Marc Barbut
SUR LE SENS DU MOT STRUCTURE
EN MATHEMATIQUES
Structure, structuralisme, oes mots et J'idée qu’ils recou-
vrent sont depuis une dizaine d’années a |’ordre du jour dans
les sciences sociales ; 4 J’heure actuelle, il n’est aucune d’entre
elles qui ne posséde, 4 quelque degré, son école structuraliste.
Les articles de ce nunwésp des Zemps Modernes en auront
convaincu le lecteur qui, d’aventure, n’en serait pas encore
averti, .
Ce mot. de structare, les mathématiques l’utilisent aussi,
et dans un sens qui, pensons-nous, peut fournir un éadre
précis et commode a ce que recherchent les sciences humaines
Jorsquielles entendent s’exprimer en termes de structure. Les
mathématiques sout d’ailleurs 14 dans leur s6le dhumibles
servantes des autres sciences : elles trouvent lemr justification
dans I’élaboration des outils d’analyse dant jes aartres disci-
Plines ont besoin.
Ltutilisation du mot structure par Jes mathématigques est
également un phénoméne récent, bien que plus ancien que
‘son usage dans ies sciences sociales. C’est dire .qu’en mathé-
matiques aussi l’idée ne s’est pas imposée d’emblée et qu'il
fallut une lente maturation qui va, grosso modo, ®@Evariste
Galois 4 Bourbaki, pour qu'elle prenne la forme que tui
connait aujourd’hui tout étudiant de Ticence.
Comment cette idée s'est constituée; quel sens Je mot
a-t-il? Mieux que de longs développements un exemple simple
e moatrera.
Chacun ¢lentre nous.a maguére eppris la « regle des signes‘s :
-chaque nombre a un epposé, et prendre Poppesé d'un nombre792 LES TEMPS MODERNES
%, opposé que l’on note —- x, se dit aussi « changer le ‘signe
de %», Changer deux fois de suite le signe de x, c’est revenir
ax. Méme situation si 4 un nombre x (différent de zéro, c’est
un. détail technique) on associe son inverse 1/x : l'inverse de
Vinverse, c’est le nombre dont on est parti.
On peut aussi combiner les deux opérations : j’ai un nombre
x, je prends son opposé — x, puis‘’inverse de l’opposé — 1/x ;
mais on peut procéder différemment; ét . prendre: d’abord
Vinverse 1/z, puis l’opposé de Vinverse. — (r/x). Et l’on
apprend aux enfants ‘que, quelq ue soit celui des deux ordres
que l’on a adopté pour faire ces deux opérations, le résultat
est le méme.
Tout ce discours peut se résumer par le diagramme suivant :
—_—____» -
~—e-----
—---- me x
Vx, ——_———e -1/x
dans lequel la fiéche «~-----~-+ symbolise l’opération invo-
lutive (c’est-a-dire dont la répétition revient 4 n’avoir rien
changé) « prendre l’opposé» : l’epposé de x est — x, celui
de — x est x; l’opposé de 1/x est — 1/x,, celui de — x/x
est 1/x. De méme, la fiéche <------> symbolise l’opération
involutive «prendre ,l’inverse», et la fitche q—
Yopération « produit » des deux précédentes : prendre J’in-
verse de l’opposé (ou, de facon équivalente, l’opposé de
Vinverse). On remarque que cette derniére opération est, elle
aussi, involutive, ce que rend apparent le diagramme : je
peux aller de — 1/x 4 % en passant par qt, c’est-a-dire en
parcourant une fléche <------+ suivie d’une fléche
<-++-+->, Mais un tel parcours peut me mener de x 4. — x,
puis de —'% 4 — 1/x, donc finalement de x 4 — x/x. Je passe
done-de —x/x 4 x comme de % 4+ 1/x.
Voici maintenant un petit jeu : quatre lettres-a, b, c,.d
-rangées, dans cet ordre. Régle du jeu: : on peut:soit laisser les
lettres dans ‘lordre a b-c:d, soit passer.A-un autre rangement,STRUCTURE: EN “MATHEMATIQUES 793
mais en les échangeant deux Par deux. Par exemple, on peut
passer au rangement badc qui échange a et b d’une part,
c et d d’autre part, c’est-a-dire : les deux premitres lettres,
les deux derniéres.. Mais on peut aussi échanger entre elles
premiére et troisiéme lettre, deuxitme et quatriéme; ou
encore premiére et quatriéme, deuxiéme et troisiéme. Et l’on
a alors épuisé toutes les possibilités. .
Partons du rangement abcd et modifions-le selon les
deux premiéres permutations décrites :
abcd <————————_» bade
<--->
edab
On remarque que.ces deux.permutations sont involutives :
chacune, répétée deux fois de suite, raméne au rangement
initial. En outre, .si-nous opérons la premiére permutation
(échanger les. deux premiéres lettres. entre elles, les deux
derniéres entre elles) sur le rangement c dab, nous obtenons
le rangement dcba, c’est-a-dire celui qu’aurait fourni, &
partir de abcd, la troisisme permutation (premiére et
quatriéme lettres, deuxiéme et troisiéme), qui, elle aussi, est
évidemment involutive.
AD Cd a bade
~—---
cd ab mes deba
Nous sommes tout prés du diagramme précédent, celui des
passages 4 l’opposé et a l’inverse d’un nombre ;.on se persuade
qu'il s‘agit bien du méme en examinant ce qui arrive si, 4
partir de a bcd, on opére d’abord la premiére permutation,
puis la seconde :C7ri KES TEMES MODERNES
DC See had
—_—--—-e
decba
Le rangement final est encore dc ba, cefui que donne la
troisitme permutation: Cette permutation fait d’ailleurs
mutuellement se correspondre les rangements badc et
cdab. Nous obtenons donc bien le diagramme :
a boc d wees bade
+
—
Cod med ic lb
qui est le méme que celui du premier exemple; seuls ont
- chatigé les objets auxquels sont appliquées Ies transformations
symbolisées par les fiéches, et la nature de ces transformations.
Mais la combinatoire des transformations. est Ia. méme, &
savoir ; deux transformations que nous noterons « et §,
soumises & deux régles de combinaison :
1° chacune des transformations est involutive : Ia répéter.
deux fois de suite ne change rien. ;
Il nous. faut, pour noter cette propriété, un signe qui
symbolise «ne rien changer», ce qu’on appelle la: trarisfor-
mation « identique » ; nous adoptons le signe I.
Avec cette convention, nous notons : .
aa=TI («suivide ane change tien)
bB=T
2° la premidre suivie de la seconde est la méme transfor-
mation + que la seconde suivie de la premiére ; ce qui se note =
af = Ba (= y)
“et se dit ; a et 8 commutent entre elles,STRUCTURE EN MATHSMATIQUES 795
Ces deux régles suffisent & reconstituer le diagramme.
Figurons a et par des fléches ; celles-ci doivent étre orientées
‘dans les deux sens (régle 1)
« 8
ae ———>
Figurons maintenant la régie 2, :
« suivi de B
a :
18
B suivi de «
a
Po
c’est la méme transformation : .
Si maintenant nous effectuons les parcours «8 et Ba de
toutes les fagons possibles sur le diagramme, il se compléte
en:
ray796 LES TEMPS MODERNES
. ‘Mais nous aurions.aussi‘bien pu: exprimer. tout ce’ qui-est
contenu dans les deux régles nonplus par uni graphique, mais
par un jeu d’écritures ; «suivide 8, Bsuivide «, c’est laméme
transformation y dit la régle 2, Et y suivi de y? Ecrivons :
YY = aBab-= aBBa (régle 2) ~
Mais d’aprés la régle 1, 88 =I (ne change.rien). . D’ot :
vy = ale
al, c’est la méme chose que: a, puisque cela signifie la
transformation « suivie de’la transformation identique qui
ne change rien. D’ot :
YY = aa
Or aa c’est I (régle 1). Done :
yr =I
Qu’est ce que y suivi de «?
ya= Baa= pl= 8
Et « suivi de y?
ay = aaB = 18 = Bp
Nous avons donc une autre conséquence de nos régles :
ay= ya= 8
On démontrerait de méme :
By = yB=«
Nous aboutissons ainsi 4 la table de composition des
quatre transformations I, «, 8, y
Toe 8B ¥
qu'il est facile de retenir-: I composé avec n’importe quelle
transformation ne change. pas.celle-ci,; chaque transformationSTRUCTURE EN MATHEMATIQUES 997
eomposée avec elle-méme donne I; deux-des trois transfor-
mations autres que I composées entre elles donnent la troi-
siéme.
Cette table est celle du groupe de Klein ; il est célébre en
mathématiques, et présent dans de multiples activités
humaines, comme nous allons le montrer. Mais remarquons
@abord que nous venons de voir deux facons de l’obtenir,
deux domaines bien distincts dans lequel il est réalisé : l’arith-
métique élémentaire, les permutations de quatre objets.
Constater qu’il y a quelque chose de commun, au niveau
opératoire, c’est-4-dire de la combinatoire des opérations, 4 ces
deux domaines, c’est déja une premiére abstraction.
La reconstitution du diagramme, la construction de la
table ont été faites en oubliant 4 quels objets s’appliquent
les transformations, et en ne retenant que Jes régles spécifiques
de composition de ces transformations ; mais nous savions
que les signes «, 8 représentaient des transformations. Nous
pouvons maintenant oublier méme cela, et passer 4 un second
niveau d’abstraction. Nous dirons : soit un alphabet compre-
nant trois lettres I, «, 8
1° Avec cet alphabet on peut constituer des mots en mettant
des lettres bout 4 bout :
alaaB, Bala, etc. sont des mots, (Techniquement, cette
» régle se nomme régle d’« associativité »).
2° Si l’on efface la lettre I d’un mot, ce mot n’est pas changé
(Lest dit élément neutre) : «I, Ix, x sont le méme mot, quel
que soit le mot «.
3° Chacune des lettres «et 8 suivie d’elle-méme dans un
mot peut étre remplacée par la lettre I (donc finalement
effacée).
4° Si dans un mot apparait Ja suite «f, elle peut étre
remplacée par Ba, et réciproquement, sans modifier ce mot.
‘Ainsi, le mot alaaB deviendra successivement, par appli-
cation de ces ragles : aaa8,.1a8, «8.
Le mot BalafI deviendra : BaaBI, BIPI, ABI, U, I.
Tl est facile de voir, nous avons fait plus haut le calcul,
que le langage régi par la «syntaxe » dont les quatre régles
ont été explicitées ci-déssus ne comporte que quatre mots :
I, a, B et «B (ou Ba) et que sa «grammaire » est celle de la
table que nous connaissons, celle du groupe de Klein. Ce qu’il798. LES TEMPS MODERNES
faut. remarquer, c’est que nous avons di, dans cette présen-
tation, énoncer explicitement deux régles, celle de l’associa-
tivité et celle de ]’élément neutre, qui étaient sous-entendus
lorsque nous avons fait le calcul,.car nous avions donné alors
une signification de a, 6 et I, a savoir d’étre des transfor-
mations ; par suite, les mettre bout a bout signifiait : composer
entre elles des. transformations et l’on sait que ceci est asso-
eiatif, et que la transformation identique I ne change rien.
Alors que maintenant nous ne leur donnons aucun sens,
notre «langage » n’a pas de « sémantique ».
~ C’est ici qu’il convient de prononcer le mot «structure» ;
plus précisément, celui de structure algébrique. Une structure
algébrique, c’est un ensemble dont les éléments sont gwel-
congues mais entre lesquels sont définies une ou plusieurs
lois de composition, ou (syn.) opérations (dans notre exemple,
une Seule loi). La fagon selon laquelle les éléments se composent
peut étre donnée par une table ‘(ou des tables s'il y a plusieurs
opérations), indiquant pour chaque couple d’éléments quel
est le résultat de leur composition (dans notre exemple, ‘il
sagit d’une loi de composition binaire, c’est-A-dire des
éléments par couples ; on peut aussi avoir des lois ternaires,
quaternaires, etc.), Mais ce procédé n’est applicable que si
Yensemble sur lequel est définie Ja structure algébrique
envisagée est fini. S’il est infini, on pourra tout au plus donner
des morceaux de la table, telles les tables d’addition et de
multiplication des nombres entiers (qui constituent un en-
semble infini) que l’on trouve sur les couvertures des cahiers
d’écoliers. Un procédé beaucoup plus général, et universelle-
ment employé consiste 4 donner des conditions, des régles
(dans notre exemple, les quatre régles énoncées plus haut)
auxquelles satisfont 1a ou les opérations, et qui permettent soit
de xeconstituer la table (cas des ensembles finis), soit plus géné-
talement de déterminer univoquement Je composé de tels
éléments quelconques que I’on se donnera. L’ensemble des
conditions auxquelles satisfont les opérations constitue ce
que l'on appelie souvent les axiomes de la structure.
Lorsque aucune de ces conditions n’est redondante, c’est-4-
dire ne peut.étre déduite des autres, leur.ensemble est appelé
Jiaxiometigque de la structure.
Autrement: dit, une axiomatique pour une structure algé-STRUCTURE: EN MATREMATIQUES 799:
brique, c’est un ensemble de conditions qui soit 4 la fois
nécessaire et suffisant pour reconstituer la table, si nous nous
bornons aux structures finies, Bien entendu, une méme
structure peut avoit plusieurs axiomatiques (plusieurs sys~
témes de conditions peuvent conduire 4 la méme table) + &
titre d’exemple, une autre axiomatique pour le groupe de
Klein que nous avons choisi comme prototype d’une struc-
ture algébrique, serait la suivante :
re Il y a quatre éléments I, «, 8, y entre lesquels est définie
une opération binaire (notée par juxtaposition ay désigne
le résultat de Popération entre x pris comme premier élément
et’ y pris comme second élément).
2° I est élément neutre : Ix = xI = x quel que soit x (dans
cet ensemble de quatre éléments).
3° L’opération est associative : (xy) z = x (yz), quels que
soient x, y, 2, dans I’ensemble.
4° Pour chaque élément * il existe un « inverse », e’est-a+
dire un élément x’ qui composé avec x. donne le neutre.
aa = Ke = EL
5° Chaque élément x posséde «un ordre de répétition »
inférteur 4 4; c’est-d-dire qu’il existe un nombre entier 2
(pas nécessairement le méme pour deux éléments distincts,
mais toujours inférieur 4 4 : » == I, 2. 0u 3) tel que x composé
n fois de suite avec lui-méme donne le neutre I.
A vrai dire, ce systéme de régles ne constitue pas vraiment
une axiomatique : il est redondant; le lecteur intéressé
pourra en tout cas s’amuser 4 construire la table définie par
ces cing régles, et verra qu'il n’y en a qu’une, a savoir ¢elle
quwil connait déja : celle du groupe Klein.
La définition que nous avons donnée supra d’une structure.
algébrique ne mettait en jeu qu'un seul ensemble ; les. choses
peuvent se compliquer, il peut y avoir plusieurs. ensembles.,;,
Citons Bourbaki (Algébre, chap. 1, Structures algébriques,.
édit. de 1951, p. 41) : « L’objet de Valgébre. est l’étude des.
structures déterminées. par la donnée d’une ou plusieurs lois
de composition, internes ou externes, entre éléments d’un ow
plusieurs ensembles ». On remarquera que dans cette phrase,
ja premiére du paragraphe intitulé par nos auteurs « Défi-
‘nition d’une structure algébrique », le mot «structuré» est
défini implicitement par son contexte. Et Bourbaki. passe:800 LES TEMPS MODERNES
presque aussitét aux notions qui sont inséparables de celle
de structure : celle d’isomorphisme, celle de représentation.
Disons d’abord ce qu’est une représentation. Le groupe de
Klein donné par sa table, ou par une axiomatique convenable,
mais sans préciser ce que sont les éléments (sans sémantique),
c’est ce qu’on appelle le groupe «abstrait », Une représen-
tation de ce groupe, c’est une signification donnée a chaque
élément du groupe, c’est en faire des objets « concrets » qui
se combinent comme les éléments du groupe «abstrait ».
Ainsi, lorsque nous interprétons les quatre éléments I, a, B, y
du groupe de Klein comme étant la permutation identique,
et «, B, y les permutations :
a:abcd + badc
B:abed + cdab
yiabed > deba
de quatre lettres, nous nous donnons une représentation de
ce groupe comme groupe-de permutations (et ceci est un cas
particulier d’un théoréme trés général, di 4 Cayley, selon
lequel tout groupe: fini peut étre représenté comme groupe
de permutations).
De.méme, la seconde interprétation que nous connaissons
du groupe de Klein, dans laquelle I est la transformation
identique, et «, 8, y sont les transformations :
aX > —%
Bix > Ix
yin > 1x
sur l’ensemble des nombres (sauf zéro) en constitue une
seconde représentation.
On voit qu’il y a constamment une double démarche en
mathématiques : passage du «concret » a I’« abstrait » (ce
qui est la structure, la syntaxe), retour de l’« abstrait » 4 un
tconcret» (la représentation, la sémantique) qui, donnant
un sens aux objets abstraits, offre, si ce sens est familier, un
support a l’intuition, et permet une plus. grande efficacité
dans les calculs, Et c’est un bon exercice que de lire les
résultats des opérations du groupe de Klein indifféremment sur
Ja table (groupe abstrait) ou sur le diagramme (interprétation
concréte ; les fléches figurent des transformations) :STRUCTURE EN MATHEMATIQUES 80x
Les. deux représentations que nous connaissons du groupe
de Klein en constituent deux interprétations en des langages
(dotés d’une sémantique) distincts, et permettent donc une
traduction fidéle de l'un de ces langages dans I’autre : la
syntaxe est la-méme, seul le sens des mots a changé. Et nous
pouvons dresser un dictionnaire : A gauche, comment parle
celui qui permute des objets; et & droite, comment parle
celui qui opére sur des nombres :
changer abed en bacd changer le nombre x en son
opposé —x
changer abcd en cdab changer le nombre x en son
inverse | fx
changer le nombre x en
h bed
changer abed en deba inverse de son opposé —I/x
ne rien changer | ne rien changer
Ce sont ces traductions que I’on appelle isomorphismes :
deux groupes (ce que nous disons ici des. groupes peut étre
dit de n’importe quelle espéce de structure) sont isomorphes
s‘ils sont deux représentations du méme groupe abstrait ;-on
dira encore : s’ils ont la méme structure. Cela signifie que l’on
_peut. mettre leurs éléments en correspondance bi-univoque
de sorte que l'image dans le second groupe du composé de
Les Taups Mopganss 246 26802 LES TEMPS MODERNES
deux éléments quelconques du premier groupe soit le composé
des images de ces deux éléments.
Isomorphisme, le mot est clair : la forme, la «syntaxe »,
la «structure » est la méme ; seuls différent, non seulement
les signes utilisés pour noter les éléments, ceci est trivial,
mais aussi le sens 4 donner aux éléments; et on peut leur
donner indifféremment, et selon les convenances, tel des sens
possibles que !’on voudra.
On voit par 1a en quoi les mathématiques sont, comme on
le dit souvent, outil de communication : grace.aux trois
notions liées de structure, de représentation et d’isomorphisme
des hommes exergant~leur activité dans des domaines trés
divers pourront, le cas échéant, se comprendre et reconnaitre
que ce qui, d’un certain point de vue, est le plus important
dans leur activité :.la combinatoire de leurs actes, de leurs
gestes, des opérations qu’ils accomplissent, est identique.
On saisira mieux la richesse et la puissance du procédé en
examinant quelques autres réalisations de notre groupe de
Klein, dont on a vu qu’il appartenait déja en commun a celui
qui ne saurait que les quatre opérations de l’arithmétique
élémentaire, et 4 celui qui ne saurait que permuter, changer
de place des objets (des cailloux, par exemple, comme dans
Yantique calcul).
Voici maintenant un géométre; il connait le tétraédre :
quatre points A, B, C, D non coplanaires, les six arétes qui
les joignent, les quatre faces triangulaires qu’ils déterminent.
Les arétes AB et CD sont sans sommet commun (voir la
figure) ; joignons leurs milieux respectifs (axe en tirets
a):
A
~STRUCTURE EN MATHEMATIQUES 803
Un demi-tour du tétraédre autour de cet axe améne A en B
et Ben A, Cen Det Den C. Ce demi-tour permute donc les
ssommets selon la permutation ;.« : ABCD + BADC. Et si
smous faisons deux fois de suite ce demi-tour, chaque sommet
revient en sa position initiale: c’est la permutation identique
En considérant les demi-tours autour des axes joignant
les milieux de AC et BD d’une part, ceux de AD et BC d’autre
part, nous retrouverons de méme les permutations 8 et y.
Le groupe de Klein peut donc également étre. représenté
comme groupe de symétries du tétraédre.
Passons ensuite au logicien ; il travaille sur des propo-
sitions reliées entre elles par les conjonctions « et ».et «ou»,
et il opére souvent sur les propositions au moyen de la néga-
tion : si U est une proposition, NU notera la négation-de
cette proposition. Considérons par exemple :
U = (Xet Y) ouZ
ot X, Y et Z sont des propositions ; on sait que
NU = (NX ou NY) et NZ
autrement dit, la négation d’une proposition complexe
s’obtient en prenant la négation des propositions élémentaires
qui la constituent, et en échangeant les connectifs «et » et
«ou», Mais on peut également nier les propositions élémen-
taires sans changer les connectifs ; c’est une nouvelle opéra-
tion, R, sur les propositions :
RU = (NX et NY) ou NZ
On peut aussi changer les connectifs sans nier les propo-
sitions élémentaires : opération S’ ,
SU = (X ou Y) et Z
et l’on voit que l’on a :
RS =SR=N
(S suivi de R, ou R suivi de S, donne la négation N).
En outre, il est clair que RR'= SS = NN = I ot I consiste
4 ne rien changer : chacune des opérations est involutive, la
répéter deux fois de suite ne change rien.
Nous retrouvons le groupe de Klein, cette fois-ci non par804 LES TEMPS MODERNES
Sareprésentation comme groupe de permutations (comme
dans le cas du tétraédre), mais par son axiomatique. Ajoutons
que cette représentation, par des opérations de, la logique
rudimentaire, du groupe de Klein est parfois appelée (chez
les psychologues) groupe de Piaget: 4.
Les psychologues expérimentaux, puisque nous parlons
d’eux, présentent souvent 4 des «sujets» la situation sui-
vante : on prend un objet, disons un‘rond blanc, et on modifie
l'un de ses qualificatifs (forme ou couleur dans notre exemple).
On changera soit la forme, ce qui transformera l’objet en un
catré blanc, par exemple, soit la couleur, ce qui le transforme
en un rond noir. On peut enfin changer et la forme et la cou-
leur, ce qui le transforme en un carré noir. S’il n’y.a que deux
formes (rond et carré) et deux couleurs (blanc et noir), il n'y
a que quatre états possibles pour notre objet et ces quatre
états sont liés par des transformations élémentaires que
résume le diagramme :
changer la
forme
changer fa
SS couleur
changer ‘fa
—e a =e forme et la
couleur
C’est le diagramme du groupe de Kleih.
Ceci nous améne a une autre représentation : chaque état
possible de l'objet était caractérisé par deux qualificatifs
(forme et couleur), chacun de ces qualificatifs ayant deux
valeurs possibles. Nous pouvons: noter xy un changement
d'état de l'objet, ob x = 0 si la forme ne change pas, 1 sinon,
et y =o si la couleur ne change pas, et 1 sinon, Tout ‘ce
qu'il y 2 a retenir quant au jeu des transformations d’un état
4 un autre, c’est une régle de’ composition des signes 0 et 1
donnée par la table :
_¥, Voir par exemple: J. Pacer, Traité de Logique (P.U.F.).STRUCTURE EN MATHEMATIQUES 805
0 1
oj}0o 1
+41 0
Si nous notons + (c’est une addition, on le verra) cette loi
de composition, on aura par exemple :
oOr+i1r=10
On additionne entre elles les valeurs du premier caractére :
o-+1=1 d’aprés la table
et cela signifie : modifier la forme et l'on procéde de méme
sur le second caractére ;
1+1=0 d’aprés la table
et cela signifie : changer deux fois de couleur.
De méme : 01 +01=00 (ne pas changer la forme,
changer deux fois de suite la couleur) et l’on peut dresser une
table complete :
00 01 10 11
C'est celle du groupe de Klein, 4 un isomorphisme prés :
I se traduit en 00
a se traduit en 01
B se tradult en 10
¥ se traduit en. 11 _806 LES TEMPS MODERNES.
La régle de composition des signes o et 1 se retient faci-
lement si l’on pense qué c’est celle de la composition par
addition des nombres pairs ou impairs. :
pair + pair donne pair,
pair + impair donne impair,
impair + pair donne impair,
impair + impair donne pair,
P i
Aussi dit-on souvent qu’il s’agit de l’arithmétique binaire.
Le groupe de Klein est donc représentable par la compo-
sition par addition, en arithmétique binaire, des couples de
deux nombres ; cela peut se généraliser 4 des triplets xyz de
nombres :
OII+IIO=101
ou A des quadruplets xyzt, etc. Sous la forme des quadruplets,
cette arithmétique est effectivement employée dans certains
systémes de divination par géomancie*. Les groupes obtenus
avec les triplets, les quadruplets, etc. présentent des analogies
avec le groupe de Klein, dont ils sont des généralisations ;
nous y reviendrons.
Mais tant que nous en sommes a l’ethnologie, ou plus
exactement a une réalisation en ethnologie de notre groupe,
citons-en une autre, dans la méme discipline. On trouvera
décrit, dans Les structures élémentaires de la parenté (P.U.F.,
1949), de Claude Lévi-Strauss, le systéme Kariera : il y.a
quatre «classes» telles que chaque individu de la société
Kariera. soit rangé dans une classe et une seule, et la classe
d’un enfant est déterminée uniquement par celles de ses
« Voir R. JAULIN, La Géomancie; Essai d’analyse formelle » (A
parattre dans les Cahiers de l'tomme.)STRUCTURE..EN’ MATHEMATIQUES Sax
parents. Pour -expliquer comment sont choisies ces classes,
C, Lévi-Strauss utilise (p. 208, of. cit.) une analogie et nous
dit que tout se passe comme s’il y avait :
les Dupont de Paris,
les Dupont de Bordeaux,
les Durand de Paris,
les Durand de Bordeaux.
Ce sont les quatre classes. Les régles selon lesquelles un
enfant est. classé selon la classe de son pére et celle de.sa mére.
peuvent étre résumées par le diagramme :
Dupont de Paris <—————__—_——_—» Durand de Paris
i
|
Dupont de Bordeaux <---> Durand de Bordeaux
-__ ~ ERE
classe du pére classe de la mére
La transformation diagonale, non figurée Ici, représenterait
la classe de la mare du pére ou du pére de la mére.
Avant de quitter le sujet des réalisations de la structure
du groupe de Klein, citons en une derniére, trés familiére car
chacun d’entre nous la pratique quotidiennement, tel monsieur
Jourdain ; il s'agit de la combinatoire de certaines catégories
grammaticales dans une langue comme la langue frangaise.
Un adjectif, par exemple, est en général susceptible de posséder
deux genres (masculin-ou féminin), et deux nombres (singulier
ou pluriel), On- peut donc le transformer en changeant le
genre, ou en changeant le nombre, ou en changeant les. deux,
Selon le:diagramme?808 LES ‘TEMPS MODERNES
ami <—<_———___________» amie
1
' i
i i
amis =—_____—_-____—. amies
Le lecteur trouvera bien d’autres exemples du méme type.
Nous n’avons parlé jusqu’ici que de la structufe d’un
groupe particulier, le groupe de Klein ; ily a d’autres struc-
tures algébriques ; celles de groupe, d’abord, qui constituent
dans leur ensemble une esféce de structure et qui toutes ont
en commun la ‘définition suivante : un ensemble muni d’une
opération binaire, associative, possédant un élément neutre
et telle que chaque élément admette un inverse. Parmi les
autres espéces de structures algébriques, citons les plus
importantes : les monoides (ou semi-groupes), et les quasi-
groupes, qui sont des affaiblissements de la structure de
groupe (ils ont moins d’axiomes). Les anneaux, les corps,
les algébres, les vectoriels, les modules qui en sont des renfor-
cements (plus d’opérations : deux:ou trois, et plus d’axiomes).
Les treillis, les algtbres de Boole, qui appartiennent 4 une
autre «lignée » de structures.
En dehors des structures algébriques, on distingue d’une
part les structures combinatoires ou relationnelles, dans
lesquelles les liaisons entre éléments de la structure sont
données non au moyen d’opérations, mais de relations en
général binaires (c’est-a-dire liant les éléments deux par
deux), comme le sont les relations classificatoires, les relations
d’ordre (ou hiérarchisantes), etc.
D’autre part, il y a les structures dites topologiques, celles
qui formalisent les notions intuitives de voisinage, de proxi-
mité, d’intérieur, d’extérieur, de frontigre, empruntées &
notre perception de l’espace.
Développer ce que sont ces diverses structures n’apporterait
pas grand-chose au propos de cette note. Par contre, il nous
semble important pour terminer de montrer comment une
structure fait des petits et engendre toute une famille (le
mot technique est : une catégorie) de structures qui-lui sont:STRUCTURE .EN MATHEMATIQUES 809
pparentées. Nous allons pour cela partir, bien entendu, de
la structure dont nous disposons, le groupe de Klein. Exa-
minons sa table :
Portons I’attention sur les deux éléments I et’ a. Composés
entre eux, ils redonnent I et a:
selon la table :
nous la connaissons déja ; c’est aux notations prés, celle de
Yaddition du pair et de l’impair, de. l’arithmétique binaire.
On.dit que l’ensemble constitué par I et « est une partie
-stable du groupe de Klein ; comme en outre la restriction @B10 LES TEMPS MODERNES
Tet « de l’opération du groupe donne un groupe, c'est un
sous-groupe du groupe de Klein.
La remarque faite 4 propos de I et « vaut également: pour
Tet 8, et pour I et y. Et chaque fois nous obtenons la méme
table de composition entre les deux éléments retenus. Par
contre, « et 8 composés entre eux donnent I et y ; ils ne cons-
tituent donc pas une partie stable. ~
Le lecteur s’assurera sans peine que les seuls sous-groupes
sont ici les trois qui viennent d’étre cités, et. celui qui est
constitué par I tout seul. On peut. visualiser l'ensemble
formé par le groupe et ses sous-groupes au moyen d’un dia-
gramme d’inclusion qui est :
(1,
< ah
_~
Une structure algébrique donnée posséde donc en général
des sous-structures, Mais la remarque faite 4 propos de I et
« va plus loin ; si nous examinons de plus prés la table, nous
constatons que l’ensemble I, «, 8, y peut étre divisé en deux
classes : I et « d’une part, B et y d’autre part,
NN
(1,0) (Ly)
1
(1)
telles que les classes se composent-encore entre elles selon
‘les régles de l’addition: binaire. Considérons en’ effet (lavclasseSTRUCTURE EN MATHEMATIQUES ox
(I, «) comme un objet unique, et désignons-la par le symbole
0; la classe’ (8, «) sera de méme identifiée 4 un seul objet,
et désignée par 1. La table devient::
0 1
0
1
Le groupe obtenu, celui qui résulte de la composition des
classes, est appelé groupe-quotient du groupe de Klein par
son: sous-groupe (I, a); nous aurions de méme un groupe-
quotient associé aux sous-groupes (I, 8) et (I, ).
Ici, sous-groupe et groupe-quotient ne différent pas (ils
ont la méme structure) ; en général, il n’en est pas ainsi,
comme nous en verrons un exemple plus loin. :
Le lien, la parenté, entre une structure, une sous-structure,
et la structure-quotient est mis en évidence par la notion
Whomomorphisme : ces formes, ces structures sont semblables.
Mais.comment, de fagon précise? En constituant le groupe--
quotient, nous avons fait correspondre au sous-groupe (I, «)
du groupe de Klein l’élément 0 de l’arithmétique binaire ; et
a (8, y); nous avons fait correspondre l’élément 1 de cette
arithmétique. Nous avons donc défini une correspondance
du groupe de Klein au groupe de l’arithmétique binaire,
dans laquelle les images de chaque élément du groupe | de
Klein sont celles qu’indique le diagramme :
et cette correspondance respecte la structure dans le méme
sens que l'isomorphisme défini supra.: le composé des imagesra LES TEMPS MODERNES
de deux éléments quelconques est I’image des composés de
ces éléments. Par exemple, « a pour image 0, 8 a pour image
I. Le composé de « et B est, dans le. groupe de départ, y.
L’image de y est 1, qui est bien le composé de 0 et 1 (images
de « et 8 respectivement) dans le groupe d’arrivée.
On voit que ’homomorphisme généralise l’isomorphisme en
ce sens que ce dernier est un homomorphisme particulier,
dans lequel la correspondance entre les deux structures
apparentées est biunivoque. Mais il est un autre procédé pour
construire des structures homomorphes a une. structure
donnée, procédé qui est en quelque sorte le retournement de
celui que nous venons de voir, le passage au quotient : c’est
la construction d’un produit de structures (on remarquera
Ja dualité des termes utilisés : quotient, produit).
Considérons le groupe de Klein (I, «, 8, y) d’une part,
le groupe (0, 1) d’autre part, et constituons leur produit
«cartésien » (un. produit «combinatoire ») : c’est l’ensemble
des couples x y ob x peut prendre les quatre valeurs I, «, Bet y
et ol y peut prendre‘les deux valeurs o et 1. Nous obtenons
ainsi les huit (8 = 4 x 2) couples : 10, «0, Bo, yo, Iz; at,
61, v1. Définissons maintenant une opération, notée A, entre
deux couples de la fagon suivante : si xy et %’y’ sont deux
couples, xyA x’y’ est le couple dont le premier élément est
le composé de % et x’ dans le groupe de Klein (x et x’ appar-
tiennent tous deux a ce groupe) et le second élément le composé
dey et y’ dans le groupe (0,1).
Par exemple :
a0A y1=61
On reconnait 1a le procédé qui nous a servi lors du passage
du groupe (0,1) au groupe de Klein sous la forme des quatre
couples 00, 01, I0, 11 ; par quoi l’on voit que la procédure du
produit est bien un retournement de celle du quotient, puis-
que le quotient du groupe de Klein par le groupe (0,1)
est précisément le groupe (0,1).
- Pour en revenir au produit que nous construisons actuel-
lement, sa table dans l’opération A se dresse mécaniquement
par lecture des tables des. deux groupes composés :STRUCTURE EN MATHEMATIQUES 833
-10 «0
10
Sur cette table, on a mis en évidence certains quotients:du
groupe obtenu ; la division en deux classes : (Io, a0, Bo, yo)
qui est un sous-groupe, et (Iz, ar, 81, yr) donne comme quo-
tient le groupe (0,1) ; la division en quatre classes (10, «0),
qui est un sous-groupe, (80, yo), (I1, «z) et (81, yt), donne
comme quotient le groupe de Klein. 1] y a donc un homomor-
phisme du groupe obtenu sur le groupe de Klein. —
Dans les sous-groupes et les quotients de ce nouveau
groupe, on ne retrouvera que les groupes qui ont servi 4 le
construire ; mais nous pouvons maintenant fabriquer d'autres
groupes en faisant son produit avec les groupes que nous.
connaissons déja, puis recommencer ad infinitum; nous
obtiendrions ainsi une catégorie compléte des groupes a 2,
4, 8, 16, 32, etc. éléments, dont le matériau élémentaire de
construction est le groupe (0,1), et qui sont tels qu’il y a
toujours une correspondance homomorphe entre deux quel-
conques d’entre eux,
Il existe certes d’autres procédés de fabrication de struce
tures 4 partir d'une structure donnée; ceux qui ont été
indiqués ici sont les plus simples et les plus usuels : ils donne=
ront en tout cas au lecteur un apercu de la puissance des
outils que les mathématiques peuvent mettre a la disposition
des autres disciplines ; mais terminer sur cette note optimiste
serait un abus, si l’on-songe aux sciences de l"homme. :
Les structures mathématiques offrent un cadre précis,8i4 LES ‘TEMPS’ MODERNES
et des moyens. opératoires commodes; mais on aura été
frappé, pour la structure que nous avons étudiée, de la
pauvreté de son vocabulaire, et de sa «syntaxe », et c’est &
dessein que nous avons employé cette analogie : la complexité
des syntaxes des langues naturelles est un cas extréme de
Vopposition entre la richesse des structures des sciences de
Vhomme et la pauvreté générale de celles du mathématicien.
Cette opposition met en évidence le fait que la trés grande
efficacité des modéles mathématiques se paye d’une réduction
des phénoménes auxquels on les applique 4 une simplicité
que l’on rencontre rarement dans les sciences. humaines.
Quand le réel est complexe, comme lest également celui des
sciences physiques, il faut pour que les mathématiques, dans
leur état actuel, s’y appliquent, savoir le regarder, d’un point
de vue qui n’en retienne que quelques caractéristiques, celles
qui comptent ; savoir déterminer celles-ci, nous n’en sommes
en. général pas 14 dans les sciences sociales.
Marc BarBut