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Marc Barbut SUR LE SENS DU MOT STRUCTURE EN MATHEMATIQUES Structure, structuralisme, oes mots et J'idée qu’ils recou- vrent sont depuis une dizaine d’années a |’ordre du jour dans les sciences sociales ; 4 J’heure actuelle, il n’est aucune d’entre elles qui ne posséde, 4 quelque degré, son école structuraliste. Les articles de ce nunwésp des Zemps Modernes en auront convaincu le lecteur qui, d’aventure, n’en serait pas encore averti, . Ce mot. de structare, les mathématiques l’utilisent aussi, et dans un sens qui, pensons-nous, peut fournir un éadre précis et commode a ce que recherchent les sciences humaines Jorsquielles entendent s’exprimer en termes de structure. Les mathématiques sout d’ailleurs 14 dans leur s6le dhumibles servantes des autres sciences : elles trouvent lemr justification dans I’élaboration des outils d’analyse dant jes aartres disci- Plines ont besoin. Ltutilisation du mot structure par Jes mathématigques est également un phénoméne récent, bien que plus ancien que ‘son usage dans ies sciences sociales. C’est dire .qu’en mathé- matiques aussi l’idée ne s’est pas imposée d’emblée et qu'il fallut une lente maturation qui va, grosso modo, ®@Evariste Galois 4 Bourbaki, pour qu'elle prenne la forme que tui connait aujourd’hui tout étudiant de Ticence. Comment cette idée s'est constituée; quel sens Je mot a-t-il? Mieux que de longs développements un exemple simple e moatrera. Chacun ¢lentre nous.a maguére eppris la « regle des signes‘s : -chaque nombre a un epposé, et prendre Poppesé d'un nombre 792 LES TEMPS MODERNES %, opposé que l’on note —- x, se dit aussi « changer le ‘signe de %», Changer deux fois de suite le signe de x, c’est revenir ax. Méme situation si 4 un nombre x (différent de zéro, c’est un. détail technique) on associe son inverse 1/x : l'inverse de Vinverse, c’est le nombre dont on est parti. On peut aussi combiner les deux opérations : j’ai un nombre x, je prends son opposé — x, puis‘’inverse de l’opposé — 1/x ; mais on peut procéder différemment; ét . prendre: d’abord Vinverse 1/z, puis l’opposé de Vinverse. — (r/x). Et l’on apprend aux enfants ‘que, quelq ue soit celui des deux ordres que l’on a adopté pour faire ces deux opérations, le résultat est le méme. Tout ce discours peut se résumer par le diagramme suivant : —_—____» - ~—e----- —---- me x Vx, ——_———e -1/x dans lequel la fiéche «~-----~-+ symbolise l’opération invo- lutive (c’est-a-dire dont la répétition revient 4 n’avoir rien changé) « prendre l’opposé» : l’epposé de x est — x, celui de — x est x; l’opposé de 1/x est — 1/x,, celui de — x/x est 1/x. De méme, la fiéche <------> symbolise l’opération involutive «prendre ,l’inverse», et la fitche q— Yopération « produit » des deux précédentes : prendre J’in- verse de l’opposé (ou, de facon équivalente, l’opposé de Vinverse). On remarque que cette derniére opération est, elle aussi, involutive, ce que rend apparent le diagramme : je peux aller de — 1/x 4 % en passant par qt, c’est-a-dire en parcourant une fléche <------+ suivie d’une fléche <-++-+->, Mais un tel parcours peut me mener de x 4. — x, puis de —'% 4 — 1/x, donc finalement de x 4 — x/x. Je passe done-de —x/x 4 x comme de % 4+ 1/x. Voici maintenant un petit jeu : quatre lettres-a, b, c,.d -rangées, dans cet ordre. Régle du jeu: : on peut:soit laisser les lettres dans ‘lordre a b-c:d, soit passer.A-un autre rangement, STRUCTURE: EN “MATHEMATIQUES 793 mais en les échangeant deux Par deux. Par exemple, on peut passer au rangement badc qui échange a et b d’une part, c et d d’autre part, c’est-a-dire : les deux premitres lettres, les deux derniéres.. Mais on peut aussi échanger entre elles premiére et troisiéme lettre, deuxitme et quatriéme; ou encore premiére et quatriéme, deuxiéme et troisiéme. Et l’on a alors épuisé toutes les possibilités. . Partons du rangement abcd et modifions-le selon les deux premiéres permutations décrites : abcd <————————_» bade <---> edab On remarque que.ces deux.permutations sont involutives : chacune, répétée deux fois de suite, raméne au rangement initial. En outre, .si-nous opérons la premiére permutation (échanger les. deux premiéres lettres. entre elles, les deux derniéres entre elles) sur le rangement c dab, nous obtenons le rangement dcba, c’est-a-dire celui qu’aurait fourni, & partir de abcd, la troisisme permutation (premiére et quatriéme lettres, deuxiéme et troisiéme), qui, elle aussi, est évidemment involutive. AD Cd a bade ~—--- cd ab mes deba Nous sommes tout prés du diagramme précédent, celui des passages 4 l’opposé et a l’inverse d’un nombre ;.on se persuade qu'il s‘agit bien du méme en examinant ce qui arrive si, 4 partir de a bcd, on opére d’abord la premiére permutation, puis la seconde : C7ri KES TEMES MODERNES DC See had —_—--—-e decba Le rangement final est encore dc ba, cefui que donne la troisitme permutation: Cette permutation fait d’ailleurs mutuellement se correspondre les rangements badc et cdab. Nous obtenons donc bien le diagramme : a boc d wees bade + — Cod med ic lb qui est le méme que celui du premier exemple; seuls ont - chatigé les objets auxquels sont appliquées Ies transformations symbolisées par les fiéches, et la nature de ces transformations. Mais la combinatoire des transformations. est Ia. méme, & savoir ; deux transformations que nous noterons « et §, soumises & deux régles de combinaison : 1° chacune des transformations est involutive : Ia répéter. deux fois de suite ne change rien. ; Il nous. faut, pour noter cette propriété, un signe qui symbolise «ne rien changer», ce qu’on appelle la: trarisfor- mation « identique » ; nous adoptons le signe I. Avec cette convention, nous notons : . aa=TI («suivide ane change tien) bB=T 2° la premidre suivie de la seconde est la méme transfor- mation + que la seconde suivie de la premiére ; ce qui se note = af = Ba (= y) “et se dit ; a et 8 commutent entre elles, STRUCTURE EN MATHSMATIQUES 795 Ces deux régles suffisent & reconstituer le diagramme. Figurons a et par des fléches ; celles-ci doivent étre orientées ‘dans les deux sens (régle 1) « 8 ae ———> Figurons maintenant la régie 2, : « suivi de B a : 18 B suivi de « a Po c’est la méme transformation : . Si maintenant nous effectuons les parcours «8 et Ba de toutes les fagons possibles sur le diagramme, il se compléte en: ray 796 LES TEMPS MODERNES . ‘Mais nous aurions.aussi‘bien pu: exprimer. tout ce’ qui-est contenu dans les deux régles nonplus par uni graphique, mais par un jeu d’écritures ; «suivide 8, Bsuivide «, c’est laméme transformation y dit la régle 2, Et y suivi de y? Ecrivons : YY = aBab-= aBBa (régle 2) ~ Mais d’aprés la régle 1, 88 =I (ne change.rien). . D’ot : vy = ale al, c’est la méme chose que: a, puisque cela signifie la transformation « suivie de’la transformation identique qui ne change rien. D’ot : YY = aa Or aa c’est I (régle 1). Done : yr =I Qu’est ce que y suivi de «? ya= Baa= pl= 8 Et « suivi de y? ay = aaB = 18 = Bp Nous avons donc une autre conséquence de nos régles : ay= ya= 8 On démontrerait de méme : By = yB=« Nous aboutissons ainsi 4 la table de composition des quatre transformations I, «, 8, y Toe 8B ¥ qu'il est facile de retenir-: I composé avec n’importe quelle transformation ne change. pas.celle-ci,; chaque transformation STRUCTURE EN MATHEMATIQUES 997 eomposée avec elle-méme donne I; deux-des trois transfor- mations autres que I composées entre elles donnent la troi- siéme. Cette table est celle du groupe de Klein ; il est célébre en mathématiques, et présent dans de multiples activités humaines, comme nous allons le montrer. Mais remarquons @abord que nous venons de voir deux facons de l’obtenir, deux domaines bien distincts dans lequel il est réalisé : l’arith- métique élémentaire, les permutations de quatre objets. Constater qu’il y a quelque chose de commun, au niveau opératoire, c’est-4-dire de la combinatoire des opérations, 4 ces deux domaines, c’est déja une premiére abstraction. La reconstitution du diagramme, la construction de la table ont été faites en oubliant 4 quels objets s’appliquent les transformations, et en ne retenant que Jes régles spécifiques de composition de ces transformations ; mais nous savions que les signes «, 8 représentaient des transformations. Nous pouvons maintenant oublier méme cela, et passer 4 un second niveau d’abstraction. Nous dirons : soit un alphabet compre- nant trois lettres I, «, 8 1° Avec cet alphabet on peut constituer des mots en mettant des lettres bout 4 bout : alaaB, Bala, etc. sont des mots, (Techniquement, cette » régle se nomme régle d’« associativité »). 2° Si l’on efface la lettre I d’un mot, ce mot n’est pas changé (Lest dit élément neutre) : «I, Ix, x sont le méme mot, quel que soit le mot «. 3° Chacune des lettres «et 8 suivie d’elle-méme dans un mot peut étre remplacée par la lettre I (donc finalement effacée). 4° Si dans un mot apparait Ja suite «f, elle peut étre remplacée par Ba, et réciproquement, sans modifier ce mot. ‘Ainsi, le mot alaaB deviendra successivement, par appli- cation de ces ragles : aaa8,.1a8, «8. Le mot BalafI deviendra : BaaBI, BIPI, ABI, U, I. Tl est facile de voir, nous avons fait plus haut le calcul, que le langage régi par la «syntaxe » dont les quatre régles ont été explicitées ci-déssus ne comporte que quatre mots : I, a, B et «B (ou Ba) et que sa «grammaire » est celle de la table que nous connaissons, celle du groupe de Klein. Ce qu’il 798. LES TEMPS MODERNES faut. remarquer, c’est que nous avons di, dans cette présen- tation, énoncer explicitement deux régles, celle de l’associa- tivité et celle de ]’élément neutre, qui étaient sous-entendus lorsque nous avons fait le calcul,.car nous avions donné alors une signification de a, 6 et I, a savoir d’étre des transfor- mations ; par suite, les mettre bout a bout signifiait : composer entre elles des. transformations et l’on sait que ceci est asso- eiatif, et que la transformation identique I ne change rien. Alors que maintenant nous ne leur donnons aucun sens, notre «langage » n’a pas de « sémantique ». ~ C’est ici qu’il convient de prononcer le mot «structure» ; plus précisément, celui de structure algébrique. Une structure algébrique, c’est un ensemble dont les éléments sont gwel- congues mais entre lesquels sont définies une ou plusieurs lois de composition, ou (syn.) opérations (dans notre exemple, une Seule loi). La fagon selon laquelle les éléments se composent peut étre donnée par une table ‘(ou des tables s'il y a plusieurs opérations), indiquant pour chaque couple d’éléments quel est le résultat de leur composition (dans notre exemple, ‘il sagit d’une loi de composition binaire, c’est-A-dire des éléments par couples ; on peut aussi avoir des lois ternaires, quaternaires, etc.), Mais ce procédé n’est applicable que si Yensemble sur lequel est définie Ja structure algébrique envisagée est fini. S’il est infini, on pourra tout au plus donner des morceaux de la table, telles les tables d’addition et de multiplication des nombres entiers (qui constituent un en- semble infini) que l’on trouve sur les couvertures des cahiers d’écoliers. Un procédé beaucoup plus général, et universelle- ment employé consiste 4 donner des conditions, des régles (dans notre exemple, les quatre régles énoncées plus haut) auxquelles satisfont 1a ou les opérations, et qui permettent soit de xeconstituer la table (cas des ensembles finis), soit plus géné- talement de déterminer univoquement Je composé de tels éléments quelconques que I’on se donnera. L’ensemble des conditions auxquelles satisfont les opérations constitue ce que l'on appelie souvent les axiomes de la structure. Lorsque aucune de ces conditions n’est redondante, c’est-4- dire ne peut.étre déduite des autres, leur.ensemble est appelé Jiaxiometigque de la structure. Autrement: dit, une axiomatique pour une structure algé- STRUCTURE: EN MATREMATIQUES 799: brique, c’est un ensemble de conditions qui soit 4 la fois nécessaire et suffisant pour reconstituer la table, si nous nous bornons aux structures finies, Bien entendu, une méme structure peut avoit plusieurs axiomatiques (plusieurs sys~ témes de conditions peuvent conduire 4 la méme table) + & titre d’exemple, une autre axiomatique pour le groupe de Klein que nous avons choisi comme prototype d’une struc- ture algébrique, serait la suivante : re Il y a quatre éléments I, «, 8, y entre lesquels est définie une opération binaire (notée par juxtaposition ay désigne le résultat de Popération entre x pris comme premier élément et’ y pris comme second élément). 2° I est élément neutre : Ix = xI = x quel que soit x (dans cet ensemble de quatre éléments). 3° L’opération est associative : (xy) z = x (yz), quels que soient x, y, 2, dans I’ensemble. 4° Pour chaque élément * il existe un « inverse », e’est-a+ dire un élément x’ qui composé avec x. donne le neutre. aa = Ke = EL 5° Chaque élément x posséde «un ordre de répétition » inférteur 4 4; c’est-d-dire qu’il existe un nombre entier 2 (pas nécessairement le méme pour deux éléments distincts, mais toujours inférieur 4 4 : » == I, 2. 0u 3) tel que x composé n fois de suite avec lui-méme donne le neutre I. A vrai dire, ce systéme de régles ne constitue pas vraiment une axiomatique : il est redondant; le lecteur intéressé pourra en tout cas s’amuser 4 construire la table définie par ces cing régles, et verra qu'il n’y en a qu’une, a savoir ¢elle quwil connait déja : celle du groupe Klein. La définition que nous avons donnée supra d’une structure. algébrique ne mettait en jeu qu'un seul ensemble ; les. choses peuvent se compliquer, il peut y avoir plusieurs. ensembles.,;, Citons Bourbaki (Algébre, chap. 1, Structures algébriques,. édit. de 1951, p. 41) : « L’objet de Valgébre. est l’étude des. structures déterminées. par la donnée d’une ou plusieurs lois de composition, internes ou externes, entre éléments d’un ow plusieurs ensembles ». On remarquera que dans cette phrase, ja premiére du paragraphe intitulé par nos auteurs « Défi- ‘nition d’une structure algébrique », le mot «structuré» est défini implicitement par son contexte. Et Bourbaki. passe: 800 LES TEMPS MODERNES presque aussitét aux notions qui sont inséparables de celle de structure : celle d’isomorphisme, celle de représentation. Disons d’abord ce qu’est une représentation. Le groupe de Klein donné par sa table, ou par une axiomatique convenable, mais sans préciser ce que sont les éléments (sans sémantique), c’est ce qu’on appelle le groupe «abstrait », Une représen- tation de ce groupe, c’est une signification donnée a chaque élément du groupe, c’est en faire des objets « concrets » qui se combinent comme les éléments du groupe «abstrait ». Ainsi, lorsque nous interprétons les quatre éléments I, a, B, y du groupe de Klein comme étant la permutation identique, et «, B, y les permutations : a:abcd + badc B:abed + cdab yiabed > deba de quatre lettres, nous nous donnons une représentation de ce groupe comme groupe-de permutations (et ceci est un cas particulier d’un théoréme trés général, di 4 Cayley, selon lequel tout groupe: fini peut étre représenté comme groupe de permutations). De.méme, la seconde interprétation que nous connaissons du groupe de Klein, dans laquelle I est la transformation identique, et «, 8, y sont les transformations : aX > —% Bix > Ix yin > 1x sur l’ensemble des nombres (sauf zéro) en constitue une seconde représentation. On voit qu’il y a constamment une double démarche en mathématiques : passage du «concret » a I’« abstrait » (ce qui est la structure, la syntaxe), retour de l’« abstrait » 4 un tconcret» (la représentation, la sémantique) qui, donnant un sens aux objets abstraits, offre, si ce sens est familier, un support a l’intuition, et permet une plus. grande efficacité dans les calculs, Et c’est un bon exercice que de lire les résultats des opérations du groupe de Klein indifféremment sur Ja table (groupe abstrait) ou sur le diagramme (interprétation concréte ; les fléches figurent des transformations) : STRUCTURE EN MATHEMATIQUES 80x Les. deux représentations que nous connaissons du groupe de Klein en constituent deux interprétations en des langages (dotés d’une sémantique) distincts, et permettent donc une traduction fidéle de l'un de ces langages dans I’autre : la syntaxe est la-méme, seul le sens des mots a changé. Et nous pouvons dresser un dictionnaire : A gauche, comment parle celui qui permute des objets; et & droite, comment parle celui qui opére sur des nombres : changer abed en bacd changer le nombre x en son opposé —x changer abcd en cdab changer le nombre x en son inverse | fx changer le nombre x en h bed changer abed en deba inverse de son opposé —I/x ne rien changer | ne rien changer Ce sont ces traductions que I’on appelle isomorphismes : deux groupes (ce que nous disons ici des. groupes peut étre dit de n’importe quelle espéce de structure) sont isomorphes s‘ils sont deux représentations du méme groupe abstrait ;-on dira encore : s’ils ont la méme structure. Cela signifie que l’on _peut. mettre leurs éléments en correspondance bi-univoque de sorte que l'image dans le second groupe du composé de Les Taups Mopganss 246 26 802 LES TEMPS MODERNES deux éléments quelconques du premier groupe soit le composé des images de ces deux éléments. Isomorphisme, le mot est clair : la forme, la «syntaxe », la «structure » est la méme ; seuls différent, non seulement les signes utilisés pour noter les éléments, ceci est trivial, mais aussi le sens 4 donner aux éléments; et on peut leur donner indifféremment, et selon les convenances, tel des sens possibles que !’on voudra. On voit par 1a en quoi les mathématiques sont, comme on le dit souvent, outil de communication : grace.aux trois notions liées de structure, de représentation et d’isomorphisme des hommes exergant~leur activité dans des domaines trés divers pourront, le cas échéant, se comprendre et reconnaitre que ce qui, d’un certain point de vue, est le plus important dans leur activité :.la combinatoire de leurs actes, de leurs gestes, des opérations qu’ils accomplissent, est identique. On saisira mieux la richesse et la puissance du procédé en examinant quelques autres réalisations de notre groupe de Klein, dont on a vu qu’il appartenait déja en commun a celui qui ne saurait que les quatre opérations de l’arithmétique élémentaire, et 4 celui qui ne saurait que permuter, changer de place des objets (des cailloux, par exemple, comme dans Yantique calcul). Voici maintenant un géométre; il connait le tétraédre : quatre points A, B, C, D non coplanaires, les six arétes qui les joignent, les quatre faces triangulaires qu’ils déterminent. Les arétes AB et CD sont sans sommet commun (voir la figure) ; joignons leurs milieux respectifs (axe en tirets a): A ~ STRUCTURE EN MATHEMATIQUES 803 Un demi-tour du tétraédre autour de cet axe améne A en B et Ben A, Cen Det Den C. Ce demi-tour permute donc les ssommets selon la permutation ;.« : ABCD + BADC. Et si smous faisons deux fois de suite ce demi-tour, chaque sommet revient en sa position initiale: c’est la permutation identique En considérant les demi-tours autour des axes joignant les milieux de AC et BD d’une part, ceux de AD et BC d’autre part, nous retrouverons de méme les permutations 8 et y. Le groupe de Klein peut donc également étre. représenté comme groupe de symétries du tétraédre. Passons ensuite au logicien ; il travaille sur des propo- sitions reliées entre elles par les conjonctions « et ».et «ou», et il opére souvent sur les propositions au moyen de la néga- tion : si U est une proposition, NU notera la négation-de cette proposition. Considérons par exemple : U = (Xet Y) ouZ ot X, Y et Z sont des propositions ; on sait que NU = (NX ou NY) et NZ autrement dit, la négation d’une proposition complexe s’obtient en prenant la négation des propositions élémentaires qui la constituent, et en échangeant les connectifs «et » et «ou», Mais on peut également nier les propositions élémen- taires sans changer les connectifs ; c’est une nouvelle opéra- tion, R, sur les propositions : RU = (NX et NY) ou NZ On peut aussi changer les connectifs sans nier les propo- sitions élémentaires : opération S’ , SU = (X ou Y) et Z et l’on voit que l’on a : RS =SR=N (S suivi de R, ou R suivi de S, donne la négation N). En outre, il est clair que RR'= SS = NN = I ot I consiste 4 ne rien changer : chacune des opérations est involutive, la répéter deux fois de suite ne change rien. Nous retrouvons le groupe de Klein, cette fois-ci non par 804 LES TEMPS MODERNES Sareprésentation comme groupe de permutations (comme dans le cas du tétraédre), mais par son axiomatique. Ajoutons que cette représentation, par des opérations de, la logique rudimentaire, du groupe de Klein est parfois appelée (chez les psychologues) groupe de Piaget: 4. Les psychologues expérimentaux, puisque nous parlons d’eux, présentent souvent 4 des «sujets» la situation sui- vante : on prend un objet, disons un‘rond blanc, et on modifie l'un de ses qualificatifs (forme ou couleur dans notre exemple). On changera soit la forme, ce qui transformera l’objet en un catré blanc, par exemple, soit la couleur, ce qui le transforme en un rond noir. On peut enfin changer et la forme et la cou- leur, ce qui le transforme en un carré noir. S’il n’y.a que deux formes (rond et carré) et deux couleurs (blanc et noir), il n'y a que quatre états possibles pour notre objet et ces quatre états sont liés par des transformations élémentaires que résume le diagramme : changer la forme changer fa SS couleur changer ‘fa —e a =e forme et la couleur C’est le diagramme du groupe de Kleih. Ceci nous améne a une autre représentation : chaque état possible de l'objet était caractérisé par deux qualificatifs (forme et couleur), chacun de ces qualificatifs ayant deux valeurs possibles. Nous pouvons: noter xy un changement d'état de l'objet, ob x = 0 si la forme ne change pas, 1 sinon, et y =o si la couleur ne change pas, et 1 sinon, Tout ‘ce qu'il y 2 a retenir quant au jeu des transformations d’un état 4 un autre, c’est une régle de’ composition des signes 0 et 1 donnée par la table : _¥, Voir par exemple: J. Pacer, Traité de Logique (P.U.F.). STRUCTURE EN MATHEMATIQUES 805 0 1 oj}0o 1 +41 0 Si nous notons + (c’est une addition, on le verra) cette loi de composition, on aura par exemple : oOr+i1r=10 On additionne entre elles les valeurs du premier caractére : o-+1=1 d’aprés la table et cela signifie : modifier la forme et l'on procéde de méme sur le second caractére ; 1+1=0 d’aprés la table et cela signifie : changer deux fois de couleur. De méme : 01 +01=00 (ne pas changer la forme, changer deux fois de suite la couleur) et l’on peut dresser une table complete : 00 01 10 11 C'est celle du groupe de Klein, 4 un isomorphisme prés : I se traduit en 00 a se traduit en 01 B se tradult en 10 ¥ se traduit en. 11 _ 806 LES TEMPS MODERNES. La régle de composition des signes o et 1 se retient faci- lement si l’on pense qué c’est celle de la composition par addition des nombres pairs ou impairs. : pair + pair donne pair, pair + impair donne impair, impair + pair donne impair, impair + impair donne pair, P i Aussi dit-on souvent qu’il s’agit de l’arithmétique binaire. Le groupe de Klein est donc représentable par la compo- sition par addition, en arithmétique binaire, des couples de deux nombres ; cela peut se généraliser 4 des triplets xyz de nombres : OII+IIO=101 ou A des quadruplets xyzt, etc. Sous la forme des quadruplets, cette arithmétique est effectivement employée dans certains systémes de divination par géomancie*. Les groupes obtenus avec les triplets, les quadruplets, etc. présentent des analogies avec le groupe de Klein, dont ils sont des généralisations ; nous y reviendrons. Mais tant que nous en sommes a l’ethnologie, ou plus exactement a une réalisation en ethnologie de notre groupe, citons-en une autre, dans la méme discipline. On trouvera décrit, dans Les structures élémentaires de la parenté (P.U.F., 1949), de Claude Lévi-Strauss, le systéme Kariera : il y.a quatre «classes» telles que chaque individu de la société Kariera. soit rangé dans une classe et une seule, et la classe d’un enfant est déterminée uniquement par celles de ses « Voir R. JAULIN, La Géomancie; Essai d’analyse formelle » (A parattre dans les Cahiers de l'tomme.) STRUCTURE..EN’ MATHEMATIQUES Sax parents. Pour -expliquer comment sont choisies ces classes, C, Lévi-Strauss utilise (p. 208, of. cit.) une analogie et nous dit que tout se passe comme s’il y avait : les Dupont de Paris, les Dupont de Bordeaux, les Durand de Paris, les Durand de Bordeaux. Ce sont les quatre classes. Les régles selon lesquelles un enfant est. classé selon la classe de son pére et celle de.sa mére. peuvent étre résumées par le diagramme : Dupont de Paris <—————__—_——_—» Durand de Paris i | Dupont de Bordeaux <---> Durand de Bordeaux -__ ~ ERE classe du pére classe de la mére La transformation diagonale, non figurée Ici, représenterait la classe de la mare du pére ou du pére de la mére. Avant de quitter le sujet des réalisations de la structure du groupe de Klein, citons en une derniére, trés familiére car chacun d’entre nous la pratique quotidiennement, tel monsieur Jourdain ; il s'agit de la combinatoire de certaines catégories grammaticales dans une langue comme la langue frangaise. Un adjectif, par exemple, est en général susceptible de posséder deux genres (masculin-ou féminin), et deux nombres (singulier ou pluriel), On- peut donc le transformer en changeant le genre, ou en changeant le nombre, ou en changeant les. deux, Selon le:diagramme? 808 LES ‘TEMPS MODERNES ami <—<_———___________» amie 1 ' i i i amis =—_____—_-____—. amies Le lecteur trouvera bien d’autres exemples du méme type. Nous n’avons parlé jusqu’ici que de la structufe d’un groupe particulier, le groupe de Klein ; ily a d’autres struc- tures algébriques ; celles de groupe, d’abord, qui constituent dans leur ensemble une esféce de structure et qui toutes ont en commun la ‘définition suivante : un ensemble muni d’une opération binaire, associative, possédant un élément neutre et telle que chaque élément admette un inverse. Parmi les autres espéces de structures algébriques, citons les plus importantes : les monoides (ou semi-groupes), et les quasi- groupes, qui sont des affaiblissements de la structure de groupe (ils ont moins d’axiomes). Les anneaux, les corps, les algébres, les vectoriels, les modules qui en sont des renfor- cements (plus d’opérations : deux:ou trois, et plus d’axiomes). Les treillis, les algtbres de Boole, qui appartiennent 4 une autre «lignée » de structures. En dehors des structures algébriques, on distingue d’une part les structures combinatoires ou relationnelles, dans lesquelles les liaisons entre éléments de la structure sont données non au moyen d’opérations, mais de relations en général binaires (c’est-a-dire liant les éléments deux par deux), comme le sont les relations classificatoires, les relations d’ordre (ou hiérarchisantes), etc. D’autre part, il y a les structures dites topologiques, celles qui formalisent les notions intuitives de voisinage, de proxi- mité, d’intérieur, d’extérieur, de frontigre, empruntées & notre perception de l’espace. Développer ce que sont ces diverses structures n’apporterait pas grand-chose au propos de cette note. Par contre, il nous semble important pour terminer de montrer comment une structure fait des petits et engendre toute une famille (le mot technique est : une catégorie) de structures qui-lui sont: STRUCTURE .EN MATHEMATIQUES 809 pparentées. Nous allons pour cela partir, bien entendu, de la structure dont nous disposons, le groupe de Klein. Exa- minons sa table : Portons I’attention sur les deux éléments I et’ a. Composés entre eux, ils redonnent I et a: selon la table : nous la connaissons déja ; c’est aux notations prés, celle de Yaddition du pair et de l’impair, de. l’arithmétique binaire. On.dit que l’ensemble constitué par I et « est une partie -stable du groupe de Klein ; comme en outre la restriction @ B10 LES TEMPS MODERNES Tet « de l’opération du groupe donne un groupe, c'est un sous-groupe du groupe de Klein. La remarque faite 4 propos de I et « vaut également: pour Tet 8, et pour I et y. Et chaque fois nous obtenons la méme table de composition entre les deux éléments retenus. Par contre, « et 8 composés entre eux donnent I et y ; ils ne cons- tituent donc pas une partie stable. ~ Le lecteur s’assurera sans peine que les seuls sous-groupes sont ici les trois qui viennent d’étre cités, et. celui qui est constitué par I tout seul. On peut. visualiser l'ensemble formé par le groupe et ses sous-groupes au moyen d’un dia- gramme d’inclusion qui est : (1, < ah _~ Une structure algébrique donnée posséde donc en général des sous-structures, Mais la remarque faite 4 propos de I et « va plus loin ; si nous examinons de plus prés la table, nous constatons que l’ensemble I, «, 8, y peut étre divisé en deux classes : I et « d’une part, B et y d’autre part, NN (1,0) (Ly) 1 (1) telles que les classes se composent-encore entre elles selon ‘les régles de l’addition: binaire. Considérons en’ effet (lavclasse STRUCTURE EN MATHEMATIQUES ox (I, «) comme un objet unique, et désignons-la par le symbole 0; la classe’ (8, «) sera de méme identifiée 4 un seul objet, et désignée par 1. La table devient:: 0 1 0 1 Le groupe obtenu, celui qui résulte de la composition des classes, est appelé groupe-quotient du groupe de Klein par son: sous-groupe (I, a); nous aurions de méme un groupe- quotient associé aux sous-groupes (I, 8) et (I, ). Ici, sous-groupe et groupe-quotient ne différent pas (ils ont la méme structure) ; en général, il n’en est pas ainsi, comme nous en verrons un exemple plus loin. : Le lien, la parenté, entre une structure, une sous-structure, et la structure-quotient est mis en évidence par la notion Whomomorphisme : ces formes, ces structures sont semblables. Mais.comment, de fagon précise? En constituant le groupe-- quotient, nous avons fait correspondre au sous-groupe (I, «) du groupe de Klein l’élément 0 de l’arithmétique binaire ; et a (8, y); nous avons fait correspondre l’élément 1 de cette arithmétique. Nous avons donc défini une correspondance du groupe de Klein au groupe de l’arithmétique binaire, dans laquelle les images de chaque élément du groupe | de Klein sont celles qu’indique le diagramme : et cette correspondance respecte la structure dans le méme sens que l'isomorphisme défini supra.: le composé des images ra LES TEMPS MODERNES de deux éléments quelconques est I’image des composés de ces éléments. Par exemple, « a pour image 0, 8 a pour image I. Le composé de « et B est, dans le. groupe de départ, y. L’image de y est 1, qui est bien le composé de 0 et 1 (images de « et 8 respectivement) dans le groupe d’arrivée. On voit que ’homomorphisme généralise l’isomorphisme en ce sens que ce dernier est un homomorphisme particulier, dans lequel la correspondance entre les deux structures apparentées est biunivoque. Mais il est un autre procédé pour construire des structures homomorphes a une. structure donnée, procédé qui est en quelque sorte le retournement de celui que nous venons de voir, le passage au quotient : c’est la construction d’un produit de structures (on remarquera Ja dualité des termes utilisés : quotient, produit). Considérons le groupe de Klein (I, «, 8, y) d’une part, le groupe (0, 1) d’autre part, et constituons leur produit «cartésien » (un. produit «combinatoire ») : c’est l’ensemble des couples x y ob x peut prendre les quatre valeurs I, «, Bet y et ol y peut prendre‘les deux valeurs o et 1. Nous obtenons ainsi les huit (8 = 4 x 2) couples : 10, «0, Bo, yo, Iz; at, 61, v1. Définissons maintenant une opération, notée A, entre deux couples de la fagon suivante : si xy et %’y’ sont deux couples, xyA x’y’ est le couple dont le premier élément est le composé de % et x’ dans le groupe de Klein (x et x’ appar- tiennent tous deux a ce groupe) et le second élément le composé dey et y’ dans le groupe (0,1). Par exemple : a0A y1=61 On reconnait 1a le procédé qui nous a servi lors du passage du groupe (0,1) au groupe de Klein sous la forme des quatre couples 00, 01, I0, 11 ; par quoi l’on voit que la procédure du produit est bien un retournement de celle du quotient, puis- que le quotient du groupe de Klein par le groupe (0,1) est précisément le groupe (0,1). - Pour en revenir au produit que nous construisons actuel- lement, sa table dans l’opération A se dresse mécaniquement par lecture des tables des. deux groupes composés : STRUCTURE EN MATHEMATIQUES 833 -10 «0 10 Sur cette table, on a mis en évidence certains quotients:du groupe obtenu ; la division en deux classes : (Io, a0, Bo, yo) qui est un sous-groupe, et (Iz, ar, 81, yr) donne comme quo- tient le groupe (0,1) ; la division en quatre classes (10, «0), qui est un sous-groupe, (80, yo), (I1, «z) et (81, yt), donne comme quotient le groupe de Klein. 1] y a donc un homomor- phisme du groupe obtenu sur le groupe de Klein. — Dans les sous-groupes et les quotients de ce nouveau groupe, on ne retrouvera que les groupes qui ont servi 4 le construire ; mais nous pouvons maintenant fabriquer d'autres groupes en faisant son produit avec les groupes que nous. connaissons déja, puis recommencer ad infinitum; nous obtiendrions ainsi une catégorie compléte des groupes a 2, 4, 8, 16, 32, etc. éléments, dont le matériau élémentaire de construction est le groupe (0,1), et qui sont tels qu’il y a toujours une correspondance homomorphe entre deux quel- conques d’entre eux, Il existe certes d’autres procédés de fabrication de struce tures 4 partir d'une structure donnée; ceux qui ont été indiqués ici sont les plus simples et les plus usuels : ils donne= ront en tout cas au lecteur un apercu de la puissance des outils que les mathématiques peuvent mettre a la disposition des autres disciplines ; mais terminer sur cette note optimiste serait un abus, si l’on-songe aux sciences de l"homme. : Les structures mathématiques offrent un cadre précis, 8i4 LES ‘TEMPS’ MODERNES et des moyens. opératoires commodes; mais on aura été frappé, pour la structure que nous avons étudiée, de la pauvreté de son vocabulaire, et de sa «syntaxe », et c’est & dessein que nous avons employé cette analogie : la complexité des syntaxes des langues naturelles est un cas extréme de Vopposition entre la richesse des structures des sciences de Vhomme et la pauvreté générale de celles du mathématicien. Cette opposition met en évidence le fait que la trés grande efficacité des modéles mathématiques se paye d’une réduction des phénoménes auxquels on les applique 4 une simplicité que l’on rencontre rarement dans les sciences. humaines. Quand le réel est complexe, comme lest également celui des sciences physiques, il faut pour que les mathématiques, dans leur état actuel, s’y appliquent, savoir le regarder, d’un point de vue qui n’en retienne que quelques caractéristiques, celles qui comptent ; savoir déterminer celles-ci, nous n’en sommes en. général pas 14 dans les sciences sociales. Marc BarBut

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