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‘OS’ OU LA CONTINUITE DE LA TRADITION CHEZ BIRAGO DIOP Inmaculada DIAZ NARBONA Universidad de Cadiz “A mes filles Nenou et Dédée pour qu’elles apprennent et n’oublient pas que Varbre ne s‘éléve gu'en enfongant ses racines dans Ia terre nourriciérer. C’est avec cette dédicace a ses filles que Birago Diop introduit son premier recueil de contes, Les Contes d'Amadou Koumba, en 1947. Cette phrase définit et marque clairement la trajectoire de cet auteur dont I'inspiration créatrice prend appui sur les sources traditionnelles. Bien que Diop ait fait partie du groupe L’Etudiant Noir, nous ne trouvons chez lui ni le souci ni la volonté manifestement politique d’'un Senghor, d'un Césaire ou d'un Damas, en raison, peut-étre de la brigveté de son sé- jour & Paris o& ce mouvement se développait ou bien parce que, de retour sur le continent africain, il assimila a travers la brousse le sens profond du «retour au pas- sé» et la revalorisation des valeurs traditionnelles négres, principes qui, d'ailleurs, animaient le mouvement de la Négritude. Ces valeurs traditionnelles récemment mises a jour par les intellectuels de la Négritude, Diop les découvrit a travers ses souvenirs et ses expériences —sdepuis Venfance jusqu’au «Retour au Bercail», aprés mes longues randonnées, mes multi- ples rencontres et mes innombrables haltes»~" dans le vaste champ de la littératu- re orale, fondamentalement dans les contes, mythes et légendes. L’attachement de (1) KANE, Birago Diop, Paris, Présence Africaine, 1971, p. 207. 81 INMACULADA DIAZ NARBONA, Diop a la tradition et la certitude qu’il devait la sauver” firent que ce «étérinaire- stylo», ainsi qu’il aime 4 se nommer, s'est aventuré sur le chemin des Lettres ou plutot des Palabres, car en bon griot, Diop nous fait partager l'expérience commu- nautaire, tournée vers une connaissance et une vision du monde essentiellement africaines, en nous plongeant dans la tradition orale qui est différente d’une société @écriture. élément «tradition» est un theme majeur dans Poeuvre de Diop. Il apparait tout au long de ses trois recueils” meme si, en les analysant de plus prés nous pou- vons y déceler I’évolution de cet élément observée et soulignée par Kane: «Dans le premier recueil, vous (B. Diop) vous accommodez de la tradition qui aurait pu constituer un cadre étroit; dans le second vous alliez d'un respect constant de la tradition un remarquable esprit no- vateur qui souvent confine a la fantaisie; enfin dans le dernier, yous pratiquez avec bonheur ’équilibre du fond africain et des acquisitions nouvelles».®! Dans ce sens, nous devons signaler les deux conceptions de la tradition que propose Takassi dans son étude sur I'auteur qui nous intéresse: «La tradition a été considérée jusqu’a présent comme un patri- moine ancestral. Dans cette acception, elle devient synonyme de routi- ne, d'immobilisme. (...) La deuxiéme conception la considére comme pouvant évoluer selon le réle qu’elle joue dans la société. La tradition est certes conser- vatrice, mais elle est toujours en train de se faire. C’est une remise en question continuelle de acquis hérité des aines. (...) La tradition dont (2) «We lisais a Toulouse La Revue du Monde Noir, qui me confirmait dans ma quéte de ce qu'il fallait ‘empacher de mourir, de ce qu'il fallat faire renaitre, de ce qu'il importait de faire revivre. C'est pourquoi peut-étre javais écrit a Ecole mon récit sur les dits et faits du plus célebre des Sages du Sénégal Kotje Barma ou les Toupets Apophtegmes que publiera I’Etudiant Noirs, Birago DIOP, La plume raboutée, Paris, Présence Africaine, 1978, p. 79. (3) cfr. a ce propos, parmi d'autres, le tableau contrasté de deux civilisations dans FEDRY, «L’Afri- que entre 'écriture et oral, Etudes Mai 1977, pp. 83-584. (4) Les Contes d’Amadou Koumba, Paris, Fasquelle, 1947 (Iere Edition), Présence Africaine, 1960. Les Nouveaux Contes d’Amadou Koumba, Paris, Présence Africaine, 1958 Contes et Lavanes, Pa- ris, Présence Africaine, 1963. (5) KANE, op. cit, p. 206. 82 "VOS’OU LA CONTINUITE DE LA TRADITION CHE? BIRAGO DIOP nous parle Birago Diop suit l’évolution historique de la réalite socia- le», © IL s'agit pour nous maintenant de définir ce que nous envisageons par tradi- tion et de cette facon préciser le point de vue de ce travail. Des innombrables défi- nitions qui en ont été données, nous acceptons celle de Lumwamu, qui est 4 notre avis la plus complete: «La tradition est constituée d’un ensemble d’impondérables liés & la vie elle-méme; elle est a la fois collective et individuelle, et transcen- de le temps. (...) Le passé, le futur et leur jonction (le présent) sont du temps; la tradition c'est I'a-temps, ou ce que j’ai appelé |’ achronie, non pas une négation du temps ou son absence, mais son épaisseur, Clest-a-dire le dépassement de l’enveloppe du temps. C’est finalement la vie elle-méme. On rejoint I'universel.» L’0s, récit qui ouvre le second recueil de contes de Birago Diop (Les Nou- veaux Contes d’Amadou Koumba) et qui, par la suite (saison 1967-68), sera adapté au théatre par la Compagnie du Théatre National de Dakar Daniel Sorano, est, sur le plan'de la technique, du message et de la fonction, un conte.fondamentalement traditionnel. Quand lauteur envisage la littérature traditionnelle, il en fait tne recréation™ qui trouve son origine dans ses contacts directs avec le monde de l’oralité. Nous y trouvons également la présence du narrateur-écrivain, élément en contradiction avec l'essence du conte traditionnel donc oral. Le probléme du passage de la littéra- ture orale a Pécriture est latent chaque fois que hous essayons de pénétrer un gen- re a base orale comme peut l’étre le conte. Bien que conscients du probléme, nous nous contenterons d’étudier essentiellement la permanence de la tradition dans Yoeuvre narrative et dans son adaptation dramatique postérieure.” Nous analyse (6) TAKASSI, Etude. du conte négro-africain traditionnel a partir des Contes de Birago Diop, These 3eme Cycle, dact, Université de Caen, 1974, pp. 79-80. (7) LUMWAMU, «Le sens de la tradition», Recherche, Pédagogie et Culture, 5 (29-30), 1977, p. 3. (8) «La transposition, pour imparfaite q'elle soit, vaut la peine d’étre effectuée et cest la seule solu- tion, si 'on veut tenter de conserver 3 ses oeuvres, une fois traduites en langue écrite, leur per sonnalitélittéraire», DERIVE, «La fixation de la littérature orale négro-africaine en langue fran aise écrite» dans Colloque sur les Littératures d'expression francaise, Paris, 1973, p. 19. (9) Vadaptation dramatique a laquelle nous faisons référence est celle publiée en 1977 par Birage Diop dans Nouvelles Editions Africaines. 83 INMACULADA DIAZ NARBONA, rons donc les éléments caractéristiques de la littérature orale tels que la configura- tion des personnages-types, l'importance du respect des lois sociales,la conséquen- ce de leur rejet, I'a-temporalité de la tradition et nous examinerons de méme les techniques propres de la transmission verbale, qui apparaissent dans ces textes. La narration s’ouvre sur un proverbe: «S’il avait le ventre derriére lui, ce ven- tre le mettrait dans un trou». Ce proverbe constitue la présentation du conte et en méme temps le point culminant de action ainsi que sa morale. Le lecteur sait que Mor Lame est un étre gourmand («entre») et pressent que sa gourmandise le con- duira a la mort («trou»). Le conte nous expliquera le déroulement du proverbe. L’auteur ajoute une autre sentence qui complete la définition du personage: «Si la cupidité ne t’a pas entigrement dépouillé, c’est que tu n’es vraiment pas cupides. Ainsi Mor Lame nous est présenté comme Iincarnation de deux vices —gourmandise et cupidité— qui font de lui un personnage-type. La seconde maxime corrobore l’anticipation de la précidente car lorsque action s'achéve le personna- ge se convertit en une dépouille en méme temps qu'il est dépouillé. Les proverbes sont des éléments indiscutables de la transmission orale. On y trouve reflétés les contenus de la sagesse populaire qui doivent étre transmis de gé- nération en génération, ainsi que la morale collective sur laquelle repose la société traditionnelle africaine. De cette fagon dans un systeme communautarie, basé sur le didactisme, les proverbes de méme que les contes jouent un réle incontestable: ils déterminent la morale en méme temps qu’ils Villustrent. Parfois conte et prover- be se mélent, ce dernier étant la fixation ou le résumé de la sagesse ou de la morale développée dans le récit. : ATintérieur de la structure du conte, le proverbe, peut apparaitre au début, présentant la narration et servant d’introduction. A ce propos Takassi'™” considére que les contes qui commencent ou se terminent par un proverbe ne correspondent pas A la structure du récit traditionnel mais plutét au talent personnel de l'auteur et a sa conception spéciale de la tradition: «La tradition de Birago Diop n'est pas «immuable». Elle se constitue sans cesse». Effectivement le conte de transmission orale s’ouvre et se ferme sur des formules fixes que Diop n’emploie pas et qu’il substitue par une phase de présentation, conscient peut-étre que la relation écri- (10) Cf. TAKASSI, op. cit,, pp. 162-165. “VlOS' OU LA CONTINUITE DE LA TRADITION CHEZ BIRAGO DIOP vain-public est totalement différente de la relation détenteur de la parole-auditoire, et que le lecteur aqui il s'adresse ne connait ni l'histoire qu’on va raconter, ni la réalité qu’il y expose. Diop utilise le proverbe qui «permet ainsi d'anticiper sur le ré- cit, sur sa morale et de donner un avant-goat de sa saveur. Grace au proverbe, le conteur peut dégager, de facon précise, la lecon de son récit.»'"” Cest dans cette premiére étape —présentation— que Diop se sent plus libre pour laisser s'épanouir sa verve, sa qualité d’écrivain, car sa fidélité a la structure du conte traditionnel dont il s'inspire et sur lequel il base sa narration, empéchera Yinnovation dans le récit proprement dit. Ainsi dans la présentation de L’Os, outre le portrait moral de Mor Lame et l’'anticipation des conséquences de ses vices, 'au- teur nous présente le village -Laméne- et les circonstances spéciales de la vie de ses habitants: «Le boeuf y était inconnu de deux générations d’hommes». Cette pro- longation de l'introduction du récit nous permet de connaitre des faits concrets qui vont avoir de l’influence sur le comportement de Mor Lame. En vrai détenteur de la Parole, ’'auteur nous présente la situation de facon linéaire: il nous informe de la bonne récolte de l'année, de I'effort de toute la collectivité pour l’obtenir et quand il considére que le lecteur-auditoire a compris il interrompt la narration.et la résu- me d’un «Bref! La récolte avait été magnifique», qui sert de transition a l'action: «On avait donc décidé d’envoyer des anes chargés de mil (...) au Ferlo, od paissaient les immenses troupeaux de ces Peulhs qui ne mangent presque jamais de viande». Le lecteur, par I'intermédiaire de ce ces, se trouve soudainement face a une ethnie inconnue dont il sait seulement qu’elle est composée de nomades, vivant de leurs troupeaux et se nourrissant pourtant presque exclusivement de lait tel que le texte le spécifiera plus tard. Nous retrouvons la un théme qui se répéte dans les contes de cet auteur: la satire dirigée contre les peuples voisins dans ce contexte d’hu- mour africain chargé de malice mais jamais de méchanceté et qui offre au narrateur la possibilité d’intercaler un nouveau proverbe, description définitive de l'ethnie voisine: «Quand ramasser devient trop aisé, se baisser devient difficile». L’action est reprise et relancée par une phrase («Depuis trois lunes, les anes étaient donc partis...) contenant un donc causal qui nous rappelle l'action inte- rrompue par la description de Laméne et des Peulhs et qui de nouveau ouvrira une parenthése pour nous expliquer ce qu’est un «Tong-Tong», anticipant ainsi l'am- biance de féte qu’il y aura dans le village quand ce Tong-Tong ou partage de I'ani- (11) KANE, Essais sur les Contes d’Amadou Koumba, Dakar, Nouvelles Editions Africaines, 1981, p. 46. 85 INMACULADA DIAZ NARBONA mal échangé avec les Peulhs se déroulera. A partir de ce moment I’action se situe a Mor Lame, centre du récit. L’art de Birago Diop repose justement sur le fait de savoir combiner la recréa- tion du modéle traditionnel et la fidélité aux techniques orales. Conscient et sou- cieux du probléme de la transcription de loralité a ’écriture, l'auteur adapte les techniques de facon que le lecteur se sente spectateur-auditoire du récit:il l'intro- duit dans le contexte, il s'adresse 4 lui et quand il considére qu’il doit insister sur quelque chose, il fait un aparté comme dans le théatre classique: il interrompt l’ac- tion, s’adresse au lecteur et lui explique —dans le cas du lecteur occidental ignorant la réalité africaine- ce que signifie un mbok-mbar, un frére de case, un plus-que- frére. Interpellation qui joue le rdle @’éclaircissement pour le lecteur occidental et joue également un autre réle: rappeler au lecteur africain, cette fois, les lois éta- blies par la tradition et leur sens a l’intérieur de la communauté. Cet aspect révéle Ia finalité du conte: amuser et instruire,'"”! dans le cas qui nous intéresse, sur la né- cessité du maintien de la tradition, de ce code moral, de comportements, consé- quences des coutumes devenues lois et assimilées par toute la collectivité. Cette société rurale et traditionnelle, a besoin pour sa survie de ces lois, de ce droit cou- tumier et toute personne qui le transgressera met en danger I’équilibre social et par conséquent doit étre punie: exclusion, d’une facon ou d'une autre, de la co- llectivité est le chatiment qu’elle devra assumer. Le conflit entre ’individu et la collectivité apparait maintes fois dans les récits de Birago Diop. Le plus connu, adapté au théatre en 1955 par Lamine Diakhaté, est Sarzan, nouvelle qui appartient au premier recueil. Dans cette nouvelle le chati- ment est directement imposé par les ancétres surveillants et protecteurs de la tradi- tion; Paction y est revétue d’un accent particuliérement tragique. Rappelons que les.ancétres ne sont pas un «deus ex machina», comme dans le théatre classique oc- cidental, ils font partie intégrante de la communauté car il n'y a pas de limite entre (12) «Tous les'récits sont prétextes 3 une lecon de morale sociale (..). La morale consiste en une in- terprétation des événements narrés dans le récit par rapport des conduites sociales sur les- quelles sont portés des jugements de valeur, et qui servent a «donner des conseils* aux jeu- nes». CALAME-GRIAULE, Ethnologie et Langage: la parole chez les Dogon, Paris, Gallimard, 1965, p. 458. 86 LOS" OULA CONTINUITE DE LA TRADITION CHEZ BIRAGO DIOP la vie et I’'au-dela-de-la-vie dans la conception animiste africaine."* Donc, l’élément tragique dans les contes africains ne posséde ni une base religieuse:-Dieu est absent et n'est pas provoqué par une fatalité extérieure; I’ élément tragique est humain et provient de linadaptation de I'individu au groupe auquel il appartient. Dans le conte ‘que nous abordons, les éléments tragiques et comiques se mé- lent depuis le début jusqu’ a la culmination de l’intrigue. Le lecteur ne peut que sourire devant Mor Lamne, homme contrarié et grincheux que sa gourmandise pousse inventer des situations comiques -au début- pour se libérer de son frére de case. Mais les lois du groupe ont été transgressées, Bien que Kane pense qu’ «il s'agit moins d'un affrontement entre le personnage et son groupe social que des conséquences d’une sorte de déformation du caractére de Mor Lame», il est cer- tain que cet individu, gourmand et cupide, s’oppose a la tradition et ignore les con- seils et prédictions d’Awa, épouse obéissante, soumise comme il convient a la fem- me africaine; Awa, comme le choeur dans le théatre grec, introduit ici, par ses répli- ques, l'accent tragique de I’action. L’exclusion de la communauté se présente cette fois sous la forme de la mort: Mor Lame, borné et aveugle devant la réalité, choisit de feindre sa propre mort et comme le proverbe nous le laissait entendre, il meurt réellement. Ce personnage, désireux de tromper les normes de la communauté, s’en exclut volontairement sans comprendre que le seul désir d’exclusion comporte en lui-méme la faute, et donc le chatiment: son jeu se tourne contre lui et le fait tomber dans son propre piége. Mais Diop reste fidéle au conte traditionel africain quia pour mission fondamentale d’amuser, de sorte que quand tout semble condui- re vers une fin tragique, élément comique fait son apparition et le conte finit (13). Cfr, dans ce sens, le pozme de B. Diop: «Ecoute plus souvent Les Choses que les Etres La Voix du Feu s‘entend, Entends la Voix de |'Eau. Ecoute dans le Vent Le Buisson en sangiots: Crest le Souffle des Ancétres morts, Quine sont pas partis Quine sont pas sous la Terre Qui ne sont pas morts.» Leurres et Lueurs, Paris, Presence Africaine, 1960, pp. 64-65. (14) KANE, op. cit, 1981, p.202 87 INMACULADA DIAZ NARBONA, d'une facon heureuse. Inmédiatement aprés la mort de Mor Lame, son plus-que- frére, Moussa, hérite non seulement de ses biens et de son épouse mais également, comme il fallait s’y attendre, de I'os! L'angoisse de la mort s'efface pour faire place a une situation comique. Les dialogues, 4 cause du rythme donné par la répétition, sont le moteur de Faction dans les contes; «dialogues rythmés», comme les appelle Senghor,"") qui marquent la progression dramatique: «L'intérét dramatique nait de la répétition: répétition d’un fait, d'un geste, d'un chant, de paroles qui font leitmotiv, Mais il y a, pres- que toujours, introduction d’un élément nouveau, variation de la ré- petition, unité dans la diversité. C’est cet élément nouveau qui soulig- ne la progression dramatique»."5 Cependant il faut souligner que ces dialogues qui poussent l'action n’appa- raissent pas dans tous les contes et qu’ils se combinent parfois avec d'autres types de dialogues, plus amples et semblables a une conversation dépourvue de rythme. L’Os est un clair exemple de récit dont Paction se base sur la progression don- née par le «dialogue rythmé», Sauf le bref dialogue maintenu entre Awa et Moussa —qui ne tombe pas dans le pidge, en ne s’absentant pas pour annoncer la «mort» de Mor Lame- tout le reste de I’action est construit sur un dialogue répétitif entre Awa et Mor. Comme le signale Kane,” les dialogues dans les contes de Diop sont basés sur un rythme ternaire qui nous rappelle les chiffres magiques ou cabalisti- ques. Nous ne arréterons pas sur ce point mais sur le réle joué par les dialogues. Ceux qui s’engagent entre Mor et Awa se répétent neuf fois avec la méme structure «Ot est l’os? —L’os est /a —S'amollit-il? Il s’amollit. peut-étre faudrait-il dire ici, au lieu de neuf fois, trois fois trois, En effet, ces dialo- gues apparaissent regroupés et répétés dans un systéme ternaire car le troisiéme, le (15) SENGHOR, Préface des Nouveaux Contes d’Amadou Kouba. (16) SENGHOR, «l’Esthétique Negro-Africaine» dans Liberté |, Seuil, 1964, pp. 213-214. (17) KANE, op. cit, 1981, p. 161. 88 “VOS' OULA CONTINUITE DE LA TRADITION CHE? BIRAGO DIOP sixiéme et le neuvigme représentent un changement dans le déroulement de l'ac- tion: dans le premier groupe le troisiéme dialogue souligne une différence spatiale et temporelle, Spatiale dans la mesure oi la scéne se déroule maintenant en dehors de la case et Awa est obligée de se déplacer pour vérifier l'état de l'os: Ou est os? -Ilest la-bas! —S'est-il amolli? ‘Awa se leva, entra dans la case (...) -ll s’est amolliv. La marque temporelle, le passage du temps, reste aussi clairement reflétée. Quand Mor comprend la décision de Moussa de ne pas partir, il entame le se- cond groupe de dialogues inventant —dans un sens progressif- une maladie qui le conduira a la mort. Il y.a donc eu un changement et une relance de action. Le groupe de dialogues suivant est lancé par Awa qui conseille & son mari d’étre rai- sonnable et d'arréter la farce. Quant au dernier groupe de dialogues, il est marqué par les supplications d’Awa et par une progression a l’intérieur de action: «-Léve-toi! On va t’ensevelir et t’enterrer si tu continues a faire le mort». (7éme. réplique) «Leve-toi! Tu dépasses les hornes. On va tenterrer maintenant». (8¢me. réplique) A cela Mor, aprés avoir vérifié que Moussa est toujours présent, répond: «Que l'on m’ensevelisse!» (7éme. réplique) «-Laisse que l’on m’enterre», (8me. réplique) La changement qui marque la neuviéme réplique —troisiéme de son groupe-se dégage des deux précédentes: 'action se clot et Mor ne parlera plus avec Awa mais avec l’Ange de la Mort. Lart de Diop se révéle également dans l'emploi qu'il fait de la répétition de la structure de base du dialogue: au début il 'emploie pour créer un climat comique autant que pour critiquer la gourmandise de Mor; plus tard il lutilisera pour mar- quer P apparition progressive du ton tragique. Finalement, étant donné qu’un conte se termine rarement mal -sauf peut-étre Petit-Mari (Les Contes d’Amadou Koum- ba, p.119}-il reprend le méme dialogue, mais changeant de ton, il fait en sorte que 89 INMACULADA DIAZ NARBONA le lecteur-spectateur sourit de nouveau quand il entend Moussa erégnant en maitre dans la maison de Mor Lame», demander a Awa: «Oi est I'os? —llest 1a, fit la veuve docile —Apporte-le et qu'on en finisse». La fin était donnée par le proverbe du début du récit." Le conte n’a fait que développer et illuster le contenu du proverbe. Et, «la Paix si chére aux coeurs né- gro-africains, c’est-a-dire ordre, finit toujours par triompher».!! A Pépoque de l'adaptation théatrale de ce conte, le continent africain se trou- ve étre le carrefour de cultures et d’idéologies politiques, phénoméne qui a une influence sur la création littéraire. Dans certains pays comme le Congo, le Nigéria, lAlgérie, le théatre se veut le porte-parole de la révolution; tandis que dans d’au- tres, ceux qui appartiennent a ce qu’on appelle I’«Afrique modérée», on continue a représenter un théatre folklorique, traditionnel et historique comme le premier théatre écrit que l'on joua dans les années 1930-40 a l’école William-Ponty du Sénégal. Théatre didactique qui, sans atteindre le sociodrame, «se veut manifesta- tion de vitalité et de fidélité d'un groupe menacé dans l’originalité de ses cultures et de sa personnalité»,2” L’os de Mor Lam, comme ce premier théatre, est une piéce de style tradition- nel, divisée en quatre actes et un épilogue. Les deux premiers actes, de moindre extension que le reste, sont l’équivalent de la présentation et de l’introduction du conte. Ainsi, dans le premier acte, nous apprenons par un personnage secondaire —Guéye- et son dialogue avec Awa, la situation de disette de Laméne et l'espoir du Tong-Tong. Le proverbe relatif aux Peulhs apparait plus développé que dans le conte a travers l’explication critique que I’on y fait de leur fagon de vivre. Le dialo- gue des deux femmes s’interrompt avec l’entrée de Mor qui chasse Guéye en lui rappelant ses devoirs d’épouse, en méme temps qu’il critique les femmes bavardes; attitude misogyne que l'on trouve fréquement dans les récits de Birago Diop. Le (18) Cfr., a ce propos, RATTUNDE, «Stilelemente oraler Uberlieferung in der Erzahlung 'L'Os' von Bi- rago Diop», Neusprachliche Mitteilungen, 3, 1969. (19) SENGHOR, Préface des Nouveaux Contes d’Amadou Kouba. (20) NGANDU NKASHAMA, La Litterature Africaine Ecrite, Issy-les-Moulineaux, Ed. Saint-Paul, Clas- siques Africains, 1979, p. 89 90 "VOS' OU LA CONTINUITE DE LA TRADITION CHEZ BIRAGO DIOP premier acte se termine sur la méme recommandation faite par Mor dans le conte, de cuire l'os «doucement, lentement, longuement (...) et ce jour-la que personne n'approche de ma demeure». Le deuxiéme acte correspond dans le conte a l’explication que le narrateur donne des devoirs que l'on a envers le mbok-mbar, devoirs inculqués par la tradi- tion de l'initiation plus forte que les liens du sang. Dans la piéce cette explication est provoquée par l'arrivée de Moussa au villa ge. Dans le conte on ne précise pas cette arrivée; au théatre il faut la spécifier pour justifier 'absence du personnage de I'espace scénique et pour permettre le com- mentaire sur Mor qui n’a méme pas assisté aux priéres, tant était grande son impa- tience de s’enfermer chez lui avec sa portion du partage. Il faut souligner que cet acte, ou est rappelée l'importance de la tradition ‘et des devoirs qui en découlent, se déroule sur la Place des Palabres. Les Notables du village se trouvent groupés autour de Mame Magatte qui se convertit ainsi en dé- tenteur de la-Parole, en messager de la tradition, de méme qu’il était dans le récit le narrateur-griot. D’autre part on trouve aussi dans cet acte une innovation considé- rable par rapport au conte: on y fait une description psychologique de Mor Lam au moyen de formules imagées, comme dans la littérature orale. Tandis que dans le conte ce personage est décrit par les deux proverbes du début, dans la pice la deuxiéme sentence est développée sans étre explicitée: Mor n'a pas d’ami, «ll est comme la peau du’ singe qui n’est ni pour le cordonnier ni pour le marabout», Je suis certain que s'il pouvait chasser méme les mouches de sa demeure aujourd'hui, il le ferait». Mor est un personage condamné a I’exclusion de la collectivité. Les Notables, les plus hauts représentants de cette société fondée sur des lois et des coutumes, 4 laquelle on n’appartient qu’aprés avoir subi les épreuves initiatiques, affirment que les coutumes, ’honneur, Vhospitalité, la tradition sont «des maitres qui n’ont pas beaucoup de pouvoir sur lui», «plutét de pauvres esclaves qui ne sui- vent que trés rarement et de loin notre homme», «disons des compagnons qui ne lo- gent pas souvent dans sa demeure». Parallélisme avec le conte: on connait la fin de Phistoire avant son commencement. Les troisiéme et quatriéme actes ainsi que Pépilogue sont la reproduction exacte du récit, bien qu’adaptés aux techniques particuliéres du genre. Les dialo- gues rythmés sont encore le moteur de l'action mais la progression dramatique, donnée dans le conte par le rythme ternaire de ces dialogues, est soulignée au théa- 1 INMACULADA DIAZ NARBONA, tre, «synthése du signe et du corps» comme le dit Desanti,” par la représentation du contenu des dits dialogues: l'arrivée des Notables a la demeure, les plaintes, les priéres des femmes, I'ensevelissement de Mor, etc. La marque temporelle nous est donnée, comme dans le conte, par le passage du présent (s’amollit-il?) au passé composé (s’est-il amolli?) mais dans la piéce elle s'appuie sur les techniques classiques du genre. Ainsi, lintroduction de la nuit dans le décor, les silences des personnages, leurs entrées, et sorties de la scéne..., tout contribue 4 faire voir au spectateur que le temps passe d’une facon réelle. Rap- pelons que ce théatre, méme joué en frangais, recourt 4 des expressions de la lan- gue vernaculaire ainsi qu’a des danses et des chants proprement africains afin de se rapprocher davantage du public, ou, ce qui revient au méme, d’étre fidéle au thi tre traditionnel africain. Cependant, ce théatre d’inspiration nettement africaine revét les formes du théatre occidental traditionnel: division en scénes, actes, chan- gements de décor... La traitement de I’espace réel dans le récit comme dans l’'adaptation théatrale est clairement défini: la demeure de Mor Lam est le lieu ot se développe I'intrigue car Pautre espace, la Place des Palabres, ne fait pas partie de cette intrigue propre- ment dite mais il sert seulement d’introduction. C’est l’espace de la Tradition, celui de la Palabre et par conséquent il n’est pas délimité mais ouvert a tout le village, & toute la communauté. Nous ne pouvons parler ici ni de Pespace réel ni de espace symbolique de Traction sans faire référence a Awa, le seul personnage qui se déplace sur l’espace scénique. Ses allers et retours de la cour (ou se trouvent Mor et Moussa) a la case (ot se trouve l’os) et d’une case (ott Mor, «convalescent», est accompagné de Mous- sa) a l'autre (oi se trouve encore I’os), marquent le déplacement scénique d’Awa en méme temps qu’ils font de ce personnage le lien entre l'individu (Mor Lam), les devoirs collectifs (Moussa) et le conflit entre eux (I’os). Ces mouvements se réali- sent toujours de l’extérieur vers l'intérieur od se trouve I’os, lieu du conflit. Cela dit il faudrait rappeler ici les mots d’Eno-Bélinga, «plus le silence est grand, plus le geste se charge de sens», quand nous voyons Awa, intermédiaire, soumise et si- lencieuse, dans la premiére partie du dialogue oii la réponse et l'action lui sont im- posées par sa condition d’épouse. Awa est un personnage dont la fonction se borne (21) DESANTI, «L’Africain, homme de tradition orale», L’Afrique littéraire et artistique, 7, 1969, p. 7. (22) ENO BELINGA, Littérature et Musique Populaire en Afrique Noire, Paris, Cujas, 1965, p. 12. 92 "VOS' OU LA CONTINUITE DE LA TRADITION CHEZ BIRAGO DIOP a l'obéissance, selon les paroles mémes de T’auteur dans l'introduction («Elle nexiste que dans Tobéissance a laquelle elle se soumet tout naturellement».) Cependant nous croyons qu’Awa dépasse cette réalité: quand Mor, repoussant ouvertement ses devoirs envers son mbok-mbar, son plus-que-frére qui lui rappelle, dans le conte, «discrétement ses devoirs et obligations», et dans la piéce, de facon exhaustive, par un discours plein d’allusions si directes qu’elles font sourire le spectateur, quand ce personnage succombe a son égoisme et invente le piége dans lequel il tombera fatalement, Awa cette fois intermédiaire active, essaie de persua- der Mor et de le libérer ainsi de l'exclusion. Ses mots et ses déplacements ~cette fois-ci vers le lit «de mort» de son mari, lit qui symbolise le refus de la tradition— marque progressivement l'accent tragique de l'intrigue qui jusqu’a présent avait prété a sourire. Awa, non seulement donne naissance a la progression dramatique mais encore est le seul personnage qui unit la tradition et sa négation, le seul per- sonnage en qui confluent les espaces réels et symboliques. Awa est, en définitive, le peronnage qui, dans le conte comme dans le théatre, assure la continuité de la tra- dition, d’'abord en tant qu’épouse obéissante, ensuite en tant que gardienne des principes collectifs, et enfin fermant ou ouvrant a la fois le cycle en tant que «euve docile». Comme dans le conte, le didactisme africain comporte au théatre un élément de divertissement; on ne peut concevoir un enseignement qui ne divertisse pas, C'est pourquoi soudain, a la fin de la piéce, le ton change et le rire éclate quand ‘on voit Mor Lam qui discute avec ’Ange de la Mort, et un sourire de complicité se dessine quand Moussa obtient ce qu’il s’était proposé. Le conte et la piéce dramatique finissent la 00 ils avaient commencé. Ils n’ont fait qu’illustrer, comme le fait la littérature traditionnelle, un proverbe qui fixe les normes du comportement et qui nous rappelle que la gourmandise, a l'image de n’importe quel autre vice qui écarte l’individu de ses devoirs envers fa communau- té, implique la destruction de cet individu, ou ce qui revient au méme, son isole- ment. Mor Lame dont le nom est significatif (mort de l'Ame) est «prisonnier de lui- méme, sans générosité... Il meurt. C’est dans l’ordre». Tels sont les mots que Diop, (23) D’aprés KANE (op. cit. p.1971, p.109) la troupe du theatre Daniel Sorano n’a pas su saisir cette ambigité des tons et dans adaptation du conte I'élement comique se détache au détriment de Velement tragique. 93 ‘VOS OULA CONTINUITE DE LA TRADITION CHEZ BIRAGO DIOP trente ans aprés la publication du conte, emploie, fidéle a la tradition, 4 ses techni- ques comme A son esprit; mots que nous retrouvons dans l’introduction de ’adap- tation théatrale et qui sont complétés par cette affirmation: «Il faut jouer le Jeu de la Tradition, celui de la Société dans laquelle nous vivons. NOUS NE SOMMES PAS LIBRES». 94

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