la spé-
cificité, l’identité d’un soi-même préférable à tous les autres, les autres étant
créés comme autres dès l’origine. Du côté de l’Égypte ancienne, (tout comme
en Grèce) on ignore Babel. On peut lire dans le Grand hymne à Aton (écrit peut-
être par le pharaon Akhénaton lui-même) :

Ô toi, ce dieu unique dont il n’y pas d’autre, solitaire en esprit tu façonnes
la terre . . . Tu assignes à chacun sa juste position, créant pour ses besoins

36  J. Assmann, art. cit. (n. 30).


Variations Grecques sur l ’ Origine (Mythique) du Langage 301

ce qui est nécessaire: chacun se voit pourvu de nourriture, et d’un temps


d’existence justement mesuré. Leurs langues dans leurs bouches en lan-
gage diffèrent; leur couleur de peau est distincte, car tu différencies les
peuples étrangers37.

Quelques lignes d’un hymne écrit dans le temple de Khnoum à Esna (à l’époque
romaine) semblent encore faire écho à ce texte. On y retrouve l’évocation
simultanée de la multitude des peuples et de la différenciation des langues :

Ainsi tous autant qu’ils sont, ont-ils été formés sur son tour de potier (celui
du dieu Khnoum) ; mais ils inversèrent l’organe vocal de chaque contrée,
de manière à obtenir un langage autre, comparé à celui de l’Égypte. . .38

Du point de vue égyptien, il ne peut y avoir aucun doute : les langues étran-
gères sont des inversions, des déformations, des distorsions de la seule langue
concevable, la langue égyptienne, et cela dès le tout début des choses. Cette
conviction souveraine semble avoir rejailli sur les étrangers résidant en Égypte,
en particulier sur les Grecs et les Cariens mercenaires à la solde du pharaon
Psammétique, qui gravent en grec de fameuses inscriptions sur la jambe
d’un des colosses d’Abou-Simbel, en 593 avant notre ère. Les soldats de cette
« légion étrangère » (qui se désignent eux-mêmes comme des allóglossoi, à
savoir comme parlant une ou des langues étrangères), avaient pour chef un
dénommé Potasimto. Je cite39 :

Ceux qui nous rédigeaient [c’est à dire ceux qui ont gravé l’inscription
faisant parler en leur langue les acteurs grecs de cette expédition] étaient
Arkhôn fils d’Amoibikhos, et Pélékos fils d’Eudâmos.

De l’Égyptien Potasimto qui commandait les allóglossoi, et qui mourut à l’âge


de cent-dix ans, on a conservé une coupe dédicacée ainsi que le sarcophage
parfaitement égyptien que l’on peut voir dans une galerie du rez-de-chaussée
au Musée du Caire40. Les rédacteurs de l’inscription, Arkhôn fils d’Amoibikhos
et Pélékos fils d’Eudâmos, sont quant à eux indubitablement des Grecs ! Le

37  P. Grandet, Hymnes de la religion d’Aton, Paris, 1995, p. 111.


38  S. Sauneron, Les fêtes religieuses d’Esna aux derniers siècles du paganisme, Le Caire, 1962,
p. 103 (Esna 250.12). Je remercie Youri Volokhine de m’avoir signalé, entre autres
informations égyptologiques, cette référence.
39  Dans la trad. d’A. Bernand et O. Masson, Revue des Études Grecques 70, 1957, pp. 3-15. No 1.
40  Inventaire nos 48894 et 1270 respectivement.
302 Chapitre 17

mot qu’ils utilisent pour désigner les mercenaires, et donc se désigner eux-
mêmes (allóglossoi) sera encore employé par Hérodote (II, 154) à propos des
soldats ioniens et cariens établis au bord de la mer par Psammétique 1er, puis
transplantés à Memphis sous Amasis. Ce qui est ici remarquable, c’est que les
Grecs, quand ils se trouvent en Égypte, peuvent tout naturellement se situer
eux-mêmes, du point de vue linguistique, dans la vaste et imprécise catégo-
rie des allophones, à savoir ceux qui chez eux, en Grèce, seraient appelés des
barbares41.

17.8

Faut-il s’étonner de ce que ce soit un pharaon égyptien, Psammétique, encore


lui (le premier Psammétique)42, qui, chez Hérodote, recherche le tout premier
langage humain ? Comme si le doute, en Égypte, sur ce point, pouvait être per-
mis. À la suite d’une expérimentation qui aura, on le sait, une longue postérité,
Psammétique s’entend dire que les Phrygiens sont les détenteurs de la plus
vieille langue du monde, et non les Égyptiens. L’enfant qu’il a ordonné de tenir
à l’écart de tout langage humain réclame en effet du bèkos, ce qui signifie du
pain en langue phrygienne. Mais cette histoire-là est une histoire grecque. . . Et
les Phrygiens, peuple du malheureux roi Midas, sont pour les Grecs bien plus
proches (culturellement et linguistiquement) que ne le sont les Égyptiens43.
C’est toutefois bel et bien de chez les Barbares et le plus souvent d’Égypte
que proviennent selon Hérodote les noms des dieux grecs, ou, plus exactement,
les noms de presque tous les dieux grecs (II, 50, 1) à l’exception de Poséidon, des
Dioscures, d’Héra, d’Hestia, de Thémis, des Charites et des Néréides. C’est du
moins ce que disent les Égyptiens, qui n’ont pas de peine à retrouver, chez eux,
le point de départ de ces noms (II, 50, 2) : « Je dis ce que disent les Égyptiens
eux-mêmes : les dieux dont ils ne déclarent pas connaître les noms, ces dieux me
semblent avoir été nommés par les Pélasges, à l’exception de Poséïdon », qui
fut honoré en Libye depuis les temps les plus anciens.
Après avoir adopté, sur l’origine des noms des dieux, cette position qu’il
présente comme la position des Égyptiens, Hérodote (II, 53) donnera ce qu’il
désigne comme son sentiment personnel :

41  Cf. F. Hartog, Mémoire d’Ulysse. Récits sur la frontière en Grèce ancienne, Paris, 1996, pp.
49-86.
42  Psammétique I (663-609 avant J.-C.), deux générations au plus avant Hérodote !
43  Sur la représentation grecque de la Phrygie, cf. Ph. Borgeaud, La Mère des dieux. De Cybèle
à la Vierge Marie, Paris, 1996, pp. 19 sqq.
Variations Grecques sur l ’ Origine (Mythique) du Langage 303

De qui naquit chacun des dieux, ou si tous ont toujours existé, quelles
sont leurs formes (leurs apparences, tà eídea) : ce n’est, pour ainsi dire,
que d’hier qu’on le sait. Je pense en effet, dit-il, qu’Homère et Hésiode
ne vivaient que quatre cents ans au plus avant moi. Or ce sont eux qui
dans leurs vers ont construit pour les Grecs une théogonie (hoi poiésantes
theogoníen Héllesin), eux qui ont conféré aux dieux leurs « éponymies »
(la manière de les désigner), eux qui ont distribué leurs prérogatives
(timaí), leurs modes d’action (téchnai), et ont tracé leurs figures (eídea) ;
les autres poètes, qu’on dit les avoir précédés, ne sont venus, du moins à
mon avis, qu’après eux.

Donc, selon Hérodote, Homère et Hésiode (avant Orphée, avant Musée) ont
fixé les cadres essentiels d’une manière panhellénique de se représenter les
dieux, en ordonnant et en distribuant un panthéon généralement reconnu.
Un système, en quelque sorte, qui transcenderait ‒ mais sans jamais s’y
substituer ‒ la diversité des pratiques cultuelles et des théologies locales.
Condition de l’organisation d’un panthéon poétique qui dépasse le cadre
des différentes pratiques locales, condition d’un récit théologique, l’attribu-
tion des noms fondamentaux apparaît, dans cette proposition hérodotéenne,
comme livrée au bon plaisir des chantres fondateurs. Qu’en était-il avant leur
intervention ? Hérodote, il nous le dit, n’a pas d’opinion personnelle sur cette
préhistoire. Loin cependant d’y situer un pur chaos ou une simple indigence
cultuelle, il s’empresse de rapporter ce que disent deux traditions convergentes,
deux témoignages, celui des prêtres rencontrés par lui en Égypte, à Memphis
au début du livre II (II, 2, 4), et celui des prêtresses de Dodone qui lui trans-
mettent, sur la terre grecque de la plus ancienne mémoire, un savoir remon-
tant aux Pélasges (II, 52) :

Les Pélasges [ancêtres des Athéniens, contemporains des Grecs les plus
anciens] sacrifiaient autrefois aux dieux toutes les choses qu’on peut
sacrifier, en leur adressant des prières, comme je le sais pour l’avoir
appris moi-même à Dodone, mais ils n’attribuaient alors de désignation
ni de nom à aucun d’entre eux (eponumíen dè oud’ oúnoma epoieûnto
oudenì autôn), car ils ne les avaient pas encore appris (ces désignations
[oponumíai] et ces noms [ounómata]). Ils s’adressaient aux dieux en les
appelant dieux (theoí), pour cette raison qu’ayant placé en ordre toutes
choses (kósmoi théntes tà pánta prégmata), ils maintiennent (en place)
l’ensemble des répartitions (pásas nomàs). Ce n’est qu’ensuite, longtemps
plus tard, qu’ils apprirent à connaître (epúthonto) les noms des dieux (tà
ounómata tôn theôn), noms venus d’Égypte ; mais ils ne surent celui de
304 Chapitre 17

Dionysos que longtemps après avoir appris ceux des autres dieux. Après
quelque temps, ils allèrent consulter sur ces noms l’oracle de Dodone. On
considère ce sanctuaire divinatoire (ce mantéion) comme le plus ancien
centre de consultation oraculaire (chrestérion) de la Grèce, et il était alors
le seul. Les Pélasges ayant donc demandé à l’oracle de Dodone s’ils pou-
vaient recevoir ces noms qui leur venaient des barbares, il leur enjoignit
d’en faire usage44. Depuis ce temps-là, ils sacrifièrent en faisant usage de
ces noms, et par la suite les Grecs ont reçu des Pélasges ces mêmes noms.

Faut-il comprendre que les dieux grecs portent des noms égyptiens ? C’est ce
que prétendent explicitement (pour la plupart de ces dieux) les Égyptiens
dont Hérodote rapporte, nous dit-il, l’opinion, opinion qu’il ne met pas en
doute. Walter Burkert45 a avancé l’hypothèse selon laquelle ce que les Pélasges
empruntent aux Égyptiens, selon Hérodote, c’est la coutume de donner des
noms à leurs dieux, plutôt que les noms eux-mêmes. Cette hypothèse a l’avan-
tage d’expliquer la proposition d’Hérodote d’une manière acceptable du point
de vue de nos exigences de vraisemblance. En matière de linguistique toutefois,
et d’étymologie en particulier (et c’est bien ce dont il s’agit ici), les Anciens sont
tout à fait capables d’avancer des propositions qui peuvent nous surprendre :
comme par exemple quand ils expliquent (et c’est fréquent selon Plutarque)
des théonymes égyptiens par des étymologies helléniques. C’est ainsi que le
nom d’Osiris se trouve un beau jour expliqué par la rencontre de deux adjec-
tifs grecs désignant la notion de sacré ou de sainteté, hósios et hierós46. Les
étymologies égyptiennes de théonymes grecs (auxquelles Hérodote se réfère
explicitement dans le passage qui nous intéresse) ne devaient être ni plus ni
moins sérieuses. Et elles n’avaient pas à répondre aux critères de la linguis-
tique moderne. On peut donc, me semble-t-il, comprendre Hérodote, dans ce
passage, en le prenant à la lettre. La pratique antique de la comparaison lin-
guistique permet aux Égyptiens (ou aux Grecs d’Égypte) qu’il interroge de faire

44  La réponse de l’oracle, mantéion, ou chrestérion, reprend et retourne les termes de
la question : à ei anélontai (« s’il devaient adopter ») répond le aneîle chrâstai, « il
enjoint d’utiliser », de chráomai, qu’on pourrait aussi entendre comme « il enjoint de
consulter [comme oracle] ».
45  W. Burkert, « Herodot über die Namen der Götter. Polytheismus als historisches
Problem », Museum Helveticum 42, 1985, pp. 121-132 ; J. Rudhardt, « De l’attitude des Grecs
à l’égard des religions étrangères », Revue de l’histoire des religions 209, 1992, pp. 219-
238, en particulier pp. 227-228. Cf. aussi Ph. Borgeaud, « Manières grecques de nommer
les dieux », Colloquium Helveticum 23, 1996, pp. 19-36, dont je reprends ici certaines
propositions en les transformant et en les développant.
46  Plutarque, Isis et Osiris 61 (375 D).
Variations Grecques sur l ’ Origine (Mythique) du Langage 305

remonter les noms des dieux grecs à de l’égyptien. Il convient d’ajouter que les
Pélasges qui ont adopté ces noms parlaient eux aussi une langue barbare. C’est
Hérodote lui-même qui nous le dit. Les noms égyptiens qu’ils attribuèrent à
différents dieux de chez eux sont par conséquent, dans la perspective du vieil
historien, doublement étrangers. Quant aux dieux que finissent par désigner
ces noms d’emprunt, ils étaient déjà là. Avant même de les nommer chacun
d’un nom propre les Pélasges les connaissaient de tout temps, au pluriel, dans
leur diversité. Mais ils se contentaient alors, dans cette première époque, de
s’adresser à chacun d’eux à travers un terme générique, les désignant comme
« les dieux », theoí, un mot signifiant comme qui dirait « fondateurs », ou « ins-
tituteurs » (théntes, de títhemi, « je pose »), et renvoyant au caractère commun,
celui de gérants du cosmos47. L’absence de distinction nominale ne signi-
fiait pas une absence de distinctions rituelles. Hérodote présente la religion
des Pélasges comme une orthopraxie déjà polythéiste, privée cependant des
conditions nécessaires à l’émergence d’une mythologie (en grec « théologie »).
Donc, avant les récits des premiers théologiens grecs (Homère, Hésiode, puis
Orphée et Musée), ce que les Pélasges empruntent aux Égyptiens ce sont les
éléments qui rendent possible l’émergence d’une mythologie, à savoir les théo-
nymes, balises narratives potentielles d’un panthéon qui ne sera défini que plus
tard, par les poètes archaïques. Cette introduction des noms propres par les
Pélasges, sous influence égyptienne, fut cautionnée par le plus ancien oracle
du sol grec, celui de Dodone. Cela revient à dire que les noms des dieux grecs
(noms d’origine barbare) sont postérieurs à leurs cultes tout en étant antérieurs
à leur mise en forme poétique (mythologique). Il en résulte que la pratique des
dieux grecs dépend d’une mémoire plus ancienne que les Grecs. Les Pélasges
en effet ont disparu depuis longtemps, laissant sur place, chez les Hellènes, des
rites et des noms ancrés par un oracle inamovible dans une tradition devenue
grecque, mais qui ne renie pas pour autant ses attaches étrangères. Relevons
que les seuls Pélasges restés sur place (et qui sont de ce fait des autochtones),
les ancêtres des Athéniens, oublieront selon Hérodote leur langue barbare
en se mêlant aux Hellènes. Les dieux athéniens sont donc présents et res-
pectés depuis toujours, comme il le faut, sur place et conformément à une
coutume locale que l’on présume inchangée ; mais leurs noms (venus d’ail-
leurs) demeurent parfaitement incompréhensibles. Aux Grecs (via Homère et

47  On remarquera qu’Hérodote présente les Pélasges, qui sont supposés ne pas parler grec,
comme utilisant le mot theós (dieu) un mot grec pour lequel ces mêmes Pélasges inventent
une étymologie à partir du grec (títhemi). Ce qui pourrait nous sembler incohérent relève
en fait du même procédé qui aboutit à donner une origine égyptienne aux noms des
dieux grecs !
306 Chapitre 17

Hésiode) est réservée, comme invention (ou innovation), la seule part du récit,
c’est à dire l’approche narrative, mythologique, d’une réalité rituelle dont l’ori-
gine leur échappe mais dont ils se font, sans hésitation aucune, au niveau de la
pratique, les fidèles dépositaires. Leur originalité consiste à ne pas se contenter
de répéter les rites, mais à raconter, en plus, des histoires . . .
D’où sont issus les noms des dieux ? Qu’est-ce qui leur confère leur auto-
rité, leur efficacité rituelle ? Rappelons que les Pélasges, hors d’Athènes et
de Dodone, sont encore les maîtres fameux de l’île de Samothrace, siège de
Mystères aussi prestigieux que ceux des prêtres de la vallée du Nil. Originaires
de très loin, d’Égypte ou de la préhistoire pélagique, faut-il comprendre que
les noms des dieux sont eux-mêmes d’origine divine ? Hérodote ne le dit pas.
Pas plus que ne le dira la tradition grecque postérieure. Mais le fait de réfé-
rer ces noms au plus lointain passé leur confère une qualité qui néanmoins
va dans ce sens. Création humaine, les noms des dieux sont conçus comme
solidaires d’un passé où l’homme était plus proche des dieux. Sans être eux-
mêmes divins, ce qui ferait d’eux des signes parfaitement naturels, ils ne sont
pas le produit d’une pure convention. L’intervention de l’oracle leur confère
l’autorité d’une caution divine.

17.9

Cratyle en main, on se plaît à imaginer les Grecs en train de penser que les
dieux, entre eux, se désignent peut-être avec d’autres noms que ceux qu’on
leur attribue communément. Les seuls vrais noms des dieux sont à coup
sûr ceux qu’ils se donnent à eux-mêmes, dit en effet Socrate dans le Cratyle.
Mais de ces noms-là, précise-t-il aussitôt, nous ne pouvons rien savoir48. La
seule chose que nous sachions pratiquement, c’est la manière dont les dieux
aiment qu’on s’adresse à eux dans la prière. Une erreur dans l’appellation, à ce
niveau-là, annule en effet, chacun le sait, l’efficacité du rite. Ne pouvant remon-
ter jusqu’aux vrais noms, dans l’absolu, on se contentera donc d’analyser les
noms cautionnés par la tradition rituelle, des noms conférés par des humains,
mais qui ont fait preuve de leur efficacité (400d-401a). C’est sur ces noms que
portent les fameuses étymologies auxquelles se livre alors Socrate. Donner du
sens, restituer leur vérité, aux noms d’Hestia, de Zeus ou d’Apollon, cela revient

48  Socrate (avec une certaine ironie) déclare à Hermogène, dans le Cratyle 400 D, que le bon
sens consisterait à dire que « des dieux nous ne savons rien, ni des noms dont ils peuvent
personnellement se désigner, car eux, c’est clair, les noms qu’ils se donnent sont les vrais »
(trad. Léon Robin).
Variations Grecques sur l ’ Origine (Mythique) du Langage 307

à rappeler à la mémoire, en l’explicitant, le débat à l’issue duquel, en des temps


très anciens, des hommes très sages ont choisi, pour tel ou tel dieu, telle ou telle
appellation. L’étymologie donnerait ainsi la raison, discursive, d’une conven-
tion établie par des acteurs inspirés, des onomaturges (pour le mot cf. Cratyle
389 a) proches des dieux. Elle établirait le procès-verbal de leur antique débat.
Un débat étymologique de ce type, bien réel, de l’ordre du performatif, et qui
devait avoir commencé depuis quelque temps déjà à l’époque où Platon rédige
le Cratyle, nous en connaissons un exemple au moins, en Égypte à Memphis :
c’est de cet atelier-là, en effet, un atelier étymologique, que sortira le nom de
Sarapis créé à l’usage des Grecs, à partir d’Osiris et d’Apis49.
Que faire du hiatus évident, pour ne pas dire de la contradiction qui oppose
ce type de débat où l’on voit se construire le nom d’un dieu50, et l’hypothèse
de l’existence d’une langue des dieux opposée à, ou distincte d’une langue des
hommes ? La question va rester ouverte, jusqu’au bout. Pour mieux en éva-
luer l’insistance, je propose d’évoquer brièvement, en conclusion, trois étapes
encore de ce long chemin, en commençant par une intervention de Cotta
(représentant du courant académicien), au livre I du De Natura Deorum51.
Première chose à reconnaître, selon Cotta : les dieux ont autant de noms
qu’il y a de langues humaines. Dans les listes pontificales romaines, dit-il (et
il est possible qu’il ironise), il n’y a pas beaucoup de noms. Mais les dieux qui
sont désignés par ce petit nombre de noms deviennent innombrables quand
on les envisage dans la multiplicité de leurs interprétations, de par le monde
(et peut-être dans Rome aussi). Tandis que Velleius, personnage du dialogue
auquel Cotta s’adresse de manière taquine, reste appelé Velleius et ressemble
toujours à Velleius où qu’il se rende, le dieu romain Volcanus ne se manifeste
pas comme tel partout. Jupiter non plus : il sera tantôt Zeus, tantôt Ammon,
tantôt autre chose encore, selon les lieux et les circonstances. Ce qui est en
cause, dans ce procès d’interminable traduction, ce n’est pas seulement
l’appellation du dieu. L’interpretatio, en effet, se double, entre autres, d’une

49  Cf. Ph. Borgeaud et Y. Volokhine, « La formation de la légende de Sarapis : une approche
transculturelle », Archiv für Religionsgeschichte 2, 2000, pp. 37-76.
50  Type de débat fort ancien au demeurant, si l’on en juge par la Théogonie d’Hésiode : le nom
d’Aphrodite au vers 197, et bientôt celui des Titans aux vers 207-210, leur sont conférés à
la suite d’un raisonnement étymologique. Il en ira de même de Pandore et d’Épiméthée
(dans les Travaux).
51  « D’abord, il y a autant de noms de dieux qu’il y a de langages humains. Si toi, Velleius, tu
conserves ton nom où que tu ailles, Vulcain en revanche n’a pas le même nom en Italie,
en Afrique, en Espagne. D’autre part le nombre des noms n’est pas grand, même dans nos
livres pontificaux, alors que les dieux sont innombrables : ils n’ont donc pas de noms ? »
(I, 84 ; trad. Clara Auvray-Assayas).
308 Chapitre 17

métamorphose au niveau de la représentation « imagée », iconique. Jupiter


n’est pas toujours nécessairement barbu, Minerve n’a pas partout les yeux pers,
Apollon n’est pas toujours imberbe . . . Rester fixé à ces poncifs serait tout sim-
plement idiot, comme Cotta le fait remarquer à Velleius. Le nom, ici, est consi-
déré à l’instar d’une image, fatalement conventionnelle et conjoncturelle.
Dans le prolongement de ce type de réflexion, les dieux pour Plutarque ne
seront « ni barbares ni grecs, ni du Sud ni du Nord »52. Ce qui les distingue,
d’un lieu à l’autre, ce sont les timaí et les prosegoríai, à savoir les sphères d’in-
fluence et de prérogatives ainsi que les appellations (les noms), telles que les
imposent les diverses communautés officiantes. Dans ces attributions une
grande liberté est de mise, ce qui entraîne souvent des difficultés. C’est ainsi
que les correspondances repérées par les Anciens entre différents panthéons,
et les traductions qui en résultent, ne sont guère univoques. Plutarque signale
l’embarras d’Eudoxe de Cnide53, qui se demandait, en plein IVe siècle avant
notre ère, pourquoi Déméter, pourtant correspondante incontestée d’Isis, ne
partageait pas avec celle-ci le souci des choses de l’amour ; ou encore pour-
quoi Dionysos, traditionnellement comparé à Osiris, était étranger à la crue
du Nil et à la souveraineté sur les morts. L’équivalence fonctionnelle n’est pas
systématique. Cette difficulté n’entraîne cependant pas Plutarque à postuler
l’hétérogénéité des objets comparés (les divers panthéons). La pluralité des
découpages théologiques résulte en effet, pour lui, de la diversité des modes de
perception d’une seule et même réalité.
Toutefois, si les modes de perception des principes sont divers, leurs expres-
sions (à la fois cultes et noms, timaí et prosegoríai), précise Plutarque, sont éta-
blies en fonction chaque fois d’une coutume légitime (katà nómous). La vérité,
ainsi, n’est ni grecque ni égyptienne. Où que l’on se trouve et, sommes-nous en
droit de préciser, quelles que soient les dénominations locales, le seul écueil à
éviter est celui qui détournerait la perception traditionnelle des dieux, néces-
sairement bonne, soit en direction de l’athéisme (doute exagéré), soit en direc-
tion de la superstition (adhésion naïve, entraînant une pratique excessive ou
intempestive)54. La leçon de Plutarque, par ce biais, rejoint celle de Cotta aussi
bien que celle d’Hérodote. À chaque peuple, à chaque cité sa coutume (ses
nómoi). Ce qui suppose le double et simultané postulat d’une vérité universelle
et de l’irréductible spécificité de ses expressions locales.

52  Plutarque, Isis et Osiris 67 (377 E-F).


53  Fr. 298 éd. F. Lasserre (Die Fragmente des Eudoxos von Knidos, Berlin, 1966).
54  Loc. cit. 67 (378 A).
Variations Grecques sur l ’ Origine (Mythique) du Langage 309

17.10

Au terme de ce parcours, le traité de Jamblique sur Les mystères d’Égypte nous


plonge au coeur du débat qui s’instaure chez les Néoplatoniciens autour des
usages magiques et théurgiques de la langue des dieux. La réflexion concerne
l’efficacité des noms apparemment dépourvus de signification55. Il s’agit de ce
que les spécialistes de la magie antique appellent les voces magicae, ou voces
mysticae, à savoir des formules et des noms transposés de langues étrangères,
ou simplement énigmatiques, fréquemment utilisés dans les invocations
rituelles auxquelles se livrent les magiciens et les théurges dont Jamblique,
contre Porphyre, se fait le défenseur.
Jamblique (VII, 4-5) se demande donc pourquoi les Hellènes, pour s’adresser
aux dieux, préfèrent les désignations barbares à celles qui leur sont propres ?
La réponse est : parce qu’elles ne sont pas chargées de représentations-écrans.
Leur étrangeté respecte l’indicible. De plus, ces dénominations sont issues de
peuples sacrés et très anciens (les Égyptiens, les Assyriens) qui ont reçu des
dieux eux-mêmes l’enseignement des mystères. Il convient de respecter cet
héritage, de le prolonger de manière immuable.
Pour Jamblique, les noms divins se répartissent en effet en deux catégo-
ries : ceux dont nous ne comprenons pas le sens mais qui ont un sens pour les
dieux ; et ceux dont nous comprenons le sens parce que les dieux eux-mêmes
nous en ont donné l’explication. Cette seconde catégorie concerne les noms
transmis dans le cadre de rituels mystériques institués (comme à Éleusis) par
les dieux eux-mêmes.
Jamblique nous entraîne dans une direction très voisine de celle où nous
orientait Platon quand il faisait allusion à une langue des dieux, que nous ne
connaissons pas. La suite de son raisonnement nous invite, sur ce point, et à
l’instar de Platon, à une prudente réserve. Deux motifs différents sont en effet
par lui combinés: celui d’une réelle parenté d’origine (une suggeneía) entre les
peuples sacrés et les dieux; et celui de l’immutabilité de la tradition, une qua-
lité qui renvoie elle aussi, mais sur un mode différent, analogique, à l’idée d’une
parenté avec les dieux. Il n’est pas question d’identification avec les dieux. Il
n’est pas dit que les « noms barbares » sont issus tels quels de la langue des
dieux, mais seulement qu’ils sont issus de langues (au pluriel) proches de celle
des dieux. En utilisant des formules issues des langues de peuples sacrés on se
rapproche de manière asymptotique, mais sans jamais y parvenir, des dieux
eux-mêmes et de leur langue. Ainsi écrit-il :

55  Pour une réflexion contemporaine et anthropologique sur le même thème, voir S. J.
Tambiah, Culture, Thought, and Social Action, Cambridge MA/Londres, 1985, pp. 17-59.
310 Chapitre 17

Il faut, comme si les antiques prières étaient des asiles sacrés, les con-
server toujours les mêmes et de la même manière, sans en rien retrancher,
sans y rien ajouter qui provienne d’ailleurs (trad. des Places).

Il ne faut pas forcer le sens de ce texte. Jamblique ne dit pas que les dieux
parlent une quelconque langue barbare : il faudrait alors décider, entre l’assy-
rien, ou l’égyptien. Ce que nous appellerions l’adéquation du signe au signifié,
le dieu nommé par lui-même dans sa propre langue, cela est encore et toujours
présenté comme restant hors de portée. Nous sommes ici encore dans une
tradition de pensée qui se refuse d’accepter littéralement les prétentions de
certains praticiens, alors même qu’elle s’intéresse de près à leurs techniques.
Jamblique fait expressément allusion à ces « procédures de sorciers » (goéton
technásmata, VII, 5 = 258, 6-7), procédures qui comprennent certainement les
rites vocaux attestés par les papyri grecs magiques. Les sortilèges de la glosso-
lalie prophétique y donnent la parole, et par là même l’existence, à de redou-
tables démons. Mais que dit Jamblique ?

Abandonne donc les suppositions qui tombent à côté de la vérité. Par


exemple que celui qui est invoqué (le dieu ou le démon, celui qu’on
appelle) serait égyptien ou se servirait de la langue égyptienne. Mais
suppose plutôt ceci : étant donné que la fréquentation des dieux a été
attribuée d’abord aux Égyptiens, les dieux aiment qu’on les appelle selon
les règles égyptiennes. Ces choses-là ne sont pas toutes des « procé-
dures de sorciers » : comment en effet ces noms seraient-ils des fictions
imaginaires, eux qui sont les mieux compris par les dieux, et qui nous
lient le mieux à eux. Il ne manque, à ces noms sans lesquels il n’y a pas
d’opération hiératique, qu’une force égale à celle des êtres supérieurs.

Une étude récente sur « Les voix de la Sibylle et les rites vocaux des magiciens »
montre comment, dans les textes magiques grecs d’Égypte, le magicien qui
siffle, fait claquer sa langue, imite la voix perçante des oiseaux, expire, inspire,
souffle, mugit, gémit et prononce les noms secrets des dieux, aux limites du
langage humain, ce magicien se fait vraiment le « linguiste des divers registres
des langages divins »56.

56  S. Crippa, « Entre vocalité et écriture : les voix de la Sibylle et les rites vocaux des
magiciens », in C. Batsch, U. Egelhaaf-Gaiser, R. Stepper éds., Zwischen Krise und Alltag,
Conflit et normalité, Stuttgart, 1999, pp. 95-110 ; Id., « La voce e la visione. Il linguaggio ora-
culare femminile », in I. Chirassi Colombo, T. Seppilli, éds., Sibille e Linguaggi Oraculari.
Mito Storia Tradizione, Pise/Rome, 1999, pp. 159-189. Comme exemple on peut lire le
Variations Grecques sur l ’ Origine (Mythique) du Langage 311

Le praticien des Papyri Graeci Magici prétend connaître les noms secrets
des « démons ». Celui qui le consulte et paie pour cela est vraisemblable-
ment persuadé, lui aussi, que ce spécialiste est capable de parler la langue des
dieux. Dans sa réponse à Porphyre, Jamblique prend la défense de la théur-
gie, à savoir un exercice spirituel faisant précisément appel à des procédures
inspirées de techniques magiques de ce type. Il s’efforce toutefois de mainte-
nir un écart entre la théurgie et la prétention des sorciers (goètai). Les noms
barbares (les onómata bárbara) ne relèvent pas à ses yeux directement de la
langue des dieux, mais représentent plus modestement des dénominations
très anciennes, remontant à l’époque où se tissent les premiers contacts entre
hommes et dieux.
Jamblique emprunte, pour répondre à Porphyre, le nom et le rôle d’un prêtre
égyptien, Abammon. Jan Assmann a montré comment on peut lire dans la
réflexion que ce personnage développe sur les noms apparemment « dépour-
vus de sens », les nomina barbara, le souvenir d’une authentique doctrine
égyptienne des hiéroglyphes en tant que paroles des dieux (mdw ntr)57. Cette
lecture, Assmann lui-même en signale cependant les limites, quand il souligne
la différence qui sépare un prêtre portant le masque du dieu, lors d’un rituel
verbal, et un mystique cherchant à se rapprocher du dieu, dans une pratique
théurgique visant à l’unio mystica. Cette réserve, rapportée au dossier que nous
venons de parcourir, renforce notre sentiment : le programme égyptien du phi-
losophe syrien Jamblique rejoint l’émerveillement grec le plus ancien devant
les pouvoirs du langage, et partant devant les pouvoirs de ceux qui maîtrisent
le langage, sorciers y compris58.

PGM XIII : cf. La magie. Voix secrètes de l’Antiquité, textes traduits et présentés par
P. Charvet et A.-M. Ozanam, Paris, 1994, pp. 105 sqq. en particulier.
57  J. Assmann, art. cit. (n. 30).
58  Que soient ici remerciés, pour leurs amicales et précieuses réactions, non seulement les
participants au colloque de Genève organisé en décembre 2000 par Olivier Pot, mais aussi
les étudiants, les collègues et les auditeurs qui sont intervenus lors du séminaire que j’ai
donné durant le mois de mai 2001 à l’EPHE de Paris, Section des Sciences religieuses,
invité par Stella Georgoudi.
Chapitre 18

La crainte des dieux

18.1

Que les dieux puissent faire peur, on en conviendra aussi bien à Athènes qu’à
Jérusalem, à Rome, Babylone ou Memphis. C’est tellement évident qu’on a
pu faire de cette peur le fondement du sentiment religieux. Avant même de
reconnaître un dieu, de savoir auquel (ou à qui) on a affaire, on en a peur. C’est
du moins ce que l’on dit. La chose, pour autant que je le sache, n’a pas été
expérimentée en laboratoire. Mais cet effroi d’avant la religion, qui annonce
la religion, est mis en scène dans d’innombrables récits, épopées et mythes.
Ovide, dans son dictionnaire amoureux de la religion romaine (Les Fastes, sur
le calendrier des fêtes), se plaît à imaginer qu’un beau jour il a rencontré Janus
en personne, le dieu du mois de janvier (Fastes I, 95-101). Le poète latin qua-
lifie Janus de « sacré » (sacer), sacré Janus, ce qui peut paraître étrange pour
un dieu, sacer voulant dire « qui appartient aux dieux », mais cette notation
non dépourvue d’ironie concerne un personnage qui appartient effectivement
à tous les dieux, puisqu’il ouvre l’année et qu’on s’adresse à lui, en premier, dans
toutes les prières. Janus surgit devant les yeux d’Ovide avec son double visage,
sa double face, l’une tournée vers l’avant, le futur, l’autre vers l’arrière, le passé :
« Je fus saisis de peur, je sentis mes cheveux se dresser de frayeur et un froid
subit glaça mon cœur », affirme Ovide. Le dieu n’est pourtant pas malinten-
tionné. On pourrait comparer cette élégante fiction avec toute une série d’épi-
phanies littéraires moins ludiques, romaines, grecques et d’ailleurs aussi. Une
épiphanie, c’est l’apparition soudaine (et toujours impressionnante) d’un dieu,
une présentification de l’invisible, qui se manifeste sous la forme d’un phé-
nomène naturel (foudre, tremblement de terre, aurore rougissante, lever de
pleine lune sur la mer) ; ou sous la forme d’un animal qu’on n’attendait pas de
rencontrer là, ou encore sous une apparence humaine, mais « trop plus qu’hu-
maine », comme dirait le poète Villon : un masque de jeune femme extraordi-
nairement belle (dont la beauté cache, et révèle à la fois, la déesse Aphrodite1),
ou un oiseau, une chouette, qui signale Athéna. C’est un motif mythologique
et littéraire très répandu. Le Naufragé du conte égyptien rencontre un dieu

1  Cf. Anchise face à Aphrodite dans l’Hymne homérique à Aphrodite. Gilgamesh face à Ishtar,
dans l’épopée de Gilgamesh, etc.

© koninklijke brill nv, leiden, ���6 | doi ��.��63/9789004319141_019


La Crainte Des Dieux 313

serpent, un immense serpent barbu, recouvert d’or et de lapis-lazuli, sur une


île enchantée, qui lui dit :

Qui t’a amené, petit ? Si tu tardes à me dire qui t’a amené dans cette île,
je ferai que tu t’aperçoives, ayant été réduit en cendres, que tu es devenu
quelque chose qu’on ne peut plus voir.

Le malheureux Naufragé répond :

Tu me parles et moi je ne saisis pas : je suis devant toi et j’ai perdu le


sentiment2.

Un petit pâtre rencontre une déesse, dans une autre histoire de l’Égypte
ancienne. La déesse est belle, mais « les cheveux [du pâtre] se hérissent, et
la peur qui l’envahit ne quitte plus son corps »3. Une déesse amoureuse d’un
humain, en effet, c’est très dangereux, pour l’humain. On le dit en Mésopotamie
(où Gilgamesh résiste à Ishtar), comme en Grèce ou en Égypte.
Vu à grande échelle, on a affaire à un « universel ». Mais il convient de regar-
der ce type de phénomène de manière précise et contextuelle. Si les récits
(mythiques) d’épiphanie sont nombreux, il faut reconnaître qu’au niveau
de la pratique religieuse, à de rares exceptions près (les mystiques sont loin
d’être majoritaires, et on ne les connaît que par ce qu’ils racontent), on ne ren-
contre pas la divinité face à face. Le dieu est caché. Mystérieux. Et c’est tant
mieux nous dit-on. On cherche plutôt, normalement, à éviter de le rencontrer.
Moïse lui-même tourne le dos à son dieu, et se réfugie dans une anfractuosité
de rocher, où il est touché, mystérieusement frôlé, par un être dont la vision
directe serait fatale. Le livre de l’Exode, dans la Bible, donne des précisions sur
ce mode de communication compliqué. Iahvé dit à Moïse, qui Lui demande de
lui faire voir Sa gloire:

Tu ne peux voir ma face, car l’homme ne peut me voir et vivre ! . . . Voici


un endroit à côté de moi ! Tu te tiendras debout sur le rocher ! Et il arri-
vera, quand passera ma Gloire, que je te mettrai dans le trou du rocher et
je te couvrirai de ma paume jusqu’à ce que je sois passé ! Puis je retirerai
ma paume et tu verras mon dos, mais ma face ne sera pas vue4 !

2  Trad. G. Lefebvre, Romans et contes égyptiens de l’époque pharaonique, Paris, 1982, p. 35.
3  Ibid., p. 27.
4  Exode 33, 20-23 (trad. TOB).
314 Chapitre 18

18.2

On a voulu faire, de l’émotion que décrivent ces récits mythologiques de ren-


contre avec une divinité, le fondement d’une expérience. Une expérience à
laquelle les modernes historiens des religions ont donné un nom : l’expérience
du sacré. Disposition originaire de l’humain, à localiser dans ce que les mys-
tiques appellent « le tréfonds de l’âme », le sacré (das Heilige) a fait l’objet d’un
livre paru en 1917, sous la plume d’un philosophe et théologien néo-kantien,
Rudolf Otto. Selon Otto, le sacré est un mode de perception qui aurait surgi
« comme une étrange nouveauté dans l’âme de l’humanité primitive », une
nouveauté dont procèderait « tout le développement historique de la reli-
gion ». Otto, qui aime jouer avec le mystère en nommant les choses en latin,
donne à ce sacré primitif le nom de « numineux » (numinosum, tiré de numen,
divinité au sens vague). Le numineux se laisserait percevoir, au niveau le plus
primitif, à travers un sentiment de crainte, une réaction affective, émotion-
nelle, un tremblement déclenché par la rencontre d’une présence extérieure,
mystérieuse mais bien réelle. Cette rencontre, ce heurt, cette surprise face
au tout autre, dévoilerait d’un coup l’extrême finitude, le néant du sujet. Le
sentiment de n’être rien, face à ce tout autre, donne à cette expérience, selon
Otto, une tonalité de mysterium tremendum, de mystère qui suscite l’effroi.
De l’effroi, et de l’humilité aussi qu’il implique, on passe tout naturellement
à l’idée de l’inaccessibilité absolue et de la puissance de ce tout autre, de sa
majesté. De là, on débouche sur l’étonnement, la stupeur, la fascination, l’admi-
ration et le ravissement. Devenu mysterium fascinans, après avoir été reconnu
comme mysterium tremendum, le numineux affiche un caractère paradoxal,
qui entraîne les spécialistes (les mystiques, maître Eckhart en particulier) à
élaborer une théologie de l’inouï, véritable « assaut livré à la logique naturelle
par une logique de coïncidence des opposés », dans les termes de Rudolf Otto.
Il s’agit là d’une magnifique construction, élaborée à grand renfort de cita-
tions tirées de la Bible, des religions orientales et de la littérature mystique,
mais d’une construction en grande partie imaginaire, car dé-contextualisante,
trop générale, trop universelle pour résister à l’examen critique des dossiers
historiques ou ethnologiques. On relèvera enfin que cette construction savante
et pieuse (luthériano-centrée) présuppose la réalité objective d’un contact pri-
mitif avec le tout-autre. La réalité de ce tout-autre, et non seulement sa mise
en scène fictionnelle.
Plutôt que de prolonger un tel exercice incantatoire, je propose que nous
examinions ce qui a été raconté, et pensé, de cette affaire de peur sacrée, de
crainte des dieux, sur un terrain précis. Je propose pour cela un choix, en me
tournant du côté des Grecs, et de l’attention que la pensée européenne n’a
La Crainte Des Dieux 315

cessé de porter sur la manière dont ils ont posé des questions qui sont encore
les nôtres. Observons, avec les Grecs et ceux qui les ont lu, ce qu’on a pu dire
de la crainte des dieux.
La pensée grecque, sur ce motif de la crainte des dieux, ne nous a en effet
jamais abandonné. Nous y revenons sans cesse. C’est elle qu’invoquent les pen-
seurs romains et les Pères de l’Église, elle encore à laquelle ont recours les théo-
logiens médiévaux pour expliquer, par exemple, ce que dit, dans le latin de la
Vulgate, le Psaume 66, verset 7 : 

Dieu, notre Dieu, nous bénit. Que Dieu nous bénisse, et que la terre tout
entière le craigne5 !

En d’autres termes : Que dieu me protège de ces autres auxquels il est bon qu’il
fasse peur. La peur est un attribut essentiel de ce Père protecteur.
Abélard (au début du XIIe siècle) commente ce texte dans sa Théologie chré-
tienne6. Abélard fait appel pour cela à un précurseur, Cassiodore qui lui-même,
au VIe siècle, citait un vers fameux du poète latin Stace (un poète du 1er siècle
de notre ère, qui ignorait tout de la Bible) :

Primus in orbe deos fecit timor.

C’est la peur qui la première au monde a créé des dieux7.

Après avoir rappelé cette maxime païenne transmise par le chrétien Cassiodore,
Abélard ajoute que l’on a raison d’appeler Dieu « Seigneur », ou « Maître »
(Dominus). Dieu, deus en latin, correspond en effet au grec theos, que l’on pour-
rait traduire, nous dit Abélard, par « peur »8. Pour arriver à ce résultat étrange,

5  Benedicat nos deus, deus noster, benedicat nos deus, et metuant eum omnes fines terrae
(Vulgate, Psaume 66, 7 (trad. TOB, correspondant au Psaume 67, 7 de la Bible hébraïque).
6  Livre I chapitre 3, Migne éd., PL 178.
7  Le renvoi à Abélard m’a été suggéré par J.-Fr. Riaux, « Aux sources de la croyance : petite
histoire d’une formule. Primus in orbe deos fecit timor (Pétrone ou Stace), C’est en premier
la crainte qui crée les dieux sur terre ou la peur a fait les dieux », [http://www.univ-paris1.fr/
fileadmin/CHSPM/pdf/JFRiaux3.pdf].
8  Abélard cite Isaie 6, 3 (Sanctus, Sanctus, Sanctus, Dominus Deus Sabaoth), avant de commenter
de la manière suivante : « Le prophète (Isaïe) a raison d’utiliser le mot « maître » (dominus)
pour désigner la puissance, parce qu’il appartient aux maîtres de diriger (praeesse). Que cette
puissance, la plupart du temps, se voie assigner le nom de « dieu » est d’autant plus évident
qu’en grec theos, c’est-à-dire dieu (deus), au témoignage d’Isidore, est traduit par peur (timor),
et n’importe quelle puissance est une peur pour ses sujets ».
316 Chapitre 18

Abélard renvoie à un autre érudit chrétien du VIe siècle, Isidore de Séville,


auteur des Étymologies.
Isidore de Séville disait précisément ce qui suit, et ce qu’il dit, bien que cela
soit effectivement quelque peu surprenant, est important ; son œuvre ency-
clopédique, on le sait, inaugure, au VIe siècle, comme celle de Cassiodore, la
pensée médiévale:

Le mot latin deus, « dieu », est un nom d’origine grecque, dérivant de


déos, qui signifie phóbos, la peur (timor), d’où l’on tire le nom de dieu
(deus), parce que ceux qui lui rendent un culte ont peur9.

Cette spéculation étymologique renvoyant le mot latin « dieu » (deus) à un


mot grec déos qui signifie la peur (un synonyme de phóbos), n’a aucune valeur
scientifique. Il s’agit de ce que les linguistes modernes appellent une étymolo-
gie populaire, autrement dit un pur jeu de mots. Mais il faut reconnaître que ce
type de jeu de mot (que les penseurs antiques et médiévaux prennent très au
sérieux), peut nous orienter dans des directions intéressantes. En l’occurrence,
Isidore affirme qu’il existe un lien essentiel (et pas seulement anecdotique,
ou mythologique), entre le divin et la peur. Ce lien fait l’objet d’une réflexion,
depuis avant le christianisme (puisqu’on invoque le poète latin Stace).

18.3

Un commentaire antique à l’Énéide de Virgile explique qu’une certaine forme


de crainte (un certain metus) équivaut à une religio10 ; le même commentaire,
un peu plus loin (VIII, 349) explique que la « religion » (la religio) est une
crainte, dans le sens que le mot latin religio serait tiré du verbe religare, atta-
cher, lier, nouer. La religio noue, elle lie l’esprit. Il faut comprendre que cette
ligature représente une sorte de paralysie, qui s’empare du pratiquant dans son

9  Étymologies VII, 2-6 : Primum apud Hebraeos Dei nomen El dicitur; quod alii Deum, alii
etymologiam eius exprimentes ἰσχυρὸς, id est fortem interpretati sunt, ideo quod nulla
infirmitate opprimitur, sed fortis est et sufficiens ad omnia perpetranda. Secundum nomen
Eloi. Tertium Eloe, quod utrumque in Latino Deus dicitur. Est autem nomen in Latinum ex
Graeca appellatione translatum. Nam Deus Graece δέος, φόβος dicitur, id est timor, unde
tractum est Deus, quod eum colentibus sit timor. Deus autem proprie nomen est Trinitatis
pertinens ad Patrem et Filium et Spiritum sanctum. Ad quam Trinitatem etiam reliqua quae
in Deo infra sunt posita vocabula referuntur.
10  Servius, Aen. VII, 60, à propos d’un laurier sacré conservé dans la cours du palais de Latinus
depuis des temps immémoriaux : l’Énéide dit que cet arbre est protégé par la crainte.
La Crainte Des Dieux 317

rapport à la divinité, un rapport rituel dont il finit par avoir peur, comme de la
mort. Chez Lucrèce, auquel nous reviendrons un peu plus loin,

. . . l’humanité [avant Epicure] traînait sur terre une vie abjecte, écra-
sée sous le poids d’une religion dont le visage, se montrant du haut
des régions célestes, menaçait les mortels de son aspect horrible (De la
nature I, 62-65, trad. Alfred Ernout).

La religion est expliquée ici en termes de superstition, attachant l’humain à


la crainte, à la faveur d’une virtuosité anagrammatique intraduisible, donnant
l’explication cachée de religio par superstitio : quae caput a caeli regionibus
ostendebat horribili super aspectu mortalibus instans11.
L’étymologie la plus courante, elle, ne dit pas autre chose : elle rattache reli-
gio non pas à religare (re-lier), comme le fait généralement Lucrèce12, mais à
relegere, re-lire, reprendre13. Loin d’être conçue comme lien de communica-
tion entre l’homme et les dieux, la religion, dans ces spéculations romaines
traditionnelles, d’avant le christianisme, est conçue comme le contraire de la
négligence ou de l’insouciance (de même que re-legere s’oppose à neg-legere) ;
la relecture qu’est une religion s’oppose à la négligence, comme une forme de
respect, de scrupule, d’hésitation révérencieuse, qui peut revêtir, à la limite,
l’aspect d’un véritable blocage, d’une inquiétude paralysante. Les Anciens
avaient déjà conçu que le ritualisme peut se transformer en névrose obses-
sionnelle, pour le dire avec les mots de Freud.
Il y aurait donc un aspect négatif de la religion, du respect des dieux ? Oui, si
l’on pousse la religion à la limite, à son extrême, du côté de l’hésitation, du scru-
pule révérenciel, de la timidité paralysante. C’est ainsi que pour les Anciens, la
peur qui peut accompagner la religion et parfois la définir, est le plus souvent
condamnée car elle engendre, selon eux, une forme de piété maladive, exagé-
rée et déplacée, à savoir une superstition, une attitude dont le nom latin (qui
désigne une sorte de survivance), traduit le mot grec deisidaimonia qui, lui,
veut dire littéralement « peur des dieux, crainte des dieux » (deisis, équivalent

11  Je remercie Damien Nelis de m’avoir signalé ce jeu anagrammatique, qui a fait l’objet
d’intéressants commentaires, notamment chez P. Friedländer, « Patterns of Sounds and
Atomistic Theory in Lucretius », The American Journal of Philology 62, 1941, pp. 16-34,
sp. 19. Cf. J. McIntosh Snyder, Puns and Poetry in Lucretius’ De Rerum Natura, Amsterdam,
1980, pp. 120-121.
12  Lucrèce I, 931-932 ; IV, 6-7 ; V, 114-116.
13  Cf. Ph. Borgeaud, « Religion romaine et histoire des religions », Archiv für Religions­
geschichte 5, 2003, pp. 119-130, p. 120.
318 Chapitre 18

à deos, peur, des daimones, des dieux). Le grand érudit romain Varron, biblio-
thécaire de Jule César, pourra donc dire en latin, mais en pensant en grec :

L’homme superstitieux a peur des dieux, alors que l’homme religieux, les
révérant comme des pères, n’en a pas peur comme d’ennemis14.

Cette formule est en quelque sorte le correspondant romain du psaume évo-


qué plus haut, où l’on opposait à la bénédiction que Dieu accorde à son peuple,
la crainte qu’il suscite chez les autres. Révérer, ou craindre (uereri, timeri), les
deux verbes utilisés par Varron désignent deux pôles d’un même affect, dont
les manifestations « physiologiques » vont du recul, de la raideur, du frisson,
jusqu’à la paralysie.
La superstition, cette crainte des dieux, désigne donc un excès, une exagé-
ration du respect, qui corrompt la bonne « piété », ce que les Grecs appellent
eusebeia15. Dans le mot grec eusebeia (piété), il y a eu-, « bien », et sébas. Le
sébas, c’est d’abord un étonnement, une admiration, un émerveillement. Mais
c’est aussi, en même temps, une forme de crainte, de peur mêlée de révérence,
face à ce qui sort de l’ordinaire. L’expérience émotionnelle désignée par le mot
sébas conjoint des affects qui peuvent paraître contradictoires. On nous dit
que les dieux cosmiques eux-mêmes peuvent éprouver du sébas, sous forme
de joie; ils rient de bonheur, quand la terre se couvre de fleurs sous les pas
d’Aphrodite. Mais ce qui fait rire les dieux pourrait tout aussi bien effrayer
l’humain16.

18.4

Quittons l’examen du vocabulaire pour prendre un exemple. Quand une mor-


telle, une petite princesse gardant ses moutons dans un pâturage d’altitude,
est conduite au fond d’une grotte par un dieu de passage, un grand séducteur,
le dieu Hermès, elle met au monde, dans la montagne, un petit bébé poilu, à
jambes de bouc, qui lui sourit aussitôt, de toutes ses dents. À peine délivrée,
elle prend ses jambes à son coup. Sa frayeur est telle qu’elle en oublie d’être

14  Cité par Augustin, Cité de Dieu VI, 9 : supertitioso dicat (scil. Varro) timeri deos, a religioso
autem tantum uereri ut parentes, non ut hostes timeri.
15  Cf. L. Bruit Zaidman, Le commerce des dieux. Eusebeia, essai sur la piété en Grèce ancienne,
Paris, 2001.
16  Cf. J. Rudhardt, « Considérations sur la notion de sebas », in Homère chez Calvin. Figures
de l’hellénisme à Genève. Mélanges Olivier Reverdin, Genève, 2000, pp. 421-434.
La Crainte Des Dieux 319

mère. Cette frayeur, le dieu Hermès, lui, l’ignore. Il est enchanté de son fils, le
petit dieu Pan. Il le recueille dans une peau de lièvre et l’emmène aussitôt sur
l’Olympe, où le nouveau-né fait la joie de tous les autres dieux, et de Dionysos
surtout17.
Désir et peur, attraction et répulsion coïncident, dans cette image de Pan,
l’animal-dieu. La panique, qui tire son nom de Pan, sera chez les humains une
peur dont la cause échappe, une peur sans fondement, issue le plus souvent
d’une mauvaise interprétation, celle d’un bruit absurde dans la nuit, un simple
écho. La panique peut frapper de folie une petite communauté humaine,
jusqu’à la désorganiser complètement. La peur panique frappe une collectivité,
qu’elle désoriente, qu’elle disloque. Elle agit, sur un mode collectif, de manière
comparable à un désir érotique très particulier et fort répandu, panique lui
aussi, qui s’empare d’un individu attiré par une passion invincible et aliénante
vers un objet insaisissable, impossible ; c’est alors l’objet du désir qui s’avère
illusoire (comme Écho, la nymphe sans corps, qui échappe à l’étreinte de Pan),
et non plus l’objet de la crainte.
Peur irrépressible mais privée d’objet, désir irrépressible mais privé lui aussi
d’objet, ces deux formes d’aliénation annoncent toutefois, en la personne du
dieu, monstre poilu, mi-animal, mi-anthropomorphe, musicien et danseur, qui
guette au loin et rit de tout cela, la promesse d’un retour à l’équilibre, à la joie,
à la fécondité, à la paix18.
Dans la figure du dieu Pan la séduction et la répulsion, le désir et la peur
se rejoignent. Il faut avoir présent à l’esprit cette capacité de retournement et
de métamorphose émotive, quand, redescendant des montagnes arcadiennes
dans le monde humain, on rencontre, au niveau de l’expérience religieuse, ce
sentiment où la crainte s’unit à l’admiration, la joie à l’effroi. On aurait tort de
réduire sans autre la crainte des dieux à une crainte vulgaire. Comme le disait
Jean Rudhardt : « S’il est vrai qu’une sorte d’inquiétude peut accompagner le
saisissement du sébas, les deux sentiments ne se confondent pas. Le sébas est
respectable, à la différence de la peur qui ne l’est pas. La proximité de la peur
n’abolit jamais la secrète attirance ou l’admiration que le sébas implique ». Si
le sébas (qui se trouve au fondement de la piété grecque) comprend une sorte
de crainte, ce n’est en effet pas n’importe quelle crainte. Il y a peur et peur. Peur
réprouvable, peur louable. Entre religion et superstition, entre désir et répul-
sion, dans le rapport aux dieux, tout se joue dans la distance qui sépare deux
craintes, ou deux désirs.

17  Hymne homérique à Pan 35-46.


18  Cf. Ph. Borgeaud, Recherches sur le dieu Pan, Rome, 1979.
320 Chapitre 18

Le grand Hobbes, dans son Léviathan (I, 13), au XVIIe siècle, relèvera qu’aussi
longtemps que les hommes vivent « sans un pouvoir commun qui les main-
tienne tous dans une crainte respectueuse » (« without a common power to keep
them all in awe »), ils sont en situation de guerre (« war ») continuelle des uns
contre les autres. La peur suscitée par le pouvoir, peur constructive, positive,
est de nature particulière : Hobbes utilise le mot awe, un mélange de crainte
et de respect, qui renvoie à un affect comparable à celui que les Grecs appe-
laient sébas. Aussi longtemps que règne une autre peur, la peur mauvaise, la
peur primitive, d’avant la peur de type « awe », il n’y a place pour aucun travail
collectif, selon Hobbes, parce que le fruit d’un tel travail serait trop incertain,
menacé par l’hostilité générale ; aucune culture de la terre, aucune navigation
n’est pensable ; pas d’arts, pas de lettres, pas de société, mais une crainte per-
manente, très différente du sébas ou de l’awe, la crainte que fait régner le dan-
ger constant, la menace permanente de mort violente. La vie de l’homme, dans
ces conditions, ne peut être que « solitaire, misérable, méchante, bestiale, et
éphémère » (« solitary, poor, nasty, brutish, and short »). De cette guerre de tous
contre tous, les humains vont s’éloigner en fondant la société sous l’égide d’un
pouvoir absolu. L’idée leur en vient en partie, selon Hobbes, non pas d’une
réflexion, mais sous l’effet de certaines passions. En effet, c’est notamment cette
peur primitive, la peur mauvaise, celle de la mort, cette terreur exacerbée par
la guerre incessante de tous contre tous, qui va finalement forcer les humains
à devenir intelligents, et à instituer des règles de conduites contrôlées par un
pouvoir souverain, tout puissant, pour mettre de l’ordre dans le désordre, pour
passer de l’état de guerre à celui de paix. La crainte de la mort, le désir d’accéder
à une existence confortable, et l’espoir d’y parvenir19 constituent ces passions
non raisonnées qui vont pousser les humains à la paix. La raison, elle, tirant les
conséquences de la passion, dictera les règles de cette paix, en décidant qu’il
faut obéir aux règles imposées par un souverain tout-puissant20.
Bien avant Darwin, Hobbes avait donc reconnu dans la peur une émotion
fondamentale, conditionnant la survie de l’espèce. Une émotion de base. Il en
avait reconnu la complexité. Jusqu’à déceler l’origine des dieux dans une forme
de peur, une peur particulière, cette anxiété qui ronge les humains incapables
de comprendre les causes qui régissent le monde et l’histoire (I, 12), anxiété
dont Hobbes voyait la figure emblématique dans Prométhée, l’homme qui vou-

19  The passions that incline men to peace are : fear of death ; desire of such things as are neces-
sary to commodious living; and a hope by their industry to obtain them.
20  Convenient articles of peace.
La Crainte Des Dieux 321

drait prévoir, qui n’y parvient que trop mal, et se ronge le foie21. En situant l’an-
xiété à l’origine des dieux, Hobbes n’inventait rien, sinon une variation (assez
géniale) sur un thème très ancien. Et d’ailleurs l’évocation de Prométhée, aux
origines de la civilisation, est une affaire qui renvoie directement aux Grecs.
Bonne ou mauvaise, la peur déployait depuis toujours son ambivalence au
cœur du fantasme et de l’imaginaire théologique. Il faut dire que l’humain,
naturellement, aime à se faire peur ; c’est d’ailleurs une des principales raisons
d’être du jeu fictionnel : tu me fais peur, je te fais peur, on joue à se faire peur,
entre humains, quand on est suffisamment proches (quand on ne risque pas
trop), ou quand on reste dans la fiction. Le même jeu peut se jouer entre dieux
et humains, quand le rituel met en scène une relation de communication
et d’échanges réciproques, entre visible et invisible, entre réel et irréel. Que
risque-t-on alors ? Pour de vrai, pas pour de vrai, comme disent les enfants ?
Bien des rites, dans bien des religions, sont construits autour de ce jeu, où la
frontière entre fiction et réel se déplace constamment.

18.5

On ne s’étonnera donc pas de constater que le passage par une expérience


théâtralisée de la peur et de l’angoisse est au cœur de ces rituels secrets concer-
nant les chemins de l’au-delà, ces cérémonies que les Grecs ont appelé des
mystères. Platon, dans le Phèdre (251a 4) fait allusion aux effrois (aux deímata),
accompagnés de frissons et de vagues de chaleur, qui précédent, dans ces mys-
tères, la vision divine, celle réservée aux initiés, quand le hiérophante, dans
la nuit soudain illuminée du Saint des Saints révèle les objets sacrés. La réfé-
rence au rituel secret d’Éleusis est utilisée ici comme une métaphore, pour
désigner l’émotion constitutive de l’éros pédérastique. Le frisson érotique est
décrit comme frisson religieux. Mais cette instrumentalisation rhétorique ne
serait pas possible si, effectivement, l’usage rituel de la peur n’était un élé-
ment important, fondamental, des mystères. Le cri du prêtre appelant Coré ou
Brimô, des divinités redoutables, au moment où la lumière jaillit dans la nuit
du Saint des Saints (l’anáktoron éleusinien) est décrit, dans un traité sur les
dieux (le Perì theôn d’Apollodore d’Athènes), comme étant accompagné d’un

21  Hobbes s’efforce de distinguer la croyance (païenne) en une pluralité de dieux, croyance
dictée par la crainte, de la croyance en un dieu unique, croyance dictée par le désir de
parvenir à une cause unique, un premier moteur (au sens de l’ananke sthènai d’Aristote).
322 Chapitre 18

coup de gong (echeîon)22. La peur éleusinienne, qui permet à Platon d’expli-


quer ce qui se passe au niveau d’une passion érotique violente, sert aussi à
expliquer, chez un autre philosophe (de la même école), ce que l’âme ressent
au moment de la mort :

L’âme, au moment de la mort, éprouve la même impression que ceux


qui sont initiés aux Grands Mystères . . .23 Ce sont d’abord des courses au
hasard, de pénibles détours, des marches inquiétantes et sans terme à
travers les ténèbres. Puis, avant la fin, la frayeur est au comble; le frisson,
le tremblement, la sueur froide, l’épouvante24. Mais ensuite une lumière
merveilleuse s’offre aux yeux, on passe dans des lieux purs et des prairies
où retentissent les voix et les danses ; des paroles sacrées, des apparitions
divines inspirent un respect religieux. Alors l’homme, dès lors parfait et
initié, devenu libre et se promenant sans contrainte, célèbre les Mystères,
une couronne sur la tête ; il vit avec les hommes purs et saints ; il voit
sur la terre la foule de ceux qui ne sont pas initiés et purifiés s’écraser
et se presser dans le bourbier et les ténèbres et, par crainte de la mort,
s’attarder dans les maux, faute de croire au bonheur de là-bas25.

Dans les Grenouilles, jouées à Athènes, au théâtre de Dionysos, en 405 avant


notre ère, Aristophane met en scène Dionysos lui-même, un Dionysos travesti,
dans une parodie de descente aux Enfers. Le dieu découvre soudain (aux vers
288 à 300) les non-initiés, ceux qui n’ont pas bénéficié des Mystères ; il les voit
incapables d’avancer, enfoncés qu’ils sont dans un bourbier infernal, avant de
distinguer, dans le lointain, le cortège des initiés bienheureux. Comme pour

22  Le gong, chez Apollodore d’Athènes 244 F 110b Jacoby ; cf. Philostrate, Vie des sophistes II,
20 ; et IG II2 3811, 1-2 ; 4-10 ; Hippolyte, Réfutation V, 8, 40 (Brimo). Les rites d’épouvantes
sont mentionnés dans d’autres contextes qu’Éleusis. Par exemple à Samothrace (scholie
à Aélius Aristide, p. 189, 6). Dans un contexte de rituel funéraire réservé à des initiés, une
lamelle d’or orphique de Thourioi proclame : « Réjouis-toi ayant souffert une souffrance
que jamais auparavant tu n’as souffert » (chaîre pathòn tò páthema tò d’oúpo prósthe
epepóntheis). Dans les rituels macédoniens de type dionysiaque, les femmes se plaisent
à manipuler de grands serpents qui sortent du lierre ou des vans mystiques, s’enroulent
aux thyrses et aux couronnes et terrorisent les hommes : Plutarque, Alexandre II, 7-9 ;
cf. Athénée V, 28, 198 e.
23  « Le mot et la chose se ressemblent ; on dit teleutân et teleîsthai », précise Plutarque.
24  Phríke, frisson de la peau, ou hérissement des poils ou des cheveux ; trómos, tremblement ;
idròs, sueur ; thámbos, mélange de terreur et de stupéfaction.
25  Plutarque fr. 178 Sandbach, = Stobée, Anth. IV, 52b, 49, 2-20. Je reproduis la traduction de
P. Foucart, Les mystères d’Éleusis, Paris, 1914, p. 393.
La Crainte Des Dieux 323

mieux souligner le mécanisme de renversement émotionnel qui préside à


cette opposition entre bourbier et bonheur des initiés, Aristophane fait sur-
gir, à ce moment précis, la silhouette fantomatique d’Empuse, un épouvantail
unijambiste, une figure de cauchemar26. Démone du monde infernal, Empuse
est celle qui paralyse, qui attrape les pieds et lie les jambes. Son apparition gui-
gnolesque déclenche l’effroi du dieu. Dionysos, jusqu’alors fanfaron, déguisé en
Hercule de foire pour mieux affronter les dangers de l’au-delà, est saisi d’une
trouille faramineuse. L’acteur qui joue son rôle quitte précipitamment la scène
pour se réfugier dans les bras du prêtre, le prêtre de Dionysos, assis au premier
rang, comme c’est normal, puisque le théâtre fait partie du culte. Le dieu est
mis en scène comme victime de son propre pouvoir d’illusion. En le représen-
tant tremblant de peur, le jeu théâtral, qui est une forme officielle de piété,
prend ses distances par rapport à lui. Il introduit de l’humour, et même de la
caricature, dans un rituel en l’honneur de Dionysos. Comme si le respect et la
crainte que le dieu inspire exigent d’être traités avec humour, et distanciation.
C’est la frontière entre la bonne piété et la superstition qui est ici, théâtrale-
ment et magistralement, explorée.

18.6

Certains diront que la peur des dieux (la peur suscitée par les dieux) est néces-
saire au point qu’il aura fallu inventer ces êtres puissants et immortels pour
faire peur aux hommes, et les forcer à respecter les coutumes et les lois. La peur
donne alors son autorité à la coutume, elle impose le respect des lois aux foules
ignorantes, leur permettant de survivre dans une nature hostile et d’avoir une
vie sociale plus ou moins stable. Vision quelque peu élitiste, mais somme toute
assez répandue . . . D’autres (depuis Épicure et Lucrèce) diront que la peur des
dieux est une peur vaine et inutile, dont la science, un savoir lucide, saura nous
débarrasser un jour. Vision tout aussi élitiste, mais différemment colorée . . .
Dans les deux cas, on le comprend au premier coup d’œil, un lien est établi
entre les dieux et la peur. Positif ou négatif, ce lien est fondamental, efficace,
alors même qu’il repose sur un effet de réel, sur une illusion.
Antiphon le Sophiste, contemporain de Socrate, conseillait de respecter les
lois et les règles coutumières, aussi longtemps qu’on se trouve sous le regard

26  Lucien introduira lui aussi Empuse, comme un obstacle, dans le périple infernal du
Cataplous (22).
324 Chapitre 18

de ses concitoyens27. Quand on est seul et sans témoin, on peut suivre la loi de
nature (la physis). Celui qui transgresse les règles établies28, si c’est à l’insu de
ceux qui y souscrivent, échappe à la honte autant qu’au châtiment, disait-il. Ce
qui se joue ici, et que l’on pourrait observer aussi chez des penseurs moins per-
vers ou moins philosophes29, c’est la force efficace du contrat social, la violence
constitutive de la coutume, de ce que les Grecs appelaient le nómos : nómos
basileús, un nómos roi, ou tyran, une convention imposant sa règle et sa terreur
de manière aussi absolue qu’arbitraire.
C’est autour de ce motif que s’élaborent les théories sophistiques sur les ori-
gines de la culture, une culture opposée à la nature : le nómos (la règle coutu-
mière, à laquelle une communauté s’accorde d’obéir, par convention), est autre
chose que la physis (la nature, en grec). La nature est un donné ; la culture,
elle, est une construction, une convention qui a besoin, en tant que telle, d’une
autorité surnaturelle.
Avec Critias, un autre contemporain de Socrate, la difficulté résiduelle que
contient de toute évidence la théorie d’Antiphon se trouve résolue par le moyen
d’une sorte d’intériorisation de la honte. Pour pallier à un possible défaut
de contrôle social, on invente le regard du dieu30. Il s’agit en réalité, une fois
encore, d’une instrumentalisation de cette peur que doit susciter le non res-
pect de la règle ; mais puisque le regard des autres ne suffit pas, puisqu’on peut
être criminel en absence de ce regard, il faut chercher ailleurs la source de la
honte : la coutume n’étant pas suffisante en elle-même pour susciter le respect,

27  Antiphon le Sophiste, fragment 44 D.-K. Cf. le très riche commentaire de B. Cassin, L’effet
sophistique, Paris, 1995, pp. 154-191.
28  La loi non écrite, tà nómima.
29  Comme Hérodote ou Pindare.
30  Philosophe et politicien Critias, un parent de Socrate, devait mal finir pour s’être lancé
dans une aventure totalitaire (le putsch oligarchique des Trente Tyrans). De Critias nous
est conservé un célèbre fragment de poème sur l’origine de la civilisation (fragment 25
D.-K.): il y est dit qu’à l’origine la vie des humains était bestiale, livrée à la loi du plus
fort. Au bout d’un certain temps, on établit des règles de justice, pour contrôler les
débordements. On eut peur, désormais d’être puni pour ses fautes. Plus tard, quand on se
rendit compte que le châtiment ne saurait punir que les fautes avérées, connues de tous,
et que rien ne dissuadait de commettre des crimes en cachette, « un homme avisé et de
sage intention inventa pour les mortels la crainte de dieux, en sorte qu’il y eût quelque
chose à redouter pour les méchants, même s’ils cachent leurs actes, leurs paroles ou
leurs pensées. Voilà donc pourquoi il introduisit l’idée de divinité, au sens qu’il existe un
être supérieur qui jouit d’une vie éternelle, qui entend et voit en esprit, qui comprend et
surveille ces choses, qui est doté d’une nature divine : ainsi, il entendra tout ce qui se dit
chez les mortels et sera capable de voir tout ce qui se fait. Si tu médites en secret quelque
forfait, celui-ci n’échappera pas aux dieux, car il y a en eux la capacité de le comprendre. »
La Crainte Des Dieux 325

il faut inventer les dieux, ces gardiens redoutables auxquels rien n’échappe,
afin que la seule pensée de transgresser la règle coutumière suffise à inspirer la
crainte, même en l’absence de honte sociale. Refondée sur une base divine, la
coutume est enfin devenue intrinsèquement souveraine. Elle porte désormais
en elle une violence, une violence divine. On pense à cet œil de la conscience
auquel Caïn ne peut échapper, dans la Légende des siècles de Victor Hugo. . .31
Mais pour obtenir ce résultat, du point de vue des sophistes grecs, il aura
fallu une manipulation du réel, un truquage. Il aura fallu supposer aussi un arti-
san de ce truquage. Chez Critias, l’artisan de la peur est un humain ancestral,
pragmatique et génial, qui invente une fois pour toutes les dieux qui surveillent
les humains, ces êtres invisibles mais omniprésents, et qui voient tout. Dans
la suite, on s’en doute, on en viendra forcément à imaginer des gestionnaires
de cette fiction utilitaire, des prêtres profiteurs. Dans la situation grecque,
où il n’existe pas de classe sacerdotale, la chose reste confinée au niveau du
politique, et limitée à la considération du bien commun. On demeure le plus
souvent fixé sur l’idée (que développeront certains penseurs romains32, que la
peur des dieux, même si elle est dépourvue de fondement réel, est une bonne
chose pour le peuple, pour la foule des ignares, puisqu’elle les force à obéir, et
à respecter les règles de la vie communautaire.
Les mêmes penseurs affichent le plus grand mépris pour tout ce qui irait
au-delà de cet usage strictement et pragmatiquement politique de la croyance,
en direction d’une superstition individuelle. Autant on valorise la pratique reli-
gieuse officielle, autant on se méfie des usages privés et magiques des rites
qui peuvent mettre l’humain en contact avec les dieux. Cela entraîne une cer-
taine méfiance à l’égard non pas des prêtres en général (ces gardiens de l’ortho-
praxie), mais des spécialistes du contact direct avec les dieux, les devins, vite
confondus avec des charlatans.

31  On relèvera qu’Épicure résout la même difficulté sans faire appel aux dieux : « Il n’est pas
possible que celui qui, en se cachant, commet ce que les hommes se sont mutuellement
accordés à ne pas faire, afin de ne pas causer de tort ni en subir, soit certain que cela
restera inaperçu, même si à partir de maintenant cela passe dix mille fois inaperçu ;
car jusqu’à sa disparition, il n’y a nulle évidence que cela continue de rester inaperçu »
(maxime no XXXV, chez Diogène Laërce X, 151, trad. Balaudé).
32  Comme Varron et Pline l’Ancien, Histoire naturelle II, 10: « Toutefois il est bon dans la
société de croire que les dieux prennent soin des choses humaines; que des punitions,
quelquefois tardives à cause des occupations de la Divinité dans un si vaste ensemble,
ne manquent jamais cependant d’atteindre le coupable, et que l’homme n’a pas été créé
aussi voisin d’elle, pour ne pas être estimé plus haut que les bêtes. » (édition d’Émile
Littré).
326 Chapitre 18

Plus tard, quand le christianisme aura séparé le religieux du politique, cette


méfiance se trouvera réactualisée, mais dans tout un autre sens que celui pro-
posé par les vieux Romains : les libres penseurs ne se contenteront pas d’atta-
quer la superstition au nom de la religion (c’est-à-dire d’attaquer la croyance
au nom de la pratique), mais ils considéreront que l’institution religieuse tout
entière est une superstition maintenue par les prêtres, par la hiérarchie ecclé-
siastique, au profit de ceux qu’elle sert, et à son propre profit.

18.7

La méfiance romaine envers la crainte instrumentalisée par les spécialistes (les


devins) transparaît dans la tradition littéraire. Une de ses expressions les plus
frappantes se trouve dans la Thébaïde de Stace, un poème rédigé à la fin du 1er
siècle de notre ère. La formule déjà rencontrée : « C’est la peur qui la première
au monde a créé des dieux » (Primus in orbe deos fecit timor au vers 661), dont
c’est la plus ancienne attestation littérale, y vient à l’appui d’un discours athée
et (dirions-nous aujourd’hui, mais ce serait de manière approximative et ana-
chronique) anticlérical. Capanée, un athée violent, qui se moque des dieux et
des présages, l’adresse à un devin qui, ayant observé des signes négatifs, décon-
seille de partir en guerre33.
La même formule – Primus in orbe deos fecit timor – est aussi présente dans
un fragment de poème attribué (à tort) à Pétrone, l’auteur du Satyricon, par

33  Dans un passage relatant les préparatifs de la guerre des Sept contre Thèbes, une guerre
monstrueuse et fratricide au lendemain de la mort d’Œdipe. La scène qui nous intéresse
décrit comment un devin chargé d’examiner si cette guerre doit, oui ou non, avoir lieu
va se trouver confronté à un impie violent et déterminé, coûte que coûte, à en découdre.
Amphiaraos, le devin en question, a gravi (en compagnie de son collègue Mélampous)
une montagne sacrée au-dessus d’Argos, d’où il a observé le vol des oiseaux auguraux
(III, 450 sqq.). Les signes qu’il a vu le terrifient, au point qu’il arrache de son costume les
bandelettes et les guirlandes qui le consacrent comme devin. Quand il redescend de la
montagne, on entend déjà retentir le bruit des armes et les sons de la trompette. Mais il
refuse de donner son avis au roi. Ce silence, qui dure douze jours, maintient le peuple et
les chefs dans une déchirante incertitude (III, 565-575). C’est alors que s’avance Capanée,
guerrier insatiable de combats, fameux parmi les contempteurs des dieux. Cette trop
longue paix lui a gonflé le cœur d’indignation. Il se met à insulter le porte-parole (pourtant
silencieux) des dieux (III, 598-669) en lui adressant la fameuse formule : « Pourquoi
retardes-tu l’élan de guerriers plus braves que toi ? . . . Pourquoi veux-tu épouvanter des
cœurs timides ? C’est par la crainte que les Dieux sont entrés dans le monde (Primus in
orbe deos fecit timor). »
La Crainte Des Dieux 327

la tradition chrétienne34. L’usage qu’en fait ce poème lui donne un sens très
différent de celui rencontré chez Stace, un sens moins « voltairien », moins
« anticlérical avant la lettre ». Les vers attribués à Pétrone s’inscrivent dans un
courant de pensée antérieur à Stace, un courant qui remonte, du côté de Rome,
jusqu’à Lucrèce. Ce qu’ils mettent en évidence, c’est l’existence d’un sentiment
religieux, un sentiment primitif, inspiré par les émotions que déclenche le spec-
tacle de la nature : « La crainte fut, dans l’univers, l’origine des dieux (Primus in
orbe deos fecit timor) ». Cette crainte, le pseudo-Pétrone en attribue l’origine
à la foudre, aux orages capables de renverser des murailles ou de mettre en
feu le sommet des montagnes. Aux prises avec ce type de frayeur, l’humanité
primitive cherche refuge auprès des images, visibles, naturelles elles aussi, de
dieux plus rassurants : celle du Soleil (Phébus), qui après avoir parcouru toute
la terre, revient vers son berceau ; celle de la lune qui vieillit et décroît, avant de
reparaître dans toute sa splendeur.

Dès lors les images des dieux se répandirent par toute la terre. Le change-
ment des saisons qui divisent l’année accrut encore la superstition : le
laboureur, dupe d’une erreur grossière, offrit à Cérès les prémices de sa
moisson, et couronna Bacchus de grappes vermeilles ; Palès fut décorée
par la main des pasteurs ; Neptune eut pour empire toute l’étendue des
mers, et Diane réclama les forêts (trad. Héguin de Guerle, Paris, 1861)35.

S’inspirant de ce texte et de Lucrèce, David Hume, au XVIIIe siècle, attribuera


une grande importance à la peur paralysante (au stupor), une réaction d’ordre
émotionnel indépendante de toute capacité d’abstraction : non pas une idée
philosophique, mais bien une sensation physique, physiologique, qui apparaît

34  Le fr. 27,1. Le poème (ou fragment de poème) qui s’ouvre sur cette formule est transmis
par l’Anthologia Latina, Al. Riese éd., Amsterdam, 1973, fasc.I, no 466, pp. 343-344; il fut
attribué à Pétrone par Scaliger, qui se fonde sur le mythologue chrétien du VIe siècle,
Fulgence, qui attribue le premier vers (aussi présent chez Stace, mais dans un autre
contexte) à Pétrone.
35  Primus in orbe deos fecit timor : ardua coelo./Fulmina cum caderent, discussaque moenia
flammis,/Atque ictu flagraret Athos : Mox Phoebus ad ortus,/Lustrata deiectus humo :
Lunaeque senectus,/Et reparatus honos : Hinc signa effusa per orbem,/Et permutatis didiunc-
tus mensibus annus/Proiecit uitium hoc : atque error iussit inanis/Agricolas primos Cereri
dare messis honores :/Palmitibus plenis Bacchum uincire : Palemque/Pastorum gaudere
manu. Natat obrutus, omni/Neptunus demersis aqua : Pallasque tabernas/Vindicat. Et uoti
reus, et qui uendidit orbem,/Iam sibi quisque deos auido certamine fingit.
328 Chapitre 18

comme une réaction face aux phénomènes naturels. Hume mettra ce stupor à
l’origine de l’idée même d’un être surnaturel36.
Dans l’atelier très ancien où s’élaborent ces théories de la religion on ren-
contre une affaire décrite par Épicure, et reprise par Lucrèce et tous ceux qui
les lisent et s’en inspirent . . . La peur, pour Épicure, n’est pas instrumentalisée
par le politique qui veut imposer le respect de la règle, elle n’est pas non plus
le signe d’une lâcheté sacerdotale. Elle est au contraire située à l’origine de
l’aventure humaine, tout en étant, bien sûr, encore une fois liée à l’idée qu’on
se fait des dieux. Les dieux sont conçus, par les Épicuriens, comme des images
du bonheur, des images qui font contraste, en leur béatitude, aux épouvan-
tails infernaux inspirés par la peur de la mort, la peur de l’Achéron. Les dieux
sont immortels, clairvoyants, et très puissants. Mais on pense (à tort) qu’ils
peuvent être les agents du mal : on les croit susceptibles de se fâcher, d’envoyer
des maladies, de causer des incendies ou des tremblements de terre. Il faut
donc que le philosophe, ou le sage, se débarrassent de cette illusion fausse-
ment consolatrice ou redoutable, et reconnaissent la vraie nature, immuable
et sereine, des dieux dans leur être véritable, un être absolument détaché de
ce monde et des humains. Du même coup, le fantasme d’un monde infernal
disparaît. Le système matérialiste, atomiste, d’Épicure, chanté par Lucrèce, est
à la peur ce que le système du Bouddha est à la douleur. Épicure nous libère des
illusions qui sont à l’origine de la peur, comme le Bouddha nous libère du désir
et de l’attachement, à l’origine de la douleur. Les dieux existent, mais ils ne sont
pas comme la foule (le vulgaire) les imagine. Ils ne se soucient pas de nous. Ils
ne sauraient être sujets à la colère. On n’a aucune raison de les craindre. Mais
quelques raisons de les admirer.
Épicure présentait les dieux comme des vivants incorruptibles et bien-
heureux, qui existent bel et bien et que l’on connaît de toute évidence. « En
revanche, disait-il, tels que la multitude les considèrent, ils n’existent pas »37.
Au début du livre III de son poème Sur la Nature, Lucrèce s’adresse à Épicure,
qui dans les ténèbres a élevé le flambeau de la connaissance :

36  Cf. S. Fornaro, I Greci senza lumi. L’antropologia della Grecia antica in Christian Gottlob
Heyne (1729-1812) e nel suo tempo, Göttingen, 2004, pp. 44-47.
37  Cf. Épicure, Lettre à Ménécée, in Épicure, Lettres, maximes, sentence, trad. Jean-François
Balaudé, Paris, 1994, p. 192. Selon Épicure on a des dieux une prénotion, qui est juste,
on rencontre parfois leurs images épiphaniques (des phasmata), on en fait des images
de culte qui leur sont semblables, indestructibles et qui expriment correctement leur
béatitude ; et l’Épicurien lui-même devient image de dieu. Cf. R. Koch, Comment peut-on
être dieu ? La secte d’Épicure, Paris, 2005, notamment pp. 97-101.
La Crainte Des Dieux 329

. . . aussitôt se dissipent les terreurs de l’esprit ; les murailles de notre


monde s’écartent ; à travers le vide tout entier je vois s’accomplir les cho-
ses. À mes yeux apparaissent la puissance des dieux, et leurs paisibles
demeures que n’ébranlent point les vents, que les nuages ne battent point
de leurs pluies, que la blanche neige condensée par le froid n’outrage
point de sa chute : mais un éther toujours sans nuage les couvre de sa
voûte, et leur verse à larges flots sa riante lumière. À tous leurs besoins
pourvoit la nature, et rien ne vient jamais effleurer la paix de leurs âmes.
Au contraire, nulle part ne m’apparaissent les régions de l’Achéron, et
la terre ne m’empêche point de distinguer tout ce qui sous mes pieds
s’accomplit dans les profondeurs du vide. Devant ces choses, je me sens
saisi d’une sorte de volupté divine et d’horreur, à la pensée la nature,
ainsi découverte par ton génie, a levé tous ses voiles pour se montrer à
nous (trad. Alfred Arnout).

Sa découverte et sa lecture d’Épicure est décrite par Lucrèce comme une révé-
lation religieuse, où la mauvaise peur (celle de l’ignorance, celle des ténèbres
de l’esprit), vaincue par l’étude rationnelle (scientifique, dirions-nous) de la
nature, laisse place à un sentiment de saisissement, une sorte de transe où le
plaisir se mêle au frisson : « une certaine volupté mêlée d’horreur s’empara de
moi. . . » (me . . . quaedam diuina uoluptas percipit atque horror).
La lucidité, chez Lucrèce, équivaut ainsi, elle aussi, à une forme de piété,
mais une piété supérieure, initiée par une extase scientifique qui prend la
place de la superstition, de la crainte des dieux (ces dieux du vulgaire, conçus
comme des puissances redoutables). C’est d’ailleurs ce qu’il dit explicitement
au livre 5 de son poème (aux vers 1198 sqq.) :

La piété, ce n’est point se montrer à tout instant, couvert d’un voile et


tourné vers une pierre, et s’approcher de tous les autels ; ce n’est point se
pencher jusqu’à terre en se prosternant, et tenir la paume de ses mains
ouvertes en face des sanctuaires divins ; ce n’est point inonder les autels
du sang des animaux, ni lier sans cesse des vœux à d’autres vœux ; mais
c’est plutôt pouvoir tout regarder d’un esprit que rien ne trouble (trad.
Alfred Ernout)38.

38  Cf. la traduction d’un texte épicurien (P. Oxyrh. II, 215), qui offre un parallèle remarquable
à ce passage de Lucrèce dans le livre du père A.-J. Festugière, Épicure et ses dieux, Paris,
1946, pp. 99-100.
330 Chapitre 18

Cette capacité de tout regarder (y compris la mort) avec un esprit apaisé


(pacata posse omnia mente tueri : v. 1203), est à l’opposé de la religiosité com-
mune, celle des humains effrayés par les orages et les tremblements de terre,
qu’ils attribuent à la colère divine (aux vers 1218 sqq.).

18.8

On se rend compte, en lisant ces très anciennes paroles, que la crainte des
dieux (la peur suscitée par les dieux) trouve une place légitime, et splendide,
dans la mythologie et la fiction poétique, sous la forme d’une réflexion déga-
gée, ludique, qui ne demande pas à être crue. Elle y figure à titre d’exploration
imaginaire et jouissive. Du côté de la philosophie par contre, la peur des dieux
est le plus souvent considérée, par les penseurs antiques, comme une peur
secondaire et négative. La peur primitive, inévitable, découle pour eux de la
faiblesse de l’humain face à la mort et aux menaces naturelles. Cette faiblesse
peut entraîner la croyance en des agents imprévisibles et tout-puissants, sus-
ceptibles de causer le malheur autant que le bonheur. La crainte des dieux
serait donc une crainte secondaire. À l’origine de la religion, elle peut se déve-
lopper dans le sens d’une superstition. On est alors situé à l’écart à la fois du
bon usage que fait de ce motif le jeu poétique, et des critiques de la philoso-
phie. On se trouve, alors, dans le domaine, très mal vu, des croyances.
Il faut cependant de la peur (et pourquoi pas un peu de superstition) pour
que la loi, la coutume, la règle soit respectée. Solidaire d’une violence consti-
tutive du pouvoir, cette peur est politiquement positive, bien que reconnue
comme hautement, et dangereusement, manipulable. La théologie politique
n’a pas attendu ses théoriciens modernes pour commencer son travail. On la
découvre à l’œuvre dès Critias.
Pour les Épicuriens, la peur primitive elle-même est un corollaire de l’igno-
rance, alors que la contemplation de la nature pourrait induire une forme de
crainte positive, respectueuse, une forme de piété sans dieux (ou à l’écart des
dieux), à choix.
Chapitre 19

Une rhétorique antique du blâme et de l’éloge.


La religion des autres

19.1

Le passé, où qu’on le trouve, est hautement valorisé. Pour la manière dont une
cité doit sacrifier, « la règle antique est la meilleure » (nómos d’archaîos áris-
tos), disait Hésiode que cite, mille ans plus tard, Porphyre (fr. 322 Merkelbach-
West). Plus la manière est ancienne, plus le rite est efficace1. Les sagesses
barbares, au temps de Porphyre, ont précisément ce prestige de l’ancienneté.
L’immutabilité d’une tradition (que l’on croit observer en Égypte, par exemple),
apparaît comme une qualité qui atteste une parenté avec les dieux. En utilisant
des formules issues des langues de peuples sacrés, affirme Jamblique, on se
rapproche, sans jamais y parvenir bien sûr, mais de manière asymptotique, des
dieux eux-mêmes et de leur langue :

Il faut, écrit-il, comme si les antiques prières étaient des asiles sacrés,
les conserver toujours les mêmes et de la même manière, sans en rien
retrancher, sans y rien ajouter qui provienne d’ailleurs (trad. des Places).

Une telle affirmation se situe dans le prolongement naturel d’une pensée


grecque traditionnelle, comme l’implique le long succès d’une expression pro-
verbiale qui met en garde ceux qui voudraient tà akíneta kineîn (« mouvoir ce
qu’il ne faut pas bouger »), d’Isocrate et Platon jusqu’aux lexiques byzantins
(parœmiographiques)2.
Ce privilège de la tradition, une tradition dont on a bien conscience qu’elle
est locale et diversifiée, plurielle, implique la possibilité d’une circulation
transculturelle du savoir sur les dieux. Les Grecs ou les Romains ne sont pas
nécessairement, de leur propre aveu, les plus anciens, ni les plus fidèles. Mais
ce qu’ils ont ressenti comme ayant été chez eux l’état le plus authentique de

1  La matière développée dans ce texte a fait l’objet de la conférence Michonis 2007 au Collège
de France.
2  Cf. Isocrate, Discours aéropagite 29-30 ; Lysias 30, Contre Nicomaque 17-21 ; Platon, Lois 798 b.
Sur la position de Jamblique, cf. Ph. Borgeaud, Aux origines de l’histoire des religions, Paris,
2004, pp. 60-62.

© koninklijke brill nv, leiden, ���6 | doi ��.��63/9789004319141_020


332 Chapitre 19

la piété a bien des chances de correspondre à des pratiques rencontrées chez


les Barbares, ou attribuées à eux. C’est ainsi que la « théologie » des Pélasges,
ancêtres des Grecs, selon Hérodote, est influencée par la pratique égyptienne3,
ou que le culte sans image des vieux Romains, selon Varron, ressemble étran-
gement à l’aniconisme des Judéens4.
Le revers de la médaille, c’est le travail du temps. Comme l’a suggéré vers
400 avant notre ère le sceptique Hécatée d’Abdère, un des plus ancien auteurs
grecs à parler de Jérusalem, la pratique des Judéens, certes remarquable en
ses débuts, a pu dégénérer au cours du temps; le culte instauré par Moïse était
selon lui une forme de philosophie cosmique, adressant sa piété (une piété
dégagée de toute représentation anthropomorphe) à la voûte céleste. Mais, dit
Hécatée :

Ayant subi des occupations qui entraînèrent des mélanges de popula-


tions, sous l’hégémonie des Perses et celle des Macédoniens qui les ont
renversés, les Judéens virent s’altérer nombre de leurs règles ancestrales5.

Cette vision-là sera encore, à l’époque d’Auguste, celle de Strabon pour qui la
piété juive originelle est remarquable :

Moïse, un membre du clergé égyptien . . . se rendit en Judée ayant pris


en dégoût les institutions de son pays; avec lui partirent un grand nom-
bre d’hommes qui honoraient « la divinité » (tò theîon). Car il disait et
enseignait que les Égyptiens et les Libyens étaient fous de prétendre
représenter la divinité sous la figure d’animaux sauvages ou domestiques ;
que les Grecs de leur côté n’étaient pas plus sages quand ils lui donnaient
la figure humaine : il n’y aurait en effet qu’un seul dieu, celui qui nous
enveloppe nous tous, avec la terre et la mer, et que nous appelons ciel,
univers et nature6.

3  C’est de chez les Barbares et le plus souvent d’Égypte que proviennent selon Hérodote les
noms des dieux grecs, ou plus exactement les noms de presque tous les dieux grecs (II, 50, 1).
4  Augustin, Cité de Dieu IV, 9 dit que Varron pensait que ceux qui adressent leur culte à un dieu
unique et sans image s’adressent en fait à Jupiter, sous un autre nom. À qui pensait-il, sinon
au Juifs, et peut-être aux Perses ? Cf. Varron, fr. 4 Cardauns (= Augustin, Cité de Dieu VII, 35).
5  Hécatée d’Abdère 264 F6 Jacoby; cf. M. Stern, Greek and Latin Authors on Jews and Judaism,
vol. I, Jerusalem, 1974, pp. 20-44.
6  Strabon XV, 3, 13-20.
Une Rhétorique Antique du Blâme et de l ’ Éloge 333

Par la suite, des individus superstitieux d’abord, puis tyranniques, accédèrent


au sacerdoce. De la superstition, selon Strabon, vint le refus des aliments dont
les Judéens s’abstiennent encore aujourd’hui, ainsi que la circoncision, l’exci-
sion et d’autres coutumes du même acabit.
Ce jugement au moins partiellement positif du judaïsme accompagne, dans
l’histoire ancienne, une perception bien plus négative, hostile, exprimée sans
nuance depuis Manéthon (quasi contemporain d’Hécatée d’Abdère) jusqu’à
Apion et Tacite.
Non content d’avoir évoqué, dans les termes les plus hostiles, les débuts
d’une Jérusalem d’emblée impie, Tacite procède à l’examen de ce qu’il consi-
dère comme un déclin, une décadence à partir d’un début déjà misérable. Il
déclare entre autres choses que le sabbat, qui à l’origine commémorait l’arrivée
des Judéens au septième jour dans les terres qu’ils allaient occuper, est devenu
« aujourd’hui » un simple attrait de la paresse7. Les rites antiques seraient à
la limite défendables. Les autres coutumes, celles qui ont été instituées par la
suite, sont complètement dépravées.
Un des fondements de cette vision hostile, c’est le postulat de la sortie
d’Égypte. En quittant l’Égypte, les compagnons de Moïse ont en effet aban-
donné la coutume qui fut la leur, le nómos égyptien. Ils sont devenus ennemis
de la tradition. Ils ont bougé ce qui devait rester inébranlable. Devenus hors
la loi, en quelque sorte, ils préfigurent ce que feront plus tard, contre eux, les
chrétiens abandonnant la loi juive (Celse dixit)8. C’est le fait de se mettre à
l’écart de la coutume, de sortir du nómos, qui suscite l’animosité. La nouveauté
en matière religieuse, en effet, ne sera revendiquée que par les chrétiens9.

19.2

Les rites, dans leur diversité, apparaissent le plus souvent bons pour ceux chez
qui on les rencontre, mais cela reste tout de même soumis à certaines réserves.
S’ils sont bons à la condition que les pratiquants respectent scrupuleusement
les règles locales ancestrales définissant la manière de communiquer avec le
divin, cette condition n’est pas suffisante pour justifier tout et n’importe quoi.

7  Troisième des dix commandements, le sabbat est expliqué différemment par Exode 20, 11
(repos qui suit les six jours de la création), et Deutéronome 5, 15 (où il commémore la sortie
d’Égypte).
8  Cf. Celse, chez Origène V, 35.
9  Sur cette revendication, cf. J.-Cl. Fredouille, Tertullien et la conversion de la culture antique,
Paris, 1972, p. 317.
334 Chapitre 19

Des coutumes honteuses sont parfois signalées, même par Hérodote, dont l’at-
titude en général est plutôt tolérante : il s’offusque de la prostitution rituelle
des femmes de Babylone, qu’il affirme être « la plus honteuse des coutumes
(aíschistos tôn nómon) » (I, 199). Ailleurs, après avoir signalé que les Grecs et
les Égyptiens sont les seuls à interdire les unions sexuelles à l’intérieur des
sanctuaires, et à exiger que celui qui vient de faire l’amour se lave avant d’en-
trer dans un lieu sacré, il ajoute qu’il n’ignore pas le raisonnement de ceux qui
considèrent que la négligence de cette règle fondamentale relève d’une atti-
tude naturelle et somme toute admissible, puisque les animaux n’ont pas peur
du courroux divin en ne se comportant pas comme des Grecs ou des Égyptiens.
Mais il précise que lui, Hérodote, condamne ce type de raisonnement: ceux qui
profèrent de telles opinions commettent, selon lui, quelque chose de parfai-
tement inadmissible10. Les Grecs, avec les Égyptiens, seraient donc effective-
ment supérieurs à toutes les autres nations, sous cet angle rituel.
Ce type de répugnance vis-vis de certaines coutumes étrangères est loin
d’être un phénomène isolé. On en trouve un exemple frappant dans le plus
ancien témoignage grec sur le sacrifice hébraïque :

Il est vrai, dit Théophraste, que parmi les Syriens, les Judéens (Ioudaîoi)
sacrifient encore aujourd’hui des animaux (zôiothutoûntes), en vertu d’un
mode de sacrifice (thusía) qui remonte aux origines; mais si l’un d’eux
nous ordonnait de sacrifier (thúein) à leur manière, nous nous garderions
bien de le faire11.

19.3

Au modèle qui valorise le plus lointain passé, avec les nuances que nous venons
de rencontrer, fait concurrence on le sait un autre modèle, qui insiste sur le fait
que le passage à un mode de vie civilisé marque un progrès par rapport à un
état naturel de sauvagerie. Hercule, sur le site de Rome, avant que Rome ne
soit fondée, met fin à des sacrifices humains, condamnables au même titre
que ceux des Gaulois auxquels bien plus tard les empereurs Romains mettront
fin12. Pensée de la décadence et pensée du progrès se font concurrence dès la

10  Hérodote II, 64.


11  Théophraste, De la piété, cité par Porphyre, De l’abstinence II, 26.
12  Les sacrifices humains sont officiellement abolis, à Rome, par un décret du Sénat de 97
avant notre ère (Pline, Histoire naturelle XXX, 13) : cf. M. Simón, « Celtic Ritualism », in
John Scheid éd., Rites et croyances dans les religions du monde romain, Vandoeuvres, 2007,
Une Rhétorique Antique du Blâme et de l ’ Éloge 335

poésie épique, et leur rencontre suscite de nombreuses variantes concernant


les récits d’origine de la civilisation13. La proximité avec le divin, dans ces récits,
peut côtoyer la sauvagerie la plus extrême, comme l’a bien montré, jadis, Pierre
Vidal-Naquet parlant des ambiguïtés de l’âge d’or14.
Au moment même où Cicéron, dans les Tusculanes (I, 30), soutient l’uni-
versalité de la connaissance du divin, il ne peut s’empêcher de relever que la
coutume (pourtant théoriquement légitime partout où on la rencontre), est
parfois mauvaise :

Il n’y a pas de nation assez sauvage, pas d’homme assez monstrueux, dont
l’esprit ne soit imbu (teinté) d’une connaissance, au moins vague (une
croyance, une opinio), sur les dieux. Plusieurs peuples, à la vérité, n’ont
pas une idée juste des dieux ; ils se laissent tromper par des coutumes
mauvaises (multi de diis prava sentiunt id enim vitioso more effici solet) ;
mais enfin ils s’entendent tous à croire qu’il existe une force et une nature
divine. Et ce n’est point une croyance qui ait été concertée ; les hommes
ne se sont point donné le mot pour l’établir; leurs lois n’y ont point de
part. Or, dans quelque matière que ce soit, le consentement de toutes les
nations doit se prendre pour loi de la nature . . . 

pp. 149-177, p. 159. Suétone, Vie de Claude XXV, 13, précise que Claude a complètement
aboli la coutume druidique, qu’Auguste n’avait interdite qu’aux seuls citoyens. Pour le
sacrifice humain du côté des Grecs, il convient, comme l’ont fait remarquer, chacun à
sa manière, Albert Henrichs et Pierre Bonnechère, de bien considérer la distance qui
sépare un discours mythologique et exégétique surabondant, d’un côté, et les très rares
allusions « historiques », qui semblent ne concerner que des situations extrêmes (récit
de Plutarque, Vie de Thémistocle XIII, 2-5, très discuté, sur le sacrifice de trois frères
perses avant la bataille de Salamine). Mais de telles situations ont vraisemblablement
existé. Les réflexions critiques et lucides de Stella Georgoudi, qui reprend l’ensemble
de la bibliographie, demeurent très utiles : « À propos du sacrifice humain en Grèce
ancienne », dans le numéro consacré à ce thème sous un angle comparatiste par l’Archiv
für Religionsgeschichte 1, 1999, pp. 61-82.
13  L’ouvrage fondamental sur ce sujet demeure A. O. Lovejoy and G. Boas, Primitivism and
Related Ideas in Antiquity, Baltimore, 1935; cf. aussi W. K. C. Guthrie, In the Beginning.
Some Greek Views on the Origins of Life and the Early State of Man, New York, 1957 ; T. Cole,
Democritus and the Sources of Greek Anthropology, Chapel Hill, 1967 ; E. R. Dodds, The
Ancient Concept of Progress, Oxford, 1973 ; S. Blondell, The Origins of Civilization in Greek
and Roman Thought, Londre/Sydney, 1986.
14  P. Vidal-Naquet, « Le mythe platonicien du Politique, les ambiguïtés de l’âge d’or et de
l’histoire », in J. Kristeva, J.-Cl. Milner, N. Ruwet éds., Langue, discours, société. Pour Émile
Benveniste, Paris, 1975, pp. 374-390.
336 Chapitre 19

19.4

Dans une perspective polythéiste, que faire, sur le terrain, au niveau de la


pratique rituelle, de cette sagesse naturelle à laquelle nous convie la théorie
philosophique dite « du consensus » ? Quel usage la cité peut-elle réserver à
ces savoirs théologiques supposés partagés par toute l’humanité ? À l’intérieur
d’un dispositif qui peut sembler potentiellement relativiste, et très tolérant,
mais qui est loin d’être angélique, on rencontre soudain une coutume viciée,
un mos vitiosum, ou une superstition dépravée. Une question surgit donc,
inévitable. Ce fonds commun, de toute évidence, ne saurait être la préoccu-
pation première de ceux qui gèrent l’exercice réel des rites et leurs concrètes
exégèses. Au niveau local, celui de l’observance coutumière, l’essentiel est ce
qui distingue ma coutume de celles des autres, ces diverses coutumes plus ou
moins admirables, plus ou moins méprisables du point de vue de leurs conte-
nus. Cette différence essentielle sépare le statut de l’officiant autorisé (en
l’occurrence Cicéron, le père de famille grec et le magistrat romain) du statut
des pratiquants de cultes étrangers, immigrés ou barbares : qu’on les intègre
ou qu’on les exclue, qu’on parte à leur rencontre ou qu’on les observe de loin,
avec admiration ou condescendance, de près ou de loin, leurs rites demeurent
étranges. Le simple constat de l’universalité potentielle du religieux ne rend
pas compte de cette remise en place « autorisée », qui impose de la hiérarchie,
dans un tableau à tendance apparemment universelle.
Le postulat universaliste, celui du touriste hérodotéen pour reprendre une
expression de James Redfield15, implique la possibilité de passer d’une province
à l’autre du vaste monde sans rompre le fil qui relie la compréhension d’autrui
à la conscience de sa propre identité. Les dieux de l’autre sont interprétés en
dieux d’ici. Cette possibilité de traduire n’est pas théorique, elle est effective, et
elle se développe sur le terrain, en fonction de conjonctures diverses. Mais il
convient, ici aussi, de distinguer ce qui demeure l’apanage d’un discours litté-
raire, philosophique ou théologique (la théorie du consensus), et ce qui relève
de la pratique. Celle-ci, on s’en doute, est un peu plus complexe que la théorie.
La pratique rituelle est généralement moins tolérante, moins assimilante, que
la littérature. Une inscription de Sardes nous montre le satrape local s’adres-
sant aux prêtres de Zeus Baradatès (c’est ainsi que se trouve nommé, à l’in-
tention des hellénophones, Ahura Mazda, le Zeus iranien) : le magistrat perse
interdit au sacerdoce perse de participer aux mystères de Sabazios et d’Agdis-
tis. La divinité iranienne, désignée par un nom hellénisé, est tenue à l’écart
du culte local gréco-anatolien. La traduction, ici, ne vient pas au secours de

15  J. Redfield, « Herodotus the Tourist », Classical Philology 80.2, 1985, pp. 97-118.
Une Rhétorique Antique du Blâme et de l ’ Éloge 337

l’assimilation, bien au contraire. L’interprétation intervient dans le cadre d’une


procédure destinée à éviter de situer sur le même plan les deux termes de ce
qui pourrait apparaître comme un système d’équivalence. Le résultat de la tra-
duction ne jouit pas du même statut que l’entité traduite16.
On dira, en tenant compte de cette résistance, que la théorie (du point de
vue de la pratique) met en scène une croyance. Elle joue, elle fait « comme si ».
En théorie, on semble croire en un savoir partagé ou en une lumière naturelle
(une connaissance des dieux, vague peut-être, mais universelle). La pratique,
elle aussi, implique de la croyance, mais elle le fait sous un angle très différent,
beaucoup plus prudemment. La concurrence de multiples et contradictoires
récits étiologiques, dès qu’il est question d’expliquer un rite, en Grèce ou à
Rome, montre d’évidence la complexité de la relation qui unit le croire et le
faire17. La pratique tient la croyance à distance.
La croyance représente en quelque sorte la limite à partir de laquelle on
risque de sortir de chez soi. Cette limite est indicative d’un risque, d’une
menace : au-delà de cette frontière, qui sépare l’action coutumière de la spécu-
lation, on n’est plus assuré de la bonne piété.
C’est quand il se penche sur les pratiques de types magiques effectuées dans
le cadre de rituels officiels que Pline l’Ancien18 pose la question de la fides, la
question de la « foi », du croire, maxima quaestio et semper incerta, « très grande
question, toujours incertaine ». Les paroles et les formules incantatoires que
l’on prononce dans ces rituels sont-elles vraiment efficaces ? Faut-il y croire ?
La réponse de Pline est intéressante: interrogés chacun en privé, séparément
(viritim), les individus les plus savants, dit-il, ne croient pas à l’efficacité de
ce genre de choses. Mais d’une manière générale, ces mêmes pratiques font
l’objet d’une sorte d’acceptation. Que cette acceptation consensuelle et fort
peu philosophique représente la bonne attitude, c’est précisément ce que dit
un philosophe qui est aussi prêtre, Plutarque dans son Dialogue sur l’amour19.
Il met en scène un personnage qui, évoquant un souvenir de voyage, voudrait
trop réfléchir : il avait vu en Égypte deux voisins se chamaillant pour savoir
à qui appartenait le serpent sacré échappé dans la rue, image vivante d’une
divinité domestique, l’Agathos Daimôn. Cette querelle est aussi vaine, selon

16  Cf. Ph. Borgeaud, La Mère des dieux. De Cybèle à la Vierge Marie, Paris, 1996, p. 50, avec
dossier.
17  F. Prescendi, « Des étiologies pluridimensionnelles : observations sur les Fastes d’Ovide »,
Revue de l’histoire des religions 219, 2002, pp. 141-159.
18  Pline, Histoire naturelle XXVIII, 3 ; trad. A. Ernout. Cf. le commentaire différent donné par
R. McMullen dans son Christianisme et paganisme du IVe au VIIIe siècle, Paris, 1998, p. 111.
19  Plutarque, Dialogue sur l’amour 12-13 (755 E-756 B).
338 Chapitre 19

Plutarque, que celle qui voit s’affronter, au sujet d’Éros, ceux qui préfèrent les
hommes et ceux qui préfèrent les femmes. Ce type de débat, sur la nature des
dieux, peut devenir grave et dangereux, et il faut éviter à tout prix « de faire
bouger l’opinion générale que l’on a des dieux », en réclamant à leur sujet des
raisonnements et des démonstrations. La pistis (équivalent grec de la fides évo-
quée par Pline l’Ancien), quand elle est vieille et ancestrale, suffit à elle seule.

19.5

On peut maintenant revenir à notre question. Qu’est-ce qui fonde la différence,


du point de vue de ce que les Anciens appelaient des religiones, entre nous
et les autres ? Quel est le fondement de cette différence ? Qu’est-ce qui vient
nuancer le simple constat de la diversité cultuelle et religieuse ?
Répétons tout d’abord que ce qui pousse les Anciens à pratiquer ce que
Tacite nomme « interprétation », ce n’est pas une attitude naïvement compa-
ratiste, dont on attendrait qu’elle débouche sur une posture « différencialiste ».
Il s’agit encore moins d’un réel souci universaliste. L’exercice de l’interpretatio
est effectué dans le cadre d’une expérience concrète, mainte fois répétée, celle
de la rencontre, du dépaysement, du choc culturel.
La comparaison, dans ce paysage agité, semble révéler des ensembles ana-
logiques dans lesquels s’insinue sans peine le jeu des interprétations, des
traductions. Chose remarquable, cela n’a pas conduit les Anciens, avant le
christianisme, à postuler l’existence d’un héritage commun à partir duquel de
la différenciation se serait instaurée, par l’effet d’un processus d’oubli, voire de
décadence. Les polythéistes n’ont jamais imaginé que ce qui distinguerait les
diverses appréhensions du divin pourrait se définir comme le résultat de la
diversité des processus d’éloignement à partir d’un fond universel (analogue
à ce que le christianisme postule comme monothéisme originel, ou paradis
perdu).
Si le Grec est supérieur au Barbare, selon Aristote, ce n’est pas parce qu’il
est plus proche de l’origine. Mais parce qu’il est situé au centre. La Grèce est
située au milieu, loin des extrêmes, au centre d’un axe opposant le Nord-Ouest
(l’Europe, et bientôt Rome, vue depuis la Grèce) à l’Asie (l’Empire perse)20.
Hérodote (I, 134) avait auparavant reconnu la présence d’une assurance ana-
logue chez les Barbares. Et plus précisément chez les Perses :

20  Aristote, Politique VII, 7, 1327 b 20 sq., cité par F. Hartog, Mémoire d’Ulysse. Récits sur la
frontière en Grèce ancienne, Paris, 1996, p. 111.
Une Rhétorique Antique du Blâme et de l ’ Éloge 339

Ils estiment entre tous, après eux-mêmes, les peuples qui vivent le plus
près d’eux, en second lieu, les seconds, et ainsi de suite en proportion
de l’éloignement ; ils ont le moins d’estime pour ceux qui vivent le plus
loin d’eux : ils pensent qu’ils sont eux-mêmes de beaucoup les meilleurs
des hommes en toute choses, que les autres tiennent à la vertu dans la
proportion que nous disons, et que ceux qui vivent le plus loin d’eux sont
les pires.

Les ethnologues nous a habitué à l’idée que ce genre de prétention est univer-
sel. Mais il s’agit de percevoir comment, du côté des Grecs et des Romains, on
a interprété cet universel.
En se souvenant d’avoir comparé les méthodes divinatoires romaines avec
celles des Galates, dans une discussion avec son ami Deiotarus, un Gaulois
d’Asie Mineure, c’est à dire après avoir débattu entre spécialistes de la même
technique (Cicéron est augure, et Deiotarus, chez lui, l’est aussi), Cicéron recon-
naît implicitement la nature arbitraire de l’interprétation des signes (« Grand
dieux ! Quelles différences ! Au point que certaines règles étaient même oppo-
sées ») mais il limite aussitôt l’effet relativiste de ce souvenir en affirmant que
les procédures étrangères, du point de vue romain, relèvent par définition et
sans appel de la superstitio : elles sont exagérées21.

19.6

Pour spéculatives qu’elles soient, ces pétitions de principe, relayées par


Hérodote, Aristote et Cicéron, révèlent ce qui fonde, entre Athènes et Rome,
la certitude, l’évidence de la supériorité du chez soi. Cette évidence a quelque
chose à voir avec la conception que les Anciens se font de la superstition, une
conception elle-même construite sur la notion de déplacement par rapport
à un centre, où se situe la bonne religio. Une superstitio ne se distingue pas
d’une attitude scrupuleuse louable par son contenu, mais par le contexte de
sa « performance ». C’est ce contexte qui définit ce qui est reconnu comme
conforme à la coutume ancestrale : que le bon geste et la bonne formule soient
issus de la bonne personne, au bon endroit, au temps voulu.
De même qu’il y a des gestes ou des expressions « déplacés », et donc cho-
quant, voir scandaleux, de même il y a des croyances et des rites déplacés. Ce
qui les condamne, ce n’est pas leur contenu, mais le fait qu’ils sont exagérés, ou
qu’ils ne sont pas à leur place.

21  De la divination II, 36 (76) ; trad. José Kany-Turpin.


340 Chapitre 19

Deux regards différents sont portés sur le même objet, selon qu’on le consi-
dère comme étranger ou comme autochtone, du centre ou de la périphérie. On
rencontre ici la limite de l’interprétation (de la traduction) : si l’interpretatio,
comme on l’a vu, ne débouche pas sur une assimilation, c’est qu’elle implique,
fatalement, la notion de « superstition ». Elle compare tout en distinguant ;
elle établit une hiérarchie. Elle peut même revêtir la forme du blâme.

19.7

Prenons, encore une fois, appui sur Aristote pour essayer de percevoir une
manière grecque (et généralement antique) de penser les dieux (les nôtres et
ceux des autres) à partir du rapport entre citoyens, plus ou moins autochtones,
et non-citoyens ; une foule d’immigrés, métèques ou barbares, remonte en effet
vers la ville, depuis le Pirée si l’on se trouve à Athènes, ou, si l’on se trouve à
Rome, depuis Ostie.
Aristote donne une interprétation grecque de ce transfert de l’exotique à
l’intérieur d’une scène autochtone. Il le fait dans la Rhétorique (au début du
livre III), en prenant comme exemple les prêtres de la Mère des dieux. Ces
prêtres font une apparition furtive, mais fondamentale, à l’occasion d’un déve-
loppement sur la notion de métaphore, conçue dans le sens étymologique de
« déplacement », transfert, transposition du sens par substitution analogique.
Qu’est-ce qui se passe dans de tels transferts ? La métaphore, dit Aristote, est
inégalable dans sa capacité à donner de la clarté, à rendre le familier à la fois
agréable et surprenant, inhabituel, étrange, littéralement étranger : xenikòn.
Cela précisément parce que les deux termes concernés (la métaphore et
la chose, familière, qu’elle signifie) sont étroitement juxtaposés. Aristote pré-
cise que si l’on désire faire un compliment, il faut choisir comme métaphore
quelque chose qui soit de l’ordre du meilleur, certes, mais dans le même genre.
Pour dénigrer, quelque chose qui soit moins bon, mais dans le même genre :
dire d’un mendiant qu’il prie est un compliment, dire d’un orant qu’il mendie,
une insulte. La prière et la mendicité sont pourtant deux formes d’un même
genre : la demande. C’est ainsi qu’Iphicrate, pour se moquer du prêtre Callias,
l’appelle « métragyrte » (« mendiant de la Mère »), expression désignant une
catégorie de prêtres itinérants, et non pas « dadouque » (« porte-torche »),
un titre sacerdotal prestigieux. Les deux termes, précise Aristote, concernent
la même déesse (La Mère, ou Déméter), « mais l’un (metragúrtes) est désho-
norant, tandis que l’autre (daidoûchos) est honorable »22. L’un s’adresse à la

22  Aristote, Rhétorique, 1405, ajoute que cette « métaphore » est analogue à celle qui consiste
à traiter les acteurs de « flagorneurs dionysiaques » (dionusokólakes), tandis qu’eux-
Une Rhétorique Antique du Blâme et de l ’ Éloge 341

déesse conçue comme divinité des étrangers, l’autre à la déesse conçue comme
une ancêtre athénienne.
La métaphore est illuminante dans la mesure où elle ébranle nos habitudes.
En mettant de l’autre dans le même, de l’étranger dans le citoyen, de l’asia-
tique dans l’éleusinienne, elle introduit de la hiérarchie, elle invite au blâme et
à l’éloge, distinguant ce qui est « normal » de ce qui ne l’est pas, séparant ainsi
la superstition de la bonne piété.
Cette logique métaphorique du bon grain et de l’ivraie, telle qu’Aristote l’ex-
plique, se trouve située au cœur du mécanisme qui préside, chez Cicéron, à
l’opposition de la superstition à la religion. Entre superstitieux et religieux, dira
en effet Cicéron, il y a cette différence que le premier de ces vocables désigne
une faiblesse, l’autre un mérite23.

19.8

Quand on se penche sur la tolérance théoriquement infinie du polythéisme il


convient de ne pas sous-estimer l’importance pour les Anciens de ce souci de
creuser un écart, au niveau de la pratique religieuse, entre le local et l’étran-
ger, entre ce qui relève de la cité, aussi, et ce qui relève de l’initiative indivi-
duelle. Cet écart est maintenu alors même que la littérature ou la philosophie,
de leur côté, tendent à reconnaître le caractère hautement traduisible, sinon
même l’unicité des figures divines, comme le montrerait, parmi bien d’autres
exemples, l’Isis et Osiris de Plutarque.
Le nómos (un terme qui renvoie aux notions d’ordre, de répartition, de
norme, de règle, de rite, de convention, de coutume et de loi) « est un usage
bien établi », comme le veut la formule populaire. L’attachement au nómos
est porteur d’une violence potentielle : « Le peuple doit se battre en faveur du
nómos comme s’il s’agissait du rempart de la cité », dit Héraclite24. Le nómos,
où qu’on le rencontre, est souverain, et il apparaît comme indissociable d’une

mêmes se considèrent comme des gens de métier, des « artistes » (technítai). Cette
opposition entre dadouque et métragyrte reproduit celle, déjà présente chez Eschyle, à
propos de Cassandre, entre mántis et agúrtria (Eschyle, Agamemnon 1273). Pour Callias
dadouque, cf. Xénophon, Helléniques VI, 3,3.
23  Cicéron, De natura deorum II, 28, 72.
24  Héraclite fr. 44 = no 249 Kirk-Raven-Schoffield, trad. Hélène-Alix de Weck et Dominic
O’Meara.
342 Chapitre 19

prétention à la supériorité. Le texte emblématique se trouve chez Hérodote III,


38, qui cite Pindare25 .
Hérodote introduit son développement sur le nómos roi (basileus) à l’issue
de son récit de la conquête de l’Égypte par Cambyse. Le contexte est donc l’his-
toire d’un insensé qui a eu la folie de vouloir s’attaquer à des coutumes reli-
gieuses (celles des Égyptiens en l’occurrence, mais il en irait de même pour
toute coutume religieuse) :

Je suis convaincu par tous ces traits que Cambyse n’était qu’un furieux ;
car, sans cela, il n’aurait jamais entrepris de se moquer des rites et de ce
qui touche à la coutume.
Si l’on proposait en effet à tous les hommes de choisir les meilleures
parmi toutes les règles coutumières qui s’observent dans les divers pays, il
est certain que, après un examen réfléchi, chacun se déterminerait pour
celles de sa patrie : tant il est vrai que chaque homme est persuadé qu’il
n’en est point de plus belles. Il n’y a donc nulle apparence que tout autre
qu’un insensé et un furieux en fit un sujet de dérision.
Que tous les hommes soient dans ces sentiments touchant leurs lois et
leurs usages, c’est une vérité qu’on peut confirmer par plusieurs exemples,
et entre autres par celui-ci : Un jour Darius, ayant appelé près de lui des
Grecs soumis à sa domination, leur demanda pour quelle somme ils
pourraient se résoudre à se nourrir des corps morts de leurs pères. Tous
répondirent qu’ils ne le feraient jamais, quelque argent qu’on pût leur
donner. Il fit venir ensuite les Calaties, peuples des Indes, qui mangent
leurs pères ; il leur demanda en présence des Grecs, à qui un interprète
expliquait tout ce qui se disait de part et d’autre, quelle somme d’argent
pourrait les engager à brûler leurs pères après leur mort. Les Indiens, se
récriant à cette question, le prièrent de ne leur pas tenir un langage si
odieux : tant la coutume a de force. Aussi rien ne me paraît plus vrai que
ce mot que l’on trouve dans les poésies de Pindare : le nómos est un roi
qui gouverne tout (traduction personnelle, appuyée sur celle du vieux
Larcher).

Le nómos (coutume, règle, ou loi), est souverain. Où qu’on le rencontre et


quelque forme qu’il prenne, dans la diversité des mœurs. Pour tous, partout,

25  Sur les valences du terme grec, cf. F. Heinimann, Nomos und Physis, Basel, 1945 ; E. Laroche,
Histoire de la racine NEM- en grec ancien, Paris, 1949, essentiellement pp. 163-166, 171-175,
190-197 ; M. Gigante, Nómos basileús, Naples, 1956, pp. 72-122 ; M. Ostwald, Nomos and the
Beginning of the Athenian Democracy, Oxford, 1969, pp. 37 sqq.
Une Rhétorique Antique du Blâme et de l ’ Éloge 343

il est souverain absolu, basileus (« roi »), quelle que soit la manière. La lecture
hérodotéenne de Pindare fait du nómos une convention arbitraire à laquelle
chaque culture obéit sans discussion, et que chaque culture estime (sans
arrière-pensée) être la meilleure. Une interprétation relativiste de cette lec-
ture hérodotéenne sera proposée par Celse, qui fait allusion à ce passage dans
son traité Contre les Chrétiens, pour conclure qu’« il n’y a aucune injustice à ce
que chaque peuple observe les traditions religieuses de son pays (oudèn ádikon
hekástous tà sphétera nómima threskeúein) ». Origène, lui, (Contre Celse V, 34)
s’en offusquera, d’autant plus que cela fait des Chrétiens des parias, eux qui
ont renoncé à vivre katà tà pátria, en abandonnant les coutumes ancestrales,
celles des Juifs.

19.9

La lecture hérodotéenne, il faut le souligner, ne correspond cependant pas


exactement à ce que Pindare disait. La formule nómos basileús est en effet
extraite par Hérodote de son contexte26.
Chez Pindare le nómos, souverain des hommes et des dieux, c’est celui de
Zeus, ou celui que représente Zeus, le père d’Héraclès. Ce nómos gouverne les
dieux et les hommes, de main de maître, en justifiant les entreprises les plus
violentes, comme Héraclès lui-même conduit chez Eurysthée les bœufs qu’il a
volé à Géryon, après l’avoir tué :

Nómos, de tous le roi, mortels et immortels, gouverne en rendant juste ce


qui est le plus violent, de sa main dressée. J’en prends à témoin les travaux
d’Héraclès. Il poussait devant lui, jusqu’au parvis cyclopéen d’Eurysthée
les boeufs de Géryon, en toute impunité, des bœufs qu’il n’avait pas
acheté27.

26  On peut avoir une idée assez précise de ce contexte grâce à la citation et au commen-
taire (lui aussi tendancieux) qu’en donne Calliclès, l’apôtre de la loi du plus fort dans le
Gorgias de Platon. Cf. Platon, Gorgias, Monique Canto-Sperber éd., Paris, 1987, pp. 38-42.
Cf. B. Gentili, « Eracle omicida giustissimo », in B. Gentili., G. Paione, Il Mito Greco. Atti
dell Convegno Internazionale (Urbino 7-12 maggio 1973), Rome, 1977, pp. 299-305. Voir aussi
M. Ostwald, « Pindar, NOMOS, and Herakles », Harvard Studies in Classical Philology 69,
1965, pp. 109-138.
27  Telle est du moins la lecture retenue par les éditeurs de Pindare, telle qu’elle apparaît dans
la citation transmise par le scholiaste à Pindare, Néméenne IX, 35a, et par Aelius Aristide,
Discours 45 (vol. 2, 68 Dindorf). Les manuscrits du Gorgias de Platon transmettent une
variante : à la place de « en justifiant les actes les plus violents », ils donnent : « en faisant
344 Chapitre 19

Faisant allusion au passage de Pindare, mais négligeant Héraclès et Géryon, ne


conservant que la formule initiale tirée de son contexte, Hérodote en vient à
conférer une dignité égale aux nómoi des uns et des autres. Le nómos devient
ainsi la norme culturelle qui se surimpose à l’état sauvage, à la loi de nature.
Pindare, dans ce passage28, voulait dire tout autre chose. Mais ce qui est en jeu,
malgré tout, aussi bien chez Hérodote que chez Pindare, c’est bien la force et la
violence constitutives du nómos, que celui-ci s’affirme dans la culture, ou dans
la nature.
Dans le voisinage immédiat de la démonstration d’Hérodote, on rencontre
certaines prises de position sophistiques. Hérodote pourrait même être un des
témoins les plus anciens d’une ligne de pensée critique, concernant le nómos.
Antiphon le Sophiste, contemporain de Socrate, conseillait de respecter le
nómos aussi longtemps qu’on se trouve sous le regard de ses concitoyens. Quand
on est seul et sans témoin, on peut suivre la loi de nature (la physis). Celui qui
transgresse la coutume, ou la loi non écrite (tà nómima), si c’est à l’insu de
ceux qui y souscrivent (litt. : de ceux qui s’accordent à son sujet), échappe à la
honte autant qu’au châtiment. Il ajoutait qu’en respectant les individus issus
d’un lignage illustre, et en méprisant les autres, nous sommes des Barbares les
uns pour les autres, « puisque par nature nous sommes en tout semblables,
aussi bien les Barbares que les Grecs . . . Aucun de nous n’est différent, qu’il soit
barbare ou grec : nous respirons tous le même air avec une bouche et un nez,
nous mangeons tous en nous aidant de nos main ». L’opposition nómos/phy-
sis débouche sur une critique de la coutume29. Toutefois, selon David Asheri
dans son commentaire au livre III des Histoires dans la collection « Lorenzo
Valla »30, il ne faudrait pas croire que la position d’Hérodote soit celle d’un
relativisme sophistique du même type31. Elle n’est pas non plus une valorisa-
tion de l’instrumentalisation de la peur suscitée par la règle, comme le voudrait

violence à ce qui est le plus juste ». M. Demos, « Callicles’Quotation of Pindar in the


Gorgias », Harvard Studies in Classical Philology 96, 1994, pp. 85-107, suggère que cette
variante pourrait être intentionnelle et ironique, d’autant plus que Calliclès est supposé
ne pas se souvenir précisément du passage de Pindare (cf. notamment p. 102).
28  Au fr. 215, Pindare parle des règles coutumières (les nómima) qui varient, mais dont
chacun loue les siennes comme étant les plus justes. Il demande alors à ce qu’on ne raille
pas ses origines terriennes. Le contexte est tout à fait différent.
29  Antiphon le Sophiste, fragment 44 D.-K. Cf. le très riche commentaire de B. Cassin, L’effet
sophistique, Paris, 1995, pp. 154-191.
30  Erodoto, Le Storie, vol. III, Rome, 1990, p. 255.
31  Contrairement à ce que pourrait suggérer la lecture qu’en fait Origène, via Celse, supra
(n. 8).
Une Rhétorique Antique du Blâme et de l ’ Éloge 345

Critias dans son Sisyphe32 : la coutume n’est pas inventée comme un artifice
destiné à susciter le respect, c’est d’elle-même qu’elle inspire la crainte. Elle est
(intrinsèquement) souveraine. Elle porte donc la violence en elle, sans qu’il
soit nécessaire d’imaginer une quelconque manipulation33.
Chez Hérodote, la coutume des uns est aussi contraignante, et violente, que
la coutume des autres.
La coutume synonyme de règle peut inspirer des comportements sur-
prenants. L’Égypte d’Hérodote est à l’origine de tabous alimentaires très
particuliers34. Parmi eux l’historien mentionne les fèves : les Égyptiens ne
sèment point de fève, et s’il en pousse, ils ne les mangent pas. Les prêtres n’en
supportent même pas la vue, les considérant comme impures. Abordant un
autre interdit, celui du porc, Hérodote (II, 47) prétend que si par accident
un Égyptien touche un de ces animaux, il plonge dans la rivière (le Nil ou un
canal) pour se laver de cette impureté35. Cette horreur du contact, du toucher
(et à fortiori de la nourriture) est homologue à la fois à l’interdit juif du porc,
dont Posidonius sera le premier grec à parler36, et à la hantise pythagoricienne
du contact avec les fèves, une répulsion extrême, illustrée par une fameuse
tradition elle aussi postérieure à Hérodote : celle des pythagoriciens pris en
embuscade et préférant mourir plutôt que de s’échapper en traversant un
champ de fèves en fleur (Jamblique, Vie de Pythagore 191 ; cf. Diogène Laërce,
Pythagore 39).

32  Critias, fragment 25 D.-K.


33  Hérodote le montre bien ailleurs (VII, 104), à propos des Spartiates, dans le discours de
Démarate à Xerxès : « Quoique libres, ils ne le sont pas en tout. La loi (littéralement : la
coutume, le nómos) est pour eux un maître absolu (despotes) ; ils le redoutent beaucoup
plus que vos sujets ne vous craignent. Ils obéissent à ses ordres, et ses ordres, toujours
les mêmes, leur défendent la fuite, quelque nombreuse que soit l’armée ennemie, et leur
ordonne de tenir toujours ferme dans leur poste, et de vaincre ou de mourir. Cf. S. C.
Humphrey, « Law, Custom and Culture in Herodotus », Arethousa 20, 1987, pp. 211-220.
34  Certains interdits égyptiens, selon Hérodote se retrouvent chez les pythagoriciens,
orphiques et bachiques (II, 81).
35  Ces interdits, dans la réalité égyptienne, ne sont pas très évidents : cf. Ph. Borgeaud,
« Réflexions grecques sur les interdits alimentaires (entre l’Égypte et Jérusalem) », in
C. Grottanelli, Lucio Milano éds., Food and Identity in the Ancient World, Padoue, 2004,
pp. 95-121 (chapitre 12 dans le présent volume).
36  Posidonius, que cite Diodore XXXIV, 1-3, lui-même tiré de Photius.
346 Chapitre 19

19.10

Mourir, plutôt que de renoncer à la règle ! Mourir, plutôt que de transgresser,


de risquer la souillure.
L’interdit des autres, vu de l’extérieur, peut apparaître soit comme conven-
tionnel, soit comme tout à fait arbitraire, ou même sectaire. Mais il est consi-
déré comme investi, pour ceux qui le respectent, de la puissance d’un interdit
plus général, qui marquerait la distance de l’humain civilisé à la bête ou au
sauvage.
On peut dire, dans ce sens, que l’attitude du martyr chrétien, face aux exi-
gences infimes du pouvoir romain (saluer la statue de l’Empereur, brûler un
grain d’encens, faire semblant de sacrifier . . .), est du même ordre. Le refus
d’obtempérer est dicté par un scrupule extrême, vis à vis d’une règle toute-puis-
sante. Il s’y mêle un souci de l’au-delà, qui n’est pas étranger non plus à la men-
talité orphique, ou pythagoricienne . . .
La fève pythagoricienne nous conduit ainsi aux frontières de l’humain.
Pour les pythagoriciens et probablement pour certains orphiques aussi, l’idée
de manger des fèves suscitait une horreur semblable à celle que susciterait le
cannibalisme37. Croquer une fève déclenche une répulsion que Jean le Lydien
n’hésite pas à comparer à celle qui accompagne l’idée de manger la tête de ses
parents38. Durant le mois de mars, dit-il, on faisait des repas à base de fèves. La
fève (kúamos) serait en effet consacrée à Mars parce qu’elle enfante (kúein) du
sang. En hommage au dieu, on s’enduisait les yeux de jus de fève, utilisant cette
onction en lieu et place de sang. Jean Le Lydien fait alors allusion à la répulsion
suscitée par les fèves chez les pythagoriciens. Provoquant un appétit sexuel, la
fève appelle les âmes à la naissance, et donc à la corruption. Le même auteur
cite Héraclide le Pontique, selon qui la fève recouverte d’excrément prend en
quarante jours un aspect humain charnel, d’où le vers du poète : « Manger des

37  Porphyre, Vie de Pythagore 44, est un bon témoin : « Croquez une fève; après l’avoir
écrasée entre les dents, exposez-la quelque temps à la chaleur des rayons du soleil, puis
allez-vous-en et revenez au bout d’un instant : vous y trouverez l’odeur de la semence
humaine. Ou bien, quand la fève bourgeonnante fleurit, prenez un peu de la fleur
noircissante, mettez-la dans un pot de terre que vous boucherez et enfouirez dans le sol ;
vous l’y laisserez quatre-vingt-dix jours après l’avoir enfouie, après quoi vous la déterrerez
et enlèverez le couvercle : vous trouverez alors, à la place de la fève, ou une tête d’enfant
bien formée, ou un sexe féminin ».
38  Jean le Lydien, Liber de mensibus IV, 42 ; cf. M. Detienne, Les Jardins d’Adonis, Paris, 1972,
p. 98.
Une Rhétorique Antique du Blâme et de l ’ Éloge 347

fèves équivaut à manger la tête de ses parents » (îsón toi kuámous te phageîn
kephalás te tokéon). Le poète, ici, c’est Orphée39.

19.11

« Manger (ou “ronger”, cela dépend des versions) la tête de ses parents » : voilà
qui nous ramène à l’expérimentation comparatiste de Darius, chez Hérodote.
Ce qui motive la répulsion d’un Grec (consommer le cadavre de ses parents)
n’émeut guère les Indiens Callaties, avons-nous vu. Mais il n’est point besoin,
nécessairement, de voyager si loin : en Grèce aussi, et à Rome, hors des milieux
pythagoriciens, il est parfois question d’une possible insensibilité à ce genre
de transgression, et de l’horreur suscitée par la simple évocation de cette
insensibilité.
Mieux vaut mourir, mieux vaut se suicider, que de se laisser réduire par
la nécessité à manger de la chair humaine. Valère Maxime, dans ses Faits et
paroles mémorables (VII, 5, au chapitre De necessitate) condamne sans appel
les Numantins qui, assiégés par Scipion, se sont nourris de cadavres :

Nulla est in his necessitatis excusatio ; nam, quibus mori licuit, sic vivere
necesse non fuit

Il n’y a pas là d’excuse sous prétexte de nécessité : il n’était pas nécessaire


qu’ils vivent, quand ils étaient libres de mourir.

Quant aux habitants de Calagurris qui, assiégés par Pompée, ne se sont pas
contentés de cadavres, mais n’ont pas hésité à manger leurs femmes et leurs
enfants, réservant certaines parties de leurs chairs pour des salaisons, ils sont
sortis carrément de l’humain, pour rejoindre les serpents et les bêtes fauves. Ils
ressemblent sous cet angle aux androphages d’Hérodote, de tous les hommes
les plus sauvages, qui n’observent pas la dike et n’ont aucun nómos ; seuls parmi
les peuples scythes, ils mangent de la chair humaine40.
La nouvelle qui se répand, dans l’armée de Titus, de cette mère juive pous-
sée par la famine à dévorer son propre enfant, suscite une haine redoublée, à

39  Fr. 648F = 291 K. On trouvera le riche dossier, et les variantes, chez Bernabé, Poetae Epici
Graeci II, 2, pp. 214-218.
40  Hérodote 4, 106.
348 Chapitre 19

l’égard de cette nation barbare, alors même que Flavius Josèphe, lui, essaie de
comprendre toute cette souffrance et cette misère41.
Le manger de cadavre peut en effet correspondre, à la rigueur, aux yeux du
Grec ou du Romain, à une véritable coutume, un nómos barbare, une règle
certes condamnable, localisée du côté de la superstition, mais une règle tout
de même. Tuer son épouse et ses enfants pour les manger, par contre, éloigne
de tout nómos. Le pratiquant d’une telle transgression devient un loup, comme
dans le rituel cannibale du Mont Lycée, en Arcadie, sur lequel on préfère géné-
ralement se taire, à peine l’a-t-on évoqué.
Ce dégoût qui devrait rendre difficile, voir impossible, pour un Grec ou
un Romain d’imaginer pouvoir manger du cadavre, serait, dit-on, inconnu
des cyniques et avec eux des stoïciens. C’est ce que révèle, entre autre, un
paragraphe du long développement que Sextus Empiricus consacre dans ses
Esquisses (hypothyposes) pyrrhoniennes aux conceptions contradictoires que
l’on rencontre à propos des choses réprouvées (les hypolépseis taîs perì aischrôn
kaì ouk aischrôn), comme à propos des interdits (áthesma) et des nómoi :

Manger de la chair humaine est chez nous illégitime (áthesmon), alors


que c’est indifférent (adiáphoron) pour des peuples barbares entiers, et
pourquoi faut-il parler des barbares, quand on rapporte que Tydée (Iliade
XIV, 114 sqq.) a mangé la cervelle de son ennemi et que les stoïciens dis-
ent qu’il n’est pas déplacé (ouk átopon) de consommer la chair des autres
humains aussi bien que la sienne propre (III, 24 [207], trad. P. Pellegrin,
Paris, 1997).

Leurs adversaires prétendent, effectivement, que les stoïciens pourraient ne


pas hésiter à manger leurs parents. De même qu’ils n’hésiteraient pas à com-
mettre l’inceste. C’est du moins ce qu’affirme Philodème, et ce que s’empresse
de reprendre, au IIe siècle de notre ère, d’une manière virulente mais un peu
confuse, le bon évêque Théophile d’Antioche (ad Autolycon III, 5), qui feint
de s’offusquer en décrivant les stoïciens et les cyniques dont il compare (en
mélangeant beaucoup de choses) l’attitude à celle décrite par Hérodote du
côté de Cambyse et des indiens Callaties42 :

41  Flavius Josèphe, Guerre des Juifs VI, 210- 214.


42  Philodème, De Stoicis VII, col. XVIII-XX, pp. 102-103 Dorandi. Théophile, Ad Autolycum III,
5, dans les Stoicorum Veterum Fragmenta de J. von Arnim, vol. III, 1903, pp. 186, fr. 750 ; cf.
M. Detienne, Dionysos mis à mort, Paris, 1977, p. 154 et note 47 (p. 160).
Une Rhétorique Antique du Blâme et de l ’ Éloge 349

Toi qui a beaucoup lu, quelle est ton opinion sur ces préceptes de Zénon,
de Diogène et de Cléanthe, qu’on trouve dans leurs livres, prescrivant de
manger de la chair humaine, que les parents soient cuits et mangés par
leurs enfants. Et celui qui refuserait cette nourriture, ou en rejetterait
une partie, serait lui même mangé ? Plus impie encore, cette suggestion
faite aux enfants d’amener leurs parents au sacrifice, pour les dévorer.
Hérodote ne raconte-t-il pas que Cambyse tua les enfants d’Harpage, les
cuisina, et les offrit à leur père. Et en outre il dit que chez les Indiens, les
parents sont mangés par leurs enfants. . . 

On remarquera au passage que la pratique suscitant une telle réprobation consis-


terait, si l’on en croit les plus anciens commentateurs polythéistes (Hérodote,
Chrysippe, Philodème), à manger le cadavre de ses parents, éventuellement
après les avoir tués. Les cyniques sont dits capables, en effet, de tuer leurs vieux
parents. Ils seraient donc susceptibles de se comporter comme les Massagètes
décrits par Hérodote (I, 216), qui sacrifient les vieillards avant qu’ils ne tombent
malades, et consomment leurs chairs bouillies avec du mouton. Lucien, peu
avant Théophile d’Antioche, rapporte du philosophe errant Pérégrinus qu’il
étouffa son père quand celui-ci atteignit l’âge de soixante ans, redonnant vie à
une coutume dont la tradition romaine affirmait qu’elle avait été abolie dans
un lointain passé, passé auquel renvoyait l’expression proverbiale sexagenarios
de ponte43. Chrysippe, lui (fr. 3/4, III, 77, 34 Arnim) se contentait de justifier la
nécrophagie, sans meurtre :

Dans son ouvrage Sur la république, il dit qu’on peut s’unir avec sa mère,
ses filles et ses fils . . . Au troisième livre de son traité Sur le juste, il prescrit
de manger même les morts (Diogène Laërce, VII, 188).

Dans leur dédain de toute convenance les cyniques, selon Diogène Laërce, sont
un modèle pour les stoïciens, un modèle situé aux antipodes des pythagori-
ciens ou des orphiques, rigoureux observants de règles extrêmes, des règles sur
lesquelles ils ont, à n’en pas douter, des opinions, qu’ils sont capable d’exposer
sous forme de commentaires hagiographiques. Le sage stoïcien, lui, prendra
part à la vie sociale et politique (ce qui implique un respect au moins minimal
des coutumes religieuses). Mais il n’aura pas d’opinion, et « il cynicisera, car le
cynisme est un chemin raccourci vers la vertu, comme le dit Apollodore dans
son Éthique. Il mangera aussi des chairs humaines en certaines circonstances »

43  Cf. Festus, p. 452 Lindsay ; Ovide, Fastes V, 633. On rapportait la même chose des Scythes :
Sextus Empiricus, Hypotyposes pyrrhoniennes III, 24 (208).
350 Chapitre 19

(Diogène Laërce, VII, 121). Que faut-il entendre par « en certaines circons-
tances », sinon quelque chose comme : « Si la coutume l’exige », ce que signi-
fiait déjà l’anecdote comparatiste d’Hérodote sur le traitement des cadavres.
On est très près, en effet, de ce qu’Hérodote, à partir de l’exemple des rites
funéraires, nous dit du nomos basileus. Ce n’est que par la suite, dans la reprise
chrétienne de ce motif qui devient celui du repas de Thyeste (complice intem-
pestif de l’incestueux Oedipe), que la pratique cannibale se trouve carrément
située dans un contexte sacrificiel. Comme le dit Agnès Nagy, dans une thèse
récente consacrée aux Récits antiques d’anthropophagie44 : « . . . Avant que les
apologistes chrétiens ne s’en emparent, le cannibalisme cynique et stoïcien
se présente dans l’opinion publique comme la doctrine de la nécrophagie ».
Il s’agit d’une doctrine tout à fait théorique, s’empressait de souligner Sextus
Empiricus (Hypotyposes pyrrhoniennes III, 248,7-249,3) : « Les philosophes
racontent beaucoup de choses épouvantables, mais ils ne les mettraient jamais
en pratiques, même en vivant chez les Cyclopes ou les Lestrygons ».

19.12

Entre la position des mystiques (pythagoriciens et orphiques) et celle de ceux


qui se refusent à toute opinion ou simplement suspendent leur jugement
(stoïciens ou cyniques), dans l’éventail du polythéisme, toutes les attitudes
semblent donc possibles.
Pour essayer de mieux comprendre ce qui constitue, néanmoins, la limite
du tolérable, il convient de regarder quelle fut, sur ce point précisément, la
position de ceux qui ne sont ni des obsédés du rite, ni des indifférents à la règle.
Les sceptiques constituent la secte philosophique la plus révélatrice à coup sûr,
dans cette perspective. On peut reconstituer l’attitude des sceptiques. Ils pra-
tiquaient la suspension du jugement, tout en respectant la coutume. D’où un
fameux débat entre dogmatiques et sceptiques, les premiers soulignant (avec
horreur) que, si la coutume veut qu’on fasse boucherie de son père, le scep-
tique le fera sans hésiter ; à quoi les sceptiques répondent qu’ils éviteront toute
enquête sur les questions dogmatiques, tout en observant les lois et les cou-
tumes, effectuant des choix et des rejets conformes aux usages ordinaires45.

44  Genève, 2006, mss. p. 231 [cf. désormais A. Nagy, Qui a peur du cannibale ? Récits antiques
d’anthropophages aux frontières de l’humanité, Turnhout, 2009].
45  Diogène Laërce, Vie de Pyrrhon IX, 108. Je remercie Otto Bruun d’avoir attiré mon attention
sur ce passage, auquel il consacre un chapitre dans sa thèse de philosophie déposée à
l’Université de Genève. Le passage de Diogène (le texte est probablement corrompu) est
Une Rhétorique Antique du Blâme et de l ’ Éloge 351

La question, on le voit, n’est pas celle du bien-fondé de l’observance ou de la


norme, quelle qu’elle soit, mais celle de la croyance (du dogme) qui pourrait
(malencontreusement) lui être liée. Le sceptique fera n’importe quoi, dans la
mesure où la coutume le veut, mais il le fera avec détachement, sans croyance,
sans désir et sans plaisir, en parfaites métriopathie et ataraxie.
L’idée d’un sceptique pratiquant pose problème au dogmatique, et peut-être
aussi à l’historien des religions, d’un point de vue philosophique, mais certai-
nement pas au praticien ancien (à l’acteur rituel). Elle pousse à l’absurde une
question fondamentale, qui concerne toute pratique religieuse : faut-il croire,
pour faire, pour effectuer le rite46 ?
Voici ce que dit Sextus Empiricus (Esquisses pyrrhoniennes I, 23-24) :

Donc en nous attachant aux choses apparentes, nous vivons en observant


les règles de la vie quotidienne sans soutenir d’opinions, puisque nous ne
sommes pas capables d’être complètement inactifs.
Cette observa­tion des règles de la vie quotidienne semble avoir quatre
aspects: l’un consiste dans la conduite de la nature, un autre dans la
nécessité de nos affects, un autre dans la tradition des lois et des cou-
tumes, un autre dans l’appren­tissage des arts; par la conduite de la nature
nous sommes naturellement doués de sensation et de pensée: par la
nécessité des affects la faim nous mène à de la nourriture et la soif à de
la boisson: par la tradition des lois et des coutumes nous considérons la
piété, dans la vie quotidienne, comme bonne et l’impiété comme mau­
vaise: par l’apprentissage des arts nous ne sommes pas inactifs dans les
arts que nous acceptons. Mais nous disons tout cela sans soutenir
d’opinions.47

d’une interprétation délicate : cf. J. Barnes, ANRW II 36.6, p. 4293 ; nous nous rallions à
M. Patillon dans Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, Marie-Odile
Goulet-Cazé trad., Paris, 1999, note 1 p. 1138.
46  Renvoyant à Galien, Jonathan Barnes, « Pyrrhonism, Belief and Causation. Observations
on the Scepticism of Sextus Empiricus », in ANRW II, 36.4, 1990, pp. 2608-2695, ici
pp. 2617-2618, distingue deux types de sceptiques : les sceptiques « sauvages » ou « rustres »
(les agroikopyrrhoniens) et les sceptiques civilisés (« urbains »). Les premiers doutent de
tout, systématiquement. Les seconds réservent leur doute aux matières « philosophico-
scientifiques » On comprend dès lors comment Sextus Empiricus peut sans problème se
faire un « défenseur, et non un opposant, des croyances ordinaires » (p. 2623).
47  Sextus Empiricus, Esquisses pyrrhoniennes ; trad. Pierre Pellegrin, p. 69.
352 Chapitre 19

Pour la formule parádosis nómon kaì ethôn (« transmission, tradition des règles
et des comportements », qui concerne notamment la piété), Jonathan Barnes48
interprète comme suit : « La tradition des coutumes et des règles expliquera
certains actes conventionnels que le sceptique accomplit. Pourquoi Sextus
porte-t-il des pantalons, pourquoi écrit-il son nom avec un sigma, enlève-t-il
son chapeau à l’Église et conduit-il à droite ? – Parce que c’est la coutume, parce
que c’est la loi. La priorité de Sextus est décidément celle-ci : un Pyrrhonien n’a
pas à croire que c’est une bonne chose de porter des pantalons ou de rouler à
droite – ayant abandonné les croyances au bien et au mal il peut encore agir
comme le font les autres hommes, et il agit “parce que c’est comme ça que ça
se fait” (because that is the done thing) ».
Comme le remarque encore Barnes49, la phrase : « Nous acceptons la piété
comme bonne », signifie probablement non pas : « Nous croyons que les
actions pieuses sont bonnes », mais plutôt : « Nous adoptons une conduite
pieuse comme si elle était bonne ». Construite ainsi, elle n’implique aucune
croyance de la part du pyrrhonien. . . . On doit reconnaître qu’il arrive que le
pyrrhonien dise : « Les dieux existent », « Les dieux prennent soin de nous »,
et d’autres choses encore. Mais Sextus déclare seulement qu’il pourra dire de
telle chose, non pas qu’il y croit. Un pyrrhonien qui va à l’Église fera ce qui
correspond à la coutume – il dénudera sa tête, se mettra à genoux, fera le signe
de croix, etc. ; et il dira aussi certaines choses. Ces actes de paroles (« those
utterances ») font partie du rituel : ils n’impliquent pas plus de croyance
que les autres gestes rituels du sceptique ». Barnes renvoie ici50 à Ludwig
Wittgenstein51, tout en relevant que pour Wittgenstein, tous les pratiquants
jouent ce jeu de langage qu’ici l’on attribue au pyrrhonien : « But according to
Wittgenstein, all churchgoers are playing the language game which in the text I
prescribe for the Pyrrhonian ».
Wittgenstein, du point de vue antique comme de celui de l’observateur
scientifique, a certainement raison. Il va plus loin que Barnes. On se rend
compte, en effet, en parcourant diverses provinces de l’histoire des religions,
qu’il n’est point (impérativement) besoin de créance pour pratiquer. Ou plutôt,
comme le suggère John Scheid, que « faire, c’est déjà croire ».

48  Art. cit. (n. 46), p. 2645.


49  Ibid., p. 2646.
50  À la note 151.
51  L. Wittgenstein, Lectures and Conversations on Aesthetics, Psychology & Religious Belief,
C. Barrett éd., Oxford, 1966, pp. 53-59.
Une Rhétorique Antique du Blâme et de l ’ Éloge 353

19.13

Ce qui fait résistance à l’enregistrement et à l’interprétation correcte des don-


nées de terrain, ce qui pourrait inciter l’historien à hésiter à adopter le point
de vue wittgensteinien, c’est peut-être la résistance du paradigme chrétien,
construit autour de la grande question du sacramentel. Comme l’a bien com-
pris Roger Beck, dans une étude sur Mithra, il y a en effet renversement de la
relation du mythe au rite, quand on entre en christianisme, comme quand on
entre (à la même époque, à partir du 1er siècle de notre ère) en mithraïsme. Ce
renversement, lié à la coloration sacramentelle du rite (eucharistie chrétienne
ou repas mithriaque), déverse un surplus de croyance dans le mythe. Le mythe
était jusqu’alors une forme de discours qui se comportait, par rapport au réel
(ou au rite) avec beaucoup de souplesse, sans contrainte dogmatique. Une
certaine rigidité intervient soudain, dans ce rapport, qui induit de nouvelles
formes de piété, quand l’acte rituel se voit directement rapporté, de manière
catéchétique, à un acte mythique auquel il est censé correspondre terme à
terme: ainsi l’eucharistie, rapportée à la Sainte scène, ou le repas mithriaque,
renvoyant au repas de Mithra et du Soleil.
Le rite est désormais censé reposer sur un modèle mythique, un « charter »
comme dira Malinowski. Alors qu’auparavant, le mythe apparaissait comme
un discours pluriel, et souvent contradictoire, non orthodoxe, censé expliquer
le geste rituel (ce qu’il est convenu d’appeler l’orthopraxie)52.
La concurrence de multiples et contradictoires récits qui se côtoient sans
problème, pour expliquer un rite, en Grèce ou à Rome, découle, John Scheid
nous l’a fait comprendre, de la complexité de la relation qui unit le croire et le
faire. La pratique, nous l’avons dit, tient la croyance à distance, et la croyance
représente un seuil, à partir duquel, en polythéisme, on risque de sortir de chez
soi. Cette limite une fois franchie, notamment avec le christianisme, la religion
des autres fera l’objet d’une perception toute différente. Elle aurait pu n’être
qu’une superstition. Évaluée à l’aune d’une vérité révélée, qui revendique sa
nouveauté, elle est devenue une survivance.

52  Cf. R. Beck, « Ritual, Myth, Doctrine, and Initiation in the Mysteries of Mithras : New
Evidence from a Cult Vessel », The Journal of Roman Studies 90, 2000, pp. 145-180, ici:
pp. 173-175 avec note 131 p. 174).
354 Chapitre 19

19.14

Les religions grecques et romaines intégraient, dans certaines limites, la supers-


tition comme coutume des autres, ou des subordonnés, ou encore des simples,
des couches inférieures de la population. Dans l’univers polythéiste, religion et
superstition formaient un couple inséparable. La superstition était une caté-
gorie comparatiste définie, nous l’avons vu, par une rhétorique du blâme et de
l’éloge. Les pratiques rituelles qui relevaient de cette catégorie étaient en soi
banales. Ce qui les distinguait de la bonne piété, c’est qu’elles étaient « dépla-
cées » ou exagérées, trop individuelles ou d’origines étrangères, accomplies
hors du cadre et du style reconnus comme « normaux »53.
Au moment où les dieux antiques sont priés de céder leur place aux nou-
veaux démons constituant la cohorte du diable, la superstition, cette vieille
manière de dire l’autre tout en s’affirmant supérieur à lui, s’est trouvée séparée
de sa compagne naturelle, la religion au sens antique de respect et d’hésitation
scrupuleuse. Elle vint désormais se mêler à l’action du diable, redoutable imi-
tateur de la bonne piété54. Réduite à l’état de « survivance », en attente d’extir-
pation, la religion des autres n’est plus simplement une superstition plus ou
moins condamnable. Elle est désormais destinée à devenir le vestige d’un stade
révolu, primitif, voire sauvage. Une idée que les anthropologues et historiens
des religions, au XXe siècle encore, ne cesseront de critiquer et de rejeter55.

53  Pour une analyse de la superstition comme catégorie critique, cf. D. B. Martin, Inventing
Superstition, from the Hippocratics to the Christians, Cambridge MA/Londres, 2004.
54  Cette nouvelle perception de l’autre fut encouragée par l’étymologie : superstitio dérive en
effet de superstes, « témoin », « survivant ». Cf. É. Benveniste, Vocabulaire des institutions
indo-européennes, Paris, 1969, vol. II, pp. 265-273.
55  Cf. N. Belmont, « Superstition et religion populaire », in Michel Izard, Pierre Smith éds.,
La Fonction symbolique, Paris, 1979, pp. 53-70, renvoyant p. 55 à P. Saintyves, « Les
origines de la méthode comparative et la naissance du folklore. Des superstitions aux
survivances », Revue de l’histoire des religions 105, 1932, pp. 44-70.
Index des auteurs modernes

Alphandéry, P. 77 Chesterton, G. K. 168


Asheri, D. 344 Cortés, H. 83–86
Assmann, J. 50n9, 65, 89, 97n, 119n2, Cox, G. W. 270–271
165–166, 173, 189, 213, 296–297, 300, 311 Creuzer, F. 123–126, 128, 231n15, 254,
268–269
Bachofen, J. J. 10, 123–130, 270 Croce, B. 58–59
Bader, F. 296 Croissant, J. 229
Ballabriga, A. 120, 223 Coarelli, F. 237
Barbu, D. 173 Coulanges, de, F. 31
Barclay, J. M. G. 183 Courtès, J. 151
Beck, R. 353
Benveniste, E. 26n20, 46n60, 90, 92, 115n21, Darwin, C. 22, 38, 226, 320
186, 354n54 Debray, R. 112n17, 113
Berguer, G. 139 De Brosses, Ch. 30
Bernays, J. 215n, 216 Deonna, W. 219–220, 222, 225
Bianchi, U. 62, 67n83 Descombes, V. 168–169
Boas, F. 78 Detienne, M. 15, 16n20, 36n42, 62n39, 64,
Bochart, S. 121 97n, 99–103, 104n, 116, 129, 142, 150–151,
Boissier, G. 178–179 155–156, 158, 173, 195, 196n9, 202n25,
Bopp, F. 13 211n44, 222, 224n10, 237n30–31, 258,
Borgeaud, Ch. 132n1, 137, 139 267, 284n3, 293, 346n38, 348n42
Bouché-Leclercq, A. 251 Derrida, J. 107, 174, 298n33
Bouvier, A. 54, 133–135, 137  Diaz, B. 83–85
Brelich, A. 18n26, 44n58, 62, 151–152, 154 Diderot, D. 111
Bremmer, J. 64 Doniger, W. 65
Brerewood, E. 114–115, 187n29 Douglas, M. 46n61, 66, 202, 282n28
Brisson, J.-P. 150 Droz, T. 21n2, 55, 133–135, 137, 140
Brisson, L. 257, 264n36, 299n34 Dubuisson, D. 63n43, 93–94, 100n22, 113n,
Bronkhorst, J. 65 185
Burkert, W. 10n13, 18n25, 67, 121, 151, 155, Ducrey, P. 150
196n9, 233, 240n40, 304 Dumézil, G. 10n12, 16–17, 28, 43, 62–63, 71,
Buonaiuti, E. 40, 57, 59 79–80, 101–103, 144, 146, 149, 155, 174, 278
Burger, M. 65 Durand, J.-L. 39n51, 149, 151
Burnouf, E. 13 Durkheim, E. 22, 24, 26, 29n29, 30–33, 35,
36n42, 37–40, 42, 44, 66, 78, 95, 99, 144,
Caillois, R. 29n29, 36, 42–43, 45–46, 70–80 159, 254, 273, 279, 280n25
Cairns, D. 227, 228n7
Calame, Cl. 67, 151, 236n27, 254n Ehni, J. D. 136
Cancik, H. 95 Ekman, P. 226
Casadio, G. 64, 119n1, 186n26, 194n5, 195n6 Eliade, M. 18n23, 22, 36, 44–45, 57, 60,
Cassin, B. 324n27, 344n29 62–63, 65, 71n10, 97, 101, 143, 159–160,
Cassin, E. 150 255, 264
Cassirer, E. 270–273 Evans-Pritchard, E. 46n60, 66, 100n22, 168,
Chantepie de La Saussaye, P. D. 36, 62, 279 265–266, 275n22, 282n27
356 Index Des Auteurs Modernes

Festugière, A.-J. 25n19, 112n16, 148, 329n38 Lafitau, J. F. 3–10, 19, 49, 51, 53, 94, 98, 101,
Finley, M. 150 268n
Fortenbaugh, W. W. 216n52, 227, 228n7 Labanca, B. 54
Fracassini, U. 57 Lang, A. 59
Frankfurter, D. 157 Lara, de, Ph. 168
Frazer, J. G. 17, 22, 26, 28, 33, 38, 43, 62–63, Las Casas, B. 5, 49, 51, 53, 94
99n19, 101, 115, 157, 167–168, 173, 222, Lanternari, V. 62
254, 265, 271, 273, 279 Lejeune, M. 150
Freud, S. 26, 28, 29n29, 30n21, 32, 37–40, 66, Levêque, P. 150
78, 107n3, 317 Lévi-Strauss, Cl. 34n, 45–46, 48, 62–63, 79,
100n, 101, 115, 142, 144, 147–149, 160, 188,
Gauchet, M. 53, 95–96, 109 255, 281–283
Geertz, C. 66 Lévy-Bruhl, L. 168, 282
Gernet, L. 143–144, 146, 148, 154 Lincoln, B. 18n 24, 64, 99–100, 101n22, 142,
Geourgoudi, S. 64, 173, 311n58, 335n12 157
Gladigow, B. 95 Loisy, A. 153, 239–240
Goblet d’Alviella, F. 62, 133 Loraux, N. 173, 239
Gomara, de, L. 83
Goody, J. 274 MacMullen, R. 240
Graf, F. 50n9, 64, 97n17, 173, 194n3, 267n3 Malamoud, Ch. 16n20, 50n9, 65, 155, 156n39
Grottanelli, C. 28n25, 64, 99–100, 173, 195n8, Malinowski, B. 66, 99, 115, 168, 255, 257,
209 273–275, 353
Man, E. H. 276, 281
Harnack, von, A. 56, 57n22 Margel, S. 109
Harrison, J. 101n22 Marin, L. 279n, 283
Hartog, F. 115, 122n, 207n37, 208, 263n32, Martino, di, E. 62
302n41, 338n Massenzio, M. 44, 151
Heidegger, M. 43 Mauss, M. 29n29, 33, 35–37, 42–43, 66,
Heyne, C. G. 254, 267–269, 328n36 78n17–18, 80n22, 101, 143–144, 150, 160,
Hobbes, T. 320–321 169, 226, 279
Hoffmann, Ph. 292 Métraux, A. 3–4, 242n46
Hubert, H. 32–33, 35–37, 62n36, 95, 273, Matthey, Ph. 173
279 Meyerson, I. 143–146, 149, 154
Hume, D. 327–328 Momigliano, A. 80n22, 172, 176
Monnier, A. 173
Isaac, B. H. 179, 180n16 Mossé, Cl. 150
Müller, F. M. 11, 12n, 13–14, 22, 54, 57–58, 61,
James, W. 139, 248 63, 101, 132–133, 136, 157, 270–271
Jung, C. G. 140, 148 Müller, K. O. 126, 128, 255, 264, 269–270

Kahn-Lyotard, L. 151 Nagy, A. 211n43, 350


Kaster, R. 181n, 227, 228n7 Nagy, G. 236
Kerényi, K. 148 Nietzsche, F. 43, 123, 255
Kirk, G. 150–151 Nilsson, M. P. 148, 235
Koch, K. 176 Nussbaum, M. 227, 228n7, 245
Kohl, K.-H. 95
Konstan, D. 227, 228n7, 229n10, 244, Olender, M. 44n, 53n10, 79n21, 95n, 100n,
245n52–53, 249n57 126, 127n16, 133n5, 173
Index Des Auteurs Modernes 357

Oltramare, P. 55, 133, 137–138 Schmidt, W. 27, 40n52, 59, 100n


Otto, R. 22, 29, 40–42, 44, 63, 66, 95, 101, 143, Schmitt, K. 176
248, 265, 314 Sfameni-Gasparro, G. 64, 68, 239n38
Smith, J. Z. 64, 98, 99n19, 100, 157, 160, 173
Pettazzoni, R. 44n, 57–59, 60n, 62–63, 148, Smith, P. 115n22, 151, 354n55
151, 157 Söderblom, N. 36n44, 40, 55n18, 63, 95
Picard, Ch. 148 Spineto, N. 44n, 58, 100n
Piccaluga, G. 64, 151 Stolz, F. 94, 100n
Pictet, A. 133, 136 Stroehlin, E. 55, 133, 135–137
Pirenne-Delforge, V. 65 Stroumsa, G. 65, 80n22, 97n, 115n20, 119n1,
Preuss, K. T. 271–273 157, 173, 187n29
Prescendi, F. 169n14, 173, 251n65, 337n17
Puech, H.-Ch. 18n26, 47n, 62n38, 71n10, 77, Terray, E. 147
152n33, 222 Tiele, C. P. 55–56, 132n4
Purcell, N. 200n20, 201 Tylor, E. 22, 58, 101, 116n25, 188n31
Pury, de, A. 89n8, 173 Turchi, N. 57, 59

Radcliffe-Brown, A. R. 115, 168, 275–276, Usener, H. 271–272


278–283
Redfield, J. 151, 173, 284n2, 336 Van der Leeuw, G. 44, 56, 60n, 101
Reinach, S. 26, 59 Van Andringa, W. 179
Renan, E. 135, 177–178, 184 Van Gennep, A. 3–4, 9, 35n
Rendu Loisel, A.-C. 173 Vermaseren, J. 240
Reverdin, O. 140, 172 Vernant, J.-P. 14, 15n16, 16, 36n42, 50, 62n39,
Réville, J. 12, 54, 57n22, 133–134 63, 64n51, 97, 101n24, 102, 140, 142–158,
Ricci, M. 89 173, 202
Ritter, C. 128 Vernes, M. 12–14, 54n15, 55n18, 61n31, 133n6
Robertson Smith, W. 22, 26, 28–30, 32–33, Versnel, H. 64
36–39 Veyne, P. 162, 257n5
Rochedieu, E. 139–140 Vian, F. 150
Römer, Th. 173, 202n26, 209n, 213n47, Vidal-Naquet, P. 3n2, 8n7, 10, 150, 151n30,
214n49 335
Romilly, de, J. 150 Vigourt, A. 251, 252n66
Roscher, W. H. 72, 74 Volokhine, Y. 166n, 173, 189, 202n26, 205n33,
Rudhardt, J. 20n, 46n60, 55, 63, 64n48, 210n41, 213n47, 214n49, 301n38, 307n49
140–141, 151, 154, 173, 216, 216n57, 217n58, Voltaire 175–178, 182
304n45, 318n16, 319
Rüpke, J. 64 Waardenburg, J. 50n9, 65, 97n, 100
Warburton, W. 174–176
Sabbattucci, D. 62, 195, 202 Weber, M. 53, 66, 95, 99
Sahagún, de, B. 49, 172 West, M. 121, 260n19–20, 295
Sahlins, M. 46n61, 66, 86, 187n28 Wittgenstein, L. 167–168, 171, 352
Saussure, de, F. 133, 140n18
Scheid, J. 23n7, 64, 93, 119, 155, 173, 179, 184, Yoyotte, J. 213
250, 334n12, 352–353
Schleiermacher, F. 56, 63 Zeitlin, F. 173
Index des auteurs et textes anciens

Abélard 315–316 Diogène Laërce 195n5, 196–198, 209, 218n,


Acousilaos d’Argos 260 325n31, 345, 349–350, 351n45
Alexandre Polyhistor 195n5, 197 Discours sacrés en 24 rhapsodies 90, 264
Anacréon 236
Antiphon le Sophiste 323–324, 344 Élien 235, 286
Apollodore d’Athènes 233, 321, 322n22 Empédocle 194, 221
Apollonios de Rhodes 129 Épictète 246, 247n
Aristobule 90 Épicure 317, 323, 325n31, 328–329
Aristophane 194n5, 195, 231, 233, 285, 291, Ératosthène 262n28
322–323 Eschyle 125, 233n20, 238, 263, 284, 291, 341n22
Aristote 102, 122, 196–197, 198n15, 200n18, Euripide 194–195n5, 202, 222, 236, 241, 264
227–231, 234, 238, 243–244, 249, 258, Eusèbe de Césarée 69, 90, 166–167, 215n, 217,
289–292, 321n, 338–341 261, 295n26, 299n35
Aristoxène 196–197 Evhémère 69, 166, 259–261
Arnobe 48, 242–243
Asclépiades de Myrlea 258–259 Flavius Josèphe 177–178, 216n54–55, 348
Augustin 48, 109, 217, 292, 318n14, 332n4 Florus 182
Aulu-Gelle 246–247, 251 Frontin 250
Avesta 161, 185
Genèse 209, 219
Bérose 105 Grand hymne à Aton 89n8, 300, 301n37
Boio 262
Hécatée d’Abdère 90, 105, 211, 299, 332–333
Callimaque 262–263 Hécatée de Milet 260
Cassien 77 Héraclide le Pontique 211, 346
Cassiodore 79, 126, 315–316 Héraclite 220–221, 341
Celse 333, 343, 344n31 Hérodote 9–10, 24, 48, 104–105, 124, 164, 169,
Chérémon 203, 206, 208, 216 193–194, 206, 208–210, 213, 218, 258n9,
Chrysippe 246, 349 286, 295n26, 299, 302–306, 308, 324n29,
Cicéron 91–92, 111, 163, 169, 174–180, 181n17, 332, 334, 338–339, 342–345, 347–350
182–184, 234–235, 238, 250n62, 251, 259, Hésiode 120–121, 124, 238, 255, 258, 260, 268,
335–336, 339, 341 288, 293–295, 303, 305–306, 307n50, 331
Cleidemos 260 Histoire Auguste 240
Clément d’Alexandrie 216n54, 230n14, 239 Homère 75, 89, 124, 148, 258, 268, 293, 303,
Conte du Naufragé 248–249, 312–313 305
Cornelius Gallus 263 Horace 23n6, 24
Critias 293, 324–325, 330, 345 Hymne homérique à Aphrodite 249, 312n
Hymne homérique à Déméter 223
Demon 260 Hymne homérique à Hermès 223, 297
Denys Bras-de-Cuir 261 Hymne homérique à Pan 319
Denys d’Halicarnasse 105, 239–241, 243, Hymnes orphiques 140n18, 194n4, 224
244n48, 259, 263
Denys de Mytilène 259 Iliade 210, 223, 256, 264, 295, 348
Diodore de Sicile 89–90, 122, 206, 214, 259, Isidore de Séville 79, 126, 259, 315n8, 316
261, 262n32, 299, 345n36 Isocrate 331
Index Des Auteurs Et Textes Anciens 359

Jamblique 209, 264n36, 296n30, 297, 286n8, 287, 292n23, 293, 76, 297–299,
309–311, 331, 345 307, 309, 321, 322, 331, 343n26–27
Jean le Lydien 211, 346 Plaute 92, 237n30
Jérôme 88, 195n5 Pline l’Ancien 170, 174, 251, 325n32, 334n12,
Joseph et Aséneth 209 337–338
Justin 213 Plutarque 48, 69, 75, 169–170, 194n5, 195n7,
Justin Martyr 48, 87–88 203–204, 207, 216, 218, 223, 232,
233n18–19, 241, 259, 262, 286, 287n10,
Lactance 91, 186, 239n37 292, 304, 308, 322n22–25, 335n12,
Lévitique 221n3, 25, 104, 206, 216 337–338, 341
Livre des Morts 205, 207 Posidonius 214, 345
Lucien 231, 233, 323n, 349 Proclus 198n14, 231, 239
Lucrèce 317, 323, 327–329 Pseudo-Apollodore 260, 262n32, 288n13
Pseudo-Saint-Nil 26
Manéthon 105, 212–214, 333
Ménandre 237 Quintilien 259
Michel Psellus 230
Sénèque 137, 217–218, 244–245, 251
Nigidius Figulus 91 Servius 73, 237n30, 249n58, 251, 316n10
Nonnos de Panopolis 264 Sextus Empiricus 258–259, 348, 349n,
350–352
Odyssée 121, 256, 264, 284n1, 285, 288n14, 295 Stace 280n26, 315–316, 326–327
Ovide 121, 236–237, 241–243, 248, 262–263, Strabon 128, 165, 213, 235, 237, 332–333
291–292, 312, 349 Symmaque 176

Palaiphatos 261 Tacite 182n19, 214, 333, 338


Papyri Graeci Magici 211n23, 224–225, Tertullien 48, 88, 162
310–311 Testament d’Orphée 90
Papyrus de Derveni 195n7, 257 Textes des pyramides 205
Parthenios 263 Théophile d’Antioche 348–349
Pausanias 286n6, 287 Théophraste 197, 215–217, 334
Périple d’Hannon 287 Thomas (Saint Thomas) 89
Pétrone (Pseudo-Pétrone) 280, 315n7, Thucydide 258
326–327 Tite-Live 92, 181n, 226n1, 252
Phérécyde 260, 288 Trogue-Pompée 213
Philochore 260–261
Philodème 348–349 Valère Maxime 347
Philon de Byblos 105, 299n35 Varron 238, 318, 325n32, 332
Philostrate 223, 233n19, 288, 322 Védas 61, 161, 185
Photius 214, 235, 237n30, 345n36 Virgile 263, 316
Pindare 164, 172, 258, 324n29, 342–344
Platon 76, 124, 172, 194n5, 199, 200n18, 203, Xénocrate 195n7
228, 233–234, 239, 258, 260n24, 285, Xénophon 200n19, 216n57, 286n6, 341n22
Index thématique

Acedia 73, 75, 77–78 159, 164, 169–170, 174, 184, 186–187, 215n,
Adonis 88, 237n30–31, 239, 241, 299 218, 255, 257, 268, 274, 278, 315n7,
Agathos Daimôn 170, 337 321n21, 325–326, 330, 335, 337, 339,
Ahura Mazda 336 351–353
Aitiai 262 Danaos 105, 212
Allóglo̱ ssoi 301–302 Démon de Socrate 292
Andaman 59, 275–276, 278–281 Démons 69–80, 86–88, 114, 166, 195n7, 231,
Aniconisme 105, 211, 332 271, 310–311, 323, 354
Animisme 51, 78, 115–116, 139, 188 Diable 19, 53, 69–70, 86–90, 95, 114–115, 162,
Aphrodite 103, 127, 189, 221, 236, 237n30, 243n46, 354
249, 307n50, 312, 318 Dionysos 8n8, 15, 90, 103, 122–130, 157n43,
Apollon 123–126, 128–130, 167, 235, 237, 297, 165, 189, 224, 238, 240, 304, 308, 319,
306, 308 322–323
Apollonios de Tyane 223, 288–289 Divination 14, 63, 97n, 101, 146, 152, 197,
Appraisal 245–247, 249, 252 250–252, 288, 304, 326, 339
Archétypes 18, 44–45, 99, 102, 127, 143, 159,
189, 254–255 École sociologique 30–40, 44, 78, 143, 153,
Asdiwal 79 279, 185
Attis 241–243, 264 Égyptiens 48, 74, 89–90, 93, 104–105, 125, 128,
Aztèques 5, 83–86, 172 164, 170, 193, 203- 216, 218, 220, 224–225,
241, 248–249, 287, 293, 296–311, 312–313,
Babel 300 331–334, 337, 342, 345
Bororos 45, 265, 282 Prêtres égyptiens 104, 203–204, 206,
Brahmanes 17, 216 212–216, 296, 300, 302–304, 306, 311,
332
Cadmos 8n8, 90, 105, 121, 212, 241, 298–299 Éleusis 121–122, 201, 231–233, 239, 253, 309,
Callaties 347–348 321–322
Cambyse 342, 348–349 Empuse 233, 323
Cassandre Épiphanie(s) 103, 120, 125, 129, 159, 222, 248,
Roi macédonien 261 312–313, 328n37
Princesse troyenne 291, 341n22
Christ 8n8, 69–70, 87–88, 114, 163, 219, 239 Fait religieux 112–113, 142, 157
Comparaison (méthode) 1–20, 44–46, Fabula 254, 258–259, 267
48–50, 53, 60n, 65, 68, 81–106, 115, Fides (pistis) 114, 170, 337–338
134, 141, 150, 152, 154–158, 160–162,
169, 172, 184, 193, 211, 270, 276, 278, 304, Galles 10, 241–242
338
Coutume 6–7, 10, 92, 103, 110, 164–165, 169, Héraclès (Hercule) 122, 164, 323, 334,
171, 178, 180, 184, 187, 201n23, 202, 204, 343–344
206, 208, 217–218, 255, 265, 278, 280, Hermès 148–149, 223, 293, 295, 297–299,
304–305, 308, 323–325, 330, 333–336, 318–319
339, 341–345, 348–352, 354 Hespérides 120, 122
Croyance 11, 29n29, 30, 34, 38n46, 45, 51–52, Hyksos 212
68, 72, 76, 94, 114, 117, 124, 147n15, 157, Hylas 76
Index Thématique 361

Iahvé (Yahvé) 25, 41, 217n59, 313 Nómos 164, 180, 308, 324, 331, 333–334,
Idolâtrie 82, 85, 88, 114–115, 119n1, 166, 174, 341–345, 347–348, 350, 352
185, 187 Nymphes 73–74, 76, 120, 263, 319
Imitatio diabolica 19, 53, 86–90, 95
Interpretatio 70, 87, 91, 103, 106, 163, 173, 186, Opsophagie 201, 207
295, 299, 307, 337–338, 340 Orphée/orphisme 62n39, 73, 89–90, 104,
Iroquois 6, 9 123–126, 129–130, 140n18, 193–195, 197,
200n18, 203, 206, 209–211, 222, 224,
Janus 248, 312 233n19, 264, 303, 305, 322n22, 345n34,
Jérusalem 105, 119, 173, 175–176, 181–183, 185, 346–347, 349–350
209, 212–214, 312, 332–333 Osarsiph 212
Judéens/Juifs 12, 104–105, 175–177, 180–183, Osiris 90, 125, 204n, 241, 299, 304, 307–308,
206–207, 209, 214–218, 332–334, 343, 345 341

Kula 101 Pan 69–70, 72–76, 286–287, 297, 319


 Grand Pan 69–70, 75, 286–287
Lógos 87, 146, 171, 193, 232, 258, 285, 295 Panique 76, 319
Lumière naturelle 82, 86–87, 117, 162–163, Parfum 74, 105, 200, 219–225, 236
169, 337 Pathé 228, 231, 234, 245, 247n
Pélasges 302–306, 332
Mayas 81–82, 86 Perséphone 8n8, 240
Magie 29, 33, 63, 88, 94, 101, 115, 166–168, 170, Piété (eusebeia) 87, 91, 114, 140, 163, 165, 170,
222, 224–225, 266, 272, 275–276, 285, 177, 197, 317–319, 323, 329–330, 332, 337,
295, 297, 300, 309–311, 325, 337 341, 351–354
Mélampous 126, 288–289, 291, 326n33 Polythéisme(s) 25, 51, 69, 86–87, 90–91, 94,
Mère des dieux (Cybèle ; Agdistis) 6–7, 10, 97n, 103, 116, 153–154, 157, 162–165, 173,
125, 203n28, 241–242, 336, 340 175, 178–180, 184, 186, 189, 249, 305, 336,
Midi 69–80 338, 341, 349–350, 353–354
Mithra 87–88, 239–240, 353 Pompée 175–176, 181–182, 347
Moctezuma 83–86 Popol Vuh 81
Moïse 4n4, 53, 89–90, 94, 105, 162, 173–174, Potlatch 43, 79, 101
185, 209, 211–214, 313, 332 Profanus 23–24, 28n27
Monothéisme 52, 59, 89–90, 105, 116–117, Prométhée 146, 255, 293, 298, 320–321
161–162, 165–166, 176, 178, 189, 211–212, Psammétique 301–302
338 Pythagore 75, 104, 129, 193–194, 195n7,
Mana 30, 160, 265 196–198, 206, 209–211, 218, 222, 234, 237,
Midas 285, 287, 302 345–347, 349–350
Mûthos/mythe 12n, 16–17, 32, 39n51, 44–45,
52–53, 60, 63, 71n10, 75, 78, 82, 86, 90, Religio/religion 4–5, 9, 11–13, 18–19, 22–23,
93–94, 103, 108, 110, 117, 120, 125, 126n, 29–36, 38–39, 40n53, 41–42, 44, 90–94,
130, 139, 145–147, 149, 151–154, 156–157, 98–99, 113–117, 153–154, 162–164, 170,
161, 165–166, 171, 173, 185, 187, 189, 204n, 173–189, 193, 226, 247–249, 252, 265,
229, 241, 243–244, 254–264, 267–283, 305, 312, 314, 316–317, 319, 328, 330,
284, 291, 312–314, 353 338–339, 341, 354
Mystères 8n8, 9, 19, 24, 63, 87–90, 125, 129, Révélation 4, 8–9, 12, 18–19, 44, 52–53, 86,
165, 193, 194n5, 203n28, 226–253, 88, 94, 99, 162–163, 174, 189, 329
295n26, 306, 309, 321–322, 336 Rome 57, 60–62, 67–68, 91, 104–105, 122, 127,
Mysterium tremendum 41, 314 144, 151–152, 154, 161, 164, 169, 173–177,
362 Index Thématique

179, 181n, 182–186, 206, 234, 237–238, Stupor/stupeur 41, 227n5, 231, 236, 286, 314,
239n38, 240–241, 247, 250, 252, 253n, 327–328
262n32, 307, 312, 327, 334, 337–340, 347, Structuralisme 34n, 63, 102, 115, 146, 148–151,
353 282
Rupture mosaïque (distinction mosaïque)  Superstitio/superstition (deisidaimonía) 29,
89, 165, 189 114–117, 163–164, 170–171, 181, 183–186,
188–189, 197, 249, 308, 317–319, 323,
Sabazios 8n8, 336 325–327, 329–330, 333, 336, 339–341,
Sacer/sacré 22–25, 28n27, 29–31, 33–37, 348, 353–354
39–46, 63, 71, 75, 78, 95–96, 117, 140n18,
153, 159–160, 214, 219, 248, 265, 304, 312, Tabou 28–30, 33–35, 38–39, 40, 46, 205,
314 208–210, 265, 345
Sacrifice (thusía) 5, 16, 26–27, 35–36, 38–39, Tammuz (Tammouz) 88, 299
42–43, 63, 83–85, 97n, 113, 121, 129, 139, Teuth (Thot) 298–300
140n18, 146, 151–152, 154n35, 155–156, Timor 234, 236, 238, 280, 315–316, 326–327
174, 194n5, 195–198, 201, 208, 212–217, Tirésias 74, 293
219–224, 235, 239–240, 251–252, Triangle théologique 105, 211, 213
285–286, 288, 291, 293, 299, 303–304,
331, 334, 335n12, 346, 349–350 Végétarisme 145, 194, 196–197, 198n14, 200,
Sagesses barbares 89, 163, 331 203, 217
Sarapis (Sérapis) 128, 173, 307 Volksgeist 103, 270
Satyres 285–287
Scandia 79, 126 Zeus (Jupiter) 69, 75, 103, 165, 176, 203n28,
Sébas 318–320 216n57, 221, 223, 237n30, 238, 242, 260,
Silène 236, 285–287 288, 294, 297, 306–308, 332n4, 336,
Sîtos/ópson 199–200 343

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