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Exercices D'histoire Des Religions - Comparaison, Rites, Mythes Et Émotions
Exercices D'histoire Des Religions - Comparaison, Rites, Mythes Et Émotions
Jerusalem Studies in
Religion and Culture
Editors
VOLUME 20
Philippe Borgeaud
Textes réunis et édités par
LEIDEN | BOSTON
Library of Congress Cataloging-in-Publication Data
Names: Borgeaud, Philippe, author. | Barbu, Daniel, editor.
Title: Exercices d’histoire des religions : comparaison, rites, mythes, et
emotions / Philippe Borgeaud ; textes reunis et edites par Daniel Barbu et
Philippe Matthey.
Description: Boston : Brill, 2016. | Series: Jerusalem Studies in Religion
and Culture, ISSN 1570-078X ; VOLUME 20 | Includes bibliographical
references and index.
Identifiers: LCCN 2016011392 (print) | LCCN 2016012958 (ebook) | ISBN
9789004316324 (hardback : alk. paper) | ISBN 9789004319141 (E-book)
Subjects: LCSH: Religions.
Classification: LCC BL41 .B75 2016 (print) | LCC BL41 (ebook) | DDC 200--dc23 LC record available at
http://lccn.loc.gov/2016011392
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Typeface for the Latin, Greek, and Cyrillic scripts: “Brill”. See and download: brill.com/brill-typeface.
issn 1570-078X
isbn 978-90-04-31632-4 (hardback)
isbn 978-90-04-31914-1 (e-book)
Avant-propos vii
Bibliographie xvi
11 À chacun sa religion 172
L’histoire des religions est-elle jamais autre chose qu’un « exercice » ? Pour
Philippe Borgeaud, l’histoire des religions n’a pas pour objet « le développe-
ment dans l’histoire de ce que nous appelons des religions » (p. 105). À la suite
d’autres savants1, il nous rappelle que la religion, les religions, sont d’abord une
invention de l’Occident, une manière de « mettre en bouteilles » la chatoyante
diversité des rites, des mythes, et des coutumes que les explorateurs européens
découvrent, à l’aube de la modernité, en Amérique, en Afrique, au Proche-
Orient et en Asie, mais aussi chez eux, dans cette vieille Europe divisée par les
guerres dites « de religions ». Il n’y a pas de « fait religieux » que l’on pourrait
reconnaître partout et en tout temps et qui existerait indépendamment d’une
réflexion – nécessairement comparatiste – qui distingue ce « fait » des autres.
Le « fait religieux » est un leurre, dans lequel l’Occident se plaît à placer ce qu’il
veut. L’objet de l’historien-ne des religions est un objet évanescent, que nous
avons appris à reconnaître chez l’Autre parce qu’il est au cœur de ce qui, chez
nous, constitue (ou est censé constituer) nos identités. Les religions n’existent
pas en elles-mêmes ; leurs formes, leurs contours, n’existent que dans l’œil de
la ou du comparatiste, fut-il/elle missionnaire ou historien-ne des religions.
Sans comparaison il n’y a pas et ne saurait y avoir de « religion ». La religion et,
partant, l’histoire des religions, naît de cette rencontre avec l’altérité ; elle est,
écrit Philippe Borgeaud, « étroitement solidaire d’un exercice de la comparai-
son » (p. 48).
Cet « exercice », Philippe Borgeaud le pratique depuis son premier émer-
veillement lorsque, enfant, il rencontre la foisonnante matière du mythe, et
collectionne les timbres collés au dos des lettres que lui envoie son père et
sur lesquelles il découvre les pyramides d’Égypte, Damas, Alep, Jérusalem, le
entre 2005 et 2011, dans le cadre d’un projet de recherche sur le mythe et le rite
en tant qu’expression culturelle des émotions, au sein du Centre Interfacul-
taire des Sciences Affectives de l’Université de Genève3.
Ce sont bien des « exercices » que ces textes dans lesquels Philippe Bor-
geaud revient, inlassablement, sur les problématiques qui l’occupent, qu’il
s’agisse de relire nos dossiers modernes à partir des sources antiques, ou de
lire les dossiers antiques à partir de nos questions modernes. La lectrice ou le
lecteur pourra suivre, d’un « exercice » à l’autre, le fil d’une pensée qui s’affine,
qui reprend un dialogue jamais interrompu avec les sources et avec les grandes
figures de la discipline. Les mêmes questions, les mêmes problématiques sont
sans cesse remises sur l’établi. A chaque nouvel essai, la partition prend de
nouveaux reliefs, l’interprétation se fait plus forte. La manière de mener l’en-
quête, aussi, reste la même : elle consiste à partir de l’un ou l’autre phénomène
pensé comme « universel » (« mythe », « sacré », « religion », « initiation »,
etc.) et à essayer de comprendre celui-ci aussi précisément que possible en le
remplaçant dans chacun de ses contextes historiques et culturels4.
L’histoire des religions telle que l’envisage Philippe Borgeaud doit beaucoup à
l’approche philologique inspirée par son maître, l’helléniste Jean Rudhardt
(1922-2003)5. Elle s’éloigne de la démarche phénoménologique qu’enseignait
Mircea Eliade à l’Université de Chicago, où il se rend pour la première fois en
1970-716. À Chicago, il est en fait marqué par l’enseignement du jeune et
en histoire des religions », Institut national genevois, Annales 1993 (Actes de l’ING 37), 1994,
pp. 33-49, repris dans Exercices de Mythologie, pp. 179–206.
avant-propos xi
L’histoire comparée des religions se penche sur les moments de tension, sur les
brèches, ces rencontres où la distance à soi rend possible, aujourd’hui comme
hier, une véritable réflexion critique sur la religion. Surtout, la comparaison
suppose la possibilité de traduire, c’est-à-dire en définitive l’unité du genre
humain. Il ne suffit pas de s’indigner, il nous faut chercher à comprendre l’alté-
rité, même la plus radicale, malgré les sirènes qui scandent infatigablement les
mêmes discours normatifs sur les contrastes et les chocs de civilisations, et
l’incommensurabilité des cultures.
Pour Philippe Borgeaud, l’historien-ne des religions de l’Antiquité, grâce à
la distance qu’impliquent à priori ses terrains d’études, a l’avantage de pouvoir
observer comment se posent ces questions dans un monde éloigné qui se révèle
éminemment pluriel, où même les dieux se refusent à être enfermés dans un
Tout unifié ; une Antiquité qui ne connaît ni transcendance, ni religions petites
ou grandes, mais où se rencontrent une infinité de pratiques rituelles, de récits,
toujours changeants, de discours contradictoires ; où règne un certain droit au
palabre et au tâtonnement. La comparaison, cette procédure que les Anciens
appellent interpretatio et qui permet d’identifier du même chez l’Autre sinon
de l’autre chez soi, semble ouvrir la possibilité d’une réflexion critique sur la
norme, sur la coutume, sur les dieux et les institutions qui s’y rattachent, dont
l’histoire des religions moderne est en quelque sorte le prolongement.
Cette possibilité de l’interpretatio ne signifie toutefois pas que les Anciens,
tous polythéistes qu’ils fussent, ne reconnaissaient pas d’incommensurable, ne
posaient pas de limites entre eux-mêmes et les Autres. Mais quelles étaient
ces limites ? Comment se construisaient-elles ? Et nous, là-dedans, que pou-
vons-nous en apprendre ? Ce sont là les questions que Philippe Borgeaud pose
aux sources et documents antiques, montrant comment les anciens, Juifs,
Grecs, Babyloniens, Égyptiens, n’ont de cesse de comparer, comme le feront
aussi les Pères de l’Église et après eux, les chroniqueurs espagnols et premiers
ethnographes de la modernité. Dès l’Antiquité, « les Hébreux (à Jérusalem ou
à Babylone) réfléchissent sur l’Egypte ; les Iraniens sur Babylone ; les Grecs sur
tous leurs voisins. Les données sumériennes et akkadiennes dialoguent entre
elles, comme le feront, à Rome et aussi en Gaule, les données italiques, étrus-
ques et grecques », sans oublier les Iraniens, qui « construisent un Empire qui
va de la Méditerranée jusqu’à l’Inde, préparant la voie à Alexandre et à ses
successeurs, puis aux Romains. . . Le judaïsme, le christianisme et l’islam sont
issus, chacun à sa manière et en relation les uns aux autres, de ce grand bras-
sage » (p. 161 et p. 185).
L’historien-ne des religions est ainsi « un spécialiste dominant différents
aspects, philologiques, anthropologiques et historiques d’un terrain spéci-
fique » mais qui se double aussi « d’un généraliste rompu à la comparaison »
xiv avant-propos
(p. 65). C’est là son « métier », son « art » : « Observer, décrire, comparer »,
selon le titre d’un article paru en 2009 dans la revue Historia Religionum et
repris ici dans sa traduction française. Ce n’est qu’ainsi que l’historien-ne des
religions pourra chercher à traduire, à interpréter.
Abordée à travers le regard de l’helléniste qui s’interroge sur les manières
antiques de penser l’altérité, mais aussi à l’histoire des contacts, des échanges,
de l’hybridation, à la « formation, transculturelle, de nouveaux ensembles
symboliques » (p. 106), la comparaison ouvre en définitive sur une histoire
connectée des cultures antiques (et par effet de miroir, des sociétés modernes).
Philippe Borgeaud, s’il fallait l’évoquer en une image, écrit ses articles et
enseigne comme un père raconterait des histoires à ses enfants, ses étu-
diant-es : dans sa manière de raconter le mythe, de dérouler l’écheveau de sa
pensée, en sorte que l’on quittait ses cours avec l’impression d’avoir éclairé en
sa compagnie des pans de la pensée antique jusqu’alors oubliés. Lui-même dit
avoir appris le goût du mythe et de l’émerveillement auprès de son propre
père, et il a su transmettre cette passion à tous ceux qui ont croisé son chemin.
Nous espérons que ce volume permettra à d’autres « écoliers » encore de faire
un bout de promenade avec lui.
Nous remercions Delphine Eggel, qui a méticuleusement retranscrit plu-
sieurs textes republiés ici, ainsi que Chloé Berthet pour sa minutieuse relec-
ture. Nous remercions aussi chaleureusement Guy G. Stroumsa et David
Schulman, ainsi que les éditions Brill, d’avoir accepté d’inclure ce volume dans
la prestigieuse collection des Jerusalem Studies in Religion and Culture.
Daniel Barbu
Philippe Matthey
Bibliographie
Ce volume comprend dix-neuf essais écrits par Philippe Borgeaud entre 1986
et 2011. Certains ont été révisés en vue de la présente publication. Nous indi-
quons ci-dessous, dans l’ordre chronologique, les titres originaux de ces essais
et les titres des volumes et revues dans lesquels ils furent originellement
publiés. Un texte est inédit : l’essai sur « Jean-Pierre Vernant et l’histoire des
religions » (conférence donnée le 4 mai 2010 devant les boursiers de la Founda-
tion for Interreligious and Intercultural Research and Dialogue, Genève).
∵
CHAPITRE 1
1.1
Une des premières œuvres sollicitant l’attention d’un historien des religions
qui s’interroge sur le rôle et l’importance de la comparaison comme procédé
heuristique ou analytique est celle du jésuite français Joseph François Lafitau
qui, en 1724, publia les deux volumes in quarto de ses Mœurs des sauvages amé-
riquains comparées aux mœurs des premiers temps1. Cette œuvre est intrigante
à plusieurs titres. D’abord parce que, bien que son projet soit apologétique
(dirigée qu’elle est contre les athées du temps, pour qui le bon sauvage appa-
raissant comme une preuve vivante de la possibilité de vivre sans religion
fait figure d’allié précieux), elle est considérée par Arnold van Gennep (1914),
Alfred Métraux (1963) et bien d’autres à leur suite comme l’œuvre d’un précur-
seur de l’ethnologie la plus moderne et la plus scientifique2. Intrigante aussi
parce que la comparaison, chez Lafitau, rapproche les mœurs des « sauvages »
contemporains, dans le Nouveau Monde, de celles des peuples de l’Antiquité
les plus archaïques, retirés aux confins du monde classique : ceux qui, refoulés
à la suite des mouvements de populations correspondant à l’établissement du
Peuple Élu dans la Terre Promise, ignorèrent la tradition mosaïque, celle du
1 Une édition en 4 volumes in-octavo parut la même année chez le même éditeur. Je cite l’édi-
tion en 2 volumes. En 1983, Ednie Hindie Lemay fit paraître, aux Éditions François Maspéro
(Coll. La Découverte) deux volumes d’introduction, choix de textes et de notes; le chapitre
« De la religion », qui constitue le noyau théorique de l’ouvrage (vol. 1, pp. 108-455 de l’éd.
originale), en est malheureusement écarté. En attendant l’édition critique du texte ori-
ginal qui se prépare au Canada, le travail fondamental demeure celui de W. N. Fenton et
E. L. Moore, Customs of the American Indians Compared with the Customs of Primitive Times
by Father Joseph François Lafitau, Toronto, 1974, avec une très importante introduction
(pp. XXIX–CXIX).
2 Cf. G. Cocchiara, « Lafitau, i selvaggi americani e il mondo classico », Rivista di Etnografia
2, 1948, pp. 5-14 ; G. Tissot, « Lafitau : figures anthropologiques », Sciences religieuses 4, 1974-
1975, pp. 93-107 ; P. Vidal-Naquet, « Le cru, l’enfant grec et le cuit », in J. Le Goff, P. Nora éds.,
Faire de l’histoire, T. 3, Paris, 1974, pp. 137-168 ; M. de Certeau, « Writing vs. Time : History
and Anthropology in works of Lafitau », Yale French Studies 59, 1980, pp. 37-64 ; M. Duchet,
Le Partage des savoirs. Discours historique, discours ethnologique, Paris, 1985.
3 « Mon sentiment est donc que la plus grande partie des Peuples de l’Amérique viennent ori-
ginairement de ces Barbares qui occupèrent le Continent de la Grèce & ses Isles, d’où ayant
envoyé plusieurs Colonies de tous côtez pendant plusieurs siècles, ils furent obligez d’en
sortir enfin tous, ou presque tous, pour se répandre en divers païs, ayant été chassez en der-
nier lieu par les Cadmonéens ou Agenorides, qu’on croit être les Peuples d’Og Roy de Bazan,
dont il est parlé dans l’Écriture, ce qui arriva à peu près dans le temps que les Chananéens
fuyant devant les Hebreux, & contraints de leur céder la place, alloient inonder eux-mêmes
comme un torrent, d’autres Contrées où ils trouvoient des ennemis moins redoutables »
(vol. 1, pp. 89-90).
4 « L’étude que j’ai fait de la Mythologie Payenne m’a ouvert un chemin à un autre système, &
m’a fait remonter beaucoup au-delà des temps de Moïse, pour appliquer à nos premiers Peres
Adam & Eve tout ce que l’Auteur, dont je viens de parler, a appliqué à Moïse & à Séphora »
(vol. 1, pp. 12-13) : Lafitau fait allusion à Pierre-Daniel Huet, Demonstratio evangelica (1694).
5 Fenton and Moore, op. cit. (n. 1), vol. 1, pp. XLI-XLII.
Le problème du comparatisme en histoire des religions 5
1.2
Ainsi que l’indique le titre du livre, la méthode est comparative. Qu’en est-il de
ce comparatisme, comment un tel projet s’articule-t-il à la notion de religion ?
C’est ce que je vais tenter d’illustrer par un petit exemple tiré du second cha-
pitre, intitulé « De l’origine des Peuples de l’Amérique ». Il s’agit d’un passage
où Lafitau décrit les « hommes habillés en femmes » que les colons et mis-
sionnaires de son temps rencontraient « chez les Illinois, chez les Sioux, à la
Louisiane, à la Floride et dans le Yucatan » (vol. 1, pp. 52-54).
Ce passage de Lafitau nous dit d’abord que déterminer la vérité d’un phé-
nomène, repérer la situation culturelle à l’intérieur de laquelle il prend un
sens, reviendrait à l’excuser par rapport au scandale qu’il pourrait provoquer
chez des observateurs non prévenus : si les Européens, les hommes de l’Ancien
Monde d’aujourd’hui, ne comprennent pas les hommes-femmes de l’Amé-
rique indienne, c’est qu’ils n’ont pas fait l’effort de ce que nous appellerions
une mise en contexte ; leur attitude, de ce point de vue, est condamnable ; les
Espagnols lâchent leurs dogues par l’effet d’un manque de curiosité. Ils ont fait
l’économie d’une observation attentive. Cette paresse intellectuelle explique
l’ignorance, qui ne se contente pas d’elle-même mais appelle une fausse inter-
prétation, qui à son tour explique la fureur : c’est parce qu’ils imaginaient, nous
dit Lafitau, le « plus désavantageux » (est-ce l’hermaphroditisme physiolo-
gique, ou simplement le comportement homosexuel ? Probablement celui-ci
entraînant l’imagination de celui-là) que les Espagnols voulurent détruire les
hommes-femmes à la manière dont on efface une souillure. Si les Espagnols
virent leur imagination s’enflammer, c’est parce qu’ils ignoraient les véritables
causes de la condition de ces êtres. Le phénomène observé est en soi répu-
gnant (de l’avis du père Lafitau, certes, autant que de celui des Espagnols).
Mais il peut être justifié, comme un moyen peut l’être par sa fin, à condition
que l’on connaisse les causes (finales). Cette connaissance des causes recon-
duit le phénomène impur, inacceptable, dans le domaine du pur, et même du
louable. Ce à quoi Lafitau nous convie, c’est à un renversement analogue à
celui qu’opérait déjà Las Casas (Apologética historia, chap. 189) quand il affir-
mait que les sacrifices humains chez les Aztèques dépendaient d’une noble et
louable intention, celle d’offrir à la divinité ce que l’homme a de plus cher (son
semblable, ou lui-même). Les hommes-femmes, considérés sous cet angle, ne
sont plus des homosexuels hermaphrodites. Ils deviennent des renonçants :
« Ils ne se marient jamais, ils assistent à tous les exercices où la religion semble
avoir part, et cette profession de vie extraordinaire les fait passer pour des gens
d’un ordre supérieur. . . » ; plus loin dans son livre, dans un passage du chapitre
sur la religion, Lafitau les situe dans une catégorie franchement monacale :
6 CHAPITRE 1
Les Iroquois avoient aussi leurs Vierges parmi les hommes. Il se peut
faire, que dans les temps anciens quelques-uns aient vêcu en Commu-
nauté, comme les Ésseniens parmi les Juifs, et peut-être le plus grand
nombre des Prophètes, les Plystes chez les Daces, les Ctistes chez les
peuples de Thrace, les Bonzes, les Talapoins et les Pénitents des Indes. Je
croirois néanmoins plus vraisemblable, qu’ils se retiroient dans la soli-
tude à quelque distance de leurs Villages, où ils vivoient separément,
comme des Hermites, n’ayant qu’un domestique, qui leur portoit les
choses nécessaires (vol. 1, p. 175).
L’homme-femme, tel qu’il est décrit par Lafitau, suscite deux résistances :
une résistance intra-culturelle, celle de l’hermaphrodite considéré dans
son environnement social, dans le cadre des coutumes amérindiennes où il
apparaît comme un déviant, un marginal à la fois sacralisé et objet de mépris
(« Quoique l’esprit de religion qui leur fait embrasser cet état les fasse regar-
der comme des hommes extraordinaires, ils sont néanmoins réellement tom-
bés, parmi les Sauvages même, dans ce mépris où étaient anciennement les
prêtres de Vénus Ouranie et de Cybèle . . . ») ; une seconde résistance appa-
raît, transculturelle, celle que le même hermaphrodite offre par rapport au
modèle imaginaire que désire rencontrer le regard européen et que s’efforcent
d’imposer les colons-conquérants-missionnaires. Ces derniers renâclent à
reconnaître ce qui pour Lafitau est une évidence : la profonde religiosité des
Indiens. Un des traits de cette religiosité se manifeste précisément dans cette
coutume qu’ils abhorrent tout particulièrement, celle des hommes-femmes.
Tel est le problème posé. Mais comment Lafitau en vient-il à le résoudre, c’est-
à-dire à reconnaître la nature religieuse du phénomène ? Ce n’est pas l’obser-
vation d’ordre ethnographique qui lui sert d’argument. À ce niveau, Lafitau
se contente d’affirmer la nature religieuse de l’état d’homme-femme. Il ne la
prouve pas. À la réflexion l’on se dit que l’attitude ambigüe des « Sauvages »
envers les hommes-femmes aura suffi pour que Lafitau soupçonne leur sta-
tut religieux ; que cette coloration religieuse du phénomène lui est apparue
comme évidente grâce au fait que lui, « aussi », est un religieux. Dans cette
hypothèse, l’évidence est celle du jésuite bordelais ; pas celle des colons et
conquistadores espagnols. Comment expliquer cette différence de réaction ?
Ne faut-il pas reconnaître que la reconnaissance, par le jésuite, du caractère
religieux de l’homme-femme (reconnaissance qui n’est pas mieux étayée par
l’observation que ne serait celle d’hermaphrodites physiologiques) équivaut
l’horreur que le même objet, considéré sous l’angle de la transgression sexuelle,
fait ressentir aux Espagnols ? Suscité par un seul et même objet, un sentiment
Le problème du comparatisme en histoire des religions 7
1.3
6 Il s’agit de prêtres étrangers (orientaux), souvent itinérants, ayant rituellement subi la castra-
tion, et dont le comportement (jugé efféminé) fait l’objet d’une rumeur les accusant d’ho-
mosexualité ; H. Graillot, Le Culte de Cybèle Mère des Dieux à Rome et dans l’Empire, Paris,
1912, pp. 287-319 ; R. Turcan, Sénèque et les religions orientales, Bruxelles, 1967 ; H. Herter,
« Effeminatus », RAC 4, 1959, col. 620-650.
8 CHAPITRE 1
Il est vrai que je n’ai garde de donner mes conjectures pour des démons-
trations. Néanmoins, quoique simples conjectures, elles ne laissent pas
7 Le frontispice, et l’explication qu’en donne Lafitau, font l’objet des analyses de Tissot,
« Lafitau : figures anthropologiques » ; Vidal-Naquet, « Le cru, l’enfant grec et le cuit » ; de
Certeau, « Writing vs. Time ».
8 Souvenir altéré de cette Révélation, l’ensemble des Mystères païens, pour Lafitau, est
construit autour de la double figure féminine d’une Mère (Déméter correspondant à Ève)
et d’une Vierge rédemptrice (Perséphone correspondant à Marie) ; ainsi que la double figure
d’un Père (le vieux Cadmos, correspondant à Adam) et d’un Fils (le jeune Dionysos-Sabazios,
correspondant au Christ), cf. vol. 1, p. 240.
Le problème du comparatisme en histoire des religions 9
Je crois qu’il faut prendre la chose d’une manière un peu plus vague pour
courir moins de risque de se tromper (vol. 1, p. 89).
1.4
Ainsi le Paganisme concourt avec les Livres saints à nous démontrer que
la Religion vient d’une même source (vol. 1, p. 13).
Bachofen aux études de Simon Pembroke, via Engels9. Quel que soit le sens
qu’on donne au phénomène (il relève depuis longtemps de l’histoire à l’imagi-
naire plutôt que de l’histoire tout court), il n’en demeure pas moins que cette
« gynécocratie » dont Lafitau précise la notion demeure un concept fécond
dans le domaine des sciences humaines, ainsi que l’atteste une étude encore
récente de Pierre Vidal-Naquet10. Quant aux hommes-femmes, il n’est que de
suivre leur destin dans la littérature ethnographique et historico-religieuse.
On est tout d’abord frappé par le fait que les ethnologues, depuis l’entre-
deux-guerres, redécouvrent ces personnages auxquels ils confèrent le nom de
« berdaches » (emprunté aux voyageurs français du XVIe siècle en Amérique)
et auxquels ils consacrent, récemment, plusieurs monographies de type com-
paratistes dans le cadre amérindien tout en suggérant que la comparaison
pourrait s’étendre à d’autres domaines11. Du côté des classicistes aussi, et sans
que référence soit faite au père Lafitau, on compare : entre certaine coutume
scythe (à laquelle Lafitau pensait en parlant de Vénus Ouranie) et certaines
coutumes sibériennes ; les « énarées » ou « androgynes » d’Hérodote sont
ainsi expliqués par la comparaison avec les chamans hommes Tchouktches
qui affectent de devenir des femmes et se comportent à l’avenant12. Les galles
de Cybèle, de leur côté, sont orientés vers le riche dossier de l’homosexualité
rituelle suméro-babylonienne13.
Sans que la gerbe de ce dossier élargi soit nouée, et avant même que les
conditions de légitimité d’une telle étude comparative ne soient définies, force
est de reconnaître que l’intuition de Lafitau, pour ethnocentrique qu’elle soit,
1.5
Cette science, qui s’attachera d’abord aux textes canoniques des grandes tra-
ditions (Max Müller deviendra l’éditeur de l’imposante série des Sacred Books
of the East), il lui donne pour nom : « théologie comparée », et s’empresse d’en
souligner la compatibilité avec la foi chrétienne considérée comme une des
formes d’aboutissement d’une longue évolution :
12 CHAPITRE 1
Du côté français, bien que la chaire d’histoire comparée des religions soit créée
en 1879 au Collège de France par un théologien protestant, Albert Réville,
l’accent est mis sur la laïcité. Maurice Vernes, en 1916, faisant l’histoire de la
5e section de l’École Pratique des Hautes Études créée en 1886 comme prolon-
gement de l’enseignement donné au Collège de France, sous le titre d’École
Pratique des Hautes Études Religieuses, souligne que ces deux institutions
furent « l’aboutissement en matière religieuse du mouvement des idées qui
caractérise le XVIIIe et le XIXe siècle et qui a consisté à transporter les sciences
humaines ou sociales du terrain du dogme sur celui de l’histoire ». Le but de la
recherche est ainsi défini :
Plus de dogmes dictés par un corps privilégié, qui se borne à faire vérifier
ses titres à servir de canal aux révélations célestes, mais un inventaire
patient et méthodique des documents, institutions et doctrines, donnant
naissance à un classement historique par l’emploi exclusif de l’examen
critique.
14 F. M. Müller, La Science de la religion, Paris, 1873, pp. 30-31. On sait que la méthode com-
parative, avant de s’appliquer aux grands ensembles religieux définis sous l’appellation
de « théologie comparée », avait déjà servi d’instrument pour l’approche des mythologies
indo-européennes (cf. F. M. Müller, Comparative Mythology, Londres, 1856). Il convient
toutefois de souligner que pour Max Müller le mythologique ne se réduit pas au religieux,
mais englobe une pluralité de discours hétérogènes, tous marqués par le fameux procès
de « maladie du langage », procès qui égare et pervertit (par la dérive de métaphores à
l’origine solaires) un langage premier et poétique, celui de la transparence au monde.
Travaillant sur le corpus des grands textes canoniques, la « théologie comparée » mettra
son objet, la religion, à l’abri des critiques qui pourraient s’adresser à la mythologie.
Le problème du comparatisme en histoire des religions 13
L’École Pratique des Hautes Religieuse devient ainsi, selon les propres termes
de Maurice Vernes, une faculté de théologie laïcisée.
1.6
Il est aujourd’hui très vraisemblable que les races humaines autres que la
blanche seront reconnues pour incapables de fonder un système reli-
gieux de quelque valeur, et que chez les plus infimes d’entre elles on
14 CHAPITRE 1
15 F. Whaling, Contemporary Approaches to the Study of Religion, 2 vols., Berlin/New York/
Amsterdam, 1983-1984, vol. 1, p. 170.
Le problème du comparatisme en histoire des religions 15
1.7
La comparaison peut s’effectuer à des fins diverses. Elle peut être heuristique
dans le sens qu’elle vise à contourner une difficulté momentanément insur-
montable du point de vue de l’analyse interne de tel ou tel corpus. En propo-
sant une solution venue de l’extérieur, en allant chercher ailleurs un modèle
explicatif, elle excite généralement la hargne des spécialistes qui vont s’efforcer
de débusquer la bonne solution interne que de mauvaises habitudes empê-
chaient de voir17. À moins qu’elle ne trouve précisément la bonne solution,
auquel cas on peut parler, à juste titre, d’un parallèle. Mais quelle que soit l’is-
sue, elle ramène au corpus de départ, à l’intérieur duquel (et au nom duquel
seulement) peut s’esquisser une démonstration convaincante. Le parallèle heu-
ristique en soi n’explique rien, mais il peut mettre sur la piste d’une explication.
Dans le même ordre d’idée, la comparaison peut prendre la forme d’un
détour qui permette de mieux s’affranchir du règne des évidences ethno-
centriques : comme instrument d’éloignement, par exemple, la comparaison
ethnographique s’est avérée précieuse (dès la fin du XIXe siècle) en ce qui
concerne le monde grec ancien. Toutefois, en ne l’arrachant au regard huma-
niste des « héritiers » que pour le déplacer vers le « sauvage », elle a permis de
faire éclater ce scandale sur lequel Marcel Detienne est revenu récemment18 :
les Grecs (décidément) ne sont pas comme les autres ! Cet exercice d’éloi-
gnement a l’avantage d’aiguiser le regard, qui perçoit mieux certains détails,
à l’intérieur même du corpus, qui formaient (sans qu’on s’en rende compte)
obstacle à une vision ethnocentrique.
16 J.-P. Vernant, Religion grecque, religions antiques. Leçon inaugurale de la chaire d’études
comparées des religions antiques, Collège de France vendredi 5 décembre 1975, Paris, 1976,
p. 21.
17 Un exemple pourrait être celui du visage couvert de gypse des Titans dévorateurs de
Dionysos ; éclairé autrefois par la comparaison avec des rituels initiatiques australiens,
le même gypse s’explique aujourd’hui par le considération du champ sémantique de mot
titanos : M. Detienne, Dionysos mis à mort, Paris, 1977, pp. 183-187.
18 M. Detienne, Dionysos mis à mort, Paris, 1977, pp. 17-47.
16 CHAPITRE 1
19 J.-P. Vernant, Religion grecque, op. cit. (n. 16), pp. 39 sqq.
20 Comme fruit de cette réflexion collective on peut citer M. Detienne et J.-P. Vernant, La
Cuisine du sacrifice en pays grec, Paris, 1979 ; M. Biardeau et C. Malamoud, Le Sacrifice dans
l’Inde ancienne, Louvain, 1976.
Le problème du comparatisme en histoire des religions 17
21 Dans Flamen-Brahman, Paris, 1935, l’approche est encore, et à la fois, étymologique et fra-
zérienne. Tout change avec la conférence intitulée « La préhistoire des flamines majeurs »
(1938). G. Dumézil retrace lui-même son itinéraire dans Mythes et épopée, T. 1, Paris, 1968,
pp. 9-26.
22 Cf. l’ouvrage classique de A. Heidel, The Gilgamesh Epic and Old Testament Parallels,
Chicago/Londres, 1949.
18 CHAPITRE 1
1.8
23 Cf. entres autres M. Eliade « Remarques sur le symbolisme religieux », in Méphistophélès
et l’androgyne, Paris, 1962, pp. 238-268.
24 Telle est la doctrine de l’école nommée « Ecology of Religions » : A. Hultkrantz, « The
Religion-Ecological Method in the Research on Prehistoric » , in E. Anati éd., Les Religion
de la préhistoire, Actes du Valcamonica Symposium 1972, Brescia, 1975, pp. 519-528 ;
B. Lincoln, Priests, Warriors, and Cattle. A Study in the Ecology of Religions, Berkeley, 1981.
25 W. Burkert, Homo Necans : Interpretation altgriechischer Opferriten und Mythen, Berlin,
1972, et Structure and History.
26 A. Brelich, « Prolégomènes à une histoire des religions », in H.-C. Puech éd., Histoire des
religions. Encyclopédie de la Pléiade, vol. 1, Paris, 1970, pp. 4-59.
Le problème du comparatisme en histoire des religions 19
chrétienne. Cette participation était reconnue tantôt sur le mode d’une imi-
tation diabolique, tantôt sur celui d’un oubli progressif (auquel pouvait aussi
s’adjoindre une action diabolique) par rapport à une révélation primitive27.
Dans le premier cas la ressemblance était considérée comme trompeuse, dans
le second cas c’est la différence qui devenait trompeuse. Dans le premier cas, la
comparaison se passait de l’histoire (comme le diable avait pu, selon certains
Pères de l’Église, inspirer la religion grecque du temps de Socrate à imiter ce
qui deviendrait, près de cinq siècles plus tard, le Mystère chrétien) ; dans le
second cas, la comparaison avait partie liée avec l’histoire, dont elle décodait
les irréversibles vicissitudes : telle fut, entre autres, l’attitude de Lafitau.
Un premier fantôme, très résistant, entrevu à propos de Lafitau, est celui
de la comparaison considérée comme une machine à remonter le temps. Les
ressemblances sont interprétées comme les traces d’une origine commune.
La raison du même est recherchées dans l’histoire. Lafitau sur ce point avoue
son échec, même en ne tenant d’abord compte, dans son argument, que de
ressemblances portant sur des traits caractéristiques, des usages particuliers
et peu communs. La couvade, les amazones, les hommes-femmes, la matrili-
néarité interviennent comme autant de pratiques paradoxales que certaines
populations barbares de l’Ancien Monde transmirent à certaines populations
du Nouveau. Preuves d’une origine commune ?
27 Voir, entre bien d’autres, G. Gliozzi, Adamo e il nuovo mondo. La nascita dell’antropolo-
gia comme ideologia coloniale : dalle genealogie blibliche alle teorie razziali (1500-1700),
Florence, 1977 ; J. Pépin, Mythe et allégorie. Les origines grecques et les contestations
judéo-chrétiennes, Paris, 1976.
20 CHAPITRE 1
par l’analyse précise des deux termes de la comparaison. Mais a-t-il à être
démontré ?
1.9
28 Sur la notion de traduction et ses implications dans le champ des sciences historiques, on
se référera à J. Rudhardt, « Réflexions philosophiques à l’occasion d’un exercice de traduc-
tion », Cahiers Ferdinand de Saussure 21, 1964, pp. 55-85.
CHAPITRE 2
2.1
La témérité d’un historien des religions, qui plus est spécialisé dans l’Antiquité
classique, à s’immiscer dans un débat dont les implications peuvent concerner
la modernité en général1, se trouvera, je l’espère, justifiée par le fait que notre
discipline est encore suffisamment jeune, académiquement parlant, pour
garder à la conscience le souvenir des conflits qui ont marqué son enfance
universitaire.
Comme discipline académique, l’histoire des religions émerge, à partir de
1870, d’abord en terre protestante, dans un climat de sécularisation dont les
idéaux, hérités de la Révolution, conduiront la France, par exemple, à laïciser
l’école entre 1881 et 1886, avant de réaliser la séparation des Églises et de l’État
en 1905. À la pointe de ce mouvement, on observe la volonté (réalisée ou non,
peu importe) de laïciser les facultés de théologie : en Hollande (en 1877) comme
auparavant à Genève (dès 1873), l’enseignement universitaire de l’histoire
comparée des religions apparaît comme la garantie d’une approche historique
et critique, à savoir un allié providentiel, au niveau des études religieuses, dans
le jeu stratégique qui vise à séparer, vigoureusement et de manière institu-
tionnelle, le religieux du politique2 ; en 1879, une chaire d’histoire comparée
des religions s’ouvre au Collège de France, annonçant la création en 1886 de
l’École pratique des hautes études religieuses (plus tard devenue la Ve section
1 Une première version de ce texte fut présentée en mai 1994, à l’invitation de Laurent Jenny
et Antoine Raybaud, dans le cadre des rencontres du Groupe d’études du XXe siècle de la
Faculté des lettres de l’Université de Genève. Je dois aux participants qui sont alors inter-
venus d’avoir dû préciser et affiner plusieurs points de mon propos. Qu’ils en soient ici
remerciés.
2 La première chaire au monde d’histoire des religions devait toutefois trouver sa place à
Genève en 1873, en Faculté des lettres (dans la section nouvellement créée des Sciences
sociales), ceux que l’on considérait comme les principaux intéressés ayant décliné la pro-
position, qui émanait d’un gouvernement radical, de la localiser en Faculté de théologie. Le
premier titulaire (peu représentatif de la discipline) en fut Théophile Droz, auteur d’essais
littéraires et historiques, chroniqueur politique et économique [cf. chapitre 8 dans le présent
volume].
3 Avant-dernier chapitre du Contrat social, 1762, à lire en parallèle de la conclusion des Formes
élémentaires de la vie religieuse d’Émile Durkheim, 1912 : les deux livres peuvent être considé-
rés comme deux étapes fondamentales d’un long et sinueux parcours.
4 L’expression est de Rudolf Otto, cf. infra.
Le couple sacré / profane 23
2.2
Le sacré, en latin, c’est ce qui appartient au domaine des dieux ; dans ce sens
sacer s’oppose à profanus, entendu, lui, comme ce que l’on a retiré du temple,
ce que l’on a rendu à l’usage humain5. L’opposition, en fait, est analogue à celle
que les Romains établissent entre « publique » et « privé »6. En latin, il n’y a pas
place pour un quelconque parvis, ou entre-deux. On est dedans, ou dehors. Il
n’y a pas, entre le domaine du privé et le domaine des dieux et des prêtres, un
espace intermédiaire de « religion civile ». Dans une cité qui ignore la trans-
cendance absolue du divin, le profane ne saurait en effet exister comme un
espace autonome, distinct par nature d’un espace sacré. Il n’existe que des per-
sonnes, des choses, des lieux et des temps qui font l’objet de scrupules plus
ou moins intenses, et qui semblent, de ce fait, pouvoir momentanément (et
rituellement) se soustraire à leur appartenance première et incontestée, qui
demeure exclusivement divine. La religion tout entière est conçue comme
une négociation entre les dieux et les représentants de la cité humaine, des-
tinée à maintenir les premiers à bonne distance, à rabaisser leurs redoutables
prétentions7. Le citoyen doit pouvoir respirer, et se mouvoir plus ou moins
librement dans un milieu balisé par la loi et les institutions, mais il est bien
entendu que cela ne procure jamais qu’une atmosphère de liberté précaire. La
civilisation, pour l’homme de l’Antiquité classique, est un acquis fragile, une
concession toujours révocable.
Notre adjectif « sacré » n’est pas l’héritier direct du latin sacer. Mais bien le
participe passé du verbe « sacrer », correspondant au latin sacrare, lui-même
dérivé de sacer. L’adjectif « sacré », qui répond au latin sacratus (et non à
sacer)8, désigne donc ce qui a fait l’objet d’une consécration, d’un « sacre ».
5 Cf. H. Fugier, Recherches sur l’expression du sacré dans la langue latine, Paris, 1963.
6 Horace, Épîtres II, 3 (De arte poetica), 396-397 : . . . Fuit haec sapientia quon dam, I Publica
privalis secernere, sacra profanis ; cf. D. Sabbatucci, « Terminologia sacrale in Roma », in
U. Bianchi éd., The Notion of « Religion » in Comparative Research. Selected Proceedings of the
XVI IAHR Congress, Rome, 1994, pp. 141-146.
7 Cf. J. Scheid, « Numa et Jupiter ou les dieux citoyens de Rome », Archives de Science sociale
des religions 59, 1985, pp. 41-53.
8 C’est ainsi que la fête du « Sacré-Cœur » traduit Sacratissimi cordis Jesuferia. On rencontre
encore, dans le vocabulaire de la Messe, « vases sacrés » (calice, patène, ciboire), « linges
sacrés » (nappe d’autel, corporal, pale et purificatoire), « vêtements sacrés » (amiet, aube,
cordon, manipule, étole, chasuble) : il s’agit d’instruments rituels qui font l’objet d’une
sacralisation particulière, ainsi que d’interdits parfois très précis, cf. Cérémonial selon le rite
romain ďaprès Joseph Baldeschi et d’après l’Abbé Favrel, par le R. P. Le Vavasseur, 5e éd., t. 1,
1876, pp. 40 sq.
24 CHAPITRE 2
En français, comme en anglais, cela s’entend au sens chrétien, qui n’a plus
grand chose à voir avec l’opposition latine, préchrétienne, entre sacer et
profanus. L’adjectif « profane », sans pour autant qu’ait été oublié son sens
technique, religieux, a vu son usage multiplié à la suite d’une reprise de l’em-
ploi métaphorique du latin profanus, qui finit par désigner (dès l’Antiquité
païenne) l’ignorant par rapport à l’expert, le non-initié par rapport à l’initié,
dans le domaine de la création artistique. Le profane était devenu celui qui
se trouve à l’extérieur du laboratoire, un laboratoire qui, dans ce contexte,
occupe la place autrefois réservée au temple, ou au local des mystères. La réfé-
rence la plus évidente, de ce point de vue, demeure le fameux vers d’Horace :
Odi profanum vulgus et arceo9, que l’on pourrait traduire : « J’ignore la foule
ignare et je la tiens à distance ». L’opposition, ici, est entre le grand nombre
et les élus, les non initiés et les initiés. Tel est le sens qui va dominer dans
l’usage moderne, jusqu’à l’intervention de Durkheim et de son école, même
si l’on peut constater ici ou là, dans l’usage ecclésial, une rémanence de l’ac-
ception latine première, religieuse, dans laquelle le verbe profaner désigne
l’action de retirer un objet à l’espace du sanctuaire, le faire passer du monde
des dieux à celui des hommes10. Quand Racine11 écrit : « Quoique j’aie évité
de mêler le profane avec le sacré », il reprend une autre expression d’Horace
(miscebis sacra profanis)12, dont il se sert (en la détournant du sens qu’elle a
chez le poète latin13) pour exprimer non pas l’opposition qu’il y aurait entre
un domaine général du sacré et un domaine général du profane, mais simple-
ment, conformément à un usage répandu à son époque, entre l’Histoire sacrée
(celle que transmet l’Ancien Testament, l’Histoire sainte), et l’Histoire profane
(en l’occurrence celle d’Hérodote, où il croit retrouver Assuérus sous les traits
de Darius fils d’Hystaspe).
Avant d’obtenir le statut d’un substantif désignant à lui seul une catégo-
rie de phénomènes relevant de l’anthropologie religieuse (« le sacré »), le
mot « sacré » demeurait donc le plus souvent un simple adjectif (en français
comme en anglais), désignant une qualité relevant, plus ou moins directement
14 En inversant la séquence nom-épithète (un animal sacré n’étant pas un sacré animal) ;
à de rares exceptions près, héritées des usages ecclésiastiques, comme Sacré Coeur ou
Sacré Collège, le renversement introduit la nuance de stupéfaction indignée, ironique, ou
admirative.
15 Hágios dans le grec de la LXX Lévitique 19, 2 ; cf. Lévitique 20, 7 et 11, 44-46.
16 Mt 5, 48 : Estote ergo vos perfecti (en grec téleioi), sicut et pater vester caelestis perfectus est.
17 1 Pierre 1, 16 : Sancti (en grec hágioi) eritis, quoniam ego Sanctus sum.
18 1 Jn 3, 3 : Et omnis, qui habet hanc spem in eo, sanctificat (en grec hagnizei) se, sicut et ille
sanctus (en grec hagnós) est.
19 Sur le concept de sainteté, cf. la précieuse mise au point du P. A.-J. Festugière, La sainteté,
Paris, 1949.
26 CHAPITRE 2
2.3
20 L’allemand distingue les dérivés du verbe weihen (« consacrer », avec une nuance de sépa-
ration) et le groupe de l’adjectif heilig (« saint, sacré », qui correspond au grec holokleros,
« complet, parfait ») : l’adjectif vieux haut allemand wih, qui fait pendant au gothique
hails (vieux haut allemand hailag, d’où l’allemand heilig et l’anglais holy) n’a pas de pro-
longement adjectival en allemand moderne, cf. W. Baetke, Das Heilige im Germanischen,
Tubingen, 1942 ; cf. aussi E. Benveniste, Vocabulaire des institutions indo-européennes,
T. II, Paris, 1969, pp. 184-187.
21 Est-il choquant de constater que l’accent portant sur l’aspect clanique de la communion
est dû à un Écossais ?
22 Robertson Smith, 2e éd., p. 281, renvoie à Nili opera quaedam nondum edita, Paris, 1639,
p. 27 ; cf. Migne, PG 79, col. 613. La description du rite est donnée à la p. 338 de l’ouvrage
de Robertson Smith. Récit légendaire d’un raid barbare et d’un massacre de moines dans
le Sinaï, l’ouvrage (faussement attribué à Nile d’Ancyre) d’où est tirée cette description
(Narrationes de caede monachorum in monte Sinai) est en réalité l’oeuvre d’un ermite
anonyme du Ve siècle ; on ne peut lui attribuer aucune valeur historique, cf. Dizionario
patristico e di Antichità Cristiane, vol. 2, Rome, 1984, col. 2342. Le sacrifice qui nous inté-
resse est raconté pour illustrer la férocité des barbares, dont le narrateur ne peut évoquer
le « souvenir » sans voir ses cheveux se dresser sur son crâne.
23 S. Reinach, Cultes, mythes et religion, T. II, Paris, 1906, p. 93 ; Sigmund Freud, Totem et
tabou, trad. Marielène Weber, Paris, 1993, p. 285.
Le couple sacré / profane 27
24 Dans Histoire des religions et méthode comparative, Paris, 1912, cité (avec la satisfaction
qu’on imagine) par le P. Wilhelm Schmidt, Origine et évolution de la religion. Les théories
et les faits, trad. A. Lemonnyer, Paris, 1931, pp. 145-146.
28 CHAPITRE 2
jusqu’à Freud et au-delà, ne laisse de faire penser à celle, plus récente, de la tri-
partition fonctionnelle dumézilienne qui, tout comme lui, aura été au principe
d’innombrables enquêtes et spéculations25.
Dans le système de Robertson Smith, un des éléments essentiels est l’inter-
dit qui porte sur l’animal totémique. La consommation de cet animal donne au
rituel un aspect de transgression collective, avec partage de la culpabilité. Le
lien social se trouve ainsi fondé sur un crime partagé. Cette idée, que Robertson
Smith ne développe pas, mais que l’on sait destinée à un important avenir
(bientôt indépendant du totémisme), il l’appuie sur la notion même d’inter-
dit, telle qu’il la définit. Chez tous les peuples primitifs, affirme-t-il en se réfé-
rant à son jeune collègue Frazer26, la liberté en soi absolue de l’usage humain
des choses naturelles (ce qu’il nomme « l’arbitraire ») se trouve de fait limitée
par un système de restrictions que dictent des « règles de sainteté » (« rules of
holiness »). Le respect de ces règles primitives, auxquelles Robertson Smith à
la suite de Frazer donne l’appellation polynésienne de tabous27, découle de la
crainte de punitions surnaturelles. Il choisit de réserver à cette « institution
primitive» le nom de « tabou », pour bien la distinguer (« to mark it off ») des
développements ultérieurs de l’idée de « sainteté » dans les religions avancées.
C’est que le tabou des sauvages, contrairement à la notion évoluée de sainteté,
unit en une seule entité originelle ce qui plus tard sera distingué comme souil-
lure (impureté) d’un côté, sainteté de l’autre. Ce caractère paradoxal du tabou,
25 Comme l’а récemment démontré Cristiano Grottanelli, la tripartition est un instrument
de classification qui s’impose à Dumézil, issu de la culture européenne à laquelle il
appartient, directement inspiré qu’il est des trois ordres médiévaux, puis des trois États
de l’Ancien Régime ; et l’on ne peut que s’étonner de voir comment certains disciples
de Dumézil ont fini par considérer ce produit de l’imaginaire médiéval comme une clé
pouvant donner accès, précisément, aux sources les plus lointaines (préhistoriques) de
ce même imaginaire. Cf. C. Grottanelli, Ideologie miti massacri. Indoeuropei di Georges
Dumézil, Palerme, 1993.
26 Article « Taboo » de la 9e éd. de l’Encyclopedia Britannica, vol. XXIII, 1888, pp. 15 sq., cité à
la p. 152 de Robertson Smith. C’est à la demande de ce dernier que Frazer rédigea ce texte,
qui est à l’origine du développement de l’ensemble du Rameau d’or, dont la lre éd. en
2 vols. paraît en 1890, cf. R. Ackerman, J. G. Frazer. His Life and Work, Cambridge, 1987,
pp. 57-63.
27 Un terme maori, polynésien, livré à la curiosité de l’Europe cultivée par le journal du
troisième voyage de Cook (publié en 1784). Le mot devait passer très vite dans la langue
anglaise, pour indiquer les interdits « primitifs ». Le tabou maori se définit en relation à la
notion de noa désignant, elle, ce sur quoi aucun interdit ne porte. Ce contraste explicite,
venu de très loin doubler l’opposition latine de sacer à profanus, a peut-être contribué
à l’élaboration, par de savants scrutateurs du tabou, de l’opposition (tardive) entre le
domaine du sacré et celui du profane.
Le couple sacré / profane 29
28 R. Otto, Das Heilige. Über das Irrationale in der Idee des Göttlichen und sein Verhältnis zum
Rationalen, Gotha, 1917. Le terme apparaît, en référence à la « théologie mystique » de
Maître Eckhart, à la p. 52 de la traduction française (Le sacré), dans la « Petite Bibliothèque
Payot », n° 128. Le concept de « coïncidence des opposés » était entré en philosophie avec
Nicolas de Cuse, disciple de Maître Eckhart, cf. du même Rudolph Otto, West-östliche
Mystik, Gotha, 1926 (trad. française, Mystique d’Orient et mystique d’Occident, Paris, 1951,
pp. 79-80). C’est par cette voie qu’il pénètre dans la terminologie éliadienne, où il s’ins-
talle à la faveur d’une contamination avec l’héritage de Robertson Smith.
29 Cf. par exemple R. Caillois, L’homme et le sacré, Paris, 1988 (1939), p. 48, « Au fond, le sacré
suscite chez le fidèle exactement les mêmes sentiments que le feu chez l’enfant : même
crainte de s’y brûler, même désir de l’allumer ; même émoi devant la chose prohibée,
même croyance que sa conquête apporte force et prestige – ou blessure et mort en cas
d’échec. Et comme le feu produit à la fois le mal et le bien, le sacré développe une action
faste ou néfaste et reçoit les qualifications opposées de pur et d’impur, de saint et de
sacrilège qui définissent avec ses limites propres les frontières mêmes de l’extension du
monde religieux. » Chez Caillois, via Mauss et Durkheim, et via Freud aussi, l’héritage
est bien celui qui remonte à Robertson Smith. Ce qui n’empêche pas Caillois d’utiliser
et de citer (ibid., p. 49) Rudolf Otto. Étrange rencontre de la théologie mystique et de la
sociologie . . .
30 CHAPITRE 2
la rupture des interdits provoquant, dans un cas comme dans l’autre, des dan-
gers surnaturels. Qu’ils soient (théoriquement) rapportés au saint ou à l’impur,
les interdits ont (pratiquement) les mêmes conséquences sur la vie ordinaire
de l’homme. La seule différence intervient, de fait, au niveau d’une intention-
nalité qui finit par référer les uns, et non les autres, à des dieux.
La sainteté, ainsi, pour reprendre notre formule de tout à l’heure mais en l’in-
versant, échapperait, elle, à l’ambivalence révélée par le tabou. On peut ainsi
deviner, chez Robertson Smith, au cœur de son système, le désir de maintenir
à bonne distance la vraie religion, la nôtre, de ce que révèlent, en abondance,
les études de terrain de la première anthropologie religieuse qui, en cette fin
de XIXe siècle, diffusent en Europe, à partir de la Polynésie, de l’Amérique des
Peaux-Rouges ou de la Mélanésie toute une série de concepts incantatoires,
dont la fascination qu’ils exercent sur l’Europe bourgeoise mériterait à elle
seule une sérieuse analyse : il s’agit des notions de tabou, de totem, ďorenda,
de manitou et de mana, qui viennent s’ajouter aux fétiches et autres ancêtres
africains déjà connus depuis les temps du président Charles De Brosses30. Au
souci de protéger l’intégrité de la religion, sous couvert d’évolutionnisme, peut
venir se mêler, étroitement, un autre désir déjà évoqué, celui d’enlever à la
religion, ainsi « purifiée », toute prise sur le monde ; c’est alors un projet de laï-
cisation qui sous-tend l’enquête sur les origines. Entre ces deux pôles, l’éven-
tail des positions idéologiques possibles est très large, aussi large que celui des
occasions de scandale31.
2.4
C’est bel et bien dans ce contexte, dans ce climat, qu’il convient de situer la
fameuse définition que Durkheim propose de la religion :
On sait que cette définition vient à l’appui d’un projet de « religion civile », le
sacré advenant chez Durkheim comme ce qui autorise (en la fondant) la pra-
tique laïque du social. On a pu parler, à propos de la sociologie qui se crée alors,
de « prophétisme institutionnel »33. Le mot « Église » (avec majuscule), qui
intervient dans cette définition de la religion, renvoie en effet chez Durkheim à
l’aspect « éminemment » collectif (partagé) à la fois de la pratique et de l’objet
auquel s’adresse le culte (le dieu étant la société elle-même). Et l’on garde pré-
sent à l’esprit qu’à cette définition répondant aux « questions préliminaires »
sur lesquelles s’ouvre l’enquête des Formes élémentaires de la vie religieuse
(p. 65), fait écho une page non moins fameuse de la conclusion (p. 611) :
32 Les formes élémentaires de la vie religieuse. Le système totémique en Australie, 2e éd., Paris,
1925 (1e éd., 1912), p. 65.
33 Cf. le très riche article de J.-Cl. Chamboredon, « Émile Durkheim : le social objet de
science. Du moral au politique ? », Critique 445-446, 1984, pp. 460-531, en particulier
pp. 476-478.
34 On trouvera l’ensemble du dossier (mais sans aucune allusion à l’opposition, pourtant
essentielle, entre sacré et profane) dans l’importante contribution de R. A. Jones, « La
genèse du système ? The Origins of Durkheim’s Sociology of Religion », in William M.
Calder éd., The Cambridge Ritualists Reconsidered, Atlanta, 1991, pp. 97-121.
35 Cf. Chamboredon, art. cit. (n. 33), p. 504, n. 39.
32 CHAPITRE 2
C’est seulement en 1895 que j’eus le sentiment net du rôle capital joué par
la religion dans la vie sociale. C’est en cette année que, pour la première
fois, je trouvai le moyen d’aborder sociologiquement l’étude de la reli-
gion. Ce fut pour moi une révélation. Ce cours de 1895 marque une ligne
de démarcation dans le développement de ma pensée, si bien que toutes
mes recherches antérieures durent être reprises à nouveaux frais pour
être mises en harmonie avec ces vues nouvelles . . . Ce changement était
dû tout entier aux études d’histoire religieuse que je venais d’entre-
prendre et notamment à la lecture des travaux de Robertson Smith et de
son école38.
36 « Un bavardage », dont la lecture est « une dure punition » (lettre de Freud, extrait donné
par François Gantheret dans sa préface à Totem et tabou, trad. citée supra [n. 23], p. 33).
37 On dit parfois qu’il lui devrait le concept essentiel de représentation collective. La pré-
sentation synthétique donnée par R. A. Jones (étude citée supra, n. 34) de l’enseignement
de Wundt, du point de vue de sa réception durkheimienne, montre que le savant français
pourrait devoir en outre à son maître allemand un partie de son intérêt pour la religion.
38 Cité dans l’article de Chamboredon (art. cit. [n. 33]), p. 506, n. 43.
Le couple sacré / profane 33
Mauss. À partir de là, il devient difficile de savoir ce que l’on doit à Hubert, à
Mauss, ou à Durkheim. Le laboratoire est en effet devenu, lui aussi, collectif.
Les définitions, cependant, furent annoncées par le maître lui-même. Les
disciples auront le rôle d’affiner, et de développer. C’est ainsi que la toute pre-
mière formulation de l’opposition entre un domaine du sacré et un domaine
du profane est due à Durkheim, dans sa fameuse étude sur « La prohibition de
l’inceste et ses origines », qui ouvre le premier volume de L’Année sociologique,
sorti en 1898. On la rencontre dans un développement sur la notion de tabou,
notion qui renvoie elle-même à l’aspect religieux du totémisme. S’inspirant de
Robertson Smith et de Frazer, Durkheim présente le tabou comme une forme
d’institution que l’on trouverait « à la base de toutes les religions primitives, et
même, en un sens, de toutes les religions ». Les interdits, les tabous, ont pour
fonction de séparer deux domaines, dans l’intention de « prévenir les dan-
gereux effets d’une contagion magique ». Le premier domaine, on le devine,
ne pose pas de problème. En un sens, c’est n’importe quoi, ou n’importe qui.
Qu’en est-il alors du second, introduit par Durkheim comme « une chose ou
une catégorie de choses, où est censé résider un principe surnaturel » ? Ce
second domaine apparaît d’abord comme celui où se confondent le pouvoir
(les chefs) et la religion (les prêtres, le culte, les dieux) :
C’est ainsi que le divin, du fait même qu’il est séparé du vulgaire, semble doté
d’un pouvoir dangereux ; mais on pourrait dire tout aussi bien que, de son côté,
le vulgaire se tient à l’écart du divin précisément parce que celui-ci lui semble
« doué d’une contagiosité supérieure » (p. 40). La contagiosité apparaît ainsi
à la fois comme la cause et l’effet, et l’on ne peut savoir ce qui, de la décision
de mettre à l’écart ou de la répulsion, est premier. On pourrait dire, en termes
freudiens, que Durkheim néglige, dans son écriture, de distinguer l’analyste de
l’analysant39. Ce qui l’intéresse, et ce qui précisément rend son discours fasci-
nant, c’est l’évidence de la « contagiosité » et des craintes qui sont liées à cet
étrange caractère de l’objet « tabou » :
. . . Il faut des vases d’élection, dit-il, pour contenir de telles énergies. Si
elles viennent à passer dans un objet que la médiocrité de sa nature ne
préparait pas à un tel rôle, elles y exerceront de véritables ravages.
Ayant repéré cette évidence, il peut revenir au thème proprement dit de son
enquête, la prohibition de l’inceste envisagée sous sa forme la plus primitive,
l’exogamie qui découle d’un tabou totémique :
L’année suivante, dans l’étude intitulée « De la définition des phénomènes reli-
gieux », la « vaste catégorie des choses sacrées » (p. 13) est devenue l’objet pre-
mier, fondamental, de toute enquête sur la vie religieuse. Un objet plus ancien
et plus vaste, plus important que la croyance aux dieux. Cette catégorie dite
du sacré se distingue de celle du profane dans la mesure où elle est constituée
par le travail collectif de la tradition40. N’étant pas créées par des individus,
les représentations d’ordre religieux sont objet d’un respect particulier ; on y
ressent « quelque chose d’auguste qui les met à part. La manière spéciale dont
nous apprenons à les connaître les sépare de ce que nous connaissons par les
procédés ordinaires de la représentation empirique. Voilà d’où vient cette divi-
sion des choses en sacrées et profanes qui est à la base de toute organisation
religieuse » (p. 19). Définies comme « celles dont la société elle-même a élaboré
la représentation », les choses sacrées s’opposent aux choses profanes comme
le spirituel au temporel, ce qui reviendrait, « en un langage symbolique », à
exprimer « la dualité de l’individuel et du social, de la psychologie proprement
dite et de la sociologie » (p. 25).
40 Elle relève donc d’une instance qui échappe au contrôle de l’individu : une instance qui
préfigure l’inconscient structuraliste, chez Lévi-Strauss.
Le couple sacré / profane 35
2.5
41 On a déjà là les trois moments du rite de passage tel qu’il sera défini par Van Gennep :
sortie, phase liminale, réintégration.
36 CHAPITRE 2
2.6
42 En abandonnant la théorie de Robertson Smith, celle du sacrifice « communion toté-
mique », et en faisant de ce rite le terme et non l’origine d’une longue évolution, Hubert et
Mauss avaient abouti à l’idée que le sacrifice au dieu a précédé le sacrifice du dieu. Par là
même, croyant bien faire, ils devaient fatalement prêter le flanc à une critique inévitable,
celle que Marcel Detienne résume avec une mordante lucidité : « Le triomphe réservé à
l’“abnégationˮ – si complet qu’il entraîne le déclin du contractuel et du communiel – ne
serait pas aussi éclatant si le terme d’arrivée dans la théorie de Mauss n’était également
un point de départ, c’est-à-dire le seul lieu possible pour une lecture unitaire du sacrifice
dans une société où toute question relative à la Religion semble nécessairement s’ins-
crire dans le champ dessiné par la pensée dominante du christianisme » (« Pratiques
culinaires et esprit de sacrifice », dans M. Detienne et J.-P. Vernant, La cuisine du sacrifice
en pays grec, Paris, 1979, pp. 27-28, le texte tout entier de Detienne est remarquable, en ce
qui concerne les lectures de Robertson Smith, Mauss et Durkheim).
43 Selon l’expression utilisée par Mauss lui-même, reprenant le dossier du sacrifice en 1906
dans l’Introduction à l’analyse de quelques phénomènes religieux, repris dans Mauss,
Œuvres, T. I, Paris, 1968, p. 15.
44 Un des premiers témoins en est Nathan Söderblom, cf. infra (n. 53).
Le couple sacré / profane 37
le saint et l’impur. Dans Les formes élémentaires, Durkheim affirme qu’« un des
plus grands services que Robertson Smith ait rendus à la science des religions
est d’avoir mis en lumière l’ambiguïté de la notion du sacré ». Le domaine qui
fait face au profane, en effet, apparaît comme celui des oppositions et des ren-
versements. Les forces religieuses sont tantôt positives, bienfaisantes, bonnes ;
tantôt négatives, redoutables, mauvaises. Elles suscitent soit le respect et
l’amour, soit l’horreur et la crainte. « Toute vie religieuse gravite autour de ces
deux pôles contraires », qui relèvent, l’un et l’autre, d’un seul et même univers,
celui du sacré. Les sentiments qu’ils suscitent ne diffèrent pas en nature :
Le pur et l’impur ne sont donc pas deux genres séparés, mais deux varié-
tés d’un même genre qui comprend toutes les choses sacrées. Il y a deux
sortes de sacré, l’un faste, l’autre néfaste, et non seulement entre les deux
formes opposées il n’y a pas de solution de continuité, mais un même
objet peut passer de l’une à l’autre sans changer de nature. Avec du pur,
on fait de l’impur, et réciproquement. C’est dans la possibilité de ces
transmutations que consiste l’ambiguïté du sacré (p. 588).
Durkheim pense trouver la cause de cette ambiguïté (relevée, mais non expli-
quée par Robertson Smith) dans l’origine même des représentations collec-
tives qui en constituent le champ de manifestation. La vie sociale, à partir de
laquelle sont construites les représentations mythologiques, passe fatalement
par des états d’euphorie et de dysphorie collectifs. Ce sont donc les colorations
contrastées de l’effervescence collective, selon la diversité des circonstances
de la vie sociale, qui entraîneraient la formation de représentations religieuses
aux caractères ambigus.
Dans Totem et tabou. Quelques concordances entre la vie psychique des sau-
vages et celle des névrosés45, Freud prétend répondre, une année après la paru-
tion des Formes élémentaires, à quelques questions laissées sans réponse par
les anthropologues. Il a lu attentivement l’étude de Durkheim sur la prohibi-
tion de l’inceste, ainsi que l’Essai sur le sacrifice de Hubert et Mauss, et il a
eu le temps de parcourir Les formes élémentaires de la vie religieuse, qu’il cite.
45 Je me réfère à la traduction de M. Weber, Totem et tabou. Quelques concordances entre
la vie psychique des sauvages et celle des névrosés, Paris, 1993 (première publication alle-
mande sous forme de livre en 1913, mais d’abord issu en cinq livraisons d’Imago, 1912-1913).
38 CHAPITRE 2
L’interdit, qui en soi n’a rien de spontané ni d’inné, qui n’est pas consubstantiel
à la nature humaine, porte néanmoins, nécessairement, sur les plus anciens
et les plus intenses désirs, c’est-à-dire pour le petit garçon (Œdipe), le désir de
tuer son père et celui de s’unir à sa mère. Ce que lui révèle son expérience ana-
lytique, au niveau de l’ontogenèse, Freud va le rapporter à ce que lui enseigne,
au niveau phylogénétique, l’anthropologie de son époque, réduite pour la cir-
constance (dans le final du livre) à deux apports particulièrement légendaires,
à savoir la horde primitive de Darwin48 (revue par Atkinson)49 et le sacrifice
totémique de Robertson Smith. Opérant la synthèse de ces trois données, il
peut enfin révéler le « grand événement qui a marqué le commencement de
la civilisation et qui depuis lors ne cesse de tourmenter l’humanité » (p. 294),
un événement à l’origine de toutes les religions ultérieures, qui apparaissent
C’est ainsi que, mus par le sentiment de culpabilité, ils créèrent les deux
tabous fondamentaux du totémisme (qui ne pouvaient que concorder
avec les deux désirs refoulés du complexe d’ Œdipe) (p. 292).
50 « Vortrag über Ambivalenz » (compte rendu d’une conférence prononcée à Berne),
Zentralblatt fur Psychoanalyse : medizinische Monatsschrift fur Seelenkunde 1, 1910, p. 266.
Cité dans Totem et tabou, p. 119 (p. 39 de l’éd. originale allemande).
51 Je dois cette expression à Jean-Louis Durand, qui définit ainsi le mythe.
40 CHAPITRE 2
2.7
Au travail souterrain effectué par la pensée analytique, entre les deux guerres,
il convient d’ajouter, au chapitre des influences extérieures qui vont infléchir
l’évolution naturelle des thèses élaborées par l’école française de sociologie,
l’immense succès d’un ouvrage de philosophie religieuse dû à la plume d’un
théologien luthérien spécialisé dans l’étude de la mystique comparée (Orient-
Occident) : Das Heilige, de Rudolph Otto, qui paraît en allemand en 1917, et
qui sera traduit, toujours entre les deux guerres, en anglais, suédois, espagnol,
italien et français.
Avec ce livre qui veut tout ignorer, de Freud et de Durkheim53, le sacré va
s’imposer dans le champ des études religieuses comme un domaine privilégié
d’analyse de l’expérience subjective. L’approche proposée par Otto, d’inspira-
tion à la fois mystique et néo-kantienne, n’aurait certainement pas connu un
tel succès si son auteur n’avait, paradoxalement, apporté de l’eau au moulin
érigé par Durkheim et ses disciples. Inversement, c’est aussi l’influence de ces
derniers qui se fait sentir, très vite, sur la réception de l’ouvrage d’Otto. Dès la
traduction italienne réalisée par Ernesto Buonaiuti, en 1926, Das Heilige se voit
en effet traduit, sans hésitation, comme Il sacro, avant de devenir en français
Le sacré, ce qui n’aurait vraisemblablement pas été le cas trente ans plus tôt.
52 Cf. W. Schmidt, Origine et évolution de la religion. Les théories et les faits, trad. française,
Paris, 1931, pp. 147-154.
53 Mais qui doit beaucoup à Nathan Söderblom qui, lui, n’ignore pas les travaux de l’école
française de sociologie. Fondateur de la chaire d’histoire des religions d’Uppsala, après
avoir étudié à Paris entre 1894 et 1901, devenu évêque, Söderblom situe le sacré (qu’il
considère sous l’angle de l’expérience d’ordre mystique) au cœur de son analyse du phé-
nomène religieux : « Dès que nous trouvons l’antithèse du sacré et du profane, nous pou-
vons parler de religion » (Les religions, coup ďoeil historique, Paris, 1911, p. 5). Söderblom
est l’auteur de l’article « Holiness » (dans lequel il critique vivement Durkheim et l’Année
sociologique), paru dans J. Hastings, Encyclopedia of Religion and Ethics, vol. 6, Edimbourg,
1913, pp. 731-741. Cf. E. Sharpe, Nathan Söderblom and the Study of Religion, Chapel Hill/
Londres, 1990, sp. 169-171.
Le couple sacré / profane 41
54
Über das Irrationale in der Idee des Göttlichen und sein Verhältniss zum Rationalen.
42 CHAPITRE 2
55 Produit d’une « grâce mystérieuse » (L’homme et le sacré, op. cit. [n. 29], p. 25), « le sacré
est au profane ce que l’être est au néant. Un néant actif, qui avilit (p. 26, renvoyant à
R. Hertz, pour la notion de « néant actif »).
Le couple sacré / profane 43
2.8
56 Dans l’appendice III de L’homme et le sacré (« Guerre et sacré »), pp. 219-220, « À tout
point de vue, les vacances, phase de vide et d’absence, paraissent l’opposé de cette
furieuse exubérance où une société retrempe son être. »
57 Il s’agit vraisemblablement là d’une notion largement partagée dans le milieu de la socio-
logie française, en dehors du cercle étroit du Collège réunissant Caillois à Bataille et Leiris,
comme en témoigne cette dédicace d’un proche voisin, Georges Dumézil, « Au général
d’armée Pierre Brisac, en souvenir des journées du 9 et du 10 juin 1918 où, sous-lieutenant,
devenu par les lois et hasards de la balistique l’officier le plus ancien dans le grade le plus
élevé, couvrant Monchy-Humières, entre les arbres de la route nationale, il commanda la
23e batterie du 226e racp ; et des autres fêtes bruyantes de nos vingt ans » (en exergue au
premier vol. de Mythe et épopée, Paris, 1968).
44 CHAPITRE 2
58 De nobles exceptions viennent en effet confirmer la règle : ainsi Raffaelle Pettazzoni,
et encore Angelo Brelich, ont-ils pratiqué une « phénoménologie » indissociable d’une
approche historique. Cf., tout entières tournées vers l’actualité et le futur, les remarques
pettazzoniennes de M. Massenzio, « La relazione sacro/profano : analisi e veriflca di
una scelta metodologica », in U. Bianchi éd., The Notion of « Religion » in Comparative
Research, op. cit. (n. 6), pp. 695-700. Cf. la récente publication de la correspondance
entre Eliade et Pettazzoni par Natale Spineto (L’histoire des religions a-t-elle un sens ?,
Paris, 1994) avec le compte rendu de Maurice Olender dans Le Monde des livres du
23 décembre 1994.
Le couple sacré / profane 45
2.9
59 Cl. Lévi-Strauss, Tristes tropiques, Paris, 1955, p. 260. Cf. la contribution de R. Schlesier (à
qui je dois cette référence), in Richard Faber et Renate Schlesier éds., Die Restauration der
Götter. Antike Religion und Neo-Paganismus, Würzburg, 1986.
60 À relever parmi d’autres, les travaux d’Evans-Pritchard sur les Nuer, d’Émile Benveniste
(études sur le sacré dans Le vocabulaire des institutions indo européennes), de Jean
Rudhardt (Notions fondamentales de la pensée religieuse et actes constitutifs du culte dans
la Grèce classique, 2e éd., Paris, 1992), d’Huguette Fugier, op. cit. (n. 5), et encore les trois
volumes sur L’expression du sacré dans les grandes religions publiés à Louvain dans la
série Homo religiosus. Il faudrait mentionner, surtout, de très nombreuses monographies
ethnologiques.
61 Cf. les travaux de Claude Lévi-Strauss, Mary Douglas, Edmund Leach, Stanley J. Tambiah,
Marshall Sahlins, Dan Sperber, Françoise Héritier, etc.
CHAPITRE 3
3.1
1 Introduction aux sciences humaines des religions, symposium recueilli par H. Desroche et
J. Séguy, Paris, 1970. Ce livre est issu d’un séminaire tenu en 1965-1966, réunissant R. Bastide,
N. Birnbaum, J. Bottéro, M. D. Chenu, J. P. Deconchy, H. Desroche, F.-A. Isambert, J. Maître,
E. Poulat, H. Ch. Puech, J. Séguy, P. Vignaux.
3.2
2 Cf. P. J. de Menasce, Une apologétique mazdéenne du IXe siècle, La solution décisive des doutes,
Fribourg, 1945.
3 Sharastani, Livre des religions et des sectes, traduit et commenté par D. Gimaret et G- Monnot,
2 vols., Louvain, 1986-1993.
Qu ’ est-ce que l ’ histoire des religions ? 49
3.3
4 Fray Bartolome de Las Casas, Apologética historia de las Indias, Madrid, 1909 (1552-1561).
5 Fray Bernardino de Sahagún, Historia general de las cosas de Nueva España (1582), Madrid,
2 vols., 1988 (1582). Une version française de l’Histoire générale des choses de la Nouvelle
Espagne fut publiée par D. Jourdanet et R. Siméon, Paris, 1880. Des extraits de cette version
construite sur un texte non critique furent repris chez François Maspéro, collection « La
Découverte », Paris, 1981.
6 José de Acosta, Historia natural y moral de las Indias, Mexico, 1962 (1589) ; l’Histoire naturelle
et morale des Indes occidentales est traduite en français par J. Rémy-Zéphir, Paris, 1979.
7 Joseph François Lafitau, Les moeurs des sauvages amériquains comparées aux moeurs des pre-
miers temps, Paris, 2 vols., 1724.
50 CHAPITRE 3
préalable ce qui fonde cette unité. Cela risquerait fatalement de nous ramener
à de l’idéologie ou à de la mythologie savante. Il suffit de reconnaître qu’au-
cune altérité n’est complètement étanche. Un malentendu, un quiproquo, à
ce niveau-là vaut mieux qu’une fin de non recevoir. Le progrès consiste, entre
autres, à corriger les erreurs de communication, à rectifier des approxima-
tions. Il faut accepter, enfin, de vulgariser parfois, ce qui est inévitable quand
un spécialiste s’adresse à des spécialistes de domaines différents. C’est là que
réside le devoir de traduction: ne pas considérer son domaine comme un
territoire absolument réservé, une chasse rigoureusement protégée . . . tout en
restant sérieux.
3.4
l’histoire des religions a pour objet l’autre que nous pourrions être, ou l’autre
que nous sommes aussi, ce que nous pourrions être dans un ailleurs radical,
ou ce que nous avons effectivement connu, il n’y a pas si longtemps. Et aussi
ce que nous connaîtrons peut-être un jour, si l’on veut bien considérer quelles
sont les sources d’inspiration de certains « nouveaux » mouvements religieux.
Pratiquer l’exclusion de cet ailleurs radical, en privilégiant les monothéismes
issus de la révélation abrahamique et les soi-disant « grandes religions », au
détriment de la diversité et de la richesse infinie des terrains multiculturels
et transhistoriques, équivaudrait à échafauder une pseudo-science à l’usage
des diplomates ou des « représentants » des traditions religieuses dominantes
désireux d’établir un dialogue entre eux ou, au contraire, de procéder à des
hiérarchisations au sein de ce qui « compte », économiquement, stratégique-
ment et statistiquement parlant. Le type de questions que se pose l’histoire
des religions doit rester aux antipodes d’un tel usage, qu’il soit politique ou
simplement naïf.
On peut essayer de formuler ce qui concerne réellement notre discipline à
l’aide de quelques exemples. Pour commencer, et cela touche autant les mul-
tiples religions du vieil Empire romain que le Japon et l’actuelle ex-Yougosla-
vie : que signifie « croire » et « pratiquer », quand il n’est point nécessaire de
« croire » pour être reconnu comme faisant partie de telle ou telle commu-
nauté définie par l’appartenance religieuse ? Comment se fait-il que certaines
religions se passent de dogmes, de textes sacrés et de lois ? Que la croyance à
un Dieu ou à des dieux peut être considérée comme illusoire ? On sait que les
Grecs ne ressentaient pas le besoin de croire à leurs mythes. Cela ne signifie pas
que la mythologie, chez eux, n’entretenait aucun rapport avec le religieux ou
le politique. Mais cela signifie, à tout le moins, que nous avons certains efforts
à accomplir, pour nous dégager de nos habitudes de penser le religieux et le
politique, si nous désirons faire de l’histoire des religions et non pas fabriquer,
sans nous en rendre compte, une théologie (christiano-orientée) des religions.
3.5
J’écris cela tout en étant conscient que je viens d’affirmer, quelques para-
graphes plus haut, que l’histoire des religions, comme d’ailleurs l’ensemble des
disciplines plus « pointues » auxquelles elle a recours dans le champ de l’eth-
nologie, des philologies ou de l’histoire, est une invention occidentale issue
non seulement de la tradition gréco-romaine, mais plus essentiellement, en
ses premières formulations, du christianisme. Cet aspect christiano-centrique
est lié au caractère apologétique des premières expérimentations dans ce
Qu ’ est-ce que l ’ histoire des religions ? 53
10 Sur cette mythologie savante et biblico-centrée de l’âge classique, cf. A. Dupront, Pierre-
Daniel Huet et l’exégèse comparatiste au XVIIe siècle, Paris, 1930. Voir aussi les travaux de
Maurice Olender, et en particulier Les langues du Paradis, Paris, 1989.
11 M. Gauchet, La religion dans la démocratie. Parcours de la laïcité, Paris, 1998 (un ouvrage
qui réactualise, du point de vue de la France républicaine, la problématique mise en place
dans Le désenchantement du monde. Une histoire politique de la religion, Paris, 1985).
54 CHAPITRE 3
Faculté de « sciences des religions ». Le problème est loin d’être nouveau. Une
telle transformation, à la fin du XIXe siècle, était souhaitée à la fois par des
laïques anticléricaux et par des gens d’église, les uns et les autres pour des rai-
sons diamétralement opposées. Il se pourrait qu’aujourd’hui encore, pour des
raisons tout à fait analogues et tout aussi contradictoires, les mêmes partis s’y
opposent.
C’est pourquoi il paraît indispensable, si l’on veut se lancer lucidement et
productivement dans la pratique de l’histoire des religions, d’être convena-
blement informé sur les origines et les développements de son enseignement
académique.
3.6
On peut partir pour cela d’une date emblématique : 1870. C’est l’année où
Friederich Max Müller prononce en Angleterre ses fameuses leçons sur La
science de la religion12 ; c’est l’année aussi où B. Labanca, de son côté, publie un
petit livre sur les difficultés, anciennes et nouvelles, auxquelles se heurte, en
Italie, le projet d’introduire de telles études13.
Si l’on considère l’exemple de Genève14, où l’on rencontre la première
chaire au monde d’histoire des religions, on constate que cette création fut
préparée par un enseignement d’apologétique et de « philosophie religieuse
comparée » que donnait en Faculté de théologie dès 1865 un théologien libé-
ral, Auguste Bouvier qui fut aussi le maître d’un des premiers professeurs d’his-
toire des religions français, Jean Réville15. C’est toutefois dans la Section des
sciences sociales de la Faculté des lettres, au sein de la nouvelle université qui,
conformément à la loi sur l’Instruction publique de 1872 remplaça l’ancienne
Académie en 1873, que fut installée cette première chaire, en 1874, avec pour
titulaire Théophile Droz, un brillant essayiste ami d’Amiel, qui finit sa carrière
comme professeur de littérature française à Zürich et n’écrivit rien de notable
en ce qui concerne notre discipline. Avant de lui succéder en 1880, Ernest
Stroehlin, docteur en théologie de Strasbourg, avait essayé sans succès (malgré
l’appui du ministre radical de l’Instruction publique, Antoine Carteret), d’in-
troduire ce type d’enseignement en Faculté de théologie. La chaire fut mainte-
nue en Lettres (section des sciences sociales) jusqu’en 1928, date de la retraite
de Paul Oltramare, un excellent spécialiste de l’Antiquité classique, qui rédigea
entre autres d’importants travaux sur le bouddhisme. Elle fut alors transférée
en Théologie, où l’accent fut porté sur la psychologie religieuse, avant de reve-
nir en Lettres (où elle se trouve aujourd’hui encore) à partir de la nomination
de Jean Rudhardt16, antiquisant de grand renom lui aussi, qui en fut titulaire
de 1965 à 1987.
Pour comprendre les sous-entendus de ce chassé-croisé entre les lettres (ou
les sciences sociales) et la théologie, l’exemple des Pays-Bas est éclairant, sinon
rassurant17. Là aussi, la « science des religions » relève en ses origines de la théo-
logie libérale. Le parlement hollandais, en 1876, promulgue une loi qui sépare à
l’intérieur des facultés de théologie les chaires qui dispensent un enseignement
proprement dit académique, de celles qui ont vocation confessionnelle (liées à
l’Église). Les professeurs de dogmatique et de pastorale seront désormais payés
par l’Église, ceux des disciplines plus « scientifiques » par la Couronne. C’est ce
qu’on appelle le « duplex ordo », et c’est dans ce contexte que l’on introduit,
à Leyde en 1877, la première chaire néerlandaise d’histoire des religions, celle
du pasteur arminien C. P. Tiele, un éminent savant18, qui maintiendra que « la
science des religions est aussi différente de la théologie confessionnelle que
l’astronomie l’est de l’astrologie, ou la chimie de l’alchimie ». Tiele appelait de
ses voeux la métamorphose des facultés de théologie en facultés de sciences
religieuses, tout en soutenant, paradoxalement, l’idée que la théologie pra-
tique devrait en constituer l’une des disciplines majeures, comme « science
des religions appliquée », destinée à réformer le christianisme de l’intérieur,
et à aider sa propagation par la mission, cette dernière n’ayant pas pour but
d’éradiquer les autres religions, mais de les « réformer, et améliorer » !
Les voeux de C. P. Tiele ne seront pas exaucés. L’évolution de la discipline,
en particulier avec Gerardus Van der Leeuw à Groningen, se fera plutôt dans
le sens d’une resacralisation, avec l’affirmation très forte du principe « phéno-
ménologique » selon lequel toute explication non religieuse de la religion doit
être écartée, en tant que méconnaissance de l’objet sui generis19. La science de
la religion, comme le relève Jan G. Platvoet20, devient ainsi la version moderne
de la théologie naturelle, ou doctrina de deo. S’occuper de manière non confes-
sionnelle du phénomène religieux, cela consisterait simplement à adopter
l’attitude du théologien chrétien dans la semaine, quand il donne un cours
universitaire, par rapport à l’attitude du même théologien le dimanche, quand
il prononce un vibrant sermon. Dans le même ordre d’idée, peu après Van der
Leeuw, l’enseignement de C. J. Bleeker, qui renvoie explicitement à Friedrich
Schleiermacher21, sera centré sur l’analyse de « la relation de l’homme à
une réalité divine », et voudra déboucher sur une « théologie des religions »
(theologia religionum). Relevons qu’un autre représentant de ces réflexions
néerlandaises, Hendrick Kraemer (1888-1965) luttera pour la réintégration de
la science des religions à l’intérieur de la théologie confessionnelle, avant de
se consacrer aux missions et de devenir, en 1948, le directeur du tout nouveau
World Council of Churches à Bossey, près de Genève.
3.7
19 Cf. La religion dans son essence et ses manifestations. Phénoménologie de la religion, édi-
tion française refondue et mise à jour par l’auteur avec la collaboration du traducteur
J. Marty, Paris, 1955. L’aspect missionnaire apparaît au grand jour dans L’homme primitif
et la religion. Étude anthropologique, Paris, 1940.
20 Art. cit. (n. 17), p. 132.
21 Les réflexions de ce théologien protestant romantique et mystique sur la nature du sen-
timent religieux eurent une influence très grande sur le développement de notre disci-
pline : Über die Religion. Reden an die Gebildeten unter ihren Verächtern, Berlin, 1799 (trad.
française sous le titre Discours sur la religion à ceux de ses contemporains qui sont des
esprits cultivés, Paris, 1944).
Qu ’ est-ce que l ’ histoire des religions ? 57
22 Cf. J. Réville, « La situation actuelle de l’enseignement de l’histoire des religions », Revue
de l’histoire des religions 22.43, 1901, pp. 58-74 ; Id., « L’histoire des religions et les facultés
de théologie, à propos d’une récente brochure de M. Ad. Harnack », Revue de l’histoire des
religions 22.44, 1901, pp. 423-438.
23 De l’Eliade des années 1937 à 1944 (lié au mouvement d’extrême-droite nationaliste des
Gardes de Fer, ou Légion de l’archange Michel) à l’Eliade parisien puis chicagoen, huma-
niste planétaire et professeur enthousiaste d’histoire des religions : cf. Ph. Borgeaud,
« Mythe et histoire chez Mircea Eliade. Réflexions d’un écolier en histoire des religions »,
Institut national genevois, Annales 1993, 1994, pp. 33-49 [= Ph. Borgeaud, « Un mythe
moderne : Mircea Eliade », Exercices de mythologie, Genève, 2006, pp. 179-205].
58 CHAPITRE 3
3.8
24 E. B. Tylor, Primitive Culture. Researches into the Development of Mythology, Philosophy,
Religion, Art and Custom, 2 vols., Londres, 1871 ( = La civilisation primitive, trad. P. Brunet
et Ed. Barbier, Paris, 1876-1879).
25 Un grand érudit, qu’on aurait tort d’oublier : cf. Zoological Mythology, Londres, 1872
(trad. française : La mythologie zoologique ou les légendes animales, 2 vols., Paris, 1874) ;
La mythologie des plantes ou les légendes du règne végétal, 2 vols., Paris, 1878-1882 ; Storia
comparata degli usi natalizi in Italia e presso gli altri popoli indo-europei, Milan, 1869 ;
Storia comparata degli usi nuziali in Italia e presso gli altri popoli indo-europei, 2ème éd.,
Milan, 1878 ; Storia comparata degli usi funebri in Italia e presso gli altri popoli indo-
europei, 3ème éd., Milan, 1890.
26 Comme le montre Natale Spineto, dans une thèse soutenue à la Sorbonne, Le concept
de phénomène religieux dans l’oeuvre de Raffaele Pettazzoni et de Mircea Eliade, sous la
direction de Michel Meslin, 1999, texte dactylographié. Je m’appuie essentiellement sur
la première partie de ce travail (pp. 5-73) pour ce qui concerne l’Italie.
27 Ibid., p. 48.
Qu ’ est-ce que l ’ histoire des religions ? 59
Turchi, lui, « prêtre et auteur du premier manuel d’histoire des religions publié
en Italie, n’avait pas inclus le judaïsme et le christianisme dans son livre ». Il y
a là, en deça des raisons invoquées par Turchi (à la fois la supériorité du chris-
tianisme et son importance dans l’histoire de notre civilisation, deux « faits »
qui auraient entraîné un traitement disproportionné), la nécessité de rester
prudent par rapport à la susceptibilité de la hiérarchie ecclésiastique. Mais la
résistance ne vient pas seulement de ce côté: en 1922, quand Ernesto Buonaiuti
s’efforce de faire transformer, à Naples, une chaire vacante d’histoire de l’Église
en chaire d’histoire des religions, pour son ami Turchi, le veto du Conseil supé-
rieur de l’instruction publique est dicté par Benedetto Croce, qui appuie un
historien du christianisme.
Pettazzoni songeait, dès 1914, à la création d’une revue laïque qui puisse
accueillir aussi bien des études d’histoire des religions que d’histoire du chris-
tianisme. Cela deviendra, avec l’aide de Buonaiuti et Turchi, la Rivista di storia
delle religioni. Les difficultés, là non plus, ne se firent pas attendre. Comme la
rédaction comportait des prêtres et que le sujet était la religion, l’Église voulut
exercer un contrôle :
Cela aboutit à une véritable censure ou (si l’on préfère) auto-censure, quand
Turchi se crut obligé de supprimer des phrases écrites par Pettazzoni dans un
article sur l’être céleste chez les Andamanais: il s’agit d’un passage où Pettazzoni
s’opposait à la théorie d’Andrew Lang et du Père Wilhelm Schmidt sur le mono-
théisme originel, une théorie soutenue par l’Église29. À partir de là, et à travers
28 Ibid., p. 54. Parcours très voltairien et intéressante synthèse de l’histoire des religions
(incluant, pour la première fois, le christianisme), le petit manuel intitulé Orpheus, his-
toire générale des religions, Paris, 1909, dédié par Salomon Reinach à la mémoire de tous
les martyrs, fit effectivement scandale et connut de très nombreuses rééditions.
29 Cf. A. Lang, The Making of Religion, Londres, 1909 (3ème édition) ; et, du Père W. Schmidt,
Der Ursprung der Gottesidee. Eine historische, kritische und positive Studie, 12 vols.,
Münster, 1926-1949.
60 CHAPITRE 3
3.9
Mircea Eliade appelait de tous ses voeux la formation d’une discipline multi-
culturelle. Il n’y aura une réelle histoire des religions, déclarait-il à ses étudiants
de Chicago, que le jour où elle deviendra le fait aussi bien des chercheurs issus
des traditions africaines, autraliennes, amérindiennes, chinoises, indiennes et
japonaises, que des écoliers issus de l’univers judéo-chrétien ou musulman. On
peut comprendre ce voeu comme signifiant qu’il faut échapper à l’ethnocen-
trisme (ou mieux : au monothéocentrisme), constitutif des origines de notre
discipline. Qu’il faut exporter et décoloniser nos questions, pour inventer des
formules qui permettent une libération du regard par rapport à l’objet. Non
pas pour établir un dialogue entre différentes modalités de la préconception
(modalités chrétiennes et non chrétiennes), mais bien pour prouver qu’il est
possible d’échapper, non seulement aux mythes savants issus de la tradition
chrétienne, mais aussi aux mythes alternatifs que pourrait susciter la rencontre
avec d’autres cultures. Chez Eliade, un tel voeu était corollaire du projet de réa-
liser un humanisme planétaire, sous la forme d’une théologie de l’ensemble
des religions. L’histoire des religions, conçue de manière éliadienne, demeurait
donc tributaire du religieux. Ce qu’il convient de défendre plus que jamais,
c’est une histoire des religions qui échappe à cet écueil, une histoire dégagée
du religieux et capable, à ce titre précisément, d’en rendre compte.
30 Historien laïc et socialiste, Pettazzoni, qui rencontrera Van der Leeuw et collaborera avec
lui à la création de l’International Association for the History of Religions (IAHR) et à la
fondation de la revue Numen (organe officiel de cette société faîtière, regroupant l’en-
semble des sociétés nationales), devint à son tour phénoménologue à temps partiel. Sa
démarche en effet consiste essentiellement en une double approche: phénoménologique
d’une part, la comparaison permettant d’isoler et d’appréhender tel ou tel phénomène
religieux en sa spécificité, et historique d’autre part, avec l’examen approfondi des dif-
férents contextes culturels où le dit phénomène apparaît. Cf. Dio : formazione e sviluppo
del monoteismo nella storia delle religione, vol. 1 : L’essere celeste nelle credenze dei popoli
primitivi, Rome, 1922 ; I Misteri : saggio di una teoria storico-religiosa, Bologne, 1924 ; La
confessione dei peccati, 3 vols., Bologne, 1929-1936 ; un seul livre de Pettazzoni a été traduit
en français : La religion dans la Grèce antique, des origines à Alexandre le Grand, Paris, 1953
( = La religione nella Grecia antica fino ad Alessandro, Bologne, 1920).
Qu ’ est-ce que l ’ histoire des religions ? 61
3.10
L’histoire des religions existe néanmoins. Dans l’espoir d’en convaincre les
sceptiques celui qui la pratique peut prendre à témoin sa chaire d’université
et celles de ses collègues de par le monde. En 1990 à Rome le XVIe congrès de
L’Association Internationale pour l’Histoire des Religions réunissait 331 partici-
pants venus de 34 pays. Et tout le monde n’était pas là. Plus convainquant que
ces chiffres, cependant, pourrait être l’évocation de quelques grands savants
mémorables ayant, de leur aveu même, consacré leur vie à cette discipline:
Friedrich Maximilian (dit Max) Müller tout d’abord, que nous avons déjà ren-
contré, mais dont il convient de préciser qu’il fut l’éditeur du Rig-Véda et des
Sacred Books of the East (50 vols.), avant de devenir le théoricien en la seconde
moitié du XIXe siècle aussi bien de la mythologie comparée33 que de la « théo-
31 L’idée est ancienne, et remonte en France au XIX ème siècle : cf. Émile Littré, dans la Revue
de philosophie positive, 1879, pp. 366-374 ; M. Vernes, L’histoire des religions, son esprit, sa
méthode et ses divisions, son enseignement en France et à l’étranger, Paris, 1887.
32 « I’ll be sitting on a plane, and I’ll tell the person next to me I’m a religion professor and, do
you know what happens ? What happens is that whoever’s sitting next to me will start giving
me their opinions about religion ! », (Ron Cameron, cité dans Lingua Franca. The Review
of Academic Life, novembre 1996, p. 30, en ouverture d’un dossier constitué par C. Allen,
« Is Nothing Sacred ? Casting Out the Gods From Religious Studies », pp. 30-40).
33 Essai de mythologie comparée, trad. de l’anglais, Paris, 1859.
62 CHAPITRE 3
logie comparée », cette dernière étant encore nommée par lui « science de la
religion »34 ; Sir James George Frazer, auteur du Rameau d’or : précédée d’une
édition en deux volumes (1890), puis d’une autre en trois (1900), l’édition défi-
nitive de cette somme monumentale intitulée simplement The Golden Bough
parut en douze volumes à Cambridge entre 1911 et 191535. On devrait mention-
ner également, parmi les fondateurs de la discipline, quelques personnages
aujourd’hui oubliés du grand public, comme Pierre Daniel Chantepie de
la Saussaye36, ou le Comte franc-maçon Félix Goblet d’Alviella37. Initiée par
Raffaelle Pettazzoni, l’« école de Rome » fut après lui dirigée par Angelo Brelich38
et Dario Sabbattucci39 sans oublier Ugo Bianchi40. Les représentants d’autres
courants péninsulaires, comme Ernesto di Martino41 et Vittorio Lanternari42
surtout, ethnologues et marxistes, ont eux aussi laissé des oeuvres séminales.
On se réclamera enfin de la fameuse constellation francophone des maîtres de
nos maîtres : Mircea Eliade, Georges Dumézil, Claude Lévi-Strauss, Jean-Pierre
43 Sur Dumézil, Eliade et Lévi-Strauss, cf. D. Dubuisson, Mythologies du XXe siècle (Dumézil.
Lévi-Strauss, Eliade), Lille, 1993, avec ma recension dans la Revue de l’histoire des reli-
gions 212 (1995), pp. 499-503. De J.-P. Vernant, dont les travaux sur la pensée et la reli-
gion grecques sont bien connus, cf. essentiellement, du point de vue qui nous occupe ici,
Religion grecque, religions antiques. Leçon inaugurale de la chaire d’études comparées des
religions antiques, Collège de France vendredi 5 décembre 1975, Paris, Maspero, 1976.
44 Cf. G. Kehrer et H. Kippenberg éds., Handbuch religionswissenschaftlicher Grundbegriffe,
5 vols., Stuttgart, 1988[-2001].
45 Voir supra (n. 21).
46 Iranologue, devenu historien des religions et évêque d’Uppsala, il écrivit entre autres Das
Werden des Gottesglaubens, Leipzig, 1916.
47 Cf. infra (n. 80).
64 CHAPITRE 3
48 J. Rudhardt, Notions fondamentales de la pensée religieuse et actes constitutifs du culte dans
la Grèce ancienne, Genève, 1958 (réédité chez Picard à Paris en 1992) ; Id., Du mythe, de la
religion grecque et de la compréhension d’autrui, Genève, 1981 ( = Revue Européenne des
sciences sociales XIX.58).
49 J. Z. Smith, Imagining Religion. From Babylon to Jonestown, Chicago, 1982 ; Drudgery Divine.
On the Comparison of Early Christianities and the Religions of Late Antiquity, Londres, 1990
(Chicago, 1994) ; Jonathan Z. Smith est éditeur d’un instrument de travail précieux, The
HarperCollins Dictionary of Religion, San Francisco, 1995. [Cf. désormais en français J. Z.
Smith, Magie de la comparaison. Et autres études d’histoire des religions, Genève, 2014].
50 B. Lincoln, Death, War, and Sacrifice: Studies in Ideology and Practice, Chicago, 1991 ; Id.,
Authority : Construction and Corrosion, Chicago, 1994.
51 De Marcel Detienne, on se contentera ici de mentionner L’invention de la mythologie,
Paris, 1981 ; Apollon le couteau à la main, Paris, 1998 ; ainsi que les enquêtes collectives et
comparatistes qu’il dirige ou co-dirige, comme La cuisine du sacrifice en pays grec (en col-
laboration avec J.-P. Vernant), Paris, 1979 ; Les savoirs de l’écriture en Grèce ancienne, Lille,
1988 ; Tracés de Fondation, Louvain/Paris, 1990 ; Transcrire les mythologies. Tradition, écri-
ture, historicité, Paris, 1994 ; La déesse parole. Quatre figures de la langue des dieux (Inde,
Célèbe-Sud, Géorgie, Cuna du Panama), avec G. Hamonic, Paris, 1994 ; Destins de meur-
triers, avec M. Cartry, Paris, 1996.
52 S. Georgoudi et J.-P. Vernant, Mythes grecs au figuré. De l’antiquité au baroque, Paris, 1996.
53 J. Scheid, Romulus et ses frères. Le collège des frères arvales, modèle du culte public dans la
Rome des empereurs, Rome, 1990 ; La religion des romains, Paris, 1998.
54 F. Graf, Greek Mythology. An Introduction, Baltimore, 1993 ; La magie dans l’Antiquité
gréco-romaine, Paris, 1994.
55 J. Rüpke, Kalender und Öffentlichkeit. Die Geschichte der Repräsentation und religiösen
Qualifikation von Zeit in Rom, Berlin/New York, 1995.
56 G. Sfameni-Gasparro, Misteri e culti mistici di Demetra, Rome, 1986.
57 G. Casadio, Storia del culto di Dioniso in Argolide, Rome, 1994 ; Vie gnostiche all’immorta-
lità, Brescia, 1997.
58 G. Piccaluga, Minutal. Saggi di Storia delle Religioni, Rome, 1974.
59 C. Grottanelli, Ideologie miti massacri. Indoeuropei di Georges Dumézil, Palerme, 1993.
60 H. Versnel, Inconsistencies in Greek and Roman Religion, 2 vols., Leyde, 1990-1993.
61 J. Bremmer, Götter, Mythen und Heiligtümer im antiken Griechenland, Darmstadt, 1996.
Qu ’ est-ce que l ’ histoire des religions ? 65
62 V. Pirenne co-dirige la revue Kernos spécialisée dans la religion grecque ainsi que l’impor-
tante bibliographie de la religion grecque ancienne, Mentor, 2 vols. parus, couvrant les
années 1980-1990 (= Université de Liège, Centre d’histoire des religions, Suppléments à
Kernos 2 et 6) ; elle est l’auteur, entre autres, de L’Aphrodite grecque, Athènes/Liège, 1994
( = Kernos, supplément 4).
63 G. Stroumsa, Another Seed : Studies in Gnostic Mythology, Leyde, 1984.
64 On peut signaler ici les travaux d’un genevois de Kyoto, Michel Mohr : en particulier Traité
sur l’inépuisable lampe du zen, Torei (1721-1792) et sa vision de l’éveil, 2 vols., Bruxelles, 1997.
65 Cuire le monde. Rite et pensée dans l’Inde ancienne, Paris, 1989.
66 Siva : The Erotic Ascetic, Oxford,1973 (trad. française Siva érotique et ascétique, Paris, 1993) ;
Women, Androgynes, and Other Mythical Beasts, Chicago, 1980 ; Other People’s Myths. The
Cave of Echoes, Chicago, 1995.
67 Moses the Egyptian, The Memory of Egypt in Western Monotheism, Cambridge MA, 1997.
68 L’islam dans le miroir de l’Occident: comment quelques orientalistes se sont penchés sur l’is-
lam et se sont formé une image de cette religion, Paris/La Haye, 1963.
69 Cf. les « Remarques sur le symbolisme religieux » (pp. 238-268), et plus précisément le
petit chapitre intitulé « Les inhibitions du spécialiste » (pp. 243-246), dans M. Eliade,
Méphistophélès et l’androgyne, Paris, 1962.
70 Cf. F. Boespflug et F. Dunand éds., Le comparatisme en histoire des religions. Actes du
Colloque international de Strasbourg (18-20 septembre 1996), Paris, 1997.
66 CHAPITRE 3
3.11
71 Les formes élémentaires de la vie religieuse, Paris, 1912 (livre fondateur s’il en est).
72 Oeuvres, t. 1, Les fonctions sociales du sacré, Paris, 1968.
73 Gesammelte Aufsätze zur Religionssoziologie, 3 vols., Tübingen, 1920-1921 ; en trad. fran-
çaise, essentiellement : L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris, 1964 ; Le
Judaïsme antique, Paris, 1971.
74 Les Argonautes du Pacifique occidental, traduit de l’édition anglaise de 1922, Paris, 1963.
75 Voir entre autres Sorcellerie, oracles et magie chez les Azandé, traduit de la seconde édi-
tion anglaise (1951), Paris, 1972.
76 Purity and Danger. An Analysis of Concepts of Pollution and Taboo, Londres, 1966 (traduit
en français sous le titre De la souillure. Essai sur les notions de pollution et de tabou, Paris,
1992).
77 The Interpretation of Cultures, New York, 1973.
78 Historical Metaphors and Mythical Realities : Structure in the Early History of the Sandwich
Islands Kingdom, Ann Arbor, 1981 ; Islands of History, Chicago, 1985 (trad. française Des îles
dans l’histoire, Paris, 1989).
79 Totem et tabou. Quelques concordances entre la vie psychique des sauvages et celle des
névrosés, trad. de M. Weber, Paris, 1993 (première publication allemande sous forme de
livre en 1913, mais d’abord issu en cinq livraisons d’Imago, 1912-1913). Id., L’homme Moïse
et la religion monothéiste. Trois essais, trad. de C. Heim, Paris, 1986 (première publication
allemande 1939).
80 Das Heilige. Über das Irrationale in der Idee des Göttlichen und sein Verhältnis zum
Rationalen, Gotha, 1917 ; il existe des traductions en de nombreuses langues, dont le fran-
çais : cf. Le Sacré. L’élément non-rationnel dans l’idée du divin et sa relation avec le ration-
nel, Petite Bibliothèque Payot 128 .
Qu ’ est-ce que l ’ histoire des religions ? 67
81 Homo Necans. Interpretationen altgriechischer Opferriten und Mythen, Berlin/New York,
1972 (trad. en anglais sous le titre Homo Necans : The Anthropology of Ancient Greek
Sacrificial Ritual and Myth, Berkeley, 1983) ; cf. plus récemment Creation of the Sacred.
Tracks of Biology in Early Religions, Cambridge MA, 1996. En français : Les cultes à mys-
tères dans l’Antiquité, Paris, 1992 ; Sauvages origines. Mythes et rites sacrificiels en Grèce
ancienne, Paris, 1998.
82 Les chœurs de jeunes filles en Grèce archaïque (I. Morphologie, fonction religieuse et sociale ;
II. Alcman), 2 vols., Rome, 1977 ; Thésée et l’imaginaire athénien. Légende et culte en Grèce
antique, Lausanne, 1996 (2ème éd.) ; Mythe et histoire dans l’Antiquité grecque. La création
symbolique d’une colonie, Lausanne, 1996.
83 U. Bianchi éd., The Notion of “religion” in Comparative Research. Selected Proceedings of
the XVIth Congress of the International Association for the History of Religions (Rome,
3rd-8th September, 1990), Rome, 1994.
84 C’est sous un nouveau nom, celui d’Archiv für Religionsgeschichte, que renaît de ses
cendres, cette année même [1999], le prestigieux Archiv für Religionswissenschaft, qui
parut de 1898 à 1943.
68 CHAPITRE 3
4.1
Pan n’en est pas pour autant considéré comme un « démon (ou un dieu) de
midi ». Une telle catégorie, en effet, reste étrangère au polythéisme antique.
Elle n’est introduite qu’avec le christianisme, sous l’influence d’une traduction
fautive, par la Septante, du verset 6 du Psaume 91 (Vulgate 90) : l’hébreu yâshûd
(litt. « qui dévaste », désignant un peste ou un fléau frappant en plein midi) fut
compris comme shêd (« démon »).
Pour les apologètes du christianisme antique, quand les dieux des nations
ne sont pas simplement des morts divinisés, selon la bonne vieille théorie
empruntée à l’aventurier et essayiste grec Évhémère, ils sont des démons, au
sens alors nouveau de créatures sataniques. « Les démons, qu’ils prennent
pour des dieux » : c’est ainsi que s’exprime Eusèbe au début du IVe siècle2. Ces
êtres attachés aux passions et aux corps sont tout naturellement susceptibles
de disparaître. Eusèbe cite longuement le traité de Plutarque Sur la dispari-
tion des oracles. Il y puise le récit de la mort du Grand Pan sous le règne de
Tibère, qu’il trancrit fidèlement, ainsi qu’un second récit relatif aux îles de
Grande Bretagne, séjour de Cronos vaincu et chassé par Zeus. Le vieux sou-
verain déchu, en Angleterre, est endormi, entouré d’une cohorte de démons
qui veillent sur son sommeil. Pour Eusèbe il s’agit évidemment des diables
repoussés aux confins du monde connu, par le Christ crucifié sous Tibère.
1 Théocrite, Idylles VII (Thyrsis), 15-18, traduction M. Chappaz et E. Genevay, Lausanne, 1951
(republié en 1983 à Albeuve).
2 Eusèbe, Préparation évangélique V, 15,1.
4.2
« La littérature a des raisons que la science ne connaît pas » : par cette formule
d’allure ironique Caillois n’hésite pas à prendre la défense de Paul Bourget,
dans une note de sa première étude, par ailleurs fort érudite, sur « Les spectres
de midi dans la démonologie slave »5. L’attention de Caillois avait peu aupara-
vant été attirée sur le daemonium meridianum du Psaume 90 de la Vulgate par
l’article dans lequel un bibliste vénérable (P. de Labriolle) reprochait à l’auteur
du célèbre roman, Le démon de midi, d’ignorer que ce dangereux personnage
s’était introduit dans la Bible à la faveur d’un pur contresens. Absente du texte
hébreu, il est clair que la catégorie biblique du « démon de midi » résulte, en
3 [Cf. Ph. Borgeaud, « La mort du Grand Pan : Problèmes d’interprétation », Revue de l’histoire
des religions 200 (1983), pp. 5-39, repris dans Id. Exercices de mythologie, Genève, pp. 115-153].
4 J. Michelet, La sorcière, première page. P. Merivale, Pan the Goat-God. His Myth in Modern
Time, Cambridge MA, 1969 ; Ph. Borgeaud, « La mort du Grand Pan: Problèmes d’interpréta-
tion », Revue de l’histoire des religions 200, 1983, pp. 5-39 [= Ph. Borgeaud, Exercices de mytho-
logie, Genève, 2006, pp. 115-155].
5 À la note 1 de la page 21 (article cité infra [n. 8]).
Spectres et démons de midi 71
dernière analyse, d’un mirage hellénistique dont les penseurs chrétiens, par
la suite, s’emparèrent bien volontiers. Mais peu importe : « Les contresens
de cette sorte ne surgissent pas miraculeusement du néant »6. Et surtout,
ils sont productifs.
En 1933, Roger Caillois passe une partie de ses vacances d’été en Pologne.
En décembre, il s’inscrit comme élève de la section des Sciences religieuses de
l’École Pratique des Hautes Études7. Il devait suivre entre autres, de manière
« assidue », les enseignements de Georges Dumézil et de Jean Marx. Durant
l’été 1934 il se rend à Prague, grâce à une bourse d’études obtenue avec l’ap-
pui de Dumézil et aussi d’André Mazon, professeur de tchèque à l’École des
langues orientales. De ce séjour à l’occasion duquel il fréquente l’Institut fran-
çais de Prague et voyage jusqu’en Ukraine, guidé par le linguiste et folkloriste
Bogatyrev, il revient chargé d’une impressionnante documentation destinée
à nourrir la rédaction du premier volet de son travail de diplôme, qu’il pré-
sente en 1936 : « Les spectres de midi dans la démonologie slave ». Ce travail
est publié entre 1936 et 1937 dans la Revue des études slaves, en deux articles
sous-titrés, respectivement, « Les faits » et « Interprétation des faits »8. Le
second volet de ce mémoire de diplôme, intitulé « Les démons de midi »,
concerne le monde classique et la tradition chrétienne. Il paraît en trois par-
ties, distribuées en autant de fascicules de la Revue de l’histoire des religions
en 19379. Avec Le mythe et l’homme (achevé en juin 1937, publié en 1938) et
L’homme et le sacré (achevé en mars 1939, publié la même année) les travaux
sur les spectres slaves et les démons de midi relèvent de ce qu’on peut considé-
rer comme les brillants débuts d’un virtuel historien des religions10.
4.3
L’étude des « croyances relatives aux êtres qui apparaissent à midi » commence
donc dans le monde slave, un monde dont Caillois a une expérience person-
nelle directe, sinon étroite. Le jeune historien des religions introduit son ana-
lyse par la mention d’une vieille tradition moscovite, que rapportent des textes
latins du XVIe siècle : empruntant son nom au texte de la Vulgate, un démon
dit « de midi » agresse les moissonneurs et menace de leur briser les jambes.
Ce démon prend l’apparence d’une vieille femme en deuil ; les blesssures qu’il
(elle) inflige peuvent être guéries par des compresses réalisées avec l’écorce
des arbres auxquels naguère encore, dans la région de Moscou, on adressait
un culte. À partir de là l’enquête est menée en deux temps. Caillois constitue
le dossier des « faits », avant de passer à l’analyse de « l’idéologie qui les inspire
et les explique ». Les « faits » ‒ les données légendaires et folkloriques ‒ font
l’objet d’une présentation organisée géographiquement, puis sont ramenés à
un ensemble de motifs parmi lesquels on rencontre plusieurs fois celui de la
mise en demeure de résoudre une énigme, ce qui suggère la comparaison avec
la sphinge du mythe d’Œdipe. Le plus souvent, le démon méridien slave est
une figure féminine (Poludnica en Russie et en Pologne, Polednice chez les
Tchèques, Serpolnica chez les Serbes). Son action concerne le monde agricole,
soit pour menacer les maraudeurs (à l’instar de l’antique Priape), soit pour
agresser les cultivateurs. Cette ambivalence est reconnue comme un trait pri-
mitif, ce qui ne saurait étonner de la part d’un étudiant formé à l’école durkhei-
mienne de sociologie.
Les démons féminins sont tantôt capables d’enlever les petits enfants et de
les remplacer par les leurs, tantôt de séduire les jeunes hommes. Leurs pou-
voirs sont de nature à la fois sexuelle et solaire, comme ceux de leurs homolo-
gues (féminins ou masculins) classiques. Caillois renvoie aux études du grand
mythologue Wilhelm Heinrich Roscher sur le dieu Pan et la figure d’Ephial
tes, un succube dont l’action oppressante, angoissante, se fait ressentir de la
manière la plus dangereuse dans la torpeur de midi :
4.4
12
Ibid., p. 92.
74 CHAPITRE 4
13 C. Zivie, Sphinx ! Le père la terreur, Paris, 1997, p. 70. Le premier relevé du texte de la stèle
de Thoutmosis IV fut réalisé par le fameux archéologue prussien Richard Lepsius, durant
son expédition de 1842-1843 (on se souviendra que Nerval, dans son Voyage en Orient,
rencontre un collaborateur de Lepsius au sommet de la grande pyramide). Le silence sur
le sphinx de Gizeh est d’autant plus étrange que Caillois n’ignore pas l’Égypte : il renvoie,
dans Les démons de midi (p. 24, n. 25) à A. Moret, Le Nil et la civilisation égyptienne, Paris,
1926.
Spectres et démons de midi 75
4.5
14 Sur les pouvoirs de Pan et des Nymphes cf. Ph. Borgeaud, Recherches sur le dieu Pan,
Rome/Genève, 1979 (en particulier pp. 115-192).
Spectres et démons de midi 77
traduire la Bible » (p. 81). Et ce que Caillois désire avant tout explorer, c’est le
résultat de la traduction du verset 6 du Psaume 91, tel qu’on peut l’observer
dans le christianisme ascétique. Toute son étude est orientée en direction de
celui qui s’appelle désormais, explicitement, « démon de midi », et dont on
fait le responsable d’une terrible affection, l’acedia des moines. La tradition
classique, bon gré mal gré, doit obéir à cette polarité.
4.6
La version grecque puis latine des Psaumes introduit en effet, comme puis-
sance individualisée, le daemonium meridianum. Ce faisant, la Bible confère à
la catégorie repérée (après coup) par Caillois le prestige de la réalité, en garan-
tissant « de l’autorité de la Parole divine l’existence du démon de midi » (p. 81).
Le tour de passe-passe est admirable.
De ce fameux personnage Caillois emprunte le portrait aux docteurs et
exégètes du christianisme ancien. C’est ainsi qu’il rencontre, entre autre, la
figure mélusinienne de Meridiana, épouse et conseillère du pape Silvestre II,
si proche de Diana (p. 90). Mais l’essentiel, c’est le rapport reconnu, dans ces
milieux ecclésiastiques, entre le démon de midi et une réalité tout à fait immé-
diate, celle de « la tristesse coupable, l’acedia, qui s’emparait des moines vers le
milieu du jour et dont les effets étaient si graves qu’on n’hésita pas à la mettre
au nombre des péchés capitaux » (p. 92). La définition de ce mal abondam-
ment commenté dans la littérature monacale, Caillois la trouve essentielle-
ment chez Cassien15 vers qui l’oriente une étude de P. Alphandéry, dont H.-Ch.
Puech lui a conseillé la lecture16. Alphandéry se réfère lui-même aux travaux
de Pierre Janet, pour définir cette forme de dépression psychologique :
les marins homériques : « Entre la voix des Sirènes et les tentations de l’acedia,
il n’est de différence que dans l’affabulation, soutenue ici par l’animisme et la
représentation de l’âme ailée, là par le moralisme chrétien » (p. 95). Ce sont
« les mêmes tendances humaines », sous le couvert de la fatigue des marins et
du découragement des moines :
17 Voir en particulier M. Mauss et H. Beuchat, « Essais sur les variations saisonnières des
Sociétés eskimos. Étude de morphologie sociale », Année sociologique 9, 1904-1905,
pp. 39-132 (repris dans M. Mauss, Sociologie et anthropologie, Paris, 1950, cf. spécialement
pp. 443-450).
18 Il s’agit essentiellement de F. Boas, Ethnology of the Kwakiutl (XXXVth Annual Report of
the Bureau of American Ethnology, Parts 1 and 2), Washington D. C., 1921, lu et cité par
M. Mauss dans son « Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés
archaïques », Année Sociologique seconde série, t. I, 1923-1924, repris dans M. Mauss,
Sociologie et anthropologie, pp. 143-279 ; empruntée à Mauss la problématique est trans-
mise à son tour par G. Bataille, dans « La notion de dépense », La critique sociale 7, janvier
1933, puis dans La part maudite.
Spectres et démons de midi 79
4.7
Curieusement, chez Caillois, cette opposition qui devrait relever d’un registre
purement anthropologique se trouve déplacée sur un niveau affectif, et fran-
chement idéologique : la rigueur vivifiante du vent d’hiver (le Borée de la tra-
dition classique) finira même par être annoncée sur un ton prophétique, au
lendemain de la rédaction des articles consacrés aux spectres et aux démons
de midi. Cette rigueur menace de tuer « les sédentaires, réfugiés dans leurs
demeures surchauffées ». Elle mettra fin, en d’autres termes, à la torpeur et à
la déprime de l’heure stationnaire20. À l’ambivalence de midi, où l’écrasement
psychasthénique coïncidait tout de même avec la « haute position de l’astre
de lumière », cette prédiction équivalant à une condamnation sans appel fait
succéder une relation hiérarchique.
On assiste du même coup à la transformation d’un paradigme maussien,
celui des variations saisonnières, en un paradigme scientifiquement douteux.
Le nord (l’hiver) se trouve pensé comme lieu d’origine et source d’énergie.
Va-t-il déverser ses tribus en direction du sud (le midi) ? La référence impli-
cite à un motif très ancien pourrait le laisser entendre. Il s’agit d’un stéréotype
qui remonte au concept post-biblique d’une Europe japhéthique opposée au
territoire de Sem. Dès Cassiodore et Isidore de Séville, cette opposition se trou-
vait réinterprétée à travers l’imagination d’une île du grand nord (Scandia),
« fabrique et matrice des nations » (officina gentium, vagina nationum)21.
Ce nord, est-il besoin de le préciser, a survécu jusque dans la mythologie
savante ou pseudo-savante des années trente, où il est très communément
conçu comme le lieu des origines « aryennes ». Dumézil, mentor de Caillois,
méprise évidemment cette interprétation absurde, et abusive du simple point
22 Sur le débat protéiforme suscité depuis 1983 (séminaire d’Arnaldo Momigliano à Pise)
par la relecture de Mythes et dieux des Germains, Paris, 1939, voir en dernier lieu, bien
informé, lucide et modéré, G. G. Stroumsa, « Georges Dumézil, Ancient German
Myths, and Modern Demons », Zeitschrift für Religionswissenschaft 6, 1998, pp. 125-136.
On rappellera que Dumézil remercie son jeune collègue Roger Caillois, à côté de Marcel
Schneider, et avant Marcel Mauss et Marcel Granet, dans la préface de cet ouvrage
(p. XVI), datée de septembre 1938. Caillois aurait dû donner une série de conférences sur le
vocabulaire religieux des Romains à la section des sciences religieuses de l’École Pratique
des Hautes Études durant l’année académique 1939-1940, pour remplacer Dumézil retenu
« aux armées ». La chose est en effet annoncée dans la Revue de l’histoire des religions en
automne 1939. Mais Caillois, depuis juillet de cette année, se trouve à Buenos Aires auprès
de Victoria Ocampo, fondatrice de la revue Sur (« Sud »). On a l’impression qu’il s’en est
fallu de peu que le jeune protégé de Dumézil n’entreprenne une carrière académique,
comme plus tard Michel Foucault . . .
23 Cf. les documents présentés par D. Hollier éd., Le Collège de sociologie 1937-1939, Paris,
1995, p. 329.
CHAPITRE 5
5.1
Du côté des Mayas Quichés, dans le Popol Vuh, les dieux procèdent à une pre-
mière création des humains, conçus comme des êtres dont la parole a pour
fonction, d’abord, d’adresser aux dieux des louanges :
Que l’homme construit, formé, apparaisse dans la clarté pour nous invo-
quer, nous vénérer, l’homme moulé en bois clair1.
Face à leur auteur, à leur créateur, ils étaient restés muets, impuissants,
inutiles. C’est pourquoi ils furent mutilés, anéantis : du Ciel tomba une
pluie de feu . . .
L’humanité définitive ne sera créée que bien plus tard, avec pour ancêtres
quatre créatures aux corps de maïs pur (jaune et blanc) (p. 124) :
Ce texte a fait l’objet d’une communication lors de la conférence des Amis du Centre Louis
Gernet le 7 décembre 2001.
1 Pop Wuh (le Livre des évènements), version d’A. I. Chávez, trad. de l’espagnol par A. Amberni,
Paris, 1978, p. 52.
Ils rendirent grâce aux dieux qui les avaient créés. Mais cette claire vision, cette
omniscience potentielle ne plurent pas aux dieux :
Ce que disent nos créatures n’est pas bien. Voilà qu’ils savent tout, tant
ce qui est grand que ce qui est petit . . . Comment faire maintenant pour
qu’ils ne voient que ce qui les entoure, pour qu’ils ne voient qu’une par-
tie de la surface de la terre ? . . . Troublons un peu notre œuvre afin de
réduire leurs désirs . . . (p. 126).
L’Esprit du Ciel obscurcit alors le globe de leurs yeux, afin qu’ils ne voient plus
désormais que ce qui serait proche d’eux. On leur crée aussi des compagnes,
afin qu’ils se reproduisent, et que cesse leur suffisance.
De ces premiers couples descendent les tribus mayas, dont on rapporte l’ori-
gine lointaine et les pérégrinations avant qu’elles ne s’établissent sur leur ter-
ritoire actuel. Un territoire où elles rencontrent d’autres hommes, des blancs
et des noirs, très différents de langue et de visage, mais qui vivent comme
des fous (loc. cit., p. 129). Cette rencontre avec le monde des Européens et de
leurs esclaves est elle-même précédée par un phénomène de différenciation
intra-culturelle :
Nos pères se sont installés dans ce pays, nos pères qui venaient du lieu
où naît le Soleil. Ils avaient encore une langue unique, ils n’adoraient pas
encore le bois ni la pierre, ils n’avaient pas oublié le parole de Tzakol,
Bitol, Esprit du Ciel, Esprit de la Terre.
5.2
On ne peut savoir d’où leur vient le culte de la croix, car avant l’arrivée
des Espagnols ils n’avaient jamais entendu parler des Évangiles.
Je me suis laissé dire, ajoute Bernal Diaz, qu’on avait l’habitude de lui
accommoder de la chair d’enfant jeune . . . Mais je sais qu’après que notre
capitaine lui eut reproché de sacrifier des Indiens et de manger leur
2 Francisco López de Gómara, Cortés, The Life of the Conqueror by his Secretary, traduit et édité
par L. Byrd Simpson, Berkeley/Los Angeles, 1965, pp. 33 sqq.
3 Bernal Diaz de Castillo, Histoire véridique de la conquête de la Nouvelle Espagne, trad.
D. Aubier, Paris, 1959.
84 CHAPITRE 5
chair, il donna l’ordre que jamais plus de nourriture semblable ne lui fût
préparée.
Cortés, de son côté, affirme que Moctezuma s’est cru obligé de lui dire qu’il
n’était pas un dieu. Cela alors que les Espagnols, eux, avant de rencontrer
Moctezuma, sont logés
Il me semble, mon Père, qu’il serait bon de tâter un peu Moctezuma pour
qu’il nous laisse bâtir une église ici même.
Le Père répond que cela serait évidemment fort bien, mais que ce n’est peut-
être pas le moment d’en parler. Cortés demande à Moctezuma de lui montrer
les idoles. Moctezuma consulte les papes, puis fait entrer Cortés et sa suite dans
Réflexions sur la comparaison en histoire des religions antiques 85
Nous les tenons pour bonnes, nos idoles ; elles nous donnent la santé, la
pluie, les bonnes semailles, les orages et les victoires.
Tandis que les Espagnols quittent les lieux, Moctezuma prie et sacrifie pour
expier le grand « tatacul », l’outrage fait aux dieux, c’est-à-dire le « péché », la
souillure qu’il a commise en laissant monter les Espagnols.
Peu après, le rapport de force s’étant inversé, la réaction de Moctezuma va
radicalement changer. Il n’est plus question (pour les Mexicains) de laver la
souillure causée par la présence des chrétiens et leur mauvais comportement
rituel. Mais d’expliquer ce qui, de l’aveu même des Aztèques, fut une erreur
entraînée par leur aveuglement, ou précisément par l’oubli où ils sont tombés
de leur propre origine. Ce sont les Espagnols, désormais, qui lavent la souillure,
celle de l’idolâtrie, dans la mesure où ils arrivent comme des représentants
(des dépositaires) de cette bonne origine.
Dans sa lettre à l’Empereur espagnol du 30 octobre 1520, après avoir décrit
le temple principal, celui qu’on vient de visiter en compagnie de Bernal Diaz,
Cortés déclare :
Les principales de ces idoles, celles à qui ils vouent le plus de foi et de
créance, je les ai arrachées de leurs socles et jetées au bas des escaliers ;
et j’ai fait nettoyer ces chapelles où ils les conservaient, parce que toutes
étaient pleines de sang des sacrifices. Et j’y ai fait placer des images de
Notre Dame et d’autres saints. Moctezuma et les naturels ont ressenti
cela fortement : ils me dirent d’abord de ne pas le faire, parce que si le
86 CHAPITRE 5
5.3
religions antiques, et qui sont à l’origine de bien des questions que se pose
cette discipline.
Depuis les Pères de l’Église, un des opérateurs les plus performants et les
plus retors, à l’œuvre au sein de la comparaison que le christianisme établit
entre lui et les polythéismes, est en effet une forme d’interprétation de la
procédure traditionnelle de l’interpretatio, une forme de surinterprétation.
Je veux parler du recours, pour l’interprétation, à cette doctrine si impor-
tante de l’imitation diabolique, située au cœur des jeux d’interférences entre
Lumière naturelle et présence du Mal, dans la mythologie chrétienne de
la mémoire et de l’oubli.
Dans sa première Apologie5, vers 150 de notre ère, Justin se fait le premier
témoin de cet usage de l’imitatio diabolica. Il assimile le lógos à la personne du
Christ et affirme que tout homme possède dans sa raison une semence de ce
Verbe : « car la semence du Verbe est innée dans tout le genre humain ». Elle
peut même favoriser l’erreur, en encourageant l’intervention du Démon.
Rien ne fait autant plaisir au démon, en effet, que d’inspirer des compor-
tements ressemblant à s’y méprendre aux attitudes de la bonne piété. C’est
ainsi par exemple que le penseur chrétien ressent le culte de Mithra comme
un ennemi d’autant plus dangereux qu’il ressemble « diablement », sous plu-
sieurs angles, à la pratique du mystère chrétien.
Dans la première Apologie encore (66), Justin expliquait ce qu’est l’eucha-
ristie : ce pain et ce vin mélangé d’eau ont fait l’objet d’une prière d’action de
grâce, et sont offerts par les diacres à chacun des fidèles réunis en assemblée.
Cette nourriture est exclusivement réservée à ceux croient à la vérité de l’en-
seignement chrétien, qui ont été baptisés et qui vivent conformément à l’en-
seignement du Christ. Il ne s’agit pas d’un pain et d’un aliment ordinaires, mais
de la chair et du sang de Jésus incarné. Dans les Évangiles, on rapporte que
Jésus, après avoir pris du pain et rendu grâce, dit : « Faites ceci en mémoire de
moi, ceci est mon corps » ; de même, après avoir pris la coupe et rendu grâce,
il dit : « Ceci est mon sang » ; et il les leur transmit à eux seuls. Justin précise
alors que
. . . c’est cela précisément que les mauvais démons ont imité dans la tra-
dition des mystères de Mithra : on présente en effet dans les cérémonies
d’initiation du pain et une coupe d’eau que l’on accompagne de certaines
formules, – vous le savez ou (sinon) vous pouvez l’apprendre (trad.
Pautigny).
5 1 Apologie 8.
88 CHAPITRE 5
Dans son Dialogue avec Tryphon (70 et 78), le même Justin décrit comment
ceux qui transmettent les mystères de Mithra ont été poussés par le diable
à appeler « grotte » le lieu de leurs initiations. Ils semblaient ainsi accom-
plir des prophéties de Daniel et d’Isaïe annonçant la naissance de Jésus dans
une grotte de Bethléem. On sait que Jérôme, dans une lettre au prêtre Paulin
(LVIII, 3), rappellera de son côté les prophéties annonçant la naissance du
Christ à Bethléem, pour déplorer que la grotte de la Nativité ait été occupée,
plus tard, par les rituels adressés à Tammuz, alias Adonis : les pleurs d’un rituel
de deuil adressés à l’amant de Vénus résonnent ainsi dans la grotte où autrefois
vagissait l’enfant Christ. On relèvera que le diable se plaît à brouiller la chrono-
logie, contestant ainsi le trajet progressif d’une histoire providentielle. Il s’ef-
force de bouleverser le cadre temporel de la Révélation, qui fait de l’histoire
universelle une histoire de la religion.
Dans son traité sur la Couronne (15), une cinquantaine d’années après Justin,
Tertullien, pour qui on le sait « l’âme est naturellement chrétienne »6, déve-
loppe lui aussi le motif de l’imitation diabolique : la couronne dont s’orne le
combattant de la Foi devient, chez les adeptes de Mithra, une couronne offerte
au soldat de Mithra (le miles, un des grades) :
Quand on les initie dans une crypte souterraine, un vrai quartier de l’En-
fer, on leur offre une couronne tandis qu’on dépose devant eux une épée.
Ce rite est une espèce de contre-façon du martyre. Ensuite, tandis que la
couronne est déposée sur leur tête, on leur enjoint de s’en débarrasser,
en le repoussant d’un geste de la main et même en la rejetant derrière
leurs épaules en disant : Ma couronne, c’est Mithra ! À partir de ce jour
ils n’acceptent plus aucune couronne et ce refus représente pour eux le
signe qui prouve qu’ils connaissent la promesse qui leur a été faite lors de
l’initiation. Ils se font ainsi reconnaître comme soldats de Mithra, en reje-
tant la couronne et en proclamant que le seul leur dieu est leur couronne.
Telles sont les astuces du diable.
Aux prises avec les dieux des nations, la polémique chrétienne ne nie pas
exactement l’existence de ces « dieux », mais leur nature divine. C’est ainsi
que les auteurs chrétiens ne réfutent pas les nombreux miracles, prodiges ou
guérisons émanent des statues magiques des païens : ces miracles sont en fait
l’œuvre des démons. L’idolâtrie, qui détourne le culte adressé au dieu en direc-
tion d’un culte adressée à un objet fabriqué, est bien une œuvre du diable :
cette définition théologique servira de matrice aux doctrines formulées au
Moyen Âge, notamment chez Saint Thomas ; ce sera aussi la référence des mis-
sionnaires espagnols du XVIe siècle, au Pérou comme au Mexique, et encore
celle du jésuite Matteo Ricci, au début du XVIIe siècle, expliquant certaines
triades divines présentes en Chine dans ce qu’il considère comme des sectes, le
bouddhisme et le taoïsme : il voit en ces triades le résultat de l’action du « père
du mensonge », qui n’a pas encore quitté son ambitieux désir de ressembler
à Dieu7.
5.4
Cette façon d’empoigner l’autre pour lui faire dire le même relève à sa manière
de ce qu’on appelle, depuis quelques temps, inter-religion : un mot façonné
d’après l’adjectif inter-religieux, qualifiant un dialogue. La théorie de l’imitation
diabolique apparaît comme une des limites les plus évidentes d’un tel dialogue
(qui, de nos jours, se voudrait plutôt conciliant). Elle présuppose en effet que
l’on dialogue entre partenaires convaincus, chacun, de détenir la vérité, alors
que la vérité n’appartient précisément qu’à celui qui est capable de formuler la
théorie de l’imitatio. Cette conviction de supériorité, résultat final de la rupture
monothéiste, de ce que Jan Assmann a appelé la « distinction mosaïque », est
relativement récente dans l’histoire des religions8. Elle n’apparaît clairement
qu’avec le christianisme. Auparavant l’imitateur, en effet, n’était pas le diable,
mais le poète-théologien : Homère, Musée ou Orphée, imitateurs de Moïse. La
théorie du plagiat, développée dans le judaïsme alexandrin, a en effet précédé
la théorie de l’imitatio diabolica. Elle apparaît elle-même comme une réac-
tion, une transformation de la théorie de l’emprunt et de la diffusion telle que
l’expose par exemple Diodore de Sicile (I, 23), à propos du passage qu’Orphée
effectue par l’Égypte. Orphée, initiateur généraliste, adepte du comparatisme
en ce qui concerne les mystères, était situé par Diodore au cœur d’un dispo-
sitif reliant entre elles les sagesses barbares, dans leurs rapports aux sagesses
grecques. Issu de Thrace, il passait par l’Égypte avant de se rendre à Thèbes
7 Texte cité par C. Tinmermanns, « Comparatisme et sensibilité historique dans l’étude des
religions : le cas de la Chine », Archiv für Religionsgeschichte 3, 2001, pp. 55-66 (précisément
p. 59).
8 Pas plus que les Hymnes d’Akhénaton on ne peut tenir l’Ancien Testament comme témoin
de la rupture absolue, comme le rappelle A. de Pury, « L’émergence de la conscience inter-
religieuse dans l’Ancien Testament », Theological Review 22, 2001, pp. 7-34. De Pury incite à
nuancer la proposition de Jan Assman (Moïse l’Égyptien. Un essai d’histoire de la mémoire,
trad. de l’allemand par L. Bernardi, Paris, 2001).
90 CHAPITRE 5
en Béotie, emportant dans ses bagages la théologie d’un Osiris très proche du
Dionysos des Discours sacrés en 24 Rhapsodies. La manière dont Cadmos se
laisse convaincre laisse planer le soupçon d’une tricherie sans conséquence
proprement théologique : une tricherie de bon aloi, entre Égyptiens et Grecs
revendiquant l’origine, chacun de son côté.
Avec l’entrée du judaïsme et de Moïse dans le champ de conscience hel-
lénique, Orphée, qui n’oublie pas de passer par l’Égypte, se met à fonction-
ner comme chantre du monothéisme. Cela se fait, il faut le souligner, tout en
ménageant (encore) une place au dispositif polythéiste, quitte à introduire le
motif du repentir. Ce sont en effet les mystères les plus classiques qu’Orphée
diffuse en Grèce. Ces mystères viennent donc d’Égypte, conformément à la
leçon de Diodore (ou de sa source, Hécatée d’Abdère), mais d’une Égypte où
domine désormais la figure de Moïse. Dans la version d’Aristobule, chez qui
Eusèbe (Préparation Évangélique XIII, 12) va dénicher le fameux texte orphi-
sant qu’on appelle Testament d’Orphée, Orphée se repent et dicte à son fils
Musée son testament, sous forme d’une palinodie monothéiste9.
Avec l’histoire romancée que rédige en grec, vraisemblablement pour la
communauté juive d’Alexandrie, au IIe siècle avant notre ère, le mystérieux
Artapan, Orphée n’est plus le père de Musée. Il est devenu son disciple, Musée
se trouvant interprété en Moïse, un Moïse dont on dit qu’il institue le culte des
animaux et bien d’autres choses, en Égypte, avant de rencontrer le buisson
ardent (cf. Eusèbe, Préparation Évangélique IX, 27).
Pour que l’on dépasse le scénario des emprunts, des préséances et
des repentirs, pour qu’on en arrive à la doctrine de l’imitatio diabolica et à
l’ensemble des mythes savants qui vont qui vont présider à l’histoire des reli-
gions pré-académique jusqu’au XVIIIe siècle, il a fallu qu’apparaisse la possi-
bilité d’une distinction radicale entre ce qui relève du monde profane et ce
qui relève du divin, entraînant l’émergence d’un concept nouveau, celui de
« religion ». Les conditions historiques de cette distinction radicale, et l’appa-
rition de ce nouveau concept de religion, c’est à n’en pas douter dans l’espace
ouvert par la comparaison entre l’usage romain traditionnel du mot religio et
son usage chrétien qu’il faut essayer de les observer. C’est là qu’on voit se pro-
filer ce qui va devenir à la fois le champ moderne de l’histoire des religions, et
les éternels doutes dont cette discipline est habitée.
9 Sur les nombreuses (et parfois divergentes) versions de cette affaire, cf. J.-M. Roessli,
« Postface », in J. Block Friedman, Orphée au Moyen Âge, trad. de l’anglais pars J.-M. Roessli,
Fribourg, 1999, sp. 290 sqq. ; J.-M. Roessli a écrit un savant (et très utile) mémoire de licence,
déposé à la bibliothèque universitaire de Fribourg, sur Le mythe d’Orphée et sa réception dans
le judaïsme de l’époque hellénistique et romaine (1997).
Réflexions sur la comparaison en histoire des religions antiques 91
5.5
Tous ces mots ont en effet conservé en eux le même sens de legere (« ramasser,
recueillir ») que religiosus. Cette étymologie, qui fait de la religio une forme de
retenue, de scrupule, de « relecture », serait la bonne selon Émile Benveniste10,
dont je reprends la traduction en la modifiant légèrement.
Une autre étymologie fut cependant proposée dès l’Antiquité et très souvent
adoptée par les modernes : religio devrait être rattaché au verbe ligare, « lier ».
Cette interprétation que l’on trouve chez Lactance fut retenue, à Rome, par
les chrétiens pour qui la religio est un « lien » de piété qui « relie » l’homme à
la divinité. Mais cette étymologie n’est pas évidente. Linguistiquement on ne
peut pas expliquer religio par ligare, car il n’existe pas d’abstrait *ligio tiré de
ligare ; de religare (« attacher, relier ») on parvient à religatio (« action de lier
[la vigne] »), et non pas à religio. À partir de legere, par contre, on obtient le
mot legio (« légion », dans le sens de corps d’armée résultant d’un rassemble-
ment, d’un recrutement). Religere peut donc donner religio. Cette dernière éty-
mologie se heurte néanmoins elle aussi à une difficulté. Le verbe *religere n’est
pas attesté en latin ailleurs que dans le passage cité de Cicéron, sinon sous la
forme du participe religens rencontré dans une formule de Nigidius Figulus, où
il désigne le juste souci de la pratique rituelle, opposé à l’excès de scrupule que
désignerait l’adjectif religiosus.
Si l’on voulait trancher entre les deux opinions (ce qui d’ailleurs n’est cer-
tainement pas nécessaire de notre point de vue), il faudrait interroger non pas
l’étymologie, mais bien les usages latins polythéistes du mot religio. On consta-
terait alors, d’emblée, que religio ne désigne pas ce que les modernes appellent
10
Vocabulaire des institutions indo-européennes, vol. II, Paris, 1969, p. 268
92 CHAPITRE 5
Bien d’autres exemples nous montrent que dans un usage le plus répandu, le
mot religio désigne le fait d’« avoir scrupule ». Ce scrupule est plus particuliè-
rement celui qui se manifeste lors du rite, rite qu’on doit accomplir conformé-
ment à la tradition des ancêtres. La religio est en somme une hésitation, un
scrupule qui empêche de faire autre chose (ou quelque chose de contraire), et
non pas un sentiment qui incite à pratiquer le culte. Le terme religio, en latin,
s’oppose ainsi à *neg-ligio, le fait de « ne pas se soucier de » quelque chose,
la négligence. De legere dérive aussi le verbe intelligo qui signifie « recueillir
en choisissant, retenir par réflexion, comprendre ». Le sens le plus ancien de
religio serait ainsi de « re-collection », ou « recueillement », compris comme
action de « reprendre pour un nouveau choix, revenir sur une démarche anté-
rieure » (comme le dit Benveniste). Il convient donc, pour les Romains, d’être
religens, « scrupuleux, soucieux » : la religion s’oppose à la neglegentia, à « l’in-
souciance ». Ainsi chez Tite-Live (Histoire romaine III, 20, 4-5), à propos du
respect scrupuleux que l’on doit accorder au serment prêté au nom des dieux,
on voit s’opposer la religio (comme respect de la contrainte) à la négligence des
dieux (neglegentia deum) qui suscite le non respect de l’engagement.
Pour Cicéron, la religio, c’est cultus deorum : « le culte des dieux », c’est-
à-dire l’observance traditionnelle et coutumière des rites, pas lesquels on
« cultive » les dieux. La religio apparaît ainsi comme une attitude concer-
nant le rite, plutôt qu’une attitude concernant directement l’individu dans
sa relation aux dieux. Il s’agit du respect scrupuleux non pas d’un objet
ultime (la divinité), mais de l’instrument de la médiation. Ce qu’il faut respec-
ter, ce sont les modalités traditionnelles de la communication avec le surhu-
main, ou l’invisible.
5.6
5.7
On conçoit aisément qu’il ait fallu, pour que se constitue une discipline de type
historique et critique, sortir du cadre pieux et mythologique au sein duquel se
sont formées les premières expressions, explicitement religieuses, de la com-
paraison entre religions, par exemple dans l’Historia apologetica du dominicain
Bartolomé de las Casas au XVIe siècle, ou dans Les mœurs des sauvages améri-
quains [sic] comparées aux mœurs des premiers temps, du père jésuite Joseph
François Lafitau au XVIIIe siècle. On ne peut plus fonder la comparaison et l’ex-
plication des ressemblances entre phénomènes religieux relevant de cultures
éloignées les unes des autres sur le mythe de la Révélation faite à Adam et Ève
au Paradis terrestre, ou sur celui des navigations de Noé, des plagiats de Moïse
13 F. Stolz, « Essence et fonction des monothéismes abrahamites », in G. Emery et P. Gisel éds.,
Le christianisme est-il un monothéisme ?, Genève, 2001, pp. 40-59 (particulièrement p. 57).
Réflexions sur la comparaison en histoire des religions antiques 95
ou enfin de l’imitatio diabolica14. Pour devenir une réelle histoire des religions,
il a fallu que notre discipline prenne de la distance par rapport à son objet, ce
qui revient à dire : s’affranchisse de la religion.
L’histoire des religions moderne et contemporaine veut être une discipline
d’observation. Elle considère son objet de l’extérieur, dans le souci de le décrire
et d’en comprendre la nature et les mécanismes. Pour cela elle ne cesse d’élabo-
rer et de réélaborer, depuis bientôt un siècle et demi au niveau de la recherche
universitaire, des outils d’analyse qu’elle désire lui être propres, comme suffit
à le prouver l’imposant Handbuch religionswissenschaftlicher Grundbegriff
édité par Hubert Cancik, Burkhart Gladigow et Karl-Heinz Kohl. Les outils
dont elle dispose sont le produit d’une double distanciation : la distanciation
que procure le regard lointain de l’ethnologue (depuis quelques temps présent
jusque dans le métro), et la distanciation qu’impose l’étude (philologique, his-
torique, archéologique) des traditions anciennes. L’histoire des religions est
née en effet, comme discipline scientifique, de la rencontre, dans la seconde
moitié du XIXe siècle, entre l’étude critique des traditions classiques de la Grèce,
de l’Égypte, de la Mésopotamie, de l’Iran, de l’Inde, de la Chine et du Japon,
et l’étude ethnologique des cultures éloignées, ou marginalisées. Il s’agit de la
rencontre de deux modes complémentaires d’expérimentation, l’un et l’autre
élaborés dans la distance à soi. La possibilité de cette prise de distance dans le
champ du religieux est à son tour solidaire d’un autre phénomène inscrit dans
l’histoire moderne, à savoir l’émergence, avec Rousseau, de la notion de reli-
gion civile. Le développement des procédures de sécularisation va entraîner,
notamment chez Durkheim et autour de lui, mais aussi chez des théologiens
comme Nathan Söderblom ou Rudolf Otto, la constitution du « sacré » (ce par-
vis, cet antérieur du temple), comme objet de la discipline. La constitution
au XIXe siècle d’un enseignement universitaire non confessionnel d’histoire
des religions fut étroitement solidaire, en effet, du développement des idées
laïques. Marcel Gauchet, récemment, a suggéré que la société civile française
tout entière (en son fondement) se trouve inconsciemment conditionnée par
ce qu’il a appelé, à la suite de Max Weber, le « désenchantement du monde ».
Le dégagement hors du religieux, lorsqu’il devient effectif et n’est plus seu-
lement une menace ou un projet, lorsqu’il est enfin réalisé, pose en effet de
14 Sur cette mythologie savante et biblico-centrée de l’âge classique, cf. A. Dupront, Pierre-
Daniel Huet et l’exégèse comparatiste au XVIIe siècle, Paris, 1930. Voir aussi les travaux de
Maurice Olender, et en particulier Les langues du Paradis, Paris, 1989.
96 CHAPITRE 5
15 M. Gauchet, La religion dans la démocratie. Parcours de la laïcité, Paris, 1998 (un ouvrage
qui réactualise, du point de vue de la France républicaine, la problématique mise en place
dans Le désenchantement du monde. Une histoire politique de la religion, Paris, 1985)
16 Je reprends ici un argument développé dans Ph. Borgeaud, « Qu’est-ce que l’histoire
des religions ? », Équinoxe. Revue romande des sciences humaines 21, 1999, pp. 67-83
[chapitre 3 dans le présent volume].
Réflexions sur la comparaison en histoire des religions antiques 97
17 Un laboratoire couvrant l’ensemble des religions du Proche à l’Extrême-Orient fut initié
par les collaborateurs de la collection « Sources orientales », Paris, 8 vols. parus, 1959-
1971. Les travaux initiés par J.-P. Vernant réunirent les compétences issues de multiples
terrains pour des recherches collectives sur la terre, la guerre, le sacrifice ou la divination.
Les multiples expérimentations collectives dirigées par Marcel Detienne se prolongent
aujourd’hui, sur le fonder, la parole, l’écriture, le polythéisme, les pratiques d’assem-
blée. On doit aussi signaler, entres autres, les travaux non moins pluriels dirigés par Jan
Assmann et Guy Stroumsa, ainsi que quelques autres entreprises plus ponctuelles de Ph.
Borgeaud (éd.), La mémoire des religions, Genève, 1988 ; Fritz Graf éd., Mythos in mythen-
loser Gesellschaft. Das Paradigma Roms, Stuttgart/Leipzig, 1993 ; Ph. Borgeaud et E. Norelli
éds., Le temple lieu de conflit, Louvain, 1995 ; J. Waardenburg éd., Scholarly Approaches to
Religion, Interreligious Perceptions, and Islam, Berne, 1995.
98 CHAPITRE 5
5.8
18 Cf. Ph. Borgeaud, « Le problème du comparatisme en histoire des religions », Revue
européenne des sciences sociales 24, 1986, pp. 59-75 [chapitre 1 dans le présent volume] ;
F. Boesflug et F. Dunand éds., Le comparatisme en histoire des religions, Paris, 1997.
Réflexions sur la comparaison en histoire des religions antiques 99
19 Depuis ses recherches sur le Golden Bough de Frazer (« When the Bough Breaks », History
of Religions 12 [1973], pp. 342-371, repris dans Map is not Territory, Leyde, Brill, 1978 ;
2e éd. Chicago, 1993), Jonathan Z. Smith n’a cessé de réfléchir sur la comparaison. Cf. entre
autres Drudgery Divine. On the Comparison of Early Christianities and the Religions of Late
Antiquity, Chicago, 1990. [Cf. désormais en français J. Z. Smith, Magie de la comparaison.
Et autres études d’histoire des religions, Genève, 2014].
20 C. Grottanelli et B. Lincoln, « A brief note on (future) research in the history of religions »,
University of Minnesota, Center for Humanities Studies, Occasional Papers 4, 1984-1985,
pp. 2-15, republié dans Method & Theory in the Study of Religions 10, 1998, pp. 311-325.
21 M. Detienne, Comparer l’incomparable, Paris, 2000.
100 CHAPITRE 5
22 Pour ne citer que quelques exemples, en ne mentionnant que des livres (et non des articles,
trop nombreux) : H. P. de la Boullaye, L’étude comparée des religions, 2 vols., Paris, 1922-
1925 ; P. W. Schmidt, Origine et évolution de la religion. Les théories et les faits, Paris, 1931 ;
Claude Lévi-Strauss, Le totémisme aujourd’hui, Paris, 1962 ; E. Evans-Pritchard, Theories
of Primitive Religion, London/New York, 1965 ; M. Meslin, Pour une science des religions,
Paris, 1973 ; J. Waardenburg, Classical Approaches to the Study of Religions. Aims, Methods
and Theories of Research, 2 vols., La Haye, 1973-1974 (republié en 1 vol. à Berlin, 1999) ;
M. Detienne, L’invention de la mythologie, Paris, 1981 ; F. Whaling, Contemporary
Approaches to the Study of Religion, 2 vols., Berlin/New York/Amsterdam, 1983-1984 ;
I. Strenski, Four Theories of Myth in Twentieth-Century History : Cassirer, Eliade, Lévi-
Strauss and Malinowski, Houndmills, 1987 ; F. Stolz, Grundzüge der Religionswissenschaft,
Göttingen, 1988 (2ème éd., 1977) ; Maurice Olender, Les langues du Paradis. Aryens et
Sémites : un couple providentiel, Paris, 1989 ; D. Dubuisson, Mythologies du XXe siècle
(Dumézil, Lévi-Strauss, Eliade), Lille, 1993 ; N. Spineto, Mircea Eliade, Raffaele Pettazzoni.
L’histoire des religions a-t-elle un sens ?, Paris, 1994 ; M. Despland, L’émergence des
sciences des religions. La monarchie de Juillet : un moment fondateur, Paris, 1999 ;
Réflexions sur la comparaison en histoire des religions antiques 101
5.9
Insistant sur le fait que le comparatisme n’a pas la même histoire pour les his-
toriens et les ethnologues, Marcel Detienne soulignait qu’il existe, dans les
pratiques respectives des uns et des autres, « des comparables différents ». Par
ailleurs les présupposés et les enjeux ne cessent de se modifier, par rapport
à ces objets qui changent. Il suffit d’évoquer côte à côte les projets de Lafitau
(ses Mœurs des sauvages amériquains comparées aux mœurs des premiers
temps qui datent de 1724), puis ceux des indo-européanistes (de Max Müller
à Dumézil), des ethnologues ou des anthropologues (de Tylor et de Frazer à
Claude Lévi-Strauss). Les accents se déplacent, privilégiant tantôt les rituels
tantôt les mythologies. Les clivages et les préférences évoluent, allant de l’ap-
proche de configurations larges et explicites, données culturellement (compa-
raison, chez Marcel Mauss, du potlatch de Colombie britannique avec le kula
des Trobriand23) à celle des micro-mécanismes dont le repérage se fait en dia-
loguant entre spécialistes d’aires culturelles séparées les unes des autres (étude
précise des modes et des fonctions des procédures divinatoires ou magiques,
par exemple24).
En réaction à l’approche phénoménologique des Rudolf Otto, Gerardus Van
der Leeuw ou autres Eliade, une génération au moins s’est efforcée de nous
persuader que la bonne comparaison consisterait à rechercher la d ifférence.
Cette attitude se justifie parfaitement tant qu’il s’agit d’échapper aux essences
et aux archétypes universels. Mais elle peut aussi entraîner quelques effets per-
vers. Une différence bien sûr ne saurait apparaître que sur un fond d’identité.
La règle du jeu, en cette analyse contrastive, risque fatalement de rejoindre
celle de la vieille scolastique aristotélicienne et thomiste enseignant à défi-
nir un objet (l’homme par exemple) par genre prochain (animal) et diffé-
rence ultime (rationnel). C’est ainsi que, sur la base d’un héritage idéologique
indo-européen commun (le combat du héros contre l’adversaire triple), les
analyses de Georges Dumézil conduisaient finalement à définir la spécificité
romaine (juridique) du récit des Horaces et des Curiaces dans son opposition
à d’autres spécificités (iraniennes, indiennes, celtiques ou caucasiennes)25.
L’analyse des différences conduit tout droit aux repérages des esprits ou des
styles, à l’établissement d’une morphologie culturelle, sinon spirituelle, repo-
sant sur le canon esthétique et la poétique de l’incomparabilité des créations
culturelles, dans la ligne de Herder26.
5.10
25 G. Dumézil, Horaces et Curiaces, Paris, 1942, pp. 134-137 (« L’esprit romain et l’évolution
des mythes »).
26 Cf. S. Mancini, « Les civilisations comme absolu esthétique : l’approche morphologique
de la Mittel-Europa », Diogène 186, 1999, pp. 83-109 (en particulier p. 90).
Réflexions sur la comparaison en histoire des religions antiques 103
5.11
Dans le laboratoire évoqués par Detienne, cet exercice est d’abord celui qui
consiste à faire jouer ensemble, sur des thèmes très précis, des systèmes cultu-
rels éloignés les uns des autres : ainsi, dans La déesse parole, la comparaison
orchestrée du point de vue grec (un point de vue peu explicite, mais essentiel)
27 Cf. notamment G. Dumézil, Les dieux souverains des Indo-Européens, Paris, 1977, pp. 55-85
(« Mitra-Varuna »).
104 CHAPITRE 5
entre les aèdes de Géorgie, les shamans Cuna de Panama, les récitants de l’Inde
védique et les prêtres travestis de Célèbes-sud28.
Je voudrais pour ma part insister sur le fait que cette belle liberté, cet appel
au grand large, ne doivent pas faire oublier l’intérêt de laboratoires plus limi-
tés, sinon même plus étriqués, ceux qui concernent des cultures en rapports
historiques de contiguïté. L’étude des contacts, des adaptations, des rejets, des
réactions et contre réactions, conduit à faire de l’histoire elle-même un labo-
ratoire expérimental.
Pour essayer de définir ce type de comparaison dont je crois qu’il constitue
une des tâches essentielles de l’étude des religions antiques, je conclurai en
évoquant un exemple concret, dans l’espoir de mettre en valeur le postulat
selon lequel l’objet de la comparaison peut devenir la pratique elle-même de
la comparaison, telle qu’on l’observe dans l’Antiquité.
On peut diriger notre attention, de ce point de vue, sur la manière dont on
constitue, dans les regards croisés de la Grèce, de Rome et du Proche-Orient,
une réflexion concernant non seulement les figures divines ou mythologiques
(les divinités) mais aussi les pratiques rituelles, et plus particulièrement
les interdits.
Il s’agit d’un espace expérimental qui ne cesse de faire l’objet d’une atten-
tion soutenue, d’Hérodote jusqu’à Porphyre et au-delà. C’est ainsi qu’on voit se
développer un commentaire varié et ininterrompu portant, à partir de l’Égypte,
sur certaines pratiques mystiques ou ascétiques des Hellènes. Ce commentaire
toujours inachevé relève d’une tradition pour laquelle l’Égypte et ses prêtres
fonctionnent comme un paradigme providentiel, non pas évidemment le seul
paradigme, mais un paradigme par excellence permettant de penser la catégo-
rie des prescriptions sectaires grecques. La Grèce, au niveau des mouvements
pythagoriciens, orphiques et bachiques, est ainsi vue dans une perspective
égyptienne. Il en ira bientôt de même des pratiques judéennes, où l’on se plaira
à retrouver, très précisément, la circoncision et les réticences égyptiennes à
l’égard du proc, animal de Seth. Sous le regard grec toute l’Égypte, bientôt, en
viendra à se comporter comme les prêtres égyptiens d’Hérodote. À partir du
moment où le judaïsme entre dans le champ de conscience hellénique, peu
après Alexandre, on aura tendance à imaginer les habitants de la vallée du Nil
sous les traits d’un peuple sacerdotal qui se comporterait dans son ensemble
comme ceux qui, chez les Hébreux, obéissent strictement aux prescriptions
du Lévitique.
28 M. Detienne et G. Hamonic éds., La déesse parole. Quatre figures de la langue des dieux,
Paris, 1995.
Réflexions sur la comparaison en histoire des religions antiques 105
5.12
29 Plusieurs arguments présentés ici seront repris dans un livre à paraître, sur les origines de
l’histoire des religions [= Ph. Borgeaud, Aux origines de l’histoire des religions, Paris, 2004].
CHAPITRE 6
Quand bien même Dieu n’existerait pas, la Religion serait encore Sainte
et Divine. Dieu est le seul être qui, pour régner, n’ait même pas besoin
d’exister1.
6.1
Quel sens donner, par rapport à nous, dans notre contexte actuel, à ces deux
affirmations qui nous semblent prémonitoires, de Baudelaire poète de la
modernité ? Elles annoncent sans doute qu’il faudra bien prendre conscience
du fait que la mise en forme dogmatique et institutionnelle peut revêtir un sens
en elle-même, et survivre à la critique du fondement surnaturel, à l’évanes-
cence de l’origine. Prendre conscience de la puissance et de l’efficacité du dis-
positif symbolique, de ce qu’il produit sous forme d’émotions, de sentiments
et de persuasions. À moins qu’elles n’annoncent l’avènement d’une religion
d’avant et après les « religions », un retour au parvis du sanctuaire, à ce qui
préexiste et survit, avant que l’on soit entré dans le temple (les confessions
officielles) et après qu’on en soit sorti (la sécularisation).
Le religieux, dans son obstinée métamorphose, ne nous lâchera donc pas.
Naïfs auront été ceux qui le crurent, comme le fit remarquer naguères, haut et
clair, Jacques Derrida3.
6.2
L’étage le plus profond de la conscience n’a pourtant jamais été celui de l’adé-
quation aux lois, anciennes ou nouvelles, de la tribu, mais bien au contraire
celui des incertitudes, du vertige et du doute, du questionnement, de la liberté.
4 On renverra ici aux réflexions de Michel Onfray sur les « profiteurs embusqués » (ainsi nom-
més p. 28), dans son Traité d’athéologie, Paris, 2005.
5 K. Mahbubani, « The West and the Rest », The National Interest, Summer 1992, pp. 3-13, lu
attentivement par S. P. Huntington, The Clash of Civilizations and the Remaking Of World
Order, New York, 1996.
6 Cf. du côté du catholicisme G. Vattimo, Après la chrétienté, traduit de l’italien par F. La
Brasca, Paris, 2004.
7 À l’instar du protestant P. Gisel, La théologie face aux sciences religieuses, Genève, 1999 ;
Id., « Penser la religion aujourd’hui », in P. Gisel et J.-M. Thétaz éds., Théories de la religion,
Genève, 2002, pp. 362-392 (plus précisément p. 384).
Une Rumeur Bien Entretenue 109
8 S. Margel, Superstition. L’anthropologie du religieux en terre chrétienne, Paris, 2005, ici
p. 16 ; M. Gauchet, Le désenchantement du monde. Une histoire politique de la religion,
Paris, 1985 ; Id., La religion dans la démocratie. Parcours de la laïcité, Paris, 1998 ; Un monde
désenchanté ?, Paris, 2004.
9 Cf. notamment les travaux de V. W. Turner, The Ritual Process. Structure and Anti-
Structure, Chicago, 1969 ; Les tambourg d’affliction. Analyse des rituels chez les Ndembu de
Zambie, Paris, 1972.
10 Sur ce point cf., à nouveau, M. Onfray, op. cit. (n. 4).
110 CHAPITRE 6
Pour apprécier à leur juste mesure, avec respect mais sans excès, sa propre
coutume, sa tradition, ses mythes et ses rites, ses manières de table et de lit,
pour oser préférer ses propres habitudes tout en en mesurant les limites, il
faut avoir pris conscience de ce qu’elles ont d’arbitraire ou de conventionnel.
Il faut être descendu dans le gouffre chatoyant du relativisme et de la diversité
alimentaire, amoureuse, religieuse. Cela est possible. En ouvrant simplement
les yeux, l’estomac et le cœur. Il n’est même pas besoin de voyager au loin.
C’est exactement dans la direction inverse que voudraient nous pousser
ceux qui, se présentant au premier abord comme éclairés et parfaitement dis-
posés au dialogue, à la réforme, à la modernité, veulent faire passer un discours
nostalgique qui en appelle à la tradition la plus rigide et conservatrice, sous
prétexte de corriger un prétendu oubli.
La tendance de ces nouveaux prédicateurs (qu’il s’agisse des descendants
plus ou moins fidèles de Sayyid Qutb ou des émules de Jerry Falwell11) est de
vouloir recréer artificiellement une identité de mémoire, pour assurer leurs
« racines » face aux racines des autres. Il conviendrait, à les entendre, de se
souvenir du christianisme, par exemple, pour mieux dialoguer avec l’islam,
le bouddhisme ou les sectes. Cela implique, bien sûr, que l’on dialogue, ou
que l’on controverse, entre gens de même bois, religieux à coup sûr, chaque
fois. Que deviennent alors le doute, la critique, le recul athée ou agnostique,
la liberté de pensée, l’héritage des lumières ? Faut-il croire, pour penser ? Et
surtout, faut-il entrer en religion ? En une religion comme on entre dans un
costume identitaire12 ?
6.3
La menace la plus grave, actuellement, est celle qui se manifeste quand certains
représentants de cultures traditionnelles ou d’Églises bien établies hésitent à
entrer en matière avec un mécréant, alors que le dialogue « inter-religieux »,
lui, semble être plus qu’à la mode. Un collègue ethnologue me dit que dans une
tribu afghane où il a séjourné, l’étranger est très bien reçu, qu’il soit chrétien
ou musulman, hindou ou bouddhiste. Mais gare à celui qui se dirait athée. Il
risquerait d’être abattu comme un chien (dans le contexte afghan, il est vrai,
11 Cf. W. Sheppard, Sayyid Qutb and Islamic Activism : A Translation and Critical Analysis of
« Social Justice in Islam », Leyde, 1996 ; S.Harding, The Book of Jerry Falwell : Fundamentalist
Language and Politics, Princeton, 2000.
12 Je partage l’appréhension d’Alain de Libera, Raison et foi. Archéologie d’une crise d’Albert
le Grand à Jean-Paul II, Paris, 2003, p. 359.
Une Rumeur Bien Entretenue 111
On n’est irréligieux que dans la société dont on est membre ; il est certain
qu’on ne fera à Paris aucun crime à un mahométan de son mépris pour la
loi de Mahomet, ni à Constantinople aucun crime à un chrétien de l’oubli
de son culte.
Il n’en est pas ainsi des principes moraux ; ils sont les mêmes partout.
L’inobservance en est et en sera répréhensible dans tous lieux et dans
tous les temps. Les peuples sont partagés en différents cultes, religieux ou
irréligieux, selon l’endroit de la surface de la terre où ils se transportent
ou qu’ils habitent ; la morale est la même partout.
C’est la loi universelle que le doigt de Dieu a gravée dans tous les cœurs.
C’est le précepte éternel de la sensibilité et des besoins communs.
II ne faut donc pas confondre l’immoralité et l’irréligion. La moralité
peut être sans la religion ; et la religion peut être, est même souvent avec
l’immoralité.
6.4
14 Elle est citée dans la publicité d’une vaste exposition d’artistes contemporains sur Les
dix commandements, organisée en 2004 au Musée de l’hygiène [sic], à Dresde Cf. [http://
dhmd.de/index.php?id=1190] ; je remercie Erika Deuber-Ziegler d’avoir attiré mon atten-
tion sur ce graffito.
15 Cf. supra (n. 8).
16 Le Père A.-J. Festugière, o.p., donnait ce titre à l’un des chapitres de son Épicure et ses
dieux, Paris, 1946 : « Le fait religieux au seuil de l’ère hellénistique ».
17 R. Debray, L’enseignement du fait religieux dans l’école laïque, Paris, 2002 (Rapport au
ministre de l’éducation nationale).
Une Rumeur Bien Entretenue 113
un chacun : ne suffit-il pas d’ouvrir les yeux ou les oreilles (la télévision) pour
rencontrer le « fait » en question sous la forme d’une synagogue, d’une église,
d’une mosquée, d’une exposition d’icônes, d’un oratorio, d’un rassemblement
de jeunes chrétiens, d’un pèlerinage à la Mecque, d’une émeute hindouiste,
d’un défilé de bonzes ou d’un attentat suicide interprété comme martyre
ou sacrifice ?
Qu’est-ce qui se cache derrière ce prétendu « fait religieux » qui n’entre dans
aucune classification logique ? Serait-ce ce qu’on appelle, par commodité, « les
religions du monde», les grandes et les petites, dans leur diversité, ou tout sim-
plement la religion telle qu’une conviction personnelle, ethnocentrique, en
dicte (naïvement dans le meilleur des cas) la perception ? Qu’est-ce qu’un « fait
religieux » ? Il faut bien avouer que pour la plupart des historiens et anthropo-
logues qui s’exercent, depuis le XIXe siècle, à l’étude scientifique des phéno-
mènes dits religieux, le « fait religieux », contrairement à ce qu’affirment ceux
qui ne sont ni historiens ni anthropologues, est loin d’être évident. Imposée
par Régis Debray et répercutée par les média, l’expression vient du dehors. Du
point de vue scientifique, loin d’être un « fait », ce prétendu objet est un leurre
où l’on met littéralement ce qu’on veut, ce qu’on désire, ou ce qu’on regrette.
Le plus surprenant, c’est ce contraste entre l’évidence généralisée du « fait
religieux » et le doute croissant des spécialistes, historiens et anthropologues,
sur la pertinence du concept même de « religion ». Le fait religieux semble
s’imposer d’autant plus facilement que la religion devient moins évidente. Il
faut dire que la religion, depuis plus d’une vingtaine d’année, bat très sérieu-
sement de l’aile, du côté des historiens et des anthropologues. La remise en
question de cette catégorie est même brutale18.
6.5
18 T. Asad, Genealogies of Religion : Discipline and Reasons of Power in Christianity and
Islam, Baltimore, 1993 (notamment pp. 27-54 : « The Construction of Religion as an
Anthropological Category ») ; D. Dubuisson, L’Occident et la religion, Paris, 1998. Régis
Debray à son tour se met à douter, dans un livre récent, de la pertinence du concept : Les
communions humaines. Pour en finir avec « la religion », Paris, 2005.
114 CHAPITRE 6
19 Pour le sens pré-chrétien du mot « religion », cf. Ph. Borgeaud, Aux origines de l’histoire
des religions, Paris, 2004, pp. 203-205. Pour la genèse du sens chrétien de religio : cf.
H. Bouillard, « La formation du concept de religion en occident », dans Ch. Kannengiesser
et Y. Marchasson éds., Humanisme et foi chrétienne, Paris, 1976, pp. 451-461 ; M. Sachot,
« Comment le christianisme est-il devenu religio », Revue des Sciences Religieuses 59,
1985, pp. 95-118 ; Id., « Religio/superstitio : Historique d’une subversion et d’un retour-
nement », Revue de l’histoire des religions 208, 1991, pp. 355-394. Cf. M. Despland, La
religion en Occident : évolution des idées et du vécu, Montréal, 1979 (chap. 4 : « L’idée de
religion chez les Pères »). J.-Cl. Schmitt, Le corps, les rites, les rêves, le temps. Essais d’an-
thropologie médiévale, Paris, 2001, pp. 77-126 (« La croyance au Moyen Âge », « Du bon
usage du credo »), et J. Wirth, Sainte Anne est une sorcière et autres essais, Genève, 2003,
pp. 113-176 (« La naissance du concept de croyance »). Cf. aussi R. T. McCutcheon, « The
category “Religionˮ in recent publications : a critical survey », Numen 42, 1995, pp. 284-
309 ; et enfin, une synthèse à la fois savante et nuancée : G. Filoramo, Che cos’è la religione.
Temi metodi problemi, Torino, 2004.
Une Rumeur Bien Entretenue 115
20 Cf. G. G. Stroumsa, « John Spencer and the Roots of Idolatry », History of Religions 40,
2001, pp. 1-23 citant et commentant Purchas. His pilgrimage : or, Relations of the World
and the Religions observed in All Ages and Places Discovered (1613) et Edward Brerewood,
Enquiries Touching the Diversity of Languages and Religions through the Chiefe Parts of the
World (1614).
21 Cf. E. Benveniste, Vocabulaire des institutions indo-européennes, Paris, 1969, vol. II,
pp. 265-273.
22 Cf. N. Belmont, « Superstition et religion populaire », in M. Izard et P.Smith éds., La fonc-
tion symbolique, Paris, 1979, pp. 53-70, renvoyant p. 55 à P. Saintyves, « Les origines de la
méthode comparative et la naissance du folklore. Des superstitions aux survivances »,
Revue de l’histoire des religions 105, 1932, pp. 44-70.
23 François Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris, 2003 ;
cf. aussi L. Yilmaz, Le temps moderne. Variations sur les Anciens et les contemporains,
Paris, 2004.
116 CHAPITRE 6
6.6
24 R. King, Orientalism and Religion : Postcolonial Theory, India, and « The Mystic East »,
Londres, 1999 ; N. J. Girardot, « “Finding the way” : James Legge and the Victorian inven-
tion of Taoism », Religion 29, 1999, pp. 107-121.
25 E. B. Tylor, Primitive Culture. Researches into the Development of Mythology, Philosophy,
Religion, Art and Custom, 2 vols., Londres, 1871 ( = La civilisation primitive, trad. P. Brunet
et Ed. Barbier, Paris, 1876-1879).
26 V. Goossaert, « Le concept de religion en Chine et l’Occident », Diogène 205, 2004,
pp. 11-21.
27 « The Gods of Politics in Early Greek Cities », Arion. A journal of Humanities and the
Classics 12.2, 2004, pp. 49-66 (ici pp. 55-56).
Une Rumeur Bien Entretenue 117
28 On appelle cela, parfois, « religion civile », une expression tirée de Rousseau.
118 CHAPITRE 6
7.1
Pour tout un pan de l’imaginaire savant constitué dans la longue durée euro-
péo-chrétienne, la culture est pensée, conçue, comme issue d’Orient1.
Nous aurions été, dans un très lointain passé, et nous serions redevenus à
partir de l’Antiquité tardive et pour un certain temps, des barbares sages ou
sauvages après avoir cru appartenir au cœur même de l’Empire romain, c’est
à dire à une très ancienne civilisation d’inspiration hellénique. Les routes
des épices et de la soie, les Croisades, Al Andalous et Byzance apparaissent,
dans cette mnémohistoire2 européenne, comme autant de relais mythiques
à travers lesquels nous sont parvenus des techniques, des modes, des goûts,
des savoirs renouvelés. L’ensemble de ces faits symboliques vient renforcer
l’image, déposée au plus profond de notre mémoire, d’une Jérusalem ou d’une
Bethléem situées au Levant, vers les aurores, iraniennes ou nabatéennes peu
importe, que signifient le lever de l’étoile des mages. Les racines de la culture
1 Une réflexion parallèle, différemment axée, est développée dans Ph. Borgeaud, « Bachofen,
Apollonios de Rhodes et Huntington. Esquisse », in A. Kolde, A. Lukinovich, A.-L. Rey éds.,
Koryphaiō andri. Mélanges offerts à André Hurst, Genève, 2005. Des pièces essentielles de ce
dossier sont réunies daus M.-A. Amir-Moezzi, J. Scheid éds., L’Orient dans l’histoire religieuse
de l’Europe. L’invention des origines, Turnhout, 2000. Cf. aussi G. Casadio, « Studying Religious
Traditions Between the Orient and the Occident : Modernism vs Postmodernism », in Chr.
Kleine, M. Schrimpf et K. Triplett éds., Unterwegs. Neue Pfade in der Religionswissenschaft.
Festschrift für Michael Pye zum 65. Geburtstag, München, 2004, pp. 119-135, et G. G. Stroumsa,
« John Spencer and the Roots of Idolatry », History of Religions 40, 2001, pp. 1-23, qui com-
mence son enquête par le De Diis Syris syntagmata du juriste John Selden paru à Londres
en 1617. On y voit soutenue, avec des arguments modernes (philologiques), la thèse des ori-
gines proche-orientales de la pensée et des pratiques religieuses grecques. Cet ouvrage a
eu une grande influence sur le développement de l’histoire des religions en Europe. On en
trouve l’écho, notamment, chez G. Vossius, De theologia gentili et physiologia christiana, sive
de origine ac progressu idolatriae, 3 vols., Amsterdam, 1641 ; E. Herbert, De religione gentilium,
Amsterdam, 1663 ; R. Cudworth, True Intellectual System of the Universe, Londres, 1678.
2 La notion de mnémo-histoire est développée par J. Assmann, Moses the Egyptian. The
Memory of Egypt in Western Monotheism, Cambridge MA, 1997.
. . . à la notion d’un diamètre cosmique horizontal tendu entre le pays des
Hespérides et l’Éthiopie peut se substituer celle d’un pays des Hespérides
et d’Atlas enfoncé dans les ténèbres infernales et la Nuit primordiale. Le
soleil que l’on voit décliner à l’Occident dans le ciel, continue en quelque
sorte sa chute sur les courants de l’eau primordiale jusqu’à atteindre un
point analogue à ce que sont dans la Théogonie le Tartare et la demeure
de Nuit. Descendant au fond des ténèbres de l’Érèbe, de l’Obscurité pre-
mière, il atteint ainsi un lieu où coïncident sorties et rentrées de Jour
et de Nuit, c’est-à-dire aussi, d’une certaine façon, levants et couchants,
aurores et crépuscules3.
3 A. Ballabriga, Le soleil et le Tartare. L’image mythique du monde en Grèce archaïque, Paris,
1986, pp. 80-81.
L ’ orient des Religions 121
Le royaume des morts, l’Hadès lui aussi est sous terre. Les Anciens en avaient
repéré quelques entrées en des lieux proches et accessibles (oracle des morts
d’Ephyra en Épire, marais alcyoniens d’Argolide, antre de Trophonios en
Béotie, etc.). Mais si l’on désire y accéder par l’espace littéraire des marges,
ce ne sera pas vers le couchant qu’il faudra se diriger. Ainsi Ulysse, au chant 11
de l’Odyssée, emprunte-t-il la route conduisant vers le Nord en direction des
Cimmériens, qui habitent le pays non pas du soir, mais de la nuit prolongée.
C’est au Nord que l’on trouverait aussi, tout près du pays des morts, cette grotte
où se façonnent les songes, l’antre de Morphée (chez Ovide). Cette direction
indique enfin le domaine des poisons, des charmes et des incantations : c’est
vers le Nord que Jason rencontre Médée.
7.2
4 S. Bochart, Geographia sacra. Phaleg : De dispertione gentium et terramm divisione Jacta in
aedificatione turris Babel, Caen, 1646 ; W. Burkert, Da Omero ai Magi. La tradizione orientale
nella cultura greca, Venise, 1999 ; M. L. West, The East Face of Helicon : West Asiatic Elements
in Greek Poetry & Myth, Oxford, 1999.
122 CHAPITRE 7
centre, diffusée par un fils d’Éleusis, un initié, Triptolème. Tel est le message
explicite, la propagande fièrement revendiquée d’une Athènes civilisatrice.
Quand Dionysos, né en Grèce, se dirige enfin vers l’Inde, sur les traces
d’Alexandre, il va distribuer des biens culturels et des techniques. Son armée
est composée d’inventeurs, sa conquête est décrite, par Diodore de Sicile et ses
sources, comme une œuvre d’évergète, de bienfaiteur de l’humanité.
Quand Héraclès se dirige vers l’extrême Occident, jusqu’aux Hespérides,
c’est pour détruire les monstres qui pourraient compromettre l’accès à la civi-
lisation. L’exemple des Amazones de Libye (en Afrique du Nord, sur la route
vers l’Ouest) est remarquable : en anéantissant ces redoutables guerrières,
Héraclès mettait fin, selon Diodore, à un scandale, celui de la menace poten-
tielle en ces temps heureusement lointains, d’une diffusion du pouvoir fémi-
nin, d’une inimaginable gynécocratie.
La Grèce, décidément, reste à distance. Elle est bel et bien située au milieu,
loin des extrêmes, au centre d’un axe opposant le Nord-Ouest (l’Europe, et
bientôt Rome, vue depuis la Grèce) à l’Asie (l’Empire perse). Telle sera encore
la définition qu’en donne Aristote :
5 Aristote, Politique VII, 7, 1327 b 20 sq., cité par F. Hartog, Mémoire d’Ulysse. Récits sur la fron-
tière en Grèce ancienne, Paris, 1996, p. 111. On peut se reporter, pour l’analyse du contexte spé-
cifique, au commentaire d’Hartog. Cf. aussi le dossier réuni dans S. Mazzarino, Fra Oriente e
Occidente. Ricerche di storia greca arcaica, Milano, 1989.
L ’ orient des Religions 123
passe en effet très vite à des considérations normatives, et non moins idéolo-
giques, sur les contrastes entre civilisations.
7.3
Cette doctrine secrète, on en trouverait des indices dans les références faites
à un Orphée fils de Calliope, adorateur d’Apollon, déchiré par les Bacchantes.
9 GW VII, p. 106.
10 Apollo wird Dionysos’ Ergänzung nach oben, Dionysos Apollons Fortsetzung nach unten :
GW VII, p. 111.
11 G W VII, p. 112.
12 Dans son Nachwort à la Unsterblichkeitslehre der orphischen Theologie, loc. cit., note 37.
13 Dans la troisième partie, consacrée à Dionysos (2ème éd., Leipzig und Darmstadt, 1821).
F. Creuzer, Religions de l’Antiquité, trad. et éd. par J. D. Guigniaut, Paris, 1825-1851.
14 Livre 7, chap. II, trad. Guigniaut, tome 3, 1ère partie, p. 101.
L ’ orient des Religions 125
Creuzer se réfère aux Bassarides d’Eschyle, pour affirmer que « tout, dans les
traditions et les indices historiques quelconques semble annoncer une suc-
cession de systèmes ou d’écoles orphiques » (p. 103). Un orphisme apollinien
aurait précédé un orphisme dionysiaque.
Chez Creuzer déjà, comme plus tard chez Bachofen, le culte d’Apollon est
en effet supposé plus ancien, en Grèce, que celui de Dionysos. Pour Creuzer la
première forme, apollinienne, de l’orphisme tirait son origine, via les régions
hyperboréennes, scythiques ou caucasiques, d’un antique culte de la lumière
originaire d’Asie ou d’Inde.
L’Orphée prophète d’Apollon, contempteur de Dionysos et victime de ses
prêtresses est selon lui originaire des régions du nord-est, scythiques et hyper-
boréennes, « d’où arrivèrent en Grèce les différents prêtres d’Apollon » :
Avec Cybèle, c’est la musique et l’extase dionysiaques qui font leur apparition.
Le dieu qu’elle introduit s’oppose à Apollon comme la flûte s’oppose à la lyre :
une musique calme et destinée à adoucir les mouvements tumultueux d’une
humanité encore sauvage se voit en passe d’être supplantée par une musique
qui soulève les cœurs dans l’enthousiasme et plonge ses auditeurs dans les pro-
fondeurs de la nature. Le conflit entre ces deux religions, bien attesté par les
mythes de résistance à Dionysos (Penthée, Orphée, Lycurgue, etc.) débouche
cependant sur une réconciliation, sous le signe d’un nouvel orphisme : l’an-
tique doctrine de la lumière accueille en son sein les mystères de Dionysos,
auxquels elle donne un sens plus pur, réservé aux initiés, dans le cadre d’un
enseignement concernant l’au-delà (cf. p. 116) :
126 CHAPITRE 7
7.4
15 Pour Müller, Dionysos fut conduit de Thrace en Piérie, dans la région de l’Olympe, puis
sur l’Hélicon et le Parnasse en Grèce centrale, dans une temporalité préhistorique qui est
celle du mythe. Les Thraces du Parnasse côtoient, depuis l’« origine », les Doriens secta-
teurs d’Apollon.
L ’ orient des Religions 127
logie des années trente, où il est communément conçu comme le lieu des ori-
gines « aryennes »16. Chez Bachofen l’opposition n’est pas devenue, comme
ailleurs, celle de l’Aryen au Sémite, mais celle qui oppose le Nord apollinien
solidaire de l’Occident à l’Orient et au Sud dionysiaques.
L’Orient de Bachofen se trouve défini tout à la fois comme un lieu de
rémanence (ou de survivance) et une forme d’archétype, où se croisent et se
confondent les notions de féminité, de symbolisme lunaire, de promiscuité
hétaïrique, de tellurisme fécond et marécageux, d’amazonat enfin, sous le signe
de la matière et du droit naturel. La reconnaissance de la raison, de l’esprit, de
l’abstrait, du spirituel, du père, du soleil, en un mot l’avènement du patriarcat
et sa victoire sur la nature et le droit de la mère, cela relève, pour l’historien
des droits anciens que fut Bachofen, de Rome et d’Auguste. Mais cette victoire
ne serait pas définitivement acquise. La nature, l’élément tellurique et fémi-
nin, est toujours susceptible de ressurgir, de réaffirmer ses prérogatives. Loin
d’être conçu comme une perte, l’abandon de la relation immédiate, duelle, à
la nature est envisagé comme une conquête positive, une victoire de l’esprit.
Toutefois, et ici la fascination qu’exerce l’origine redoutée n’est pas moins
importante que la réprobation dont elle fait l’objet, l’Orient féminin, celui de
la nature et des reines exotiques, du mirage et de l’ivresse de Dionysos autant
que d’Aphrodite, cet Orient ne cesse de menacer, en ses possibles retours, les
acquis de l’Occident romain. Les apostasies sont toujours possibles, dans cette
fresque que Bachofen a évité d’élaborer sous une forme strictement évolu-
tionniste. Les rechutes, d’ailleurs, sont évoquées par lui en termes particuliè-
rement complaisants, comme si au fond la transgression donnait à l’écriture
plus de plaisir que la règle17.
7.5
16 M. Olender, « Europe, or How to Escape Babel», in A. Grafton et S. L. Marchand éds.,
Proof and Persuasion in History (History and Theory, Theme Issue 33), Middletown, 1994,
pp. 5-25, sp. 10-12 : « Japhethic Europe ». Cf. Ph. Borgeaud, « Spectres et démons de midi :
une étude d’histoire des religions », in Europe 859-860, 2000, pp. 114-125 [= chap. 4 du
présent volume].
17 Sur tout cela cf. Ph. Borgeaud, N. Durisch, A. Kolde, G. Sommer, La mythologie du matriar-
cat. L’atelier de Johann Jakob Bachofen, Genève, 1999.
128 CHAPITRE 7
500 pages, avec le chapitre sur « Orchomène et les Minyens ». On peut même
affirmer que Dionysos ne constitue pas une pièce maîtresse du programme
initial de Bachofen, puisqu’il est absent de la conférence de 1856, conférence
annonçant l’ensemble du programme conduisant au Mutterrecht. Reconnu sur
le tard, il s’affirme aussitôt comme un opérateur essentiel, indispensable à l’ar-
chitecture finale, celle qui sera exposée dans le « préambule et introduction »
(Vorrede und Einleitung) qui précède, dans l’œuvre publiée, la table analytique
des matières (Übersicht des lnhalts).
Comment en vient-il à s’opposer à Apollon (à l’Apollon de Karl-Ottfried
Müller) ?
La référence à Dionysos, dans le Droit de la Mère, intervient à l’issue d’un
long parcours oriental (Égypte, Inde et Asie centrale) : ce sont les Amazones
et les reines du Levant, ces dangereuses représentantes d’un pouvoir féminin
qui pourrait reséduire l’Occident, qui attirent l’attention du juriste bâlois sur
ce « dieu des femmes », comme il dit. Et peu importe qu’il ne l’ait pas ren-
contré, en personne, du côté de l’Égypte, de l’Inde ou de l’Asie centrale. Le
fait que le culte de Dionysos s’impose chez les successeurs d’Alexandre, avant
qu’Apollon ne règne sur Actium, incite Bachofen à reconnaître en ce dieu de
l’ivresse le correspondant occidental d’une divinité lumineuse phallique origi-
naire de l’Inde.
Dans un scénario largement inspiré de Carl Ritter, lui-même tributaire de la
Symbolik de Creuzer, Bachofen imagine que le culte de cette divinité orientale
se diffuse d’une part en direction de l’Arabie et l’Éthiopie, d’autre part vers
la Colchide et le Pont-Euxin. C’est de Sinope sur la Mer Noire, poste avancé
de la profonde Asie, future terre du gnosticisme, que provient le Sérapis
des Alexandrins, à savoir, selon Bachofen, un Hélios-Koros équivalent de
Krishna18. Ce soleil fécondant aurait donné son nom à toute une région voisine
de Colchide, la Korokondame de Strabon19 en laquelle Bachofen, à l’issue d’un
raisonnement labyrinthique emprunté à Carl Ritter, croît reconnaître une
terre-mère (racine *kand-, qui donne par ailleurs son nom à la reine Candace)
associée au dieu solaire et phallique.
Sérapis apparaît aux alentours de 400 avant notre ère. Mais depuis très long-
temps déjà, son prototype oriental s’était manifesté au cœur du monde grec.
La chose remonte au temps des Argonautes.
18 Bachofen (Le droit maternel. Recherche sur la gynécocratie de l’antiquité dans sa nature
religieuse et juridique, traduit de l’allemand et préfacé par E. Barilier, Lausanne, 1996,
p. 562) qui renvoie à Ritter (Die Vorhalle europaïscher Volkergeschichten vor Herodotos,
Berlin, 1820, pp. 84 sqq.).
19 Géographie XI, 494-495.
L ’ orient des Religions 129
Après le passage des Symplégades, ils [les Argonautes] ont navigué toute
la nuit. Ils pénètrent dans le port de l’île déserte de Thynie en même
temps que les premières lueurs de l’aube. À ce moment précis que les
hommes en s’éveillant appellent « le point du jour » (ἀμφιλύκη). Apol-
lon apparaît : « Il arrive de Lycie pour se rendre au loin chez le peuple
immense des Hyperboréens . . . Sous ses pas, l’île entière tressaillait, les
vagues croulaient sous le rivage. » Un Apollon de l’aube, à peine entrevu.
Déjà, il s’en est allé, gagnant l’horizon d’une seule foulée. Derrière lui, sur
la grève, les Argonautes s’empressent. Ils dressent un autel sur le rivage,
préparent un sacrifice sanglant à l’attention du dieu surgi en même
temps que la première clarté20.
7.6
Considérée par Bachofen comme un des faits les mieux fondés de l’histoire des
religions, cette diffusion de la divinité lumineuse phallique orientale explique-
rait la métamorphose de l’orphisme originellement apollinien en un orphisme
dionysiaque. À la place d’Apollon surgit Dionysos. Ou mieux, l’Apollon auroral
se transforme en Dionysos de lumière, pour diffuser jusqu’en Espagne sa danse
jubilatoire24.
L’Orient qui suscite la crainte serait ainsi, pour tout un courant de pensée
dont le Mutterrecht est probablement le témoin le plus remarquable, un Orient
des origines. L’objet qui inquiète devient précisément le souvenir du lieu d’où
l’on serait sorti, le rappel d’une sorte de matrice impure dont on aimerait ne
plus entendre parler.
22
Ibid., pp. 568-569.
23
Ibid., p. 716.
24
Ibid., pp. 717-718 et 726.
CHAPITRE 8
8.1
Le désir de voir s’installer, dans la vieille Académie fondée en 1559 par Calvin,
une véritable Faculté des sciences sociales, « autrement dit sciences morales
et politiques », est un désir qui fut déjà exprimé haut et fort, dès 1840, par un
brillant économiste et grand politicien radical genevois : James Fazy2. Il faut
dire que la vieille académie reposait sur deux piliers : la Faculté de théologie, et
1 Une première version de ce texte, inédite, a été prononcée à Paris en mars 2003, dans le
cadre d’une réunion doctorale européenne en sciences des religions, à l’Institut Européen
en sciences des religions, École Pratique des Hautes Études. Des éléments en ont été repris
dans Ph. Borgeaud, « Laïcité et enseignement de l’histoire des religions », Le cartable de Clio.
Revue romande et tessinoise sur les didactiques de l’histoire 5, 2005, pp. 124-133. Cf. l’Histoire de
l’Université de Genève de Ch. Borgeaud, 3 t., Genève, 1900-1909-1934 ; ainsi que M. Marcacci,
Histoire de l’Université de Genève, 1559-1986, Genève, 1987. Pour la documentation concernant
l’histoire de la chaire genevoise (notamment diverses archives), je dois beaucoup au mémoire
de licence de V. Boillat, De la théologie libérale à l’histoire des religions : autour de la naissance
d’une chaire, Université de Genève, Faculté des lettres, octobre 1996. La situation genevoise,
jusqu’en 1880, peut être considérée comme une anticipation de ce que l’on connaît fort bien
dans le contexte élargi de la théologie protestante libérale en Europe (France et Pays-Bas).
La France toutefois reste un cas particulier, puisque des chaires universitaires d’histoire
des religions n’y seront finalement pas créées (à l’exception remarquable de Strasbourg) :
cf. M. Despland, Comparatisme et christianisme. Questions d’histoire et de méthode, Paris, 1993,
pp. 127-154 (« Les sciences religieuses en France 1880-1886 : des sciences que l’on pratique
mais que l’on n’enseigne pas »).
2 J. Fazy, Lettre anonyme qui défend l’Académie à l’auteur des lettres anonymes qui attaquent
l’Académie, Genève, 1840, pp. 12-13.
8.2
La chaire genevoise fut localisée dans la nouvelle section des sciences sociales
de la Faculté des lettres.
L’inspiration à Genève ne semble pas avoir été principalement insufflée par
Max Müller et son école, et cela malgré l’imposante figure locale d’Adolphe
Pictet, précurseur de Ferdinand de Saussure, premier savant à avoir introduit
le celtique dans les recherches de philologie comparée indo-européenne,
« chantre des origines aryennes »5.
La création de la chaire d’histoire des religions fut précédée par un ensei-
gnement d’apologétique et de « philosophie religieuse comparée » que don-
nait en faculté de théologie un théologien libéral, Auguste Bouvier qui fut
aussi le maître d’un des premiers professeurs d’histoire des religions français,
Jean Réville. Celui-ci reconnaît sa dette à l’égard d’Auguste Bouvier, dans une
conférence intitulée « La situation actuelle de l’enseignement des religions »,
prononcée lors du premier congrès international d’histoire des religions tenu
à Paris en 1900 :
5 M. Olender, Les langues du paradis. Aryens et Sémites : un couple providentiel, Paris, 1989,
pp. 127 sq.
6 Texte publié dans la Revue de l’Histoire des Religions, 1901, pp. 165-181, ici sp. 167. On relèvera
que Maurice Vernes, premier directeur de la RHR avait signalé depuis longtemps la localisa-
tion en Faculté des lettres de l’histoire des religions genevoise, « bien que la même univer-
sité comprenne une Faculté de théologie » : M. Vernes, « De la théologie considérée comme
134 CHAPITRE 8
Jean Réville a une étrange manière de présenter les choses. Il fait d’abord l’éloge
de celui qui ne fut pas le premier professeur d’histoire des religions à Genève,
mais un professeur de théologie, qui avait ménagé, dans le cadre de son cours
d’apologétique, une place à la philosophie religieuse et à la comparaison entre
les religions : « Une comparaison du christianisme avec les religions et les phi-
losophies, conçue moins dans le dessein de le juger, lui, à leur douteuse clarté,
que de les juger, elles, à la sienne »7. Auguste Bouvier, qui désirait la création
en théologie d’un enseignement de science ou d’histoire des religions, s’était
élevé contre la localisation en Faculté des lettres de ce nouvel enseignement8.
Ce que dit Jean Réville passe donc sous silence un fait important : le premier
titulaire de la chaire d’histoire des religions installée en 1873 dans la section
des sciences sociales de la faculté des lettres n’était pas un élève d’Auguste
Bouvier (le maître de Jean Réville), ni un théologien, ni même un Genevois. Il
s’agissait d’un agnostique il est vrai de souche protestante, mais originaire du
Jura, et formé en lettres et en philosophie.
Théophile Droz était né le 22 février 1844 à Tramelan, dans une famille
d’horlogers. Après un apprentissage de graveur, il se tourna vers les langues
romanes et la philosophie allemande. Forcé de travailler pour payer ses études,
il s’engagea comme employé dans une maison de missions à Paris, puis devint
précepteur en Pologne, avant d’occuper un poste de secrétaire à l’ambassade
de Russie en Grèce. Il étudia aussi à Bonn. Ce pérégrin (plutôt que grand voya-
geur) devint pour un temps l’ami et le protégé d’Henri-Frédéric Amiel, qui le
considérait comme son « assistant », quand il revint à Genève pour terminer
les études qu’il avait entreprises autrefois. C’est de manière discrète qu’il s’ins-
talle dans la carrière académique. Le poste d’« histoire des religions et étude
des systèmes sociaux » qui va lui être confié en 1873 ne fut, la première année,
qu’une simple suppléance s’ajoutant à des remplacements qu’il effectuait
8.3
9 E. Stroehlin, Essai sur le Montanisme : un chapitre de l’histoire de l’Église au second siècle,
Strasbourg, 1870.
10 Georges Favon se verra chargé d’un cours d’étude des systèmes sociaux en 1883.
136 CHAPITRE 8
11 J. Ehni, Trois formes du mythe de Zeus. Zeus dodonéen, Zeus crétois, Zeus olympien, Genève,
1880 (45 p.). Très savant, Ehni avait collaboré à la Real-Encyclopädie für protestantische
Theologie und Kirche éditée par J.-J. Herzog, 22 volumes, Hamburg, 1854-1867 (destinée à
se métamorphoser entre 1908 et 1912 en The New Schaff-Herzog Encyclopedia of Religious
Knowledge, sous l’impulsion de Samuel Macauley Jackson). Il deviendra l’auteur de deux
ouvrages de mythologie comparée publiés en allemand sur le thème du premier homme
(Der vedische Mythus des Yama verglichen mit den analogen Typen der persischen, grie-
chischen und germanischen Mythologie, Strasbourg, 1890 ; Die ursprüngliche Gottheit
des vedischen Yama, Leipzig, 1896). On peut aussi relever, parmi d’autres publications
moins spécialisées, un Essai sur le Faust de Goethe (Genève, 1880), et Sept conférences sur
l’activité chrétienne (Genève, 1889). On trouve son curriculum vitae dans les archives de
la Bibliothèque Publique et Universitaire de Genève (Lettres adressées à la compagnie
des pasteurs, Ms. Var. 21, folios 35/37). La lettre de candidature de J. Ehni décrit elle aussi
en détail sa formation et son parcours : elle est conservée aux Archives d’État. Série ins-
truction publique. Ehni ne semble pas avoir été reçu très chaleureusement par la bonne
société genevoise. Cf. le jugement très réservé de H.-F. Amiel, Journal intime, édité sous
la direction de B. Gagnebin et P. Monnier, 12 vols., Lausanne, 1976-1994 : voir vol. 12, 27
octobre 1880, pp. 718-719.
L ’ histoire des Religions à Genève 137
Et c’est bel et bien la victoire d’une histoire des religions intimement solidaire
de l’apologétique protestante que consacre la nomination de ce disciple et
ami d’Auguste Bouvier. À l’instar de Droz, Stroehlin n’a rien laissé, dans ses
publications, qui fasse date dans l’histoire des religions. À côté d’une oeuvre
d’histoire de l’Église (histoire ecclésiastique, situation de l’Église catholique
en Allemagne, etc.), on peut relever un petit livre intitulé L’Église et l’État,
dialogue entre un partisan de l’union et un séparatiste (Genève, 1879) et de
nombreux articles sur des écrivains protestants.
8.4
[La Faculté des lettres] a réclamé à plusieurs reprises, contre ceux qui
voulaient la transférer dans la Faculté de théologie, le maintien à son
programme de l’histoire des religions. Elle estimait en effet qu’il y aurait
inconvénient à donner, ne fût-ce qu’en apparence, un caractère confes-
sionnel à une chaire qui doit être strictement scientifique, et qu’on
courrait le risque d’ éloigner, en la déplaçant, bon nombre de ses clients
habituels12.
Religions, 1901 ; La formule bouddhique des douze causes, son sens originel et son interpré-
tation théologique, Genève, 1909 (Mémoire publié à l’occasion du Jubilé de l’Université
de Genève) ; L’histoire des idées théosophiques dans l’Inde, Annales du Musée Guimet,
2 vols., Paris, 1906-1923 ; « Les variations de l’ontologie bouddhique, du phénomène au
monisme », Revue de l’Histoire des Religions, 1916, pp. 146-184 ; « La laïcisation progres-
sive de la vie publique à Rome avant Auguste », Communication faite au Congrès inter-
national d’Histoire des Religions de Paris en 1923 ; « La Bhagavad-Gîtâ, partie intégrante
du Mahâbhârata », Revue de l’histoire des religions, 1928, pp. 161-185. Paul Oltramare était
persuadé de la possibilité et de l’urgence d’une spiritualité parfaitement laïque. Voici les
dernières lignes d’un livre qu’il publia en 1925 chez Alcan à Paris, La religion et la vie de
l’esprit : « Dans la série effroyable des crises de la guerre et de l’après-guerre, la religion, ou
plutôt les ministres autorisés de la religion, ont fait éclater leur radicale impuissance. Qui
sait ? Une sagesse tout humaine réussira peut-être mieux à polariser les bonnes volontés
et à être la colonne de feu qui guidera l’humanité dans sa marche à travers le désert »
(pp. 228-229). Paul Oltramare est père de Géo Oltramare, qui deviendra un fameux tribun
genevois d’extrême droite, et du socialiste André Oltramare, qui lui succèdera comme
professeur de latin à l’Université de Genève.
L ’ histoire des Religions à Genève 139
entre les mains l’instrument critique qui lui permettra de trouver son chemin
dans le chaos des options contradictoires. »
8.5
Certes liée aux problèmes économiques, mais plus profondément motivée par
la menace que représenterait pour l’enseignement de la théologie une éven-
tuelle accession des socialistes à la majorité gouvernementale, se pose la ques-
tion de l’autonomisation de la Faculté de théologie, qui sera réalisée en 1928.
Cette même année, une chaire nouvelle, pour « La psychologie religieuse et
l’histoire des religions », est créée dans une Faculté autonome de théologie
protestante. Son titulaire est George Berguer, docteur en théologie. La psycho-
logie religieuse était déjà une tradition genevoise, illustrée notamment par les
travaux de Théodore Flournoy, qui diffusait les thèses de William James, et qui
fut lui-même auteur, entre autres, d’un livre fameux consacré au spiritisme :
Des Indes à la planète Mars (1899)14. C’est dans ce climat que Georges Berguer,
comme le dit l’Histoire de l’Université de Genève de Charles Borgeaud, « aborda
en psychologue des questions de méthode, l’étude des tempéraments religieux,
la psychologie religieuse « anormale » (extases, théophanies, « prophétisme »,
les épidémies religieuses, etc.), la conversion, les types psychologiques et la vie
religieuses, la mystique . . . Berguer traita de questions qui [étaient] à cheval
sur les deux disciplines, telles que l’animisme, le totem, les mythes sacrificiels,
et passa en revue les grandes religions de l’humanité. »
On lui doit une vie de Jésus du point de vue de la psychanalyse, qui fit
quelque bruit15. Relevons aussi une étude sur les origines psychologiques du
rite sacrificiel16, et un Traité de psychologie de la religion édité de manière pos-
thume chez Payot à Lausanne en 1946, ainsi que de nombreux sermons publiés.
Georges Berguer devait occuper son poste jusqu’en 1944, date à laquelle
il prit sa retraite. Pour sa succession, le Conseil de fondation de la Faculté
de théologie fit le choix, comme professeur ordinaire, du pasteur Edmond
Rochedieu qui enseignera jusqu’en 1965. Sa thèse de théologie est intitulée La
personnalité divine. Comment faut-il l’envisager ? Essai de critique philosophique
et de dogmatique chrétienne sur le spiritualisme français contemporain et la
8.6
Pour ma part, je suis plutôt sceptique sur l’existence d’un tel « fait reli-
gieux ». Il n’y a pas de faits purs qui soient religieux. Il y a des choses
qui sont étiquetées, qui deviennent, qui s’intègrent et qui prennent corps
dans des institutions qui sont gérées par des gens dont la fonction, c’est
de penser le religieux, des théologiens par exemple, ou les historiens des
religions qui ont un objet à mordre, un os à emporter.
Marcel Detienne2
1 Entretien paru dans Le Nouvel Observateur (janvier 1967), repris dans « Lévi-Strauss par Lévi-
Strauss », Le Nouvel Observateur, Hors-série N° 74, janvier-février 2010, p. 20.
2 Entretien paru dans Asdiwal. Revue genevoise d’anthropologie et d’histoire des religions 3,
2008, p. 21.
3 Entretien paru dans Asdiwal. Revue genevoise d’anthropologie et d’histoire des religions 4,
2009, pp. 26-27.
9.1
Ce qu’il faudra pour faire quelque chose de solide, c’est que nous tra-
vaillions ensemble, à cheval sur tous les bouts de la psychologie et de
la sociologie en même temps. Tout cela n’est pas terrible et il suffit que
nous arrivions à quelque chose de cohérent pour que cela devienne un
travail solide et honnête . . . Nous pourrons faire tous les deux quelque
chose qui aura de la valeur 4.
Ne dirait-on pas que Vernant, en évoquant cette collaboration qui n’aura pas
pu se concrétiser, énonce son propre idéal, qu’il faut le situer à cette jointure
4 J.-P. Vernant, « Mauss, Meyerson, Granet et Gernet », Sociologie et sociétés 36.2, 2004,
pp. 27-31, ici p. 31.
144 CHAPITRE 9
9.2
Tout historien des religions antiques est amené, en effet, à s’interroger essen-
tiellement non seulement sur des rites, mais aussi sur des mythes. Ces deux
objets constituent l’essentiel de son terrain. Cela revient à dire, en ce qui
concerne les rites, qu’il interroge des pratiques sociales codifiées, formalisées
de telle sorte qu’on peut les reproduire mais qui ne présentent pas de fonc-
tion utilitaire apparente : les rites ne semblent pas trouver en eux-mêmes leur
propre fin. L’agriculture et la boulangerie sont des activités codifiées et for-
malisées, répétables, mais elles ne constituent pas des rites, dans la mesure
où leur fonction, leur finalité alimentaire, est évidente. L’élevage et la bou-
cherie de même. Mais à partir du moment où la cuisine, végétarienne ou car-
née, introduit des règles et des interdits qui ne sont plus pragmatiquement
fonctionnels – et Dieu sait si elle le fait ! –, on entre de plain-pied dans le
domaine du rite et du symbolique.
On se dit que pour comprendre de telles constructions symboliques, pour
donner un sens à un tel mystère, il faut pour le moins un commentaire. Et
on s’attend bien sûr à ce que le second objet de l’histoire des religions ou, si
l’on préfère, de l’« anthropologie historique du champ religieux », à savoir le
mythe, fonctionne comme une explication du rite. Cela bien sûr n’est pas aussi
simple. En regardant de près les travaux de Jean Pierre Vernant, on peut com-
mencer à évaluer cette complexité.
Que représente, en effet, dans l’œuvre de Jean-Pierre Vernant, la mytholo-
gie ? Où convient-il de situer l’importance de son étude, par rapport au trajet
politique ? S’agit-il de deux mondes séparés, entre lesquels oscille une trajec-
toire de vie ? S’agit-il au contraire d’une seule et même visée ?
Historien de l’homme intérieur, c’est ainsi que Vernant se qualifie lui-même,
en 1965, dans l’introduction de Mythe et pensée, dédiée à Ignace Meyerson :
l’homme intérieur, qu’on ne peut séparer du cadre social et culturel dont il
est à la fois le créateur et le produit. N’est-ce pas là, précisément, ce que vise
l’histoire des religions, telle que Vernant la pratique ?
Vernant s’engage très tôt dans le défrichement du religieux. Dès 1948, il pré-
pare un vaste chantier sur la religion grecque. Il a 34 ans. Il côtoie Meyerson,
devient secrétaire de rédaction du Journal de psychologie, où son frère, Jaques
Vernant, publie en 1948 une étude sur « La divination. Contexte et sens
psychologique des rites et des doctrines » (1948, pp. 299-325). Jean Pierre
Vernant, lui, consacre ses premières recherches à la notion de travail en Grèce
ancienne. C’est à l’occasion de cette enquête qu’il rencontre la fonction tech-
nique et Prométhée, une figure destinée à devenir plus tard la clé de voûte
de sa réflexion sur le sacrifice. Dès cette époque aussi, pour entrer au Centre
National de la Recherche Scientifique, il prépare un projet sur les dieux grecs,
qu’il dessine en trois parties : « De la nature des dieux », « De la société des
dieux », « De la figure des dieux ». Annotées par Louis Gernet et Charles Picart,
une centaine de pages de la seconde partie, inachevée, nous sont parvenues
sous forme manuscrite9. Il est alors attaché, puis chargé de Recherches au
CNRS, de 1948 à 1957. Quand il évoque cette période, bien plus tard, il en parle
comme d’un long épisode de travail solitaire, qui le voit plongé dans les textes
grecs. Il moissonne, il engrange10. Et sa propre pensée se construit en fréquen-
tant assidument les enseignements de Meyerson et de Gernet.
La question essentielle qui l’arrête, et qui se dégage à ce moment-là, est soli-
daire de celle de l’homme intérieur, dans la mesure où elle concerne les pré-
rogatives de l’individu : c’est celle du passage du mûthos au logos. La naissance
de la raison, remarque-t-il, accompagne celle de la cité. Il s’agit donc d’une
question à la fois philosophique (psychologique) et sociologique.
Le résultat de cette réflexion, c’est Les Origines de la pensée grecque, une
petite monographie parue en 1962. Vernant est alors, depuis 1957, Directeur
d’études à l’École Pratique des Hautes Études (VIe section, destinée à deve-
nir en 1975 l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, EHESS), où il
s’occupe de la religion grecque ancienne. Il a découvert l’analyse structurale
qu’il applique pour la première fois, en s’inspirant de Georges Dumézil, au
mythe hésiodique des races en 196011. L’objet des Origines de la pensée grecque,
9 Je n’ai pas moi-même consulté ce document signalé dans la très riche étude de F. Frontisi
et F.Lissarague, « Écoute-voir. Jean-Pierre Vernant et les problèmes de l’image », Europe
964-965 (Jean-Pierre Vernant), 2009, pp. 167-185, ici p. 168.
10 « Pendant toute cette période, j’étais comme une éponge qui absorbe, absorbe pour, le
moment venu, rendre un peu de son jus » (Mythe et politique, p. 44).
11 J.-P. Vernant, « Le mythe hésiodique des races. Essai d’analyse structurale », Revue de l’his-
toire des religions 157.1, 1960, pp. 21-54, repris dans Mythe et pensée chez les Grecs.
Jean-Pierre Vernant et l ’ Histoire des Religions 147
9.3
16 M. P. Nilsson, Geschichte der griechischen Religion, 2 vols., Münich, 1941 et 1950.
17 W. K. C. Guthrie, Les Grecs et leurs dieux, Paris, 1956 (traduit de l’anglais par
S.-M. Guillemin).
18 C. G. Jung et K. Kerényi, Introduction à l’essence de la mythologie, Paris, 1953 (traduit de
l’allemand par H. E. Del Medico).
19 R. Pettazzoni, La religion dans la Grèce antique : des origines à Alexandre le Grand, Paris,
1953 (traduit de l’italien par J. Gouillard, avec une préface de Ch. Picard).
Jean-Pierre Vernant et l ’ Histoire des Religions 149
« Hestia-Hermès » allait devenir, avec les études sur le mythe des races,
l’enquête sur le colossos20 et « Les aspects mythique de la mémoire »21, une
des références essentielles des premiers disciples de Vernant. L’analyse struc-
turale, dans les chantiers inaugurés par Vernant signifiait la prise en compte
de toutes les versions d’un mythe, et de l’ensemble du contexte culturel (ou
ethnographique) dans lequel s’inscrit l’objet analysé22. Comme le rappellera
Jean-Louis Durand :
9.4
20 Conférence de 1962, publiée pour la première fois en 1965 dans Mythe et pensée.
21 Journal de Psychologie, 1959, pp. 1-29 (repris dans Mythe et pensée).
22 Ce que bientôt, à la suite de D. Sperber, « Rudiments de rhétorique cognitive », Poétique.
Revue de Théorie et d’Analyse Littéraire 23, 1975, pp. 389-415, sp. 392, on appellera « le
savoir partagé ».
23 J.-L. Durand, Sacrifice et labour en Grèce ancienne. Essai d’anthropologie religieuse, Paris/
Rome, 1986, p. 6.
24 J.-P. Vernant, « Le mythe hésiodique des races. Sur un essai de mise au point », Revue de
philologie, 1966, pp. 247-276 (repris dans Mythe et pensée).
25 Raison présente 4, 1967, pp. 3-20 (repris dans Mythe et Tragédie, Paris, 1977).
26 Paru dans Échanges et Communications, Mélanges offerts à Claude Lévi-Strauss, Paris,
1970, t. II, pp. 1253-1279 (une version modifiée en sera publiée dans Mythe et Tragédie).
150 CHAPITRE 9
27 J.-P. Vernant éd., Problèmes de la guerre en Grèce ancienne, Paris/La Haye, 1968.
28 J.-P. Brisson éd., Problèmes de la guerre à Rome, Paris/La Haye, 1969.
29 M. I. Finley éd., Problèmes de la terre en Grèce ancienne, Paris/La Haye, 1973.
30 Le colloque de Royaumont avait été précédé par un colloque italien, en 1967, à Tarente,
sur La Cité et son territoire : La cittá e il suo territorio. Atti del VII Convegno di Studi sulla
Magna Grecia (Tarento), Napoli, 1968. L’éditeur du colloque italien (colloque auquel
Jean-Pierre Vernant et l ’ Histoire des Religions 151
l’école de Paris n’avait pas directement participé) saluait chaleureusement les travaux de
Vernant, de Vidal-Naquet et de Detienne. C’est en lisant cette publication, en découvrant
cette allusion venue d’Italie, que James Redfield découvrit Vernant et son école, depuis
Chicago.
31 B. Gentili et G. Paione éds., Il Mito Greco. Atti del Convegno Internazionale (Urbino 7-12
maggio 1973), Rome, 1977.
32 Cf. A. Brelich, Paides e Parthenoi, Rome, 1969. Ce dernier ouvrage, capital, est consacré à
l’initiation et aux rites de passage en Grèce ancienne. Il est introduit par un impression-
nant état de la question du point de vue ethnologique (pp. 13-112), constitué comme une
typologie de type phénoménologique, préliminaire à l’approche historique conformé-
ment à l’enseignement de son prédécesseur romain, Raffaele Pettazzoni.
152 CHAPITRE 9
9.5
33 Cf. d’A. Brelich, les « Prolégomènes à une histoire des religions », in H.-Ch. Puech éd.,
Histoire des religions, Tome 1, Paris, 1970, pp. 1-59, et ses importantes études de religion
grecque, en particulier I Eroi Greci, Rome, Edizioni dell’Ateneo, 1958, et Paides e Parthenoi.
34 Équipe de recherche sur les sacrifices, E.R.A. 75 de l’ancienne VIe section de l’EPHE.
Jean-Pierre Vernant et l ’ Histoire des Religions 153
d’abord que son enseignement prend place dans une chaîne quasi continue de
chaires consacrées à l’histoire des religions, depuis celle d’Albert Réville créée
en 1880. Il constate que cette tradition est marquée par le postulat d’un objet
observable, le phénomène religieux, susceptible d’être traité « comme un
domaine unique, un plan de réalité assez général, spécifique et autonome pour
pouvoir être envisagé, dans la perspective évolutionniste de l’époque, comme
une suite ayant en elle-même sa continuité, sa cohérence, peut-être même
sa fin » (p. 8). Le christianisme, dans cette perspective qui fut, notamment,
celle d’Alfred Loisy, apparaît comme « terme de référence et point d’arrivée »,
selon un schéma de type hégélien (p. 9). Mais à cette tradition fait obstacle, ou
contre-pied, depuis la fondation de L’Année sociologique en 1898, un courant
de pensée concernant lui aussi les phénomènes religieux. La perspective est
encore évolutionniste, mais « elle prend les choses de l’autre bout. Elle met à
l’origine du développement social la religion ou plutôt ce qu’elle y substitue : la
catégorie, plus large et plus diffuse, du sacré » (p. 10). Le privilège, ici, n’est pas
celui (téléologique) du christianisme, mais celui, originel, des religions dites
primitives. À partir de là, il semblerait qu’on soit prisonnier d’une sorte de
contradiction, où la quête de la préfiguration se heurte à celle des survivances.
L’étude de la religion grecque, selon Vernant, permet d’échapper à ce
dilemme. Entre le christianisme et les cultes primitifs, il existe en effet tout
un continent, dit-il, celui des polythéismes, jusqu’alors « moins exploré pour
lui-même et en lui-même que par rapport à ce qui n’était pas lui » (p. 10). Sur
ce continent-là, à l’écart du christianisme et des sauvages, la Grèce occupe une
place de choix. Historiens et philologues s’en sont occupés depuis longtemps,
collectionnant, inventoriant et classant tout un ensemble de documents de
portée religieuse, mais incapable d’y voir autre chose qu’un agrégat ou une
collection hétéroclites, en ce qui concerne les panthéons, ou un discours qu’on
se dispense d’examiner en lui-même, mais dont on s’efforce de reconstituer
la genèse à partir d’une version supposée première, en ce qui concerne les
mythes (p. 12). Le polythéisme des Grecs donnerait donc, globalement, l’im-
pression d’un chaos.
Il apparaît clairement, aujourd’hui, que ce verdict tranchant était à la fois
juste et injuste. Juste par rapport à tout un courant des études philologiques
où la religion grecque, et surtout la mythologie, étaient considérées comme
des survivances sauvages et malheureuses, susceptibles de ternir l’image du
miracle grec (on pense à la suffisance de Wilamowitz, et à ses souvent pâles
émules) ; mais indéniablement injuste par rapport à de très nombreuses
approches que Vernant passe tout simplement sous silence, négligeant d’en
tenir compte : tout ce qui avait été fait dans le sillage de l’école de Cambridge
(Jane Harrison), ou autour de Walter Otto en Allemagne, sans parler de l’Italie
154 CHAPITRE 9
Le religieux y est en effet inséré à tel point dans la vie sociale, qu’il est impos-
sible de délimiter précisément ce qui serait du domaine de la religion. L’étude
comparée des polythéismes contraint donc le chercheur à prendre du recul
par rapport aux cadres habituels (pp. 14-15). Il peut alors prendre appui à la fois
sur la sociologie religieuse, celle d’un Louis Gernet, et sur la psychologie his-
torique, celle d’Ignace Meyerson. Et sa méthode consistera à mettre en place
des enquêtes comparatistes, pour confronter des modèles religieux différents :
Ici aussi, Vernant simplifie, à outrance. En fait il vient de nous dire qu’on ne
peut isoler un domaine qui serait à proprement parler religieux, dans cet
ensemble des cultures antiques et polythéistes. En prétendant comparer « des
religions », on risque donc de s’égarer. Mais qu’à cela ne tienne, la solution,
implicite, est dans la définition des questions qu’on va se poser à l’intérieur
de chaque atelier comparatiste. Ces questions ne portent pas sur « la » reli-
gion. Elles ne sont absolument pas prévisibles, ces questions. En effet, comme
le dit Vernant, si la comparaison est affaire de spécialistes, et si le compara-
tiste est d’abord « l’homme d’une religion » (p. 21), le plus important demeure
35 Rudhardt est cité, pourtant, un peu plus loin dans la leçon, à propos du sacrifice.
36 Notamment autour de la question du mythe. . .
Jean-Pierre Vernant et l ’ Histoire des Religions 155
37 Notamment dans le livre écrit avec M. Detienne, Les ruses de l’intelligence. La mètis des
Grecs, Paris, 1974, qui venait de sortir. Cf. aussi John Scheid, parlant de « Dumézil, que
j’ai lu et avec qui j’ai appris à faire de l’anthropologie religieuse. Je n’étais pas vraiment
attiré par les affaires indo-européennes : elles m’intéressaient, comme tout le monde à
l’époque, mais ce n’était pas ma tasse de thé. Je voyais plutôt comment il analysait les
documents » (entretien paru dans Asdiwal 2, 2007, p. 127).
156 CHAPITRE 9
Autre chantier annoncé, les modalités du passage d’une culture orale à une
culture écrite, et le statut du langage mythique. Il envisage aussi une étude
comparatiste de la théogonie homérique, tout en annonçant son séminaire de
l’année, qui sera consacré à une enquête sur les mythes et les dieux de l’intelli-
gence rusée (considérant notamment Enki-Ea et la tradition orale africaine sur
le trickster38). Ses conférences, elles, porteront sur la symbolique figurative.
Mon intention n’est pas ici de dresser un bilan. De ces projets comparatistes
quelques-uns seront effectivement réalisés, comme l’enquête sur le sacrifice
qui donnera, en 1979, La cuisine du sacrifice en pays grec (sous la direction de
Marcel Detienne et Jean-Pierre Vernant). Là encore c’est le résultat d’un long
travail débuté dans un atelier comparatiste, auquel il n’est pas fait allusion
dans le livre. Cet atelier a débouché, à plus ou moins long terme, sur des publi-
cations d’africanistes, et d’indianistes39.
Il faut mentionner aussi les travaux sur l’idéologie funéraires, entrepris en
collaboration avec l’Institut oriental de Naples, dont résulte, sous la direction
de Gherardo Gnoli et Jean-Pierre Vernant, La Mort, les Morts dans les sociétés
anciennes40. L’introduction, rédigée par Vernant, constitue (c’est un des rares
exemples) une véritable étude comparée41.
Le volume du Temps de la réflexion de 1986, consacré au Corps des dieux,
introduit lui aussi par Vernant, est moins le résultat d’un travail comparatiste
qu’une collection de monographies.
Le comparatisme de Vernant, on le sait, et cela a été souligné par Marcel
Detienne, a eu tendance à s’estomper, sinon à se réduire comme une peau
de chagrin. Retour aux Grecs ? Aux Grecs jamais abandonnés ? L’exemple du
sacrifice est instructif. Tout avait commencé par un atelier comparatiste. Tout
s’achève sur une série de monographies. D’autres, comme Detienne, n’ont pas
cessé de créer des ateliers de comparaison. Mais là n’est pas la question.
38 Dans le prolongement des Ruses de l’intelligence, Mythe et société en Grèce ancienne, Paris,
1974, venait aussi de paraître, où l’on trouve une importante étude écrite en s’inspirant de
cours de Marcel Detienne : « Raisons du mythe » (pp. 195-250).
39 M. Biardeau et Ch. Malamoud, Le sacrifice dans l’Inde ancienne, Paris, 1976 ; L. de Heusch,
Le sacrifice dans les religions africaines, Paris, 1986 ; Michel Cartry éd., Sous le masque de
l’animal : essais sur le sacrifice en Afrique noire, Paris, 1987.
40 G. Gnoli, J.-P. Vernant, La Mort, les Morts dans les sociétés anciennes, Cambridge/Paris,
1982.
41 J.-P. Vernant, « Inde, Mésopotamie, Grèce : trois idéologies de la mort », repris dans
L’individu, la mort, l’amour. Soi-même et l’autre en Grèce ancienne, Paris, 1989, pp. 103-115.
Jean-Pierre Vernant et l ’ Histoire des Religions 157
9.6
42 Cf. J.-P. Vernant, « Langage religieux et vérité », dans Religions, histoires, raisons, Paris,
1979, pp. 55-62 ; « Formes de croyance et de rationalité en Grèce », art. cit. (n. 14).
43 On songera d’abord à ses études sur Dionysos, sur la Gorgone, sur les images.
158 CHAPITRE 9
g énéraliste, plus ou moins voyageur. Mais il est tout cela, en dosages variés.
Si vous enlevez un ingrédient, vous quittez la recette.
En définitive, cela revient à dire que l’essentiel est une pratique qui suppose
une prédisposition. À cette pratique il faut ajouter bien sûr des techniques spé-
cifiques, ce qu’on peut appeler le métier, qui lui est issu de la longue histoire
de la discipline. Technique essentielle : la comparaison. Un exercice devenu
pluriel, comme le dit Marcel Detienne. Pour comparer, aujourd’hui, il faut
construire, à plusieurs, du comparable. L’individu, ici, a besoin de quelques
collègues. La communauté des écoliers est essentielle, autant que la tradition
disciplinaire : une petite république. Telle fut, à n’en pas douter, la voie suivie
par Vernant.
CHAPITRE 10
10.1
Une version anglaise de ce texte, ici légèrement amplifiée, est parue dans la toute nouvelle revue
internationale Historia Religionum 1, 2009, pp. 13-20.
1 S. Gill, « Territory », in M. C. Taylor éd., Critical Terms for Religious Study, Chicago, 1998,
pp. 298-313, ici p. 301.
10.2
À propos d’un mot rapporté de très loin, et vite entré dans le vocabulaire de
l’anthropologie religieuse, le mystérieux mana (puissance d’avant les dieux)
analysé par Marcel Mauss, ainsi que de diverses catégories du même type,
Claude Lévi-Strauss parle de notions destinées à « représenter une valeur indé-
terminée de signification, en elle[s]-même[s] vide[s] de sens et donc suscep-
tible[s] de recevoir n’importe quel sens »3. Il précise, dans une note, que « la
fonction des notions de type mana est de s’opposer à l’absence de signification
sans comporter par soi-même aucune signification particulière »4. Le sacré
de ce point de vue serait, ni plus ni moins, ce qui donne du sens au profane.
Comme Jonathan Z. Smith l’a bien vu, rien de sacré n’est sacré par nature, et
il en va de même avec le profane. Le sacré ou le profane ne sont pas des caté-
gories substantielles, mais bien plutôt relationnelles, ou de situation relative.
La frontière qui les sépare est mobile. Rien n’est sacré en soi, il n’y a que des
choses sacrées en relation à d’autres, qui ne le sont pas, ou moins. Ce qui est
sacré pour les uns ne l’est pas nécessairement pour les autres.
Confrontés que nous sommes, en tant qu’historiens des religions, à la mul-
tiplicité des stratégies rituelles et mythologiques destinées à « donner du
sens », à conférer de la valeur surnaturelle à certains domaines du réel, la seule
« prise » qui nous soit raisonnablement possible, par rapport à un objet aussi
fuyant, mobile, culturellement variable, est celle de la comparaison. Notre
tâche, c’est d’observer ces stratégies dans leur diversité, pour comparer des
comportements, des attitudes, pour mettre en rapport ce que l’on dit ou fait ici
2 J. Z. Smith, To Take Place : Toward Theory in Ritual, Chicago, 1987, p. 17.
3 Cl. Lévi-Strauss, « Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss », in M. Mauss, Sociologie et
anthropologie, Paris, 1950, p. XLIV.
4 Ibid., p. L.
Observer, Décrire, Comparer 161
avec ce que l’on dit ou fait là-bas, à telle ou telle période: comment travaille le
rituel, et dans quel termes on en parle (si on en parle), avec quels vocabulaires,
quelles images ?
10.3
Dès ses plus lointaines origines, l’histoire des religions, sous forme d’une
réflexion pré-académique, apparaît par conséquent comme un exercice de
comparaison. Les premiers témoignages de cet exercice sont observables dans
l’Antiquité, autour du bassin oriental de la Méditerranée. On assiste dans cette
zone, à partir du premier millénaire avant notre ère, à ce qu’on peut appeler
un élargissement progressif du champ de l’altérité. Ce phénomène fut encou-
ragé par le caractère à la fois multi-ethnique et homogène de cette région du
monde, où des échanges et des interférences incessants font réagir entre elles
les vieilles traditions du Proche-Orient ancien (Égypte, Mésopotamie, Syrie-
Palestine, Phénicie, mondes anatolien et iraniens), avant même que les Grecs
puis les Romains n’en réinterprètent les héritages.
Les Hébreux ont réfléchi sur l’Égypte, et l’Iran sur Babylone; la Grèce sur
tous ses voisins. En Mésopotamie, les données sumériennes et akkadiennes
dialoguent entre elles, comme le feront, à Rome, les données italiques, étrus-
ques et grecques. Les Hittites font travailler leurs mythes sur des données à
la fois anatoliennes et mésopotamiennes. Les Iraniens (chez qui les hymnes
les plus anciens de l’Avesta s’adressent à des entités divines très proches de
celles des Védas indiens, dans une langue voisine du sanscrit) construisent un
Empire qui va de l’Inde à la Méditerranée, préparant la voie à Alexandre et à
ses successeurs, puis aux Romains. Le judaïsme, puis le christianisme et l’islam
réagissent à leur tour, et chacun à leur manière, à ce grand brassage d’où les
monothéismes tirent leur substance et leur pugnacité. C’est de ces contacts et
de ces heurts préliminaires, avant bien d’autres heurts, entre d’autres cultures
encore, que sont issus les premières préconceptions et les premières contro-
verses, les premiers préjugés et les premiers outils conceptuels d’une enquête
comparatiste qui demeure la nôtre, sur des phénomènes que nous considé-
rons comme religieux5.
Pour construire une histoire comparée des religions nous sommes contraints,
nous autres européens ou américains, ou européanisés, à tenir compte de ce
terrain qui est celui où se sont développés nos instruments d’analyse. Nous
devons être conscients de la manière dont nous avons construit nos évidences.
5 Cf. Ph. Borgeaud, Aux origines de l’histoire des religions, Paris, 2004.
162 CHAPITRE 10
10.4
Issue d’Adam instruit par Dieu, l’humanité tout entière fut imaginée, par les
premiers Chrétiens, comme disposant d’une religion rudimentaire, originelle
et universelle, impliquant une connaissance du Dieu unique, éclairée par une
lumière naturelle. L’âme est naturellement chrétienne, affirmait Tertullien.
Mais cette lueur serait enfouie dans les ténèbres de l’ignorance, ce qui est
censé expliquer, avec l’aide du diable, la formation de religions polythéistes
(aux multiples dieux). Noé, Abraham et Jacob, la révélation accordée à Moïse,
Du point de vue du polythéisme, les rites, dans leur diversité, seraient donc
en général bons pour ceux chez qui on les rencontre, dans la limite où leurs
pratiquants, quels qu’ils soient, respectent scrupuleusement les règles ances-
trales qui définissent, chez eux, une manière spécifique de communiquer avec
le divin. Mais cela n’est vrai que jusqu’à un certain point. Le regard inquiet du
voisin guette l’incartade chez son « prochain », par rapport à un code minimal
des bonnes manières, un code défini par l’observateur mais prétendu univer-
sel. De passage à Rome, Hercule met fin aux sacrifices humains accomplis par
les prédécesseurs de Romulus, comme plus tard les Romains condamneront
les sacrifices humains qu’ils rencontreront chez les Gaulois. Des coutumes
sont parfois signalées comme honteuses par le vieil historien Hérodote, dont
l’attitude en général est plutôt tolérante : il s’offusque de la prostitution rituelle
des femmes de Babylone (Histoires I, 199) et n’accepte pas, en Égypte, que l’on
s’accouple dans un sanctuaire (II, 64).
Le pratiquant veille aussi à ce que le « prochain » ne s’approche pas trop,
qu’il ne vienne pas « chez nous », à Athènes ou à Rome, imposer des règles
nouvelles. L’autre a intérêt à rester confiné dans son rôle de barbare, sage ou
sauvage.
Mais où se trouve donc, dans le système gréco-romain esquissé, la « vérité » ?
10.5
7 Cf. Ph. Borgeaud, « Une rhétorique antique du blâme et de l’éloge. La religion des autres »,
dans P. Brulé éd., La norme dans le système religieux des Grecs, Liège, 2009, pp. 69-89.
Chapitre 18 dans le présent volume.
Observer, Décrire, Comparer 165
de « cultiver », de traiter les dieux. Alors même qu’ils sont friands de louanges,
les dieux ne demandent pas qu’on dise qu’on croit en eux. Cela va de soi, et
si cela n’allait pas de soi, s’il fallait le dire, s’il fallait un credo, on se trouverait
en quelque sorte à l’extérieur du convenable. On risquerait de sortir du bon
usage. Il n’est point de bonne piété au-delà de la frontière qui tient l’action
religieuse éloignée de l’opinion. Se méfier des théories, en matière de cou-
tume religieuse, admettre son ignorance, revient à respecter la métamorphose
incessante des dieux innombrables, qui refusent de se laisser mettre en boîte.
La conviction serait conçue comme paralysante, ou même mutilante, par rap-
port à la pratique. Strabon, un géographe-ethnographe et historien contem-
porain d’Auguste, affirmait que « dans les Mystères le secret (le fait de cacher
les objets rituels) confère au divin un caractère vénérable, en imitant la nature
même du divin, qui échappe à la perception »8.
10.6
Le mythe, qui parle des rites et des dieux, fonctionne comme un commentaire
continu sur la pratique, mais un commentaire attaché au mode du palabre et
soucieux de ne pas déboucher sur un dogme. Le mythe est une parole heureuse
et dégagée, qui ne prétend pas donner un avis définitif, mais au contraire tou-
jours et encore de nouvelles interprétations, en rapport plus ou moins harmo-
nique à d’autres interprétations d’un même thème. On est ici dans le domaine
des récits chatoyants, en continuelles transformations, où il n’est point de ver-
sion privilégiée, ni même de « partition » sur laquelle on puisse s’appuyer. Une
telle partition, un tel modèle théorique, n’existerait qu’au terme d’une analyse
secondaire, résultat du travail des mythologues, ceux qui (aujourd’hui, ici, et
de très loin) étudient les variantes.
Ce que les monothéismes reprocheront aux polythéismes, c’est précisé-
ment ce droit au palabre, au tâtonnement, à la parole mal assurée, et même
à la contradiction, que l’on s’octroie du côté de Dionysos ou de Jupiter. Jan
Assmann, dans un petit livre sur Le prix du monothéisme a bien perçu cela,
dont il recherche l’origine en ce qu’il appelle « la rupture mosaïque »9. Mais
il croit y déceler, malheureusement, le signe d’un avantage du monothéisme.
Cette rupture aurait entraîné une sorte de progrès, puisqu’elle aurait créé les
conditions qui rendent possible et souhaitable de séparer le vrai du faux. La
possibilité de distinguer, de manière claire et tranchée, entre une (seule) vérité
8 Strabon, Géographie X, 3, 9.
9 J. Assmann, Le prix du monothéisme, Paris, 2007.
166 CHAPITRE 10
10.7
Aux prises avec les dieux des autres, le monothéisme (celui des Pères de
l’Église et des missionnaires médiévaux et modernes) se comporte de manière
étonnante. Tout en reconnaissant lui aussi l’existence de ces « dieux », il nie
leur essence divine. Pour les chrétiens, quand les dieux des Nations ne sont pas
simplement des humains divinisés après leur mort (selon une vieille théorie du
leurre, empruntée à l’essayiste hellénistique Évhémère), ils sont des démons
(au sens de créatures sataniques). Eusèbe, évêque de Césarée en Palestine, fon-
dateur de l’histoire religieuse chrétienne vers 300, parle de « ces démons, qu’ils
prennent pour des dieux » : c’est ainsi qu’il s’exprime dans sa Préparation évan-
gélique (V, 15, 1). Eusèbe va jusqu’à prétendre que les démons (que les Hellènes,
pour leur part, prennent pour des dieux) ont enseigné eux-mêmes les gestes
et les règles de leur culte, ainsi que la manière de fabriquer des images, des
idoles aptes à soutenir des pratiques magiques et « théurgiques », à savoir des
techniques rituelles propres au paganisme de l’époque impériale, destinées à
forcer les dieux à entrer en communication avec l’officiant, à travers la média-
tion de leurs images.
Attachés aux passions et aux corps, ces démons sont tout naturellement
susceptibles de disparaître, de s’effacer, et même de mourir. La preuve en est
donnée par ce qui arrive aux sanctuaires oraculaires, dont on constatait depuis
10 Cette question se repose à propos d’un autre livre encore d’Assmann, Violence et mono-
théisme, Paris, 2009. Cf. le compte rendu bref et lucide de Y. Volokhine, Asdiwal 4, 2009,
pp. 131-132.
Observer, Décrire, Comparer 167
C’est en ces termes que le philosophe païen Porphyre (cité par Eusèbe) rap-
portait un oracle émanant du dieu Apollon, Devin par excellence, parlant de
l’extinction de sa propre voix.
Ce type de prise en charge du discours de l’autre nous convie à examiner ce
qui se passe quand une culture se met à secréter et à distiller, pour le mettre
à l’écart, ce qui constitue sa frontière, son ombre ou le gouffre vertigineux sur
lequel elle s’efforce de construire son équilibre.
10.8
Dans ses fameuses remarques sur le Rameau d’or de Sir James Frazer, Ludwig
Wittgenstein disait, en substance, que Frazer a eu tort de faire apparaître les
conceptions magiques et religieuses comme des erreurs. Il ne saurait y avoir
d’erreur, avant que ne se mette en place une théorie. La simple intention de
vouloir expliquer un usage est vouée à l’échec. Un symbole religieux ne se
fonde sur aucune opinion. Contrairement à ce que prétend Frazer, l’homme
primitif n’agit pas en fonction d’opinions. La volonté d’expliquer ramènerait
fatalement au point de vue de l’observateur, et c’est précisément ce qui arrive
à Frazer, « impuissant à comprendre une autre vie que la vie anglaise de son
temps », et donc conduit, malgré lui, à ramener ce qu’il croit observer à ce
modèle contraignant. La tâche de l’ethnologue ou de l’historien des religions
consiste à se situer aux antipodes d’un tel réductionnisme. Pour cela, «il suffit
de rassembler correctement ce qu’on sait et ne rien ajouter, et la satisfaction
qu’on s’efforce d’obtenir par l’explication se donne d’elle-même »11.
11 L. Wittgenstein, « Remarques sur le Rameau d’or », Actes de la recherche en sciences
sociales, Année 1977, Volume 16, Numéro 1, pp. 35-42 (le texte en est choisi et édité par
Jacques Bouveresse).
168 CHAPITRE 10
Dans une préface au petit livre fort utile de Philippe de Lara sur Wittgenstein
anthropologue, Vincent Descombes évoque ce qu’on peut appeler, à la suite
de Wittgenstein, « le problème de Frazer »12. Le problème de Frazer, selon
Descombes, est lumineusement simple: Comment se fait-il que des gens
persistent à accomplir des rituels magiques alors qu’ils auraient dû s’aperce-
voir depuis longtemps que ces pratiques n’ont aucune espèce d’efficacité ?
Comment expliquer cette persistance dans l’erreur ? Les réponses qui ont été
données à la question soulevée par Frazer occupent tout l’espace compris
entre deux positions :
a) Si les primitifs ne s’aperçoivent pas que leur magie est inefficace, c’est
parce qu’ils ne le peuvent pas. Cette réponse est celle de Frazer lui-même,
dans une perspective évolutionniste qui postule une ignorance des
causes réelles, dans un stade préscientifique qui serait celui de la magie ;
ce sera aussi, avec une coloration légèrement différente, la réponse de
Lévi-Bruhl, qui parlera, lui, de mentalité prélogique ;
b) L’autre réponse, certainement plus intéressante, annoncée par Radcliffe-
Brown, puis Malinowski et Evans-Pritchard13, consiste à dire que si le
« primitif » ne s’aperçoit pas de l’inanité de la magie, c’est parce qu’il ne
veut pas voir cette inanité. C’est parce qu’il désire, ou qu’il trouve intérêt à
« décharger une tension affective dans une action purement symbolique
ou expressive » (selon la formule de Descombes).
Que faire, par rapport à la diversité chatoyante des symboles religieux, si l’on
tient à les tenir à l’écart des exégèses inutiles ? Quelle serait l’attitude raison-
nable, sinon la seule la bonne attitude? Que faire, sinon s’en tenir à l’observa-
tion des pratiques observables ?
Philippe de Lara, à ce sujet, rappelle une pensée de Chesterton : « L’homme
de science, faute de réaliser qu’un cérémonial est essentiellement une chose
qui est exécutée sans raison, doit trouver une raison pour toutes les sortes de
cérémonies et, comme on pouvait s’y attendre, la raison est généralement
des plus absurdes – absurde parce qu’elle provient non de l’esprit simple du
sauvage mais de l’esprit raffiné du professeur. » Le programme ici esquissé
consiste à observer, décrire, et enfin comparer, pour apprécier la spécificité de
tel ou tel usage symbolique.
12 Cf. Ph. de Lara, Le rite et la raison. Wittgenstein anthropologue, avec une préface de Vincent
Descombes, Paris, 2005.
13 En fait, Descombes dit, en bousculant l’ordre réel, chronologique, des idées et des ensei-
gnements : Malinowski, Radcliffe-Brown et Evans-Pritchard. Mais peu importe . . .
Observer, Décrire, Comparer 169
Les seules « raisons » méritant examen étant celles qui sont issues de l’esprit
du pratiquant (le sauvage, aussi bien que nous-mêmes), quand on a vu ce que
les gens croient et pensent, et quand on a compris qui sont ces gens qui croient
et pensent cela, comme disait Marcel Mauss cité par Dumont lui-même cité
par Descombes, on a achevé l’analyse (sociologique, ou anthropologique)
de notre objet. Il ne reste plus qu’à traduire, pour faire passer l’information.
La traduction devient ainsi la dernière étape du processus d’analyse. Comme
le dit Descombes : « au principe de ce point de vue anthropologique, il y a le
contraste entre ce que nous disons quand nous sommes chez nous, et ce que
nous comprenons que disent chez eux nos interlocuteurs justement quand ils
sont chez eux. »
Il n’y a donc, comme le voulait Dumont, pas d’autre explication que celle
d’une comparaison radicale.
10.9
14 F. Prescendi, « Des étiologies pluridimensionnelles: observations sur les Fastes d’Ovide »,
Revue de l’histoire des religions 219, 2002, pp. 141-159.
170 CHAPITRE 10
10.10
À chacun sa religion
Chers amis,
11.1
Tout d’abord je dois avouer que cette leçon, j’ai choisi de la faire. On m’avait
proposé jadis (j’allais dire hier) de prononcer une leçon inaugurale. C’était en
1988. J’étais déjà dans cette maison depuis 1965, et il m’avait paru que vingt-
trois ans de présence, comme étudiant, assistant, chercheur et chef de travaux,
me dispensaient de me présenter. C’était en vérité un mauvais prétexte pour
échapper à l’épreuve redoutée, je le reconnais volontiers aujourd’hui. J’ai donc
décidé maintenant de ne pas fuir, vingt-trois ans plus tard, le dernier examen
que je subirai dans cette maison, une maison qui m’a nourri, que j’ai beaucoup
aimée, et que j’observe de l’intérieur et de l’extérieur, l’addition est vite faite,
depuis 46 ans. Mais de quoi vais-je vous entretenir ?
J’ai songé un moment à me laisser glisser dans les eaux de mémoire, sur le
modèle d’un Citizen Kane, en faisant remonter les souvenirs, et d’abord ceux
de quelques maîtres et compagnons de route. De quelques élèves aussi. De
ceux qui m’ont apporté, à chaque étape, quelque chose d’essentiel concernant
mon métier. Ce métier consiste, comme vous le savez, en un dosage subtil
entre la connaissance d’un terrain (la Grèce ancienne pour moi, avec son envi-
ronnement méditerranéen), et la capacité d’ouvrir ce terrain à la comparaison.
Chaque historien des religions se construit pour cela une posture personnelle :
il est toujours comparatiste, mais plus ou moins ; toujours historien, philologue
aussi, mais plus ou moins. Plus ou moins généraliste, plus ou moins voyageur.
Mais il doit être tout cela, en dosages variés. Si vous enlevez un seul ingrédient,
vous quittez la recette. En ce qui concerne mon propre apprentissage, je pense
à Olivier Reverdin, dont cet aula porte le nom, et qui fut mon professeur de
grec ; je lui dois non pas d’avoir découvert Pindare ou Platon, mais très préci-
sément Bernardino de Sahagún, le franciscain du XVIe siècle auteur d’une des-
cription quasi ethnologique de la civilisation aztèque, dont il m’avait prêté une
traduction du XIXe siècle, alors que j’allais passer, en 1968, un été au Mexique.
Je lui dois aussi d’avoir été introduit auprès d’Arnaldo Momigliano, une énorme
expérience.
11.2
Dans sa Légation de Moïse, œuvre d’un XVIIIe siècle très, très érudit, William
Warburton, l’évêque de Gloucester, publiait un essai fameux sur les hiéro-
glyphes, qui a retenu l’attention de Jacques Derrida2 ; mais il a surtout déve-
loppé un véritable traité des religions anciennes pour combattre le déisme et
la libre-pensée, et appuyer son projet de renforcer le lien entre politique et
religion. Dans la préface au second volume, paru en 1758, Warburton se présen-
tait en défenseur de la tolérance. Il s’escrimait, de manière assez compliquée,
voire désespérée, pour exonérer le christianisme de la honte que représente
la persécution pour opinion. D’après lui, il faut rechercher l’origine de cette
« absurdité » dans la réaction de la religion païenne au scandale que représen-
tait pour elle la croyance des chrétiens. Il montre comment la religion antique,
solidaire du politique, fonctionnait dans l’Empire païen3. Le principe univer-
sel du paganisme, c’est ce qu’il appelle l’« intercommunity of worship », la dis-
tribution communautaire des cultes, impliquant leur coexistence pacifique.
En rejetant l’idolâtrie, les Chrétiens s’opposèrent non pas simplement à des
croyances considérées comme fausses, mais à ce principe fondamental, situé
au fondement de la pratique politique romaine. Construite sur la Révélation,
c’est à dire sur une croyance, la vérité chrétienne, la Foi, en vient ainsi à revêtir,
aux yeux des païens, un caractère antisocial. Le refus de sacrifier, qui pousse
les chrétiens au martyr, apparaît, aux yeux d’un Pline qui en fait rapport à
l’Empereur Trajan, comme une forme d’obstination, un refus de l’« intercom-
munity with paganism ». Il s’agit donc d’une affaire politique. Ne pas adorer
les dieux de Rome équivaut à un crime de lèse-majesté (p. 662). Le sacrifice
à l’Empereur faisait partie de l’obéissance civile. Son omission est un acte de
trahison, un crime d’État (p. 663). Et c’est ici que Warburton se réfère à Cicéron,
2 J. Derrida, « Scribble », préface à l’Essai sur les hiéroglyphes de William Warburton, Paris, 1978.
3 Il se réfère longuement, pour cela, à des savants qu’il n’apprécie guère, comme le Révérent
Dr. Taylor, auteur d’« Éléments de Loi Civile », dont il utilise malgré tout les arguments.
À Chacun Sa Religion 175
« cet ornement du paganisme », qui aurait déclaré « dans son Discours pour
Flaccus », que le culte exclusif d’un seul dieu revenait à commettre un crime
très grave : « Il ne convient pas à la majesté de l’Empire d’honorer un seul
Dieu ». Un très curieux trouble de mémoire, un lapsus remarquable, entraîne
Warburton à confondre, ici, le souvenir d’un autre texte, avec ce que Cicéron
dit effectivement dans le Pro Flacco, à savoir : « à chaque cité sa religion » (Sua
cuique civitati religio est). « À chaque cité sa religion » devient, chez Warburton :
« Il ne convient pas à la majesté de l’Empire de rendre un culte à un seul dieu »
(Majestatem imperii non decuit ut unus tantum Deus colatur). Warburton ne
reproduisait pas donc pas une phrase lue chez Cicéron, mais il donnait de cette
phrase un substitut infidèle, inspiré d’un texte du IVe siècle de notre ère, rele-
vant de la polémique entre chrétiens et polythéistes.
Voltaire, on le sait, n’aimait pas la pensée tortueuse de l’évêque Warburton4.
Dans son Dictionnaire philosophique5, il prend la défense de Cicéron, dans un
petit texte intitulé « Calomnie de Warburton contre Cicéron au sujet d’un dieu
suprême » :
4 Voltaire détestait Warburton. Il s’en moque à plusieurs reprises, dans La défense de mon
oncle, chap. 15 et 17, dans la Lettre à Monsieur Warburton, dans l’Essai sur les mœurs, « Des
législateurs grec », et dans la Lettre sur les auteurs anglais : « Notre Warburton s’est épuisé à
ramasser dans son fatras de la Divine légation toutes les preuves que l’auteur du Pentateuque
n’a jamais parlé d’une vie à venir, et il n’a pas eu grande peine, mais il en tire une plaisante
conclusion et digne d’un esprit aussi faux que le sien. Il imprime en gros caractères que la
doctrine d’une vie à venir est nécessaire à toute société, que toutes les nations éclairées se
sont accordées à croire et à enseigner cette doctrine, que cette sage doctrine ne fait point
partie de la loi mosaïque, donc la mosaïque est divine Cette extrême inconséquence a fait
rire toute l’Angleterre, nous nous sommes moqués de lui à l’envi dans plusieurs écrits ».
5 Ici dans l’édition Beuchot.
176 Chapitre 11
Voltaire, dans cette petite notice, dirige toute son attention sur Flaccus en qui
il ne voit pas un malfrat, mais tout au contraire la victime d’une cabale : « Il
était secrètement poursuivi par les Juifs dont Rome était alors inondée car ils
avaient obtenu à force d’argent des privilèges à Rome ».
Voltaire avait certainement raison de ne pas faire de Cicéron l’introducteur
d’une réflexion sur les avantages ou désavantages du monothéisme pour
l’Empire. Une telle discussion, amorcée déjà chez les Pères de l’Église, était
pourtant présente au cœur de la réflexion de Warburton, qui relançait un
débat destiné à se prolonger jusqu’aux fameuses thèses modernes sur la théo-
logie politique, à partir de Karl Schmitt, Karl Koch, et Arnaldo Momigliano6.
Alors que Warburton, dans cette optique, avait carrément substitué au
passage de Cicéron, qui va nous occuper ici, une expression inspirée de
Symmaque, un sénateur réactionnaire de la fin du IVe siècle, Voltaire restitue
la vraie petite phrase de Cicéron, qu’il replace dans son contexte historique,
pour montrer combien Warburton est éloigné de sa source prétendue. Du
6 K. Schmitt, Politische Theologie. Vier Kapitel zur Lehre von der Souveränität, Berlin, 1922 (2ème
éd. 1934) ; E. Peterson, Der Monotheismus als politisches Problem, Leipzig, 1935, rééditéé dans
Theologisches Traktate, München, 1951, pp. 45-148 ; K. Koch, Der römische Juppiter, Frankfurt
am Main, 1937 ; A. Momigliano, « The Disadvantages of Monotheism for a Universal State »,
Classical Philology 81, 1986, pp. 285-297, réédité dans On Pagans, Jews, and Christians,
Middletown, 1987, pp. 142-158.
À Chacun Sa Religion 177
même coup, Voltaire repère, à juste titre, l’ironie de Cicéron. Toutefois, dans
son aveuglement judéophobique, il fait de cette ironie non pas un simple bon
mot, fruit éphémère d’un jeu de manche rhétorique, mais une attaque en règle
contre les Juifs de Rome.
11.3
« À chaque cité sa religion » : nous voici donc plongés dans le thème annoncé
de cette leçon. On va se pencher ensemble sur la vraie petite phrase de Cicéron,
prononcée dans son Pro Flacco, sa Défense de Flaccus7. Cette petite phrase
est fréquemment citée, à la suite de Voltaire, par les historiens des religions
antiques. Elle se présente, en fait, et cela est important, sous la forme suivante :
« À chaque cité (ou à chaque peuple) sa religion, Lélius, à nous la nôtre »8.
Détachée de tout contexte, cette phrase est évoquée le plus souvent de
manière tronquée, comme si elle permettait d’exprimer un principe général,
une vérité fondamentale. On en retient « à chaque cité sa religion », et on
oublie le plus souvent le reste : Lélius, et : à nous la nôtre (est nostra nobis).
Il suffira d’évoquer quelques exemples choisis dans le domaine de l’histoire
des religions, en commençant au XIXe siècle avec Ernest Renan, qui parle de
l’historien et apologète juif Flavius Josèphe9 :
Son judaïsme [dit Renan] avait toujours été large et le devenait de plus
en plus ; [Josèphe] était bien aise de faire croire que même à l’époque du
plus grand fanatisme galiléen, il avait été un libéral empêchant de circon-
cire les gens de force, et proclamant que chacun doit adorer Dieu selon
le culte qu’il a choisi.
10 Sur tout cela, voir l’excellent article de P. Boulhol, « Secta. De la ligne de conduite au
groupe hétérodoxe. Évolution sémantique jusqu’au début du Moyen Âge », Revue de
l’histoire des religions 219, 2002, pp. 5-33.
11 E. Renan, Les Apôtres, Paris, 1866, pp. 340-341.
À Chacun Sa Religion 179
On croyait que chaque pays avait au moins un [dieu] pour lui, qui le pro-
tégeait, qui veillait sur le salut et la prospérité des habitants. Les dieux
des différentes nations n’étaient pas tous également puissants et l’on était
tenté de mesurer leur importance sur celle des peuples qui les adoraient,
mais tous étaient également vrais. Rome, qui tenait les siens en grande
estime, ne méconnaissait pas le pouvoir des autres12.
12 G. Boissier, La religion romaine d’Auguste aux Antonins, Paris, 1878 (2ème éd.), vol. 1, p. 335.
Boissier donnait pour preuve de cette reconnaissance du pouvoir des dieux des autres
la pratique de l’evocatio. Quand les généraux entreprenaient un siège devant une ville,
ils prenaient le soin d’appeler et de faire rituellement sortir les dieux de l’ennemi . . .
On doute aujourd’hui du caractère habituel, voire banal, de cette procédure, mais peu
importe.
13 W. Van Andringa, La religion en Gaule romaine : piété et politique (Ier-IIIe siècle apr. J.-C),
Paris, 2002, p. 19.
14 Un livre paru sous la signature d’un historien du droit romain, Francesco Sini, a carrément
pour titre : Sua cuique civitati religio: religione e diritto pubblico a Roma antica, Turin, 2001.
15 B. H. Isaac, The Invention of Racism in Classical Antiquity, Princeton, 2006, p. 490.
180 Chapitre 11
11.4
La formule « sa propre religion » pourrait se laisser traduire, en grec, par : ses
propres nómoi, ses propres coutume, ses propres manières conventionnelles,
pour chaque communauté, de gérer un ensemble de comportements qu’elle
respecte scrupuleusement. Avec une petite inflexion romaine toutefois, qui
incline les religiones du côté des pratiques rituelles, plus que ne le feraient les
nómoi grecs (qui couvrent, eux, un champ beaucoup plus vaste).
La phrase de Cicéron renverrait alors aux fondements de ce qui, dans
l’Antiquité polythéiste, correspond, plus ou moins bien, à ce que nous appe-
lons religion. Il saute aux yeux, pourtant, qu’il y a dans cette phrase au moins
deux éléments qui exigent qu’on la lise non seulement en entier mais aussi
qu’on la resitue, très précisément, dans son contexte d’énonciation :
Vient ensuite la calomnie relative à l’or des Juifs. Voilà sans doute pour-
quoi cette cause est plaidée non loin des degrés d’Aurélius [c’est-à-dire
non loin d’un quartier juif]. C’est pour ce chef d’accusation que tu as
16 Cicéron, Pro Flacco XXVIII, 66-69, dans Cicéron, Discours, Paris, 1989, Tome XII (traduction
A. Boulanger). Cf. H. Graetz, Histoire des Juifs, tome deuxième, De l’exode babylonien (538)
à la destruction du second Temple, Paris, 1884, pp. 206-207 ; C. D. Yonge, « Introduction to
Pro Flacco », in The Orations of Marcus Tullius Cicero, Londres, 1902, vol. 2, pp. 424-426 ;
A. Boulanger, introduction à l’édition des Belles Lettres, op. cit., pp. 53-72b (sic). Voir E. S.
Gruen, The Last Generation of the Roman Republic, Berkeley/Los Angeles, 1995 (1ère édi-
tion 1974), p. 291 ; ainsi que H. J. Leon, The Jews of Ancient Rome, Peabody MA, 1995, p. 4 ;
A. J. Marshall, « Flaccus and the Jews of Asia (Cicero Pro Flacco 28. 67-69) », Phoenix 29.2,
1975, pp. 139-154 ; B. H. Isaac, The invention of racism in classical Antiquity, Princeton, 2006,
pp. 454-456 ; M. Goodman, Rome and Jerusalem. The Clash of Ancient Civilizations,
Londres, 2007, p. 372 ; en français Rome et Jérusalem. Le choc de deux civilisations,
Paris, 2009.
À Chacun Sa Religion 181
voulu cet endroit, Lélius, et cette foule de gens que voilà, tu sais quelle
force ils représentent, combien ils sont unis et quel rôle ils jouent dans
nos réunions. Dans ces conditions je parlerai à voix basse pour que seuls
les juges entendent, car il ne manque pas de gens pour exciter ces étrang-
ers contre moi et tous les meilleurs citoyens. Je ne veux [. . .] pas les aider
et faciliter leurs manœuvres. Tous les ans, de l’or était régulièrement
exporté à Jérusalem pour le compte des Juifs, d’Italie et de toutes nos
provinces. Flaccus prohiba par édit les sorties d’or d’Asie. Qui donc, juges,
pourrait ne pas l’approuver sincèrement ? L’exportation de l’or, plus d’une
fois auparavant, et particulièrement sous mon consulat, a été condamnée
par le Sénat de la façon la plus rigoureuse. S’opposer à cette superstition
barbare a été le fait d’une juste sévérité (huic autem barbarae superstitioni
resistere severitatis), et dédaigner pour le bien de l’État, cette multitude de
Juifs, parfois déchaînés dans nos réunions, un acte de haute dignité. Mais
Pompée, maître de Jérusalem après sa victoire, n’a touché à rien dans le
sanctuaire. Dans cette circonstance tout particulièrement, comme dans
bien d’autres, il a fait preuve de sagesse en ne laissant pas dans une ville
si portée aux soupçons et si médisante, le moindre prétexte à la calom-
nie. Je ne crois pas en effet que ce soit le respect de la religion des Juifs,
d’un peuple ennemi, qui ait retenu ce chef éminent, mais bien un senti-
ment de modération (non enim credo religionem et Iudaeorum et hostium
impedimento praestantissimo imperatori, sed pudorem fuisse17) . . . Chaque
17 Selon Cicéron, ce n’est pas la religio exhibée par les Judéens qui aurait fait reculer Pompée,
mais ce que les Romain appelaient la pudor, un sentiment lié à l’estime de soi, à l’idée
qu’on se fait de sa dignité personnelle, telle qu’elle doit apparaître aux yeux d’autrui ; cf.
R. Kaster, Emotion, Restraint, and Community in Ancient Rome, Oxford/New York, 2005,
p. 29. Mais le fait de dire que ce n’est pas la religio des Judéens qui motive l’attitude de
Pompée ne retire rien au fait que Pompée ne se comporte pas comme le firent les Gaulois
entrant dans Rome, envers les vieux patriciens assis dans leurs costumes rituels, devant
leurs maison ouvertes (Tite-Live V, 41, 8-10 ; édition Nisard) : « Ils éprouvaient une sorte
de respect religieux à l’aspect de ces nobles vieillards qui, assis sous le vestibule de leur
maison, semblaient à leur costume et à leur attitude, où il y avait je ne sais quoi d’auguste
qu’on ne trouve point chez des hommes, ainsi que par la gravité empreinte sur leur front
et dans tous leurs traits, représenter la majesté des dieux. Les Barbares demeuraient
debout à les contempler comme des statues ; mais l’un d’eux s’étant, dit-on, avisé de
passer doucement la main sur la barbe de Marcus Papirius, qui, suivant l’usage du temps,
la portait fort longue, celui-ci frappa de son bâton d’ivoire la tête du Gaulois, dont il excita
le courroux : ce fut par lui que commença le carnage, et presque aussitôt tous les autres
furent égorgés sur leurs chaises curules. Les sénateurs massacrés, on n’épargna plus rien
de ce qui respirait ; on pilla les maisons, et, après les avoir dévastées, on les incendia ».
182 Chapitre 11
Le Pro Flacco de Cicéron, qui fait allusion à cet évènement, est du même coup
le premier témoignage fiable de la présence d’une communauté juive dans la
ville de Rome.
18 S ua cuique civitati religio, Laeli, est, nostra nobis. stantibus Hierosolymis pacatisque Iudaeis
tamen istorum religio sacrorum a splendore huius imperi, gravitate nominis nostri, maio-
rum institutis abhorrebat ; nunc vero hoc magis, quod illa gens quid de nostro imperio sen-
tiret ostendit armis ; quam cara dis immortalibus esset docuit, quod est victa, quod elocata,
quod serva facta.
19 Florus I, 40 (III, 5), 30 : Hierosolyma defendere temptavere Iudaei ; verum haec quoque
et intravit et vidit illud grande inpiae gentis arcanun patens, sub aurea vite Caelum . . .;
cf. Tacite, Histoires V, 5.
À Chacun Sa Religion 183
20 Cf. E. S. Gruen, Diaspora : Jews amidst Greeks and Romans, Cambridge MA, 2002.
21 J. M. G. Barclay, Jews in the Mediterranean Diaspora from Alexander to Trajan (323 BCE-
117 CE), Edimbourg, 1996, pp. 286-288.
22 Ibid., p. 288 : « His tone is scornful but not venomous ».
184 Chapitre 11
11.5
Dans la bouche de Cicéron, la formule Sua cuique civitati religio, est nostra
nobis, signifie en clair, non pas, comme le voulait le Renan des Apôtres, une dis-
tanciation, une ironie des politiques par rapport à la coutume (une coutume
superficiellement respectée), mais bien plutôt l’affirmation d’une limite du
relativisme : à chaque peuple sa coutume, certes, mais la coutume des autres
ne saurait être qu’une superstition, voire une superstition impie, par compa-
raison avec la supériorité intrinsèque, indiscutable, de la règle romaine : nostra
nobis. C’est, je pense, le sens aussi qu’y reconnaît John Scheid quand il écrit,
au début de Religion et piété à Rome, que « cette phrase dit tout. La religion
romaine n’existe qu’à Rome, ou à l’endroit où séjourne des Romains. Elle est
enracinée dans un espace »23.
L’usage de la petite phrase cicéronienne comme adage révélateur de la
nature relativiste du polythéisme impérial est donc un leurre, mais un leurre
constructif, qui nous encourage à élargir le débat en direction de considéra-
tions beaucoup plus générale. L’ironie de Cicéron désigne en effet une attitude
que l’on peut considérer, à bien des égards, comme universelle (même si les
colorations, ici ou là, changent en fonction des contextes culturels).
Cicéron nous ramène à une évidence : la croyance ou la religion d’autrui,
son ontologie (dans le sens de sa manière de comprendre et de vivre son être
au monde), fatalement, ne saurait être qu’une approximation douteuse pour
moi, qui ne la partage pas. Mais elle n’en demeure pas moins très importante
pour lui, si évidente qu’aucune objection raisonnable ne saurait la renverser.
11.6
C’est de cela que s’occupe, depuis toujours, l’historien des religions. L’historien
des religions, c’est un écolier qui s’adonne au plaisir d’observer, avec curiosité,
la multiplicité des stratégies rituelles et mythologiques destinées à « donner
du sens », à conférer de la valeur surnaturelle à certains domaines du réel. Sa
démarche, par rapport à un objet aussi fuyant, mobile, culturellement variable,
consiste à observer, décrire, et comparer. Cela suppose une approche non seu-
lement détachée de l’objet, mais aussi multifocale. Considérons en effet le type
de dossiers que rencontre quotidiennement un historien des religions.
Pour ne parler que de ce qui se passe chez nous ou autour de nous (je
ne dis pas de nos racines, nous ne sommes pas des légumes, mais de nos
11.7
24 Cf. Ph. Borgeaud, Aux origines de l’histoire des religions, Paris, 2004, en particulier p. 19
(pp. 18-19 de l’édition de poche, Paris, 2010).
25 D. Dubuisson, L’Occident et la religion, Paris, 1998, p. 30.
186 Chapitre 11
Tout en étant persuadé, comme lui, que la religion, au sens actuel des
grandes et des petites religions du monde, est une invention européenne
moderne, je ne crois pas utile de rechercher un nouvel objet26. Je pense qu’il
suffit de garder au mot « religion » son sens antique, pré-chrétien, polythéiste,
celui du mot latin religio.
On sait que le sens le plus ancien de religio, en latin, est celui de « re-
collection », ou « recueillement », compris comme action de « reprendre pour
un nouveau choix, revenir sur une démarche antérieure » (relegere, comme
le dit Benveniste). Il convenait, pour les Romains, d’être religens, « scrupu-
leux, soucieux » : la religion s’oppose ainsi à la neglegentia, à la négligence, à
« l’insouciance ».
Ce souci, en outre, renvoie aussi à l’idée de lien (religare) : lien non pas à un
dieu (comme le voudra l’interprétation chrétienne, avec Lactance), mais lien
au rite, c’est-à-dire à la pratique, et très précisément à la pratique scrupuleuse.
Il faut renouer avec ce sens antique du mot religio, celui de pratique rituelle
scrupuleuse, éventuellement mais non nécessairement liée à une croyance.
Le mot désigne alors une attitude éminemment partagée, pas seulement en
Occident, une attitude qui consiste à respecter les règles coutumières.
Prise dans ce sens, la religion côtoie de près la superstition qui, elle, repré-
sente en quelque sorte son ombre, une attitude excessive, ou déplacée. Les
superstitions désignaient en Grèce ou à Rome des pratiques rituelles accom-
plies soit de manière obsessionnelle, soit hors du cadre « normal », politique-
ment recommandable27. Elles désignaient aussi, chose curieuse, des croyances
(on se méfiait beaucoup des croyances).
Le couple formé par la superstition et la religion est un couple inséparable.
La superstition n’existe que sous le regard de la religion, et tout porte à croire
que l’inverse est aussi vrai.
26 Ph. Borgeaud, « Qu’est-ce que l’histoire des religions ? », Équinoxe. Revue romande des
sciences humaines 21, 1999, pp. 67-83 (chapitre 3 dans le présent volume). Il est curieux
de voir comment notre bon collègue G. Casadio (« Religio versus Religion », in J. Dijkstra,
J. Kroesen, Y. Kuiper éds., Myths, Martyrs, and Modernity. Studies in the History of Religions
in Honour of Jan N. Bremmer, Leiden, 2010, pp. 301-326), après avoir consacré vingt-cinq
pages à affirmer que le latin religio signifie déjà « religion » au sens moderne, et cela dès
la fin de la République romaine, ajoute toutefois une dernière note de bas de page (la
note 102) qui dit textuellement : « A hypercritic could render religio, in this as in most other
cases, with the phrase “way of worshipping”. But whatever is a “way of worshipping” but a
“religion” ? » Je suis, personnellement, un « hypercritique ».
27 Pour une analyse de la superstition comme catégorie critique, cf. D. B. Martin, Inventing
Superstition, from the Hippocratics to the Christians, Cambridge MA, 2004.
À Chacun Sa Religion 187
Ce qui apparaît dès lors comme l’objet central de nos études relève beau-
coup moins des croyances que de l’attachement à la pratique. Ce que l’on
découvre, c’est l’importance pour l’humain de respecter et d’aimer ce qui le lie
à une culture spécifique, à un petit monde différent des autres, ce qui le lie à la
sacralité des règles et des coutumes d’une petite tribu, celle où il se sent chez
lui. Les membres de cette tribu partagent, comme disent les anthropologues,
une commune ontologie28.
La religion qui intéresse les historiens des religions, à travers l’étude com-
parée des rites et des mythes, apparait alors comme une forme de réflexion,
la réflexion que chaque communauté humaine, différente des autres com-
munautés, élabore sur sa propre ontologie. Les rites et les mythes peuvent
être considérés comme des instruments destinés à exprimer cette dimension
réflexive d’une tradition partagée, une forme de réflexion, à la fois cognitive et
émotionnelle. La religion, dans cette perspective, doit être comprise comme
un retour de la coutume sur elle-même. En choisissant d’accomplir avec res-
pect certaines cérémonies parfaitement inutiles et éminemment codifiées,
l’humanité s’octroie le privilège de réfléchir (d’une manière rituelle et non
simplement intellectuelle) sur l’abîme des gestes et des paroles. Un peu à la
manière d’une poésie sonore, dirai-je en pensant à mon ami Vincent Barras.
Après avoir été mis en veilleuse au Moyen-Âge, cette conception-là de la
« religion » a été resémantisée à partir du XVIe siècle, dans le prolongement
des extirpations et des guerres dites « de religion », pour en venir à désigner des
ensembles identitaires, cohérents et autonomes, de pratiques et de croyances.
Jusqu’alors on pouvait être plus ou moins religieux (religiosus), c’est à dire plus
ou moins observant (de ceci ou de cela, où que l’on se trouve et à quelque
culture qu’on appartienne). À partir de ce moment, les religions deviennent
des ensembles disjoints les uns des autres, des contenants mutuellement
incompatibles, comme des bocaux sur une étagère, qui s’offrent à l’observation
dans leur curieuse diversité, ou dans leurs non moins curieuses conformités.
Dès le début du XVIIe siècle, on distingue quatre espèces (species) du genre
(genus) « religion » : le christianisme, le mahométisme, le judaïsme et (comme
par hasard) l’idolâtrie, c’est à dire tous les autres29.
28 A. I. Hallowell, « Ojibwa Ontology, Behavior, and World View » (1960), in R. D. Fogelson
et al. éds., Contributions to Anthropology. Selected Papers of A. Irving Hallowell, Chicago,
1976, pp. 357-390 ; Ph. Descola, Par-delà nature et culture, Paris, 2005. Cf. M. Sahlins, The
Western Illusion of Human Nature, Chicago, 2008.
29 Cf. G. G. Stroumsa, « John Spencer and the Roots of Idolatry », History of Religions 40, 2001,
pp. 1-23, citant et commentant Samuel Purchas, Purchas. His pilgrimage : or, Relations of
the World and the Religions observed in All Ages and Places Discovered (1613), et Edward
188 Chapitre 11
11.8
En conclusion, chaque tribu a tendance à penser que les seuls vrais humains
sont ceux qui la constituent. C’est bien connu, et Lévi-Strauss a insisté là-
dessus. Si l’on est disposé à vouloir examiner quelles sont les formes variées
que peut revêtir une telle affirmation de soi liée à un tel rejet de l’autre, il peut
Brerewood, Enquiries Touching the Diversity of Languages and Religions through the Chiefe
Parts of the World (1614).
30 R. King, Orientalism and Religion: Postcolonial Theory, India, and « The Mystic East »,
London, 1999 ; N. J. Girardot, « Finding the way: James Legge and the Victorian invention
of Taoism », Religion 29, 1999, pp. 107-121.
31 E. B. Tylor, Primitive Culture. Researches into the Development of Mythology, Philosophy,
Religion, Art and Custom, 2 vols., Londres, 1871.
32 V. Goossaert, « Le concept de religion en Chine et l’Occident », Diogène 205, 2004, pp. 11-21.
À Chacun Sa Religion 189
∵
Chapitre 12
12.1
[Les Égyptiens] portent une tunique de lin avec des franges autour des
jambes, la calarisis, sur laquelle ils jettent un manteau de laine blanche.
Toutefois, un vêtement de laine n’est jamais admis dans les sanctuaires ni
enseveli avec eux: leur religion l’interdit. Cette règle se retrouve dans les
cultes dits orphiques et bachiques, qui sont en fait d’origine égyptienne
et pythagoricienne : les initiés à ces mystères ont eux aussi l’interdiction
rituelle de se faire ensevelir dans des vêtements de laine. Il y a sur ce sujet
un texte sacré2.
12.2
L’impression que l’on retire de ce petit dossier est assez claire : il circulait,
depuis au moins l’époque d’Aristophane, un ou des poèmes attribués à Orphée
qui condamnaient sans nuance le meurtre des animaux à des fins alimentaires,
et par conséquent le sacrifice sanglant. Il n’est pas nécessaire de revenir sur
tout ce qui a été dit à ce sujet, chez Sabbattucci, Detienne et d’autres6, sauf
pour rappeler que la réalité fut probablement plus complexe que ne semblent
l’indiquer ces quelques affirmations arrachées au contexte rituel7. La condam-
nation de la sarcophagie doit être considérée dans le cadre plus large et plus
diversifié des prescriptions cultuelles, dont elle relève et où elle rejoint d’autres
interdits alimentaires ou non alimentaires (interdits le plus souvent réservés à
des moments exceptionnels ou à des individus séparés des autres), portant non
seulement (quand ils sont alimentaires) sur les animaux, mais aussi sur des
végétaux (fèves, oignons, ail surtout; mais aussi, parfois, menthe ou grenade)8.
Il appelait croissance la moelle, qui pour tous les vivants est cause
qu’ils grandissent ; commencement, les pieds ; fin, la tête : ce sont là les
suprêmes dirigeants du corps. Et il disait de s’abstenir de fèves autant que
des chairs humaines . . . Il recommandait encore d’autres abstinences :
par exemple de vulve (de truie : métra), de grondin (triglís), d’actinie
(akaléphe), et à peu près de tout les autres produits de la mer10.
Se référant à une source du IVe siècle avant l’ère commune (Préceptes pédago-
giques d’Aristoxène), Diogène Laërce (VIII, 19) rapporte que Pythagore inter-
disait de manger du rouget et de l’oblade et encore du coeur d’animal ou des
fèves. Le même auteur précise qu’Aristote (fr. 194 Rose) ajoutait à cette liste la
matrice et le mulet de mer. Il s’agit donc d’interdit précis, portant tantôt (A) sur
quelques représentants d’une espèce animale (certains poissons, les boeufs de
labours, les moutons), tantôt (B) sur quelques organes particuliers de quelque
animal que ce soit (matrice, ou coeur), tantôt enfin (C) sur un végétal particu-
lier, parfois assimilé à de l’animal, la fève. S’adressant aux membres de la com-
munauté, ces interdits permanents présupposent une diète par ailleurs tout à
fait normale, et qui n’est pas végétarienne11.
Diogène Laërce poursuit en évoquant le mode de vie personnel de Pythagore.
Quelques auteurs, dit-il, veulent qu’il ait eu pour habitude de se contenter
tantôt de miel ou de pain, et de ne point boire de vin chaque jour. Comme
mets, il prenait la plupart du temps des légumes bouillis ou crus, et rarement
du poisson . . . C’est au niveau de son rapport aux pratiques sacrificielles (et à
9 Cf. entre autres W. Burkert, Weisheit und Wissenschaft. Studien zu Pythagoras, Philolaos
und Platon, Nuremberg, 1962, pp. 150-175 ; M. Detienne, « La cuisine de Pythagore »,
Archives de Sociologie des Religions 29, 197), pp. 141-162 (cf. Id., Les jardins d’Adonis. La
mythologie des aromates en Grèce, Paris, 1972, pp. 77-113) ; C. Riedweg, Pythagoras. His life,
Teaching, and Influence, Ithaca, 2005, pp. 67-71.
10 Porphyre, Vit. Pyth. 43-44 ; trad. Ed. Des Places.
11 Cf. (explicite sur ce point) Gell. IV, 11, 11-13.
Réflexions Grecques sur les Interdits Alimentaires 197
12 Cf. Ph. Borgeaud, « Une rhétorique antique du blâme et de l’éloge. La religion des autres »,
in P. Brûlé éd., La norme en matière religieuse, Liège, 2009, pp. 69-89 (chapitre 19 dans le
présent volume).
198 Chapitre 12
In fine, Diogène Laërce s’amuse à composer des vers un peu moqueurs. Parmi
ces petits poèmes il en est un où il loue Pythagore de n’avoir pas obligé les
autres à respecter les mêmes interdits que lui14.
On devrait bien sûr reprendre l’analyse, cas par cas, de ces prescriptions
pythagoriciennes. On constate qu’elles se voient attribuer une pluralité de
causes, dont les logiques sont loin d’être univoques15. Que faire de ces règles
aux étiologies plurielles ?
13 Trad. sous la direction de Marie-Odile Goulet-Cazé, = test. 214 Kern, 628 Bernabé.
14 La pratique néoplatonicienne, qui se réclame volontiers de Pythagore, n’apparaît pas,
elle non plus, tout d’une pièce : c’est ainsi que Porphyre (De abst. II, 2 et 53 ; cf. L. Bruit
Zaidman, Le commerce des dieux, Paris, 2001, p. 208), préconise une attitude végétarienne
qui puisse satisfaire les lois de la cité ; Marinos, Vie de Proclus 19, sera encore plus explicite,
en précisant que Proclus observe la diète végétarienne tout en respectant l’usage des
sacrifices sanglants (sans manger de la viande, se contentant d’y toucher).
15 Il suffit pour s’en rendre compte de parcourir le discours étiologique concernant l’interdit
des fèves. Diogène Laërce précise « qu’Aristote disait que Pythagore les interdisait soit
parce qu’elles ont la forme de testicules, soit parce qu’elles ressemblent aux portes de
l’enfer: en effet, seules elles n’ont pas de gonds ; soit encore parce qu’elles corrompent,
ou parce qu’elles ressemblent à la nature de l’univers, ou encore parce qu’elles sont le
symbole d’un état oligarchique. En effet, elles servent pour le tirage au sort . . . » Porphyre,
Vit. Pyth. 44, développe une de ces alternatives : « À ce qu’on rapporte, s’il les interdisait,
c’est pour cette raison : quand au début l’origine de l’univers et la genèse des êtres étaient
en désordre, que beaucoup de germes étaient ensemble réunis et semés en terre, qu’ils y
pourrissaient ensemble, peu à peu il se fit une genèse et une discrimination des animaux
qui naissaient et des plantes qui poussaient ensemble, si bien que de la même pourriture
les hommes se formèrent et la fève bourgeonna. Et il en apportait des preuves irréfutables.
Croquez une fève ; après l’avoir écrasée entre les dents, exposez-la quelque temps à la
chaleur des rayons du soleil, puis allez-vous-en et revenez au bout d’un instant: vous y
trouverez l’odeur de la semence humaine. Ou bien, quand la fève bourgeonnante fleurit,
prenez un peu de la fleur noircissante, mettez-la dans un pot de terre que vous boucherez
et enfouirez dans le sol; vous l’y laisserez quatre-vingt-dix jours après l’avoir enfouie, après
quoi vous la déterrerez et enlèverez le couvercle : vous trouverez alors, à la place de la
fève, ou une tête d’enfant bien formée, ou un sexe féminin » (trad. E. des Places).
Réflexions Grecques sur les Interdits Alimentaires 199
12.3
Pour se nourrir ils fabriqueront sans doute soit avec de l’orge, soit avec du
froment, de la farine qu’ils feront griller ou qu’ils pétriront; ils en feront
de beaux gâteaux et des pains (mázas gennaías kaì ártous) qu’on servira
sur du chaume ou sur des feuilles bien propres ; couchés sur des lits de
feuillage, jonchés de couleuvrée ou de myrte (kataklinéntes epì stibádôn
estrôménôn mílakí te kaì murrínais), ils se régaleront eux et leurs enfants,
buvant du vin, la tête couronnée de fleurs, et chantant les louanges des
dieux . . .
Alors Glaucon prenant la parole, dit : C’est avec du pain sans accompa-
gnement (áneu ópsou), ce me semble, que tu fais banqueter ces gens-là.
Tu dis vrai, répliquai-je : j’avais oublié les mets ; mais il est évident qu’ils
auront pour ópson du sel, des olives, du fromage, des oignons et des
légumes qui sont les mets des campagnards ; nous leur serviront même
du dessert, à savoir des figues, des pois chiches et des fèves, et ils feront
griller sur la braise des baies de myrte et des glands qu’ils croqueront en
buvant modérément . . . Glaucon reprit : Si tu organisais, Socrate, un État
de pourceaux (huôn pólis), tu ne leur donnerait pas d’autre pâture que
celle-là (trad. E. Chambry).
16 P. Scarpi, « Interdizioni alimentari, confini e tassonomie nelle pratiche di culto delle reli-
gioni del mondo classico », Food & History 6, 2008, pp. 47-55.
17 Cf. J. Davidson, « Opsophagia. Revolutionary Eating at Athens », in J. Wilkins, D. Harvey,
M. Dobson éds., Food in Antiquity, Exeter, 1995, pp. 204-213.
200 Chapitre 12
Pourquoi une cité des porcs ? Est-ce à cause de l’allusion aux glands de chêne,
qui réduit ces humains à l’état de balanèphágoi, semblables à des Arcadiens
primitifs ? Socrate rétorque que la cité dont il vient de décrire les choix ali-
mentaires est une véritable cité, et une cité saine (alêthinè . . . hugiés). Mais on
peut tout aussi bien, dit-il, si on le veut, décrire une cité « gonflée d’humeurs »
(phlegmaínousan). Il s’agit d’une cité où le superflu s’est installé : des lits et des
tables, pour manger, et tout le reste à l’avenant, des mets d’accompagnement
(ópsa), des parfums et des fumigations (múra kaì thumíamata), des courtisanes
et des friandises (hetaîrai kaì pémmata). Des vêtements luxueux, des maisons,
des chaussures, de l’ivoire, de l’or . . . Et aussi une série de « métiers » : des chas-
seurs, des poètes, des acteurs, des pédagogues, des nourrices, des coiffeurs . . .
et des cuisiniers et bouchers (opsopoioi et mágeiroi). Et enfin, last but not least,
toutes sortes de troupeaux (boskémata) pour qu’on les mange. C’est ainsi que
l’on passe d’une cité de cochons, dont l’alimentation essentiellement compo-
sée de l’ártos reste végétarienne en ses ópsa, à une cité du luxe et du superflu,
dont l’alimentation, essentiellement composée d’ópsa, est devenue carnée18.
La tradition grecque classique considère en effet l’ópson comme consti-
tuant l’accompagnement normal du sîtos. Mais l’ópson devient friandise et
gourmandise moralement douteuses et philosophiquement condamnables
s’il se trouve consommé sans sîtos, ou accompagnant une quantité trop faible
de sîtos. Une juste proportion est à respecter, théoriquement ou philosophi-
quement du moins, sous peine de tomber dans ce travers que le grec nomme
« opsophagie »19.
Antiphane dans Les riches (fr. 34, 5-6 KA) présente Phoinikides et Taureas,
« deux vieux opsophages, capables d’avaler des tranches de poisson sur
l’agora ». Le poisson, normalement nourriture du pauvre (nourriture mal
considérée, car le poisson est lui-même mangeur d’homme), devient très vite
un met raffiné, emblème de l’opsophagie20. Opsárion, diminutif d’ópson, finira
par donner, en grec moderne, psári, poisson !
18 Analysant (entre autres) ce passage de Platon, G. Cambiano et L. Repici, « Cibo e forme di
sussistenza in Platone, Aristotele e Dicearco », in O. Longo et P. Scarpi éds., Homo Edens,
Verona, 1989, pp. 81-90, insistent sur le fait que le régime primitif loué par Platon n’est pas
un bíos orphikós : bien au contraire, la diète des gardiens de la cité, dans Rep. 403-405 obéit
au modèle homérique (pas de poisson, pas de bouilli, seulement du rôti).
19 Cf. Xénophon, Mémorables III, 14 (cf. +, 3,5).
20 Cf. sur ce paradoxe N. Purcell, « Eating Fish. The paradoxes of Seafood », in J. Wilkins,
D. Harvey, M. Dobson éds., Food in Antiquity, Exeter, 1995, pp. 132-149. Cf. J. Davidson,
art. cit. (n. 17).
Réflexions Grecques sur les Interdits Alimentaires 201
Les opsophages (de vrai gourmets, tout autant que des goinfres) ne sont pas
des ichthyophages. Mais le poisson n’intervient pas ici par hasard.
Il y a en effet, par rapport au poisson (comme probablement par rapport
aux fèves, qui constituent une des bases de l’alimentation primitive louée dans
la République, et une des bases de l’alimentation antique en général21), une
réticence grecque, une hésitation. Tout un dossier a été réuni sur ce thème,
pour le poisson, par Nicholas Purcell. Seul de tous les animaux mangés par les
Grecs (et ils sont nombreux22), le poisson est à son tour un mangeur d’homme
(et donc un objet d’horreur, de la part de ces marins effrayés par la mer que
sont les Grecs). Purcell parle de paradoxe, car loin d’être interdit, ce poisson
tant décrié constitue au contraire un met raffiné, recherché et souvent même
ruineux !
Cette ambivalence, ou apparente contradiction (consommation d’un met
considéré comme répugnant, ou impur) on pourrait la retrouver à propos du
chien, ou du cheval. À d’autres degrés peut-être. L’interdit là aussi se trouve
parfois comme « oublié ». Le chien, pour Hécate, le cheval, pour Poséïdon
ou Hélios. Mais il s’agit alors d’une véritable inversion par rapport à ce qui
concerne le poisson ou les fèves : tandis que poissons et fèves, abondamment
consommés par le commun des mortels, font l’objet d’interdits sectaires, le che-
val et le chien, généralement tenus à l’écart de toute alimentation, se trouvent
parfois sacrifiés, par tout un chacun dans des lieux ou dans des occasions très
précis : fêtes d’Hélios, repas d’Hécate23. Hécate reçoit aussi, comme repas, un
poisson que l’on mange volontiers, mais qui fait l’objet d’un interdit particulier
à Éleusis, à savoir le rouget (la tríglê)24. Cela semble compliquer les choses . . .
Retenons que l’interdit des uns commente la pratique des autres, et que
l’exception, ici aussi, confirme la règle. Pour paraphraser le modèle classique
21 Cf. Athénée 54 f ; J. André, L’alimentation et la cuisine à Rome, 2ème éd., Paris, 1981, p. 35.
22 À la suite d’Hippocrate (Vict. II, 46 = VI, 544-6 Littré), Robert Parker, Miasma, op. cit. (n. 8),
p. 357, donne la liste suivante des viandes comestibles : boeuf, chèvres et boucs, cochon,
mouton, âne, cheval, chien, sanglier, cerf (ou chevreuil), lièvre, renard, écureuil.
23 Cf. A. Zografou, « La nourriture et les repas dans les Papyri Graecae Magicae », Food and
History 6, 2008, pp. 57-72. Mais même alors, certaine pratiques viennent remettre en cause
ce qui pourrait passer pour une coutume bien établie. À côté des repas d’Hécate, aux
carrefours, qui fleurent l’ordure et l’excrément, on mentionne (dès le IVe siècle avant) une
sauce lydienne raffinée appelée kandaulos, kandylos ou kandyle, qui renvoie vraisembla-
blement à un plat à base de viande de jeune chien : cf. D. Harvey, « Lydian Specialities,
Croesus’ Golden Baking-Woman, and Dogs’ Dinners », in J. Wilkins, D. Harvey, M. Dobson
éds., Food in Antiquity, Exeter, 1995, pp. 273-285. On est alors situé en Lydie, dans un ail-
leurs à la fois temporel et spatial.
24 Athénée VII, 325 a.
202 Chapitre 12
élaboré par Sabbattucci puis repris par l’école de Vernant25, on pourrait dire
que l’interdit circonstanciel et spécialisé (ou étranger, barbare) commente une
coutume générale.
Ce que j’aimerais souligner ici c’est que ces jeux de miroir, cette réflexion
de la coutume sur elle-même, ne s’opèrent pas seulement de manière intra-
culturelle. Il s’agit aussi, dans les théories des anciens, d’un jeu de réflexion
impliquant d’autres cultures26.
12.4
25 D. Sabbatucci, Saggio sul misticismo greco, Rome, 1965 ; M. Detienne, Dionysos mis à mort,
Paris, 1977, pp. 163-207.
26 Cf. entre autres P. W. van der Horst éd., Aspects of religious contact and conflicts in the
ancient world, Utrecht, 1995 ; C. Bonnet, S. Ribichini, D. Steuernagel éds, Religioni in
Contatto nel Mediterraneo Antico. Modalità di diffusion e processi di interferenza. Atti del 3°
colloquio su “Le religioni oriental nel mondo Greco e Romano”, Loveno di Menaggio (Como),
26-28 maggio 2006, Pisa/Roma, 2008 ; Ph. Borgeaud, Y. Volokhine, « La formation de la
légende de Sarapis : une approche transculturelle », Archiv für Religionsgeschichte 2, 2000,
pp. 37-76 ; Ph. Borgeaud, Th. Römer, Y. Volokhine, éds., Interprétations de Moïse. Égypte,
Judée, Grèce, Rome, Leyde, 2009.
27 M. Douglas, Purity and Danger : An Analysis of Concepts of Pollution and Taboo, Londres,
1963.
Réflexions Grecques sur les Interdits Alimentaires 203
Leur régime est frugal et sans recherche : pas du tout de vin pour certains,
très peu pour les autres . . . De même ils sont circonspects encore pour les
autres aliments, puisqu’ils ne mangent pas du tout de pain non plus dans
28 « . . . Je mène une vie pure depuis le jour où je devins un myste du Zeus de l’Ida, lorsque
j’eus accompli le rite du tonnerre de Zagreus Nyctipole et de l’omophagie, où, avec les
Courètes, ayant brandi ma torche pour la Mère des monts, je me vis consacré et reçus le
nom de “bacchosˮ. Revêtu d’habits blancs, j’évite des mortels la naissance et des cercueils
le voisinage, et je me garde de manger de la nourriture animale » (trad. M. Patillon, A. Ph.
Segonds et L. Brisson).
29 Sur les étiologies chrétiennes de cette même condamnation, cf. D. Brakke, « The
Problematization of Nocturnal Emissions in Early Christian Syria, Egypt and Gaul »,
Journal of Early Christian Studies 3.4, 1995, pp. 419-460, cité dans M. Poorthuis, J. Schwartz
éds., Purity and Holiness. The Heritage of Leviticus, Leyde, 2000, p. 17.
204 Chapitre 12
les temps de pureté. Hors de là ils le mangent avec de l’hysope pilé, car
ils estiment que l’hysope le purifie de la plus grande partie de sa force.
Quant à l’huile ils s’en abstiennent le plus souvent, voire totalement pour
la plupart d’entre eux. S’il leur arrive d’en mettre dans les légumes, c’est en
très petite quantité, juste autant qu’il en faut pour adoucir le goût (trad.
M. Patillon, A. Ph. Segonds et L. Brisson).
Ces véritables ascètes rangent parmi les plus grandes impiétés de prendre le
bateau pour quitter l’Égypte . . . par fidélité aux coutumes ancestrales, et toute
infraction, fut-elle légère, entraîne chez eux l’exclusion. Il ne leur est « pas per-
mis de prendre de la nourriture et des boissons produites hors d’Égypte ».
Un vaste domaine de plaisirs leur est ainsi fermé. Quant aux produits de
l’Égypte elle-même, ils s’abstiennent de tout poisson, des quadrupèdes soli-
pèdes (cheval, âne) ou fissipèdes ou non cornus; de tous les oiseaux carnivores;
beaucoup même s’abstiennent de tout animal sans exception, et c’est le cas
pour tous dans les temps de pureté ; où ils refusent même les œufs. Encore
refusent-ils parmi les animaux ceux qui ne sont pas irréprochables. Ainsi pour
les bovidés, ils refusent les femelles et tous les mâles jumeaux ou tachés ou
bigarrés ou difformes ou mis sous le joug, car ils sont alors consacrés par leurs
travaux, etc.
12.5
Le premier interdit concernant la liste des produits égyptiens porte sur les
poissons. Cette préséance, si l’on ose dire, n’est pas due au hasard. On pense
immédiatement à ce que dit Plutarque, dans l’Isis et Osiris (chap. 6, 353 C) : les
Égyptiens s’abstiennent surtout des poissons de mer (ichthúôn thalattíôn) ; « de
mer », c’est à dire venus d’ailleurs, de l’extérieur, « parce que la mer est à l’écart
de notre monde, hors de ses frontières . . . corps étranger, à la fois corrompu
et malsain » (353 D)30. Du côté de la documentation égyptienne le poisson,
dans l’écriture hiéroglyphique, sert de déterminatif au mot qui signifie l’interdit
30 Cela, bien sûr, doit être mis en relation au mythe d’Isis et Osiris : Typhon, qui chasse
la nuit sous la lune trouve le coffre ; il découpe le corps d’Osiris en quatorze morceaux
qu’il disperse ; Isis retrouve tous les morceaux, sauf le membre viril avalé par le lépidote,
le pagre et l’oxyrhinque, que l’on tient maintenant pour abominables entre tous les
poissons ; elle remplace le membre viril par un simulacre. Relevons que chez Plutarque le
mythe d’Osiris lui aussi se trouve pensé en grec.
Réflexions Grecques sur les Interdits Alimentaires 205
(bwt)31. Les égyptologues savent que la raison en est phonétique, mais il n’en
demeure pas moins que les poissons, en Égypte, font l’objet de nombreux inter-
dits (comme aussi le porc, d’ailleurs). L’absence des poissons dans les hiéro-
glyphes des Textes des pyramides pourrait s’expliquer par une prescription de
pureté rituelle concernant le roi seul32. Du roi seul, l’interdit est élargi plus tard
à l’ensemble des morts initiés. Au chapitre 64 du Livre des Morts, on peut en
effet lire : « Qu’on lise cette formule étant pur et sans tache, sans avoir mangé
de petit bétail ou de poissons, et sans avoir eu de relation avec une femme »
(trad. Barguet, p. 105). Il s’agit évidemment d’une prescription occasionnelle et
non d’un interdit absolu, ou permanent. Il faut bien constater que le poisson
n’est pas écarté systématiquement de la consommation (pas plus que le porc),
bien au contraire. On rencontre même des poissons, parfois, sur des tables
d’offrande33.
De même qu’il y a des niveaux de langue, rappelons qu’il existe des niveaux
de diète: aux « sociolectes » correspondent des « sociophactes ». Alors que
le poisson est un aliment courant, on ne s’étonnera donc pas qu’il soit quasi
absent de ces textes royaux par excellence que sont les Textes des pyramides.
Au VIIIe siècle avant J.-C. encore, sur la Stèle de la victoire (l. 151), le pharaon
nubien Piankhy précise que des princes venus lui apporter des tributs se sont
vus refuser l’entrée du palais car ils n’étaient pas circoncis et ils mangeaient
du poisson: seul le prince Nemrod (Namart), qui répondait aux exigences de
31 Sur ce mot, et le concept qu’il désigne (souvent traduit par « tabou ») : cf. P. Montet, « Le
fruit défendu », Kêmi. Revue de philologie et d’archéologie égyptiennes et coptes 11, 1950,
pp. 85-116 ; P. J. Frandsen, s.v. « Tabu », LÄ VI, pp. 135-142 ; Id., « Le fruit défendu dans
l’Égypte ancienne », BSEG 25, 2003, pp. 57-74. Sur les interdits alimentaires en Égypte,
cf. D. Meeks, « Pureté et purification en Égypte », in Dictionnaire de la Bible, Suppléments,
IX, Paris, 1976, surtout coll. 433 sqq.
32 On rencontre toutefois le signe du poisson dans Pyr. 218 c (N 537) : mais il s’agit d’un
passage connu en 4 versions parallèles ; seule la version de Niouserre connaît la graphie
« poisson », les 3 autres la remplacent par des signes phonétiques.
33 Pour le poisson en Égypte, cf. I. Gamer-Wallert, Fische und Fischkulte im alten Ägypten,
Ägyptologische Abhandlungen, Wiesbaden, 1970. À Tanis, on a retrouvé une double
statue du roi Amenemhat III (réappropriée par Psousennès), figuré en dieu-Nil ou en
personnification de la fécondité : il présente des poissons et des plantes sur une table
d’offrande (statue Caire JE 18221 = Catalogue Général no 392 ; cf. L. Borchardt, Statuen
und Statuetten von Königen und Privat Leuten im Museum Kairo, Berlin, 1925, pp. 9-11 et
pl. 63 ; M. Saleh et H. Sourouzian, Catalogue officiel. Musée égyptien du Caire, Mayence,
1987, no 104) ; des poissons et des volailles sont offerts aux dieux à l’occasion du jubilé
royal, à Bubastis, sous Osorkon II : E. Naville, The Festival-Hall of Osorkon II, Londres, 1892,
pls. XVIII et XXII (références aimablement communiquées par Nicole Durisch et Youri
Volokhine, que je remercie vivement pour l’ensemble de leur aide égyptologique).
206 Chapitre 12
pureté, put accéder au souverain34. Relevons encore que les poissons et les
oiseaux, dans certains rituels, sont identifiés aux ennemis de l’Égypte, « étran-
gers envahisseurs ». Il existait même (à Edfou, Kom Ombo, Esna), un rite du
piétinement du poisson pratiqué devant le temple, ou dans la cour, pour
envoûter, réduire à l’impuissance les ennemis potentiels.
Peu importe pour notre propos immédiat que les sources égyptiennes
confirment seulement partiellement le tableau esquissé par Chérémon. Ce
tableau est moins orienté en direction d’une ethnographie des pratiques égyp-
tiennes, qu’en direction d’un commentaire portant, à partir de l’Égypte, sur
certaines pratiques mystiques ou ascétiques des Hellènes. Il s’inscrit dans une
tradition déjà longue. L’Égypte et ses prêtres, depuis Hérodote, fonctionnent
en effet comme un paradigme providentiel, non pas évidemment le seul para-
digme, mais le paradigme par excellence, permettant de penser la catégorie
des prescriptions sectaires grecques, prescriptions alimentaires surtout (mais
pas uniquement), où l’on rencontre, en particulier, la fève et les poissons. La
Grèce, au niveau des interdits sectaires, ceux des mouvements pythagoriciens,
orphiques et bachiques, est ainsi vue depuis l’Égypte. Il en ira bientôt de même
des pratiques judéennes, où l’on se plaira à retrouver, très précisément, la cir-
concision35 et les réticences égyptiennes à l’égard du porc, animal de Seth36.
De même que toute l’Égypte, chez Diodore, a tendance à se comporter comme
les prêtres égyptiens d’Hérodote, on peut se demander s’il n’existe pas une ten-
dance à imaginer, depuis Athènes ou depuis Rome, les habitants de la vallée
du Nil comme un peuple sacerdotal qui se comporterait dans son ensemble
comme ceux qui, chez les Hébreux, obéissent strictement aux prescriptions
du Lévitique.
12.6
34 M. Lichtheim, Ancient Egyptian Literature, vol. III, Berkeley/Los Angeles, 1980, p. 80 ; cf.
N. Grimal, « La stèle triomphale de Pi(‘ankh)y au Musée du Caire », MIFAO 105, 1981,
p. 176 ; S. Ikram, Choice Cuts : Meat Production in Ancient Egypt, Louvain, 1995, p. 35.
35 Pour les Grecs depuis Hérodote (II, 104), il semble évident que les peuples pratiquant la
circoncision soient d’origine égyptienne (ou éthiopienne à la rigueur).
36 Cf. infra (n. 41).
Réflexions Grecques sur les Interdits Alimentaires 207
. . . les Égyptiens, après avoir ouvert les cadavres et les avoir montrés au
soleil, en jettent les entrailles dans le fleuve ; c’est quand le reste du corps
est ainsi purifié, qu’ils s’occupent de l’embaumer.
Ailleurs (De Esu Carnium II, 996 E), le même auteur développe sur le même
thème l’image du poisson et de la pêche :
Une fois fixé et planté par le goût du luxe, il n’est pas facile de rejeter
l’hameçon (tò ángkistron) de la sarcophagie. De même que les Égyptiens
retirent les entrailles des morts et les rejettent après les avoir soulevées
en direction du soleil, en tant qu’elles sont cause de toutes les fautes
que l’homme a pu commettre, de même nous, une fois que nous aurons
retranché de nous la démence du ventre (la gastrimargía, la glouton-
nerie) et la souillure du meurtre (miaiphonía), nous vivrons purs le res-
tant de notre vie.
Reprenant lui aussi cette tradition relative aux entrailles jetées dans le fleuve,
Porphyre (De abst. IV, 10, 3-5) décrit le rituel de l’embaumement, à l’occa-
sion duquel il rapporte que sont prononcées des proclamations d’innocence
presque littéralement extraites du chapitre 125 du Livre des Morts38. Ce récit
grec d’un rituel égyptien, où l’épisode essentiel devient le traitement particulier
des intestins, apparaît ainsi comme l’occasion de développer une métaphore
faisant du corps lui-même (en ses passions) un malheureux poisson incapable
de rejeter, de recracher l’hameçon du désir, ce qui l’entraîne vers la mort. La
métaphore est d’autant plus habile que le désir, ici, en Égypte, est précisément
ce que d’autres textes décrivent comme relevant, en Grèce, de l’opsophagie, le
manger de poisson, cette gourmandise qui a pour conséquence l’abandon des
saines et pures nourritures (et valeurs) primitives.
37 F. Hartog, Le miroir d’Hérodote, essai sur la représentation de l’autre, Paris, 1991 (2e éd. revue
et augmentée) ; Id., Mémoire d’Ulysse. Récits sur la frontière en Grèce ancienne, Paris, 1996.
38 Formules prononcées par l’un des embaumeurs, parlant au nom du mort : « J’ai rendu
aux dieux les honneurs qui leur sont dus, j’ai respecté mes parents, je n’ai pas tué, je n’ai
pas volé . . . Si donc j’ai dans ma vie commis quelque faute en mangeant ou en buvant des
aliments défendus, ce n’est pas moi qui en suis cause, mais elles, et il montre alors la boite
où sont les viscères. Ayant ainsi parlé, il la jette dans le fleuve et embaume le reste du
corps regardé comme pur. »
208 Chapitre 12
Le plat principal des Égyptiens (ce pain d’épeautre, pétri avec les pieds) est un
répondant exact de l’ártos grec.
Selon Hérodote (II, 41), dont semble dépendre Chérémon, les Égyptiens
ne sacrifient que des bovidés mâles et des veaux purs. Les vaches sont consa-
crées à Isis (= Io). C’est pourquoi ni un Égyptien ni une Égyptienne ne saurait
embrasser un Grec sur la bouche, ni utiliser son couteau, ses broches ou son
chaudron. Ni manger de la chair d’un animal, fût-il pur, sacrifié avec le couteau
d’un Grec.
Cette manière égyptienne d’éviter certains contacts avec les étrangers a dû
être pensée par les informateurs d’Hérodote, à Saïs, à Naucratis ou à Memphis,
en relation à une expérience bien réelle. Ramenée ici (au niveau étiologique)
aux conséquences particulières d’un tabou portant sur les vaches consacrées à
39 Hérodote, II, 37 (trad. Barguet) : « Comme ils sont de beaucoup les plus religieux des
hommes, ils observent certaines coutumes que je vais dire. Ils boivent dans des coupes
de bronze qu’ils nettoient chaque jour soigneusement; personne ne manque à cette
règle. Ils portent des vêtements de lin, toujours fraîchement lavés: c’est un point de la
plus grande importance pour eux. Ils pratiquent la circoncision par souci de la propreté,
qu’ils préfèrent à une meilleure apparence. Les prêtres se rasent le corps entier tous les
deux jours, pour éviter toute vermine et toute souillure pendant qu’ils servent leurs dieux.
Les prêtres ne portent que des vêtements de lin et des sandales de papyrus ; les autres
vêtements et chaussures leurs sont interdits. Ils se lavent à l’eau froide deux fois par jour et
par nuit . . . On leur prépare des aliments sacrés et chacun reçoit chaque jour de la viande
de boeuf et d’oie en abondance ; on leur donne aussi du vin de raisin ; toutefois, le poisson
leur est interdit. »
Réflexions Grecques sur les Interdits Alimentaires 209
Isis, elle prend cependant place à l’intérieur d’un cadre idéologique où l’on verra
bientôt se développer, à partir d’Alexandrie, un discours grec sur l’exclusivisme,
considéré comme une attitude scandaleuse. Il s’agira alors des pratiques ali-
mentaires et rituelles d’un peuple que l’on décrit comme d’origine égyptienne,
les Judéens fondateurs de Jérusalem, sortis d’Égypte avec Moïse. L’Égypte, dans
ce nouveau discours, devient l’espace rituel d’où seraient issues, et par rapport
auquel sont définies, dans leurs spécificités et dans leurs contrastes, à la fois les
pratiques grecques et les pratiques juives. C’est ainsi que Cristiano Grottanelli
a démontré qu’on peut mettre le passage d’Hérodote décrivant la répulsion
que suscite chez les Égyptiens les pratiques alimentaires des Grecs, en rap-
port d’une part avec le récit de la Genèse (43, 31-33) montrant Joseph servi à
part dans les banquets parce que les Égyptiens ne peuvent pas manger avec les
Hébreux, ce qui serait pour eux chose abominable ; ainsi que, d’autre part, avec
l’épisode du roman de Joseph et Aséneth où le héros hébreux, qui par ailleurs
mange à l’écart des Égyptiens, refuse d’embrasser Aséneth sous prétexte que la
bouche de la jeune fille est impure40.
12.7
Nous avons déjà rappelé que l’Égypte des tabous alimentaires pythagori-
ciens, orphiques et bachiques se trouve être aussi (dès Hérodote) l’Égypte qui
condamne le porc, et la terre d’origine de la circoncision. En ce qui concerne
le porc, Hérodote (II, 47) prétend que si par accident un Égyptien touche un
de ces animaux, il plonge dans la rivière (le Nil ou un canal) pour se laver de
cette impureté. Cette hantise du contact, du toucher (et non seulement de la
nourriture) correspond à la hantise pythagoricienne du contact avec les fèves,
une répulsion qui est illustrée dans la fameuse tradition des pythagoriciens
pris en embuscade et préférant mourir plutôt que de s’échapper en traver-
sant un champ de fèves en fleur (Jamblique, Vie de Pythagore 191 ; cf. Diogène
Laërce, Pythagore 39). Les Égyptiens, selon Hérodote (II, 37) partagent avec les
40 C. Grottanelli, « Aspetti del sacrificio nel mondo greco e nella Bibbia ebraica », in
C. Grottanelli, N. Parise éds., Sacrificio e società nel mondo antico, Roma/Bari, 1988,
pp. 153-155 ; cf. Id., « Carni proibite (a cominciare dal bue) », art. cit. Sur les règles alimen-
taires juives, cf. récemment V. Noam, « The Dual Strategy of Rabbinic Purity Legislation »,
Journal for the Study of Judaism 39.4-5, 2008, pp. 471-512 ; H. Liss, « Ritual Purity and
the Construction of Identity. The Literary Function of the Laws of Purity in the Book
of Leviticus », in Th. Römer éd., The Books of Leviticus and Numbers, Louvain, 2008, pp.
329-354.
210 Chapitre 12
pythagoriciens cette horreur des fèves, et cela alors même qu’il n’y en aurait
pas dans leur pays, sinon des fèves sauvages :
Les Égyptiens ne sèment jamais de fèves dans leur pays, et, s’il en pousse,
ils ne les mangent ni crues ni cuites. Les prêtres n’en supportent même
pas la vue, car ce légume est impur à leurs yeux.
On sait d’autre part que l’interdit du porc, comme interdit général, n’est pas
du tout confirmé par les sources égyptiennes. Il n’en demeure pas moins qu’en
Égypte, le porc fut surtout une nourriture de pauvre. C’est peut-être à cause de
cela qu’il fut présenté par les prêtres informateurs d’Hérodote comme un ani-
mal abominable. Racontée à un étranger, la nourriture du pauvre est devenue
une nourriture interdite41. Il en allait peut-être de même, en Égypte, pour les
fèves42.
La fève pythagoricienne nous conduit aux frontières de l’humain. Pour
les pythagoriciens et probablement pour certains orphiques aussi, l’idée de
41 Sur le porc en Égypte, cf. S. Ikram, op. cit. (n. 34), pp. 29-33 [et désormais Y. Volokhine, Le
porc en Égypte ancienne, Liège, 2014]. Dans le conflit contre Horus, Seth s’était transformé
en porc, et c’est sous cet aspect, qu’il donna un coup de pied à l’oeil d’Horus : Textes des
Sarcophages 157, trad. Barguet, p. 574. Le porc constituait une alimentation fréquente,
malgré le peu de représentations figurées qu’on en rencontre dans les monuments
royaux et privés de l’Ancien Empire. Cela s’explique par la nette différence qu’il faut
reconnaître entre les représentations idéologiques (où dominent les bovidés) et la réalité
économique : J. C. Moreno Garcia, « J’ai rempli les pâturages de vaches tachetées . . . Bétail,
Économie et idéologie en Égypte, de l’Ancien au Moyen Empire », Revue d’Égyptologie 50,
1999, p. 257 : « On a remarqué que, de la même façon que la mobilité et la recherche de
nouveaux pâturages assuraient aux nomades une certaine autonomie par rapport aux
systèmes politiques centralisés, les rendements hauts et les faibles coups de l’élevage
de porcs à petite échelle . . . permettaient aux communautés rurales un degré similaire
d’autonomie. En conséquence, ni l’élevage de porcs ni la distribution de leurs produits
n’étaient adaptés à l’organisation économique des systèmes palatiaux du Proche Orient
ancien, ce qui expliquerait une certaine hostilité de ces systèmes à l’égard d’une ressource
qu’ils ne contrôlaient pas et qui, pire encore, favorisait une certaine autonomie productive
des plus démunis, hostilité évidente à la lumière des tabous appliqués à la consommation
de la viande du porc ». Il n’en irait pas autrement dans la Grèce homérique : les héros de
l’Iliade sont gavés de bœuf ! Mais il existe tout de même, précisément à l’écart du palais
d’Ithaque, un divin porcher . . .
42 Que les fèves ont bel et bien constitué une nourriture pour les Égyptiens est montré par
F. Hartmann, L’agriculture dans l’ancienne Égypte, Paris, 1923, p. 54. Cf. F. Daumas, s.v.
« Gemüse », LÄ II, pp. 521-524 ; et surtout L. Keimer, Die Gartenpflanzen im alten Ägypten,
Bd. II, Mainz am Rhein, 1984, pp. 5-7.
Réflexions Grecques sur les Interdits Alimentaires 211
manger des fèves suscitait une horreur semblable à celle que susciterait le
cannibalisme43. Croquer une fève déclenche une répulsion que Jean le Lydien
n’hésite pas à comparer à celle qui accompagne l’idée de manger la tête de ses
parents44. Durant le mois de mars, dit-il, on faisait des repas à base de fèves. La
fève (kúamos) serait en effet consacrée à Mars parce qu’elle enfante (kúein) du
sang. En hommage au dieu, on s’enduisait les yeux de jus de fève, utilisant cette
onction en lieu et place de sang. Jean Le Lydien fait alors allusion à la répulsion
suscitée par les fèves chez les pythagoriciens. Provoquant un appétit sexuel, la
fève appelle les âmes à la naissance, et donc à la corruption. Le même auteur
cite Héraclide le Pontique, selon qui la fève recouverte d’excrément prend en
quarante jours un aspect humain charnel, d’où le vers du poète : « Manger des
fèves équivaut à manger la tête de ses parents » (îsón toi kuámous te phageîn
kephalás te tokéon). Le poète, ici, c’est Orphée45.
12.8
43 Porphyre, Vie de Pythagore 44, est un bon témoin : « Croquez une fève ; après l’avoir
écrasée entre les dents, exposez-la quelque temps à la chaleur des rayons du soleil, puis
allez-vous-en et revenez au bout d’un instant: vous y trouverez l’odeur de la semence
humaine. Ou bien, quand la fève bourgeonnante fleurit, prenez un peu de la fleur
noircissante, mettez-la dans un pot de terre que vous boucherez et enfouirez dans le sol ;
vous l’y laisserez quatre-vingt-dix jours après l’avoir enfouie, après quoi vous la déterrerez
et enlèverez le couvercle: vous trouverez alors, à la place de la fève, ou une tête d’enfant
bien formée, ou un sexe féminin ». Sur l’horreur du cannibalisme et les accusations de
meurtre rituel, voir maintenant A. A. Nagy, Qui a peur du cannibale ? Récits antiques
d’anthropophages, Turnhout, 2009.
44 Jean le Lydien, Liber de mensibus IV, 42 ; cf. M. Detienne, Les Jardins d’Adonis, op. cit.
(n. 10), p. 98.
45 Fr. 648F = 291 K. On trouvera le riche dossier, et les variantes, chez Bernabé, Poetae Epici
Graeci II, 2, pp. 214-218.
212 Chapitre 12
Parmi les exilés, les plus distingués, les plus vaillants se réunirent en
bandes et furent jetés, dit-on, en Grèce et dans quelques autres lieux,
sous la conduite de chefs éminents, dont les plus célèbres furent Danaos
et Cadmos. Mais la masse de la plèbe émigra dans la contrée aujourd’hui
nommée Judée, assez voisine de l’Égypte, mais qui dans ces temps-là
était complètement déserte. À la tête de cette colonie était un person-
nage nommé Môsès, aussi distingué par la sagesse que par le courage . . .
(trad. Th. Reinach).
Moïse quitte donc l’Égypte pour fonder Jérusalem et mettre en place une reli-
gion monothéiste et non anthropomorphe46, en même temps que se dirigent
vers la Grèce ces ancêtres de grandes cités que sont Danaos et Cadmos.
Dans la version de Manéthon Moïse n’est pas un étranger expulsé, devenu
oikistés, fondateur de Jérusalem. Il est présenté comme un prêtre égyptien
d’Héliopolis, nommé Osarseph. Il prend la tête d’une expédition contre
l’Égypte où se mêlent lépreux égyptiens réfugiés à Avaris, et habitants de
Jérusalem ville autrefois fondée par les Hyksos (eux aussi expulsés, auparavant,
d’Égypte). Cette expédition menace directement les cultes égyptiens : le pha-
raon doit mettre à l’abri les animaux sacrés et les images cultuelles (les xoana)
des dieux :
Les Solymites et les Égyptiens impurs qu’ils avaient ramenés avec eux se
conduisirent avec tant d’impiété que la domination des anciens pasteurs
(les Hyksos) paraissait un âge d’or aux témoins de leurs sacrilèges ; non
seulement, en effet, ils brûlaient les villes et les villages, pillaient les tem-
ples, souillaient les statues des dieux, mais encore ils transformaient les
sanctuaires en cuisines où ils rôtissaient les animaux sacrés, forçaient les
prêtres et les devins à en être eux-mêmes les sacrificateurs et les bouch-
ers, et les chassaient ensuite tout nus (trad. Th. Reinach).
46 « Il ne fabriqua aucune image des dieux, persuadé que la divinité n’a pas figure humaine ;
il croyait que le ciel qui environne la terre est le seul dieu et le maître de l’univers » (trad.
Th. Reinach).
Réflexions Grecques sur les Interdits Alimentaires 213
47 J. Yoyotte, « L’Égypte ancienne et les origines de l’antijudaïsme », Revue de l’histoire des
religions 163, 1963, pp. 133-143 ; J. Assmann, Moses the Egyptian. The Memory of Egypt in
Western Monotheism, Cambridge MA, 1997. Cf. P. Schäfer, Judeophobia. Attitudes toward
the Jews in the Ancient World, Cambridge MA, 1997, pp. 15-33. Sur tout cela voir aussi Ph.
Borgeaud, Aux origines de l’histoire des religions, Paris, 2004 et Ph. Borgeaud, Th. Römer et
Y. Volokhine éds., Interprétations de Moïse. Égypte, Judée, Grèce, Rome, Jerusalem Studies in
Culture and Religion, Leyde, 2009.
48 Dux igitur exulum factus sacra Aegyptiorum furto abstulit, quae repetentes armis Aegyptii
domum redire tempestatibus compulsi sunt.
214 Chapitre 12
observés par les Judéens sont une inversion intentionnelle de la norme aban-
donnée (la norme égyptienne). Il s’agit d’une inversion bien différente de ce
que pratiquent, spontanément, innocemment, depuis toujours et par rapport
aux Grecs, les Égyptiens eux-mêmes (qui font tout à l’envers, mais sans s’en
rendre compte).
La théorisation extrême de cette pratique de l’alternative, on la rencontrera
bien sûr chez Tacite qui, dans les Histoires (V, 4-5), imagine Moïse instituant
des rites à la fois nouveaux (avec ce que cela peut représenter de scandaleux
aux yeux d’un Romain) et contraires à ceux du reste des hommes. Le profane
devient sacré, et inversement. Le licite, illicite, de même. L’effigie d’un âne,
précise Tacite, était consacrée dans l’endroit le plus retiré du sanctuaire de
Jérusalem. Cela renvoie à une tradition déjà ancienne, rapportée sous une
forme différente par Diodore (XXXIV, 1-3, tiré de Photius) qui cite peut-être
Posidonius49. Mais tandis que Tacite postule un culte de l’âne, la tradition rap-
portée par Diodore décrivait, elle, la statue d’un homme à longue barbe monté
sur un âne, et tenant un livre à la main: il s’agissait de Moïse. Dans ce récit
Antiochus sacrifiait une truie énorme dont il répandait le sang devant cette
statue, et dont il faisait extraire la graisse pour en maculer les livres saints, ces
livres précisément qui sont remplis des règles qui inspireraient aux Judéens
la haine de l’étranger. Antiochus obligeait enfin le grand prêtre et les autres
Juifs à manger les chairs de la victime. Ainsi décrit par un auteur grec, ce rituel
monstrueux ne doit pas seulement être mis en relation avec la tradition juive
relative à l’édit de déjudaïsation proclamé par Antiochus IV et à la construc-
tion de l’« abomination de la désolation » sur l’autel des sacrifices à Jérusalem
(1 Maccabées 1, 41-54)50. Il peut aussi (et tout à la fois) apparaître comme une
transformation narrative (sinon comme une conséquence idéologique) de la
tradition antijudaïque alexandrine rapportée par Manéthon, selon laquelle
Moïse avait obligé les prêtres égyptiens à sacrifier et à cuisiner les animaux
sacrés dans les temples transformés en rôtisseries (optaníois). Le récit de
Posidonius, par ailleurs, constitue le plus ancien texte non juif faisant allusion
49 Selon Th. Reinach, Textes d’auteurs grecs et romains relatifs au judaïsme, Paris, 1895, p. 56,
Diodore citait Posidonius. Pour la tradition relative à l’âne dans le Temple, du point de vue
des réactions et contre-réactions, cf. Ph. Borgeaud, « Quelques remarques sur Typhon,
Seth, Moïse et son âne, dans la perspective d’un dialogue réactif transculturel », in Ph.
Borgeaud, Th. Römer et Y. Volokhine éds., Interprétations de Moïse. Égypte, Judée, Grèce,
Rome, Jerusalem Studies in Culture and Religion, Leyde, 2009, pp. 173-185.
50 Cf. entre autres K. Berthelot, Philanthrôpia judaica : Le débat autour de la « misanthropie »
des lois juives dans l’antiquité, Leyde, 2003, p. 152.
Réflexions Grecques sur les Interdits Alimentaires 215
à l’interdit juif du porc. Un interdit que les Grecs, auparavant, croyaient pou-
voir observer en Égypte.
12.9
Il est vrai, dit Théophraste, que parmi les Syriens, les Juifs (Ioudaîoi) sac-
rifient encore aujourd’hui des animaux (zôiothutoûntes), en vertu d’un
mode de sacrifice (thusía) qui remonte aux origines ; mais si l’un d’eux
nous ordonnait de sacrifier (thúein) à leur manière, nous nous garderions
bien de le faire. Car ils ne mangent pas de la bête qu’ils ont sacrifié, mais
la brûlent entièrement (holokautoûntes), de nuit, en y versant (leíbontes)
du miel et du vin en quantité ; et ils se hâtent d’en terminer avec le sac-
rifice afin que Celui qui voit tout (ho panóptes) ne soit pas témoin de
cet acte terrible. Et quand ils font cela ils jeunent durant la journée, et
pendant tout ce temps-là (le temps du jour), comme il s’agit d’un genos
(d’une caste) de philosophes, ils s’entretiennent de choses divines (perì
toû theíou mèn allèlois laloûsin : expression où le verbe laleîn est pris dans
le sens des LXX) ; la nuit, ils se consacrent à la contemplation des astres
en les observant et en s’adressant à eux comme à des dieux dans leurs
prières (diã tôn euchôn theoklutoûntes). Ils furent les premiers à immoler
(katérxanto) des victimes prises parmi les autres animaux ou parmi eux-
mêmes ; mais s’ils agissaient ainsi, c’était par la nécessité et non par désir.
Riche en enseignement, à cet égard, serait l’observation du peuple le plus
sage du monde, celui des Égyptiens : ces derniers sont si loin de tuer un
seul des animaux qu’ils font de leurs figures les images des dieux, tant il
51 Théophraste, De la piété, cité par Porphyre, De Abstinentia II, 26, Porphyre ayant été cité à
son tour par Eusèbe, Préparation Evangélique IX, 3. Le texte d’Eusèbe pourrait accréditer
l’idée que les Ioudaioi sont introduits dans le texte comme une glose postérieure à
Théophraste. Il semblerait que la tradition manuscrite d’Eusèbe soit généralement
meilleure que celle de Porphyre. Mais le texte de Porphyre, dans ce passage du De
Abstinentia, ne pose pas de problème en tant que tel. Ce qui semble poser problème,
c’est plutôt le contenu des pratiques et croyances attribuées par Théophraste aux Juifs
(Judéens). Je relève que ni Bernays ni Stern ne refusent ce témoignage à Théophraste. Je
le cite dans la traduction de la CUF, très légèrement modifiée.
216 Chapitre 12
est vrai qu’ils les considèrent comme appropriés et apparentés aux dieux
et aux hommes.
52 Cf. à ce propos D. Obbink, « The Origin of Greek Sacrifice: Theophrastus on Religion and
Cultural History », in W. W. Fortenbaugh, R.W. Sharples éds., Theophrastean Studies on
Natural Science, Physics and Metaphysics, Ethics, Religion, and Rhetoric, New Brunswick/
Oxford, 1988, pp. 272-295.
53 Theophrastos’ Schrift über Frömmigkeit, Berlin, 1866, p. 111 (suivi par M. Stern, Greek and
Latin Authors on Jews and Judaism, vol. 1, Jérusalem, 1974, p. 10.
54 Cf. aussi Mégasthène, Indikà cité par Clément d’Alexandrie, Stromates I, 15, 72, 5 = 715 F 3
Jacoby, et le péripatéticien Cléarque de Soles, Perì húpnou, cité par Flavius Josèphe, Contre
Apion I, 179 = Fr. 6 Wehrli vol. III.
55 6, 2-6. Cf. aussi Lévitique 1, 1 ; Flavius Josèphe, Antiquités juives III, 224-225.
56 Cf. Lévitique 2, 11.
57 J. Rudhardt, Notions fondamentales de la pensée religieuse et actes constitutifs du culte dans
la Grèce classique. Étude préliminaire pour aider à la compréhension de la piété athénienne
au IV ème siècle, Genève, 1958 (réédité en 1992 chez Picard, à Paris), p. 287, renvoyant
à Xénophone, Cyropédie VIII, 3, 24 (sacrifice iranien, fait sous la direction de mages) ;
Xénophone, Anabase VII, 8, 4,5 (sacrifice de jeunes porcs à Zeus Meilichios) ; Plutarque,
Mor. 694 b ; cf. Hésychius, s.v. holokaútôma.
Réflexions Grecques sur les Interdits Alimentaires 217
par combustion totale, d’une offrande végétale ou animale. Après une victoire,
ou après un trépas. Il s’agit d’un rite à caractère funèbre58.
Dans la description qu’en donne Théophraste, il s’agit d’un sacrifice sans
partage, sans aucune part réservée aux officiants humains ou à la communauté
commanditaire. Le repas, si repas il y a est celui du dieu seul, ce qui consti-
tue une variante du végétarisme absolu, une manière, radicale elle aussi, de
refuser la consommation de chair59. N’est-ce d’ailleurs pas précisément en tant
qu’exemple de la réticence à consommer la chair de la victime, et même en tant
que témoignage sur un rituel équivalant à une critique du sacrifice sanglant de
type thusía, que ce texte de Théophraste nous est parvenu à travers Porphyre,
ainsi qu’à travers Eusèbe ? Théophraste souligne que les Judéens furent les pre-
miers à introduire un sacrifice sanglant. C’est de ce premier sacrifice qu’il s’agit
ici, et de la répulsion qu’il suscite chez des officiants obligés, malgré eux, de
l’effectuer, pour des raisons qui ne sont malheureusement pas exposées. Étant
donné qu’il est aussi question chez Théophraste de l’introduction des sacrifices
humains, on peut toutefois se demander si l’on n’a pas affaire, ici, à un souvenir
déformé de la tradition hébraïque relative au sacrifice d’Isaac (ligature d’Isaac).
12.10
58 Cf. J. Rudhardt, op. cit. (n. 57), pp. 236-238, et le dossier mis à jour par M. H. Jameson,
D. R. Jordan, R. D. Kotansky, A Lex Sacra from Selinous, Durham NC, 1993, pp. 18-20 ; cf.
R. Parker, « Hos heroi enagizein », in R. Hägg, B. Alroth, Greek Sacrificial Ritual, Olympian
and Chthonian, Stockholm, 2005, pp. 37-45.
59 Le caractère secret du rite décrit par Théophraste fait peut-être écho à une tradition
proche de celle qui concerne Gédéon, dans le livre des Juges 6, 25 : « . . . Cette nuit-là Iahvé
lui dit : “Prends le taureau qui est à ton père et tu couperas l’Asherah qui est auprès de lui,
puis tu bâtiras un autel à Iahvé, ton Dieu, sur le sommet de ce castel, comme à l’ordinaire,
et tu prendras le second taureau que tu feras monter en holocauste avec les bois de
l’Ashérah que tu auras coupée.ˮ Gédéon prit donc dix hommes d’entre ses serviteurs et fit
ce que lui avait dit Iahvé ; mais, comme il craignait de le faire de jour, à cause de la maison
de son père et des hommes de la ville, il le fit de nuit. »
218 Chapitre 12
coutumes juives, dont celle du shabbat, se soient introduites dans les pratiques
romaines :
Illi tamen causas ritus sui noverunt; maior pars populi facit, quod cur faciat
ignorat.
Si les Juifs connaissent les raisons de leur rite, la plus grande partie du
peuple [romain] pratique [ce même rite], ne sachant pas pourquoi elle
le fait.
60 Symbole pythagoricien, Diogène Laërce, Vie de Pythagore VIII, 17. On notera au passage
que ce « symbole » nous fait penser aussi bien à Loth qu’à Eurydice . . .
Chapitre 13
13.1
1 W. Deonna, « Le parfum céleste et la rose de la mort », Revue d’ethnographie et des traditions
populaires 3, 1922, pp. 48-58 ; étude prolongée dans « Euôdia. L’odeur suave des dieux et des
élus », Genava 17, 1939, pp. 167-262. Les deux textes sont repris dans le livre publié par Carlo
Ossola.
13.2
Le dieu est jour, nuit, hiver, été, guerre, paix, satiété, famine . . . Il se trans-
forme comme le feu, qui est appelé selon ce que chacun sent, quand il
s’unit aux aromates (fr. 67 D.-K.).
2 Cf. E. Hornung, Les dieux de l’Égypte. L’un et le multiple, Paris, 1992 (trad. P. Couturiau),
pp. 119-120 ; D. Meeks, C. Favard-Meeks, La vie quotidienne des dieux égyptiens, Paris, 1993,
p. 92, pp. 108-110. Dans un sanctuaire construit ou reconstruit à l’époque ptolémaïque
(vraisemblablement sous Ptolémée Aulète), le sanctuaire de Repit à Athribis, une salle à
l’ouest du naos, baptisée par Petrie « the Punt Chamber », est dédiée à l’offrande faite aux
divers dieux du temple des plantes et des arômes de la « Terre du dieu ». Le registre inférieur
représente deux séries d’arbres producteurs d’arômes (Punt sur la paroi Est, « Terre du
dieu » sur la parois Ouest, avec des arbres de myrrhe d’un côté, des essences plus difficiles à
identifier (k3-m33) de l’autre. On y lit « un texte explicatif pour chaque arbre [. . .] donnant la
couleur, le parfum, la densité, la forme de la larme de chaque résine ; chacun de ces éléments,
minutieusement décrit, est mis en rapport avec la dérivation mythologique des parties du
corps des différentes divinités. Une sorte de taxinomie constituant l’alphabet secret d’un plus
ample dessein cosmique . . . ». M. Betrò, « Il Giardino del Dio », in Alessandra Avanzini éd.,
Profumi d’Arabia, Rome, 1997, pp. 461-472.
Fumigations Antiques. L’odeur Suave Des Dieux Et Des Élus 221
3 L’image du feu aux aromates n’est pas très éloignée de celle du buisson ardent, habité, lui, par
un feu qui ne consume rien (Exode 19, 18). Cf. H. K. Harrington, Holiness. Rabbinic Judaism
and the Greco-Roman World, Londres/New York, 2001, pp. 13 sqq., renvoyant, pour le feu qui
dévore, ou mange, à Exode 24, 17 ; Deutéronome 5, 22 ; cf. Exode 3, 2 ; 19, 18 ; Lévitique 9, 24: 1
Chroniques 7, 2-3 ; Philon, Vie de Moïse II, 154.
4 Traduction de J. Bollack, dans Empédocle, Les purification. Un projet de paix universelle, Paris,
2003, p. 86.
222 Chapitre 13
13.3
Cette question, que posent les dossiers de Deonna, est au cœur des Jardins
d’Adonis de Marcel Detienne, un livre paru en 1972, qui a profondément
motivé la recherche mythologique. Un livre de révolte et de rejet du passé qui
condamne sans appel, et non sans quelque injustice, les approches antérieures,
notamment celle de Sir James Frazer, mais qui ne manque pas de renvoyer,
positivement, à l’Euôdia de Deonna paru dans Genava en 1939, en l’entourant
de références à E. Lohmeier et à H.-Ch. Puech5. On se souvient du problème
soulevé par Detienne : « Mêlés l’un à l’autre et, pour ainsi dire, confondus dans
la pratique quotidienne du sacrifice, le parfum des aromates et le fumet des
viandes n’ont pas cependant exactement la même signification »6. Marcel
Detienne nous invitait alors, « pour définir la différence qui les sépare et cerner
ainsi un aspect essentiel des aromates », à faire un fameux détour par le sys-
tème des pratiques alimentaires pythagoriciennes. C’est en effet à partir d’elles
que Detienne proposait de comprendre, via l’analyse du bœuf aux aromates, ce
qu’il appelait « l’antithèse entre le fumet sacrificiel et la fumée de la myrrhe » :
« Alors que l’odeur des viandes grillées apparaît comme le signe le plus sen-
sible de l’état de partage originel, alors que, dans son trajet vertical, le fumet
sacrificiel ne fait que dénoncer la distance qui sépare radicalement le monde
des hommes du monde des dieux, les fumigations d’encens et de myrrhe repré-
sentent pour les pythagoriciens un type de sacrifice où des super-nourritures
établissent entre les hommes et les dieux une authentique commensalité »7.
Le parfum signale la présence divine, dans son immédiateté. Partant du
dossier mis au point par Deonna, en le prolongeant du côté des pratiques
orphiques et magiques, on se rappellera que les dieux sont perçus, en leurs
épiphanies, comme des effluves parfumées8. Chez Euripide, Hippolyte mou-
rant reconnaît Artémis qui se rapproche:
5 M. Detienne, Les Jardins d’Adonis, Paris, 1972, p. 94 ; cf. E. Lohmeyer, « Vom göttlichen
Wohlgeruch », Sitzungsberichte der Heidelberger Akademie der Wissenschaften, Philos.-histor.
Klasse, Heidelberg 9, 1919, pp. 4 sqq. ; H.-Ch. Puech, « Parfums sacrés, odeurs de sainteté,
effluves paradisiaques », dans L’amour de l’art, Paris, 1950, pp. 36-40.
6 Detienne, Les Jardins d’Adonis, p. 76.
7 Ibid., p. 95 ; cf. p. 113.
8 Le dossier grec des odeurs divines (association entre dieux et parfums) est présenté de
manière approfondie par S. Lilja, The Treatment of Odors in the Poetry of Antiquity, Helsinki,
1972, pp. 19 sqq.
Fumigations Antiques. L’odeur Suave Des Dieux Et Des Élus 223
O souffle divin, jusque dans le malheur je sens ton parfum, et mon corps
en est allégé ; la déesse Artémis est ici.
13.4
9 À propos de l’huile parfumée d’Héra dans l’Iliade Alain Ballabriga a donné une riche analyse
des implications de l’onction divine : « La nourriture des dieux et le parfum des déesses. À
propos d’Iliade, XIV, 170-172 », Metis 12, 1997, pp. 119-127.
224 Chapitre 13
10 Si l’on en croit un scholiaste (un peu délaissé) à Eschine I, 23, p. 13 Dindorf. Le passage
n’avait pourtant pas échappé à Detienne, op. cit. (n. 6), p. 73 (avec note 1).
11 Cf. Gabriella Ricciardelli éd., Inni Orfici, Rome, 2000, pp. XXXVII-LX.
12 Les huiles parfumées, manufacturées à Pylos et Cnossos, sont un élément capital dès
l’époque mycénienne. Elles sont élaborées à partir d’huile d’olive (ou de sésame) chauffée,
rendue astringente par l’ajout de coriandre ou de fenouil, puis parfumée avec des roses ou
de la sauge. Cf. A. Lucia d’Agata, « Incense and Perfumes in the Late Bronze Age Aegean »,
dans A. Avanzini éd., Profumi d’Arabia, Rome 1997, pp. 85-99 (notamment p. 85 avec notes 1
et 2); C. W. Shelmerdine, « Shining and Fragrant Cloth in Homeric Epic », dans J. B. Carter,
S. P. Morris éds., The Ages of Homer. A Tribute to Emily Towsend Vermeule, Austin, 1995,
pp. 99-107.
13 P GM XIII, 13-14.
Fumigations Antiques. L’odeur Suave Des Dieux Et Des Élus 225
En faisant de la myrrhe une divinité, l’Égypte tardive, celle des papyri magiques,
vient exaucer l’attente des Grecs. Elle permet d’expliciter ce que les Grecs
chez eux, depuis les présocratique, hésitent à croire : la consubstantialité de
l’offrande et du dieu. Une question, bien sûr, que le christianisme saura prolon-
ger à sa manière, pour l’enchantement de Deonna, et le nôtre. Le parfum, c’est
aussi la mémoire.
On peut être reconnaissant à Carlo Ossola, de nous avoir redonné accès à
cette mémoire, en publiant le beau dossier exploré par Waldemar Deonna.
14 Attesté dès l’akkadien le mot myrrhe, murru, est effectivement tiré d’une racine mrr qui
signifie l’amertume ; cf. G. Banti, R. Contini, « Names of Aromata in Semitic and Cushitic
Languages », dans A. Avanzini éd., Profumi d’Arabia, Rome, 1997, pp. 169-192, ici p. 178.
15 P GM 4, 1496-1595, dans la traduction de P. Charvet et A.-M. Ozanam, La magie. Voix
secrètes de l’Antiquité, Paris, 1994, p. 64.
Chapitre 14
14.1
1 Tite-Live V, 55, 1.
2 Ces émotions primaire, ou de base, ont été repérées par Darwin en 1872 (cf. Charles Darwin,
L’expression des émotions chez l’homme et les animaux, Paris, 2001) : la peur apparaît à côté
de la colère, du dégoût, de la surprise, de la tristesse et du bonheur (ou la joie). Dans le
prolongement de Darwin, l’approche classique de la reconnaissance « universelle » de
l’expression faciale des émotions de base est celle de Paul Ekman. Cf. notamment P. Ekman
éd., Emotions in the Human Face, 2nd ed. Cambridge, 1982 ; Id., « An argument for basic emo-
tions », Cognition and Emotion 6, 1992, pp. 169-200 ; Id., « Facial expression of emotions : New
findings, new questions », Psychological Science 3, 1992, pp. 34-38 ; A. Damasio, Spinoza avait
raison, Paris, 2003, pp. 51-52. On relèvera toutefois que la liste des émotions de base change
d’un auteur à l’autre, comme Klaus Scherer le relève dans « What are Emotions? And how can
they be measured ? », Social Science Information 44, 2005, pp. 695-729.
3 M. Mauss, « Techniques du corps », Journal de psychologie 32.3-4, 1936, pp. 271-293 ; repris
dans M. Mauss, Sociologie et anthropologie, Paris, 1950, pp. 363-386.
4 W. La Barre, « The Cultural Basis of Emotions and Gestures », Journal of Personality 16, 1947,
pp. 50-68, ici p. 52, 55, cité par John Corrigan, dans J. Corrigan éd., Religion and Emotion.
Approaches and Interpretations, Oxford/New York, 2004, p. 10.
5 Sur l’analogie couleurs / émotions, dans le cadre d’une approche comparatiste, cf. le précieux
développement de D. Konstan, The Emotions of the Ancient Greeks. Studies in Aristotle and
Classical Literature, Toronto, 2006, pp. 5-7. Il est indéniable que les symptômes physiques de la
peur, par exemple (frisson, sueur, pâleur, tremblement, soif intense, contraction des organes
sexuels, relâchement des boyaux, pour ne citer que ceux qu’Aristote a relevé) semblent bien
être des phénomènes universels. Mais la peur sera ressentie tantôt comme épouvante, tantôt
comme effroi, comme crainte ou stupéfaction, ou encore appréhension ; elle sera plus ou
moins solidaire d’autres émotions. On peut prendre plaisir à se faire peur. La complexité des
catégories indigènes qui visent à définir le sentiment qui découle d’une émotion est telle
qu’elle rend très difficile l’exercice de la traduction, d’une langue à l’autre. La peur, comme
émotion, semble avoir été reconnue dans toute civilisation, et dans toutes les langues. Mais
les dosages et les alliages sont chaque fois spécifiques. On soupçonne qu’une morphologie
comparée des gestes et des expressions émotionnels n’implique pas l’adéquation rigide de
cette morphologie à une sémantique. Ce qui se transmet d’une région à l’autre, d’une culture
à l’autre et d’une génération à l’autre, cela peut être formellement fixé, sans que cela implique
la permanence d’un sens.
6 Pour une approche comparatiste, cf. cependant A. Wierzbicka, Semantics, Culture, and
Cognition : Universal Human Concepts in Culture-Specific Configurations, Oxford/New York,
1992 ; Id., Emotions Across Languages and Cultures, Cambridge, 1999.
228 Chapitre 14
14.2
(ou des émotions) : son projet, rhétorique et moral, fut de rendre accessible
une gestion et même une « manipulation »10 de l’affect. C’était un projet inté-
ressé, de nature on peut dire politique, dans la mesure précisément où les
émotions sont de puissants opérateurs de choix décisionnels. Cette chimie
aristotélicienne de la persuasion devait rencontrer, sur le terrain de la Poétique,
l’un des plus anciens instruments d’observation et d’analyse des émotions, la
mythologie dont les récits, on le sait, sont étrangement persuasifs. Les mythes,
pour Aristote, vont précisément constituer le réservoir privilégié des intrigues
nécessaires à la fabrique de la tragédie, cette mise en spectacle, par l’imitation,
d’une action héroïque inspirant la peur (phóbos) et la pitié (éleos), dans le but
d’accomplir une purification (une catharsis) de ces deux émotions.
L’Aristote de la Poétique révèle ainsi la possibilité d’un usage homéopathique
des émotions représentées, jouées, théâtralisées. Avant même de mettre en
lumière cet usage poétique, dans la tragédie (mais la tragédie n’est-elle pas elle
aussi une performance rituelle ?) Aristote, dans une œuvre de jeunesse, n’avait
pas manqué de relever un usage religieux, qu’il découvrit à propos des mystères.
Ce qu’il en dit alors, dans son Perì philosophías (fr. 15 Ross), nous est parvenu à
travers une citation donnée beaucoup plus tard par Synésius de Cyrène, le cor-
respondant d’Hypatie. C’est peu de chose, c’est fortement médiatisé, mais c’est
fondamental comme l’avait bien relevé en son temps Jeanne Croissant11. La
citation se trouve dans le Dion, un traité pédagogique qui défend notamment
la pratique grecque des belles-lettres considérée comme un exercice de la rai-
son, opposé aux pratiques mystiques (non graduelles) de ceux que Synésius
appelle les Barbares, à savoir les moines, qui préfèrent cultiver une aptitude
irrationnelle pour atteindre d’un bond l’intelligence. Or seuls des êtres vrai-
ment exceptionnels peuvent se passer d’étude. Regardons comment Synésius
introduit la citation d’Aristote :
Mais les autres [les Barbares] ont suivi la seconde voie, celle que l’on juge
adamantine. Admettons, ce qui est vrai, que quelques-uns atteignent
leur but. Eh bien ! pour moi, ils ne semblent pas même suivre une voie :
comment le pourraient-ils en effet quand n’y apparaît aucune progres-
sion graduelle, ni début ni suite, ni aucun ordre ? Non, leur entreprise
12 Synésius de Cyrène, Dion VIII, 5-8 ; trad. de N. Aujoulat, légèrement modifiée.
13 Michel Psellus, Catalogue des Manuscrits alchimiques grec VI, éd. J. Bidez, Bruxelles, 1928,
p. 171.
14 Le dossier des textes relatifs aux mystères est commodément réuni dans P. Scarpi, Le
Religioni dei Misteri, 2 vols., Rome, 2002. Selon Clément d’Alexandrie, Stromates V, 11,
70, 7-71, 1, l’enseignement a lieu durant les Petits Mystères. Dans les Grands Mystères,
l’enseignement cède la place à l’époptie (epopteúein), à savoir la contemplation conçue
comme pensée (perinoeîn) de la phúsis et des prágmata. Pour l’époptie et l’illumination
qui donne à toucher et à voir, cf. Aristote, Eudemus, fr. 10 Ross (Scarpi E 29). Cf. Théon de
Smyrne, De l’utilité des mathématiques, pp. 14-15 Hiller (= Scarpi E7) pour la succession des
étapes : 1) purification (kátharsis), 2) transmission de la teletè, 3) époptie, 4) couronnement
(attachement et dépôt des bandelettes, stemmáton), 5) le bonheur dans la fréquentation
des dieux ; et aussi Clément, Stromates IV 1, 3,1; Synésius, Dion X, 52 C (= Scarpi E 18).
Rites Et Émotions. Considérations Sur Les Mystères 231
. . . dans les plus saints des rites (hai hagiotátai tôn teletôn) avant que les
dieux n’arrivent, les émanations de démons chthoniens deviennent man-
ifestes et des visions effraient les initiés, les distrayant des bonnes choses
que les dieux ont à offrir.
. . . de même que, dans les plus saints des mystères, les visions mystiques
sont précédées de visions stupéfiantes pour ceux qui vont être initiés, de
même aussi dans le monde intelligible : avant la participation au Bien
se manifeste d’abord la beauté qui stupéfie les spectateurs, qui convertit
leur âme et qui, installée dans le vestibule, montre quelle est la nature du
Bien qui reste caché à l’intérieur du sanctuaire (trad. Saffrey-Westerinck).
15 Creuzer, dans sa Symbolik, s’appuie sur ces données néoplatoniciennes (il est lui-même
éditeur des néoplatoniciens) : « Ce qui est propre au symbole, c’est ce qu’on pourrait
nommer une révélation instantanée. En effet, le symbole est un signe ou une parole qui
donne instantanément une conviction profonde, qui vit dans la mémoire et lui rappelle
une grande idée. Ce mot, dans la religion populaire, s’applique à diverses parties du culte
des dieux ; mais il a des rapports plus intimes avec la doctrine secrète et le culte supérieur
pratiqué dans les mystères. Différens emblèmes et différentes formules employés par
les initiés, les mots d’ordre et les signes au moyen desquels ils se reconnaissaient entre
eux, toutes les choses de ce genre portaient le nom de symboles ou un nom analogue [les
fameux sunthèmata éleusinien] ». Cf. F. Creuzer, Religions de l’Antiquité, trad. et éd. par
J. D. Guigniaut, t. 1, 2ème partie, Paris, 1825, pp. 528-536.
232 Chapitre 14
16 De progrediendo in virtutem X, 81 D-E (trad. A. Pierron, Traités de morale de Plutarque,
Paris, 1847, fortement modifiée).
17 Phríke, frisson de la peau, ou hérissement des poils ou des cheveux ; trómos, tremblement ;
idròs, sueur ; thámbos, mélange de terreur et de stupéfaction.
Rites Et Émotions. Considérations Sur Les Mystères 233
bourbier et les ténèbres et, par crainte de la mort, s’attarder dans les
maux, faute de croire au bonheur de là-bas18.
18 Plutarque F 178 Sandbach, = Stobée, Anthologie 4, 52b, 49, 2-20. Je reproduis la traduction
de P. Foucart, Les mystères d’Éleusis, Paris, 1914, p. 393.
19 Le gong, chez Apollodore d’Athènes 244 F 110b Jacoby ; cf. Philostrate, Vie des sophistes II,
20 ; et IG II2 3811, 1-2 ; 4-10 ; Hippolyte, Réfutation V, 8, 40 (Brimo). Les rites d’épouvantes
sont mentionnés dans d’autres contextes qu’Éleusis. Par exemple à Samothrace (scholie
à Aelius Aristide, p. 189, 6 = Scarpi C3). Dans un contexte de rituel funéraire réservé à des
initiés, une lamelle d’or orphique de Thourioi (Zuntz A 4) proclame : « Réjouis-toi ayant
souffert une souffrance que jamais auparavant tu n’as souffert » (chaîre pathòn tò páthema
tò d’oúpo prósthe epepóntheis). Dans les rituels macédoniens de type dionysiaque, les
femmes se plaisent à manipuler de grands serpents qui sortent du lierre ou des vans
mystiques, s’enroulent aux thyrses et aux couronnes et terrorisent les hommes : Plutarque,
Alexandre II, 7-9 ; cf. Athénée V, 28, 198 e.
20 W. Burkert, Les cultes à mystère dans l’antiquité, trad. B. Deforge et L. Bardollet, Paris,
1992, p. 84. Burkert renvoie, pour ce passage émotionnel d’un contraire à l’autre, à Aelius
Aristide, Discours XXII, 2 ; XXIV, 28 ; ainsi qu’au fr. 387 Radt d’Eschyle.
234 Chapitre 14
14.3
Dans celle qui a la raison ils situent la tranquillité, c’est à dire un état
d’équilibre calme et paisible, dans la seconde, les mouvements désordon-
nés, et de la colère, et du désir, mouvements qui sont opposés et hostiles
à la raison. Partons donc de cette base, tout en recourant, pour classer
les passions (les perturbationes), aux définitions et aux partitions des
stoïciens qui, à mon avis, déploient dans cette question l’esprit le plus
pénétrant (trad. Jules Humbert)23.
Plus loin encore (IV, XVII, 38-40), Cicéron critique la thèse péripatéticienne
des passions moyennes :
Ces philosophes regardent les passions comme nécessaires, mais leur fix-
ent une limite qu’il faudrait ne pas dépasser [. . .] Chercher une limite
au vice c’est raisonner comme si l’on admettait qu’un homme, sautant
24 Non loin d’Actium, sur la côte acarnanienne, où se dresse un autre sanctuaire d’Apollon.
25 Cicéron, Tusculanes IV, 72-73, reprend une fois encore le motif du saut de Leucade, en
citant La Leucadienne de Sextus Turpilus : « Ô toi, Apollon vénérable, et toi, Neptune, roi
des eaux, je t’invoque, et vous encore, ô Vents [. . .] mais j’aurais tort de m’adresser à toi,
Vénus ».
26 M. P. Nilsson, Griechische Feste von religiöser Bedeutung mit Ausschluss der Attischen,
Stuttgart, 1906, pp. 110-111 (cf. note 1, p. 111).
236 Chapitre 14
J’ai gravi une fois encore la falaise et de la roche de Leucade dans la vague
grise d’écume je plonge, ivre d’amour27.
27 Anacréon fr. 376 Page (dans une traduction d’Y. Battistini, Lyra Erotica, Paris, 1992,
p. 247). Il s’agit d’une variante formulaire, à mettre en rapport avec le fr. 413 Page du même
Anacréon : « À nouveau Éros m’a frappé de sa longue cognée, tel un bronzier, et il m’a
plongé dans un torrent glacial » (trad. Calame). La formule est attestée chez Sappho
elle-même : « Éros à nouveau m’agite, lui qui rompt les membres, le doux piquant,
l’impossible animal » (fr. 130, 1-2 Voigt, trad. Calame). Cf. Claude Calame, « La katharsis
érotique dans la poésie mélique des cités grecques » (inédit) ; cf. Id., « Diction formulaire
et fonction pratique dans la poésie mélique archaïque », dans F. Létoublon éd., Hommage
à Milman Parry. Le style formulaire de l’épopée homérique et la théorie de l’oralité poétique,
Amsterdam, 1997, pp. 215-222.
28 Euripide, Cyclope 163-172. Je paraphrase, en m’inspirant de la traduction de Marie Delcourt.
29 G. Nagy, « Phaethon, Sappho’s Phaon, and the White Rock of Leukas », Harvard Studies
in Classical Philology 77, 1973, pp. 137-177 (en particulier p. 142, et 147) met en relation la
falaise de Leucade avec d’autres roches blanches de la tradition archaïque : « In sum, the
White Rock is the boundary delimiting the conscious and the unconscious – be it a trance,
stupor, sleep, or even death » (p. 147). Sur le rite de Leucade, cf. K. Meuli, « Leukates-
Leukatas », P.-W. t. XII, col. 2159 ; cf. H. Dörrie, P. Ovidius Naso, Der Brief der Sappho an
Phaon, Munich, 1975, pp. 36-49.
Rites Et Émotions. Considérations Sur Les Mystères 237
30 Pour Sappho, cf. ce qu’Ovide lui fait dire. Pour Phaon, cf. Plaute, Miles gloriosus 1246-1247,
et M. Detienne, Les Jardins d’Adonis, Paris, 1972, pp. 133-138. Ptolémée Héphestion, dans
son Histoire Nouvelle (citée par Photius, Bibliothèque 190, 153 a7-153 b22) donnait une liste
de tous ceux dont la passion amoureuse fut guérie par le saut. Cette liste ne comprend pas
Sappho. Mais elle débute par le récit d’origine selon lequel Zeus aurait été guéri de son
amour pour Héra en s’asseyant sur le rocher. Tous les autres (y compris Aphrodite en deuil
d’Adonis, sur le conseil d’Apollon) sautent. Certains en meurent. Selon Servius, Aen. VIII,
59, le saut peut avoir différentes motivations : . . . apud Leucaten soliti erant se praecipitare
qui aut suos parentes invenire cupiebant aut amari ab his desiderabant quos amabant.
31 Cf. M. Detienne, Les Jardins d’Adonis, op. cit. (n. 30), p. 137, note 2 renvoyant à J. André,
« Pythagorisme et botanique », Revue de Philologie, de littérature et d’histoire anciennes,
32.2, 1958, pp. 218-243, contre J. Carcopino, La basilique pythagoricienne de la Porte
Majeure, Paris, 1927. Cf. P. Mingazzini, « Sul preteso carattere religioso della cosidetta
basilica sotteranea di Porta Maggiore », in E. Homann-Wedeking, B. Segall éds., Festschrift
Eugen von Mercklin, Waldsassen, 1994, pp. 90-105.
32 Cf. la reproduction du saut de Sappho sur un stuc de la Basilique de Porta Maggiore,
dans J. Carcopino, De Pythagore aux apôtres, Paris, Flammarion 1956, planche 1, pp. 46-47.
F. Coarelli, Roma, Rome, 4ème éd., 2004, p. 239. Cf. E. Strong, N. Jolliffe, « The Stuccoes
of the Underground Basilica Near the Porta Maggiore », JHS 44, 1924, pp. 65-111. Pour
les anciennes interprétations en termes de rite de passage de nature cathartique, cf.
J. Hubaux, « Ovidiana I. Ovide et Sappho », Musée Belge 5, 1926, pp. 197-219 ; Id., « La fatale
Basilique de la Porte Majeure », L’Antiquité classique 1, 1932, pp. 375-394 ; H. Jeanmaire,
238 Chapitre 14
14.4
Pour essayer de percevoir ce qui aura été reconnu par les Anciens, et à Rome
plus particulièrement, comme une fonction réellement rituelle de l’émotion,
il n’aura pas été inutile, néanmoins, de regarder du côté du jeune Aristote et
de nous pencher sur cette image de Sappho en proie à la passion. Dans la
15ème Héroïde, la Naïade qui jaillit de sa source convie la poétesse à se dépla-
cer. Sappho doit quitter Lesbos et se diriger vers Leucade, avant de se préci-
piter dans la mer. Le mouvement intérieur déclenché par la passion, cette
souffrance, cette perturbatio dont parle Cicéron, devient alors littéralement
un déplacement spatial. Si le mot émotion (dérivé d’emovere, impliquant un
déplacement) est absent du vocabulaire latin et n’apparaît, dans un tout autre
contexte, qu’à la Renaissance33, la perturbatio émotionnelle, qui peut aussi se
dire motus, est bel et bien le contraire du calme ou de l’immobilité. Une éty-
mologie audacieuse de Varron (ling. 6, 48, et 45) rapproche la peur, metus (une
« émotion » fondamentale), du mouvement motus ; une autre peur, timor, est
rapprochée du tremblement. Cette explication est révélatrice d’une concep-
tion bien plus générale34.
On sait que Zeus, lui, ne bouge pas. « Zeus précipite les mortels du haut des
remparts de l’espoir, il les massacre sans s’être armé d’aucune violence. Le divin
ne connaît pas l’effort. Assis, sans bouger de son siège pur, il accomplit aussitôt
ce qu’il médite », nous dit Eschyle35. L’émotion, elle, est un déplacement, et du
même coup un défaut, une souffrance.
En tant que telle, l’émotion serait-elle étrangère au divin ? Les dieux seraient-
ils dépourvus de passion ? À cette question la pensée épicurienne répondra
d’une manière résolument claire et positive, mais cette réponse ne correspond
pas nécessairement à la donnée la plus traditionnelle. Le Zeus d’Eschyle ne
représente qu’un aspect du divin. Le dieu souverain qui trône sur l’Olympe
n’est pas un voyageur, certes, mais il est capable d’émotions, notamment
d’amour et de colère. Et l’on sait qu’il existe, à côté de lui, des dieux itinérants,
et même errants. Des dieux innombrables parcourent la terre et observent les
comportements humains, nous dit Hésiode. On rencontre même des dieux
souffrants, emportés par l’errance : Dionysos en sa folie, ou Déméter en colère
Couroi et Courètes, Lille, 1939, p. 326 (qui fait un rapprochement avec le saut de Psyché,
chez Apulée), sans parler, bien sûr, de Jérôme Carcopino.
33 Pour désigner un déplacement de population . . .
34 Il faudrait relire tout le développement de Varron, loc. cit., sur les émotions.
35 Eschyle, Suppliantes 96-103 (trad. personnelle).
Rites Et Émotions. Considérations Sur Les Mystères 239
Proclus, dans son Commentaire à la République de Platon I, 125, 3-22, parle des
hieroi thrènoi les saintes lamentations, transmises en secret dans les teletai de
Déméter et de Corè.
La question se pose de savoir si l’on est autorisé à parler de « mystères » à
propos de ce type de rituel que les Romains, on va le voir, ne semblent guère
apprécier ? Mystère, un mot qui concerne essentiellement Éleusis, signifie rite
secret. Denys, en tout cas, dans un passage que nous allons aborder, sur les rites
de deuils divins, n’utilise pas ce mot. Et tous les rituels de deuil ne sont pas
secrets. On n’est pas non plus dans un registre d’initiation au sens tribal, ésoté-
rique ou éliadien, impliquant un pseudo-scénario de mort et de résurrection.
On ne peut plus aujourd’hui adopter la position d’un Alfred Loisy qui, dans
Les mystères païens et le mystère chrétien (Paris, 1914, pp. 196-203), voulait faire
de tous ces dieux qui souffrent des préfigurations du Christ, y compris Mithra
lui-même qui meurt, nous dit-il, sous la figure du taureau qu’il se sacrifierait
à lui-même38.
Il est vrai qu’il existait des rituels secrets ou réservés (ainsi la part féminine
dans les fêtes officielles de Cérès, et dans les sacrifices nocturnes mais pro
populo à Bona Dea) et le motif de la mort et de la renaissance (appliqué aux
adeptes, et non au dieu) semble avoir figuré dans certains rites mithraïques,
si l’on songe aux inscriptions de Santa Prisca. Et certains témoignages indi-
rects suggèrent la pratique de mises en scènes effrayantes. Les sculptures
d’un léontocéphale ailé, dont le corps est parfois entouré par la spirale d’un
serpent, présentent un crâne troué et une bouche creuse, probablement
36 Silvia Montiglio l’a bien vu, dans Wandering in ancient greek culture, Chicago/London,
2005, p. 62. Sur le passage du deuil à la colère, cf. N. Loraux, Les mères en deuil, Paris, 1990
pp. 67-68.
37 Cf. Lactance, Div. Inst. 23.
38 Cf. la critique de G. Sfameni-Gasparro, Misteri e Teologie, Cosenza, 2003, p. 221 note 31. Sur
la présence (rare, mais attestée) de « mystères » à Rome et la difficulté de distinguer ces
« mystères » de ce que le latin appelle des initia, cf. H. Le Bonniec, Le culte de Cérès à Rome
des origines à la fin de la République, Paris, 1958, pp. 423-438.
240 Chapitre 14
14.5
À Rome, d’ailleurs, on ne peut pas dire que ce motif du dieu souffrant ait fait
l’objet d’une réception très positive. Il suffit de rappeler ce que Denys d’Hali-
carnasse rapporte (Histoire romaine II, 19), en exagérant il est vrai, sur le pathos
et la « passion » des dieux, dans des rituels particuliers :
On ne célèbre pas chez les Romains ces journées de deuil où des femmes
vêtues de noir se frappent la poitrine et gémissent sur la disparition de
divinités, comme le font les Grecs pour l’enlèvement de Perséphone, les
malheurs de Dionysos et tous les autres mythes de ce genre42. On ne verrait
39 M. Clauss, The Roman Cult of Mithras. The God and his Mysteries, translated by Richard
Gordon, New York, 2001, p. 163.
40 Cf. M. J. Vermaseren, Mithriaca I, Leyde, 1971, pls. XXV, XXVIII ; W. Burkert, Les cultes à
mystères dans l’Antiquité, op. cit. (n. 19), fig. 12.
41 R. MacMullen, Le paganisme dans l’Empire romain, Paris, 1987, pp. 198-199. Walter Burkert
signale qu’une explication différente a été avancée par W. Lentz et W. Schlosser, dans les
Hommages Vermaseren, Leyden, Brill, 1978, pp. 591 sq.
42 Denys force le trait : il existait depuis longtemps des fêtes où le deuil précède le retour à
l’allégresse, notamment le sacrum anniversarium Cereris, réservé aux femmes : cf. H. Le
Bonniec, Le culte de Cérès à Rome, op. cit. (n. 37), pp. 400-423.
Rites Et Émotions. Considérations Sur Les Mystères 241
pas non plus chez eux ‒ malgré la corruption des mœurs qui règne désor-
mais ‒ ni transports extatiques, ni délires corybantiques, ni tournées de
quêteurs, ni fureurs bacchiques, ni rites à mystères, ni de ces veilles où
hommes et femmes passent toute la nuit ensemble dans des temples, ni,
en un mot, aucune des impostures de cette espèce. Au contraire, chacun
manifeste dans ses gestes comme dans ses paroles un respect pour les
dieux qu’on n’observe ni chez les Grecs ni chez les Barbares (trad. Valérie
Fromentin et Jacques Schnäbele).
Parmi les autres faits ou impostures du même ordre suggérés par Denys (qui
oublie intentionnellement Cérès), on pourrait bien sûr, à côté des plaintes
rituelles adressées à Adonis, évoquer le mythe d’Osiris tel qu’il sera bientôt rap-
porté par Plutarque, dans une version faisant passer les traditions égyptiennes
dans un filtre éleusinien. En ce qui concerne Attis, qui meurt bel et bien, et
dont la mort suscite la colère de la Mère qu’il faut apaiser, Denys suggère que
cette affaire ne concerne que la partie phrygienne de son rite, la partie effec-
tuée par les galles, c’est à dire des prêtres venus d’ailleurs.
Il sera utile, sur ce point, de considérer que Denys d’Halicarnasse introduit
Attis, précisément, comme exemple de la retenue romaine par rapport aux
rituels émotionnels et aux mythes qui les accompagnent. Attis, souligne-t-il,
fait l’objet, à Rome, de la part des citoyens qui l’ont introduit, d’un ensemble
de rites distinct de ceux des galles, des rites particulièrement sobres et respec-
tables, contrairement aux pratiques grecques et anatoliennes du culte de la
Mère des dieux.
Dans les Fastes d’Ovide, le récit de l’introduction du culte de la Mère des
dieux est focalisé sur la figure de Claudia Quinta, une figure de matrone
dépourvue de tout excès émotionnel. Pourtant, au niveau du mythe, Attis est
présenté comme l’exemple type de l’agitation émotionnelle (comme il l’était
d’ailleurs déjà chez Catulle). Il devient fou au moment de son mariage. Le toit
de la chambre nuptiale se met à vaciller comme le palais de Cadmos dans les
Bacchantes d’Euripide. Halluciné, il s’enfuit au sommet du Dindyme. Attis voit
des torches et des fouets, il se croit talonné par les « déesses palestiniennes »43.
Il se lacère le corps avec une pierre tranchante, pratiquant sur lui-même la
mortification sanglante que pratiquent les galles. Il laisse traîner à terre sa
longue chevelure, désignant ainsi la souillure de sa virginité trahie. Et on
l’entend proférer :
43 Cf. J. L. P. Butrica, « Attis and the “Palestinian” goddesses (Ov. fast. 4. 236) », Exemplaria
Classica. Revista Internacional de Literatura Comparada 8, 2004, pp. 59-67, qui passe en
revue toutes les interprétations avancées de ce passage énigmatique, avant de proposer
de corriger les déesses « palestiniennes » en furies « pallentes ».
242 Chapitre 14
J’ai mérité, je paie de mon sang le juste prix de ma faute, ah que péris-
sent les parties qui m’ont fait ce tort, oui, qu’elles périssent ! Il s’enlève le
fardeau de l’aine et aussitôt ne subsiste plus aucun signe de sa virilité.44
Dans la version rapportée bien plus tard par Arnobe, les mêmes motifs sont
repris. Attis empli de démence parvient aux limites extrêmes du bacchant. La
scène, comme chez Ovide, a lieu à l’occasion de son mariage avec une mortelle,
ce qui est ressenti comme un sacrilège par la Mère des dieux (ici redoublée en
Agdistis et Mère des dieux45). Attis s’élance en gesticulant avant de se trancher
les organes génitaux sous un pin, en proclamant : « Garde pour toi, Agdistis,
ces choses à cause desquelles tu as mis en branle de si grandes agitations de
folie dangereuse » (V, 7 : Tibi Acdesti haec habe, propter quae motus tantos furia-
lium discriminum concitasti). La vie s’échappe avec les flots du sang, mais la
Mère des dieux recueille les organes, qu’elle lave et qu’elle recouvre de terre, les
ayant revêtus du costume des morts. Du sang répandu naissent des violettes,
dont on couronne le pin. La jeune épouse, nommée Ia (« Violette »), se suicide
après avoir recouvert la poitrine du mort de laine tendre, et pleuré en compa-
gnie d’Agdistis. Le sang d’Ia mourante se transforme en violettes pourpres. La
Mère des dieux éclate elle aussi en sanglots, et de ses larmes naît un aman-
dier signifiant l’amertume du deuil. Elle emporte dans son antre le pin sous
lequel Attis a perdu sa virilité, et mêle ses plaintes à celles d’Agdistis. Elle se
frappe la poitrine en tournant autour de l’arbre, un arbre dont on précise qu’il
est maintenant immobilisé. Zeus, à qui Agdistis demande qu’Attis revive, ne le
permet pas ; mais il accorde que le corps d’Attis ne pourrisse pas, que ses che-
veux poussent toujours, que le plus petit de ses doigts vive et soit agité, seul,
d’un mouvement incessant. Satisfait, Agdistis consacra le corps à Pessinonte,
et le fit honorer par des prêtres spéciaux, en des cérémonies annuelles.
Le rite annuel, dont on ne dit pas qu’il serait un mystère, est construit
comme un dispositif destiné à reproduire, à mettre en scène cette agitation
extrême culminant dans une double auto-mutilation conduisant à la mort,
pour en réduire et en contrôler le mouvement, en ritualisant (collectivement)
l’émotion. C’est le rite pratiqué par les galles46.
Dans un autre mythe phrygien, Attis est appelé Papas, d’un nom que les
Naassènes, qui rapportent ce récit, interprètent comme étant dérivé du verbe
pauein, « mettre un terme, faire cesser ». On se souviendra que ce même verbe
a déjà été rencontré à propos du saut de Sappho à Leucade47. La tradition naas-
sène dit que l’on nomme Attis « Papas parce qu’il a mis fin (par sa castration) à
tout ce qui, avant sa manifestation, était mû de manière désordonnée et disso-
nante ». L’allusion aux mouvements désordonnés qui précèdent la castration
(castration ici interprétée de manière positive) doit être référée à cette donnée
du mythe d’Attis qu’on trouve déjà dans la version d’Ovide, bien avant celle
d’Arnobe.
Ce dont il est question ici, sous différentes colorations (chrétiennes ou
autres) c’est d’un contrôle, d’une maîtrise du mouvement. Il s’agit de calmer
une agitation, de la réduire, rituellement. Au fond, toutes ces histoires de
castrations apparaissent comme des variations (sexuellement orientées, et
impérialement datées) sur un motif bien plus ancien, celui de la catharsis des
émotions telle qu’on l’a rencontrée chez Aristote. Denys d’Halicarnasse, d’ail-
leurs, faisait précéder son compte-rendu de l’hostilité des Romains envers les
rituels de deuil d’une considération sur les usages du mythe où l’on reconnaî-
tra, sans peine, une allusion au passage de la Poétique d’Aristote concernant
le muthos comme intrigue tragique : « [Certains mythes], dit Denys, soulagent
furieuse et sexuelle, qu’il faut réduire à tout prix, on le retrouve dans un autre récit
romanesque, chrétien cette fois, les Actes de Jean. Aveuglé par le désir qui le porte vers une
femme mariée, un jeune homme de la région d’Ephèse assassine son père qui s’oppose à
ses projets. Converti par Jean, qui ressuscite le père, le « héros » saisi de remord se châtre
comme un Attis, avant d’accompagner l’apôtre dans son œuvre d’évangélisation. On
retiendra la manière (chrétienne, faisant appel au Diable, mais modérément « encratite »)
dont Jean commente ce traitement exagéré de l’agitation : « Jeune homme, celui qui t’a
mis en tête de tuer ton père et de devenir l’amant de la femme d’autrui, c’est lui qui t’a
également dépeint comme une œuvre juste de couper les membres importuns. Or, tu
aurais dû éliminer, non pas les parties naturelles, mais la pensée qui, par leur intermédiaire,
s’est révélée malfaisante. Car ce ne sont pas les organes qui sont nuisibles pour l’homme,
mais les sources invisibles sous l’action desquelles toute impulsion honteuse se met
en mouvement et vient au grand jour » (Ou gàr tà órganá esti blaptikà tôi anthrópoi all’
hai aphaneîs pegaì di’ hôn pâsa kínesis aischrà kineîtai kaì eis tò phaneròn próeisin. Trad.
E. Junod et J.-D. Kaestli). Les termes qui décrivent dans ce texte l’agitation causée par le
désir sexuel, agitation ici ramenée à l’action de Satan, sont remarquablement proches
de ceux qui sont placés dans la bouche d’Attis au moment de la castration, dans le récit
d’Arnobe (haec . . . propter quae motus tantos furialium discriminum concitasti). La scène,
dans les Actes de Jean, est localisée elle aussi en Phrygie.
47 Sur le champ sémantique de paúein, cf. P. Ellinger, La fin des maux. D’un Pausanias à
l’autre. Essai de mythologie et d’histoire, Paris, 2005, pp. 145-151.
244 Chapitre 14
14.6
L’intérêt des Anciens pour les émotions aura été immense et leurs réflexions
demeurent encore d’actualité. La référence essentielle est Aristote, évidem-
ment (et plus particulièrement celui de la Rhétorique), comme vient encore de
le confirmer le livre important de David Konstan sur les émotions grecques50.
Dans la mesure où Aristote a développé une théorie de la rationalité des émo-
tions, il reste en effet d’un intérêt très actuel. Mais il ne faut pas négliger l’apport
platonicien, puis stoïcien, épicurien et sceptique. Les stoïciens notamment
insisteront de manière remarquable sur le contraste entre l’aspect physiolo-
gique et l’aspect cognitif du processus émotionnel. C’est ainsi que Sénèque
montre bien, à propos de la colère définie comme un désir de vengeance
consécutif à un sentiment d’injustice, qu’un moment de réflexion, décisive,
accompagne nécessairement ce qu’il appelle le mouvement physique :
Je tiens, moi, que la colère n’ose rien par elle-même et sans la permission
de l’âme. Car entrevoir l’injure et en désirer la vengeance; faire la double
réflexion qu’on ne doit pas être offensé, et qu’on doit punir l’offenseur,
cela ne tient pas au mouvement physique, qui devance en nous la volo-
nté. Celui-ci est simple ; l’action de l’esprit est complexe et renferme plus
d’un élément. Notre esprit a conçu quelque chose qui l’indigne, qu’il
48 Denys d’Halicarnasse, Histoire romaine II, 20 ; trad. Valérie Fromentin, Jacques Schnäbele.
49 Aristote, Poétique 1449b-1450a : « Un tragédie c’est donc l’imitation d’une action sérieuse
et aussi complète, ayant une certaine longueur, dans un langage assaisonné de manière
bien distincte selon les différentes parties de l’œuvre ; cette imitation, réalisée par des
personnages en action et non dans le cadre d’un récit, a pour effet de conduire, à travers
la pitié et la peur, jusqu’à la purification de telles émotions [. . .] C’est le mythe qui est
l’imitation des actions. J’appelle en effet mythe [à savoir l’intrigue tragique, l’argument]
l’assemblage des actions accomplies ».
50 D. Konstan, The Emotions of the Ancient Greeks, op. cit. (n. 5).
Rites Et Émotions. Considérations Sur Les Mystères 245
condamne, qu’il veut punir, et rien de tout cela ne peut se faire, si lui-
même ne s’associe à l’impression des sens51.
51 Sénèque, De la colère II, 1, 4-5 ; traduction française par M. Charpentier, F. Lemaistre, Les
Œuvres de Sénèque le Philosophe, t. II, Paris, 1860.
52 M. Nussbaum, Uphaevals of Thought : The Intelligence of Emotions, Cambridge, 2001. David
Konstan, The Emotions of the Ancient Greeks, p. 21, critique cette approche : « One may
question wether the intensity characteristic of certain kinds of judgments – namely those
concerning matters that are important for our life goals – can be simply folded into the judg-
ment itself, as opposed to constituting an additional element carrying precisely the affective
charge that we associate with the category of emotion ».
53 Cf. K. Scherer, « Feelings Integrate the Central Representation of Appraisal-Driven
Response Organization in Emotion », in A. S. R. Manstead, N. H. Frijda, A.H. Fischer éds.,
Feelings and Emotions : The Amsterdam Symposium, Cambridge, 2004, pp. 136-157 ; Id.,
« What are Emotions ? And how can they be measured ? », Social Science Information 44,
2005, pp. 695-729. Une remarque de David Konstan est utile dans ce contexte : « The role of
evaluation in emotion is . . . not merely constitutive but dynamic : a belief enters into the for-
mation of an emotion which in turn contributes to modifying some other belief or, perhaps,
intensifying the original one. In the latter case, the emotion would act on belief in such a way
as to confirm the emotion itsel » (The Emotions of the Ancient Greeks, op. cit. p. 37).
246 Chapitre 14
Un témoignage très intéressant sur la manière dont les stoïciens ont traité
cette étape de l’appraisal se trouve chez Aulu-Gelle, dans les Nuits attiques
(XIX, 1). Il s’agit d’un récit de voyage en mer. Un orage éclate, qui menace de
faire sombrer le navire. Il y avait, parmi les passagers, un philosophe célèbre
de l’école stoïcienne. Le narrateur raconte comment, au plus fort du danger,
il se mit à observer le philosophe, curieux qu’il était de connaître l’état de son
âme et de voir s’il demeurait ferme et inébranlable. Au milieu des cris et des
gémissements, l’attitude du stoïcien reste calme, courageuse. Pas de larmes,
ni de plainte. Mais par la pâleur et l’altération du visage, il n’était toutefois pas
différent des autres. Enfin, le ciel s’éclaira, la mer s’apaisa, et le danger disparut.
Un personnage riche et prétentieux se moque alors du philosophe, lui deman-
dant comment il a pu craindre et pâlir alors que lui est resté impassible. Le
philosophe réfléchit, puis répond ce qu’aurait répondu, dans une situation
analogue, un disciple d’Aristide :
C’est que nous ne sommes pas l’un et l’autre dans la même position : tu
dois être peu inquiet de l’âme d’un méchant vaurien ; tandis que moi, je
crains pour une âme formée à l’école d’Aristippe.
Les visions, appelées par les Grecs phantasíai, imagination, qui viennent
tout d’un coup frapper l’âme et l’ébranler, ne dépendent pas de notre
volonté et de notre libre arbitre : par une force qui leur est propre, elles
s’imposent à la connaissance de l’homme. Mais les consentements [après
examen, probationes], appelée sugkatathéseis, qui, en acquiesçant à la
sensation, nous la font discerner, sont des actes volontaires et libres. Ainsi
un bruit formidable dans le ciel, le fracas d’une ruine, la nouvelle subite
et inattendue d’un danger, ou toute autre chose semblable, ont pour effet
nécessaire d’ébranler l’âme, de la resserrer et de la faire en quelque sorte
pâlir. Le sage lui-même ne saurait s’en défendre ; cet effet n’est point
produit par la peur réfléchie d’un mal, mais par des mouvements rapides
et involontaires qui préviennent l’usage de l’intelligence et de la raison,
Mais, revenu à lui-même, le sage ne donne pas son assentiment à ces
imaginations, à ces visions pleines de terreur : ou sugkatatíthetai, oudè
Rites Et Émotions. Considérations Sur Les Mystères 247
14.7
Il valait la peine de s’arrêter sur cette description de l’appraisal telle qu’elle est
présentée et commentée par un philosophe stoïcien. Elle peut en effet per-
mettre, me semble-t-il, de jeter une lumière originale sur quelques aspects par
ailleurs bien connus de la religion romaine. Le témoignage d’Aulu-Gelle appa-
raît comme un témoignage « en creux », puisque le philosophe dont il raconte
le voyage en mer refuse de donner suite à l’émotion. Mais ce refus de donner
suite, cette manière somme toute très romaine de se donner le temps d’hésiter
avant de prendre une décision sur la suite à donner ou à ne pas donner à tel
ou tel signe, à tel ou tel événement redoutable, nous invite à regarder ce qui se
passe, de façon très semblable, en matière religieuse aussi.
Ce récit d’une aventure individuelle et philosophique débouchant sur
l’exposé d’une technique de maîtrise de l’émotion soulève une question qui se
pose aussi, mais au niveau collectif et institutionnel cette fois, à Rome, dans
le champ de la religio conçue comme scrupule et relecture. C’est alors de nou-
veau la question de la place occupée et du rôle joué par l’affect dans les rites qui
est concernée, et plus précisément de la perturbation qu’il pourrait introduire.
54 Epictète fr. 9 Schenkel. La traduction ici reproduite est celle de MM. de Chaumont,
Flambart et Buisson, Oeuvres complètes d’Aulu-Gelle, vol. II, Paris, 1920. Au 4ème chapitre de
son livre Stoicism and Emotion, Chicago, 2008, Margaret Graver consacre quelques pages
très denses qui m’ont été très utiles, à l’analyse de ce témoignage illustrant de manière
surprenante la distinction stoïcienne entre pré-émotion (propátheia) et émotion. Je
remercie vivement Margaret Graver de m’avoir permis de lire et de citer cette étude avant
sa publication.
248 Chapitre 14
Qui t’a amené, petit ? Si tu tardes à me dire qui t’a amené dans cette île,
je ferai que tu t’aperçoives, ayant été réduit en cendres, que tu es devenu
quelque chose qu’on ne peut plus voir.
55 W. James, L’expérience religieuse. Essai de psychologie descriptive, trad. par Frank Abauzit,
Paris, 1931, p. 41, écrit : « Comme l’amour, la colère, l’ambition, la jalousie, comme toute
impulsion instinctive, elle [la religion] illumine la vie d’un éclat enchanteur qui se suffit
à lui-même et qu’on ne peut expliquer par rien d’autre. On l’a, ou on ne l’a pas . . . C’est
un don de notre organisme diront les physiologistes ; un don de la grâce divine, diront
les théologiens ». L’idée d’Otto, Das Heilige. Über das Irrationale in der Idee des Göttlichen
und sein Verhältnis zum Rationalen, Gotha, 1917, c’est que les prédicats à l’aide desquels
la philosophie et la théologie s’efforcent d’exprimer « dieu » visent une réalité qui leur
est par essence inaccessible ; la religion ne s’épuise pas dans des énoncés rationnels. Il
convient, selon Otto, d’examiner les expressions philosophiquement les moins élaborées,
les plus primitives, les plus proches de l’émotion. On y perçoit quelque chose qui est
plus que la mise à l’infini des attributs habituels ou rationnels de dieu (beauté, bonté,
etc.), un « surplus dont nous avons le sentiment et qu’il s’agit de considérer » (p. 20). Otto
ajoute : « Nous invitons le lecteur à fixer son attention sur un moment où il a ressenti
une émotion religieuse profonde et, autant qu’il est possible, exclusivement religieuse.
S’il en est incapable ou s’il ne connaît pas de tels moments, nous le prions d’arrêter ici sa
lecture » (p. 22 de la trad. française chez Payot).
Rites Et Émotions. Considérations Sur Les Mystères 249
Le Naufragé répond :
Le pâtre qui rencontre une déesse, dans une autre histoire égyptienne, est
plus effrayé qu’Anchise dans l’Hymne homérique à Aphrodite : ses cheveux se
hérissent, et la peur qui l’envahit ne quitte plus son corps (Lefebvre, p. 27). Vu
à grande échelle, on a affaire à un « universel ». Du genre awe, ou Ehrfurcht.
Mais il convient de regarder ce type de phénomène de manière plus précise et
contextuelle. Dans la pratique religieuse antique, à de rares exceptions près, on
ne rencontre pas la divinité. On cherchera plutôt, normalement, à éviter une
telle rencontre. À moins qu’on ne devienne dieu soi-même.
D’autre part, la divinité elle-même a changé de statut. Le dieu chrétien est
un dieu passionnel qui connaît l’incarnation. Avec comme corollaire, entre
autres, que la pitié (l’éleos aristotélicien), une émotion dont les polythéistes
nous disent qu’il faut se purger, devient à la fois une vertu du pratiquant (qui
imite le dieu) et un attribut de la divinité, sous les espèces respectivement de
l’aumône et de la miséricorde. Le kyrie eleison, qui n’apparaît pas avant la fin
du IVe siècle, est le résultat d’une transformation radicale de ce rapport du
religieux à l’émotion57.
Mais cela ne signifie pas que l’émotion ait été négligée par la religion antique.
On la rencontre d’ailleurs dans le concept même de religion. Il existe, entre la
crainte et la religion, un lien polymorphe. La peur des dieux (deisidaimonia),
ne conduit pas seulement en direction de la superstitio. Bien qu’elle soit le plus
souvent réprouvée, cette crainte est constitutive de la religio elle-même58.
Mais c’est ailleurs encore, en dehors des spéculations poétiques ou théolo-
giques, qu’il convient de repérer l’importance religieuse de l’émotion. On est
alors ramené à la question de l’appraisal, et à celle de la maîtrise de l’agitation.
56 Trad. Gustave Lefebvre, Romans et contes égyptiens de l’époque pharaonique, Paris, 1982, p. 35.
57 Cf. L. Kunz, « Kyrie eleison », in M. Buchberger et al., Lexikon für Theologie und Kirche,
2ème éd., vol. 6, Fribourg/Bâle, col. 705-706. Cf. W. T. Flynn, « Kyrie eleison », in Religion in
Geschichte und Gegenwart, 4. Auf., IV, Tübingen, 2001, p. 1919 : le kyrie eleison n’apparaît pas
avant le IVe siècle, et encore ! Voir H. Pétré, « Misericordia : histoire du mot et de l’idée du
paganisme au christianisme », REL 12, 1934, pp. 376-389 ; et D. Konstan, Pity transformed,
op. cit. (n. 7), pp. 105-124.
58 Pour le lien entre crainte et religion : cf. Servius, Aen. VII, 60 : à propos d’un laurier sacré,
conservé dans le palais depuis un temps lointain, protégé par la crainte : Servius traduit
crainte (metus), par religio ; et VIII, 349 (religio id est metus, ab eo quod mentem religet
dicta religio).
250 Chapitre 14
14.8
John Scheid nous a rappelé qu’à Rome, « toutes les atteintes volontaires aux
objets sacrés, toutes les infractions religieuses, n’acquièrent pas ipso facto le
statut d’impiété. Pour que le délit religieux existe, il faut que la communauté
religieuse l’assume publiquement. [. . .] Rome était toujours maîtresse de sa
conduite »59. En ce qui concerne la médiation sociale indispensable au sys-
tème des auspices, à savoir le traitement des obnuntationes, Scheid a insisté
sur ce qu’il appelle « la contingence de l’acte impie »60. Ce qui est considéré
comme impie d’un côté du Rubicon peut ne pas l’être de l’autre, dit-il. Mais les
règles, de chaque côté, sont respectées. On sait que le magistrat responsable
(le préteur) peut refuser de recevoir une information qu’on lui transmet sur
les signes oraculaires concernant la république. La décision de traiter ou non
les prodiges appartient ensuite au Sénat. Il en va de même pour les auguria
oblatiua (tout signal éveillant un doute sur une action entreprise ou en voie
d’être entreprise : parole entendu au hasard, bruit accidentel, éternuement,
faux pas, comète, tremblement de terre, foudre, éclipse ou autres). On peut
essayer de les détourner ; ce que fit Scipion qui, ayant trébuché en débarquant
en Afrique, s’écria : « Maintenant, je tiens l’Afrique ! » (Frontin II, 1261). Les épi-
sodes fameux de la tête du capitole, de la génisse du Sabin, du quadrige de
Véies, ont pour fonction de montrer comment, par un traitement convenable
de l’oracle, ont peut en déplacer sur Rome l’efficacité positive62. On peut aussi,
en cas de crainte, éviter tout simplement de percevoir certains signes, et donc
éviter d’avoir à les traiter. Les techniques les plus fameuses, dans le contexte
rituel, sont celles du sacrifice dit « à la romaine », la tête voilée (pour ne rien
voir d’autre) ; et aussi l’exigence du silentium. On peut aussi mentionner cer-
taines précautions rituelles prises par le flamine majeur (Aulu-Gelle X, 15).
Le consul Marcus Marcellus, augure éminent, quand il s’apprêtait à partir en
expédition, se déplaçait dans une litière fermée, afin de ne pas être dérangé par
des signes (cf. Cicéron, De la divination I, 36).
Tout comme les auspices oblatifs, les prodiges n’existent que si on les recon-
naît comme tels, dit explicitement Sénèque (Questions naturelles II, 32, 6) :
auspicium observantis est. Les signes fortuits et funestes, les dirae, par exemple
une crise d’épilepsie survenant au cours des comices, risquent à tout moment
d’interrompre l’action politique, ou l’entreprise individuelle (surtout si l’indi-
vidu est superstitieux). Mais comme le dit Servius :
14.9
Décrire et comprendre le sacrifice. Les réflexions des Romains sur leur propre religion à
partir de la littérature antiquaire, Stuttgart, 2007.
66 Pour le rapport de l’émotion (comme information qu’il faut traiter, évaluer) à la mémoire,
Annie Vigourt renvoie à D. Sperber, Le symbolisme en général, Paris, 1974, pp. 12-125.
Rites Et Émotions. Considérations Sur Les Mystères 253
67 L’émotion travaille sur ce que les néoplatoniciens, on l’a vu, ont appelé l’époptique ou
le télestique, pour l’opposer au dialectique ou didactique. Renouant implicitement avec
cette tradition, Harvey Whitehouse a formulé toute une théorie du symbole rituel qu’il
appelle « mode imagistique », pour le distinguer du mode discursif ; ce mode du rituel
permet selon lui d’intégrer l’expérience individuelle à l’ensemble des représentations et
des valeurs collectives. Les rites de terreurs, notamment, auraient une fonction mémo-
rielle qui expliquerait leur importance dans les rites d’initiation. La peur fixerait, en
quelque sorte, l’enseignement des valeurs religieuses et sociales effectué lors des rites. Cf.
H. Whitehouse, « Rites of Terror : Emotion, Metaphor, and Memory in Melanesian Initiation
Cults », in John Corrigan éd., Religion and Emotion. Approaches and Interpretations,
Oxford/New York, 2004, pp. 133-148. Cf. Id., Inside the Cult : Religious Experience and
Innovation in Papua New Guinea, Oxford, 1995 ; Modes of Religiosity: A Cognitive Theory
of Religious Transmission, Lanham MD, 2004 ; Ritual and Memory: Toward a Comparative
Anthropology of Religion, Lanham MD, 2004; bien que le rite, en Grèce ou à Rome, n’ait pas
une fonction éducative ou normative évidente, les propositions de Whitehouse inspirent
les travaux de quelques hellénistes actuels, notamment Martin Luther ; cf. M. Luther,
H. Whitehouse éds., Theorizing Religions Past : Archaeology, History, and Cognition,
Lanham MD, 2004.
Chapitre 15
15.1
1 Cf. Cl. Calame, Illusions de la mythologie, Limoges, 1990 (repris dans Mythe et histoire dans
l’Antiquité grecque. La création symbolique d’une colonie, Lausanne, 1996, pp. 9-55).
2 Cf. P. Clastres, Le grand parler. Mythes et chants sacrés des Indiens Guarani, Paris, 1974.
256 Chapitre 15
15.2
3 Cf. Iliade XV, 281-284 : « Il est expert à la lance, il est brave au corps à corps, et, à l’assemblée,
peu d’Achéens sur lui l’emportent, quand les jeunes guerriers discutent des avis (des mûthoi) »
(trad. Mazon). Dans le camp troyen, la complémentarité Polydamas/Hector va dans le même
sens (Iliade XVIII, 249 sqq.) : « Le premier l’emporte de beaucoup par ses avis (ses mûthoi),
comme l’autre par sa lance ».
4 Cf. R. Martin, The Language of Heroes, Cambridge MA, 1989.
La Mémoire Éclatée 257
15.3
5 Cf. le fameux essai de P. Veyne, Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes?, Paris, 1983.
6 L. Brisson, Sauver les mythes (Introduction à la philosophie du mythe 1), Paris, 1996.
7 Cf. C. Wendel, article « Mythographie » de la Realencyclopaedie de Pauly-Wissowa, vol. 16,2,
1935, cols. 1352-1374.
8 Cf. G. W. Most, « The fire next time. Cosmology, allegoresis, and salvation in the Derveni
Papyrus », The Journal of Hellenic Studies 117, 1997, pp. 117-135.
258 Chapitre 15
dans la poésie grecque archaïque. D’ailleurs, n’est-ce pas chez Homère et chez
Hésiode que les Grecs, de leur propre aveu, puisent l’essentiel de ce qu’ils
racontent sur les dieux et sur les héros9 ? L’absence d’une désignation explicite,
d’une catégorie indigène, ne signifie pas l’absence du phénomène. Cela est d’ail-
leurs précisément prouvé par la manière dont une catégorie grecque du mythe
finit bel et bien par émerger. Le procès, comme l’a fortement souligné Marcel
Detienne10, est un procès de discrimination à l’intérieur d’une vaste matière
relevant d’une littérature et d’une éducation dont l’existence n’est pas contes-
table. La mise en évidence, et parfois à l’écart, d’un secteur du mémorable ‒
un certain type de récits finissant ainsi par se trouver isolé au sein d’un vaste
ensemble traditionnel qui par ailleurs ne pose pas de problème ‒ permet finale-
ment de désigner comme mûthos une certaine catégorie de discours appliqué
aux dieux. Comme l’a brillamment démontré l’analyse de Detienne, ce procès
de discrimination s’élabore dès la fin du VIe siècle avant J.-C. Le mûthos, se dis-
tinguant peu à peu du lógos, en vient à désigner une parole étrangère ou men-
songère, trompeuse, énigmatique ou scandaleuse, s’opposant à un discours
susceptible de rendre compte de sa propre raison. On peut suivre les étapes
de cette évolution dès le philosophe Xénophane, puis chez Pindare, enfin chez
Platon et Thucydide. Au terme de ce procès, on sera finalement conduit à un
découpage rhétorique, avec l’opposition entre fabula, historia et argumentum
(mûthos, historie et plasma)11 ; tel est l’aboutissement, dont la plus ancienne
attestation repérable est attribuée à Asclépiades de Myrlea (entre le IIe et le
Ier siècles avant J.-C.), cité par Sextus Empiricus (au IIe siècle de notre ère)12.
Dans la Poétique d’Aristote (au chapitre VI, 1450 a, 3-5) le mûthos est défini
comme étant le résumé de l’intrigue tragique (tèn súnthesin tôn pragmáton).
Pour Aristote, le mûthos n’implique pas l’idée d’invraisemblable, ni de faux. Les
épisodes miraculeux, merveilleux ou surnaturels, Aristote préfère les localiser
du côté de la vieille épopée homérique, plutôt que du côté de la tragédie. Cela
complique son argument. Et il appartiendra aux disciples et successeurs de
clarifier cette épineuse question. Après Aristote, le destin rhétorique du mythe
reste lié à la tragédie, conçue désormais comme un genre où le vraisemblable
joue un rôle moins important que dans la comédie. Le « mythe » est l’expo-
15.4
19 Cf. M. L. West, The Hesiodic Catalogue of Women. Its Nature, Structure, and Origins, Oxford,
1985, pp. 166-171.
20 Asios de Samos et Cinaethon de Lacédémone (West, op.cit., p. 4) entre autres, ainsi que
l’anonyme auteur de la Phoronis relatant les origines d’Argos, ou Eumelos, à qui l’on
attribue les Korinthiaka.
21 No 323 de Jacoby.
22 No 327 de Jacoby.
23 No 328 de Jacoby.
24 Platon, Phèdre 229 b-e : « Dis-moi Socrate, n’est-ce pas en vérité quelque part ici, de
l’Ilissus, que Borée selon la légende enleva Orithyie ? . . . Mais, par Zeus, explique-toi,
La Mémoire Éclatée 261
Socrate, sur cette fable ! Crois-tu, toi, qu’elle soit vraie ? SOCRATE – Si j’étais, comme les
Doctes, un incrédule, je ne serais pas un extravagant ; ensuite, doctement, je déclarerais
qu’elle a été poussée par un vent boréal en bas des rochers voisins, tandis qu’elle jouait
avec Pharmacée, et que des circonstances mêmes de sa mort est née la légende de son
enlèvement par Borée. Quant à moi, j’estime d’ailleurs que des explications de ce genre,
Phèdre, ont leur agrément ; mais il y faut trop de génie, trop d’application laborieuse,
et l’on n’y trouve pas du tout le bonheur : ne serait-ce qu’après cela on sera bien forcé
de remettre d’aplomb l’image des Hippocentaures, puis plus tard celle de la Chimère ;
et nous voilà submergés par une foule pressée de semblables Gorgones ou Pégases,
par la multitude, autant que par la bizarrerie, d’autres créatures inimaginables et de
monstres légendaires ! Si, par incrédulité, on ramène chacun de ces êtres à la mesure de
la vraisemblance, et cela en usant de je ne sais quelle grossière sagesse, on n’aura pas
le temps de beaucoup flâner . . . Je donne à ces fables leur congé et, à leur sujet, je m’en
rapporte à la tradition ; je le disais à l’instant, ce n’est point elles que j’examine, c’est moi-
même : peut-être suis-je une bête plus étrangement diverse et plus fumante d’orgueil que
n’est Typhon ? » (trad. Léon Robin).
25 Cf. le très utile Palaephatus, On Unbelievable Tales, Translation, J. Stern éd., Wauconda,
1996. Anna Santoni prépare (à la Scuola Normale Superiore de Pise) une réédition et un
nouveau commentaire de ce texte trop négligé.
26 Cf. infra (n. 32).
262 Chapitre 15
27 Cf. Evhemerus Messenius, Reliquiae, M. Winiarczyk éd., Stuttgart/Leipzig, 1991 (avec une
très riche bibliographie).
28 Cf. Hygin, L’astronomie, texte établi et traduit par André Le Boeuffle, Paris, 1983. Sur la
tradition remontant à Ératosthène (attestée par le Pseudo-Ératosthène, Hygin, les scholies
à Aratos et les scholies aux Aratea de Germanicus), cf. Eratosthenis Catasterismorum,
Reliquiae, Karl Robert éd., Berlin, 1878 (1963) ; J. Martin, Histoire du texte des « Phénomènes »
d’Aratos, Paris, 1956.
29 Attestée par les références que lui fait Antoninus Liberalis, auteur grec à l’époque impéri-
ale d’un résumé en prose (syllogé) de Métamorphoses hellénistiques. Cf. l’édition avec
traduction et commentaire de M. Papathomopoulos, Paris, 1968.
30 Les Fastes.
31 Les Questions romaines et les Questions grecques (Moralia 264 A-304 E).
32 Ainsi s’explique l’étonnante absence chez le Pseudo-Apollodore de toute référence à Rome ;
cf. M.-M. Mactoux, « Panthéon et discours mythologique. Le cas d’Apollodore », Revue de
l’histoire des religions 206, 1989, pp. 245-270 ; Chr. Jacob, « Le savoir des mythographes »,
Annales, Économie, Société, Histoire 49.2, 1994, pp.419-428 ; J.-Cl. Carrière, B. Massonie, La
Bibliothèque d’Apollodore, Besançon/Paris, 1991 ; et surtout, désormais, Apollodoro, I Miti
Greci, P. Scarpi éd., Rome, 1996. Chez Diodore de Sicile déjà, les six livres mythologiques
qui ouvrent la Bibliothèque historique mettent en place un dispositif grec d’explication
de l’histoire universelle ; cf. Ph. Borgeaud, « La mythologie comme prélude à l’histoire »,
La Mémoire Éclatée 263
ments d’étoiles dont parlait Eschyle, ces « dynastes » repérés par le guetteur
au début de l’Agamemnon33, à savoir quelques constellations dominantes et
évidentes, une aristocratie stellaire qui permet de s’y retrouver, qui donne une
direction, qui oriente le regard et aide à cheminer sous le foisonnement et la
grande confusion scintillante du ciel nocturne. Ces dynastes sont essentielle-
ment la Grande Ourse (Callisto nymphe d’Arcadie), son fils Arcas, le Bouvier ou
Gardien de l’Ourse, les Pléiades, Orion, les Hyades. Chacun de ces personnages,
ou groupe de personnages célestes, résulte d’une métamorphose, d’une mise
en étoiles, et pour finir d’une littérature, celle des « catastérismes ».
15.5
préface à Diodore de Sicile, La mythologie des Grecs, Paris, 1997. Denys d’Halicarnasse,
lui, faisait abondamment usage du mythe grec pour prouver l’origine arcadienne des
Romains ; cf. Fr. Hartog, « Rome et la Grèce : les choix de Denys d’Halicarnasse », in
Suzanne Saïd éd., HELLENISMOS. Quelques jalons pour une histoire de l’identité grecque,
Strasbourg, 1991, pp. 149-167.
33 Aux vers 4-7.
34 Cf. Parthenius, Erotika Pathemata. The Love Stories of Parthenius, New York/Londres,1992.
35 Voir entre autres le dossier des Mythographi Vaticani : G. H. Bode, Scriptores rerum
mythicarum latini tres Romae nuper reperti, Cellis, 1834 ; cf. l’éd. de P. Kulcsàr, Mythographi
Vaticani I et II, Rome, 1987, et l’édition avec traduction, introduction et commentaire
de Zorzetti et Berlioz, Paris, 1995 (Le premier mythographe du Vatican). Cf. O. Gruppe,
264 Chapitre 15
De nouveaux mythes surgissent, celui d’Attis entre autres, tout comme d’ail-
leurs ceux de Syrinx et d’Écho ; d’anciennes mythologies sont complètement
réélaborées et repensées, par exemple les Discours sacrés en 24 rhapsodies, qui
recréent sous l’Empire la vieille tradition cosmogonique orphique, et inspirent
les commentaires des néoplatoniciens36, sans oublier l’oeuvre monumentale
que Nonnos de Panopolis, dans une Haute Égypte devenue chrétienne, rédige
en plein Ve siècle : les Dionysiaques en 48 chants, à la fois une Iliade et une
Odyssée37. Sous peine de préférer une ombre à cette proie, il convient donc
de renoncer, une fois pour toutes, au pessimisme de Karl Otfried Müller et
d’Eliade. Le mythe, après Euripide, n’est pas mort. Il ne cesse de se recomposer,
admirable, sur les débris de ses prédécesseurs.
16.1
2 Cf. notamment L. Abu-Lughod Veiled Sentiments. Honor and Poetry in a Bedouin Society,
Berkeley, 1986 ; C. Lutz, G. M. White, « The Anthropology of Emotions », Annual Review of
Anthropology 15, 1986, pp. 405-436 ; C. Lutz, Unnatural Emotions. Everyday Sentiments on
a Micronesian Atoll and Their Challenge to Western Theory, Chicago, 1988 ; C. Lutz, L. Abu-
Lughod, Language and the Politics of Emotion, Cambridge, 1990 ; J. Corrigan éd., Religion and
Emotion. Approaches and Interpretations, Oxford/New York, 2004.
Mythe Et Émotion. Quelques Idées Anciennes 267
16.2
3 Pour Heyne, cf. F. Graf, Greek Mythology. An Introduction, Baltimore, 1993, pp. 9-13 ; S. Fornaro,
I Greci senza lumi. L’antropologia della Grecia antica in Christian Gottlob Heyne (1729-1812) e nel
suo tempo, Göttingen, 2004.
268 Chapitre 16
16.3
4 Un des aspects les plus intéressants de la théorie de Heyne est qu’il recherche les vrais
mythes non seulement avant, mais aussi ailleurs, chez des peuples comparables aux ancêtres
des Grecs : selon Heyne, les tribus indiennes d’Amérique du Nord pourraient offrir, dans cette
perspective, un témoignage précieux. L’idée, ou une idée très proche, était déjà présente chez
le père Lafitau.
Mythe Et Émotion. Quelques Idées Anciennes 269
ments, et on le désigne alors d’un terme qui devrait être réservé à cet
usage précis : tradition5.
La réflexion inaugurée par Heyne sur la relation, dans les mythes, entre un
signifié factuel et un signifié idéel, sera poursuivie, après Creuzer, par d’autres
mythologues encore. On retrouve une telle bipartition chez K. O. Müller (1797-
1840)6. Bien que K. O. Müller désapprouve la séparation proposée par Heyne
(Prolegomena, p. 70), il ne peut complètement échapper au modèle dualiste
qu’il s’efforce de dépasser. Le contenu originel des mythes devient chez lui
l’expression collective (et autochtone) non pas d’une doctrine (comme chez
Creuzer) mais d’une expérience vécue, celle des multiples tribus de la nation
grecque primitive. Dans ce sens, le mythe ne transmet pas simplement de
l’histoire oubliée, mais une histoire où l’émotion se mêle de sagesse et de
spiritualité7.
Cette combinatoire entre genus philosophicum et genus historicum va pré-
occuper aussi J. J. Bachofen, pour qui le mythe est l’expression d’une réaction
spirituelle face aux grands bouleversements qui ont marqués l’histoire la plus
ancienne. Ainsi écrit-il dans Tanaquil :
5 F. Creuzer, Symbolik und Mythologie der alten Völker, besonders der Griechen, 4 vols., 2e édi-
tion augmentée, Leipzig/Darmstadt, 1819-1921 (1810-1812). D’après E. Howald, Der Kampf um
Creuzers Symbolik, eine Auswahl von Dokumenten, Tübingen, 1926, pp. 66-76 = 1. Aufl. 1810,
Buch I, 3. Kapitel : « Ideen zu einer Physik des Symbols und des Mythos », § 39 : « Es zer-
teilt sich mithin der Mythos seinem Inhalt nach in zwei Hauptäste. Er enthält entweder alte
Begebenheiten und insofern heisst er Sage, oder alten Glauben und alte Lehre, und wir nen-
nen ihn mit einem Worte, das der genauere Sprachgebrauch einzig dieser Gattung vorbehalten
mochte : Ueberlieferung. »
6 K. O. Müller, Prolegomena zu einer wissenschaftlichen Mythologie, mit einer antikritischen
Zugabe, Göttingen, 1825.
7 Prolegomena, p. 67, pp. 70 sqq., p. 109.
8 J. J. Bachofen, Die Sage von Tanaquil, in Gesammelte Werke, Bd. 6, Bâle, 1951, p. 50.
270 Chapitre 16
16.4
9 E. Cassirer, Langage et mythe. À propos des noms de dieux, Paris, 1973, p. 17.
Mythe Et Émotion. Quelques Idées Anciennes 271
ces retrouvailles avec une énigmatique parole de l’aube10. Mais cela, on s’en
rend compte assez vite, n’explique rien.
Dans son essai sur Langage et mythe. À propos des noms de dieux, Ernst
Cassirer note avec sérieux (comme l’avaient fait avant lui, avec humour, les dis-
ciples impertinents de Cox s’amusant à faire de Max Müller lui-même un ava-
tar du soleil11), qu’il reste à expliquer comment cette ombre jetée par le langage
sur la pensée ne cesse de se voir re-sémantisée en de nouvelles énonciations.
Avoir découvert pour le mythe une origine, une racine oubliée, n’explique rien.
Il faut chercher du sens ailleurs. Frazer aura essayé de le faire en ramenant le
mythe au rite, et en conférant à celui-ci le rôle de lutter contre le temps et la
mort. Mais il aura, à nouveau, oublié de considérer le récit en lui-même. De
l’analyser pour ce qu’il est, comme il se donne, et non pour ce qu’il cache, ou
veut oublier.
Issue d’une émotion primitive devant le monde, la pensée mythique, selon
Cassirer qui se réfère à de bonnes sources, n’a pas à être expliquée en termes
d’origine. Elle est solidaire d’une forme d’expression particulière, qui recourt
naturellement à un langage chargé d’images. Le primitif se fait contemporain.
Les figures des dieux et des démons, qui animent les récits mythiques, sur-
gissent partout où le monde, dans son altérité surprenante, assaille l’humain,
soudainement et avec brutalité, soulevant des affects de frayeur ou de désir, de
manque ou de satisfaction : « Alors le courant, si l’on peut dire, passe : la ten-
sion se décharge, l’excitation subjective s’objective, elle prend, face à l’homme,
figure de dieu ou de démon »12. Le symbolisme mythique, dira-t-il ailleurs,
« conduit à l’objectivation des émotions »13.
Cassirer fait référence, ici, à Hermann Usener14, le théoricien des dieux de
l’instant, mais aussi aux travaux d’anthropologues, comme Konrad Theodor
Preuss.
10 S. Mallarmé, Les dieux antiques, nouvelle mythologie illustrée d’après G. W. Cox, Paris,
1880. G. W. Cox était un professeur oxfordien, disciple fidèle de Max Müller. Il ne faut
toutefois pas surestimer l’estime de Mallarmé pour ce travail. Il écrira en effet, dans sa
lettre autobiographique à Verlaine : « J’ai dû faire, dans des moments de gêne ou pour
acheter de ruineux canots, des besognes propres et voilà tout (Dieux antiques, Mots
anglais) dont il sied de ne pas parler . . . » (cité dans S. Mallarmé, Œuvres complètes, Paris,
1945, p. 1625).
11 Ce texte composé par les élèves de Cox a été traduit et publié par Gaidoz dans la revue
Mélusine : « Comme quoi Max Müller n’a jamais existé. Étude de mythologie comparée ».
Cf. http://www.berose.fr/?Comme-quoi-Max-Muller-n-a-jamais.
12 E. Cassirer, op. cit. (n. 9), p. 50.
13 Le mythe de l’État, Paris, 1946, p. 70.
14 H. Usener, Götternamen. Versuch einer Lehre von der religiösen Begriffsbildung, Bonn, 1896 ;
Id., « Mythologie », ARW 7, 1904, pp. 6-32 ; Id., « Heilige Handlung », ARW 7, 1904, pp. 281-339.
272 Chapitre 16
Cela me semble un surnom très juste, car c’est elle qui apporte du ciel les
fleurs des arbres fruitiers et son chant annonce la saison des pluies. Son
efficacité repose précisément sur son chant assourdissant durant cette
saison. D’une certaine manière, la cigale matérialise les mots des dieux
car elle chante à leur demande, ainsi l’efficacité de cet animal est finale-
ment la leur17.
Cassirer sera frappé par cette manière mythique de ne pas séparer ce que
sépare notre pensée quand elle se veut analytique. Il emprunte à Preuss un
autre exemple, celui de la conception qu’on se fait du soleil chez les Coras :
dans la mythologie des Coras, dit-il,
15 Cf. R. Schlesier, Kulte. Mythen und Gelehrte, Frankfurt am Main, 1994, p. 205.
16 K. T. Preuss, Die Geistige Kultur der Naturvölker, Leipzig, 1914, p. 9, cité par P. Alcocer,
« La forme interne de la conscience mythique. Apport de Konrad Theodor Preuss à la
Philosophie des formes symboliques de Ernst Cassirer », L’Homme 180, 2006, pp. 139-170, à
qui je me réfère pour tout ce qui concerne Preuss.
17 K. T. Preuss, Die Nayarit-Expedition. Textaufnahmen und Beobachtungen unter mexika-
nischen Indianern, I : Die Religion der Cora-Indianer in Texten nebst Wörterbuch Cora-
Deutsch, Leipzig, 1912, p. 131 (trad. Paulina Alcocer, art. cit., p. 159).
Mythe Et Émotion. Quelques Idées Anciennes 273
16.5
18 E. Cassirer, op. cit. (n. 9), p. 22 (renvoyant à Preuss, Die Nayarit-Expedition, p. 50, et aussi
Die Geistige Kultur der Natur Völker, pp. 9 sqq.).
274 Chapitre 16
Cet acte de foi exige, pour fondement, quelque chose qui transcende ce que
Goody appellera plus tard la raison graphique. Malinowski attire notre atten-
tion sur une pragmatique du récit, une pragmatique de type oral et gestuel,
dont il fait le médium par excellence de la profondeur « fonctionnelle » du
mythe.
Faire du mythe une forme de science balbutiante reviendrait, dit-il en effet,
à encourager « les observateurs à se contenter des récits tels qu’ils sont enregis-
trés par écrit », c’est-à-dire tel qu’ils sont transcris par l’ethnographe. La version
écrite que Malinowski et ses collègues couchent dans leurs rapports de terrain
serait privée d’une dimension essentielle, d’ordre émotionnel : Le texte, pour-
suit Malinowski,
. . . épuise bien le côté rationnel d’une histoire ; mais les aspects fonction-
nel, culturel et pragmatique de tout conte indigène ressortent surtout de
la manière dont il est récité, de la voix, des gestes et de la mimique du
conteur, ainsi que de ses rapports avec le contexte. Il est plus facile de
transcrire une histoire que d’observer les liens diffus et complexes par
lesquels elle se rattache à la vie ou d’étudier sa fonction en recherchant
les vastes réalités sociales et culturelles dont elle fait partie. C’est bien
pour cette raison que nous possédons tant de textes et savons si peu rela-
tivement à la véritable nature du mythe.
16.6
19 Il ne faut pas négliger le facteur théâtral. L’esbroufe. Un facteur certainement très familier
à Malinowski, cet ami de Witkiewicz . . . dont en plus on connaît, grâce à la publication
posthume et certainement non désirée de son Journal d’ethnologue, la grande habileté à
déguiser ses propres sentiments.
20 Cf. D. Graeber, Pour une anthropologie anarchiste, Montréal, 2006.
21 Cf. I. Hogbin, « Radcliffe-Brown, Alfred Reginald (1881-1955) », Australian Dictionary of
Biography, vol. 11, Melbourne, 1988, p. 322.
22 Malinowski, lui, ira encore plus loin dans ce domaine. Son terrain durera encore plus
longtemps, et il sera le premier ethnologue à travailler directement dans les langues
indigènes ; cf. E. Evans-Pritchard, Anthropologie sociale, Paris, 1977, p. 53.
276 Chapitre 16
23 E. H. Man, « On the Aboriginal Inhabitants of the Andaman Islands », Journal of the
Anthropological Institute, 12, 1882, pp. 69-116 (part. 1), 117-175 (part. 2).
Mythe Et Émotion. Quelques Idées Anciennes 277
In the Southern tribes there is a legend to account for the origin of night.
The following version was obtained from the A-Pučikwar tribe. « In the early
days of the world, in the time of the ancestors, there was no night ; it was
always day. Ta Petie (Sir Monitor Lizard) went into the jungle to dig up
yams. He found some yams. He also found some resin (teki), and a cicada
(roto). He brought them to the camp of the ancestors at Wota-emi. He sat
down and the people came round him. Ta Petie took the cicada and rubbed
it between his hands and crushed it. As he did this the cicada uttered its
cry. Then the day went away and it was dark. It remained dark for several
days. The ancestors came together and tried to get back the day. They made
torches of resin, and danced and sang songs. First Kotare (a bird) sang a
song, but he could not get back the daylight. Then Bumu (a beetle ?) sang,
but the day would not come. Then Pecerol (the bulbul, Otocompsia emeria)
sang, and after him Koio (a bird), but both in vain. Then Koŋoro (a species
of ant) sang a song and morning came. After that, day and night followed
one another alternately. »
A similar legend was obtained from the Akar-Bale tribe. Da Teŋat [this is
the name of some crature I did not identify, perhaps a kind a spider. Note
of R.-B.] lived at Golugma Bud. He went fishing one day and got only one
small fish of the kind called čelau (Glyphidodon sordidus ?). He turned to go
home, and as he went he shot his arrows before him into the jungle. Then he
went after his arrows to find them again. As he went he spoke to the fruits
of the jungle, asking them their names. In those days the ancestors did not
know the names of the fruits and trees. First he asked the puiam, and then
the guluba, and then the čakli, but none of them replied to him. Then he
found his first arrow. It was stuck fast in a big yam (gono). He took the arrow
and said to the yam « What is your name ? » At first the yam did not answer.
Teŋat turned to go away. He had gone a few steps when the yam called him
back, saying « My name is gono ». Teŋat replied « Oh ! I did not know. Why
did not you say so before ? » He dug up the yam, which was a very big one.
He went off to look for his second arrow. As he went he spoke to the stones
of the jungle, asking their names, but none of them replied. Then he found
his second arrow fixed in a large lump of resin (tug). He took the arrow, and
as he was going away the resin called him back, saying « Here ! my name is
tug ; you can take me along with you. » So Teŋat took the resin. Then Teŋat
found a cicada (rita), and he took that also. When Teŋat got to the hut (bud),
everyone came to look at the things he had brought. He showed them the
yam. He told them its name and showed them how to cook it. This was the
first time that the ancestors ate gono. Then Teŋat took in his hand the cicada
278 Chapitre 16
and squashed it between his palms. As he killed it the cicada uttered its cry
and the whole world became dark. When the people saw that it was dark
they tried ta bring back the daylight. Teŋat took sorne of the resin and made
torches. He taught the people how to dance and sing. When Da Koŋoro (Sir
Ant) sang a song the day came back. After that the day and night came
alternately.
The true comparative method consists of the comparison, not of one iso-
lated custom of one society with a similar custom of another, but of the
whole system of institutions, customs and beliefs of one society with that of
another. In a word, what we need to compare is not institutions but social
systems or types.
émotionnelles dont la société (comme elle est constituée) dépend pour son
existence.
16.7
Pour entrer dans ce système de sentiments, il n’est pas d’autre voie que celle qui
consiste à prendre en compte l’explication donnée par les natifs eux-mêmes.
C’est ainsi que Radcliffe-Brown est amené à analyser les discours indigènes
sur le mariage, le deuil, la danse, le feu, la nourriture, l’initiation, la peinture
corporelle, les scarifications, etc.
Mais cette immersion dans le terrain n’explique pas tout. En 1912, c’est à dire
au moment où il rédige la version publiée de The Andaman Islanders, il est en
correspondance avec Marcel Mauss24. Une note (n. 1) à la page 325 fait réfé-
rence à Durkheim, Hubert et Mauss, à propos du « pouvoir moral de la société
qui agit sur l’individu directement ou indirectement », pouvoir qui se trouve
au fondement des obligations morales. L’influence de l’école durkheimienne,
qui est grande, sera reprochée à Radcliffe Brown par Frazer, dans un compte-
rendu des Andaman Islanders. En ce qui concerne l’approche des rites et des
cérémonies, et la notion de force morale, il convient de souligner l’influence
qu’aura eu sur lui la lecture de l’importante introduction de Henri Hubert à la
traduction française du Manuel d’histoire des religions du hollandais Chantepie
de la Saussaye, traduction parue en 1904. Dès son retour des îles Andaman, il
consacre une partie de son cours, à Londres en 1909-1910, puis à Cambridge, à
la conception de la sociologie que propose l’Année sociologique.
La puissance, la force qui se dégage du social se laissent expérimenter, sous
le regard andamanais de Radcliffe-Brown, dans des états d’intense émotion
collective induits par des cérémonies comme celle de la danse (p. 326). Cette
force, de surcroît, se trouve projetée, par les Andamanais, dans le monde natu-
rel. Comment s’effectue ce saut du social au naturel, se demande l’ethnologue ?
La réponse, il ne la cherche pas du côté purement idéologique, comme d’autres
le feront plus tard, qui insisteront sur cet effet de réel (souvent pervers) qui
permet de donner à la règle ou au préjugé (notamment raciste) l’aspect d’une
réalité naturelle. Si Radcliffe-Brown nous entraîne lui aussi en direction d’un
processus de confusion entre le monde social et la nature, il en cherche
le mécanisme du côté d’une valorisation sociale de la nature, c’est dire qu’il
24 Cf. les deux lettres publiées par Louis Marin dans A. R. Radcliffe-Brown, Structure et
fonction dans la société primitive, Paris, 1968, pp. 7-14.
280 Chapitre 16
25 Le meilleur exemple de ce processus de valorisation sociale du monde naturel est celui
de la nourriture : dans les îles andamans l’alimentation est un agent d’émotion collective,
décrit comme l’indicateur privilégié de cette alternance d’euphorie et de dysphorie dont
parlait aussi Durkheim.
26 Pétrone fr. 27, 1. Le poème (ou fragment de poème) qui s’ouvre sur cette formule est trans-
mis par l’Anthologia Latina, Al. Riese éd., Amsterdam, 1973, fasc.I, no 466, pp. 343-344 ; il
fut attribué à Pétrone par Scaliger, qui se fonde sur le mythologue chrétien du VIe siècle,
Fulgence, qui cite le premier vers (aussi présent chez Stace, Thébaïde 661, mais dans un
autre contexte) comme étant de Pétrone.
Mythe Et Émotion. Quelques Idées Anciennes 281
moins grande. Mais voici qu’un ancêtre, apparemment pris de colère à la suite
d’une mauvaise pêche, écrase une cigale. L’ancêtre Teŋat, dans la version Akar-
Bale, après sa déception à la pêche, tire trois flèches qui lui font redécouvrir
(et transformer) le monde : il trouve tour à tour un yam (végétal), de la résine
(considérée comme du minéral, une pierre pour les Andamanais) et un petit
animal, la cigale dont le cri amène la nuit sur le monde. Comme le montre le
discours indigène sur la nuit, l’obscurité, avec son inhibition des activités, est
ressentie comme un mal, une source de dysphorie sociale, une occasion de se
manifester pour les esprits (les Lau) hostiles à la société.
S’appuyant sur la version rapportée par Man, Radcliffe-Brown donne beau-
coup d’importance au motif de l’invention du chant et de la danse, implicite
dans la version Akar-Bale. La danse, inséparable du chant, a toujours lieu la
nuit, chez les Andamanais. Chant et danse apparaissent comme un moyen de
neutraliser les effets négatifs de l’obscurité, entraînés par le cri de la cigale. La
référence à la résine, elle, renvoie à l’usage des torches qui accompagne la danse.
Ce que le cérémoniel de danse et de chant vient corriger, est l’effet d’une
colère de l’ancêtre. Dans ce type de société, rappelle Radcliffe-Brown, la colère
est une source de danger, de menace sur la cohésion sociale. À la colère de
l’individu, qui conduit au désastre social, le rituel collectif apporte un correctif
harmonieux : le chant et la danse ramènent le jour.
Quant à Monsieur Fourmi, Da Koŋoro, le dernier à chanter, son nom désigne
une petite fourmi rouge :
Whenever I heard this story told or referred to, this particular incident (the
successful singing of Koŋoro) caused great amusement amongst the listen-
ers. It was obvious that it was a joke. Yet in spite of my endeavours on more
than one occasion I was unable to see what the joke was (p. 338).
L’humour, c’est à dire encore une fois un élément émotionnel, représente une
dimension particulière, non négligeable, de l’expérience sociale.
L’indigène andaman n’aurait, selon Radcliffe-Brown, aucun intérêt pour la
nature sinon dans la mesure où elle affecte la vie sociale. Pas d’intérêt scien-
tifique, ou artistique, mais une grande attention portée à l’environnement, à
l’adaptation à cet environnement. On est à la fois très près, et très loin de la
« pensée sauvage » qui, chez Lévi-Strauss, « bricolera » de l’abstrait avec du
concret, élaborant ainsi, à l’aide des éléments du monde, un langage dans
lequel une pluralité de sens pourra être investie au gré des contextes culturels
et sociaux, le mythe en tant que tel n’étant contraint, en définitive, par aucune
mission autre que celle de révéler, ou mettre en branle, les structures de la
pensée humaine.
282 Chapitre 16
16.8
On sait que Radcliffe-Brown aura le privilège d’être reconnu, par les structura-
listes, comme celui qui le premier a su résoudre l’énigme totémique, telle qu’on
la trouve synthétisée et vulgarisée par Lévy-Bruhl. Il a en effet montré, dans une
de ses dernières conférences (prononcée en 1951)27, qu’il va de soi que l’affirma-
tion des Bororos disant qu’ils sont de rouges aras ne saurait être que de nature
métaphorique et relève d’un usage de l’animal à des fins de classification. Un
tel usage consiste, très schématiquement, à articuler des différences relevant
de la culture à des différences relevant de la nature et à faire apparaître un rap-
port d’homologie entre un discours sur le social et un discours sur les espèces
naturelles. Cela n’a rien à voir avec une pensée primitive, prélogique, d’ordre
affectif, qui serait essentiellement différente de la nôtre, et dépendante d’une
certaine loi de « participation »28.
Prolongeant cette démonstration, Lévi-Strauss désincarnera carrément
l’animal totémique. Ce qui en reste, chez lui, c’est un « outil conceptuel aux
multiples possibilités ». L’animal totémique s’est retiré en tant que bête ; il est
devenu véhicule abstrait d’une pensée, outil conceptuel qui doit son prestige
aux multiples possibilités combinatoires qu’il offre : « véritable système au
moyen d’une bête, et non la bête elle-même »29.
Le bricolage lévi-straussien passe par la langue et la linguistique. Il présup-
pose la notion saussurienne d’arbitraire du signe. Chez Radcliffe-Brown, dont
on a voulu faire un « structuralo-fonctionnaliste », l’horizon méthodologique
est différent : on n’y rencontre pas l’arbitraire du signe, ni aucune référence à
la linguistique structurale, mais au contraire on y voit régner le postulat selon
lequel ce que nous appellerions signe (le choix d’une image ou d’un élément
narratif), loin d’être arbitraire, s’impose à la conscience, issu d’une perception
émotionnelle autant qu’intellectuelle du monde naturel. Il est peut-être légi-
C’est cette tension dont j’ai essayé, dans cet exposé, de faire ressentir l’intérêt
encore actuel.
30 L. Marin, « Présentation », in A. R. Radcliffe-Brown, op. cit. (n. 24), p. 15.
Chapitre 17
17.1
Dans le monde homérique les paroles, les récits, les discours ont des ailes.
L’écriture poétique les représente franchissant l’espace comme des oiseaux ou
comme des flèches1. Elle les décrit venant toucher, frapper, émouvoir les phré-
nes du destinataire (l’organe interne du sentiment). Cette image semble sug-
gérer la présence dès l’origine d’une parole vivante et comme autonome dont
la source, peut-être, se trouverait en dehors du contrôle humain2. Ce discours,
ce mûthos venu d’ailleurs n’aurait cependant d’autorité que celle d’une rumeur
(phátis), parole ambiguë, de provenance douteuse : tis ápteros phátis, « quelle
est cette rumeur ailée ? » se demande celui qui précisément ne se laisse pas
facilement convaincre, dans l’Agamemnon d’Eschyle3. La Grèce ancienne est
terre d’oracles et d’inspirations. Mais elle ne revendique pas, pour la parole
elle-même, une origine divine. Loin d’être située au début de toute chose
comme instance de création, la parole chez les Grecs apparaît le plus souvent
comme un instrument humain, un producteur d’artifice autant qu’un outil de
communication.
C’est ainsi qu’on s’étonne à Athènes, dès le Ve siècle, de voir fonctionner de
manière efficace cette production langagière, tout en soupçonnant qu’on a
1 Sur les mots ailés, les épea pteróenta, ou les discours ailés, les ápteroi mûthoi (avec alpha
d’intensité), cf. Odyssée XVII, 45-60 ; XIY, 15 ; 31 ; XXI, 380-387 ; XXII, 394-400 ; etc.
2 Cela ressort du dossier, sinon de l’analyse et des conclusions de R. B. Onians, The Origins of
European Thought about the Body, the Mind, the Soul, the World, Time and Fate, Cambridge,
1951, pp. 67-70 (traduction française par B. Cassin, A. Debru, M. Narcy, Les origines de la
pensée européenne sur le corps, l’esprit, l’âme, le monde, le temps et le destin : où l’on interprète
de façon nouvelle les témoignages des Grecs, des Romains et d’autres peuples apparentés ainsi
que quelques croyances fondamentales des juifs et des chrétiens, Paris, 1999). Pour les phrénes,
cf. l’article essentiel de J. Redfield, « Le sentiment homérique du moi », dans Les usages de la
nature. Le Genre humain 12, Paris, 1985, pp. 93-111.
3 Au vers 278. Sur la rumeur comme parole ailée, ce « monstre à plume » et son rapport au
mythe, cf. M. Detienne, « La Rumeur, elle aussi, est une déesse », dans La rumeur. Le Genre
humain 5, Paris, 1982, pp. 71-80.
17.2
4 Le texte le plus explicite à cet égard demeure le passage consacré aux pouvoirs magiques du
langage dans l’Éloge d’Hélène de Gorgias (Les Sophistes. Fragments et témoignages, traduits et
présentés par J.-P. Dumont, Paris, 1969, pp. 86-88).
5 Odyssée III, 332 avec scholies. Cf. aussi Aristophane, Paix 1109 et schol. Aristophane, Paix 1021.
286 Chapitre 17
pur, et il n’eut aucune peine à comprendre cet hybride qui chassait en solitaire.
La scène est évoquée par Hérodote, le « père de l’histoire ». Le discours pro-
noncé par Silène à son réveil, dans la tradition littéraire, relève d’un genre qui
se développe plus tard, à l’époque hellénistique, celui du voyage-fiction aux
confins de la spéculation philosophique et de la rhétorique ethnologique. On
ne se demande pas à quoi pouvait bien ressembler la voix de ce sauvage, dans
le résumé qu’Élien, au IIIe siècle de notre ère, donne de ce récit trans-océanien
qui remonte à Théopompe, auteur du IIIe siècle avant notre ère6.
Pour que la question se pose, il faut quitter la fiction ou faire semblant de
quitter la fiction, en ouvrant les Vies parallèles de Plutarque. On y découvre
un autre récit, celui que provoque la curiosité mal satisfaite du dictateur Sylla.
Alors qu’il s’apprêtait à rentrer en Italie et à quitter avec sa flotte les rivages
de l’Albanie actuelle, on lui annonça, dit-on, la capture d’un Satyre dans un
endroit appelé le Nymphée,
. . . un lieu sacré d’où jaillissent, dans des prairies et dans un vallon ver-
doyants, de multiples sources de feu coulant de manière perpétuelle.
C’est là dit-on que fut capturé un satyre endormi, tel que les sculpteurs
et les peintres représentent un satyre ; porté jusqu’à Sylla, il fut interrogé
par de nombreux interprètes qui lui demandaient qui il était (hóstis eíê).
Il ne proféra rien qui fut, même de loin, intelligible. Comme il laissait
échapper une voix (phonèn) rauque où se mêlaient le hennissement d’un
cheval et le bêlement d’un bouc, Sylla prit peur et le laissa repartir7.
Le verbe que l’on traduit ici par « laisser repartir » (apodiopompéomai) a une
forte connotation rituelle, renvoyant à des pratiques précises de purification
et de sacrifice expiatoire8. Ne parvenant à retirer aucune information de cet
être étrange, Sylla reconnaît en lui un monstre, en qui le son pénible d’une
voix animale désigne un signe de mauvais augure. Cela alors qu’on entendra
bientôt le peuple des Pans, dans la même région précisément, et encore dans
l’œuvre de Plutarque, pousser en chœur un grand gémissement mêlé de cris de
stupeur9, en apparence très humain mais toujours sans paroles, après que le
nautonier Thamous eut proclamé la nouvelle de la mort du Grand Pan, qui lui
6 Hérodote VIII, 138 ; Xénophon, Anabase I, 2,13 ; Théopompe, chez Élien, Histoire Variée III, 18 ;
cf. Pausanias I, 4, 5 ; Athénée II, 456.
7 Plutarque, Vie de Sulla 27, 2.
8 Cf. Platon, Lois 854 b et 877 e.
9 Mégan oukh henòs allà pollôn stenagmòn háma thaumasmôi memigménon.
Variations Grecques sur l ’ Origine (Mythique) du Langage 287
avait été annoncée au large des Paxoi par la voix d’un être invisible10. Thamous,
le médiateur de cette histoire destinée à demeurer une rumeur, porte le nom
du roi d’Égypte qui chez Platon (Phèdre 274 d) critique l’invention de l’écriture
par Theuth.
Dans un archipel de la mer extérieure (l’Atlantique) où la tempête détourne
et rejette périodiquement les marins, des hommes sauvages (ándres agrioí)
analogues au peuple du Grand Pan habitent des îles nommées Satyrides11.
L’histoire que Pausanias rapporte, celle d’une femme-esclave torturée par ces
satyres, semble correspondre à ce qu’évoque l’image décorant un lécythe à
figures noires de la fin du VIe siècle avant J.-C. Comme pour l’histoire de Midas
et de Silène, elle aussi illustrée sur des vases du VIe siècle, il s’agit d’un très ancien
topos légendaire, auquel on peut aussi rattacher ce que rapporte le Périple
d’Hannon sur les hommes sauvages des côtes occidentales de l’Afrique, dont
les femmes étaient appelées Goríllai « par les interprètes (sic) » (hàs hoi her-
menées ekáloun Goríllas)12. Les Satyres de l’archipel extérieur, selon Pausanias,
ont la peau tannée et une petite queue chevaline, mais ils n’émettent aucune
parole (phonèn oudemían hiénai). Ce mutisme dans l’historiographie et l’eth-
nographie d’époque romaine contraste avec l’éloquence du Silène de Midas. Il
contraste aussi avec tout ce que, en se déplaçant carrément hors de l’espace
humain, en quittant ces limites ou ces entre-deux, la mythologie rapporte des
langages animaux. La compréhension de ces langages, il est vrai, est présentée
comme le privilège des devins.
17.3
Disons-le d’emblée. Plutôt que vers une langue des dieux, la mythologie
grecque nous inciterait à regarder d’abord du côté du langage des bêtes. De
nombreux récits nous attendent en effet de ce côté, des récits que je ne ferai
qu’effleurer et qui m’entraîneront finalement, malgré tout, du côté des dieux et
d’une thématique des origines.
10 Plutarque, Sur la disparition des oracles 17 ; cf. Ph. Borgeaud, « La mort du Grand Pan »,
Revue de l’histoire des religions 200, 1983, pp. 3-39. Repris dans Exerices de mythologie,
Genève, 2004, pp. 115-155.
11 Selon Pausanias I, 23, 6-7.
12 Lécythe à figure noire décoré par le peintre dit « de Beldam », Athènes 1129, ABL 266, 1 ;
cf. G. M. Hedreen, Silens in Black-figure Vase-painting, Ann Arbor, 1992, p. 95, note 53.
Cf. Périple d’Hannon 18 (Geographi Graeci Minores I, pp. 13 sqq.).
288 Chapitre 17
Le don des langues animales répond au fait que Mélampous a traité les cadavres
des deux serpents (présentés comme un couple, à la tête d’une famille) comme
s’il s’agissait de cadavres humains : il leur a dressé un bûcher funéraire. Dans
le même ordre d’idée, les variantes qui s’enchaînent à cet épisode nous font
comprendre qu’à partir de l’instant où Mélampous comprend le langage des
animaux il ne devient pas l’un des leurs, mais il se comporte avec eux, au moins
en ce qui concerne la technique sacrificielle et mantique, comme s’il avait
affaire à des humains. C’est ainsi qu’un récit remontant à Phérécyde (auteur du
Ve siècle avant)14 décrit Mélampous officiant au cœur du monde animal. Pour
déceler et traiter la cause de la souillure qui menace la survie d’un royaume, il
sacrifie une vache à Zeus, non pas dans le contexte habituel de la petite collec-
tivité humaine des sacrifiants, mais dans le cadre d’une réunion autour de lui
de l’ensemble des oiseaux, à qui il distribue, après la découpe, les parts de la
victime. Grâce à cette commensalité, à l’occasion de ce curieux banquet sacri-
ficiel, Mélampous interroge les oiseaux qui lui révèlent ce qu’il cherche. Dans
une version qui pourrait remonter à Hésiode, le don du langage animal est
obtenu à l’occasion du sacrifice d’un bovin : alors qu’il était en train de sacrifier,
Mélampous vit un serpent qui se glissait en direction de l’autel. Les serviteurs
du roi local tuent le serpent. Mélampous recueille le cadavre de l’animal et
organise des funérailles. Puis il élève les enfants du serpent, qui lui lèchent les
oreilles et lui inspirent le don divinatoire.
Apollonios de Tyane lui aussi comprendra le langage des oiseaux, comme
il le prouve aux Ephésiens (Philostrate, Vie d’Apollonios IV, 3, trad. P. Grimal) :
Porphyre (De l’abstinence III, 3, 7) rapporte de cette anecdote une version dif-
férente : les moineaux deviennent des hirondelles, et le bol de l’enfant une
carriole renversée sur la chaussée. Le philosophe néo-platonicien ajoute à
ce propos qu’un de ses amis avait eu la chance d’avoir un jeune esclave qui
comprenait « tous les sons proférés par les oiseaux » (pánta tà phthégmata tôn
orníthon), mais que la mère de cet enfant, par crainte qu’on ne le donne à l’Em-
pereur, lui urina dans les oreilles pendant qu’il dormait, annulant ainsi le don
surnaturel, ce qui renvoie du même coup au motif mélampodien sous-jacent,
celui des oreilles léchées par un serpent. Quelques lignes plus bas (III, 4,1)
Porphyre affirme en effet le plus sérieusement du monde que « nous-mêmes
sans doute et tous les hommes nous comprendrions tous les animaux, si un
serpent nous avait, à nous aussi, purifié les oreilles ».
17.4
Dans son traité sur Les parties des animaux15 Aristote précisait que
. . . chez tous les animaux sauf chez l’homme, les lèvres ont pour fonc-
tion de protéger et de garder les dents . . . Chez l’homme, leur propos
est aussi de garder les dents, mais encore et plus précisément de servir
à une fonction plus élevée, à savoir de contribuer, avec d’autres parties
du corps, à la faculté du langage . . . Le langage vocal consiste en effet en
une combinaison de lettres. La plupart de ces lettres (grámmata) seraient
difficiles à prononcer si les lèvres n’étaient pas humides et si la langue
n’était pas faite comme elle est faite . . . Cela explique pourquoi, même
parmi les oiseaux, ceux qui sont le plus capables de prononcer des lettres
sont précisément ceux qui ont les langues les plus larges . . . dans certains
cas il semble qu’ils soient capables de se transmettre des ordres de l’un à
l’autre. Il s’agit là . . . de matières qui ont déjà été discutées dans l’Histoire
des animaux.
Dans l’Histoire des animaux, après avoir rappelé que l’homme n’est pas le seul
animal grégaire ou politique, que certains animaux sont tantôt apprivoisés
tantôt sauvages (tels les chevaux, les bœufs, les cochons, les hommes, les mou-
tons, les chèvres, les chiens), Aristote rappelait que
. . . certains animaux émettent des sons, d’autres sont muets, d’autres pos-
sèdent une voix : parmi ces derniers les uns ont un langage articulé (litt. :
de la conversation), les autres non (litt. : ils sont dépourvus de ces lettres,
de ces grámmata qui constituent la matrice de l’expression phonique)16.
Les uns sont bavards, les autres taciturnes ; les uns sont des chanteurs,
les autres non. Tous ont en commun de chanter et de babiller surtout à la
saison des amours.
Il précisait plus loin, toujours dans l’Histoire des animaux17, que certaines bêtes
(en particulier les oiseaux et les quadrupèdes vivipares) ont des voix (des pho-
nai) mais en principe pas de conversation (de diálektos, ce mot féminin qu’on
traduit parfois par langage): la diálektos, la capacité de conversation, est propre
à l’homme. « Car tout être qui a la diálektos possède aussi la voix, mais les êtres
qui ont une voix n’ont pas tous un langage (une diálektos). » Les voix (hai pho-
naí) et les langages (hai diálektoi) varient suivant les lieux :
Parmi les oiseaux de petite taille, ajoutait Aristote, les oisillons dans cer-
tains cas n’ont pas le même ramage que leurs parents, s’ils n’ont pas été
élevés avec eux, et s’ils ont entendu le chant d’autres oiseaux. On a même
vu un rossignol apprendre à chanter à un petit oiseau, ce qui suppose que
le langage (la diálektos) et la voix (la phoné) ne sont pas de même nature,
et que le premier peut être façonné par l’éducation. Les hommes ont tous
la même voix, mais leur langage n’est pas le même . . .
Cette allusion au rossignol est d’autant plus intéressante qu’elle fait référence à
une capacité de se faire comprendre, et même de converser, comme qui dirait
« malgré tout » (en l’occurrence malgré l’animalité). Or c’est précisément ce
16 Histoire des animaux I, 1 (488 a 33) : kaì toúton tà mèn diálekton échei tà d’ agrámmata.
17 Ibid. IV, 9 (536 a-b).
Variations Grecques sur l ’ Origine (Mythique) du Langage 291
d’une langue étrangère. Porphyre décrit l’amitié qui le liait, dans Carthage, à
une perdrix apprivoisée qui avait volé d’elle-même jusqu’à lui :
17.5
Moutonniers vivant loin de tout, rejetés comme des vilains, vous qu’on
dirait des ventres, nous savons dire beaucoup de mensonges semblables
à du réel, nous savons aussi, quand nous voulons, proférer des vérités.
24 M. Detienne et G. Hamonic éds., La déesse parole. Quatre figures de la langue des dieux,
Paris, 1995, respectivement pp. 7 et 51.
294 Chapitre 17
C’est ainsi qu’elles s’adressent à Hésiode, avant de lui donner un bâton de lau-
rier qu’elles ont elles-mêmes coupé, et de lui infuser le chant grâce auquel il
pourra glorifier la famille des dieux bienheureux en commençant par elles,
les Muses dont les Hymnes réjouissent le cœur du grand Zeus. Non, le ber-
ger Hésiode n’a pas rêvé. Ou plutôt, son rêve est authentifié par la présence
dans sa main de ce sceptre d’évidence prophétique sur lequel il peut s’appuyer,
pour proférer à son tour et à sa manière ce que les Muses chantent du côté de
l’Olympe.
La naissance du monde et des dieux, que chante Hésiode après les Muses, ne
doit rien apparemment au langage. Le langage n’est pas présenté comme créa-
teur, contrairement à d’autres principes bien connus de cette genèse, comme
Éros l’incitateur ou la féconde Gaïa, ou encore Chaos, cette ouverture béante,
cette bouche ouverte sur l’abîme, bouche qui demeure toutefois muette et ne
produit que les seules dimensions virtuelles (spatiales et temporelles) dans
lesquelles pourra se déployer le monde naissant : Érèbe, Éther, Nuit, Jour, avec
tout au fond le Tartare. Hésiode ne fait pas du langage un instrument des ori-
gines, ni de l’origine du langage un objet de réflexion. Mais on doit tout de
même relever quelque chose. La première parole prononcée dans le récit théo-
gonique par un acteur de cette genèse, ce sont les mots que Terre, Gaïa, entité
primordiale s’il en est, adresse avant leur naissance aux Titans ses enfants, que
l’incessante fornication de Ciel étoilé refoule en son sein. Ce qu’elle dit met en
place et déclenche le processus de succession des crises qui vont conduire au
règne de Zeus, à l’instauration de la condition humaine, au chant des Muses et
à celui d’Hésiode :
Fils issus de moi et d’un furieux, si vous vous laissez persuader, nous châ-
tierons l’outrage criminel d’un père, tout votre père qu’il soit, puisqu’il a
le premier conçu œuvres infâmes.25
Telle est la première parole. Cronos, on le sait, est seul à avoir l’audace d’y
répondre :
Sa racine était noire et sa fleur couleur du lait pur ; les dieux l’ont appelée
Moly, et les mortels ont peine à l’arracher ; mais les dieux peuvent tout27.
Pas besoin, ici, d’un équivalent humain. Pas plus qu’au chant 12 de l’Odys-
sée quand Circé annonce la rencontre des roches mouvantes, que les dieux
appellent les Planctes, dans l’espace redoutable et merveilleux qui conduit de
chez les Sirènes vers l’île où paissent les troupeaux du Soleil. Dans son commen-
taire à la Théogonie (p. 387), Martin West affirme que les Grecs supposaient que
les dieux parlent une langue qui leur est propre, tout comme chaque groupe
humain ou animal parlerait, selon eux, sa propre langue. Quand on y regarde
de près, ce n’est pas du tout aussi simple. Les expressions propres aux dieux,
par exemple, ne relèvent pas d’une langue différente du grec. On les comprend
souvent mieux que l’expression humaine à laquelle elles s’opposent. Il s’agit
en fait, comme on tend depuis longtemps à le reconnaître (et comme cela est
26 Porphyre, de cultu simulacrum fr. 8 Bidez, cité par Eusèbe, Préparation évangélique III, 11,
42-44 (trad. Des Places). Hermès en érection (vieux motif lié depuis Hérodote au dossier
des mystères cabiriques) sera alors censé signifier la raison séminale (le lógos spermatikós
qui pénètre tout). Cf. l’interprétation stoïcienne de Cornutus, Compendium Mythologiae
16, avec F. Buffière, Les mythes d’Homère et la pensée grecque, Paris, 1956, p. 295 n. 83.
27 Odyssée X, 303 sqq. ; trad. Jaccottet.
296 Chapitre 17
confirmé par un livre très érudit de Françoise Bader28), d’un jeu poétique sur
les synonymes, un jeu de périphrases archaïsantes et ésotériques tout à fait
comparable aux techniques d’hermétisme des aèdes scandinaves appliquant
leur virtuosité aux énigmes et aux kenningar. Loin d’être un langage spécifique
aux dieux, cet exercice poétique témoigne de la fierté des aèdes qui se flattent
de connaître et de transmettre l’usage des dieux, un usage bien évidemment
supérieur à celui des humains, plus lucide, bien qu’énigmatique.
17.6
L’aède est capable de dresser des équivalences entre langue des hommes et
langue des dieux. De ces exercices de virtuosité seules quelques traces ont été
conservées dans la littérature archaïque29. Le jeu poétique avec le vocabulaire
ou le formulaire divin, tel qu’on le voit attesté en Grèce, est très différent de ce
que l’on peut observer chez de réels praticiens de la langue des dieux, comme
le sont les Égyptiens étudiés par Jan Assmann30. Le prêtre égyptien, dans cer-
taines circonstances, prononce en effet, sous le masque du dieu, des paroles
qui relèvent d’une langue secrète. Je cite Assmann : « Que sait-on d’une initia-
tion à cette langue spéciale ? Les textes funéraires nous ont conservé des pas-
sages qui me semblent refléter assez fidèlement l’esprit d’un tel apprentissage
à une langue initiatique. Ce sont les interrogatoires auxquels le défunt doit se
soumettre quand il veut se servir du bac qui l’amène jusqu’à l’autre monde,
quand il veut échapper au filet dans lequel les âmes des malheureux sont
attrapées et quand il veut franchir le seuil de la salle où a lieu le jugement des
morts et où il va recevoir sa justification définitive. Dans toutes ces situations
28 F. Bader, La langue des dieux ou l’Hermétisme des poètes indo-européens, Pise, 1989. Cf.
R. Lazzeroni, « lingua degli uomini e lingua degli dei », ASNP, S.II, XXVI, 1957, pp. 1-25 ;
C. Watkins, « Language of Gods and Language of Men : Remarks on Some Indo-European
Metalinguistic Traditions », in J. Puhvel éd., Myth and Law among the Indo-Europeans,
Berkeley/Los Angeles/Londres, 1970, pp. 1-17.
29 On pourrait être tenté d’en chercher la postérité, ou une forme de postérité, dans l’écriture
énigmatique (en griphoi) de l’Alexandra de Lycophron. Mais il s’agit en fait, dans cet
extraordinaire témoignage de virtuosité hellénistique, de tout autre chose, à savoir
d’un jeu érudit sur l’expression oraculaire. Je remercie André Hurst, subtile praticien de
Lycophron, de m’avoir rendu prudent sur ce point. Cf. Licofrone, Alessandra, M. Fusillo,
A. Hurst, G. Paduano éds., Milan, 1991.
30 J. Assmann, appendice sur « La théorie de la “parole divineˮ (mdw ntr) chez Jamblique
et dans les sources égyptiennes », in J. Assmann, Images et rites de la mort dans l’Égypte
ancienne. L’apport des liturgies funéraires, Paris, 2000, pp. 107-127.
Variations Grecques sur l ’ Origine (Mythique) du Langage 297
on lui demande la signification secrète des objets qu’on lui présente ; ainsi les
diverses parties du bac :
Il s’agit, dans les termes d’Assmann, « d’un rite de passage de ce monde à l’autre
monde, et le mort réalise ce passage par sa maîtrise de la parole divine qui
met les deux sphères en corrélation ». La parole divine constitue, en Égypte,
un savoir qui sauve de la mortalité. Ce passage n’est possible qu’après la mort,
ou sous la forme théâtrale d’un rituel où le prêtre porte le masque du dieu,
sans pour autant s’identifier à lui. Il faudra attendre longtemps pour que, avec
l’avènement de la théurgie, un nouvel usage de la parole divine introduise dans
l’univers hellénique, chez Jamblique en particulier et en relation aux données
égyptiennes traditionnelles, une autre forme de connaissance, la connaissance
magique et mystique, visant (dans une certaine mesure) à l’union avec la divinité.
Ce détour par l’Égypte, en ce qui concerne la langue des dieux, les Grecs
nous invitent à le faire. En particulier à propos de la figure d’Hermès et du
rapport entre écriture et parole. Hermès en Grèce archaïque et classique n’est
pas lié à l’écriture. C’est un dieu des troupeaux et de leur fécondité, un dieu
phallique et aussi un messager, un psychopompe qui possède une fameuse
baguette (la rhábdos). C’est bien cet Hermès classique, à la fois langue et
semence, qui fait une brillante apparition dans le Cratyle de Platon, en compa-
gnie de son fils appelé Pan (Pán), parole qui peut dire tout (pân), le vrai comme
le faux, ambivalent personnage, mi-animal, mi-dieu. Mais Hermès l’Interprète
(herméneute) règne depuis toujours sur l’ambiguïté du langage : dans l’Hymne
homérique qui lui est consacré il reçoit de son frère Apollon l’oracle des demoi-
selles-abeilles, un oracle différent de celui de Delphes, plus modeste, moins
directement lié à Zeus31. Un oracle à la fois véridique et mensonger, véridique
31 J. Strauss Clay, The Politics of Olympus. Form and Meaning in the Major Homeric Hymns,
1989, p. 147, renvoyant à S. Scheinberg, « The Bee Maidens of the Homeric Hymn to
Hermes », Harvard Studies in Classical Philology 83, 1979, pp. 1-28, sp. 11.
298 Chapitre 17
quand les abeilles sont inspirées par le miel divin ; mensonger quand elles en
sont privées.
Dans l’article « Hermès » de la gigantesque encyclopédie des sciences de
l’Antiquité (le fameux Pauly-Wissowa), il n’est pas fait mention de l’écriture.
Pour trouver l’écriture du côté de chez Hermès, il faut atteindre l’article sui-
vant : « Hermes Trismegistos ». Nous sommes alors renvoyés à l’Égypte, une
Égypte hellénisée et fortement acculturée.
Nous avons déjà remarqué que les Grecs, s’ils disposent d’Hermès, ne
se posent guère de questions sur les débuts, les origines, du langage et de la
parole. Ils aiment par contre s’interroger sur les débuts de l’écriture. Les inven-
teurs de l’écriture, dans la mythologie grecque, s’appellent Cadmos, Palamède,
ou Prométhée. Ce sont des fondateurs, autant que d’habiles inventeurs. L’Isis
hellénisée, celle des hymnes de louanges en grec ou en latin, se verra attribuée
à son tour cette trouvaille de l’écriture, qui contribue à la faire figurer dans la
liste des grands civilisateurs, ces souverains inventeurs (heuretaí) et bienfai-
teurs (évergètes) divinisés en récompense de leurs contributions au bien de
l’humanité: c’est ainsi qu’ Isis sera dite avoir inventé l’écriture avec Hermès32.
Mais l’Hermès dont il s’agit ici, c’est très évidemment l’Égyptien Thot. L’hymne
(en l’occurrence l’arétalogie de Maronée) précise : l’écriture sacrée et l’écriture
courante, ce qu’il faut comprendre comme les hiéroglyphes et l’écriture démo-
tique (l’écriture destinée aux documents privés).
Dans le Philèbe de Platon, la mise en place d’un véritable système phonolo-
gique construit sur la classification des lettres (les grámmata), chacune d’elles
correspondant à un son fondamental, est attribuée soit à un homme divin, soit
à un dieu « du genre de celui dont parle le récit égyptien relatif à Teuth »33.
L’invention de l’écriture, dans le Phèdre (274-275), fait l’objet d’une fiction que
le même philosophe localise du côté de Naucratis, là où vécut, dit-il, un de ces
dieux anciens, celui auquel est consacré l’oiseau appelé ibis. Il s’agit de Teuth,
qui vient proposer sa trouvaille (l’écriture précisément) au roi Thamous qui
fait la fine bouche, inquiet qu’il est pour l’avenir des techniques mémorielles34.
32 Entre autre dans l’arétalogie de Maronée, aux vers 22-23 : cf. Y. Grandjean, Une nouvelle
arétalogie d’Isis à Maronée, Leyde, 1975, pp. 17-21.
33 Philèbe 18 B. Cf. H. Joly, « Platon égyptologue », Silex 13, 1979, pp. 34-42 (spécialement
pp. 35-36, sur « La grammatologie de Teuth »). Et bien sûr J. Derrida, « La pharmacie de
Platon », Tel Quel 32, 1968, pp. 3-48 ; 33, 1968, pp. 18-59, repris dans La dissémination, Paris,
1972, pp. 69-197. Sur Platon, l’oralité et l’écriture, voir M. Vegetti, « Dans l’ombre de Thoth.
Dynamiques de l’écriture chez Platon », in M. Detienne éd., Les savoirs de l’écriture en
Grèce ancienne, Lille, 1988, pp. 387-419.
34 On découvre toutefois que cette inquiétude, en ce qui concerne l’Égypte, se révèle
exagérée puisque le prêtre de Saïs qui parle à Solon dans le Timée (22 b 3-4 ; 23 d 4-5)
Variations Grecques sur l ’ Origine (Mythique) du Langage 299
Teuth et non pas Hermès. Thamous, dans la ville de Naucratis colonisée par
les Grecs, porte quant à lui un nom qui renvoie à la région où règne Dumuzi-
Tammouz-Adonis, la Syrie-Phénicie d’où est issu aussi Cadmos, importateur
de l’écriture, comme on peut le vérifier chez Hérodote (V, 58-59). Quant à
l’ibis, chez Hérodote encore (II, 67), c’est l’animal sacré de la ville d’Hermès
l’Égyptien, Hermopolis. Mais l’image ithyphallique d’Hermès le Grec, que l’on
rencontre à Samothrace, ne provient pas d’Égypte : Hérodote (II, 51) affirme
qu’elle est originaire de Phénicie, tout comme Cadmos. Les fictions de Platon
sont élaborées en référence à ces esquisses qui apparaissent, chez Hérodote,
comme encore bien imprécises ou fragmentaires . . .
Hermès est cependant devenu très vite l’interprétation grecque de Thot :
l’historien Diodore de Sicile, dont la source est vraisemblablement Hécatée
d’Abdère (ce qui nous renvoie au dernier quart du IVe siècle avant J.-C.), dresse
le portrait d’Hermès en scribe sacré, compagnon privilégié d’Osiris : c’est par
lui « tout d’abord que le langage commun à tous fut articulé et que beaucoup
d’objets non dénommés furent désignés ; on lui doit l’invention des lettres et
les dispositions qui règlent les honneurs et les sacrifices dus aux dieux », ainsi
que l’astronomie, la musique, la palestre, la danse, et l’interprétation (l’her-
méneutique). La palestre, pour ne relever qu’elle, montre que l’interprétation
grecque du dieu égyptien entraîne aussi son rattachement à des éléments
culturels spécifiquement helléniques. Il ne s’agit pas seulement de reconnaître
du même en l’autre : la rencontre modifie l’objet . . .35
En Égypte, Thot est certes un dieu de l’écriture, mais dans le sens où il
transcrit la parole du dieu créateur. Les listes onomastiques égyptiennes sont
pour montrer combien courte est la mémoire des Grecs, n’a pas besoin de lire les textes
gravés dans le sanctuaire de Neith : il connaît par cœur la leçon qu’il adresse à son hôte
athénien. Cf. L. Brisson, « L’Égypte de Platon », Les Études Philosophiques, 1987, pp. 152-
167, en particulier p. 159 : « . . . Dans ce contexte le rôle de l’écriture se voit réduit à celui de
contrôle – au sens étymologique du terme : “contre-rôle : registre tenu en doubleˮ – d’une
tradition orale qu’elle ne supplée jamais ».
35 Diodore de Sicile, Bibliothèque historique I, 16, 1 ; trad. M. Casevitz, Naissance des dieux et
des hommes, Paris, 1991 ; cf. aussi le récit « phénicien » attribué à Sanchuniathon, auteur
fictif situé avant la guerre de Troie par Philon de Byblos, que cite Eusèbe, Préparation
évangélique I, 9, 24 (trad. J. Sirinelli et E. des Places) : « . . . Sanchuniathon, homme très
savant et très habile qui désirait apprendre de tout le monde ce qui s’est passé depuis
l’origine, depuis que l’Univers existe, mit tout son zèle à tirer de sa cachette l’œuvre de
Taautos. Il savait que, de tous ceux qui ont vécu sous le soleil, Taautos est le premier à
avoir inventé l’écriture et à avoir entrepris d’écrire des livres, et il l’a mis à la base de son
traité. Les Égyptiens l’ont appelé Thôüth, les Alexandrins Thôth et les Grecs ont traduit
son nom par Hermès ».
300 Chapitre 17
17.7
L’origine de la diversité des langues peut être conçue sur le modèle de Babel.
Résultat d’une chute, d’une dégradation, d’une catastrophe marquant la rup-
ture d’avec un état antérieur, un état de plénitude et de transparence au monde
et aux autres. On peut aussi la concevoir comme le résultat d’un acte créateur
primordial, fondant en nature, dès l’origine première, la supériorité, la spé-
cificité, l’identité d’un soi-même préférable à tous les autres, les autres étant
créés comme autres dès l’origine. Du côté de l’Égypte ancienne, (tout comme
en Grèce) on ignore Babel. On peut lire dans le Grand hymne à Aton (écrit peut-
être par le pharaon Akhénaton lui-même) :
Ô toi, ce dieu unique dont il n’y pas d’autre, solitaire en esprit tu façonnes
la terre . . . Tu assignes à chacun sa juste position, créant pour ses besoins
Quelques lignes d’un hymne écrit dans le temple de Khnoum à Esna (à l’époque
romaine) semblent encore faire écho à ce texte. On y retrouve l’évocation
simultanée de la multitude des peuples et de la différenciation des langues :
Ainsi tous autant qu’ils sont, ont-ils été formés sur son tour de potier (celui
du dieu Khnoum) ; mais ils inversèrent l’organe vocal de chaque contrée,
de manière à obtenir un langage autre, comparé à celui de l’Égypte. . .38
Du point de vue égyptien, il ne peut y avoir aucun doute : les langues étran-
gères sont des inversions, des déformations, des distorsions de la seule langue
concevable, la langue égyptienne, et cela dès le tout début des choses. Cette
conviction souveraine semble avoir rejailli sur les étrangers résidant en Égypte,
en particulier sur les Grecs et les Cariens mercenaires à la solde du pharaon
Psammétique, qui gravent en grec de fameuses inscriptions sur la jambe
d’un des colosses d’Abou-Simbel, en 593 avant notre ère. Les soldats de cette
« légion étrangère » (qui se désignent eux-mêmes comme des allóglossoi, à
savoir comme parlant une ou des langues étrangères), avaient pour chef un
dénommé Potasimto. Je cite39 :
Ceux qui nous rédigeaient [c’est à dire ceux qui ont gravé l’inscription
faisant parler en leur langue les acteurs grecs de cette expédition] étaient
Arkhôn fils d’Amoibikhos, et Pélékos fils d’Eudâmos.
mot qu’ils utilisent pour désigner les mercenaires, et donc se désigner eux-
mêmes (allóglossoi) sera encore employé par Hérodote (II, 154) à propos des
soldats ioniens et cariens établis au bord de la mer par Psammétique 1er, puis
transplantés à Memphis sous Amasis. Ce qui est ici remarquable, c’est que les
Grecs, quand ils se trouvent en Égypte, peuvent tout naturellement se situer
eux-mêmes, du point de vue linguistique, dans la vaste et imprécise catégo-
rie des allophones, à savoir ceux qui chez eux, en Grèce, seraient appelés des
barbares41.
17.8
41 Cf. F. Hartog, Mémoire d’Ulysse. Récits sur la frontière en Grèce ancienne, Paris, 1996, pp.
49-86.
42 Psammétique I (663-609 avant J.-C.), deux générations au plus avant Hérodote !
43 Sur la représentation grecque de la Phrygie, cf. Ph. Borgeaud, La Mère des dieux. De Cybèle
à la Vierge Marie, Paris, 1996, pp. 19 sqq.
Variations Grecques sur l ’ Origine (Mythique) du Langage 303
De qui naquit chacun des dieux, ou si tous ont toujours existé, quelles
sont leurs formes (leurs apparences, tà eídea) : ce n’est, pour ainsi dire,
que d’hier qu’on le sait. Je pense en effet, dit-il, qu’Homère et Hésiode
ne vivaient que quatre cents ans au plus avant moi. Or ce sont eux qui
dans leurs vers ont construit pour les Grecs une théogonie (hoi poiésantes
theogoníen Héllesin), eux qui ont conféré aux dieux leurs « éponymies »
(la manière de les désigner), eux qui ont distribué leurs prérogatives
(timaí), leurs modes d’action (téchnai), et ont tracé leurs figures (eídea) ;
les autres poètes, qu’on dit les avoir précédés, ne sont venus, du moins à
mon avis, qu’après eux.
Donc, selon Hérodote, Homère et Hésiode (avant Orphée, avant Musée) ont
fixé les cadres essentiels d’une manière panhellénique de se représenter les
dieux, en ordonnant et en distribuant un panthéon généralement reconnu.
Un système, en quelque sorte, qui transcenderait ‒ mais sans jamais s’y
substituer ‒ la diversité des pratiques cultuelles et des théologies locales.
Condition de l’organisation d’un panthéon poétique qui dépasse le cadre
des différentes pratiques locales, condition d’un récit théologique, l’attribu-
tion des noms fondamentaux apparaît, dans cette proposition hérodotéenne,
comme livrée au bon plaisir des chantres fondateurs. Qu’en était-il avant leur
intervention ? Hérodote, il nous le dit, n’a pas d’opinion personnelle sur cette
préhistoire. Loin cependant d’y situer un pur chaos ou une simple indigence
cultuelle, il s’empresse de rapporter ce que disent deux traditions convergentes,
deux témoignages, celui des prêtres rencontrés par lui en Égypte, à Memphis
au début du livre II (II, 2, 4), et celui des prêtresses de Dodone qui lui trans-
mettent, sur la terre grecque de la plus ancienne mémoire, un savoir remon-
tant aux Pélasges (II, 52) :
Les Pélasges [ancêtres des Athéniens, contemporains des Grecs les plus
anciens] sacrifiaient autrefois aux dieux toutes les choses qu’on peut
sacrifier, en leur adressant des prières, comme je le sais pour l’avoir
appris moi-même à Dodone, mais ils n’attribuaient alors de désignation
ni de nom à aucun d’entre eux (eponumíen dè oud’ oúnoma epoieûnto
oudenì autôn), car ils ne les avaient pas encore appris (ces désignations
[oponumíai] et ces noms [ounómata]). Ils s’adressaient aux dieux en les
appelant dieux (theoí), pour cette raison qu’ayant placé en ordre toutes
choses (kósmoi théntes tà pánta prégmata), ils maintiennent (en place)
l’ensemble des répartitions (pásas nomàs). Ce n’est qu’ensuite, longtemps
plus tard, qu’ils apprirent à connaître (epúthonto) les noms des dieux (tà
ounómata tôn theôn), noms venus d’Égypte ; mais ils ne surent celui de
304 Chapitre 17
Dionysos que longtemps après avoir appris ceux des autres dieux. Après
quelque temps, ils allèrent consulter sur ces noms l’oracle de Dodone. On
considère ce sanctuaire divinatoire (ce mantéion) comme le plus ancien
centre de consultation oraculaire (chrestérion) de la Grèce, et il était alors
le seul. Les Pélasges ayant donc demandé à l’oracle de Dodone s’ils pou-
vaient recevoir ces noms qui leur venaient des barbares, il leur enjoignit
d’en faire usage44. Depuis ce temps-là, ils sacrifièrent en faisant usage de
ces noms, et par la suite les Grecs ont reçu des Pélasges ces mêmes noms.
Faut-il comprendre que les dieux grecs portent des noms égyptiens ? C’est ce
que prétendent explicitement (pour la plupart de ces dieux) les Égyptiens
dont Hérodote rapporte, nous dit-il, l’opinion, opinion qu’il ne met pas en
doute. Walter Burkert45 a avancé l’hypothèse selon laquelle ce que les Pélasges
empruntent aux Égyptiens, selon Hérodote, c’est la coutume de donner des
noms à leurs dieux, plutôt que les noms eux-mêmes. Cette hypothèse a l’avan-
tage d’expliquer la proposition d’Hérodote d’une manière acceptable du point
de vue de nos exigences de vraisemblance. En matière de linguistique toutefois,
et d’étymologie en particulier (et c’est bien ce dont il s’agit ici), les Anciens sont
tout à fait capables d’avancer des propositions qui peuvent nous surprendre :
comme par exemple quand ils expliquent (et c’est fréquent selon Plutarque)
des théonymes égyptiens par des étymologies helléniques. C’est ainsi que le
nom d’Osiris se trouve un beau jour expliqué par la rencontre de deux adjec-
tifs grecs désignant la notion de sacré ou de sainteté, hósios et hierós46. Les
étymologies égyptiennes de théonymes grecs (auxquelles Hérodote se réfère
explicitement dans le passage qui nous intéresse) ne devaient être ni plus ni
moins sérieuses. Et elles n’avaient pas à répondre aux critères de la linguis-
tique moderne. On peut donc, me semble-t-il, comprendre Hérodote, dans ce
passage, en le prenant à la lettre. La pratique antique de la comparaison lin-
guistique permet aux Égyptiens (ou aux Grecs d’Égypte) qu’il interroge de faire
44 La réponse de l’oracle, mantéion, ou chrestérion, reprend et retourne les termes de
la question : à ei anélontai (« s’il devaient adopter ») répond le aneîle chrâstai, « il
enjoint d’utiliser », de chráomai, qu’on pourrait aussi entendre comme « il enjoint de
consulter [comme oracle] ».
45 W. Burkert, « Herodot über die Namen der Götter. Polytheismus als historisches
Problem », Museum Helveticum 42, 1985, pp. 121-132 ; J. Rudhardt, « De l’attitude des Grecs
à l’égard des religions étrangères », Revue de l’histoire des religions 209, 1992, pp. 219-
238, en particulier pp. 227-228. Cf. aussi Ph. Borgeaud, « Manières grecques de nommer
les dieux », Colloquium Helveticum 23, 1996, pp. 19-36, dont je reprends ici certaines
propositions en les transformant et en les développant.
46 Plutarque, Isis et Osiris 61 (375 D).
Variations Grecques sur l ’ Origine (Mythique) du Langage 305
remonter les noms des dieux grecs à de l’égyptien. Il convient d’ajouter que les
Pélasges qui ont adopté ces noms parlaient eux aussi une langue barbare. C’est
Hérodote lui-même qui nous le dit. Les noms égyptiens qu’ils attribuèrent à
différents dieux de chez eux sont par conséquent, dans la perspective du vieil
historien, doublement étrangers. Quant aux dieux que finissent par désigner
ces noms d’emprunt, ils étaient déjà là. Avant même de les nommer chacun
d’un nom propre les Pélasges les connaissaient de tout temps, au pluriel, dans
leur diversité. Mais ils se contentaient alors, dans cette première époque, de
s’adresser à chacun d’eux à travers un terme générique, les désignant comme
« les dieux », theoí, un mot signifiant comme qui dirait « fondateurs », ou « ins-
tituteurs » (théntes, de títhemi, « je pose »), et renvoyant au caractère commun,
celui de gérants du cosmos47. L’absence de distinction nominale ne signi-
fiait pas une absence de distinctions rituelles. Hérodote présente la religion
des Pélasges comme une orthopraxie déjà polythéiste, privée cependant des
conditions nécessaires à l’émergence d’une mythologie (en grec « théologie »).
Donc, avant les récits des premiers théologiens grecs (Homère, Hésiode, puis
Orphée et Musée), ce que les Pélasges empruntent aux Égyptiens ce sont les
éléments qui rendent possible l’émergence d’une mythologie, à savoir les théo-
nymes, balises narratives potentielles d’un panthéon qui ne sera défini que plus
tard, par les poètes archaïques. Cette introduction des noms propres par les
Pélasges, sous influence égyptienne, fut cautionnée par le plus ancien oracle
du sol grec, celui de Dodone. Cela revient à dire que les noms des dieux grecs
(noms d’origine barbare) sont postérieurs à leurs cultes tout en étant antérieurs
à leur mise en forme poétique (mythologique). Il en résulte que la pratique des
dieux grecs dépend d’une mémoire plus ancienne que les Grecs. Les Pélasges
en effet ont disparu depuis longtemps, laissant sur place, chez les Hellènes, des
rites et des noms ancrés par un oracle inamovible dans une tradition devenue
grecque, mais qui ne renie pas pour autant ses attaches étrangères. Relevons
que les seuls Pélasges restés sur place (et qui sont de ce fait des autochtones),
les ancêtres des Athéniens, oublieront selon Hérodote leur langue barbare
en se mêlant aux Hellènes. Les dieux athéniens sont donc présents et res-
pectés depuis toujours, comme il le faut, sur place et conformément à une
coutume locale que l’on présume inchangée ; mais leurs noms (venus d’ail-
leurs) demeurent parfaitement incompréhensibles. Aux Grecs (via Homère et
47 On remarquera qu’Hérodote présente les Pélasges, qui sont supposés ne pas parler grec,
comme utilisant le mot theós (dieu) un mot grec pour lequel ces mêmes Pélasges inventent
une étymologie à partir du grec (títhemi). Ce qui pourrait nous sembler incohérent relève
en fait du même procédé qui aboutit à donner une origine égyptienne aux noms des
dieux grecs !
306 Chapitre 17
Hésiode) est réservée, comme invention (ou innovation), la seule part du récit,
c’est à dire l’approche narrative, mythologique, d’une réalité rituelle dont l’ori-
gine leur échappe mais dont ils se font, sans hésitation aucune, au niveau de la
pratique, les fidèles dépositaires. Leur originalité consiste à ne pas se contenter
de répéter les rites, mais à raconter, en plus, des histoires . . .
D’où sont issus les noms des dieux ? Qu’est-ce qui leur confère leur auto-
rité, leur efficacité rituelle ? Rappelons que les Pélasges, hors d’Athènes et
de Dodone, sont encore les maîtres fameux de l’île de Samothrace, siège de
Mystères aussi prestigieux que ceux des prêtres de la vallée du Nil. Originaires
de très loin, d’Égypte ou de la préhistoire pélagique, faut-il comprendre que
les noms des dieux sont eux-mêmes d’origine divine ? Hérodote ne le dit pas.
Pas plus que ne le dira la tradition grecque postérieure. Mais le fait de réfé-
rer ces noms au plus lointain passé leur confère une qualité qui néanmoins
va dans ce sens. Création humaine, les noms des dieux sont conçus comme
solidaires d’un passé où l’homme était plus proche des dieux. Sans être eux-
mêmes divins, ce qui ferait d’eux des signes parfaitement naturels, ils ne sont
pas le produit d’une pure convention. L’intervention de l’oracle leur confère
l’autorité d’une caution divine.
17.9
Cratyle en main, on se plaît à imaginer les Grecs en train de penser que les
dieux, entre eux, se désignent peut-être avec d’autres noms que ceux qu’on
leur attribue communément. Les seuls vrais noms des dieux sont à coup
sûr ceux qu’ils se donnent à eux-mêmes, dit en effet Socrate dans le Cratyle.
Mais de ces noms-là, précise-t-il aussitôt, nous ne pouvons rien savoir48. La
seule chose que nous sachions pratiquement, c’est la manière dont les dieux
aiment qu’on s’adresse à eux dans la prière. Une erreur dans l’appellation, à ce
niveau-là, annule en effet, chacun le sait, l’efficacité du rite. Ne pouvant remon-
ter jusqu’aux vrais noms, dans l’absolu, on se contentera donc d’analyser les
noms cautionnés par la tradition rituelle, des noms conférés par des humains,
mais qui ont fait preuve de leur efficacité (400d-401a). C’est sur ces noms que
portent les fameuses étymologies auxquelles se livre alors Socrate. Donner du
sens, restituer leur vérité, aux noms d’Hestia, de Zeus ou d’Apollon, cela revient
48 Socrate (avec une certaine ironie) déclare à Hermogène, dans le Cratyle 400 D, que le bon
sens consisterait à dire que « des dieux nous ne savons rien, ni des noms dont ils peuvent
personnellement se désigner, car eux, c’est clair, les noms qu’ils se donnent sont les vrais »
(trad. Léon Robin).
Variations Grecques sur l ’ Origine (Mythique) du Langage 307
49 Cf. Ph. Borgeaud et Y. Volokhine, « La formation de la légende de Sarapis : une approche
transculturelle », Archiv für Religionsgeschichte 2, 2000, pp. 37-76.
50 Type de débat fort ancien au demeurant, si l’on en juge par la Théogonie d’Hésiode : le nom
d’Aphrodite au vers 197, et bientôt celui des Titans aux vers 207-210, leur sont conférés à
la suite d’un raisonnement étymologique. Il en ira de même de Pandore et d’Épiméthée
(dans les Travaux).
51 « D’abord, il y a autant de noms de dieux qu’il y a de langages humains. Si toi, Velleius, tu
conserves ton nom où que tu ailles, Vulcain en revanche n’a pas le même nom en Italie,
en Afrique, en Espagne. D’autre part le nombre des noms n’est pas grand, même dans nos
livres pontificaux, alors que les dieux sont innombrables : ils n’ont donc pas de noms ? »
(I, 84 ; trad. Clara Auvray-Assayas).
308 Chapitre 17
17.10
55 Pour une réflexion contemporaine et anthropologique sur le même thème, voir S. J.
Tambiah, Culture, Thought, and Social Action, Cambridge MA/Londres, 1985, pp. 17-59.
310 Chapitre 17
Il faut, comme si les antiques prières étaient des asiles sacrés, les con-
server toujours les mêmes et de la même manière, sans en rien retrancher,
sans y rien ajouter qui provienne d’ailleurs (trad. des Places).
Il ne faut pas forcer le sens de ce texte. Jamblique ne dit pas que les dieux
parlent une quelconque langue barbare : il faudrait alors décider, entre l’assy-
rien, ou l’égyptien. Ce que nous appellerions l’adéquation du signe au signifié,
le dieu nommé par lui-même dans sa propre langue, cela est encore et toujours
présenté comme restant hors de portée. Nous sommes ici encore dans une
tradition de pensée qui se refuse d’accepter littéralement les prétentions de
certains praticiens, alors même qu’elle s’intéresse de près à leurs techniques.
Jamblique fait expressément allusion à ces « procédures de sorciers » (goéton
technásmata, VII, 5 = 258, 6-7), procédures qui comprennent certainement les
rites vocaux attestés par les papyri grecs magiques. Les sortilèges de la glosso-
lalie prophétique y donnent la parole, et par là même l’existence, à de redou-
tables démons. Mais que dit Jamblique ?
Une étude récente sur « Les voix de la Sibylle et les rites vocaux des magiciens »
montre comment, dans les textes magiques grecs d’Égypte, le magicien qui
siffle, fait claquer sa langue, imite la voix perçante des oiseaux, expire, inspire,
souffle, mugit, gémit et prononce les noms secrets des dieux, aux limites du
langage humain, ce magicien se fait vraiment le « linguiste des divers registres
des langages divins »56.
56 S. Crippa, « Entre vocalité et écriture : les voix de la Sibylle et les rites vocaux des
magiciens », in C. Batsch, U. Egelhaaf-Gaiser, R. Stepper éds., Zwischen Krise und Alltag,
Conflit et normalité, Stuttgart, 1999, pp. 95-110 ; Id., « La voce e la visione. Il linguaggio ora-
culare femminile », in I. Chirassi Colombo, T. Seppilli, éds., Sibille e Linguaggi Oraculari.
Mito Storia Tradizione, Pise/Rome, 1999, pp. 159-189. Comme exemple on peut lire le
Variations Grecques sur l ’ Origine (Mythique) du Langage 311
Le praticien des Papyri Graeci Magici prétend connaître les noms secrets
des « démons ». Celui qui le consulte et paie pour cela est vraisemblable-
ment persuadé, lui aussi, que ce spécialiste est capable de parler la langue des
dieux. Dans sa réponse à Porphyre, Jamblique prend la défense de la théur-
gie, à savoir un exercice spirituel faisant précisément appel à des procédures
inspirées de techniques magiques de ce type. Il s’efforce toutefois de mainte-
nir un écart entre la théurgie et la prétention des sorciers (goètai). Les noms
barbares (les onómata bárbara) ne relèvent pas à ses yeux directement de la
langue des dieux, mais représentent plus modestement des dénominations
très anciennes, remontant à l’époque où se tissent les premiers contacts entre
hommes et dieux.
Jamblique emprunte, pour répondre à Porphyre, le nom et le rôle d’un prêtre
égyptien, Abammon. Jan Assmann a montré comment on peut lire dans la
réflexion que ce personnage développe sur les noms apparemment « dépour-
vus de sens », les nomina barbara, le souvenir d’une authentique doctrine
égyptienne des hiéroglyphes en tant que paroles des dieux (mdw ntr)57. Cette
lecture, Assmann lui-même en signale cependant les limites, quand il souligne
la différence qui sépare un prêtre portant le masque du dieu, lors d’un rituel
verbal, et un mystique cherchant à se rapprocher du dieu, dans une pratique
théurgique visant à l’unio mystica. Cette réserve, rapportée au dossier que nous
venons de parcourir, renforce notre sentiment : le programme égyptien du phi-
losophe syrien Jamblique rejoint l’émerveillement grec le plus ancien devant
les pouvoirs du langage, et partant devant les pouvoirs de ceux qui maîtrisent
le langage, sorciers y compris58.
PGM XIII : cf. La magie. Voix secrètes de l’Antiquité, textes traduits et présentés par
P. Charvet et A.-M. Ozanam, Paris, 1994, pp. 105 sqq. en particulier.
57 J. Assmann, art. cit. (n. 30).
58 Que soient ici remerciés, pour leurs amicales et précieuses réactions, non seulement les
participants au colloque de Genève organisé en décembre 2000 par Olivier Pot, mais aussi
les étudiants, les collègues et les auditeurs qui sont intervenus lors du séminaire que j’ai
donné durant le mois de mai 2001 à l’EPHE de Paris, Section des Sciences religieuses,
invité par Stella Georgoudi.
Chapitre 18
18.1
Que les dieux puissent faire peur, on en conviendra aussi bien à Athènes qu’à
Jérusalem, à Rome, Babylone ou Memphis. C’est tellement évident qu’on a
pu faire de cette peur le fondement du sentiment religieux. Avant même de
reconnaître un dieu, de savoir auquel (ou à qui) on a affaire, on en a peur. C’est
du moins ce que l’on dit. La chose, pour autant que je le sache, n’a pas été
expérimentée en laboratoire. Mais cet effroi d’avant la religion, qui annonce
la religion, est mis en scène dans d’innombrables récits, épopées et mythes.
Ovide, dans son dictionnaire amoureux de la religion romaine (Les Fastes, sur
le calendrier des fêtes), se plaît à imaginer qu’un beau jour il a rencontré Janus
en personne, le dieu du mois de janvier (Fastes I, 95-101). Le poète latin qua-
lifie Janus de « sacré » (sacer), sacré Janus, ce qui peut paraître étrange pour
un dieu, sacer voulant dire « qui appartient aux dieux », mais cette notation
non dépourvue d’ironie concerne un personnage qui appartient effectivement
à tous les dieux, puisqu’il ouvre l’année et qu’on s’adresse à lui, en premier, dans
toutes les prières. Janus surgit devant les yeux d’Ovide avec son double visage,
sa double face, l’une tournée vers l’avant, le futur, l’autre vers l’arrière, le passé :
« Je fus saisis de peur, je sentis mes cheveux se dresser de frayeur et un froid
subit glaça mon cœur », affirme Ovide. Le dieu n’est pourtant pas malinten-
tionné. On pourrait comparer cette élégante fiction avec toute une série d’épi-
phanies littéraires moins ludiques, romaines, grecques et d’ailleurs aussi. Une
épiphanie, c’est l’apparition soudaine (et toujours impressionnante) d’un dieu,
une présentification de l’invisible, qui se manifeste sous la forme d’un phé-
nomène naturel (foudre, tremblement de terre, aurore rougissante, lever de
pleine lune sur la mer) ; ou sous la forme d’un animal qu’on n’attendait pas de
rencontrer là, ou encore sous une apparence humaine, mais « trop plus qu’hu-
maine », comme dirait le poète Villon : un masque de jeune femme extraordi-
nairement belle (dont la beauté cache, et révèle à la fois, la déesse Aphrodite1),
ou un oiseau, une chouette, qui signale Athéna. C’est un motif mythologique
et littéraire très répandu. Le Naufragé du conte égyptien rencontre un dieu
1 Cf. Anchise face à Aphrodite dans l’Hymne homérique à Aphrodite. Gilgamesh face à Ishtar,
dans l’épopée de Gilgamesh, etc.
Qui t’a amené, petit ? Si tu tardes à me dire qui t’a amené dans cette île,
je ferai que tu t’aperçoives, ayant été réduit en cendres, que tu es devenu
quelque chose qu’on ne peut plus voir.
Un petit pâtre rencontre une déesse, dans une autre histoire de l’Égypte
ancienne. La déesse est belle, mais « les cheveux [du pâtre] se hérissent, et
la peur qui l’envahit ne quitte plus son corps »3. Une déesse amoureuse d’un
humain, en effet, c’est très dangereux, pour l’humain. On le dit en Mésopotamie
(où Gilgamesh résiste à Ishtar), comme en Grèce ou en Égypte.
Vu à grande échelle, on a affaire à un « universel ». Mais il convient de regar-
der ce type de phénomène de manière précise et contextuelle. Si les récits
(mythiques) d’épiphanie sont nombreux, il faut reconnaître qu’au niveau
de la pratique religieuse, à de rares exceptions près (les mystiques sont loin
d’être majoritaires, et on ne les connaît que par ce qu’ils racontent), on ne ren-
contre pas la divinité face à face. Le dieu est caché. Mystérieux. Et c’est tant
mieux nous dit-on. On cherche plutôt, normalement, à éviter de le rencontrer.
Moïse lui-même tourne le dos à son dieu, et se réfugie dans une anfractuosité
de rocher, où il est touché, mystérieusement frôlé, par un être dont la vision
directe serait fatale. Le livre de l’Exode, dans la Bible, donne des précisions sur
ce mode de communication compliqué. Iahvé dit à Moïse, qui Lui demande de
lui faire voir Sa gloire:
2 Trad. G. Lefebvre, Romans et contes égyptiens de l’époque pharaonique, Paris, 1982, p. 35.
3 Ibid., p. 27.
4 Exode 33, 20-23 (trad. TOB).
314 Chapitre 18
18.2
cessé de porter sur la manière dont ils ont posé des questions qui sont encore
les nôtres. Observons, avec les Grecs et ceux qui les ont lu, ce qu’on a pu dire
de la crainte des dieux.
La pensée grecque, sur ce motif de la crainte des dieux, ne nous a en effet
jamais abandonné. Nous y revenons sans cesse. C’est elle qu’invoquent les pen-
seurs romains et les Pères de l’Église, elle encore à laquelle ont recours les théo-
logiens médiévaux pour expliquer, par exemple, ce que dit, dans le latin de la
Vulgate, le Psaume 66, verset 7 :
Dieu, notre Dieu, nous bénit. Que Dieu nous bénisse, et que la terre tout
entière le craigne5 !
En d’autres termes : Que dieu me protège de ces autres auxquels il est bon qu’il
fasse peur. La peur est un attribut essentiel de ce Père protecteur.
Abélard (au début du XIIe siècle) commente ce texte dans sa Théologie chré-
tienne6. Abélard fait appel pour cela à un précurseur, Cassiodore qui lui-même,
au VIe siècle, citait un vers fameux du poète latin Stace (un poète du 1er siècle
de notre ère, qui ignorait tout de la Bible) :
Après avoir rappelé cette maxime païenne transmise par le chrétien Cassiodore,
Abélard ajoute que l’on a raison d’appeler Dieu « Seigneur », ou « Maître »
(Dominus). Dieu, deus en latin, correspond en effet au grec theos, que l’on pour-
rait traduire, nous dit Abélard, par « peur »8. Pour arriver à ce résultat étrange,
5 Benedicat nos deus, deus noster, benedicat nos deus, et metuant eum omnes fines terrae
(Vulgate, Psaume 66, 7 (trad. TOB, correspondant au Psaume 67, 7 de la Bible hébraïque).
6 Livre I chapitre 3, Migne éd., PL 178.
7 Le renvoi à Abélard m’a été suggéré par J.-Fr. Riaux, « Aux sources de la croyance : petite
histoire d’une formule. Primus in orbe deos fecit timor (Pétrone ou Stace), C’est en premier
la crainte qui crée les dieux sur terre ou la peur a fait les dieux », [http://www.univ-paris1.fr/
fileadmin/CHSPM/pdf/JFRiaux3.pdf].
8 Abélard cite Isaie 6, 3 (Sanctus, Sanctus, Sanctus, Dominus Deus Sabaoth), avant de commenter
de la manière suivante : « Le prophète (Isaïe) a raison d’utiliser le mot « maître » (dominus)
pour désigner la puissance, parce qu’il appartient aux maîtres de diriger (praeesse). Que cette
puissance, la plupart du temps, se voie assigner le nom de « dieu » est d’autant plus évident
qu’en grec theos, c’est-à-dire dieu (deus), au témoignage d’Isidore, est traduit par peur (timor),
et n’importe quelle puissance est une peur pour ses sujets ».
316 Chapitre 18
18.3
9 Étymologies VII, 2-6 : Primum apud Hebraeos Dei nomen El dicitur; quod alii Deum, alii
etymologiam eius exprimentes ἰσχυρὸς, id est fortem interpretati sunt, ideo quod nulla
infirmitate opprimitur, sed fortis est et sufficiens ad omnia perpetranda. Secundum nomen
Eloi. Tertium Eloe, quod utrumque in Latino Deus dicitur. Est autem nomen in Latinum ex
Graeca appellatione translatum. Nam Deus Graece δέος, φόβος dicitur, id est timor, unde
tractum est Deus, quod eum colentibus sit timor. Deus autem proprie nomen est Trinitatis
pertinens ad Patrem et Filium et Spiritum sanctum. Ad quam Trinitatem etiam reliqua quae
in Deo infra sunt posita vocabula referuntur.
10 Servius, Aen. VII, 60, à propos d’un laurier sacré conservé dans la cours du palais de Latinus
depuis des temps immémoriaux : l’Énéide dit que cet arbre est protégé par la crainte.
La Crainte Des Dieux 317
rapport à la divinité, un rapport rituel dont il finit par avoir peur, comme de la
mort. Chez Lucrèce, auquel nous reviendrons un peu plus loin,
. . . l’humanité [avant Epicure] traînait sur terre une vie abjecte, écra-
sée sous le poids d’une religion dont le visage, se montrant du haut
des régions célestes, menaçait les mortels de son aspect horrible (De la
nature I, 62-65, trad. Alfred Ernout).
11 Je remercie Damien Nelis de m’avoir signalé ce jeu anagrammatique, qui a fait l’objet
d’intéressants commentaires, notamment chez P. Friedländer, « Patterns of Sounds and
Atomistic Theory in Lucretius », The American Journal of Philology 62, 1941, pp. 16-34,
sp. 19. Cf. J. McIntosh Snyder, Puns and Poetry in Lucretius’ De Rerum Natura, Amsterdam,
1980, pp. 120-121.
12 Lucrèce I, 931-932 ; IV, 6-7 ; V, 114-116.
13 Cf. Ph. Borgeaud, « Religion romaine et histoire des religions », Archiv für Religions
geschichte 5, 2003, pp. 119-130, p. 120.
318 Chapitre 18
à deos, peur, des daimones, des dieux). Le grand érudit romain Varron, biblio-
thécaire de Jule César, pourra donc dire en latin, mais en pensant en grec :
L’homme superstitieux a peur des dieux, alors que l’homme religieux, les
révérant comme des pères, n’en a pas peur comme d’ennemis14.
18.4
14 Cité par Augustin, Cité de Dieu VI, 9 : supertitioso dicat (scil. Varro) timeri deos, a religioso
autem tantum uereri ut parentes, non ut hostes timeri.
15 Cf. L. Bruit Zaidman, Le commerce des dieux. Eusebeia, essai sur la piété en Grèce ancienne,
Paris, 2001.
16 Cf. J. Rudhardt, « Considérations sur la notion de sebas », in Homère chez Calvin. Figures
de l’hellénisme à Genève. Mélanges Olivier Reverdin, Genève, 2000, pp. 421-434.
La Crainte Des Dieux 319
mère. Cette frayeur, le dieu Hermès, lui, l’ignore. Il est enchanté de son fils, le
petit dieu Pan. Il le recueille dans une peau de lièvre et l’emmène aussitôt sur
l’Olympe, où le nouveau-né fait la joie de tous les autres dieux, et de Dionysos
surtout17.
Désir et peur, attraction et répulsion coïncident, dans cette image de Pan,
l’animal-dieu. La panique, qui tire son nom de Pan, sera chez les humains une
peur dont la cause échappe, une peur sans fondement, issue le plus souvent
d’une mauvaise interprétation, celle d’un bruit absurde dans la nuit, un simple
écho. La panique peut frapper de folie une petite communauté humaine,
jusqu’à la désorganiser complètement. La peur panique frappe une collectivité,
qu’elle désoriente, qu’elle disloque. Elle agit, sur un mode collectif, de manière
comparable à un désir érotique très particulier et fort répandu, panique lui
aussi, qui s’empare d’un individu attiré par une passion invincible et aliénante
vers un objet insaisissable, impossible ; c’est alors l’objet du désir qui s’avère
illusoire (comme Écho, la nymphe sans corps, qui échappe à l’étreinte de Pan),
et non plus l’objet de la crainte.
Peur irrépressible mais privée d’objet, désir irrépressible mais privé lui aussi
d’objet, ces deux formes d’aliénation annoncent toutefois, en la personne du
dieu, monstre poilu, mi-animal, mi-anthropomorphe, musicien et danseur, qui
guette au loin et rit de tout cela, la promesse d’un retour à l’équilibre, à la joie,
à la fécondité, à la paix18.
Dans la figure du dieu Pan la séduction et la répulsion, le désir et la peur
se rejoignent. Il faut avoir présent à l’esprit cette capacité de retournement et
de métamorphose émotive, quand, redescendant des montagnes arcadiennes
dans le monde humain, on rencontre, au niveau de l’expérience religieuse, ce
sentiment où la crainte s’unit à l’admiration, la joie à l’effroi. On aurait tort de
réduire sans autre la crainte des dieux à une crainte vulgaire. Comme le disait
Jean Rudhardt : « S’il est vrai qu’une sorte d’inquiétude peut accompagner le
saisissement du sébas, les deux sentiments ne se confondent pas. Le sébas est
respectable, à la différence de la peur qui ne l’est pas. La proximité de la peur
n’abolit jamais la secrète attirance ou l’admiration que le sébas implique ». Si
le sébas (qui se trouve au fondement de la piété grecque) comprend une sorte
de crainte, ce n’est en effet pas n’importe quelle crainte. Il y a peur et peur. Peur
réprouvable, peur louable. Entre religion et superstition, entre désir et répul-
sion, dans le rapport aux dieux, tout se joue dans la distance qui sépare deux
craintes, ou deux désirs.
Le grand Hobbes, dans son Léviathan (I, 13), au XVIIe siècle, relèvera qu’aussi
longtemps que les hommes vivent « sans un pouvoir commun qui les main-
tienne tous dans une crainte respectueuse » (« without a common power to keep
them all in awe »), ils sont en situation de guerre (« war ») continuelle des uns
contre les autres. La peur suscitée par le pouvoir, peur constructive, positive,
est de nature particulière : Hobbes utilise le mot awe, un mélange de crainte
et de respect, qui renvoie à un affect comparable à celui que les Grecs appe-
laient sébas. Aussi longtemps que règne une autre peur, la peur mauvaise, la
peur primitive, d’avant la peur de type « awe », il n’y a place pour aucun travail
collectif, selon Hobbes, parce que le fruit d’un tel travail serait trop incertain,
menacé par l’hostilité générale ; aucune culture de la terre, aucune navigation
n’est pensable ; pas d’arts, pas de lettres, pas de société, mais une crainte per-
manente, très différente du sébas ou de l’awe, la crainte que fait régner le dan-
ger constant, la menace permanente de mort violente. La vie de l’homme, dans
ces conditions, ne peut être que « solitaire, misérable, méchante, bestiale, et
éphémère » (« solitary, poor, nasty, brutish, and short »). De cette guerre de tous
contre tous, les humains vont s’éloigner en fondant la société sous l’égide d’un
pouvoir absolu. L’idée leur en vient en partie, selon Hobbes, non pas d’une
réflexion, mais sous l’effet de certaines passions. En effet, c’est notamment cette
peur primitive, la peur mauvaise, celle de la mort, cette terreur exacerbée par
la guerre incessante de tous contre tous, qui va finalement forcer les humains
à devenir intelligents, et à instituer des règles de conduites contrôlées par un
pouvoir souverain, tout puissant, pour mettre de l’ordre dans le désordre, pour
passer de l’état de guerre à celui de paix. La crainte de la mort, le désir d’accéder
à une existence confortable, et l’espoir d’y parvenir19 constituent ces passions
non raisonnées qui vont pousser les humains à la paix. La raison, elle, tirant les
conséquences de la passion, dictera les règles de cette paix, en décidant qu’il
faut obéir aux règles imposées par un souverain tout-puissant20.
Bien avant Darwin, Hobbes avait donc reconnu dans la peur une émotion
fondamentale, conditionnant la survie de l’espèce. Une émotion de base. Il en
avait reconnu la complexité. Jusqu’à déceler l’origine des dieux dans une forme
de peur, une peur particulière, cette anxiété qui ronge les humains incapables
de comprendre les causes qui régissent le monde et l’histoire (I, 12), anxiété
dont Hobbes voyait la figure emblématique dans Prométhée, l’homme qui vou-
19 The passions that incline men to peace are : fear of death ; desire of such things as are neces-
sary to commodious living; and a hope by their industry to obtain them.
20 Convenient articles of peace.
La Crainte Des Dieux 321
drait prévoir, qui n’y parvient que trop mal, et se ronge le foie21. En situant l’an-
xiété à l’origine des dieux, Hobbes n’inventait rien, sinon une variation (assez
géniale) sur un thème très ancien. Et d’ailleurs l’évocation de Prométhée, aux
origines de la civilisation, est une affaire qui renvoie directement aux Grecs.
Bonne ou mauvaise, la peur déployait depuis toujours son ambivalence au
cœur du fantasme et de l’imaginaire théologique. Il faut dire que l’humain,
naturellement, aime à se faire peur ; c’est d’ailleurs une des principales raisons
d’être du jeu fictionnel : tu me fais peur, je te fais peur, on joue à se faire peur,
entre humains, quand on est suffisamment proches (quand on ne risque pas
trop), ou quand on reste dans la fiction. Le même jeu peut se jouer entre dieux
et humains, quand le rituel met en scène une relation de communication
et d’échanges réciproques, entre visible et invisible, entre réel et irréel. Que
risque-t-on alors ? Pour de vrai, pas pour de vrai, comme disent les enfants ?
Bien des rites, dans bien des religions, sont construits autour de ce jeu, où la
frontière entre fiction et réel se déplace constamment.
18.5
21 Hobbes s’efforce de distinguer la croyance (païenne) en une pluralité de dieux, croyance
dictée par la crainte, de la croyance en un dieu unique, croyance dictée par le désir de
parvenir à une cause unique, un premier moteur (au sens de l’ananke sthènai d’Aristote).
322 Chapitre 18
22 Le gong, chez Apollodore d’Athènes 244 F 110b Jacoby ; cf. Philostrate, Vie des sophistes II,
20 ; et IG II2 3811, 1-2 ; 4-10 ; Hippolyte, Réfutation V, 8, 40 (Brimo). Les rites d’épouvantes
sont mentionnés dans d’autres contextes qu’Éleusis. Par exemple à Samothrace (scholie
à Aélius Aristide, p. 189, 6). Dans un contexte de rituel funéraire réservé à des initiés, une
lamelle d’or orphique de Thourioi proclame : « Réjouis-toi ayant souffert une souffrance
que jamais auparavant tu n’as souffert » (chaîre pathòn tò páthema tò d’oúpo prósthe
epepóntheis). Dans les rituels macédoniens de type dionysiaque, les femmes se plaisent
à manipuler de grands serpents qui sortent du lierre ou des vans mystiques, s’enroulent
aux thyrses et aux couronnes et terrorisent les hommes : Plutarque, Alexandre II, 7-9 ;
cf. Athénée V, 28, 198 e.
23 « Le mot et la chose se ressemblent ; on dit teleutân et teleîsthai », précise Plutarque.
24 Phríke, frisson de la peau, ou hérissement des poils ou des cheveux ; trómos, tremblement ;
idròs, sueur ; thámbos, mélange de terreur et de stupéfaction.
25 Plutarque fr. 178 Sandbach, = Stobée, Anth. IV, 52b, 49, 2-20. Je reproduis la traduction de
P. Foucart, Les mystères d’Éleusis, Paris, 1914, p. 393.
La Crainte Des Dieux 323
18.6
Certains diront que la peur des dieux (la peur suscitée par les dieux) est néces-
saire au point qu’il aura fallu inventer ces êtres puissants et immortels pour
faire peur aux hommes, et les forcer à respecter les coutumes et les lois. La peur
donne alors son autorité à la coutume, elle impose le respect des lois aux foules
ignorantes, leur permettant de survivre dans une nature hostile et d’avoir une
vie sociale plus ou moins stable. Vision quelque peu élitiste, mais somme toute
assez répandue . . . D’autres (depuis Épicure et Lucrèce) diront que la peur des
dieux est une peur vaine et inutile, dont la science, un savoir lucide, saura nous
débarrasser un jour. Vision tout aussi élitiste, mais différemment colorée . . .
Dans les deux cas, on le comprend au premier coup d’œil, un lien est établi
entre les dieux et la peur. Positif ou négatif, ce lien est fondamental, efficace,
alors même qu’il repose sur un effet de réel, sur une illusion.
Antiphon le Sophiste, contemporain de Socrate, conseillait de respecter les
lois et les règles coutumières, aussi longtemps qu’on se trouve sous le regard
26 Lucien introduira lui aussi Empuse, comme un obstacle, dans le périple infernal du
Cataplous (22).
324 Chapitre 18
de ses concitoyens27. Quand on est seul et sans témoin, on peut suivre la loi de
nature (la physis). Celui qui transgresse les règles établies28, si c’est à l’insu de
ceux qui y souscrivent, échappe à la honte autant qu’au châtiment, disait-il. Ce
qui se joue ici, et que l’on pourrait observer aussi chez des penseurs moins per-
vers ou moins philosophes29, c’est la force efficace du contrat social, la violence
constitutive de la coutume, de ce que les Grecs appelaient le nómos : nómos
basileús, un nómos roi, ou tyran, une convention imposant sa règle et sa terreur
de manière aussi absolue qu’arbitraire.
C’est autour de ce motif que s’élaborent les théories sophistiques sur les ori-
gines de la culture, une culture opposée à la nature : le nómos (la règle coutu-
mière, à laquelle une communauté s’accorde d’obéir, par convention), est autre
chose que la physis (la nature, en grec). La nature est un donné ; la culture,
elle, est une construction, une convention qui a besoin, en tant que telle, d’une
autorité surnaturelle.
Avec Critias, un autre contemporain de Socrate, la difficulté résiduelle que
contient de toute évidence la théorie d’Antiphon se trouve résolue par le moyen
d’une sorte d’intériorisation de la honte. Pour pallier à un possible défaut
de contrôle social, on invente le regard du dieu30. Il s’agit en réalité, une fois
encore, d’une instrumentalisation de cette peur que doit susciter le non res-
pect de la règle ; mais puisque le regard des autres ne suffit pas, puisqu’on peut
être criminel en absence de ce regard, il faut chercher ailleurs la source de la
honte : la coutume n’étant pas suffisante en elle-même pour susciter le respect,
27 Antiphon le Sophiste, fragment 44 D.-K. Cf. le très riche commentaire de B. Cassin, L’effet
sophistique, Paris, 1995, pp. 154-191.
28 La loi non écrite, tà nómima.
29 Comme Hérodote ou Pindare.
30 Philosophe et politicien Critias, un parent de Socrate, devait mal finir pour s’être lancé
dans une aventure totalitaire (le putsch oligarchique des Trente Tyrans). De Critias nous
est conservé un célèbre fragment de poème sur l’origine de la civilisation (fragment 25
D.-K.): il y est dit qu’à l’origine la vie des humains était bestiale, livrée à la loi du plus
fort. Au bout d’un certain temps, on établit des règles de justice, pour contrôler les
débordements. On eut peur, désormais d’être puni pour ses fautes. Plus tard, quand on se
rendit compte que le châtiment ne saurait punir que les fautes avérées, connues de tous,
et que rien ne dissuadait de commettre des crimes en cachette, « un homme avisé et de
sage intention inventa pour les mortels la crainte de dieux, en sorte qu’il y eût quelque
chose à redouter pour les méchants, même s’ils cachent leurs actes, leurs paroles ou
leurs pensées. Voilà donc pourquoi il introduisit l’idée de divinité, au sens qu’il existe un
être supérieur qui jouit d’une vie éternelle, qui entend et voit en esprit, qui comprend et
surveille ces choses, qui est doté d’une nature divine : ainsi, il entendra tout ce qui se dit
chez les mortels et sera capable de voir tout ce qui se fait. Si tu médites en secret quelque
forfait, celui-ci n’échappera pas aux dieux, car il y a en eux la capacité de le comprendre. »
La Crainte Des Dieux 325
il faut inventer les dieux, ces gardiens redoutables auxquels rien n’échappe,
afin que la seule pensée de transgresser la règle coutumière suffise à inspirer la
crainte, même en l’absence de honte sociale. Refondée sur une base divine, la
coutume est enfin devenue intrinsèquement souveraine. Elle porte désormais
en elle une violence, une violence divine. On pense à cet œil de la conscience
auquel Caïn ne peut échapper, dans la Légende des siècles de Victor Hugo. . .31
Mais pour obtenir ce résultat, du point de vue des sophistes grecs, il aura
fallu une manipulation du réel, un truquage. Il aura fallu supposer aussi un arti-
san de ce truquage. Chez Critias, l’artisan de la peur est un humain ancestral,
pragmatique et génial, qui invente une fois pour toutes les dieux qui surveillent
les humains, ces êtres invisibles mais omniprésents, et qui voient tout. Dans
la suite, on s’en doute, on en viendra forcément à imaginer des gestionnaires
de cette fiction utilitaire, des prêtres profiteurs. Dans la situation grecque,
où il n’existe pas de classe sacerdotale, la chose reste confinée au niveau du
politique, et limitée à la considération du bien commun. On demeure le plus
souvent fixé sur l’idée (que développeront certains penseurs romains32, que la
peur des dieux, même si elle est dépourvue de fondement réel, est une bonne
chose pour le peuple, pour la foule des ignares, puisqu’elle les force à obéir, et
à respecter les règles de la vie communautaire.
Les mêmes penseurs affichent le plus grand mépris pour tout ce qui irait
au-delà de cet usage strictement et pragmatiquement politique de la croyance,
en direction d’une superstition individuelle. Autant on valorise la pratique reli-
gieuse officielle, autant on se méfie des usages privés et magiques des rites
qui peuvent mettre l’humain en contact avec les dieux. Cela entraîne une cer-
taine méfiance à l’égard non pas des prêtres en général (ces gardiens de l’ortho-
praxie), mais des spécialistes du contact direct avec les dieux, les devins, vite
confondus avec des charlatans.
31 On relèvera qu’Épicure résout la même difficulté sans faire appel aux dieux : « Il n’est pas
possible que celui qui, en se cachant, commet ce que les hommes se sont mutuellement
accordés à ne pas faire, afin de ne pas causer de tort ni en subir, soit certain que cela
restera inaperçu, même si à partir de maintenant cela passe dix mille fois inaperçu ;
car jusqu’à sa disparition, il n’y a nulle évidence que cela continue de rester inaperçu »
(maxime no XXXV, chez Diogène Laërce X, 151, trad. Balaudé).
32 Comme Varron et Pline l’Ancien, Histoire naturelle II, 10: « Toutefois il est bon dans la
société de croire que les dieux prennent soin des choses humaines; que des punitions,
quelquefois tardives à cause des occupations de la Divinité dans un si vaste ensemble,
ne manquent jamais cependant d’atteindre le coupable, et que l’homme n’a pas été créé
aussi voisin d’elle, pour ne pas être estimé plus haut que les bêtes. » (édition d’Émile
Littré).
326 Chapitre 18
18.7
33 Dans un passage relatant les préparatifs de la guerre des Sept contre Thèbes, une guerre
monstrueuse et fratricide au lendemain de la mort d’Œdipe. La scène qui nous intéresse
décrit comment un devin chargé d’examiner si cette guerre doit, oui ou non, avoir lieu
va se trouver confronté à un impie violent et déterminé, coûte que coûte, à en découdre.
Amphiaraos, le devin en question, a gravi (en compagnie de son collègue Mélampous)
une montagne sacrée au-dessus d’Argos, d’où il a observé le vol des oiseaux auguraux
(III, 450 sqq.). Les signes qu’il a vu le terrifient, au point qu’il arrache de son costume les
bandelettes et les guirlandes qui le consacrent comme devin. Quand il redescend de la
montagne, on entend déjà retentir le bruit des armes et les sons de la trompette. Mais il
refuse de donner son avis au roi. Ce silence, qui dure douze jours, maintient le peuple et
les chefs dans une déchirante incertitude (III, 565-575). C’est alors que s’avance Capanée,
guerrier insatiable de combats, fameux parmi les contempteurs des dieux. Cette trop
longue paix lui a gonflé le cœur d’indignation. Il se met à insulter le porte-parole (pourtant
silencieux) des dieux (III, 598-669) en lui adressant la fameuse formule : « Pourquoi
retardes-tu l’élan de guerriers plus braves que toi ? . . . Pourquoi veux-tu épouvanter des
cœurs timides ? C’est par la crainte que les Dieux sont entrés dans le monde (Primus in
orbe deos fecit timor). »
La Crainte Des Dieux 327
la tradition chrétienne34. L’usage qu’en fait ce poème lui donne un sens très
différent de celui rencontré chez Stace, un sens moins « voltairien », moins
« anticlérical avant la lettre ». Les vers attribués à Pétrone s’inscrivent dans un
courant de pensée antérieur à Stace, un courant qui remonte, du côté de Rome,
jusqu’à Lucrèce. Ce qu’ils mettent en évidence, c’est l’existence d’un sentiment
religieux, un sentiment primitif, inspiré par les émotions que déclenche le spec-
tacle de la nature : « La crainte fut, dans l’univers, l’origine des dieux (Primus in
orbe deos fecit timor) ». Cette crainte, le pseudo-Pétrone en attribue l’origine
à la foudre, aux orages capables de renverser des murailles ou de mettre en
feu le sommet des montagnes. Aux prises avec ce type de frayeur, l’humanité
primitive cherche refuge auprès des images, visibles, naturelles elles aussi, de
dieux plus rassurants : celle du Soleil (Phébus), qui après avoir parcouru toute
la terre, revient vers son berceau ; celle de la lune qui vieillit et décroît, avant de
reparaître dans toute sa splendeur.
Dès lors les images des dieux se répandirent par toute la terre. Le change-
ment des saisons qui divisent l’année accrut encore la superstition : le
laboureur, dupe d’une erreur grossière, offrit à Cérès les prémices de sa
moisson, et couronna Bacchus de grappes vermeilles ; Palès fut décorée
par la main des pasteurs ; Neptune eut pour empire toute l’étendue des
mers, et Diane réclama les forêts (trad. Héguin de Guerle, Paris, 1861)35.
34 Le fr. 27,1. Le poème (ou fragment de poème) qui s’ouvre sur cette formule est transmis
par l’Anthologia Latina, Al. Riese éd., Amsterdam, 1973, fasc.I, no 466, pp. 343-344; il fut
attribué à Pétrone par Scaliger, qui se fonde sur le mythologue chrétien du VIe siècle,
Fulgence, qui attribue le premier vers (aussi présent chez Stace, mais dans un autre
contexte) à Pétrone.
35 Primus in orbe deos fecit timor : ardua coelo./Fulmina cum caderent, discussaque moenia
flammis,/Atque ictu flagraret Athos : Mox Phoebus ad ortus,/Lustrata deiectus humo :
Lunaeque senectus,/Et reparatus honos : Hinc signa effusa per orbem,/Et permutatis didiunc-
tus mensibus annus/Proiecit uitium hoc : atque error iussit inanis/Agricolas primos Cereri
dare messis honores :/Palmitibus plenis Bacchum uincire : Palemque/Pastorum gaudere
manu. Natat obrutus, omni/Neptunus demersis aqua : Pallasque tabernas/Vindicat. Et uoti
reus, et qui uendidit orbem,/Iam sibi quisque deos auido certamine fingit.
328 Chapitre 18
comme une réaction face aux phénomènes naturels. Hume mettra ce stupor à
l’origine de l’idée même d’un être surnaturel36.
Dans l’atelier très ancien où s’élaborent ces théories de la religion on ren-
contre une affaire décrite par Épicure, et reprise par Lucrèce et tous ceux qui
les lisent et s’en inspirent . . . La peur, pour Épicure, n’est pas instrumentalisée
par le politique qui veut imposer le respect de la règle, elle n’est pas non plus
le signe d’une lâcheté sacerdotale. Elle est au contraire située à l’origine de
l’aventure humaine, tout en étant, bien sûr, encore une fois liée à l’idée qu’on
se fait des dieux. Les dieux sont conçus, par les Épicuriens, comme des images
du bonheur, des images qui font contraste, en leur béatitude, aux épouvan-
tails infernaux inspirés par la peur de la mort, la peur de l’Achéron. Les dieux
sont immortels, clairvoyants, et très puissants. Mais on pense (à tort) qu’ils
peuvent être les agents du mal : on les croit susceptibles de se fâcher, d’envoyer
des maladies, de causer des incendies ou des tremblements de terre. Il faut
donc que le philosophe, ou le sage, se débarrassent de cette illusion fausse-
ment consolatrice ou redoutable, et reconnaissent la vraie nature, immuable
et sereine, des dieux dans leur être véritable, un être absolument détaché de
ce monde et des humains. Du même coup, le fantasme d’un monde infernal
disparaît. Le système matérialiste, atomiste, d’Épicure, chanté par Lucrèce, est
à la peur ce que le système du Bouddha est à la douleur. Épicure nous libère des
illusions qui sont à l’origine de la peur, comme le Bouddha nous libère du désir
et de l’attachement, à l’origine de la douleur. Les dieux existent, mais ils ne sont
pas comme la foule (le vulgaire) les imagine. Ils ne se soucient pas de nous. Ils
ne sauraient être sujets à la colère. On n’a aucune raison de les craindre. Mais
quelques raisons de les admirer.
Épicure présentait les dieux comme des vivants incorruptibles et bien-
heureux, qui existent bel et bien et que l’on connaît de toute évidence. « En
revanche, disait-il, tels que la multitude les considèrent, ils n’existent pas »37.
Au début du livre III de son poème Sur la Nature, Lucrèce s’adresse à Épicure,
qui dans les ténèbres a élevé le flambeau de la connaissance :
36 Cf. S. Fornaro, I Greci senza lumi. L’antropologia della Grecia antica in Christian Gottlob
Heyne (1729-1812) e nel suo tempo, Göttingen, 2004, pp. 44-47.
37 Cf. Épicure, Lettre à Ménécée, in Épicure, Lettres, maximes, sentence, trad. Jean-François
Balaudé, Paris, 1994, p. 192. Selon Épicure on a des dieux une prénotion, qui est juste,
on rencontre parfois leurs images épiphaniques (des phasmata), on en fait des images
de culte qui leur sont semblables, indestructibles et qui expriment correctement leur
béatitude ; et l’Épicurien lui-même devient image de dieu. Cf. R. Koch, Comment peut-on
être dieu ? La secte d’Épicure, Paris, 2005, notamment pp. 97-101.
La Crainte Des Dieux 329
Sa découverte et sa lecture d’Épicure est décrite par Lucrèce comme une révé-
lation religieuse, où la mauvaise peur (celle de l’ignorance, celle des ténèbres
de l’esprit), vaincue par l’étude rationnelle (scientifique, dirions-nous) de la
nature, laisse place à un sentiment de saisissement, une sorte de transe où le
plaisir se mêle au frisson : « une certaine volupté mêlée d’horreur s’empara de
moi. . . » (me . . . quaedam diuina uoluptas percipit atque horror).
La lucidité, chez Lucrèce, équivaut ainsi, elle aussi, à une forme de piété,
mais une piété supérieure, initiée par une extase scientifique qui prend la
place de la superstition, de la crainte des dieux (ces dieux du vulgaire, conçus
comme des puissances redoutables). C’est d’ailleurs ce qu’il dit explicitement
au livre 5 de son poème (aux vers 1198 sqq.) :
38 Cf. la traduction d’un texte épicurien (P. Oxyrh. II, 215), qui offre un parallèle remarquable
à ce passage de Lucrèce dans le livre du père A.-J. Festugière, Épicure et ses dieux, Paris,
1946, pp. 99-100.
330 Chapitre 18
18.8
On se rend compte, en lisant ces très anciennes paroles, que la crainte des
dieux (la peur suscitée par les dieux) trouve une place légitime, et splendide,
dans la mythologie et la fiction poétique, sous la forme d’une réflexion déga-
gée, ludique, qui ne demande pas à être crue. Elle y figure à titre d’exploration
imaginaire et jouissive. Du côté de la philosophie par contre, la peur des dieux
est le plus souvent considérée, par les penseurs antiques, comme une peur
secondaire et négative. La peur primitive, inévitable, découle pour eux de la
faiblesse de l’humain face à la mort et aux menaces naturelles. Cette faiblesse
peut entraîner la croyance en des agents imprévisibles et tout-puissants, sus-
ceptibles de causer le malheur autant que le bonheur. La crainte des dieux
serait donc une crainte secondaire. À l’origine de la religion, elle peut se déve-
lopper dans le sens d’une superstition. On est alors situé à l’écart à la fois du
bon usage que fait de ce motif le jeu poétique, et des critiques de la philoso-
phie. On se trouve, alors, dans le domaine, très mal vu, des croyances.
Il faut cependant de la peur (et pourquoi pas un peu de superstition) pour
que la loi, la coutume, la règle soit respectée. Solidaire d’une violence consti-
tutive du pouvoir, cette peur est politiquement positive, bien que reconnue
comme hautement, et dangereusement, manipulable. La théologie politique
n’a pas attendu ses théoriciens modernes pour commencer son travail. On la
découvre à l’œuvre dès Critias.
Pour les Épicuriens, la peur primitive elle-même est un corollaire de l’igno-
rance, alors que la contemplation de la nature pourrait induire une forme de
crainte positive, respectueuse, une forme de piété sans dieux (ou à l’écart des
dieux), à choix.
Chapitre 19
19.1
Le passé, où qu’on le trouve, est hautement valorisé. Pour la manière dont une
cité doit sacrifier, « la règle antique est la meilleure » (nómos d’archaîos áris-
tos), disait Hésiode que cite, mille ans plus tard, Porphyre (fr. 322 Merkelbach-
West). Plus la manière est ancienne, plus le rite est efficace1. Les sagesses
barbares, au temps de Porphyre, ont précisément ce prestige de l’ancienneté.
L’immutabilité d’une tradition (que l’on croit observer en Égypte, par exemple),
apparaît comme une qualité qui atteste une parenté avec les dieux. En utilisant
des formules issues des langues de peuples sacrés, affirme Jamblique, on se
rapproche, sans jamais y parvenir bien sûr, mais de manière asymptotique, des
dieux eux-mêmes et de leur langue :
Il faut, écrit-il, comme si les antiques prières étaient des asiles sacrés,
les conserver toujours les mêmes et de la même manière, sans en rien
retrancher, sans y rien ajouter qui provienne d’ailleurs (trad. des Places).
1 La matière développée dans ce texte a fait l’objet de la conférence Michonis 2007 au Collège
de France.
2 Cf. Isocrate, Discours aéropagite 29-30 ; Lysias 30, Contre Nicomaque 17-21 ; Platon, Lois 798 b.
Sur la position de Jamblique, cf. Ph. Borgeaud, Aux origines de l’histoire des religions, Paris,
2004, pp. 60-62.
Cette vision-là sera encore, à l’époque d’Auguste, celle de Strabon pour qui la
piété juive originelle est remarquable :
3 C’est de chez les Barbares et le plus souvent d’Égypte que proviennent selon Hérodote les
noms des dieux grecs, ou plus exactement les noms de presque tous les dieux grecs (II, 50, 1).
4 Augustin, Cité de Dieu IV, 9 dit que Varron pensait que ceux qui adressent leur culte à un dieu
unique et sans image s’adressent en fait à Jupiter, sous un autre nom. À qui pensait-il, sinon
au Juifs, et peut-être aux Perses ? Cf. Varron, fr. 4 Cardauns (= Augustin, Cité de Dieu VII, 35).
5 Hécatée d’Abdère 264 F6 Jacoby; cf. M. Stern, Greek and Latin Authors on Jews and Judaism,
vol. I, Jerusalem, 1974, pp. 20-44.
6 Strabon XV, 3, 13-20.
Une Rhétorique Antique du Blâme et de l ’ Éloge 333
19.2
Les rites, dans leur diversité, apparaissent le plus souvent bons pour ceux chez
qui on les rencontre, mais cela reste tout de même soumis à certaines réserves.
S’ils sont bons à la condition que les pratiquants respectent scrupuleusement
les règles locales ancestrales définissant la manière de communiquer avec le
divin, cette condition n’est pas suffisante pour justifier tout et n’importe quoi.
7 Troisième des dix commandements, le sabbat est expliqué différemment par Exode 20, 11
(repos qui suit les six jours de la création), et Deutéronome 5, 15 (où il commémore la sortie
d’Égypte).
8 Cf. Celse, chez Origène V, 35.
9 Sur cette revendication, cf. J.-Cl. Fredouille, Tertullien et la conversion de la culture antique,
Paris, 1972, p. 317.
334 Chapitre 19
Des coutumes honteuses sont parfois signalées, même par Hérodote, dont l’at-
titude en général est plutôt tolérante : il s’offusque de la prostitution rituelle
des femmes de Babylone, qu’il affirme être « la plus honteuse des coutumes
(aíschistos tôn nómon) » (I, 199). Ailleurs, après avoir signalé que les Grecs et
les Égyptiens sont les seuls à interdire les unions sexuelles à l’intérieur des
sanctuaires, et à exiger que celui qui vient de faire l’amour se lave avant d’en-
trer dans un lieu sacré, il ajoute qu’il n’ignore pas le raisonnement de ceux qui
considèrent que la négligence de cette règle fondamentale relève d’une atti-
tude naturelle et somme toute admissible, puisque les animaux n’ont pas peur
du courroux divin en ne se comportant pas comme des Grecs ou des Égyptiens.
Mais il précise que lui, Hérodote, condamne ce type de raisonnement: ceux qui
profèrent de telles opinions commettent, selon lui, quelque chose de parfai-
tement inadmissible10. Les Grecs, avec les Égyptiens, seraient donc effective-
ment supérieurs à toutes les autres nations, sous cet angle rituel.
Ce type de répugnance vis-vis de certaines coutumes étrangères est loin
d’être un phénomène isolé. On en trouve un exemple frappant dans le plus
ancien témoignage grec sur le sacrifice hébraïque :
Il est vrai, dit Théophraste, que parmi les Syriens, les Judéens (Ioudaîoi)
sacrifient encore aujourd’hui des animaux (zôiothutoûntes), en vertu d’un
mode de sacrifice (thusía) qui remonte aux origines; mais si l’un d’eux
nous ordonnait de sacrifier (thúein) à leur manière, nous nous garderions
bien de le faire11.
19.3
Au modèle qui valorise le plus lointain passé, avec les nuances que nous venons
de rencontrer, fait concurrence on le sait un autre modèle, qui insiste sur le fait
que le passage à un mode de vie civilisé marque un progrès par rapport à un
état naturel de sauvagerie. Hercule, sur le site de Rome, avant que Rome ne
soit fondée, met fin à des sacrifices humains, condamnables au même titre
que ceux des Gaulois auxquels bien plus tard les empereurs Romains mettront
fin12. Pensée de la décadence et pensée du progrès se font concurrence dès la
Il n’y a pas de nation assez sauvage, pas d’homme assez monstrueux, dont
l’esprit ne soit imbu (teinté) d’une connaissance, au moins vague (une
croyance, une opinio), sur les dieux. Plusieurs peuples, à la vérité, n’ont
pas une idée juste des dieux ; ils se laissent tromper par des coutumes
mauvaises (multi de diis prava sentiunt id enim vitioso more effici solet) ;
mais enfin ils s’entendent tous à croire qu’il existe une force et une nature
divine. Et ce n’est point une croyance qui ait été concertée ; les hommes
ne se sont point donné le mot pour l’établir; leurs lois n’y ont point de
part. Or, dans quelque matière que ce soit, le consentement de toutes les
nations doit se prendre pour loi de la nature . . .
pp. 149-177, p. 159. Suétone, Vie de Claude XXV, 13, précise que Claude a complètement
aboli la coutume druidique, qu’Auguste n’avait interdite qu’aux seuls citoyens. Pour le
sacrifice humain du côté des Grecs, il convient, comme l’ont fait remarquer, chacun à
sa manière, Albert Henrichs et Pierre Bonnechère, de bien considérer la distance qui
sépare un discours mythologique et exégétique surabondant, d’un côté, et les très rares
allusions « historiques », qui semblent ne concerner que des situations extrêmes (récit
de Plutarque, Vie de Thémistocle XIII, 2-5, très discuté, sur le sacrifice de trois frères
perses avant la bataille de Salamine). Mais de telles situations ont vraisemblablement
existé. Les réflexions critiques et lucides de Stella Georgoudi, qui reprend l’ensemble
de la bibliographie, demeurent très utiles : « À propos du sacrifice humain en Grèce
ancienne », dans le numéro consacré à ce thème sous un angle comparatiste par l’Archiv
für Religionsgeschichte 1, 1999, pp. 61-82.
13 L’ouvrage fondamental sur ce sujet demeure A. O. Lovejoy and G. Boas, Primitivism and
Related Ideas in Antiquity, Baltimore, 1935; cf. aussi W. K. C. Guthrie, In the Beginning.
Some Greek Views on the Origins of Life and the Early State of Man, New York, 1957 ; T. Cole,
Democritus and the Sources of Greek Anthropology, Chapel Hill, 1967 ; E. R. Dodds, The
Ancient Concept of Progress, Oxford, 1973 ; S. Blondell, The Origins of Civilization in Greek
and Roman Thought, Londre/Sydney, 1986.
14 P. Vidal-Naquet, « Le mythe platonicien du Politique, les ambiguïtés de l’âge d’or et de
l’histoire », in J. Kristeva, J.-Cl. Milner, N. Ruwet éds., Langue, discours, société. Pour Émile
Benveniste, Paris, 1975, pp. 374-390.
336 Chapitre 19
19.4
15 J. Redfield, « Herodotus the Tourist », Classical Philology 80.2, 1985, pp. 97-118.
Une Rhétorique Antique du Blâme et de l ’ Éloge 337
16 Cf. Ph. Borgeaud, La Mère des dieux. De Cybèle à la Vierge Marie, Paris, 1996, p. 50, avec
dossier.
17 F. Prescendi, « Des étiologies pluridimensionnelles : observations sur les Fastes d’Ovide »,
Revue de l’histoire des religions 219, 2002, pp. 141-159.
18 Pline, Histoire naturelle XXVIII, 3 ; trad. A. Ernout. Cf. le commentaire différent donné par
R. McMullen dans son Christianisme et paganisme du IVe au VIIIe siècle, Paris, 1998, p. 111.
19 Plutarque, Dialogue sur l’amour 12-13 (755 E-756 B).
338 Chapitre 19
Plutarque, que celle qui voit s’affronter, au sujet d’Éros, ceux qui préfèrent les
hommes et ceux qui préfèrent les femmes. Ce type de débat, sur la nature des
dieux, peut devenir grave et dangereux, et il faut éviter à tout prix « de faire
bouger l’opinion générale que l’on a des dieux », en réclamant à leur sujet des
raisonnements et des démonstrations. La pistis (équivalent grec de la fides évo-
quée par Pline l’Ancien), quand elle est vieille et ancestrale, suffit à elle seule.
19.5
20 Aristote, Politique VII, 7, 1327 b 20 sq., cité par F. Hartog, Mémoire d’Ulysse. Récits sur la
frontière en Grèce ancienne, Paris, 1996, p. 111.
Une Rhétorique Antique du Blâme et de l ’ Éloge 339
Ils estiment entre tous, après eux-mêmes, les peuples qui vivent le plus
près d’eux, en second lieu, les seconds, et ainsi de suite en proportion
de l’éloignement ; ils ont le moins d’estime pour ceux qui vivent le plus
loin d’eux : ils pensent qu’ils sont eux-mêmes de beaucoup les meilleurs
des hommes en toute choses, que les autres tiennent à la vertu dans la
proportion que nous disons, et que ceux qui vivent le plus loin d’eux sont
les pires.
Les ethnologues nous a habitué à l’idée que ce genre de prétention est univer-
sel. Mais il s’agit de percevoir comment, du côté des Grecs et des Romains, on
a interprété cet universel.
En se souvenant d’avoir comparé les méthodes divinatoires romaines avec
celles des Galates, dans une discussion avec son ami Deiotarus, un Gaulois
d’Asie Mineure, c’est à dire après avoir débattu entre spécialistes de la même
technique (Cicéron est augure, et Deiotarus, chez lui, l’est aussi), Cicéron recon-
naît implicitement la nature arbitraire de l’interprétation des signes (« Grand
dieux ! Quelles différences ! Au point que certaines règles étaient même oppo-
sées ») mais il limite aussitôt l’effet relativiste de ce souvenir en affirmant que
les procédures étrangères, du point de vue romain, relèvent par définition et
sans appel de la superstitio : elles sont exagérées21.
19.6
Deux regards différents sont portés sur le même objet, selon qu’on le consi-
dère comme étranger ou comme autochtone, du centre ou de la périphérie. On
rencontre ici la limite de l’interprétation (de la traduction) : si l’interpretatio,
comme on l’a vu, ne débouche pas sur une assimilation, c’est qu’elle implique,
fatalement, la notion de « superstition ». Elle compare tout en distinguant ;
elle établit une hiérarchie. Elle peut même revêtir la forme du blâme.
19.7
Prenons, encore une fois, appui sur Aristote pour essayer de percevoir une
manière grecque (et généralement antique) de penser les dieux (les nôtres et
ceux des autres) à partir du rapport entre citoyens, plus ou moins autochtones,
et non-citoyens ; une foule d’immigrés, métèques ou barbares, remonte en effet
vers la ville, depuis le Pirée si l’on se trouve à Athènes, ou, si l’on se trouve à
Rome, depuis Ostie.
Aristote donne une interprétation grecque de ce transfert de l’exotique à
l’intérieur d’une scène autochtone. Il le fait dans la Rhétorique (au début du
livre III), en prenant comme exemple les prêtres de la Mère des dieux. Ces
prêtres font une apparition furtive, mais fondamentale, à l’occasion d’un déve-
loppement sur la notion de métaphore, conçue dans le sens étymologique de
« déplacement », transfert, transposition du sens par substitution analogique.
Qu’est-ce qui se passe dans de tels transferts ? La métaphore, dit Aristote, est
inégalable dans sa capacité à donner de la clarté, à rendre le familier à la fois
agréable et surprenant, inhabituel, étrange, littéralement étranger : xenikòn.
Cela précisément parce que les deux termes concernés (la métaphore et
la chose, familière, qu’elle signifie) sont étroitement juxtaposés. Aristote pré-
cise que si l’on désire faire un compliment, il faut choisir comme métaphore
quelque chose qui soit de l’ordre du meilleur, certes, mais dans le même genre.
Pour dénigrer, quelque chose qui soit moins bon, mais dans le même genre :
dire d’un mendiant qu’il prie est un compliment, dire d’un orant qu’il mendie,
une insulte. La prière et la mendicité sont pourtant deux formes d’un même
genre : la demande. C’est ainsi qu’Iphicrate, pour se moquer du prêtre Callias,
l’appelle « métragyrte » (« mendiant de la Mère »), expression désignant une
catégorie de prêtres itinérants, et non pas « dadouque » (« porte-torche »),
un titre sacerdotal prestigieux. Les deux termes, précise Aristote, concernent
la même déesse (La Mère, ou Déméter), « mais l’un (metragúrtes) est désho-
norant, tandis que l’autre (daidoûchos) est honorable »22. L’un s’adresse à la
22 Aristote, Rhétorique, 1405, ajoute que cette « métaphore » est analogue à celle qui consiste
à traiter les acteurs de « flagorneurs dionysiaques » (dionusokólakes), tandis qu’eux-
Une Rhétorique Antique du Blâme et de l ’ Éloge 341
déesse conçue comme divinité des étrangers, l’autre à la déesse conçue comme
une ancêtre athénienne.
La métaphore est illuminante dans la mesure où elle ébranle nos habitudes.
En mettant de l’autre dans le même, de l’étranger dans le citoyen, de l’asia-
tique dans l’éleusinienne, elle introduit de la hiérarchie, elle invite au blâme et
à l’éloge, distinguant ce qui est « normal » de ce qui ne l’est pas, séparant ainsi
la superstition de la bonne piété.
Cette logique métaphorique du bon grain et de l’ivraie, telle qu’Aristote l’ex-
plique, se trouve située au cœur du mécanisme qui préside, chez Cicéron, à
l’opposition de la superstition à la religion. Entre superstitieux et religieux, dira
en effet Cicéron, il y a cette différence que le premier de ces vocables désigne
une faiblesse, l’autre un mérite23.
19.8
mêmes se considèrent comme des gens de métier, des « artistes » (technítai). Cette
opposition entre dadouque et métragyrte reproduit celle, déjà présente chez Eschyle, à
propos de Cassandre, entre mántis et agúrtria (Eschyle, Agamemnon 1273). Pour Callias
dadouque, cf. Xénophon, Helléniques VI, 3,3.
23 Cicéron, De natura deorum II, 28, 72.
24 Héraclite fr. 44 = no 249 Kirk-Raven-Schoffield, trad. Hélène-Alix de Weck et Dominic
O’Meara.
342 Chapitre 19
Je suis convaincu par tous ces traits que Cambyse n’était qu’un furieux ;
car, sans cela, il n’aurait jamais entrepris de se moquer des rites et de ce
qui touche à la coutume.
Si l’on proposait en effet à tous les hommes de choisir les meilleures
parmi toutes les règles coutumières qui s’observent dans les divers pays, il
est certain que, après un examen réfléchi, chacun se déterminerait pour
celles de sa patrie : tant il est vrai que chaque homme est persuadé qu’il
n’en est point de plus belles. Il n’y a donc nulle apparence que tout autre
qu’un insensé et un furieux en fit un sujet de dérision.
Que tous les hommes soient dans ces sentiments touchant leurs lois et
leurs usages, c’est une vérité qu’on peut confirmer par plusieurs exemples,
et entre autres par celui-ci : Un jour Darius, ayant appelé près de lui des
Grecs soumis à sa domination, leur demanda pour quelle somme ils
pourraient se résoudre à se nourrir des corps morts de leurs pères. Tous
répondirent qu’ils ne le feraient jamais, quelque argent qu’on pût leur
donner. Il fit venir ensuite les Calaties, peuples des Indes, qui mangent
leurs pères ; il leur demanda en présence des Grecs, à qui un interprète
expliquait tout ce qui se disait de part et d’autre, quelle somme d’argent
pourrait les engager à brûler leurs pères après leur mort. Les Indiens, se
récriant à cette question, le prièrent de ne leur pas tenir un langage si
odieux : tant la coutume a de force. Aussi rien ne me paraît plus vrai que
ce mot que l’on trouve dans les poésies de Pindare : le nómos est un roi
qui gouverne tout (traduction personnelle, appuyée sur celle du vieux
Larcher).
25 Sur les valences du terme grec, cf. F. Heinimann, Nomos und Physis, Basel, 1945 ; E. Laroche,
Histoire de la racine NEM- en grec ancien, Paris, 1949, essentiellement pp. 163-166, 171-175,
190-197 ; M. Gigante, Nómos basileús, Naples, 1956, pp. 72-122 ; M. Ostwald, Nomos and the
Beginning of the Athenian Democracy, Oxford, 1969, pp. 37 sqq.
Une Rhétorique Antique du Blâme et de l ’ Éloge 343
il est souverain absolu, basileus (« roi »), quelle que soit la manière. La lecture
hérodotéenne de Pindare fait du nómos une convention arbitraire à laquelle
chaque culture obéit sans discussion, et que chaque culture estime (sans
arrière-pensée) être la meilleure. Une interprétation relativiste de cette lec-
ture hérodotéenne sera proposée par Celse, qui fait allusion à ce passage dans
son traité Contre les Chrétiens, pour conclure qu’« il n’y a aucune injustice à ce
que chaque peuple observe les traditions religieuses de son pays (oudèn ádikon
hekástous tà sphétera nómima threskeúein) ». Origène, lui, (Contre Celse V, 34)
s’en offusquera, d’autant plus que cela fait des Chrétiens des parias, eux qui
ont renoncé à vivre katà tà pátria, en abandonnant les coutumes ancestrales,
celles des Juifs.
19.9
26 On peut avoir une idée assez précise de ce contexte grâce à la citation et au commen-
taire (lui aussi tendancieux) qu’en donne Calliclès, l’apôtre de la loi du plus fort dans le
Gorgias de Platon. Cf. Platon, Gorgias, Monique Canto-Sperber éd., Paris, 1987, pp. 38-42.
Cf. B. Gentili, « Eracle omicida giustissimo », in B. Gentili., G. Paione, Il Mito Greco. Atti
dell Convegno Internazionale (Urbino 7-12 maggio 1973), Rome, 1977, pp. 299-305. Voir aussi
M. Ostwald, « Pindar, NOMOS, and Herakles », Harvard Studies in Classical Philology 69,
1965, pp. 109-138.
27 Telle est du moins la lecture retenue par les éditeurs de Pindare, telle qu’elle apparaît dans
la citation transmise par le scholiaste à Pindare, Néméenne IX, 35a, et par Aelius Aristide,
Discours 45 (vol. 2, 68 Dindorf). Les manuscrits du Gorgias de Platon transmettent une
variante : à la place de « en justifiant les actes les plus violents », ils donnent : « en faisant
344 Chapitre 19
Critias dans son Sisyphe32 : la coutume n’est pas inventée comme un artifice
destiné à susciter le respect, c’est d’elle-même qu’elle inspire la crainte. Elle est
(intrinsèquement) souveraine. Elle porte donc la violence en elle, sans qu’il
soit nécessaire d’imaginer une quelconque manipulation33.
Chez Hérodote, la coutume des uns est aussi contraignante, et violente, que
la coutume des autres.
La coutume synonyme de règle peut inspirer des comportements sur-
prenants. L’Égypte d’Hérodote est à l’origine de tabous alimentaires très
particuliers34. Parmi eux l’historien mentionne les fèves : les Égyptiens ne
sèment point de fève, et s’il en pousse, ils ne les mangent pas. Les prêtres n’en
supportent même pas la vue, les considérant comme impures. Abordant un
autre interdit, celui du porc, Hérodote (II, 47) prétend que si par accident
un Égyptien touche un de ces animaux, il plonge dans la rivière (le Nil ou un
canal) pour se laver de cette impureté35. Cette horreur du contact, du toucher
(et à fortiori de la nourriture) est homologue à la fois à l’interdit juif du porc,
dont Posidonius sera le premier grec à parler36, et à la hantise pythagoricienne
du contact avec les fèves, une répulsion extrême, illustrée par une fameuse
tradition elle aussi postérieure à Hérodote : celle des pythagoriciens pris en
embuscade et préférant mourir plutôt que de s’échapper en traversant un
champ de fèves en fleur (Jamblique, Vie de Pythagore 191 ; cf. Diogène Laërce,
Pythagore 39).
19.10
37 Porphyre, Vie de Pythagore 44, est un bon témoin : « Croquez une fève; après l’avoir
écrasée entre les dents, exposez-la quelque temps à la chaleur des rayons du soleil, puis
allez-vous-en et revenez au bout d’un instant : vous y trouverez l’odeur de la semence
humaine. Ou bien, quand la fève bourgeonnante fleurit, prenez un peu de la fleur
noircissante, mettez-la dans un pot de terre que vous boucherez et enfouirez dans le sol ;
vous l’y laisserez quatre-vingt-dix jours après l’avoir enfouie, après quoi vous la déterrerez
et enlèverez le couvercle : vous trouverez alors, à la place de la fève, ou une tête d’enfant
bien formée, ou un sexe féminin ».
38 Jean le Lydien, Liber de mensibus IV, 42 ; cf. M. Detienne, Les Jardins d’Adonis, Paris, 1972,
p. 98.
Une Rhétorique Antique du Blâme et de l ’ Éloge 347
fèves équivaut à manger la tête de ses parents » (îsón toi kuámous te phageîn
kephalás te tokéon). Le poète, ici, c’est Orphée39.
19.11
« Manger (ou “ronger”, cela dépend des versions) la tête de ses parents » : voilà
qui nous ramène à l’expérimentation comparatiste de Darius, chez Hérodote.
Ce qui motive la répulsion d’un Grec (consommer le cadavre de ses parents)
n’émeut guère les Indiens Callaties, avons-nous vu. Mais il n’est point besoin,
nécessairement, de voyager si loin : en Grèce aussi, et à Rome, hors des milieux
pythagoriciens, il est parfois question d’une possible insensibilité à ce genre
de transgression, et de l’horreur suscitée par la simple évocation de cette
insensibilité.
Mieux vaut mourir, mieux vaut se suicider, que de se laisser réduire par
la nécessité à manger de la chair humaine. Valère Maxime, dans ses Faits et
paroles mémorables (VII, 5, au chapitre De necessitate) condamne sans appel
les Numantins qui, assiégés par Scipion, se sont nourris de cadavres :
Nulla est in his necessitatis excusatio ; nam, quibus mori licuit, sic vivere
necesse non fuit
Quant aux habitants de Calagurris qui, assiégés par Pompée, ne se sont pas
contentés de cadavres, mais n’ont pas hésité à manger leurs femmes et leurs
enfants, réservant certaines parties de leurs chairs pour des salaisons, ils sont
sortis carrément de l’humain, pour rejoindre les serpents et les bêtes fauves. Ils
ressemblent sous cet angle aux androphages d’Hérodote, de tous les hommes
les plus sauvages, qui n’observent pas la dike et n’ont aucun nómos ; seuls parmi
les peuples scythes, ils mangent de la chair humaine40.
La nouvelle qui se répand, dans l’armée de Titus, de cette mère juive pous-
sée par la famine à dévorer son propre enfant, suscite une haine redoublée, à
39 Fr. 648F = 291 K. On trouvera le riche dossier, et les variantes, chez Bernabé, Poetae Epici
Graeci II, 2, pp. 214-218.
40 Hérodote 4, 106.
348 Chapitre 19
l’égard de cette nation barbare, alors même que Flavius Josèphe, lui, essaie de
comprendre toute cette souffrance et cette misère41.
Le manger de cadavre peut en effet correspondre, à la rigueur, aux yeux du
Grec ou du Romain, à une véritable coutume, un nómos barbare, une règle
certes condamnable, localisée du côté de la superstition, mais une règle tout
de même. Tuer son épouse et ses enfants pour les manger, par contre, éloigne
de tout nómos. Le pratiquant d’une telle transgression devient un loup, comme
dans le rituel cannibale du Mont Lycée, en Arcadie, sur lequel on préfère géné-
ralement se taire, à peine l’a-t-on évoqué.
Ce dégoût qui devrait rendre difficile, voir impossible, pour un Grec ou
un Romain d’imaginer pouvoir manger du cadavre, serait, dit-on, inconnu
des cyniques et avec eux des stoïciens. C’est ce que révèle, entre autre, un
paragraphe du long développement que Sextus Empiricus consacre dans ses
Esquisses (hypothyposes) pyrrhoniennes aux conceptions contradictoires que
l’on rencontre à propos des choses réprouvées (les hypolépseis taîs perì aischrôn
kaì ouk aischrôn), comme à propos des interdits (áthesma) et des nómoi :
Toi qui a beaucoup lu, quelle est ton opinion sur ces préceptes de Zénon,
de Diogène et de Cléanthe, qu’on trouve dans leurs livres, prescrivant de
manger de la chair humaine, que les parents soient cuits et mangés par
leurs enfants. Et celui qui refuserait cette nourriture, ou en rejetterait
une partie, serait lui même mangé ? Plus impie encore, cette suggestion
faite aux enfants d’amener leurs parents au sacrifice, pour les dévorer.
Hérodote ne raconte-t-il pas que Cambyse tua les enfants d’Harpage, les
cuisina, et les offrit à leur père. Et en outre il dit que chez les Indiens, les
parents sont mangés par leurs enfants. . .
Dans son ouvrage Sur la république, il dit qu’on peut s’unir avec sa mère,
ses filles et ses fils . . . Au troisième livre de son traité Sur le juste, il prescrit
de manger même les morts (Diogène Laërce, VII, 188).
Dans leur dédain de toute convenance les cyniques, selon Diogène Laërce, sont
un modèle pour les stoïciens, un modèle situé aux antipodes des pythagori-
ciens ou des orphiques, rigoureux observants de règles extrêmes, des règles sur
lesquelles ils ont, à n’en pas douter, des opinions, qu’ils sont capable d’exposer
sous forme de commentaires hagiographiques. Le sage stoïcien, lui, prendra
part à la vie sociale et politique (ce qui implique un respect au moins minimal
des coutumes religieuses). Mais il n’aura pas d’opinion, et « il cynicisera, car le
cynisme est un chemin raccourci vers la vertu, comme le dit Apollodore dans
son Éthique. Il mangera aussi des chairs humaines en certaines circonstances »
43 Cf. Festus, p. 452 Lindsay ; Ovide, Fastes V, 633. On rapportait la même chose des Scythes :
Sextus Empiricus, Hypotyposes pyrrhoniennes III, 24 (208).
350 Chapitre 19
(Diogène Laërce, VII, 121). Que faut-il entendre par « en certaines circons-
tances », sinon quelque chose comme : « Si la coutume l’exige », ce que signi-
fiait déjà l’anecdote comparatiste d’Hérodote sur le traitement des cadavres.
On est très près, en effet, de ce qu’Hérodote, à partir de l’exemple des rites
funéraires, nous dit du nomos basileus. Ce n’est que par la suite, dans la reprise
chrétienne de ce motif qui devient celui du repas de Thyeste (complice intem-
pestif de l’incestueux Oedipe), que la pratique cannibale se trouve carrément
située dans un contexte sacrificiel. Comme le dit Agnès Nagy, dans une thèse
récente consacrée aux Récits antiques d’anthropophagie44 : « . . . Avant que les
apologistes chrétiens ne s’en emparent, le cannibalisme cynique et stoïcien
se présente dans l’opinion publique comme la doctrine de la nécrophagie ».
Il s’agit d’une doctrine tout à fait théorique, s’empressait de souligner Sextus
Empiricus (Hypotyposes pyrrhoniennes III, 248,7-249,3) : « Les philosophes
racontent beaucoup de choses épouvantables, mais ils ne les mettraient jamais
en pratiques, même en vivant chez les Cyclopes ou les Lestrygons ».
19.12
44 Genève, 2006, mss. p. 231 [cf. désormais A. Nagy, Qui a peur du cannibale ? Récits antiques
d’anthropophages aux frontières de l’humanité, Turnhout, 2009].
45 Diogène Laërce, Vie de Pyrrhon IX, 108. Je remercie Otto Bruun d’avoir attiré mon attention
sur ce passage, auquel il consacre un chapitre dans sa thèse de philosophie déposée à
l’Université de Genève. Le passage de Diogène (le texte est probablement corrompu) est
Une Rhétorique Antique du Blâme et de l ’ Éloge 351
d’une interprétation délicate : cf. J. Barnes, ANRW II 36.6, p. 4293 ; nous nous rallions à
M. Patillon dans Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, Marie-Odile
Goulet-Cazé trad., Paris, 1999, note 1 p. 1138.
46 Renvoyant à Galien, Jonathan Barnes, « Pyrrhonism, Belief and Causation. Observations
on the Scepticism of Sextus Empiricus », in ANRW II, 36.4, 1990, pp. 2608-2695, ici
pp. 2617-2618, distingue deux types de sceptiques : les sceptiques « sauvages » ou « rustres »
(les agroikopyrrhoniens) et les sceptiques civilisés (« urbains »). Les premiers doutent de
tout, systématiquement. Les seconds réservent leur doute aux matières « philosophico-
scientifiques » On comprend dès lors comment Sextus Empiricus peut sans problème se
faire un « défenseur, et non un opposant, des croyances ordinaires » (p. 2623).
47 Sextus Empiricus, Esquisses pyrrhoniennes ; trad. Pierre Pellegrin, p. 69.
352 Chapitre 19
Pour la formule parádosis nómon kaì ethôn (« transmission, tradition des règles
et des comportements », qui concerne notamment la piété), Jonathan Barnes48
interprète comme suit : « La tradition des coutumes et des règles expliquera
certains actes conventionnels que le sceptique accomplit. Pourquoi Sextus
porte-t-il des pantalons, pourquoi écrit-il son nom avec un sigma, enlève-t-il
son chapeau à l’Église et conduit-il à droite ? – Parce que c’est la coutume, parce
que c’est la loi. La priorité de Sextus est décidément celle-ci : un Pyrrhonien n’a
pas à croire que c’est une bonne chose de porter des pantalons ou de rouler à
droite – ayant abandonné les croyances au bien et au mal il peut encore agir
comme le font les autres hommes, et il agit “parce que c’est comme ça que ça
se fait” (because that is the done thing) ».
Comme le remarque encore Barnes49, la phrase : « Nous acceptons la piété
comme bonne », signifie probablement non pas : « Nous croyons que les
actions pieuses sont bonnes », mais plutôt : « Nous adoptons une conduite
pieuse comme si elle était bonne ». Construite ainsi, elle n’implique aucune
croyance de la part du pyrrhonien. . . . On doit reconnaître qu’il arrive que le
pyrrhonien dise : « Les dieux existent », « Les dieux prennent soin de nous »,
et d’autres choses encore. Mais Sextus déclare seulement qu’il pourra dire de
telle chose, non pas qu’il y croit. Un pyrrhonien qui va à l’Église fera ce qui
correspond à la coutume – il dénudera sa tête, se mettra à genoux, fera le signe
de croix, etc. ; et il dira aussi certaines choses. Ces actes de paroles (« those
utterances ») font partie du rituel : ils n’impliquent pas plus de croyance
que les autres gestes rituels du sceptique ». Barnes renvoie ici50 à Ludwig
Wittgenstein51, tout en relevant que pour Wittgenstein, tous les pratiquants
jouent ce jeu de langage qu’ici l’on attribue au pyrrhonien : « But according to
Wittgenstein, all churchgoers are playing the language game which in the text I
prescribe for the Pyrrhonian ».
Wittgenstein, du point de vue antique comme de celui de l’observateur
scientifique, a certainement raison. Il va plus loin que Barnes. On se rend
compte, en effet, en parcourant diverses provinces de l’histoire des religions,
qu’il n’est point (impérativement) besoin de créance pour pratiquer. Ou plutôt,
comme le suggère John Scheid, que « faire, c’est déjà croire ».
19.13
52 Cf. R. Beck, « Ritual, Myth, Doctrine, and Initiation in the Mysteries of Mithras : New
Evidence from a Cult Vessel », The Journal of Roman Studies 90, 2000, pp. 145-180, ici:
pp. 173-175 avec note 131 p. 174).
354 Chapitre 19
19.14
53 Pour une analyse de la superstition comme catégorie critique, cf. D. B. Martin, Inventing
Superstition, from the Hippocratics to the Christians, Cambridge MA/Londres, 2004.
54 Cette nouvelle perception de l’autre fut encouragée par l’étymologie : superstitio dérive en
effet de superstes, « témoin », « survivant ». Cf. É. Benveniste, Vocabulaire des institutions
indo-européennes, Paris, 1969, vol. II, pp. 265-273.
55 Cf. N. Belmont, « Superstition et religion populaire », in Michel Izard, Pierre Smith éds.,
La Fonction symbolique, Paris, 1979, pp. 53-70, renvoyant p. 55 à P. Saintyves, « Les
origines de la méthode comparative et la naissance du folklore. Des superstitions aux
survivances », Revue de l’histoire des religions 105, 1932, pp. 44-70.
Index des auteurs modernes
Festugière, A.-J. 25n19, 112n16, 148, 329n38 Lafitau, J. F. 3–10, 19, 49, 51, 53, 94, 98, 101,
Finley, M. 150 268n
Fortenbaugh, W. W. 216n52, 227, 228n7 Labanca, B. 54
Fracassini, U. 57 Lang, A. 59
Frankfurter, D. 157 Lara, de, Ph. 168
Frazer, J. G. 17, 22, 26, 28, 33, 38, 43, 62–63, Las Casas, B. 5, 49, 51, 53, 94
99n19, 101, 115, 157, 167–168, 173, 222, Lanternari, V. 62
254, 265, 271, 273, 279 Lejeune, M. 150
Freud, S. 26, 28, 29n29, 30n21, 32, 37–40, 66, Levêque, P. 150
78, 107n3, 317 Lévi-Strauss, Cl. 34n, 45–46, 48, 62–63, 79,
100n, 101, 115, 142, 144, 147–149, 160, 188,
Gauchet, M. 53, 95–96, 109 255, 281–283
Geertz, C. 66 Lévy-Bruhl, L. 168, 282
Gernet, L. 143–144, 146, 148, 154 Lincoln, B. 18n 24, 64, 99–100, 101n22, 142,
Geourgoudi, S. 64, 173, 311n58, 335n12 157
Gladigow, B. 95 Loisy, A. 153, 239–240
Goblet d’Alviella, F. 62, 133 Loraux, N. 173, 239
Gomara, de, L. 83
Goody, J. 274 MacMullen, R. 240
Graf, F. 50n9, 64, 97n17, 173, 194n3, 267n3 Malamoud, Ch. 16n20, 50n9, 65, 155, 156n39
Grottanelli, C. 28n25, 64, 99–100, 173, 195n8, Malinowski, B. 66, 99, 115, 168, 255, 257,
209 273–275, 353
Man, E. H. 276, 281
Harnack, von, A. 56, 57n22 Margel, S. 109
Harrison, J. 101n22 Marin, L. 279n, 283
Hartog, F. 115, 122n, 207n37, 208, 263n32, Martino, di, E. 62
302n41, 338n Massenzio, M. 44, 151
Heidegger, M. 43 Mauss, M. 29n29, 33, 35–37, 42–43, 66,
Heyne, C. G. 254, 267–269, 328n36 78n17–18, 80n22, 101, 143–144, 150, 160,
Hobbes, T. 320–321 169, 226, 279
Hoffmann, Ph. 292 Métraux, A. 3–4, 242n46
Hubert, H. 32–33, 35–37, 62n36, 95, 273, Matthey, Ph. 173
279 Meyerson, I. 143–146, 149, 154
Hume, D. 327–328 Momigliano, A. 80n22, 172, 176
Monnier, A. 173
Isaac, B. H. 179, 180n16 Mossé, Cl. 150
Müller, F. M. 11, 12n, 13–14, 22, 54, 57–58, 61,
James, W. 139, 248 63, 101, 132–133, 136, 157, 270–271
Jung, C. G. 140, 148 Müller, K. O. 126, 128, 255, 264, 269–270
Jamblique 209, 264n36, 296n30, 297, 286n8, 287, 292n23, 293, 76, 297–299,
309–311, 331, 345 307, 309, 321, 322, 331, 343n26–27
Jean le Lydien 211, 346 Plaute 92, 237n30
Jérôme 88, 195n5 Pline l’Ancien 170, 174, 251, 325n32, 334n12,
Joseph et Aséneth 209 337–338
Justin 213 Plutarque 48, 69, 75, 169–170, 194n5, 195n7,
Justin Martyr 48, 87–88 203–204, 207, 216, 218, 223, 232,
233n18–19, 241, 259, 262, 286, 287n10,
Lactance 91, 186, 239n37 292, 304, 308, 322n22–25, 335n12,
Lévitique 221n3, 25, 104, 206, 216 337–338, 341
Livre des Morts 205, 207 Posidonius 214, 345
Lucien 231, 233, 323n, 349 Proclus 198n14, 231, 239
Lucrèce 317, 323, 327–329 Pseudo-Apollodore 260, 262n32, 288n13
Pseudo-Saint-Nil 26
Manéthon 105, 212–214, 333
Ménandre 237 Quintilien 259
Michel Psellus 230
Sénèque 137, 217–218, 244–245, 251
Nigidius Figulus 91 Servius 73, 237n30, 249n58, 251, 316n10
Nonnos de Panopolis 264 Sextus Empiricus 258–259, 348, 349n,
350–352
Odyssée 121, 256, 264, 284n1, 285, 288n14, 295 Stace 280n26, 315–316, 326–327
Ovide 121, 236–237, 241–243, 248, 262–263, Strabon 128, 165, 213, 235, 237, 332–333
291–292, 312, 349 Symmaque 176
Acedia 73, 75, 77–78 159, 164, 169–170, 174, 184, 186–187, 215n,
Adonis 88, 237n30–31, 239, 241, 299 218, 255, 257, 268, 274, 278, 315n7,
Agathos Daimôn 170, 337 321n21, 325–326, 330, 335, 337, 339,
Ahura Mazda 336 351–353
Aitiai 262 Danaos 105, 212
Allóglo̱ ssoi 301–302 Démon de Socrate 292
Andaman 59, 275–276, 278–281 Démons 69–80, 86–88, 114, 166, 195n7, 231,
Aniconisme 105, 211, 332 271, 310–311, 323, 354
Animisme 51, 78, 115–116, 139, 188 Diable 19, 53, 69–70, 86–90, 95, 114–115, 162,
Aphrodite 103, 127, 189, 221, 236, 237n30, 243n46, 354
249, 307n50, 312, 318 Dionysos 8n8, 15, 90, 103, 122–130, 157n43,
Apollon 123–126, 128–130, 167, 235, 237, 297, 165, 189, 224, 238, 240, 304, 308, 319,
306, 308 322–323
Apollonios de Tyane 223, 288–289 Divination 14, 63, 97n, 101, 146, 152, 197,
Appraisal 245–247, 249, 252 250–252, 288, 304, 326, 339
Archétypes 18, 44–45, 99, 102, 127, 143, 159,
189, 254–255 École sociologique 30–40, 44, 78, 143, 153,
Asdiwal 79 279, 185
Attis 241–243, 264 Égyptiens 48, 74, 89–90, 93, 104–105, 125, 128,
Aztèques 5, 83–86, 172 164, 170, 193, 203- 216, 218, 220, 224–225,
241, 248–249, 287, 293, 296–311, 312–313,
Babel 300 331–334, 337, 342, 345
Bororos 45, 265, 282 Prêtres égyptiens 104, 203–204, 206,
Brahmanes 17, 216 212–216, 296, 300, 302–304, 306, 311,
332
Cadmos 8n8, 90, 105, 121, 212, 241, 298–299 Éleusis 121–122, 201, 231–233, 239, 253, 309,
Callaties 347–348 321–322
Cambyse 342, 348–349 Empuse 233, 323
Cassandre Épiphanie(s) 103, 120, 125, 129, 159, 222, 248,
Roi macédonien 261 312–313, 328n37
Princesse troyenne 291, 341n22
Christ 8n8, 69–70, 87–88, 114, 163, 219, 239 Fait religieux 112–113, 142, 157
Comparaison (méthode) 1–20, 44–46, Fabula 254, 258–259, 267
48–50, 53, 60n, 65, 68, 81–106, 115, Fides (pistis) 114, 170, 337–338
134, 141, 150, 152, 154–158, 160–162,
169, 172, 184, 193, 211, 270, 276, 278, 304, Galles 10, 241–242
338
Coutume 6–7, 10, 92, 103, 110, 164–165, 169, Héraclès (Hercule) 122, 164, 323, 334,
171, 178, 180, 184, 187, 201n23, 202, 204, 343–344
206, 208, 217–218, 255, 265, 278, 280, Hermès 148–149, 223, 293, 295, 297–299,
304–305, 308, 323–325, 330, 333–336, 318–319
339, 341–345, 348–352, 354 Hespérides 120, 122
Croyance 11, 29n29, 30, 34, 38n46, 45, 51–52, Hyksos 212
68, 72, 76, 94, 114, 117, 124, 147n15, 157, Hylas 76
Index Thématique 361
Iahvé (Yahvé) 25, 41, 217n59, 313 Nómos 164, 180, 308, 324, 331, 333–334,
Idolâtrie 82, 85, 88, 114–115, 119n1, 166, 174, 341–345, 347–348, 350, 352
185, 187 Nymphes 73–74, 76, 120, 263, 319
Imitatio diabolica 19, 53, 86–90, 95
Interpretatio 70, 87, 91, 103, 106, 163, 173, 186, Opsophagie 201, 207
295, 299, 307, 337–338, 340 Orphée/orphisme 62n39, 73, 89–90, 104,
Iroquois 6, 9 123–126, 129–130, 140n18, 193–195, 197,
200n18, 203, 206, 209–211, 222, 224,
Janus 248, 312 233n19, 264, 303, 305, 322n22, 345n34,
Jérusalem 105, 119, 173, 175–176, 181–183, 185, 346–347, 349–350
209, 212–214, 312, 332–333 Osarsiph 212
Judéens/Juifs 12, 104–105, 175–177, 180–183, Osiris 90, 125, 204n, 241, 299, 304, 307–308,
206–207, 209, 214–218, 332–334, 343, 345 341
179, 181n, 182–186, 206, 234, 237–238, Stupor/stupeur 41, 227n5, 231, 236, 286, 314,
239n38, 240–241, 247, 250, 252, 253n, 327–328
262n32, 307, 312, 327, 334, 337–340, 347, Structuralisme 34n, 63, 102, 115, 146, 148–151,
353 282
Rupture mosaïque (distinction mosaïque) Superstitio/superstition (deisidaimonía) 29,
89, 165, 189 114–117, 163–164, 170–171, 181, 183–186,
188–189, 197, 249, 308, 317–319, 323,
Sabazios 8n8, 336 325–327, 329–330, 333, 336, 339–341,
Sacer/sacré 22–25, 28n27, 29–31, 33–37, 348, 353–354
39–46, 63, 71, 75, 78, 95–96, 117, 140n18,
153, 159–160, 214, 219, 248, 265, 304, 312, Tabou 28–30, 33–35, 38–39, 40, 46, 205,
314 208–210, 265, 345
Sacrifice (thusía) 5, 16, 26–27, 35–36, 38–39, Tammuz (Tammouz) 88, 299
42–43, 63, 83–85, 97n, 113, 121, 129, 139, Teuth (Thot) 298–300
140n18, 146, 151–152, 154n35, 155–156, Timor 234, 236, 238, 280, 315–316, 326–327
174, 194n5, 195–198, 201, 208, 212–217, Tirésias 74, 293
219–224, 235, 239–240, 251–252, Triangle théologique 105, 211, 213
285–286, 288, 291, 293, 299, 303–304,
331, 334, 335n12, 346, 349–350 Végétarisme 145, 194, 196–197, 198n14, 200,
Sagesses barbares 89, 163, 331 203, 217
Sarapis (Sérapis) 128, 173, 307 Volksgeist 103, 270
Satyres 285–287
Scandia 79, 126 Zeus (Jupiter) 69, 75, 103, 165, 176, 203n28,
Sébas 318–320 216n57, 221, 223, 237n30, 238, 242, 260,
Silène 236, 285–287 288, 294, 297, 306–308, 332n4, 336,
Sîtos/ópson 199–200 343