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I. Pierre Corneille (1606-1684) : Le Cid, Mis en Scène Pour La Première Fois en Janvier 1637 Par La Troupe
I. Pierre Corneille (1606-1684) : Le Cid, Mis en Scène Pour La Première Fois en Janvier 1637 Par La Troupe
Le Cid, mis en scène pour la première fois en janvier 1637 par la troupe
de l’Hôtel du Marais à Paris, a marqué le début de la grande renommée
de Pierre Corneille. Le succès de la pièce a été immédiat et considérable.
On l’a très tôt jouée devant la cour de Louis XIII et à l’hôtel du cardinal
Richelieu, et elle a continué pendant des mois à remplir le Théâtre du
Marais. Ironiquement, la sévère critique du Cid (de la part des rivaux
littéraires de Corneille et de l’Académie française du cardinal Richelieu) n’a
fait qu’accroître sa popularité générale. La poésie et les thèmes universels de
cette tragi-comédie — notamment le célèbre « dilemme cornélien » — nous
donnent toujours à penser. Le Cid fascine encore le public d’aujourd’hui
dans son texte original, et dans de nombreuses adaptations qui reprennent
sa problématique fondamentale.
4 Corneille: Le Cid
Acte II
Scène I: Le Comte renvoie avec arrogance Don Arias, l’émissaire du
Roi de Castille (Don Fernand), venu lui demander de s’excuser devant le
Roi de son offense contre Don Diègue. Mais le rang et la valeur du Comte
ne lui permettront jamais de céder. Dans son rôle du guerrier le plus fort
de Castille, le Comte rejette l’autorité du monarque. (Est-ce parce que les
nobles ont peu de respect pour Don Fernand, qui n’est que le premier roi
de Castille?).
Introduction 5
Scène II: Don Rodrigue retrouve le Comte seul. Il lui lance le défi
au nom de l’honneur de son père et le provoque en duel. Mais le Comte
(qui, lui, est sûr de l’emporter sur Don Rodrigue) ne peut pas cacher son
admiration devant l’ardeur et le courage manifestes du jeune chevalier.
Ironiquement, le Comte sait maintenant qu’il a bien fait en le destinant à
sa fille. Le Comte tente de dissuader Rodrigue de se battre, tout en sachant
que le jeune homme n’a pas d’autre choix.
Scène III: Chimène, inconsolable, a appris la nouvelle du défi, mais ne
sait pas encore que le duel est imminent. Elle se rebelle contre les raisons
de cette conjoncture — l’ambition personnelle et l’honneur familial —
mais sait que l’affront à Don Diègue est trop grand pour mener à un autre
dénouement. L’Infante essaie d’apaiser Chimène en lui promettant de
retenir Don Rodrigue prisonnier et ainsi de l’empêcher de se battre.
Scène IV: Un page arrive pour informer l’Infante et Chimène que
Don Rodrigue et le Comte ont déjà quitté le palais, les armes à la main.
Bouleversée, Chimène part à leur poursuite.
Scène V: Chimène partie, l’Infante recommence à espérer. Son
imagination prend son vol: si Don Rodrigue prouve sa valeur en triomphant
du Comte, ne sera-t-il pas du coup digne d’une princesse? De nouveaux
exploits guerriers seront inévitables et Rodrigue pourra se créer un royaume.
Mais sa gouvernante Léonor essaie de ramener l’Infante à la sagesse.
Scène VI: Malgré une défense éloquente du Comte montée par Don
Sanche, le Roi se fâche contre l’irrationalité et la désobéissance du Comte et
se prépare à le faire arrêter. Mais on vient annoncer au Roi que les Maures,
ennemis traditionnels de la Castille, sont déjà arrivés à l’embouchure du
fleuve. Le Roi laisse tomber l’affaire du Comte et donne l’ordre de doubler
la garde.
Scène VII: Don Alonse informe le Roi de la mort du Comte. On
annonce Chimène, affolée, venue demander justice. Le Roi s’afflige de la
mort du grand homme dont la perte menace en effet la sécurité de son
royaume.
Scène VIII: Aux pieds du Roi, Chimène évoque la triste mort de son
père et demande vengeance: elle exige que Don Rodrigue soit mis à mort.
Don Diègue (le père de Rodrigue) insiste sur l’énormité de l’affront qui
lui a été fait, mais plaide en faveur de son fils. Il explique que la mort du
Comte est entièrement de sa faute, et que c’est lui, Don Diègue, qui devrait
subir seul la punition. Le Roi prend Chimène sous sa protection, ramène
Don Diègue au palais et fait rechercher Rodrigue. Il propose un délai pour
pouvoir rendre son verdict.
6 Corneille: Le Cid
Acte III
Scène I: Rodrigue arrive chez Chimène, cherchant sa propre mort
par la main de sa bien-aimée. Elvire, la gouvernante de Chimène, supplie
Rodrigue de s’enfuir: qu’il n’affronte pas la vengeance de Chimène et qu’on
ne le voie pas en compagnie de celle dont il a tué le père. À l’approche de
Chimène, Elvire se voit obligée de cacher Rodrigue.
Scène II: Chimène rentre chez elle, accompagnée de Don Sanche
(amoureux d’elle) qui s’offre en bon chevalier à la venger en provoquant
Don Rodrigue en duel (c’est-à-dire, en un duel judiciaire). L’argument de
Don Sanche: la justice royale est lente. Chimène refuse en lui expliquant
que le Roi lui a déjà promis la justice.
Scène III: Chimène avoue à Elvire sa douleur profonde. Malgré
l’honneur et l’honneur de sa famille qu’il faut qu’elle soutienne (sa « gloire »),
elle aime encore Rodrigue. Sa passion amoureuse est en lutte avec la
vengeance indispensable. Forcée d’accomplir son devoir en cherchant la
mort de Rodrigue, elle se promet de mourir après lui.
Scène IV: En pleine nuit et malgré les interdictions, Rodrigue se
présente à Chimène et lui demande de lui donner la mort. Il y insiste; ce
sera le seul moyen de rester digne d’elle, car elle ne pourra jamais épouser
un lâche. Il tend son épée à Chimène, une arme encore trempée du sang de
son père le Comte. Elle refuse catégoriquement de tuer Rodrigue, lui disant
même qu’elle ne le hait point. Le dilemme de Chimène: elle doit continuer
à poursuivre Rodrigue en justice (tout en ne voulant pas l’atteindre), et tout
cela pour pouvoir rester digne de lui. Pris dans le même engrenage fatal,
ensemble, les deux amoureux se lamentent sur leur sort.
Scène V: Don Diègue, ravi que l’honneur de la famille ait été
vengé, mais n’ayant pas vu Rodrigue depuis la mort du Comte, cherche
désespérément son fils. Il craint que Rodrigue ne soit devenu victime des
partisans du Comte.
Scène VI: Réunion joyeuse de Don Diègue avec son fils. Mais la
victoire de Rodrigue est tragique: Chimène est perdue à jamais à Rodrigue
qui ne songe qu’à mourir. Son père le persuade qu’aller combattre les Maures
mènera à une fin beaucoup plus glorieuse. Selon Don Diègue, une victoire
sur l’ennemi sera le meilleur moyen d’obtenir le pardon du Roi et même de
regagner le cœur de Chimène. Pour renforcer son armée contre les Maures,
Don Rodrigue va chercher les amis de son père, déjà réunis chez lui.
Acte IV
Scène I: Elvire annonce à Chimène que Don Rodrigue a vaincu les
Maures et a même fait prisonniers les deux rois qui les commandaient. À
l’idée que Rodrigue aurait pu être blessé, Chimène s’affaiblit. Mais elle doit
se reprendre: bien que Don Rodrigue soit devenu un héros, Chimène ne
Introduction 7
Acte V
Scène I: Don Rodrigue se rend une deuxième fois chez Chimène. Il
lui annonce qu’il est prêt, par respect et par amour, à se laisser tuer par
Don Sanche. Mais Chimène l’étonne en le suppliant de revenir victorieux
pour qu’elle ne soit pas obligée d’épouser Don Sanche. Elle se soucie tout
aussi bien de l’honneur de sa famille, mais sait que si Rodrigue revient
vainqueur, elle ne pourra pas protester leur union, ordonnée par le Roi.
Don Rodrigue, ébloui, déclare qu’il fera face au monde entier pour avoir la
main de sa Chimène.
8 Corneille: Le Cid
IV. Qu’est-ce que « La Querelle du Cid »?
Je satisfais ensemble et peuple et courtisans,
Et mes vers en tous lieux sont mes seuls partisans;
Par leur seule beauté ma plume est estimée:
Je ne dois qu’à moi seul toute ma renommée.
Corneille, Excuse à Ariste, février 1637
Suite au succès énorme du Cid, Corneille a dû supporter l’hostilité de
plusieurs camps de rivaux jaloux. La « Querelle du Cid » a duré des mois.
Les rivaux de Corneille, auxquels s’est associé le cardinal Richelieu, à côté
de certains dramaturges amis de Corneille, tels Charles Scudéry et Jean
Mairet, ont déclaré que le sujet du Cid n’avait aucune valeur et que la pièce
était pleine de « méchants vers ». En outre, elle n’adhérait pas bien aux règles
néo-classiques, adaptées d’Aristote et d’Horace, qui commençaient depuis
peu à gouverner la scène française officielle. Vue comme un tournant dans
l’histoire des lettres françaises, la Querelle du Cid continue jusqu’à nos
jours à faire le sujet de commentaires et d’analyses.
Les défenseurs de Corneille ont répondu qu’il valait mieux plaire
au public que suivre les règles. Richelieu a fait appel à l’arbitrage de son
Académie française, nouvellement créée pour s’occuper des questions
de langue. Se basant sur certains écarts perçus par rapport aux règles,
l’Académie a émis un verdict assez négatif, auquel Corneille était interdit
de répondre. Les conclusions de l’Académie ont redéclenché la controverse,
car si la pièce ne valait rien, pourquoi y prêter tant d’attention? Corneille,
fier et indépendant, a mis sa réponse sous d’autres formes, telle son Excuse à
Ariste de février 1637 (voir ci-dessus). Par ailleurs, l’auteur disait: « De tant
d’ouvrages qui ont paru jusqu’à présent, Le Cid a été le seul dont l’éclat ait
obligé l’envie à prendre la plume. » (Berg 255)
Pourquoi la Querelle du Cid (et pas d’une autre œuvre)? Elle est née
d’une part des difficultés de l’auteur avec ses comédiens, et d’autre part de
la rivalité avec d’autres auteurs dramatiques. Vu le succès du Cid, Corneille
aurait demandé, et l’impresario et acteur principal Mondory lui aurait
refusé, un supplément de rétribution. Corneille a contre-attaqué en faisant
immédiatement imprimer le texte du Cid. Une fois imprimée, n’importe
quelle troupe avait le droit de mettre l’œuvre à son répertoire. Dès ce
moment, Mondory ne disposait plus de la pièce en exclusivité.
En même temps la jalousie prenait forme chez les confrères de
Corneille. Les unités néo-classiques établies à ce moment-là ont en effet
prévalu en France jusqu’au XIXe siècle, lorsque le théâtre romantique
12 Corneille: Le Cid
V. Le héros et l’héroïne cornéliens et la morale
du XVIIe siècle
L’héroïsme et l’honneur ne sont pas une invention de l’auteur. Les
protagonistes de Corneille ne sont jamais isolés, mais toujours observés
par ceux qui les entourent, de leur rang et de rang supérieur, et qui les
jugent. Dans ce milieu, il faut à tout prix créer l’estime de soi et gagner
celle d’autrui. Donc, le héros cornélien se doit de représenter les idéaux de
la société aristocratique: une éthique fondée sur le « devoir », la « gloire », la
« vertu », la « générosité », qualités se réduisant à la maîtrise et le dépassement
de soi, vues comme inhérentes à sa classe. De plus, le rang noble prédispose
à la vaillance, une énergie physique et un stoïcisme « généreux » (du latin
genus: la race) transmis de génération en génération.
Néanmoins Corneille a innové en s’attaquant à la rigidité héroïque. Il
a transformé le théâtre français en ajoutant un drame intérieur au drame
d’intrigue. Le théâtre baroque précédent n’était composé que d’intrigues:
aventures, malentendus, péripéties, combats et poursuites. Le héros
cornélien va plus loin: vaillant et attiré par les sentiments les plus élevés, il
Introduction 15
est profondément humain, ce qui le mène à triompher des obstacles que les
circonstances et le destin lui imposent.
Tout au long du Cid, Chimène est prise par la même tension qui déchire
Rodrigue: dans l’obligation de défendre l’honneur de sa famille, le jeune
guerrier perdra sa bien-aimée. En poursuivant Rodrigue en justice, Chimène
défend sa lignée comme il lui est nécessaire, mais en l’accomplissant, elle
perdra Rodrigue. Rodrigue, lui, se soumet sans question à la poursuite,
à la fois pour se rendre digne de Chimène et par admiration pour elle.
Dans l’impasse où se trouvent les deux amants, chacun se veut digne de
l’autre et ne veut d’aucune façon se détourner de cet impératif. Ni l’un ni
l’autre ne pourra aimer, si l’objet de son amour manque d’honneur. Chose
ironique: c’est pour cette raison qu’ils s’admirent; le sacrifice voulu établit
leur courage. Des reflets de ce dilemme se retrouvent dans les écrits du
père Ignace de Loyola, le fondateur des jésuites, chez qui Corneille a été
éduqué.
Plus tard, les « grandes tragédies » de Corneille tourneront
inexorablement sur « …deux valeurs antagonistes, deux sentiments
passionnés et inconciliables s’affrontant dans le cœur et l’esprit des
protagonistes instaurent une division intérieure pathétique qui s’exprime
dans le dilemme. » (Bertrand 145) Même sous les ordres du roi, Rodrigue
ne s’attend pas à gagner la main de Chimène; il comprend qu’elle ne pourra
pas oublier son devoir sans détruire sa gloire. Pourtant, à la fois aux prises
de sa soif de vengeance et de son amour, Chimène fléchit. Elle a honte de sa
faiblesse, mais a besoin que Rodrigue triomphe dans le duel judiciaire pour
qu’elle puisse éviter un mariage avec Don Sanche. Elle ne donnera libre
cours à ses sentiments que lorsqu’elle croira Rodrigue mort. Le dénouement
du Cid trouve une solution quasi-heureuse au « dilemme cornélien » avec
la rédemption de Rodrigue dans la bataille contre les Maures et dans la
personne du Roi Fernand, qui ordonne l’union éventuelle des deux jeunes
gens.
Certains critiques mettent en relief chez Corneille l’héroïsme des
protagonistes avant tout (Doubrovsky), d’autres trouvent que l’idéalisme
héroïque déguise un profond intérêt personnel à la base de chaque décision
humaine (Margitic). Le dilemme persiste: choisir le bien public ou l’intérêt
personnel? Lequel des deux doit être sacrifié?
Le père de Rodrigue reproche à son fils de valoriser l’amour d’une
femme aux dépens de l’honneur et la gloire. « En triomphant, le noble
sauve évidemment son honneur; en mourant, il montre que l’honneur lui
était plus cher que tout; dans les deux cas, sa réputation redevient intacte. »
(Couprie 35) Mais puisque nous les voyons mettre instinctivement l’amour
sur le même plan que l’honneur, nous sommes amenés à identifier Rodrigue
et Chimène avec une nouvelle génération. Il est à noter que l’action du Cid
se situe vers 1064, aux débuts de l’ère de l’« amour courtois ». Loin d’être
16 Corneille: Le Cid
Notes stylistiques
Le Cid est une pièce française classique en vers et en cinq actes.
Représentée pour la première fois au début de 1637, Corneille l’a plusieurs
fois remaniée pour essayer de la faire adhérer aux règles de la tragédie
promulguées par les autorités de l’époque. Mais, pour nous, une grande
partie de son intérêt réside dans le fait que la version finale (de 1660)*
comporte toujours des aspects dits « romanesques » et un dénouement quasi-
heureux. Par son mélange de tragique et d’éléments tirés de la comédie, on
a souvent nommé Le Cid une tragi-comédie. Chaque acte est divisé en
plusieurs scènes, dont la longueur varie considérablement. L’arrivée ou la
sortie d’un ou de plusieurs personnages signale une nouvelle scène.
I. Le vers alexandrin
Corneille utilise le vers rimé alexandrin. Dans la prosodie française,
c’est un vers de douze syllabes (dodécasyllabe ou tétramètre). Il s’emploie
dès les premières chansons de geste françaises (au XIIe siècle); en effet ce
type de vers tire son nom du Roman d’Alexandre (c. 1170). Au XVIe siècle,
lorsque les poètes français Ronsard et du Bellay s’en servent, ainsi que les
autres membres du mouvement de la Pléiade, l’alexandrin devient le mètre
usuel des genres « sérieux », comme l’épopée et la tragédie — la tragédie
étant considérée une forme poétique. Au XVIIe siècle, Corneille et Molière
l’utiliseront aussi pour la comédie.
Pour compter les douze syllabes d’un vers alexandrin, commencez
chaque syllabe par une consonne. Deux consonnes successives sont divisées
(parle = par-le). Notez que pour compléter les douze syllabes du vers, deux
voyelles peuvent être séparées en deux syllabes (lion = li-on).
* Le texte de la présente édition est celui établi par Corneille en 1660. Nous
nous sommes servis, comme édition de référence, du Théâtre complet de
Corneille, édité par Georges Couton et Liliane Picciola, Tome I (Paris: Bordas/
Classiques Garnier/Dunod, 1993-1996). L’édition de la Pléiade (Corneille:
Œuvres complètes. Paris: Gallimard, 1980-1987. T. I), également éditée par G.
Couton, nous a aussi été inestimable, mais son texte du Cid est celui de 1637,
moins souvent choisi par les cours de littérature.
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18 Corneille: Le Cid
RODRIGUE
7 8 9 10 11 12
Par/le / sans / t’é/mou/voir.
1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12
Je / suis / jeune, / il est vrai; // mais / aux / â/mes / bien / nées
1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12
La / va/leur / n’at/tend / point // le / nom/bre / des / an/nées.
(Le Cid, v. 404-406)
Pour compléter le vers, le e final (ou e muet) peut se prononcer. Avec
la consonne qui le précède, le e final compte comme une syllabe. Le e final
n’est pas compté s’il précède une voyelle (voir ci-dessus, v. 405: « jeune ») ni
à la fin d’un vers (v. 405-406: « nées », « années »).
Les contraintes du vers alexandrin et la nécessité de fournir des rimes
exigent parfois de légers changements de syntaxe (l’ordre des mots dans
une phrase). Notez les éléments en italique du passage suivant tiré du Cid:
Juste ciel, d’où j’attends mon remède, 141
Mets enfin quelque borne au mal qui me possède:
Assure mon repos, assure mon honneur.
Dans le bonheur d’autrui je cherche mon bonheur:
Cet hyménée à trois également importe; 145
Rends son effet plus prompt, ou mon âme plus forte.
D’un lien conjugal joindre ces deux amants,
C’est briser tous mes fers, et finir mes tourments. 148
Voici les dernières paroles lancées par le Comte à Don Diègue (Acte I, Sc.
III):
Adieu: fais lire au Prince, en dépit de l’envie, 233
Pour son instruction, l’ histoire de ta vie:
D’un insolent discours ce juste châtiment
Ne lui servira pas d’un petit ornement. 236
Aux vers 233-234 vous pouvez choisir de lire:
Fais lire au Prince l’ histoire de ta vie pour son instruction, en dépit de
l’envie.
et aux vers 234-236:
Ce juste châtiment ne lui servira pas d’un petit ornement d’un insolent
discours.
Quand vous lisez ces passages à haute voix, il est bien sûr indispensable de
respecter la versification originale.
Dans les éditions modernes des pièces de Corneille, l’orthographe du
XVIIe siècle a généralement été modernisée. Notez que, pour maintenir le
débit oral de la versification, le poète a parfois insisté sur certaines syllabes
et en a fait disparaître d’autres. L’orthographe raccourcie de certains mots
a été retenue dans la présente édition. Par exemple:
Et pour t’en dire encor quelque chose de plus, (Le Cid, v. 280)
Avec tous vos lauriers, craignez encor le foudre. (Le Cid, v. 390)
Dans les vers ci-dessus (280 et 390), compter les trois syllabes du mot «
encore » aurait ajouté une treizième syllabe.
Notez aussi le variant « voi » (= vois), admis dans la poésie du XVIIe
siècle, et qui rime avec « toi » dans les vers qui suivent:
Elle va revenir; elle vient, je la voi:
Du moins, pour son honneur, Rodrigue, cache-toi. (Le Cid, v. 771-
772)
Le vouvoiement et le tutoiement
En général, les personnages d’une tragédie classique s’adressent à la
forme polie (vous). Selon les règles soutenues par la nouvelle Académie
française, utiliser le tu sur scène était jugé vulgaire ou péjoratif, même en
famille ou avec les proches.
Pourtant dans Le Cid, le jeu du tutoiement et du vouvoiement est assez
compliqué et ajoute à la complexité des relations entre les personnages.
Il signale des différences de classe et de hiérarchie. Parfois, il indique
de brusques changements de rapport entre deux personnages, des
transformations qui aident à faire avancer l’action. Par exemple:
Notes stylistiques 21
LE COMTE
Ne le méritait pas! moi?
DON DIÈGUE
Vous.
LE COMTE
Ton impudence,
Téméraire vieillard, aura sa récompense.
(Il lui donne un soufflet.)
DON DIÈGUE, mettant l’ épée à la main.
Achève, et prends ma vie après un tel affront,
Le premier dont ma race ait vu rougir son front.
(Le Cid, v. 225-228)
t Rodrigue et le Comte se tutoient dès leur première rencontre:
c’est que Rodrigue parle au nom de son père Don Diègue; les
deux adversaires sont voués au combat. Plus tard (Acte V, Scène
VI), pendant leur duel tel qu’il est raconté par Don Sanche,
Rodrigue et Don Sanche se tutoient.
t Rodrigue et Chimène se tutoient (Va, je ne te hais pas. — Tu
le dois. v. 963). Rodrigue et Elvire se tutoient (quand Elvire
l’exhorte à s’enfuir). Chimène et Don Sanche se vouvoient
(mais Chimène tutoie Don Sanche à son retour du duel avec
Rodrigue; ici, c’est un manque de respect).
t Au moment de partir au combat avec Don Sanche, Rodrigue
commence à vouvoyer Chimène (car il est devenu son chevalier),
mais elle continue à le tutoyer, en signe d’amitié, sinon d’amour.
22 Corneille: Le Cid
La négation
Notez dans la langue de Corneille l’emploi fréquent de la construction
ne... point à la place de ne…pas.
D’ailleurs, à la différence de la langue d’aujourd’hui, et aux fins de
la versification, dans la langue du XVIIe siècle, les deux éléments de la
négation peuvent entourer l’infinitif:
Il verra ce que c’est que de n’obéir pas. (Le Cid, v. 568)
En outre, le deuxième élément de la négation est parfois absent:
Si je n’eusse produit un fils digne de moi,
Digne de son pays et digne de son roi. (Le Cid, v. 715-716)