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Exposition Laurent Grasso à Paris :

quand l’art contemporain dialogue avec


la théologie

Vue de l’exposition « Laurent Grasso. Anima », au Collège des Bernardins à, Paris en


2022 ©Collège des Bernardins

Pour sa carte blanche au Collège des Bernardins, Laurent Grasso dévoile un corpus de
peintures et sculptures autour de son nouveau film, Anima. Olric de Gélis, docteur en
théologie et directeur du pôle de recherche du Collège, met en lumière le déplacement
de regard auquel invitent ces œuvres.

Cette exposition s’inscrit à la croisée des approches scientifiques, spirituelles et


artistiques qui guident les travaux de recherche de la chaire Laudato si’. Pour une
nouvelle exploration de la Terre, initiée par le Collège des Bernardins en 2021. Son
directeur, le docteur en théologie Olric de Gélis, analyse le déplacement du regard et le
changement de perspective auxquels nous invite Laurent Grasso par la taille de ses
installations, le foisonnement de ses oeuvres, la finesse de son travail et l’effet de
brouillage temporel auquel il nous soumet, pour mieux voir l’invisible.

L’art d’être vu
L’oeil, dans l’oeuvre de Grasso, s’impose comme un motif méthodologique. Les
Panoptes, ces arbres dont les branches se terminent par autant d’yeux humains,
produisent de facto un étrange questionnement : s’agit-il de voir ou de consentir à être
vu ? On ne saurait répondre a priori, mais on peut avancer des hypothèses. Peut-être
s’agit-il de voir, certes toujours comme un homme, mais en consentant d’abord à être vu
par d’autres que l’homme : arbre, pierre ou renard, avec leurs intériorités singulières et
entrevues, ou par tout cela en même temps. Peut-être alors, dans ces jeux d’optique
croisés, s’agit-il de trouver une perspective enfin commune sur la Terre et ses terrestres.
Ce perspectivisme, où tout être apporterait son point de vue en étant assuré de l’honneur
qui lui est fait par la communauté des autres, où nul être ne s’éteindrait sans être pleuré
par ses pairs, nous l’appelons « perspectivisme de communion ».

Laurent Grasso, Panoptes, 2021, bronze, 65 x 50 x 11 cm.


Photo Studio Laurent Grasso
© Laurent Grasso / ADAGP, Paris, 2022
Courtesy of the artist and Perrotin

Ouvrir notre regard


Voir en étant ainsi vu est tout un programme. Par exemple, on trouve écrit dans les
psaumes bibliques : « Ils ont des yeux et ne voient pas ». Cette plainte du Livre et de son
auteur est dirigée contre ces yeux malheureux, colmatés bien qu’ouverts, qui ne savaient
plus voir et qui, ne sachant plus voir, oublièrent également qu’ils étaient vus.
Curieusement, la forêt du film Anima de Laurent Grasso est celle qui couvre les pentes
de ce mont d’Alsace où l’on vénère sainte Odile. Selon la légende, cette vierge de la fin
du VIIe siècle fut miraculeusement guérie de cécité ; on la représente tenant le Livre en
main, dans les pages duquel s’exposent deux yeux en écho à la béatitude évangélique où
résonnait l’espoir de sa guérison : « Heureux les yeux qui voient ce que vous voyez ! »
Ouvrir donc enfin après avoir fermé, observer avec amour et dans l’ouverture même,
honorer tous ces autres qui ouvrent et interrogent notre regard : voilà ce qu’il nous serait
permis d’espérer.

Laurent Grasso, Anima, film HR (in progress), 2022, détail. © Laurent Grasso /
ADAGP, Paris, 2022 Courtesy of the artist and Perrotin

Consentir à se laisser submerger


Questionnons plus avant les dispositifs d’un tel regard. Le poète William Blake
suggérait à ce sujet : « If Perceptive Organs vary / Objects of Perception seem to vary /
If the Perceptive Organs close / Their Objects seem to close also » (Jérusalem, II, 30
[34a]). À la suite de Blake, on pourrait interroger le rôle des sciences et des techniques
dans le travail de Laurent Grasso comme une extension de nos organes sensoriels et de
nos capacités à observer, grâce auxquels de nombreux êtres et agentivités retrouvent de
la visibilité au sein de la demeure commune. On devrait également se demander quel est
le rôle joué par ces autres capteurs parfois baroques, fouillant la pierre et les lieux, afin
de repeupler le monde de ces flux et de ces énergies que l’oeil moderne ne saurait voir.
Laurent Grasso, Studies into the Past, 2022, huile sur bois, détail. Photo Claire Dorn ©
Laurent Grasso / ADAGP, Paris, 2022 Courtesy of the artist and Perrotin

Mais, même ainsi étendues, la perception et l’observation en sont-elles devenues plus


larges ? On se souvient de la sorte d’impatience qu’éprouvaient les romantiques du
XIXe siècle à l’égard des étroitesses de la philosophie kantienne. Celle-ci voulait tout
soumettre à nos facultés dans le vertige de la révolution copernicienne. Mais, insistent
les Herder ou les Thoreau, la Terre déborde ces facultés et les sature ; et nous
ajouterions volontiers qu’elle n’en attend pas la réformation ou l’affinement pour
changer elle-même. Pour la voir, cette Terre, il faut donc plus que la raison critique des
sciences ou la raison pure de la morale, bien qu’elles demeurent nécessaires. Pour la
voir, il faut d’abord de l’immersion et le changement d’échelle que cela suppose : il faut
consentir à se laisser submerger. Sans quoi il n’y aura aucun moyen de gagner ce regard
qui voit en étant vu.
Laurent Grasso, Anima, film HR (in progress), 2022. © Laurent Grasso / ADAGP,
Paris, 2022 Courtesy of the artist and Perrotin

Des oeuvres comme médiation d’un changement de


regard
Or, cette immersion et ce changement d’échelle, c’est encore ce que l’on vit avec
Laurent Grasso — par la taille même de ses installations, par le foisonnement de ses
oeuvres, la finesse de son travail, sans oublier cet effet de brouillage temporel auquel il
nous soumet magistralement. Tout cela contribue au déplacement du regard, à
l’invention de ce nouveau perspectivisme dont le concept resterait à explorer plus
finement, mais qui implique déjà le refus de l’anthropocentrisme moderne. J’aimerais
achever cette réflexion en rappelant un mot magnifique du grand théologien Thomas
d’Aquin : la foi est manu ducta, disait-il, c’est-à-dire « conduite par la main ». La foi
est certes une vision de l’invisible, comme le répète la Bible à l’envi, le gain d’un regard
qui accueille ce qui demeurait caché jusqu’ici ; mais c’est aussi une sorte de vision qui
ne s’acquiert qu’en consentant à se laisser « conduire par la main ». Il y a là une
analogie dont la vie est coutumière dès lors qu’elle veut nous emmener plus loin : car le
travail de Grasso, comment ne pas le compter également parmi ces médiations où l’on
peut être conduit par la main afin de voir plus et mieux ?

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