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eS CAHTERS DU MUSEE NATIONAL D’ART MODERNE UT PICTURA POESIS ee ee Aes. és 37 Ces om Og a Tt ft = . R.POUIVET — S.HUCHET =D, HOLLIER = MeL, BERNADAC LL. MARIN 3 8 HIVER 1991 = Centre Georges Pompidou as oom ee rege (i ONS Eth em nthe Ae ta mart ae hoe | ae robe pe mae fins eh fa gust hey $5 Grn ml med po fe A DANS LE LABORATOIRE DE L’ECRITURE-FIGURE Ut Pietura Pocsis ert: similisque Poesi Sit Picura ; refert acmula quacque sororem s a i et Pe 0 expression et de contenu, le langage. En revanche, le langage sera a la fois, et paradoxalement, le producteur et le produit d'un dispositif de transformation qui, lui. concerne deux ensembles sémiotiques hétéro- nes (le texte-I'image ; V’écriture-la figure ; le linguistique-Viconique), de substance et de forme différentes d’expression et de contenu. Notre expérimentation théorique dans le labo- ratoire de Picasso devrait viser non seulement a décrire procts et dispositif, et leurs opérations successives dans les onze épreuves ow moments de l'expérimentation, mais encore & extraire les régles du procés de variation et les principes du dispositif de transformation aux- quels proc’s et dispositif obéissent, bref la structure de cette ceuvre I! neige au soleil, cest- Adie les onze feuilles de papier d’Arches (26 x 32,5) sur lesquelles est crite (sont écrites) la (les) phrase(s) en frangais a l'encre de Chine cil neige au soleil ». Mais il est non moins évident — et je voudrais ici souligner I'écart entre le laboratoire théorique et le laboratoire artistique — que ’expérimentation théorique, sémiotique, analytique n’a d’autre finalité que d’amener au concept la pensée de Voruvre, ou. encore de formuler, sous forme de régles des variations et de principes des transformations, la dynamique de la répétition (de Videntité et de la différence), dynamique d’écriture et de graphisme, créatrice de cette oeuvre. D'im- TL WE ICE gu eo Ell Ee menses problémes théoriques et pratiques sont ici engagés. Je me bornerai 4 noter quelques indications hypothétiques de recherches. Premitre remarque : sur Vensemble des « épreuves », il y a bien écriture « linéaire » de la phrase, mais cette écriture se développe dans la premiere épreuve sur trois lignes : il neige / au / soleil; dans la deuxitme sur deux : il neige / au soleil /; dans la troisitme sur quatre: Il / neige / au / soleil; dans la quatriéme sur trois lignes également, mais de facon différente de la premigre épreuve : il / neige / au soleil... La phrase comme la langue est une entité quantifige et V'iconisme se pro- duit dans la phrase « poétique » quand les marques de la quantité dans la langue et le dessin se conjoignent pour créer un seul effet; autrement dit, quand les quantités Ug S [le 87 VECRITURE-FIGURE ques deviennent lignes, surfaces, coupes et coupures, cadres et bordures, ce qui arrive par la médiatisation de I’écriture. Pour en revenir & notre « phrase », il ya bien écriture linéaire de la méme phrase, mais celle-ci est composée de quatre éléments, quatre quantités discrétes — mots — et ceux-ci, de lettres: deux, cing, deux, six ; leur groupement en lignes s‘orga- nise sur le support en y définissant des sur- faces, des coupes différentes, des cadrages divers. Deuxitme remarque : Vécriture est li lingairement temporelle certes, mais, par Tie ws letaa! Lxi\ \éaire et Vécriture et par la répétition de V'identique énoncé phrastique, dans la difference de ses coupes, de ses coupures et de ses espacements, de ses positions, corrélations, parallélismes, enjambements, voire des permutations ou déplacements des unités plus petites dans le corps écrit de ensemble phrastique et de ses sous-ensembles que sont les mots, la ligne Gcrite se fragmente en d'incessantes variations, combinatoires spatiales, de position et, du méme coup, le temps de la linéarité phrastique se fragmente lui aussi, se brise ; ce n’est plus le temps successif linéaire et homogéne constitué d'un chapelet d‘instants ou de « maintenant », empilés sur une ligne droite — Vimaginaire métaphysique du temps occidental ; cette lingarité se brise deux fois, une premiere fois dans chaque épreuve, c‘est-a-dire dans chaque LOUIS MARIN expérience d’énonciation écrite de I’énoncé, non seulement selon les « lignes », mais selon les « positions » sur la surface et selon les «coupures » et les « espacements » ; et une seconde fois, dans l‘ceuvre entire, dans les onze feuilles de papier d’Arches, cest-a-dire selon la répétition du méme énoncé « il neige au soleil », dans des situations et des circons- tances (termes a entendre au sens le plus littéral, spatial) d’énonciations différentes. Temps épiphanique brisé: temps d'une brus- que et soudaine coincidence de onze kairoi, de ‘onze occasions qui, chacune, concentre tous les temps dans le présent de Iépreuve et, toutes ensemble, construisent un temps d’écri- ture trans-figurée par ses variations et sa transformation. Troisiéme remarque : « il neige au soleil » est un énoncé temporel du temps qu'il fait au présent: I) au sens grammatical de tense : indicatif présent ; 2) au sens sémantique de time en anglais: présent d'une énonciation d'un événement ; et enfin 3) au sens cosmique de weather qui marque la présence météorolo- gique d'une étrangeté physique, la conjonction de la neige et du soleil. C’est cette hétérogé- néité physique, c’est cet oxymore cosmique ou bien, a V'inverse, cest la figurativité poétique ou rhétorique baroque devenue météore cos- mique que vise a capter ou & produire a la lecture et au regard Yaccouplement de ces ays ~ SO 88 hétérogénes que sont Vécriture et le dessin. Comment vont ici, sinon coincider, du moins se produire réciproquement la forme de expression dans sa transcription écrite et la forme du contenu dans son articulation sémantique ? Et, mieux encore, comment les variations de expression écrite, en produisant le contenu d’incessants effets de sens, non seulement nous laisseront voir et comprendre les variations du météore cosmique (le réfé- rent) que la phrase signifie: «il neige au soleil », mais encore donneront acces au dispo- sitif de transformation réciproque de l'écriture iz et de la figure ? Drautant que, quairitme remarque, Voxy- more poétique et météorologique « neige- soleil » répéte, au titre du graphe et de la voix, la relation de contrariété qui en définit la figure : si les deux termes, verbe-nom pour le premier, nom pour le second, comportent graphiquement — en position initiale aprés la premiéte lettre , pour neige, et en finale avant la demidre lettre /, pour solei! — le méme composé ef qui, dans quelques-unes des épreuves, a une graphie absolument identi- que ; en revanche, vocalement, pour la voix, pour l’écoute et Voreille et non plus pour l'oeil et la vision, le ¢ de neige (nez) et le ¢f de soleil (sole) sopposent comme voyelle et diphtongue avec un élément sonore commun ¢ : répétition du méme et de la différence par les deux catégorémes de 'énoneé neige-soleil, dont les quantités graphiques sont presque identiques, a une lettre prés, cing pour neige et six pour soleil, mais dont les quantités phoniques sont tues différentes, presque du simple au double : nez / solej Cinquitme remarque : on notera dans cette direction de réflexion sur les trois temps, rense, time, weather, et sur le fonctionnement, & ces trois niveaux, de Voxymore cosmique, les variations graphiques du «il» du_ premier mot, qui dans la premiére expérience s‘aligne sur neige, verbe & la 3¢ personne du singulier au présent, dont il est le sujet impersonnel « i! neige », groupe sémantique scriptural (i! neige) pour sfisoler dans les expériences suivantes : il» afin de pointer, par sa déconnection scripturale, la soudaine apparition de 'étre cosmique, déterminée ensuite sculement par le météore physique « neige au soleil » et par les qualifications que ces termes en position de verbe et de circonstanciel introduisent au plan sémantique. Je noterai au passage que cette réécriture théorique que j‘effectue en accom- pagnant la réécriture de Picasso Iui-méme renvoie a analyse que Benveniste fait du noyau de tout énoncé phrastique, analyse qui reprend pour I’essentiel celle des grammairiens classiques : « l'oiseau vole » devant se réécrire il (est) Voiseau volant », dans laquelle « oiseau Volant » est une sorte d'apposition & 89 VECRITURE-FIGURE un «il est » impersonnel, épiphanie de l’étre dans la langue, que viennent articuler des qualifications et des déterminations empiri- ques. Je noterai enfin que, dans les derniéres épreuves, le « il » est en quelque sorte progres- sivement absorbé par le « $ » dabord, puis par le « O» de soleil. Sixidme remarque : & titre d’enchainement surla fin de notre précédente remarque, Yana- lyse devrait se poursuivre en prenant en compte les variations graphiques des lettres ‘composant les mots de I’énoncé « il neige au soleil », pour éudier quelles connections et relations ces variations introduisent dans cha- que épreuve entre les différents mots, et les effets de sens qu’elles produisent au niveau de la série des onze épreuves. II ne faut pas songer ici a faire cette analyse dans toute son ampleur. Qu'il nous suffise de remarquer que vont progressivement s‘affirmer, avec de plus en plus de force et de présence expressive sur le support, le « S » et le « O » du mot Soleil : le «$» qui, tel une immense accolade, ira jus- qu’a capter dans la 5¢ épreuve le syncatégo- reme «au », le connecteur sémantique, lien graphique et syntaxique (syntagmatique) de Voxymore « neige soleil », puis coupera le verbe-nom neige entre le m et le e, accrochera il par le jambage inférieur, traversera le a de au pour enfin cadrer 4 gauche ensemble de Vénoncé d’une grande arabesque tangente en LOUIS MARIN un point au «O» de «Soleil ». Quant au «O>», le seul «O» de la phrase, on notera qu'il abandonne trés vite sa position et sa place de 2° lettre du mot Soleil dans la premiére €preuve pour acquérir progressivement une quasi indépendance, une quasi autonomie ou tout au moins une évidence, une prégnance, qui aboutira dans la derniére et Lle épreuve jusqu’a inclure dans son cercle « neige au » Pour conclure, on peut tenter de décrire cette demniére réécriture de « il neige au soleil » : au centre, le cercle solaire du « © » qui a absorbé «neige au » et acctoché le «1» de «il ». Ce cercle est cadré & gauche par le fouet accolade du «S » et a droite par la longue ligne gracile du « L » qui s‘achéve & son tour par la fioriture 'un unique trait de plume, ascendant : « cil», «ell » extérieur au «O », parergon du «O» solaire qui est comme un écho graphique extérieur — ironique — éclatant comme une vocalise, avec le point du i si nettement mar- qué, en écho du « ef » de « neige », étoutfé par le «mn» et le « ge », et dont le tractus se défait jusqu’a l'évanescence dans la clarté, la distinc- tion, la prégnance du « O », Je renvoie a notre quatriéme remarque. A quoi s‘ajoutera une variation graphique confirmant les inj de la voix et de lécriture. On aura remarqué que, selon I'écriture, la graphic littérale com- mence et s'achéve sur « il»: « il » (neige au sole)il ; mais alors que le premier « il » fait mot et le premier mot de la phrase, le second « il » s‘intégre @ son dernier mot (soleil). L’espace- ment « il / neige », par opposition a la liaison « soleil », le marquerait en toute clarté. Oppo- sition que la phoné et 'écoute confirment avec la disparition phonique des rimes écrites : le il » initial phonétiquement est bien « il » «il» final disparait dans la diphtongue « ci II suffit d’examiner les deux premieres épreuves de « il neige au soleil » pour consta- ter que, dans le proces graphique, la force expressive de la ligne graphique insiste puis- samment dans Vécriture et sous la voix ; le pote écrivant identiquement ou plutot le iateur-podte dessinant identiquement le initial et le « IL » final. Crest cette force expressive du iractus de dessin qui déplace, dans tous les sens du terme, le tracé d’écriture et le trait de voix. Les onze variations, les onze réécritures en forme de variations de la méme phrase n’ont autre finalité que de révéler cette force expressive présente, mais latente, ds la pre- miére épreuve ; de manifester la puissance du visuel, sa virnz ou encore le travail de la figurabilité dans I’écriture et la parole, dans la phoné. Du méme coup, nous pouvons revenir encore une fois sur la question de la répétition — onze épreuves, comme on dit dans Yart de Vimprimerie, onze expériences. comme on di dans les laboratoires de physique, onze réécri- tures comme on dit en linguistique — pour y pointer a larticulation de la série et du cycle, du schéme de variation et du dispositif de transformation, I’émergence d'une temporalité proprement poétique (ou poiétique), tempora- lité du visuel et du textuel, temporalité zoogra- phique (c'est ainsi que les Grecs nommaient la peinture), temporalité intensive, ni successive — linéaire (celle de la ligne phrastique, discur- sive), ni circulaire — reproductrice du méme (celle du dessin, de Vimage mimétique), mais qui manifeste sur place, dans le méme lieu et sur le méme énoncé, le sens: l’épiphanie d'une force, Vapparaitre d'une puissance dont Fembléme poétique serait la résolution de Voxymore météorologique initial dans le triomphe solaire de la demitre épreuve qui intégre la neige au soleil par recouvrement. ‘On peut ainsi considérer les onze expé- riences comme une série de onze séquences qui raconteraient graphiquement l'évolution du temps (weather), lévolution de ce météore d'une chute de neige en plein soleil, le 10 janvier 1934 a Paris, évolution qui aboutit en fin de compte & l’effacement de la neige devant ou dans la lumiére et la chaleur du soleil. simultanément, la répétition obstinée (comme ‘on parle en musique de « basse obstinée ») dun méme temps (tense) — le présent dans « il neige » — fait de chaque occurrence de « il neige au soleil » un moment unique, singulier, chaque fois nouveau — je cite ici Benveniste —, oi se réalise la coincidence entre I’énoncia- n verbale, la parole et I’événement référen- tiel: chaque énonciation de « il neige au soleil » réalise un maintenant total, complet, autosuffisant : moment de présence pure. Crest parce que cette énonciation présente est écrite et parce que l’écriture assure a I’énoncé qu’elle produit une présence, une « mainte- nance » sur le support de la feuille de papier d’Arches par lencre de Chine, que simultané- ment cette inscription marque définitivement Vabsence de I’événement, sa disparition, tout en le transformant, tout en « relevant » ceite absence dans le monument graphique : c'est cette monumentalité ainsi acquise que signifie inscription d'un lieu et d'une date, Paris 10 janvier 1934, sur la feuille de papier oft est écrite, comme nous le dit la notice du catalo- gue, la phrase en frangais & I'encre de Chine non datée : non pas « il a neigé au soleil & Paris ce jour-la », mais « il neige au soleil ». D8s lors, les onze feuillets de papier, la répétition, onze fois, de la méme phrase, le schéme de variation qui traverse cette répétition et le dispositif de transformation que les onze variations mani festent, révelent au titre de ce présent-tense se rélérant au présent-weather, un present-time que an VECRITURE-FIGURE Jai nommé intensif : qui est celui de la création poiétique, ou, pour le dire plus précisément, celui de la prégnance du visuel dans le textuel, de la poussée du regard dans la lecture des lettres, de la germination d'un ceil solaire cosmique dans le flux blanc et gris, la neige des signes. Notes 1, « Comme Peinture, Poésie sera : que semblable Poésie / Soit aussi Peinture ; chacune des sceurs se rapporte a autre en rivale / Et a tour de réle leurs noms vont alternant; Poésie mueute / dit-on de une, Peinture parlante, a-t-on coutume d'appeler Vautre. » 2, Paru dans Linguistic Inquiry, 1, 1970, 1, p. 3-23. 3. Cf. par exemple l'étude de M. Fumaroli, « Muta eloquentia : la représentation de I’éloquence dans Vaeuvre de Poussin », Bulletin de l'histoire de Wart Sransais, 1984, “4. Réédité en 1967 chez Norton, New York. [Ce texte vient en effet d’étre traduit en francais par Maurice Brock et publié par les éditions Macula. Ct. ici méme la note de lecture de Claire Brunet, p. 108. Nal.) 5. Word and Image, A Journal of Verbal/Visual Inquiry, Londres, Taylor and Francis. On notera que le premier numéro (janvier-mars 1985) était consacré 2 Ut pictura poess. 6. Ms‘agit du ne 15 de la revue Artstudio (Paris, hiver 1989). 7. Antoine Amauld et Pierre Nicole, La logique oi art de penser, Paris, Flammarion, p. 60. 8. Ibid., p. 81 Ce texte est issu d'une communication présentée le 16 janvier 1991 au musée Picasso, lors du colloque « Picasso podte » organi par Ecole du Louvre et le musée Picasso, & Foccasion de Vexposition Le crayon ani parle, Pcaso pote.

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