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ISBN 

: 979-10-329-2196-8

Dépôt légal : 2022, février


© Éditions de l’Observatoire / Humensis, 2022
170 bis, boulevard du Montparnasse, 75014 Paris

Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.


Ce livre est dédié à l’ensemble des collaborateurs de la Caisse des
dépôts, aux élus et à tous les agents publics qui font vivre la
République sur les territoires. C’est à eux que j’ai voulu rendre
hommage.
En guise d’introduction

L’argent ne se gère pas tout seul. Il  y a des hommes et des femmes
derrière la finance. C’est pourquoi, avant de parler de cette formidable
institution qu’est la Caisse des dépôts et consignations, je commencerai par
quelques notes plus personnelles, qui éclairent la démarche que je présente
dans ce livre.
Mes racines sont à la fois juives et chrétiennes, paysannes et
commerçantes, européennes et profondément ancrées dans les terres de
France. Mon grand-père, Pierre Lévy, industriel du textile implanté à
Troyes, a été la figure tutélaire de mon enfance et de ma vie de jeune adulte.
Homme d’entreprise et de culture, il était né en Alsace allemande en 1907
et n’a appris le français que tardivement. Cela ne l’a pas empêché de
développer autour de l’entreprise Devanlay l’un des groupes textiles les
plus importants d’Europe, qui fabriquait notamment la chemise Lacoste.
À son apogée, dix mille salariés travaillaient dans ses usines troyennes. Il a
voulu rendre aux ouvriers et ouvrières la magnifique collection d’art,
constituée de milliers de toiles, de dizaines de pièces africaines, qu’il a
acquise grâce au fruit de leur travail, et qui est aujourd’hui exposée au
musée d’Art moderne de Troyes.
 
Il a toujours voté à gauche. Il  me racontait ses rencontres avec Léon
Blum. Être de gauche était pour moi une évidence.
La formation progressiste :
la matrice rocardienne
Mon premier réel souvenir politique a trait au mouvement
autogestionnaire qui, croyait-on, se développait en Yougoslavie. J’ai été
attiré par cette idée d’une troisième voie, ni capitaliste ni réellement
communiste. Le  Parti socialiste unifié (PSU), dirigé par Michel Rocard,
était porteur de cet idéal d’autogestion. Cet attrait s’est catalysé en  1978,
avec le discours qu’a prononcé Michel Rocard à la télévision après la
défaite de la gauche aux élections législatives. Ce discours a été, pour toute
ma génération, un moment d’espoir. Nous découvrions un homme qui
parlait vrai, et que j’ai eu envie de suivre.
Peu après, étudiant à HEC, je faisais ma première expérience de
l’engagement syndical. Les étudiants n’étaient alors représentés que par un
courant giscardien et par l’UGE, proche du Parti communiste. Avec un ami,
nous pensions que la droite et la gauche pouvaient travailler ensemble, nous
voulions proposer une alternative. Notre liste a recueilli 30 % des voix.
J’ai rencontré Bernard Spitz en classe préparatoire, nous ne nous
sommes plus quittés depuis. Nous avons cherché à travailler pour Rocard.
Après sa démission du ministère de l’Agriculture, en 1985, celui-ci projetait
d’être candidat à l’élection présidentielle de 1988. Il a organisé des groupes
de réflexion, dont Bernard Spitz, qui venait d’entrer au Conseil d’État, fut
nommé responsable. Il m’a proposé d’être le rapporteur du groupe consacré
à l’économie. Lors de la première réunion, je ne connaissais aucun des
hauts fonctionnaires et économistes présents. Dans ce local de campagne du
266, boulevard Saint-Germain, je découvrais un monde totalement nouveau
pour moi, dont je ne possédais pas les codes. J’ai rapidement fait la
connaissance de jeunes députés, tels qu’Alain Richard, Michel Sapin ou
Bernard Poignant et de personnalités comme Claude Évin ou Gérard
Lindeperg.
On m’a fait rapidement confiance. En  1986, quand Jacques Chirac est
devenu Premier ministre, Guy Carcassonne avait été chargé par Rocard de
coordonner un grand dossier pour Le Nouvel Observateur, intitulé « Rocard
juge Chirac ». Il m’en a confié la rédaction avec un ami haut fonctionnaire.
Guy Carcassonne n’a pas changé un mot de notre manuscrit. J’étais très
ému, lorsque ce dossier a fait la couverture du Nouvel Obs. Ma construction
politique s’est réellement opérée durant cette phase de précampagne de
Michel Rocard. J’étais pleinement associé à la rédaction du programme
présidentiel.
Comme chacun le sait, Michel Rocard n’a finalement pas été le candidat
de la gauche en  1988. Mais il a été nommé Premier ministre et, quelques
mois après, j’ai quitté la banque où je travaillais pour rejoindre le cabinet de
Louis Le  Pensec au porte-parolat du gouvernement. Je  voyais passer tous
les projets de loi et j’ai appris, de l’intérieur, comment fonctionnait l’État.
Dans le même temps, j’ai participé à la structuration du courant rocardien.
Tous les mercredis matin, j’étais à Matignon pour une réunion politique.
Le congrès de Rennes du Parti socialiste approchait, et il serait
l’occasion d’une lutte de pouvoir. Dans cette perspective, nous avions
décidé de publier, chaque semaine, une lettre d’information, la lettre
Convaincre. J’en rédigeais l’éditorial et Michel Sapin, alors président de la
commission des lois de l’Assemblée nationale, en faisait la relecture
politique. C’est ainsi que nous nous sommes rapprochés. Cette lettre des
rocardiens a eu un assez grand succès, puisque j’ai même eu ma caricature
par Jacques Faizant dans Le  Figaro. Quelques semaines auparavant, nous
avions qualifié les amis de Laurent Fabius, dans une de nos lettres, de
« zébulons arrivistes ». Le dessin de Faizant représentait un Laurent Fabius
furieux débarquant à la rédaction.
 
À titre personnel, j’ai hérité du rocardisme des valeurs et une méthode :
la transformation doit se faire dans le respect de l’autre. Michel Rocard
estimait que toute personne avait quelque chose à apporter et devait être
écoutée. Lorsqu’il était Premier ministre, sa majorité était fragile. Tous les
sujets étaient travaillés afin de parvenir à un accord politique sur les
meilleures bases possible.
Cette recherche du dialogue n’est pas contradictoire avec l’ambition
réformatrice, bien au contraire. Michel Rocard n’avait absolument pas une
vision politicienne de son rôle  ; il était guidé par une éthique de
responsabilité. En  arrivant à Matignon, il avait souhaité améliorer la
situation du pays, s’attaquer à tous les grands sujets.
Il y avait ce qu’il appelait «  la bataille pour l’organisation de la
planète », avec notamment l’idée de préserver notre environnement, qui en
était alors à ses débuts, mais aussi la formation professionnelle, la réforme
universitaire, la réforme des retraites, dont il avait fixé les grands principes.
Il  a également mené une politique économique extrêmement efficace, il a
ramené la paix en Nouvelle-Calédonie.
Le rocardisme m’a aussi appris le rôle essentiel du dialogue social dans
toute démarche de réforme. Nous étions naturellement proches de la CFDT
qui, par la voix de Laurent Berger, incarne toujours cette vision réaliste et
progressiste.
Je  suis frappé par l’actualité brûlante que conservent beaucoup de ces
sujets. Sur tous, Michel Rocard avait eu des intuitions justes. Et  il me
semble que les réformes menées aujourd’hui par Emmanuel Macron leur
font écho. Michel Rocard a posé des bases, donné des outils, des leviers de
réforme.

Avec Michel Sapin, l’apprentissage de la réforme


Après le départ de Michel Rocard de Matignon en 1991, Michel Sapin,
qui venait d’être nommé ministre délégué à la Justice du gouvernement
Cresson, m’a proposé de le rejoindre. Lorsqu’il m’a recruté, il m’avait
simplement dit  : «  Je  veux que tu sois à mes côtés, et je veux que tu me
dises ce que tu penses.  » Il  avait alors la charge de la réforme de la
procédure pénale, qui s’accomplissait en parallèle de la refonte du Code
pénal qu’avait engagée Robert Badinter. Les objectifs en étaient ambitieux,
puisqu’il s’agissait de renforcer les droits de la défense et de rééquilibrer la
procédure inquisitoriale à la française. C’est cette réforme qui consacra
l’intervention de l’avocat durant la garde à vue ou la possibilité pour un
accusé de demander des contre-expertises pendant les enquêtes pénales.
C’est aussi ce texte qui substituera à l’inculpation le concept nouveau de
«  mise en examen  », dont la formulation avait été trouvée par Pierre
Encrevé, un brillant linguiste qui avait longtemps conseillé Michel Rocard.
 
Pierre Bérégovoy a été nommé Premier ministre en  1992. Il  appela
Michel Sapin pour lui succéder au ministère de l’Économie et des Finances.
Il me demanda de l’aider à composer son cabinet. Cette période à Bercy fut
l’une des plus heureuses de ma vie professionnelle. Nous avions la chance
de travailler avec des équipes remarquables, notamment celles de la
direction du Trésor, avec lesquelles nous entretenions des relations
constructives. Nous avons pu rapidement mettre en route le projet de loi
relatif à la prévention de la corruption et à la transparence de la vie
économique et des procédures publiques, dite loi Sapin. C’était un texte de
modernisation qui allait très loin. Michel Sapin m’en avait confié le
pilotage pour le cabinet. J’ai finalisé son élaboration avec les services de
Bercy. J’ai  suivi attentivement les débats au Parlement, où je
l’accompagnais très souvent. C’était un moment essentiel, puisque le
gouvernement ne disposait pas d’une majorité stable, comme l’avaient
montré les multiples recours de Michel Rocard à l’article 49-3.
 
Jacques Chirac disait qu’«  un chef, c’est fait pour cheffer  ». Avec
Michel Sapin, j’ai appris comment un ministre devait être le chef de son
administration. Il  a toujours eu la double vision nécessaire à un bon
ministre. Il faisait des choix de transformation, qu’il portait par des projets
de loi. Mais il considérait aussi qu’il était le patron de son administration.
Il  parlait souvent à ses directeurs. Il  s’occupait du fonctionnement interne
de Bercy.

Du groupe des Arcs aux Gracques


Après la défaite de la gauche aux élections législatives de  1993, mon
engagement s’est poursuivi, sous d’autres formes. J’ai voulu contribuer à
alimenter la gauche en idées. Le  groupe de travail économique auquel
j’avais tant participé avait pris une autre forme, pour devenir le «  groupe
des Arcs ».
Autour de Roger Godino, entrepreneur proche de Michel Rocard et
fondateur de la station de ski des Arcs, et avec des personnalités nouvelles
comme Daniel Cohen ou Gilles de Margerie, nous avons poursuivi le travail
engagé lorsque Rocard était Premier ministre. Nous avons notamment
proposé de nouveaux outils de politique de lutte contre le chômage. Pour
nous, ces questions n’étaient pas suffisamment pensées à gauche.
Bien plus tard, en  2007, j’ai été à l’origine avec Bernard Spitz, Gilles
de  Margerie et Olivier Mousson, qui était proche de François Bayrou, de
l’initiative qui donnerait naissance aux Gracques. Nous savions que
Ségolène Royal ne pourrait l’emporter face à Nicolas Sarkozy qu’en
concluant un accord avec François Bayrou. L’initiative a eu une grande
audience, d’abord parce que Ségolène Royal l’a vertement critiquée, nous
qualifiant d’ultralibéraux. Elle s’est finalement résolue à passer un accord
avec François Bayrou, mais bien trop tard. Puis, deux des Gracques, Jean-
Pierre Jouyet et Bernard Kouchner, ont rejoint les gouvernements de
Nicolas Sarkozy. Ce  fut douloureux  : en créant ce groupe, mon intention
avait été de participer au retour de la gauche.
Rééquilibrer l’économie de marché,
mieux partager la valeur ajoutée
Si j’ai pris de la distance avec l’utopie autogestionnaire du PSU, je ne
suis pour autant pas devenu libéral. In fine, le libéralisme profite toujours
aux puissants. Lacordaire résume bien les choses  : «  Entre le fort et le
faible, entre le riche et le pauvre, entre le maître et le serviteur, c’est la
liberté qui opprime et la loi qui affranchit. » Quant à moi, je ne veux pas de
cette liberté qui opprime ; je préfère la loi qui libère.
Je  pense aussi que l’intelligence collective et la constitution d’une
communauté d’intérêts sont des leviers puissants qui permettent un
fonctionnement collectif plus harmonieux et plus efficace. C’est vrai
notamment dans l’entreprise.
La répartition des profits au sein de l’entreprise a évolué au cours du
temps  : au XIXe  siècle, l’entrepreneur était propriétaire de droit divin.
Le  prolétaire, étymologiquement «  celui qui n’a que sa descendance  »
(proles), n’avait aucun droit. Les luttes ouvrières ont permis l’émergence
puis l’affirmation des droits sociaux sans modifier la structure du pouvoir
dans l’entreprise jusqu’à la moitié du XXe siècle. À ce moment, comme l’a
montré l’économiste John Kenneth Galbraith dans L’Ère de l’opulence
(1958) et Le  Nouvel État industriel (1967), la technostructure –  on dirait
aujourd’hui le management – a pris le pouvoir dans l’entreprise en lieu et
place des capitalistes. Les dirigeants étaient alors des salariés soucieux de
l’équilibre entre les travailleurs et les actionnaires. La  règle posée par le
banquier John Pierpont Morgan selon laquelle un patron ne devait pas
gagner plus de vingt fois la moyenne de ses employés influençait encore les
décideurs.
La vive croissance des Trente Glorieuses a aussi été permise parce que
les salariés ont largement profité de la richesse créée. La  hausse de leur
pouvoir d’achat a alimenté la croissance. L’équilibre s’est rompu quand les
dirigeants d’entreprises, au lieu de défendre une répartition équilibrée de la
plus-value constituée dans l’entreprise, ont pris le parti du capital. Divers
outils, dont les fameuses stock-options, ont permis aux dirigeants de capter
une part de richesse non proportionnée aux risques qu’ils prenaient. Alors
qu’un entrepreneur peut tout perdre ou beaucoup gagner, le dirigeant salarié
peut gagner beaucoup sans aucun risque, puisqu’il n’a pas mis son
patrimoine en jeu, contrairement à l’entrepreneur. En allouant aux managers
une part excessive de la richesse créée, les actionnaires ont donc repris le
pouvoir qu’ils avaient perdu après la Seconde Guerre mondiale ; le capital a
acheté le management à coups de bonus.
Les bénéficiaires économiques et sociaux de l’entreprise sont au
nombre de quatre : les clients et partenaires, les salariés, la cité c’est-à-dire
les territoires dans lesquels elle opère, et les actionnaires. Aujourd’hui,
l’équilibre entre ces parties prenantes est rompu de toutes parts. Comme le
montrent Patrick Artus ou Jean-Hervé Lorenzi dans leurs récents ouvrages,
il faut, pour le rétablir, revenir à une vision partagée de ce qu’est une
entreprise, et à une meilleure répartition des richesses qui y sont produites.
Un dérèglement est la cause de tous les autres, celui de la rémunération
du capital. Le phénomène a été décrit par Thomas Piketty dans Le  Capital
au XXIe  siècle  : «  Si, de surcroît, le taux de rendement du capital s’établit
fortement et durablement au-delà du taux de croissance […], alors il existe
un risque très fort de divergence caractérisée de la répartition des
richesses. »
C’est exactement ce qui advient aujourd’hui. En Europe, les taux à long
terme sont négatifs, la croissance faible, mais les investisseurs recherchent
un rendement de 8 %. Il ne faut pas chercher ailleurs les raisons de la faible
croissance et de l’explosion des inégalités. Dans un pays comme le nôtre,
qui place la quête d’égalité au-dessus de tout, cette divergence est
explosive. Et il n’existe pas d’explication satisfaisante à ce décalage entre le
taux sans risque et le taux de rendement recherché, qui a plus que doublé
depuis les Trente Glorieuses.
 
Si le rendement recherché était « seulement » de 4 % – soit un taux qui
permet à la fois d’accroître son capital en tenant compte de l’inflation et de
la croissance, tout en rémunérant le risque  –, il y aurait beaucoup plus
d’investissements rentables, donc plus d’emplois créés. Beaucoup plus
d’investissements permettant d’organiser la transition écologique et
énergétique seraient financés. C’est notamment sur la base de ce
raisonnement que la rentabilité moyenne des investissements recherchée par
la Banque des territoires depuis mon arrivée à la Caisse a été ramenée
à 4 %. Mais pas plus qu’une hirondelle ne fait le printemps, l’action d’un
seul investisseur ne change le fonctionnement du marché financier.

Les hasards de la vie d’un financier :


le 11 Septembre
Mon parcours a été métis, entre public et privé. Après l’expérience
rocardienne, j’ai repris ma carrière dans le secteur financier. J’ai notamment
été banquier d’affaires au sein de BNP Paribas, puis j’ai dirigé BNP Paribas
Cardif, la société de bancassurance du groupe, et enfin Generali France.
 
Au cours de ces années, j’ai affronté de nombreuses crises, plus diverses
et inattendues que ce que les scénaristes les plus imaginatifs pourraient
inventer. Lorsque j’ai décidé de faire de la finance mon activité
professionnelle, je n’avais pas envisagé de vivre l’un des plus grands
attentats de l’histoire.
Ce 10 septembre 2001, j’étais très heureux de profiter de la magnifique
vue qui s’étalait sous le 89e  étage de la tour sud du World Trade Center.
Cette visite devait marquer le début d’une nouvelle aventure. La  fusion
entre BNP et Paribas avait été consommée en  2000. Michel Pébereau et
Georges de  Courcel m’avaient fait confiance en me nommant responsable
mondial pour BNP Paribas des relations avec les institutions financières.
Le Financial Institutions Group que j’avais créé pour structurer ces
partenariats était puissant en Europe et solide en Asie, mais restait faible
aux États-Unis. Cependant, dans ce marché dominé par quelques très
grandes maisons, une petite banque, Keefe Bruyette & Woods (KBW), leur
résistait et contrôlait une part importante du marché des institutions
financières. KBW percevait bien les limites de son modèle trop national et
le principe d’un rapprochement avec BNP Paribas l’intéressait.
Je me trouvais donc dans le bureau des deux dirigeants, John Duffy et
Joe Berry. Ce  jour-là, nous avions trouvé un accord, mais les conditions
financières de l’opération étaient légèrement modifiées et je devais obtenir
l’assentiment du siège à Paris. Je pensais l’obtenir dans la nuit compte tenu
du décalage horaire, et nous étions convenus de nous retrouver au World
Trade Center le lendemain matin, 11 septembre, à 8 h 30.
Georges de  Courcel m’a téléphoné à cinq  heures. Il  approuvait la
signature. À  sept  heures  trente, je retrouvais les équipes de BNP  Paribas
dans nos bureaux de Midtown. En face de nous, à quelques kilomètres, mais
bien visibles dans le ciel bleu, les Twin Towers, magnifiques de légèreté et
d’un blanc éclatant.
John Duffy nous a alors appelés. Il  accompagnait son fils à l’école et
souhaitait reporter notre rendez-vous d’une demi-heure. Nous restons donc
au bureau. Un peu plus tard, nous voyons par la fenêtre l’incendie qui gagne
la tour nord. Quelques minutes plus tard, un deuxième avion s’encastre dans
la tour sud où nous aurions dû nous trouver.
Hébétés, nous avions les yeux rivés sur les tours en feu. La  tour sud
s’est effondrée en premier. L’assistante d’Everett Schenk, le patron de BNP
Paribas aux États-Unis, s’est écroulée sur elle-même, comme liquéfiée ; son
cousin travaillait dans les tours. Pour ma part, je savais que de très
nombreuses personnes que je connaissais étaient en train de mourir. J’ai eu
l’impression que mes entrailles étaient aspirées par la terre.
Le soir, dans ma chambre d’hôtel, j’ai entendu le vacarme d’un F-16 qui
patrouillait autour de Manhattan. J’ai cru qu’il se dirigeait vers mon hôtel et
me suis effondré en sanglots.
Après, il fallait bien continuer. L’actionnariat de Keefe associait
largement les salariés  ; il était donc vital de rétablir la banque. Les
survivants ont décidé d’abonder un fonds de soutien aux familles de leurs
collègues disparus. Nous avons mis à leur disposition des locaux de
BNP  Paribas à l’Equitable Building. Nous attendions cette délégation de
Keefe à la sortie de l’ascenseur, préparés à entendre la longue liste des
victimes. Un tiers de l’effectif avait disparu.
Mais le matin des attentats, nous avions une autre urgence.
De nombreux collègues étaient en visite chez des clients, et notre directeur
général, mon ami Baudouin Prot, devait précisément se trouver au World
Trade Center. La direction générale m’a alors confié la plus étrange mission
de ma carrière  : «  Éric, nous espérons que Baudouin est vivant, trouvez-
le ! »
J’ai pu récupérer son programme de visite. Son rendez-vous matinal au
World Trade Center avait été annulé  : son interlocuteur avait trop de
travail… J’ai retrouvé Baudouin dans l’hôtel où il devait tenir une
conférence, qui avait naturellement été annulée. Mission accomplie.
Baudouin a tout de suite proposé d’aller soutenir les équipes repliées sur
le site de secours de la Troisième  Avenue. La  présence du DG  français
pendant cette tragédie nationale américaine a été extrêmement appréciée.
Nous avons ensuite mis plusieurs jours avant de trouver un moyen de
quitter la ville. Au  terme d’une expédition étrange, nous avons pu
finalement prendre un avion à Toronto.
Il m’a fallu des années avant que je puisse visiter le magnifique
mémorial pour lire les noms des collaborateurs de Keefe disparus,
accompagné de mon fils cadet, alors étudiant à Columbia University.
Sans lui, je n’aurais pas pu y aller. Les survivants ont écrit un beau livre au
titre très américain : Triumph over Tragedy. Triomphe de la vie sans doute.

Histoire d’une candidature


La nomination du directeur général de la Caisse des dépôts relève de
l’article  13 de la Constitution. Elle est proposée par le président de la
République et doit être confirmée par les commissions des finances de
l’Assemblée nationale et du Sénat. Le  processus juridique qui a conduit à
ma nomination a donc débuté par un communiqué de presse de l’Élysée, le
16  novembre 2017, annonçant que mon nom était envisagé pour cette
fonction.
Le 28  novembre, je me suis présenté devant les commissions des
finances, d’abord au Sénat puis à l’Assemblée nationale. La  Caisse des
dépôts étant placée sous la surveillance du Parlement, c’était un moment
particulier. Pour ma part, je m’exprimais pour la première fois devant la
représentation nationale pour défendre un projet que j’avais mûri durant des
mois.
Les deux chambres allaient largement approuver ma nomination,
confirmée en Conseil des ministres le 8 décembre suivant.
Ma candidature et mon projet avaient donc convaincu à la fois
l’exécutif et une majorité de députés et sénateurs ; épilogue heureux d’une
course de fond, qui aura duré presque huit mois.
Tout avait commencé en avril  2017, alors que j’étais P-DG de
Generali  France. Le  directeur général du groupe, un Français fraîchement
nommé, voulait me remplacer par l’un de ses fidèles et m’avait proposé
d’autres responsabilités. Cela ne me convenait pas. Notre séparation s’est
scellée au cours d’une soirée digne d’un film de Coppola. Lors de sa remise
de Légion d’honneur au palais Farnèse à Rome, il m’a embrassé à mon
arrivée, puis le président de Generali, un Italien charmeur, m’a conduit sur
un canapé rouge, au centre de la réception, sous le regard de tous. Il  m’a
assuré qu’il souhaitait que je reste dans le groupe. J’ai confirmé mon choix
de donner une nouvelle orientation à ma carrière. J’avais retrouvé ma
liberté. Mais la liberté pour quoi faire ?
Nous étions à la veille du premier tour de l’élection présidentielle.
J’étais en phase avec l’itinéraire et le projet d’Emmanuel Macron. Je l’avais
rencontré très tôt dans le cadre des Gracques, puis j’avais travaillé avec lui
lorsqu’il était secrétaire général adjoint de l’Élysée. J’étais alors président
des bancassureurs et nous pensions qu’il était nécessaire de resserrer le lien
qui s’était distendu entre la finance responsable et le gouvernement. Les
dégâts du discours de François Hollande au Bourget étaient considérables
dans la communauté financière. Avec d’autres assureurs, nous avions
décidé de créer un fonds qui démontrerait que la finance pouvait être utile.
Ce  fut le Fonds stratégique de participations. Nous l’avons présenté à
Emmanuel Macron, il en a salué l’initiative. Sans appartenir au cercle de
ses proches, j’ai dès lors noué avec lui une relation de confiance.
J’étais aussi devenu administrateur indépendant de Bpifrance en 2015.
C’est par le biais de cette fonction que j’ai mieux découvert l’univers de la
Caisse des dépôts. C’est aussi là que j’ai pris conscience des synergies
possibles entre la Caisse, La Poste et CNP Assurances. Pierre-René Lemas,
alors directeur général de la Caisse, m’en avait parlé à plusieurs reprises en
marge du conseil d’administration de Bpifrance. J’entrevoyais un projet
industriel qui serait à la fois bénéfique à La Poste et à la Caisse.
 
Après l’élection du président de la République, le 7 mai, j’ai pensé que
mon expérience pouvait être utile à son projet politique. J’estimais qu’il
était le continuateur de l’action réformatrice et de la méthode de Michel
Rocard. Reprendre l’aventure du service de l’intérêt général que j’avais
abandonnée vingt-cinq  ans plus tôt était cohérent. La  Caisse des dépôts
(CDC) pouvait être un levier majeur de transformation et j’avais le savoir-
faire pour la diriger.
Cette fonction de directeur général de la Caisse répondait aussi à mon
souhait de me rapprocher du terrain, à mon intérêt pour les problématiques
d’aménagement du territoire. Au  cours de ma carrière dans le secteur de
l’assurance, j’ai toujours porté une attention particulière à ces questions.
Generali France disposait de plateformes à Nantes, à Amiens, à Marseille, à
Strasbourg… J’en ai ouvert de nouvelles, en sélectionnant avec soin où les
installer. J’ai choisi Montluçon et Reims, alors que mes concurrents
s’implantaient dans le même temps à Bombay. Ce  choix a surpris, mais
nous avons eu raison. La productivité de ces plateformes était excellente, et
nous avons répondu à un besoin de ces villes en matière de développement
économique.
J’ai toujours considéré que le lien au territoire, à son développement,
faisait partie des responsabilités des entreprises. C’est d’ailleurs l’une des
multiples raisons pour lesquelles j’ai quitté BNP  Paribas, où l’on me
demandait d’implanter certaines fonctions hors de France. Je trouvais cela
indécent. Ma  famille est provinciale et j’ai vu l’effet de la
désindustrialisation à Troyes.
Dès le 19  mai, j’ai donc écrit une lettre à Emmanuel Macron pour lui
faire part de ma candidature à la fonction de directeur général de la CDC si
le poste devait être vacant. Dans ce courrier, j’évoquais mon souhait de
faire de la Caisse « l’institution financière du bien commun ». Il y avait une
certaine inconscience dans ma démarche. Selon la presse, l’Élysée
recherchait pour le poste une femme, jeune, et haut fonctionnaire.
J’ai décidé de proposer un projet plutôt qu’un CV. Durant l’été, j’ai affiné
ce projet. Et  j’ai fait «  campagne  », en rencontrant ceux qui pouvaient
m’aider et me conseiller.
En septembre, j’ai présenté mon plan pour la Caisse à Anne de Bayser,
alors secrétaire générale adjointe de l’Élysée, puis à Bruno Le  Maire, qui
pilotait le processus de sélection du directeur général. Le  premier axe de
modernisation concernait la méthode  : il fallait passer d’une culture
administrative à un management moderne. Cela devait s’inscrire dans le
projet plus fondamental d’accompagner la transformation engagée au sein
de l’État et dans les territoires. J’avais résumé ainsi ce projet  : «  créer la
BPI des territoires  », préfigurant ainsi la Banque des territoires que nous
lancerions avec Olivier Sichel moins d’un an plus tard. J’avais aussi pris
conscience de l’importance du métier de gestionnaire de retraites de la
Caisse. Il  m’apparaissait de plus en plus clairement que cet outil pouvait
être utile dans la lutte contre les inégalités territoriales, mais aussi sociales.
J’ai été reçu par Édouard Philippe, à Matignon, un samedi matin.
J’avais eu juste avant une conversation très riche avec son directeur de
cabinet, Benoît Ribadeau-Dumas  ; nous n’avions pas vu l’heure passer et
j’étais en retard, ce qui ne m’arrive jamais. La porte qui sépare son bureau
de celui du Premier ministre s’est ouverte. La longue silhouette d’Édouard
Philippe est apparue. Il m’a rappelé avec un grand sourire que c’est avec lui
que j’avais rendez-vous !
En entrant dans son bureau, je n’ai pu retenir un peu d’émotion. Je lui
en ai fait part : « La dernière fois que je suis venu dans ce bureau, c’était
avec Michel Rocard.  » Édouard Philippe m’a regardé en riant et m’a
répondu  : «  Moi  aussi.  » Le  Premier ministre avait été jeune rocardien
quand j’étais un des animateurs de ce courant.
J’ai enfin rencontré le président de la République le 20  octobre. Mon
projet de tourner encore plus résolument la Caisse vers les territoires le
séduisait. Il s’est montré très attentif à l’idée de « BPI des territoires » et à
la complémentarité des réseaux de la Caisse, de Bpifrance et de La Poste.
Pour la première fois, j’ai pu développer la solution que j’avais imaginée
pour rapprocher La  Poste de la Caisse. Celle-ci pouvait, en apportant ses
actions  CNP, devenir majoritaire au capital de La  Poste et permettre la
création d’un bancassureur avec La Banque postale. Je m’étais auparavant
assuré de l’accord de Philippe Wahl, le P-DG de La  Poste. Le président a
immédiatement compris la portée de ce projet de groupe financier public et
m’a apporté son soutien.
 
Le secrétaire général de l’Élysée, Alexis Kohler, m’a finalement
annoncé ma nomination le 13 novembre. Celle-ci devait être confirmée par
le Parlement. J’ai vécu ces deux semaines dans une atmosphère étrange.
On avait mis à ma disposition un petit bureau dans les combles de l’hôtel de
Pomereu, l’espace de réception de la Caisse. J’avais enfin accès aux
documents internes et je pouvais peaufiner le projet que j’allais présenter
aux députés et sénateurs.
Mais je n’étais pas au bout de mes peines. Depuis de longues semaines,
la Haute Autorité pour la transparence de la vie politique s’interrogeait sur
mes relations avec le président de la commission de surveillance de la
Caisse, le député LREM Gilles Le Gendre. Nous nous étions effectivement
croisés chez Generali France où, bien avant mon arrivée, il exerçait une
fonction de conseil. Nous nous sommes assez peu côtoyés. Néanmoins, en
janvier  2018, un mois tout juste après ma nomination officielle, le verdict
est tombé. La Haute Autorité considérait qu’il existait un risque de conflit
d’intérêts. Gilles Le Gendre, qui aurait pu solliciter un arbitrage au sommet,
s’y est refusé. Le jour même de la décision, il a présenté sa démission pour
ne pas perturber mon mandat ; une élégance rare, qui force l’estime.
 
L’arrivée dans le bureau du directeur général, qui surplombe la Seine
depuis l’hôtel de Belle-Île, a marqué pour moi une véritable rupture.
Le poids de l’institution, son histoire sont tombés sur mes épaules.
CHAPITRE 1

Aux origines de la Caisse des dépôts

Depuis plus de deux cents ans, l’histoire de la Caisse est marquée par sa
stabilité, mais aussi par sa remarquable plasticité. L’institution a connu la
Restauration, la monarchie de Juillet, le Second  Empire, puis trois
Républiques. Cette longévité est en soi remarquable. Au même titre que le
Conseil d’État ou la Cour des comptes, la Caisse des dépôts a traversé les
régimes, s’est adaptée, et demeure.
Aux origines lointaines de l’établissement public, il y avait une
institution née au tournant de la Révolution et du Premier Empire, la Caisse
d’amortissement, créée en  1800 sous l’impulsion de Jean Béranger, qui la
dirigera jusqu’à la fin de l’Empire. Il s’agissait alors de fonder solidement
le crédit de l’État, en assurant l’amortissement de la dette et le service
régulier des intérêts. La  Caisse d’amortissement assurait également des
activités qui allaient devenir des métiers historiques de la Caisse sur
lesquels nous reviendrons, la consignation et la conservation des dépôts.
Il  ne s’agissait pas encore de l’épargne populaire, mais des premières
formes de prévoyance pour les agents publics et des dépôts des communes.
Cette institution, moderne et bien conçue, n’a toutefois pas résisté aux
guerres napoléoniennes. Son fonctionnement fut paralysé par le désastre de
la campagne de Russie puis par l’invasion du territoire national à l’issue des
Cent-Jours.
Au début de la Restauration, le gouvernement du duc de Richelieu se
trouvait confronté à une double nécessité  : répondre à la grave crise de la
dette publique héritée de l’empereur et redonner confiance dans le crédit de
l’État. La  question de la dette publique était d’autant plus préoccupante
pour Louis  XVIII qu’il savait qu’elle avait été le déclencheur de la
Révolution et donc la cause indirecte de la mort de son frère.
Son ministre des Finances, Louis-Emmanuel Corvetto, proposa alors la
création d’une nouvelle institution, la Caisse des dépôts et consignations.
Celle-ci fut officiellement instituée par la loi du 28 avril 1816. Il s’agissait
de répondre aux deux nécessités qu’on vient d’évoquer dans un même
mouvement, en achetant de la dette publique au moyen des consignations et
des dépôts des notaires conservés et garantis par la Caisse. Pour inspirer la
confiance des déposants, l’institution devait être indépendante des
contingences politiques, j’y reviendrai.
Dès l’origine, l’ambition de Corvetto ne se limitait pas à répondre au
problème de la dette publique. Lorsqu’il déclara devant la Chambre  :
« Nous posons la première pierre d’un édifice dont l’utilité s’agrandira avec
le temps  », il avait déjà à l’esprit de faire de cette nouvelle institution un
puissant outil de gestion de l’épargne populaire.
La construction de cet outil se déroulera en deux temps. D’abord avec la
création en  1818 des premières caisses d’épargne, sous l’impulsion du
banquier Benjamin Delessert. Cette date marque aussi la naissance d’un
produit d’épargne simple et rassurant pour les épargnants des classes
moyennes émergentes  : le livret  A.  Dans un second temps, la loi
du  31  mars  1837  a organisé la centralisation à la Caisse des dépôts des
fonds collectés sur les livrets de caisse d’épargne ; en 1881, le livret postal
rejoindra ce système.

Une institution qui traverse les régimes


Très rapidement, les mauvais comptes de l’Empire furent soldés, et il
devenait possible d’employer l’épargne centralisée à la Caisse des dépôts à
d’autres objets que le remboursement de la dette. La  mobilisation de
l’épargne populaire était un enjeu essentiel pour les gouvernements de cette
France du XIXe  siècle en plein développement. Il  fallait financer les
infrastructures nécessaires à l’implantation d’industries nouvelles.
L’objectif était également politique  : la IIIe  République voulait associer
l’épargne du pays profond au développement économique national.
Dès 1822, sous l’impulsion du ministre des Finances, Joseph de Villèle,
la Caisse a donc commencé à financer de grandes infrastructures d’intérêt
général. Elle s’engage dans le financement de la rénovation du port de
Dunkerque et prend des participations dans la Compagnie des quatre
canaux, qui vient d’être créée pour gérer la construction de canaux dans le
centre et l’ouest du pays.
La Caisse assume alors cette mission de financeur de long terme qui la
caractérise depuis deux siècles. Nous le verrons, cette mutation
fondamentale de la jeune institution a été permise par l’indépendance
politique que lui accordaient les textes fondateurs, et qui perdure
aujourd’hui. Pour voir loin, mieux vaut être protégé des interférences
politiques.
Ce statut bien particulier, juridiquement un établissement public
sui generis, qui se trouve aux côtés de l’État sans en dépendre, a donné à la
Caisse des dépôts cette capacité à traverser les régimes, à s’adapter aux
institutions. On  retrouve aujourd’hui la marque de cette extraordinaire
plasticité dans notre logo. C’est Robert Lion, directeur général de la Caisse
de 1982 à 1992, qui a repris le cachet officiel de la Caisse des dépôts à sa
création. Celui-ci reproduisait le «  grand sceau  » de Louis  XVIII, entouré
des mots « Caisse des dépôts et consignations » et « Foi publique ». Nous
sommes donc sans doute la seule institution républicaine à conserver, sous
forme stylisée, les colliers des ordres de Saint-Michel et du Saint  Esprit
ainsi que les trois fleurs de lys des armes des Bourbons.

Au service de la (re)construction de la France


Tout au long des XIXe et XXe siècles, la Caisse des dépôts a démontré sa
capacité à s’adapter. Elle a financé toutes les phases de modernisation du
pays. L’épargne populaire a permis la création de grandes infrastructures
qui maillent encore notre territoire.
Ainsi, le déploiement de notre réseau ferré a largement été financé par
la Caisse, qui était présente au capital de toutes les grandes compagnies et
souscrivait à leurs emprunts. En  créant, en  1868, une Caisse des chemins
vicinaux au sein de la Caisse des dépôts, le Second Empire va plus loin et
lui confie le financement d’une partie des infrastructures et équipements
publics. Elle va mettre en place la première ébauche de réseau routier dans
nombre de campagnes françaises et ainsi contribuer à leur désenclavement.
Elle accompagnera aussi les grandes lois républicaines sur l’école
de  1881 et  1882. L’école était désormais gratuite et obligatoire, mais elle
devait aussi être présente dans toutes les communes. La gestion de la Caisse
des écoles, puis de celles des collèges et des lycées est confiée à la Caisse
des dépôts. En quelques années, des milliers d’écoles sont bâties partout en
France.
Elle financera aussi la diffusion à l’ensemble du territoire des
technologies nouvelles nécessaires au développement économique. Tant le
grand plan d’électrification décidé par Raymond Poincaré en  1923 que
l’extension des réseaux téléphoniques et plus tard de la fibre feront l’objet
de concours de la Caisse.
Enfin, le rôle de notre institution dans la création et le développement
du logement social s’affirme dès l’origine, puisque la loi Siegfried créant
les sociétés d’habitations à bon marché (HBM) en  1894 prévoit leur
financement par l’épargne populaire.
Ce rôle d’aménageur du territoire sera essentiel après-guerre, pour la
reconstruction du pays. À  l’issue du conflit, après quatre années
d’occupation, les ports, routes, ponts, voies ferrées sont détruits  ; de très
nombreux logements ont été rasés  ; l’appareil industriel est
considérablement affaibli.
Le  Plan de reconstruction de  1947 met à contribution la Caisse des
dépôts, qui finance ces grands projets, concourt au financement des grandes
entreprises, telles que la SNCF, EDF, la Compagnie nationale du Rhône,
Gaz de France, la Snecma ou le secteur de la sidérurgie.
Ce rôle de financeur public de l’économie s’accentue durant les Trente
Glorieuses. La  politique économique en partie administrée menée sous
l’impulsion du commissariat général au Plan à partir de 1946 est largement
financée par la Caisse, qui devient pour beaucoup la « banque du Plan ».
Durant cette période, sous l’effet de phénomènes aussi différents que le
baby-boom, l’exode rural, l’immigration de main-d’œuvre ou le
rapatriement des Français d’Afrique du Nord, la problématique du logement
devient encore plus prégnante. 2,5  millions de logements HLM sont bâtis
entre 1950 et 1975 ; la Caisse des dépôts assure l’essentiel du financement
par ses prêts sur fonds d’épargne, tout comme pour la construction d’écoles
et de collèges. Plus tard, dans les années  1980, elle prendra une part
importante au financement de la politique de la ville.
Le Plan de modernisation de 1955 met en évidence les besoins massifs
du pays en matière d’équipement et d’aménagement. Le  ministre de
l’Économie et des Finances demande alors à la Caisse des dépôts de créer
une filiale chargée d’assister les collectivités locales dans la réalisation
d’équipements. C’est la création de la SCET (Services, conseil, expertises
et territoires) qui se voit confier une très large part des programmes
autoroutiers  : études d’ingénierie, conduite des travaux, mais aussi
exploitation. Elle contribue aussi aux grands projets structurants de
l’époque, comme la modernisation du port du Havre ou la construction du
métro de Lyon.
Avec le développement de la société de loisirs et la troisième semaine
de congés payés, le pays s’ouvre également au tourisme. Là aussi, des
équipements nouveaux et modernes sont nécessaires. Par le biais de la
SCET, la Caisse participe à l’aménagement des littoraux des Landes et du
Languedoc. En  créant en  1958 l’association Villages Vacances
Familles  (VVF), dont une centaine de villages vacances parsèmeront
rapidement la France, la Caisse s’investit aussi dans la démocratisation des
vacances, et notamment des sports d’hiver. Cette logique s’est poursuivie
depuis avec la Compagnie des Alpes, créée en  1989 pour développer le
tourisme de montagne et soutenir les collectivités locales, qui s’étaient
lourdement endettées pour développer les stations de ski.
Parallèlement à son rôle dans le développement économique et
l’aménagement du territoire, la Caisse s’est aussi très tôt affirmée comme
un acteur social majeur, en accompagnant les prémices de l’État
providence.
La loi de 1816 confiait déjà à la Caisse « les services relatifs aux fonds
de retraite  ». Cette mission s’est réellement développée en  1850, avec la
création au sein de la CDC de la première Caisse nationale des retraites
pour la vieillesse puis, en 1868, de la Caisse nationale d’assurance en cas de
décès et de la Caisse nationale d’assurance en cas d’accident. Bien plus
tard, en 1959, de la fusion de ces trois caisses, pionnières de l’assurance vie,
naîtra la Caisse nationale de prévoyance, la CNP.
Accompagnant l’extension de l’État providence, la Caisse a
naturellement été choisie en 1910 pour gérer le premier régime obligatoire
de retraite des ouvriers et paysans, puis en  1928 le régime de retraite des
ouvriers de l’État, régime qui a subsisté jusqu’à aujourd’hui. Cet héritage
explique le rôle mal connu mais majeur que nous jouons toujours dans le
secteur des retraites, nous y reviendrons plus longuement.
À toutes les époques, sur tous les champs que souhaitait lui confier
l’État, la Caisse a donc su créer des activités pionnières, adaptées aux
besoins économiques et sociaux du temps. Beaucoup des filiales du groupe
d’aujourd’hui, de même que certaines grandes entreprises depuis longtemps
devenues indépendantes, sont à l’origine des services de la Caisse des
dépôts.

Les années noires
Comme notre histoire nationale, celle de la Caisse a ses pages sombres.
Nos institutions ont vu leur mission, leur identité, perverties par le régime
de Vichy. Ce fut le cas de la Caisse des dépôts.
En application des lois raciales de Vichy, la Caisse des dépôts, dans son
rôle de consignataire, a hélas pris une part active à la spoliation des juifs.
Entre 1941 et  1944, elle a ouvert 29  700  dossiers de «  consignations
juives ».
Lorsque je suis allé visiter les archives de la Caisse à Blois, on m’a
montré les dossiers de biens de juifs déportés, conservés par la Caisse. J’ai
été frappé par la méticulosité, le professionnalisme, avec lesquels les
fonctionnaires avaient accompli ces tâches ignobles. M’est revenu le même
sentiment d’effroi que celui que j’avais éprouvé près de trente ans plus tôt,
lorsque j’avais travaillé avec Michel Sapin, alors ministre délégué à la
Justice, à la préface d’un ouvrage sur les lois antisémites de Vichy.
De façon glaçante, ce livre montrait que ces lois, directement élaborées par
le Conseil d’État, sans intervention du Parlement, étaient rédigées très
clairement. Ces textes, les plus antirépublicains jamais écrits en France,
atteignaient une sorte de perfection juridique dans l’abomination. Ce ne
sont pas seulement les institutions qui protègent les libertés, mais aussi ceux
qui les servent.
Une large part des biens spoliés a été restituée aux survivants à la
Libération. Ce travail a été long et complexe  ; il se poursuit encore
aujourd’hui. Après la reconnaissance, en  1995, par le président Jacques
Chirac, de la responsabilité du gouvernement de Vichy dans les
persécutions antisémites, la Caisse a mené d’importants travaux de
recherche sur les spoliations et les rétrocessions opérées depuis la
Libération. Elle a ainsi réexaminé l’ensemble des « consignations juives »
et traité près de dix mille dossiers restés en instance depuis l’après-guerre,
pour son compte et celui de l’ensemble des établissements financiers, afin
d’indemniser les victimes ou leurs ayants droit. Par la suite, la Caisse a
impulsé la création de la fondation de la Shoah, dont elle a été le premier
soutien financier, et a proposé à Simone Veil de la présider, ce qu’elle avait
accepté. Ce travail de transparence et de réparation, mais aussi de mémoire,
après la captation des biens juifs doit beaucoup à l’engagement de mes
prédécesseurs : Philippe Lagayette dès 1992 qui a, hélas, rencontré alors de
fortes résistances et Daniel Lebègue qui a mobilisé la Caisse des dépôts et
la communauté scientifique pour ce travail de vérité.

Un instrument hybride
Cette histoire riche, profuse, a façonné la Caisse telle que je l’ai trouvée
en prenant mes fonctions de directeur général en décembre  2017. Elle est
aujourd’hui une institution financière puissante, disposant de plus de
60  milliards d’euros de fonds propres et plus de 1  280  milliards
d’engagements financiers. Depuis son rapprochement avec La  Poste, elle
constitue aussi un vaste groupe, comptant trois cent soixante-dix mille
collaborateurs dans le monde.
Durant ma carrière dans le secteur financier, j’avais pu mesurer que par
son histoire, par l’ampleur de ses participations, la Caisse avait un rôle très
particulier dans le capitalisme français.
La Caisse est comme une ancre de notre capitalisme, car nous sommes
actionnaires de beaucoup de grandes entreprises françaises. Peu après mon
arrivée, j’ai reçu la visite des représentants d’une grande banque
américaine. Ils m’ont demandé si nous interviendrions dans le cas où ils
convoiteraient une entreprise française. J’ai  immédiatement répondu par
l’affirmative. Dans ce type d’opération, afficher d’emblée l’intervention de
la Caisse est une arme de dissuasion.
Beaucoup de grands patrons français se félicitent de la présence de la
Caisse à leur capital. La  plupart souhaitent que nous y restions  ; certains
m’ont demandé que nous augmentions notre participation.
Le développement de cet outil unique a été permis par sa nature très
particulière, dès l’origine hybride. La  Caisse des dépôts se situe au
confluent des sphères publique et privée, à la charnière des intérêts privés et
de l’intérêt général. Elle accompagne les politiques publiques  ; dans le
même temps, elle intervient dans le secteur privé concurrentiel. Cette nature
duale est aujourd’hui sanctuarisée par le Code monétaire et financier, qui
fixe les missions du groupe Caisse des dépôts, tout en prévoyant la diversité
de ses moyens d’action.
Preuve de cette spécificité, la Caisse dispose de deux bilans distincts,
celui des fonds d’épargne, qui résulte d’un mandat accordé par l’État, et son
bilan propre, que nous appelons « section générale ».
Les résultats de la Caisse proviennent des dividendes et plus-values
issus de ses activités d’investisseur et des marges d’intérêt dégagées par ses
activités de prêteur. Une partie du résultat vient alimenter les fonds propres
indispensables au maintien de sa solidité financière et à la capacité de
développement du groupe.
La Caisse finance elle-même l’ensemble de ses activités, sans aucune
contribution du budget de l’État ; elle en est au contraire l’un des premiers
contributeurs. Elle lui reverse en effet chaque année une part importante de
son résultat. En 2019, 1,4 milliard d’euros ont ainsi été versés à l’État.

Et les consignations dans tout ça ?


La loi de 1816 confiait à la Caisse des dépôts la mission de « recevoir,
administrer et conserver pendant tout le temps nécessaire, et dans des
circonstances légalement ou administrativement prévues, certaines sommes
ou valeurs qu’il importe plus particulièrement de protéger, à raison soit de
leur origine, soit d’un litige, d’un état d’indivision ou d’une affectation dont
elles font l’objet… ». En lui accordant une forte indépendance statutaire, la
loi en fait ainsi un tiers de confiance, le dépositaire de référence de fonds
qui doivent être spécialement conservés et protégés.
La Caisse est ainsi devenue le banquier du service public de la justice.
Certaines professions juridiques sont tenues d’y déposer les fonds qu’elles
détiennent pour le compte de leurs clients. Depuis 1890, la Caisse des
dépôts a la garde des fonds détenus par les notaires, par exemple dans
l’attente du dénouement des successions ou de la finalisation des
transactions immobilières. Elle assure également, depuis 1985, la gestion
des sommes reçues par les administrateurs et mandataires judiciaires dans le
cadre des procédures de redressement ou de liquidation judiciaires des
entreprises.
Le métier de consignataire, présent dès l’origine, consiste à préserver
des sommes et valeurs sur lesquelles existent soit des prétentions
contradictoires, soit des obligations spécifiques de garantie, soit l’absence
provisoire de propriétaire. Ce régime est déterminé par des dispositions
légales ou réglementaires, pour protéger les droits sur ces sommes de
personnes physiques ou morales. Depuis 1816, la Caisse dispose du
monopole de cette activité en France. Elle remet ces fonds lorsqu’une
décision légale en a désigné le bénéficiaire. La  Caisse conserve ainsi les
revenus des enfants du spectacle ou du mannequinat jusqu’à leur majorité.
Cette activité historique ne cesse d’évoluer, avec de nouveaux publics,
comme les enfants influenceurs sur les réseaux sociaux, depuis 2020.
De nouveaux champs de politiques publiques s’ouvrent également, avec par
exemple la conservation de sommes en vue de la réparation de préjudices
écologiques.
Reconnaissant ce savoir-faire unique de consignataire, le législateur a
également choisi de confier à la Caisse les sommes issues des comptes
bancaires inactifs et des fonds d’assurance vie en déshérence. La loi Eckert
de 2014 donne ainsi mission à la Caisse des dépôts de centraliser, conserver
et restituer ces sommes, qui lui sont transférées par les banques au bout de
dix  ans d’inactivité. Si  aucun bénéficiaire ne s’est manifesté durant
trente  ans, les sommes sont reversées à l’État. Avec ce dispositif, appelé
Ciclade, la Caisse assure un service au public d’un type nouveau, qui a
nécessité d’importants développements en matière de systèmes
d’information. Au 31 novembre 2021, 7,1 milliards d’euros et 11 millions
de comptes et contrats avaient été transférés à la Caisse. Le site Ciclade.fr,
mis en ligne le 2  janvier 2017, permet de rechercher gratuitement ces
comptes inactifs ou assurances vie et d’en demander la restitution. En 2021,
le site avait enregistré 3,6 millions de vues.
La Caisse des dépôts se voit confier ces missions d’intérêt général par
la loi. Elle les exerce à prix coûtant sans en tirer aucun bénéfice : elle est
remboursée de ses seuls coûts de gestion. Et encore…

La transformation de l’épargne populaire


Depuis 1816, l’entrée en fonction d’un nouveau directeur général est
marquée par une sorte de rite qui matérialise l’indépendance de la Caisse
des dépôts. À mon arrivée, j’ai donc prêté serment devant la commission de
surveillance. J’ai  juré solennellement de protéger l’inviolabilité de la
Caisse. Prendre la direction d’un établissement financier, c’est assumer une
multitude d’engagements pris par ses prédécesseurs. À la Caisse des dépôts,
cette responsabilité prend une dimension particulière, compte tenu de la
nature de l’institution et surtout des sommes engagées, puisqu’il s’agit de
l’épargne des Français.
En prévoyant que la Caisse conserve et restitue les sommes qui lui sont
confiées « en ayant assuré leur fructification », la loi de 1816 posait déjà le
principe de la rémunération de l’épargne. Il  s’agissait d’une novation
importante, puisque à l’époque, les déposants rétribuaient au contraire les
établissements chargés de la conservation de leur épargne. On l’a vu, cette
mission de centralisation de l’épargne populaire s’est développée dès le
e
XIX   siècle avec la création des livrets de Caisse d’épargne puis du Livret

postal.
Aujourd’hui, la Caisse gère une grande partie des sommes versées sur
les livrets parmi les plus populaires : le livret A, le livret de développement
social et solidaire (LDDS), le livret d’épargne populaire (LEP). Le livret A
est évidemment le produit le plus emblématique, compte tenu de son
succès. On  en compte aujourd’hui près de 55  millions. Les  Français sont
attachés à ce produit : dans beaucoup de familles, l’ouverture d’un livret A
fait office d’acte de naissance financière d’un enfant ou d’un adolescent.
Avec 24,4  millions de LDDS et 7,3  millions de LEP, le succès des deux
autres livrets réglementés ne se dément pas.
Pourtant, les Français savent encore trop peu que la Caisse est un acteur
quotidien de leur épargne. Il  n’est pas inutile de rappeler le circuit
qu’empruntent ces fonds, que nous transformons quotidiennement en
financements d’intérêt général. Ils  sont collectés par les banques, qui
peuvent toutes proposer ces produits. Les sommes versées sont garanties et
entièrement liquides, les épargnants pouvant en disposer à tout moment.
Les  intérêts servis sont défiscalisés. Leur rémunération est elle aussi
garantie, calculée sur la base d’une formule liée à l’inflation et au niveau
des taux, avec un minimum de rémunération pour l’épargnant de 0,5 %.
 
Le fonds d’épargne de la Caisse des dépôts centralise 59,5  % de
l’encours du livret A et du LDDS et 50 % de celui du LEP. Sur 100 euros
déposés sur un livret A, 59,5 euros sont donc gérés par la Caisse. Ces fonds
centralisés permettent de financer des projets d’intérêt général identifiés par
l’État, au service du logement social, de la politique de la ville ou encore
des projets des collectivités et de leurs satellites. L’État fixe donc les
emplois autorisés ainsi que les conditions de taux proposées.
Cette épargne est utile  ; elle finance directement l’économie. Par les
prêts d’abord. La Caisse en a accordé 12,5 milliards d’euros en 2021, pour
un encours total de 192  milliards. Ces prêts répondent à des missions
d’intérêt général. La première est le financement du logement social et de la
politique de la ville. Ils permettent aussi de financer le secteur public local
et les infrastructures. Il  s’agit principalement de prêts de long ou de très
long termes –  jusqu’à quatre-vingts  ans  –, pour lesquels les banques
commerciales ne proposent pas d’offre.
Ces prêts ont également un effet important de justice économique. Au
contraire des banques, la Caisse ne modifie pas ses taux en fonction des
emprunteurs. Ses prêts sont égalitaires, et leur taux dépend du caractère
social ou environnemental des projets financés. Ainsi, s’agissant de la
construction de logements sociaux, les taux pratiqués sont croissants selon
les revenus des locataires  : le coût du crédit est ainsi plus faible pour la
construction de logements sociaux à destination des moins aisés. Un taux
unique est appliqué pour une catégorie de prêt, quelle que soit la situation
géographique et financière de l’emprunteur. Ce principe de non-
discrimination territoriale contribue de façon majeure à notre objectif de
lutte contre les inégalités entre les territoires. Les secteurs prioritaires
financés disposent d’un accès permanent au crédit et sont préservés du
phénomène de rationnement du crédit en période de crise.
Le modèle des fonds d’épargne repose sur un second pilier  : un
portefeuille financier important, composé de titres de dette, d’actifs
immobiliers ou encore d’actions d’entreprises cotées. Il atteignait
134 milliards fin 2021 et est partie intégrante du modèle, puisqu’il permet
de gérer les risques de liquidité et de solvabilité et contribue aux résultats
du fonds d’épargne, et donc à son équilibre. Surtout, ce portefeuille d’actifs
contribue au financement de l’économie et en particulier à l’actionnariat
stable des entreprises françaises.
Le modèle du fonds d’épargne est unique : il transforme une ressource
entièrement liquide et donc de très court terme en emplois de long et très
long termes. Cette transformation est rendue possible par l’ampleur et la
pérennité dans le temps de la ressource, c’est-à-dire par l’attrait du livret A
et du LDDS.

Un modèle réplicable
Le modèle de la Caisse des dépôts, développé en France depuis deux
siècles, est original. Son positionnement unique, à la croisée du public et du
privé, en fait un puissant outil d’accompagnement des politiques publiques.
La  Caisse a contribué au développement économique de notre pays.
Aujourd’hui, dans des pays et des contextes très différents, elle peut
constituer une inspiration. Ainsi, de nombreux pays, notamment en Afrique
francophone, ont opté, sous des formes différentes, pour ce modèle de
Caisse des dépôts pour donner à la puissance publique un moyen
supplémentaire d’accompagner leur développement.
La Caisse des dépôts française joue un rôle d’accompagnement de ces
structures, au sein du Forum mondial des Caisses des dépôts. Avant mon
déplacement à la réunion de ce forum à Dakar en septembre 2019, j’avoue
que j’avais sous-estimé l’importance de cette coopération, dont Laurent
Zylberberg assure le développement.
 
J’ai pu mesurer l’importance du travail d’accompagnement que nous
menons auprès de ces structures souvent jeunes. Si la Caisse de dépôts et de
gestion du Maroc a été créée dès 1959, la plupart des caisses africaines sont
nées après  2010. Certaines en sont à leurs balbutiements. Je  pense à la
Caisse du Mali. Lorsque j’ai rencontré ses représentants, ils venaient de
prendre possession de leur premier bureau et de recevoir la dotation décidée
par leur gouvernement. Ils devaient encore s’équiper en informatique.
Dans d’autres pays, comme le Sénégal, la Caisse se développe, mais en
est encore à ses débuts, dans une phase initiale d’accumulation de
l’épargne. Son directeur général, Cheikh Ahmed Tidiane  Ba, est l’ancien
directeur général des Impôts. Il  m’expliquait la difficulté de développer
dans son pays la culture nouvelle d’une épargne bancarisée, et comme il est
plus facile de prélever l’impôt que de collecter l’épargne !
L’accompagnement technique et politique de la Caisse des dépôts
auprès de ces nouvelles structures peut avoir un effet d’entraînement
déterminant. En  Côte d’Ivoire, le directeur général Lassina Fofana avait
souhaité que je vienne à Abidjan en mars  2020, afin de réunir tous les
grands partenaires de la Caisse qui se créait. Nous avons pu, ensemble,
montrer aux acteurs économiques que ce nouvel outil était utile et
indépendant.
Nous menons ces actions en coopération avec l’Agence française de
développement (AFD), avec laquelle nous avons noué une alliance
stratégique. Nous portons ensemble cette conviction que les Banques
publiques de développement, qu’elles prennent la forme d’une Caisse des
dépôts ou une autre, sont des instruments essentiels de l’intervention
publique dans l’économie.
Ce modèle d’économie mixte est en train d’essaimer dans le monde, où
l’on dénombre quatre  cent  dix  banques de développement. Certaines se
créent dans les pays anglo-saxons, jusqu’alors assez réticents à ce mélange
de privé et de public. Même Donald Trump a décidé de doter les États-Unis
d’une structure de ce type, confiée à l’un de ses proches. Elles apportent
une forme de réponse à la question du coût du capital. Le développement de
l’économie de marché se fait aujourd’hui dans des conditions de rentabilité
qui limitent le développement économique et ne permettent pas de réduire
les inégalités. Pour obtenir la rentabilité réclamée par beaucoup
d’investisseurs, on écarte des projets utiles, mais d’un rendement moindre.
Un  développement économique plus durable et socialement équilibré
nécessite de faire baisser le coût du capital. C’est ce que font les banques de
développement.
Ces structures doivent être confortées  ; elles doivent aussi échanger,
coopérer. C’est tout le sens de l’initiative « Finance in Common », impulsée
par Rémy Rioux, le directeur général de l’AFD, dont la première édition, à
laquelle j’ai participé en novembre  2020, a été ouverte par Emmanuel
Macron.
CHAPITRE 2

L’indépendance de la Caisse :
fantasmes et réalités

L’indépendance de la Caisse des dépôts, construite depuis plus de deux


cents ans, produit un effet simple, mais essentiel pour les actions que nous
menons dans les territoires : tous les élus de France, quel que soit leur bord
politique, savent qu’ils peuvent s’appuyer sur elle. Si leur projet est bon,
nous les accompagnons.
C’est le cas notamment des présidents de région, dont aucun
n’appartient à la majorité présidentielle. Tous sont nos interlocuteurs.
Je repense par exemple à ce déplacement en juillet 2018 à Port-la-Nouvelle,
dans l’Aude, aux côtés de Carole Delga, la présidente socialiste de la région
Occitanie. Là, nous avons signé ensemble une convention
d’accompagnement par la Caisse du plan Littoral 21. Ce remarquable projet
prend le relais de la mission  Racine. Cette mission interministérielle
d’aménagement du littoral du Languedoc-Roussillon, lancée en 1963, avait
permis la réalisation de l’un des projets touristiques et urbanistiques les plus
ambitieux des Trente Glorieuses, avec la création d’infrastructures
modernes dans cette région jusque-là peu aménagée et de stations
balnéaires, comme Port-Camargue, La  Grande-Motte, Le  Cap  d’Agde et
Port Leucate.
Cinquante-cinq ans après, le plan Littoral 21 permet de revenir dans ces
ports et ces stations balnéaires, de les accompagner vers un développement
plus durable. Il était évident pour la Caisse d’accompagner la région dans ce
plan d’investissement, de l’aider à donner un second souffle à la mission
Racine, et de créer sur cette côte languedocienne des activités économiques
nouvelles et génératrices d’emplois.
À Port-la-Nouvelle, les équipes en charge et les élus locaux nous ont
présenté, avec la présidente de région et le préfet d’Occitanie d’alors, Pascal
Mailhos, un projet innovant d’installation d’éoliennes en mer. Plus de cinq
cent cinquante  projets de ce type ont d’ores et déjà été lancés, pour un
investissement de plus de 1 milliard d’euros, financé par la région, l’État et
la Caisse.
C’est l’honneur de la Caisse des dépôts que de pouvoir être présente
dans tous les territoires, de ne pas prendre en compte les considérations
politiques. Une seule fois depuis mon entrée en fonctions, un préfet m’a
reproché d’avoir organisé un déplacement avec des élus locaux et des
parlementaires d’opposition. J’ai pu lui répondre tranquillement que je
faisais là mon travail.

L’indépendance comme marque de fabrique


Cette indépendance nous est permise par notre histoire, par nos textes
fondateurs. On l’a vu, l’histoire de la Caisse des dépôts est celle d’un outil
hybride, créé pour restaurer la confiance des déposants et épargnants,
échaudée par les aventures impériales. Dès l’origine, cet outil est conçu par
Corvetto comme devant être indépendant du pouvoir politique. C’était la
condition de sa réussite.
Tiers de confiance pour ceux qui placent leurs fonds à la Caisse, nous le
sommes aussi pour ceux que nous finançons ou avec qui nous investissons.
Source d’inspiration des créateurs de la Caisse, le concept de «  foi
publique » inscrit sur notre logo exprime les valeurs de sécurité de gestion
et de confiance des déposants et épargnants. Il  trouve ses racines dans la
mythologie romaine, avec la déesse Fides, garante des dépôts privés. Ceux-
ci, déposés dans son temple, avaient un caractère sacré et étaient placés
sous la garantie du Sénat.
On ne peut s’empêcher une comparaison historique avec les
dispositions de la loi du 28  avril 1816 qui, sans modification, figurent
encore aujourd’hui à l’article  518-2 du Code monétaire et financier  :
«  La  Caisse des dépôts et consignations est placée, de la manière la plus
spéciale, sous la surveillance et la garantie de l’autorité législative.  » Les
débats parlementaires allaient plus loin encore, précisant qu’« il ne pourra,
dans aucun cas ni sous aucun prétexte, être porté atteinte à [sa] dotation ».
Près de deux mille  ans après la déesse Fides, sous cette même devise de
« Foi publique » et sous la protection du Parlement, les dépôts et l’épargne
redevenaient donc sacrés.

Une gouvernance garante de l’autonomie


Statutairement, la Caisse des dépôts est un établissement public
sui  generis (la  loi de  1816 disait «  spécial  »), qui n’a pas d’actionnaire et
n’est pas placé sous la tutelle d’un ministre comme le sont normalement les
établissements publics de l’État.
Cette volonté de créer une confiance forte dans l’institution et
d’interdire à l’exécutif de s’en approprier les ressources a conduit le
législateur de 1816 à doter la Caisse d’une gouvernance spécifique, dont les
grands traits demeurent aujourd’hui.
Le statut du directeur général de la Caisse des dépôts distingue pour une
large part cette fonction de celles des autres dirigeants d’entreprises privées
ou publiques. Assurer l’indépendance de l’établissement, c’était d’abord
doter son dirigeant de pouvoirs de décision importants et d’une autonomie
élargie. Aujourd’hui, le mandat est de cinq ans, la nomination s’effectuant
par décret du président de la République après confirmation par les deux
assemblées. Une trace de l’inamovibilité originelle du directeur général
subsiste dans le mécanisme de révocation prévu : il ne peut être mis fin à
mes fonctions qu’à la demande de la commission de surveillance, et en
aucun cas à la demande du seul exécutif.
Justement, cette commission de surveillance, dont la fonction a été
modernisée, mais qui perdure aujourd’hui, était une innovation majeure
en  1816. Cet  organe, auquel sont soumises les grandes décisions, est
majoritairement composé de représentants désignés par les assemblées et
présidé par un parlementaire, aujourd’hui Sophie Errante, députée de Loire-
Atlantique.

Un lien vivant avec le Parlement


La protection très spéciale exercée sur la Caisse par le Parlement passe
donc par cette intervention très directe dans la gouvernance de
l’établissement, mais aussi par un lien particulier que nous entretenons avec
les assemblées.
Chaque année, je rends compte devant les commissions des finances et
des affaires économiques de l’Assemblée nationale et du Sénat de mon
action et des orientations que je souhaite donner à la Caisse des dépôts.
Depuis la loi  Pacte, cet usage est inscrit dans la  loi. Mais plus largement,
nous rendons compte presque quotidiennement de notre action aux
parlementaires, dans le cadre de leurs missions de contrôle notamment.
Chaque année, ce sont donc plusieurs dizaines d’auditions parlementaires
qui mobilisent les différentes directions de l’établissement. Au fil du temps,
et en raison de ce lien particulier, nous sommes également devenus un
«  tiers de confiance  » pour les parlementaires, qui nous sollicitent aussi
pour notre expertise sur des sujets extrêmement divers.
 
Dans la pratique, notre indépendance résulte d’un jeu d’acteurs subtil
entre le gouvernement, le Parlement, et la direction de la Caisse. Je  me
souviens de l’appel d’une ministre courroucée me demandant de « retirer un
amendement de la Caisse des dépôts  ». Je  lui avais alors rappelé que je
n’avais techniquement pas le droit d’amendement  ! Mais elle n’avait pas
tort, nous travaillons avec les élus des principaux groupes parlementaires
lorsqu’un projet de loi qui nous concerne passe devant les assemblées.
Il  nous arrive de soutenir un point de vue qui n’est pas celui du
gouvernement.
Cet épisode est anecdotique. Le plus souvent, ce triangle « Parlement-
État-Caisse » est au contraire vertueux : il permet un alignement des visions
et donc un accompagnement efficace des politiques publiques.

La loi Pacte et la réforme de la gouvernance


de la Caisse des dépôts
À mon arrivée à la tête de la Caisse, l’État portait déjà un projet de
réforme de la gouvernance de l’établissement. Il s’agissait de la moderniser
et de renforcer le rôle de la commission de surveillance. Je  n’avais pas
besoin de cette réforme pour mener à bien mon projet et j’avais attiré
l’attention sur le fait que la supervision par l’Autorité de contrôle prudentiel
et de résolution (ACPR), qui émane de la Banque de France, et l’application
stricte des ratios bancaires internationaux qui mesurent le niveau de fonds
propres nécessaire à l’exercice de nos missions risquaient de limiter nos
capacités d’investissement en capital. Notre spécificité par rapport aux
banques de la place est justement d’investir massivement en actions dans
des entreprises françaises.
Le débat parlementaire a permis de confirmer la prééminence du
Parlement dans la gouvernance de la Caisse. Et  la participation de deux
représentants des salariés à cette instance constitue une avancée bienvenue.
Désormais, la loi prévoit également que le budget de fonctionnement de
la Caisse soit adopté par la commission de surveillance. Indirectement, cette
disposition a porté atteinte à notre autonomie sur un point précis  : le
ministre des  Finances exerce de façon plus sourcilleuse son pouvoir
d’approbation de ce budget. Malheureusement, la logique des institutions de
la Ve  République n’a pas permis aux parlementaires de s’opposer à cette
évolution lors des débats. Ses conséquences ont été très rapides, puisque
nous n’avons pu adopter notre budget pour 2020 qu’au mois de juin de cette
même année après six mois d’un rapport de force très pénible. La direction
générale du Trésor, en tentant d’évaluer l’action de la Caisse, avait ainsi
refusé de prendre comme référence le budget voté pour 2019  !
L’administration essaie encore de limiter l’autonomie d’une puissance
financière qu’elle ne maîtrise pas.
Pour autant, la Caisse reste indépendante dans l’utilisation des fonds qui
lui sont confiés et dans ses choix d’investissement. Avec la loi  Pacte de
2019, elle peut poursuivre sa politique d’achats d’actions d’entreprises
françaises. Surtout, elle peut financer des programmes de logement ou
investir localement sur l’ensemble du territoire, quelle que soit
l’appartenance politique des élus. Nos décisions d’investissement ne sont
jamais dictées par le gouvernement.
En revanche, le directeur général de la Caisse ne peut évidemment
mener, seul, une politique publique qui ne serait pas approuvée par la
représentation nationale. C’est tout le rôle de la commission de
surveillance, qui valide les principales décisions d’investissement. C’est
pourquoi il est si important que les parlementaires et leurs représentants
restent majoritaires en son sein. Là  aussi, la loi  Pacte a apporté une
modernisation bienvenue, puisque ces députés et sénateurs ne sont plus
issus des seules commissions des finances. Désormais, la commission de
surveillance accueille aussi un député et un sénateur des commissions des
affaires économiques, dont les compétences recouvrent nos grands
domaines d’action, notamment le logement.

L’autonomie à l’épreuve des faits


Cette autonomie de la Caisse et la protection de l’épargne populaire ne
sont pas seulement des principes théoriques. Édouard Philippe m’en a un
jour résumé très crûment la nécessité : « Si vous n’étiez pas indépendants,
la Caisse serait rapidement vidée… »
L’équilibre est parfois difficile à trouver entre ce que François Hollande
appelait « le risque d’une trop grande indépendance et le danger d’une trop
grande soumission à l’autorité politique ». Le directeur général de la Caisse
des dépôts ne répond en effet pas chaque jour de ses actions à un ministre
de tutelle. En  revanche, ses décisions sont entourées par un système
puissant de garde-fous. L’autonomie laissée aux acteurs, trop souvent
encore étrangère à notre culture administrative, n’est pas un frein à
l’efficacité des politiques menées. Au contraire, la liberté est souvent gage
d’efficacité. Cette autonomisation des acteurs, accompagnée d’une forte
responsabilisation, doit inspirer les réformes administratives à venir.
Pour autant, l’indépendance ne doit pas se transformer en isolement.
Encore moins en politique non coopérative. La formule du député Berryer
en  1850  traduit toujours la position particulière de la Caisse dans nos
institutions  : «  La  Caisse des dépôts ne fait rien que le gouvernement
désapprouve, mais elle ne fait pas tout ce qu’il lui demande. »
Historiquement, il a pu arriver que la Caisse des dépôts mène, de sa
propre initiative et sans mandat politique, des actions publiques ou
financières d’envergure. Un  ancien secrétaire général de l’Élysée m’a un
jour raconté qu’il découvrait les actions entreprises par la Caisse dans la
presse quotidienne. J’ai voulu éviter cela en échangeant très régulièrement
avec l’exécutif, notamment avec le secrétaire général de l’Élysée et le
directeur de cabinet du Premier ministre. À  Bercy, j’entretiens
naturellement un dialogue constant avec Bruno Le  Maire et ses équipes,
mais aussi avec Olivier Dussopt, qui assume la lourde responsabilité des
comptes publics.
L’exemple le plus marquant de ce type de dérive est sans doute la
tentative d’OPA hostile sur la Société Générale soutenue par la Caisse des
dépôts en 1988, à la fin de la première cohabitation. Le scandale politique a
été majeur.
La Société Générale avait été privatisée en juin  1987 par Édouard
Balladur, alors ministre des Finances. Un an plus tard, après la réélection de
François Mitterrand, le financier Georges Pébereau réunit un tour de table
capable de prendre le contrôle de la banque, avec ceux qui se surnommaient
eux-mêmes les «  golden papys  », François Dalle, P-DG de L’Oréal et
compagnon de route de François Mitterrand, Jean-Louis Descours, P-DG de
l’enseigne de chaussures André et Gustave Leven, patron de Perrier.
Robert Lion avait alors accepté que la Caisse investisse dans
l’opération. En revanche, l’assureur UAP, lui aussi public à l’époque, avait
refusé d’y participer. Cette opération aventureuse a été diversement
appréciée.
Lorsqu’il est revenu aux affaires, comme Premier ministre en  1993,
Édouard Balladur conservait une vive rancœur à l’égard de l’institution, sur
laquelle il souhaitait accroître le contrôle de l’État. C’est à mon
prédécesseur Philippe Lagayette que la Caisse doit d’avoir protégé son
autonomie. Il y a une leçon à retenir de cet épisode : lorsqu’elle sort de son
rôle et participe à des opérations éloignées de l’intérêt général, la Caisse
met en danger sa mission et son existence même.
Si la Caisse des dépôts ne répond pas toujours, loin de là, aux demandes
de l’État, nous sommes à même, à ses côtés, d’accompagner de grandes
entreprises françaises en difficulté. Nous nous partageons largement ce rôle
avec Bpifrance.
La Caisse est souvent désignée dans les médias comme le « bras armé
financier de l’État ». Mais si nous sommes un bras armé, il n’en reste pas
moins autonome.
Dans le cas d’Engie par exemple, l’État a été vivement irrité
d’apprendre que nous étions montés au capital. Nous souhaitions investir
dans cet acteur majeur de l’énergie en France alors que l’État envisageait à
l’époque de vendre sa participation, comme le lui permettait la loi Pacte.
Nous avions travaillé avec la directrice générale, Isabelle Kocher, à la
constitution d’un actionnariat stable qui assurerait l’indépendance de
l’entreprise après le retrait de l’État, lequel ne voyait pas du tout l’opération
dans cet ordre. Une meilleure coordination avec l’État aurait peut-être évité
que cette dirigeante courageuse et compétente soit débarquée brutalement,
et pour de mauvaises raisons, par un conseil d’administration qui a agi en
fonction d’archétypes dépassés. J’en garde le pénible souvenir d’une meute
de chasseurs pressés d’en finir et qui, peut-être, n’auraient pas traité un
homme de la même façon. Un administrateur m’a même agressé
verbalement en me demandant de quoi je me mêlais  : être le deuxième
actionnaire de l’entreprise après l’État n’était manifestement pas une raison
valable selon lui ! Cela ne l’a pas empêché ensuite de me poursuivre de ses
SMS pour que la Caisse soutienne les résolutions présentées à son
assemblée générale.
Mais surtout, même lorsque le politique nous suggère d’intervenir, nous
avons toujours la possibilité de refuser. Je  pense par exemple à l’hôtel du
Palais de Biarritz. Il  s’agit d’un cas très particulier, puisque cet
établissement, qui appartient à la mairie de Biarritz, était géré par des
employés municipaux. Il  devait faire l’objet de travaux de restauration
importants en prévision du G7 qui s’y est tenu en août 2019. L’Élysée était
donc attentif à ce que, d’une façon ou d’une autre, l’hôtel du Palais soit
rénové.
Au début, le maire de Biarritz ne s’entretenait de ce sujet qu’avec
l’Élysée, en m’ignorant. Il a fini par me contacter et je l’ai reçu. J’avais fixé
plusieurs conditions pour que nous investissions : un opérateur international
d’hôtels de luxe devait prendre la gestion à la place de la mairie, d’autres
investisseurs devaient être associés et, surtout, la relation entre l’hôtel et la
Ville devait être clarifiée.
Nous étions début 2018. En  septembre, le maire me rappelle. Je  lui
demande si ces trois conditions sont remplies. Elles ne l’étaient pas, mais il
insistait en mettant en avant les attentes de l’Élysée. J’ai  alors redit mon
refus d’investir dans un projet qui ne tenait pas la route.
La mairie a finalement trouvé un investisseur, un opérateur, et a monté
un projet cohérent. Elle nous a à nouveau sollicités, mais en réalité, le projet
était alors devenu viable sans intervention de notre part. L’hôtel a été
restructuré comme il fallait, les travaux ont eu lieu et le G7 a été un succès.
Nous avons fini par entrer au capital, après la tenue du G7, mais dans le
respect de nos thèses d’investissement, dans le cadre de nos mandats, et non
parce que nous avions reçu une pression politique.
Cette anecdote est aussi très emblématique de la façon de fonctionner
de ce gouvernement. Certes, on m’a demandé d’être attentif au règlement
du dossier. Mais en réalité, aucun membre du gouvernement ni aucun
conseiller ne m’ont jamais donné d’instruction. Mes prédécesseurs, eux, en
recevaient parfois directement.

La CDC et le Trésor, frères ennemis ?


Cette autonomie nourrit bien sûr des rivalités avec certaines grandes
administrations. Historiquement, la relation entre le Trésor et la Caisse des
dépôts a souvent été celle de frères ennemis. La  raison en est
malheureusement très simple et tient à des réflexes quasi féodaux  : la
Caisse est la seule grande institution financière publique qui ne soit pas
sous tutelle directe de Bercy.
Pour ma part, je considère qu’appartenant à la sphère publique, nous
devons respecter et accompagner les politiques publiques et donc travailler
étroitement avec l’exécutif et le Parlement. Le  fonctionnement
démocratique des institutions nous interdit de nous abstraire du politique,
ou de nous retirer dans un «  splendide isolement  » à l’égard de l’action
publique.
Mais ce débat entre la Caisse des dépôts et la direction générale du
Trésor s’articule aujourd’hui autour d’une question centrale  : que doit
financer la Caisse des dépôts ? Il peut y avoir débat pour ce qui concerne les
prêts sur fonds d’épargne. Très dérogatoires, ils doivent rester concentrés
sur les failles de marché, c’est-à-dire les secteurs de l’économie dont les
besoins de financement ne sont pas couverts par l’offre bancaire classique.
Lorsque la finance privée opère efficacement dans un secteur, l’intervention
de la Caisse n’est pas indispensable. En  matière de prêts sur fonds
d’épargne, la Caisse intervient sur mandat de Bercy, c’est donc le ministre
qui tranche.
En revanche, l’action de ce qu’on appelle la « section générale », et que
je surnomme « CDC canal historique », relève de notre seule politique, de
façon autonome dans le cadre de la gouvernance que je viens de décrire.
Pendant mon mandat, j’ai eu la chance de travailler avec une directrice
générale, Odile Renaud-Basso, puis un directeur général du Trésor,
Emmanuel Moulin, que je connaissais et appréciais de longue date. J’avais
rencontré ce dernier chez les rocardiens, qu’il fréquentait alors. Cela a sans
doute contribué à apaiser cette relation historiquement complexe, dont on
peut se demander parfois si elle ne relève pas plus de la psychanalyse
collective que de la gestion publique. Et il faut reconnaître que depuis
l’arrivée d’une nouvelle équipe au Trésor, les relations sont beaucoup plus
fluides et confiantes.
Malheureusement, sur les sujets de crédit et d’investissement, je ne
partage pas la vision portée par le Trésor, qui se concentre sur le bon
fonctionnement des marchés, et notamment du marché financier, au
détriment de questions politiques essentielles comme celle des inégalités.
Je  considère au contraire que les inégalités sociales et territoriales ou le
chômage de masse justifient des investissements publics, et donc
l’intervention de la Caisse.
Laisser les marchés fonctionner librement et brutalement, c’est laisser
l’épargne française être gérée par des fonds internationaux efficaces, mais
dont certains ne savent pas où mettre la France sur une carte. À mon sens,
ce libéralisme-là ne correspond ni aux besoins ni au modèle français.
Et  c’est parce que je refuse ce type de fonctionnement que je ne suis pas
libéral. Je crois au contraire que des acteurs, publics ou privés, réglementés,
doivent orienter cette épargne et décider de son usage et de la rentabilité des
placements qui en découlent.
CHAPITRE 3

La Caisse en chantier

On m’avait averti avant même ma nomination  : cette institution a ses


codes, ses réseaux. Et je  savais que mon profil détonnait. À  mon arrivée,
j’ai découvert à proximité de mon bureau le panneau de bois mentionnant
en lettres dorées les anciens directeurs généraux de la Caisse. Tous ces
noms sont suivis de leur titre de noblesse pour les premiers, pour les autres
de leur titre dans l’administration, le plus souvent inspecteur général des
finances. Lorsque mon nom y a été inscrit, on m’a demandé quelle mention
je souhaitais apposer. Cela m’a laissé profondément perplexe : je constatais
que j’étais le premier directeur général à ne pas être haut fonctionnaire.
Surtout, je ne voyais pas pourquoi mon parcours aurait été résumé à un
concours passé à vingt  ans. J’ai  donc préféré la simple mention de mon
nom ! Ce tableau me troubla pour une autre raison : il est très bref pour une
institution aussi ancienne. En deux siècles, je ne suis que le vingt et unième
directeur général. De grands noms comme François Bloch-Lainé ou Robert
Lion m’ont précédé. Jusqu’en  1995, les directeurs généraux de la Caisse
étaient inamovibles  ; beaucoup ont donc présidé aux destinées de
l’établissement pendant une ou deux décennies.
Mettre le capital au travail
Pour ma part, je savais que j’avais devant moi un mandat de cinq ans.
Et il devait être utile à la Caisse. Je crois que j’ai justement été choisi par le
président de la République parce que mon parcours ne correspondait pas
aux canons habituels. Parce que je n’appartenais pas aux grands corps, je
pourrais bousculer la maison  ; parce que je venais du secteur privé, je
pourrais la moderniser.
J’avais découvert la Caisse, son histoire, son fonctionnement. Mais j’ai
aussi voulu l’aborder cliniquement, en financier. J’ai  donc rapidement
analysé son bilan, c’est-à-dire ses ressources et ses emplois.
En plus de deux cent cinq ans, la Caisse a accumulé des fonds propres
abondants et elle dispose de ressources stables et solides  : les dépôts du
livret  A et du livret de développement durable et solidaire, les dépôts des
notaires. Celles-ci sont utilisées pour des missions d’intérêt général. Elles
sont notamment investies dans le capital d’entreprises pour la plupart
françaises, dans le secteur de l’économie mixte. Elles sont prêtées au
secteur du logement social.
Ma première intuition était que ce bilan pouvait être mieux utilisé. Avec
ces ressources, nous pouvions faire plus et mieux. La  solvabilité de
l’institution était très élevée et nous laissait des marges de manœuvre qui
pouvaient être mises à profit pour l’intérêt général. Ce ratio de solvabilité
était de 25 % ; il est de 17 % aujourd’hui, ce qui reste très élevé.
Dans la gestion d’un établissement financier, la prudence est légitime.
Depuis les premiers accords de Bâle signés en  1988 sous l’égide de la
Banque des règlements internationaux, les banques doivent disposer d’une
base de capital et de fonds propres proportionnelle à leurs activités.
La  Caisse des dépôts n’était pas soumise à cette réglementation, mais
s’appliquait un modèle prudentiel propre.
Un modèle prudentiel détermine le niveau de capital nécessaire à une
activité, qui sert d’amortisseur dans les crises. Dans une entreprise privée,
ce capital est celui des propriétaires ou des actionnaires. La  Caisse des
dépôts n’ayant pas d’actionnaire, ce capital est constitué des bénéfices
accumulés depuis l’origine et n’appartient à personne. Les fonds propres
doivent être proportionnés aux risques. Ils doivent permettre notamment de
garantir que les créditeurs soient remboursés. Dans le cas de la Caisse des
dépôts, cet aspect est déterminant, puisqu’il s’agit de protéger l’argent
déposé par les Français dans l’institution, qu’il s’agisse de l’épargne du
livret A ou des comptes des notaires.
Protéger l’épargne est notre rôle depuis plus de deux cents  ans.
La prudence doit donc être la première de nos vertus. Mais nous avons aussi
le devoir d’utiliser cet argent pour l’intérêt général. L’application qui était
faite de ce modèle prudentiel conduisait la Caisse à limiter ses engagements
dans l’économie.
Ce modèle, nous l’avons conservé, pour son caractère protecteur. Mais
dans les limites fixées, et avec la prudence nécessaire, nous pouvions faire
plus.
J’ose une analogie automobile  : ce modèle prudentiel permettait de
rouler à cent trente kilomètres à l’heure sur l’autoroute, mais la Caisse avait
choisi de rouler à  quatre-vingt-dix. Accélérer le rythme  : c’était l’un des
axes du projet que j’ai soumis au président de la République puis au
Parlement. Dans une trajectoire budgétaire contrainte, la Caisse des dépôts
constitue un levier qui doit être pleinement utilisé. Son programme
d’investissement pouvait être dynamisé. J’évoquais alors une vingtaine de
milliards d’euros d’investissements supplémentaires dédiés notamment aux
transitions écologique et numérique et au développement local. En  quatre
ans, nous avons mobilisé plus que ces 20 milliards d’euros supplémentaires
promis au départ.
La conjonction de l’extrême prudence et d’une organisation vieillissante
avait un impact très direct sur notre efficacité. Édouard Philippe, lorsqu’il
m’a reçu avant ma nomination, l’a souligné par une question, très directe et
pertinente sous son apparente technicité : quel était le coût du capital de la
Caisse des dépôts  ? Personne ne pouvait alors répondre à cette question,
comme à beaucoup d’autres qui sont courantes dans les établissements
financiers et qui n’étaient pas traitées à la Caisse.
Pour y répondre, j’ai apporté à l’établissement l’expérience accumulée
pendant quarante  ans de vie professionnelle dans le secteur financier.
J’ai  vu ce secteur se moderniser, se transformer, sous l’influence de la
concurrence comme de la réglementation.
Il faut mesurer les mutations des secteurs de la banque ou de l’assurance
durant ces dernières décennies. J’ai  par exemple assisté à la montée en
puissance des règles prudentielles avec les accords de Bâle. Avant leur
entrée en vigueur, la détermination du niveau du capital était du seul ressort
des actionnaires. Le secteur a vécu le premier ratio prudentiel, à l’époque de
4  % des engagements, comme une contrainte imposée de l’extérieur. Très
concrètement, cela s’est traduit par une cession massive des participations
en actions des banques dans les entreprises. Pour améliorer le ratio, on peut
soit lever du capital auprès des actionnaires, soit vendre des actifs. C’est
d’ailleurs ce qui a permis l’émergence des fonds d’investissement ou du
capital risque, c’est-à-dire d’investisseurs capables de porter les actions des
entreprises à la place des banques.
J’ai dû batailler durant tout mon mandat pour protéger cette capacité
unique donnée à la Caisse  : continuer à investir en actions quand les
réglementations, qu’il s’agisse des règles de Bâle (siège de la Banque des
règlements internationaux qui les édicte pour les banques) ou celles de
Solvabilité  2 (définies par l’Union européenne pour les compagnies
d’assurances), tendent à l’empêcher.
Comme on l’a vu, la loi Pacte a placé la Caisse sous la supervision de
l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR), alors que les
grandes banques sont supervisées par la Banque centrale européenne.
L’ACPR était tentée de nous appliquer strictement le modèle bâlois tel qu’il
a été raffiné par la BCE, ce qui aurait limité notre capacité d’action.
J’espère pouvoir dire aujourd’hui que ce danger est écarté. La sécurité des
déposants est évidemment assurée, par un modèle prudentiel qui nous est
propre et qui est très prudent, mais adapté à nos missions. C’est à la
commission de surveillance d’y veiller, ce qu’elle fait avec beaucoup
d’attention.
Une fois déterminé le niveau de capital nécessaire, il convient d’en
mesurer le coût, c’est-à-dire la rentabilité attendue. La  Caisse n’a pas
d’actionnaire, mais elle appartient virtuellement à tous les Français, qui
peuvent légitimement attendre que le capital qui nous est confié s’accroisse.
C’est pour cela que j’ai décidé que pour les activités d’intérêt général,
notamment la Banque des territoires, il convenait de protéger le capital en
termes réels, c’est-à-dire de chercher une rentabilité correspondant à la
somme de l’inflation attendue et de la croissance espérée. Avec un peu
d’optimisme, on arrive aujourd’hui à un taux de 4 %. Si la rentabilité d’une
activité dépasse ce taux, c’est soit parce que nous ne prenons pas assez de
risques, soit parce que nous demandons une rentabilité trop élevée pour nos
investissements.
Pour les activités concurrentielles, dont la rentabilité permet aussi de
soutenir les activités structurellement déficitaires, comme celles de la
direction des politiques sociales, nous recherchons la même rentabilité que
les acteurs privés, de l’ordre de  8  %. J’ai  déjà expliqué combien la
recherche d’une rentabilité trop élevée contribue à la hausse des inégalités
et à une croissance insuffisante.
Redonner de la lisibilité
Une «  vieille dame endormie  »  : ce cliché revient souvent dans les
critiques adressées à la Caisse. Ce  n’était pas mon sentiment lorsque j’ai
préparé ma candidature. Je connaissais sa puissance financière, son utilité.
Mais je savais aussi que son action n’était pas lisible de l’extérieur.
Lors de mes rencontres avec le Premier ministre, Édouard Philippe, ou
le président de l’Association des maires de France (AMF) François Baroin,
tous les deux m’avaient avoué ne pas savoir exactement ce que faisait la
Caisse sur leur territoire. C’est cette expérience que j’ai relatée lors de ma
première réunion avec les directeurs régionaux. Je sais que certains en ont
été blessés. Mais il était essentiel pour moi de leur exprimer ainsi la priorité
de mon mandat : nous devions nous tourner vers nos clients.
Pour cela, il fallait casser les silos, bousculer les habitudes, faire
travailler les équipes ensemble. Le lendemain de mon arrivée, lorsque j’ai
reçu deux directeurs expérimentés notoirement rivaux, plutôt que de me
présenter leur activité, chacun a passé une bonne partie de cette première
rencontre à me dire du mal de l’autre.
Cette culture non coopérative nuisait à la cohérence et à la lisibilité de
notre action. L’organisation interne se ressentait de cet empilement de
missions résultant de l’histoire. À  mon arrivée, il n’existait pas de comité
exécutif, vingt-trois directeurs m’étaient directement rattachés, ce qui est un
nombre trop élevé pour pouvoir accompagner comme il convient chacune et
chacun d’entre eux.
Toute l’organisation était structurée autour des produits. Si  un client,
une collectivité par exemple, avait besoin à la fois de conseil et de
financement, elle devait s’adresser à autant d’interlocuteurs. Le maire
d’Angers, Christophe Béchu, ou celui de Libourne, Philippe Buisson, m’ont
ainsi raconté qu’ils pouvaient, dans le même mois, rencontrer quatre
personnes de la Caisse pour quatre sujets différents, sans jamais avoir de
référent unique.

Définir une stratégie
Mon prédécesseur, Pierre-René Lemas, avait eu l’intuition d’articuler
l’action de la Caisse autour de quatre grandes transitions –  écologique et
énergétique, démographique et sociale, territoriale, et numérique. Mais les
organigrammes ne correspondaient qu’imparfaitement à ces priorités.
J’avais l’expérience de l’ancien Paribas et de ses nombreuses filiales.
Je connaissais la méthode pour rendre notre action plus compréhensible et
plus efficace : à un projet devait correspondre une organisation par métiers
et clientèles, et non plus par produits.

IDENTIFIER DES MÉTIERS

Mon premier objectif managérial a donc été de clarifier la gouvernance


et d’orienter résolument la Caisse vers ses clients.
Quels sont les métiers de la Caisse  ? J’aurais été bien incapable de
répondre à cette question avant d’en prendre la tête. À  mon arrivée, ma
directrice de cabinet d’alors, Brigitte Laurent, m’a beaucoup aidé dans cette
découverte d’une maison à l’activité protéiforme. Malheureusement, nos
clients, nos partenaires institutionnels et parfois même nos collaborateurs se
trouvaient dans la même difficulté !
Une organisation en métiers devait être conforme à notre projet. Celui-
ci étant de lutter contre les fractures territoriales et sociales, nous avons
identifié cinq métiers. La Banque des territoires regroupe l’ensemble de nos
activités en direction des territoires, j’y reviendrai. La direction des retraites
et de la solidarité, qui a vocation à traiter de toutes les problématiques
sociales, était jusqu’alors mal intégrée fonctionnellement aux
organigrammes de la Caisse. J’ai voulu en faire un métier à part entière, en
lui donnant aussi plus de lisibilité et en la renommant «  direction des
politiques sociales  ». Nos  activités d’investisseur dans le secteur
concurrentiel devaient aussi être clarifiées, avec deux métiers distincts : la
gestion d’actifs financiers et immobiliers, et la gestion des participations
stratégiques, c’est-à-dire de nos filiales. Enfin, cinquième métier, le soutien
aux entreprises est pris en charge par Bpifrance.
La Caisse a deux bilans, celui du fonds d’épargne, dont la gestion lui est
confiée par l’État et son bilan propre, la section générale. Les activités de
gestion d’actifs étaient jusqu’alors réparties entre la direction financière et
la direction des fonds d’épargne, chacune traitant les actifs correspondant à
son bilan. Nous pouvions optimiser ce fonctionnement, comme le font
depuis longtemps les compagnies d’assurances, dont la gestion d’actifs est
gérée par une même équipe, même s’il s’agit d’allouer les fonds de
l’assurance de risques d’un côté et ceux de l’assurance vie de l’autre, par
exemple. Le  rapprochement des gestions d’actifs avait été engagé par
Pierre-René Lemas. J’ai souhaité pousser cette logique en créant une seule
direction, placée sous l’autorité unique d’Olivier Mareuse.
Concernant l’organisation du groupe, j’ai voulu une organisation
fédérale. La  relation avec les filiales et leur pilotage devaient être
centralisés au sein d’un métier : la gestion des participations stratégiques.
La réorganisation de nos organes de gouvernance devait refléter cette
nouvelle structuration par métier. Les réunions de direction telles qu’elles
existaient mélangeaient les directeurs de l’établissement public et ceux des
filiales. Ces rencontres très élargies encourageaient chacun à rester sur son
territoire pour le préserver, et ne permettaient pas une prise de décision
collégiale efficace. J’ai  donc créé un comité exécutif (Comex), dont font
partie notamment les directeurs métiers et les directions support
essentielles  : le secrétariat général, conduit par Catherine Mayenobe, qui
englobe l’informatique, l’immobilier d’exploitation, les achats et la
supervision de la relation avec l’ACPR, ainsi que le budget ; les finances,
dirigées par Virginie Chapron-du Jeu, responsable aussi de la coordination
de nos actions en matière de responsabilité sociétale et environnementale et
présidente de l’association Alter  Égales qui défend l’égalité femmes-
hommes au sein de la Caisse  ; la communication, menée par Sophie
Quatrehomme  ; les ressources humaines, avec Paul Peny  ; les affaires
juridiques conduites par Pierre Chevalier  ; et la direction des risques,
assurée par Nathalie Tubiana.
Il était essentiel pour moi de positionner cette fonction risques de façon
plus affirmée qu’elle ne l’était jusqu’à présent. C’est nécessaire dans un
établissement financier moderne, d’autant que la loi  Pacte prévoyait que
nous serions désormais supervisés par l’ACPR. À mon arrivée, les risques
et la conformité étaient fondus en une direction unique. Ces deux sujets sont
très différents. La  conformité, placée aujourd’hui sous la responsabilité
d’Anne Gautier, veille au respect des dispositions législatives et
réglementaires, au respect des mesures de lutte contre le blanchiment et la
lutte contre le terrorisme ou encore à la déontologie. La  logique d’une
direction des risques est de traiter et prévenir les différents risques
financiers, de crédit, de bilan, ou encore environnementaux. Traiter de ces
deux problématiques au sein d’une même structure est une option possible,
mais j’ai souhaité renforcer notre culture du risque en autonomisant cette
filière. Il faut enfin citer Arnaud Freyder, responsable de l’audit au sein du
groupe, et André-Laurent Michelson, qui veille à la sécurité des opérations
financières.

COMMENT DÉVELOPPER LA COOPÉRATION ?


Comme notre projet stratégique, notre nouvelle organisation se devait
d’être entièrement orientée vers nos clients. C’était l’objectif même de la
création de la Banque des territoires. Plus globalement, toutes les équipes
doivent graviter autour du client, et non autour de la direction générale.
Cette notion était assez nouvelle pour la Caisse. La notion de client semble
importée du secteur privé. Pour moi, elle garde tout son sens dans les
activités d’intérêt général. À titre d’exemple, le ministère des Finances a été
l’un des premiers à faire un site «  marchand  » avec  impots.gouv.fr. C’est
l’un des sites les mieux faits. «  Client  » est un terme général, il peut
désigner le citoyen  ; le client est simplement la personne au service de
laquelle nous sommes.
Cette orientation client nécessite des transformations organisationnelles
profondes. Il  faut décloisonner les activités, faire travailler ensemble les
équipes, casser les silos dans lesquels nous enfermons nos habitudes de
travail. Il a fallu parfois faire preuve d’autorité, rompre avec la logique que
l’on m’avait décrite avant mon arrivée  : «  Une décision du directeur
général, ce n’est pas intangible, c’est une base de discussion. »
Cela induit un type particulier de management. Pour prendre une
analogie sportive  : si l’on veut que les joueurs sur le terrain se passent le
ballon et marquent des buts, l’entraîneur doit les organiser et leur dire
comment jouer pour gagner le match. Ainsi, une entreprise ou une
administration tournée vers le client nécessite un patron qui fixe les règles
du jeu, dont le rôle s’approche davantage de celui d’un arbitre ou d’un
coach que du profil d’un colonel de l’armée des Indes. Son rôle est
d’organiser le système, fixer les règles, et expliquer comment les équipes
doivent s’articuler.
L’une des premières règles que j’ai imposées à la Caisse a été
d’interdire aux directions du siège de rencontrer nos partenaires locaux sans
en avertir les directions régionales, qui sont les premières au contact de nos
clients. Une organisation orientée client, c’est d’abord un point d’entrée
unique, quand il serait plus confortable pour les équipes de se déployer en
ordre dispersé.
La stratégie prime ; l’organisation doit être mise à son service et le style
de management, c’est-à-dire la façon dont les collaborateurs travaillent
ensemble, en découle. Un fonctionnement orienté vers le client et vers
l’intérêt général suppose une forte coopération, à tous les niveaux, et donc
une grande attention portée aux méthodes de travail.
C’est le socle d’un projet managérial qui se structure à partir du Comex.
Mais la culture du management ne se décide pas dans une réunion
hebdomadaire ; elle doit se diffuser en profondeur dans l’entreprise. Nous
avons à cet effet créé un comité management et innovation, regroupant les
cent principaux dirigeants, avec précisément cet objectif  : mettre le
management au centre et permettre à chacun de s’approprier les logiques de
transformation.
 
Penser le management et la transformation suppose d’abord de
s’interroger, ensemble, sur les attitudes et les comportements qui permettent
d’obtenir des agents et salariés le niveau d’implication et de coopération
nécessaires pour servir le projet commun.
J’ai d’abord voulu que nous nommions les biais comportementaux qui
rendaient nos comportements de travail non coopératifs. Dans la culture de
la maison, nous avons identifié un comportement courant, «  l’évitement
convivial  »  : derrière une convivialité de façade dans leurs relations
interpersonnelles, les collaborateurs de la Caisse avaient tendance à passer
sous silence les sujets potentiellement conflictuels, à éviter les vrais
problèmes. Cela renforçait une logique où les équipes faisaient – de façon
très professionnelle – leur travail, sans toujours prendre en compte celui des
équipes voisines.
Pour répondre à cet écueil, nous avons défini trois priorités. Puisque les
équipes travaillaient en silos, il fallait les conduire à coopérer en mettant
l’accent sur les interfaces, c’est-à-dire les points de contact entre les
activités des uns et des autres, de façon à servir le projet stratégique. Nous
nous sommes aussi rendu compte que les équipes n’avaient pas assez ou pas
du tout de délégation. Lorsqu’elles en bénéficiaient, elles préféraient trop
souvent continuer à se référer au chef. Il  fallait donc décentraliser et
déconcentrer la prise de décision, et ainsi donner de l’autorité aux managers
intermédiaires et de l’autonomie aux équipes. Nous avons ainsi demandé
que les délégations soient effectivement exercées et mises en œuvre. Enfin,
nombre de managers de la Caisse sont des experts reconnus de leurs sujets.
Le  revers de cette compétence est qu’ils se consacraient à leur activité et
peu à leur équipe. Nous avons donc fixé comme principe qu’au moins 50 %
du temps d’un manager devait être consacré à l’animation de son équipe.
Cette stratégie de transformation ne s’improvise  pas. Elle ne s’impose
pas non plus immédiatement, par le haut. Peut-être en raison de mon goût
de la musique, je suis très sensible au tempo. En matière de management, le
rythme est essentiel pour permettre à la transformation de se diffuser, à
chacun de se l’approprier.
Cette transformation est longue ; pour qu’elle soit possible, la stratégie
fixée doit être stable. Nos priorités managériales sont restées les mêmes
depuis leur définition. Depuis le début de mon mandat, mon objectif a été
de toucher notre structure dans toute sa profondeur, par exemple en formant
des personnes qui, en trente  ans de carrière, n’avaient jamais bénéficié
d’une formation au management.

UNE CULTURE DU DIALOGUE SOCIAL

Je  suis convaincu qu’une nouvelle orientation stratégique, une


transformation managériale ne peuvent réussir qu’avec l’adhésion des
collaborateurs, à tous les niveaux. Le  dialogue social doit donc être
permanent, nourri.
Mon premier contact sur le terrain avec les organisations sociales de la
Caisse a été un peu brutal, mais s’est révélé fructueux. J’étais en
déplacement sur le site de la direction de la retraite et des solidarités à
Bordeaux-Lac, pour une convention de l’encadrement de cette direction,
soit plus de trois cents personnes. J’ai fait un point avec Emmanuel Ballu,
qui dirigeait alors cet établissement. En sortant de son bureau pour faire le
tour des équipes, nous avons vu une banderole déployée dans le hall.
Le  message était simple et reprenait l’inquiétude persistante des
organisations de la Caisse de voir celle-ci s’éloigner de son statut public :
«  L’intérêt général doit rester au centre de nos préoccupations –
  Monsieur  Lombard, ne le cassez pas  ». Je  suis allé directement à leur
rencontre, ce qui les a surpris. Je me suis adressé à eux, utilisant un escalier
comme estrade improvisée. Je les ai remerciés pour la banderole, assurant
que je l’avais bien lue et que mon projet était justement de servir l’intérêt
général. Je leur ai simplement parlé de mon projet, qu’ils ne connaissaient
pas.
Afin de mieux partager nos orientations stratégiques et d’y associer les
équipes, j’ai tenu à ce que deux représentants du personnel soient membres
à part entière de la commission de surveillance de la Caisse. J’ai beaucoup
insisté auprès du gouvernement pour que cette disposition soit inscrite dans
la loi  Pacte, qui a réformé notre gouvernance. Il  était important pour moi
également que cette représentation du personnel soit paritaire. En la
matière, nous avons un devoir d’exemplarité. Cela rejoignait d’ailleurs un
de mes premiers constats. Dès 1988, j’avais écrit à Michel Rocard, alors
Premier ministre, qu’il fallait rendre obligatoire la présence des salariés
dans les conseils d’administration. « C’est trop tôt », m’avait-il répondu.
Du fait de son statut unique, la Caisse a pour particularité d’accueillir
des collaborateurs du secteur public comme du secteur privé. Nous
comptons 60  % d’agents publics, fonctionnaires ou contractuels, et des
salariés de droit privé. Bien sûr, cette diversité nécessite de gérer les
problématiques de carrière ou de rémunération selon les caractéristiques
liées au statut, mais sur le plan managérial, nous tenons à ce que toutes ces
personnes soient traitées de façon similaire, car nous sommes une
institution unique.

Une banque pour les territoires


Il était impératif que notre priorité stratégique, la lutte contre les
inégalités territoriales, se traduise très concrètement dans l’organisation de
la Caisse, au sein d’un métier clairement identifié. Les équipes avaient déjà
commencé à réfléchir à un projet de « Banque publique des territoires », qui
n’était pas encore abouti. L’idée générale de cette réflexion stratégique était
de regrouper toutes les missions de la Caisse en lien avec les territoires.
Le modèle était clairement ce qui avait été fait quelques années plus tôt à la
création de Bpifrance.
J’ai voulu aller plus loin, en formalisant une offre cohérente, à
destination de tous les territoires. Ma  propre intuition était qu’il fallait
redonner une vigueur nouvelle à la politique d’aménagement du territoire,
retrouver l’énergie de la Datar des Trente Glorieuses. C’est sur cette base
que nous nous sommes mis au travail dès décembre  2017, avec Olivier
Sichel, qui m’a rejoint comme directeur général délégué, ayant la charge de
piloter la création de cette structure nouvelle. Olivier Sichel est un dirigeant
qui a la qualité de savoir faire ce que je sais faire, mais aussi ce que je ne
sais pas faire. Nous formons un vrai binôme.

UN DÉFI LANCÉ PAR LE PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE


Dans cette démarche, j’ai été aiguillonné par le président de la
République lui-même. Je lui avais fait part de mon projet, auquel il adhérait.
Il  avait ajouté que cette Banque des territoires devait voir le jour dans le
même temps que l’Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT),
qu’il avait annoncée durant sa campagne.
Nous avons très vite créé un comité de pilotage interne en charge
d’imaginer et de mettre en œuvre la future Banque des territoires. Nicolas
Dufourcq, le directeur général de Bpifrance, y participait, et nous a
beaucoup aidés à construire le modèle. Bpifrance a représenté une
révolution dans la banque. Ses équipes l’ont réinventée  ; leur priorité est
d’accompagner l’évolution économique du pays. La  dimension
d’accompagnement et de formation des entrepreneurs y est unique et nous
voulions nous en inspirer pour les territoires.
Nous avons dû faire très vite, car nous étions dans une sorte de course
contre la montre avec l’État. Nous devions être prêts au lancement de
l’ANCT. Olivier Sichel et moi avions des entretiens réguliers avec le
secrétaire général de l’Élysée, Alexis Kohler.
 
Nous avons lancé la Banque des territoires en mai  2018. La  marque
était prête, le projet abouti, les équipes étaient nommées et au travail.
L’ANCT a commencé à fonctionner quelques mois après. Son ambition
initiale de regrouper plusieurs agences, établissements publics et services de
l’État avait fondu au fur et à mesure. Il avait fallu en passer par la loi, ce qui
prend du temps.
Nous avions pu aller plus vite parce que notre plan stratégique était très
clair dès l’origine et que nous pouvions arbitrer rapidement, trancher
lorsqu’il le fallait.
Comme souvent dans la conduite des réformes, l’État s’est heurté pour
la création de cette structure à une multiplicité de décisionnaires, aux
résistances des instances qui devaient être fusionnées, et à la difficulté
d’incarner localement la nouvelle agence. D’autant que l’ANCT est à la fois
un outil de planification stratégique, comme l’était la Datar, et un guichet de
subventions pour les élus.
Deux ministres avaient annoncé devant le Parlement que l’ANCT serait
en mesure de disposer des fonds de la Banque des territoires. L’idée de
départ du gouvernement était que la Banque des territoires soit, dans les
régions, placée sous l’autorité des préfets. Je  m’y suis opposé
immédiatement et fortement. Cela n’était pas conforme au statut
d’autonomie de la Caisse que la loi  Pacte était en train de confirmer.
Pourtant cette tentation perdure au sein de l’État et refait surface de temps à
autre.
Dans la création de l’ANCT, l’État a aussi été confronté à une difficulté
structurelle qui n’était pas de son fait, et que je résume d’une formule  :
«  faire plus ou faire mieux  ». Élus, parlementaires, tous les acteurs
demandaient combien d’argent l’État consacrait à ce nouvel outil.
La  réponse, très juste, était la même que celle que nous avons formulée
avec la Banque des territoires : « Nous allons mieux dépenser, au plus près
des territoires.  » Si  l’Agence avait pu réellement prendre la main sur des
structures existantes, ou au moins en coordonner les flux, elle aurait pu
dépenser autant d’argent, mais l’utiliser mieux. C’est un défaut encore trop
commun de notre culture politique de ne pas percevoir que la réallocation
de moyens, la réorganisation de processus, peuvent être génératrices à la
fois de valeur ajoutée, d’amélioration et parfois d’économies.
 
Le lancement de la Banque des territoires à la Cité de la mode en
mai  2018 a été un moment important de l’histoire récente de la Caisse.
Le  Premier ministre Édouard Philippe, les ministres des Finances et de la
Cohésion des territoires, le président de l’Association des maires de
France : tous sont venus soutenir notre action.

UN PILOTAGE PAR LA MARQUE
Bpifrance a inspiré la conception de la Banque des territoires. Nous
avons aussi transposé la forte orientation client qui y existe depuis l’origine.
Le client y est clairement identifié : il s’agit de l’entrepreneur. Bpifrance se
caractérise aussi par un management, par la marque. Nicolas Dufourcq a
gardé de son parcours dans le secteur des télécoms cette conviction qu’une
marque puissante contribue à fédérer des énergies.
Pour la Banque des territoires, nous avons pu gagner un temps précieux
en abandonnant l’idée de créer une structure entièrement nouvelle. C’est par
cette marque que nous sommes parvenus à fédérer des structures très
diverses, puisqu’elle comprend aussi bien des directions de l’établissement
public Caisse des dépôts que des filiales. Surtout, nous avons voulu que la
marque désigne très clairement son objet, c’est-à-dire ses clients, les
territoires.
Nous avions aussi rapidement compris que la création d’une nouvelle
banque stricto sensu aurait nécessité de créer une filiale, d’avoir l’agrément
de la Banque centrale européenne, ce qui aurait pris un temps considérable.
Cela explique largement la différence de rythme entre la création de notre
Banque des territoires et celle de l’ANCT. L’État a dû créer une structure
nouvelle. Il y a d’abord eu de nombreuses discussions sur le périmètre des
structures existantes qui y seraient regroupées, puis sur les moyens. Enfin, il
a naturellement fallu passer par de longs débats parlementaires.
Cette appellation de «  banque  » a pu être difficile à accepter pour
certains collaborateurs de la Caisse. Certaines organisations syndicales ont
voulu y voir une remise en cause de notre mission d’intérêt général. Notre
intention était évidemment tout autre  : nous voulions désigner le plus
clairement possible ce que nous faisions. Des prêts, des investissements, la
tenue de comptes –  ceux des notaires  : ce sont ces activités bancaires qui
constituent notre métier. Elles ont chez nous le point commun d’être
menées au service des territoires, ce que nous avons souligné par la
signature de la Banque des territoires  : «  L’intérêt général a choisi sa
banque. »

UN PROJET MANAGÉRIAL

En annonçant rapidement notre projet et cette marque nouvelle, nous


avions mis les équipes en mouvement. Très rapidement, il nous a fallu
définir le périmètre de cette Banque des territoires.
Nous avons passé en revue toutes les directions de l’établissement
public et ses filiales dont l’activité est en lien avec les territoires. Il  était
évident que la direction du réseau, qui coiffe et anime l’ensemble de nos
implantations locales, serait au cœur de ce projet.
Nous voulions mettre le client au centre. Comme je l’ai dit, une même
collectivité locale pouvait, en un mois, recevoir la visite successivement
d’un représentant du métier bancaire, de la direction des prêts et de la
direction des investissements. Il  n’y avait pas de coordination entre les
différentes activités, et donc pas de vision unifiée de la situation d’un client
donné. Dans le schéma que nous inventions, la direction du réseau devait
naturellement devenir la «  direction clients  » de la Banque des territoires.
Cela a eu un impact important sur les autres métiers, les incitant à ne plus
marcher en ordre dispersé, et nous a permis de fédérer toutes ces offres au
service du client.
Il était en conséquence logique que la direction de l’investissement local
et la direction des clientèles bancaires, qui gère notamment les comptes des
notaires, intègrent la Banque des territoires. En  revanche, nous avons dû
restructurer la direction des fonds d’épargne. Il  s’agissait jusque-là d’une
entité unique qui collectait l’épargne réglementée d’une part, et la prêtait au
secteur du logement social et aux collectivités d’autre part. Nous l’avons
donc scindée en deux structures  : l’une chargée de la collecte et du
placement sur les marchés financiers, rattachée au nouveau métier de
gestion d’actifs ; la seconde, chargée des emplois de l’épargne réglementée,
c’est-à-dire des prêts, qui intégrerait la Banque des territoires.
Deux des filiales du groupe CDC ont aussi rejoint la Banque des
territoires. SNI, notre opérateur de logement social et intermédiaire d’abord,
qui est clé dans la politique du logement que nous menons. Pour plus de
clarté, j’ai d’ailleurs souhaité qu’elle prenne le nom de CDC Habitat. Enfin,
la SCET, notre filiale de conseil aux acteurs locaux, était complémentaire
aux autres activités que nous avions identifiées. Egis (dans le secteur de
l’ingénierie) et Transdev (dans celui des transports publics), étant des
sociétés dont l’activité est fortement internationalisée, ont quant à elles
rejoint la direction des participations stratégiques.
Enfin, pour structurer l’ensemble de ces activités, nous devions créer
des directions fonctionnelles fortes. La  marque étant au cœur de notre
projet, nous avons voulu une communication inventive, capable de créer un
effet d’entraînement.

L’INTÉGRATION DE LA DIMENSION NUMÉRIQUE

Enfin, la dimension numérique était clé dans notre projet. Nous


souhaitions lutter contre les fractures territoriales, et donc nous adresser à
l’ensemble des territoires. Cela nécessitait de changer d’échelle. En créant
et animant la plateforme Banque des territoires, le département de la
transformation numérique et de la stratégie digitale a été essentiel. Nous
voulions l’équivalent de ce que l’on appelle dans le privé un « chief digital
officer  », qui dispose de nombreux leviers, avec sous son autorité le
marketing, la stratégie digitale, la plateforme numérique et les sujets
de data.
Pour toucher, à moyens constants, beaucoup plus de territoires, la
solution passait nécessairement par une numérisation accrue. C’était le
moyen d’atteindre des villes moyennes ou des petits villages qui jusqu’alors
ne nous connaissaient pas nécessairement.
L’approche numérique a aussi pour vertu d’obliger à repenser les
processus, à identifier toutes les étapes dysfonctionnelles, toutes les
incohérences dans les parcours des clients. C’est aussi une façon de
transformer une organisation.
Nous avons eu dès l’origine une approche écosystémique. Il  ne
s’agissait pas simplement d’instaurer une nouvelle relation entre la Caisse
et les territoires, cela aurait été insuffisant pour appréhender l’ensemble de
leurs problématiques. Il  fallait informer nos clients, intégrer d’autres
acteurs. Et  de nos jours, un tel écosystème peut se créer à partir d’une
plateforme numérique. Elle doit être ouverte, pour accueillir d’autres
partenaires et catalyser, concentrer les projets de territoires. Cet aspect du
projet est encore en développement.
Nous disposions déjà d’atouts au sein de la Caisse, avec le site
d’information des collectivités, Localtis, qui fonctionnait bien, ou le site
Territoires conseils. Mais nous avions une multitude de plateformes en
ligne, qu’il a fallu, pour rendre la cohérence de notre action, unifier sous la
marque unique «  Banque des territoires  ». Le site de la Banque des
territoires reçoit aujourd’hui près de six cent mille visites, ce qui est
considérable pour un outil B2B.
La présence d’Olivier Sichel à mes côtés est une grande chance,
notamment pour concrétiser cette approche numérique. La spécificité de la
démarche managériale de la Banque des territoires, c’est aussi d’avoir
fédéré les très nombreux talents dont nous disposions en interne. Nous
avons ainsi pu mener ce projet de bout en bout sans recourir à des
consultants externes. Nous avons fixé les axes stratégiques et nous nous
sommes appuyés sur l’intelligence collective de la Caisse pour la
conception et la mise en œuvre. Cela nous a permis, au fur et à mesure, de
construire l’adhésion. Les équipes ont bâti le projet ; il est devenu le leur.
DÉCIDER SUR LE TERRAIN

À notre arrivée, l’articulation entre les équipes était malheureusement


dysfonctionnelle. Elles ne parvenaient pas à bien travailler ensemble. Les
conflits s’étaient envenimés au point que j’ai reçu, un jour, plusieurs des
directeurs de l’établissement public, venus dans mon bureau pétitionner
contre un de leurs collègues.
Alors quelques dirigeants ont dû évoluer, et puis il a fallu, comme
c’était l’essence de notre projet managérial global, construire des
coopérations entre les métiers, lutter pied à pied contre les habitudes et les
vieilles rivalités. Nous y sommes parvenus, mais ce travail n’est jamais
achevé. Lorsque les projets se montent et s’accélèrent, de nouvelles
frictions peuvent apparaître, qu’il faut immédiatement traiter.
Le réseau est pour nous la pièce maîtresse de la Banque des territoires
telle que nous la concevions. Lorsqu’elle fonctionne, la combinaison entre
un réseau proche des territoires et des métiers coopératifs est d’une
efficacité redoutable. C’est le réseau qui concentre l’intelligence territoriale,
connaît le terrain, le prépare politiquement. Lorsqu’il est conjugué à une
direction métier experte et innovante, nous apportons aux territoires une
valeur ajoutée incomparable avec celle des autres financeurs. L’accord que
nous avons passé avec Orange Concessions ou des dossiers locaux comme
celui de l’aéroport de Nice démontrent la force de ce maillage territorial.
Nous disposons d’une direction par région, réparties sur trente-sept
implantations, en métropole et outre-mer. Il est essentiel pour nous que ce
réseau adhère à la démarche de la Banque des territoires. Au premier abord,
il était difficile pour ce maillage déconcentré d’abandonner l’appellation
Caisse des dépôts, qui était bien connue localement.
Mais la force et l’intérêt du projet, sa résonance avec une aspiration
profonde des territoires, ont emporté ces réticences. Nous l’avons vu lors
des inaugurations que nous avons organisées dans chaque région. Nous
avions choisi des lieux emblématiques comme le port de Marseille ou le
palais Rohan au cœur de Nancy. À  chaque fois, notre message était très
simple  : «  Nous allons écouter nos clients.  » Et  ceux-ci attendaient cette
transformation. Beaucoup nous disaient que la Caisse était trop éloignée
d’eux, trop lente, trop complexe.
Notre réponse a été tout aussi claire : nous allions être plus simples, plus
proches et plus rapides.
Plus proches, nous le sommes incontestablement. Nous voulions que
nos responsables régionaux puissent être réellement les décideurs sur leur
territoire. Plus encore qu’ailleurs, la question des délégations a été centrale
dans la construction de la Banque des territoires. Nous avons passé en revue
les processus de décision, relevé les seuils financiers au-dessous desquelles
une décision est prise au niveau local. Aujourd’hui, un tiers le sont en
région. Cette politique nous a aussi permis de répondre à une critique qui
était malheureusement trop souvent justifiée : la Caisse privilégiait les gros
investissements, au détriment des petites collectivités.
Plus rapides, nous le sommes aussi, avec l’engagement tenu d’apporter
aux demandes de nos clients une réponse sous cinq jours. Nous sommes
enfin plus simples, avec un point d’entrée unique, le directeur régional ou
un membre de son équipe rapprochée.
Ces promesses étaient fortes  ; beaucoup pensaient qu’elles ne seraient
pas tenables. Elles ont au contraire créé une émulation au sein des équipes,
qui voulaient relever le défi que nous lancions.

UN INVESTISSEMENT PLUS LOCAL

Redonner le pouvoir aux territoires, c’était donc permettre de multiplier


les financements de projets plus petits, plus proches.
Les investissements locaux, gérés notamment par la direction de
l’investissement de la Banque des territoires, contribuent au plus près au
développement du territoire. Ils doivent s’inscrire dans un projet de
territoire, répondre à un besoin d’intérêt général et correspondre à des
expertises que nous avons développées. Nous investissons principalement
dans cinq secteurs  : l’immobilier au sens large, dont le tourisme  ; la
transition énergétique et écologique avec notamment les énergies
renouvelables, la réhabilitation thermique des bâtiments et la gestion des
déchets et l’assainissement  ; le numérique, avec le soutien au très haut
débit, sur lequel je reviendrai  ; les mobilités et les infrastructures de
transport ; enfin, l’économie sociale et solidaire et la cohésion territoriale.
Ces investissements sont essentiels dans le projet de la Banque des
territoires. Ils nous permettent notamment de mobiliser des acteurs privés.
C’est pourquoi j’ai décidé très rapidement de les amplifier. De 700 millions
d’euros à mon arrivée, ils sont passés à 2 milliards d’euros fin 2021.

RÉDUIRE LA FRACTURE NUMÉRIQUE POUR LUTTER CONTRE


LES INÉGALITÉS TERRITORIALES

Nous avons consacré une part importante de ces investissements à


réduire la fracture numérique, car nous sommes convaincus qu’elle est
d’une importance capitale. Surtout, elle n’est pas acceptable ; un territoire
non connecté meurt.
Nous avons un rôle fondamental dans le raccordement au haut débit,
que nous avons joué dans un partenariat étroit avec les collectivités
territoriales. Dans les zones denses, la connexion au très haut débit est
assurée par les opérateurs. Dans les zones intermédiaires, un opérateur a la
charge de développer le réseau et de le mettre à disposition des autres. Dans
les zones les moins densément peuplées, nous avons fait le choix de
financer le déploiement du réseau, en sélectionnant nos partenaires,
investisseurs comme opérateurs. Dans ce cas, notre intervention se justifie,
car la rentabilité n’étant atteinte que sur le long terme, les opérateurs privés
nationaux sont moins présents. Nous sommes quant à nous un acteur
capable de se projeter et d’avoir une vision du retour sur investissement sur
le long terme.
Fin 2020, ces réseaux d’initiative publique que nous finançons en fonds
propres avaient permis de relier 2,6 millions de foyers et d’entreprises et ils
desserviront à terme 12  millions de locaux, nécessitant la création de
15 000 emplois.
Outre l’accès au réseau, nous travaillons aujourd’hui aux services que
nous pouvons créer et financer, principalement dans deux dimensions. Nous
menons d’abord une réflexion sur la souveraineté, avec les problématiques
de cloud ou le développement du moteur de recherche indépendant Qwant,
que nous soutenons. Seconde dimension, plus en lien encore avec la
stratégie de la Banque des territoires : l’inclusion numérique. Raccorder des
populations à un réseau ne suffit pas ; elles doivent savoir et pouvoir s’en
servir. C’est le travail que nous menons avec par exemple les Hubs
territoriaux pour un numérique inclusif et avec le réseau des conseillers
numériques, que nous animons, et qui accompagnent les personnes aux
usages du numérique, par exemple au sein des maisons France Services.
C’est aussi l’ambition des espaces «  Étape numérique  » que nous créons
avec La  Poste, des lieux innovants au sein de bureaux de poste, qui
proposent des ateliers numériques et des formations. Nous avons inauguré
avec Philippe Wahl le tout premier espace à Agen, en juillet  2021, et
l’expérimentation va se poursuivre dans d’autres implantations, situées au
cœur ou à proximité de quartiers prioritaires de la politique de la ville.

UNE INSPIRATION POUR L’ÉTAT ?

On l’a vu, nos premiers grands chantiers ont concerné l’organisation de


la Caisse, sa structuration, son management. En miroir, j’ai toujours gardé à
l’esprit une question  : l’État est-il bien organisé, bien géré  ?
L’administration est-elle managée  ? Cette question récurrente est trop
souvent traitée sous l’angle de la dépense publique, avec pour objectif
premier de réduire les effectifs. Ce  n’est pas la bonne approche alors que
l’enjeu est essentiel dans un pays comme le nôtre, dont l’État constitue la
colonne vertébrale et une bonne partie du cerveau.
Ce qui compte, c’est la recherche de l’efficacité dans l’accomplissement
des missions que se donne l’État. On  peut utilement s’inspirer de deux
modes d’organisation, l’armée et l’entreprise. L’administration n’est ni une
armée ni une entreprise, mais ces deux catégories ont prouvé leur efficacité,
et elles ont de nombreux points communs. Elles sont adaptables, elles
modulent leur organisation en fonction des objectifs à atteindre, elles
parviennent à motiver leurs soldats ou leurs salariés. Elles sont aussi
structurées de façon hiérarchique. Les chaînes de commandement sont
continues du sommet jusqu’à la base. Sans ce mode d’organisation, le
débarquement du 6  juin 1944 aurait échoué. Sans cette agilité, les avions
dessinés par Airbus ne voleraient pas.
L’organisation de l’administration de l’État se différencie de ces
modèles sur deux points notables  : la rigidité et la discontinuité
hiérarchique. Rigidité parce que les règles de fonctionnement sont gravées
dans le marbre de textes sacrés  ; elles ne favorisent pas le travail
transversal, qui associe plusieurs équipes autour d’un projet partagé.
La logique administrative établit des forteresses, des donjons et des ponts-
levis rarement baissés. Les directions, les services, les bureaux ne se parlent
pas et passent parfois plus de temps à défendre leurs prérogatives et leur
territoire qu’à remplir leurs missions.
Mais le principal obstacle à un fonctionnement efficace, c’est l’absence
d’une filière de commandement continue. Une décision prise par le Premier
ministre, ou par un ministre, devrait s’appliquer. Ce  n’est pas toujours le
cas. Quand Jacques Mézard a quitté le ministère de la Cohésion des
territoires, après avoir pris des initiatives courageuses et transformatrices,
un des directeurs du ministère a lâché, narquois  : «  Monsieur le ministre,
nous sommes les meubles, vous êtes la poussière.  » Les meubles restent,
immobiles et pesants. La  poussière se dépose, la poussière est balayée, la
poussière revient mais ne pèse pas.
Cela n’arrive pas dans les entreprises : un contrat de travail entraîne un
lien de subordination, qui est accepté. On peut dialoguer, débattre, exprimer
un désaccord, mais une décision s’applique. Dans l’armée, c’est encore plus
simple, un ordre s’applique, sauf à mettre en danger la vie d’un camarade.
 
La fonction publique suit des codes plus complexes. Quand j’étais
auprès de Michel Sapin à Bercy, il y a trente ans, j’avais demandé à un chef
de service du Trésor de réfléchir à la création d’un Fonds de réserve pour
les retraites qui serait gagé par l’affectation d’actions de grandes entreprises
publiques. On  conviendra que l’idée n’est pas gravement contraire aux
valeurs de la République. Mais ce fonctionnaire, par ailleurs brillant, a
refusé, arguant que c’était une mauvaise idée et une idée dangereuse  !
On voit bien la lourdeur de ces traditions et la capacité de blocage qui en
résulte. Ce  projet, modifié dans son financement, mais pas dans son
principe, a fini par voir le jour, sous la forme de notre Fonds de réserve pour
les retraites. S’abriter derrière des convictions personnelles pour s’opposer
à la volonté démocratique n’est pas acceptable. Le  précédent de Vichy,
souvent évoqué, ne vaut pas précisément parce que Vichy ce n’était pas la
République. Et on aurait voulu qu’ils soient alors plus nombreux, ceux qui
ont dit non.
L’État a d’ailleurs un problème avec les hiérarchies. Ainsi j’ai découvert
avec surprise que les préfets de région n’ont pas autorité sur les préfets de
département. Certes, ils se coordonnent, mais chacun est directement
soumis à l’autorité du ministre  ; ils sont quand même plus de cent. De  la
même façon, dans les écoles, les directrices et directeurs n’avaient, jusqu’à
une loi très récente, pas autorité sur les maîtres.
Comme l’ensemble du système met en mouvement des millions
d’agents, il paraît clair qu’une organisation mieux pensée et une animation
plus clairement coordonnée permettraient d’en renforcer l’efficacité.
Chaque ministre a la responsabilité de diriger son administration. Mais
du fait de la durée incertaine de leur mandat, ils prennent rarement le temps
d’améliorer l’organisation de leur administration. Or, j’espère l’avoir
montré avec l’exemple de la Caisse, les missions évoluent, les techniques
changent, et l’organisation des administrations devrait s’adapter en
permanence à cet environnement mouvant. Il  est indispensable que
l’administration de l’État réfléchisse en permanence à son adaptation. C’est
ce que font toutes les grandes organisations humaines efficaces.
Par exemple, certains ministères pourraient utilement être dotés de
directeurs généraux ayant autorité sur les différentes directions. Personne
n’imagine qu’il n’y ait pas de directeur général à la Caisse, mais cela ne
gêne personne qu’il n’y en ait pas dans un ministère. La création des postes
de secrétaires généraux, qui ont fait florès ces dernières années, n’y change
rien, puisque précisément ils n’ont pas autorité sur les directions.
 
Dans cette revue de l’organisation de l’État central, il faudra aussi
reconsidérer le rôle des autorités indépendantes. On a bien vu dans la crise
sanitaire que le ministère de la Santé avait été véritablement démembré au
profit d’autorités qui suivaient l’évolution de la situation du haut de leur
Aventin au lieu de participer aux travaux opérationnels qui nécessitaient de
faire équipe. Qui demanderait à une autorité indépendante d’autoriser, après
une revue attentive du dossier, à un soldat en poste au Mali de faire feu pour
protéger des villageois  ? C’est pourtant ce qui s’est passé au début de la
crise du Covid, d’où un léger retard à l’allumage.
On objectera que certains pans de l’administration fonctionnent bien –
  on cite régulièrement Bercy, à juste titre. Mais alors que la dépense
publique atteint un nouveau sommet, on dit de plus en plus que
l’administration est « à l’os » tant les effectifs ont été réduits. Il ne faut pas
exclure que ce soit la faiblesse de l’organisation qui soit en cause, et pas
celle des effectifs. Quant à la motivation et au talent, chacun sait qu’ils
sont là.
 
Il est temps de reprendre les choses simplement  : définir les missions,
l’organisation qui permet de les conduire, les femmes et les hommes qui les
animent. Au commencement est le verbe, l’intendance ne suit que si on s’en
occupe. Cette mission pourrait être confiée au ministère chargé de la
Fonction publique, en liaison étroite avec la nouvelle délégation
interministérielle à l’encadrement supérieur de l’État, qui doit accompagner
la mise en œuvre de la réforme de la haute fonction publique. J’ai pu
présenter ces idées et échanger de façon très franche et fructueuse avec
Amélie de  Montchalin, la ministre de la Transformation et de la Fonction
publiques.
L’organisation de nos administrations centrales et la question des
moyens de l’État déconcentré doivent impérativement faire l’objet d’une
nouvelle approche. Il y a urgence !
CHAPITRE 4

Le rapprochement avec La Poste

Les déplacements présidentiels dédiés à La  Poste sont rares. Ce


19 juillet 2018, Emmanuel Macron avait consacré à cette grande entreprise
publique une partie de sa journée en Dordogne. Il s’était rendu d’abord au
centre de tri de Marsac-sur-l’Isle, puis avait inauguré la toute nouvelle
maison de services au public de Saliac-sur-l’Isle. Philippe Wahl, le P-DG de
La  Poste, m’appela à l’issue de cette journée, alors que le président de la
République quittait l’imprimerie du timbre de Boulazac. J’étais moi-même
en voiture, de retour d’un déplacement à Clichy-sous-Bois. Je savais que cet
appel serait déterminant pour l’avenir tant de La Poste que de la Caisse.
Lors de l’entretien qu’il m’avait accordé avant ma nomination, j’avais
présenté au président la République une solution qui permettrait de
renforcer puissamment La Poste et de faire de La Banque postale un grand
bancassureur. Nous avions travaillé pendant des mois à ce projet avec
Philippe Wahl. Nous l’avions présenté à Bercy et Matignon. Il  nous
manquait encore l’avis présidentiel.
Philippe  Wahl avait profité d’un trajet commun pour évoquer ce sujet
avec lui. C’est en descendant de voiture qu’il m’a téléphoné : le président
donnait son accord officiel pour que la Caisse devienne majoritaire au
capital de La Poste. Notre projet de grand pôle financier public était donc
confirmé  ! Pour moi, cet appel entre la Dordogne et la Seine-Saint-Denis
symbolisait notre volonté de lutter contre les fractures de notre pays et
d’ancrer le futur ensemble dans nos territoires, qu’ils soient de banlieue ou
très ruraux.

Aux origines de l’opération
Philippe Wahl cherchait de longue date à rapprocher La Banque postale
et CNP Assurances. Il m’en avait parlé à l’occasion d’une coopération que
nous avions établie entre La  Poste et Generali, que je dirigeais alors.
Je  faisais partie du conseil d’administration de Bpifrance, où je croisais
Pierre-René Lemas, le directeur général de la Caisse, avec lequel j’ai
naturellement abordé ce sujet. C’est ainsi que j’ai noué un dialogue avec lui
sur le sujet de la bancassurance, que je connaissais bien, après dix ans chez
BNP Paribas Cardif. À cette époque, je ne savais pas que le gouvernement
avait proposé une prise de contrôle de CNP Assurances par La  Banque
postale. Cette tentative s’était achevée par un constat d’échec lors d’une
réunion dans le bureau du président de la République d’alors, François
Hollande, à laquelle étaient présents son Premier ministre, Manuel Valls, le
ministre des Finances, Michel Sapin, Martin Vial, le patron de l’Agence des
participations de l’État (APE), et Pierre-René Lemas. Celui-ci avait refusé
la demande de l’État, estimant qu’elle allait à l’encontre des intérêts de la
Caisse.
CNP Assurances était la principale filiale de la Caisse, qui en détenait
plus de 40  % des actions. Cette participation représentait un tiers de ses
résultats. Comme on l’a vu, CNP trouve son origine au sein de la Caisse.
Sa création en 1959 résultait de la fusion de trois caisses de prévoyance que
celle-ci gérait depuis le XIXe  siècle. Pour autant, cette filiale s’était
considérablement autonomisée au fil du temps et l’intégration technique ou
managériale avec la Caisse était devenue assez faible.
CNP était devenue le deuxième assureur-vie en France et le
septième assureur européen, avec plus de 400 milliards d’euros d’encours.
Elle demeurait néanmoins mal connue du grand public, en raison d’un
modèle économique particulier. En effet, CNP Assurances ne dispose pas de
réseau en propre. Historiquement, son développement s’est appuyé sur deux
réseaux de distribution, représentés à parts égales au capital  : celui de
La  Poste et celui des Caisses d’épargne. Il était logique que les produits
d’assurances du groupe Caisse des dépôts soient distribués par les deux
établissements qui commercialisaient le livret A depuis l’origine.
Les Caisses d’épargne étaient historiquement proches de la Caisse.
Lorsqu’elles s’en sont éloignées dans les années 2000 pour devenir BPCE,
le lien capitalistique et commercial avec CNP Assurances a été préservé.
Le projet de Philippe Wahl de rapprochement entre La Banque postale
et CNP  Assurances reposait sur la conviction que le développement d’un
grand bancassureur en son sein était nécessaire à sa stratégie de
diversification des activités de La Poste.
Face à la chute inexorable des volumes de courrier générée par la
numérisation croissante des échanges, les postes européennes doivent en
effet réinventer leur modèle et développer de nouvelles activités. Celles qui
se sont refusées à cette évolution voient leur activité décroître, sans espoir
de rebond. Schématiquement, deux modèles se distinguent. Le  premier
consiste à se tourner vers la logistique. En  effet, alors que le courrier
s’effondre, l’explosion des échanges de marchandises et notamment du e-
commerce engendre une très forte croissance du nombre de colis. Dans
cette logique, la poste allemande par exemple a acquis le transporteur DHL.
Dans d’autres pays, comme l’Italie, les postes se tournent vers les activités
bancaires et financières.
Sous l’impulsion de Philippe Wahl, la poste française a opté pour une
combinaison de ces deux modèles : la logistique avec GeoPost ; les services
financiers avec la constitution de La Banque postale.
Le renforcement de La  Banque postale par l’apport d’une activité
d’assurance s’inscrit donc dans ce plan stratégique pour La Poste. Elle est
par ailleurs particulièrement pertinente, voire nécessaire dans le contexte
français. L’assurance vie est en effet l’un des produits financiers dominants
en France. Elle permet d’une part de constituer une épargne retraite dans un
contexte où les Français ne font pas totalement confiance au système par
répartition. Elle est également partiellement exonérée de droits de
succession. Dans notre pays, les produits financiers sont essentiellement
distribués par les banques. Les clients vont chercher leur assurance dans
leur agence bancaire. Pour les compagnies d’assurances en retour, ce
système permet de bénéficier de réseaux de distribution massifs. Ce modèle
s’est industrialisé et représente aujourd’hui plus de 70 % de l’assurance vie,
et une part importante des revenus des banques. CNP Assurances constituait
une exception dans ce paysage : c’était le seul bancassureur détenu par deux
réseaux de distribution. Or  ceux-ci remettaient en cause leur partenariat
avec l’assureur. BPCE  avait arrêté la production de nouveaux contrats
d’assurance vie et d’assurance emprunteur. Son activité d’assurance
basculait progressivement vers sa propre compagnie, Natixis Assurances.
La Banque postale était, elle, en train de développer des partenariats
avec d’autres assureurs. Elle était la seule grande banque commerciale à ne
pas avoir de réseau de bancassurance en propre, ce qui constituait une
faiblesse.
Le rapprochement de La  Banque postale et de CNP  Assurances
répondait donc à une vraie logique industrielle. Celle-ci avait été perçue par
les différents acteurs, mais ils ne parvenaient pas à trouver un montage
financier conforme aux intérêts de chacun.
Du point de vue de la Caisse, ce rapprochement présentait deux risques
majeurs. Un risque financier d’abord, puisque la CNP constituait une source
de revenus importante pour la Caisse quand, en parallèle, La Poste avait des
besoins financiers considérables. La  Caisse craignait donc de voir ses
résultats baisser, absorbés partiellement par La Poste. Elle voyait aussi dans
cette opération une potentielle perte de pouvoir. Elle aurait contribué
financièrement au nouvel ensemble, sans en avoir la maîtrise.

L’opération Mandarine
À mon arrivée à la tête de la Caisse, je trouvai donc ce projet au point
mort. J’étais néanmoins convaincu de sa pertinence stratégique, pour
La  Poste, mais aussi pour CNP et donc la Caisse. BPCE  internalisant une
partie de ses activités d’assurance, CNP devrait à terme rénover son
modèle.
À l’occasion d’une augmentation de capital de La  Poste sous la
présidence de Nicolas Sarkozy, la Caisse des dépôts, dont le directeur
général était alors Augustin de Romanet, en avait déjà acquis 26 %. Cette
participation n’était pas satisfaisante pour la Caisse, car elle disposait d’un
rôle réduit dans la gouvernance de l’entreprise.
Je  savais que j’aurais à traiter ce sujet. Pour sortir de l’ensemble de
blocages qui le paralysaient, j’étais convaincu qu’il fallait changer de
logique : la Caisse pouvait vendre CNP à La Banque postale et, en échange,
prendre la majorité du capital de La Poste.
J’avais esquissé un montage financier de cette opération dès
octobre 2017, avant même d’être nommé. Les chiffres que j’avais envisagés
se sont révélés proches de la réalité ! Philippe Wahl, que j’avais consulté, y
voyait une solution pour relancer le projet. J’avais évoqué ma solution avec
le président de la République. Il adhérait à sa logique.
Je  devais à présent convaincre le gouvernement. Dans le monde
financier, chaque opération reçoit un nom de code. Pour celle-ci, nous
avons, avec Philippe Wahl, décidé d’incarner le rapprochement de nos deux
institutions. Mandarine, c’est le jaune de La  Poste mélangé au rouge du
logo de la Caisse.
Nous avons beaucoup travaillé, avec Olivier Sichel et les équipes de la
Caisse, notamment Loïc Bonhoure, le directeur des fusions et acquisitions
d’alors, à formaliser notre projet industriel. Celui-ci devait être bénéfique à
tous les acteurs impliqués.
CNP se trouvait, à terme, dans une impasse stratégique entre le risque
de départ de l’un de ses distributeurs, BPCE, les réticences du second,
La Banque postale, et la difficile renégociation de son important partenariat
brésilien. Pour elle, l’opération devait permettre un arrimage pérenne au
canal de distribution bénéficiant du plus fort potentiel. La  Banque postale
deviendrait, elle, un bancassureur important, bénéficiant de revenus
supplémentaires.
À l’étage supérieur, La Poste renforçait ses fonds propres et disposerait
désormais d’un nouveau moteur de rentabilité dans une période
d’effondrement du courrier. Son actionnaire majoritaire ne serait plus l’État,
mais son capital demeurerait entièrement public. Les postiers et postières ne
changeraient pas de statut et les missions de service public seraient
préservées.
Quant à la Caisse, nous avions pour objectif principal la lutte contre la
fracture territoriale. Nous avions un levier financier avec la Banque des
territoires que nous étions en train de créer. Pour renforcer cet axe
stratégique, nous voulions un levier opérationnel, une présence accrue dans
les territoires ; à la fois une présence immobilière et humaine. Il nous fallait
donc renouer un lien avec un grand réseau. Cela a longtemps été un élément
identitaire pour la Caisse, et l’éloignement des Caisses d’épargne quelques
années plus tôt restait un traumatisme encore vif. La Poste était ce réseau :
notre approche assez institutionnelle des territoires et l’ancrage profond du
maillage postal étaient très complémentaires.
Opérationnellement, plusieurs défis se présentaient à nous. En devenant
majoritaires dans le capital de La Poste, nous devions en avoir le contrôle
exclusif. Par le biais de La  Poste et La  Banque postale, la Caisse devait
conserver un intérêt économique équivalent, afin de sécuriser la remontée
de ses résultats. Nous devions aussi trouver un accord équilibré avec BPCE
dans l’opération. Il s’agissait de prolonger la durée du partenariat les liant à
la CNP, ce qui représente une valeur économique importante. Nous leur
avons confié par ailleurs la gestion du portefeuille obligataire de
CNP Assurances et de La Banque postale Asset Management.

Vaincre les blocages de l’administration


Cette opération s’est faite avec peu de transfert de cash.
Schématiquement, la Caisse cédait un actif, 40  % de CNP, à La  Poste, en
étant rémunérée par des actions nouvellement créées de La  Poste. Cette
augmentation du capital de La  Poste à notre profit nous permettait de
devenir majoritaires au capital. Cette opération a mis en mouvement
6 milliards d’euros d’actions CNP, d’abord dans le bilan de La Poste, puis
dans celui de La Banque postale.
Pour que les intérêts de la Caisse soient préservés, nous devions
absolument obtenir le contrôle exclusif de La Poste. C’était la seule façon
pour nous de pouvoir structurer le futur grand pôle financier que nous
souhaitions constituer. Sans ce contrôle exclusif, nous ne pourrions pas
organiser les missions respectives de la Banque des territoires, de
La  Banque postale, de  Bpifrance, parce qu’au regard du droit de la
concurrence, ces établissements auraient été concurrents.
Deux réunions dans le bureau du ministre Bruno Le  Maire ont été
consacrées à ce dossier. Il avait souscrit à notre demande, car il savait que
nous allions créer un véhicule public très puissant. Nous étions aussi
parfaitement alignés sur ce point – comme sur les autres ! – avec Philippe
Wahl, qui voyait des avantages à ce que nous devenions majoritaires dans la
gouvernance de La  Poste. La  Caisse étant représentée au conseil
d’administration de La Poste, nous avions aussi pu développer notre projet
auprès des organisations syndicales dont certaines soutenaient ce projet.
En revanche, ce sujet, parmi d’autres, est rapidement devenu un point
d’achoppement avec l’État, au point qu’il aurait pu remettre en cause toute
l’opération. Très vite, Bruno Le Maire avait adhéré à notre proposition, en
comprenant la logique. En revanche, à chaque étape du processus, jusqu’à
la signature finale, nous nous sommes heurtés à une forte défiance de son
administration, en l’occurrence l’Agence des participations de l’État (APE).
Sur le fond, notre opération contrevenait à la doctrine de l’Agence, qui
avait défini les actifs dont l’État devait garder le contrôle, c’est-à-dire des
participations dans les industries de défense et, surtout, les grands services
publics  : EDF, la SNCF et La  Poste. Pour l’APE, la prise de contrôle de
La  Poste par un acteur tiers comme la Caisse n’était simplement pas
envisageable même si la Caisse est un acteur public, placé sous la
protection du Parlement. Mais, dans le même temps, l’APE savait qu’elle
n’aurait pas les moyens d’apporter à La Poste les capitaux nécessaires à son
développement. Elle aurait donc souhaité que la Caisse puisse payer sans
contrepartie !
Cette conviction a nourri une stratégie d’obstruction permanente.
Jusque dans le bureau du ministre, l’APE a présenté des schémas de
gouvernance plus abracadabrantesques les uns que les autres. Ils  avaient
tous un point commun : la Caisse détenait la majorité capitalistique à tous
les étages, mais pas la majorité au conseil d’administration. Dans cette
stratégie, nous retrouvions aussi, sous une autre forme, la défiance
traditionnelle de l’administration des finances envers la Caisse, que nous
expérimentons épisodiquement avec le Trésor.
Initialement, Philippe Wahl nommait cette opération «  Ulysse », car il
avait mis dix ans à la faire aboutir. L’APE avait refusé de s’approprier ce
nom de code ou le nôtre, Mandarine, et avait trouvé une autre figure
mythologique : Ménélas, le mari trompé de la guerre de Troie. Fallait-il y
voir une forme d’aveu psychanalytique ? Ce nom de code propre à l’État et
que seules les administrations utilisaient nous permettait au moins
d’identifier l’origine des fuites dans la presse…
Nous étions fortement soutenus par l’Élysée, Matignon, et le ministre,
Bruno Le  Maire. Mais la volonté politique ne semblait pas s’imposer à
l’administration. Plutôt que de la convaincre, nous avons dû la contourner.
Des débats de principes, nous sommes progressivement passés aux
discussions techniques, aux modalités très pratiques de l’opération. Et nous
avions la chance, grâce au professionnalisme des équipes de la Caisse et de
nos conseils, de disposer des arguments financiers et juridiques les plus
robustes. L’affrontement avec l’administration a atteint son paroxysme lors
de l’examen de l’opération par l’Autorité des marchés financiers  (AMF).
Nous soutenions une thèse  ; l’État en soutenait une autre, inenvisageable.
L’AMF nous a demandé de nous mettre d’accord afin qu’elle puisse statuer.
C’est finalement Bruno Le  Maire qui a mis fin à cette guerre larvée.
Lors d’une séance de travail dans son bureau, l’APE présentait un nouveau
schéma de gouvernance extrêmement complexe, presque incompréhensible.
Le ministre s’est levé rageusement, est allé chercher une feuille de papier, et
a intimé à son interlocuteur de lui faire un schéma. Celui-ci s’empêtrait
dans ses explications. Nous avons alors senti que nous étions en train de
gagner la bataille.
Le ministre a pris personnellement la responsabilité de conduire, dans
son bureau, les deux réunions essentielles qui ont permis cette opération en
faisant, avec calme, acte d’autorité face à son administration.
Pour mener à bien l’opération, une modification de la loi était
nécessaire. Elle était hautement symbolique, puisque jusqu’alors, la loi
prévoyait que le capital de La Poste était détenu majoritairement par l’État.
Il fallait donc modifier cette disposition, afin que la Caisse puisse prendre la
majorité du capital. Nous savions que cette modification était
potentiellement explosive et qu’elle pourrait être perçue par l’opposition
parlementaire et par une partie de l’opinion publique comme une sortie du
périmètre État. Cette disposition devait être insérée par voie d’amendement
au projet de loi  Pacte, que Bruno Le  Maire portait devant le Parlement.
Là  encore, son administration ne nous a pas facilité la tâche. Notre
opération, purement publique, était incorporée au texte de loi juste après les
articles prévoyant les privatisations contestées d’Aéroports de Paris et de
La Française des jeux. Philippe Wahl et moi avons déployé tous les efforts
d’explication dont nous étions capables auprès des parlementaires, afin de
leur démontrer l’intérêt stratégique et économique de l’opération, pour
La  Poste et pour la Caisse. J’ai pour ma part rencontré les présidents des
deux assemblées ainsi que des représentants tant de la majorité que des
oppositions. Ce travail nous a permis, lors des débats, d’obtenir un soutien
politique très large à notre projet industriel, plus constructif que nos débats
picrocholins avec l’administration.
Dans le même temps, nous faisions face à un calendrier complexe et
resserré. La  loi nous permettait de déclencher les autres étapes. Il  nous
fallait dénoncer l’ancien pacte d’actionnaires nous liant à BPCE au sein de
CNP, obtenir une dérogation de la part de l’AMF et l’accord de différents
régulateurs européens. Nous avons dû gérer ce calendrier pendant près de
deux ans, avec une extrême précaution, et toutes nos démarches ont
convergé avec succès en mars 2020.

Les apports du grand pôle financier public


Lors des débats parlementaires qui ont précédé l’opération, nous avions
mis en avant, avec Bruno Le  Maire, le concept de «  grand pôle financier
public  ». Sous cette idée, il y a une réalité très pratique  : l’opération
Mandarine nous a permis d’organiser, de structurer les activités financières
du Groupe Caisse des dépôts, jusqu’alors éparses et parfois concurrentes.
Nous disposons en notre sein de quatre entités qui exercent un métier
bancaire : la Banque des territoires, La Banque postale, Bpifrance et SFIL,
l’établissement qui a repris certains actifs de la banque Dexia après sa
disparition. Dans un souci d’intérêt général, ces quatre entités publiques
doivent être complémentaires, leurs frontières doivent être aisément
compréhensibles pour nos clients, qui sont avant tout les territoires et les
Français.
 
En matière de prêts aux entreprises, Bpifrance est une banque publique
de développement, qui intervient uniquement en cofinancement. La Banque
postale, quant à elle, relève du secteur concurrentiel. S’agissant des prêts
aux collectivités territoriales, La  Banque postale intervient pour les prêts
d’une durée inférieure à vingt-cinq ans ; c’est la Banque des territoires qui
intervient au-delà.
Très concrètement, un directeur régional de la Caisse nous rapportait
récemment comment son activité s’articule désormais avec celle de
La  Banque postale, très présente dans le financement des collectivités.
Alors que nous lui demandions si tout se passait bien, il nous a répondu :
« Très bien ! Avant-hier, ils m’ont appelé sur le financement d’un gymnase.
L’appel d’offres portait sur un prêt à trente ans, du long terme. Il sera donc
traité par la Banque des territoires. J’ai rappelé le directeur régional de
La Banque postale ensuite, parce qu’un élu me demandait un financement
de court terme, un préfinancement de TVA pour un équipement public.
Et cela revient à La Banque postale. »
C’est précisément ce que nous voulions : un système plus simple, plus
lisible pour les élus et les territoires. Nous avons désormais des
fonctionnements coopératifs, qui ne visent pas à saturer le marché, mais à
donner une grille de lecture cohérente du financement des collectivités
locales et de leurs satellites. Nous avons fixé des règles claires et
transparentes.
Après la conclusion de l’opération financière stricto sensu, nous avons
mené un travail d’organisation patient, exhaustif, au sein de ce que nous
appelions les «  comités post-La  Poste  ». Il  s’agissait de passer
méthodiquement en revue toutes les fonctions, afin de vérifier que notre
organisation était cohérente, que nos projets communs s’amorçaient bien.
Toutes les grandes filières «  régaliennes  » –  finances, audit, risque,
conformité  – ont été examinées d’abord, puis les questions juridiques,
informatiques. Ces comités très techniques ont duré un an et demi.
Aujourd’hui, nous animons tous les quinze jours une réunion d’état-
major avec Philippe Wahl et ses principaux collaborateurs chargés du
dossier, puis un comité de suivi de notre partenariat, le comité Mandarine.
Nous y examinons les projets sur lesquels nous avions identifié des
synergies possibles, au travers de cinq chantiers  : la logistique urbaine, la
lutte contre le réchauffement climatique, le numérique, la bancassurance, la
silver économie, c’est-à-dire les secteurs liés aux séniors.
Le plus souvent, nos financements sont complémentaires. Pour la
rénovation et l’agrandissement du Futuroscope, par exemple, la Banque des
territoires a investi en fonds propres et La  Banque postale a assuré une
partie des prêts.
Nous intervenons ensemble dans une entreprise que nous jugeons très
importante, Index Education, l’éditeur de Pronote, le logiciel de gestion des
notes des élèves. Nous souhaitions que son capital reste français. Il  était
détenu par son fondateur. Nous l’avons rencontré et avons trouvé un
accord  : Docaposte, la filiale numérique de La  Poste, a acquis 80  % du
capital, et la Banque des territoires 10 %.
En matière de logistique urbaine, nous voulons offrir aux territoires une
livraison à faibles émissions et bien organisée. Là aussi, nous avons réparti
nos rôles respectifs : la Banque des territoires finance et investit en capital
dans l’immobilier et les infrastructures logistiques ; La Poste est opérateur.
Par ailleurs, dans cette opération, nous avons conservé la capacité
d’alliance stratégique entre la Caisse des dépôts et CNP en matière
d’investissement. La  Banque des territoires est par exemple entrée, avec
CNP et EDF  Invest, au capital d’Orange Concessions, un outil très
important pour la résorption de la fracture numérique dans les territoires.
C’est aussi ensemble que nous investissons dans le «  nouveau Suez  », tel
qu’il est issu de l’opération d’acquisition menée par Veolia et dans
GRTGaz, filiale de transport de gaz, commune avec Engie. Ces
investissements publics sont possibles parce qu’en nous coordonnant, nous
maximisons notre force de frappe.
CHAPITRE 5

Un « bras armé » trop puissant ?

Le Groupe Caisse des dépôts, ce sont aujourd’hui près de cent vingt


mille collaborateurs, auxquels s’ajoutent, depuis 2020, les près de deux cent
cinquante mille postières et postiers, dans cinquante-six pays. Le  bilan
agrégé de cet ensemble public atteignait 1 286 milliards d’euros mi-2021.
Ce sont de grandes filiales, connues de tous, comme La  Poste,
Bpifrance, détenue à parité avec l’État, ou encore Transdev dans le domaine
des transports publics. Avec nos filiales, nous avons la capacité d’apporter
des solutions pour la mise en œuvre des grands projets d’intérêt général.
Pour la construction du village olympique et paralympique implanté à
Saint-Ouen, Saint-Denis et L’Île-Saint-Denis par exemple, la Banque des
territoires investit, Icade et CDC Habitat interviennent sur le programme
immobilier, Egis pour la coordination de l’opération, La  Banque postale
pour le financement, mais aussi CDC  Biodiversité pour assurer la
compensation écologique. Après les Jeux, nous ferons de ce territoire un
quartier d’avenir, bas carbone et citoyen ; une promesse pour les habitants
de la Seine-Saint-Denis.
Ce sont aussi des entreprises plus petites, mais avec une forte dimension
d’intérêt général, comme la Société forestière, premier gestionnaire de
forêts privé de France. Le  29  novembre 2019, lors d’un déplacement à
Morcenx dans les Landes, j’ai voulu voir comment se traduisait sur le
terrain l’action de notre filiale au cœur de la plus grande forêt artificielle
d’Europe occidentale. Au  cours de cette journée, Gilles Seigle, son
président, et les équipes de la Forestière m’ont montré comment le Groupe
Caisse des dépôts gère tout le cycle de vie d’un arbre, de sa plantation à sa
mise en vente.
Cette activité économique est aussi écologique. Les forêts sont le
poumon de la planète, car les arbres sont un merveilleux outil de stockage
de carbone.
Exploiter la forêt, c’est une activité économique au service de la nature.
Un arbre stocke du carbone quand il est en croissance et cesse de le faire à
l’âge adulte, lorsqu’il ne grandit plus. Il  est alors préférable de l’utiliser
pour l’ameublement ou la construction, ce qui permet de garder le carbone
dans le bois. Un arbre qui tombe de vieillesse et pourrit sur place rejette le
carbone accumulé. Une forêt non entretenue capte ainsi beaucoup moins de
carbone qu’une forêt bien gérée.
Comme tout actif, la forêt s’administre. Et  cette gestion doit respecter
les sols et la variété des essences. La forêt des Landes est artificielle, elle a
été créée au XIXe  siècle pour protéger les sols. Elle repose principalement
sur la monoculture du pin maritime. Lors de notre visite, nous avons suivi
toutes les étapes de cette gestion économique et écologique de la forêt. Cela
implique parfois de procéder à des coupes rases. Elles sont nécessaires et
permettent de replanter de jeunes arbres. Lorsque les arbres grandissent, il
faut les éclaircir, pour donner à ceux qui restent la place nécessaire à leur
développement. J’ai participé à l’une de ces opérations d’éclaircie, menée
avec des machines très modernes qui ressemblent aux robots humanoïdes
du film Transformers. Ils coupent les arbres, les ébarbent pour en récupérer
le branchage pour la biomasse et gardent les petits troncs qui peuvent être
utilisés pour la construction ou la fabrication de caisses. Les sous-bois sont
ainsi nettoyés pour que les arbres qui restent grandissent et permettent ainsi
que le cycle continue dans de bonnes conditions.
La Société forestière gère plus de trois cent mille  hectares de forêts.
Environ 20 % appartiennent en propre à la Caisse des dépôts ; le reste est
géré et exploité pour le compte d’investisseurs institutionnels ou de
particuliers. L’action de la Société forestière nous montre que l’écologie est
aussi un levier financier, qui crée de la valeur économique.
J’ai accompagné le président de la République lors d’un voyage dans
les Vosges autour du thème du bois. La forêt française, dans son ensemble,
est assez emblématique des retards du pays. Elle n’est pas suffisamment
entretenue  ; le marché du bois n’a pas été modernisé. Nous envoyons
souvent du bois brut ou du bois scié à des industriels hors de France. Ils se
chargent de faire l’assemblage, qui représente l’essentiel de la valeur
ajoutée. De  nombreux emplois de qualité sont ainsi délocalisés. Ce  n’est
bon ni pour la planète ni pour l’économie.
L’insuffisante gestion de nos forêts ne nous permet pas non plus de
produire les très grandes pièces de bois, brut ou en lamellé-collé, qui
servent de poutres ou de piliers aux grandes constructions en bois qui se
multiplient. Nous devons les importer, souvent des États-Unis. Le pays des
Gafa sait aussi exploiter ses forêts.
Dans de nombreuses forêts, les arbres tombent et pourrissent sur place.
La  Société forestière représente une vision moderne de la filière bois, qui
allie gestion écologique et rendement financier. En cela, elle incarne bien la
mission d’intérêt général du Groupe Caisse des dépôts, elle intègre toutes
les dimensions d’une économie durable  : dimension écologique bien sûr,
mais aussi recherche d’équilibre économique, création d’emplois et lien fort
avec les territoires. La « finance utile » au service de nos territoires.

Un groupe présent dans le quotidien des Français


Le Groupe CDC s’est constitué au long des XIXe  et XXe  siècles.
Le  capitalisme français du XXe  siècle a été marqué par la domination de
deux grandes compagnies financières, la Compagnie financière de Suez et
la Compagnie financière de Paris et des Pays-Bas (Paribas), des
établissements cotés en bourse qui détenaient de très vastes portefeuilles de
participations. Elles ont été toutes deux à l’origine de la création de
nombreuses grandes entreprises. Total a été créé grâce à Paribas, comme
Accor. Axa a été créée par Claude Bébéar, accompagnée par Paribas dans
les opérations Providence, Drouot, Compagnie du midi et UAP. Lorsque j’y
suis entré, l’organigramme du groupe Paribas était tellement vaste qu’entre
nous, nous l’appelions « le drap de lit ». Le capitalisme français était ainsi
structuré  : ces compagnies financières venaient en appui de beaucoup
d’entreprises privées.
 
À cette époque, je voyais la Caisse comme un équivalent public de ces
structures privées. Avec une différence fondamentale : la raison d’être.
En détournant le titre du livre du biologiste Jacques Monod Le Hasard
et la Nécessité, j’avais intitulé mon rapport de stage sur la stratégie de
Paribas, en  1981, Le  Hasard et l’Opportunité. Pas  de hasard dans la
constitution du Groupe Caisse des dépôts  ! Intérêt général et nécessité
serait le titre qui illustrerait le mieux son histoire.
Les grandes filiales de la Caisse sont nées au fur et à mesure que des
missions lui étaient confiées, que des politiques publiques nouvelles
devaient être accompagnées ou mises en œuvre. De  nombreuses activités
ont été créées au sein de l’établissement public, avant de devenir des
filiales.
C’est le cas des premières caisses de prévoyance, qui donneront
naissance à CNP  Assurances en  1959. En  matière de financement des
collectivités, la direction des finances locales deviendra le Crédit local de
France, puis Dexia.
Cette diversification des activités de la Caisse atteint son apogée
pendant les Trente Glorieuses (1945-1973), lorsque les moyens de la Caisse
furent intensément mobilisés pour financer la modernisation du pays, avec
notamment la création en  1955 de la SCET, un outil puissant
d’aménagement du territoire, de constructions des autoroutes ou des grands
projets touristiques, ou la SCIC, opérateur immobilier de la Caisse, acteur
important de la reconstruction.
Ces grandes filiales de services doivent se restructurer dans les
années 1980 et 1990. L’environnement a en effet considérablement changé,
puisque les collectivités locales se sont dotées de services techniques
performants et de grands opérateurs privés se sont développés.
Progressivement, et c’est très bien ainsi, ils ont pris la place de nos filiales.
Les besoins collectifs ont évolué : à l’urgence de construction a succédé la
préoccupation de l’urbanisme  ; l’aménagement a conduit à la gestion et
l’exploitation de services. Dans ce contexte, la plupart des filiales
enregistrent au début des années  1980 de lourdes pertes que la Caisse des
dépôts doit combler en tant qu’actionnaire. Une politique rigoureuse est
engagée en 1983 pour recomposer et redresser progressivement ces filiales.
Des secteurs d’activité sont abandonnés ou cédés, tandis que de nouveaux
pôles sont créés.
C’est à cette période que se dessine une partie du périmètre actuel du
groupe. En 1989, la Compagnie des Alpes est créée pour prendre le relais
des communes qui se sont considérablement endettées avec le
développement des stations de ski. En 1990, la création de Transdev vise à
regrouper l’ensemble des activités de transport de la CDC et de ses filiales
et à structurer une activité d’opérateur de transport urbain et interurbain.
Le groupe Scetauroute, qui fédère les bureaux d’étude spécialisés dans les
infrastructures, devient Egis en  1998. Sortie de la crise immobilière après
1995, la SCIC réussit sa mutation sous l’impulsion de mon prédécesseur
Francis Mayer, en devenant un opérateur immobilier global et se dote d’un
nouveau nom, Icade (pour Immobilière Caisse des dépôts), en  2003.
En  2004, la Caisse des dépôts acquiert la totalité du capital de la Société
nationale immobilière (SNI). Un an plus tard, le pôle immobilier constitué
de ces deux filiales est réorganisé  : les activités concurrentielles sont
regroupées au sein d’Icade et les activités d’intérêt collectif, au sein de la
SNI, devenue en 2018 CDC Habitat. Restructurées en ensembles cohérents,
les filiales se lancent dans la croissance externe.
Au fil des années 1990, le rôle de centrale de services financiers de la
Caisse des dépôts prend également une importance de plus en plus grande.
Afin de consolider ses positions, elle crée des filiales spécialisées qui
regroupent ses métiers financiers concurrentiels  : marchés de capitaux,
gestion de fonds, conservation de titres, capital-développement,  etc. Ces
filialisations visaient à marquer clairement la frontière entre les missions
d’intérêt général et les activités concurrentielles, et permettre à ces
dernières d’atteindre la taille critique nécessaire à un développement
international. C’est le cas avec CDC Ixis, une banque d’investissement et de
financement créée en  2001, afin de regrouper l’ensemble des activités
financières concurrentielles de la Caisse des dépôts, qui deviendra Natixis
en  2006, par sa fusion avec la banque issue du Crédit national et de la
Banque française du commerce extérieur.
Sur le marché de l’assurance, dans un contexte de plus en plus
concurrentiel, CNP doit bénéficier de facultés de développement accrues.
Elle devient, en  1987, un établissement public à caractère industriel et
commercial, autonome de l’établissement public Caisse des dépôts, puis,
en 1992, une société anonyme dont la Caisse détient une part importante du
capital, et qui sera cotée en bourse.
Ces années voient émerger une activité nouvelle, qui prendra de
l’importance au fil du temps, le capital-investissement dans les  PME.
Celles-ci, gisement essentiel d’emplois pour l’économie française,
connaissent au début des années 1990 d’importantes difficultés à trouver les
financements en fonds propres nécessaires à leur développement. Elles ont
besoin d’investisseurs prêts à s’engager à leurs côtés sur le long terme et à
prendre des risques. Avec l’État, la Caisse initie dès 1994 PME Innovation,
un programme de capital-investissement au bénéfice des PME, qui vise
prioritairement à aider les entreprises à fort potentiel technologique à
financer leurs travaux de recherche. Les besoins croissants des années 2000
conduisent le gouvernement à regrouper la Banque de développement des
PME, devenue Oséo, CDC  Entreprises, et le Fonds stratégique
d’investissement, pour créer en 2012 la banque publique d’investissement,
Bpifrance, détenue à parité par la Caisse des dépôts et l’État.
Enfin, le Groupe a acquis ces dernières années des participations
stratégiques importantes en matière d’énergie avec notamment RTE, qui
assure le transport de l’électricité, GRTGaz ou la Compagnie nationale du
Rhône.

UN GROUPE TROP GRAND ?

Certains responsables politiques considèrent que la Caisse est trop


puissante, son groupe trop étendu. D’autres estiment que rien ne justifie que
ses activités demeurent publiques. Ils réclament régulièrement que la Caisse
fasse « tourner son portefeuille » de participations stratégiques, c’est-à-dire
qu’elle cède ses actifs à des acteurs privés.
À mon arrivée, j’ai souhaité inverser cette problématique, en identifiant
les missions de la Caisse et la façon de bien les exercer. Ce portefeuille de
participations stratégiques, auquel Antoine Saintoyant a su donner depuis
son arrivée une nouvelle impulsion à la fois managériale et de
développement, est en transformation permanente. Les mouvements sont
conformes aux trois principes que j’avais édictés lors de mes auditions au
Parlement  : respecter l’intérêt propre des entreprises concernées, qui sont
d’abord des communautés de femmes et d’hommes à la poursuite d’un
projet collectif  ; préserver l’intérêt patrimonial de la Caisse, laquelle,
n’ayant pas d’actionnaire, doit absolument être rentable  ; enfin servir
l’intérêt général puisque c’est le cœur de notre mandat.
Quand la Caisse est un bon actionnaire pour une entreprise, elle doit
pouvoir le rester et accompagner sa croissance. Il  y a beaucoup trop
d’actionnaires toxiques. En revanche, quand la Caisse n’est pas un bon
actionnaire ou que d’autres pourraient faire mieux qu’elle, il faut céder la
place.
Mon objectif était aussi, comme pour les autres activités de la Caisse, de
mettre plus de capital au travail, de faire davantage levier avec les moyens
dont nous disposions.
Ceux qui considèrent que la Caisse constitue un conglomérat injustifié
ont été démentis par la crise. Celle-ci a démontré que notre diversification
était très protectrice. Les activités financières ont connu des difficultés, en
raison des risques de crédit, des taux d’intérêt très bas et de la baisse des
marchés financiers. De  même, Transdev a beaucoup souffert de la mise à
l’arrêt des réseaux de transports collectifs. Mais nos réseaux
d’infrastructures comme RTE, GRTGaz ou nos autres participations dans le
secteur des énergies ont au contraire très bien résisté.
La diversité des activités constitue la base du groupe et assure sa
solidité. Les grands désastres financiers ont souvent touché des entreprises
qui n’exerçaient qu’une activité  : Northern Rock ne faisait que du crédit
immobilier, les subprimes  ; Lehmann Brothers intervenait exclusivement
comme banque d’investissement.
Au-delà de la multiplicité d’activités, la cohérence de ce groupe tient à
notre implication très forte, en tant qu’actionnaire, au sein de chaque filiale.
J’ai d’ailleurs souhaité renforcer ce pilotage puisque, avec la direction des
participations stratégiques, nous avons mis en place des critères beaucoup
plus précis, des revues de participations plus fréquentes, qui nous
permettent d’être l’animateur très actif d’un groupe cohérent et pas une
holding aveugle.
Maintenir ces activités dans la sphère publique offre un avantage pour
ces entreprises  : nous sommes un investisseur de long terme, soucieux de
l’intérêt général. J’ai  récemment rencontré le président d’un grand groupe
international d’assurances, l’un des plus gros assureurs mondiaux. Il  me
faisait remarquer : « Tu diriges une institution que nous souhaiterions voir
disparaître. Décidément, les Français n’ont rien compris au capitalisme ! »
Au contraire, la constitution du Groupe Caisse des dépôts correspond
bien à l’esprit particulier du capitalisme français, où l’intervention de l’État
a toujours été importante depuis la création de Saint-Gobain par Colbert.
Elle a répondu à un besoin pour nos entreprises, qui ne trouvaient pas
toujours dans la sphère privée les capitaux nécessaires à leur
développement. Le  fait que ce groupe soit public n’implique en rien qu’il
doive être démantelé. C’est la raison pour laquelle je me suis opposé à la
demande qu’on a voulu m’imposer à mon arrivée, d’établir un programme
de cession d’actifs. La  Caisse est un bon actionnaire  ; le groupe est bien
géré et profitable. L’ensemble de nos opérations sont validées par le
Parlement, qui nous protège et nous contrôle. Il n’y a donc aucune raison de
mettre à mal cet édifice.
Au contraire, depuis le début de mon mandat, j’ai souhaité conserver
dans notre portefeuille de participations des entreprises que j’estimais
stratégiques pour la Caisse. Ainsi, lorsque Amundi, filiale du Crédit
Agricole, a profité du changement de directeur général de la Caisse pour
tenter de prendre le contrôle d’Icade, en appelant les autres actionnaires à
voter contre la Caisse, nous avons résisté. Amundi voulait constituer une
grande foncière qui aurait été détenue par Crédit Agricole Assurances.
Historiquement, la Caisse avait toujours cédé aux assauts de capital privé,
j’ai considéré qu’il fallait résister et ainsi affirmer notre autonomie et notre
puissance. Avec Olivier Sichel nous avons nous aussi appelé les
actionnaires qui, spontanément ou après réflexion, ont décidé de nous
soutenir. Nous avons pu gagner cette bataille parce que nous avions un vrai
projet pour la société. Il existait aussi un objectif d’intérêt général, avec le
développement des actifs d’Icade dans le sud de la Seine-Saint-Denis et
autour d’Orly, ou encore des engagements dans le secteur stratégique de la
santé. Nous pensions être le meilleur actionnaire pour gérer ces projets de
façon responsable et durable.
Cette bataille, qui m’a valu d’être insulté dans la presse par le patron
d’Amundi, a été fondatrice pour notre équipe de management  : la Caisse
pouvait être sûre d’elle, engagée, victorieuse. Les grands acteurs privés
n’ont plus cherché à faire leurs emplettes chez nous. Ce conflit s’est réglé
avec Philippe Brassac, le patron du groupe Crédit Agricole, ce qui nous a
permis de nouer une relation de confiance et d’amitié.

GÉRER UN GRAND GROUPE PUBLIC


Le projet de rapprochement entre la Caisse et La Poste visait à arrimer
CNP Assurances à l’un de ses distributeurs, La  Banque postale. Mais
l’ambition est plus large, il s’agit de construire un groupe financier public
diversifié et puissant, doté de l’ensemble des outils permettant d’intervenir
en soutien d’acteurs publics et privés sur tous les territoires, de  financer
notre économie et d’être l’investisseur de la transition écologique et
énergétique.
Le projet managérial ne consiste pas à copier les grands groupes
financiers mondiaux. Au contraire, nous avons opté dès le commencement
pour un modèle fédéral. Cela se traduit par un système de pouvoir dans
lequel les patrons des principales entités du groupe sont dotés d’une large
autonomie et où le centre, l’établissement public Caisse des dépôts, exerce
ses responsabilités régaliennes dans des secteurs précisément définis  :
l’allocation du capital, la gestion des risques, les comptes et la finance,
l’audit, la conformité, le contrôle permanent. Les autres secteurs font l’objet
de coopérations librement consenties.
Ce modèle correspond à mes convictions profondes. Pour qu’une
communauté de femmes et d’hommes se mette en mouvement, il faut un
projet partagé, l’appui de l’intelligence collective et un fonctionnement
coopératif. Les impulsions verticales vont dans les deux sens : la direction
doit à la fois écouter la base et savoir transmettre des instructions claires.
Elles doivent être partagées entre ce qui remonte du terrain et les directives
venues d’en haut. Le  fonctionnement horizontal des équipes doit être
encouragé. Le  chef, après avoir établi la stratégie et défini l’organisation,
est celui qui fixe ensuite les règles du fonctionnement collectif et intervient
comme coach aussi souvent que possible  ; comme capitaine quand c’est
nécessaire.
Cette conception tient aussi compte de la réalité du pouvoir dans un
groupe où les taux de détention sont variables – autour de 40 % chez Icade
ou la Compagnie des Alpes, près de 50  % à parité avec l’État chez
Bpifrance, 66 % à La Poste… – et dont trois responsables sont nommés par
le président de la République en Conseil des ministres, ce qui en fait des
dirigeants d’un statut un peu particulier. Il s’agit bien sûr des responsables
de La Poste, Bpifrance et la Caisse.
En tout état de cause, la collégialité et la liberté d’expression donnent de
meilleurs résultats, et ce modèle fédéral permet de nous enrichir de la
diversité des avis, tout en conservant une unité de vues lorsque c’est
nécessaire.
La cohabitation au sein d’un même groupe de quatre établissements de
crédit et d’investissement a d’abord été perçue comme un obstacle.
La fusion n’étant ni souhaitable ni possible, nous avons défini des missions
claires et une gouvernance simple. La  Banque postale, banque citoyenne,
est une banque commerciale, adhérente de la Fédération bancaire française.
Elle a des obligations de service public, notamment en matière
d’accessibilité pour les plus défavorisés, mais aucun privilège. Elle baigne
dans l’univers concurrentiel le plus vif.
À l’autre bout du spectre, la Banque des territoires aurait pu être
dessinée par Magritte, car ce n’est pas une banque. C’est une direction de la
Caisse, et c’est une marque. Elle regroupe des activités de financement du
logement social et des collectivités locales et l’investissement sur les
territoires. Elle est aussi la banque de la Sécurité sociale et des professions
juridiques, notamment les notaires. C’est aussi au travers de CDC  Habitat
(ex-SNI) un très grand acteur du logement social.
Le groupe comprend aussi deux banques de développement. Bpifrance,
dont l’État est coactionnaire, a  permis de donner une nouvelle impulsion
aux activités de financement de start-up et autres jeunes et moins jeunes
pousses. Son fondateur et directeur général Nicolas Dufourcq a su donner
aux activités de banque commerciale pour les entreprises le visage nouveau
et totalement indispensable du soutien, de l’accompagnement et de la
formation. Il  a véritablement inventé une nouvelle façon de faire de la
banque. SFIL, enfin, qui est la septième banque française par la taille de
bilan, intervient avec La  Banque postale en financement des collectivités
locales, et aussi en financement de la grande exportation.
J’ai décidé, avec Olivier Sichel et Philippe Wahl, de réunir les
responsables de ces entités régulièrement pour coordonner nos actions.
Le  directeur général de CNP  Assurances participe aussi à cette réunion
appelée «  comité Pomereu  » parce qu’elle se réunit dans cet endroit
magnifique où la Caisse accueille ses invités.
Ce comité s’élargit régulièrement aux responsables des grandes filiales
non financières. Nous y faisons un tour d’horizon, qui donne une vue à trois
cent soixante  degrés de notre économie  : consommation d’électricité avec
RTE, transports publics avec Transdev, vie du tourisme avec la Compagnie
des Alpes, immobilier avec Icade, révolution du commerce en ligne à
travers des relations de partenariat et de concurrence à la fois entre GeoPost
et Amazon, vie des territoires avec La  Poste et la Banque des territoires.
Nous avons pris l’habitude de conclure ces travaux par de passionnants
échanges avec des responsables politiques, syndicaux et économiques
invités pour l’occasion.
J’ai voulu généraliser cette approche fédérale à l’ensemble du
Groupe  CDC, grâce à une démarche lancée en  2021, que nous avons
appelée « Vision groupe ». Il  s’agit d’abord de permettre l’adhésion à des
valeurs et à des objectifs communs avec l’expression de la raison d’être de
notre Groupe. Nous avons aussi souhaité mieux partager les valeurs de ce
groupe en généralisant un mode de fonctionnement en réseau au sein de
chaque filière  (juridique, finances, politique durable, ressources humaines,
responsabilité sociale et environnementale, etc.).

Un actionnaire trop puissant ?


La Caisse détient aujourd’hui 95  milliards d’actions dans des
entreprises presque exclusivement françaises. L’étendue de ce portefeuille
en fait le premier investisseur institutionnel public en France. Elle nourrit
aussi les critiques sur la cohérence de ces investissements.
C’est pourquoi j’ai tenu à clairement distinguer nos différentes activités,
dans le cadre de notre organisation par métiers. Les filiales qui forment le
groupe sont ainsi gérées au sein du pôle en charge des participations
stratégiques. La Banque des territoires, elle, se charge des investissements
sur les territoires. Enfin, le métier de gestion d’actifs, avec plus de
220 milliards d’euros d’actifs, nous permet de faire fructifier les fonds qui
nous sont confiés et nos fonds propres, notamment en gérant un large
portefeuille d’actions dans les entreprises cotées. Pour ces entreprises, nous
ne nous inscrivons pas dans une logique d’influence directe. Elles
n’appartiennent pas au Groupe CDC.
L’intervention de la Caisse peut prendre plusieurs formes lorsqu’un
sujet émerge sur la place, notre première question est de savoir si nous
devons ou non nous engager.
 
Dans l’affirmative, la seconde question, qui n’est pas moins importante,
est de définir le métier de la Caisse des dépôts qui interviendra. Quand il
s’agit d’une intervention qui ne concerne que quelques pourcents d’une
société, comme nous avons pu le faire pour Lagardère, elle est prise en
charge par la gestion d’actifs, car nous ne sommes pas représentés au
conseil d’administration et n’avons qu’une influence indirecte sur la
gestion. En revanche, c’est la Banque des territoires qui prend en charge le
soutien d’activités plus locales, s’il s’agit par exemple d’investir dans un
champ de panneaux solaires ou une ligne de tram ou de TGV. Enfin, pour
des opérations encore plus importantes, par exemple dans les infrastructures
ou le tourisme, ou aujourd’hui pour le nouveau Suez, nous parlons alors de
participations stratégiques.
Naturellement, notre présence dans de très nombreuses entreprises nous
expose à des critiques. Certains estiment que nous sommes omniprésents
dans le capitalisme français, y voyant des risques de conflits d’intérêts. Pour
cette raison, nous avons fixé des limites claires, entre participations
stratégiques et gestion d’actifs, qui concernent notre implication dans la
gouvernance des entreprises. Pour les participations, nous sommes toujours
membres du conseil d’administration, tandis que nous sommes un
actionnaire comme un autre pour les entreprises qui relèvent de la gestion
d’actifs. Il existait une exception à cette règle, liée à l’histoire, avec Veolia,
dont nous détenons seulement 5  %, mais où nous occupions une place au
conseil d’administration.

UN « BRAS ARMÉ FINANCIER » SINGULIER ET AUTONOME


On l’a dit, l’expression « bras armé financier de l’État » est encore très
souvent utilisée dans la presse pour désigner la Caisse. Il  faut y voir
davantage une convention de langage qu’une réalité. Je l’ai rappelé, si
l’institution appartient bien à la sphère de l’État, son statut très particulier
d’établissement public sui  generis et le fait qu’elle soit placée sous le
contrôle et la protection du Parlement lui confèrent une grande autonomie à
l’égard du gouvernement.
Nous sommes donc bien le bras armé de l’État, mais un bras
indépendant. Au contraire de l’Agence des participations de l’État (APE),
qui dépend directement du ministère de l’Économie et des Finances et en
applique les directives, nous menons librement la politique actionnariale qui
nous semble conforme à notre mandat.
Le statut très particulier de la Caisse, hybride entre secteur privé et
public, a également des conséquences juridiques importantes pour nos
participations. Ainsi, nos filiales ne sont pas considérées comme des
entreprises publiques. Mais lorsque nous souhaitons les céder, nous sommes
soumis au contrôle de la Commission des participations et des transferts,
l’autorité administrative indépendante qui examine les privatisations. Tels
sont les méandres du droit public.
Il n’y a aucune coordination formelle entre nos positions en tant
qu’actionnaire et celles de l’État, nos gouvernances sont totalement
autonomes. Il existe bien sûr quelques exceptions notables à cette règle de
séparation stricte entre l’État et la Caisse. Nous nous entretenons
évidemment du fonctionnement et de l’avenir de La Poste et de Bpifrance,
dont nous sommes les deux coactionnaires. Nous évoquons aussi ensemble
les éventuelles modifications de la stratégie actionnariale de l’État lorsque
la Caisse est concernée. Ce fut le cas par exemple lorsque l’État a transféré
la participation dans PSA  Peugeot de l’APE à Bpifrance. Enfin, certains
sujets industriels d’importance comme l’énergie font l’objet de
concertations informelles. Mais même dans ce cas, il nous arrive d’adopter
des positions actionnariales différentes. Je  regrette par exemple que l’État
ne se soit pas opposé au départ d’Isabelle Kocher de la direction d’Engie,
alors que nous l’avions fait très clairement.

LE PREMIER ACTIONNAIRE INSTITUTIONNEL PUBLIC

Sur les 95  milliards d’euros d’actions que nous détenons, plus de
50  milliards sont affectés au portefeuille financier de la gestion d’actifs,
36  milliards dans nos filiales et participations stratégiques, le reste
localement par la Banque des territoires. Cela fait de nous le premier
investisseur public et un actionnaire significatif de la plupart des entreprises
du CAC 40.
Notre positionnement en tant que gestionnaire d’actifs est atypique sur
la place de Paris. Notre diversification hors de France est limitée. Nous
faisons en effet clairement le choix de détenir majoritairement des actions
d’entreprises françaises, et nous inscrivons ces investissements sur le long
terme.
Ce choix nous est parfois reproché. La  logique commune d’un asset
manager est d’être très diversifié pour ventiler au maximum ses risques.
Ce  n’est pas notre démarche. Nous sommes avant tout une institution qui
appartient aux Français, et nous considérons que financer en priorité
l’économie de notre pays fait partie intégrante de notre mission.
En revanche, une grande diversification sectorielle de ce portefeuille permet
de limiter les risques et de protéger l’argent des épargnants et des
déposants.
La dimension éthique, sociale et environnementale des entreprises
prend également une part essentielle dans nos décisions d’investissement.
Sur le plan purement financier, ces valeurs sont celles de l’avenir.
Enfin, nous pouvons intervenir de façon conjoncturelle pour apporter
notre soutien à une société en difficulté ou n’étant pas contrôlée. C’est ainsi
que nous sommes montés au capital de Valeo à un moment où l’entreprise
ne comptait plus d’actionnaire français stable.
Ce rôle d’actionnaire demeure mal connu, il est vrai que la discrétion
est précieuse en cette matière. On ignore souvent que le siège historique de
la Caisse des dépôts, rue de Lille, abrite une salle de marchés importante,
commune à la Caisse et à Bpifrance. Cette salle de marchés est l’une des
plus modernes de la place et s’apparente en quelque sorte au cockpit d’un
vaisseau spatial. Cette infrastructure nous confère l’agilité nécessaire pour
agir rapidement et massivement sur les marchés, par exemple lorsque nous
souhaitons en urgence augmenter notre participation au capital d’une
société.
La Caisse est avant tout un actionnaire avisé, se plaçant dans le long
terme. Nous détenons essentiellement des actifs financiers, mais aussi
parfois des produits dérivés. Mais c’est exclusivement pour protéger notre
bilan. Ce sont alors des produits de couverture de nature à limiter le risque,
comme les swaps qui transforment les taux fixes en taux variables. De  la
même façon, une partie de notre portefeuille d’actions est protégée en cas
de baisse par des options de vente.

UN ACTIONNAIRE ENGAGÉ

On pourrait résumer ainsi notre politique actionnariale  : nous sommes


un fonds souverain, mais nous ne sommes pas à la main du gouvernement.
Nous accordons beaucoup d’importance aux aspects éthiques et
managériaux des entreprises dans lesquelles nous investissons. Plutôt qu’un
actionnaire activiste –  le terme ayant pris ces derniers temps une
connotation particulière –, nous sommes un actionnaire actif, puisque nous
œuvrons parfois pour changer le management des entreprises.
Notre vision de l’économie est qu’il est nécessaire que des actionnaires
apportent du capital, dans le respect du projet des entreprises. Nous avons
un réel problème éthique lorsqu’un projet nous semble en contradiction
avec les intérêts des collaborateurs de l’entreprise.
Les marchés financiers connaissent des modes. Parfois, on dit qu’il faut
moins diversifier et davantage se concentrer, ou l’inverse. La Caisse ne suit
pas ces modes. Elle accompagne d’abord les projets des entreprises.
Bien sûr, nous sommes prêts à saisir les opportunités quand elles se
présentent. La  sortie de la bataille boursière entre Veolia et Suez est une
bonne illustration de cette stratégie qui conjugue le hasard et les nécessités.
Cet affrontement s’est déroulé comme une tragédie grecque, tant les acteurs
ont parfois agi comme s’ils étaient contraints par leur histoire, au lieu de
chercher à en écrire une nouvelle, avec de nouvelles règles.
Cela a commencé par la cession par Engie, l’héritier de Gaz de France,
de sa participation de 30  % au capital de Suez, le nouveau nom de la
Lyonnaise des eaux. Veolia, anciennement Compagnie générale des eaux et
concurrente séculaire de la précédente, a acheté cette participation aussi
bien par réflexe ancestral que par réflexion stratégique. La place a applaudi
ce mouvement présenté comme amical. Mais Suez s’est rebellé avec ardeur.
La  Caisse était le premier actionnaire de Veolia, avec un siège au conseil
d’administration. Cela m’a permis de maintenir tout au long de l’affaire un
dialogue franc et direct avec son P-DG, Antoine Frérot. Suez, qui a utilisé
toutes les armes de la dissuasion du faible au fort, y compris la constitution
d’une fondation de droit néerlandais pour mettre à l’abri ses activités
françaises, a également pris soin de maintenir un dialogue étroit avec les
pouvoirs publics et avec la Caisse.
 
Cette guerre financière s’est achevée par un Yalta : Veolia a pu réaliser
l’essentiel de son projet de constitution d’un géant mondial de la
transformation écologique ; Suez, à partir d’une base d’activité réduite, va
développer un projet ambitieux dans les métiers stratégiques de l’eau et des
déchets en France. Pour créer ce « nouveau Suez », il fallait reconstituer un
tour de table avec les fonds d’investissement ayant soutenu les deux
belligérants. La participation d’un acteur neutre tel que la Caisse, permettait
de s’assurer qu’aucun des fonds qui avaient participé à la bataille n’ait la
majorité à lui seul, et de veiller à la bonne exécution du projet.
Cette prise de participation est aussi utile pour la Caisse. Elle s’inscrit
dans notre stratégie de diversification. Il s’agit d’un investissement dans le
secteur des infrastructures, qui correspond à notre mission. Avec ce nouvel
acteur majeur de la gestion de l’eau et des déchets, nous nous diversifions
donc au sein de notre cœur de métier.
Parfois, la Caisse renonce aussi à intervenir dans une société. Lagardère
est un cas intéressant. En  2020, après une première assemblée générale
houleuse, le dirigeant d’un des fonds qui voulait mettre la main sur
Lagardère m’a téléphoné. Il m’a dit qu’il n’avait pas gagné à cause de nous.
J’ai  trouvé qu’il rendait un bel hommage à notre rôle, puisque c’était
exactement ce que nous voulions pour éviter un dépeçage de l’entreprise.
Nous avons voulu maintenir l’intégrité de la société, quitte à laisser le
temps à Arnaud Lagardère de s’organiser pour abandonner la commandite,
ce qu’il a fait. Ensuite, sont montés au capital Vincent Bolloré et Bernard
Arnault. Certes nous avons au moins autant de moyens financiers que ces
deux groupes, mais dès lors qu’il s’agit d’acteurs français… qu’ils se
débrouillent ! La dimension d’intérêt général du groupe ne justifiait pas de
se lancer dans cette bataille où trop d’acteurs s’étaient déjà engagés. Nous
aurions en revanche pu le faire si les investisseurs en question n’avaient pas
été français.

UN ACTIONNAIRE DE RÉFÉRENCE
On peut parler d’une marque Caisse des dépôts, dont le poids est
significatif sur la place de Paris. Nous sommes ainsi très actifs dans
l’Association française des investisseurs institutionnels, dont le directeur de
la gestion d’actifs, Olivier Mareuse, est vice-président.
Surtout, nos engagements éthiques sont connus de la place, ils
l’influencent. Ils se reflètent dans le guide de vote que doivent suivre nos
représentants dans les assemblées générales. Puisque notre objectif est
avant tout de conforter les projets des entreprises, nous votons très rarement
pour des propositions qui ne sont pas celles du management.
Nous nous y opposons lorsque sont en jeu les valeurs portées par la
Caisse, c’est-à-dire pour tous les sujets qui relèvent de la responsabilité
sociale et environnementale, des conflits d’intérêts, des personnes qui
cumulent trop de mandats, ou d’une rémunération trop élevée du dirigeant.
Par exemple, Essilor, qui est passée sous contrôle italien, m’a contacté
une seule fois pour évoquer le salaire de son dirigeant. Nous avons
évidemment voté contre la proposition qui était faite, j’ai regretté qu’ils
n’aient pas trouvé d’autres motifs pour me contacter, même si Bpifrance est
finalement devenue actionnaire au travers de son grand fonds « Lac 1 ».
Ce guide de vote est public et observé par la place. Il  fait office de
référence, un vote négatif de la Caisse étant un signal fort pour un patron.
Il est ainsi arrivé à plusieurs reprises que des dirigeants m’appellent avant
une assemblée générale, en cherchant à nous faire changer de position.
Alors, nous négocions, et parfois nous obtenons soit des améliorations soit
des assurances.
CHAPITRE 6

Face aux crises

La crise des Gilets jaunes


Lors de ma nomination en  2017, je ne pouvais évidemment pas
anticiper les crises qui marqueraient ce quinquennat, au premier rang
desquelles la crise sanitaire. Mais je savais qu’il y aurait des crises, je savais
que la CDC aurait un rôle essentiel à jouer, je savais que nous devions nous
y préparer.
Le rôle de la Caisse est d’intervenir encore plus activement quand
l’économie faiblit, d’investir quand les acteurs privés se retirent et d’acheter
quand les marchés financiers baissent. Nous sommes ce qu’on appelle un
«  acteur contracyclique  », nous allons contre le cycle, contre le vent
dominant. Car ce rôle ne concerne pas seulement les crises, mais il vise
aussi à aller contre le courant de l’économie libérale.
Ma candidature avait été motivée par une conviction : les déséquilibres,
les fractures entre nos territoires sont socialement et politiquement
insupportables. Par ses financements et son expertise, la Caisse pouvait
apporter des éléments de réponse.
Je l’avais dit très directement au président de la République : « À la fin
du quinquennat, dans chaque ville, dans chaque bourg, une grue ou un
chantier doivent démontrer que nous investissons dans les territoires. » Mes
premières décisions managériales et opérationnelles sont allées dans ce
sens.
 
Le déclenchement de la crise des Gilets jaunes n’était pas prévisible.
Il tient à des décisions mal comprises – la fiscalité écologique, la hausse de
la CSG pour les retraités ou encore la limitation de vitesse à 80 kilomètres à
l’heure. Mais plus fondamentalement, cette crise résulte du sentiment de
déclassement de certains territoires. Il  n’est pas anodin d’ailleurs que le
mouvement soit apparu alors que l’économie se redressait, que les
entreprises restauraient leurs marges et que le chômage baissait.
Le mécontentement s’est d’abord exprimé chez ceux qui se sentaient tenus
à l’écart de ce rebond économique. Les préfets l’avaient bien compris.
Michel Lalande, alors préfet des Hauts-de-France, avait par exemple veillé
à rencontrer des Gilets jaunes et à dialoguer longuement avec les
représentants de cette classe moyenne déboussolée, perdue, angoissée.
La crise des Gilets jaunes a été la cruelle manifestation de cette urgence
d’un meilleur équilibre géographique du développement que je ressentais
depuis plusieurs années. Nous avions armé la Caisse des dépôts pour y faire
face. La Banque des territoires était opérationnelle et dès 2018, nous avions
massivement investi dans le programme « Action cœur de ville » visant à
réhabiliter deux cent vingt-deux  villes moyennes, souvent celles où se
développait le mouvement des Gilets jaunes. En mai 2018, j’avais participé
avec le Premier ministre et Jacques Mézard au lancement de la première de
ces opérations, à Vierzon, aux côtés du maire communiste de la ville,
Nicolas Sansu.
L’apaisement des manifestations ne doit pas laisser croire que l’urgence
a disparu. Les fractures territoriales ne sont pas résorbées. Le  travail est
devant nous.
Le clivage entre France des métropoles et France périphérique est
stérile ; il enferme les territoires dans une sorte de fatalité, entre gagnants et
perdants de la mondialisation. Au contraire, tout territoire peut être porteur
d’un projet positif. Certains quartiers de la politique de la ville se sont
transformés ou sont en train de le faire ; certaines villes moyennes sont très
attractives, et pas seulement sur la façade atlantique  ; certaines zones
rurales vont bien.
Plutôt qu’une France périphérique qui regrouperait uniformément des
territoires en souffrance, je reste sensible à un outil d’analyse ancien, qui
reste à mon sens d’actualité, la «  diagonale du vide  », qui traverse
l’Hexagone de la Meuse aux Landes. Le concept reste valide, mais mérite
d’être actualisé. Peut-être faudrait-il d’ailleurs parler plutôt d’un
«  Z  du  vide  », qui engloberait également une partie de l’Occitanie et des
Hauts-de-France, notamment le bassin minier. Pour ces territoires, dans leur
diversité, qu’il s’agisse de villes, de quartiers ou de zones rurales, les
difficultés sont en effet profondes.
Mais là aussi, gardons-nous des facilités d’analyse. On évoque souvent
l’attractivité de la façade atlantique. J’ai aussi été frappé par le dynamisme
industriel et social dans le Doubs, ou en Savoie et Haute-Savoie. De même,
il est absurde d’opposer systématiquement des centres en bonne santé à une
périphérie en souffrance. À  Perpignan, le quartier Saint-Jacques, l’un des
plus pauvres de France, se situe à la proximité immédiate de l’hôtel de ville.
Par sa proximité avec les élus et les acteurs économiques locaux, par la
densité de ses implantations territoriales, la Caisse des dépôts dispose de
capteurs efficaces. Grâce à ce réseau, nous avons la finesse d’analyse
nécessaire pour appréhender des problématiques territoriales complexes,
souvent éloignées des caricatures des commentateurs de la vie publique.
Nous avons aussi démontré que nous pouvions répondre rapidement et
efficacement à ces problématiques territoriales. Nous sommes des
«  rapiéceurs  », me dit souvent mon ami Haïm Korsia, grand rabbin de
France : « Moi je retisse le lien entre les communautés ; toi tu rapièces les
territoires. »
La crise sanitaire
Comme pour l’ensemble des acteurs publics, notre action, la mise en
œuvre de nos projets, a été heurtée de plein fouet par la crise sanitaire. Nous
avions armé la Caisse des dépôts pour faire face à la crise territoriale, mais
le serait-elle face à une crise sanitaire et économique sans précédent ?
La première difficulté était bien sûr d’appréhender l’ampleur de la crise,
de quantifier ses effets sur l’économie. Les crises sanitaires sont un point
aveugle des prévisions économiques et de la formation des  dirigeants.
Lorsque je travaillais dans le secteur de l’assurance, j’avais été marqué par
une conférence de l’Association de Genève, qui réunit les dirigeants des
principaux assureurs mondiaux. Des épidémiologistes avaient décrit devant
quatre-vingts patrons des plus grandes compagnies mondiales le rythme de
propagation d’une pandémie et son impact sur les économies. J’avais
repensé à cette réunion et au manque de préparation des dirigeants quelque
temps plus tard, lorsque Donald Trump avait supprimé le poste
d’épidémiologiste à la Maison-Blanche, qui avait justement pour fonction
de veiller sur ces questions.
Je n’ai pas vécu les premiers moments de la crise à la Caisse des dépôts,
car j’ai été touché par le Covid au retour d’un déplacement en Afrique.
J’ai été alité une dizaine de jours. À mon retour, je n’ai pu que me féliciter
du renforcement de notre gouvernance et de la pertinence des premières
décisions prises. Le comité exécutif, en mon absence, avait pris l’excellente
décision de se réunir quotidiennement. Il avait instauré une cellule de crise,
pilotée par la secrétaire générale, Catherine Mayenobe, qui nous en rendait
compte chaque jour. La  maison passait en télétravail avec beaucoup
d’efficacité et de rapidité.
Dans ma carrière, j’ai connu de nombreux exercices de crise. Peu
envisagent l’absence du directeur général. En l’espèce, l’équipe dirigeante a
parfaitement réagi. Je  salue aussi l’engagement de tous les collaborateurs.
Ceux qui étaient équipés pour travailler à distance ont redoublé d’efforts
pour pallier l’empêchement de certains de leurs collègues. Ceux-ci
demandaient à être équipés pour pouvoir contribuer à l’action de la Caisse
dans la crise. Cela a pu être fait, grâce à l’efficacité des équipes techniques,
logistiques, informatiques. Très rapidement, 80 % des collaborateurs de la
Caisse étaient en télétravail.

FACE À LA CHUTE DES MARCHÉS, LE RÔLE DE LA CAISSE

L’organisation de crise mise en place, notre inquiétude immédiate


touchait à nos positions sur les marchés financiers. Nous venions de
finaliser l’opération de rapprochement avec La Poste et notre bilan agrégé
avait considérablement augmenté. Le  contexte de marché laissait craindre
une déflagration financière. Les bourses mondiales étaient en chute libre.
Au creux des marchés, la perte de valeur de nos portefeuilles
d’investissement était considérable. Nous ne savions pas si cette chute serait
stoppée ni quand et dans quelle mesure les cours remonteraient. Dans ce
type de crise, la seule attitude raisonnable est d’examiner calmement ses
positions pour évaluer les risques. Je  savais que notre bilan était solide et
que nous pouvions absorber un choc de cette ampleur, ce qui a été le cas.
Avec Olivier Mareuse, le directeur des gestions d’actifs et des fonds
d’épargne, nous avons passé en revue les positions de la Caisse en actions,
en devises et en obligations d’entreprise. Nous n’avons pas vendu. Nous
avons au contraire mis en place un programme d’achat d’actions, en soutien
des entreprises françaises sur les marchés.
Lors de chocs financiers de ce type, les prix sont souvent attractifs, car
les opérateurs imprudents doivent céder rapidement leurs positions. Et ils ne
trouvent pas acquéreur, ce qui alimente encore la tendance baissière.
Être le premier opérateur à intervenir sur les marchés après le début
d’une crise, souvent seul, pour acheter des titres d’entreprises, crée un effet
de signal positif, qui peut mettre un coup d’arrêt à la spirale baissière.
Ce  signal est d’autant plus fort que la Caisse fait savoir qu’elle achète.
Redonner confiance à la place financière est une part importante de son rôle
contracyclique. Au total, nous avons acheté 1,6 milliard d’euros d’actions et
8  milliards de dette d’entreprises françaises sur les marchés entre mars et
juin 2020.
Investir à contre-courant, c’est très souvent faire un bon investissement,
si on le fait au bon moment : nous avons acheté en bas de cycle. Un acteur
contracyclique par nature comme la Caisse peut éventuellement prendre un
peu plus de risques que d’autres. C’est donc bénéfique, à long terme, dans
la gestion des deniers des Français. Cette mission d’investisseur avisé et de
long terme a permis à la Caisse, au fil du temps, de créer la richesse qui est
aujourd’hui réinvestie dans l’intérêt général.
A  posteriori, cette crise sanitaire n’est pas devenue la crise financière
que nous avions pu craindre. Très vite, les analystes ont constaté que les
banques étaient beaucoup plus solides qu’en  2007-2008. Les marchés ont
repris rapidement. Sur l’ensemble de l’année 2020, la Bourse de Paris n’a
perdu que 10 %. Assez vite, les comportements des acteurs financiers sont
revenus à la normale.
La crise que nous connaissons est donc très différente de celle de 2007-
2008, au cours de laquelle un cataclysme financier s’est transmis à
l’économie réelle.

UN « PONT AÉRIEN DE CASH »


En 2020, le tissu économique a été touché très directement, parce qu’il a
été mis à l’arrêt. Outre les préoccupations sanitaires, l’enjeu économique
vital pour notre pays était – et c’est toujours le cas – de veiller à ce que les
entreprises traversent la crise sans dommage durable, c’est-à-dire
principalement en conservant leurs effectifs afin de pouvoir repartir ensuite,
et éviter ainsi de gonfler les rangs des chômeurs.
Dans la réalité, la chute d’une entreprise, c’est une perte de savoir-faire.
C’est aussi, évidemment, un drame humain pour les employés licenciés, qui
doivent le plus souvent se reconvertir pour trouver un nouvel emploi, quand
ils le peuvent.
Le soutien aux entreprises était donc la priorité du gouvernement.
Il s’agissait, en un mois, de mettre en place un dispositif de soutien massif,
permettant de protéger toutes les entreprises françaises. L’État contribuait
déjà largement à alléger le fardeau des entreprises avec les reports d’impôts
et de cotisations sociales. Mais sans activité, sans chiffre d’affaires, elles
avaient un besoin urgent de liquidités.
Un dispositif universel centralisé a été conçu, et l’acteur capable de
relever un tel défi est détenu par la Caisse des dépôts et l’État ; il s’agit de
Bpifrance.
Historiquement, Bpifrance a une culture de l’urgence et de l’intérêt
général, qui a conduit Nicolas Dufourcq à développer, autour de l’activité
bancaire et d’investissement qui reste son cœur de métier, des plateformes
numériques de service. Cela a permis le déploiement du «  pont aérien de
cash  » annoncé dès le début du premier confinement, et nous a donné les
moyens d’instruire immédiatement toutes les demandes de prêts qui
remontaient des réseaux bancaires.
L’outil a été celui des prêts garantis par l’État (PGE). Ce  produit
bancaire destiné à toutes les entreprises a été structuré en quinze jours, ce
qui ne s’était jamais fait. La plateforme de Bpifrance a permis de centraliser
l’ensemble des dossiers qui bénéficient de la garantie de l’État. Après un
mois, le PGE était disponible dans toutes les banques, qui l’ont distribué
sans hésiter, car ces prêts permettaient de sauver leurs clients, et donc leurs
encours. Et  seules les banques pouvaient assurer cette distribution.
Le  soutien devait répondre à de réels besoins et ne pas se transformer en
effet d’aubaine. Il  ne devait pas, non plus, créer un «  mur de dette  »
insurmontable ensuite pour les entreprises. Les réseaux bancaires ont
accompli un travail admirable. Les banquiers ont vu leurs clients
individuellement, entreprise par entreprise.
Au total, sept cent mille  PGE ont été distribués, pour un montant de
145 milliards d’euros. Cet outil a véritablement sauvé le tissu économique
français. Et cela n’a été possible que parce que Bpifrance avait développé la
culture et les outils technologiques nécessaires.
Aujourd’hui, de nouveaux outils doivent prendre le relais du  PGE.
Celui-ci a été allongé, ce qui éloigne le « mur de dette » craint par beaucoup
d’entreprises. Mais en réalité, nos entreprises ne manquent pas de crédit  ;
elles ont besoin de fonds propres. Ce constat a inspiré notre plan de relance,
j’y reviendrai.
Pour surmonter la crise et de façon plus générale pour se développer,
renforcer leurs fonds propres, les entrepreneurs français doivent dépasser
leurs réticences et accepter d’avoir des actionnaires tiers à leurs côtés.
Ce  trait culturel spécifique à la France constitue une différence frappante
avec l’Allemagne, au détriment de nos entreprises.
En miroir de ces craintes des entrepreneurs, les épargnants français sont
réticents, pour leur part, à investir dans le capital des entreprises. Ce constat
a conduit les gouvernements successifs à proposer divers produits bancaires
au succès mitigé. Mais si une offre de participation au tour de table des
PME françaises existait, les investisseurs répondraient présents. Ce segment
manque d’investisseurs. Nous avons essayé d’y répondre en mobilisant
2,1 milliards d’euros avec les assureurs. Notre plan de 1,6 milliard pour le
tourisme concerne aussi largement les PME, pour autant qu’elles acceptent
qu’un tiers entre à leur capital. Elles préfèrent trop souvent se développer
plus lentement. L’une des conséquences de cette réticence culturelle est que
nombre de nos jeunes entreprises talentueuses sont rachetées par des acteurs
étrangers. C’est l’une des faiblesses de la France dans la mondialisation.
L’URGENCE SOCIALE

Le rôle de Bpifrance a donc été central dans le dispositif d’urgence face


à la crise. Très rapidement, nous avons aussi mis la Caisse en ordre de
marche pour répondre aux besoins immédiats de ses clients et partenaires.
Notre métier de gestionnaire de retraites a ainsi été très fortement mis
sous tension. Dans un délai très bref, il fallait trouver des solutions
techniques et organisationnelles pour verser normalement les pensions de
3,9  millions de personnes. Les mille huit cents collaborateurs de notre
direction des politiques sociales n’étaient que très minoritairement équipés
pour le télétravail. Nous avons donc dû déployer dans un temps record de
nouveaux outils informatiques.
Dans ces conditions exceptionnelles, les équipes sont parvenues à
assurer un service normal, mais aussi à faire face à un surcroît d’activité.
Je songe aux pensions de réversion dues aux veuves et aux veufs. La crise
sanitaire a provoqué une augmentation des décès, que nous avons constatée
très rapidement, et donc une augmentation des demandes de réversion.
Ce  sont des dossiers dont l’instruction est complexe et parfois longue.
Il était essentiel pour nous de pouvoir accompagner au mieux ces personnes
frappées par le deuil et qui, en plus, pouvaient se trouver confrontées à des
difficultés financières. Le  professionnalisme et l’engagement des équipes
ont permis de traiter rapidement ces situations.
L’urgence sociale, c’était aussi d’assurer la continuité du financement
de la sécurité sociale. La Caisse des dépôts y joue un rôle, puisqu’elle est le
banquier de l’Urssaf, qui gère la trésorerie des différentes branches de la
Sécurité sociale. Le  confinement et le chômage partiel avaient
considérablement tari les flux de cotisations sociales qui alimentent en
temps normal notre système de protection sociale. Dans le même temps, le
financement des prestations devait évidemment se poursuivre et le besoin
était même en augmentation avec la crise sanitaire. Il s’agissait donc pour
l’État de trouver rapidement un moyen de financer ce déficit. Notre
engagement auprès de la Caisse nationale était déjà de 10 milliards d’euros.
Il  fallait faire plus. Nous avons donc accepté, avec l’accord de la
commission de surveillance, d’engager plus de fonds de la «  section
générale » de la Caisse, à hauteur de 11 milliards d’euros supplémentaires,
pour rester dans la limite de 50  % de nos fonds propres, que nous avions
fixée.

ACCOMPAGNER NOS CLIENTS DANS LES TERRITOIRES

La structuration de la Banque des territoires, qui repose sur un réseau


territorial fort, nous a aussi très rapidement permis d’identifier les besoins
de nos clients et partenaires.
La Caisse est historiquement le banquier des notaires. Or, les
transactions ont connu un coup d’arrêt brutal. Olivier Sichel, le directeur
général délégué et directeur de la Banque des territoires, a donc consulté la
profession, au cours d’un tchat avec trois mille notaires. Nous avons mis à
leur disposition une enveloppe de 500 millions d’euros pour financer leurs
charges, sous forme d’autorisations de découvert ou de prêts de trésorerie.
Cette facilité a été largement utilisée et a permis de soutenir et rassurer le
secteur.
Nous avons conduit une démarche analogue pour le logement social.
Nous devions démontrer que le secteur bénéficierait d’un filet de sécurité.
Nous craignions dans un premier temps d’assister à une hausse importante
des impayés de loyers, qui remettrait en cause l’équilibre financier des
bailleurs. Rétrospectivement, le chômage partiel et le système des aides
personnelles au logement (APL) ont permis d’éviter cet effondrement des
revenus locatifs.
Mais le filet de sécurité a bien été déployé : nous avons ainsi ouvert une
enveloppe de trésorerie de 2  milliards d’euros. Pour les organismes qui
connaissaient une perte ou un décalage ponctuel de recettes en raison de la
crise, nous avons aussi reporté gratuitement les échéances de prêts sur
demande.
Enfin, nous avons évidemment accompagné les territoires. Les régions
devaient faire face aux difficultés financières de petites entités, entreprises
ou associations, qui ne bénéficiaient pas du prêt garanti par l’État. Très
rapidement, nous avons été sollicités par Jean Rottner, le président de la
région Grand Est, pour l’accompagner dans le soutien à ces structures. Dès
le 30  mars, nous procédions ensemble au lancement du fonds
« Résistance », doté de 44 millions d’euros, engagés à parité par la région et
la Banque des territoires.
Par la suite, ce modèle a essaimé dans la plupart des régions, selon des
modalités adaptées aux réalités de chaque territoire. Ces fonds permettaient
aux TPE et aux associations d’obtenir des avances remboursables à taux
zéro et sans frais, afin de financer leurs besoins urgents de trésorerie. C’était
l’équivalent régional du fonds de solidarité que Bercy mettait en place pour
des entités de plus grande taille.
Nous avons financé ces outils territoriaux de façon équitable, à hauteur
de deux  euros par habitant pour les régions hexagonales et cinq  euros par
habitant en outre-mer. Au  total, la Banque des territoires a participé au
lancement de dix-sept de ces fonds sur l’ensemble du territoire et leur a
dédié près de 145  millions d’euros. Ces fonds constituaient aussi un bon
exemple de coopération territoriale. Communes, intercommunalités,
départements volontaires se sont associés à ces initiatives, qui ont permis
d’agréger les bonnes volontés, pour un engagement total de plus de
470 millions d’euros. Avec cet outil, nous avons contribué à la sauvegarde
du tissu économique local, puisque ces avances remboursables ont bénéficié
à plus de dix-sept  mille  entreprises, dont 80  % comptent moins de
dix salariés, permettant de soutenir ou sauver trente-sept mille emplois.

LE GROUPE CDC DANS LA CRISE


Parmi les entreprises durement touchées par la crise, il y avait bien sûr
certaines de nos filiales. Je  pense à la Compagnie des Alpes, dont les
stations de ski n’ont pu terminer la saison, alors que ses parcs d’attractions
ne pouvaient entamer la leur. Transdev, deuxième opérateur privé de
transports collectifs dans le monde, a vu la fréquentation de ses lignes
s’effondrer. Dans le même temps, la continuité du service public devait être
garantie ; tramways et bus continuaient à rouler. Les transports publics ont
joué un rôle essentiel pour permettre aux soignants par exemple ou à tous
les salariés de la « première ligne » de se rendre sur leur lieu de travail.
Nous avons soutenu toutes ces entreprises. Lorsque cela était
nécessaire, nous avons renoncé à notre dividende.
Un hommage particulier doit être rendu à La  Poste pour son
engagement dans la crise. Le  début du premier confinement a été
problématique, on le sait. Comme l’ensemble de la population, de
nombreux postières et postiers ont dû faire face à la fermeture des crèches
et des écoles et se trouvaient dans l’impossibilité de venir travailler. Pour
garantir la continuité de service, il avait aussi été décidé de dédoubler les
équipes pour chaque bureau, de sorte que si une équipe était touchée par le
Covid, l’autre puisse la remplacer. Les deux premières semaines ont été
particulièrement difficiles, notamment parce que durant une semaine, nous
n’avons pu assurer la distribution de la presse, mission de service public
essentielle de La  Poste. Et  la presse, en retour, n’a pas loupé La  Poste  !
Mais, en réalité, l’entreprise a mené très rapidement un processus de
réorganisation industrielle massif, touchant cent soixante-dix mille postiers.
La Poste a su aussi répondre à l’urgence. Le versement des prestations
sociales par exemple a été effectué dans les temps, de même que celui de la
«  prime Macron  » décidée pendant le confinement. L’acheminement et la
distribution de ces fonds, qui s’élevaient à plusieurs milliards d’euros,
constituaient un défi logistique majeur. L’affluence aux guichets était telle
que nous avons même dû demander au ministère de l’Intérieur de sécuriser
les abords des bureaux de poste.
 
Dans la tourmente, il y a Arpavie, notre filiale associative, qui prend en
charge huit mille personnes âgées dans cent vingt-six établissements, et qui
a été très durement touchée lors du premier confinement. Le 1er avril 2020,
elle comptait déjà quatre-vingts  décès dus au Covid, plus de trois
cents  résidents touchés  ; à l’époque, la presse n’évoquait qu’à peine les
Ehpad… Nous avons soutenu l’effort des équipes. La Poste, quant à elle, a
fourni aux résidents des tablettes Ardoiz pour combattre, autant que faire se
peut, leur isolement.
 
Nous avons accompagné jusqu’aux plus petites de nos filiales. J’ai
accordé une attention particulière au Théâtre des Champs-Élysées, dont la
Caisse est propriétaire depuis 1970. Avec son directeur, Michel Franck,
nous avons veillé à maintenir, en pleine crise, une programmation
éclectique, exigeante et gratuite. Je pense au festival numérique des jeunes
talents qui, dans la morosité du confinement, a offert, entre autres, la
merveilleuse prestation de l’ensemble baroque Jupiter.

Construire une relance saine et durable


Très rapidement après le début de la crise sanitaire, une fois la
continuité de service assurée et les premières mesures d’urgence mises en
place, s’est posée la question de la relance de notre économie. Nous y avons
travaillé très tôt, dès la fin mars 2020.
La crise n’était pas financière mais impactait très directement et très
durement l’économie réelle. Il  fallait en évaluer l’ampleur. Le  chef
économiste de la Caisse, Yann Tampereau, a mené très rapidement une
étude montrant que l’impact majeur toucherait les fonds propres des
entreprises. Baisse de PIB, baisse de chiffre d’affaires, effondrement des
marges,  etc.  : les entreprises risquaient de perdre de 50 à 70  milliards de
fonds propres.
Avec un rythme normal de reconstitution de ces fonds propres perdus
par l’accumulation de profits, les entreprises mettraient dix ans à retrouver
leur solvabilité. Permettre une relance saine et rapide supposait donc de
« remplacer » le capital détruit par la crise et de réinjecter massivement des
fonds propres dans l’économie. Cela peut prendre diverses formes : apport
de capital à des entreprises existantes, financement de projets nouveaux ou
soutien de secteurs riches en main-d’œuvre comme nous l’avons fait avec le
bâtiment en commandant de nouveaux logements.
La mission que nous nous sommes donnée était de contribuer
massivement à cette mobilisation de fonds propres en accélérant et
amplifiant notre politique d’investissement. En  temps normal, la Caisse
investit 4  milliards d’euros de fonds propres par an, soit 20  milliards sur
cinq ans. Pouvions-nous faire plus ? Pouvions-nous faire plus vite ?
Après modélisation, nous sommes parvenus au chiffre de 26  milliards
sur trois ans. La question était alors d’allouer cette somme pour qu’elle soit
la plus utile possible à la relance. Les équipes ont travaillé vite, pour aboutir
à des premiers projets en avril-mai.
Nous avons pu mettre à profit l’agilité de notre gouvernance permise
par la Banque des territoires. Nous avons décloisonné les fonctions
traditionnelles de chacun pour créer des task forces thématiques sur le
logement, la transition écologique, le social,  etc., des task forces
transversales avec notamment le Programme d’investissements d’avenir
(PIA), qui relève de Matignon, et l’articulation avec les programmes
nationaux. Olivier Sichel, le directeur de la Banque des territoires, a mis
toute son équipe sous tension. Chacun connaissait son allocation de fonds
propres, donc sa capacité d’investissements et de prêts. Nous avions décidé
que CDC  Habitat financerait la construction de quarante mille  logements.
Il  fallait déterminer où et à quel rythme. Nous devions aussi définir nos
investissements dans les énergies renouvelables, les mobilités douces ou la
rénovation thermique. Chaque sujet a donné lieu à mobilisation des équipes
techniques concernées. Cette méthode nous a permis d’être plus
imaginatifs, de réagir rapidement.
J’ai pu annoncer le montant et présenter les grandes lignes
d’investissement à Bruno Le  Maire en juin. Avec les investissements
qu’engageraient l’État et l’Union européenne, nous lui apportions la
possibilité de présenter un plan de relance de 100  milliards d’euros.
Je  garde un souvenir ému de cette réunion dans le bureau du ministre en
juin  2020  : j’avais l’impression d’apporter au général en chef du plan de
relance une première bonne nouvelle. Fin  août, le président de la
République me conviait au déjeuner organisé avec les membres du
gouvernement concernés, afin d’assurer la coordination de l’ensemble.

« NEVER WASTE A GOOD CRISIS »

À l’occasion de ce rendez-vous en juin, j’ai également présenté les


quatre priorités que nous nous étions fixées pour la relance  : la transition
écologique, le logement, le soutien aux entreprises et l’action sociale.
Ces thématiques se sont imposées au cours de l’élaboration du plan, au
fil des discussions. Elles sont le fruit d’un dialogue avec les équipes de la
Caisse. Le  logement allait de soi, puisque c’est l’une de nos missions
historiques.
Le soutien aux entreprises était également une évidence, d’autant que
Bpifrance était déjà au cœur du dispositif de l’État avec les PGE. C’est à
l’occasion de ce travail, par exemple, que nous avons décidé d’accroître nos
efforts à destination du secteur touristique qui était particulièrement touché.
Nous avons également considéré que le social devait être un élément
important de notre plan, car les besoins sont immenses.
Très rapidement, nous avons aussi voulu que nos investissements
contribuent à accélérer la transition écologique et énergétique de notre
économie. Nous en avons fait notre priorité, qui transcende toutes les
autres.
 
Churchill disait qu’il ne faut jamais gâcher une crise (« never waste a
good crisis »). Celle-ci devait au moins permettre d’agir pour une économie
plus durable. Les crises sont toujours des moments de bascule. Le plus bel
exemple n’est pas issu d’une crise économique, mais de la tragédie de la
Seconde  Guerre mondiale. Le  programme du Conseil national de la
Résistance a été le projet politique structurant de notre République pendant
des décennies. Les crises sont l’occasion de voir le monde ancien s’affaiblir,
s’effacer, et un monde nouveau émerger. Elles offrent des interstices, des
occasions nouvelles de changer les choses.
Et le monde nouveau tel qu’il se dessine à l’issue de cette crise doit être
à la fois plus écologique et plus inclusif, c’est-à-dire plus social.
L’écologie est une évidence. La  Caisse investissait déjà de façon
considérable pour la rénovation thermique des bâtiments, pour les énergies
renouvelables, pour les mobilités nouvelles ou le déploiement de bornes de
recharge pour les véhicules électriques. Notre plan de relance a permis de
donner un véritable effet d’accélération. Nous n’aurions pas pu y consacrer
autant de moyens s’il n’y avait pas eu cette crise.
Dans le champ social également, c’est ce plan de relance qui nous a
permis de concentrer nos efforts, qu’il s’agisse de la construction des Ehpad
ou du logement social.
À mon sens, ce triptyque transition écologique, logement pour tous et
action sociale dessine un véritable projet politique, au meilleur sens du
terme. Et le soutien aux entreprises s’y inclut très logiquement, car sauver
des entreprises, c’est sauver des emplois, mais aussi consolider les acteurs
de la transition écologique.

LA TRANSITION ÉCOLOGIQUE AU CŒUR DE LA RELANCE

La transition écologique irrigue l’ensemble de notre plan de relance.


Ainsi, le volet «  logement social  » comprend de forts investissements
consacrés à la réhabilitation thermique des bâtiments. De même, notre Plan
tourisme de 1,3  milliard d’euros met l’accent sur le développement du
tourisme durable et social.
Nous avons fait le choix, comme l’État, de ne pas conditionner nos
aides aux entreprises. Face à la crise, toutes les entreprises doivent être
soutenues, pour sauver le maximum d’emplois. En revanche, en impulsant
des projets nouveaux, en investissant dans la transformation verte de
certains secteurs comme le commerce, l’industrie ou le tourisme, nous
pouvons faire des chefs d’entreprise des militants, des prosélytes de la
transition écologique. C’est un mouvement de fond, qui ne s’inscrit pas
dans la même temporalité que la relance immédiate de l’économie.
Il  prendra du temps, car il implique une transformation en profondeur du
tissu économique, qui suppose des efforts sans précédent de formation et
d’adaptation des acteurs.
Cette ambition irrigue l’ensemble de nos actions. J’ai évoqué les
investissements dans le cadre du Plan de relance. Dans la période, nous
avons aussi accéléré le verdissement de notre portefeuille financier,
j’y  reviendrai. Quant aux prêts que nous accordons, ils répondent, eux, à
une réelle conditionnalité écologique. Dans le secteur du logement social,
nous finançons la construction de logements aux meilleurs standards de
l’innovation thermique ou la réhabilitation thermique de logements anciens.
De même pour les collectivités locales, auxquelles nous prêtons pour des
projets à haute qualité environnementale.
L’ÉPARGNE UTILE

Notre plan de relance s’appuie sur 26  milliards d’investissements en


fonds propres. Mais nous avons voulu mobiliser tous nos leviers d’action
pour la relance. Le prêt en est un majeur. Nous nous sommes donc mis en
mesure de prêter près de 70 milliards d’euros d’ici à 2024.
Le débat sur l’épargne est vif depuis le début de la crise. La  France a
toujours été un pays d’épargne élevée. Cette épargne permet un financement
abondant de l’économie. Contrairement à ce que l’on entend encore trop
souvent, l’épargne centralisée à la Caisse des dépôts ne «  dort  pas  ». Les
ressources supplémentaires liées à la surcollecte due à la crise en  2020 et
2021 sont engagées en prêts comme en actifs financiers.
Mais il est vrai que cette épargne pourrait encore être davantage
mobilisée si la volonté politique se manifestait. Nous pourrions par exemple
prêter plus pour la rénovation d’infrastructures, faire des prêts plus
avantageux pour le verdissement du parc HLM, etc.
L’État aurait par exemple pu, comme nous l’avions proposé après
l’effondrement du viaduc de Gênes, lancer un grand plan de rénovation de
ces ouvrages d’art et des infrastructures. De  même pour les réseaux
d’adduction d’eau, qui se dégradent dans notre pays. Nous avons les
moyens de financer ce type d’infrastructures avec l’épargne populaire. Mais
l’État semble craindre tout ce qui pourrait ressembler au New  Deal
américain des années  1930. C’est d’autant plus paradoxal au moment où
Joe Biden lance un grand plan de rénovation ou construction
d’infrastructures pour accélérer la relance. En  période de crise, nous le
savons depuis Keynes, les dépenses publiques de ce type sont utiles : elles
créent des emplois, et donc de la consommation, avec un effet globalement
positif sur l’économie.
Lors du rendez-vous durant lequel je lui avais présenté notre plan
d’investissement, j’avais aussi suggéré au ministre d’élargir nos capacités
de prêter sur fonds d’épargne. Il  a dit  : «  D’accord  !  » et a demandé à la
direction générale du Trésor de mettre cette décision en œuvre.
Les blocages administratifs ne sont malheureusement pas une légende…
Un mois et demi après, le directeur de cabinet m’appelle  : «  Éric, je
comprends que vous vous êtes mis d’accord avec le Trésor.  » Je  lui
réponds : « Non, je ne crois pas. » Un projet de courrier, présenté comme
ayant reçu l’accord de la Caisse, était sur son bureau. Il  me l’a transmis.
Ce  projet de lettre ne correspondait pas à ce qu’avait décidé le ministre  !
J’ai donc suggéré au directeur de cabinet, s’il voulait que la demande du
ministre soit respectée, de rappeler à l’administration qui décidait. Ce qu’il
a fait. Et le courrier est revenu conforme à la décision de Bruno Le Maire.
En dépit des réticences d’une administration décidément malthusienne,
nous avons obtenu en juillet  2020 de nouvelles autorisations à hauteur de
12 milliards d’euros pour prêter davantage et à des conditions intéressantes
au secteur public local et aux acteurs chargés de la construction de
logements de fonction pour la « première ligne » : le personnel médical, les
policiers, les gendarmes ou encore les pompiers.

LA CDC ET BPIFRANCE,
DES INVESTISSEURS CONTRACYCLIQUES

Un cycle économique commence par l’investissement. Les


investissements d’aujourd’hui sont les profits de demain et l’emploi
d’après-demain comme l’avait résumé le chancelier Helmut Schmidt. Dès
lors qu’un stock de capital, un stock de richesses productives, est détruit, il
faut le reconstituer pour que les entreprises réinvestissent et embauchent.
Réinvestir en pleine crise est donc une part intégrante de la mission de
la Caisse. Nous avons investi seuls, à un moment où les acteurs se
demandaient si l’économie allait repartir et si le niveau de risques n’avait
pas augmenté singulièrement. Quand nous avons décidé pendant le premier
confinement de réinvestir 200  millions d’euros dans le Futuroscope, alors
que nous ne savions pas quand il rouvrirait, nous assumions totalement
notre rôle.
Des investissements de ce type sont au cœur de notre mission. Un
équipement comme le Futuroscope est le poumon d’un département.
J’ai  fait cette annonce sur le site en novembre  2020, dans une ambiance
bien particulière. Le  Futuroscope était fermé. Tout le monde savait qu’un
second confinement se dessinait. Le  parc n’avait donc été ouvert que
quelques mois dans l’année, avec une fréquentation en forte baisse. Il était
important de manifester notre confiance.
 
C’est cette confiance dans le secteur touristique, si important pour la
France, que nous avons aussi voulu manifester avec le plan tourisme de la
Caisse des dépôts, qui mobilise 3 milliards d’euros, dont 1,6 est porté par la
Banque des territoires dans le cadre de notre plan de relance. Ces mesures
ont été déployées dès juillet 2020 en faveur des entreprises et des
collectivités. Au 30 septembre 2021, la Banque des territoires a engagé en
faveur du secteur 353 millions d’euros de prêts et 548 millions d’euros en
fonds propres.
Bpifrance a bien sûr également joué ce rôle d’investisseur
contracyclique. Nous avons procédé à une restructuration financière en
fusionnant deux entités de tête, ce qui a permis de réinjecter 3  milliards
d’euros de fonds propres dans la filiale Bpifrance participations, pour
augmenter sa capacité d’investissement. Nous avons réactivé ou doté des
fonds dans des secteurs clés comme le tourisme. Tous les fonds sectoriels
de Bpifrance ont été redotés, ce qui a permis de réaliser près de 4 milliards
d’investissements en fonds propres et 20  milliards de prêts en  2020. Les
équipes ont réalisé une année record, ce qui a permis de sauver des
entreprises, d’en développer d’autres, et de soutenir l’emploi. Dans la crise,
Bpifrance a constitué une première ligne financière absolument
exceptionnelle.
LA TERRITORIALISATION, UN GAGE D’EFFICACITÉ

Fin septembre 2021, nous avions investi plus de 12 des 26  milliards
annoncés, soit 46  % (8  milliards en  2020 et plus de 4  milliards en  2021).
Très concrètement, cela représente des centaines d’opérations, réparties
dans toutes les régions.
Ces résultats sont le fruit d’un projet clair dans son expression et dans
son objectif. Ils découlent aussi d’une organisation et d’une méthode  : le
dialogue constant avec les territoires et l’adaptation à leurs besoins.
La bonne mise en œuvre de ce plan de relance au niveau territorial
repose sur l’engagement sans faille des huit cent cinquante collaborateurs
de la Banque des territoires, répartis sur trente-sept  implantations
régionales.
Avant même la crise, nous avions renforcé cette organisation
territoriale. Surtout, nous avons très largement déconcentré les décisions.
Celles-ci sont prises plus rapidement et au plus proche du terrain  : neuf
prêts sur dix et un tiers des investissements sont décidés dans les territoires.
Nous avons procédé ainsi à un véritable acte de déconcentration de la
Caisse des dépôts, qui nous donne plus d’agilité. Toutes les directions
régionales de la Banque des territoires se sont fixé des objectifs en lien à la
fois avec les quatre axes du plan de relance, mais également avec les
particularités de chaque territoire.
Les lenteurs qui ont pu exister dans le déploiement des crédits de
relance de l’État tiennent d’ailleurs sans doute à l’absence de délégation de
ces fonds au niveau territorial, notamment par le biais des préfets. Ceux-ci
connaissent pourtant parfaitement leurs territoires, leurs forces comme leurs
besoins. Lors de mes déplacements, j’ai toujours mesuré combien leur
expérience était inestimable. Je tiens à leur rendre hommage, et notamment
aux préfets de région, dont le rôle est trop souvent méconnu, alors qu’ils
assurent une coordination indispensable de l’action de l’État.
 
Nous avons par la suite travaillé avec le Premier ministre à la façon
dont la Caisse, dans le cadre des contrats avec les régions et des contrats de
relance et de transition écologique, pouvait agir en coordination avec l’État.
Nous avions rendez-vous à vingt heures trente, Jean Castex est arrivé à
l’heure précise, très attentif et concentré sur les sujets dont nous avions à
parler. Nous nous sommes quittés deux heures plus tard. «  Monsieur le
Premier ministre, votre journée n’est sans doute pas terminée », lui ai-je dit.
« Non, effectivement, je vous le confirme », m’a-t-il répondu !
En mettant en place des comités de pilotage du Plan de relance
réunissant les associations, les syndicats, les acteurs économiques, le
Premier ministre a établi ce dialogue avec le terrain qui manque trop
souvent aux administrations. Mais je reste étonné que l’État n’ait pas mis
davantage de moyens pour la coordination territoriale de la relance. Cela
aurait pu être le rôle de l’Agence nationale de la cohésion des territoires
(ANCT), qui avait justement été créée en 2020 pour recenser et coordonner
les projets des territoires. Celle-ci n’a joué qu’un rôle mineur dans la
relance, le ministère des Finances concentrant l’essentiel des initiatives.
Depuis l’annonce du Plan de relance de la CDC, j’essaie de l’illustrer à
chacun de mes déplacements avec, autant que possible, une séquence
consacrée aux quatre grandes priorités. C’était l’objectif en Savoie et
Haute-Savoie en juillet 2020.
Nous avons débuté par une rencontre avec le nouveau maire de
Chambéry, Thierry Repentin, pour faire notamment un point sur le projet
«  Action cœur de ville  » en cours dans sa commune. Surtout, j’ai pu
rencontrer les acteurs du tourisme, particulièrement frappés dans cette
région. Nous les avions réunis avec Hervé Gaymard, le président du
département, et le préfet de département. Nous avions face à nous
des  acteurs pleins  d’incertitude sur leur avenir. Le  dialogue était très
chaleureux, positif. Ils  ont pu constater que la Caisse et le département
collaboraient, se coordonnaient pour les soutenir.
Le soir, nous avons dîné à Annecy dans les bureaux de Bpifrance, avec
les acteurs du projet «  Territoires d’industrie  » du département. Dans ce
programme, chaque territoire est en effet représenté par des élus et des
entrepreneurs. L’un de ces territoires, celui de la vallée de l’Arve, est
spécialisé de longue date dans l’industrie du décolletage, c’est-à-dire la
fabrication de pièces métalliques pour la métallurgie, l’industrie,
l’aéronautique, les machines-outils. Cette industrie est composée d’un tissu
de PME très diverses, qui pour certaines travaillent exclusivement pour
l’aéronautique et sont donc directement impactées par la crise de ce secteur.
J’ai pu voir la vitalité de ces entreprises, très agiles, et qui étaient en train,
avec le soutien de «  Territoires d’industrie  » de se repositionner vers des
secteurs plus porteurs.
Ce dîner m’a démontré aussi combien il était malheureusement difficile
d’implanter des industries nouvelles dans certains territoires. Annabel
André-Laurent, vice-présidente de la région Auvergne-Rhône-Alpes m’a
notamment décrit le cas du groupe familial Fournier, propriétaire des
marques Mobalpa, Perene et SoCoo’c, qui souhaitait construire une usine
de vingt-quatre mille  mètres carrés, pour un investissement de 1,8 million
d’euros, dédiée au sur-mesure dans la commune d’Alex. Une centaine
d’emplois auraient pu être créés. Mais le groupe a subi plusieurs recours en
référé pour risque de pollution de l’air et a préféré abandonner. Cet exemple
est typique du risque d’opposition entre écologie et économie, qui exacerbe
les tensions dans certains territoires alors qu’il faut évidemment les deux,
un développement économique respectueux de l’environnement.

LA NÉCESSITÉ DU DIALOGUE EUROPÉEN

Depuis le début de la crise sanitaire, j’ai aussi échangé très


régulièrement avec mes homologues européens. De  nombreux pays
européens disposent en effet de banques de développement nationales
comparables dans une certaine mesure à la Caisse des dépôts.
La caisse italienne, la Cassa depositi e prestiti, a été créée sur le modèle
français. En  Allemagne, la KfW («  Établissement de crédit pour la
reconstruction »), créée en 1948, est une institution économique importante
de l’après-guerre. Son organisation et ses financements sont différents de
ceux de la Caisse et son champ d’action est plus large, puisqu’il inclut
l’aide publique au développement international. L’Espagnol  ICO, le
Polonais BGK ont également des fonctions proches des nôtres. Les statuts
peuvent être très différents, mais des organismes de ce type existent dans la
majorité des États membres. Ils  appartiennent à une catégorie unique aux
yeux des instances communautaires  : les NPBI (National Promotional
Banks and Institutions).
Il était important que notre action soit coordonnée face à la crise. Dans
un premier temps, nous avons beaucoup échangé sur la situation de
l’économie européenne et sur nos initiatives respectives.
Puis la thématique de la relance s’est imposée rapidement. Il s’agissait
alors de préparer notre implication commune dans la relance européenne.
Nous avons apporté nos contributions aux différents commissaires
européens, notamment Thierry Breton et Paolo Gentiloni.
À l’occasion de cette crise, le projet européen a démontré son utilité.
Paradoxalement, les crises sont souvent un moteur politique puissant. Celle
que nous connaissons a permis une avancée historique majeure, puisque
l’idée d’une dette européenne s’est imposée pour financer le plan de relance
des pays européens. Malheureusement, les lenteurs de la mécanique
institutionnelle et administrative européenne n’ont pas permis d’en
percevoir rapidement les effets.
CHAPITRE 7

Le logement au cœur de nos missions

Près d’un logement neuf sur quatre bénéficie d’un financement de la


Caisse des dépôts. En  2021, les prêts nouveaux auront permis la
construction de près de quatre-vingt-dix mille  logements neufs et la
réhabilitation de plus de quatre-vingt-huit  mille  autres. Ces prêts sont
conditionnés au respect des meilleurs standards énergétiques et écologiques.
Ils permettent de transformer entièrement des quartiers, d’en construire de
nouveaux ; d’inventer, aussi, la ville de demain.

Logement : nous avons des plans


Une ville d’un type nouveau se crée à Tours, avec «  Les Jardins
perchés » que j’ai découverts lors d’un déplacement le 12 mars 2019. Aux
côtés de Tours Habitat, nous avons financé ce projet innovant, qui associe
harmonieusement logement social de qualité et agriculture urbaine. Le site
était alors en construction. Les premiers locataires des soixante-
seize logements ont emménagé début 2020. Cette résidence expérimentale
prévoit l’exploitation par un maraîcher de mille mètres carrés de surface sur
les toits, majoritairement sous serre, et de mille deux cents mètres carrés de
surface agricole au sol, en excluant l’utilisation de produits phytosanitaires.
Comme cette expérimentation à Tours, le logement social de demain
doit être économique, esthétique et écologique. En  l’occurrence, le
développement de l’agriculture urbaine permet de réduire l’écoulement
d’eau, mais aussi une meilleure isolation des toits. Ce projet permet de
développer une économie nouvelle de l’alimentation, biologique et en
circuit court qui s’adresse à des populations moins favorisées. Toutes les
catégories de la population doivent pouvoir adhérer à la transition
écologique, s’en approprier les bienfaits. Dans le cas des «  Jardins
perchés », cette dimension a été intégrée dès l’origine au projet, puisque le
bailleur social avait inclus dans le cahier des charges du maraîcher
l’association des habitants et le fait qu’une partie de la récolte leur soit
réservée.
Pour accompagner l’émergence et la généralisation de ce type
d’innovation, l’intervention aux côtés des porteurs de projets d’un
financeur, de long terme, est essentielle. Dans le cas de Tours, les
contraintes architecturales étaient majeures. La culture sur les toits nécessite
d’y installer des tonnes de terre, ce qui modifie considérablement les
caractéristiques de structure du bâtiment, tout en respectant les délais et le
budget nécessaires à l’équilibre d’un projet de logement social.

UNE MISSION HISTORIQUE DE LA CDC


Depuis sa création, la Caisse des dépôts a accompagné toutes les
grandes politiques publiques d’aménagement du territoire et le
développement de l’État providence. Son implication dans la politique du
logement puis, plus largement, dans la politique de la ville était en quelque
sorte inscrite dans son ADN.
Elle fut sollicitée par l’État dès l’adoption de la loi Siegfried du
30  novembre 1894, l’acte de naissance du logement social en France, qui
encourageait la création des premiers organismes d’habitations à bon
marché (HBM), les ancêtres de nos logements sociaux. La  Caisse des
dépôts était autorisée à leur consentir des prêts, mais uniquement sur les
fonds de réserve des livrets de caisses d’épargne. En 1921, une nouvelle loi
l’autorise à financer les HBM sur les fonds des livrets d’épargne eux-
mêmes.
Le mouvement s’amplifie avec la loi Loucheur de  1928 qui met en
place un programme d’ampleur, prévoyant la construction de deux cent
soixante mille nouveaux logements sociaux. La Caisse des dépôts fournit la
quasi-totalité des prêts nécessaires à leur financement.
Après-guerre, dans le contexte de la reconstruction, puis pour le
logement des travailleurs migrants, la problématique du logement de masse
devient encore plus aiguë. La  construction de logements neufs, souvent
dans le cadre de grands ensembles, devient un défi historique. Sous
l’impulsion du directeur général d’alors, François Bloch-Lainé, elle
s’impose comme l’une des priorités de la Caisse des dépôts. D’abord
financeur, elle devient opérateur au travers de filiales techniques.
Ainsi, la Société centrale immobilière de la Caisse des dépôts (SCIC),
filiale immobilière de la Caisse créée en 1954, jouera un rôle considérable
dans la programmation et le financement de la construction massive
des  HLM. Elle construira cent soixante-cinq mille  logements en moins de
dix ans, notamment en région parisienne. La  construction de logements
neufs s’industrialise et la SCIC s’appuie sur des techniques alors
innovantes  : un mode de production standardisé et la préfabrication des
éléments de construction (murs, planchers, escaliers, etc.). Elle construit en
hauteur pour ne pas grever les prix de revient par un coût du foncier
incompatible avec les loyers que peuvent payer les familles modestes
qu’elle loge.
Ce mode d’architecture, aujourd’hui légitimement remis en cause,
répondait néanmoins à un besoin urgent et a permis à des millions de
personnes de se loger et d’accéder à un niveau de confort alors peu répandu.
Premier bailleur social du pays, la SCIC développe de nouveaux métiers
comme la maintenance, l’entretien, le gardiennage, la collecte des loyers.
En  1962, les pouvoirs publics demandent à la SCIC d’accompagner leur
politique d’accession sociale à la propriété. Dans le même temps, elle est
sollicitée pour la réalisation du plan d’équipement hospitalier : en moins de
vingt ans, elle livre quarante-cinq mille lits d’hôpital.

BANQUIER DU LOGEMENT SOCIAL

Dès l’origine donc, avec les HBM, la Caisse des dépôts a joué un rôle
majeur dans le financement du logement social. Jusqu’au milieu des
années  1980, elle est en quelque sorte un «  guichet  » octroyant
automatiquement ses prêts dès lors que l’organisme HLM emprunteur a
obtenu de l’État une autorisation de construire ou de réhabiliter.
Or, le blocage des loyers instauré depuis les années  1970 nuit à
l’équilibre financier des organismes HLM et la ressource des fonds
d’épargne est de plus en plus rare. Il faut alors rationaliser et consolider les
circuits de financement. La  loi du 11  juillet 1985 confie à la Caisse des
dépôts un rôle nouveau, celui de «  banquier direct du logement social  ».
Elle n’apporte désormais son concours qu’après une analyse précise des
comptes de l’organisme emprunteur. Même si, conformément à sa mission
d’intérêt général, elle prête à tous dans des conditions identiques, elle
calcule désormais le risque encouru, comme toute institution bancaire.
La  loi lui donne donc un pouvoir d’arbitrage nouveau sur l’emploi des
fonds d’épargne dont elle assure la protection. Son rôle est de s’assurer des
grands équilibres financiers du secteur HLM.
Aujourd’hui, le financement du logement social repose ainsi sur un
modèle unique de transformation d’une épargne populaire liquide et
garantie en financements de long et très long termes du logement social.
Ce  modèle met à disposition des organismes de logement social des
financements dont la tarification et les caractéristiques n’ont pas
d’équivalent sur le marché  concurrentiel. En  effet, les taux d’intérêt des
prêts consentis par la Caisse ne reflètent ni le risque de contrepartie ni la
durée du crédit, mais sont déterminés par le caractère social ou
environnemental du projet. Les taux sont donc les mêmes sur l’ensemble du
territoire. Cette spécificité revient à mutualiser le risque de crédit du
secteur HLM entre tous ces acteurs. Elle offre une protection face aux aléas
de marché et aux crises financières. Ainsi, la France a été l’un des seuls
pays européens à continuer à produire des logements abordables pendant la
crise financière de  2008. Les durées des crédits proposés, jusqu’à
soixante ans et même quatre-vingts ans pour le foncier en zone tendue, sont
exceptionnelles et ne trouvent aucun équivalent dans les banques
commerciales.
Cette gamme de prêts concerne l’ensemble de la chaîne du logement
social et de son environnement : le développement du parc, l’amélioration
de l’habitat ancien, la rénovation urbaine (démolition-reconstruction de
logements et aménagement urbain), le logement intermédiaire, mais aussi
l’hébergement des populations les plus précaires. Les opérations financées
recouvrent bien sûr des programmes de logements locatifs sociaux, mais
aussi des structures plus spécifiques comme des établissements accueillant
des personnes âgées ou handicapées, des résidences étudiantes, des foyers
de jeunes travailleurs ou des structures d’accueil de migrants.
Enfin, le volume de financement n’est pas contingenté, ce qui signifie
que les organismes de logement social ont un accès illimité à la liquidité.
168 milliards d’euros de prêts accordés par la Caisse des dépôts concernent
le logement social, ce qui représente plus de 75 % de la dette du secteur.
LE DEUXIÈME BAILLEUR DE FRANCE

Au travers de la SCIC, la Caisse des dépôts est devenue un constructeur,


mais aussi un propriétaire et un gestionnaire de logements durant les
Trente Glorieuses. Avec plus de cinq cent trente mille logements implantés
sur l’ensemble du territoire, en métropole comme outre-mer, sa filiale
CDC Habitat, connue sous le nom de SNI jusqu’en 2018, est aujourd’hui le
deuxième bailleur de France. J’ai  souhaité ce changement de nom à mon
arrivée pour bien marquer l’appartenance de cette filiale au groupe Caisse
des dépôts.
CDC Habitat propose l’intégralité de l’offre locative  : social,
intermédiaire et libre, foyers pour personnes âgées ou résidences étudiantes,
offre en accession à la propriété, hébergement d’urgence, logement très
social. Dans ces deux derniers secteurs, l’action de notre filiale Adoma reste
malheureusement encore trop mal connue. À  l’origine d’Adoma, la
Sonacotra a été créée en 1956 pour répondre à la problématique de l’habitat
insalubre des travailleurs immigrés, notamment originaires d’Afrique
du Nord. Avec le temps, ses missions ont changé, son parc immobilier s’est
dégradé. En 2006, la Caisse des dépôts, par le biais de la SNI, est entrée à
son capital ; elle y est devenue majoritaire en 2015 et a accompagné depuis
2010 un plan ambitieux de rénovation du patrimoine. Aujourd’hui, Adoma
loge ou héberge quatre-vingt-huit  mille  personnes et est le premier
opérateur français en matière d’hébergement et d’accompagnement des
demandeurs d’asile.
En marge du congrès de l’Union sociale pour l’habitat (USH) à
Marseille en octobre  2018, j’ai pu constater et saluer, sur le terrain, le
travail des équipes de cette filiale. J’ai d’abord visité la résidence Barnière,
un centre d’hébergement, notamment pour les migrants, qui avait été
complètement rénové, et qui offrait à des personnes ne disposant pour la
plupart d’aucune ressource des logements réellement de qualité, avec des
cuisines partagées, un gardien qui apportait son aide quotidienne et un
soutien social important. La  grande qualité de l’immeuble, sa clarté, sa
propreté, le niveau de services  : cet hébergement très respectueux est
essentiel dans le parcours d’intégration des migrants accueillis.
J’ai également été marqué par la visite d’un second site, une pension de
famille en centre-ville. À quelques pas de la Canebière, dans une impasse
d’un quartier qui connaît son lot de délinquance et de trafics, Adoma
accueille une population très abîmée par l’existence. Chacun y dispose d’un
petit appartement qui lui permet de conserver ses souvenirs, ce qui reste de
sa vie. Je  me souviens particulièrement d’une chambre, celle d’un vieux
monsieur, où un grand nombre de casquettes étaient accrochées. Il s’agissait
de sa collection, à laquelle il tenait beaucoup. Ces personnes étaient
manifestement fatiguées, en mauvaise santé, très peu autonomes. Les
équipes d’Adoma s’occupaient de chacun d’entre eux, de façon très
individualisée. Leur objectif était de leur redonner assez de santé, de
courage aussi, pour qu’ils puissent retourner à l’extérieur.

UN RÔLE CENTRAL
La Caisse a donc développé, avec un ensemble d’acteurs, une sphère
économique complètement autonome du marché concurrentiel. Ce  secteur
fonctionne ; il est efficace et solidaire. C’est une belle démonstration du fait
que des pans entiers de l’économie peuvent être traités d’une façon très
différente.
La base de ce système original, c’est le financement sur fonds
d’épargne, c’est-à-dire l’épargne populaire, qu’assure la Caisse des dépôts.
Sur 285  milliards d’euros d’encours du livret  A, du LDDS et du LEP
centralisés à la Caisse des dépôts fin 2020, 55  % étaient prêtés aux
organismes de logement social.
Ces structures forment un paysage diversifié, composé de cinq grandes
familles. Les deux cent trente-deux offices publics de l’habitat (OPH) sont
des établissements publics à caractère industriel et commercial, rattachés à
des collectivités locales. Ils  gèrent plus de 2,4  millions de logements. Les
cent quatre-vingts entreprises sociales de l’habitat (ESH), qui ont en gestion
2,5  millions de logements, sont des entreprises soumises à des règles
strictes. Elles peuvent être animées par des acteurs privés, mais doivent
réinvestir leurs bénéfices et la rémunération des actionnaires est limitée.
Instituées par la loi du 12 avril 1906, les sociétés anonymes coopératives de
HLM sont des sociétés à  capital variable fondées sur les principes
coopératifs de démocratie et de transparence. Avec plus de quatre cent
mille  logements construits en un siècle, elles sont l’un des acteurs
historiques de l’accession sociale à la propriété. Enfin, les cinquante-
deux  sociétés anonymes coopératives d’intérêt collectif pour l’accession à
la propriété (SACICAP), regroupées au sein du réseau Procivis, sont à la
fois des organismes  HLM et des sociétés financières, chargées par les
pouvoirs publics de promouvoir l’accession à la propriété.
Au total, ces organismes gèrent plus de 5  millions de logements
sociaux, dont les loyers modérés permettent aux familles modestes de se
loger. Ces loyers sont en partie financés par les aides personnalisées au
logement, les APL, qui participent donc au financement du système.
Le logement social permet de loger plus de 17 % des Français ; un Français
sur deux a habité dans un logement social.
Les efforts de production de ce secteur sont massifs. En tendance, ils
représentent cent mille  logements neufs construits annuellement, soit un
quart du total.

ACCOMPAGNER LES RÉFORMES DU SECTEUR

Ce système unique de financement et de gestion du logement social est


une spécificité française qui doit être préservée et consolidée. Le  secteur
doit néanmoins affronter plusieurs grands enjeux.
La première de ces difficultés tient à la répartition de ces logements sur
l’ensemble des territoires. Je  suis absolument convaincu que, pour faire
société, les populations doivent être réparties de façon homogène, un
brassage social doit être assuré. Cela contribue aussi à l’égalité des chances.
La volonté des élus est déterminante pour créer cette mixité sociale.
Je  pense par exemple au déplacement que j’ai effectué à Rennes en
février  2018. La  maire, Nathalie Appéré, alors présidente de l’Agence
nationale de l’habitat (Anah), m’avait présenté les projets innovants qu’elle
conduit en matière d’insertion du logement social dans la ville. Nous avons
débuté ensemble notre séquence de travail au quartier Maurepas. Classé
« politique de la ville », ce quartier est composé de tours anciennes et fait
l’objet d’une opération de renouvellement urbain. C’est donc un chantier
que j’ai visité ce matin-là. Jusque-là isolé, Maurepas allait connaître un lien
nouveau avec la ville, grâce à la création d’une station de la seconde ligne
du métro rennais, que la Caisse des dépôts participait à financer. Nathalie
Appéré m’a montré comment, avec notre soutien, elle allait changer le
visage de ce quartier : en créant de la mixité sociale avec la construction de
maisons individuelles ou encore en réhabilitant le centre commercial du
Gast, vieillissant. Nous avons poursuivi avec la visite du Meioza, un
ensemble mixte de bureaux et de logements, lui aussi financé en partie par
la Caisse des dépôts, et qui allait permettre d’impulser une attractivité
économique nouvelle. Sous l’impulsion des élus, ce quartier se
transformait, allait changer la vie de ses habitants.
 
Second défi majeur de ce secteur, auquel le gouvernement actuel s’est
attaqué de façon résolue  : la nécessaire amélioration de l’efficacité de ces
organismes. Certains sont gérés de façon très précautionneuse, ont des
réserves importantes et ne construisent pas assez. D’autres sont en
difficulté.
DES RÉFORMES DIFFICILES
Lors de ma prise de fonctions, j’ai dû me familiariser très vite avec le
secteur du logement social, qui était particulièrement agité par la
conjonction de deux réformes majeures, voulues par le gouvernement.
Chronologiquement, la première de ces initiatives, qui a beaucoup
marqué l’opinion à l’été 2017, avait été la baisse des APL, techniquement
appelée « réduction de loyer de solidarité » (RLS) puisque cette baisse était
compensée par une réduction équivalente des loyers : ainsi la réforme pesait
in fine sur les organismes de logement.
Le gouvernement considérait qu’un certain nombre d’acteurs du
logement social – ceux que l’on surnomme parfois les « dodus dormants » –
profitaient du système, en accumulant des revenus importants, sans
suffisamment investir dans la construction neuve. La  réduction de leurs
revenus devait les pousser à se restructurer et dans le même temps
contribuer à la réduction des dépenses publiques. Celle-ci a été obtenue par
la baisse des APL, qui dans le logement social, sont versées directement au
bailleur, et non au locataire. La  première baisse a été de 5  euros. On se
souvient du tollé que cela a suscité, mais cela n’a pas empêché
l’amplification ensuite de la mesure. Celle-ci était portée de longue date par
l’administration du ministère des Finances, qui la présentait aux différents
gouvernements depuis plusieurs années. Elle est parvenue à convaincre
Matignon et à l’imposer aux ministres concernés à l’été 2017, en dépit du
risque politique majeur qu’elle leur faisait courir. À cette mesure, qui a été
mise en œuvre en deux tranches, s’ajoutait une modification de TVA qui
grevait un peu plus les capacités d’investissement des organismes, pour un
total de 1,5 milliard d’euros.
 
Dans le même temps, le projet de loi Elan, porté par Jacques Mézard et
Julien Denormandie, visait à accélérer la restructuration du secteur et la
constitution d’acteurs plus importants, en fixant un seuil de douze mille
logements par organisme. Les acteurs devaient donc se rapprocher,
mutualisant et modernisant ainsi leur gestion.
En poussant à cette restructuration, l’État était tout à fait dans son rôle.
Dans le fonctionnement usuel de l’économie, c’est la concurrence qui
produit de l’efficacité ; celle-ci se traduisant pour le consommateur par des
produits de qualité à meilleur prix. Dans un système mal régi par la
concurrence, si l’on veut éviter les effets de rente, facteurs d’inefficacité et
d’inégalités, il faut introduire une contrainte qui pousse le système à
devenir efficace. C’est l’un des rôles de l’État régulateur ; c’est celui qu’il a
assumé en l’occurrence, en évitant que des acteurs trop modestes se
trouvent à terme dans l’incapacité de gérer leur parc et d’investir dans les
constructions nouvelles.
Au sein de notre bailleur, CDC  Habitat, nous avons mis en œuvre ces
regroupements. Nos treize entreprises sociales de l’habitat ont été
fusionnées à la suite de la loi Elan. Cela a permis d’améliorer l’efficacité du
fonctionnement de notre filiale. Cette efficacité est utile pour l’intérêt
général, puisqu’elle se traduit par un gain de qualité de service et de qualité
des immeubles pour un moindre coût.
Naturellement, ces deux réformes, menées de front, ont profondément
inquiété le secteur. Par son rôle historique de financeur, la Caisse dispose
d’une place centrale, qui en fait un observateur très privilégié de cet
écosystème.
Dès mon arrivée à la tête de la Caisse, j’ai voulu renforcer encore ce
rôle. Dans le tour de France des régions que j’ai entamé à l’hiver 2017, j’ai
tenu à consacrer au moins une étape de chaque déplacement au logement
social. Les acteurs du secteur se sentaient peu écoutés, peu concertés.
La  Caisse pouvait naturellement contribuer au dialogue. Pendant cette
période des débats sur la loi Elan, nous avons organisé, dans chaque région
visitée, une rencontre avec le président de l’Union sociale pour l’habitat
régional et les représentants des bailleurs. Je  me souviens par exemple
d’une rencontre régionale exigeante, mais fructueuse, à Lunéville, en
Meurthe-et-Moselle, qui s’était conclue par un accord de coopération
ambitieux entre la Caisse et les acteurs locaux.
Ces rencontres nous ont d’abord permis d’obtenir des informations de
première main sur le secteur. À  l’issue de l’une de ces rencontres, j’avais
demandé à Éric Philippart, qui dirige l’office public de l’habitat de Saône-
et-Loire, de me décrire précisément les effets des réformes envisagées par le
gouvernement en zone «  détendue  », c’est-à-dire dans laquelle l’offre est
suffisante pour satisfaire la demande de logements, voire excédentaire, ce
qui arrive dans de nombreux départements ruraux. La  lettre qu’il m’a
transmise, très précise, m’a permis de nourrir notre réflexion d’exemples
concrets.
De même, en Dordogne, le témoignage des dirigeants de Périgord
Habitat, l’office public départemental, éclaire crûment la réalité trop
souvent mal connue du logement dans ces départements : « Notre problème,
c’est que nous sommes en zone détendue, nous n’avons pas assez
d’habitants et trop de logements. Et pour autant, il faudrait construire quand
même, parce que ces logements sont dans un tel état que les rénover
coûterait beaucoup trop cher. Il  faudrait déconstruire pour reconstruire.
Nous devons donc investir, mais la faiblesse de la demande ne nous permet
pas de dégager les marges de manœuvre nécessaires. »
Face à ces obligations nouvelles de regroupement, les bailleurs
craignaient plus globalement une perte de proximité. C’était
particulièrement prégnant pour les offices publics de l’habitat, rattachés aux
collectivités territoriales. Jusqu’alors, il existait une bonne adéquation entre
les collectivités et leur opérateur. Avec ces rapprochements, le périmètre des
bailleurs devenait plus large, les éloignant de leur territoire d’origine.
Distendre ce lien, c’était prendre le risque de voir s’accroître les réticences
des collectivités devant les projets de constructions nouvelles, celles-ci
n’étant pas gérées par un opérateur dont elles ont la maîtrise. Ce phénomène
était amplifié par la perte des droits de réservation des collectivités, c’est-à-
dire la possibilité pour elles de conduire sur leur territoire des politiques de
peuplement.

LES PLANS LOGEMENT DE LA CDC

Créer ce dialogue, l’entretenir, prend du temps. Un temps nécessaire


pour instaurer une confiance réciproque et nouer des coopérations de long
terme. C’est, je crois, ce que nous avons réussi avec les acteurs du logement
social. Ces rencontres leur ont permis de formaliser, d’exprimer leurs
difficultés, et nous avons pu, ensemble, chercher des solutions. Pour les
organismes, ces temps d’échanges ont permis d’avancer sur la nécessaire
restructuration du secteur. De  notre côté, en les écoutant, en confrontant
avec eux nos idées, nous avons pu affiner nos propositions et mettre à leur
disposition un plan de soutien massif. Ces échanges m’ont aussi permis de
nourrir un dialogue riche et exigeant avec les ministres en charge du
Logement, Julien Denormandie puis Emmanuelle Wargon.
 
Notre priorité a été d’aider les bailleurs à préserver leurs résultats
économiques et donc leurs marges de manœuvre en matière
d’investissement. Nous l’avons fait au travers de deux « plans logement »,
annoncés en avril 2018 et en mai 2019. Nous avons d’abord voulu alléger la
charge de la dette des organismes, avec un effort inédit de 16  milliards
d’euros d’étalement de ces dettes dans le temps. Grâce à divers instruments
financiers, nous avons aussi mis en place de nouveaux moyens de
financement à long terme et renforcé les fonds propres des acteurs du
secteur. Ce que nous appelons les prêts de haut de bilan ont été le plus
efficace de ces moyens, les dix premières années de ces prêts ne portant pas
intérêt.
Nous avons aussi décidé d’accompagner ce mouvement de
restructuration avec notre bailleur, CDC Habitat. La loi Elan a constitué une
occasion que nous n’avions pas choisie, mais que nous avons su saisir,
notamment sous l’impulsion de son président d’alors, André Yché, pour
adosser à notre filiale un certain nombre d’organismes de logement social,
afin de les aider à faire face à la profonde recomposition du secteur et
à  renforcer leurs capacités d’action. Depuis  2019, nous avons donc
considérablement développé ce réseau, avec quarante et un partenaires fin
2021.
En tant qu’observateur privilégié et acteur central du système, la Caisse
peut aussi jouer un rôle d’alerte auprès du gouvernement. Lors de la mise
en œuvre de la seconde tranche de réduction du loyer de solidarité au
printemps 2019, le dialogue que j’avais entrepris avec les organismes de
logement social et les analyses que nous faisions de leurs finances
m’avaient convaincu que cette mesure n’était pas opportune. J’en avais
alors fait part au ministre du Logement de l’époque, Julien Denormandie.
J’ai  sollicité le directeur de cabinet du Premier ministre et le secrétaire
général de l’Élysée, avec lesquels j’ai évoqué longuement, en détail, ce
sujet. La réduction des dépenses publiques était alors la priorité. Ce choix
appartient à l’État ; il est légitime, mais je ne l’aurais pas fait. Cependant,
force est de constater que le secteur a su rebondir.
Historiquement, la Caisse a toujours entretenu un lien très fort avec
l’Union sociale pour l’habitat (USH), qui rassemble toutes les familles du
logement social. Robert Lion en avait d’ailleurs été le délégué général
de  1974 à 1981, avant de devenir directeur général de la Caisse à partir
de 1982. Durant toute la période de réformes qu’a traversée le mouvement
HLM, j’ai très bien travaillé avec Jean-Louis Dumont, qui présidait alors
l’USH. Aujourd’hui, j’entretiens une relation de confiance amicale et
chaleureuse avec Emmanuelle Cosse, qui dirige l’Union depuis 2020. Cette
relation est sortie renforcée par le travail d’accompagnement des réformes
que nous avons mené.

APRÈS LA CRISE : CONSTRUIRE PLUS

Le secteur a donc su absorber les réformes, il n’a pas été fragilisé.


La Caisse assure un suivi attentif des comptes de chaque organisme. Nous
constatons que le secteur s’est adapté, modernisé. Et  il faut saluer le
courage politique d’avoir conduit ces réformes et donc réduit les dépenses
publiques, sans pour autant remettre en cause un système de financement
efficace.
Nous faisons néanmoins face, depuis l’automne  2019, à un
ralentissement du rythme de construction. Il est habituel qu’à ce moment du
cycle électoral, à quelques mois des élections municipales, le nombre de
projets diminue. Mais cette fois, le phénomène a été considérablement
accentué par la crise du Covid-19 et par le report en juin 2020 des élections
municipales, qui a retardé d’autant le lancement de nouveaux projets.

LE SOUTIEN À L’HABITAT, PILIER DE LA RELANCE

Compte tenu de notre rôle historique dans le secteur du logement, nous


avons naturellement accordé une importance particulière aux
problématiques d’habitat dans l’élaboration du plan de relance de la Caisse
des dépôts. Nous avons la conviction que maintenir un niveau élevé de
production de logements fait partie de notre rôle social et économique.
Il était essentiel, aussi, de soutenir significativement le secteur du bâtiment,
qui emploie une main-d’œuvre importante et non délocalisable.
Nous avons donc consacré 11,6 milliards d’euros à ce volet dans notre
plan de relance de 26 milliards d’euros d’investissements. Dès le printemps
2020, nous avons voulu donner un signe important au secteur de la
construction, avec l’annonce par CDC  Habitat de l’achat de quarante
mille logements neufs. Ces projets ont trouvé immédiatement preneur chez
des promoteurs, et se mettent en place rapidement. Une deuxième phase de
ce plan est davantage orientée vers le logement social, avec la production de
trente mille logements sociaux nouveaux.

POUR UN RETOUR DES MAIRES BÂTISSEURS

En dépit de ce soutien de la Caisse et de l’annonce très volontariste de


la ministre du Logement, Emmanuelle Wargon, d’un objectif de
construction de deux cent cinquante mille logements nouveaux sur deux
ans, nous constatons des difficultés réelles de construction.
Elles tiennent pour partie à l’attitude des maires. Beaucoup sont élus
pour la première fois et sont peu habitués aux problématiques de la
construction. De  nombreux maires écologistes affichent leur défiance à
l’égard des opérations nouvelles, alors que le logement social aujourd’hui
est synonyme de bâtiments écologiques, durables, bien isolés. Un  certain
nombre, tous partis confondus, refusent aussi de construire la ville sur la
ville, c’est-à-dire en hauteur, ce qui permet pourtant de limiter
l’artificialisation des sols.
Malheureusement, ces élus considèrent encore que le social, le
développement durable et le développement économique sont trois sujets
disjoints, voire antagoniques. Pourtant, ils sont totalement convergents.
Il  faut également reconnaître que les outils qui les incitaient
traditionnellement à construire ont progressivement disparu. Je  pense
notamment à l’outil fiscal  : la fiscalité locale, en l’occurrence la taxe
d’habitation, constituait une source importante de revenus des collectivités
et les encourageait à construire. Sa  disparition progressive et la révision
d’autres dispositifs fiscaux ont fait disparaître ce levier. De  même, on
constate toujours, plus de dix  ans après la suppression de la taxe
professionnelle, qu’aucune mesure nouvelle n’a pu être trouvée pour inciter
les élus à implanter des activités économiques, notamment des usines, sur
leur territoire.
Il y a une place aujourd’hui pour de nouveaux maires bâtisseurs  ;
bâtisseurs de constructions écologiques, de quartiers respectueux de la
mixité sociale et de l’environnement. Mais les politiques publiques doivent
les accompagner. Et dans cette perspective, l’outil fiscal est essentiel.
 
Nous vivons une période de transition. Il  faut passer des méthodes de
construction d’après-guerre avec les grands ensembles et les villes
nouvelles, à une conception nouvelle de la ville. Les élus doivent en
prendre conscience, sans pour autant s’arrêter de construire. Refuser toute
construction nouvelle comme le font certains maires, c’est condamner
beaucoup de ceux qui travaillent dans ces métropoles à se loger ailleurs,
dans de mauvaises conditions. Cela conduit aussi à augmenter les temps de
trajet et le recours à la voiture. C’est in  fine nocif pour l’environnement.
Au contraire, certains maires conduisent dans leur ville une vraie politique
de logement, de construction, d’aménagement. Je  pense par exemple à
Christophe Béchu à Angers, qui mène un programme ambitieux de
développement de sa ville, mettant à profit sa connexion à Paris par le TGV
pour en accroître encore l’attractivité après les confinements.
Si cette tendance de certains maires à refuser les constructions nouvelles
persiste, je pense qu’il faudra imaginer, pour l’intérêt général, une politique
de l’aménagement nouvelle, décidée à un échelon qui est plus respectueux
des équilibres et des besoins du pays. Les régions pourraient par exemple
assumer ce rôle.

PRÉSERVER UN SYSTÈME DE FINANCEMENT VERTUEUX


Face à la difficulté de tenir les engagements de production de logements
sociaux, les dernières années ont vu se développer la tentation d’une
financiarisation du secteur du logement social.
Le système français actuel est unique. Il  repose sur un financement
encadré par la puissance publique, qui mobilise l’épargne populaire pour un
objectif d’intérêt général et permet un financement aux mêmes conditions
sur l’ensemble du territoire.
Mais ce système est aujourd’hui affecté par la conjoncture de taux très
bas que nous connaissons. La baisse du taux du livret A a été difficile pour
les épargnants, mais elle était nécessaire pour le secteur du logement social.
Les taux des emprunts qui lui sont consentis sont fondés sur le taux de
l’épargne réglementée ; baisser le taux du livret A, c’est donc aussi réduire
le coût de financement du logement social.
En dépit de la baisse du taux du livret  A, le coût du financement sur
fonds d’épargne dépasse 1 %, ce qui reste élevé. Cela explique largement la
tentation de certains acteurs d’aller chercher des ressources sur les marchés
financiers, ce qui leur permet d’avoir des financements à des taux plus bas
en ce moment.
Tout au long de mon mandat, je me suis résolument opposé à cette
brèche ouverte dans le modèle français. Dès lors que ces organismes
commencent à se financer sur les marchés financiers, le risque est grand
qu’à terme les opérateurs solides ne se financent que sur ce marché, ce qui
mettrait fin à la mutualisation entre tous les acteurs du secteur, et affaiblirait
encore les plus fragiles. C’est l’effet de système qui garantit la solidité du
secteur du logement social en France. En financiariser une partie affaiblirait
l’ensemble. C’est ce qu’il s’est passé notamment en Allemagne avec
l’émergence de grandes sociétés de logements cotées en bourse, qui
pratiquent des loyers plus élevés.
Certains considèrent que la politique du logement est trop chère, qu’elle
génère des dépenses publiques trop importantes. Je préfère en voir les effets
positifs. Le taux de pauvreté dans notre pays atteint 14 % de la population.
Les études ont montré qu’en l’absence de politiques sociales, il serait
de 40 %. La politique du logement y participe. Notre pays a une aversion
pour les inégalités. On peut regretter que trop peu soit fait pour les résoudre
dès l’origine par des politiques structurelles d’éducation et de formation
professionnelle. Mais nous avons fait le choix collectif de réduire ces
inégalités par des politiques massives de subventions ou de soutien social.
Et  les politiques du logement font partie de celles qui permettent à des
personnes aux revenus modestes de mener une vie décente.

Pour que les banlieues ne soient plus


au ban de la République
Depuis quelques années, l’opposition entre France périphérique et
métropoles mondialisées, popularisée par le géographe Christophe Guilluy,
semble s’être progressivement imposée dans la sphère médiatique et dans
une partie de l’opinion. Elle a eu pour mérite d’accélérer la prise de
conscience des difficultés sociales que rencontrent nos zones rurales et
périurbaines.
Insidieusement, elle conduit cependant à discréditer l’idée même de
politique de la ville, opposant artificiellement les difficultés des habitants
des banlieues à celles vécues dans les villages.
 
Depuis mon entrée en fonction, je me suis rendu dans près de deux
cents communes, dans soixante-dix-huit départements. Il m’est en effet
indispensable de voir régulièrement, sur le terrain, l’impact de l’action de la
Caisse. C’est particulièrement vrai pour le logement social, car seule une
visite permet d’apprécier la réussite d’un projet, de voir comment il s’inscrit
dans sa ville, son environnement.
Les résultats peuvent être décevants, voire révoltants. À  Marseille en
octobre  2018, j’ai visité dans les quartiers nord un projet de logements
sociaux, financé par la Caisse. Il  était architecturalement très réussi. Les
logements sociaux étaient de très belle qualité, dans des immeubles qui ne
dépassaient pas quatre étages, assez éloignés les uns des autres, pas loin de
la montagne et presque dans la garrigue.
La première impression était donc très favorable, mais en regagnant nos
voitures, nous avons abordé avec les élus le sujet des transports en
commun. On  nous a alors indiqué qu’il fallait descendre la colline, pour
arriver sur la route nationale, sur laquelle un bus passait de temps en temps,
pour conduire les habitants à une station de métro quelques kilomètres plus
bas et leur permettre, enfin, de rejoindre le centre-ville. Ce beau projet allait
donc servir à parquer des personnes, en s’assurant qu’elles ne puissent pas
accéder à la ville, où se trouvent les emplois.
Cet exemple démontre une réalité que j’ai constatée dès mon arrivée : il
est impossible de traiter du logement social sans s’intéresser à la politique
de la ville. Et  celle-ci nécessite d’avoir une vision complète des
problématiques urbaines  : mixité, transports en commun, accès à
l’emploi, etc.

À CLICHY-SOUS-BOIS, UN CONCENTRÉ DES DÉFIS


DE LA POLITIQUE DE LA VILLE

Clichy-sous-Bois, où j’ai effectué un déplacement à l’été 2018 aux côtés


du maire Olivier Klein, qui préside par ailleurs l’Agence nationale pour la
rénovation urbaine (ANRU), est exemplaire de la complexité de l’approche
multifactorielle qu’exige une politique de la ville réussie.
Le nom de Clichy-sous-Bois résonne encore chez beaucoup avec les
émeutes de 2005. Mais il faut remonter beaucoup plus loin dans l’histoire
de la ville pour en comprendre la trajectoire et les difficultés. Cette ville
nouvelle, un peu éloignée de Paris, s’est développée dans les années 1960
autour d’un centre ancien. L’idée était de construire une agglomération
résidentielle, à destination des cadres et classes moyennes, en leur
proposant des logements de qualité dans un environnement agréable.
Le projet urbain reposait aussi sur la promesse d’un raccordement rapide au
réseau de transports en commun francilien. Les transports ne sont arrivés
qu’en 2020, près de soixante ans plus tard…
Ce demi-siècle de décalage explique largement les problèmes de cette
ville. Ne voyant pas les transports promis arriver, les premiers arrivants ont
quitté la ville. Génération après génération, la population s’est appauvrie.
L’isolement a conduit à la dégradation du quartier  : certains logements
sociaux n’ont pas été suffisamment entretenus  ; les copropriétés, quant à
elles, ont perdu leur valeur, car leurs propriétaires n’avaient plus les moyens
d’en assumer les charges. Il  y avait là des barres d’immeubles identifiées
comme insalubres, dont certaines parties menaçaient ruine. Or, il est plus
difficile de rénover une copropriété, qui appartient à de nombreuses
personnes, qu’un immeuble de logement social détenu par une structure
unique. On  a alors assisté à l’effondrement social et physique de la ville.
Le quartier du Chêne-Pointu compte parmi les plus emblématiques, car l’un
des plus dégradés, constitué de logements sociaux et de copropriétés.
Olivier  Klein a entrepris une rénovation ambitieuse du parc de
logements sociaux. Mais traiter les copropriétés dégradées prend du temps ;
c’est bien plus complexe. Dans le cas des logements sociaux, le bailleur
peut injecter de l’argent, et nous pouvons le soutenir dans ses
investissements. C’est le cas le plus courant pour les opérations de
renouvellement urbain. Au contraire, dans une copropriété, si les habitants
n’ont pas les moyens d’entretenir leur bien, personne ne peut se substituer à
eux. Les copropriétés fonctionnent aussi selon un principe électif, avec des
règles de majorité, qui ralentissent considérablement la prise de décision.
Quand les copropriétaires ont des revenus très faibles, ils s’opposent à des
travaux qu’ils ne peuvent pas financer, ce qui aggrave encore l’état des
immeubles. Pour rénover une copropriété, nous devons donc racheter
suffisamment de logements pour prendre la majorité et ainsi injecter de
l’argent et faire accepter les travaux. Cela nécessite un travail long et
fastidieux. Le  plus souvent, ces appartements valent quelques milliers
d’euros. Certains sont détenus par des marchands de sommeil qui dégagent
des revenus importants en les louant dans des conditions épouvantables à
des travailleurs migrants, à des personnes très vulnérables. Il faut associer
les forces de police et de justice pour exproprier des marchands de sommeil
ou les trafiquants. Les politiques publiques doivent donc être bien
coordonnées. Dans cette matière, il faut saluer l’initiative «  Copropriétés
dégradées  » du gouvernement, à laquelle la Caisse est associée, et qui
permet de mobiliser l’ensemble des acteurs sur ce sujet.
Redynamiser ce quartier ne se limite pas au traitement des logements.
Là aussi, l’approche doit être globale. Il est essentiel par exemple de recréer
des commerces, et nous soutenons la restructuration qui doit permettre de
doter le quartier d’un nouveau centre commercial. Surtout, le tramway est
enfin arrivé, et de surcroît une station Clichy-Montfermeil est prévue sur
l’itinéraire du Grand Paris Express. Clichy-sous-Bois va ainsi être
reconnecté à la région.
Ces villes connaissent aussi souvent une réelle problématique de
présence des services publics. La croissance de Clichy-sous-Bois a été très
peu accompagnée durant sa phase de développement. C’est un vrai loupé de
l’aménagement du territoire ! Cet abandon a des conséquences très simples,
très concrètes, comme l’approvisionnement en argent liquide, puisque les
distributeurs de billets fermaient les uns après les autres. Olivier Klein
exprimait une colère légitime, car les banques les avaient supprimés sans en
informer la mairie. Elles ne semblaient pas conscientes de l’importance de
ces automates pour la population et pour le lien social. Après mon
déplacement, j’ai attiré l’attention des banques sur cette problématique
d’intérêt général et la nécessité d’y remédier. Ceux qui ont répondu l’ont
fait par la négative, sauf La Banque postale qui est finalement restée.

À TOULOUSE, RECRÉER LA VILLE

La Banque des territoires est l’un des premiers financeurs des projets
urbains dans les quartiers par le biais de la mobilisation des prêts sur fonds
d’épargne. Depuis  2014 et le lancement du Nouveau Programme de
renouvellement urbain (NPNRU), 3,5  milliards d’euros de prêts ont ainsi
été consentis pour des projets dans les quartiers de la politique de la ville.
À Toulouse, en juillet  2019, j’ai voulu axer ma visite de terrain sur la
politique de la ville, justement pour constater les effets concrets de ces
investissements.
Dans le quartier du Mirail, les conditions de la visite étaient
particulières. Deux solutions s’offraient à moi  : soit m’y rendre
officiellement et il m’était conseillé de mobiliser un escadron de policiers,
soit effectuer la visite en tenue décontractée pour essayer de me fondre dans
la foule. J’ai choisi cette seconde option. Avec un élu et des personnes qui
connaissaient bien le quartier, nous avons traversé le Mirail et son marché
extrêmement vivant. J’ai pu constater le volontarisme dont les élus font
preuve. Lors de la construction de la médiathèque, beaucoup craignaient
qu’elle ne soit dégradée. Elle ne l’a jamais été, car les habitants du quartier
la considèrent comme une richesse.
 
Ce quartier est assez exemplaire des enjeux de la politique de
renouvellement urbain dans de nombreuses villes. L’urbanisme doit être
modernisé. De grandes barres d’immeubles sont démolies et remplacées par
de nouveaux bâtiments plus aérés et plus petits. De  nouveaux espaces
naturels, comme des jardins partagés, doivent aussi s’insérer petit à petit
dans le quartier.
Il s’agit en fait de recréer une ville. Lors de la construction de ces
grands ensembles, les contraintes du quotidien ont été oubliées. Une ville,
c’est un mélange de voies de circulation, de commerces, d’espaces verts.
On  a pensé qu’on pouvait fonctionnaliser l’espace à outrance, avec des
lieux de vie éloignés des lieux de travail, eux-mêmes distants des lieux de
culture ou de consommation. C’est sur cette conception que nous revenons
aujourd’hui dans les projets de renouvellement urbain.
Au Mirail, s’opère ainsi une destruction progressive de la ville ancienne
pour reconstruire une ville s’appuyant sur un urbanisme plus humain. Les
travaux se font progressivement, immeuble par immeuble, mais on constate
déjà l’émergence d’une ville nouvelle, avec des services, des transports en
commun, des commerces, etc.

POUR UNE POLITIQUE DE LA VILLE PLUS VISIBLE ET PLUS


COHÉRENTE

Depuis le début du quinquennat, un certain nombre d’élus et d’acteurs


associatifs regrettent le manque de visibilité de la politique de la ville.
Après le refus par le président de la République de lancer un nouveau
«  plan Borloo  », ils ont même pu dénoncer un abandon pur et simple de
toute ambition en la matière.
Ce n’est pas du tout la réalité. Les nouveaux programmes de
renouvellement urbain, lancés en  2014, se sont poursuivis, le rythme
d’investissement dans les banlieues est constant et les chantiers
d’aménagement avancent.
La réhabilitation des logements, l’installation de transports publics, le
soutien à l’entrepreneuriat dans les quartiers que j’ai décidé de confier à
Bpifrance : tout cela constitue un plan d’ensemble.
Je  pense néanmoins qu’il aurait été plus adroit politiquement de
labelliser ces actions au sein d’un programme national, qu’on aurait pu
appeler « Quartiers de vie » comme cela a été fait avec « Action cœur de
ville  » pour les villes moyennes et «  Petites villes de demain  » en zone
rurale.
Au niveau territorial, cette politique doit être plus coopérative. J’en
appelle à la responsabilité des acteurs. Lors d’un déplacement dans l’Oise,
j’ai par exemple été marqué par une réalité objective  : Beauvais,
Compiègne et Creil auraient intérêt à coopérer au sein d’une même société
d’économie mixte d’aménagement. L’échelle de la commune n’est plus le
bon échelon pour la politique d’aménagement. Il  faut accepter des
coopérations à géométrie variable  : un regroupement de trois villes dans
notre exemple isarien, mais aussi à l’échelle du département-métropole à
Lyon, Marseille ou Montpellier.
CHAPITRE 8

La nécessaire réforme des retraites

Le 25 juin 2019, j’inaugurai avec Christophe Béchu, le maire d’Angers,


l’ensemble Quatuor. Celui-ci accueille une partie des équipes de la direction
des politiques sociales (DPS) de la Caisse des dépôts, chargée de la gestion
de retraites. Avec les équipes de CNP  Assurances, mille deux cent
cinquante  collaborateurs du Groupe travaillent à Angers, ce qui fait de la
Caisse le troisième employeur de la ville.
Nous avions décidé, en concertation avec le maire, de regrouper une
grande partie de ces équipes dans le quartier du Cours-Saint-Laud, en plein
développement. Dans son discours, Christophe Béchu s’est félicité de cet
ancrage de la Caisse sur son territoire. Nous sommes un employeur
important, mais aussi un acteur engagé dans l’aménagement urbain puisque
avec ces nouveaux immeubles, nous avons largement contribué à la
réhabilitation du quartier de la gare. Les six cent soixante collaborateurs de
la DPS, ce sont des emplois, bien sûr, mais aussi l’usage des services
publics, des écoles, des commerces  : tout un écosystème bénéfique à la
ville.
Cet établissement d’Angers concentre environ 10 % des collaborateurs
de l’établissement public. Il est peu connu, et la Caisse ne fait pas partie des
institutions auxquelles on songe intuitivement lorsque l’on pense au secteur
des retraites en France. Pourtant, elle gère aujourd’hui une retraite sur cinq.
Plusieurs raisons expliquent cette méconnaissance.

Un savoir-faire financier essentiel


La loi de 1816 confiait déjà à la Caisse « les services relatifs aux fonds
de retraite  ». Ce n’était pas son activité première dans les années  1820
et  1830, mais à partir de  1850, elle reçut la gestion de la première Caisse
nationale des retraites pour la vieillesse. Cette activité se développa ensuite
avec la loi de 1910, qui lui attribue la gestion du premier régime obligatoire
de retraite des ouvriers et paysans. Cette première grande loi sociale dans le
secteur des retraites reposait sur le principe de capitalisation. Un des
facteurs qui explique la très grande défiance des Français à l’égard des
systèmes de capitalisation tient d’ailleurs à l’histoire de ce premier régime :
les économies de nombreux Français furent anéanties par la Première
Guerre mondiale.
Ces missions ont été confiées à la Caisse parce qu’elles requièrent des
savoir-faire proches de ceux qu’elle avait acquis en matière financière.
La  retraite, la prévoyance, l’assurance et les finances publiques
appartiennent à une même famille. Cette proximité de compétences reste
assez vraie aujourd’hui, même si ces métiers se sont différenciés.
L’intervention de la Caisse dans ce secteur fut complétée, en 1928, par
la gestion du régime de retraite des ouvriers de l’État. Ses attributions ont
donc suivi toutes les phases qui ont précédé la mise en place d’un système
de retraite moderne en 1945. Mais – et c’est toujours le cas aujourd’hui  –
elle l’a toujours fait en tant que gestionnaire de régimes de retraite,
n’apparaissant pas sous son nom.
 
Cette activité s’est poursuivie après la mise en place du régime général
en 1945. La Caisse nationale d’assurance vieillesse, pour la retraite de base,
et l’Agirc-Arrco pour la retraite complémentaire concentrent évidemment la
grande majorité des retraites, celles des salariés. Mais la Caisse des dépôts a
continué à gérer certains régimes. Elle assure ainsi la gestion des retraites
des agents des fonctions publiques territoriale et hospitalière et des agents
non titulaires de l’État. La  création de la Caisse nationale de retraite des
agents des collectivités territoriales (CNRACL) en  1945, puis celle de
l’Institution de retraite complémentaire des agents non titulaires de l’État et
des collectivités publiques (Ircantec) en  1970, résultent toutes deux de la
fusion de plusieurs régimes. Elles ont en commun d’être gérées par la
Caisse des dépôts.

Le développement continu de l’activité retraite


et de nouvelles activités sociales
Progressivement, le savoir-faire acquis avec ces deux grands régimes a
aussi permis à la Caisse de prendre en gestion, sous différentes modalités,
d’autres régimes plus petits comme celui de la Banque de France.
Aujourd’hui, la Caisse est le seul grand acteur du champ des retraites
qui gère à la fois des régimes de base, complémentaires et supplémentaires ;
par capitalisation et par répartition  ; par points et par semestres. Avec le
Régime additionnel de la fonction publique (RAFP), un établissement
public dont nous assurons la gestion financière, il s’agit cette fois de la
retraite supplémentaire des fonctionnaires. Dans la sphère publique, nous
assurons aussi la gestion de régimes spéciaux comme le Fonds spécial des
pensions des ouvriers des établissements industriels de l’État (FSPOEIE),
qui regroupe les anciens ouvriers de l’État, ceux qui travaillaient
notamment pour le ministère de la Défense, au sein des arsenaux. Le plus
symbolique de ces régimes est sans doute celui des mines, que la Caisse des
dépôts s’est vu confier en 2005. Ce régime, qui avait été un grand régime
spécial, probablement le plus important avec celui de la SNCF, et auquel est
attachée une histoire sociale douloureuse, connaît une extinction très
progressive depuis les grandes fermetures de mines des années  1960.
Aujourd’hui, les ayants droit sont principalement des veuves de mineurs,
sans grands moyens.
Nous gérons aussi de petits régimes spéciaux qui s’éteignent
progressivement. Il  ne reste par exemple que quelques bénéficiaires du
régime des Chemins de fer djibouto-éthiopiens, qui a dû fermer vers 1945.
En raison de cette expertise, certaines entreprises, comme la CMA CGM, le
premier armateur français, ont aussi fait le choix de nous confier leur
régime supplémentaire, c’est-à-dire les prestations qui vont au-delà de
celles de l’Agirc-Arrco.
Au sens large, nous gérons aujourd’hui soixante fonds, qui ne relèvent
pas tous stricto sensu de la retraite. Parmi eux se trouve une dizaine de
régimes de retraite. En flux, cela représente plus de 30 milliards d’entrées et
de sorties par an.
Nous nous occupons aussi de l’action sociale des caisses que nous
avons en gestion, c’est-à-dire des problématiques de plus en plus
nombreuses et complexes, comme la prévention de la dépendance, le
maintien à domicile et l’aménagement des logements. Cette aide sociale
s’est considérablement modernisée ces dernières années.
 
Jusqu’à fin 2020, nous gérions également le Service de l’allocation de
solidarité aux personnes âgées (Saspa), qui verse le minimum vieillesse aux
personnes ne relevant pas du système d’assurance vieillesse.
Le  gouvernement a fait le choix de transférer ce service à un autre
opérateur. Lors de mon premier déplacement à l’établissement de Bordeaux
en mars 2018, j’ai été confronté au désarroi des soixante-dix agents qui se
voyaient retirer ce travail qu’ils accomplissaient souvent depuis de
nombreuses années. Une collaboratrice a évoqué la situation des personnes
qu’elle avait régulièrement au téléphone et que, pour certaines, elle
connaissait presque personnellement. Elle s’inquiétait pour ces personnes
âgées très modestes  : «  Quand je vais m’arrêter, les gens qui m’appellent
auront affaire à quelqu’un qui ne connaîtra rien de leur situation… En fait je
suis un service social. » Nous sommes parvenus à reclasser l’ensemble de
ces agents sur le même site. C’était notre responsabilité d’employeur.
Cette compétence reconnue en matière de retraites a donné à la Caisse
la légitimité pour développer d’autres activités dans le champ social. Là
aussi, les savoir-faire sont proches. Ainsi, en  2005, lors de la création du
fonds pour l’insertion des personnes handicapées, le directeur général de
l’époque a pu dire au président Chirac : « C’est pour nous ! Nous savons le
faire. »
Cette extension continue des activités sociales a nécessité au fil des ans
un pilotage plus fin de ce métier. La branche des retraites de la Caisse est
née au début des années 1980. Il s’agissait de donner une cohérence à cette
activité, constituée d’autant de réalités différentes que de régimes gérés par
la Caisse. Au sein de l’établissement public, ce pilotage est aujourd’hui
assuré par la direction des politiques sociales, qui s’est longtemps appelée
direction de la retraite et des solidarités (DRS). Petit à petit, elle a instauré
une sorte de cellule de coordination de services, puis de départements, puis
de directions.
Ce métier mobilise mille huit cents collaborateurs, soit près du tiers des
effectifs de l’établissement public. Plus de 80  % sont fonctionnaires. Ces
fonctions de gestion, de liquidation des retraites, d’accompagnement des
pensionnés sont aussi particulières. Contrairement à d’autres directions de
l’établissement, la DPS compte près de trois quarts de non-cadres, dont le
travail est essentiel pour assurer ces missions.
La spécificité de cette direction, à laquelle je suis très attaché, est aussi
sa grande déconcentration. Historiquement, la Caisse a fait le choix de
localiser cette activité dans deux grands établissements régionaux, à
Bordeaux, qui compte huit cent soixante-dix agents, et à Angers, que nous
avons déjà évoqué. Le  site de Bordeaux avait été choisi à la demande du
maire de l’époque, Jacques Chaban-Delmas, qui souhaitait que nous
contribuions à l’aménagement du site de Bordeaux-Lac. L’implantation à
Angers s’est faite dans les années 1970, là aussi à la demande d’un ministre.
C’était l’époque du développement des métropoles d’équilibre. Avec cette
déconcentration de ses activités de retraites, la Caisse participait à
l’aménagement du territoire. Après avoir repris le régime des mines, nous
avons aussi fait le choix de maintenir une implantation à Metz, qui en était
le siège historique.

Donner de la visibilité
Le peu de visibilité de ce métier de gestionnaire de retraites tient donc à
une raison juridique. Cette activité apparaît extérieure à la Caisse, car nous
gérons des mandats pour le compte de tiers, auxquels nous rendons compte.
Il existe aussi une raison culturelle interne à la Caisse. Pendant
longtemps, cette activité a été marquée par une réticence à apparaître aux
yeux du grand public. « Pour vivre heureux, vivons cachés » : cette culture
apportait à l’ex-DRS de la tranquillité, mais aussi une sorte d’isolement qui
lui nuisait.
 
Certains en venaient à remettre en cause la pertinence de cette activité,
voire son existence même au sein de la Caisse. À mon arrivée, on m’a dit :
« On ne comprend pas pourquoi la DRS fait partie de la Caisse, elle pourrait
être ailleurs. » Après examen, j’ai pensé : « Mais non, au contraire ! C’est
exactement complémentaire à mon projet.  » Parallèlement au projet
territorial, nous devions développer un projet humain et social.
Il fallait donc plutôt conforter ce métier, d’autant plus que je souhaitais
m’appuyer sur la réforme des retraites qui s’annonçait pour renforcer le rôle
de la Caisse. La  mise en avant de cette activité permet d’équilibrer notre
rôle. Nous ne sommes pas seulement un acteur qui travaille auprès des
institutions, nous soutenons aussi les citoyennes et citoyens sur tous les
territoires. Et lors de mes visites dans les locaux de la direction des retraites,
j’ai toujours été impressionné par le très grand professionnalisme de ses
collaborateurs. Sur l’un de nos centres d’appels, j’ai par exemple
accompagné durant plusieurs minutes une conseillère qui répondait aux
retraités. J’ai été frappé de sa disponibilité à leur endroit, mais aussi du fait
qu’elle pouvait réellement les aider à répondre à des situations qui
semblaient au premier abord inextricables.
Par ailleurs, je suis, en tant que directeur général de la Caisse, président
du directoire du Fonds de réserve pour les retraites. La  réforme aurait
permis d’établir un pont plus solide entre notre activité de gestionnaire
d’actifs et les activités de la DRS en matière de retraites.
Comme toujours dans une entreprise, un tel mouvement stratégique doit
être incarné. Lorsqu’il s’est agi de trouver un nouveau directeur ou une
nouvelle directrice pour la DRS, j’ai tout de suite cherché un profil de très
haut niveau avec de hautes compétences techniques et une forte envergure
personnelle et politique. Lorsque Michel Yahiel a quitté la direction de
France Stratégie, l’instance de prospective de l’État qu’il dirigeait, nous
nous sommes parlé aussitôt et il a accepté ce poste. Il  a été rapidement
rejoint par Laure de La  Bretèche, qui nous a apporté l’expérience qu’elle
avait acquise notamment à la Ville de Paris.
Ensemble, nous avons essayé de rendre plus lisibles le rôle et le poids
de la DRS dans l’institution et de montrer, aussi, l’intérêt que la Caisse
tirerait de son développement. Il  fallait en terminer avec ce paradoxe  : ce
métier représente 350  millions de revenus et de frais de gestion, gère
60 milliards d’euros, mais restait mal identifié.
Michel Yahiel a parfaitement porté cette stratégie. Il  a réuni autour de
lui de grands professionnels des secteurs concernés. Sans cette incarnation,
nous n’y serions pas parvenus.
Cette visibilité nouvelle n’est pas une simple évolution de marketing ;
c’est un véritable changement stratégique, un repositionnement parmi les
acteurs du champ social. Le  fait que notre place dans ce secteur soit
désormais pleinement reconnue est positif  ; exigeant aussi, car nous
sommes plus exposés. Mais nous sommes parvenus à nous positionner
comme l’une des voix qui comptent, que l’on écoute lorsqu’il s’agit de
préparer l’avenir.

Une réforme mal engagée
La réforme des retraites, telle qu’elle était pensée initialement, aurait dû
être une formidable occasion de refonder notre système social tout en le
rendant plus juste. Je  suis convaincu que la Caisse aurait pu y prendre sa
place et l’accompagner, j’y reviendrai.
J’ai toujours été favorable à l’approche systémique qui était celle que le
président de la République avait développée dans son programme de 2017.
La perspective d’un régime unique de retraite est la seule manière d’aller de
l’avant, compte tenu de l’extrême balkanisation du système actuel qui
compte de très nombreux régimes, relevant d’une myriade de législations,
créant in  fine une infinité d’inégalités. Il  y a par exemple treize régimes
différents de réversion. Cela montre d’emblée la difficulté et le coût
potentiel de la réforme : l’alignement ne peut se faire que par le haut.
Notre système est en réalité confronté à un double défi. D’une part, il
est traversé par de profondes inégalités, auxquelles les Français sont
légitimement de plus en plus sensibles, la question des droits dérivés –
 comme la réversion – étant symptomatique. Mais nous devons aussi faire
face à tous les problèmes de justice dans le traitement des carrières, avec
notamment les questions de la prise en charge des enfants, des interruptions
de carrière, et au-delà, de beaucoup de carrières féminines.
Il  me semble donc impossible de réussir une telle réforme systémique
en poursuivant à la fois un objectif de justice, qui suppose une égalisation
des droits, et une recherche d’économies.
Les impératifs financiers sont réels et doivent être traités séparément,
notamment avec un allongement de la durée de cotisation, comme le
préconisait déjà Michel Rocard dans son «  Livre blanc sur les retraites  »
en  1991. Aujourd’hui, les dix points d’écart de taux de prélèvements
obligatoires que nous constatons entre notre pays et la moyenne européenne
s’expliquent pour deux tiers par le financement du système de retraites. Ce
n’est pas supportable dans la durée, sauf à ce que le pays s’appauvrisse.
L’équilibre financier doit être rétabli de façon pérenne.
Mais il était illusoire de croire que la réforme systémique permettrait
une réduction des dépenses de retraite. L’opposition entre réforme
systémique et paramétrique est d’ailleurs largement factice. Les deux sont
nécessaires.
Dans tous les pays où une telle réforme systémique a été menée, elle a
nécessité du temps et un véritable consensus des partenaires sociaux.
La  concertation menée dans un premier temps du quinquennat par Jean-
Paul Delevoye n’a pas permis cet accord des corps intermédiaires.
Cette question de méthode me paraît essentielle. Nous pensions, de
notre position d’acteur du champ des retraites, que Jean-Paul Delevoye
préparait la réforme et l’adhésion des acteurs, notamment des syndicats, en
négociant par exemple sur les progrès que permettrait la réforme pour des
catégories sociales défavorisées. Nous pensions que cette négociation sur le
fond était discrète et souterraine, que des arbitrages avaient déjà été rendus ;
la négociation n’existait tout simplement pas !
En réalité, ces deux ans de concertation n’ont permis aucun
rapprochement des points de vue des partenaires sociaux, aucun accord
avec les syndicats réformistes, ce qui est vital pour la réussite d’une telle
réforme. Le  gouvernement n’a pas assez cru à la force de la négociation
sociale. Lorsque le projet de loi a été rendu public, le terrain social n’était
pas prêt.
Dans le même temps, la tension entre volonté de réforme systémique et
recherche d’économies s’accroissait au sein même de l’exécutif. Beaucoup,
voyant que la négociation n’aboutirait pas, ont pensé que la réforme
pourrait au moins répondre au déséquilibre financier récurrent de notre
système. Le Premier ministre Édouard Philippe a été l’incarnation de cette
vision, avec la notion d’âge pivot, qui a été ajoutée presque au dernier
moment. Elle n’était pas indispensable, puisque la réforme permettait
l’allongement de la durée de cotisation sans âge couperet. Mais c’est
précisément cette mesure arrivée tardivement dans le débat qui a conduit les
syndicats réformistes dans l’opposition. Dès lors, la réforme n’était plus
possible. J’ai un immense respect pour Édouard Philippe, mais à cet instant
je ne l’ai pas compris.

L’illusion du jardin à la française


La réforme était présentée comme un big  bang des retraites, alors que
des étapes étaient nécessaires pour assurer sa faisabilité technique et son
acceptabilité sociale. J’ai été rapidement inquiet du fait que Jean-Paul
Delevoye ne prévoie pas ce que Michel Yahiel appelle des «  camps de
base », c’est-à-dire des étapes, des socles à partir desquels l’ascension aurait
été certes difficile, mais possible.
En matière de conduite des politiques publiques, je voyais mal comment
nous pouvions passer d’une multiplicité de régimes à un régime unique sans
une période de transition relativement longue, ou sans mettre en place une
«  clause du grand-père  », c’est-à-dire une application de la réforme aux
seuls nouveaux entrants sur le marché du travail. Ces mesures de
compromis auraient sans doute amélioré l’acceptabilité de la réforme dans
l’opinion.
Sur le plan technique, le travail préalable n’était pas achevé. Le projet
de loi était marqué par l’un des grands défauts de l’administration
française  : l’obsession de la table rase et des structures administratives
strictement hiérarchisées. Tout au long des débats préparatoires, nous
avions tenté vainement d’expliquer au gouvernement et aux parlementaires
de la majorité qu’un régime de retraite unique ne signifiait pas
nécessairement une caisse de retraite unique. Le projet de loi prévoyait de
fusionner tous les acteurs actuels au sein d’un nouvel établissement public
unique, la Caisse nationale du régime universel. Cela aurait été la
superposition de mégafusions et d’un changement de modèle : c’était courir
au désastre !

La Caisse, un acteur capable d’accompagner


la réforme
Cette conception très centralisatrice me semblait irréaliste et porteuse de
lourds dangers dans la mise en œuvre de la réforme. Celle-ci nécessite une
transition d’au moins quinze ans. La fusion dans un régime unique se fera à
cet horizon ; les pensions, elles, doivent être versées chaque mois. Pendant
cette période de transition, le système doit continuer à fonctionner, les
régimes évoluent, les caisses existantes demeurent.
Nous étions porteurs d’une autre vision du management public.
La Caisse aurait pu précisément constituer l’un des « camps de base » de la
réforme, en être un facilitateur.
Par son poids actuel dans la sphère des retraites publiques, par son
expérience et son expertise, elle peut assez naturellement être le pivot d’un
pôle des retraites publiques. Dans le même temps, peuvent se constituer
deux autres pôles : le premier dédié aux salariés du privé autour de la fusion
de la Caisse nationale d’assurance vieillesse et de l’Agirc-Arrco, le second
consacré aux indépendants.
La spécificité totalement ignorée du champ des retraites du secteur
public est le rôle des employeurs. Dans le secteur privé, la retraite n’est pas
un problème pour l’employeur, qui doit simplement s’acquitter de ses
cotisations sociales. Dans une collectivité locale, un ministère ou un
établissement de santé, le rôle de l’employeur est bien plus large  : il
contribue à la liquidation de la pension de la personne qui prend sa retraite.
C’est un interlocuteur central pour les régimes publics, dont ceux gérés par
la Caisse. Avec la CNRACL, nous sommes par exemple au contact de
plusieurs dizaines de milliers d’employeurs dans les communes, les
départements, les régions, les hôpitaux.
 
J’ai la conviction que la Caisse est davantage prête à la réforme que les
autres acteurs du champ des retraites. La fusion de la CNAV et de l’Agirc-
Arcco, c’est-à-dire des organismes gérant respectivement les retraites de
base et complémentaires du secteur privé, constituera un défi managérial et
technique majeur, avec quatorze mille collaborateurs dans chaque structure,
dont les tâches sont très proches. Le rapprochement des trente-sept régimes
des indépendants est également une gageure, tant ils sont attachés à leur
identité et, pour ceux qui en disposent, à leurs réserves financières.
Pour notre part, nous avons déjà engagé un rapprochement stratégique
avec le Service des retraites de l’État (SRE), qui a la charge des
fonctionnaires titulaires de l’État. Les régimes publics qui sont souvent au
centre des polémiques se réforment, se coordonnent et convergent. Autour
de ce couple pourrait facilement s’agréger un certain nombre de petits
régimes spéciaux, pour constituer un pôle des retraites publiques. Il  se
fondrait à terme dans un régime universel et une caisse unique, mais serait
un point de passage très utile pour permettre la convergence des différents
régimes. Ce  processus prendra du temps. Il  doit continuer, comme
aujourd’hui, à se faire sous l’égide du GIP Union Retraites, qui veille à la
compatibilité des règles et à la cohérence globale du système.

Oups ! On a vidé le Fonds de réserve pour


les retraites !
La question des réserves sera centrale dans la future réforme. Le Fonds
de réserve pour les retraites (FRR) a justement pour vocation d’investir les
sommes que lui confient les pouvoirs publics en vue de participer au
financement des retraites. À sa création, en 1999, il devait permettre à notre
système de retraites d’amortir le choc des départs en retraite des baby-
boomers. La loi prévoit que ce fonds est géré par des agents de la Caisse, et
j’en préside le directoire. Il  s’appuie aussi sur nos infrastructures
informatiques.
La constitution de réserves est indispensable pour la bonne gestion d’un
système de retraites. Les cycles démographiques entraînent des chocs
conjoncturels. Pour les absorber, l’usage de réserves est nécessaire si l’on
souhaite préserver la stabilité du système et ne pas en modifier les
paramètres trop souvent.
La gestion financière de ce type de fonds répond à des contraintes
spécifiques. Elle s’inscrit a  priori sur une durée très longue. Depuis sa
création, le FRR est investi majoritairement en actifs à risque, notamment
en actions, ce qui permet une rentabilité forte. En  moyenne annuelle
cumulée, elle est supérieure à 4 %.
Malheureusement, l’utilisation de ce fonds pâtit de plusieurs des défauts
de notre culture politique et administrative. Les gouvernements successifs
n’ont pas su résister à la tentation de puiser dans ces réserves pour des
besoins très conjoncturels, faisant passer au second plan la préparation de
l’avenir de notre système de retraites. Le FRR a ainsi longtemps financé sur
ses résultats financiers, à hauteur de 2  milliards d’euros par an, la Caisse
d’amortissement de la dette sociale (CADES), c’est-à-dire la dette de la
Sécurité sociale. Au lieu de préparer le financement des retraites, une partie
du produit de cette épargne a donc été utilisée pour régler la dette
accumulée par une gestion insuffisamment attentive du système de santé.
Lors de la crise sanitaire, deux éléments sont venus s’ajouter. En raison
du déficit des dépenses de santé, on a demandé au FRR de financer la
CADES sur une durée plus longue que prévu, et surtout d’acquitter
immédiatement une dette de 5 milliards d’euros à l’égard d’une autre caisse
de retraite, la Caisse nationale des industries électriques et gazières
(CNIEG). On  constate là une très mauvaise compréhension du
fonctionnement des marchés financiers et de leur rôle très puissant dans le
financement de l’économie. Nous avons dû céder des actifs pour régler ces
cinq milliards au moment où les marchés financiers étaient les plus
déprimés. Au  total, le FRR comptait 20  milliards d’euros d’excédents qui
ont été utilisés par l’État à d’autres fins que le financement des retraites.
Le coup a été très dur pour les agents du FRR, compétents et engagés, qui
gèrent sauf nouveau retournement un fonds en extinction programmée.
On l’a vu, une grande indépendance a été prévue dès la création de la
Caisse des dépôts, justement pour éviter cette tentation d’un État
impécunieux de puiser systématiquement dans les ressources. À mon sens,
les réserves du futur régime universel de retraites doivent bénéficier des
mêmes garanties d’autonomie. Il  serait possible de mutualiser l’ensemble
des réserves existantes des différents régimes et de les sanctuariser en
confiant leur gestion à la Caisse, sous la protection du Parlement, comme
c’est le cas pour l’épargne réglementée.
CHAPITRE 9

La Silicon Caisse

La merveilleuse aventure de Mon compte


formation

LES PREMIERS PAS DE LA CAISSE DANS LA FORMATION


PROFESSIONNELLE

La gestion par la Caisse du Fonds pour l’insertion des personnes


handicapées dans la fonction publique (FIPHFP) à partir de 2005 était une
première incursion de notre direction des retraites dans d’autres champs des
politiques sociales. C’était un peu un pari. La  réussite de cette activité et
quinze ans d’expérience nous ont montré que les métiers de la retraite que
nous avions su développer, notamment l’expertise en matière de systèmes
d’information et de relation client ainsi que les compétences juridiques,
étaient transposables à la plupart des politiques sociales.
L’entrée dans le champ de la formation professionnelle a constitué une
étape déterminante dans cette stratégie de diversification de nos activités
dans le champ social. Elle a correspondu à la création de la première
version du compte personnel de formation (CPF) en  2014, portée par
Michel Sapin, puis à celle du compte personnel d’activité (CPA) en 2016,
qui regroupait plusieurs comptes (le compte de formation, le compte
engagement citoyen et le compte personnel de pénibilité). Le gouvernement
avait alors fait le choix de confier la gestion de ces dispositifs à la direction
de la retraite et des solidarités de la Caisse. Le  ministère du Travail avait
conçu l’architecture de ce nouveau système de comptes personnels, mais il
n’avait pas les moyens humains et techniques nécessaires pour le mettre en
œuvre. L’État voulait néanmoins que ces nouvelles plateformes demeurent
dans la sphère publique. Il a considéré que la Caisse disposait de l’expertise
et des infrastructures de systèmes d’information nécessaires au portage de
ces nouvelles plateformes informatiques. Pour faire simple, la gestion d’un
compte en heures ou en euros n’est pas si éloignée de celle d’un régime de
retraites à points comme l’Ircantec que nous gérons depuis sa création.
Nous avions donc posé le socle de cette activité de formation
professionnelle à la fin du quinquennat de François Hollande. La loi pour la
liberté de choisir son avenir professionnel portée par la ministre du Travail
Muriel Pénicaud en  2018 a constitué un profond bouleversement pour le
monde de la formation professionnelle et un défi pour la Caisse.
Comme le résume bien Michel Yahiel, la première version du CPF était
un peu le Guide Michelin papier. Il  y avait un site, sur lequel l’usager
pouvait poser des questions et trouver un catalogue de formations. Une fois
qu’il avait trouvé celle qui lui convenait, il devait accomplir par lui-même
toutes les démarches d’inscription auprès des organismes de formation.
Nous sommes passés en quelques mois de ce schéma à la plateforme
intégrée que nous connaissons aujourd’hui. Le  contenu et la qualité de
service sont radicalement différents.

« MON COMPTE FORMATION », UN NOUVEAU PARADIGME

Cette révolution copernicienne du secteur de la formation


professionnelle tient pour beaucoup à la volonté de Muriel Pénicaud.
Un vendredi soir de mars  2018, de retour de l’un de mes premiers
déplacements, en Bourgogne, je me suis rendu avec Michel Yahiel à un
rendez-vous que nous avait fixé la ministre, sans connaître l’ampleur du
projet qu’elle allait nous confier. Son directeur de cabinet, Antoine Foucher,
avait commencé à travailler à l’évolution du secteur avec Michel Yahiel,
mais les contours n’en étaient pas encore fixés.
À notre arrivée, Muriel Pénicaud nous dit  : «  Nous allons faire le
compte personnel de formation  ! Nous allons le faire en euros et pas en
heures. Et  nous allons le faire par le biais d’une application pour
smartphone. »
Le changement de paradigme de la formation professionnelle tient dans
ces quelques phrases. Donner aux Français la liberté de choix de leur
formation, leur faire confiance, c’était transformer en profondeur ce
marché.
Le CPF a été précédé par divers dispositifs, comme le droit individuel à
la formation (DIF). Tous étaient attachés à une entreprise et à un contrat de
travail. La création du premier CPF en 2014 puis la loi El Khomri de 2016
avaient posé les bases d’un nouveau droit, universel et plus individualisé.
La loi de 2018 consacre cette approche de la liberté et de l’autonomie
de l’individu à l’égard de sa formation, considérant que c’est le seul moyen
pour construire une société des compétences. Et  la traduction de cette
conviction a été rendue possible par la révolution des technologies
numériques. Une application ergonomique, accessible à tous, facile d’accès,
couvrant tout le processus de formation, du choix à l’évaluation du
formateur, était en effet le meilleur moyen de redonner aux gens le pouvoir
sur leur formation.
La personne formée change de statut. Sur le marché de la formation, les
deux principaux acteurs ont longtemps été le financeur, c’est-à-dire
l’entreprise, et l’organisme de formation. Ils  vivaient dans une symbiose
très forte et les organismes de formation étaient souvent très profitables.
Le stagiaire passait au second plan. Avec « Mon compte formation », il est
devenu le client, donc le sujet même du marché de la formation  ; il a été
replacé au centre du système.
Pour les individus, le CPF est une avancée technique et un gain en
matière de services  : il recense les droits acquis et permet de choisir
facilement et directement une formation, s’y inscrire et la financer. Pour
l’ensemble du secteur de la formation, il est une révolution. Sur la
plateforme, les organismes de formation sont placés en concurrence. Nous
avons conçu «  Mon  compte formation  » comme une place de marché
transparente pour les organismes de formation. Elle permet de casser les
positions jusqu’alors dominantes et aide de nouveaux acteurs à se
développer. En  cela, c’est une réforme structurelle essentielle à la
modernisation de notre marché du travail. En  même temps qu’un progrès
individuel, l’amélioration de la formation, le développement des
compétences créent un bénéfice social.
Ce projet me tenait personnellement à cœur, car il s’inscrit, comme
beaucoup d’autres, dans la filiation des réformes qu’avait engagées Michel
Rocard lorsqu’il était Premier ministre. Dès la fin des années 1980, avec le
compte de formation individuel, il avait pressenti l’importance de créer ce
nouveau droit.
Pour Muriel Pénicaud, la question centrale était celle du calendrier.
La loi devait être adoptée à l’automne 2018. Durant les six mois qui nous
séparaient de l’issue des débats parlementaires, la Caisse devrait donc
travailler et investir massivement, sans base légale. C’était inédit pour nous.
Lorsque la ministre a abordé ce point, Michel Yahiel et moi nous sommes
regardés. Je voyais qu’il semblait à l’aise. J’ai donc accepté la proposition.
En  sortant, sur le perron du ministère, rue de Grenelle, je lui ai tout de
même demandé : « Est-ce que tu penses que nous saurons le faire ? » Il m’a
répondu, laconique : « Oui, je pense ! Il faut que je vérifie ! »
Ce sont ces six mois de travail sans filet qui nous ont permis de tenir
des délais très serrés et de lancer «  Mon  compte formation  » le
21 novembre 2019. En matière de conduite des politiques publiques, cette
expérience montre bien qu’avec une volonté politique forte, des opérateurs
solides et surtout un projet bien cadré, on peut considérablement raccourcir
le temps des réformes. Les politiques évoquent souvent un temps législatif
qui serait trop long. Les administrations ou l’État ne commencent le travail
opérationnel qu’une fois la loi votée. Le  CPF démontre qu’il est possible
d’œuvrer en parallèle et de mettre en place des dispositifs nouveaux peu de
temps après le vote de la loi.
Cela n’a été possible que parce que la Caisse avait les moyens de
prendre des risques. Nous avons engagé des travaux de développement et
recruté des équipes, avec l’accord de notre gouvernance, en ayant toujours à
l’esprit que la réforme pourrait échouer. Dans une administration centrale,
cette prise de risque et cette autonomie de décision sont malheureusement
impossibles.
La réussite du CPF a aussi beaucoup tenu à la cohésion de tous les
acteurs. J’ai déjà noté l’enthousiasme et l’engagement de Muriel Pénicaud.
Elle a accompagné le projet de bout en bout. Elle est venue l’expliquer à
deux reprises, à mes côtés, au comité exécutif de la Caisse. Nous avons
visité ensemble le plateau où l’application se créait et échangé avec les
équipes. Nous avons travaillé de façon très étroite avec son cabinet et les
administrations. Le  processus parlementaire, notamment, est un bon
exemple de l’efficacité d’une loi coproduite par les politiques et par ceux
qui auront à la mettre en œuvre. Chaque amendement, chaque modification
de la loi se répercute comme une modification du cahier des charges. Tout
au long des débats, nous avons pu échanger ensemble sur l’évolution des
contraintes techniques et financières, en examiner le coût et la faisabilité.
Malheureusement, cet aspect collaboratif de l’élaboration de la loi est
trop souvent négligé par les décideurs politiques. J’ai par exemple le
souvenir douloureux d’une mission que le ministère de la Justice souhaitait
confier à la Caisse. Il  s’agissait pour nous de reprendre aux régies des
tribunaux la gestion de l’ensemble des saisies sur rémunération. Nous
avions fait part de nombreuses impossibilités techniques et de la non-
interopérabilité de nos systèmes d’information. La  Chancellerie est passée
outre et a fait adopter un article de loi ; celui-ci n’a jamais pu être appliqué.

UN FORMIDABLE DÉFI TECHNIQUE ET MANAGÉRIAL

Pour la Caisse, l’enjeu était avant tout humain et managérial, comme


souvent  : il fallait mobiliser une équipe très professionnelle, issue de
métiers différents, et la faire travailler pour créer en vingt-et-un  mois un
système totalement nouveau. Ce  projet était piloté par Michel Yahiel, le
directeur des politiques sociales, avec l’aide très efficace de Laurent Durain,
le directeur de la formation professionnelle. Il avait une très forte dimension
informatique. Informatique  CDC (ICDC) et notre direction des systèmes
d’information ont donc été associées à l’ensemble du projet. Cette équipe a
été soudée par l’interaction forte avec le cabinet de la ministre, qui faisait
un point avec tous ces acteurs deux fois par mois. Chacun savait quoi faire
et comment répondre à la commande, puisqu’il avait participé à la définir.
Cette expérience réussie autour d’un grand projet est emblématique de
la dynamique managériale que j’ai voulu impulser à la Caisse, en
décloisonnant des métiers qui jusqu’alors ne se parlaient pas.
Au total, plus de deux cents  personnes ont été mobilisées pour la
réussite de «  Mon  compte formation  ». J’en avais largement délégué le
pilotage à Michel Yahiel, mais j’ai toujours veillé à ce que les ressources
humaines et financières soient suffisantes.
Derrière l’application très agréable et visuellement réussie que chacun
connaît désormais, il y a aussi un défi technique considérable. Chaque
année, le CPF mobilise auprès de l’État un budget de 30  millions d’euros
uniquement pour faire fonctionner ce système d’information très complexe.
 
Le CPF, ce sont d’abord des compteurs individuels. Nous avons par
exemple dû concevoir un système permettant d’alimenter jusqu’à
55 millions de comptes et d’intégrer 80 millions de mouvements de main-
d’œuvre chaque année. À chaque fois qu’un jeune atteint l’âge de 16 ans en
France, la Caisse lui crée un compte individuel. Et  tous les ans, nous
l’alimentons. Ce  processus est évidemment complexifié par les situations
d’intérim ou de cumul d’emplois, puisque pour chaque individu, nous
retraçons l’ensemble des périodes travaillées. Pour chacun, nous calculons
le montant des droits acquis sur l’année et l’injectons dans le système.
Ensuite, nous interconnectons ce système avec tous les opérateurs de
l’emploi et de la formation professionnelle. Ainsi, pour une même personne
formée, nous gérons un flux indiquant une entrée en formation, une sortie,
éventuellement un flux venant de Pôle emploi nous informant si la personne
est ou non demandeuse d’emploi. Tout cela forme un énorme hub
d’informations qui doivent être fiables et actualisées en temps quasi réel.
Pour permettre un accès transparent au catalogue de formations, qui
favorise la concurrence dans le secteur, nous avons aussi développé un
moteur de recherche très spécifique. Nous le considérons comme le premier
moteur de recherche d’intérêt général, s’appuyant non sur des mots-clés,
mais sur la dimension métier. Avec cet outil, nous veillons à ce qu’une
formation ne soit pas surreprésentée par rapport à une autre, ou qu’un
organisme de formation ne soit pas avantagé. Le statut de la Caisse a aussi
beaucoup contribué au succès de cet aspect de la réforme. L’établissement
public peut être le gardien de la libre concurrence parce qu’il est un acteur
neutre, qui n’a pas d’objectif financier dans ce secteur ; il est légitime, parce
qu’il ne poursuit pas d’intérêt propre.
L’ensemble du projet a été construit, développé et mis en œuvre en
interne à la Caisse. Nous n’avons pas recouru aux grands cabinets de
stratégie ou de systèmes d’information qui travaillent souvent sur les projets
de ce type.
Ces développements technologiques sont importants et pour la plupart
innovants. L’essentiel était de les inscrire dans une cohérence, de créer un
écosystème complet. L’utilisateur final constate sur son smartphone la
qualité de l’application. Mais la vraie réussite est celle du processus, qui a
été très bien défini en amont. Si nous nous étions contentés de numériser le
système existant, nous serions allés droit à l’échec ! Nous avons pu réussir
parce que nous avons traité dans le même temps les aspects métier et la
dimension numérique. C’est en cela que la réforme de  2018 était
systémique pour le secteur de la formation professionnelle.
Cette démarche de conduite de projet pourrait être transposée aux
grands projets informatiques publics. Tous les développements de l’époque
moderne nous montrent qu’il est essentiel de réfléchir d’abord au process, à
l’approche client. La conception des outils numériques en découle et vient
dans un second temps. Cela demande un savoir-faire particulier et une
intégration très forte entre les équipes qui conçoivent un projet et celles qui
le traduisent techniquement. Cette problématique se pose souvent à l’État.
L’échec retentissant de quelques grands projets informatiques publics tient
le plus souvent à des questions de ressources humaines. En matière de
compétences, la clé serait de doter les ministères non pas d’équipes
informatiques, mais de cadres capables de concevoir très clairement leurs
besoins et leurs contraintes quant aux systèmes d’information et d’entretenir
un dialogue avec les services techniques.

UNE RÉVOLUTION RÉUSSIE

Après ces mois de travail, «  Mon  compte formation  » a été


officiellement lancé le 21 novembre 2019. Nous attendions particulièrement
cette journée. Elle a débuté par un appel matinal de la ministre du Travail :
« Nous avons un grave problème… Le logo de la Caisse est trop gros ! »
Je  me suis dit  : «  Si  c’est le seul problème, nous avons plutôt bien
travaillé ! »
Nous avons poursuivi par la visite du Campus des services de
l’automobile de Guyancourt avec le Premier ministre et Muriel Pénicaud.
C’est lors de cette visite que nous avons été avertis, Michel Yahiel et moi,
qu’un problème technique dans une brique informatique risquait de créer
une fuite de données. Les premières personnes qui se connectaient
arrivaient sur le profil d’autres utilisateurs. Tout devait être réparé pour le
lancement public aux Halles, quelques heures après. Nous avons un
moment cru devoir fermer la plateforme. Les équipes ont réagi très
rapidement et avec un grand professionnalisme  ; elles nous ont évité une
catastrophe politique !
À notre arrivée aux Halles, le problème était résolu, et nous avons pu
constater le succès immédiat du  CPF. La  ministre, vêtue d’une doudoune
«  Mon  compte formation  », distribuait des tracts avec les équipes du
ministère. Le gouvernement avait organisé une communication très directe,
disant aux Français : « Vous avez de l’argent sur votre compte formation. »
 
Ce succès s’est confirmé très rapidement, et nous comptons aujourd’hui
38 millions de comptes individuels. Après deux ans, nous constatons aussi
que beaucoup plus de Français recourent à la formation professionnelle et
que leur profil sociologique a changé, s’est diversifié. Nous sommes passés
du portrait type d’un jeune cadre masculin et bien formé à un ensemble
comprenant 30  % de séniors, 50  % de femmes, deux tiers de non-cadres.
Sur le plan économique, le mécanisme de concurrence entre les organismes
de formation introduit par la plateforme a permis une réduction de 10 à
20 % des coûts selon les sessions de formation. Ce sont autant d’indices de
progrès dont nous n’avions pas imaginé deux ans auparavant qu’ils seraient
aussi rapides.
UN CONTRE-EXEMPLE : LA FORMATION DES ÉLUS
Nous avons vu que le succès du CPF tenait beaucoup au sérieux de sa
conception, au temps passé par le ministère et les équipes de la Caisse à en
définir le cahier des charges et le fonctionnement. A  contrario le droit
individuel à la formation des élus (DIF Élus), que gère également la Caisse,
nous montre à quel point les lacunes de conception peuvent engendrer un
dispositif peu efficace, coûteux pour les dépenses publiques et permettre
des pratiques commerciales douteuses.
La loi créant le DIF Élus n’avait prévu aucune régulation nationale et
aucun système d’information digne de ce nom. Les équipes de la Caisse
devaient gérer à la main les dysfonctionnements multiples qu’il a générés,
de la collecte fastidieuse des cotisations des élus auprès de chaque
collectivité locale, jusqu’à la validation de formations qui avaient parfois
peu à voir avec les compétences attendues des élus.
Nous avons porté auprès du gouvernement la nécessité d’une réforme
de ce dispositif, qui est en cours. Nous nous sommes inspirés du CPF, et les
droits à la formation seront désormais exprimés en euros et plus en durée.
Pour faire des économies d’échelle, nous intégrerons la gestion de ce
dispositif à celle du CPF. Par ailleurs, de nouvelles conditions d’utilisation
et la création d’une commission d’habilitation des organismes de formation
devraient permettre d’assainir ce secteur.

L’AVENIR DU CPF : LA PREMIÈRE BRIQUE D’UNE SOCIÉTÉ


DES COMPÉTENCES

Nous continuons à développer le CPF, à y ajouter des briques. À terme,


cet écosystème complet peut devenir le « système d’information RH de la
maison France ».
L’ensemble des compétences des Français, à l’échelle de la nation,
pourrait être géré à l’intérieur de ce système sécurisé, garanti par l’acteur
neutre qu’est la Caisse. Une loi récente a par exemple prévu l’intégration au
CPF d’un passeport de compétences. Nous sommes donc en train de créer
un LinkedIn à valeur probante, utile tant pour les salariés que pour les
entreprises. Le CPF doit, demain, devenir le lieu où chaque Français pourra,
en toute sécurité et de façon autonome, gérer son parcours de compétences.
Le CPF est également une source de data extraordinaire, qui permettra
de mieux orienter les politiques de l’emploi. Le  système génère un
ensemble de données exceptionnellement riche sur la formation, sur les
profils des salariés et des fonctionnaires. Et  demain nous pourrons enfin
relever la gageure, notamment avec les services de recherche ministériels,
de mesurer les trajectoires professionnelles et l’efficacité des formations.
Cela peut être l’une des clés pour concevoir autrement les politiques
d’insertion  ; c’est en tout cas une promesse d’intelligence collective
importante.
L’adéquation entre les offres d’emploi et les demandes est un problème
récurrent. Environ trois cent mille  offres d’emploi ne sont pas pourvues
dans notre pays. Le CPF est un outil d’orientation pour adapter la formation
aux besoins du marché de l’emploi. D’une part, il est le réceptacle de tous
les abondements liés à des politiques de formation, et donc, des priorités
définies pour des publics, des territoires, ou des spécialités professionnelles.
D’autre part, la formidable source de données dont nous disposons
permettra demain d’analyser beaucoup plus finement, et sur la durée, quelle
aura été l’efficacité de telle formation, suivie par tel public, dans telle zone
géographique. Nous pourrons lister des liens de causalité, qui demeurent
aujourd’hui obscurs et contribuer en réponse à la conception de politiques
de formation mieux calibrées.
Par exemple, lorsque mon adjoint, Olivier Sichel, a remis au
gouvernement son rapport sur la rénovation thermique des bâtiments privés,
il avait identifié un important besoin de formation dans cette filière
nouvelle. Les équipes de la direction des politiques sociales ont pu fournir
une analyse très complète de ce besoin, en étudiant les effectifs concernés,
où ils se situent, et leurs profils. Cela peut ensuite permettre à l’État de
mettre en place une politique publique adaptée, et donc de décider quelle
catégorie sera approchée, et de quelle façon communiquer, informer et, le
cas échéant, financer ces formations, avec ou sans l’aide des entreprises ou
des territoires.

Un acteur global des politiques sociales


Lorsque je suis arrivé à la Caisse, j’ai redécouvert progressivement
l’ampleur des compétences sociales dont elle était porteuse. Outre les
problématiques de retraites et de formation professionnelle, nous
intervenons, par des moyens très divers, dans la plupart des champs du
social.
J’ai déjà évoqué notre mission historique de trésorier de la Sécurité
sociale et le rôle que nous avons pu jouer en refinançant l’Urssaf Caisse
nationale durant la crise sanitaire. L’Urssaf Caisse nationale, l’organisme
fédérant les Urssaf, est le banquier de la Sécurité sociale. La réforme de la
gestion des ressources de la Sécurité sociale en  1985 l’a autorisée à se
financer sur les marchés monétaires. Si elle est en difficulté, elle bénéficie
d’une double sécurité : d’une part, elle peut recevoir des avances de l’État,
jusqu’à un certain seuil fixé chaque année par le projet de loi de
financement de la sécurité sociale ; d’autre part, la Caisse des dépôts peut
également lui consentir des avances. Il  s’agit d’un rôle de régulation
extrêmement important, puisque l’Urssaf représente 540  milliards
d’euros par an.
La lutte contre les inégalités sociales est l’un des engagements forts de
mon mandat. Il  était donc essentiel pour moi de donner davantage de
cohérence, de lisibilité à notre action en la matière. C’est pourquoi j’ai
souhaité que l’une de nos directions soit clairement identifiée comme chef
de file de ces sujets. Ce  rôle est logiquement revenu à la direction de la
retraite et des solidarités, qui avait la plus grande expertise. Pour symboliser
ce changement, elle devait prendre un nouveau nom. Elle est désormais la
direction des politiques sociales.
Celle-ci est pilote dans trois secteurs que nous souhaitons
particulièrement développer : la santé et le médico-social ; le vieillissement
et la dépendance ; le handicap.
Outre sa connaissance des publics, elle bénéficie de l’expérience du
CPF en matière de plateformisation des politiques sociales, un des moyens
les plus simples d’offrir aux Français une expérience fluide de l’accès à
leurs droits. En effet, ces plateformes font vivre des « places de marché »,
permettant aux usagers de se repérer dans le maquis des aides, des
hébergements et des solutions pratiques.

« MON PARCOURS HANDICAP »

En matière de handicap, nous gérions déjà depuis 2005 le FIPHFP, nous


l’avons vu. En accord avec l’État, nous nous sommes lancés en 2019 dans
le développement d’une plateforme d’orientation et de services destinée à
toutes les personnes en situation de handicap, quel que soit son handicap, en
réponse à un besoin jamais satisfait depuis la loi de  2005 qui a pourtant
révolutionné le droit à la compensation du handicap. «  Mon  parcours
handicap » a été développé en quelques mois seulement.
 
La plateforme est 100 % accessible et coconstruite à chaque étape avec
les personnes handicapées. Elle a vocation à devenir un outil universel sur
toutes les questions de la vie quotidienne. Nous la développons par
séquences rapides. Nous avons commencé en 2020 par les problématiques
d’emploi et de formation et poursuivi en 2021 avec l’accès à l’éducation et
à l’enseignement supérieur.
Malheureusement, la naissance de cet outil, qui pourrait lui aussi créer
un nouvel écosystème complet, n’a pas bénéficié du même portage
politique que le  CPF. Unanimement soutenu par les associations et les
représentants des personnes handicapées, le projet s’est concrétisé très vite,
en quelques mois, avec le soutien du secrétariat d’État au Handicap. Il a été
lancé en plein confinement, en mai 2020. Mais la suite a été plus chaotique,
du fait de la dispersion entre plusieurs projets concurrents. J’en retiens, par
comparaison avec le déroulement sans faute du projet CPF, que la décision
politique initiale n’est pas la seule condition de réussite  : il faut une
armature institutionnelle forte, qui permette de déboucher sur un mandat
juridiquement clair.
Dans ce contexte, le rôle de la Caisse, capable de supporter les à-coups
de la décision et des financements erratiques, aura permis, dans une bonne
alliance avec la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie, de garder le
cap pour construire un bien commun au service de tous.

LES PROBLÉMATIQUES DU VIEILLISSEMENT

Concernant le champ du vieillissement, de la dépendance et de


l’autonomie, la Caisse est très active, non seulement par ses prêts et
investissements, mais aussi au travers de ses filiales. Nous disposons d’une
large gamme d’intervention et plusieurs entités du groupe sont concernées,
avec notamment Icade Santé, CDC Habitat, ou encore l’offre de La Poste en
matière de services.
En  2019, j’apprends qu’Action logement doit se retirer de la
gouvernance du groupe associatif Arpavie, dont nous avions été ensemble
membres fondateurs. Je décide, pour ma part, de confirmer l’engagement de
la Caisse dans cet opérateur qui gère quarante-cinq Ehpad et près de quatre-
vingts  résidences autonomie. Depuis septembre  2020, nous assurons la
présidence de l’association. Nous ne savions pas alors que la crise sanitaire
allait confirmer cette urgence.
 
La prise de conscience nationale est double  : il faut augmenter l’offre
pour les plus âgés et la transformer. La  création de cent mille  places
supplémentaires en Ehpad est nécessaire d’ici à 2030. En  outre, nous
devrons répondre à une augmentation de plus de deux millions de personnes
entre 75 et 85 ans dans les dix prochaines années ! Ils n’iront pas en Ehpad,
où l’âge moyen d’entrée est supérieur à 85 ans, mais ont besoin d’aide à la
vie quotidienne, et parfois de solutions contre la solitude. La  Caisse
s’organise pour soutenir toutes les innovations et les solutions adaptées  :
Ehpad hors les murs, soutien au maintien à domicile, habitat partagé…
Nous nous engageons pour une offre de résidences autonomie et de
résidences services accessibles aux moins fortunés.
Nous allons maintenant bien au-delà de l’action que mènent depuis
longtemps les fonds sociaux des caisses de retraite que nous gérons, avec
notamment des aides au maintien à domicile. Nous développons donc des
formules d’accompagnement, d’innovation et de prévention. La  Poste est
déjà très active sur ces questions, avec le dispositif «  Veiller sur mes
parents  ». Nous innovons aussi pour tester de nouvelles formes de viager
solidaire. ViagéVie offre ainsi, à Marseille, un bouquet de services, encore
expérimental, qui répond aux aspirations des plus âgés.
 
Nous sommes enfin à la disposition des élus qui se rapprochent de nous
pour développer des projets prenant en compte les plus âgés, par exemple
dans le cadre du programme « Action cœur de ville ». Accorder les crédits
d’ingénierie nécessaires, détecter les acteurs pertinents sur les territoires et
proposer des solutions nouvelles  : notre action contribue à la nécessaire
mobilisation que doit mener notre pays durant au moins les
trente  prochaines années pour s’adapter à sa nouvelle donne
démographique.

LE SECTEUR DE LA SANTÉ : LUTTER CONTRE LES INÉGALITÉS,


SOUTENIR L’INNOVATION

Notre action en direction du secteur de la santé s’articule autour de deux


axes. Toujours dans notre objectif de lutte contre les inégalités, nous
soutenons la santé dans les territoires, avec notamment la lutte contre les
déserts médicaux et l’appui aux innovations organisationnelles, comme les
maisons de santé. Nous le verrons, nous intégrons systématiquement cette
dimension à nos opérations de revitalisation des centres des villes petites ou
moyennes.
Notre deuxième axe concerne le soutien à l’innovation et au
développement de l’e-santé au sens large. Là  aussi, nous mobilisons
pleinement le Groupe, avec l’intervention de la Banque des territoires, de
Bpifrance et de La Poste.
Bpifrance soutient par exemple de longue date Doctolib, et Nicolas
Dufourcq est membre de son conseil de surveillance. Il y a encore trois ans,
Doctolib était une start-up, qui avait besoin du soutien d’un acteur public
comme Bpifrance. Aujourd’hui, l’entreprise est valorisée plusieurs
centaines de millions d’euros et a démontré son efficacité et son utilité
durant la pandémie, par exemple en équipant soixante  mille médecins
libéraux en systèmes de vidéo-consultation en seulement trois semaines.
Nous avons décidé aussi d’avoir un rôle structurant dans la
consolidation du secteur des laboratoires de biologie. Il  existe aujourd’hui
vingt mille  officines de pharmacie en France, et environ autant de
laboratoires de biologie. Ils  sont répartis sur l’ensemble du territoire et
doivent souvent se mettre à l’échelle sur le plan technique et économique.
Un certain nombre de groupes commencent à se former et doivent être
soutenus, car ce secteur peut se révéler stratégique, comme nous l’avons vu
avec l’importance prise par les tests Covid dans nos vies.
 
Nous avons aussi mené une bataille pour soutenir le fonds Jeito Capital,
dédié aux biotechnologies et à la biopharmacie. Ce  fonds finance très en
amont la recherche et le développement en matière de santé, avec l’étude de
nouveaux types de molécules dans la phase des dix premières années
précédant le lancement sur le marché. Sa fondatrice, Rafaèle Tordjman, ne
parvenait pas à réunir les fonds nécessaires en France. Elle aurait pu
facilement s’installer aux États-Unis. Nous avons décidé de la soutenir, et
Bpifrance est devenue son premier investisseur. J’ai  également mobilisé
CNP Assurances, le Fonds de réserve pour les retraites et la gestion d’actifs
de la Caisse. Nous avons impulsé le démarrage et ce fonds est aujourd’hui
soutenu par des acteurs purement privés. Nous avons donc joué pleinement
notre rôle d’effet de levier et il est salutaire que nous ayons pu maintenir
cette équipe très engagée en France.

ACCOMPAGNER LES HÔPITAUX

Le Groupe Caisse des dépôts porte un tiers de la dette hospitalière.


L’acteur de référence de ce secteur est La  Banque postale. Cette dernière,
appuyée par SFIL, également une filiale du Groupe, a un encours d’environ
10 milliards d’euros de dette hospitalière.
 
Avec la Banque des territoires, nous accompagnons les hôpitaux dans la
rénovation de leur parc immobilier et leur réhabilitation thermique, qui
nécessitent des efforts financiers importants. Nous avons par exemple
conclu une convention très innovante avec le CHU de Bordeaux, qui porte
sur tous les aspects de la rénovation de cet hôpital, qui est un peu ancien.
La Caisse aidera le CHU sur plusieurs années à opérer sa mutation, à la fois
immobilière, avec destruction-rénovation-reconstruction, et un volet de
rénovation énergétique très important. Ce partenariat global constitue pour
la Caisse un effort considérable, qui embrasse quasiment la totalité du plan
stratégique du CHU.
CHAPITRE 10

La lutte contre les fractures territoriales

La problématique de la revitalisation urbaine et notamment des centres


des villes moyennes est un des fils conducteurs de mon mandat à la tête de
la Caisse des dépôts. Cette évidence s’appuyait sur mon expérience du pays,
de ses villes et de ses villages.

Le goût des villes
J’ai été inspiré par ma ville d’origine, Troyes, qui est d’ailleurs une ville
du programme « Action cœur de ville ». Troyes est une ville moyenne pas
très éloignée de Paris, qui a été durement touchée par la
désindustrialisation, avec la fermeture des usines textiles. Elle a connu une
forme de renouvellement avec l’arrivée de magasins d’usine qui pourtant ne
se sont jamais réellement substitués à l’ancienne industrie. Une école de
commerce, Y SCHOOLS, s’y est également développée. J’y ai été associé ;
j’en préside le conseil stratégique depuis de nombreuses années. Troyes a
aussi su se renouveler grâce à la rénovation réussie d’un très beau cœur de
ville du Moyen Âge.
J’ai une connaissance intime de cette ville. J’y ai fréquenté les halles à
trois  heures du matin, pour aller chercher du poisson que nous allions
vendre dans les villages alentour avec un vieux TUB Citroën.
Proche de Paris, elle y était pourtant mal connectée, puisque la
construction de l’autoroute a été réalisée tardivement et l’électrification de
la ligne de chemin de fer n’est pas achevée.
La ville ne bénéficiait pas non plus de bonnes connexions régionales.
Elle est au sud de la Champagne sans être proche de Dijon la
bourguignonne.
La situation des villes moyennes proches de Paris est complexe. L’Île-
de-France absorbe la proche province. Nous le voyons avec les difficultés
que rencontrent Sens, Laon ou Soissons, contrairement à certaines villes
comme Rouen ou Reims qui ont réussi à conserver un meilleur équilibre.
Cela rappelle ce qu’on dit du Mexique : si loin de Dieu et si près des États-
Unis…
C’est une question de dynamique économique. À  Reims, autour du
champagne et des activités de service, il existe une dynamique positive,
alors que le choc subi par Troyes avec la fin de la bonneterie a été beaucoup
plus dur et long à traiter.
La situation de ces villes est donc extrêmement diverse. Elle dépend
beaucoup de leur histoire économique et sociale. Troyes est une ville
ouvrière, une ville pauvre. Pour se former, pour travailler, une partie de
l’élite locale la quittait pour Paris. C’est d’ailleurs mon cas, puisque ma
mère est venue s’installer à Paris, de même que trois des cinq enfants de
mon grand-père.
À l’inverse, je pourrais évoquer Vannes, dans le Morbihan, dont je
constate le très grand dynamisme, l’activité industrielle croissante, et ce que
le géographe Jacques Lévy appelle la « croissance endogène ».
Autre expérience personnelle, ma belle-famille vient de Decize, dans le
sud de la Nièvre, aux portes du Charolais. C’est un bourg de cinq
mille habitants, éloigné des grands centres, mais qui bénéficie d’une activité
rurale très forte. Là aussi, la ville a connu la désindustrialisation, avec la
fermeture de l’usine Kléber-Colombes. Elle est aujourd’hui en situation de
déprise démographique.
 
J’ai une perception très concrète des réalités urbaines. J’ai  toujours
beaucoup voyagé en France par goût, par plaisir, par intérêt. Je connaissais
déjà beaucoup des villes dans lesquelles je me suis déplacé dans le cadre de
mes fonctions à la Caisse. Je les avais visitées, j’étais allé les voir, je voulais
savoir comment elles fonctionnaient, s’inscrivaient dans leur territoire.
 
Ma connaissance de la France n’est pas livresque, même si je garde une
affection particulière pour l’ouvrage Paris et le désert français de Jean-
François Gravier, souvent cité par l’ancien Premier ministre
Édouard  Philippe. Je  sais l’importance de la période d’après-guerre, de la
volonté de rééquilibrage du territoire par le général de Gaulle, avec l’action
de la Datar et la création des métropoles d’équilibre. J’ai été témoin de cette
politique et j’ai visité ces métropoles.
Sur cette question de l’aménagement du territoire, comme sur tant
d’autres points, je suis héritier de la filiation politique rocardienne, et
notamment du rapport de  1966 «  Décoloniser la province  ». Cette vision
girondine de l’action publique s’appuie sur le dialogue avec les élus et les
territoires. Dans les réunions politiques autour de Michel  Rocard, les élus
locaux étaient très présents, notamment les élus bretons, avec
Charles  Josselin, président des Côtes-d’Armor, Louis Le  Pensec, élu du
Finistère, Bernard  Poignant, alors maire de Quimper et Claude  Évin, élu
nantais.

La matrice « Action cœur de ville »


LA CAISSE DES DÉPÔTS, PRÉCURSEUR DES PROGRAMMES
DE REVITALISATION URBAINE

Ma vision de l’aménagement du territoire s’est cristallisée à mon arrivée


à la tête de la Caisse des dépôts, notamment en accompagnant la démarche
de Jacques Mézard autour du programme « Action cœur de ville ».
La Caisse avait préfiguré ce programme sous l’impulsion de mon
prédécesseur, Pierre-René Lemas. Il  avait eu l’intuition que la Caisse
pouvait être un outil puissant dans l’accompagnement des grandes
transitions, et notamment dans ce qu’il appelait la transition territoriale.
Avec le financement du logement social, des collectivités locales, des
infrastructures, la Caisse dispose des outils indispensables pour réussir les
transformations urbaines.
Avant même le lancement par l’État d’«  Action cœur de ville  », la
Caisse s’était organisée autour de programmes, très largement précurseurs,
comme « Centre-ville de demain » ou les opérations « Centre-bourgs ».
L’un de mes premiers déplacements, en février  2018, m’a conduit à
Libourne, vitrine de ce programme «  Centre-ville  de demain  ». Le  maire
Philippe Buisson nous a montré comment, grâce à cette approche globale,
sa ville avait repris sa croissance. Les commerces étaient rénovés et
rouvraient. Le  développement de l’activité économique reposait en partie
sur la relance du tourisme fluvial sur la Dordogne, avec l’aménagement des
quais, pour accueillir les bateaux de croisière, inaugurés à l’été 2018.
Des  hôtels et un restaurant ont également ouvert autour de ce projet
structurant. Le maire avait une vision globale du développement de sa ville,
alliant tourisme, commerce, logement. Il avait bien compris que toutes ces
problématiques étaient imbriquées.
 
Pour construire le programme « Action cœur de ville », Jacques Mézard
s’est inspiré de rapports sénatoriaux s’alarmant de la dévitalisation des
centres des villes moyennes, et des outils développés par la Caisse. Il a
souhaité développer une nouvelle forme de politique d’aménagement du
territoire de proximité, beaucoup plus précise qu’elle ne l’était auparavant,
en s’intéressant à de petites et moyennes centralités, plutôt qu’à des
métropoles.
Le ministre a mis en place un comité de pilotage de haut niveau, qu’il a
réuni souvent, et qu’il a écouté. Dans la grande salle du premier étage de
l’hôtel de Castries, il y avait Caroline Cayeux, présidente de Villes de
France, le Commissariat général à l’égalité des territoires (successeur de la
Datar et prédécesseur de l’ANCT), les dirigeants d’Action logement, de
l’ANAH, de la Caisse. L’ambiance était décontractée et studieuse, chacun
était invité à s’exprimer. Un esprit de famille est né là, et pour moi une
complicité chaleureuse avec Jacques Mézard.
Il moquait souvent mon habitude de me référer constamment à la
Bretagne. Si bien que lorsque la première carte des villes « Action cœur de
ville » a été examinée, j’ai pu lui faire remarquer qu’elle manquait de villes
bretonnes et devait être rééquilibrée à l’ouest. C’est ainsi que Vannes et
Saint-Malo sont entrées dans le programme, et le nombre des villes est
passé à deux cent vingt-deux.

L’INGÉNIERIE, ÉTAPE PRÉALABLE ESSENTIELLE

L’apport d’«  Action cœur de ville  » a d’abord été de repenser les


modalités de l’action publique dans ces territoires. Il  ne s’agissait pas
d’imposer à chacune des villes du programme, depuis Paris, des solutions
toutes faites. Au contraire, nous avons voulu leur fournir une boîte à outils
et des financements.
Cette approche nous a également permis de définir plus précisément les
signes d’une déprise démographique et économique de ces centres-villes.
Le  premier marqueur, le plus symbolique, est le commerce. Le  début du
dépérissement d’une ville est marqué par un haut niveau de vacance
commerciale. Le  niveau d’entretien du centre-ville, l’état des logements
sont d’autres signes.
Ces programmes ne peuvent pas traiter séparément les différents types
de problèmes. Ils  doivent articuler des actions en matière de logement,
d’activité économique, de services. Leur originalité tient à leur
transversalité, qui est aussi la condition de leur réussite.
La démarche doit donc être pensée, mûrie en amont, avec les élus. Lors
du point presse que nous avions fait après la signature de
l’approfondissement du partenariat avec Libourne, Philippe Buisson avait
très bien expliqué l’importance de l’ingénierie et le rôle que jouait la Caisse
dans cette phase déterminante d’initiation.
Cette notion regroupe toutes les études, les diagnostics préalables à un
projet. Avant d’engager la transformation d’une ville, il est essentiel d’aller
sur le terrain, d’étudier ce qui fonctionne et mettre en évidence ce qui ne
fonctionne  pas. À  partir d’une boîte à outils disponible pour tous les
territoires, composée d’instruments juridiques, financiers, techniques, il faut
définir ceux qui seront les mieux adaptés à une réalité donnée, aux projets
des élus.
Ces études constitueront les fondations de l’ensemble du projet à naître.
Cela peut prendre du temps, alors que les élus et les habitants voudraient
aller vite. Mais cette étape est essentielle. S’en abstraire, c’est prendre le
risque d’un projet raté. La  spécificité du programme «  Action cœur de
ville  » est que cette ingénierie est gratuite. Plus précisément, elle est très
largement prise en charge par la Caisse.

IMPULSER L’ACTIVITÉ ÉCONOMIQUE


Idéalement, une action de revitalisation commence par l’activité
économique. À  Roanne, cela a commencé  par un accord sur le temps de
travail, qui a permis le maintien de l’usine Michelin. La  renaissance de
Valenciennes, lorsque Jean-Louis Borloo en était maire, a été permise par
l’arrivée de l’usine Toyota.
Il n’est pas possible d’implanter de grandes usines dans toutes les villes.
On  peut aussi aider des filières à se structurer. Je  pense à la filière de
l’image à Angoulême, autour de l’animation et de la bande dessinée, ou
celle des métiers de bouche à Roanne. Les collectivités ont un rôle
d’impulsion essentiel. Dans le Centre-Val de Loire, la filière du luxe se
développe, autour des ateliers de grandes marques, dans le cadre
notamment de «  Territoires d’industrie  ». En  Vendée, il s’agit de la
protection et du développement de l’industrie agroalimentaire déjà
existante.

LA PROBLÉMATIQUE CENTRALE DU LOGEMENT

Il faut aussi accueillir des habitants. La revitalisation nécessite ainsi la


mise en œuvre de programmes de rénovation ou de construction de
logements qui permettent d’offrir un cadre de vie attractif. Là  aussi, nous
avons mis toutes les ressources du Groupe Caisse des dépôts au service des
élus, en demandant à CDC  Habitat, notre opérateur de logement social,
d’intervenir dans ces villes.
La vacance commerciale en centre-ville a engendré une dégradation,
une paupérisation des logements, notamment les premiers étages des
commerces. À  Grasse, par exemple, les populations aisées sont allées
s’installer dans les collines environnantes, désertant le centre-ville, qui s’est
considérablement appauvri, avec des immeubles menaçant ruine.
Ces centres-villes sont souvent denses et il est difficile d’y trouver des
espaces pour construire. Dans nos opérations de construction ou de
réhabilitation de logements, nous sommes d’ailleurs confrontés à un
problème administratif très concret. Légalement, un programme «  Action
cœur de ville » est autorisé dans le périmètre d’une ORT, une opération de
revitalisation de territoire. Or, ce périmètre est souvent limité au centre-
ville, alors que dans les villes moyennes, les constructions de logements se
font en proche périphérie.
D’autres villes prennent des options plus radicales. À Roanne, le choix
a été fait de préempter, racheter, détruire et reconstruire toute une partie du
centre-ville. Ces opérations peuvent être longues et complexes.
La politique fiscale peut aussi avoir des effets pervers. La paupérisation
peut être liée à des dispositifs fiscaux de type Pinel, qui conduisent à
concentrer en centre-ville, dans des logements anciens réhabilités pour des
raisons fiscales, les populations les plus en difficulté. Dans certaines villes,
ces programmes de défiscalisation ont parfois entraîné une dynamique plus
vicieuse que vertueuse.
Il arrive que la difficulté soit d’identifier les propriétaires des
immeubles de centre-ville. À  Saint-Dié-des-Vosges ou à Vesoul par
exemple, le mouvement de déprise démographique a provoqué un départ
des propriétaires et l’abandon des immeubles par leurs héritiers, qui parfois
ne savent même pas qu’ils sont propriétaires. Pour faire face à ce type de
situations et accélérer les opérations de revitalisation, il faut faciliter
l’expropriation des appartements et des immeubles concernés, lorsque les
ayants droit économiques ne se manifestent pas.
 
L’une des clés de ces politiques de revitalisation tient dans la mise en
œuvre de programmes immobiliers équilibrés, qui permettent à la fois de
redonner une attractivité à ces territoires et d’assurer la mixité sociale. Sur
le plan national, un logement social est construit pour trois logements du
marché libre. C’est sans doute la bonne proportion, que nous devons nous
efforcer de respecter dans chaque programme, dans les centres-villes
comme en périphérie.
La mixité des projets est essentielle. Elle permet aussi leur équilibre
financier, puisque la rentabilité des logements libres facilite l’accès au
foncier et assure le financement des logements sociaux.
L’État a un rôle à jouer dans ces politiques d’attractivité démographique
des centres-villes, notamment par le biais de la politique d’implantation de
ses agents. De  plus en plus, il revient sur l’installation systématique des
casernes ou des services administratifs en périphérie des villes. Je pense au
projet de réimplantation d’une caserne de gendarmerie dans le centre-ville
de Nogent-le-Rotrou. Les gendarmes vivent avec leur famille, ils permettent
de recréer une activité pérenne. Des projets de ce type doivent être
encouragés.
 
En matière de logement comme d’aménagement, en dehors du
programme «  Action cœur de ville  », nous travaillons aussi bien avec les
petites communes qu’avec les métropoles. Chaque territoire est unique,
mais Paris est unique… dans sa multiplicité  ! Avec Anne Hidalgo, nous
avons noué une relation de confiance, pour accompagner les projets
d’aménagement durable et solidaire. Acteur majeur du financement du
logement social à Paris, pour aider la Ville à atteindre son objectif de 25 %
de logements sociaux, nous innovons également ensemble dans certains
quartiers, comme à Chapelle International, dans le nord de la ville, pour
créer un écoquartier mixte qui regroupera des logements, des bureaux et
espaces de travail pour des artisans, des commerces, et de nombreux
espaces publics.

UNE NOUVELLE DYNAMIQUE COMMERCIALE

Troisième volet du triptyque nécessaire à une revitalisation réussie : les


services. En  premier lieu, il s’agit de ramener des commerces en centre-
ville.
Nous l’avons vu, la vacance commerciale est l’un des premiers signes
visibles de la déprise démographique d’une ville. Inciter les habitants à
rester ou en attirer de nouveaux passe donc par la modernisation, la
densification et la diversification du tissu commercial. Et  les règles
classiques du marché et de la concurrence ne permettent pas d’atteindre ces
objectifs. On le voit dans trop de villes, leur libre jeu conduit à l’installation
de grandes enseignes de prêt-à-porter ou de restauration rapide. Zara ou
McDonald’s ont leur place, mais un centre-ville attractif, ce sont aussi des
boucheries, des poissonneries, des fromageries, des librairies ou encore des
maisons de la presse.
Dans ces villes, la conception et la mise en œuvre d’une véritable
politique commerciale sont nécessaires et doivent être fortement portées par
les élus. Coordonner l’implantation des commerces est un vrai métier, qui
se développe actuellement, celui de manager de commerces. Cette évolution
incarne la volonté politique d’un développement commercial équilibré. Les
rues principales des villes moyennes ont été ces deux dernières décennies
très marquées par la concentration de certaines activités ou enseignes.
L’équilibre n’est pas produit spontanément par le marché  ; il ne peut
résulter que des politiques publiques. Le  manager de commerces veille à
assurer cet équilibre, qui est favorable à long terme, puisqu’il permet
d’ancrer les habitants dans la ville et, donc, de favoriser son
développement. Une municipalité peut souhaiter, dans tel ou tel point de
son territoire, disposer d’un commerce de bouche plutôt que d’un magasin
de vêtements qui serait pourtant plus rentable dans l’immédiat.
Dans le cadre du plan « Commerce » annoncé durant la crise sanitaire,
la Caisse déploie un programme de 1  milliard d’euros sur cinq ans,
jusqu’en  2024, qui prévoit notamment le financement de ces managers de
commerces. Deux cent cinquante territoires sont ciblés.
Nous accompagnons également l’élaboration de ces politiques de
revitalisation commerciale, en finançant les études nécessaires. Nous
soutenons massivement les sociétés foncières commerciales, qui constituent
l’outil de politique publique privilégié pour ces opérations de revitalisation.
Ces outils sont créés sous la forme de sociétés d’économie mixte, qui
permettent le portage du foncier commercial, sa modernisation et
éventuellement son remembrement. La  Caisse est présente, aux côtés des
collectivités territoriales, au capital de ces foncières. Dans le cadre de son
plan de relance, la Banque des territoires a mobilisé une enveloppe de
300  millions d’euros d’investissements en fonds propres pour leur
développement. Cet engagement massif pourra être complété par
500  millions de prêts sur fonds d’épargne, qui financeront l’acquisition
d’actifs commerciaux.
 
Ces foncières permettent de penser l’aménagement et la répartition des
commerces de façon à maintenir un équilibre entre les commerces de
bouche et les commerces de prêt-à-porter ou d’autres types d’activités. Pour
les commerçants qui s’installent, elles offrent des loyers allégés, dégageant
pour eux des marges d’investissement ou de trésorerie supplémentaires.
Le remembrement d’anciens locaux, souvent trop petits, offre la possibilité
d’accroître les surfaces commerciales lorsque c’est nécessaire. Ces outils
offrent aussi davantage de flexibilité aux commerçants. À  Saumur, la
foncière commerces a permis d’ouvrir, dans le centre-ville, un magasin
éphémère où des commerçants viennent tester pendant un mois leur
concept. Si l’expérience est concluante, la foncière conclut avec eux un bail
plus durable.
 
Cet outil «  foncières  » est caractéristique du modèle français de
l’économie mixte. L’objectif est bien que des entrepreneurs individuels, des
commerçants puissent développer leur activité. Mais sans cette impulsion
publique, sans ces aménagements entrepris par les collectivités et la Caisse,
ce développement serait plus difficile. Ces investissements sont d’intérêt
général, puisqu’ils génèrent de la richesse et de l’activité. Nous nous
sommes fixé comme objectif la création de cent de ces foncières, sur
l’ensemble du territoire. Elles permettront le soutien de six
mille  commerces. À  ce stade, soixante-trois de ces sociétés fonctionnent,
soit mille deux cents commerces concernés.
 
Le déploiement de ces foncières me semble aussi exemplaire de la
nécessité de faire confiance aux territoires, de les laisser se saisir de ces
outils nouveaux. Initialement, fidèle à une certaine tradition jacobine, l’État
souhaitait une foncière nationale unique, avec des normes contraignantes,
applicables partout. Imposer dans chaque ville deux bouchers, un
poissonnier, une librairie, le tout à une distance donnée de la mairie ou de la
sous-préfecture, ce n’était pas notre conception du développement local.
C’était surtout aller droit à l’échec !
Comprenant la nécessité de s’adapter au terrain, mais suivant ses
réflexes administratifs, l’État a ensuite plaidé pour la constitution d’une
foncière par département. Là  aussi, nous nous y sommes opposés.
Le  périmètre de ces foncières devait respecter la liberté des élus. Elles
devaient correspondre à des bassins de vie, à des espaces économiques
pertinents. Ainsi, en Bretagne, s’est constituée une foncière régionale,
BreizhCité. Nous participerons sans doute en parallèle à la constitution
d’outils plus locaux, plus spécifiques à Quimper, Brest ou Rennes.
La foncière créée en Vendée couvre les deux villes « Action cœur de ville »
du département, La  Roche-sur-Yon et Fontenay-le-Comte. En  fonction de
leurs projets, de leurs affinités, les élus doivent demeurer libres de leurs
moyens d’action. Ils sont libres, aussi, de coopérer ou non avec d’autres
collectivités.
 
Enfin, nous devons aider les commerces à s’adapter aux nouveaux
modes de consommation, à répondre aux nouveaux besoins. Nous l’avons
vu, avec la crise sanitaire, la transformation numérique est un enjeu majeur
pour les commerçants. Là aussi, la démarche doit être globale. Nos actions
de revitalisation commerciale englobent le plus souvent ces questions de
numérisation et nous finançons en partie l’adhésion à des plateformes
numériques. Nous avons décidé de développer ces outils numériques d’e-
shopping et de click and collect au sein même du Groupe Caisse des dépôts.
Par exemple, « Ma ville Mon shopping », proposé par La Poste, permet aux
commerçants de créer leur boutique virtuelle sur une plateforme numérique.
Les outils de ce type attirent vers les commerces de centre-ville un public
qui se dirige habituellement vers les zones commerciales en périphérie. Les
enjeux logistiques de ces nouveaux modes de consommation sont
importants, et La Poste a évidemment un rôle majeur à y jouer.
 
Notre savoir-faire en matière de numérisation des commerces est
désormais reconnu. L’État a décidé d’étendre ces programmes au-delà des
villes « Action cœur de ville » et a même fait le choix de nous déléguer la
gestion des subventions qu’il accorde dans ce cadre aux villes moyennes.

RÉPONDRE AUX BESOINS DE LA POPULATION EN MATIÈRE


DE SANTÉ

D’autres services sont essentiels à un centre-ville moderne et attractif.


Bien avant la crise sanitaire, nous avions identifié la nécessité de
développer le modèle des maisons de santé et d’attirer de nouveaux
soignants. Joigny a mis à la disposition des internes du CHU de Dijon une
grande et confortable maison, dotée d’un baby-foot, afin qu’ils soient logés
durant leur stage, avec l’ambition de les voir s’installer dans la ville à la fin
de leur cursus. Là  aussi, la volonté des élus est déterminante. J’ai été
marqué par l’intervention du maire, Nicolas Soret, devant le congrès de
l’Association des maires de France (AMF), qui expliquait avoir démarché
lui-même les étudiants à la sortie de la faculté pour leur présenter sa ville et
leur donner l’envie d’y venir.
 
Attirer des médecins ne suffit pas. Il faut pouvoir les rendre accessibles
au plus grand nombre. C’est possible aujourd’hui avec le développement de
la télémédecine, sur lequel nous investissons 72  millions d’euros d’ici
à 2024. Penser la santé, le social en ville nécessite aussi d’appréhender les
problématiques du grand âge et de la dépendance. Une ville équilibrée, c’est
une ville qui facilite la vie de ses séniors. Dans les efforts de financement
que nous fournissons pour la réhabilitation des Ehpad ou la construction de
résidences séniors à fort niveau de service et à prix maîtrisés, nous veillons
naturellement à ce qu’ils soient davantage inclus dans le tissu urbain et non
relégués en zone rurale ou à la périphérie des villes comme ils l’ont trop
souvent été ces dernières années.

REMODELER LES CENTRES-VILLES

Au-delà du foncier commercial, l’aménagement urbain des centres-


villes est essentiel pour leur redonner de l’attractivité. J’ai  pu constater
l’efficacité de ces actions à Sens que j’avais visitée à titre personnel
en 2019 et où je suis revenu en déplacement professionnel en février 2021.
En deux ans, les progrès sont sensibles. Le premier signe de revitalisation
est très visible pour le simple promeneur  : les rues comptent moins de
commerces fermés. L’aspect du centre-ville a également changé  : les
pavages des rues ont été refaits, certaines rues ont été piétonnisées, les
façades des immeubles ont été ravalées.
 
« Action cœur de ville », ce sont donc aussi des travaux d’amélioration,
d’enjolivement, de fluidification des centres-villes. Le  maire de Fort-de-
France, Didier Laguerre, a entrepris de redynamiser son centre-ville grâce à
une démarche complète, alliant habitat, commerces, mobilités, culture, et
qui rend toute sa beauté au quartier du parc de la Savane et de la
bibliothèque Schœlcher.
 
Souvent, ce remodelage urbain ne va pas sans heurts avec les
commerçants, qui craignent une baisse de fréquentation durant les travaux.
À  Albi, la piétonnisation du quartier de la cathédrale Sainte-Cécile ou, à
Niort, la transformation de l’immense parking de la place de la Brèche en
un très beau jardin urbain ont dans un premier temps suscité l’inquiétude.
Plusieurs années après, les commerçants savent ce qu’ils ont gagné avec ces
aménagements.

L’IMPORTANCE DE LA MÉTHODE :
UNE BOÎTE À OUTILS À DISPOSITION DES ÉLUS

Ces politiques urbaines sont complexes mais essentielles car elles


permettent de faire le lien entre tous les outils que nous déployons.
Développement économique, logement, commerces et services,
réaménagement urbain, ces outils sont complémentaires, ils ne peuvent être
conçus séparément. Ils ne constituent pas, non plus, des étapes successives.
Ils  doivent au contraire s’articuler dans une démarche globale. Menées de
front, grâce à l’engagement sans faille des élus locaux, ces différentes
démarches créent une alchimie positive. Le rôle de la Caisse est de mettre à
leur disposition toute la palette de ces outils.
 
Nous fournissons aux élus des instruments, en aucun cas des solutions
toutes prêtes. Notre rôle est aussi de les conseiller, de leur indiquer ce qui
fonctionne bien ailleurs. Beaucoup de notre travail d’ingénierie tient dans la
diffusion des bonnes pratiques. À  cet égard, les Journées Action cœur de
ville, organisées chaque année par la Banque des territoires, me semblent
exemplaires. Il  ne s’agit pas de grandes conférences magistrales, mais
d’échanges entre des élus de toutes les villes du programme, qui peuvent
transmettre l’expérience qu’ils ont acquise chez eux et s’inspirer de ce qui
se fait ailleurs. Ces retours du terrain sont essentiels. Je regrette parfois que
nos députés et sénateurs en aient été éloignés par la suppression de tout
cumul des mandats. Je  pense qu’il était utile au débat national que des
députés-maires issus de villages, de villes petites ou moyennes puissent
faire profiter les discussions parlementaires de leurs expériences vécues.
Le  cumul posait évidemment des difficultés réelles pour les présidents de
grands exécutifs locaux –  régions, départements ou métropoles  –, mais il
me semble nécessaire de réinterroger cette réforme  ; notre débat
démocratique y gagnerait sans doute en qualité.
 
C’est cette méthode qui a assuré au programme un soutien très large de
la part des élus, au premier rang desquels la présidente de l’association
Villes de France, Caroline Cayeux, par ailleurs maire de Beauvais, qui a
joué un rôle important dans l’invention de ce programme. J’ai eu le plaisir
de me rendre compte dans sa ville de la manière dont elle avait mis à profit
ce programme, et lui rendre à cette occasion un hommage mérité.
 
Et les premiers résultats sont là ! À Louviers, c’est toute la ville qui se
transforme  : une nouvelle école, un projet d’hôtel trois étoiles et de café
solidaire, des bus sur lesquels arrimer votre vélo pour faire les derniers
kilomètres… Autant de nouveautés qui favorisent le dynamisme
démographique, qui est lui-même la clé pour renouer avec une croissance
endogène. L’activité appelle l’activité, engendre la richesse, la création
d’emplois, le partage. Le  gain est aussi important pour la puissance
publique. Plus d’habitants et davantage de nouveaux commerces qui
fonctionnent ce sont des ressources fiscales nouvelles pour l’État et les
collectivités.
 
On pourrait croire que ces programmes ne sont adaptés qu’à certains
types de territoires, les villes moyennes désindustrialisées de l’Hexagone.
L’ambition politique que nous avons portée dès l’origine avec le
gouvernement était au contraire que ces outils soient utiles partout,
notamment dans des territoires ultramarins.
 
Je pense à Saint-Laurent-du-Maroni en Guyane. Il  s’agit certainement
de l’une des villes les plus pauvres de France, située en face du Suriname.
Elle est composée pour une grande part d’habitat informel. Le programme
«  Action cœur de ville  » y est centré autour de l’ancien hôpital. Il  vise,
comme en métropole, à recréer des commerces, des logements et des
services. Mais réhabiliter cette emprise foncière au bord du Maroni, au
centre de la ville, relève du défi, car la végétation a repris ses droits sur le
site.
La maire, Sophie Charles, fait preuve d’une volonté sans faille pour
redynamiser sa ville et juguler tant la pauvreté que l’explosion
démographique. Pour piloter le programme « Action cœur de ville », elle a
nommé une jeune femme qui nous a exposé une vision enthousiasmante de
ce que serait sa ville demain. Elles étaient parvenues à mettre autour d’une
même table tous les acteurs locaux, tous les financeurs et à les faire
travailler ensemble pour recréer un lieu de vie sur cette frontière si
lointaine.
 
Le programme commence à produire des résultats tangibles, une
attractivité nouvelle. Mais le retournement de tendance n’est pas encore là.
Surtout, certains territoires sont encore très affectés par des crises
profondes, parfois accentuées ces deux dernières années par les effets de la
situation sanitaire sur le tissu économique local. «  Action cœur de ville  »
devait se terminer fin 2022  : nous avons collectivement décidé de
poursuivre l’effort et mettrons l’accent sur les entrées de villes, les quartiers
de gare et les quartiers prioritaires de la politique de la ville. Nous nous
concentrerons sur le défi climatique, la biodiversité, et les évolutions
démographiques –  le vieillissement, mais aussi les enjeux autour de la
jeunesse et des familles.
Redynamiser les petites villes
Depuis sa création et ses premiers succès, ce programme « Action cœur
de ville » a servi de matrice à d’autres programmes nationaux. Il a valeur de
modèle justement parce qu’il ne propose pas des solutions clés en main,
mais un ensemble d’outils transversaux, dont le déploiement est fondé sur
une ingénierie robuste.
 
Certaines villes étaient trop petites pour être intégrées à ce programme
et se trouvaient isolées dans la conduite de leurs projets de revitalisation.
Jean-Jacques Faucher, qui était alors maire de Brioude, en Haute-Loire,
avait ainsi fait appel au directeur régional de la Banque des territoires. Sa
ville, comptant sept mille habitants, ne pouvait être classée « Action cœur
de ville ». Nous lui avions répondu que nous étions en mesure d’y déployer
les mêmes outils pour soutenir son projet.
Lors d’un déplacement dans cette ville magnifique, nous avons donc
conclu un partenariat de revitalisation. Ensemble, nous avons traversé la
ville. Quelques bâtiments décrépis, quelques rues anciennes, méritaient
d’être réhabilités. Nous avons mis à la disposition du maire les outils de la
Caisse.
Cet exemple de Brioude est symptomatique de très nombreuses petites
villes de notre pays, qui subissent souvent un phénomène de déprise
démographique et dont la fiscalité locale est insuffisante pour faire face à
d’importantes charges de centralité. Par leur position géographique, par leur
importance historique dans un territoire, ces communes accueillent et
doivent donc financer un certain nombre de services publics ou de dépenses
sociales, qui bénéficient aux habitants des communes alentour.
 
Ces petites villes ont aussi besoin d’un soutien. La Caisse a joué un rôle
précurseur, avec son propre programme «  Centre-bourgs  ». J’ai pu en
témoigner lors d’un déplacement avec le préfet de région, qui était alors
Christophe Mirmand, à Pipriac, un gros bourg de
trois  mille  huit  cents  habitants à quarante-cinq  minutes de Rennes.
Il  s’agissait de l’une des premières expérimentations de ce programme.
Nous y avons accompagné les élus dans l’élaboration de leur projet en
finançant les études préalables. Le  dynamisme local avait permis
l’émergence dans cette petite ville d’une belle innovation sociale,
accompagnée par la Caisse, avec la recyclerie TEZEA, entreprise créée
dans le cadre de l’opération « Territoires zéro chômeur ».
 
Les leçons de ce programme de la Caisse ont inspiré le gouvernement
pour le lancement d’un autre programme, « Petites villes de demain », porté
par Jacqueline  Gourault. Celui-ci doit bénéficier à mille six
cents communes, réparties sur mille intercommunalités. Par son ampleur, le
management de ce programme est plus difficile. Il a aussi souffert, dans sa
conception et dans sa gestion, de certains réflexes administratifs de l’État.
Ainsi, les critères de choix des communes par les préfets n’ont pas toujours
été compris, le choix des villes s’est fait sans concertation. Alors
qu’«  Action cœur de ville  » était un programme partenarial, associant les
élus, l’État et les financeurs comme la Caisse, « Petites villes de demain »
revient à un format plus classique de politique publique, où l’État est tenté
de décider seul.
Pour faire face aux besoins de ces petites villes, la Caisse a néanmoins
décidé de s’engager massivement, en dégageant une enveloppe de
200  millions d’euros pour l’ingénierie de projets. Malheureusement, nous
n’avons été que trop peu associés aux suites du programme. Celui-ci a mis
plus de deux ans à voir le jour. Le retard pris par l’État dans son lancement
a immobilisé les autres acteurs. J’ai en mémoire le congrès de l’Association
des maires ruraux de France à Eppe-Sauvage dans le Nord, en
septembre  2019. Nous devions y annoncer cette enveloppe de subvention
inédite. Mais l’État n’était pas prêt et nous a demandé de retarder notre
communication.
Comme souvent, la différence entre ces deux programmes est avant tout
managériale. Dans le cas d’« Action cœur de ville », le gouvernement a su
fédérer les acteurs pour faire vivre un réseau. Les élus se rencontrent,
échangent. « Petites villes de demain », au contraire, a été conçu de façon
beaucoup plus administrative et centralisée.
Il est évidemment plus difficile de piloter un programme comptant mille
six cents  bénéficiaires que deux cent vingt-deux. La  crise sanitaire et le
décalage des élections municipales ont encore retardé le lancement de
« Petites villes de demain ». Aujourd’hui, le programme débute. Les maires
sont enthousiastes. Mais un nouveau problème administratif se pose, sur le
portage territorial du programme. Celui-ci est beaucoup plus large
qu’« Action cœur de ville », son déploiement dans les territoires doit donc
être intermédié. Nous avions soutenu l’idée que ce portage serait assuré au
mieux par les territoires, en l’occurrence les régions et les départements.
Mais l’État hésite entre ce partenariat avec les collectivités et un portage en
direct par les préfets. Il en résulte une mosaïque de situations.
Toutes ces difficultés auraient pu être évitées assez simplement, avec un
management partenarial de ce programme, par exemple au sein d’une
instance associant la ministre, les associations d’élus et la Caisse. Nous
aurions pu évoquer toutes ces problématiques bien en amont et éviter les
pièges politiques et technocratiques.

Retrouver l’activité économique :


la nécessaire réindustrialisation des territoires
Le troisième programme de revitalisation majeur lancé sous ce
quinquennat, « Territoires d’industrie », a fait l’objet d’un portage politique
inédit. Le  Premier ministre, Édouard Philippe, l’a présenté lui-même le
22 novembre 2018, au Grand Palais.
Le Groupe Caisse des dépôts s’est immédiatement engagé dans ce
programme, avec Bpifrance, qui soutient directement les entreprises, et la
Banque des territoires, qui accompagne le renforcement de l’attractivité
industrielle des collectivités.
Nous l’avons vu, l’activité économique est la première condition du
renouveau d’un territoire. Et l’industrie doit y prendre toute sa place !
La réindustrialisation de notre territoire est redevenue une priorité ces
dernières années, notamment avec la crise sanitaire. Après une période où
avaient régné le fantasme absurde d’une économie sans usines et la
tentation de délocaliser les productions industrielles, la nécessité absolue de
moderniser et renforcer notre industrie s’est, heureusement, à nouveau
imposée. Il  existe aujourd’hui un consensus politique sur un constat
simple : il n’y a pas de puissance économique sans puissance industrielle.
 
L’industrie crée des emplois, de la richesse. Elle est aussi un puissant
outil d’aménagement du territoire. Depuis le début du XIXe  siècle, elle a
d’ailleurs largement contribué à modeler notre territoire tel que nous le
connaissons. Les premiers réseaux ferrés, entre Andrézieux et Saint-Étienne
puis entre Saint-Étienne et Lyon ont été construits pour transporter l’un la
houille nécessaire à la sidérurgie, l’autre la main-d’œuvre ouvrière. Moyens
de transport, paysages urbains, relations en réseau de certains territoires  :
tout cela a façonné nos villes.
 
L’industrie, qui est la base du développement économique, est
nécessairement territorialisée. Elle est peu concernée par le phénomène de
métropolisation contrairement à d’autres secteurs tels que les services.
Certaines industries sont tellement ancrées dans un territoire qu’elles ne
pourraient pas s’en extraire. Je pense à Vallourec Umbilicals, à Venarey-les-
Laumes. L’usine devait être délocalisée en Grande-Bretagne. Les dirigeants
se sont rendu compte que le savoir-faire était là, dans ce territoire
bourguignon, et qu’il n’était pas remplaçable. Finalement, l’usine a triplé de
taille sur place, avec le soutien du Groupe Caisse des dépôts.

LA NÉCESSAIRE ASSOCIATION DES TERRITOIRES

La désindustrialisation massive des trente dernières années a donc eu


pour effet une déstructuration profonde de ces territoires, de leur économie,
mais aussi de la sociabilité de leurs habitants, voire d’une part de leur
identité.
 
L’État a initié le programme, mais les régions en sont chef de file,
puisqu’elles sont en charge du développement économique. Dans la même
logique de mobilisation des territoires, il a été décidé que le programme
serait, pour chaque Territoire d’industrie, incarné par un binôme composé
d’un entrepreneur et d’un élu.
 
En Centre-Val de Loire, nous avons lancé le programme à Orléans avec
François Bonneau, le président de région, qui est très mobilisé sur ce sujet.
Nous avons été marqués par le témoignage d’un chef d’entreprise qui faisait
part des difficultés pour certaines sociétés à s’engager dans une démarche
de ce type. Pour ce faire, elles doivent surmonter leur concurrence naturelle.
Harold Huwart, vice-président de la région chargé de l’économie, aussi
administrateur de Bpifrance, lui avait très justement répondu que les élus de
tous bords parvenaient à trouver un consensus sur ces projets, et que les
industriels devaient aussi y arriver.

CAPITALISER SUR LES SAVOIR-FAIRE,
FORMER POUR LES TRANSMETTRE
Ce sont souvent des cultures industrielles locales fortes que nous devons
mobiliser ou faire renaître. Je pense à l’usine de pâte à papier de Novillars,
près de Besançon, dont nous avons soutenu la réouverture et la
reconversion pour la production de cartons d’emballage. L’ancienne usine
avait fermé et était désaffectée. Les ouvriers l’avaient entretenue par souci
de protéger leur patrimoine industriel. Le  savoir-faire était donc là,
disponible. Par  transmission culturelle, quand l’usine a rouvert, beaucoup
de jeunes de la région la connaissaient, en avaient le goût et l’intérêt. C’est
l’une des raisons pour lesquelles elle a pu reprendre avec succès.
 
Mais il ne s’agit jamais de refaire à l’identique, selon un modèle passé.
Dans le cas de l’usine de Novillars, son alimentation est entièrement
écologique, à partir de la biomasse, et l’excédent d’énergie est cédé
gratuitement à l’hôpital local.
Ces savoir-faire locaux sont très ancrés et facilitent la
réindustrialisation. À Penmarc’h dans le Finistère, nous avons participé à la
création d’une nouvelle conserverie, là même où se situait l’ancienne,
justement parce que les savoir-faire très spécifiques nécessaires à la
conservation du poisson avaient été préservés.
Ces connaissances et compétences sont peu utiles si elles ne sont pas
transmises. C’est l’enjeu essentiel de la formation professionnelle. De  très
nombreux postes ne sont pas pourvus en France, parce que nous n’avons
pas assez formé nos jeunes aux métiers de l’industrie.
C’est la clé pour reconquérir notre compétitivité industrielle. Sur le plan
de la fiscalité et du coût du travail, beaucoup a été fait ces dix dernières
années et, sur ce point, notre pays est maintenant à peu près aussi compétitif
que l’Allemagne. Mais de nombreux efforts doivent encore être fournis en
matière de compétitivité hors coût, c’est-à-dire de savoir-faire,
d’infrastructures, de volonté politique d’accompagner l’industrie. Tout cela
avait été perdu de vue durant vingt ans. Le consensus politique nouveau qui
s’est formé sur la nécessité de faire revenir l’industrie dans notre pays peut
nous permettre de combler ces retards.

LE VERDISSEMENT, CONDITION DE LA RÉINDUSTRIALISATION

Les réformes fiscales successives ont permis de restaurer notre


compétitivité industrielle, mais la suppression de la taxe professionnelle a
eu un effet pervers, en déconnectant la fiscalité locale de l’économie. Les
collectivités sont moins incitées à faire venir des entreprises industrielles,
surtout des industries lourdes, sur leur territoire. Cette réticence se conjugue
aux revendications légitimes et croissantes des habitants de ne pas être
exposés à des activités polluantes.
Nos efforts de réindustrialisation doivent donc reposer sur un principe
simple  : nos usines ne doivent plus être polluantes. L’implantation
d’industries lourdes nécessite aussi d’importants efforts pédagogiques de la
part des élus. Je  pense par exemple à Patrice Vergriete à Dunkerque, qui,
suivant un véritable raisonnement industriel, me disait accepter la fermeture
d’une usine ancienne, si deux nouvelles ouvraient.
Les efforts de la Caisse en matière de promotion d’une industrie plus
verte, plus durable, se sont aussi portés, hors des métropoles, sur la
transition de l’industrie agroalimentaire. Près de Nontron, nous soutenons
une usine de fromages de chèvre et de brebis, principalement bio. Cette
industrie est exemplaire, elle fonctionne en circuit court, en
s’approvisionnant dans un rayon de quatre-vingts  kilomètres au plus. Les
dirigeants veillent à maintenir un prix d’achat du lait suffisant pour assurer
aux éleveurs un niveau de vie décent. Son développement rapide l’oblige à
quitter son site actuel, à proximité d’une rivière, la Nizonne, qu’elle risque
de polluer. Nous finançons, dans le cadre de «  Territoires d’industrie  »,
l’implantation d’une nouvelle usine bio plus grande à six  kilomètres de
distance.
REFERMER LES CICATRICES DE LA DÉSINDUSTRIALISATION
La déprise industrielle laisse des cicatrices sur nos territoires. Ce sont
ces friches que l’on trouve parfois jusqu’au cœur de nos villes.
Réhabiliter ces sites est l’un des enjeux essentiels de ces dernières
années. Je  repense au choc créé en France lorsque Tesla a décidé de
construire son usine à Berlin. Il y a encore cinq ans, personne en France ne
voulait d’une usine Tesla. Aujourd’hui, la conscience des bénéfices des
implantations de ce type s’est réaffirmée, mais nous ne bénéficiions pas, de
façon immédiate, d’un site adapté.
Pour accueillir les investissements étrangers de ce type, nous devons
donc disposer dans les territoires en déprise de terrains industriels libres,
adaptés, bien reliés aux réseaux de transports, pour qu’un industriel
américain ou chinois qui s’installe en Europe ne sachant pas s’il
s’implantera au pays de Galles, dans le Mecklembourg, dans le nord de
l’Italie, dans le nord de l’Espagne ou en France, fasse le choix de notre
pays. Ce  choix est conditionné par des choses apparemment simples  : du
foncier disponible et immédiatement aménageable, un guichet unique, un
interlocuteur en préfecture capable de simplifier les démarches.
C’est l’objectif des « sites clés en main », que nous développons avec
l’État. Dans le cadre de cette initiative, nous nous sommes rendus avec
Agnès  Pannier-Runacher et Jacqueline  Gourault à Chalon-sur-Saône.
La friche de l’ancienne usine Kodak y a été réaménagée pour accueillir des
entreprises.
La mobilisation des collectivités est également essentielle pour attirer
ces entreprises. Elle leur permet aussi de choisir les entreprises qui
s’installeront sur leur territoire. À  Rennes, le site de La  Janais, une
implantation historique de Citroën, installée dans les années 1960, connaît
une relative baisse de l’activité industrielle. La  mairie, que nous
accompagnons, veut conserver la maîtrise de ce territoire. Elle a refusé
l’implantation d’Amazon et va s’organiser pour faire venir d’autres activités
industrielles ou de services.
 
Cicatrices de la désindustrialisation, les friches de centre-ville ne
pourront pas devenir de nouvelles usines. Il  faut alors leur imaginer un
avenir différent. Je pense à l’ancienne décharge de Labarde à Bordeaux. Ce
site, assez proche du centre-ville, pouvait difficilement être réhabilité, car il
était pollué. Il était en revanche possible d’y installer des panneaux solaires.
C’est aujourd’hui la plus grande centrale photovoltaïque urbaine d’Europe,
avec cent quarante mille panneaux. Dans d’anciennes carrières inondées
dans la Vienne, nous avons de même pu accompagner Énergies Vienne dans
l’installation de panneaux photovoltaïques flottants.

L’impérative coopération des territoires


Tous ces programmes ont au moins un point commun  : pour qu’ils
soient efficaces, les territoires concernés doivent coopérer entre eux. C’est
notamment vrai pour la politique industrielle. La  concurrence territoriale
entre différentes régions existe. Il est légitime que chacune veuille attirer à
elle des entreprises ou des usines.
 
Mais au sein d’un même territoire, le succès est impossible sans
l’implication coordonnée des différents niveaux de collectivités.
Le  meilleur exemple est sans doute celui des Chantiers de l’Atlantique,
belle entreprise dirigée par Laurent Castaing. Ils  souhaitaient s’étendre
compte tenu de leur succès commercial et de leur développement. Or, ils
sont enserrés par une route nationale. Il fallait donc déplacer cette voie, ce
qui semblait impossible. Mais les Chantiers de l’Atlantique sont une cause
d’intérêt national. Le  maire de Saint-Nazaire, David  Samzun, le président
socialiste du département, Philippe Grosvalet, la présidente LR de la région,
Christelle Morançais, et l’État se sont mis d’accord dans un délai record de
six mois pour déplacer cette route nationale et étendre l’usine. Des clients
américains des chantiers, auxquels nous avions raconté cette histoire, nous
ont expliqué que cela aurait été impossible chez eux.
Des élus de toutes les strates et de couleurs politiques différentes
avaient réussi à se mettre d’accord, car cela relevait de l’intérêt supérieur de
leur territoire. Cet exemple démontre la puissance de la coopération entre
les acteurs au service d’une cause.
Ce sens de la coopération est plus développé dans certaines régions,
notamment très fortement en Alsace ou dans l’Ouest, où la culture politique
du consensus est plus répandue. Mais nous devons le promouvoir partout,
pour faire réussir tous les territoires.
La coopération est même une obligation, tant elle conditionne la
réussite d’un projet. On l’a vu, «  Action cœur de ville  » relève d’une
opération de revitalisation de territoire  (ORT). Lors des débats sur la loi
créant ces ORT, nous avions plaidé, avec succès, pour que ces opérations
fassent nécessairement l’objet d’un accord de la ville centre concernée par
le programme, et de son intercommunalité. Il serait en effet absurde qu’une
ville essaie de se revitaliser, alors que les communes alentour continueraient
à faire le pari d’une sorte de dumping territorial.
 
De  même, une métropole ne peut indéfiniment se développer au
détriment de sa périphérie proche. Certaines, comme Toulouse, ont fait le
choix de contractualiser avec les territoires ruraux qui les environnent.
Le maire de Libourne, Philippe Buisson, m’a également expliqué qu’il avait
bénéficié, dans son projet de revitalisation, du soutien d’Alain  Juppé, qui
estimait qu’un développement harmonieux de Bordeaux était conditionné
par la bonne santé des villes de son environnement. Le nouveau président
de la métropole de Bordeaux, Alain Anziani, venu d’un autre horizon
politique, poursuit la même réflexion. François Cuillandre, le maire de
Brest, ne conçoit pas le développement de sa ville sans y associer le
Finistère. De  plus en plus, les métropoles devront penser leur articulation,
ou plutôt leur complémentarité avec leur territoire.
CHAPITRE 11

La croissance verte : impulser la transition


dans les territoires

Les exigences de transition écologique, énergétique et durable sont


systématiquement intégrées aux projets que nous soutenons. À  chacun de
mes déplacements, je constate que, dans les initiatives qui naissent un peu
partout dans les territoires, il n’y a pas d’opposition entre écologie et
développement économique. Au contraire  : les capacités d’innovation des
entrepreneurs font revivre l’industrie dans des territoires qu’elle avait
malheureusement désertés.
 
Je me souviens de ma visite dans le Doubs en mars 2018. Nous avions
visité l’usine de fabrication de carton de Novillars, que j’ai déjà évoquée,
qui fonctionne à partir de biomasse. Nous avons ensuite rencontré la famille
Bonnefoy, propriétaire du groupe de travaux publics du même nom.
Initialement, cette famille originaire de la petite ville de Saône dans le
Doubs exploitait des carrières. En  deux générations, ils ont constitué un
groupe solide de  BTP. Réfléchissant à la façon de traiter les déchets
résultant de la destruction des bâtiments, ils sont parvenus à cette idée très
novatrice de les utiliser, combinés avec de la biomasse, pour créer de
l’énergie. Pour mener à bien ce projet, ils ont construit une usine pionnière
de gazéification des déchets dans le petit village de Villers-sous-Montrond.
On récupère les déchets, on les transforme en broyats, on les brûle pour en
faire du gaz de synthèse. L’usine permettait de valoriser quarante-cinq
mille tonnes de déchets par an, fournissant l’énergie électrique nécessaire à
cinquante-trois mille personnes. J’ai en mémoire la centrale de pilotage, une
sorte de cockpit, très moderne. On  y voyait des indicateurs de chaleur et
d’énergie de la colonne de combustion, pilotée par des personnes qui
n’étaient pas des ingénieurs, mais des entrepreneurs.
Ce projet, Synnov, s’élevait à 34 millions d’euros, dont un tiers apporté
par la Caisse. Il bénéficiait par ailleurs du soutien de Bpifrance. Il s’agissait
d’une première européenne, avec une technologie très nouvelle, donc
risquée. Mais nous avons ce jour-là rencontré des entrepreneurs très
déterminés, sûrs de la valeur de leur projet. Je leur ai demandé comment ils
géraient les intrants de biomasse. Ils veillaient à ce que ces déchets de bois
proviennent d’un périmètre de cent  kilomètres à la ronde afin de limiter
l’impact des transports. Si  l’on souhaite développer ce concept, il faudrait
respecter un maillage territorial serré, avec des centrales éloignées d’un
maximum de cent cinquante kilomètres.

Mettre les investissements verts au service


des territoires

POUR UNE TRANSITION ÉCOLOGIQUE DÉCENTRALISÉE,


AU PLUS PRÈS DES TERRITOIRES

Cette expérience démontre que la transition écologique et énergétique,


ce ne sont pas que des normes ou des contraintes réglementaires. Ce sont
aussi des projets économiques rentables, créateurs d’emplois, qui peuvent
émerger sur l’ensemble du territoire.
Pour cela, nous devons renoncer à une vision strictement parisienne et
centralisée de cette transition. Celle-ci ne peut être imposée d’en haut ; elle
doit au contraire irriguer l’ensemble de nos initiatives économiques.
Le  développement de l’informatique ces quarante dernières années peut
constituer une bonne matrice intellectuelle pour penser cette transition.
En 1977, le rapport Nora-Minc prévoyait que l’informatisation de la société
passerait par de grandes centrales informatiques, irriguant des écrans et des
Minitels chez les individus. Le contraire s’est produit. Aujourd’hui, chacun
a son ordinateur portable. Certes les fermes de données restent centralisées,
mais pas les ordinateurs, c’est-à-dire désormais nos smartphones.
 
En la matière, j’ai été très influencé par le livre La Troisième Révolution
industrielle. Comment le pouvoir latéral va transformer l’énergie,
l’économie et le monde, de l’économiste américain Jeremy Rifkin. Il  y
explique que l’évolution et la transformation énergétique ne se feront pas
par de grandes centrales nationales de production d’énergie, mais par une
alimentation énergétique au niveau de chaque immeuble, chaque bâtiment.
Tout sera connecté, mais la production d’énergie sera décentralisée.
L’importance réside donc dans le développement de réseaux d’un type
nouveau, intelligents, que l’on appelle les smart grids.
Plus largement, je suis convaincu de la thèse défendue par Rifkin selon
laquelle notre modèle de développement doit désormais s’inscrire dans une
vision déconcentrée et en réseaux de l’informatique, de la production
d’énergie, des industries et de l’activité humaine.
Ce texte a été écrit il y a plus de dix  ans. Ses intuitions ne se
matérialisent pas encore au niveau de chaque logement. Les quelques
panneaux solaires installés sur des maisons individuelles ne suffisent  pas.
En  revanche, à l’échelle locale, ce système décentralisé fonctionne, avec
des usines comme celle du Groupe  Bonnefoy, des champs d’éoliennes ou
des fermes solaires comme la centrale «  flotovoltaïque  », composée de
panneaux solaires flottant sur l’eau, que soutient la Caisse des dépôts à
Saint-Maurice-la-Clouère dans la Vienne.
 
Nous nous dirigeons vers un modèle multipolaire de production de
l’énergie. De même que l’informatique est passée d’ordinateurs de la taille
d’un étage dans les années 1960 aux smartphones que nous emportons dans
nos poches, nous passerons de grandes centrales nucléaires à des
installations locales plus modestes et plus agiles. Cette décentralisation est
d’autant plus inéluctable que nous nous dirigeons vers la fin des énergies
fossiles. Ces dernières reposent sur un paradigme centralisé, puisque
l’industrie pétrolière nécessite des coûts importants liés au transport de la
matière première, des infrastructures rigides telles que les pipelines.
L’énergie fossile induit ainsi un certain type d’organisation du territoire.
Pour brûler du pétrole importé d’Arabie  saoudite, il est logique que la
raffinerie soit située en Arabie saoudite, ou dans notre pays, en bord de mer,
là où les pétroliers arrivent. Par conséquent, la centrale au gaz ou au pétrole
sera installée près d’une raffinerie et irriguera une région. À  l’inverse,
l’implantation d’un champ d’éoliennes, d’une centrale photovoltaïque ou
biomasse ne peut être que locale et répartie.
Pour passer d’un modèle à l’autre, l’enjeu est de rendre nos réseaux plus
«  intelligents ». La phase de transition durera plusieurs dizaines d’années,
pendant lesquelles le gaz pourrait être une énergie de transition, mais nous
sommes sûrs que ce ne sera pas le cas du pétrole. Les actuels réseaux de gaz
pourront aussi nous aider à gérer des énergies renouvelables, par exemple
en transportant du méthane, qui aura été fabriqué de façon écologique.

TRADUIRE L’IMPÉRATIF ÉCOLOGIQUE DANS LA PRATIQUE


FINANCIÈRE
J’ai pris conscience des défis environnementaux durant mes années
passées dans l’entourage de Michel Rocard. Dès 1990, alors que bien peu
percevaient l’importance des enjeux environnementaux, il avait, en tant que
Premier ministre, mis son veto à un traité qui permettait l’exploitation des
sous-sols polaires, entraînant la colère de James Baker, le secrétaire d’État
américain. Quelques mois plus tard, la France était à l’origine du premier
traité de protection des pôles. Cet enjeu lui restera cher jusqu’à sa mort.
Comme toujours, il avait admirablement théorisé cette préoccupation
écologique, avec le concept de « bataille pour l’organisation de la planète ».
Nous savions alors, avec le sommet de Rio en  1992 notamment, que le
réchauffement climatique serait un sujet politique majeur, qui ne pourrait
être traité qu’au niveau mondial, par une coopération entre les États.
Dans mon parcours professionnel, j’ai pu concrétiser la nécessité pour
les acteurs financiers de prendre en compte la dimension écologique et
sociale de leurs investissements au début des années  2000. À  la tête de
l’assureur Cardif, j’ai alors été le premier assureur français à faire noter
notre portefeuille d’investissements par Vigeo, l’agence de notation
spécialisée dans la responsabilité sociale et environnementale (RSE) des
entreprises, fondée par Nicole Notat, l’ancienne secrétaire générale de la
CFDT.
J’avais donné aux gérants un double objectif  : être financièrement
performants, tout en améliorant la notation RSE du portefeuille. Beaucoup
m’avaient alors répondu que ces objectifs n’étaient pas compatibles.
J’ai  maintenu que la performance sociale et environnementale était
indispensable. Nous étions à l’époque les seuls à mettre en place une telle
notation pour un portefeuille aussi important, de 100 milliards d’euros.
J’avais la conviction, et je l’ai encore, que la finance peut changer le
monde, et que si elle est exigeante en matière de transition écologique, le
reste de l’économie devra suivre, faute de pouvoir trouver les fonds
nécessaires à son développement.
RÉPONDRE AUX ENJEUX ÉCONOMIQUES DE LA TRANSITION

La fin des énergies fossiles pose une question économique et financière


essentielle, celle des actifs échoués. Des mines de charbon ou des puits de
pétrole qui ont aujourd’hui une valeur considérable ne vaudront rien
demain. De nombreux actifs économiques auront une valeur nulle à moyen
terme, comme les raffineries de pétrole, les pétroliers, et les réserves.
C’est tout le défi économique que pose la transition écologique et
énergétique. L’humanité est confrontée à une alternative qui peut être posée
en termes financiers : faire face aux pertes immédiates liées à la transition ;
ou ne pas agir et affronter une destruction de valeur supérieure. Une étude
récente du réassureur Swiss  Re montre d’ailleurs que si nous nous
éloignons de la trajectoire de  1,5  °C, les conséquences du réchauffement
climatique auront un impact économique désastreux. Le  réchauffement
climatique détruit aussi l’économie. L’impératif éthique de préservation de
la planète rencontre donc l’impératif économique de croissance.
Il faudra dans le même temps compenser la perte de valeur des stranded
assets, les actifs échoués, et financer la transition énergétique qui demande
des investissements massifs. Des usines telles que l’expérience Synnov du
Groupe Bonnefoy, les centrales de méthanisation, le développement des
centrales de production d’hydrogène  : toutes ces infrastructures nouvelles
représentent un coût considérable. De  même, la rénovation thermique des
bâtiments, le renouvellement des flottes automobiles vers des véhicules
électriques, éléments essentiels de la transition, sont très coûteux.
La période qui s’ouvre nécessitera donc des investissements
extrêmement importants, qui ne pourront être financés que par une forte
croissance économique. Il  faudra dégager des marges de manœuvre
suffisantes pour financer les avancées technologiques et les transformations
nécessaires à la transition. Il  faudra aussi reconvertir les emplois détruits.
Je pense par exemple aux fonderies qui ferment en Bretagne. Elles étaient
spécialisées dans la production de moteurs thermiques. Ces emplois doivent
se transformer. L’accompagnement a un coût important.
Loin d’un modèle de décroissance, la transition écologique doit donc
rimer avec le développement économique ; avec des usines nouvelles dans
nos territoires, des gisements d’emplois encore insoupçonnés.

La Caisse des dépôts acteur de la transition


Je dois admettre qu’à mon arrivée à la tête de la Caisse, si j’avais bien
perçu qu’elle était un outil puissant de lutte contre les inégalités
territoriales, je n’étais pas encore pleinement conscient des actions qu’elle
pouvait mener en soutien à la transition énergétique.
La découverte, sur le terrain, d’usines innovantes comme celle de
Villers-sous-Montrond, m’a conduit à mieux concilier ces deux dimensions.
Et j’ai aujourd’hui la conviction qu’agir pour l’égalité territoriale et sociale
implique aussi d’agir pour le climat. Des projets pionniers essaiment sur
l’ensemble du territoire, et nous les soutenons.
Historiquement, nous avons une participation importante dans la
Compagnie nationale du Rhône, qui exploite les énergies renouvelables,
surtout hydroélectriques, le long du fleuve. Nous avons aussi passé un
accord avec Engie pour développer ensemble certaines filiales d’énergies
renouvelables. Les équipes des directions régionales et de la direction des
investissements de la Caisse ont acquis une grande expertise dans tous les
domaines de la transition énergétique.

À LA RECHERCHE DE PROJETS
Nous avons beaucoup travaillé avec le ministère de l’Écologie. J’ai par
conséquent rencontré Nicolas Hulot et ai essayé de lui montrer que, pour
gérer la transition écologique, il fallait des outils financiers. Il m’a un jour
dit qu’il fallait constituer des fonds dédiés. Ma réponse a été que la question
est plutôt de trouver des projets, que la Caisse pourrait sans difficulté
financer. À  l’inverse, investir de l’argent ne permet pas de créer ex nihilo
des projets. Je  crois qu’il prenait mal conscience de la nécessité de cette
articulation très concrète, il n’avait qu’une idée très vague des
problématiques opérationnelles de montage de projets. C’était l’un des
entretiens ministériels les plus décevants que j’ai eus durant mon parcours à
la Caisse, parce qu’il n’a débouché sur rien, sinon une grande frustration de
voir ce talent médiatique peu adapté à la transformation du réel.
Aujourd’hui, la Caisse des dépôts, notamment par le biais de la Banque
des territoires, consacre des moyens considérables au financement de la
transition écologique et énergétique, tant en prêts qu’en investissements.
Elle pourrait encore amplifier son effort. La  vraie difficulté consiste à
trouver des projets. Les grands groupes ont pour beaucoup entrepris des
développements importants en la matière, ils implantent des usines, créent
des emplois. Nous sommes en soutien d’acteurs de plus petite taille, qui
feront émerger des projets locaux d’énergie ou de transport.
Notre modèle même nous pousse à financer la transition. La Caisse n’a
pas d’actionnaire ; elle doit impérativement être rentable. La durabilité des
projets financés s’impose donc à nous. Ce  qui n’est pas durable n’est pas
profitable à moyen et long terme. Un projet polluant n’est pas un bon
investissement. Nous avons intégré cette dimension de durabilité à notre
politique de conformité, au même titre que la lutte contre le blanchiment.
À mon arrivée, la direction des investissements de la Banque des
territoires investissait déjà dans de grands projets, notamment d’énergies
renouvelables, qui permettent de mettre le capital au service de la transition.
Sans les abandonner, j’ai beaucoup insisté pour nous orienter davantage
vers des projets locaux, de plus petite taille, parce que ce sont eux qui ont
un effet économique positif sur les territoires et qui sont créateurs
d’emplois. J’ai  rencontré récemment un entrepreneur breton, Ronan
Le  Moal, qui a développé un fonds d’investissement basé à Brest et dans
lequel Bpifrance a investi. Dans les critères de rémunération de ses
collaborateurs, il a inscrit la création d’emplois. Cette même logique guide
les décisions d’investissement de la CDC. Nous pouvons dégager des
profits, tout en menant des projets à la fois positifs pour l’emploi local et
pour l’environnement. C’est notre façon de réconcilier « fin du monde et fin
du mois ».
 
L’Institute for Climate Economics (I4CE), largement financé par la
Caisse des dépôts, dresse chaque année un panorama des financements liés
à la lutte contre le changement climatique. Pour 2020, ce rapport constate
que les investissements restent très insuffisants au regard des besoins.
L’institut l’explique par trois facteurs  : les freins réglementaires qui
subsistent  ; l’absence d’offres de financements adéquats  ; la rentabilité
moindre de ces projets.
À lui seul, ce dernier facteur justifie pleinement l’intervention de la
Caisse dans les projets de transition énergétique. Quand d’autres
investisseurs exigent des taux de profits incompatibles avec des projets de
ce type, nous demandons une rentabilité moindre et laissons plus de temps
aux entrepreneurs.
 
Plus généralement, cette analyse démontre que la réussite de la
transition nécessite un abaissement du coût du capital. De nombreux projets
dégagent une rentabilité de 4 % ; bien moins atteignent les 8 % recherchés
par beaucoup d’investisseurs.
En matière de montants, I4CE indique qu’il faudrait, chaque année
jusqu’en 2023, 13 à 15 milliards d’euros d’investissements publics et privés
supplémentaires, et environ le double jusqu’en 2028, pour rattraper le
retard, en particulier dans les secteurs du transport, du bâtiment, des
énergies renouvelables. Nous nous sommes positionnés avec Bpifrance
comme la Banque du climat, et nous finançons ces besoins.
Pour développer leurs projets, les entrepreneurs doivent savoir que
quelqu’un est prêt à les financer. La Caisse a donné beaucoup de signaux en
ce sens. Nous accompagnons ainsi la massification, la généralisation des
projets d’énergies renouvelables. Je  pense au cofinancement des
installations solaires, que nous assurons dans beaucoup de territoires, que ce
soit à Bordeaux pour la centrale solaire de Labarde avec JPee, en Guyane
avec Voltalia, ou encore avec Photosol à Creil dans l’Oise. L’énergie
photovoltaïque est devenue un secteur mature, rentable, mais notre
intervention auprès des investisseurs privés permet de multiplier les projets.

UN PLAN CLIMAT DE 40 MILLIARDS D’EUROS

Ces investissements s’inscrivent dans une stratégie globale, qui


appréhende les différentes dimensions du développement durable. La lutte
contre le réchauffement climatique est bien sûr prégnante, mais elle ne peut
être considérée seule. Nous avons donc aussi voulu prendre en compte les
problématiques de préservation de la biodiversité ou de lutte contre les
inégalités sociales et territoriales, nous y reviendrons.
Nous avons fait le choix de donner une publicité importante à cette
stratégie, afin qu’elle puisse être questionnée, remise en cause et améliorée
lorsque c’est nécessaire. La  Caisse finance de longue date deux grands
think-tanks spécialisés : I4CE, que j’ai déjà évoqué, et Novethic, un média
dédié à la finance durable et l’économie responsable.
Notre démarche de responsabilité sociale et environnementale n’a de
sens que si elle répond aux attentes de la société. C’est la raison pour
laquelle nous construisons notre politique sur la base d’un dialogue avec
nos principales parties prenantes. Pour intégrer ces échanges à notre
construction stratégique et nous apporter une expertise de haut niveau, j’ai
instauré au sein du groupe un  comité des parties prenantes, dont le
lancement a été animé par la climatologue Corinne Le  Quéré, par ailleurs
présidente du Haut Conseil pour le climat.
En matière climatique, notre action est définie par une feuille de route
au service des objectifs de l’accord de Paris. Des engagements
transversaux, pris dès  2014 en amont de la COP21, ont été à nouveau
renforcés chaque année depuis 2019 pour répondre à l’urgence climatique et
aux exigences d’une relance verte.
Le Groupe Caisse des dépôts contribue ainsi à limiter le réchauffement
mondial à 1,5  °C. Nous nous sommes d’abord engagés à augmenter nos
financements « verts », par la mobilisation massive de nos outils financiers,
pour soutenir les projets territoriaux et d’entreprises françaises, permettant
de contribuer aux priorités de la stratégie nationale bas carbone pour
atteindre la neutralité carbone à horizon 2050 et transformer les secteurs les
plus émetteurs.
À la suite de la crise sanitaire et dans le cadre plus général de la relance,
nous avons voulu amplifier encore cet effort en faveur de la transition. Cette
volonté s’est traduite par le Plan climat, commun à la Banque des territoires
et à Bpifrance, que nous avons annoncé le 10 septembre 2020. Il s’élève à
40  milliards d’euros de financements pour la période  2020-2024, portés à
parité par ces deux entités du groupe.
Afin de soutenir une relance décarbonée, le plan climat se concentre sur
quelques axes communs qui s’adressent aux collectivités territoriales,
bailleurs sociaux et entreprises en mobilisant 6  milliards d’euros
d’investissements en fonds propres et 34  milliards de prêts. Ces outils
financiers ont été déployés très rapidement, afin de produire un effet de
levier rapide.
Nous avons voulu nous attaquer aux trois secteurs les plus nocifs pour
le climat (bâtiments, production d’énergie et transport) et ainsi contribuer à
leur transformation grâce à la rénovation énergétique des bâtiments et des
logements, la production d’énergies renouvelables, l’aménagement de
réseaux résilients et la mobilité verte.
Un effort important est également fourni pour soutenir l’offre et la
demande autour des enjeux de transition des entreprises. Il s’agit d’une part
d’inciter un maximum d’entreprises à se mettre en transition. Une
enveloppe de 1,5 milliard d’euros doit permettre la décarbonation de mille
trois cents entreprises industrielles. D’autre part, nous investissons dans les
solutions de demain, en soutenant l’émergence de solutions technologiques
en faveur de la transition.
Les prêts accordés par la Banque des territoires jouent un rôle essentiel
dans ce plan, en mettant l’épargne des Français au service de la transition
énergétique. Cette offre de prêts a été profondément revue et renforcée dans
le cadre de la relance. Nous avons obtenu du ministère de l’Économie de
pouvoir améliorer les caractéristiques de ces prêts finançant la transition,
qu’il s’agisse de leur taux, de leur durée ou des activités concernées.
En  2020, plus de 1,6  milliard d’euros de prêts ont été signés pour la
rénovation thermique des logements sociaux. Plus de quatre-vingt-huit
mille  logements ont ainsi pu être réhabilités. Sur la période  2019-2021,
nous avons accordé 1,6 milliard d’euros d’un produit appelé l’Éco Prêt, qui
permet désormais des opérations à l’équilibre complexe, et notamment les
plus ambitieuses sur le plan environnemental.
Pour le secteur public local, c’est-à-dire les collectivités, les
intercommunalités et leurs satellites, nous avons créé des prêts
spécifiquement destinés à répondre à des problématiques
environnementales.
 
Nous déployons depuis 2019 l’Aqua  Prêt, doté d’une enveloppe de
2 milliards d’euros, qui finance des projets d’eau potable, d’assainissement,
d’eau pluviale, de protection des milieux aquatiques et de prévention des
inondations. Martial Saddier, par ailleurs président du comité de bassin
Rhône-Méditerranée, m’avait invité dans son département, à Bonneville,
pour la visite d’un centre d’épuration rénové et agrandi, financé grâce à l’un
des premiers Aqua Prêt signés. Ces prêts sont particulièrement utiles pour
les collectivités, car ils permettent de financer sur une durée très longue,
jusqu’à 60  ans, des équipements coûteux et utiles pour l’environnement.
Nous avons ainsi conclu avec l’Agence de l’eau Adour-Garonne un accord
global pour le financement de projets sur tout le bassin de l’Adour et de la
Garonne qui englobe un beau quart sud-ouest du Massif central aux
Pyrénées jusqu’aux côtes charentaises de l’Atlantique. À La Réunion, nous
finançons grâce à ce prêt le plan du département pour répondre aux besoins
en eau des secteurs plus secs de l’île, en complétant l’extraordinaire projet
de basculement des eaux qui a assuré le transfert, à travers les cirques de
Mafate, Cilaos et Salazie, d’importants volumes d’eau vers le versant
occidental du massif du Piton des neiges, bien moins irrigué. Le projet que
nous soutenons aujourd’hui vise à interconnecter ce réseau avec le sud de
l’île.
 
L’Édu  Prêt permet quant à lui de soutenir la construction ou la
rénovation aux meilleures normes environnementales des bâtiments
scolaires et périscolaires. La  rénovation thermique des bâtiments publics
était une préoccupation avant le plan de relance, car le bâtiment représente
quasiment 20 % des émissions de gaz à effet de serre. Par nature, la Caisse
a davantage la main sur les bâtiments publics que privés. Et  les écoles,
collèges et lycées représentent un enjeu immense, avec des investissements
massifs pour les collectivités. Je suis ainsi allé à Châtellerault, où une école
allait être reconstruite grâce à l’Édu  Prêt. Ces opérations doivent
aujourd’hui être massifiées. Dans le cadre des programmes « Action cœur
de ville  » et «  Petites villes de demain  », nous accompagnons ainsi la
rénovation de mille écoles.
 
Enfin, le Mobi Prêt finance des projets concourant à l’amélioration des
mobilités du quotidien. À Bastia par exemple, cette offre de prêts a permis
de financer une impressionnante réalisation, inaugurée fin 2020  :
l’Aldilonda, une passerelle piétonne et cyclable, accrochée au-dessus des
flots de la mer Tyrrhénienne, qui relie le nord au sud de la ville, incite les
habitants à  utiliser les mobilités douces et participe à l’attractivité
touristique.
 
Nous prêtons une attention particulière à la bonne répartition de ces
financements en faveur du climat sur l’ensemble du territoire. Ainsi, deux
tiers des communes ayant bénéficié de ces prêts sont des villages ou des
petites villes de moins de dix mille habitants.

LOGEMENT SOCIAL ET BÂTIMENTS PUBLICS :


FINANCER LES ÉCONOMIES D’ÉNERGIE

Dans une perspective de relance par l’investissement, nous avons voulu


accompagner particulièrement des clients dont le rôle contracyclique est
majeur, les collectivités territoriales et les bailleurs sociaux. Près de
15  milliards d’euros de notre Plan climat sont donc consacrés à la
rénovation énergétique des logements sociaux, des bâtiments des
collectivités territoriales et des entreprises, pour un total de 22 millions de
mètres carrés rénovés.
 
Concernant le logement social, 80  % du parc bénéficient aujourd’hui
d’une étiquette énergétique entre  A  et  D.  Beaucoup a donc été fait, mais
huit cent mille  logements sociaux doivent encore être rénovés. Le  marché
de la rénovation énergétique peine toujours à changer d’échelle. C’est
pourtant une condition de la massification des réhabilitations. Nous
soutenons donc les démarches innovantes d’industrialisation des processus
de rénovation des bâtiments. Je pense par exemple au projet EnergieSprong
mené à Nantes. Il  s’agit d’une approche globale, inspirée de l’expérience
néerlandaise –  «  EnergieSprong  » signifie «  saut énergétique  » en
néerlandais. L’ambition est de déployer à grande échelle des rénovations
énergétiques réalisées en site occupé et dans un temps court, par exemple
avec la préfabrication en usine de panneaux isolants posés sur les façades.
 
Pour la réhabilitation des bâtiments publics, la CDC a également mis au
point un montage financier innovant, l’«  intracting  », inspiré, lui, d’une
expérience allemande, qui consiste, pour l’emprunteur, à financer les
travaux d’efficacité énergétique grâce aux économies d’énergie réalisées.
La Banque des territoires peut financer jusqu’à 100 % du coût des travaux,
tout en mettant en place, au sein même des organisations, des instances de
gouvernance et de pilotage énergétiques. Après l’avoir testé avec succès
avec plusieurs universités, notamment à Talence, nous proposons désormais
ce mécanisme aux collectivités locales et aux hôpitaux.

RÉÉQUILIBRER LE MIX ÉNERGÉTIQUE,
DÉVELOPPER DES RÉSEAUX INTELLIGENTS

Nous accompagnons aussi la réorientation de notre mix énergétique,


avec une enveloppe considérable de 14,5 milliards d’euros déployée pour la
croissance des développeurs d’énergies renouvelables avec un objectif de
8,8 gigawatts de puissance installée.
 
Les collectivités sont amenées à jouer un rôle croissant dans le paysage
énergétique français, du fait de l’évolution de leurs prérogatives, mais aussi
des réalités technologiques. La  production d’énergie sera à l’avenir
beaucoup plus diffuse et des ruptures –  comme l’arrivée massive des
véhicules électriques ou à hydrogène – vont impacter les infrastructures sur
les territoires. De  nombreuses collectivités souhaitent s’engager dans la
production d’énergies renouvelables ou la gestion des réseaux. La Banque
des territoires est déjà présente aux côtés de beaucoup d’entre elles, comme
actionnaire d’entreprises locales de distribution, de sociétés d’économie
mixte, ou de fonds régionaux dédiés aux énergies renouvelables.
 
L’économie mixte jouera un rôle essentiel dans la généralisation des
énergies renouvelables. Ces projets territoriaux ont vocation à diffuser de
l’énergie localement, et sont particulièrement efficaces dans les outre-mer.
Je  pense à la centrale de géothermie de Bouillante, en Guadeloupe, dans
laquelle nous avons investi, aux trois éoliennes de Sainte-Rose, au nord de
Basse-Terre, ou à la petite centrale solaire de Sinnamary en Guyane.
 
En matière de gestion des réseaux, notre participation dans le
gestionnaire du Réseau de transport d’électricité français (RTE) nous
montre bien que parfois, l’aménagement du territoire n’est pas assez
directif. Dans le Massif central, j’ai vu l’exemple d’un entrepreneur dont le
projet était d’installer son usine, consommatrice d’énergie, à
cent  kilomètres de la ligne à haute tension, ce qui devrait être découragé.
En  revanche, parce que le dialogue local a été efficace, un champ
d’éoliennes à Dunkerque alimentera une ancienne friche industrielle, où
nous aidons des usines consommatrices d’électricité à s’installer. Elles
pourront se positionner au débouché du câble qui achemine l’électricité
produite par les éoliennes. Les économies d’énergie, ce sont aussi ces
décisions industrielles d’apparence très simple.
 
En tant qu’actionnaire de RTE, nous mesurons aussi l’extrême
complexité de gérer un réseau interconnecté. Parfois, en hiver, nous
constatons des insuffisances et la nécessité de disposer de sources d’énergie
locales. Les réseaux sont parfois fragiles, comme l’ont montré les coupures
de courant en février  2021 au Texas. Elles résultaient essentiellement du
sous-investissement dans le réseau électrique. Les conséquences
économiques et humaines ont été dramatiques.

PROMOUVOIR LES MOBILITÉS VERTES

Les transports sont la première source d’émissions de gaz à effet de


serre en France, dont elles représentent plus du quart. Ils  contribuent par
ailleurs fortement à la pollution atmosphérique. Le passage d’un modèle de
transports dominé par les moteurs thermiques à une mobilité plus verte,
fondée sur une propulsion électrique ou à hydrogène nécessite des
engagements considérables. Nous y consacrons 3,5  milliards d’euros de
notre Plan climat, qui doivent permettre l’acquisition de onze
mille véhicules verts.
 
Le «  verdissement  » des flottes de véhicules des collectivités locales,
c’est-à-dire le passage à des modes de motorisation propres (électrique, gaz
naturel ou hydrogène), qu’il s’agisse des transports en commun ou des
véhicules de service, représente un coût d’investissement très important.
Nous avons accompagné la RATP pour l’acquisition de nouveaux bus verts,
électriques ou au biométhane, qui ont été en partie financés par des fonds
européens. Nous avons investi également dans l’entreprise Hype, qui
déploie les premiers taxis parisiens à hydrogène.
 
Le développement des véhicules électriques n’est réalisable que s’ils
peuvent être rechargés souvent et dans des lieux proches. Il  faut par
conséquent étoffer le réseau de bornes de recharge. Nous avons prévu d’en
financer cinquante mille sur l’ensemble du territoire et surtout à proximité
des habitations, y compris au sein des copropriétés. Nous soutenons aussi
des entreprises comme Proviridis, dans le sud de la France, qui déploie un
réseau de centres de recharge en électricité, biométhane, gaz naturel ou
hydrogène à destination des transporteurs, permettant de recharger des bus,
des camions, mais aussi des voitures.
 
Les mobilités vertes, ce sont aussi des solutions logistiques innovantes,
puisque le transport des colis et marchandises a explosé ces dernières
années, notamment avec le développement du e-commerce. Nous avons
développé avec La  Poste des centres de distribution urbaine dans les
métropoles sous la marque Urby, et nous soutenons des solutions fluviales
en région parisienne ou le développement de cargos à voile en Loire-
Atlantique.

DÉFENDRE LA BIODIVERSITÉ

Nous avons vu avec la pandémie que la biodiversité constitue l’un des


éléments clés si nous voulons préserver l’espèce humaine. Son recul a pour
conséquence le développement de virus qui ne touchaient auparavant pas
les humains. Les atteintes à la biodiversité entraînent aussi la dégradation
des sols, avec la disparition des haies dans les champs, l’artificialisation des
sols à outrance et un dérèglement des circuits d’écoulement des eaux.
 
La biodiversité est pour moi un impératif aussi important que la baisse
des émissions de carbone. Elle a été prise en compte bien plus tardivement,
parce que le développement économique contribue à « consommer » du sol,
et l’on continue à détruire de la forêt. La  situation en Amazonie est à cet
égard un drame absolu.
 
J’ai voulu très rapidement imprimer cette conviction dans la politique
de développement durable de la Caisse. Lors de l’un de mes premiers
discours aux équipes, pour la cérémonie des vœux, j’avais affirmé que notre
filiale CDC  Biodiversité, dirigée à l’époque par Laurent Piermont, était la
CNP Assurances de demain. À l’instar de la prévoyance, née au XIXe siècle
au sein de la Caisse des dépôts, et qui deviendrait l’une des entreprises les
plus importantes de France, je reste convaincu que le maintien et le
rétablissement de la biodiversité peuvent devenir une activité économique
très importante, qui répondra dans le même temps à un besoin écologique
majeur.
 
CDC Biodiversité, que dirigent aujourd’hui Marc Abadie et Marianne
Louradour, a été créée dès 2007, pour mener une action de long terme en
faveur de la biodiversité. Cette filiale est d’abord un opérateur global de
projets favorables à la biodiversité et à la renaturation, notamment dans le
domaine de la compensation écologique, et à la mise en œuvre du principe
de «  zéro artificialisation nette (ZAN)  » des sols. Elle investit donc dans
l’acquisition et la restauration de milieux naturels dégradés, puis la vente
d’unités de compensation de biodiversité. Elle mène aussi de nombreuses
études pour le compte de maîtres d’ouvrage qui souhaitent réaliser eux-
mêmes leur compensation.
 
Dans la lutte contre le réchauffement climatique, le fait de mesurer les
émissions de carbone a été un élément psychologique clé. Il  faut faire de
même pour la biodiversité. La  Caisse et cinq de ses filiales (Icade, Egis,
Compagnie des Alpes, Société forestière et CDC Biodiversité) ont approuvé
les dix  principes de la plateforme «  Entreprises engagées pour la nature  »
pour mesurer nos impacts sur la nature, accroître ceux qui sont positifs et
réduire ceux qui sont négatifs concernant les cinq  grands risques pour la
préservation de la nature (surexploitation des ressources, pollutions,
changement d’affectation des sols/artificialisation, espèces menacées et
réchauffement climatique). Nous avons aussi créé, au sein de
CDC Biodiversité, un outil de mesure, le GBS (Global Biodiversity Score),
qui est utilisé par de grandes entreprises comme Schneider Electric. Je suis
convaincu que c’est le point de départ d’un mouvement qui conduira à faire
de cette préservation un enjeu plus technique, mieux documenté et
accompagné dans les années à venir.
 
Nous prenons aussi en compte cette dimension dans les investissements
que nous soutenons. De plus en plus, les projets de développement auxquels
nous participons prévoient de rendre à la nature une partie des surfaces.
3  milliards d’euros sont mobilisés sur cinq  ans pour financer la
reconversion des friches industrielles, des projets de lutte contre
l’artificialisation ou pour la renaturation et l’adaptation au changement
climatique. Par exemple, dans le cadre du projet Photosol qui se développe
sur l’ancienne base aérienne de Creil, un tiers du territoire de la base sera
consacré à la biodiversité. C’est aussi ce que nous allons nous-mêmes faire
à Bordeaux, avec l’évolution de notre siège historique de Bordeaux-Lac.
L’ensemble du terrain ne sera pas artificialisé et une partie de la surface sera
laissée à la biodiversité.

UN DÉVELOPPEMENT DURABLE, MAIS AUSSI SOCIAL

L’acceptabilité sociale de la transition est l’un des enjeux politiques


majeurs des prochaines années. Il  est donc essentiel pour nous d’articuler
nos engagements climatiques avec notre objectif de réduction des fractures
territoriales et sociales.
À l’échelle du Groupe  CDC, nous nous sommes dotés d’une stratégie
sur les objectifs du développement durable (ODD) définis par l’ONU, afin
d’intégrer à notre pilotage stratégique les objectifs les plus pertinents pour
notre action. Parmi les huit  ODD que nous avons considérés comme
prioritaires, plusieurs ont une forte dimension sociale, comme l’objectif de
travail décent et de croissance économique, celui de réduction des inégalités
ou encore celui de durabilité des villes et communautés.
 
Au niveau local, nous avons fixé comme objectif à la Banque des
territoires d’œuvrer à une « transition juste » en accompagnant par exemple
le déploiement des « contrats de transition écologique », en partenariat avec
les collectivités locales, notamment sur les territoires en reconversion
comme ceux touchés par la fermeture des centrales à charbon ou des
centrales nucléaires, comme à Fessenheim où nous travaillons avec l’État et
l’ensemble des acteurs locaux.
 
Nous privilégions aussi cette dimension sociale dans les projets que
nous soutenons. Je pense à l’entreprise Ÿnsect, un des leaders mondiaux de
la production d’insectes comme ingrédients pour l’alimentation animale et
humaine. Nous avons inauguré en mai  2021 à Amiens une unité
ultramoderne de production de protéines à partir du scarabée Molitor, où
l’entreprise construit actuellement ce qui sera demain la plus grande ferme
verticale du monde. Lors de ce déplacement, j’ai rencontré des
entrepreneurs modernes, issus pour beaucoup du monde scientifique et du
militantisme environnemental, qui étaient aussi conscients du rôle social de
leur entreprise. Ils ont ainsi décidé que personne ne serait rémunéré moins
d’un Smic et demi, et que les congés paternité seraient étendus par rapport à
ce qu’exige la loi. Cet engagement social est à la base de leur projet, avant
même le premier recrutement. Je suis fier que nous soutenions cette vision,
qui renoue avec un partage plus équilibré du résultat entre les
collaborateurs, la société, les clients et les actionnaires.
 
Comme on l’a vu au début de ce livre, les trente dernières années ont
connu en effet une dérive progressive du partage entre capital et travail.
Les  Trente Glorieuses se caractérisaient par un équilibre qui a permis la
création de très nombreux emplois, tout en assurant l’augmentation du
niveau de vie des salariés et une rémunération du capital raisonnable.
 
Puis, une bascule s’est opérée lorsque les patrons sont devenus des
agents des actionnaires. Ceux-ci ont rémunéré de façon exagérée les
dirigeants, avec un marché très clair  : « Je vous rémunère comme si vous
étiez actionnaires, et en retour, je veux une meilleure rentabilité de mon
capital. Pour cela, vous diminuez et limitez les salaires, et vous augmentez
la productivité. » Cette modification profonde de l’équilibre du capitalisme
s’est traduite par une hausse des inégalités au profit des investisseurs et
l’explosion des écarts de salaire entre les dirigeants et les salariés. On disait
encore il y a quelques années que le rapport entre les salaires des dirigeants
et des salariés de base ne devait pas excéder  quarante. Il  approche
aujourd’hui quatre cents dans beaucoup d’entreprises. La  conséquence de
ce bouleversement, c’est la stagnation ou parfois le recul du pouvoir d’achat
des salariés, qui entraîne logiquement des crises sociales.

« VERDIR » LA FINANCE

La finance peut devenir un levier très important de la transition


énergétique et du développement durable. Si  tous les investisseurs sont
exigeants sur les qualités environnementales de leurs investissements, les
entreprises qui salissent, polluent, ou émettent du CO2 ne trouveront plus de
financeurs. S’il est exercé de façon exigeante, ce levier fonctionne. De plus
en plus de grandes banques se retirent du charbon ou des nouveaux champs
pétroliers, sous la pression des opinions publiques et des actionnaires.
Nous l’avons vu, la Caisse des dépôts joue un rôle majeur sur la place
financière de Paris. Il était donc indispensable que nous définissions, pour
ce métier comme pour les autres, une politique de développement durable
très ambitieuse. La  CDC est donc un investisseur 100  % responsable, sur
l’ensemble de son portefeuille et sur toutes les classes d’actifs.
 
Cet objectif recouvre la combinaison de trois approches
complémentaires  : l’intégration des critères environnementaux, sociaux et
de gouvernance (ESG), le suivi et l’engagement actionnarial, et des
politiques d’exclusions sectorielles.
 
D’ores et déjà, nous avons réduit l’empreinte carbone de notre
portefeuille d’actions de 44  % entre 2014 et 2020 et nous nous sommes
engagés à une baisse supplémentaire de 20  % d’ici  à 2025. La  gestion de
l’ensemble de nos portefeuilles financiers, et notamment de celui du fonds
d’épargne, est régie par des principes environnementaux ambitieux.
Conformément à l’engagement du ministre des Finances lors du Climate
Finance Day de 2017, la collecte du livret de développement durable et
solidaire (LDDS) centralisée au fonds d’épargne de la Caisse des dépôts est
affectée au financement de projets ayant un impact positif sur le climat. Par
ailleurs, à l’occasion du Climate Finance Day du 29  octobre 2020, nous
avons encore renforcé notre politique d’exclusion de certains secteurs, qui
était déjà parmi les plus exigeantes. Nous n’investissons plus dans les
entreprises exposées au secteur du charbon ou des énergies non
conventionnelles (pétrole et gaz de schiste, sables bitumineux, ressources
arctiques).
 
Notre engagement en tant qu’actionnaire est au cœur de cette démarche
d’investisseur actif et responsable. Nous poursuivons dans la durée un
dialogue actionnarial exigeant avec des entreprises dans lesquelles nous
investissons, pour promouvoir les meilleures pratiques environnementales,
sociales et de gouvernance.
En tant qu’investisseur responsable, nous choisissons de rester au
capital d’entreprises du secteur énergétique, pour les inciter à transformer
leurs modèles d’affaires. La voie de la facilité serait d’exclure d’office ces
entreprises. Au contraire, par son rôle d’actionnaire actif, présent à leur
capital dans la durée, la CDC peut avoir une véritable influence pour faire
évoluer leurs pratiques et les accompagner dans leurs changements de
stratégie. Je  pense par exemple à Total, qui fait montre d’un grand
engagement en la matière et qui est devenu l’un des premiers acteurs
français des énergies renouvelables. Ce  dialogue actionnarial montre aussi
son efficacité dans les décisions d’investissement des entreprises. Je  note
ainsi avec satisfaction qu’Engie a décidé en 2021 de fermer ses centrales à
charbon au Chili.
 
Par sa visibilité, la Caisse peut créer un effet d’entraînement sur la place
de Paris. Elle est membre fondateur de la «  Net Zero Asset Owner
Alliance  », sous l’égide des Nations unies, qui regroupe de grands
investisseurs institutionnels mondiaux qui s’engagent à rendre l’ensemble
de leurs portefeuilles d’investissement neutres en carbone d’ici  à 2050.
Début 2021, François Villeroy de  Galhau, le gouverneur de la Banque de
France, a soutenu la création d’une structure destinée à impulser et
développer les normes extrafinancières au niveau européen, sous la houlette
de l’EFRAG (European Financial Reporting Advisory Group). Il  a
naturellement sollicité la Caisse, parce qu’elle est une référence de la
finance éthique et durable.
Nous pourrons faire face aux défis sociaux et environnementaux en
réalisant l’alliance d’une croissance forte, durable, solidaire.
Remerciements

Comme le reste, ce livre est un travail d’équipe. Si j’ai quelque chose à


dire de l’histoire récente de la Caisse, c’est d’abord grâce au formidable
travail de son comité exécutif.
La plume a été tenue à quatre mains, dont trois au moins sont celles de
Philippe Blanchot. Il  a su selon les chapitres transcrire mes propos ou
améliorer mes écrits.
Marie-Laure Gadrat, directrice de cabinet, a tenu la chronique
documentée de ces quatre  ans  ; au-delà de cette matière première
essentielle, elle a su, avec Philippe Blanchot, conduire la maïeutique qui a
abouti à ce livre.
Merci à Sophie Quatrehomme pour ses conseils et son appui depuis
l’origine de ce projet.
Laurent Nunez a été un éditeur très précieux, tout en talent et en finesse.
Et pour finir par le début, l’initiative de ce livre revient à Muriel Beyer,
que je remercie sincèrement de m’avoir convaincu, avec l’active complicité
de Marie-Louise Antoni, de me lancer dans cette formidable aventure.
 
Merci aussi de m’avoir donné envie de continuer à écrire.
TABLE DES MATIÈRES
En guise d'introduction
La formation progressiste : la matrice rocardienne

Avec Michel Sapin, l'apprentissage de la réforme

Du groupe des Arcs aux Gracques


Rééquilibrer l'économie de marché, mieux partager la valeur ajoutée

Les hasards de la vie d'un financier : le 11 Septembre

Histoire d'une candidature

Chapitre 1 - Aux origines de la Caisse des dépôts


Une institution qui traverse les régimes

Au service de la (re)construction de la France

Les années noires
Un instrument hybride

Et les consignations dans tout ça ?

La transformation de l'épargne populaire

Un modèle réplicable

Chapitre 2 - L'indépendance de la Caisse : fantasmes et réalités

L'indépendance comme marque de fabrique

Une gouvernance garante de l'autonomie

Un lien vivant avec le Parlement

La loi Pacte et la réforme de la gouvernance de la Caisse des dépôts

L'autonomie à l'épreuve des faits


La CDC et le Trésor, frères ennemis ?

Chapitre 3 - La Caisse en chantier

Mettre le capital au travail


Redonner de la lisibilité

Définir une stratégie

Identifier des métiers

Comment développer la coopération ?

Une culture du dialogue social

Une banque pour les territoires

Un défi lancé par le président de la République


Un pilotage par la marque

Un projet managérial

L'intégration de la dimension numérique

Décider sur le terrain

Un investissement plus local

Réduire la fracture numérique pour lutter contre les inégalités territoriales

Une inspiration pour l'État ?

Chapitre 4 - Le rapprochement avec La Poste

Aux origines de l'opération
L'opération Mandarine

Vaincre les blocages de l'administration


Les apports du grand pôle financier public

Chapitre 5 - Un « bras armé » trop puissant ?


Un groupe présent dans le quotidien des Français

Un groupe trop grand ?


Gérer un grand groupe public

Un actionnaire trop puissant ?


Un « bras armé financier » singulier et autonome
Le premier actionnaire institutionnel public
Un actionnaire engagé
Un actionnaire de référence

Chapitre 6 - Face aux crises

La crise des Gilets jaunes


La crise sanitaire
Face à la chute des marchés, le rôle de la Caisse

Un « pont aérien de cash »


L'urgence sociale

Accompagner nos clients dans les territoires


Le Groupe CDC dans la crise

Construire une relance saine et durable

« Never waste a good crisis »


La transition écologique au cœur de la relance

L'épargne utile
La CDC et Bpifrance, des investisseurs contracycliques

La territorialisation, un gage d'efficacité

La nécessité du dialogue européen

Chapitre 7 - Le logement au cœur de nos missions


Logement : nous avons des plans

Une mission historique de la CDC


Banquier du logement social

Le deuxième bailleur de France


Un rôle central
Accompagner les réformes du secteur

Des réformes difficiles

Les plans logement de la CDC

Après la crise : construire plus


Le soutien à l'habitat, pilier de la relance

Pour un retour des maires bâtisseurs


Préserver un système de financement vertueux

Pour que les banlieues ne soient plus au ban de la République


À Clichy-sous-Bois, un concentré des défis de la politique de la ville

À Toulouse, recréer la ville

Pour une politique de la ville plus visible et plus cohérente

Chapitre 8 - La nécessaire réforme des retraites

Un savoir-faire financier essentiel


Le développement continu de l'activité retraite et de nouvelles activités sociales

Donner de la visibilité

Une réforme mal engagée

L'illusion du jardin à la française

La Caisse, un acteur capable d'accompagner la réforme


Oups ! On a vidé le Fonds de réserve pour les retraites !

Chapitre 9 - La Silicon Caisse

La merveilleuse aventure de Mon compte formation

Les premiers pas de la Caisse dans la formation professionnelle

« Mon compte formation », un nouveau paradigme

Un formidable défi technique et managérial


Une révolution réussie

Un contre-exemple : la formation des élus

L'avenir du CPF : la première brique d'une société des compétences

Un acteur global des politiques sociales

« Mon parcours handicap »


Les problématiques du vieillissement

Le secteur de la santé : lutter contre les inégalités, soutenir l'innovation


Accompagner les hôpitaux
Chapitre 10 - La lutte contre les fractures territoriales

Le goût des villes

La matrice « Action cœur de ville »

La Caisse des dépôts, précurseur des programmes de revitalisation urbaine

L'ingénierie, étape préalable essentielle


Impulser l'activité économique

La problématique centrale du logement

Une nouvelle dynamique commerciale

Répondre aux besoins de la population en matière de santé

Remodeler les centres-villes
L'importance de la méthode : une boîte à outils à disposition des élus

Redynamiser les petites villes

Retrouver l'activité économique : la nécessaire réindustrialisation des territoires

La nécessaire association des territoires

Capitaliser sur les savoir-faire, former pour les transmettre


Le verdissement, condition de la réindustrialisation

Refermer les cicatrices de la désindustrialisation

L'impérative coopération des territoires

Chapitre 11 - La croissance verte : impulser la transition dans les territoires

Mettre les investissements verts au service des territoires

Pour une transition écologique décentralisée, au plus près des territoires


Traduire l'impératif écologique dans la pratique financière

Répondre aux enjeux économiques de la transition


La Caisse des dépôts acteur de la transition

À la recherche de projets

Un plan climat de 40 milliards d'euros


Logement social et bâtiments publics : financer les économies d'énergie

Rééquilibrer le mix énergétique, développer des réseaux intelligents


Promouvoir les mobilités vertes
Défendre la biodiversité

Un développement durable, mais aussi social

« Verdir » la finance

Remerciements
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