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Annales.

Economies, sociétés,
civilisations

Terre, paysans et pouvoir économique (Grèce, XVIIIe-XXe


siècle)
Georges Dertilis

Abstract
Land Peasants and Economic Power.

Long-term physical and demographic conditions in Greece (15th-18th c.) favoured small-scale intensive agriculture and
handicaped large-scale extensive farming depending on hired labour. Large property was further impeded when the
Ottoman conquest instituted Islamic land-tenure law dispossessed the Church eliminated the Byzantine nobility and
crippled bourgeois power. By the 18th c., rural revenues obtained by occupiers of large plots of land through direct
exploitation were much lower than those accrued by these same people through letting, usufruct and emphyteosis
contracts; by merchants and notables through moneylending and; by the State through taxation. With the growth of
commercial agriculture in the 19th c. the small producers need for credit increased in balance with their re-investing
capacity thus they continued sharing revenues with the merchants without having to share land as well .Moreover,
merchants avoided direct investment in land and farming high risk and low yield venture compared with moneylending and
trade. As only investment in new technology could overcome physical and demographic handicaps and increase
productivity the system tended to self-reproductive unstable equilibrium Social conditions of sharing and compromise
however by favouring reform counterbalanced these reproductive tendencies and prepared the system change.

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Dertilis Georges. Terre, paysans et pouvoir économique (Grèce, XVIIIe-XXe siècle). In: Annales. Economies, sociétés,
civilisations. 47ᵉ année, N. 2, 1992. pp. 273-291;

doi : https://doi.org/10.3406/ahess.1992.279046

https://www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_1992_num_47_2_279046

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LES ECONOMIES DE LA PERIPHERIE
LE CAS GREC

TERRE PAYSANS ET POUVOIR CONOMIQUE


GR CE XVII -XX6 SI CLE

GEORGES DERTILIS

Les hommes et la nature

Malgré leur surprenante diversité physique les régions et les îles de la pénin
sule hellénique peuvent être classées en trois grandes catégories formant trois
zones aux caractères géophysiques bien différents celui au climat plutôt doux
du littoral et de ses vallées celui de hinterland montagnard et celui des
plaines de Thessalie de Macédoine et de Thrace Au premier paysage corres
pondent les cultures et les produits traditionnels de la Méditerranée la vigne le
vin et le raisin sec olivier et huile olive Au deuxième économie de la
montagne les activités et les produits de élevage Au troisième les produc
tions de la plaine les céréales le coton le tabac les agrumes Une économie
rurale aux traits méditerranéens une autre aux traits balkaniques une troi
sième aux caractéristiques mixtes
Comme toute classification ce triple découpage est une abstraction
simplificatrice une part le pays jamais été partagé en trois régions nette
ment distinctes Entre ces trois Grèces on trouve de vastes zones distinctes
aux conditions physiques plus ou moins ambiguës autre part la péninsule
hellénique étant un espace relativement restreint il eu entre ces pays
des communications des échanges des migrations continuelles
Grande diversité physique une part communications et échanges de
autre ces conditions permettent ou imposent aux ménages ruraux depuis
toujours une polyactivité intense cultures variées activités parallèles agri
culture et élevage transhumance migration et travail salarié temporaire
emigration permanente
Pendant des siècles et la deuxième guerre mondiale un mélange de
polyactivité de production pour le marché et autoconsommation prédomine
en Grèce il agisse du littoral de hinterland montagnard ou des plaines
Les ingrédients du mélange varient infini dans espace et dans le temps le
temps cyclique des saisons et des semences ou bien le temps long et onduleux

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Annales ESC mars-avril 1992 n0 pp 273-291
LES CONOMIES DE LA RIPH RIE

des éco-systèmes Ce mélange subtil reflète effort constant du ménage rural


adapter son environnement physique économique et social tout en le trans
formant
La famille paysanne en tant que petite unité de production est la structure
de base de économie hellénique depuis au moins le Moyen Age byzantin et jus
au xxe siècle Plusieurs facteurs favorisent les unités familiales de produc
tion par rapport aux grandes unités exploitation celles que on pourrait
qualifier de plus ou moins seigneuriales ou capitalistes selon époque
côté des conditions géophysiques déjà mentionnées interviennent aussi des
facteurs démographiques et socio-historiques
Dès époque byzantine et au xvnie siècle exception de quelques
périodes de durée relativement courte les régions helléniques se signalent pour
leur faiblesse démographique et le syndrome de celle-ci le manque de main-
uvre Les périodes exceptionnelles augmentation de la population ne ren
versent pas la tendance long terme du manque de main-d uvre est ce qui
empêche la multiplication de grandes unités exploitation agricole directe
est ce qui renforce ensuite les systèmes exploitation indirecte tels le
métayage emphytéose et la location est ce qui impose finalement la
famille paysanne comme cellule productive de toute forme de grande exploita
tion indirecte il agisse du domaine un noble de ère byzantine des
terres un pacha en période ottomane ou de la société anglaise du lac Copais
au xxe siècle Quelle que soit époque examinée la famille est élément struc
turel fondamental de tous les systèmes socio-économiques qui se succèdent en
Grèce ainsi que élément fonctionnel indispensable tout le système de pro
duction rurale Il ne agit certes pas un mode de production paysan ou
petit propriétaire qui ne serait jamais remis en question par des super
structures successives seigneuriales ou capitalistes Il agit plutôt tout sim
plement un pays où les détenteurs une terre vide ou trop peu peuplée
doivent solliciter chercher des familles paysannes pour exploiter ces terres
Système de production système socio-économique ces notions renvoient
aux conditions sociales historiques Nous passons ainsi de la longue durée
physique comptée en siècles et en millénaires durée déterminée par la
nature et par la terre par le climat et par évolution des populations la
longue durée socio-politique celle des quatre siècles de occupation ottomane
qui ont fa onné la structure sociale héritée en 1830 par la Grèce indépendante

absence de noblesse et la faiblesse de glise

Dès le xve siècle la conquête ottomane détruit le pouvoir séculaire de


glise orthodoxe et élimine la noblesse byzantine Désormais le pouvoir de
glise est plus comparable celui énorme des institutions ecclésiastiques
dans les autres sociétés européennes avant et même après la réforme Certes
les Ottomans reconnaissent glise orthodoxe son indépendance en tant
institution religieuse et lui accordent de substantiels pouvoirs administratifs
et judiciaires et des privilèges économiques importants notamment le privilège
occuper des terres sous le régime du wakf Or glise orthodoxe demeure une
institution assujettie ses pouvoirs séculaires ne sont point comparables ceux

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des autres glises chrétiennes de Europe et ses richesses le sont encore moins
surtout par rapport la richesse des institutions catholiques Non seulement
étendue des terres occupées en wak est comparativement restreinte mais il
agit de simple occupation non point de propriété ce qui nous conduit la
question du régime foncier
Une autre particularité du cas grec en effet est absence une ancienne
noblesse fondant son pouvoir et sa continuité sur la propriété de la terre La
conquête élimine la noblesse indigène ainsi que le droit de propriété foncière
privée le droit islamique ne reconnaît pas la propriété au sens que le terme
acquis en Occident après le Haut Moyen Age Après cette époque une telle des
truction définitive de la noblesse locale par une conquête étrangère suivie un
tel bouleversement du système foncier ne se rencontre nulle par ailleurs en
Europe Même dans les territoires conquis par Venise la noblesse locale est
que partiellement destituée et le régime de la propriété foncière évolue selon les
modèles légaux communs en Europe non ottomane Dans les Balkans en
revanche la conquête ottomane pas pour effet une simple substitution
une noblesse par une autre turque cette fois et ceci pour deux raisons
une opérant dans immédiat autre long terme
Tout abord les rapports légaux et économiques que la nouvelle
noblesse ottomane institue immédiatement avec la terre et les cultivateurs
présentent de grandes différences aussi bien avec le passé byzantin avec les
conditions analogues dans les sociétés européennes de époque absence
institutionnelle de propriété du type occidental le rôle principalement mili
taire que le système ottoman confère aux nouveaux maîtres de la terre la
tolérance envers les cultivateurs indigènes malgré la discrimination raciale et
religieuse la pénurie relative mais persistante de main-d uvre tout permet
aux paysans chrétiens de consolider leurs relations directes et étroites avec la
terre et imposer définitivement la petite exploitation familiale comme struc
ture de base de économie rurale tout donc contribue un certain affran
chissement de fait des paysans autre part long terme aussi influence
de cette noblesse conquérante islamique et étrangère sur la société chré
tienne grecque est point comparable celle que les noblesses européennes
ont eu traditionnellement et continuent avoir au xxe siècle sur leurs
propres sociétés Dans ces dernières les aristocraties indigènes gardent une
partie de leur influence malgré la perte de leurs richesses foncières Dans le
cas grec même si on considère il eu après la conquête une sorte de
substitution partielle de ancienne noblesse par les nouveaux seigneurs
ottomans les effets de leur présence cessent complètement avec indé
pendance nationale et leurs terres passent sous la propriété du nouvel tat
hellénique
La disparition de la noblesse chrétienne et la faiblesse de glise ont deux
répercussions importantes La première est absence de grandes unités fon
cières contrôlées par des chrétiens ou des institutions ecclésiastiques En Europe
orientale et centrale en Italie et en Espagne les institutions ecclésiastiques et
surtout les nobles possèdent des fermes étendant souvent sur des milliers
parfois même sur des centaines de milliers hectares En Grèce les wakfet les
fermes que des notables chrétiens arrivent contrôler aux xvn et xixe siècles
dépassent rarement quelques centaines hectares

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LES CONOMIES DE LA RIPH RIE

absence de noblesse permet en outre aux négociants de élever au rang


de classe dominante de leur groupe religieux et ethnique au sein de empire
ottoman ce groupe qui constituera finalement au xixe siècle le nucleus du
Millet grec orthodoxe Or le pouvoir social des négociants grecs est en rien
comparable celui des nobles ou même des grands bourgeois dans autres
sociétés européennes leur domination étant confinée aux limites de leur ethnie
et cela uniquement grâce aux possibilités action et de pouvoir concédées par
un maître étranger Et malgré leur position dominante les négociants obtien
nent pas le contrôle de la terre ce qui laisse le chemin libre affranchissement
de fait des paysans

Bourgeois et notables

Qui dit négociants dit bourgeois est en tout cas une convention socio-
logique que on peut encore accepter dans son abstraction Or le bourg
médiéval de Europe centrale et occidentale jamais existé en Grèce le petit
village grec est pas non plus comparable au village médiéval européen après
la conquête ottomane évolution historique des bourgeois grecs diffère de
celle de leurs homologues européens encore plus que par le passé Malgré ces
qualifications nous aurons besoin de ce terme en absence un autre aussi
concis mais plus précis Pour ne pas enliser inutilement dans le problème du
réductionnisme inhérent tout terme sommaire et toute définition disons
tout simplement que la classe bourgeoise grecque se structure et fonctionne
différemment de son homologue occidentale Nous allons essayer de décrire
quelques-unes des structures et des fonctions particulières de cette classe
depuis époque ottomane afin de démontrer ses relations avec les paysans et la
terre
Un trait caractéristique de ces bourgeois entre guillemets pour une der
nière fois) est la multiplicité des rôles ils assument ils exercent dès le
xvie siècle le rôle de prêteur argent parallèlement celui de marchand ou
artisan très tôt ils deviennent proestoi membres des conseils des communes
ils assumeront successivement surtout partir du xvne siècle les rôles supplé
mentaires de percepteurs impôts de bénéficiaires de monopoles tat et
plus tard encore après le xvn siècle de possesseurs de terres Parmi les rôles
mentionnés certains sont économiques autres plutôt politiques or ils sont
tous intimement liés entre eux et une seule personne peut assumer plusieurs ou
parfois même toutes ces fonctions
première vue ces conditions ne sont pas propres au cas ottoman et balka
nique la multitude des rôles ainsi que imbrication de fonctions économiques
et politiques se rencontrent également dans plusieurs sociétés européennes pen
dant la période préindustrielle Dans le cas de la Grèce néanmoins ce système
multifonctionnel de rôles des causes et des conséquences différentes
Commen ons par les différences origine Dans plusieurs pays européens
le renforcement du pouvoir central entre le xve et le xvn siècle vient renforcer
aussi les classes bourgeoises par la ferme des impôts les fournitures de guerre
attribution de privilèges commerciaux et de postes politiques Si ce processus
favorise un nombre de parvenus toujours croissant il favorise aussi et surtout

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DERTILIS LA TERRE ET LE POUVOIR EN GR CE

une classe bourgeoise active riche et légitimée depuis longtemps classe


laquelle ces parvenus viennent simplement ajouter Ce est pas le cas dans
empire ottoman La conquête des Balkans au xve siècle remet en question
ensemble de ancienne structure sociale la bourgeoisie indigène comprise
Désormais les activités des marchands dépendent de la tolérance du maître
ottoman Ainsi le pouvoir central dans Empire ottoman est le créateur une
classe presque nouvelle où incertitude économique et sociale et la fai
blesse relative de cette classe en Grèce Par ailleurs entre le xv et le xvine
siècle ces activités sont non seulement favorisées par tat mais en grande
partie financées par la ferme des impôts les fournitures des armées et les
affaires privilégiées
Quelques-uns des négociants et des artisans chrétiens augmentent leur pou
voir économique quand ils obtiennent de tat une partie du pouvoir politique
en se pla ant la tête des unités administratives que sont les Communes Les
éléments autonomie et autogestion particuliers au système administratif
ottoman renforcent ce pouvoir local Or il agit toujours un pouvoir local
Certes les notables chrétiens de Empire jouissent une indépendance admi
nistrative peu commune en Occident Or il agit toujours une indépendance
conditionnée par infériorité politique des notables infidèles
est omnipotence de Empire au temps de sa splendeur qui donne nais
sance au pouvoir de cette couche particulière de la classe bourgeoise celle des
notables est la faiblesse de Empire qui nourrira encore ce pouvoir
époque du déclin Le processus est inverse de celui qui observe dans plu
sieurs pays européens sous Ancien Régime et pendant la période du dévelop
pement de tat moderne En Occident les notables obtiennent un tat sou
vent de plus en plus fort une partie du pouvoir central comme alliés subalternes
ou simplement comme serviteurs locaux En revanche dans le cas ottoman
entre le xvne et le xixe siècle ce processus se fait au détriment un tat en
déclin les notables locaux musulmans mais également chrétiens arrachent de
nouveaux pouvoirs par la violence par intrigue et la corruption ou par la
force irrésistible de argent Mais la position des bourgeois grecs tout en se
renfor ant face au pouvoir un tat en déclin reste incertaine peut-être même
cause de ce déclin insécurisant Tandis que dans le reste de Europe la posi
tion des bourgeois même subalterne envers la noblesse et la couronne est en
fait renforcée par leur alliance avec le pouvoir un tat de plus en plus fort
La multitude des rôles des négociants et imbrication des fonctions écono
miques et politiques donc dans le cas de Empire des origines tout fait par
ticulières Néanmoins si ces différences origine sont facilement tracées les
divergences effet dans la structure et le fonctionnement de la classe mar
chande sont plus complexes

Réseaux de commerce hiérarchies sociales

Résumons emblée ces structures et ces fonctions Les marchands organi


sent en réseaux ethniques assurant le partage des marchés et la circulation des
informations des marchandises et du crédit Flexibles et dynamiques ces
réseaux relient entre eux des marchés superposés aux traits plus ou moins oli-

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LES CONOMIES DE LA RIPH RIE

gopolistiques et lient les provinces les plus reculées aux villes internationales de
Empire et de Occident Ils se ramifient dans espace géographique écono
mique et social allant de la ville la campagne du négociant urbain épicier
du petit village du financier cosmopolite usurier villageois De forme quasi
pyramidale ces structures sont fortement hiérarchisées
Un tel système se rencontre également dans plusieurs sociétés européennes
pendant la période préindustrielle Or le système grec présente certaines parti
cularités Tout abord il se met en place et se développe au sein un Empire
multinational et multireligieux sur la base une ségrégation suivant la religion
et le statut de reaya de sujet infidèle du Sultan La hiérarchie au sein de la
société ethno-religieuse grecque est donc assujettie une hiérarchie extérieure et
inaccessible Afin de se préserver dans cet environnement dominateur sinon
hostile la hiérarchie de la société grecque doit se doter de tout ce qui peut ren
forcer ses défenses extérieures Sa stratification souple lui permet de promou
voir esprit de corps la communication les échanges les affaires la collabora
tion les associations la clientèle les amitiés les mariages bref tout ce qui pré
serve et renouvelle sa vigueur par la mobilité sociale
Il agit une mobilité qui baisse les barrières au sein de cette classe entre
le grand et le petit bourgeois entre le cosmopolite et le provincial entre le
notable et le colporteur mobilité pas uniquement sociale mais également géo
graphique et fonctionnelle est ce qui explique la similitude des compor
tements et des fonctions tous les échelons de la hiérarchie Les multiples rôles
assumés par les négociants des villes sont souvent joués aussi par les petits com
mer ants de village seules changent la valeur et envergure géographiques
des transactions est ce qui facilite la connaissance des réalités du village de
la production et de la vie paysanne et conduit la négociation et au com
promis entre marchands et cultivateurs
Prenons exemple un marchand de village qui serait en même temps bou
tiquier prêteur argent et percepteur impôts Il peut alors très bien capita
liser dans un seul prêt accordé au même paysan des montants provenant de
toutes ses activités impôts percevoir prélèvements pour la semence prélève
ment sur la valeur de la prochaine récolte achetée avance ventes crédit sa
boutique Cette multitude de fonctions que le marchand local assume lui
permet de connaître tous les problèmes de la production et des producteurs
paysans et sa liaison étroite avec les plus hauts échelons du réseau par la
mobilité et la souplesse de la hiérarchie lui permet de transmettre ces informa
tions des confrères plus importants et de partager avec eux quelques-unes des
responsabilités des risques des coûts essuyés au cours un compromis quel
conque renouvellement de dettes amélioration des prix achat allégement
des impôts Ainsi conditions peu communes en Occident la mobilité sociale et
les communications intenses au sein de la classe marchande grecque la gamme
étendue de ses fonctions et envergure géographique de ses réseaux tous syn
dromes de son insécurité face au maître ottoman lui confèrent une capacité
extraordinaire de communication de compromis et adaptation sociale
Envergure géographique aux xvn et xixe siècles le renforcement des
échanges de Empire avec Occident confère des dimensions internationales
aux activités de négoce et de marine marchande Dès lors la dispersion géogra
phique des entrepreneurs grecs devient une nécessité Ceux qui franchissent un

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DERTILIS LA TERRE ET LE POUVOIR EN GR CE

certain niveau de richesse et dont les affaires dépassent les horizons locaux
sont forcés émigrer de par leur succès même devenant des négociants inter
nationaux Au début ce sont des membres de la famille qui émigrent pour éta
blir des succursales ou renforcer les réseaux existants Parfois est le chef de la
famille qui émigré vers le nouveau centre des affaires Le plus souvent est
une des succursales qui devient le centre des affaires après une ou deux généra
tions entraînant ainsi emigration définitive des familles entières
Les grands négociants de la diaspora constituent échelon supérieur du
réseau Cet échelon représente une partie importante du modèle décrit une
sorte de plaque tournante reliant au-dessus des frontières les réseaux locaux et
régionaux au réseau international les marchés nationaux économie euro
péenne Ce mécanisme international lie aussi entre eux les divers étages du
capitalisme et distribue aux divers échelons les bénéfices de chacune de ses fonc
tions La perméabilité des frontières favorise encore plus le rôle du crédit et de
argent étend la gamme des fonctions marchandes renforce encore la mobilité
sociale au sein de cette classe sa flexibilité et sa capacité adaptation
Dans ce cas aussi il agit une particularité aucune autre nation euro
péenne engendré une diaspora de ce type et une telle importance Or la
puissance de la diaspora hellénique se manifeste plutôt tardivement au xvine
siècle et exerce principalement en dehors de la péninsule hellénique En
revanche celle des marchands locaux exception de quelques grands nota
bles reste relativement restreinte malgré leur position de classe dominante au
sein de ethnie grecque et malgré la puissance nouvelle de la diaspora

Le crédit

Une constatation est maintenant possible tous les échelons un des mul
tiples rôles du marchand paraît prédominant celui de prêteur argent Paral
lèlement aux privilèges obtenus du fisc ottoman ce sont la possession de
argent et la maîtrise du crédit qui font la force des négociants grecs plus que
les rapports commerciaux ou fonciers est-à-dire plus que les rapports qui
font la force de la bourgeoisie ou de la noblesse en Europe centrale ou occi
dentale
Les rapports de crédit comportent naturellement un potentiel accumula
tion Dans le cas de crédit agricole il est courant un prêt en se renouvelant
infini ne soit jamais remboursé dans sa totalité Une solution classique une
telle situation aurait consisté pour les prêteurs argent prendre possession
des terres de leurs débiteurs Or ils ne le font que très rarement Souvent le
pouvoir central et la justice protègent les paysans source réelle des revenus fis
caux Par ailleurs pour avoir intérêt acquérir ces terrains les prêteurs
argent auraient dû être capables de les cultiver ce qui est rarement le cas Au
contraire même pour cultiver les terres ils occupent déjà titre personnel
ils sont le plus souvent obligés de recourir embauche de travailleurs saison
niers et surtout au métayage Ceci est ailleurs normal pour des terres consa
crées aux cultures intensives prévalantes en Méditerranée étant donné que ces
terres sont presque toujours situées dans des provinces faiblement peuplées et
pauvres en main-d uvre Ainsi effet important des conditions géophysiques

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LES CONOMIES DE LA RIPH RIE

et démographiques il pas en Grèce concentration de terres par le biais


du sur-endettement des paysans
Sous ces conditions le rapport de crédit devient souvent une rente perma
nente pour le prêteur argent et une dette héréditaire pour la famille
paysanne Dès lors le prêteur argent est obligé de ménager ses débiteurs
pour être assuré de sa rente Aux rapports économiques ajoutent ainsi des
relations sociales et familiales Ce processus qui est un des fondements du
clientélisme en Grèce contribue aussi élaboration du compromis Une telle
structure de la société rurale oblige ces deux protagonistes paysans et bour
geois partager les ressources économiques par la négociation plutôt que par
la lutte

Les élites et la terre

Malgré interdiction formelle de la pleine propriété le droit islamique


miné par la pratique quotidienne les besoins de économie et les exigences des
échanges extérieurs ne pouvait complètement empêcher tout accès la
richesse foncière Au xvine et surtout au xixe siècle plusieurs négociants et
notables chrétiens arrivent contrôler de grands espaces terriens les iftlik
Mais cela ne justifie ni leur identification avec les grands propriétaires des
autres pays européens ni leur classification comme nouvelle noblesse
erreurs pourtant communes dans historiographie de la Grèce moderne Les
différences de fait avec la noblesse terrienne en Occident demeurent substan
tielles
état de la recherche ne permet pas encore de rendre compte de la struc
ture et du fonctionnement du iftlik Il semble néanmoins que les terres ainsi
contrôlées sont dispersées en plusieurs unités dont les plus grandes ne dépas
sent pas une superficie de quelques centaines hectares Par ailleurs le iftlik
en tant que forme légale est un ensemble de droits dont quelques-uns seu
lement concernent des rapports strictement fonciers Et ces derniers ne sont
jamais identiques la propriété au sens occidental du terme Ainsi les négo
ciants et les notables chrétiens restent toujours de simples possesseurs de
terres de jure sinon defacto Ils restent aussi des infidèles sujets de deuxième
ordre un maître étranger constituant une classe de possesseurs de terres peu
nombreux et sans passé historique dépourvus une longue tradition ne pos
sédant une fraction de la légitimité de autorité et du pouvoir politique
dont jouissent depuis des siècles les noblesses traditionnelles de Occident
La force des notables grecs appuie sur le pouvoir délégué du fisc ottoman ou
sur la réalité flexible de argent non pas sur les rapports institutionnalisés
qui solidement ancrés dans la terre font la force des aristocraties terriennes
de Europe centrale ou occidentale de la Prusse par exemple ou de
Espagne Ainsi malgré la position dominante ils arrivent assez tôt
occuper au sein de leur ethnie et malgré leurs acquisitions foncières plus
récentes les négociants ne pourront pas empêcher la lente progression de la
petite unité familiale de production et finalement la conquête de la terre par
les paysans

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DERTILIS LA TERRE ET LE POUVOIR EN GR CE

Le régime foncier dans la Grèce indépendante

Avec avènement de indépendance en 1830 une nouvelle donne devient


possible Tout abord le système foncier subit trois changements majeurs Le
droit occidental remplace le droit islamique Les notables et les paysans devien
nent propriétaires des terres ils possédaient alors légalement mais pas
de celles ils détenaient comme simples occupants Et tat grec devient
propriétaire des terres possédées alors par les Ottomans connues désor
mais comme terres nationales Les ambiguïtés autour de leur sort la
première réforme agraire de 1871 marqueront adolescence du nouvel Etat
Nouvelle donne dans ces conditions la base de la structure sociale post
révolutionnaire est pas la consécration des notables en tant que grands pro
priétaires comme le veut une interprétation simpliste et courante de histoire
hellénique est inverse ambiguïté du système foncier qui permet une
part aux notables et aux négociants de sauvegarder leur emprise sur le crédit
donc sur la production agricole autre part aux paysans imposer la petite
propriété familiale abord sur les terres nationales ensuite sur ensemble du
pays
ambiguïté du système foncier provient des tergiversations de Etat sur le
sort des terres nationales en 1871 tat ne décide ni de leur distribution
aux agriculteurs ni de leur vente des notables et des marchands absence
de propriété privée sur ces terres qui représentent le tiers environ des espaces
cultivés empêche le fonctionnement de hypothèque et par conséquent un
système de crédit agricole bancaire ambiguïté du système permet ainsi aux
négociants de garder leur contrôle sur le crédit agricole Mais en empêchant en
même temps la formation et la consolidation de grandes propriétés elle per
mettra aussi aux paysans obtenir finalement en 1871 les terres nationales
Domination des négociants sur le crédit consécration de la petite propriété
paysanne Graduellement instituées entre 1830 et 1871 ces conditions résument
une part une tendance vers le compromis et le partage entre les couches
sociales impliquées dans ce conflit et autre part une politique de tat qui
protège les agriculteurs politique qui est la base de la réforme agraire après
avoir cédé aux paysans les terres nationales en 1871 tat leur attribuera les
grandes propriétés privées en 1924

La première phase de la réforme la loi de 1871

La réforme de 1871 qui distribue les terres nationales aux paysans est pas
aussi favorable aux notables et aux négociants qui aspirent devenir des pro
priétaires La loi impose une limite maximale la propriété nationale un
seul propriétaire peut acheter Certes les négociants et les notables peuvent
assez facilement contourner cette restriction et ils le font en fait en achetant
des terres par le biais de fausses déclarations ou au nom hommes de paille
ou tout simplement par paysans interposés Mais malgré ces efforts ils ne sup
plantent pas la petite propriété ni encore moins la petite exploitation familiale
Même dans le Péloponnèse dans les régions viticoles et durant essor du

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LES CONOMIES DE LA RIPH RIE

vignoble dans des conditions donc alléchantes pour des placements capita
listes les marchands arrivent concentrer que 54 des terres nationales
Déjà ce pourcentage indique un certain partage assez égal des nouvelles pro
priétés Or même ce pourcentage équilibré peut induire en erreur Car les négo
ciants cèdent immédiatement les terres acquises aux cultivateurs par des
accords emphytéose Par ces accords les négociants financent en tant que
commettants la plantation et promettent aux cultivateurs la moitié des terres
ils arriveront planter en échange de leur travail unique mais chère
contribution des paysans dans cette affaire En réalité donc même dans ces
régions exceptionnelles du Péloponnèse les négociants obtiennent finalement
par achat un quart des terres nationales la moitié de ces 54
Malgré intérêt des marchands les bas prix de vente des terres nationales
les taux intérêt raisonnables et les longs délais de paiement il pas de
ruée sur les terres de la part des paysans comme on pourrait attendre Le
rythme de la demande des achats enregistrés la Cour des comptes est lent
les propositions achats se font encore en grand nombre dix trente ans après
la loi dans les années 1880 et 1890 et elles traînent au début du
xxe siècle est comme si tout le monde prenait son temps prenant aussi soin
de bien examiner les diverses possibilités de marchander les souscriptions offi
cielles achat donc les acquisitions finales et ensuite de les négocier et de bien
partager les champs acquis Par ailleurs les paysans achètent un
minimum de terrains ceux qui les intéressent comme base du ménage et tout
simplement élargissent cette base par des occupations illégales et par le partage
des champs acquis par les marchands

Effets de la réforme et deuxième phase 1917-1924

Les effets de la réforme de 1871 suggèrent une conclusion générale La légis


lation nouvelle consacre la petite propriété paysanne mais elle crée aussi des
nouveaux grands propriétaires Or ces derniers sont peu nombreux et leurs
acquisitions sont dispersées et limitées quelques dizaines hectares De plus
ils ne réussissent jamais éliminer la petite exploitation familiale Au contraire
ils partagent avec les paysans une fa on ou une autre la plupart des pro
priétés acquises est le mode du partage qui varie la forme légale emphy-
téose métayage location Ce partage qui est par ailleurs une sorte de com
promis est valable pour toutes les cultures et dans toutes les régions Il est en
outre valable même pour les anciennes propriétés des notables et des négo
ciants celles qui existaient déjà pendant ère ottomane Présente sur les
grandes propriétés et partout ailleurs la petite unité familiale de production se
maintient comme mode exploitation dominant presque exclusif Les grands
propriétaires anciens et nouveaux imposent pas le mode exploitation
directe par usage de main-d uvre salariée La question est de savoir ils ne le
peuvent pas ou bien ils ne le veulent pas
première vue comparée la paysannerie obstinée et vigoureuse retran
chée dans la famille et la petite propriété la couche des nouveaux grands pro
priétaires paraît presque moribonde dès son origine Pour faire face la crise
du vignoble la fin du siècle par exemple les familles paysannes se replient

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DERTILIS LA TERRE ET LE POUVOIR EN GR CE

tout simplement sur les réserves habituelles de autoconsommation de


autarcie du travail saisonnier de émigration sélective un de leurs enfants
mais elles ne adonnent pas en masse la recherche du travail salarié et aban
donnent pas non plus leurs terres sauf dans les régions de vignobles pro
ductivité réduite Malgré la crise il aura ni chute verticale des salaires ni
concentration de propriétés rurales ni extension du système exploitation
directe employant une main-d uvre salariée un autre côté la crise du
vignoble ne conduit les grands propriétaires ni la restructuration systématique
des cultures ni organisation de grandes unités capitalistes les contraintes
physiques imposées par le climat par la qualité du sol et par les cultures tradi
tionnelles sont toujours présentes et les contraintes démographiques continuent
de limiter le marché du travail
Ces contraintes pouvaient-elles être levées Par innovation technique ou
par la restructuration des cultures par exemple par utilisation de main-
uvre importée ou migratoire ou encore par une meilleure organisation et
par la mécanisation du travail les grands propriétaires pourraient éventuelle
ment dépasser long terme les contraintes physiques et les goulots étrangle
ment ils les dépasseraient donc par leurs initiatives entrepreneurs et par
innovation technologique entraînant une amélioration classique de la produc
tivité Or les grands propriétaires ne prennent aucune initiative Ce qui importe
est ce ils ont fait rationnellement ou pas Nous avons déjà mentionné que
emphytéose la location et le métayage révèlent un partage des terres et une
sorte de compromis entre les grands propriétaires et les cultivateurs Il agit
plutôt une adaptation mutuelle de ces deux classes et de leur adaptation
commune aux conditions environnantes Flexibles et adaptables les proprié
taires bourgeois choisissent la tactique de la retraite graduelle et du compromis
plutôt que celle de la confrontation avec les paysans la voie de autorestriction
dans les activités familières du négoce et du crédit plutôt que du développement
de exploitation capitaliste de la terre
Formées durant la première phase de la réforme ces conditions présagent
de la deuxième phase celle de 1917-1924 Les acquisitions foncières des nota
bles et des négociants avèrent non seulement restreintes mais également éphé
mères elles disparaîtront définitivement en 1924 Les nouvelles grandes pro
priétés du Péloponnèse seront expropriées avec celles plus anciennes qui exis
taient déjà sous la domination ottomane surtout en Grèce centrale Ce sera
aussi le sort des grandes propriétés de Thessalie et pire celles que des nota
bles locaux possédaient de longue date ou celles que des entrepreneurs de la
diaspora et du Levant ont achetées vers 1880 avec annexion de ces territoires
la Grèce

Grande propriété et exploitation capitaliste

Malgré les difficultés des grands propriétaires plusieurs efforts ont été
entrepris afin établir en Grèce des grandes exploitations capitalistes surtout
vers la fin du xixe siècle Aucun de ces efforts ne fut un succès Parmi ces cas il
convient de mentionner brièvement celui exemplaire de la société anglaise du
lac Copais Exemplaire car cette expérience capitaliste dans la Grèce des petits

283
LES CONOMIES DE LA RIPH RIE

propriétaires expérience manquee démontre clairement les résistances que


rencontre tout effort privé pour établir la grande propriété et toute politique
tat défavorable la petite exploitation familiale et aux intérêts des paysans
Il agit une société qui par accord privilégié avec tat entreprend
assèchement et exploitation du lac Copais situé en Grèce centrale Les gou
vernements de époque veulent créer sur place une unité agricole pilote qui
introduirait une technologie moderne et de nouvelles méthodes exploita
tion une grande entreprise se fondant essentiellement sur le travail salarié
Dès le début la politique de tat est très favorable cette société étrangère Et
de fait tat saura protéger initialement le lac des revendications paysannes
Malgré sa classification comme terre nationale le lac asséché sera exempté
des deux réformes agraires en 1871 et en 1924 afin il reste sous le contrôle
de la société
Néanmoins pendant toute cette période les cultivateurs résistent aux initia
tives et innovations proposées par la société Exigeant la distribution des
champs leurs familles ils résistent la reconversion des cultures que la société
essaie de leur imposer Ils évitent autant que possible leur intégration au sys
tème exploitation par travail salarié qui est finalement imposé après
plus un demi-siècle en 1930 et cela pour une partie des terres et pour une
période très brève Car les paysans continuent se mobiliser ce que leur
but soit atteint en 1953 toutes les propriétés de la société leur seront finale
ment distribuées
Ainsi durant presque un siècle deux systèmes exploitation opposent
au Copais celui de la petite exploitation familiale et celui de exploitation
directe pour le compte une société capitaliste aide une main-d uvre
salariée Mais tandis que le premier système traditionnel est bien défendu
par les populations rurales pendant soixante ans le second moderne et capi
taliste ne sera imposé que tardivement partiellement et temporairement
pour écrouler vingt ans après entraînant dans sa chute la société anglaise
exploitation

Interpréter la réforme agraire la nature les paysans les marchés

La réforme fut ici examinée du côté des acteurs sociaux qui inté
ressaient paysans et capitalistes Regardons-la maintenant du côté des mar
chés
Interpréter la commercialisation de agriculture en Grèce demeure une
question encore ouverte Les interprétations prévalantes et plus ou moins som
maires la veulent forcée par avidité du fisc et des usuriers ou par infiltration
du marchand conquérant et omnipotent dans le monde rural De ce côté-là
nous avons déjà donné une interprétation plus nuancée Une autre interpréta
tion courante explique la commercialisation de agriculture par les lois impla
cables des marchés sans dire beaucoup plus sur cet automatisme plutôt mysté
rieux Or les lois concernent les hommes il convient donc examiner comment
les hommes ont fa onné les marchés comment ils les ont contournés comment
ils sont adaptés Nous avons déjà constaté que les paysans adaptent bien
aux conditions des marchés en améliorant sensiblement leur sort surtout pen-

284
DERTILIS LA TERRE ET LE POUVOIR EN GR CE

dant le xixe et le xxe siècle Cette adaptabilité est fondée sur des conditions phy
siques économiques et sociales de durée plus longue il convient maintenant
examiner
Prenons tout abord adaptation des paysans aux conditions des cultures
et des marchés céréaliers Parmi les petits propriétaires la monoculture de
céréales est très rare Dans la plupart des cas il agit une des multiples acti
vités habituelles Quant la production totale elle est suffisante pour les
besoins de la population dans les plaines de la Grèce centrale de la Thessalie et
de la Grèce du Nord ainsi que dans quelques enclaves de production céréalière
dans le reste du pays Partout ailleurs la production suffit juste pour quelques
mois de consommation
Or ces constatations ne concernent que des moyennes Les ménages ruraux
plus ou moins riches produisent plus que la moyenne et apportent au marché
leurs excédents En outre une part importante de la production échappe aussi
bien au fisc aux analyses des historiens quantitatives ou pas Il agit de
excédent que les paysans moins pauvres choisissent offrir aux ménages avoi-
sinants qui deviennent des clients dès ils ont consommé leur propre produc
tion Le cas est fréquent La vente aux voisins et surtout le troc peuvent se faire
un prix supérieur au prix offert par le marchand ou en échange une contre-
valeur analogue autre avantage de ce système est de permettre au ménage
échapper totalement impôt
Autoconsommation troc avec les voisins évasion fiscale ces débouchés
offerts au petit producteur démontrent bien son adaptabilité Pour sa culture
céréalière il utilise les bras sous-employés de sa famille et des terres inappro
priées pour ses autres activités et qui parfois ne lui appartiennent même pas Il
agit donc de facteurs de production utilisés gratuitement Ces conditions
expliquent pourquoi le producteur persiste cultiver des produits céréaliers qui
paraissent déficitaires historien La notion même de déficit ne
concerne que les produits apportés aux marchés Et les petits producteurs
apportent aux marchés que les excédents de leur production quand il en reste
après autoconsommation et le troc Seuls les moyens et les grands proprié
taires restent régulièrement actifs sur les marchés
Ces remarques sont en partie valables également pour la production de
huile olive La partie de cette production qui est autoconsommée et celle
échangée sous forme de troc apportent aussi au ménage un supplément nutritif
important Par ailleurs plusieurs ménages pratiquent les deux cultures la fois
céréales et oliviers ne serait-ce une échelle minimale Ensemble ces pro
duits complémentaires assurent au ménage une base calorique très importante
pour sa subsistance
Sur les îles et dans hinterland de la péninsule le ménage typique appuie
surtout sur ces deux cultures et quelques activités supplémentaires de produc
tion autarcique élevage rudimentaire compris Pour les régions moins pau
vres ces cultures coexistent au sein du même ménage avec celles un produit
hautement commercialisé raisin sec tabac maïs figues agrumes
Les analogies entre autosuffisance et production commerciale ainsi que la
proportion entre les diverses cultures un même ménage fluctuent avec la
conjoncture long terme il parfois des changements permanents de ces
analogies changements qui atténuent les pointes et corrigent les perturbations

285
LES CONOMIES DE LA RIPH RIE

répétées de la conjoncture Quand les marchés offrent de nouvelles possibilités


les cultivateurs répondent abord par intensification du travail et la restric
tion de autoconsommation ensuite par la diminution de la polyactivité et
finalement par la reconversion une partie de leurs cultures Dans ces condi
tions extrêmes comme par exemple celles créées par essor du raisin sec entre
1866 et 1872 les cultures destinées autoconsommation se réduisent
disparition le raisin sec devient alors pour quelques familles bien dotées en
vignobles une monoculture Toutefois dans une durée plus longue et après une
crise sur les marchés internationaux une telle tendance peut se renverser au
moins en partie Dans de tels cas plusieurs ménages ruraux réduisent de nou
veau la partie que les cultures commercialisées occupent parmi leurs activités
multiples adaptant ainsi aux conditions nouvelles Finalement dans une
durée encore plus longue une culture commerciale est parfois abandonnée et
remplacée par une autre est ce qui se passe suivant une transformation struc
turelle un secteur par exemple la réduction de la demande des fruits secs
après application des technologies de la conservation et de la réfrigération
Cette stratégie tous azimuts concerne toutes les cultures aussi bien celles de
pointe comme le vignoble le tabac les primeurs que celles courbe de
demande moins irrégulière oliviers maïs figuiers agrumes
Les cas du raisin et du tabac sont exemplaires et parallèles on pourrait dire
que le tabac est pour la Grèce centrale et septentrionale ce que la vigne est pour
la Grèce du Sud Au xixe siècle de nouvelles conditions apparaissent sur le
marché du raisin sec ce sont tout abord entre 1830 et 1860 augmentation
de la demande britannique puis la destruction des vignobles des autres pays
méridionaux par le phylloxéra des années 1860 En Grèce du Sud les paysans
adaptent ces conditions nouvelles en se tournant massivement vers le
vignoble Au xxe siècle et en 1940 quand les paysans des régions de la
Grèce centrale et septentrionale se tournent vers le tabac ils répètent le compor
tement de leur collègues du sud pendant la montée du raisin sec Dans après-
guerre quand les paysans de toutes les régions fertiles du pays se tournent vers
arboriculture les agrumes et les primeurs exportables est encore une répéti
tion La stratégie décrite est donc restreinte ni un seul produit ni une
région étroite ni une conjoncture temporelle est une stratégie de longue
durée qui se pratique partout et qui vise tous les produits commercialisables le
comportement économique un ménage paysan qui démontre clairement sa
flexibilité un vrai modèle adaptation
Outre la polyactivité le travail saisonnier et organisation flexible de la pro
duction un facteur supplémentaire de flexibilité réside dans la tendance des
paysans émigration émigration permanente paraît avoir deux fonctions
adaptatrices une part en ce qui concerne le niveau de la population rurale
elle fonctionne comme soupape de sécurité soulageant le système de ses excé
dents démographiques le système dans son ensemble donc la société rurale
ou bien ses cellules de base les familles agricoles autre part en ce qui
concerne le niveau de vie de ces populations émigration atténue les effets des
fortes fluctuations conjoncturelles des prix et des revenus ruraux problème
principal des cultures hautement et intensément commercialisées Les deux
fonctions jouent ensemble dans le cas des grands courants emigration dans
histoire de la Grèce moderne Le premier est émigration surtout transatlan-

286
DERTILIS LA TERRE ET LE POUVOIR EN GR CE

tique de 1893-1921 Ce courant semble suivre la forte progression démogra


phique du xixe siècle il est en partie alimenté par les paysans les plus pauvres
du Péloponnèse et des îles Ioniennes fuyant la longue crise du vignoble et le
déficit céréalier chronique Le second courant emigration se situe entre 1955
et 1970 Ce courant semble consécutif au gonflement de la population de la
Grèce septentrionale entre 1922 et 1970 dû au peuplement de cette région par les
réfugiés de Entre-deux-guerres et la forte progression démographique
durant cette période autre part ce courant est alimenté en partie par les
paysans de Macédoine et de Thrace dont plusieurs fuient la crise du tabac en
emigrant vers Allemagne de Ouest crise causée ironiquement par la
diminution des exportations du tabac vers Allemagne
Revenons maintenant du côté des négociants et rappelons ils évitent
achat de grandes propriétés et exploitation par travail salarié Rappelons
aussi les raisons de leur choix Tout abord il le coût élevé du travail
salarié Et aucun salaire offrirait jamais au paysan une motivation compa
rable aux bénéfices potentiels de la location ou du métayage autre part le
négoce et le crédit permettent aux négociants un contrôle assez serré de la pro
duction agricole même ils exercent aucun contrôle sur la terre Et le béné
fice supplémentaire un négociant pourrait raisonnablement attendre du
contrôle direct et absolu de la production ne justifierait pas le risque accru
une telle entreprise Par ailleurs les hauts rendements des cultures commer
ciales et les prix souvent élevés incitent les agriculteurs une certaine indiffé
rence envers le coût du crédit Ces raisons expliquent pourquoi les marchands
ont abandonné ambition accaparer la totalité des revenus de la production
agricole par investissement direct dans la grande propriété Mais bien que ces
raisons paraissent évidentes posteriori le fait que les marchands les aient
adoptées temps est un signe de grande flexibilité Ainsi leur capacité adap
tation vient associer celle des paysans dans le processus de commercialisa
tion accélérée de agriculture
Le système qui en résulte permet donc sans un réel partage des terres une
sorte de répartition des revenus de agriculture entre marchands et paysans Du
point de vue des participants individuels il agit souvent mais pas toujours
une association léonine Sur le plan social il agit une adaptation
mutuelle de deux classes opposées mais complémentaires qui conduit au
mariage difficile entre deux systèmes le capitalisme marchand et la petite
exploitation familiale de la terre économie et la société grecque moderne
sont les hybrides nés de ce mariage

Gulliver en Liliput

Reste la question du rôle des étrangers du capital étranger dominateur de


impérialisme économique censé être en vigueur époque La réponse existe
déjà implicitement dans analyse qui précède ce qui autorise une conclusion
rapide et quelque peu insolite
Nul doute que élément étranger participe aux bénéfices commerciaux Au
sommet de la pyramide hiérarchique du négoce et du crédit se situent juste
ment les négociants internationaux et limitrophes des Grecs de la diaspora

287
LES CONOMIES DE LA RIPH RIE

bien sûr mais aussi des Anglais pour le raisin sec des Allemands et des Améri
cains pour le tabac Il même dans quelques rares cas des négociants étran
gers qui investissent dans la terre surtout dans le Péloponnèse au xixe siècle
et encore dans des sociétés par actions qui deviennent propriétaires de
vignobles Mais ces investissements aussi sont axés sur le système de métayage
On peut ainsi conclure en citant non pas un historien mais un romancier du
début du xxe siècle Forster auteur du Passage to India qui connaissait
bien la Grèce Voici extrait de son roman End publié en 1906 un
dialogue entre le héros grand bourgeois anglais typique de la fin du xxe siècle
et sa fiancée femme victorienne déjà un peu rebelle

What did you talk about she asked him Me presumably


About Greece too He said... was telling him have shares in cur
rant farm near Calamata
What delightful thing to have shares in we go there for our
honeymoon
To do what
To eat the currants

Se dessinent deux interprétations possibles de ce passage


Outre le style évoquant merveilleusement le réalisme matérialiste et noncha
lant de la grande-bourgeoisie victorienne le dialogue esquisserait un certain
Passage to Greece incité par les vestiges de idéologie romantique et par
esprit impérialiste de époque Le dialogue refléterait tout aussi clairement le
côté utilitaire de ces idées conduisant au maintien tout prix un pouvoir éco
nomique dans le cas du héros forsterien la prédominance dans le réseau du
négoce doit se perpétuer si besoin est même par implantation locale par
achat un vignoble ici comme partout et toujours trade follows its own
flag
Or il existe une interprétation plus simple Le passage évoquerait tout sim
plement ironie mordante de insignifiant investissement des entrepreneurs
étrangers en Grèce est finalement une tranche négligeable de leur porte
feuille dès lors at worst they might just have to eat the currants

Sur les questions de économie paysanne de occupation de la terre et de la


structure sociale le cas de la Grèce moderne situé la limite entre les pays bal
kaniques et méditerranéens de Europe semble constituer un modèle dont les
traits essentiels seraient les suivants
les conditions physiques ne permettent intensification de la production
que dans le cadre une petite exploitation dépendante de la surveillance quoti
dienne de la culture commerciale
ces mêmes conditions ainsi que la faible densité démographique long
terme rendent peu rentables les cultures extensives notamment les céréales et
la grande exploitation utilisant une main-d uvre salariée
Dans les deux cas la petite exploitation familiale est donc incontournable

288
DERTILIS LA TERRE ET LE POUVOIR EN GR CE

Les conditions socio-politiques de longue durée conquête ottomane élimi


nation de la noblesse byzantine institution du droit foncier islamique faiblesse
de glise et de la bourgeoisie chrétienne empêchent historiquement la forma
tion de grandes propriétés foncières privées et conduisent affranchissement
de fait des paysans
ensemble de ces conditions physiques démographiques socio-politiques
et institutionnelles forment la fin du xvn siècle une structure de occupa
tion du sol et du prélèvement du revenu agricole où la propriété terrienne et la
rente foncière jouent un rôle réduit par rapport autres formes exploita
tion de la terre possession location usufruit emphytéose par rapport au
rôle du crédit les notables et les marchands tirent leurs profits et leur pouvoir
du crédit plus que de la rente et ceci au xxe siècle par rapport au prélè
vement étatique une part importante de la production agricole
Cette structure de prélèvement du revenu agricole se maintient long terme
xix siècles une exception près la part prélevée par tat est abolie par la
voie politique indépendance nationale institution du suffrage universel
réforme fiscale) ce qui augmente le revenu partagé entre paysans et marchands
Le développement rapide des cultures commercialisées du xixe au xxe siècle
vignoble tabac coton agrumes arboricultures primeurs) réduit autosub-
sistance un rôle marginal pour un grand nombre de familles paysannes il
augmente les besoins de financement de agriculture et renforce le rôle tradi
tionnellement important du crédit comme source de revenus il augmente aussi
le potentiel autofinancement des petites unités familiales il se fait donc dans
des conditions relativement équilibrées ce qui reproduit le schéma tradi
tionnel marchands et paysans partagent les revenus sans partager les terres
Les revenus des cultures commerciales méditerranéennes même ils sont
assez élevés par rapport aux revenus moyens des paysans sont bas en chiffres
absolus et par rapport aux taux de bénéfice du crédit et du commerce local et
international Ce fait et le mouvement plutôt aléatoire de offre et des prix
incitent pas investissement massif de capitaux indigènes et surtout interna
tionaux Tout en réduisant les investissements directs de capitaux étrangers
cette situation exclut aussi une transformation technologique des cultures qui
seule pourrait surmonter les contraintes physiques et démographiques de la pro
ductivité
Georges DERTLIS
Université Athènes

NOTE BIBLIOGRAPHIQUE

Des bibliographies détaillées sur le sujet sont citées dans autres ouvrages publiés par auteur
ou avec sa participation ouvrage collectif sous la direction de DERTILIS Banquiers usuriers
et paysans Réseaux de crédit et stratégies du capital en Grèce 1780-1930) Paris ditions La
Découverte-Fondation des Treilles 1988 du même auteur From Tithe to Income-tax Greece
1830-1940 communication au colloque des Treilles septembre 1987 voir également les commu
nications de Al FRANGHIADIS Evi KAROUZOU MELIOS Ev PRONZAS et DERTILIS au col
loque de Murcie octobre 1989 publiées en espagnol aux Areas 12/1990

289
LES CONOMIES DE LA RIPH RIE

La liste suivante contient des titres disponibles en fran ais ou en anglais et des ouvrages qui ont
été particulièrement utiles pour ce travail
auteur remercie vivement Maurice Aymard pour ses suggestions et commentaires

ACTES du lie Colloque International Histoire conomies méditerranéennes équi


libres et intercommunications XI e-XXe siècles vols Athènes 1983) Centre
National de Recherches 1986
AYMARD M. Autoconsommation et marchés Chayanov Labrousse ou Le Roy
Ladurie Annales ESC no 1983
BEREND et RANKI G. Economic development in East-Central Europe in the nine
teenth and twentieth centuries New York-Londres Columbia University Press 1974
BRAUDE et LEWIS eds) Christians and Jews in the Ottoman Empire thefunction-
ning of plural society New York-Londres Holmes and Meier 1982
CAMPBELL Honour family and patronage Oxford Oxford University Press
1964
HADJIIOSSIF c. La colonie grecque en Egypte 1833-1856 thèse de doctorat Paris IV
Paris cole Pratique des Hautes tudes ive section 1981
KOSTIS ê. conomie agricole et banque agraire Aspects de économie de la Grèce
entre les deux guerres 1919-1928 thèse de doctorat Paris EHESS 1985
LAMPE et JACKSON Balkan economic history 1550-1950 Bloomington
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LAW F.-.G. Report on the present economic and financial position in Greece
Londres Foreign Office Consular Reports Annual Series 1169 1893
MALEFAKis E. Agrarian reform and peasant revolution in Spain origins of the civil
war Londres-New Haven Yale University Press 1974
MACGOWAN Economic life in ottoman Europe taxation trade and the struggle for
land 1600-1800 Londres-Paris Cambridge University Press/Maison des Sciences de
Homme 1981
MACGREW Land and revolution in modern Greece 1800-1871 Kent Kent State
University Press 1985
NAFF J. OWEN eds) Studies in eighteenth century islamie history Carbondale
Southern Illinois University Press 1977
OWEN R. The Middle East in the world economy 1800-1914 New York Methuen
1981
PANAYOTOPOULOS Le peuplement du Péloponnèse XIIF-XVIIF siècles thèse de
doctorat Université Paris IV 1982
PETMEZAS s. Patterns of proto-industrialisation in thé Ottoman empire Journal of
European Economie History 19/3 Winter 1990 pp 575-604
PETMEZAS s. Données quantitatives de économie agricole grecque 1830-1910 Banque
de données et analyse recherche en cours) Fondation ducation et de Recherche
de la Banque Commerciale de Grèce 1991
POSTEL-VINAY G. Endettement et production agricole exemple du vignoble languedo
cien 1870-1914 texte polycopié Paris INRA 1987
QUARTAERT Ottoman reform and agriculture in Anatolia 1876-1908 Ph thesis
Los Angeles University of California 1973
SANCHEZ-ALBORNOZ éd. The economic modernization of Spain 1830-1930 New
York New York University Press 1987
SILBERT A. Le Portugal méditerranéen la fin de Ancien Régime XVIIF-début du
XIXe siècle Paris SEVPEN 1966

290
DERTILIS LA TERRE ET LE POUVOIR EN GR CE

THOMADAKis s. Crédit et monétarisation de économie escompte et la Banque


Nationale 1860-1900 en grec) Athènes Fondation Culturelle de la Banque Natio
nale de Grèce 1981
VEINSTEIN G. Ayan de la région Izmir et le commerce du Levant deuxième
moitié du xvn siècle tudes balkaniques 12/3 1976
VERGOPOULOs ê. Le capitalisme difforme et la nouvelle question agraire exemple de
la Grèce moderne Paris Maspéro 1977
ZOGRAFOS D. Histoire de agriculture grecque en grec) vols Athènes 1880

291

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