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Au Cœur de La Finance Utile (Éric Lombard)
Au Cœur de La Finance Utile (Éric Lombard)
: 979-10-329-2196-8
L’argent ne se gère pas tout seul. Il y a des hommes et des femmes
derrière la finance. C’est pourquoi, avant de parler de cette formidable
institution qu’est la Caisse des dépôts et consignations, je commencerai par
quelques notes plus personnelles, qui éclairent la démarche que je présente
dans ce livre.
Mes racines sont à la fois juives et chrétiennes, paysannes et
commerçantes, européennes et profondément ancrées dans les terres de
France. Mon grand-père, Pierre Lévy, industriel du textile implanté à
Troyes, a été la figure tutélaire de mon enfance et de ma vie de jeune adulte.
Homme d’entreprise et de culture, il était né en Alsace allemande en 1907
et n’a appris le français que tardivement. Cela ne l’a pas empêché de
développer autour de l’entreprise Devanlay l’un des groupes textiles les
plus importants d’Europe, qui fabriquait notamment la chemise Lacoste.
À son apogée, dix mille salariés travaillaient dans ses usines troyennes. Il a
voulu rendre aux ouvriers et ouvrières la magnifique collection d’art,
constituée de milliers de toiles, de dizaines de pièces africaines, qu’il a
acquise grâce au fruit de leur travail, et qui est aujourd’hui exposée au
musée d’Art moderne de Troyes.
Il a toujours voté à gauche. Il me racontait ses rencontres avec Léon
Blum. Être de gauche était pour moi une évidence.
La formation progressiste :
la matrice rocardienne
Mon premier réel souvenir politique a trait au mouvement
autogestionnaire qui, croyait-on, se développait en Yougoslavie. J’ai été
attiré par cette idée d’une troisième voie, ni capitaliste ni réellement
communiste. Le Parti socialiste unifié (PSU), dirigé par Michel Rocard,
était porteur de cet idéal d’autogestion. Cet attrait s’est catalysé en 1978,
avec le discours qu’a prononcé Michel Rocard à la télévision après la
défaite de la gauche aux élections législatives. Ce discours a été, pour toute
ma génération, un moment d’espoir. Nous découvrions un homme qui
parlait vrai, et que j’ai eu envie de suivre.
Peu après, étudiant à HEC, je faisais ma première expérience de
l’engagement syndical. Les étudiants n’étaient alors représentés que par un
courant giscardien et par l’UGE, proche du Parti communiste. Avec un ami,
nous pensions que la droite et la gauche pouvaient travailler ensemble, nous
voulions proposer une alternative. Notre liste a recueilli 30 % des voix.
J’ai rencontré Bernard Spitz en classe préparatoire, nous ne nous
sommes plus quittés depuis. Nous avons cherché à travailler pour Rocard.
Après sa démission du ministère de l’Agriculture, en 1985, celui-ci projetait
d’être candidat à l’élection présidentielle de 1988. Il a organisé des groupes
de réflexion, dont Bernard Spitz, qui venait d’entrer au Conseil d’État, fut
nommé responsable. Il m’a proposé d’être le rapporteur du groupe consacré
à l’économie. Lors de la première réunion, je ne connaissais aucun des
hauts fonctionnaires et économistes présents. Dans ce local de campagne du
266, boulevard Saint-Germain, je découvrais un monde totalement nouveau
pour moi, dont je ne possédais pas les codes. J’ai rapidement fait la
connaissance de jeunes députés, tels qu’Alain Richard, Michel Sapin ou
Bernard Poignant et de personnalités comme Claude Évin ou Gérard
Lindeperg.
On m’a fait rapidement confiance. En 1986, quand Jacques Chirac est
devenu Premier ministre, Guy Carcassonne avait été chargé par Rocard de
coordonner un grand dossier pour Le Nouvel Observateur, intitulé « Rocard
juge Chirac ». Il m’en a confié la rédaction avec un ami haut fonctionnaire.
Guy Carcassonne n’a pas changé un mot de notre manuscrit. J’étais très
ému, lorsque ce dossier a fait la couverture du Nouvel Obs. Ma construction
politique s’est réellement opérée durant cette phase de précampagne de
Michel Rocard. J’étais pleinement associé à la rédaction du programme
présidentiel.
Comme chacun le sait, Michel Rocard n’a finalement pas été le candidat
de la gauche en 1988. Mais il a été nommé Premier ministre et, quelques
mois après, j’ai quitté la banque où je travaillais pour rejoindre le cabinet de
Louis Le Pensec au porte-parolat du gouvernement. Je voyais passer tous
les projets de loi et j’ai appris, de l’intérieur, comment fonctionnait l’État.
Dans le même temps, j’ai participé à la structuration du courant rocardien.
Tous les mercredis matin, j’étais à Matignon pour une réunion politique.
Le congrès de Rennes du Parti socialiste approchait, et il serait
l’occasion d’une lutte de pouvoir. Dans cette perspective, nous avions
décidé de publier, chaque semaine, une lettre d’information, la lettre
Convaincre. J’en rédigeais l’éditorial et Michel Sapin, alors président de la
commission des lois de l’Assemblée nationale, en faisait la relecture
politique. C’est ainsi que nous nous sommes rapprochés. Cette lettre des
rocardiens a eu un assez grand succès, puisque j’ai même eu ma caricature
par Jacques Faizant dans Le Figaro. Quelques semaines auparavant, nous
avions qualifié les amis de Laurent Fabius, dans une de nos lettres, de
« zébulons arrivistes ». Le dessin de Faizant représentait un Laurent Fabius
furieux débarquant à la rédaction.
À titre personnel, j’ai hérité du rocardisme des valeurs et une méthode :
la transformation doit se faire dans le respect de l’autre. Michel Rocard
estimait que toute personne avait quelque chose à apporter et devait être
écoutée. Lorsqu’il était Premier ministre, sa majorité était fragile. Tous les
sujets étaient travaillés afin de parvenir à un accord politique sur les
meilleures bases possible.
Cette recherche du dialogue n’est pas contradictoire avec l’ambition
réformatrice, bien au contraire. Michel Rocard n’avait absolument pas une
vision politicienne de son rôle ; il était guidé par une éthique de
responsabilité. En arrivant à Matignon, il avait souhaité améliorer la
situation du pays, s’attaquer à tous les grands sujets.
Il y avait ce qu’il appelait « la bataille pour l’organisation de la
planète », avec notamment l’idée de préserver notre environnement, qui en
était alors à ses débuts, mais aussi la formation professionnelle, la réforme
universitaire, la réforme des retraites, dont il avait fixé les grands principes.
Il a également mené une politique économique extrêmement efficace, il a
ramené la paix en Nouvelle-Calédonie.
Le rocardisme m’a aussi appris le rôle essentiel du dialogue social dans
toute démarche de réforme. Nous étions naturellement proches de la CFDT
qui, par la voix de Laurent Berger, incarne toujours cette vision réaliste et
progressiste.
Je suis frappé par l’actualité brûlante que conservent beaucoup de ces
sujets. Sur tous, Michel Rocard avait eu des intuitions justes. Et il me
semble que les réformes menées aujourd’hui par Emmanuel Macron leur
font écho. Michel Rocard a posé des bases, donné des outils, des leviers de
réforme.
Depuis plus de deux cents ans, l’histoire de la Caisse est marquée par sa
stabilité, mais aussi par sa remarquable plasticité. L’institution a connu la
Restauration, la monarchie de Juillet, le Second Empire, puis trois
Républiques. Cette longévité est en soi remarquable. Au même titre que le
Conseil d’État ou la Cour des comptes, la Caisse des dépôts a traversé les
régimes, s’est adaptée, et demeure.
Aux origines lointaines de l’établissement public, il y avait une
institution née au tournant de la Révolution et du Premier Empire, la Caisse
d’amortissement, créée en 1800 sous l’impulsion de Jean Béranger, qui la
dirigera jusqu’à la fin de l’Empire. Il s’agissait alors de fonder solidement
le crédit de l’État, en assurant l’amortissement de la dette et le service
régulier des intérêts. La Caisse d’amortissement assurait également des
activités qui allaient devenir des métiers historiques de la Caisse sur
lesquels nous reviendrons, la consignation et la conservation des dépôts.
Il ne s’agissait pas encore de l’épargne populaire, mais des premières
formes de prévoyance pour les agents publics et des dépôts des communes.
Cette institution, moderne et bien conçue, n’a toutefois pas résisté aux
guerres napoléoniennes. Son fonctionnement fut paralysé par le désastre de
la campagne de Russie puis par l’invasion du territoire national à l’issue des
Cent-Jours.
Au début de la Restauration, le gouvernement du duc de Richelieu se
trouvait confronté à une double nécessité : répondre à la grave crise de la
dette publique héritée de l’empereur et redonner confiance dans le crédit de
l’État. La question de la dette publique était d’autant plus préoccupante
pour Louis XVIII qu’il savait qu’elle avait été le déclencheur de la
Révolution et donc la cause indirecte de la mort de son frère.
Son ministre des Finances, Louis-Emmanuel Corvetto, proposa alors la
création d’une nouvelle institution, la Caisse des dépôts et consignations.
Celle-ci fut officiellement instituée par la loi du 28 avril 1816. Il s’agissait
de répondre aux deux nécessités qu’on vient d’évoquer dans un même
mouvement, en achetant de la dette publique au moyen des consignations et
des dépôts des notaires conservés et garantis par la Caisse. Pour inspirer la
confiance des déposants, l’institution devait être indépendante des
contingences politiques, j’y reviendrai.
Dès l’origine, l’ambition de Corvetto ne se limitait pas à répondre au
problème de la dette publique. Lorsqu’il déclara devant la Chambre :
« Nous posons la première pierre d’un édifice dont l’utilité s’agrandira avec
le temps », il avait déjà à l’esprit de faire de cette nouvelle institution un
puissant outil de gestion de l’épargne populaire.
La construction de cet outil se déroulera en deux temps. D’abord avec la
création en 1818 des premières caisses d’épargne, sous l’impulsion du
banquier Benjamin Delessert. Cette date marque aussi la naissance d’un
produit d’épargne simple et rassurant pour les épargnants des classes
moyennes émergentes : le livret A. Dans un second temps, la loi
du 31 mars 1837 a organisé la centralisation à la Caisse des dépôts des
fonds collectés sur les livrets de caisse d’épargne ; en 1881, le livret postal
rejoindra ce système.
Les années noires
Comme notre histoire nationale, celle de la Caisse a ses pages sombres.
Nos institutions ont vu leur mission, leur identité, perverties par le régime
de Vichy. Ce fut le cas de la Caisse des dépôts.
En application des lois raciales de Vichy, la Caisse des dépôts, dans son
rôle de consignataire, a hélas pris une part active à la spoliation des juifs.
Entre 1941 et 1944, elle a ouvert 29 700 dossiers de « consignations
juives ».
Lorsque je suis allé visiter les archives de la Caisse à Blois, on m’a
montré les dossiers de biens de juifs déportés, conservés par la Caisse. J’ai
été frappé par la méticulosité, le professionnalisme, avec lesquels les
fonctionnaires avaient accompli ces tâches ignobles. M’est revenu le même
sentiment d’effroi que celui que j’avais éprouvé près de trente ans plus tôt,
lorsque j’avais travaillé avec Michel Sapin, alors ministre délégué à la
Justice, à la préface d’un ouvrage sur les lois antisémites de Vichy.
De façon glaçante, ce livre montrait que ces lois, directement élaborées par
le Conseil d’État, sans intervention du Parlement, étaient rédigées très
clairement. Ces textes, les plus antirépublicains jamais écrits en France,
atteignaient une sorte de perfection juridique dans l’abomination. Ce ne
sont pas seulement les institutions qui protègent les libertés, mais aussi ceux
qui les servent.
Une large part des biens spoliés a été restituée aux survivants à la
Libération. Ce travail a été long et complexe ; il se poursuit encore
aujourd’hui. Après la reconnaissance, en 1995, par le président Jacques
Chirac, de la responsabilité du gouvernement de Vichy dans les
persécutions antisémites, la Caisse a mené d’importants travaux de
recherche sur les spoliations et les rétrocessions opérées depuis la
Libération. Elle a ainsi réexaminé l’ensemble des « consignations juives »
et traité près de dix mille dossiers restés en instance depuis l’après-guerre,
pour son compte et celui de l’ensemble des établissements financiers, afin
d’indemniser les victimes ou leurs ayants droit. Par la suite, la Caisse a
impulsé la création de la fondation de la Shoah, dont elle a été le premier
soutien financier, et a proposé à Simone Veil de la présider, ce qu’elle avait
accepté. Ce travail de transparence et de réparation, mais aussi de mémoire,
après la captation des biens juifs doit beaucoup à l’engagement de mes
prédécesseurs : Philippe Lagayette dès 1992 qui a, hélas, rencontré alors de
fortes résistances et Daniel Lebègue qui a mobilisé la Caisse des dépôts et
la communauté scientifique pour ce travail de vérité.
Un instrument hybride
Cette histoire riche, profuse, a façonné la Caisse telle que je l’ai trouvée
en prenant mes fonctions de directeur général en décembre 2017. Elle est
aujourd’hui une institution financière puissante, disposant de plus de
60 milliards d’euros de fonds propres et plus de 1 280 milliards
d’engagements financiers. Depuis son rapprochement avec La Poste, elle
constitue aussi un vaste groupe, comptant trois cent soixante-dix mille
collaborateurs dans le monde.
Durant ma carrière dans le secteur financier, j’avais pu mesurer que par
son histoire, par l’ampleur de ses participations, la Caisse avait un rôle très
particulier dans le capitalisme français.
La Caisse est comme une ancre de notre capitalisme, car nous sommes
actionnaires de beaucoup de grandes entreprises françaises. Peu après mon
arrivée, j’ai reçu la visite des représentants d’une grande banque
américaine. Ils m’ont demandé si nous interviendrions dans le cas où ils
convoiteraient une entreprise française. J’ai immédiatement répondu par
l’affirmative. Dans ce type d’opération, afficher d’emblée l’intervention de
la Caisse est une arme de dissuasion.
Beaucoup de grands patrons français se félicitent de la présence de la
Caisse à leur capital. La plupart souhaitent que nous y restions ; certains
m’ont demandé que nous augmentions notre participation.
Le développement de cet outil unique a été permis par sa nature très
particulière, dès l’origine hybride. La Caisse des dépôts se situe au
confluent des sphères publique et privée, à la charnière des intérêts privés et
de l’intérêt général. Elle accompagne les politiques publiques ; dans le
même temps, elle intervient dans le secteur privé concurrentiel. Cette nature
duale est aujourd’hui sanctuarisée par le Code monétaire et financier, qui
fixe les missions du groupe Caisse des dépôts, tout en prévoyant la diversité
de ses moyens d’action.
Preuve de cette spécificité, la Caisse dispose de deux bilans distincts,
celui des fonds d’épargne, qui résulte d’un mandat accordé par l’État, et son
bilan propre, que nous appelons « section générale ».
Les résultats de la Caisse proviennent des dividendes et plus-values
issus de ses activités d’investisseur et des marges d’intérêt dégagées par ses
activités de prêteur. Une partie du résultat vient alimenter les fonds propres
indispensables au maintien de sa solidité financière et à la capacité de
développement du groupe.
La Caisse finance elle-même l’ensemble de ses activités, sans aucune
contribution du budget de l’État ; elle en est au contraire l’un des premiers
contributeurs. Elle lui reverse en effet chaque année une part importante de
son résultat. En 2019, 1,4 milliard d’euros ont ainsi été versés à l’État.
postal.
Aujourd’hui, la Caisse gère une grande partie des sommes versées sur
les livrets parmi les plus populaires : le livret A, le livret de développement
social et solidaire (LDDS), le livret d’épargne populaire (LEP). Le livret A
est évidemment le produit le plus emblématique, compte tenu de son
succès. On en compte aujourd’hui près de 55 millions. Les Français sont
attachés à ce produit : dans beaucoup de familles, l’ouverture d’un livret A
fait office d’acte de naissance financière d’un enfant ou d’un adolescent.
Avec 24,4 millions de LDDS et 7,3 millions de LEP, le succès des deux
autres livrets réglementés ne se dément pas.
Pourtant, les Français savent encore trop peu que la Caisse est un acteur
quotidien de leur épargne. Il n’est pas inutile de rappeler le circuit
qu’empruntent ces fonds, que nous transformons quotidiennement en
financements d’intérêt général. Ils sont collectés par les banques, qui
peuvent toutes proposer ces produits. Les sommes versées sont garanties et
entièrement liquides, les épargnants pouvant en disposer à tout moment.
Les intérêts servis sont défiscalisés. Leur rémunération est elle aussi
garantie, calculée sur la base d’une formule liée à l’inflation et au niveau
des taux, avec un minimum de rémunération pour l’épargnant de 0,5 %.
Le fonds d’épargne de la Caisse des dépôts centralise 59,5 % de
l’encours du livret A et du LDDS et 50 % de celui du LEP. Sur 100 euros
déposés sur un livret A, 59,5 euros sont donc gérés par la Caisse. Ces fonds
centralisés permettent de financer des projets d’intérêt général identifiés par
l’État, au service du logement social, de la politique de la ville ou encore
des projets des collectivités et de leurs satellites. L’État fixe donc les
emplois autorisés ainsi que les conditions de taux proposées.
Cette épargne est utile ; elle finance directement l’économie. Par les
prêts d’abord. La Caisse en a accordé 12,5 milliards d’euros en 2021, pour
un encours total de 192 milliards. Ces prêts répondent à des missions
d’intérêt général. La première est le financement du logement social et de la
politique de la ville. Ils permettent aussi de financer le secteur public local
et les infrastructures. Il s’agit principalement de prêts de long ou de très
long termes – jusqu’à quatre-vingts ans –, pour lesquels les banques
commerciales ne proposent pas d’offre.
Ces prêts ont également un effet important de justice économique. Au
contraire des banques, la Caisse ne modifie pas ses taux en fonction des
emprunteurs. Ses prêts sont égalitaires, et leur taux dépend du caractère
social ou environnemental des projets financés. Ainsi, s’agissant de la
construction de logements sociaux, les taux pratiqués sont croissants selon
les revenus des locataires : le coût du crédit est ainsi plus faible pour la
construction de logements sociaux à destination des moins aisés. Un taux
unique est appliqué pour une catégorie de prêt, quelle que soit la situation
géographique et financière de l’emprunteur. Ce principe de non-
discrimination territoriale contribue de façon majeure à notre objectif de
lutte contre les inégalités entre les territoires. Les secteurs prioritaires
financés disposent d’un accès permanent au crédit et sont préservés du
phénomène de rationnement du crédit en période de crise.
Le modèle des fonds d’épargne repose sur un second pilier : un
portefeuille financier important, composé de titres de dette, d’actifs
immobiliers ou encore d’actions d’entreprises cotées. Il atteignait
134 milliards fin 2021 et est partie intégrante du modèle, puisqu’il permet
de gérer les risques de liquidité et de solvabilité et contribue aux résultats
du fonds d’épargne, et donc à son équilibre. Surtout, ce portefeuille d’actifs
contribue au financement de l’économie et en particulier à l’actionnariat
stable des entreprises françaises.
Le modèle du fonds d’épargne est unique : il transforme une ressource
entièrement liquide et donc de très court terme en emplois de long et très
long termes. Cette transformation est rendue possible par l’ampleur et la
pérennité dans le temps de la ressource, c’est-à-dire par l’attrait du livret A
et du LDDS.
Un modèle réplicable
Le modèle de la Caisse des dépôts, développé en France depuis deux
siècles, est original. Son positionnement unique, à la croisée du public et du
privé, en fait un puissant outil d’accompagnement des politiques publiques.
La Caisse a contribué au développement économique de notre pays.
Aujourd’hui, dans des pays et des contextes très différents, elle peut
constituer une inspiration. Ainsi, de nombreux pays, notamment en Afrique
francophone, ont opté, sous des formes différentes, pour ce modèle de
Caisse des dépôts pour donner à la puissance publique un moyen
supplémentaire d’accompagner leur développement.
La Caisse des dépôts française joue un rôle d’accompagnement de ces
structures, au sein du Forum mondial des Caisses des dépôts. Avant mon
déplacement à la réunion de ce forum à Dakar en septembre 2019, j’avoue
que j’avais sous-estimé l’importance de cette coopération, dont Laurent
Zylberberg assure le développement.
J’ai pu mesurer l’importance du travail d’accompagnement que nous
menons auprès de ces structures souvent jeunes. Si la Caisse de dépôts et de
gestion du Maroc a été créée dès 1959, la plupart des caisses africaines sont
nées après 2010. Certaines en sont à leurs balbutiements. Je pense à la
Caisse du Mali. Lorsque j’ai rencontré ses représentants, ils venaient de
prendre possession de leur premier bureau et de recevoir la dotation décidée
par leur gouvernement. Ils devaient encore s’équiper en informatique.
Dans d’autres pays, comme le Sénégal, la Caisse se développe, mais en
est encore à ses débuts, dans une phase initiale d’accumulation de
l’épargne. Son directeur général, Cheikh Ahmed Tidiane Ba, est l’ancien
directeur général des Impôts. Il m’expliquait la difficulté de développer
dans son pays la culture nouvelle d’une épargne bancarisée, et comme il est
plus facile de prélever l’impôt que de collecter l’épargne !
L’accompagnement technique et politique de la Caisse des dépôts
auprès de ces nouvelles structures peut avoir un effet d’entraînement
déterminant. En Côte d’Ivoire, le directeur général Lassina Fofana avait
souhaité que je vienne à Abidjan en mars 2020, afin de réunir tous les
grands partenaires de la Caisse qui se créait. Nous avons pu, ensemble,
montrer aux acteurs économiques que ce nouvel outil était utile et
indépendant.
Nous menons ces actions en coopération avec l’Agence française de
développement (AFD), avec laquelle nous avons noué une alliance
stratégique. Nous portons ensemble cette conviction que les Banques
publiques de développement, qu’elles prennent la forme d’une Caisse des
dépôts ou une autre, sont des instruments essentiels de l’intervention
publique dans l’économie.
Ce modèle d’économie mixte est en train d’essaimer dans le monde, où
l’on dénombre quatre cent dix banques de développement. Certaines se
créent dans les pays anglo-saxons, jusqu’alors assez réticents à ce mélange
de privé et de public. Même Donald Trump a décidé de doter les États-Unis
d’une structure de ce type, confiée à l’un de ses proches. Elles apportent
une forme de réponse à la question du coût du capital. Le développement de
l’économie de marché se fait aujourd’hui dans des conditions de rentabilité
qui limitent le développement économique et ne permettent pas de réduire
les inégalités. Pour obtenir la rentabilité réclamée par beaucoup
d’investisseurs, on écarte des projets utiles, mais d’un rendement moindre.
Un développement économique plus durable et socialement équilibré
nécessite de faire baisser le coût du capital. C’est ce que font les banques de
développement.
Ces structures doivent être confortées ; elles doivent aussi échanger,
coopérer. C’est tout le sens de l’initiative « Finance in Common », impulsée
par Rémy Rioux, le directeur général de l’AFD, dont la première édition, à
laquelle j’ai participé en novembre 2020, a été ouverte par Emmanuel
Macron.
CHAPITRE 2
L’indépendance de la Caisse :
fantasmes et réalités
La Caisse en chantier
Définir une stratégie
Mon prédécesseur, Pierre-René Lemas, avait eu l’intuition d’articuler
l’action de la Caisse autour de quatre grandes transitions – écologique et
énergétique, démographique et sociale, territoriale, et numérique. Mais les
organigrammes ne correspondaient qu’imparfaitement à ces priorités.
J’avais l’expérience de l’ancien Paribas et de ses nombreuses filiales.
Je connaissais la méthode pour rendre notre action plus compréhensible et
plus efficace : à un projet devait correspondre une organisation par métiers
et clientèles, et non plus par produits.
IDENTIFIER DES MÉTIERS
UN PILOTAGE PAR LA MARQUE
Bpifrance a inspiré la conception de la Banque des territoires. Nous
avons aussi transposé la forte orientation client qui y existe depuis l’origine.
Le client y est clairement identifié : il s’agit de l’entrepreneur. Bpifrance se
caractérise aussi par un management, par la marque. Nicolas Dufourcq a
gardé de son parcours dans le secteur des télécoms cette conviction qu’une
marque puissante contribue à fédérer des énergies.
Pour la Banque des territoires, nous avons pu gagner un temps précieux
en abandonnant l’idée de créer une structure entièrement nouvelle. C’est par
cette marque que nous sommes parvenus à fédérer des structures très
diverses, puisqu’elle comprend aussi bien des directions de l’établissement
public Caisse des dépôts que des filiales. Surtout, nous avons voulu que la
marque désigne très clairement son objet, c’est-à-dire ses clients, les
territoires.
Nous avions aussi rapidement compris que la création d’une nouvelle
banque stricto sensu aurait nécessité de créer une filiale, d’avoir l’agrément
de la Banque centrale européenne, ce qui aurait pris un temps considérable.
Cela explique largement la différence de rythme entre la création de notre
Banque des territoires et celle de l’ANCT. L’État a dû créer une structure
nouvelle. Il y a d’abord eu de nombreuses discussions sur le périmètre des
structures existantes qui y seraient regroupées, puis sur les moyens. Enfin, il
a naturellement fallu passer par de longs débats parlementaires.
Cette appellation de « banque » a pu être difficile à accepter pour
certains collaborateurs de la Caisse. Certaines organisations syndicales ont
voulu y voir une remise en cause de notre mission d’intérêt général. Notre
intention était évidemment tout autre : nous voulions désigner le plus
clairement possible ce que nous faisions. Des prêts, des investissements, la
tenue de comptes – ceux des notaires : ce sont ces activités bancaires qui
constituent notre métier. Elles ont chez nous le point commun d’être
menées au service des territoires, ce que nous avons souligné par la
signature de la Banque des territoires : « L’intérêt général a choisi sa
banque. »
UN PROJET MANAGÉRIAL
Aux origines de l’opération
Philippe Wahl cherchait de longue date à rapprocher La Banque postale
et CNP Assurances. Il m’en avait parlé à l’occasion d’une coopération que
nous avions établie entre La Poste et Generali, que je dirigeais alors.
Je faisais partie du conseil d’administration de Bpifrance, où je croisais
Pierre-René Lemas, le directeur général de la Caisse, avec lequel j’ai
naturellement abordé ce sujet. C’est ainsi que j’ai noué un dialogue avec lui
sur le sujet de la bancassurance, que je connaissais bien, après dix ans chez
BNP Paribas Cardif. À cette époque, je ne savais pas que le gouvernement
avait proposé une prise de contrôle de CNP Assurances par La Banque
postale. Cette tentative s’était achevée par un constat d’échec lors d’une
réunion dans le bureau du président de la République d’alors, François
Hollande, à laquelle étaient présents son Premier ministre, Manuel Valls, le
ministre des Finances, Michel Sapin, Martin Vial, le patron de l’Agence des
participations de l’État (APE), et Pierre-René Lemas. Celui-ci avait refusé
la demande de l’État, estimant qu’elle allait à l’encontre des intérêts de la
Caisse.
CNP Assurances était la principale filiale de la Caisse, qui en détenait
plus de 40 % des actions. Cette participation représentait un tiers de ses
résultats. Comme on l’a vu, CNP trouve son origine au sein de la Caisse.
Sa création en 1959 résultait de la fusion de trois caisses de prévoyance que
celle-ci gérait depuis le XIXe siècle. Pour autant, cette filiale s’était
considérablement autonomisée au fil du temps et l’intégration technique ou
managériale avec la Caisse était devenue assez faible.
CNP était devenue le deuxième assureur-vie en France et le
septième assureur européen, avec plus de 400 milliards d’euros d’encours.
Elle demeurait néanmoins mal connue du grand public, en raison d’un
modèle économique particulier. En effet, CNP Assurances ne dispose pas de
réseau en propre. Historiquement, son développement s’est appuyé sur deux
réseaux de distribution, représentés à parts égales au capital : celui de
La Poste et celui des Caisses d’épargne. Il était logique que les produits
d’assurances du groupe Caisse des dépôts soient distribués par les deux
établissements qui commercialisaient le livret A depuis l’origine.
Les Caisses d’épargne étaient historiquement proches de la Caisse.
Lorsqu’elles s’en sont éloignées dans les années 2000 pour devenir BPCE,
le lien capitalistique et commercial avec CNP Assurances a été préservé.
Le projet de Philippe Wahl de rapprochement entre La Banque postale
et CNP Assurances reposait sur la conviction que le développement d’un
grand bancassureur en son sein était nécessaire à sa stratégie de
diversification des activités de La Poste.
Face à la chute inexorable des volumes de courrier générée par la
numérisation croissante des échanges, les postes européennes doivent en
effet réinventer leur modèle et développer de nouvelles activités. Celles qui
se sont refusées à cette évolution voient leur activité décroître, sans espoir
de rebond. Schématiquement, deux modèles se distinguent. Le premier
consiste à se tourner vers la logistique. En effet, alors que le courrier
s’effondre, l’explosion des échanges de marchandises et notamment du e-
commerce engendre une très forte croissance du nombre de colis. Dans
cette logique, la poste allemande par exemple a acquis le transporteur DHL.
Dans d’autres pays, comme l’Italie, les postes se tournent vers les activités
bancaires et financières.
Sous l’impulsion de Philippe Wahl, la poste française a opté pour une
combinaison de ces deux modèles : la logistique avec GeoPost ; les services
financiers avec la constitution de La Banque postale.
Le renforcement de La Banque postale par l’apport d’une activité
d’assurance s’inscrit donc dans ce plan stratégique pour La Poste. Elle est
par ailleurs particulièrement pertinente, voire nécessaire dans le contexte
français. L’assurance vie est en effet l’un des produits financiers dominants
en France. Elle permet d’une part de constituer une épargne retraite dans un
contexte où les Français ne font pas totalement confiance au système par
répartition. Elle est également partiellement exonérée de droits de
succession. Dans notre pays, les produits financiers sont essentiellement
distribués par les banques. Les clients vont chercher leur assurance dans
leur agence bancaire. Pour les compagnies d’assurances en retour, ce
système permet de bénéficier de réseaux de distribution massifs. Ce modèle
s’est industrialisé et représente aujourd’hui plus de 70 % de l’assurance vie,
et une part importante des revenus des banques. CNP Assurances constituait
une exception dans ce paysage : c’était le seul bancassureur détenu par deux
réseaux de distribution. Or ceux-ci remettaient en cause leur partenariat
avec l’assureur. BPCE avait arrêté la production de nouveaux contrats
d’assurance vie et d’assurance emprunteur. Son activité d’assurance
basculait progressivement vers sa propre compagnie, Natixis Assurances.
La Banque postale était, elle, en train de développer des partenariats
avec d’autres assureurs. Elle était la seule grande banque commerciale à ne
pas avoir de réseau de bancassurance en propre, ce qui constituait une
faiblesse.
Le rapprochement de La Banque postale et de CNP Assurances
répondait donc à une vraie logique industrielle. Celle-ci avait été perçue par
les différents acteurs, mais ils ne parvenaient pas à trouver un montage
financier conforme aux intérêts de chacun.
Du point de vue de la Caisse, ce rapprochement présentait deux risques
majeurs. Un risque financier d’abord, puisque la CNP constituait une source
de revenus importante pour la Caisse quand, en parallèle, La Poste avait des
besoins financiers considérables. La Caisse craignait donc de voir ses
résultats baisser, absorbés partiellement par La Poste. Elle voyait aussi dans
cette opération une potentielle perte de pouvoir. Elle aurait contribué
financièrement au nouvel ensemble, sans en avoir la maîtrise.
L’opération Mandarine
À mon arrivée à la tête de la Caisse, je trouvai donc ce projet au point
mort. J’étais néanmoins convaincu de sa pertinence stratégique, pour
La Poste, mais aussi pour CNP et donc la Caisse. BPCE internalisant une
partie de ses activités d’assurance, CNP devrait à terme rénover son
modèle.
À l’occasion d’une augmentation de capital de La Poste sous la
présidence de Nicolas Sarkozy, la Caisse des dépôts, dont le directeur
général était alors Augustin de Romanet, en avait déjà acquis 26 %. Cette
participation n’était pas satisfaisante pour la Caisse, car elle disposait d’un
rôle réduit dans la gouvernance de l’entreprise.
Je savais que j’aurais à traiter ce sujet. Pour sortir de l’ensemble de
blocages qui le paralysaient, j’étais convaincu qu’il fallait changer de
logique : la Caisse pouvait vendre CNP à La Banque postale et, en échange,
prendre la majorité du capital de La Poste.
J’avais esquissé un montage financier de cette opération dès
octobre 2017, avant même d’être nommé. Les chiffres que j’avais envisagés
se sont révélés proches de la réalité ! Philippe Wahl, que j’avais consulté, y
voyait une solution pour relancer le projet. J’avais évoqué ma solution avec
le président de la République. Il adhérait à sa logique.
Je devais à présent convaincre le gouvernement. Dans le monde
financier, chaque opération reçoit un nom de code. Pour celle-ci, nous
avons, avec Philippe Wahl, décidé d’incarner le rapprochement de nos deux
institutions. Mandarine, c’est le jaune de La Poste mélangé au rouge du
logo de la Caisse.
Nous avons beaucoup travaillé, avec Olivier Sichel et les équipes de la
Caisse, notamment Loïc Bonhoure, le directeur des fusions et acquisitions
d’alors, à formaliser notre projet industriel. Celui-ci devait être bénéfique à
tous les acteurs impliqués.
CNP se trouvait, à terme, dans une impasse stratégique entre le risque
de départ de l’un de ses distributeurs, BPCE, les réticences du second,
La Banque postale, et la difficile renégociation de son important partenariat
brésilien. Pour elle, l’opération devait permettre un arrimage pérenne au
canal de distribution bénéficiant du plus fort potentiel. La Banque postale
deviendrait, elle, un bancassureur important, bénéficiant de revenus
supplémentaires.
À l’étage supérieur, La Poste renforçait ses fonds propres et disposerait
désormais d’un nouveau moteur de rentabilité dans une période
d’effondrement du courrier. Son actionnaire majoritaire ne serait plus l’État,
mais son capital demeurerait entièrement public. Les postiers et postières ne
changeraient pas de statut et les missions de service public seraient
préservées.
Quant à la Caisse, nous avions pour objectif principal la lutte contre la
fracture territoriale. Nous avions un levier financier avec la Banque des
territoires que nous étions en train de créer. Pour renforcer cet axe
stratégique, nous voulions un levier opérationnel, une présence accrue dans
les territoires ; à la fois une présence immobilière et humaine. Il nous fallait
donc renouer un lien avec un grand réseau. Cela a longtemps été un élément
identitaire pour la Caisse, et l’éloignement des Caisses d’épargne quelques
années plus tôt restait un traumatisme encore vif. La Poste était ce réseau :
notre approche assez institutionnelle des territoires et l’ancrage profond du
maillage postal étaient très complémentaires.
Opérationnellement, plusieurs défis se présentaient à nous. En devenant
majoritaires dans le capital de La Poste, nous devions en avoir le contrôle
exclusif. Par le biais de La Poste et La Banque postale, la Caisse devait
conserver un intérêt économique équivalent, afin de sécuriser la remontée
de ses résultats. Nous devions aussi trouver un accord équilibré avec BPCE
dans l’opération. Il s’agissait de prolonger la durée du partenariat les liant à
la CNP, ce qui représente une valeur économique importante. Nous leur
avons confié par ailleurs la gestion du portefeuille obligataire de
CNP Assurances et de La Banque postale Asset Management.
Sur les 95 milliards d’euros d’actions que nous détenons, plus de
50 milliards sont affectés au portefeuille financier de la gestion d’actifs,
36 milliards dans nos filiales et participations stratégiques, le reste
localement par la Banque des territoires. Cela fait de nous le premier
investisseur public et un actionnaire significatif de la plupart des entreprises
du CAC 40.
Notre positionnement en tant que gestionnaire d’actifs est atypique sur
la place de Paris. Notre diversification hors de France est limitée. Nous
faisons en effet clairement le choix de détenir majoritairement des actions
d’entreprises françaises, et nous inscrivons ces investissements sur le long
terme.
Ce choix nous est parfois reproché. La logique commune d’un asset
manager est d’être très diversifié pour ventiler au maximum ses risques.
Ce n’est pas notre démarche. Nous sommes avant tout une institution qui
appartient aux Français, et nous considérons que financer en priorité
l’économie de notre pays fait partie intégrante de notre mission.
En revanche, une grande diversification sectorielle de ce portefeuille permet
de limiter les risques et de protéger l’argent des épargnants et des
déposants.
La dimension éthique, sociale et environnementale des entreprises
prend également une part essentielle dans nos décisions d’investissement.
Sur le plan purement financier, ces valeurs sont celles de l’avenir.
Enfin, nous pouvons intervenir de façon conjoncturelle pour apporter
notre soutien à une société en difficulté ou n’étant pas contrôlée. C’est ainsi
que nous sommes montés au capital de Valeo à un moment où l’entreprise
ne comptait plus d’actionnaire français stable.
Ce rôle d’actionnaire demeure mal connu, il est vrai que la discrétion
est précieuse en cette matière. On ignore souvent que le siège historique de
la Caisse des dépôts, rue de Lille, abrite une salle de marchés importante,
commune à la Caisse et à Bpifrance. Cette salle de marchés est l’une des
plus modernes de la place et s’apparente en quelque sorte au cockpit d’un
vaisseau spatial. Cette infrastructure nous confère l’agilité nécessaire pour
agir rapidement et massivement sur les marchés, par exemple lorsque nous
souhaitons en urgence augmenter notre participation au capital d’une
société.
La Caisse est avant tout un actionnaire avisé, se plaçant dans le long
terme. Nous détenons essentiellement des actifs financiers, mais aussi
parfois des produits dérivés. Mais c’est exclusivement pour protéger notre
bilan. Ce sont alors des produits de couverture de nature à limiter le risque,
comme les swaps qui transforment les taux fixes en taux variables. De la
même façon, une partie de notre portefeuille d’actions est protégée en cas
de baisse par des options de vente.
UN ACTIONNAIRE ENGAGÉ
UN ACTIONNAIRE DE RÉFÉRENCE
On peut parler d’une marque Caisse des dépôts, dont le poids est
significatif sur la place de Paris. Nous sommes ainsi très actifs dans
l’Association française des investisseurs institutionnels, dont le directeur de
la gestion d’actifs, Olivier Mareuse, est vice-président.
Surtout, nos engagements éthiques sont connus de la place, ils
l’influencent. Ils se reflètent dans le guide de vote que doivent suivre nos
représentants dans les assemblées générales. Puisque notre objectif est
avant tout de conforter les projets des entreprises, nous votons très rarement
pour des propositions qui ne sont pas celles du management.
Nous nous y opposons lorsque sont en jeu les valeurs portées par la
Caisse, c’est-à-dire pour tous les sujets qui relèvent de la responsabilité
sociale et environnementale, des conflits d’intérêts, des personnes qui
cumulent trop de mandats, ou d’une rémunération trop élevée du dirigeant.
Par exemple, Essilor, qui est passée sous contrôle italien, m’a contacté
une seule fois pour évoquer le salaire de son dirigeant. Nous avons
évidemment voté contre la proposition qui était faite, j’ai regretté qu’ils
n’aient pas trouvé d’autres motifs pour me contacter, même si Bpifrance est
finalement devenue actionnaire au travers de son grand fonds « Lac 1 ».
Ce guide de vote est public et observé par la place. Il fait office de
référence, un vote négatif de la Caisse étant un signal fort pour un patron.
Il est ainsi arrivé à plusieurs reprises que des dirigeants m’appellent avant
une assemblée générale, en cherchant à nous faire changer de position.
Alors, nous négocions, et parfois nous obtenons soit des améliorations soit
des assurances.
CHAPITRE 6
Face aux crises
LA CDC ET BPIFRANCE,
DES INVESTISSEURS CONTRACYCLIQUES
Fin septembre 2021, nous avions investi plus de 12 des 26 milliards
annoncés, soit 46 % (8 milliards en 2020 et plus de 4 milliards en 2021).
Très concrètement, cela représente des centaines d’opérations, réparties
dans toutes les régions.
Ces résultats sont le fruit d’un projet clair dans son expression et dans
son objectif. Ils découlent aussi d’une organisation et d’une méthode : le
dialogue constant avec les territoires et l’adaptation à leurs besoins.
La bonne mise en œuvre de ce plan de relance au niveau territorial
repose sur l’engagement sans faille des huit cent cinquante collaborateurs
de la Banque des territoires, répartis sur trente-sept implantations
régionales.
Avant même la crise, nous avions renforcé cette organisation
territoriale. Surtout, nous avons très largement déconcentré les décisions.
Celles-ci sont prises plus rapidement et au plus proche du terrain : neuf
prêts sur dix et un tiers des investissements sont décidés dans les territoires.
Nous avons procédé ainsi à un véritable acte de déconcentration de la
Caisse des dépôts, qui nous donne plus d’agilité. Toutes les directions
régionales de la Banque des territoires se sont fixé des objectifs en lien à la
fois avec les quatre axes du plan de relance, mais également avec les
particularités de chaque territoire.
Les lenteurs qui ont pu exister dans le déploiement des crédits de
relance de l’État tiennent d’ailleurs sans doute à l’absence de délégation de
ces fonds au niveau territorial, notamment par le biais des préfets. Ceux-ci
connaissent pourtant parfaitement leurs territoires, leurs forces comme leurs
besoins. Lors de mes déplacements, j’ai toujours mesuré combien leur
expérience était inestimable. Je tiens à leur rendre hommage, et notamment
aux préfets de région, dont le rôle est trop souvent méconnu, alors qu’ils
assurent une coordination indispensable de l’action de l’État.
Nous avons par la suite travaillé avec le Premier ministre à la façon
dont la Caisse, dans le cadre des contrats avec les régions et des contrats de
relance et de transition écologique, pouvait agir en coordination avec l’État.
Nous avions rendez-vous à vingt heures trente, Jean Castex est arrivé à
l’heure précise, très attentif et concentré sur les sujets dont nous avions à
parler. Nous nous sommes quittés deux heures plus tard. « Monsieur le
Premier ministre, votre journée n’est sans doute pas terminée », lui ai-je dit.
« Non, effectivement, je vous le confirme », m’a-t-il répondu !
En mettant en place des comités de pilotage du Plan de relance
réunissant les associations, les syndicats, les acteurs économiques, le
Premier ministre a établi ce dialogue avec le terrain qui manque trop
souvent aux administrations. Mais je reste étonné que l’État n’ait pas mis
davantage de moyens pour la coordination territoriale de la relance. Cela
aurait pu être le rôle de l’Agence nationale de la cohésion des territoires
(ANCT), qui avait justement été créée en 2020 pour recenser et coordonner
les projets des territoires. Celle-ci n’a joué qu’un rôle mineur dans la
relance, le ministère des Finances concentrant l’essentiel des initiatives.
Depuis l’annonce du Plan de relance de la CDC, j’essaie de l’illustrer à
chacun de mes déplacements avec, autant que possible, une séquence
consacrée aux quatre grandes priorités. C’était l’objectif en Savoie et
Haute-Savoie en juillet 2020.
Nous avons débuté par une rencontre avec le nouveau maire de
Chambéry, Thierry Repentin, pour faire notamment un point sur le projet
« Action cœur de ville » en cours dans sa commune. Surtout, j’ai pu
rencontrer les acteurs du tourisme, particulièrement frappés dans cette
région. Nous les avions réunis avec Hervé Gaymard, le président du
département, et le préfet de département. Nous avions face à nous
des acteurs pleins d’incertitude sur leur avenir. Le dialogue était très
chaleureux, positif. Ils ont pu constater que la Caisse et le département
collaboraient, se coordonnaient pour les soutenir.
Le soir, nous avons dîné à Annecy dans les bureaux de Bpifrance, avec
les acteurs du projet « Territoires d’industrie » du département. Dans ce
programme, chaque territoire est en effet représenté par des élus et des
entrepreneurs. L’un de ces territoires, celui de la vallée de l’Arve, est
spécialisé de longue date dans l’industrie du décolletage, c’est-à-dire la
fabrication de pièces métalliques pour la métallurgie, l’industrie,
l’aéronautique, les machines-outils. Cette industrie est composée d’un tissu
de PME très diverses, qui pour certaines travaillent exclusivement pour
l’aéronautique et sont donc directement impactées par la crise de ce secteur.
J’ai pu voir la vitalité de ces entreprises, très agiles, et qui étaient en train,
avec le soutien de « Territoires d’industrie » de se repositionner vers des
secteurs plus porteurs.
Ce dîner m’a démontré aussi combien il était malheureusement difficile
d’implanter des industries nouvelles dans certains territoires. Annabel
André-Laurent, vice-présidente de la région Auvergne-Rhône-Alpes m’a
notamment décrit le cas du groupe familial Fournier, propriétaire des
marques Mobalpa, Perene et SoCoo’c, qui souhaitait construire une usine
de vingt-quatre mille mètres carrés, pour un investissement de 1,8 million
d’euros, dédiée au sur-mesure dans la commune d’Alex. Une centaine
d’emplois auraient pu être créés. Mais le groupe a subi plusieurs recours en
référé pour risque de pollution de l’air et a préféré abandonner. Cet exemple
est typique du risque d’opposition entre écologie et économie, qui exacerbe
les tensions dans certains territoires alors qu’il faut évidemment les deux,
un développement économique respectueux de l’environnement.
Dès l’origine donc, avec les HBM, la Caisse des dépôts a joué un rôle
majeur dans le financement du logement social. Jusqu’au milieu des
années 1980, elle est en quelque sorte un « guichet » octroyant
automatiquement ses prêts dès lors que l’organisme HLM emprunteur a
obtenu de l’État une autorisation de construire ou de réhabiliter.
Or, le blocage des loyers instauré depuis les années 1970 nuit à
l’équilibre financier des organismes HLM et la ressource des fonds
d’épargne est de plus en plus rare. Il faut alors rationaliser et consolider les
circuits de financement. La loi du 11 juillet 1985 confie à la Caisse des
dépôts un rôle nouveau, celui de « banquier direct du logement social ».
Elle n’apporte désormais son concours qu’après une analyse précise des
comptes de l’organisme emprunteur. Même si, conformément à sa mission
d’intérêt général, elle prête à tous dans des conditions identiques, elle
calcule désormais le risque encouru, comme toute institution bancaire.
La loi lui donne donc un pouvoir d’arbitrage nouveau sur l’emploi des
fonds d’épargne dont elle assure la protection. Son rôle est de s’assurer des
grands équilibres financiers du secteur HLM.
Aujourd’hui, le financement du logement social repose ainsi sur un
modèle unique de transformation d’une épargne populaire liquide et
garantie en financements de long et très long termes du logement social.
Ce modèle met à disposition des organismes de logement social des
financements dont la tarification et les caractéristiques n’ont pas
d’équivalent sur le marché concurrentiel. En effet, les taux d’intérêt des
prêts consentis par la Caisse ne reflètent ni le risque de contrepartie ni la
durée du crédit, mais sont déterminés par le caractère social ou
environnemental du projet. Les taux sont donc les mêmes sur l’ensemble du
territoire. Cette spécificité revient à mutualiser le risque de crédit du
secteur HLM entre tous ces acteurs. Elle offre une protection face aux aléas
de marché et aux crises financières. Ainsi, la France a été l’un des seuls
pays européens à continuer à produire des logements abordables pendant la
crise financière de 2008. Les durées des crédits proposés, jusqu’à
soixante ans et même quatre-vingts ans pour le foncier en zone tendue, sont
exceptionnelles et ne trouvent aucun équivalent dans les banques
commerciales.
Cette gamme de prêts concerne l’ensemble de la chaîne du logement
social et de son environnement : le développement du parc, l’amélioration
de l’habitat ancien, la rénovation urbaine (démolition-reconstruction de
logements et aménagement urbain), le logement intermédiaire, mais aussi
l’hébergement des populations les plus précaires. Les opérations financées
recouvrent bien sûr des programmes de logements locatifs sociaux, mais
aussi des structures plus spécifiques comme des établissements accueillant
des personnes âgées ou handicapées, des résidences étudiantes, des foyers
de jeunes travailleurs ou des structures d’accueil de migrants.
Enfin, le volume de financement n’est pas contingenté, ce qui signifie
que les organismes de logement social ont un accès illimité à la liquidité.
168 milliards d’euros de prêts accordés par la Caisse des dépôts concernent
le logement social, ce qui représente plus de 75 % de la dette du secteur.
LE DEUXIÈME BAILLEUR DE FRANCE
UN RÔLE CENTRAL
La Caisse a donc développé, avec un ensemble d’acteurs, une sphère
économique complètement autonome du marché concurrentiel. Ce secteur
fonctionne ; il est efficace et solidaire. C’est une belle démonstration du fait
que des pans entiers de l’économie peuvent être traités d’une façon très
différente.
La base de ce système original, c’est le financement sur fonds
d’épargne, c’est-à-dire l’épargne populaire, qu’assure la Caisse des dépôts.
Sur 285 milliards d’euros d’encours du livret A, du LDDS et du LEP
centralisés à la Caisse des dépôts fin 2020, 55 % étaient prêtés aux
organismes de logement social.
Ces structures forment un paysage diversifié, composé de cinq grandes
familles. Les deux cent trente-deux offices publics de l’habitat (OPH) sont
des établissements publics à caractère industriel et commercial, rattachés à
des collectivités locales. Ils gèrent plus de 2,4 millions de logements. Les
cent quatre-vingts entreprises sociales de l’habitat (ESH), qui ont en gestion
2,5 millions de logements, sont des entreprises soumises à des règles
strictes. Elles peuvent être animées par des acteurs privés, mais doivent
réinvestir leurs bénéfices et la rémunération des actionnaires est limitée.
Instituées par la loi du 12 avril 1906, les sociétés anonymes coopératives de
HLM sont des sociétés à capital variable fondées sur les principes
coopératifs de démocratie et de transparence. Avec plus de quatre cent
mille logements construits en un siècle, elles sont l’un des acteurs
historiques de l’accession sociale à la propriété. Enfin, les cinquante-
deux sociétés anonymes coopératives d’intérêt collectif pour l’accession à
la propriété (SACICAP), regroupées au sein du réseau Procivis, sont à la
fois des organismes HLM et des sociétés financières, chargées par les
pouvoirs publics de promouvoir l’accession à la propriété.
Au total, ces organismes gèrent plus de 5 millions de logements
sociaux, dont les loyers modérés permettent aux familles modestes de se
loger. Ces loyers sont en partie financés par les aides personnalisées au
logement, les APL, qui participent donc au financement du système.
Le logement social permet de loger plus de 17 % des Français ; un Français
sur deux a habité dans un logement social.
Les efforts de production de ce secteur sont massifs. En tendance, ils
représentent cent mille logements neufs construits annuellement, soit un
quart du total.
La Banque des territoires est l’un des premiers financeurs des projets
urbains dans les quartiers par le biais de la mobilisation des prêts sur fonds
d’épargne. Depuis 2014 et le lancement du Nouveau Programme de
renouvellement urbain (NPNRU), 3,5 milliards d’euros de prêts ont ainsi
été consentis pour des projets dans les quartiers de la politique de la ville.
À Toulouse, en juillet 2019, j’ai voulu axer ma visite de terrain sur la
politique de la ville, justement pour constater les effets concrets de ces
investissements.
Dans le quartier du Mirail, les conditions de la visite étaient
particulières. Deux solutions s’offraient à moi : soit m’y rendre
officiellement et il m’était conseillé de mobiliser un escadron de policiers,
soit effectuer la visite en tenue décontractée pour essayer de me fondre dans
la foule. J’ai choisi cette seconde option. Avec un élu et des personnes qui
connaissaient bien le quartier, nous avons traversé le Mirail et son marché
extrêmement vivant. J’ai pu constater le volontarisme dont les élus font
preuve. Lors de la construction de la médiathèque, beaucoup craignaient
qu’elle ne soit dégradée. Elle ne l’a jamais été, car les habitants du quartier
la considèrent comme une richesse.
Ce quartier est assez exemplaire des enjeux de la politique de
renouvellement urbain dans de nombreuses villes. L’urbanisme doit être
modernisé. De grandes barres d’immeubles sont démolies et remplacées par
de nouveaux bâtiments plus aérés et plus petits. De nouveaux espaces
naturels, comme des jardins partagés, doivent aussi s’insérer petit à petit
dans le quartier.
Il s’agit en fait de recréer une ville. Lors de la construction de ces
grands ensembles, les contraintes du quotidien ont été oubliées. Une ville,
c’est un mélange de voies de circulation, de commerces, d’espaces verts.
On a pensé qu’on pouvait fonctionnaliser l’espace à outrance, avec des
lieux de vie éloignés des lieux de travail, eux-mêmes distants des lieux de
culture ou de consommation. C’est sur cette conception que nous revenons
aujourd’hui dans les projets de renouvellement urbain.
Au Mirail, s’opère ainsi une destruction progressive de la ville ancienne
pour reconstruire une ville s’appuyant sur un urbanisme plus humain. Les
travaux se font progressivement, immeuble par immeuble, mais on constate
déjà l’émergence d’une ville nouvelle, avec des services, des transports en
commun, des commerces, etc.
Donner de la visibilité
Le peu de visibilité de ce métier de gestionnaire de retraites tient donc à
une raison juridique. Cette activité apparaît extérieure à la Caisse, car nous
gérons des mandats pour le compte de tiers, auxquels nous rendons compte.
Il existe aussi une raison culturelle interne à la Caisse. Pendant
longtemps, cette activité a été marquée par une réticence à apparaître aux
yeux du grand public. « Pour vivre heureux, vivons cachés » : cette culture
apportait à l’ex-DRS de la tranquillité, mais aussi une sorte d’isolement qui
lui nuisait.
Certains en venaient à remettre en cause la pertinence de cette activité,
voire son existence même au sein de la Caisse. À mon arrivée, on m’a dit :
« On ne comprend pas pourquoi la DRS fait partie de la Caisse, elle pourrait
être ailleurs. » Après examen, j’ai pensé : « Mais non, au contraire ! C’est
exactement complémentaire à mon projet. » Parallèlement au projet
territorial, nous devions développer un projet humain et social.
Il fallait donc plutôt conforter ce métier, d’autant plus que je souhaitais
m’appuyer sur la réforme des retraites qui s’annonçait pour renforcer le rôle
de la Caisse. La mise en avant de cette activité permet d’équilibrer notre
rôle. Nous ne sommes pas seulement un acteur qui travaille auprès des
institutions, nous soutenons aussi les citoyennes et citoyens sur tous les
territoires. Et lors de mes visites dans les locaux de la direction des retraites,
j’ai toujours été impressionné par le très grand professionnalisme de ses
collaborateurs. Sur l’un de nos centres d’appels, j’ai par exemple
accompagné durant plusieurs minutes une conseillère qui répondait aux
retraités. J’ai été frappé de sa disponibilité à leur endroit, mais aussi du fait
qu’elle pouvait réellement les aider à répondre à des situations qui
semblaient au premier abord inextricables.
Par ailleurs, je suis, en tant que directeur général de la Caisse, président
du directoire du Fonds de réserve pour les retraites. La réforme aurait
permis d’établir un pont plus solide entre notre activité de gestionnaire
d’actifs et les activités de la DRS en matière de retraites.
Comme toujours dans une entreprise, un tel mouvement stratégique doit
être incarné. Lorsqu’il s’est agi de trouver un nouveau directeur ou une
nouvelle directrice pour la DRS, j’ai tout de suite cherché un profil de très
haut niveau avec de hautes compétences techniques et une forte envergure
personnelle et politique. Lorsque Michel Yahiel a quitté la direction de
France Stratégie, l’instance de prospective de l’État qu’il dirigeait, nous
nous sommes parlé aussitôt et il a accepté ce poste. Il a été rapidement
rejoint par Laure de La Bretèche, qui nous a apporté l’expérience qu’elle
avait acquise notamment à la Ville de Paris.
Ensemble, nous avons essayé de rendre plus lisibles le rôle et le poids
de la DRS dans l’institution et de montrer, aussi, l’intérêt que la Caisse
tirerait de son développement. Il fallait en terminer avec ce paradoxe : ce
métier représente 350 millions de revenus et de frais de gestion, gère
60 milliards d’euros, mais restait mal identifié.
Michel Yahiel a parfaitement porté cette stratégie. Il a réuni autour de
lui de grands professionnels des secteurs concernés. Sans cette incarnation,
nous n’y serions pas parvenus.
Cette visibilité nouvelle n’est pas une simple évolution de marketing ;
c’est un véritable changement stratégique, un repositionnement parmi les
acteurs du champ social. Le fait que notre place dans ce secteur soit
désormais pleinement reconnue est positif ; exigeant aussi, car nous
sommes plus exposés. Mais nous sommes parvenus à nous positionner
comme l’une des voix qui comptent, que l’on écoute lorsqu’il s’agit de
préparer l’avenir.
Une réforme mal engagée
La réforme des retraites, telle qu’elle était pensée initialement, aurait dû
être une formidable occasion de refonder notre système social tout en le
rendant plus juste. Je suis convaincu que la Caisse aurait pu y prendre sa
place et l’accompagner, j’y reviendrai.
J’ai toujours été favorable à l’approche systémique qui était celle que le
président de la République avait développée dans son programme de 2017.
La perspective d’un régime unique de retraite est la seule manière d’aller de
l’avant, compte tenu de l’extrême balkanisation du système actuel qui
compte de très nombreux régimes, relevant d’une myriade de législations,
créant in fine une infinité d’inégalités. Il y a par exemple treize régimes
différents de réversion. Cela montre d’emblée la difficulté et le coût
potentiel de la réforme : l’alignement ne peut se faire que par le haut.
Notre système est en réalité confronté à un double défi. D’une part, il
est traversé par de profondes inégalités, auxquelles les Français sont
légitimement de plus en plus sensibles, la question des droits dérivés –
comme la réversion – étant symptomatique. Mais nous devons aussi faire
face à tous les problèmes de justice dans le traitement des carrières, avec
notamment les questions de la prise en charge des enfants, des interruptions
de carrière, et au-delà, de beaucoup de carrières féminines.
Il me semble donc impossible de réussir une telle réforme systémique
en poursuivant à la fois un objectif de justice, qui suppose une égalisation
des droits, et une recherche d’économies.
Les impératifs financiers sont réels et doivent être traités séparément,
notamment avec un allongement de la durée de cotisation, comme le
préconisait déjà Michel Rocard dans son « Livre blanc sur les retraites »
en 1991. Aujourd’hui, les dix points d’écart de taux de prélèvements
obligatoires que nous constatons entre notre pays et la moyenne européenne
s’expliquent pour deux tiers par le financement du système de retraites. Ce
n’est pas supportable dans la durée, sauf à ce que le pays s’appauvrisse.
L’équilibre financier doit être rétabli de façon pérenne.
Mais il était illusoire de croire que la réforme systémique permettrait
une réduction des dépenses de retraite. L’opposition entre réforme
systémique et paramétrique est d’ailleurs largement factice. Les deux sont
nécessaires.
Dans tous les pays où une telle réforme systémique a été menée, elle a
nécessité du temps et un véritable consensus des partenaires sociaux.
La concertation menée dans un premier temps du quinquennat par Jean-
Paul Delevoye n’a pas permis cet accord des corps intermédiaires.
Cette question de méthode me paraît essentielle. Nous pensions, de
notre position d’acteur du champ des retraites, que Jean-Paul Delevoye
préparait la réforme et l’adhésion des acteurs, notamment des syndicats, en
négociant par exemple sur les progrès que permettrait la réforme pour des
catégories sociales défavorisées. Nous pensions que cette négociation sur le
fond était discrète et souterraine, que des arbitrages avaient déjà été rendus ;
la négociation n’existait tout simplement pas !
En réalité, ces deux ans de concertation n’ont permis aucun
rapprochement des points de vue des partenaires sociaux, aucun accord
avec les syndicats réformistes, ce qui est vital pour la réussite d’une telle
réforme. Le gouvernement n’a pas assez cru à la force de la négociation
sociale. Lorsque le projet de loi a été rendu public, le terrain social n’était
pas prêt.
Dans le même temps, la tension entre volonté de réforme systémique et
recherche d’économies s’accroissait au sein même de l’exécutif. Beaucoup,
voyant que la négociation n’aboutirait pas, ont pensé que la réforme
pourrait au moins répondre au déséquilibre financier récurrent de notre
système. Le Premier ministre Édouard Philippe a été l’incarnation de cette
vision, avec la notion d’âge pivot, qui a été ajoutée presque au dernier
moment. Elle n’était pas indispensable, puisque la réforme permettait
l’allongement de la durée de cotisation sans âge couperet. Mais c’est
précisément cette mesure arrivée tardivement dans le débat qui a conduit les
syndicats réformistes dans l’opposition. Dès lors, la réforme n’était plus
possible. J’ai un immense respect pour Édouard Philippe, mais à cet instant
je ne l’ai pas compris.
La Silicon Caisse
UNE RÉVOLUTION RÉUSSIE
LES PROBLÉMATIQUES DU VIEILLISSEMENT
ACCOMPAGNER LES HÔPITAUX
Le goût des villes
J’ai été inspiré par ma ville d’origine, Troyes, qui est d’ailleurs une ville
du programme « Action cœur de ville ». Troyes est une ville moyenne pas
très éloignée de Paris, qui a été durement touchée par la
désindustrialisation, avec la fermeture des usines textiles. Elle a connu une
forme de renouvellement avec l’arrivée de magasins d’usine qui pourtant ne
se sont jamais réellement substitués à l’ancienne industrie. Une école de
commerce, Y SCHOOLS, s’y est également développée. J’y ai été associé ;
j’en préside le conseil stratégique depuis de nombreuses années. Troyes a
aussi su se renouveler grâce à la rénovation réussie d’un très beau cœur de
ville du Moyen Âge.
J’ai une connaissance intime de cette ville. J’y ai fréquenté les halles à
trois heures du matin, pour aller chercher du poisson que nous allions
vendre dans les villages alentour avec un vieux TUB Citroën.
Proche de Paris, elle y était pourtant mal connectée, puisque la
construction de l’autoroute a été réalisée tardivement et l’électrification de
la ligne de chemin de fer n’est pas achevée.
La ville ne bénéficiait pas non plus de bonnes connexions régionales.
Elle est au sud de la Champagne sans être proche de Dijon la
bourguignonne.
La situation des villes moyennes proches de Paris est complexe. L’Île-
de-France absorbe la proche province. Nous le voyons avec les difficultés
que rencontrent Sens, Laon ou Soissons, contrairement à certaines villes
comme Rouen ou Reims qui ont réussi à conserver un meilleur équilibre.
Cela rappelle ce qu’on dit du Mexique : si loin de Dieu et si près des États-
Unis…
C’est une question de dynamique économique. À Reims, autour du
champagne et des activités de service, il existe une dynamique positive,
alors que le choc subi par Troyes avec la fin de la bonneterie a été beaucoup
plus dur et long à traiter.
La situation de ces villes est donc extrêmement diverse. Elle dépend
beaucoup de leur histoire économique et sociale. Troyes est une ville
ouvrière, une ville pauvre. Pour se former, pour travailler, une partie de
l’élite locale la quittait pour Paris. C’est d’ailleurs mon cas, puisque ma
mère est venue s’installer à Paris, de même que trois des cinq enfants de
mon grand-père.
À l’inverse, je pourrais évoquer Vannes, dans le Morbihan, dont je
constate le très grand dynamisme, l’activité industrielle croissante, et ce que
le géographe Jacques Lévy appelle la « croissance endogène ».
Autre expérience personnelle, ma belle-famille vient de Decize, dans le
sud de la Nièvre, aux portes du Charolais. C’est un bourg de cinq
mille habitants, éloigné des grands centres, mais qui bénéficie d’une activité
rurale très forte. Là aussi, la ville a connu la désindustrialisation, avec la
fermeture de l’usine Kléber-Colombes. Elle est aujourd’hui en situation de
déprise démographique.
J’ai une perception très concrète des réalités urbaines. J’ai toujours
beaucoup voyagé en France par goût, par plaisir, par intérêt. Je connaissais
déjà beaucoup des villes dans lesquelles je me suis déplacé dans le cadre de
mes fonctions à la Caisse. Je les avais visitées, j’étais allé les voir, je voulais
savoir comment elles fonctionnaient, s’inscrivaient dans leur territoire.
Ma connaissance de la France n’est pas livresque, même si je garde une
affection particulière pour l’ouvrage Paris et le désert français de Jean-
François Gravier, souvent cité par l’ancien Premier ministre
Édouard Philippe. Je sais l’importance de la période d’après-guerre, de la
volonté de rééquilibrage du territoire par le général de Gaulle, avec l’action
de la Datar et la création des métropoles d’équilibre. J’ai été témoin de cette
politique et j’ai visité ces métropoles.
Sur cette question de l’aménagement du territoire, comme sur tant
d’autres points, je suis héritier de la filiation politique rocardienne, et
notamment du rapport de 1966 « Décoloniser la province ». Cette vision
girondine de l’action publique s’appuie sur le dialogue avec les élus et les
territoires. Dans les réunions politiques autour de Michel Rocard, les élus
locaux étaient très présents, notamment les élus bretons, avec
Charles Josselin, président des Côtes-d’Armor, Louis Le Pensec, élu du
Finistère, Bernard Poignant, alors maire de Quimper et Claude Évin, élu
nantais.
REMODELER LES CENTRES-VILLES
L’IMPORTANCE DE LA MÉTHODE :
UNE BOÎTE À OUTILS À DISPOSITION DES ÉLUS
CAPITALISER SUR LES SAVOIR-FAIRE,
FORMER POUR LES TRANSMETTRE
Ce sont souvent des cultures industrielles locales fortes que nous devons
mobiliser ou faire renaître. Je pense à l’usine de pâte à papier de Novillars,
près de Besançon, dont nous avons soutenu la réouverture et la
reconversion pour la production de cartons d’emballage. L’ancienne usine
avait fermé et était désaffectée. Les ouvriers l’avaient entretenue par souci
de protéger leur patrimoine industriel. Le savoir-faire était donc là,
disponible. Par transmission culturelle, quand l’usine a rouvert, beaucoup
de jeunes de la région la connaissaient, en avaient le goût et l’intérêt. C’est
l’une des raisons pour lesquelles elle a pu reprendre avec succès.
Mais il ne s’agit jamais de refaire à l’identique, selon un modèle passé.
Dans le cas de l’usine de Novillars, son alimentation est entièrement
écologique, à partir de la biomasse, et l’excédent d’énergie est cédé
gratuitement à l’hôpital local.
Ces savoir-faire locaux sont très ancrés et facilitent la
réindustrialisation. À Penmarc’h dans le Finistère, nous avons participé à la
création d’une nouvelle conserverie, là même où se situait l’ancienne,
justement parce que les savoir-faire très spécifiques nécessaires à la
conservation du poisson avaient été préservés.
Ces connaissances et compétences sont peu utiles si elles ne sont pas
transmises. C’est l’enjeu essentiel de la formation professionnelle. De très
nombreux postes ne sont pas pourvus en France, parce que nous n’avons
pas assez formé nos jeunes aux métiers de l’industrie.
C’est la clé pour reconquérir notre compétitivité industrielle. Sur le plan
de la fiscalité et du coût du travail, beaucoup a été fait ces dix dernières
années et, sur ce point, notre pays est maintenant à peu près aussi compétitif
que l’Allemagne. Mais de nombreux efforts doivent encore être fournis en
matière de compétitivité hors coût, c’est-à-dire de savoir-faire,
d’infrastructures, de volonté politique d’accompagner l’industrie. Tout cela
avait été perdu de vue durant vingt ans. Le consensus politique nouveau qui
s’est formé sur la nécessité de faire revenir l’industrie dans notre pays peut
nous permettre de combler ces retards.
À LA RECHERCHE DE PROJETS
Nous avons beaucoup travaillé avec le ministère de l’Écologie. J’ai par
conséquent rencontré Nicolas Hulot et ai essayé de lui montrer que, pour
gérer la transition écologique, il fallait des outils financiers. Il m’a un jour
dit qu’il fallait constituer des fonds dédiés. Ma réponse a été que la question
est plutôt de trouver des projets, que la Caisse pourrait sans difficulté
financer. À l’inverse, investir de l’argent ne permet pas de créer ex nihilo
des projets. Je crois qu’il prenait mal conscience de la nécessité de cette
articulation très concrète, il n’avait qu’une idée très vague des
problématiques opérationnelles de montage de projets. C’était l’un des
entretiens ministériels les plus décevants que j’ai eus durant mon parcours à
la Caisse, parce qu’il n’a débouché sur rien, sinon une grande frustration de
voir ce talent médiatique peu adapté à la transformation du réel.
Aujourd’hui, la Caisse des dépôts, notamment par le biais de la Banque
des territoires, consacre des moyens considérables au financement de la
transition écologique et énergétique, tant en prêts qu’en investissements.
Elle pourrait encore amplifier son effort. La vraie difficulté consiste à
trouver des projets. Les grands groupes ont pour beaucoup entrepris des
développements importants en la matière, ils implantent des usines, créent
des emplois. Nous sommes en soutien d’acteurs de plus petite taille, qui
feront émerger des projets locaux d’énergie ou de transport.
Notre modèle même nous pousse à financer la transition. La Caisse n’a
pas d’actionnaire ; elle doit impérativement être rentable. La durabilité des
projets financés s’impose donc à nous. Ce qui n’est pas durable n’est pas
profitable à moyen et long terme. Un projet polluant n’est pas un bon
investissement. Nous avons intégré cette dimension de durabilité à notre
politique de conformité, au même titre que la lutte contre le blanchiment.
À mon arrivée, la direction des investissements de la Banque des
territoires investissait déjà dans de grands projets, notamment d’énergies
renouvelables, qui permettent de mettre le capital au service de la transition.
Sans les abandonner, j’ai beaucoup insisté pour nous orienter davantage
vers des projets locaux, de plus petite taille, parce que ce sont eux qui ont
un effet économique positif sur les territoires et qui sont créateurs
d’emplois. J’ai rencontré récemment un entrepreneur breton, Ronan
Le Moal, qui a développé un fonds d’investissement basé à Brest et dans
lequel Bpifrance a investi. Dans les critères de rémunération de ses
collaborateurs, il a inscrit la création d’emplois. Cette même logique guide
les décisions d’investissement de la CDC. Nous pouvons dégager des
profits, tout en menant des projets à la fois positifs pour l’emploi local et
pour l’environnement. C’est notre façon de réconcilier « fin du monde et fin
du mois ».
L’Institute for Climate Economics (I4CE), largement financé par la
Caisse des dépôts, dresse chaque année un panorama des financements liés
à la lutte contre le changement climatique. Pour 2020, ce rapport constate
que les investissements restent très insuffisants au regard des besoins.
L’institut l’explique par trois facteurs : les freins réglementaires qui
subsistent ; l’absence d’offres de financements adéquats ; la rentabilité
moindre de ces projets.
À lui seul, ce dernier facteur justifie pleinement l’intervention de la
Caisse dans les projets de transition énergétique. Quand d’autres
investisseurs exigent des taux de profits incompatibles avec des projets de
ce type, nous demandons une rentabilité moindre et laissons plus de temps
aux entrepreneurs.
Plus généralement, cette analyse démontre que la réussite de la
transition nécessite un abaissement du coût du capital. De nombreux projets
dégagent une rentabilité de 4 % ; bien moins atteignent les 8 % recherchés
par beaucoup d’investisseurs.
En matière de montants, I4CE indique qu’il faudrait, chaque année
jusqu’en 2023, 13 à 15 milliards d’euros d’investissements publics et privés
supplémentaires, et environ le double jusqu’en 2028, pour rattraper le
retard, en particulier dans les secteurs du transport, du bâtiment, des
énergies renouvelables. Nous nous sommes positionnés avec Bpifrance
comme la Banque du climat, et nous finançons ces besoins.
Pour développer leurs projets, les entrepreneurs doivent savoir que
quelqu’un est prêt à les financer. La Caisse a donné beaucoup de signaux en
ce sens. Nous accompagnons ainsi la massification, la généralisation des
projets d’énergies renouvelables. Je pense au cofinancement des
installations solaires, que nous assurons dans beaucoup de territoires, que ce
soit à Bordeaux pour la centrale solaire de Labarde avec JPee, en Guyane
avec Voltalia, ou encore avec Photosol à Creil dans l’Oise. L’énergie
photovoltaïque est devenue un secteur mature, rentable, mais notre
intervention auprès des investisseurs privés permet de multiplier les projets.
RÉÉQUILIBRER LE MIX ÉNERGÉTIQUE,
DÉVELOPPER DES RÉSEAUX INTELLIGENTS
DÉFENDRE LA BIODIVERSITÉ
« VERDIR » LA FINANCE
Les années noires
Un instrument hybride
Un modèle réplicable
Définir une stratégie
Identifier des métiers
Un projet managérial
Décider sur le terrain
Aux origines de l'opération
L'opération Mandarine
L'épargne utile
La CDC et Bpifrance, des investisseurs contracycliques
Des réformes difficiles
Donner de la visibilité
Une réforme mal engagée
Le goût des villes
Remodeler les centres-villes
L'importance de la méthode : une boîte à outils à disposition des élus
À la recherche de projets
« Verdir » la finance
Remerciements
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