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L’écriture est-elle toujours solitaire 

Si écrire est souvent associé à une quête solitaire et impérieuse, c’est qu’il s’agit quelquepart d’un
chemin escarpé, sur lequel on ne peut s’aventurer que seul, un peu comme sur une corniche. C’est
peut-être cela qui pousse les artistes à se réunir depuis des temps immémoriaux, pour se sentir
moins seul dans leur périple solitaire vers la liberté artistique ; dans des institutions, des écoles, des
mouvements, des groupes, des squats- peu importe les modalités et les époques : les artistes ont
toujours su créer et habiter de nouvelles formes de collectivités. Certes pour apprendre auprès des
maitres mais pas seulement. Cette « peer-review », « échange inter-évaluatifs » passait
généralement par des textes littéraires qui permettait aux artistes d’élaborer des « poétiques
artistique »- 

Face au problème que pose l'Autre dans la création, la métaphysique occidentale a tendance soit à le
réduire, soit à l'assimiler au Même. Dans les deux cas, il s’agit de soit le conformer aux modèles
établis, soit de viser son extinction ; on ne crée pas pour l’autre mais d’abord pour soi. Le destinataire
semble n’être que facultatif. Pour sortir de cette impossibilité du « moi » à parler de et à « l’autre »,
car tout discours est le produit de l’énonciation d’une subjectivité issue d’un « lieu » (le moi),
l’écriture est devenue littérature. Peut-être est-ce même sa raison première : un discours sur le
monde qui surgit de l’écrivain (n’en déplaise à Rolland Barthes et à sa « mort de l’auteur », l’écriture
est toujours assujettie à celui qui la produit) pour trouver un « lecteur », soit un autre individu
pouvant recueillir en son lieu à lui (en sa conscience) les mots déposés par un autre sur un objet
(papier, livre, mais aussi à même la roche ou gravé dans le bois). Le genre dont la vocation même
surgit de cette nécessité d’un contact avec l’autre est la lettre. La lettre est toujours destinée à
quelqu’un, contrairement à de nombreux autres types d’écriture qui ne peuvent servir qu’à son seul
producteur (l’on songera aux journaux intimes par exemple). Une grande partie de l’œuvre de James
Lee Byars (1932-1997) est constituée de lettres : vivant entre les Etats-Unis, le Japon et l’Europe, il
entretenait un lien épistolaire avec les artistes (J. Beuys), conservateurs ou galeristes (Eric et
Christiane Germain) rencontrés au cours de ses voyages. Sa correspondance ne remplit toutefois pas
un rôle traditionnel : Byars n’écrit pas dans l’attente d’une réponse, mais afin d’établir une connexion
autour de l’art. Rédigé sur les matériaux les plus divers, le message, souvent bref, ne se révèle que
dans le déploiement du support plié pour être envoyé. Les lettres de Byars sont une autre façon de
donner forme à ses idées, en faisant du destinataire un performer désigné, presque « élu ». Ces
lettres performatives témoignent du rapport nouveau entre l’art et la vie établi dès les années 1950
aux Etats-Unis, du rapport nouveau de l’écriture au monde, mais aussi de la volonté de s’émanciper
de l’institution muséale considérée figée et d’accepter la parti inhérente à la vie qu’est la connexion
directe avec l’autre, à travers la création de ce proto-collectif qu’est l’expéditeur et le destinataire.

Au-delà du genre restreint de la lettre, dernièrement l’on peut voir une grande prolifération de livres
et d’autres types de publications, qui se présentent comme les résultats d’une recherche et qui
s’adressent en fait peut-être directement aux autres artistes. Ils vont de la fiction aux études de
méthodes et aux poétiques de l’artiste. Le chorégraphe américain William Forsythe a suggéré que
cette littérature fonctionne comme une sorte d’échange inter-évaluatif (« peer-review ») entre les
artistes : « Peut-être que nos pratiques sont démodées ou peuvent être améliorées. Comment
pouvons-nous douter de nos propres processus et questionner nos propres méthodes ? ». « L’inter-
évaluation » tient alors lieu ici de contextualisation pour les artistes laissant tomber l’individualisme
romantique et finalement déjà très capitaliste. « Hilma af Klint travaillait seul, comme Paul Klee et
l’auteur moderniste classique. Mais n’est-il pas temps de redéfinir la recherche, de même dans le
champ de l’art, aussi en termes de processus collectif  ?  Le mythe de l’artiste isolé a été jusqu’à
maintenant très puissant. Le succès de Van Gogh, le succès de Jackson Pollock mais aussi de Lygia
Clark ou de Bas Jan Ader, a fortement été aidé par la légende de leur solitude respective. Et si nous
commencions à considérer l’œuvre d’art comme le résultat émanant d’une équipe  ? En fait, c’est
souvent le cas. Prenez Pierre Huyghe, Francis Alÿs, Olafur Eliasson. Leur approche de la recherche
artistique et des œuvres d’art est collective, en partageant son savoir et en ayant de longs échanges
avec des groupes de personnes. […] L’idée de génie, de héros solitaire, de conquérant, n’est plus
effective comme elle l’était. L’art suit la production. Les modèles de production dans le champ de l’art
ont toujours été connectés à des modèles de production venant d’autres champs. Nous n’avons
aucune invention sans équipe. C’est aussi le cas dans les arts visuels. Comme c’est le cas, depuis
toujours, dans le cinéma, dans la musique, dans le théâtre, dans l’architecture.  » ( Angela Vetesse,
Ecoles d’art et recherche, entre orthodoxie et doute nécessaire)

Alors pourquoi, le littérature échapperait donc à ces conditions de création que sont le collectif
inhérente à la vie en société ? A peu près à la même période que le mouvement Fluxus émergents
dans les années 60 -réaffirmation du rôle du « corps » collectif au sein de la pratique artistique-
l’Internationale lettriste et son psycho-géographisme vont réinterroger cette pratique de l’écriture
considérée désormais comme trop déconnectée du réel, d’un travail du corps -virtuel ou réel- dans
l’espace, au sein de dispositifs de narration faisant entrer en contact non seulement les artistes
entre-eux, mais avec l’espace public arpenté qu’ils intègrent dans leurs narrations. Le réel fait
irruption dans la fiction, ouvrant la porte à la réflexion fiction/réel et à des position anti-fictionnelles
radicales comme celle d’Annie Ernaux vers la fin XXème siècle- mais aussi ouvre l’écrivain –
« l’arpenteur » de l’occulte Internationalle lettriste et le mouvement situationniste à la rencontre et à
l’irruption de l’autre dans son travail. Cela se manifeste d’abord par une exploration du réel  : Dès
l’été 1953, Guy Debord et Chtcheglov se lancent, à travers une série de dérives parfois
ininterrompues pendant plusieurs mois, dans l’exploration systématique de certains quartiers de la
capitale, qu’ils considèrent alors comme autant d’énigmes à résoudre. C’est « l’apparition des
dériveurs » que Debord évoquera quelques années plus tard dans ses Mémoires. La dérive, définie
comme un « mode de comportement expérimental lié aux conditions de la société urbaine » esst une
« technique du passage hâtif à travers des ambiances variées » (« Définitions » dans Internationale
Situationniste, 1958), amènera les lettristes à la psychogéographie, cette science nouvelle qui se
proposait d’étudier les effets du milieu géographique sur le comportement affectif des individus.
Descendant lointain du naturalisme (qui se proposait d’examiner les passions humaines dans leur
contexte sociaux à travers « le laboratoire » de la littérature (ex : Mme. Bovary)), la
psychogéographie recentre le rôle de l’écrivain sur l’individu au sein du collectif, tout en se détachant
du mythe de l’écrivain isolé dans « sa tour d’ivoire » (Paul Eluard). C’est dans ce « jeu de société »
(G.Debord) que refait irruption dans l’écriture, et de manière fracassante, l’expérience de la
rencontre réelle avec l’autre, entendu autant comme les individus que comme le collectif (représenté
spatialement par la ville).
De nos jours, la littérature conserve cette image d’un art produit par « le poète dans sa tour
d’ivoire », et au vu des pratiques du paysages littéraires il est vrai que cela n’est pas complètement
faux. Il s’agit d’une quête intérieure dans laquelle le lecteur n’est pas forcément le premier
destinataire. Pour contrer cet isolement et questionner la place solitaire de l’écrivain, nombre
d’artistes ont mis en place au cours du XXème siècle des dispositifs leur permettant de retisser un
lien direct avec l’autre : collectifs, happenings, psycho-géographie, textes performatifs, etc…Si
l’écriture est pour certains un voyage qui nécessite la solitude avant de trouver son destinataire, il
n’en va pas de même pour tous les artistes, et c’est peut-être le plus beau cadeau que peuvent nous
laisser ces communautés ; les traces de leur lutte pour ne plus être seuls dans le combat de l’écriture.

BIBLIOGRAPHIE

La Poésie délivrée, Stéphane Hirschi, Corinne Legoy, Serge Linarès, Alexandra Saemmer et Alain
Vaillant (dir.)

Habiter Poétiquement, Christophe Boulanger, Savine Faupin et François Piron

Einstein/Duchamp, et après  ?, CSESA (2013)

https://www.erudit.org/fr/livres/culture-francaise-damerique/litterature-dialogue-interculturel/
000516co.pdf

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