Charles Lenay & Fabien Pfaender
Groupe Suppléance Perceptive, COSTECH, Université de
Technologie de Compiégne
Sens de la spatialisation de
information et prothéses
perceptives
‘Mots-clés: sptialsation de information, suppléance sensorille, technologies cognitves,
perception et action
Key words: spatial information, sensorial substitution, cognitive technologies, pereeption
snd action
Le développement de systtmes de suppléance, ici des protheses
perceptives pour des personnes aveugles, renouvelle notre comprehension du
role des techniques dans l'activité humaine en générale, Ces systtmes offrent
lune méthode de recherche fondamentale sur les technologies cognitives et
permettent de proposer des éléments théoriques qui, en retour, conduisent a de
nouveaux développements techniques pour le handicap sensoriel. Il ne s’agit ici
que de proposer un corps d'hypotheses définissant un programme de recherche
théorique et empirique que nous avons tout juste ébauché,
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Revue PArole, 29-30, 2004
1. NOTRE QUESTION
On sait importance des techniques d’écriture comme support et
instrument de la pensée!. En dehors des recherches actuelles sur la sémantique
‘morpho-dispositionnelle ou la visualisation de information (Information
Visualisation’), on ne rappellera que les travaux pionniers de Goody? (1977). I
yy affirme que les inscriptions graphiques ne sont pas simplement des modes de
‘mémorisation ou d'expression des connaissances mais que, par leurs structures,
elles participent & la production de nouveaux contenus.
“.. Je m'efforce de définir plus exactement par quelles voies
‘utilisation de Uécriture semble avoir influencé les structures
cognitives” (Goody, 1977, p. 58).
Ces nouvelles catégories conceptuelles rendues possibles par la technique
a'criture définissent ce qu'il est convenu d'appeler une “raison graphique”,
dont les premiers éléments sont, d’aprés Goody la formule, la liste et le tableau,
L'idée de raison graphique est séduisante dans la mesure od elle permet de
rendre compte de nombreuses pratiques cognitives. Par exemple, on remarque
que dessiner un tableau semble enjoindre & remplir les cases vides qu'il définit:
Figure 1: tableau 2 case manguante.
Mais d’od vient cette nécessité ? Si l'existence d'une case vide résulte
simplement de la structure de I'espace, pourquoi devrat-elle s'imposer & Ia
ppensée comme un manque & remplir? Si I’on distingue d'un coté la cognition
dans l'entendement, domaine des connaissances et concepts od s’effectuent les
* Voir, par exemple, les travaux classique de Lero-Gourhan (1964), Derrida (1968), Auroux
(1994), Stigler (1954),
Premier usage en 1989 dupes Card, MacKinlay & Scneiderman (1999). Voir aussi Spence
2001).
‘On rappellera aussi les travaux de sémiologie bien antricurs de Bertin (1967).
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Sens de la spatialisation de information et prothéses perceptives
raisonnements, et d’un autre coté Ia perception dans Vintuition sensible,
domaine des phénoménes ob s'effectue leur détermination spatiale, il s’agit de
comprendre comment des structures perceptives peuvent porter des structures
cognitives. La piste que nous voulons présenter ici consiste & reconnaitre que les
formes et relations. spatiales sont produites par une activité synthétique
commune avec celle qui réalise 1a détermination conceptuelle des objets et
relations. Ce faisant on proposera un premier exemple de ce que pourrait étre
tune étude scientifique des technologies cognitives, c’est-i-dire des dispositifs
techniques qui participent & notre fagon de penser. Cette psychologie située pose
que la compréhension de ce que les techniques font & l'homme doit étre l'objet
d'une recherche fondamentale, et non pas se ramener & une psychologie
appliquée qui prétendrait pouvoir partir d'une compréhension de la cognition
humaine pour, seulement ensuite, définir des interventions pratiques. II faudrait,
‘au contraire, construire une théorie qui rende compréhensible le fonctionnement.
‘de supports concrets de la pensée, notamment graphique’, théorie qui d'ailleurs
devrait donner les moyens d'anticiper les effets que ne manqueront pas d'avoir
Jes nouveaux supports numériques qui envahissent notre environnement.
Mais, comment mener une enguéte empirique sur cette question ?
Comment pouvoir observer assez finement activité perceptive pour y
reconnaitre les opérations cognitives qu’elle porte ? Les techniques classiques de
‘poursuite des mouvements oculaires donnent des résultats relativement limités
du fait de extraordinaire capacité synthétique du systéme visuel humain. Une
seule fixation permet de capter une image déja complexe, et l'essentiel du
traitement de ces données est effectué dans le aysttme nerveux central. Le
probleme d'une comprehension précise de I'activité cognitive est reporté &
VVintérieur du cerveau, dans le champ des neurosciences. En dépit des progres
fascinants des techniques de mesure et d’imagerie cérébrale, on n'a encore
‘qu'une idée tres limitée des processus par lesquels la perception pourrait
paticiper au raisonnement. C'est 18 que les protheses développées pour les
aveugles présentent un intérét majeur. En effet, ces dispositifs permettent une
forme d’extériorisation de activité perceptive par un contrOle strict des actions
cexploratoires possibles et des entrées sensorelles délivrées & chaque instant
Nous allons essayer de montrer que ces conditions limites permetent en meme
* Comme il semble manguer une théore sémiologique adapiée des systtmes graphiques
‘depuis Jacques Bertin. Signalons cependant les avancées de Tufte, Visual display of
‘quantitative information, Graphic press, Cheshire, Connecticut, seconde ition, 1993,
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Reve PAvole, 9-30, 2004
temps de concevoir une forme d'extériorisation de I'activité cognitive elle-
méme dans le jeu des interactions avec l'organisation spatiale des inscriptions.
L'activité cognitive, comme la perception, se déploierait en situation, dans
espace et la durée du couplage sensori-moteur entre l'organisme et le milieu,
On pourra ainsi proposer une explication possible de l'articulation entre
‘organisation spatiale des inscriptions ct activité cognitive, Cour: bien souvent,
les recherches menées dans le contexte du handicap se révelent porteuses de
créations méthodologiques et théoriques fondamentales ainsi que d’innovations
techniques de valeur générale.
2. SUBSTITUTION SENSORIELLE ET PERCEPTION ACTIVE
Nous ne considérerons ici que des dispositifs de suppléance perceptive
développés pour aider les personnes aveugles & percevoir des formes dans
espace. L’exemple le plus connu est le Tactile Vision Substitution System
(TVSS) qui transforme l'image captée par une caméra en une “image” tactile
‘dynamique réalisée par une matrice de picots, classiquement 20 x 20, appliquée
‘sur la peau de abdomen (Bach - y - Rita, 1987).
5 TS Ss |
Figure 2: TVS9 de Paul Bach y Ra. La caméra miniaturisée ex portée sur une monture de
unerte Les stimulations taclles sont dstribuées sur Vabdomen,
Les premitres utilisations de tels dispositifs ont apporté trois résultats
fondamentaux qui furent & la base de nos premiers travaux.
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Sens de la sptialistion de information et protheses perceptives
D- Tout dabord, la présentation de formes a la caméra immobile ne permet
quune discrimination trts limitée des stimuli regus qui restent pergus a la
surface de la peau. Ainsi, la simple substitution d'une entrée sensorielle tactile &
lune entrée sensorielle par le nerf optique ne donne pas, en tant que telle, accds &
tune perception spatiale,
1U)- Mais, si Tucilisateur dispose des moyens de manipuler activement la caméra
(mouvement de droite & gauche, de bas en haut, zoom avant et arriére), ill
éveloppe des capacités de reconnaissance de forme spectaculaires. IL
‘commence par apprendre comment les variations de ses sensations sont lies &
ses actions: quand il déplace la caméra de gauche & droite sur sa peau les stimuli
se déplacent de droite & gauche; quand il zoom avant, les stimuli vont en
Sécartant, etc, Apres avoir appr & diriger la caméra vers une cibl, il discrimine
des lignes et des volumes, puis reconnait des objets familiers de plus en plus
‘complexes jusqu’a étre capable de discriminer des visages.
TID. De plus, cette capacité de reconnaissance de forme s'accompagne d'une
‘mise en extériorité des percepts en des objets placés dans V'espace. Au départ
Vutilisateur sent sur sa peau des stimulations qui se succ®dent, Mais avec les
progres de l'apprentissage perceptif, il finit par oublier ces sensations de toucher
pour percevoir des objets stables & distance, 12-bas devant lui. Ainsi, d'aprés les
témoignages des utiisateurs, les irritations proximales que peut provoquer la
plaque tactile sont clairement distinguées de la perception proprement dite. Cette
localisation subjective des objets dans l'espace se produit rapidement (apres cing,
815 heures dentrainement) (Bach - y - Rita, 1982). Une telle expérience peut
tre réalisée aussi bien par une personne voyante ayant les yeux bandés que par
lune personne handicapée,
LLapprentissage perceptif impliqué par un tel dispositif met en évidence
lune étonnante plasticité cérébrale. L'entrée sensorielle tactile n'a rien & voir avec
celle du systéme visuel, pas plus que le contrOle de la caméra par les mains ou
Jes muscles du cou n'a de relation avec les commandes des muscles oculaires.
Pourtant le cerveau se révéle capable dextraire des invariants sensori-moteurs
our organiser un monde perceptif de formes et événements stables. Ces
observations militent done en faveur de la conception d'une perception active
Ce qui est pergu, ce ne sont pas tant les invariants de la sensation que lesRewe PArole, 29-30, 2004
invariants de boucles sensori-motrices inséparables de I'activité du sujet, ce que
'on appelle des “lois de contingence sensori-motrices” (O'Regan, 2001). Ceci
est encore plus net dans le cas d'un dispositif extréme qui réduit lentrée
sensorielle & son minimum : une simple cellule photoélectrique est fixée sur un
doigt d'une main et connectée dun seul stimulateur tactile tenu dans autre main
(Lenay, Canu & Villon, 1997). Ce vibreurréagit en tout ou rien au dépassement
dTun senil daetvation de la cellule photoélectrique qui capte wn fuisceau de
Jumiére incidente assez large (approximativement 20°) I ny a ainsi qu'un seul
Point de stimulation correspondant aun seul champ récepteur(contrairement au
‘TVSS qui dispose de 400 points de stimulation correspondant & autant de
champs récepteurs distincts sur la rétine de la caméra)
ae axe
aaceeee
Figure 3: la cellule photosensorielledéclenche une stimulation tactile quand la lumiére
recue dépasse un sul ie
Apres quelques minutes d'exploration, les sujets (personnes aveugles ou
voyants aux yeux bandés) se révelent capable de localiser la cible, c'est -dire