yilles: parure monumentale, qui un pew
des arceaux et des feuillages dont Phabileté des construc-
‘ours a su concilir la naturelle aisance avec leur plan exigeant,
La nudité des habitants semble protégée par le velours herbu
parois et la frange des palmes : ils se glssent hors de leurs
XXI
BONS SAUVAGES
etre en valeur des’ ornements plus splendides : touches
‘gasses et brillantes des dents et crocs d'anima
Dans quel ordre décrire ces impressions profondes et confu-
es gui assaillent le nouvel arrivé dans un village indigene doat entitre conspirait dans une méme tendresse passionnée
{a civilisation est resge relavement intacte Cher be oor ‘es formes, les substances et les couleurs de la ve; et, pour
fag comme chez les Cadueo, dont les hameaux semblables etenir autour du corps humain sa plus riche essence, s'adres-
tn euaGSs Paysans voisins retiennent surtout Mattention par sait — entre toutes ses productions — & celles qui sont au
UF szets, de misére, la réaction initiale est cele de la lassitude plus haut point durables ou bien fugitives, mais qui, par une
Cécouragement. Devaat une société encore vivante ef ‘gurieuse rencontre, en sont les dépositaires privilégiées.
fidéle & sa tradition, le choc est si fort qu'il ; i :
5 qu'il déconcerte : dans Tout en procédant 2 notre installation dans Tanle d'une
cet échevean aux mille couleurs, quel fil faut-il suivre vaste hutte, je me laissais imprégner de ces images plutét
que. je ne les appréhendais. Quelques détails se metizient en
‘Place, Si les habitations conservaient toujours la disposition et
Jes dimensions traditionnelles, leur architecture avait déja subi
_ Vinfiuence néo-brésifienne : leur plan était rectangulaire et non
plus ovale, et bien que les matériaux de Ia toiture et des parois
‘dentiques : branchages supportant tne couverture de
ppalmes, les deux parties étaient distinctes et Ia toiture elle-
méme ait & double pente au lieu arrondie et descendant
| Presque jusqu’au sol. Pourtant, le village de Kejara ob nous
venions d'artiver restait avec ies deux autres qui composent
ke {du Rio Vermelho : Pobori et Jarudor, un des der-
niers ob Faction des Salésiens ne s'était pas trop exercée, Car
r : "ces missionnaires qui, avec le Service de Protection, sont par~
bites, sont nouées, tressées,tissées, brodées et patinges par ‘venus & mettre un terme aux conflits entre Indiens et colons,
usage; au lieu d'écraser Ihabitant sous la masse indifférente ‘ont mené simultanément d’excellentes enquétes ethnographi-
des pierres, elles réagissent avec souplesse a sa présence ef 2 ques (n0s meilleures sources sur les Bororo, aprés les études
ses mouvements; & Tinverse de ce qui se passe chez nous, elles Plus anciennes de Karl von den Steinen) et une entreprise246 TRISTES TROPIQUES
extermination méthodique de la culture indigne, Deux faite
montraient bien dans Kejara un des derniers bastions de
independance: ‘était dabord la résidence du soi-disant chet
lc tous les villages du Rio Vermelho:: personnage hautain et
Enigmatique, ignorant le portugais ov faisant étalage d'igno-
ance; attentf & nos besoins et spéculant sur notre’ présence
mals, Pour des raisons de prestige autant que linguistiques.
Gttant de communiquer aver moi sinoa par Vintermédiaie des
membres de son conseil dans la compagnie desquels il prenait
touts ses décsons ote
a second lieu, & Kejara habitait un indigine qui devait
re mon interpréte et mon principal informateur. Ost home,
Agé de trente-cing ans environ, pariait assez bien portugais. A
"en croire, il avait su le lire et 'écrire (bien qu’ en fat devenu
it d'une éducation a la mission, Fiers de leur
suceds. les Peres V'avaient envoyé & Reme od il avait été regu
Par le Saint-Pére. A son retour, on voulut, paraftil, le mariet
chrétiennement et sans tenir compte des régles tradtionnelles,
Cotte tentative détermina chez lui une erise spirituelle dont il
sontt reconquis au veil idéal bororo : Lalla s'installer & Kejara
0 il menait depuis dix ou quinze ans une vie exemplaire
de sauvage. Tout nu, peint de rouge, le nez et la levre infé-
eure transpereés de la barrette et du labret, emphumé, Indien
du pape se révéla merveilleux professeur en sociologie bororo.
Pour le moment, nous étions entourés de quelques dizaines
indigenes qui discutaient entre eux a grand renfort d'éclats
e rires et de bourrades. Les Bororo sont les plus grands et
les micux batis des Indiens do Brésil. Leur téte ronde, leur
face allongée aux traits réguliers et vigourewx, leur carrure
athlete Evoquent certains types patagons auxquels il faut
eut-étre les rattacher au point de vue racial. Ce type harmo-
nieux se retrouve rarement chez les femmes, en général plus
petites, malingres avec des traits irréguliers. Dés Tabord, la
jovialité masculine faisait un singutier contraste avec Iatti-
‘tude rébarbative de l'autre sexe. Malgré les épidémies qui
ravageaient la région, Ia .population frippait par son appa:
rence de santé. Ii y avait pourtant un lépreux dans le village.
Les hommes étaient complétement nus, hors le petit cornet
de paille coiffant Pextrémité de la verge et maintenu en place
ar le prépuce, étiré & travers ouverture et formant bour-
BORORO 247
. La plupart s’étaient vermillonnés de Ia téte
ce pieds A Taide ee brine ¢urucu pilés dans la graisse.
ne les cheveux, pendant sur les épaules ou taillés en rond
niveau des oreilles, étaient couverts de cette pate, offrant
5 intures : fer & cheval en résine noire brillante, cou-
aot le front tse terminant sur les deux jovey Ia hauteur
{es bras; ou poudrage micacé des épaules et du buste avec
ea nacre pies. Les femmes portaient un Pagne de coton
" imprégné d'urucu autour d'une ceinture rigide d’écorce, m:
nant un ruban d’écorce blanche battue, plus souple, qui pas-
Sait entre les cuisses. Leur poitrine était traversée par un dou-
écheveau de bandoulitres en coton finement tressé. Cette
Yeoue se complétait par des bandelettes de coton, serrées
‘autour des chevilles, des biceps et des poignets.
Peu a peu tout ce monde s'en alla; nous partagions la hutte,
qui mesurait approximativement douze métres sur cing metres,
vec le ménage silencieux et hostile d'un sorcier, et une vieille
| yeuve nourrie par Ia charité de quelques parents habitant des
‘huttes voisines, mais qui, souvent néeligée, chantait pendant
_ des heures le deuil de ses cing maris suecesifs et Pheurenx
temps od elle ne manguait jamais de manioc, de mais,
ibier et de poisson.
_-S'DéiA des chants se modulaent au dehors dans une langue
basse, sonore et gutturale, avx articulations bien frappées.
‘Seuls les hommes chantent; et leur unisson, les mélodies sim-
ples et cent fois répétées, opposition entre des solos et des
‘ensembles, le style mile et tragique, évoquent les choeurs
goerriers de quelque Mannerbund germanique. Pourquoi, ces
chants? A cause de Virara, m’erpliquait-on. Nous avions
apporté notre gibier et il était nécessaire d’accomplir sur
vant de pouvoir e consommer, un ritel eompliqué 'apalse~
‘ment de son esprit et de consécration de la chasse. Trop épui
pour étre bon ethnographe, je m’endormis dés la chute du
Jour can sommeil agté par la fatigue et les chants, gu
durérent jusqu’a V'aube. Ce serait ailleurs la méme chose
jusg’a la fin de notre visite: Tes nite alent dédiges a la vie
suse, les indigenes dormaient du lever du soleil & la
mi-journée,A part quelques instruments vent qui firent leur appari-
tion & des moments prescrits du rituel, le seul accompagne-
ment des voix se réduisait aux hochets de calebasse remplis
de gravier agités par les coryphées. C’était un émerveillement
de les entendre : tant6t déchainant ou arrétant les voix d'un
coup sec; tantét meublant Jes silences du crépitement de leur
instrument, modulé en crescendos et decrescendos prolongés;
‘ant6t enfin dirigeant les danseurs par des alternances de
silences et de bruits. dont la durée, T'intensité et la qualité
Gtaient si variées qu'un chef d’orchestre de nos grands concerts
n'aurait pas mieux su indiquer sa volonté. Rien d'étonnant &
ce qu'autrefois, les indigenes et les missionnaires eux-mémes
aient cru, dans d'autres tribus, entendre les démons parler par
Vintermédiaire des hochets! ‘On sait d'ailleurs que si des
illusions anciennes ont été dissipées au sujet de ces prétendus
« langages tambourinés » il paraft probable que, chez. certains
peuples au moins, ils sont fondés sur un véritable codage de
In langue, réduite & quelques contours significatifs symboli-
quement exprimés.
‘Avec le jour, je me Ieve pour une visite au village; je tré-
buche la porte sur de lamentables volatiles: ce sont les
araras domestiques que Ies Indiens encouragent a vivre dans
Je village pour les plumer vivants et se procurer ainsi la
matitre premiére de leurs coiffures. Dénudés et incapables de
voler, es oiseaux ressemblent a des poulets préts pour la bro-
che et affublés d'un bec d’autant plus énorme que le volume
de leur corps a diminué de moitié. Sur les toits, d'autres araras
ayant déja récupéré leur parure se tiennent gravement per-
cchés, emblémes héraldiques émaillés de gueules et d'azur.
Je me trouve au milieu d'une clairidre bordée d'un obté par
le fleuve et de tous les autres, par des lambeaux de forét dis-
simulant les jardins, et laissant apercevoir entre les arbres un
fond de collines aux pans escarpés de grés rouge. Le pour-
tour est occupé par des huttes — vingt-six exactement — sem-
Dlables & la mienne et disposées en cercle, sur un seul rang. AU
centre, une hutte, longue de vingt métres environ et large de
Ihuit métres, beaucoup plus grande que les autres par consé-
uent. C'est le baiternannageo, maison des hommes ob dorment
les célibataires et od la population masculine passe Ia joumée
quand elle n'est pas occupée 2 i péche et & la chasse, ou
BORORO 249
encore par quelque cérémonie publique sur le terrain de
danse : emplacement oval délimité par des picux sur le flanc
ouest de la maison des hommes. L'accés de cette demnitre est
i i inerdit ux femmes; cele poset les
maisons périphériques, et leurs maris font, plusieurs fois par
Jour Taller ft retur ture leur cub tle domi conga,
‘suivant le sentier qui les relie l'un & autre & travers la brous-
saille de la clairiére, Vu du haut d’un arbre ou d'un toit, le
village bororo est semblable & une roue de charrette dont les
maisons familiales dessineraient le cercle, les sentiers, les
ayons, et au centre de laquelle la maison des hommes figu-
rerait fe moyen. :
Ce plan remarquable était jadis celui de tous Jes villages,
sauf que leur population excédait de beaucoup la moyenne
actuelle (cent cinguante personnes environ & Kejara); on dispo-
\
te
eo
8g
Fig, 22. — Plan du village de Kejara,250 ‘TTUSTES TROPIQUES
sait alors les maisons familiales en plusieurs cercles concen
{riques au lieu d'un, Les Bororo ne sont d’ailleurs pas seuls 3
posséder ces villages circulaires; avec des variations de détail,
iis semblent typiques de toutes les tribus du groupe linguistique
¢ qui occupent le plateau brésilien central, entre les riviéres
‘Araguaya et So Francisco, et dont les Bororo sont probable-
‘ment Jes représentants Jes plus méridionaux. Mais nous savons
{que leurs voisins les plus proches vers le nord, les Cayapo, qui
habitent sur Ia tive droite du Rio das Mortes et chez lesquels
‘on a pénétré depuis une dizaine d’années seulement, construi-
seat leurs villages de fagon similaire, comme font aussi les
Apinayé, les Sherenté et les Canella.
La distribution circulaire des huttes autour de Ia maison
des hommes est d'une telle importance, en ce qui conceme Ia
viz sociale et la pratique du culte, que les missionnaires salé-
siens de la région du Rio das Gargas ont vite appris que le
plus sir moyen de convertir les Bororo consiste & leur faire
abandonner leur village pour un autre od les maisons sont
disposées en rangées paralidles: Désorientés par rapport aux
points cardinaux, privés du plan qui fournit un argument &
Jour savoir, les ‘indigtnes perdent rapidement le sens des
traditions, comme si leurs systémes social et religieux (nous
allons voir qu’ils sont indissociables) étaient trop compliqués
pour se passer du schéma rendu patent par le plan du village
et dont leurs gestes quotidiens rafraichissent perpétuellement
les contours.
Disons a la décharge des Salésiens qu’ils ont pris une peine
extréme pour comprendre cette structure difficile et en pré-
server le souvenir, Allant chez les Bororo, il faut d’abord s'étre
nourri de leurs travaux. Mais en méme temps, cétait une
tche urgente que de confronter leurs conclusions & d'autres,
obtenues dans Une région od ils n’avaient pas encore pénétré
et oi le systdme gardait sa vitalité. Guidé par les documents
deja publiés, je m’employai done & obtenir de mes informa-
tears une analyse de la structure de leur village. Nous pas-
sions nos journées & circuler de maison en maison, recensant
les habitants, établissant leur état civil, et tracant avec des
baguettes sur le sol de la claire les lignes idéales délimitant
les secteurs auxquels s'attachent des réseaux compliqués de
privildges, de traditions, de grades hiérarchiques, de droits et
BORORO 251
‘obligations. Pour simplifier mon exposé, je redresserai — si
it — les orientations; car les directions de l’espace,
telles que les indigénes les pensent, ne correspondent jamais
exactement aux lectures sur la boussole.
Le village circulaire de Kejara est tangent & Ia rive gauche
‘du Rio Vermelho. Celui-ci coule dans une direction approxi-
"mative est-ouest. Un diamitre du village, théoriquement paral-
“Tile au fleuve, partage a population en deux groupes: au
ord, les Cera’(prononcer ichéra; je transcris tous les termes
‘ty singulier), au sud, les Tugaré. Il semble — mais le point
est pas absolument certain — que le premier terme signifie :
"faible, et le second : fort. Quoi quill en soit, la division est
" essentielle pour deux raisons: d'abord, un individu appartient
| toujours A la méme moitié que sa mbre, ensuite, il ne peut
_ fpouser qu'un membre.de autre moitié. Si ma mére est cera,
_ je le suis aussi et ma femme sera tugaré,
Les femmes habitent et héritent les maisons od elles sont
ages. Au moment de son mariage, un indigne masculin tra-
“ yerse donc Ia clairigre, franchit le diamétre idéal qui sépare
“ies moitiés et s'en va résider de l'autre cété. La maison des
| hommes tempere ce déracinement puisque sa position centrale
“empitte sur le teritoire des deux moitiés. Mais les régles de
et oce exiquent quel porte qu done en teriie cera
"ses, impressions d’enfance est située de l'autre cOté: cst Ia
| maison de sa mére et de ses sceurs, maintenant habitée par
leurs maris. Néanmoins, il y retourne quand il veut : sir
toujours bien accueili, Et quand Patmosphére du domi-
"tile conjugal lui parait trop lourde (par exemple si ses beaux-
| fréres y sont en visite) il peut aller dormir dans la maison
‘hommes od il retrouve ses souvenirs d’adolescent, la cama-
ie masculine et une ambiance religieuse mullement exclu-
ive de la poursuite dPintrigues avec des filles non mariées.
Les moitiés ne réglent pas seulement les mariages, mais252 TRISTES TROPIQUES
autres aspects de la vie sociale. Chaque fois qu'un membre
dune moitié se découvre sujet de droit ou de devoir, c'est au
profit ou avec l'aide de ‘autre moitié, Ainsi les funérailles
d'un Cera sont conduites par les Tugaré et réciproquement,
Les deux moitiés du village sont donc des partenaires, et tout
acte social ou religieux implique’ assistance du vis-8-vis qui
joue Ie réle complémentaire de celui qui vous est dévolu.
Cette collaboration n’exclut pas Ia rivalité: il y a un orgueil
de mcitié et des jalousies réciproques. Imagisions donc une
vie sociale & Vexemple de deux équipes de football qui, au
Tiew de chercher contrarier leurs stratégies respectives,
s‘appliqueraient & se servir T'une autre et mesureraient
Vavantage au degré de perfection et de générosité qu’elles
réussiraient chacune & atteindre,
Passons maintenant A un nouvel aspect: un second dia-
mitre, perpendiculaire au précédent, recoupe les moitiés selon
‘un axe nord-sud. Toute la population née a Vest de cet axe
est dite: de amont, et celle née & Youest: de aval. Au liea
de deux moitiés, nous avons donc quatre sections, les Cera et
les Tugaré étant au méme titre pour partie d'un c6t6 et pour
partie de autre, Malheureusement, aucun observateur n'est
encore parvenu & comprendre le role exact de cette seconde
ivision dont on discute méme la réalité.
En outre, la population est distribuée en clans. Ce sont des
{groupes de familles qui se considérent parentes par jes femmes
4 partir d'un ancétre commun. Celui-ci est de nature mytho-
ogique, parfois méme oublié. Disons donc que les membres
du clan se reconnaissent au port du méme nom. Il est probable
que, dans le passé, les clans étaient au nombre de huit :
quatre pour les Cera et quatre pour les Tugaré, Mais dans Je
‘cours du temps, certains se sont éteints; d'autres se sont subdi-
visés. La situat jue est done confuse. Quoi qu'il en
soit, il reste vrai que les membres d'un clan — & Te
des hommes mariés — habitent tous Ia méme hutte ou des
hhuttes adjacentes, Chaque clan a donc sa position sur le cercle
‘des maisons: il est cera ou tugaré, de 'amont ou de aval, ou
encore réparti en deux sous-groupes par cette demnitre division
qui, aussi bien d'un c6té que de Vautre, passe au travers
des hzbitations d'un clan déterminé.
‘BORORO 253
Comme si les choses n'étaient pas encore assez compliquéss,
" chaque clan comprend des sous-groupes héréditaires, en ligne
féminine également. Ainsi, ily a dans cha-
que clan des familles « rouges » et d'autres,
« noires >. De plus, il semble qu’autre-
fois chaque clan était divisé en trois gra-
des : les supérieurs, les moyens et les infé-
rieurs; peut-etre y a-til un reflet, ow une
transposition, des castes hiérarchisées des
Mbaya-Caduveo; jy reviendrai, Cette
hypothése est rendue probable du fait que
ces grades paraissent avoir été endogames :
un ‘supérieur ne pouvant épouser qu'un
supérieur (de Tautre moitié); un moyen,
un moyen et un inférieur, un inférieur.
Nous dommes réduits aux suppositions en
raison de Veffondrement démographique
des: villages bororo. Maintenant qu'ls
comptent cent & deux cents habitants au lea
un miller ou plus, il ne reste plus assez de
familles pour meubler toutes les catégories.
Seule, la régle des moitiés est strictement
(bien que certains clans seigneu-
riaux en. soient cexemptés); pour
le rest, les indigines improvisent des solu-
tions boiteuses en fonction des possibilités.
‘La distribution de la popalation en clans
constitue sans doute la plus importante de
ces « donnes > 2 quoi la société bororoFig. 24, — Empewnes de ches blaconnées,
de sa sceur. Ty a des clans « riches » et des clans « pauvres >.
En quoi consistent ces différences de richesses? Arrétons-
‘ous un instant sur ce point.
Notre conception de la richesse est principalement écono-
mique; si modeste que soit le niveau de vie des Bororo,
chez eux comme chez, nous, il n'est pas identique pour tous.
Certains sont meilleurs chasseurs ou pécheurs, plus chanceux
‘ou plus industrieux que les autres. On observe a Kejara des
indices de spécialisation professionnelle. Un indigtne était
expert a la confection des polissoirs de pierre; il les échan-
geait contre des produits alimentaires et vivait, semble-til,
confortablement. Pourtant ces différences resteat individuelles,
done passagéres. La seule exception est coustituée par le chef,
qui regoit des prestations de tous les clans sous forme de
nourriture et dobjets manufacturés. Mais comme il s'oblige
en recevant, il est toujours dans la situation d'un banquier :
Deaucoup de cichesses passent entre ses mains mais i ne les
posséde jamais. Mes collections d'objets religieux ont été
faites en contrepartie de cadeaux immédiatement redistribués
ppar le chef entre les clans, et qui lui ont servi & assainir sa
balance commerciale.
La richesse statutaire des clans est d'une autre nature,
‘Chacun posséde un capital de mythes, de traditions, de danses,
de fonctions sociales et religieuses. A leur tour, les mythes
fondent des privileges techniques qui sont un des traits les
plus curieux de la culture bororo. Presque tous les objets sont
BoRORO 255
blasonnés, d'une fagon permettant d'identifier le clan et le
sous-clan du propriétaire. Ces priviléges consistent dans T'ut-
sation de certaines plumes, ou couleurs de plumes; dans la
fagon de les tailler ou de les échanorer; dans Ia disposition de
plumes d'espices et de couleurs différentes; dans Texécution
Ge certains travaux décoratifs ée fibres ow mosal-
ques de plumes; dans l'emploi de themes spéciaux, ete. Ainsi
Tes ares cérémoniels sont-ilt omés de plumes ou d’anneaux
‘écoree selon des canons prescrits pour chaque clan; la tige
‘des fitches porte & la base, entre les plumes d'empenne, une
fomementation spécifique; les éléments en nacre des labrets
articulés sont découpés en figures : ovale, pisciforme, rectan-
gulaire, diverses selon les clans; la couleur des franges varie;
Jes diadémes de plumes portés dans les danses sont munis d'un
insigne (généralement une plaquette de bois couverte d'une
‘mosaique de ts de plumes collés) se rapportant au
clan du propriétaire. Les jours de féte, les étuis péniens eux
mémes sont surmoniés d'un ruban de paillerigide, décoré ou
ciselé aux couleurs et aux formes du clan, étendard bizarro-
‘ment ports !
Tous ces priviléges (qui sont d'ailleurs négociables) font
a= |256 ‘TRISTES TROPIQUES
Tobjet. dune surveillance jalouse et querelleuse. Il est inconce
vable, dit-on, qu'un clan s’empare des arérogatives d’un autre?
? Tutte fratrcide souverat Or, ce point de vue, les
téences entre clans sont énormes: certains so
diiron se ee 68: certains sont luxueur,
plicité allie & une rare perfection d'exécution. L'outillage est
restéarchaique, en dept des haches et des coutcais dice
adis ar le Service de Protection. Sls ont recours aux
instruments de métal pour les gros travaux, les indi
continuent & fnir les massues pour assomimer'le osee® tes
ates et les fléches de bois dur déicatement barbelé, aves tin
ement d'une hutie se réduit & fo
Kee aes damien ty, tf dat fore de
bassins hémisphériques et écuelles prolongées sur le eSte par
a manche A la facon d'une louche. Ces objets offrent Hes
formes trés pures soulis Taustérit
sant ftlianécs par Yaustésté de la mate
ltare. Pour plus de certitude, fai demands
mn de ‘mon intention tne’grande f
EF ape ahd Mi oe ade
urucu et de la résine; et bien que les Bororo alent perdu le
souvenir de I'époque ob ils peignaisat les parvis rocheuses
{fréquentent plus gure les escarpements od elles se
frouvent, le tableau qui me fut remis semblait une peinture
BORORO 257
Par contraste avec Vaustérité des objets utilitaires, les
Bororo placent tout leur luxe et leur imagination dans le cos-
‘ume, ou tout au moins — puisque celui-ci est des plus som-
maires — dans ses accessoires. Les femmes possédent de véri
tables écrins, qui se transmettent de méze & fille: ce sont des
‘parures en. dents de singe ou en crocs de jaguar montés sur
bois et fixés avec de fines ligatures. Si elles revendiquent ainsi
Jes dépouilles de la chasse, elles se prétent & ’épilage de leurs
Propres tempes par les hommes qui confectionnent, avec les
sheveux de leurs épouses, de longues cordelettes tressées qu’ils
enroulent sur leur téte & la fagon d'un turban. Les hommes
portent aussi, les jours de féte, des pendentifs en croissant
formés d'une paire d’ongles du grand tatou — cet animal
fouisseur dont la taille dépasse un métre et qui s'est & peine
‘ransformé depuis Pere tertiaire — agrémentés @'incrustations
de nacre, de franges dé plumes ou de coton. Les becs de tou-
cans fixés sur des tiges emplumées, les gerbes dVaigrettes, les
Tongues plumes de la queue des araras jaillisant de fuseaux
en bambou ajourés et couverts de blanc duvet collé, hérissent
Jeurs chignons — naturels ou artificiels — comme des épingles
4 cheveux équilibrant par derrire les diadémes de plumes cer-
clant'le front. Parfois, ces omements sont combinés en une
Coiffure composite qui demande plusieurs heures pour étre
mise en place sur la téte du danseur. Jen ai acquis une
Je Musée de I'Homme en échange d’un fusil, et aprés des négo-
Giations qui se prolongérent pendant huit jours. Elle était
indispensable au rituel, et les incigénes ne pouvaient s'en
défaire qu'aprés avoir reconstitué a la chasse V'assortiment de
plumes prescrites, pour en confectionner une autre. Elle se
compose d'un diadéme en forme éventail; d'une visiére de.
plumes couvrant la partie supérieure du. visage; d'une haute
Couronne cylindrique entourant la téte, en baguettes surmon-
‘tées de plumes de Vaigle-harpie; e: d'un disque de vannerie
servant piquer un buisson de tiges encollées de plumes et de
duvet. L’ensemble atteint presque deux métres de hauteur.
Méme sls ne sont pas en tenue cérémonielle, le gost de
Tomement est si vif que les hommes improvisent constam-
‘ment des parures, Beaucoup portent des couronnes : bandeaux
de fourrures omés de plumes, anneaux de vannerie également
‘emplumés, tortils dongles de jaguar montés sur un cercle denissent aux inlassebles modistes prétexte & une sensationnelle
feréation de pendants doreilles. Il faut pénétrer dans la maison
‘des hommes pour mesurer I'activité dépensée par ces robustes
faallards & se faire beaux : dans tous Jes coins, on découpe,
6n faconne, on ciséle, on colle; les coquillages du fleuve sont
ébies en fragments et vigoureusement polis sur des meules
‘pour faire les coliers et Jes labrets; de fantastiques construc-
Hons de bambou et de plumes s'échafaudent. Avec une appli-
‘cation ePhabilleuse, des hommes & carrure de portefaix se
fransforment mutucllement en poussins, au moyen de duvet
collé & méme la peau.
‘Sila maison des hommes est un atelier, elle est aussi autre
choie. Les adolescents y dorment; aux heures cisives, les
‘hommes mariés y font ia sieste, bavardent et fument leurs
‘grosses cigarettes enroulées dans une feuille stche de mais.
fils y prennent aussi certains repas, car un minutieux systme
de corvées oblige les clans, & tour de r0le, au service du balte-
mannageo. Toutes les deux heures environ, un homme va
chercher dans sa hutte familiale une bassine pleine de la
ouillie de mais appelée mingdo, préparée par les femmes.
Son arrivée est saluée par de grands cris joyeux, au,
Tompent le silence de Ia journée, Avec un cérémonial
prestataire invite six ou buit hommes et les conduit devant Ia
onrure of is pisent aves une Guele de. potas oo
coguillage. J'ai dja dit que 'acc’s de la maison est interdit
faux femmes. Crest vrai pour les femmes mariées, car les
adolescentes oélibataires évitent spontanément de s'en appro-
‘cher, sachant bien quel serait leur sort. Si, par inadvertance
fou provocation, elles trainent trop prés, il pourra arriver
{qvon les capture pour abuser d'elles. Elles devront d'illears
J pénétrer volontairement, une fois dans leur vie, pour pré-
Senter leur demande & leur futur mari,
xa
LES VIVANTS ET LES MORTS
Atelier, club, dortoir et maison de passe, le baitemannageo
est enfin'un temple. Les danscurs religicux s'y préparent,
certaines e&rémonies s'y déroulent hors de la présence des
femmes; ainsi la fabrication et 1a giration des thombes. Ce
sont des instruments de musique en bois, richement prints,
dont la forme évoque celle d'un poisson aplati, leur taille
variant entre trente centimétres environ et un métre et demi.
En les faisant toumoyer au bout d'une cordelette, on produit
‘an grondement soard attribué aux esprits visitant le village,
dont les femmes sont censées avoir peur. Malheur & celle qui
vyerrait un chomabe : aujourd'hui encore, ily a de fortes chances
pour qu’elle soit assommée. Quand, pour la premiére fois,
assistai & leur confection, on essaya de me persuader qu'il
Sagissait d'instruments culinaires. L’extréme répugnance qu'on
montra a m’en oéder un lot s'expliquait moins par le travail &
recommencer gue par la crainte que je ne trahisse le secret. IL
fallut qu'en pleine nuit je me rendisse & la maison des hommes
avec une cantine. Les rhombes empaquetés y furent déposés
et la cantine verrouillée; et on me fit promicttre de ne rien
ouvir avant Cuiaba.
Pour Vobservateur les travaux A nos yeux diffi-
cilement compatibles de la maison des hommes s"harmonisent
ée facon presque scandaleuse. Pew de peuples sont aussi pro-
fondément religieux que les Bororo, peu ont un systtme méta-
physique aussi €laboré. Mais les croyances spirituclles et les