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Rand Ayn - La Révolte D'atlas
Rand Ayn - La Révolte D'atlas
Ayn Rand
La
Révolte d’Atlas
Publié en 1957
Sous le titre original
Atlas Shrugged
Traduit de l’américain
par
Monique di Pieirro
Editions du Travailleur
Septembre 2009
viii
Penguin Book Ltd. Registered Offices : 80 Strand, London WCR2R ORL, England
10 9 8 7 6 5 4 3 2 1
Copyright © Ayn Rand, 1957. Copyright renewed 1985 by Eugene Winick, Paul Gitlin and
Leonard Peikoff
Introduction copyright © 1992 by Leonard Peikoff
Rand, Ayn.
Atlas shrugged / Ayn rand
p. cm.
With new introd.
ISBN (pour la version en langue anglaise) 0-525-94892-9
I. Title
PS3535.A547A94 1992
813’.52—dc20
AVANT-PROPOS
xi
Mon histoire personnelle, dit Ayn Rand, est un post-scriptum aux romans
que j’ai écrit ; il se réduit à une courte phrase : “Et c’est bien ce que je veux
dire”. J’ai toujours vécu selon la philosophie que je présente dans mes livres ;
et elle a donné les mêmes résultats pour moi que pour mes personnages. Les
pratiques diffèrent, les abstractions sont les mêmes.
J’ai décidé d’être un écrivain à l’âge de neuf ans, et tout ce que j’ai fait
s’intégrait dans ce but. Je suis une Américaine par choix et par conviction. Je
suis née en Europe, mais je suis venue en Amérique parce que c’était un pays
basé sur mes prémisses morales, et le seul pays où on pouvait vraiment être
libre d’écrire. Je suis venue seule ici, après avoir eu un diplôme dans une
université européenne. Ma lutte fut difficile, gagner ma vie en faisant des petits
boulots divers, jusqu’à ce que je puisse faire de ce que j’écrivais un succès
financier. Personne ne m’a aidé, et je n’ai jamais pensé à aucun moment que
c’était le devoir de quelqu’un de m’aider.
A l’université, j’avais choisi l’histoire comme sujet principal, et la
philosophie comme matière représentant un intérêt particulier pour moi ; le
premier, dans le but d’avoir une connaissance par les faits du passé des
hommes, pour mes écrits à venir ; le second, dans le but d’élaborer une
définition objective de mes valeurs. J’ai trouvé que le premier pouvait être
appris, mais que c’était à moi de faire le second.
Je me suis tenue à la même philosophie que celle à laquelle je me tiens
aujourd’hui, aussi loin dans mon passé que je puisse m’en souvenir. J’ai
appris beaucoup de choses durant toutes ces années et ai enrichie ma
connaissance de détails, de questions spécifiques, d’applications—et j’avais
bien l’intention de l’enrichir encore—mais je n’ai jamais eu à remettre en
question aucun de mes fondamentaux. Ma philosophie, dans son essence, est le
concept de l’homme en temps qu’être héroïque, avec son propre bonheur
comme but moral de sa vie, avec la réalisation productive pour sa plus noble
activité et la raison comme son seul absolu.
La seule dette philosophique que je puisse reconnaître est envers Aristote. Je
xii
suis en très grand désaccord avec bien des aspects de sa philosophie, mais sa
définition des lois de la logique et des moyens de la connaissance humaine
sont de si grandes découvertes que ses erreurs s’en trouvent être hors-sujet
par comparaison. Vous trouverez l’hommage que je lui rends dans les titres
des trois parties de LA REVOLTE D’ATLAS.
Mes autres reconnaissances se trouvent sur la page de dédication de ce
roman. Je savais quelles valeurs de caractères je voulais trouver chez un
homme. J’ai rencontré un tel homme, et nous avons été mari et femme durant
vingt-huit ans. Son nom est Franck O’Connor.
A tous les lecteurs qui découvrirent LA SOURCE VIVE et me posèrent
beaucoup de questions à propos des applications à plus grande échelle des
idées que je développe dans cet autre roman, je voudrais dire que je réponds à
toutes leurs questions dans le présent roman, et que LA SOURCE VIVE ne fut
qu’une introduction à LA REVOLTE D’ATLAS.
Je n’ai confiance en aucun de ceux qui me diront que des hommes tels que
ceux que je décris n’existent pas. Le fait que ce livre ait été écrit—et publié—
est ma preuve qu’ils existent bel et bien.
xiii
NOTE DU TRADUCTEUR
xvii
ce sujet sur quelques blogs sur l'Internet. La deuxième est que l'auteur, Ayn
Rand, sa pensée et tout particulièrement LA REVOLTE D’ATLAS, sont quelque
peu controversés dans certains pays d'Europe, pour ne pas dire perçus avec
une certaine hostilité ; et pour cause, au-delà d’une passionnante fiction, ce
livre est une critique impitoyable du collectivisme. Mon expérience du milieu
de l'édition me fait donc dire que quelques uns, parmis ceux qui se trouveront
marris de voir publier ce livre en langue française et dans son intégralité, le
critiqueront négativement et vivement sans aucun doute, en commençant bien
sûr par sa traduction, aux fins de tenter d'en décourager la lecture ; ce livre
est si attendu depuis si longtemps par le public français que je pense que de
telles tentatives s’avérerons vaines—Ayn Rand était sans ambiguité, elle
refusait toujours d’emprunter les mêmes chemins détournés qu’utilisent
toujours ceux auxquels elle s’attaquait.
C'est pourquoi il m'a semblé opportun de m'expliquer et de justifier certains
choix que j'ai été amenée à faire à propos de ce travail de traduction, avant
que ceux-ci ne soient critiqués. Tout d'abord, je n'ai pas traduit ce livre comme
d'aucun le ferait lorsque s'agissant d'un “roman de gare” appartenant à une
catégorie que je qualifierais de “tout-venant”. J'étais pleinement consciente
de l'ampleur et de la difficulté de la tâche qui m'attendait, et il s'est écoulé près
d'une année de réflexions ponctuelles entrecoupées de lectures traitant d’Ayn
Rand et de son œuvre, avant que je décide de réellement commencer la
traduction d’ATLAS SHRUGGED. Je crois pouvoir dire que je suis véritablement
“entrée en immersion” dans ce récit dès la traduction de sa première page ;
ce qui ne fut pas difficile, tant Ayn Rand—qui fut très influencée par le milieu
du cinéma, dans lequel elle travailla—accordait un soin tout particulier aux
détails des descriptions des scènes, des personnages et de leurs expressions
sous toutes leurs formes. Depuis le premier jour de ce travail jusqu'au dernier,
près d'une année plus tard, j'ai cessé toute autre activité professionnelle pour
m'y consacrer entièrement, week-ends et jours feriés inclus, à raison d’une
moyenne de onze heures de travail quotidien. Je tenais absolument à “rester
dans cette histoire”, et ai rejeté tout ce qui pouvait m'en distraire. La très
grande majorité de mes pauses furent dédiés à des réflections sur le
déroulement de ce récit, selon le sens qu'Ayn Rand avait voulu lui donner, et
aussi à la lecture de livres et d'articles—n'existant pratiquement qu'en langue
anglaise pour l'instant—sur Ayn Rand et sa vie, ainsi que sur l'écriture
d’ATLAS SHRUGGED bien sûr, en passant par le visionnage, parfois répété, de
documentaires audiovisuels ponctués d'interviews de cet auteur, sans oublier
le film tiré de son précédent roman, LA SOURCE VIVE (THE FOUNTAINHEAD),
déjà connu de la plupart des français qui liront ce roman.
xx
risque particulièrement grand lorsque s'agissant d'un ouvrage aussi long que
celui-ci ; je me suis chargée moi-même des quatre relectures complètes de ce
livre pour correction, ce qui ne saurait garantir la perfection.
Si jamais cette traduction ne parvenait pas à satisfaire les plus exigeants
d’entre vous, elle aura au moins le mérite d’être la seule à vous permettre,
enfin, après 52 ans d’attente, de découvrir ce riche récit, aussi long et aussi
captivant qu’un thriller tel que LE COMTE DE MONTE CRISTO, d’Alexandre
Dumas, et aussi mystérieux, intriguant et intellectuellement élaboré—sinon
plus, de mon point de vue—que LE PENDULE DE FOUCAULT, de Umberto Eco.
Pour autant, aucun de ces deux autres best-sellers ne ressemblent à LA
REVOLTE D’ATLAS, qui est tout à la fois un parfait exemple de dystopie—dans
la veine des 1984, de George Orwell, du MEILLEUR DES MONDES d’Aldous
Huxley et autres FARHENHEIT 451—mais bien plus proche de notre réalité
d’aujourd’hui, et infiniment plus élaboré ; un incroyable et pourtant si réaliste
thriller politique, un récit ou se glisse habilement un romantisme et une
sensualité toute féminine, un cours d’économie et de sociologie magistral, une
connaissance experte de la psychologie et une réflexion philosophique écrite
par l’un des plus celèbres penseurs contemporains du genre.
Une dernière chose à l’adresse des lecteurs : LA REVOLTE D’ATLAS
mériterait bien que l’on en parle comme d’un “roman de gare”, et pour une
fois ce ne serait pas péjoratif. Ceux qui connaissent déja le cadre de ce récit
me comprendront et souriront.
xxiii
Mister Peikoff,
As I know that you will be informed of this translation soon after its free
release, it would not behoove to me to apologize for translating ATLAS
SHRUGGED in French language without ever asking for your agreement, and
without prior submission, be it as a matter of mere courtesy, of its text to you
before release. Such an initiative is unlikely to be pardoned, of course.
However, if ever it happened that this translation’s works could express the
thought of Ayn Rand as you would like it, then on behalf of the Editions du
Travailleur publishing company and on mine, please consider this French
translation as your exclusive property coming to compensate for the possible
loss its public release without your agreement might entail to your interests
and reputation.
Sincerely yours,
P R E M I E R E P A R T I E
NON-CONTRADICTION
I LE TH EME, 3
II LA CHAINE, 39
III LE HAUT ET LE BAS, 65
IV …CE QUI A LE MOUVEMENT NE SERA PAS MU, 95
V L’APOGEE DES D’ANCONIA, 133
VI LE NON-COMMERCIAL, 191
VII LES EXPLOITEURS ET LES EX PLOITES, 243
VIII LA LIGNE JOHN GALT, 329
IX LE SACRÉ ET LE PROFANE, 385
X LA TORCHE DE WYATT, 445
D E U X I E M E P A R T I E
PLURIUM INTERROGATIONUM
I L’HOMME QUI APPARTENAIT A LA TERRE, 5 15
II L’ARISTOCRATIE DE L’INFLUENCE, 579
III LA LISTE NOIRE B LANCHE, 649
IV LA CAUTION DE LA VICTIME, 709
V COMPTE DEBITEUR, 763
VI LE META L MIRACLE, 821
VII LE MORATOIRE SUR LES CERVEAUX, 877
VIII AU NOM DE NOTRE AMOUR, 941
IX LE VISAG E SANS DOULEUR, NI PEUR, NI CULPABILITE, 981
X LE SYMBOLE DU DOLLAR, 1015
xxvi
T R O I S I E M E P A R T I E
I ATLANTIS, 1087
II L’UTOPIE DE LA CONVOITISE, 1167
III ANTI-CUPIDITE, 1263
IV ANTI-VIE, 1337
V LES GARDIENS D E LEURS FRERES, 1407
VI LE CONCERTO DE LA DELIVRANCE, 1493
VII ICI C’EST JOHN GALT QUI VOUS PARLE, 155 1
VIII L’EGOISTE, 1651
IX LE GEN ERATEUR, 1739
X AU NOM DU MEILLEUR D’ENTRE NOUS, 177 1
1
P R E M I E R E P A R T I E
NON - CONTRADICTION
3
C H A P I T R E
I
L E T H E ME
hâlée semblait avoir été érodée par les vents, coupée de lignes
exprimant de la lassitude et une résignation cynique ; les yeux
étaient intelligents. Eddie Willers poursuivit son chemin, se
demandant pourquoi il le ressentait toujours à ce moment de la
journée ; ce sentiment d’effroi irraisonné. « Non », se dit-il,
« pas d’effroi, il n’y a pas à avoir peur de quoi que ce soit : juste
une immense appréhension confuse, sans origine ou objet. » Il
s’était fait à ce sentiment, mais il ne pouvait se l’expliquer ;
pourtant le pique-assiette avait parlé comme s’il savait qu’Eddie
le ressentait, comme s’il pensait qu’on devait le ressentir ; et en
plus, comme si lui, il en connaissait la raison.
Eddie Willers remonta ses épaules droites en un acte
conscient d’autodiscipline. Il devait mettre un terme à ce
problème, se dit-il ; il était en train de commencer à s’imaginer
des choses. L’avait-il toujours ressenti ? Il avait trente-deux ans.
Il essayait de se souvenir. Non. Mais il était incapable de se
souvenir quand cela avait commencé. Ce sentiment le saisissait
soudainement, de temps à autres, mais maintenant cela arrivait
plus souvent que jamais. « C’est le crépuscule, » se dit-il ; « j’ai
horreur du crépuscule. »
Les nuages et les lignes des gratte-ciels qui s’opposaient à
eux étaient en train de devenir brun, comme sur une vieille
peinture à l’huile ; la couleur d’une belle toile ternie par les
âges.
De longues traînées de poussière de charbon couraient depuis
sous leurs faîtes le long des étroits murs avalés par la suie. Sur
le côté d’une tour, une crevasse longue de dix étages perçait la
forme figée d’un éclair lumineux. Les contours irréguliers d’une
forme coupaient le ciel au-dessus des toits ; c’était une demi-
spirale qui retenait encore la lueur du soleil couchant ; la dorure
à la feuille avait disparue de l’autre moitié depuis longtemps
déjà. La lueur était rouge et figée, comme le reflet d’un feu ; pas
un feu rageur, mais plutôt un feu mourant qu’il n’était plus
nécessaire d’éteindre.
Non, pensa Eddie Willers, il n’y avait rien de perturbant dans
les monuments de la cité. Ils semblaient êtres comme ils
l’avaient toujours été. Il continuait à marcher, se rappelant qu’il
allait revenir au bureau en retard. Il ne se réjouissait pas de la
tâche qui l’attendait à son retour, mais elle devait être faite.
C’est pourquoi il ne songea pas à la remettre à plus tard, et
accéléra même son pas.
5
pensa au chêne. Rien ici n’aurait pu lui faire s’en souvenir. Mais
il y pensait, comme aux étés de son enfance passés sur la
propriété des Taggart. Il avait vécu la plupart de son enfance
avec les enfants des Taggart, et maintenant il travaillait pour
eux, comme son père et son grand-père avaient travaillé pour
leur père et leur grand-père avant cela.
Le grand chêne se dressait sur une colline surplombant le
fleuve Hudson, en un endroit isolé de la propriété des Taggart.
Eddie Willers, alors âgé de sept ans, aimait aller à cet arbre pour
le regarder. Il avait été là durant des centaines d’années, et il se
disait qu’il y demeurerait toujours. Ses racines attrapaient la
colline comme un poing dont les doigts seraient enfoncés dans
le sol, et il pensa que si un géant pouvait le saisir par son faîte il
serait incapable de le déraciner et déplacerait plutôt la colline et
la Terre entière avec lui, comme d’aucun l’eut fait avec une
boule accrochée à un fil. Il se sentait en sécurité auprès de cet
arbre ; c’était quelque chose que rien ne pouvait affecter ou
mettre en péril ; c’était pour lui un symbole qui représentait le
mieux la force.
Une nuit, la foudre saisit le chêne. Eddie l’avait vu le
lendemain matin. Il était à moitié couché, et il regarda dans son
tronc comme on aurait pu le faire s’il s’était agi d’un tunnel
noir. Le tronc n’était qu’une coquille vide ; son cœur avait
pourri et disparu il y avait déjà bien longtemps ; il n’y avait rien
à l’intérieur, juste une fine couche de poussière grise qui était en
train de se disperser au gré des caprices des vents les plus
légers. La puissance faite chose vivante était partie, et son
enveloppe charnelle n’avait pu y résister. Des années plus tard,
il avait entendu dire que les enfants devaient être protégés
contre les chocs, contre leurs premières confrontations avec la
mort, la douleur et la peur. Mais tout cela ne l’avait jamais
effrayé ; son choc à lui survint lorsqu’il demeura silencieux, très
silencieux, regardant le trou noir du tronc. C’était une immense
trahison : plus terrible encore car il ne parvint même pas à
définir précisément ce qui avait été trahi. Ce n’était pas lui, ça il
le savait, ni sa confiance ; c’était quelque chose d’autre. Il
demeura là pour un moment, sans émettre aucun son, avant de
s’en retourner à la maison. Il n’en parla jamais à personne.
Eddie Willers secoua la tête alors que le grincement d’un
mécanisme rouillé changeant l’indication d’un feu de
signalisation le stoppa sur le bord d’une courbe. Il ressentait de
7
— ’Fait froid dans cette “boîte”. ’Va faire encore plus froid
cet hiver.
— Qu’est-ce que vous faites ? Eddie demanda en désignant
les pièces de la machine à écrire.
— Cette saloperie est encore “en rade”, et j’serais pas plus
avancé si je l’envoyai en réparation. Ça leur à pris trois mois
pour m’la réparer, la dernière fois que j’leur ai donné. ’Pensé
que j’pouvais bricoler ça tout seul, mais j’crois que ça tiendra
pas bien longtemps.
Il laissa tomber une larme sur les touches.
— T’es bonne pour la casse, ma vieille. Tes jours sont
comptés.
Eddie reprit son chemin. C’était cette expression dont il avait
essayé de se souvenir : tes jours sont comptés. Mais il avait
oublié dans quel contexte il avait déjà essayé de s’en souvenir.
— Ça ne sert à rien Eddie. dit Pop Harper.
— Qu’est-ce qui ne sert à rien ?
— Rien. N’importe quoi.
— Qu’est-ce que vous voulez dire, Pop ?
— J’vais pas réquisitionner une nouvelle machine à écrire.
Les nouvelles sont en fer blanc. Quand y en aura p’us de
vieilles, c’sera la fin de la machine-à-écrire. Y a eu un accident
dans le métro, ce matin. Les freins marchaient plus. Vous
devriez rentrer chez vous, Eddie ; allumer la radio et écouter un
bon tube. Oh, oubliez, mon gars. L’problème avec vous c’est
que vous n’avez jamais eu de hobby. Quelqu’un a encore piqué
les ampoules en bas de la cage d’escalier, où j’habite. J’ai
attrapé une douleur dans la poitrine. ’Pas pu trouver de gouttes
pour la toux, c’matin ; l’drugstore au coin d’la rue à mis la clé
sous la porte la s’maine dernière. Y’s’ont fermé l’pont
Queensborough pour réparations provisoires, hier. Oh, pourquoi
faire, d’tout’ façons. Qui est John Galt ?
***
— Qui êtes-vous ?
Ça devait être la plus courte des pauses à venir, un moment
d’étonnement en réponse à une question qu’elle n’aurait jamais
pu prévoir, mais le mécanicien regarda de plus près son visage,
et, à l’instant même où elle répondit, il sursauta :
— Oh-là-là !
Elle répondit sans agressivité, seulement comme quelqu’un
qui n’avait pas l’habitude d’entendre une telle question :
— Dagny Taggart.
— Et ben, j’serai… fit le pompier.
Après quoi tout le monde demeura silencieux. Elle poursuivit
avec le même ton naturel d’autorité :
— Continuez et revenez sur la voie principale, puis arrêtez-
moi ce train au prochain bureau qui sera ouvert.
— Bien, Mademoiselle Taggart.
— Vous aurez du temps à rattraper. Vous avez le restant de
la nuit pour le faire. Faites arriver la Comète à l’heure.
— Bien, Mademoiselle Taggart.
Elle était en train de faire demi-tour pour s’en retourner dans
son wagon, lorsque le mécanicien lui demanda :
— Si jamais nous avons un problème, en prenez-vous la
responsabilité, Mademoiselle Taggart ?
— Bien sûr.
Le conducteur lui emboîta le pas. Encore tout étonné, il lui
dit :
— Mais… juste une place dans une voiture de jour,
Mademoiselle Taggart ? Comment ça se fait ? Pourquoi ne nous
avez-vous pas prévenu ?
Elle souriait facilement.
— Pas le temps de faire des chichis. Mon wagon personnel
était dans le Train 22, au départ de Chicago, mais il partait à
Cleveland et il était en retard ; alors je l’ai laissé partir. La
Comète était le prochain, et je l’ai pris. Il n’y avait plus de
compartiments couchettes de libres.
Le conducteur secoua la tête.
— Votre frère ; il ne serait pas monté dans une voiture
ordinaire.
Elle rit.
— Non, sûrement pas.
25
New York, Dagny Taggart prit une posture plus droite sur son
siège. Elle ressentait toujours cela lorsque le train s’engouffrait
sous terre : ce sentiment d’empressement, d’espoir et de secrète
excitation. C’était comme si une existence normale n’était
qu’une photographie en couleurs de mauvaise qualité,
représentant des choses sans formes ; mais la sienne était un
dessin fait de quelques traits vifs qui donnait aux choses une
allure claire et nette, importante, et elle valait la peine d’être
faite. Elle s’attarda sur les tunnels qui coulaient à flots derrière
elle ; murs de béton nus ; un faisceau de tubes et de câbles ; un
réseau de rails qui partaient en arrière pour disparaître dans des
trous noirs d’où ne semblaient pouvoir réchapper que des
lumières vertes et rouges en suspension, telles des gouttes de
couleur. Il n’y avait rien d’autre, rien d’autre pour diluer tout
cela, si bien que l’on pouvait admirer le propos brut et le génie
qui l’avaient accompli. Elle eut une pensée pour le Building
Taggart se dressant au-dessus de sa tête en ce moment, poussant
droit vers les cieux, et elle dit en songe : « Ceci sont les racines
du Building, racines creuses zigzagant sous la terre, nourrissant
la cité. »
Quand le train stoppa, quand elle sortit et entendit le béton
du quai sous les talons de ses chaussures, elle sentit la lumière
et se sentit décoller, projetée dans l’action. Elle marchait d’un
pas rapide, comme si la vitesse de ses pas avait le pouvoir de
donner une forme aux choses qu’elle ressentait. Quelques
instants s’étaient déjà écoulés quand elle se surprit à siffler une
pièce de musique, et qu’elle réalisa que c’était le thème du
Cinquième Concerto de Halley. Elle se sentit observée et se
retourna. Le jeune garde-frein, immobile, la regardait avec
intensité.
***
lui expliquer quoi que ce soit par la suite. James Taggart était
assis derrière son bureau, sa tête rentrée dans ses épaules.
— La Ligne Rio Norte est un tas de vieilleries d’un bout à
l’autre. dit-elle, « C’est bien pire que je le pensais. Mais nous
allons la sauver. »
— Bien sûr. dit James Taggart.
— Une partie des rails peut être sauvée. Pas une grande
quantité et pas pour longtemps. Nous commencerons à poser
des rails dans les sections situées dans les montagnes, le
Colorado en premier. Nous aurons les nouveaux rails dans deux
mois.
— Oh, Orren Boyle a-t-il dit…
— J’ai commandé les rails chez Rearden Steel.
Le léger et bref son étranglé venant en direction d’Eddie
Willers était une ovation mal contenue.
James Taggart prit un temps pour s’exprimer.
— Dagny, pourquoi ne t’assieds-tu pas normalement dans le
fauteuil, comme n’importe qui est censé le faire ? dit-il
enfin d’un ton irrité, « Personne ne tient des réunions d’affaire
de cette façon. »
— Moi, si.
Elle fit suivre sa réponse d’un silence appuyé pour faire
place à la réplique de son interlocuteur. Il ne tarda pas à
demander enfin, ses yeux fuyant les siens :
— As-tu dit que tu as commandé les rails chez Rearden ?
— Hier soir. Je lui ai téléphoné de Cleveland.
— Mais le Conseil d’administration n’a pas avalisé une telle
décision. Je ne l’ai pas avalisée. Tu ne m’as pas consulté.
Elle tendit la main pour saisir le combiné du téléphone sur le
bureau de son frère et le lui tendit, en ajoutant :
— Appelle Rearden et annule la commande, dans ce cas.
James Taggart se renversa en arrière dans son fauteuil.
— Je n’ai pas dit ça. répliqua t-il. « Je n’ai pas dis ça du
tout. »
— Alors on la maintien.
— Je n’ai pas dit ça non plus.
Elle se tourna.
— Eddie ? fais le nécessaire pour qu’on prépare le contrat
avec Rearden Steel. Jim le signera. elle plongea la main dans sa
poche pour en extraire une feuille de bloc-notes froissée et la
28
— Je vois. Merci.
Quand Owen Kellogg entra dans son bureau, elle le regarda
avec satisfaction. Elle fût heureuse de voir que le vague
souvenir de son apparence physique était fidèle à la réalité. Son
visage avait la même qualité que celui du jeune garde-frein ; le
visage d’un genre d’homme avec qui elle pouvait faire quelque
chose.
— Asseyez-vous, Monsieur Kellogg. dit-elle ; mais il
demeura debout devant son bureau, et, contre toute attente, ce
fût lui qui prit la parole le premier :
— Une fois, vous m’avez demandé de vous faire savoir si
jamais je décidais de changer d’emploi, Mademoiselle Taggart.
fit-il, « C’est pourquoi, je suis venu vous dire que je présente
ma démission. »
Elle se serait attendue à entendre n’importe quoi, sauf ça.
Elle dut reprendre ses esprits pendant un instant, avant de lui
demander calmement :
— Pourquoi ?
— Pour une raison personnelle.
— Vous n’êtes vous pas satisfait, ici ?
— Si.
— Avez-vous reçu une meilleure offre ? Dans quelle
compagnie de trains comptez-vous aller ?
— Je ne vais aller dans aucune compagnie de trains,
Mademoiselle Taggart.
— Alors quel travail allez-vous faire ?
— Je n’en ai pas encore décidé.
Elle l’étudia, se sentant légèrement embarrassée. On ne
pouvait déceler aucune hostilité sur son visage ; il la regardait
bien en face ; il répondait simplement, directement ; il parlait
comme quelqu’un qui n’a rien à cacher, ni à démontrer ; le
visage était poli et impassible.
— Alors pourquoi devriez-vous avoir envi de partir ?
— C’est une affaire personnelle.
— Etes-vous souffrant ? Est-ce une question en rapport avec
votre santé ?
— Non.
— Quittez-vous la ville ?
— Non.
— Avez-vous hérité de quelque argent qui vous permet de
vous retirer ?
37
— Non.
— Avez-vous l’intention de continuer à travailler pour
vivre ?
— Oui.
— Mais vous ne souhaitez pas travailler pour Taggart
Transcontinental ?
— Non.
— Dans ce cas, quelque chose doit-être arrivé ici, pour
causer votre démission. Quoi ?
— Rien, Mademoiselle Taggart.
— J’aimerais que vous m’expliquiez. J’ai une raison de
vouloir en savoir plus.
— Croiriez-vous en ce que je pourrais vous en dire,
Mademoiselle Taggart ?
— Oui.
— Aucune personne, aucun sujet ou évènement en relation
avec mon travail ici n’est la cause de ma décision.
— Vous n’avez aucun reproche particulier à formuler contre
Taggart Transcontinental ?
— Aucun.
— Alors je pense que vous pourriez reconsidérer votre
décision, en entendant la proposition que j’ai à vous faire.
— Je suis désolé, Mademoiselle Taggart. Je ne le peux.
— Pourrai-je vous dire ce que j’ai en tête ?
— Oui, si vous le souhaitez.
— Me croiriez-vous si je vous dis que j’ai décidé de vous
proposer le poste que je vais vous offrir, avant que vous
demandiez à me voir. Je veux que vous sachiez ça.
— Je vous croirai toujours, Mademoiselle Taggart.
— Il s’agit du poste de directeur du département de l’Ohio.
Je vous l’offre, si vous le voulez.
Son visage ne trahit aucune réaction, comme si les mots
n’avaient pas plus de signification pour lui que pour un sauvage
qui n’aurait jamais entendu parler de chemin de fer.
— Je n’en veux pas, Mademoiselle Taggart. se contenta t-il
de répondre.
Après un instant, elle dit, d’une voix tendue, cette fois :
— Ecrivez votre propre salaire, Kellogg. Dites votre prix. Je
veux que vous restiez. Je peux vous offrir autant que ce que
n’importe quelle autre compagnie de chemin de fer vous offre.
38
C H A P I T R E
II
L A CH A INE
sans aucun signe de présence humaine. Ils virent des tours qui
ressemblaient à des grattes-ciel tortueux, des ponts en
suspension à mi-hauteur, et de sporadiques blessures laissant
jaillir du feu depuis de solides murs. Ils virent un alignement de
cylindres lumineux se déplaçant à travers la nuit ; les cylindres
avaient la couleur du métal chauffé au rouge. Un immeuble de
bureaux apparut près des voies. La grande enseigne lumineuse
perchée sur son toit parvenait à éclairer l’intérieur des voitures
lorsqu’elles passaient au-devant ; elle disait : R EAR D EN
S TEEL .
Un passager qui était un professeur d’économie faisait
remarquer à son compagnon :
— Quelle peut être l’importance de l’individu, au milieu des
titanesques réalisations collectives de notre âge industriel ?
Un autre, qui était un journaliste, rédigea une note en vue de
la glisser dans un futur article :
“Hank Rearden est le genre d’homme qui pose son nom sur
tout ce qu’il touche. A partir de ce simple fait, vous pouvez
forger votre propre opinion du personnage.”
dit que son visage était disgracieux, parce qu’il était dur et
paraissait cruel, parce qu’il était dénué d’expression, aussi.
Dénué d’expression, ce visage l’était encore, alors qu’il
observait le métal en vie. C’était Hank Rearden.
Le métal arriva en montant tout en haut de la poche de
fonderie, et se déplaça rapidement avec une arrogante
prodigalité. Après quoi, les aveuglants goutte-à-goutte blancs
tournèrent au brun lumineux, et, un instant plus tard, ils
devinrent stalactites de métal noir commençant à se rompre et à
éclater. Les scories se transformaient en d’épaisses croutes
craquelées de stries brunes qui rappelaient l’écorce terrestre.
Alors que cette croute sembla devenir plus épaisse, quelques
cratères en percèrent la surface, laissant apparaître le liquide
blanc encore en ébullition. Un homme arriva en s’avançant
dans les airs, installé dans la cabine d’une grue évoluant au-
dessus des têtes. Il tira un levier d’un mouvement de main
désinvolte. Des crochets d’acier descendirent au bout d’une
chaîne, agrippèrent les poignées de la poche de fonderie, la
soulevèrent avec fluidité comme si elle n’avait été qu’un seau
de lait ; et deux cents tonnes de métal partirent naviguer dans
l’espace en direction d’une rangée de moules qui attendaient
d’être remplis.
Hank Rearden recula légèrement et ferma les yeux un
instant. Il sentit la colonne contre laquelle il s’appuyait trembler
de concert avec les vibrations que la grue produisait. Le travail
était fait, se dit-il.
Un employé le remarqua et lui adressa un large sourire
satisfait, comme l’aurait fait un camarade ou un complice lors
d’une grande célébration, parce qu’il savait pourquoi cette
grande et blonde figure devait être présente ici cette nuit là.
Rearden rendit le sourire à l’homme, et ce fût le seul salut qu’il
reçut en retour. Après quoi il repartit pour regagner son bureau,
toujours avec cette absence d’expression dans le visage.
Il était tard lorsque Hank Rearden quitta son bureau cette
nuit là, pour marcher depuis son site industriel jusqu’à sa
maison. Cela représentait une promenade de quelques
kilomètres à travers la campagne désertique, mais il avait eu
envi de rentrer à pied, sans raison explicable.
Il marchait en maintenant une main dans sa poche, ses doigts
refermés sur un bracelet. Il était en Rearden Metal et avait la
forme d’une chaîne. Ses doigts le tripotaient en en sentant de
43
— Oh, n’aie pas l’air effrayé ; ce n’est pas pour demain soir.
Je sais que tu es tellement occupé, mais c’est pour dans trois
mois, et je veux en faire un évènement vraiment important.
Donc, pourrais-tu me promettre que tu seras présent ce soir là,
et pas dans le Minnesota, dans le Colorado ou en Californie ?
Elle le regardait d’une étrange manière, parlant à la fois trop
légèrement et trop résolument, avec un sourire qui exprimait
une innocence peu convaincante qui suggérait quelque chose
comme une carte truquée.
— Dans trois mois ? dit-il, « Mais tu sais bien que je ne
peux pas prévoir à l’avance quelle affaire urgente pourrait
m’appeler ailleurs. »
— Oh, je sais ! Mais ne pourrais-je pas convenir d’un
rendez-vous tout à fait formel avec toi, longtemps à l’avance,
exactement comme le ferait n’importe quel directeur de
compagnie de chemin de fer, ou d’usine d’automobile ou
machin-chose… je veux dire un vendeur de n’importe quoi ? Il
paraît que tu ne manques jamais d’être présent aux rendez-vous.
Bien entendu, je te laisserai choisir la date qui t’arrangera le
mieux.
Elle l’observait en levant les yeux, son regard ayant acquis
une qualité particulière de séduction toute féminine, pour être
lancé depuis sous les arcades sourcilières de sa tête qu’elle
maintenait inclinée vers le bas, quoiqu’il était bien plus grand
qu’elle. Elle demanda encore, sur un ton à la fois un peu trop
innocent et trop prudent :
— La date que j’avais en tête était le 10 décembre, mais
préfèrerais-tu le 9, ou le 11 ?
— Ça ne fait pas de différence pour moi.
Elle dit d’une voix douce :
— Le 10 décembre est la date de notre anniversaire de
mariage, Henry.
Ils étaient tous en train de le scruter du regard ; s’ils
s’attendaient à voir apparaître la confusion sur son visage, ce
qu’ils virent à la place fût un léger sourire amusé.
Elle ne pouvait pas avoir tenté ça comme une façon de le
piéger, pensa-t-il, car il pouvait y échapper tellement
facilement, juste en refusant tout reproche pour son oubli et en
la laissant se sentir rejetée ; elle savait que les sentiments qu’il
éprouvait pour elle était la seule arme dont elle disposait. Sa
motivation, songea-t-il encore, était une fière tentative indirecte
53
— Non, dit-il.
Rearden n’aimait pas le sujet. Il savait qu’il était nécessaire
d’avoir un homme pour le protéger contre la législature ; tous
les industriels devaient employer de telles personnes. Mais il
n’avait jamais accordé beaucoup d’attention à cet aspect de ses
affaires ; il ne parvenait pas vraiment à se convaincre que c’était
nécessaire.
Une inexplicable sorte de dégoût, pour moitié méticulosité,
ennui pour l’autre, le stoppait chaque fois qu’il faisait l’effort de
le considérer.
— Le problème est, Paul, pensa-t-il tout haut, « que les
hommes que l’on doit choisir pour ce job sont un tel sac de
minables. »
Larkin regarda ailleurs.
— C’est la vie. dit-il.
— Quand je comprendrais pourquoi, ce jour là les poules
auront des dents. Tu peux me le dire ? Qu’est ce qui ne va pas
avec les gens ?
Larkin haussa tristement les épaules.
— Pourquoi poser des questions inutiles ? Quelle est la
profondeur de l’océan ? Le ciel, ça va jusqu’où ? Qui est John
Galt ?
Rearden se remit droit dans son fauteuil.
— Non. dit-il sur une note agressive, « Non ; il n’y a aucune
raison de se mettre dans un état pareil. »
Il se leva de son fauteuil. Son épuisement avait disparu
depuis qu’il parlait de ses affaires avec Larkin. Il sentit naître en
lui une bouffée de rébellion, un besoin de reconquérir et de
défier, de défendre sa propre vision de l’existence, la vision
qu’il en avait eu lorsqu’il marchait pour rentrer chez lui ce soir,
et laquelle paraissait maintenant indistinctement menacée,
d’une manière qu’il eut été difficile de définir.
Il faisait les cent-pas dans la pièce, tandis que son énergie lui
revenait. Il observait sa famille.
Ils étaient des enfants ébahis et malheureux, se dit-il… Tous.
Même sa mère. Il culpabilisait de critiquer ainsi leur ineptie ;
elle provenait de leur impuissance, pas de leur malveillance.
C’était lui qui devait faire des efforts pour apprendre à les
comprendre depuis qu’il avait tant à donner, depuis qu’ils
étaient incapables de partager son sentiment de puissance
joyeuse et illimitée.
60
global.
Rearden n’avait jamais été capable de se souvenir du nom de
toutes les associations auxquelles Philip appartenait, ni de
comprendre exactement ce qu’elles faisaient. Il l’avait entendu
parler vaguement de celle-ci, durant les six derniers mois. Il
semblait s’être investi dans une sorte de cours gratuits de
développement personnel, de musique folk, et de coopérative
agricole. Rearden n’avait que mépris pour les groupes de ce
genre, et ne voyait aucune raison d’en savoir plus sur leur
nature. Il resta silencieux. Philip ajouta de lui-même :
— Nous avons besoin de 10.000 dollars pour un programme
vital, mais c’est une tâche de martyr de trouver de l’argent. Les
gens n’ont pas l’ombre d’une conscience sociale. Quand je
pense à tout ces bourgeois qui “se goinfrent” que j’ai vu
aujourd’hui… Pourquoi ? Ils dépensent pour le moindre de leur
caprices bien plus que ce dont nous avons besoin, mais j’ai été
incapable de leur soutirer ne serait-ce que quelques centaines de
dollars à chacun. C’était tout ce que je leur demandais. Ils n’ont
pas le moindre sens de ce qu’est le “geste citoyen”… non.
Qu’est-ce qui te fait rire ? Demanda-t-il tout à coup.
Rearden était debout devant lui ; hilare. C’était si flagrant
que c’en était enfantin, pensa Rearden, si désespérément
grossier : l’allusion et l’insulte. Ce serait tellement facile de
remettre Philip à sa place en lui retournant l’insulte, se dit-il ; en
lui retournant une insulte qui serait mortelle parce qu’elle
exprimerait la réalité. Et c’est précisément pour cela qu’il ne
pouvait pas se laisser aller à le faire. « C’est sûr que le pauvre
naïf a conscience qu’il est à ma merci, qu’il sait qu’il s’est
laissé délibérément allé pour se faire battre, et donc je n’ai pas à
le faire, et le fait de ne rien dire et de ne rien faire est ma
meilleure réponse, qu’il interprétera très bien, d’ailleurs. Dans
quelle sorte de misère vit-il réellement, pour être devenu si
salement tordu ? »
C’est alors que Rearden réalisa tout à coup qu’il pouvait
immédiatement porter un coup à l’extrême pauvreté chronique
de Philip, en lui donnant un choc de plaisir : la gratification
inattendue d’un désir sans espoir. Il se dit : « qu’est-ce que j’en
ai à faire de l’objet de son désir ?... C’est son problème ;
exactement comme le Rearden Metal l’est pour moi… Ça doit
signifier pour lui autant que mes affaires signifient pour moi…
Laisse-le être heureux juste une fois, pour voir ; ça pourrait lui
62
C H A P I T R E
III
L E H AUT E T L E B A S
Le plafond était celui d’une cave si pesant et bas que les gens
devaient se baisser lorsqu’ils traversaient la pièce, comme si le
poids de la voute reposait sur leurs épaules. Les alcôves
circulaires de cuir rouge foncé avaient été construites dans les
murs de pierre qui semblaient mangés par l’âge et l’humidité. Il
n’y avait pas de fenêtres, seulement des taches de lumière
bleutée provenant de crevasses dans la maçonnerie ; la lumière
bleue morte qui convenait aux pannes d’électricité. On accédait
à la pièce en descendant des marches étroites qui semblaient
s’enfoncer profondément sous terre. C’était le bar le plus cher
de New York, et il avait été construit au sommet d’un gratte-
ciel.
Quatre hommes étaient assis à une table. Elevés à une
altitude de soixante étages au-dessus de la ville, ils ne parlaient
pas à voix haute comme on parle depuis une hauteur avec la
liberté que procurent l’air et l’espace ; ils se forçaient à parler à
voix basse, comme il convenait de le faire dans une cave.
— Conditions et circonstances, Jim. dit Orren Boyle,
« Conditions et circonstances absolument au-delà de tout
contrôle humain. Nous avons tout planifié pour rouler ces rails,
mais nous avons été confrontés à des évènements imprévisibles
que personne n’aurait pu prévoir. Si tu nous avais donné
seulement une chance, Jim. »
— La désunion, fit James Taggart d’une voie traînante,
« semble être la principale cause de tous les problèmes sociaux.
Ma sœur a une certaine influence auprès d’un certain élément
chez nos actionnaires. Leurs tactiques de désorganisation ne
66
— Au bois ?
— C’est bien ce que j’ai dit : au bois. J’en avait jamais vu
avant, sauf en photo. Dans quel musée as-tu récupéré ça ?
Maintenant, ne fais pas comme si tu n’étais pas au courant ; dis-
moi juste ce que c’est que ce gag ?
— Oui, c’est vrai, j’étais au courant. fit Taggart, à la hâte,
« C’était juste… Tu es juste tombé sur la seule semaine où nous
avons eu un petit problème avec nos locomotives… on attend la
livraison de nos nouvelles motrices, mais les délais de livraison
n’ont pas été respectés… tu sais les problèmes que nous avons
avec les constructeurs de locomotives… mais c’est seulement
temporaire. »
— Bien sûr, fit Boyle, « On ne peut rien faire contre les
délais de livraison reportés. Mais c’est le train le plus étrange
que j’ai jamais pris. Il a bien failli me faire sortir les tripes. »
Au bout de quelques minutes, ils remarquèrent que Taggart
ne disait plus rien. Il semblait ruminer quelque chose. Lorsqu’il
se leva sans prévenir ni s’excuser, ils se levèrent aussi,
l’acceptant comme un ordre implicite.
Larkin marmonna avec un sourire aussi énergique que
formel :
— C’était un plaisir, Jim. Un plaisir. C’est comme cela que
les grands projets sont nés… autour d’un verre entre amis.
— Les réformes sociales sont lentes. dit froidement Taggart,
« Il est sage d’être patient et prudent. » il se tourna pour la
première fois vers Wesley Mouch, « Ce que j’aime en toi, c’est
que tu ne parles pas trop. »
Wesley Mouch était l’homme de Rearden à Washington.
Il y avait un reste de lumière de couché de soleil dans le ciel,
lorsque Taggart et Boyle émergèrent ensemble en bas dans la
rue. La transition leur parut vaguement choquante. Le bar
“underground” amenait facilement les gens qui y étaient restés
un peu trop longtemps, à s’attendre à l’obscurité de la pleine
nuit en en sortant. Un grand immeuble se dressait et se
découpait sur le fond de ciel, net et droit comme un glaive
pointant vers les cieux. Au delà, plus loin, le calendrier
dominait.
Irrité, Taggart ajusta maladroitement le col de son manteau,
le boutonnant contre le froid de la rue. Il n’avait pas prévu de
revenir à son bureau, mais il fallait qu’il y revienne. Il devait
voir sa sœur.
74
***
Dagny Taggart avait neuf ans quand elle avait décidé que ce
serait elle qui dirigerait un jour la Taggart Transcontinental
Railroad. Elle avait solennellement adressé cette déclaration à
elle-même, un jour lors duquel elle se tenait debout, bien droite,
seule entre deux rails de voie ferrée, regardant les deux lignes
parfaitement droites qui convergeaient vers l’horizon où,
arrivées là-bas, elles ne formaient plus qu’un seul point. Ce
qu’elle avait ressenti sur l’instant avait été un plaisir chargé
d’arrogance à la vision de la voie qui coupait les bois. Cet
arrangement n’avait pas été le fait de vieux arbres qui en
auraient décidé ainsi, comme en témoignaient les branches
vertes qui tombaient assez bas pour rejoindre les fourrés verts et
les brins de fleurs sauvages solitaires, et c’était comme ça. Les
deux lignes d’acier brillaient au soleil, et les traverses noires
étaient comme les barreaux d’une échelle qu’elle avait envi
d’escalader.
Cela n’avait pas été une décision soudaine, mais plutôt
quelque chose comme un cachet officiel fait de mots venant
confirmer quelque chose qu’elle savait depuis longtemps déjà–
comme s’il s’était agi d’un agrément tacite mutuel, comme si
c’était le fait d’un vœu solennel qu’il n’avait même pas été
nécessaire de faire ; Eddie Willers et elle s’étaient voués au
chemin de fer depuis les premiers jours conscients de leur
enfance.
Elle ressentait une indifférence fatiguée pour le monde
immédiat autour d’elle, comme pour les autres enfants et même
les adultes. Elle considérait comme un regrettable accident
qu’elle devait vivre pour un temps, qu’il lui soit arrivé de devoir
rester emprisonnée au milieu de personnages ternes. Elle
pressentait l’existence d’un autre monde, qu’elle avait même
entrevu, et elle savait qu’il existait quelque part : le monde qui
75
avoir du mal à accepter une telle chose. Ils n’avaient qu’à aller
en enfer si ça ne leur plaisait pas, avait-elle conclu avant de
s’arrêter définitivement de s’en faire avec ça.
Elle commença à travailler pour Taggart Transcontinental à
seize ans.
Son père le lui permit ; il en avait été amusé et quelque peu
curieux. Elle commença comme opératrice de nuit dans une
petite gare de campagne. Elle dut travailler la nuit durant
quelques années, tandis qu’elle était étudiante dans une école
d’ingénieurs.
James Taggart avait débuté sa carrière dans les chemins de
fer au même moment ; il avait alors vingt-et-un ans. Il avait fait
ses débuts au département des relations publiques.
La progression de Dagny parmi les hommes qui faisaient
fonctionner Taggart Transcontinental fut rapide et incontestée.
Elle occupa des positions à responsabilité parce qu’il n’y avait
personne d’autre pour les assumer. Il y avait bien quelques
hommes brillants autour d’elle, mais il lui semblait qu’il y en
avait moins chaque année. Ses supérieurs qui détenaient
l’autorité semblaient être effrayés d’avoir à l’exercer ; ils se
débrouillaient comme ils le pouvaient pour avoir le moins
possible de décisions à prendre, ce qui lui permettait de dire aux
gens ce qu’ils devaient faire ; et ils le faisaient.
Chaque fois qu’elle était nommée à un poste supérieur,
c’était pour y faire un travail qu’elle faisait depuis longtemps
déjà. C’était comme traverser une succession de pièces vides.
Elle ne rencontrait aucune opposition. Cependant, personne
n’approuvait sa progression.
Son père semblait être étonné et fier d’elle, mais il ne disait
rien. Elle pouvait déceler une certaine tristesse dans ses yeux
lorsqu’il l’observait, au bureau. Elle avait vingt-neuf ans
lorsqu’il mourut. “Il y a toujours eu un Taggart pour diriger
l’entreprise,” fut la dernière chose qu’il lui dit. Il la regardait
d’une étrange façon ; cela avait les apparences d’un hommage
mêlé de compassion. La majorité des parts de Taggart
Transcontinental fût léguée à James Taggart. Il avait trente-
quatre ans lorsqu’il devint le président de la société. Dagny ne
doutait pas que le Conseil d’administration l’élirait, mais elle ne
comprit jamais pourquoi ils le firent avec tant d’empressement.
Ils parlaient de “tradition”. Le président avait toujours été le fils
aîné de la famille Taggart. James Taggart avait été élu pour les
77
songer à une telle chose. Elle secoua la tête avec colère. Elle se
dit que Taggart Transcontinental aurait plus que jamais besoin
d’elle.
Deux des directeurs démissionnèrent ; de même que le vice-
président exécutif. Ce dernier fût remplacé par un ami de James
Taggart. Des rails d’acier furent posés à travers le désert
mexicain, tandis que des ordres furent transmis pour que la
vitesse des trains sur la Ligne Rio Norte soit réduite, car son
infrastructure avait durement souffert. Un dépôt en béton armé,
avec colonnes de marbre et vitres-miroir, fût construit dans la
poussière d’un square de terre battue au milieu d’un village
mexicain ; tandis qu’un train de wagons-citerne transportant du
pétrole s’en alla percuter un talus avant de se transformer en un
brasier de ferraille tordue, tout ça parce qu’un rail s’était
déboulonné sur la Ligne Rio Norte. Ellis Wyatt n’attendit pas
que les enquêteurs et la justice déterminent les causes et les
éventuels responsables de cet accident. Il transféra toutes ses
commandes de transport à la Phoenix–Durango, une obscure
petite compagnie de chemin de fer qui se débattait pour tenir ;
mais elle se débattait bien.
Ceci fût l’évènement déclencheur qui propulsa en avant la
Phoenix-Durango. A partir de ce moment là, cette compagnie se
mit à croître, accompagnant la croissance de Wyatt Oil et des
usines des régions avoisinantes ; tandis qu’une bande de rail et
de nœuds ferroviaires crûrent, à une cadence de trois kilomètres
et deux-cent mètres par mois à travers les maigres champs de
maïs mexicains.
Dagny avait trente-deux ans quand elle dit à James Taggart
qu’elle démissionnerait. Elle dirigeait alors le département des
opérations depuis trois ans, sans en avoir le titre ni le crédit ou
l’autorité. Elle était terrassée par le dégoût qu’elle ressentait à
gaspiller son temps pour contourner les interférences de l’ami
de Jim, qui portait le titre de vice-président exécutif. L’homme
n’avait implémenté aucune politique, et toutes les décisions
qu’il prenait étaient toujours celles de Dagny, mais il ne les
prenait qu’après avoir tout tenté pour les rendre impossible à
prendre. Ce qu’elle délivra à son frère fut un ultimatum. Il
s’écria :
— Mais, Dagny, tu es une femme ! Le Conseil
d’administration ne l’acceptera pas !
— Alors j’en ai fini avec ça, avait-elle répondu.
83
***
C H A P I T R E
IV
… CE Q U I A L E MO UVE ME NT
N E S E RA P A S MU
cape d’hermine et une jolie robe de soirée dont le haut d’un côté
avait glissé de son épaule, comme cela arriverait au peignoir
d’une femme d’intérieur négligée, révélant ainsi un peu trop de
son sein, pas pour autant comme pour afficher une attitude osée,
mais plutôt comme si elle était un tâcheron indifférent. Son
cavalier la dirigeait en la tenant par son bras dénudé ;
l’expression de son faciès ne suggérait pas un homme anticipant
une aventure romantique, mais plutôt l’attitude rusée d’un
garçon sur le point d’écrire des obscénités sur une palissade.
Qu’avait-elle espéré trouver ? s’exclama-t-elle en
poursuivant le pas. Tout cela était les choses pour lesquelles
vivaient les hommes, les formes de leur esprit, de leur culture,
de leur plaisir. Elle n’avait rien vu d’autre nulle-part, pas depuis
des années. A l’angle de la rue où elle vivait, elle acheta un
quotidien puis rentra chez elle.
Son appartement était constitué de deux pièces au dernier
étage d’un gratte-ciel. Les grandes baies de l’angle vitré du
salon donnaient à la pièce une allure de proue de bateau
naviguant, et les lumières de la ville apparaissaient comme des
éclats phosphorescents sur les vagues noires de pierre et d’acier.
Quand elle allumait une lampe, de longues ombres en forme de
triangles coupaient les murs nus en une succession de motifs
géométriques faits de rayons de lumière interrompus par
quelques meubles, aux formes géométriques eux aussi. Elle se
tenait debout au milieu de la pièce, seule entre le ciel et la cité.
Il n’y avait qu’une chose qui aurait pu lui offrir les
sentiments qu’elle attendait ce soir là ; c’était la seule forme de
plaisir qu’elle avait trouvé. Elle se tourna vers un phonographe,
et plaça sur son plateau un disque de la musique de Richard
Halley.
C’était le Quatrième Concerto, la dernière œuvre qu’il avait
écrite. Le fracas de ses accords d’ouverture balaya les visions de
la rue encore en suspension dans son esprit.
Le Concerto était un grand cri de rébellion. C’était un
«Non » lancé à quelque vaste séance de torture, un déni de
souffrance, un déni qui maintenait l’agonie d’une lutte pour
s’échapper vers la liberté. Les sons à l’unisson formaient une
voix disant : “La douleur n’est pas une nécessité. Alors
pourquoi la pire des douleurs est elle réservée à ceux qui n’en
acceptent pas la nécessité ? Nous, qui détenons l’amour et le
secret de la joie, à quelle punition avons-nous été condamnés
100
pour cela, et par qui ?...” Les sons de torture devinrent un défi,
la déclaration d’agonie devint une ode à une distante vision
pour ceux dont l’enjeu était que tout valait d’être enduré, même
cela. C’était la chanson de la rébellion ; et d’une quête
désespérée.
Elle s’était assise, les paupières closes, écoutant.
Personne ne savait ce qui était arrivé à Richard Halley, ni
pourquoi. L’histoire de sa vie avait été comme un sommaire
écrit pour damner la grandeur en montrant le prix que l’on
payait pour. Cela avait été une procession d’années passées
dans des combles et dans des caves, années qui avaient pris la
nuance grise des murs emprisonnant un homme dont la musique
débordait de violentes couleurs.
Cela avait été le gris d’une lutte contre les longues volées
d’escaliers non éclairés, contre la plomberie gelée, contre le prix
d’un sandwich qui sent mauvais dans un petit commerce de
plats à emporter, contre les visages des hommes qui écoutaient
la musique, leurs yeux vides. Cela avait été une lutte sans le
soulagement de la violence rendue, sans la reconnaissance
d’avoir trouvé un ennemi conscient, avec seulement un mur
sourd à battre, un mur doté des meilleures caractéristiques
insonorisantes : indifférence qui absorbait les coups, les accords
et les cris. Une bataille du silence pour un homme qui pouvait
donner au son une éloquence plus grande qu’il n’en avait jamais
eu : le silence de l’obscurité, de la solitude, des nuits lorsque
qu’un rare orchestre jouait une des ses œuvres et qu’il regardait
l’obscurité, sentant que son âme avançait en tremblant, cercles
concentriques grandissants depuis une tour de radio à travers les
airs de la ville ; mais il n’y avait aucune radio réglée sur cette
fréquence pour l’entendre.
“La musique de Richard Halley a la qualité de l’héroïsme.
Notre âge n’a plus grand-chose en commun avec ce truc.” disait
un critique.
“La musique de Richard Halley est dépassée. Elle a le ton de
l’extase. Qui s’intéresse à l’extase, de nos jours ?” disait un
autre.
Sa vie avait été un sommaire des vies de tous les hommes
dont la récompense est un monument dans un parc publique,
une centaine d’années après leur temps, quand une telle
récompense peut avoir de la valeur. Malheureusement, Richard
Halley n’était pas mort assez tôt. Il vivait pour voir la nuit
101
***
mal aux yeux dont les paupières étaient encore collées par le
sommeil. Il sentit venir à l’intérieur de son crâne cette sale
lourdeur qui était sur le point de devenir un mal de tête. Il se
demanda avec colère pourquoi il se retrouvait assis là, dans le
salon. « Oh, oui, » se souvint-il : « pour chercher l’heure ».
Il s’affaissa un peu plus dans son fauteuil, un peu en travers
de l’acoudoir, et put ainsi apercevoir la pendule sur le building,
au loin, à travers la fenêtre ; il était midi moins vingt. Par la
porte de la chambre, il entendit Betty Pope se laver les dents
dans la salle de bain attenante. Sa gaine était par terre, à côté
d’un fauteuil sur lequel elle avait posé le reste de ses
vêtements ; la gaine était une pièce de tissu rose pâle avec des
bandes de caoutchouc rompues.
— Dépêches toi ! lança t-il d’une voix irritée, « il faut que je
m’habille. »
Elle ne répondit pas. Elle avait laissé la porte de la salle de
bain ouverte ; il put entendre des gargouillements.
« Pourquoi est-ce que je fais de telles choses ? » se demanda
t-il en se remémorant la nuit précédente. Mais c’était bien trop
difficile de trouver la réponse.
Betty Pope surgit dans le salon, attrapant d’une main les plis
d’un déshabillé de satin aux couleurs bariolées, mais dont les
tons d’orange et de violet dominaient. « Elle a un look terrible
quand elle porte un déshabillé », pensa Taggart ; « elle est
toujours beaucoup mieux en tenue d’équitation sur les photos
des pages people ». Elle était une fille grande et filiforme, toute
en os et jointures qui ne bougeaient pas vraiment
gracieusement. Son visage, plutôt ordinaire avec un gros grain
de peau, affectait un air de condescendance impertinente qui
devait lui sembler aller sans dire en temps que membre de l’une
des meilleures familles du pays.
— Oh, c’est pas vrai ! dit elle tout haut à l’attention de
personne sauf d’elle-même en s’étirant, comme pour
s’échauffer, « Jim, où mets-tu ta pince à ongles ? Je dois me
couper les ongles des pieds. »
— Je ne sais pas. J’ai mal au crâne. Fais-le chez toi.
— Dis donc, tu n’es pas très appétissant, le matin, lui
répondit-elle avec indifférence, « On dirait un escargot. »
— Et pourquoi tu ne la fermes pas ?
Elle déambulait sans but à travers la pièce.
— J’ai pas envi de rentrer chez moi. fit-elle sur un ton qui ne
105
Elle le regarda d’un air rusé, et il y eut une note plus vivante
lorsqu’elle lui dit d’une voix traînante :
— Jock Benson dit que tu n’as pas beaucoup de prise sur
cette compagnie de chemin fer, de toute façon, parce que ce
serait ta sœur qui serait réellement aux commandes.
— Oh, il a dit ça. Il a vraiment dit ça ?
— Je trouve que ta sœur est horrible. Je trouve que c’est
dégoutant… une femme qui se comporte comme un mécano et
qui pose partout comme un grand patron. C’est vraiment pas
féminin. Pour qui elle se prend, de toute façon ?
Taggart fit un pas en dehors du seuil de la porte de la salle de
bains. Il s’appuya contre le chambranle, étudiant Betty Pope du
regard. On pouvait déceler sur son visage un léger sourire à la
fois sardonique et confiant. Il lui traversa l’esprit qu’ils avaient
quelque chose en commun.
— Ça pourrait t’intéresser de savoir, ma chère, que je vais
placer quelques peaux de bananes sous les pas de ma sœur, cet
après-midi.
— Non ? fit-elle, intéressée, Vraiment ?
— C’est pour ça que cette réunion est importante.
— Tu vas vraiment la foutre dehors ?
— Non, c’est pas nécessaire ; ni très malin. Je vais
seulement la remettre à sa place. C’est l’occasion que
j’attendais.
— Tu as trouvé quelque chose sur elle ? Un scandale ?
— Non, non. Tu ne comprendrais pas. C’est seulement
qu’elle est allée trop loin, pour une fois ; et elle va se prendre
une claque. Elle s’est embarquée dans une inexcusable sorte
d’acrobatie, sans rien demander à personne. C’est un sérieux
affront contre nos voisins mexicains. Quand le Conseil va
entendre ça, ils vont voter une paire de nouveaux règlements
concernant le département des opérations, lesquelles vont
rendre les choses nettement plus difficiles pour ma sœur.
— Tu es intelligent, Jim.
— Je ferais mieux de m’habiller. fit il sur un ton satisfait.
Il revint vers le lavabo, et ajouta joyeusement :
— Peut-être bien que je vais te faire sortir ce soir, et t’offrir
quelques chiche-kebabs.
Le téléphone sonna. Il alla décrocher le combiné. Au bout du
fil, l’opérateur annonça un appel longue-distance depuis
Mexico.
107
***
***
***
***
sa voix :
— Vous feriez mieux de faire attention à votre Ligne Rio
Norte, et vous feriez mieux de ne pas traîner. Tenez vous prête
avant que je m’en aille de là-bas, parce que si vous ne le faites
pas, ce sera la fin d’Ellis Wyatt et de tous les autres, là-bas, et
ce sont les meilleures personnes qui existent encore dans ce
pays. Vous pouvez laisser ça arriver. Ça repose entièrement sur
vos épaules, maintenant. Ça ne servirait à rien d’essayer
d’expliquer à votre frère que ça va être beaucoup plus difficile
pour vous, là-bas, sans moi pour y être votre adversaire. Mais
vous et moi le savons. Alors allez vous mettre au travail. Quoi
que vous fassiez, vous ne serez pas un pillard. Aucun pillard ne
pourrait faire marcher un réseau ferroviaire dans cette partie du
pays et y faire de vieux os. Quoi que vous fassiez là-bas, vous
l’aurez gagné. Les fripouilles du calibre de votre frère ne
comptent pas, de toute façon. C’est à vous de voir ce que vous
allez faire, maintenant.
Elle le regarda, en se demandant ce qui avait bien pu faire
renoncer un homme de cette trempe ; elle savait que ce n’était
pas James Taggart.
Elle vit qu’il l’observait, comme s’il était en train de peser
une question de son cru. Après un instant, il sourit, et elle
remarqua, incrédule, que ce sourire contenait de la tristesse et
de la pitié.
— Vous feriez mieux de ne pas trop vous apitoyer sur mon
sort. Je pense que d’entre nous deux, c’est vous qui allez avoir
les moments les plus difficiles à traverser. Et je pense que ça va
être plus dur à supporter pour quelqu’un comme vous, que ça
l’a été pour moi.
***
***
— Je le suppose.
— Juste par curiosité, qu’auriez-vous fait si je vous avais dit
que je ne pouvais pas livrer les rails plus tôt ?
— J’aurai mis en pièces des voies de garage ou fermé
quelques embranchements, n’importe quels embranchements, et
j’aurai récupéré leurs rails pour pouvoir finir la Ligne Rio Norte
à temps.
Il eut un petit rire étouffé.
— C’est bien pourquoi je ne suis pas inquiet du tout à
propos de Taggart Transcontinental. Mais vous n’aurez pas à
démonter vos voies de garage. Pas tant que je suis impliqué
dans l’affaire.
Elle réalisa subitement qu’elle s’était trompée à propos de
son absence d’émotions : la pudeur de ses sentiments était un
bonheur. Elle réalisa qu’elle avait toujours eu cette sensation
d’avoir le cœur léger, et qu’elle se sentait détendue en sa
présence, et elle sentait bien que c’était réciproque. Il était le
seul homme qu’elle connaissait avec lequel elle pouvait
s’exprimer sans avoir à faire d’efforts ni à se sentir stressée.
Ça, pensa-t-elle, c’était un esprit qu’elle respectait ; un
adversaire qui valait que l’on se place à sa hauteur. Cependant,
il y avait toujours eu un sens insolite de la distance entre eux,
quelque chose comme une porte fermé. Il y avait quelque chose
d’impersonnel dans son caractère, quelque chose au fond de lui
que l’on ne pouvait atteindre.
Il s’était immobilisé devant la baie vitrée, et y était resté
pendant un moment, regardant au loin.
— Savez-vous que le premier chargement de rails est en
train de vous être livré aujourd’hui ? demanda-t-il.
— Bien sûr que je le sais.
— Approchez-vous.
Elle se dirigea vers lui. Il pointait un doigt, en silence. Au
loin, au delà des bâtiments et structures de la fonderie, elle vit
une ligne de wagons plats attendant sur une voie de garage. La
grue était en mouvement. Son immense électro-aimant de
levage retenait un paquet de rails collé à son disque par la force
du contact. Il n’y avait aucune trace de soleil dans l’étendue de
nuages gris ; pourtant les rails scintillaient comme si le métal
attrapait la lumière d’outre-espace. Le métal avait une teinte
bleue tirant vers le vert. La grande chaîne s’immobilisa au-
dessus d’un wagon, puis descendit avant de se secouer et de
129
elle pour la regarder. Ils restèrent ainsi, debout, très proches l’un
de l’autre. Elle vit dans ses yeux qu’il ressentait ce qu’elle
ressentait. Si la joie est le but de l’existence et son centre,
pensa-t-elle, et si cela, qui a le pouvoir d’offrir de la joie à
chacun, est toujours gardé comme le plus grand de nos secrets,
alors ils l’avaient vu le leurs yeux nus en cet instant.
Il fit un pas en arrière et dit sur un ton étrange de passion
dépourvue d’émerveillement :
— Nous formons un couple de canailles, vous ne croyez
pas ?
— Pourquoi ?
— Nous n’avons aucun but spirituel ou qualité. Tout ce
après quoi nous courons n’est que choses matérielles. C’est tout
ce qui nous intéresse.
Elle le regarda, incapable de comprendre, mais il regardait
droit devant lui, au delà d’elle, quelque part vers un point qui
semblait se situer vers la grue. Elle aurait voulu qu’il ne l’ait
jamais dit. L’accusation ne la troubla pas ; elle n’avait jamais
pensé à elle en de tels termes, et elle était incapable d’en
éprouver un sentiment de culpabilité primaire. Pour autant, elle
ressentit une vague appréhension qu’elle ne put définir, la
suggestion qu’il y avait quelque chose qui impliquait de graves
conséquences pour quelque chose qui l’avait poussé à le dire ;
quelque chose qui était dangereux pour lui. Il n’avait pas dit
cela au hasard. Mais elle n’avait décelé aucune tonalité
particulière dans le son de sa voix lorsqu’il l’avait dit : ni
excuse, ni honte. Il l’avait dit avec indifférence, comme s’il
s’agissait d’une déclaration de fait.
Mais cette appréhension en elle avait très vite disparu, tandis
qu’elle l’observait. Il continuait à regarder au loin, à travers la
vitre, et elle ne voyait aucune expression de culpabilité sur son
visage, aucun doute, rien d’autre que le calme de la confiance
inviolée qu’il avait en lui-même.
— Dagny, avait-il dit, quoique nous soyons, c’est nous qui
faisons bouger le monde, et c’est nous qui le faisons avancer.
132
133
C H A P I T R E
V
L ’ A P O G E E D E S D ’ ANCONIA
avec colère :
« Qu’est-ce que tu crois que tu es en train de dire ? »
Sur quoi il avait répondu, du tac au tac :
« Au cas où tu ne le saurais pas, “Slug” veut dire un grand
feu dans le foyer d’une locomotive. »
« Où-est-ce que tu es allé chercher ça ? »
« Je l’ai entendu dire par “les Messieurs”, le long “du fer des
Taggart”. »
Il parlait cinq langues, et il parlait anglais sans une trace
d’accent ; un anglais précis, cultivé, délibérément mélangé avec
de l’argot. Elle avait riposté en l’appelant “Frisco”. Il en avait
ri, à la fois amusé et ennuyé.
« Si vous autres, barbares, n’avez pas pu vous empêcher de
dégrader les noms de vos propres villes, vous pourriez au moins
vous abstenir de le faire avec le mien. »
Mais ils avaient appris à apprécier leurs surnoms.
Cela avait commencé durant les jours de leur second été
qu’ils passèrent ensemble, quand il avait douze ans et qu’elle en
avait dix. Cet été là, Francisco commença à disparaître chaque
matin pour quelque raison que personne ne parvenait à
découvrir. Il partait sur sa bicyclette juste avant le lever du
soleil, puis revenait à temps pour réapparaitre devant le service
de table blanc et cristal posé sur la table pour le déjeuner sur la
terrasse, en affectant des manières de courtoise ponctualité
paraissant un peu trop innocentes. Il riait et refusait de répondre
quand Dagny et Eddie le questionnaient. Une fois, ils avaient
tenté de le suivre dans la froide demi-obscurité du petit matin,
mais ils avaient été contraints d’abandonner ; personne ne
pouvait le pister quand il ne voulait pas l’être.
Au bout d’un moment, Madame Taggart commença à
s’inquiéter et décida de se renseigner. Elle n’apprit jamais
comment il s’était débrouillé pour passer outre la loi interdisant
de faire travailler les enfants, mais elle trouva Frisco au travail,
en temps que crieur pour Taggart Transcontinental, dans une
petite gare située à seize kilomètres de la maison ; il avait
conclu un marché avec un aiguilleur.
L’aiguilleur fût stupéfait de recevoir la visite de Madame
Taggart, en personne ; il ignorait totalement que le garçon était
un invité des Taggart. Là-bas, dans la petite gare, il était connu
sous le nom de “Frankie”. Madame Taggart jugea préférable de
ne pas leur dire quel était son vrai nom complet.
138
chose qu’elle.
« Pourquoi apprécies-tu Francisco tant que ça ? » lui avait-
elle demandé, des semaines après ça, quand Francisco fût
reparti.
Eddie avait eu l’air étonné ; il ne lui était jamais venu à
l’esprit que ce sentiment puisse être remis en question. Il avait
répondu :
« Je me sens en sécurité, avec lui ».
Elle lui avait dit pourquoi, elle aussi :
« Moi, il me fait m’attendre à de l’excitation et à du
danger ».
Francisco devait avoir ses seize ans l’année suivante, le jour
où ils étaient restés sur le bord d’une falaise près de la rivière,
leurs chemises et leurs culottes courtes déchirées lors de
l’escalade pour arriver à ce sommet. Ils étaient restés là à
regarder le fleuve Hudson, en bas ; ils avaient entendu dire que
d’ici, par temps clair, on pouvait apercevoir New York. Mais
tout ce qu’ils avaient pu voir n’était que trois sortes de lumières
fusionnant ensemble : le fleuve, le ciel et le soleil.
Elle s’était agenouillée sur un rocher et se penchait en avant,
essayant de deviner quelques détails qui auraient pu appartenir à
la cité, alors que le vent soufflait ses cheveux en travers de ses
yeux. A un moment, elle avait tourné la tête pour regarder en
arrière par-dessus son épaule. Francisco n’était pas en train de
regarder au loin : il était là, debout, en train de la regarder.
C’était un curieux regard, insistent et sans sourire. Elle était
resté immobile pendant un moment, ses mains posées à plat sur
le rocher, ses bras contractés supportant le poids de son corps ;
inexplicablement, son regard lui avait fait prendre conscience de
sa pose, de ses épaules apparaissant à travers la chemise
déchirée, de ses longues jambes écorchées par l’escalade et
brunies par le soleil, inclinées entre le rocher et le sol. Elle
s’était relevée dans un mouvement de colère et s’était éloignée
de lui. Et, au moment ou elle avait redressé la tête, lorsque
l’expression de ressentiment dans ses yeux avait rencontré la
sévérité qu’il y avait dans les siens, quand elle fût certaine que
son regard était un regard de condamnation et d’hostilité, elle
s’était entendue lui demander, avec un air de défi dans sa voix :
« Qu’est-ce que tu aimes de moi ? »
Il avait rit ; elle s’était demandée, stupéfaite, ce qui lui avait
fait dire ça. Il avait répondu :
146
chose tu as dit. »
« Je comprends, maintenant ».
Il lui avait tourné abruptement le dos, avait sorti son
mouchoir et l’avait trempé dans l’eau du fleuve.
« Viens ici ». avait-il ordonné.
Elle avait ri en faisant un pas en arrière.
« Oh non. Je veux le garder comme il est. J’espère que c’est
terriblement enflé. Je trouve ça bien ».
Il l’avait regardé pendant un long moment. Il avait dit d’une
voix lente, très sérieusement :
« Dagny, tu es formidable ».
« J’ai pensé que tu l’avais toujours pensé ». avait-elle
répondu sur le ton d’une insolente désinvolture.
Lorsqu’elle était arrivée à la maison, elle avait dit à sa mère
qu’elle s’était coupée la lèvre en tombant contre un rocher. Ce
fut le seul mensonge qu’elle ne dit jamais. Elle ne le fit pas pour
protéger Francisco ; elle le fit parce qu’elle considéra, pour
quelque raison qu’elle aurait eu du mal à définir, que l’incident
était un secret trop précieux pour être partagé. L’été suivant,
quand Francisco revint, elle avait seize ans. Elle commença à
courir le long de la colline pour le revoir, puis s’arrêta tout à
coup. Il la vit, immobile, et ils restèrent comme ça à se regarder
de loin, par dessus la longue pente verdoyante. Ce fût lui qui
marcha vers elle, marcha très lentement tandis qu’elle resta là à
l’attendre.
Quand il fût très près d’elle, elle sourit innocemment, comme
si elle était inconsciente d’aucun défi ou qu’elle eût pu
remporter quelque chose.
« Tu aimerais peut-être savoir », lui dit-elle, « que j’ai un
travail au chemin de fer. Opérateur de nuit à Rockdale. »
Il rit.
« D’accord, Taggart Transcontinental. Maintenant, c’est une
course. Voyons qui fera le plus grand honneur : toi ; à Nat
Taggart, ou moi ; à Sebastian d’Anconia. »
Cet hiver là, elle déshabilla son existence pour ne lui laisser
que la simplicité lumineuse d’un dessin géométrique : juste
quelques lignes allant et revenant du collège d’ingénieur à la
ville, allant et revenant chaque nuit à son travail, à la station de
Rockdale, et le cercle parfait de sa chambre, une pièce ou
s’éparpillaient vues en coupe de moteurs, plans de structures
d’acier et horaires de trains.
153
son sourire.
Elle n’avait rien su de l’histoire jusqu’à l’automne suivant,
quand il avait eu son diplôme et était revenu à New York
après avoir rendu visite à son père, à Buenos Aires.
A ce moment là, il lui avait dit qu’il avait suivi deux
cursus durant les quatre dernières années : un au Collège
Patrick Henry, et l’autre dans une fonderie de cuivre située
dans la banlieue de Cleveland.
« J’aime apprendre les choses pour moi-même, » lui avait-
il dit.
Il avait débuté dans cette fonderie en temps que garçon de
fourneau quand il avait seize ans ; et maintenant qu’il en
avait vingt, il en était devenu le propriétaire. Il avait pu
acquérir son premier titre de propriété grâce à quelque
inexactitude à propos de son âge, juste le jour où il reçut son
diplôme, et il avait envoyé les deux documents à son père.
Il lui avait montré une photographie de la fonderie.
C’était un petit endroit sale, mal entretenu et vieux, usé par
des années de batailles perdues. Au-dessus de son entrée,
comme s’il s’était agi d’un nouveau drapeau sur le mat d’une
épave, se dressait un écriteau : D’ANCONIA COPPER.
Le responsable des relations publiques du bureau de son
père à New York avait gémi, outragé :
« Mais, Francisco, vous ne pouvez pas faire ça ! Qu’est-ce
que le public va en penser ? Ce nom sur une poubelle de ce
genre ? »
« C’est mon nom. » avait rétorqué Francisco.
Quand il avait pénétré dans le bureau de son père, à
Buenos Aires, une vaste pièce sévère et moderne comme
aurait pu l’être un laboratoire, avec des photographies des
propriétés de d’Anconia Copper pour seule décoration
murale, prises de vue des plus grandes mines, docks à
minerai et fonderies d’ailleurs dans le monde, il avait vu, à la
place d’honneur, en face du bureau de son père, une
photographie de la petite fonderie de Cleveland avec le
nouvel écriteau surmontant son entrée.
Les yeux de son père s’étaient déplacés de la photographie
au visage de Francisco, lorsqu’il s’était trouvé en face de lui,
assis derrière son bureau.
« Ce n’est pas un peu trop tôt ? » lui avait demandé son
père.
166
confiante et maitrisée.
Pour autant, un seul petit incident demeurait présent dans son
esprit, comme un choc : cela ne lui ressemblait pas.
Un soir, elle l’avait vu debout devant la fenêtre de son
bureau, regardant le crépuscule hivernal brun sur la ville. Il était
resté immobile pendant un long moment. Les traits de son
visage étaient durs et tendus ; cette expression suggérait un
sentiment qu’elle n’aurait jamais cru possible en lui : la colère
impuissante.
Il avait dit :
« Il y a quelque chose qui ne va pas dans le monde. Ça a
toujours été comme ça. Quelque chose que personne n’a jamais
nommé ou expliqué. »
Il ne lui avait pas dit ce que c’était.
Quand elle l’avait revu, aucune trace de cet incident ne
filtrait de son attitude. C’était le printemps et ils se trouvaient
debout sur le toit-terrasse d’un restaurant, la soie blanche de sa
robe de soirée flottant au vent contre la silhouette de Francisco
habillée de vêtements noirs formels. Ils contemplaient la ville.
Dans la salle-à-manger, derrière eux, le son de la musique
était celui d’une étude de concert de Richard Halley ; le nom de
Halley n’était pas connu de tous, mais ils l’avaient découvert et
ils adoraient tous deux sa musique.
Francisco dit :
« Nous n’avons pas besoin de regarder au loin pour voir des
gratte-ciels, pas vrai ? »
« Nous les avons atteints », fit-elle en souriant, « Je pense
que nous allons au delà d’eux… J’en suis presque effrayée…
Nous sommes dans une sorte d’ascenseur qui s’élève
rapidement. »
« C’est certain. Effrayée par quoi ? Laisse-le prendre de la
vitesse. Pourquoi devrait-il y avoir une limite ? »
Il avait vingt-trois ans quand son père mourût, et il se rendit à
Buenos Aires pour prendre le contrôle de la propriété des
d’Anconia, désormais la sienne. Elle ne le vit plus durant les
trois années qui suivirent cet évènement.
Il lui avait écrit, tout d’abord, à intervalles irréguliers. Il
écrivait à propos de d’Anconia Copper, à propos des échanges
économiques mondiaux, à propos des questions affectant les
intérêts de Taggart Transcontinental. Ses lettres étaient brèves,
écrites à la main, la nuit le plus souvent.
168
elle s’était tournée vers lui pour l’observer. Il était allongé sur le
dos, à moitié en appui contre un traversin. Elle voyait son profil
se détacher de la luminosité brumeuse du ciel de nuit à travers
la fenêtre. Il était éveillé, ses yeux étaient ouverts. Il maintenait
sa bouche fermée, tel un homme couché et résigné à endurer
une insupportable douleur, le prenant sur lui, ne faisant aucun
effort pour le cacher.
Elle était trop effrayée de faire un mouvement. Il avait senti
son regard et s’était tourné vers elle. Il avait soudainement
frissonné, il avait rejeté la couverture, il avait regardé son corps
nu, après quoi il s’était laissé tombé en avant et avait enfoui son
visage entre ses seins. Il l’avait tenue par les épaules, comme
pendu à elle, et il était secoué de convulsions. Elle avait entendu
les mots étouffés qui sortaient de sa bouche pressée contre sa
peau :
« Je ne peux pas abandonner ! Je ne peux pas ! »
« Quoi ? » fit-elle, en chuchotant.
« Toi ».
« Pourquoi devrais-tu… »
« Et tout le reste ».
« Pourquoi devrais-tu abandonner ? »
« Dagny ! Aides moi à rester. A refuser. Même s’il a raison !
Elle avait demandé d’une voix uniforme :
« A refuser quoi, Francisco ? »
Il n’avait pas répondu, et n’avait fait que presser son visage
plus fort contre elle.
Elle était restée allongée, sans faire aucun mouvement,
consciente de rien d’autre que d’un suprême appel à la
prudence.
Sa tête reposant sur son sein, sa main caressant doucement et
sans répit ses cheveux, elle était restée ainsi allongée, regardant
le plafond de la pièce et ses guirlandes sculptées à peine visibles
dans la pénombre, et elle avait attendu, engourdie de terreur.
Il gémissait :
« C’est vrai, mais c’est tellement dur de le faire ! Oh, mon
Dieu, c’est tellement dur ! »
Au bout d’un moment, il avait relevé la tête. S’était assis. Ses
tremblements avaient cessé.
« Qu’est-ce que c’est, Francisco ? »
« Je ne peux pas te le dire. »
Sa voix était simple, ouverte, dénuée de toute tentative de
173
Elle l’avait vu, une fois, lors une réception donnée par un
ambassadeur à New York. Il s’était courtoisement incliné devant
elle, en souriant, et il l’avait regardée d’une façon qui aurait pu
suggéré qu’ils n’avaient eu aucun passé ensemble. Elle l’avait pris
à part. Elle avait seulement dit :
« Francisco, pourquoi ? »
« Pourquoi… quoi ? » avait-il demandé, en réponse.
Elle avait tourné les talons pour s’en aller.
« Je t’avais prévenue ». lui avait-il lancé.
Elle n’avait plus jamais tenté de le revoir depuis.
Elle le survivait. Elle était capable de le survivre, parce qu’elle
ne croyait pas en la souffrance. Elle se dressait avec indignation
contre l’horrible fait d’éprouver de la douleur, et refusait de laisser
cela prendre le pas sur elle. Souffrir est un stupide accident ne
devant pas compter comme une partie de l’existence, ainsi qu’elle
le concevait.
Elle n’autoriserait pas la douleur à prendre de l’importance. Elle
n’avait pas de nom pour le genre de résistance qu’elle opposait à
cela, pour l’émotion de laquelle provenait cette résistance ; mais
les mots qui demeuraient dans son esprit comme son équivalent
étaient : « ça ne compte pas… ça ne doit pas être pris
sérieusement. » Elle savait qu’ils étaient des mots, même durant
les moments où rien d’autre qu’un hurlement ne demeurait en elle,
et elle aurait voulu pouvoir perdre la faculté de conscience, de telle
façon que cela ne lui dirait pas que ce qui ne pouvait être vrai
l’était bel et bien. « Pas pour être pris au sérieux », une inflexible
certitude en elle répétait avec obstination : « la douleur et la laideur
ne doivent jamais êtres prises au sérieux. »
Elle les avait combattues. Elle s’en était remise. Les années
l’aidaient à atteindre le jour où elle pourrait faire face à ses
souvenirs avec indifférence, puis le jour où elle ne verrait plus la
nécessité d’y faire face. C’était fini, et ça n’avait plus d’importance
pour elle.
Il n’y avait jamais eu d’autre homme dans sa vie. Elle ne savait
pas si cela l’avait rendue malheureuse. Elle n’avait pas eu le temps
de savoir. Elle trouvait le sens de la vie net et brillant, comme elle
l’avait voulu… dans son travail.
Une fois, Francisco lui avait donné le même sens, le sentiment
était parti intégrante de son travail et de son monde. Les hommes
qu’elle avait croisés depuis avaient été comme ceux qu’elle avait
croisés lors de son premier bal.
176
Elle avait gagné une bataille contre ses souvenirs. Mais une
forme de torture demeurait, épargnée par les années, la torture du
mot “pourquoi ?”
Quelque puisse être la tragédie qu’il avait traversé, pourquoi
Francisco avait-il pris la plus laide des fuites, aussi ignoble que
la fuite de quelque ivrogne ? Le garçon qu’elle avait connu ne
pouvait être devenu un poltron inutile. Un esprit incomparable
ne pouvait mettre son génie au service de bals éclectiques.
Pourtant, il avait l’un et il faisait l’autre, et il n’y avait pas
d’explication pour rendre tout cela concevable et la laisser
l’oublier en paix. Elle ne pouvait pas douter du fait de ce qu’il
était devenu ; pourtant l’un rendait l’autre impossible. Parfois,
elle doutait presque de sa propre rationalité ou de l’existence
quelque part d’aucune rationalité que ce soit ; mais ceci était un
doute qu’elle ne permettait à personne. Il n’y avait pas
d’explication, pas de raison, aucun indice d’aucune concevable
raison ; et de tous les jours de ces dix années passées sans le
revoir, elle n’avait pas trouvé l’ombre d’une réponse.
Non, se dit-elle, alors qu’elle marchait dans le crépuscule
gris, dépassant les vitrines des magasins abandonnés, alors
qu’elle se dirigeait vers l’hôtel Wayne-Falkland, il ne pouvait
pas y avoir de réponse. Elle ne la chercherait pas. Ça n’avait
plus d’importance, maintenant.
Le reste de violence, l’émotion qui montait en elle comme un
subtile tremblement, n’étaient pas pour l’homme qu’elle allait
voir ; c’était un cri de protestation contre le sacrilège, contre la
destruction de ce qui avait été grandeur.
Dans une trouée, entre deux buildings, elle vit les tours du
Wayne-Falkland. Elle ressentit une légère secousse dans ses
poumons et ses jambes, ce qui la stoppa un instant. Puis elle
reprit sa marche d’une foulée régulière. Tandis qu’elle marchait
à travers le hall de marbre, puis vers l’ascenseur, puis dans le
large couloir silencieux dont le sol était recouvert d’un tapis de
velours, elle ne ressentait rien d’autre qu’une froide colère qui
devenait plus froide encore à chaque pas qu’elle faisait.
Elle était certaine de sa colère lorsqu’elle frappa à sa porte.
Elle entendit sa voix, disant :
— Entre.
Francisco Domingo Carlos Andres Sebastian d’Anconia était
assis sur sol, jouant aux billes.
Personne ne s’était jamais demandé si Francisco d’Anconia était
177
pouvoir de détruire.
Inexplicablement, par le fait d’une association de
sentiments qui l’étonnait, elle se souvint de ce qui lui avait
récemment apporté la même sensation de joie consommée
que la sienne.
— Francisco, s’entendit-elle dire doucement, « nous aimions
tous deux la musique de Richard Halley… »
— Je l’aime toujours.
— L’as-tu déjà rencontré ?
— Oui. Pourquoi ?
— Ne saurais-tu pas, par hasard, s’il a écrit un Cinquième
Concerto ?
Il demeura parfaitement immobile. Elle l’aurait cru
insensible au choc ; il ne l’était pas. Mais elle ne pouvait tenter
de deviner pourquoi, de toutes les choses qu’elle avait dites,
celle-ci devait être la première à le toucher. Ça ne dura qu’un
instant ; après lequel il demanda sur un ton neutre :
— Qu’est ce qui te fait dire qu’il l’a fait ?
— Et bien, l’a-t-il fait ?
— Tu sais qu’il n’y a que quatre concerti de Halley.
— Oui. Mais je me demandais s’il n’en avait pas écrit un
autre.
— Il a arrêté de composer.
— Je sais.
— Alors qu’est-ce qui te fait me demander ça ?
— Juste une pensée qui passe. Que fait-il, maintenant ? Où
est-il ?
— Je ne sais pas. Je ne l’ai pas vu depuis longtemps. Qu’est-
ce qui te fait penser qu’il y aurait un Cinquième Concerto ?
— Je n’ai pas dit qu’il y en avait un. Je me le suis
simplement demandé.
— Pourquoi as-tu pensé à Richard Halley, juste
maintenant ?
— Parce que–elle sentit qu’elle perdait un peu pied–« parce
que mon esprit ne peut pas établir la relation entre la musique
de Richard Halley et… et Madame Gilbert Vail. »
Il rit, comme soulagé.
— Ah, ça ?... A propos, si jamais tu as suivi la publicité
qu’on m’en a faite, as-tu remarqué cette curieuse petite
incohérence dans le récit de Madame Gibert Vail ?
— Je ne lis pas ce genre d’âneries.
184
C H A P I T R E
VI
L E N O N - C O MME RCIAL
superficielles.
La fille rougit.
Une femme fortunée, qui avait hérité d’une raffinerie de
pétrole, demanda d’un air coupable :
— Que devrions-nous faire pour améliorer les goûts
littéraires des gens, Monsieur Eubank ?
— Ceci est un grave problème de société. fit Balph Eubank.
Il était décrit comme “la tête de file des écrivains de ce siècle”,
mais il n’avait jamais écrit un livre qui ce soit vendu à plus de
trois mille exemplaires.
— Personnellement, poursuivit-il, « je pense que le vote
d’un décret sur l’égalité des chances appliqué au monde
littéraire serait la solution ».
— Oh, approuver le vote de ce décret appliqué à
l’industrie ? Je ne suis pas sûr de savoir quoi en penser.
— Certainement, que je l’approuve. Notre culture a sombré
dans les chiottes du materialisme. Les hommes ont perdu toutes
leurs valeurs spirituelles dans la poursuite de la production
matérielle et de la tricherie technologique. Le confort matériel
dans lequel ils se complaisent les aveugle. Ils reviendront vers
une vie plus noble si nous leur apprenons à endurer les
privations. Donc, nous devrions fixer des limites à leur cupidité
matérielle.
— Je n’avais pas vu les choses sous cet angle. fit la femme
sur un ton d’excuse.
— Mais comment allez vous articuler une proposition de
décret sur l’égalité des chances pour la littérature, Ralph ? Ça
c’est nouveau pour moi. demanda Mort Liddy.
— Mon nom est “Balph”. fit Eubank sur un ton vexé, « Et
c’est nouveau pour vous parce que c’est mon idée. »
— O.K., O.K., je ne cherche pas la querelle. Ai-je eu l’air de
le faire ? Je vous posais simplement une question. fit Mort
Liddy en souriant.
Mort Liddy passait le plus clair de son temps à sourire
nerveusement. Il était un compositeur qui écrivait des musiques
à l’ancienne pour le cinéma, et des symphonies modernes pour
une audience rare.
— Ça fonctionnerait très simplement. dit Balph Eubank. « Il
devrait y avoir une loi limitant la vente de chaque livre à dix
mille exemplaires. Cela placerait le marché du livre dans
l’obligation de s’ouvrir aux nouveaux talents, aux idées
202
— Bonsoir.
Il s’inclina courtoisement, impersonnellement, le mouvement
de son corps en parfaite harmonie avec la formalité distinguée
de ses vêtements. Il ne souriait pas.
— Merci de m’avoir invité ce soir. dit elle avec gaieté.
— Je ne peux pas prétendre que je savais que vous
viendriez.
— Oh, alors je suis heureuse que Madame Rearden ait pensé
à moi. Je voulais faire une exception.
— Une exception ?
— Je ne vais pas souvent aux soirées.
— Je suis heureux que vous ayez choisi cette occasion pour
en faire une exception.
Il n’avait pas ajouté « Mademoiselle Taggart, » mais c’était
comme s’il l’avait prononcé.
La formalité de ses manières avait été si inattendue qu’elle se
trouva incapable de trouver la contenance nécessaire pour s’y
ajuster.
— Je voulais célébrer. fit-elle.
— Célébrer mon anniversaire de mariage ?
— Oh, c’est votre anniversaire de mariage ? Je ne savais
pas. Toutes mes félicitations, Hank.
— Que souhaitiez-vous “célébrer” ?
— J’avais pensé que je pouvais m’autoriser un peu de repos.
Une célébration de mon cru… en votre honneur et au mien.
— Pour quelle raison ?
Elle était en train d’imaginer les nouvelles voies sur les
flancs rocheux des montagnes du Colorado, progressant
lentement vers leur but : les champs de pétrole de Wyatt. Elle
imaginait la brillance bleue verdâtre des rails sur le sol et dans
les hautes herbes gelés, les blocs de pierre nus, les bicoques
délabrées des campements avec les gens mourant à moitié de
faim.
— En l’honneur des premiers cent kilomètres de rail en
Rearden Metal. répondit-elle.
— Merci.
Le ton de sa voix était exactement comme celui de quelqu’un
qui aurait voulu dire quelque chose comme, « Je n’en ai jamais
entendu parler. »
Elle ne trouvait rien d’autre à dire. Elle avait l’impression de
parler à un étranger.
208
— Salut Francisco.
— Bonsoir, James.
— Quelle formidable coïncidence de te voir ici ! J’étais
vraiment impatient de te parler.
— C’est nouveau. Tu ne l’as pas toujours été.
— Tu plaisantes, là. Comme au bon vieux temps.
Taggart se déplaçait lentement à l’écart du groupe, comme
s’il n’avait rien de particulier en vue, espérant ainsi inciter
Francisco à le suivre.
— Tu sais qu’il n’y a pas une personne dans cette pièce qui
ne souhaiterait te parler.
— Vraiment ? Je serais plutôt enclin à suspecter le contraire.
Francisco s’était prêté à la manœuvre et suivait Taggart, mais
il fit un arrêt alors qu’il se trouvait encore à portée de voix des
autres.
— J’ai essayé toutes les manières possibles de te joindre, fit
Taggart, mais… mais les circonstances ne m’ont pas permis d’y
parvenir.
— Essayes-tu de jeter un voile de pudeur sur le fait que je ne
voulais pas te voir ?
— Bon… c’est… Je veux dire, pourquoi refusais-tu ?
— Je ne parvenais pas à imaginer de quoi tu pouvais bien
avoir à me parler.
— Les Mines de San Sebastian, bien sûr ! La voix de
Taggart s’était subitement élevée.
— Pourquoi, qu’y-a-t-il à propos de ça ?
— Mais… Bon, écoute, Francisco, c’est sérieux. C’est un
désastre, un désastre sans précédent ; et personne ne comprend
pourquoi et comment tout ça est arrivé. Je ne sais pas quoi
penser. Je n’y comprends plus rien du tout. J’ai le droit de
savoir.
— “Le droit” ? Ne serais-tu pas en train de devenir “vieux-
jeu”, James ? Mais qu’est-ce que tu veux savoir ?
— Bon, premièrement, cette nationalisation ; qu’est-ce que
tu as l’intention de faire à ce propos ?
— Rien.
— Rien ?!
— Mais tu ne veux certainement pas que je fasse quoi que
ce soit à propos de ça. Mes mines et ta voie ferrée furent saisies
par la volonté du peuple. Tu ne voudrais pas que je m’oppose à
la volonté du peuple, n’est-ce pas ?
215
avec les autres. Avec ses facettes anguleuses, ses yeux bleus
pâle, ses cheveux blonds cendrés, le visage de Rearden avait la
fermeté de la glace ; la netteté sans compromis de ses lignes
suggérait, au milieu des autres, que c’était comme s’il se
déplaçait à travers un brouillard, frappé par un rayon de
lumière.
Elle ne put empêcher son regard de revenir régulièrement se
poser sur lui. Elle ne le surprit jamais en train de regarder dans
sa direction. Elle ne put croire qu’il l’évitait
intentionnellement ; il ne pouvait y avoir de possibles raisons
l’expliquant ; pourtant elle fût certaine que c’était ce qu’il
faisait. Elle voulait l’approcher et se convaincre elle-même
qu’elle se méprenait. Quelque chose l’en empêchait ; elle ne put
comprendre sa propre réticence.
Rearden endurait patiemment une conversation avec sa mère
et deux dames d’un certain âge dont elle souhaitait qu’il les
amuse avec des histoires de sa jeunesse et de son combat. Il s’y
était soumis, se disant qu’elle était fière de lui, à sa manière.
Mais il trouva qu’il y-avait quelque chose dans sa manière qui
suggérait constamment qu’elle l’avait entretenu tout au long de
ce combat, et qu’elle était “la source” de son succès. Il se sentit
heureux quand elle le laissa les quitter. Ensuite, il s’échappa une
fois de plus vers le recoin ou se trouvait la fenêtre.
Il y demeura un moment, se reposant sur un sens de
l’intimité comme s’il s’agissait d’un support physique.
— Monsieur Rearden, fit une voix étrangement calme, à
côté de lui, « permettez moi de me présenter. Mon nom est
d’Anconia. »
Rearden se retourna, et sursauta : le style et la voix de
d’Anconia avaient une qualité qu’il avait rarement rencontré
auparavant : un ton d’authentique respect.
— Comment osez-vous. répondit-il.
Sa voix avait été brusque et sèche ; mais il avait répondu
quelque chose.
— J’ai remarqué que Madame Rearden a fait de son mieux
pour éviter la nécessité d’avoir à m’introduire auprès de vous, et
je peux en deviner la raison. Préférez-vous que je quite votre
demeure ?
Le fait de presenter les choses directement et avec franchise
au lieu de les éviter était si différent du comportrement habituel
de tous les hommes qu’il connaissait. Il le ressentit tellement
219
— Quoi ?
— Que vous travaillez pour vous-même, pas pour eux.
— Ils le savent.
— Oh oui, ils le savent. Chacun d’entre eux le sait
parfaitement. Mais ils ne pensent pas que vous le comprenez. Et
le but de tous leurs efforts et de s’assurer que vous ne le
compreniez pas.
— Pourquoi devrais-je me soucier de ce qu’ils pensent ?
— Parce que c’est une bataille dans laquelle on doit
exprimer clairement sa position.
— Une bataille ? Quelle bataille ? C’est moi qui tiens la
badine. Je ne combats pas le désarmé.
— Le sont-ils ? Ils ont une arme contre vous. C’est la seule
qu’ils ont, mais elle est redoutable. Demandez-vous ce que
c’est, de temps en temps.
— Où voyez-vous la preuve de tout cela ?
— Dans le fait, impardonable, d’être aussi malheureux que
vous l’êtes.
Rearden était capable d’accepter n’importe quelle forme de
reproches, d’abus ou de condamnation que quiconque puisse lui
lancer au visage ; la seule réaction humaine qu’il n’acceptait pas
était la pitié. Le coup de poignard d’une froide colère rebelle le
ramena pleinement au contexte du moment. Il parla, sans faire
aucun effort pour tempérer la reconnaissance de la nature de
l’émotion montant en lui.
— Quelle sorte d’effronterie vous permettez-vous ? Quelle
en est la raison ?
— Vous donner les mots dont vous avez besoin, pour le
moment où vous en aurez besoin ; dirons-nous.
— Pourquoi devriez-vous avoir besoin de me parler d’un tel
sujet ?
— Dans l’espoir que vous vous en souveniez.
Ce qu’il ressentait, pensa Rearden, était la colère en réponse
à l’incompréhensible fait qu’il s’était laissé aller à apprécier
cette conversation.
Il éprouva un subtil sentiment de trahison, le soupçon d’un
danger inconnu.
— Espérez-vous que j’oublie qui vous êtes ? demanda-t-il,
sachant que c’était précisément ce qu’il avait oublié.
— Je n’attends aucunement que vous pensiez à moi.
Sous la colère, l’émotion que Rearden ne reconnaîtrait pas
224
— Pourquoi ?
— Ils ne veulent pas que les gens sachent que la marine
n’arrive pas à l’attraper.
— J’aime pas ça. Ça fait drôle. C’est comme quelque chose
qui nous arrive de l’âge des barbares.
Dagny releva les yeux. Elle vit Francisco d’Anconia qui se
tenait à quelques pas d’elle. Il la regardait avec une sorte de
curiosité attentive ; ses yeux étaient moqueurs.
— On vit dans un drôle de monde. dit le vieux garçon d’une
voix basse.
— J’ai lu un article. fit une femme sur un ton neutre, « Il dit
que ces temps de crise sont bon pour nous. Que c’est bien que
les gens soient de plus en plus pauvres. Que d’accepter les
privations est une qualité morale. »
— Je le suppose. commenta une autre femme, sans
conviction.
— Faut pas s’en faire. J’ai entendu un discours qui dit que
ça ne sert à rien de s’inquiéter ou d’accuser quelqu’un. Personne
ne peut rien faire contre ce qu’il fait ; que ce sont les
circonstances qui ont fait de lui ce qu’il est devenu. Il n’y a rien
qu’on puisse faire contre rien. Nous devons apprendre à
accepter les choses comme elles sont.
— Pourquoi faire, de toute façon ? Quel est le destin de
l’homme ? N’a-t-il pas toujours été d’espérer, mais de ne jamais
réaliser. Le sage est celui qui ne tente pas d’espérer.
— Ça c’est une bonne attitude à prendre.
— Je ne sais pas… Je ne sais plus ce qui est bien… Le
saura-t-on jamais ?
— Oh, et puis… qui est John Galt ?
Dagny tourna les talons et commença à s’éloigner d’eux.
— Moi, je le sais. dit la femme sur le ton de voix basse et
mystérieux de celle qui s’apprête à partager un secret.
— Vous savez quoi ?
— Je sais qui est John Galt.
— Qui ? demanda brusquement Dagny qui venait de
s’arrêter.
— Je connais un homme qui a connu John Galt, en
personne. Cet homme est un vieil ami d’une de mes grands-
tantes. Il était là et il l’a vu arriver. Connaissez-vous la légende
d’Atlantis, Mademoiselle Taggart ?
— Quoi ?
231
— Atlantis.
— Pourquoi… vaguement.
— Les Îles des Bienheureux. C’est comme ça que les Grecs
les appelaient, il y a des milliers d’années. Ils disaient
qu’Atlantis était un endroit où les esprits des héros vivaient
dans un bonheur inconnu du reste du monde. Un endroit auquel
seuls les esprits des héros pouvaient accéder, et ils l’atteignaient
sans en mourir parce qu’ils transportaient le secret de la vie à
l’intérieur d’eux. L’humanité avait perdu Atlantis ; même à
cette époque là. Mais les Grecs savaient qu’elle avait existé. Ils
essayèrent de la trouver. Il y en avait qui disaient que c’était
sous terre, caché au cœur de la Terre. Mais la plupart disaient
que c’était une île. Une île radieuse dans l’océan de l’ouest.
Peut-être que l’Amérique est l’endroit auquel ils pensaient. Ils
ne l’ont jamais trouvé. Pendant les siècles qui ont suivi ; les
hommes dirent que c’était juste une légende. Ils n’y croyaient
pas, mais ils n’ont jamais arrêté de la chercher, parce qu’ils
savaient que c’était ce qu’ils devaient trouver.
— Bon, mais ; et John Galt ?
— Il l’a trouvé.
L’intérêt de Dagny était parti.
— Qui était-il ?
— John Galt était un millionaire, un homme d’une richesse
inestimable. Il naviguait sur son yacht, une nuit, au milieu de
l’Atlantique, traversant une des plus grosses tempêtes qu’on
avait jamais vu ; et c’est là qu’il trouva. Il l’a vu dans les
profondeurs, là ou elle avait coulé pour échapper aux tentatives
des hommes de la trouver. Il vit les tours d’Atlantis qui
brillaient dans le fond de l’océan. C’était une telle vision que
quand quelqu’un l’avait vu, il ne pouvait plus avoir envie de
regarder le reste du monde. John Galt coula son bateau et alla
dans le fond avec tout son équipage. Ils avaient tous
délibérément choisi de le faire. Mon ami fût le seul survivant.
— Comme c’est intéressant.
— Mon ami l’a vu de ses propres yeux. dit la femme,
offensée. C’est arrivé il y a des années. Mais la famille de John
Galt a étouffé l’affaire.
— Et qu’est-ce qui est arrivé à sa fortune ?
— Je ne me souviens pas avoir jamais entendu parler de la
fortune de Galt.
— Elle est partie dans le fond avec lui. ajouta-t-elle sur un
232
***
visage.
Elle lui lança un regard dépourvu d’étonnement, comme si
elle savait ce que la dernière heure qu’il avait passé dans cette
chambre lui avait fait. Il la regardait en silence. Il n’était pas
entré dans sa chambre depuis longtemps déjà. Il demeurait
debout, regrettant maintenant d’y être entré.
— N’est-il pas dans les usages de parler, Henry ?
— Si tu le souhaites.
— J’aurais aimé que tu envoies un de tes brillants experts de
l’usine pour jeter un coup d’œil à notre fourneau. Sais-tu qu’il
est tombé en panne pendant la soirée, et que Simons a eu un mal
de chien à le rallumer ?... Madame Weston dit que notre
cuisinier est notre plus grande réussite… Elle a adoré les hors-
d’œuvres… Balph Eubank a dit quelque chose de très drôle à
propos de toi… Il a dit que tu étais “un croisé avec une
cheminée d’usine fumante en guise de plumeau”. Je suis
heureuse que tu n’aimes pas Francisco d’Anconia. Je ne peux
pas le supporter.
Il se moquait d’avoir à expliquer sa présence, ou à déguiser
sa défaite, ou de l’admettre en se retirant. Soudainement, il se
moquait éperdument de ce qu’elle pouvait deviner ou sentir. Il
s’approcha de la fenêtre et s’immobilisa devant, regardant à
travers, au loin.
Pourquoi l’avait-elle épousé ? se demanda-t-il. C’était une
question qu’il ne s’était pas posé le jour de leur mariage, il y
avait huit ans. Depuis ce jour, il se l’était demandé de
nombreuses fois avec un sentiment de solitude torturée. Il
n’avait jamais trouvé de réponse.
Ce n’était pas pour les relations, ni pour l’argent, pensa-t-il.
Elle était issue d’une vieille famille qui avait les deux. Le nom
de sa famille ne comptait pas parmi les plus connus, et leur
fortune était somme toute modeste, mais ils étaient tous deux
suffisants pour lui offrir un accès aux plus hautes sphères de la
société New-Yorkaise où il l’avait rencontré. Il y a neuf ans, il
avait fait une apparition fracassante à New York, à la lumière
des feux de Rearden Steel, un succès que quelques “experts”
avaient cru impossible. C’était son indifférence qui le rendait
spectaculaire. Il ignorait que d’aucun parmi les plus influents
avaient cru qu’il tenterait d’acheter sa position dans la haute
société, et que ceux-ci avaient quelque peu anticipé le plaisir de
l’en exclure. Il n’eut même pas le temps de remarquer leur
238
désapointement.
Il s’était prêté de mauvaise grâce au jeu des occasions
sociales auxquelles il était invité par des hommes qui
attendaient ses faveurs. Il ne savait pas, contrairement à eux,
que sa politesse empreinte de courtoisie n’était que de la
condescendance pour ceux qui avaient nourri l’ambition de le
snober, les mêmes qui avaient dit que l’époque de la réussite
personnelle était révolue.
Non ; en fait c’était l’austérité de Lillian qui l’avait séduit ;
ou, plus exactement, le conflit entre son austérité et son
caractère.
De son côté, il n’avait jamais aimé personne ni même été
dans l’attente d’être aimé par quiconque. Il s’était laissé
convaincre, sans aucune réticence avérée, par le spectacle d’une
femme qui le courtisait ouvertement, comme si cela avait été
fait contre sa volonté, et comme si elle avait combattu un désir
qu’elle refoulait.
C’était elle qui avait organisé leur première rencontre, pour
ensuite froidement lui faire face, comme si elle s’était moqué
qu’il en soit conscient. Elle parlait peu. Il avait remarqué cet air
de mystère en elle qui semblait vouloir lui dire qu’il ne
parviendrait jamais à passer outre son orgueilleux détachement ;
et aussi un air amusé qui se moquait de son propre désir comme
de celui de Rearden.
Il n’avait pas connu beaucoup de femmes. Il n’avait fait que
foncer vers son but, écartant de son passage tout ce qui ne
contribuait pas à l’atteinte de ses objectifs. Sa dévotion pour son
travail était comme l’un de ces feux dont il s’occupait, un feu
qui consumait les moindres éléments et les impuretés pour
qu’ils ne puissent polluer le jet blanc de métal liquide pur. Il
était incapable de l’à-peu-près, du provisoire, de l’inachevé et
de l’ésotérique.
Mais il lui était arrivé de ressentir de soudains accès de désir,
si violents d’ailleurs qu’ils ne pouvaient motiver des rencontres
occasionnelles. Il s’y était abandonné en quelques rares
occasions, avec des femmes qu’il avait cru aimer. De ces
expériences il ne lui était resté qu’un sentiment de colère et de
vacuité ; parce qu’il avait espéré trouver un acte triomphal–
quoiqu’il n’aurait su dire de quelle nature. Mais la réponse qu’il
en avait toujours reçue n’avait été que la soumission d’une
femme à un plaisir ordinaire, et il était trop clairement conscient
239
C H A P I T R E
VII
L E S E XP L OIT E URS E T L ES E X P L O IT E S
l’Etat du Connecticut.
— Mais, Mademoiselle Taggart, ma chère Mademoiselle
Taggart ! Mon entreprise a servi la votre des générations durant.
Pourquoi ? Votre grand-père fût le premier client de mon grand-
père, et donc vous ne pouvez douter de notre empressement à
accomplir tout ce que vous nous demanderez, mais avez-vous
dit “aiguillages en Rearden Metal” ? »
— Oui.
— Mais, Mademoiselle Taggart ! Considérez un instant ce
que cela implique de travailler ce métal. Savez vous que ce
machin ne fond pas à une température de moins de deux mille
deux cent degrés ? …Formidable ? Et bien c’est formidable
pour les fabricants de moteurs. Mais moi, ce que j’en pense,
c’est que ça implique un nouveau type de fourneau, un
processus de fabrication entièrement nouveau, des employés à
former, des contraintes temporelles, des règles de travail à
revoir ; tous mis dans le pétrin, et après ça, Dieu seul sait si ça
va donner quelque chose de bon ou pas !... Comment pouvez-
vous le savoir, Mademoiselle Taggart ? Comment pouvez-vous
savoir, si personne ne l’a jamais fait avant ?... Et bien, moi, je
ne peux pas dire si ce métal est bon, et je ne peux pas dire non
plus s’il ne l’est pas. …Et bien, non ; je suis incapable de dire si
c’est un produit de génie, comme vous le dites, ou tout
simplement un canular, comme le disent des tas de gens,
vraiment beaucoup de gens, Mademoiselle Taggart… Et bien,
non ; je ne peux pas dire que c’est important, d’une façon ou
d’une autre, parce que qui suis-je pour m’aventurer dans un
travail de ce genre ?
Elle avait offert de payer le double pour que cette commande
soit exécutée. Rearden avait envoyé deux métallurgistes pour
former les hommes de Mowen ; pour enseigner, pour montrer,
pour détailler chaque étape du processus, et avait payé les
salaires des hommes de Mowen pour la durée de leur formation.
Elle regardait les vis dans le rail à ses pieds. Il lui rappelait
cette nuit lors de laquelle elle avait entendu dire que Summit
Casting, dans l’Illinois, la seule société qui avait bien voulu
fabriquer des vis en Rearden Metal, avait été mise en
liquidation judiciaire alors que la seconde moitié de sa
commande n’avait pas encore été livrée. Elle s’était
immédiatement envolée pour Chicago, cette nuit là. Elle était
allée réveiller trois avocats, un juge, et un législateur d’Etat.
246
Ellis Wyatt.
— Quelle “place” ?
— Les voies de chemin de fer, Mademoiselle Taggart. Vos
voies. Ou même toute la planète, peut-être bien. C’est ce qu’il
pense.
Ben Nealy était un homme solidement bâti dont le visage
était à la fois mou et buté. Son regard était à la fois farouche et
sans émotion. Sous la lumière mourante et bleutée réfléchie par
la neige, sa peau avait la nuance du beurre.
— Qu’est-ce qu’il fait à traîner dans le coin ? fit-il,
« Comme si personne ne connaissait son boulot, sauf lui.
L’arrogant m’as-tu-vu. Il se prend pour qui. »
— Allez donc vous faire cuire un œuf. répondit Dagny sans
élever la voix.
Nealy ne pourrait jamais comprendre ce qui lui avait fait dire
ça. Mais quelque part en lui, d’une certaine façon, il le savait.
Ce qui avait le plus choqué Dagny, c’est que lui n’avait
aucunement été choqué par sa réponse. Il n’avait rien répondu.
— Allons à vos quartiers. dit-elle sur un ton las, en pointant
un doigt vers un vieux wagon de transport de voyageurs, au
loin. Trouvez quelqu’un pour prendre des notes.
— Maintenant, à propos de ces traverses, Mademoiselle
Taggart. fit-il avec empressement, alors qu’ils commencèrent à
marcher, « Monsieur Coleman, de votre bureau, a donné son
“O.K.” Il n’a rien dit du tout sur le problème des écorces qu’on
trouve trop souvent. Je ne vois pas pourquoi elles ne… »
— J’ai dit : vous allez les remplacer.
Quand elle ressortit du wagon, épuisée par deux heures
d’efforts de patience, d’instructions et d’explications, elle vit
une voiture garée sur la route boueuse en zigzag, plus bas.
C’était un coupé deux places de couleur noire, récent et
impeccable. Une voiture neuve était quelque chose qui ne
manquait pas d’attirer l’attention, en ces jours. On n’en voyait
pas souvent, quelque soit l’endroit.
Elle regarda aux alentours, et eut un sursaut lorsqu’elle vit la
grande silhouette immobile au pied du pont. C’était Hank
Rearden. Elle ne s’était jamais imaginée le voir arriver dans le
Colorado. Il tenait un bloc et un crayon et semblait être perdu
dans des calculs. Les vêtements qu’il portait attiraient
l’attention, comme sa voiture et pour les mêmes raisons. Il
portait un simple trench-coat et un chapeau avec un bord
251
reste.
— Si on ne le stoppe pas…
— Vous pensez qu’on peut le stopper ?
Elle regarda le rail sous son pied.
— Non. répondit-elle.
Il sourit. Il baissa le regard vers le rail, puis le fit suivre la
direction de la voie jusqu’aux flancs des montagnes, là où se
trouvait la grue, au loin.
Elle remarqua deux choses, comme si, l’espace d’un instant,
ils étaient tous deux dans son propre champ de vision : les
lignes du profil de son visage, et la corde bleu-verte qui
serpentait à travers l’espace.
— Nous l’avons fait. Pas vrai ? dit-il.
En paiement pour chaque effort, pour toutes ces nuits sans
sommeil, pour toutes ces résistances silencieuses contre le
désespoir, cet instant était tout ce qu’elle demandait.
— Oui, je crois que nous l’avons fait.
Elle regarda au loin. Son regard s’arrêta sur une vieille grue à
l’arrêt sur une voie de garage. Elle se dit que ses câbles étaient
usés et avaient besoin d’être remplacés. Tout cela était la grande
clarté de se poser au-delà de l’émotion, après avoir ressenti tout
ce qu’il était possible de ressentir. Etait-il possible que d’aucun
puisse partager avec eux leur émotion de la performance
réalisée et sa reconnaissance, et existait-il quelque chose de plus
intime que cela ? Maintenant, enfin, elle se sentait disponible
pour le plus simple, le plus surfait ou le plus stupide des sujets
de conversation, parce qu’il ne se trouvait plus rien dans son
champ de vision qui pouvait être dépourvu de sens.
Elle se demanda ce qui pouvait bien lui donner cette
conviction qu’il était en train de ressentir la même chose
qu’elle. Il tourna tout à coup les talons et marcha en direction de
sa voiture. Elle le suivit. Ils n’échangèrent aucun regard.
— Je dois me rendre vers l’est dans une heure. dit-il.
Elle désigna la voiture et demanda :
— Ou avez-vous déniché ça ?
— Ça ? C’est une Hammond. Hammond, ici, dans le
Colorado. Ils sont les seuls à fabriquer encore de bonnes
automobiles. Je viens juste de l’acheter, pendant mon voyage.
— C’est du beau travail.
— Oui, n’est-ce pas ?
— Vous allez la ramener en conduisant jusqu’à New York ?
258
reprendre ses esprits, rien qui lui aurait permis d’avancer une
hypothèse, ou de nier, ou de comprendre.
***
— Bertram Scudder ?
— Il sera l’un des orateurs, ce soir.
Un des… Tu ne m’avais pas prévenu qu’il devait y avoir
d’autres orateurs.
— Et bien… je… Quelle différence ça fait ? Tu n’as pas
peur de lui, non ?
— Le Syndicat du patronnat new-yorkais… et toi invitent
Bertram Scudder ?
Pourquoi pas ? Tu ne trouves pas que c’est malin ? Il n’a
aucune animosité envers les patrons, pas réellement. Il a accepté
l’invitation. Nous voulons montrer notre largeur d’esprit et
notre tolérance, et offrir à toutes les tendances leur droit
d’exprimer leur point de vue, et peut-être de gagner ainsi du
terrain sur lui… Eh, qu’est-ce que tu regardes, comme ça ? Tu
seras capable de le battre, pas vrai ?
— …de le battre ?
— En direct. La réunion va être retransmise en direct à la
radio. Tu vas débattre de la question avec lui, et c’en est
d’ailleurs le thème : Le Rearden Metal est il un produit
dangereux issu de la convoitise.
Elle se pencha un peu en avant, puis elle fit descendre la vitre
de séparation entre le chauffeur et eux, et lança au chauffeur :
— Arrêtez la voiture !
Elle n’entendit pas ce que Taggart était en train de dire. Elle
remarqua à peine que le ton de sa voix s’était élevé pour devenir
des cris :
— Ils sont en train d’attendre !... Cinq cent personnes au
dîner, et une retransmission nationale !... Tu ne peux pas me
faire ça !
Il la saisit par le bras, et hurla :
— Mais, pourquoi ?
— Pauvre naïf, crois-tu que je considére qu’il est possible de
faire un débat sur la base d’une question “ficelée” d’une telle
manière ?
La voiture s’immobilisa. Elle posa les pieds sur le trottoir et
disparut en courant. Au bout d’un moment, la sensation de
marcher pieds-nus sur des tuiles lui fit réaliser qu’elle portait
des chaussons. Elle marcha normalement, lentement, et ce fût
étrange de sentir la pierre glacée sous les fines semelles de ses
pantoufles de satin noir. Elle tira ses cheveux en arrière pour les
faire se décoller de son front mouillé, et elle sentit la neige
265
***
***
Il ne répondit pas.
— Vous ne le réalisez pas ?
Il regarda ailleurs.
— Ne savez-vous pas ce qui est vrai ?
— Bon sang, Mademoiselle Taggart. Je suis un chef
d’entreprise. Je suis juste un petit patron. Je veux seulement
gagner ma vie.
— Et comment pensez-vous que l’on s’y prend, pour ça ?
Mais elle commençait à comprendre que ça ne servait à rien.
En observant le visage de Monsieur Mowen, en tentant de le
regarder dans les yeux, ce qui n’était plus possible, elle s’était
sentie comme cette fois dans le passée, alors qu’elle se trouvait
sur une section de voie isolée, quand une tempête avait arraché
les fils du téléphone : la communication avait été interrompue,
et les mots qu’elle continuait à prononcer étaient devenus des
sons qui n’atteignaient plus l’oreille de personne.
Il était inutile de tergiverser, conclut-elle, et de se poser des
questions à propos de gens qui refusaient de réfuter un
argument sans même l’admettre.
En se tournant et se retournant sur son siège, dans le train qui
la ramenait à New York, elle se dit que Monsieur Mowen
n’était pas important, que rien n’était important maintenant, à
part trouver un autre fournisseur pour fabriquer les aiguillages.
Elle était en train de retourner une liste de noms dans sa tête, en
se demandant qui serait le plus facile à convaincre, à prier ou à
payer sous la table.
Elle sut, au moment où elle entra dans l’antichambre de son
bureau, que quelque chose était arrivé. Elle vit l’inhabituelle
immobilité et les visages du personnel de son équipe qui se
tournaient tous vers elle, comme si son arrivée était le moment
qu’ils avaient tous attendu, espéré et craint à la fois.
Eddie Willers se leva pour se diriger vers la porte de son
bureau, avec une attitude qui suggérait sans ambiguité qu’elle
comprendrait et le suivrait. Elle avait vu son visage. Peu
importait ce que cela pouvait bien être, se disait-elle, elle aurait
voulu que cela ne l’ait pas si durement affectée.
— Le Département général des sciences et des technologies,
dit-il à voix basse lorsqu’ils furent seuls dans son bureau, « a
émis un avis avertissant les gens de ne pas utiliser le Rearden
Metal. »
Puis il ajouta :
277
***
Il ne répondit rien.
— Je pourrais vous supplier de le faire pour me sauver. Je
pourrais vous supplier de le faire pour prévenir un désastre
national. Mais je ne le ferais pas. Ces raisons peuvent ne pas
être les bonnes. Il n’y a qu’une seule raison : vous devez le dire
parce que c’est la vérité.
— Je n’ai pas été consulté à propos de cet avis envoyé à la
presse !
Il s’était laissé aller à crier, involontairement.
— Je n’aurais pas avalisé une telle chose ! Tout autant que
vous, je n’apprécie pas cette initiative ! Mais je ne peux pas la
désavouer publiquement !
— Vous n’avez pas été consulté ? Dans ce cas, ne devriez-
vous pas trouver les raisons pour lesquelles cela a été fait à
votre insu ?
— Je ne peux tout de même pas détruire ce Département sur
un coup de tête !
— Ne devriez-vous pas chercher les raisons ?
— Je les connais, les raisons ! Ils ne me les diront pas, mais
je sais. Et il ne m’est pas non plus possible de déclarer que je
les blâme.
— Me les diriez-vous ?
— Je vais vous les dire, si vous le souhaitez. C’est la vérité
que vous voulez, n’est-ce pas ? Le Docteur Ferris ne peut rien y
faire, si les simples d’esprit qui votent les crédits pour le
Département insistent sur ce qu’ils appellent « des résultats. »
Ils sont incapables de concevoir une chose telle que la science
abstraite. Ils ne peuvent la juger que sur la base du dernier
gadget qu’elle a produit pour eux.
Je ne sais pas comment le Docteur Ferris s’est débrouillé
pour maintenir ce Départment en existence. Je ne peux que
m’émerveiller de son habileté pratique. Je ne crois pas qu’il ait
jamais été un scientifique de premier ordre… mais c’est un
valet de la science de premier ordre ! Je sais qu’il a dû faire face
à un grave problème, dernièrement. Il m’en a tenu à l’écart, il
m’a épargné tout ça, mais j’entends tout de même des rumeurs.
Il y a des gens qui ont critiqué le Département parce que, le
prétendent-ils, nous n’avons pas assez produit. Le public à
demandé de l’“économie”. En des temps comme ceux que nous
vivons, quand leur petit confort douillet est menacé, vous pouvez
être sûre que la recherche fondamentale est la première chose que
288
maintenant.
Il sourit. Il n’y avait maintenant plus que de l’amertume dans
son sourire et sur tout son visage.
— De ces trois hommes, ces trois là qui détenaient tout
l’espoir dont le don de l’intelligence n’avait jamais été capable
auparavant ; de ces trois là, desquels nous espérions un futur
tellement magnifique, l’un d’entre eux était Francisco
d’Anconia, qui devait devenir un playboy dépravé. Un autre
était Ragnar Danneskjold, qui devait devenir un vulgaire bandit.
Autant pour ce que nous promet l’esprit humain.
— Qui était le troisième? demanda-t-elle?
Il haussa les épaules.
— Le troisième n’a même pas pu atteindre ne serait-ce que
ce genre de notoriété. Il a disparu sans laisser de trace… dans le
grand inconnu de la médiocrité. A cette heure, il est
probablement le second assistant d’un comptable, quelque part.
***
y a une loi qui leur permet de le faire. On ne peut pas finir cette
Ligne ! Jésus Christ ! Qu’est-ce qu’on va faire ?
Elle attendait.
— C’est bon, tu as fini, Jim ? demanda-t-elle sur un ton des
plus froids. « Si c’est le cas, je vais te dire ce que nous allons
faire. »
Il s’était tu, levant les yeux vers elle depuis sous ses lourdes
paupières.
— Ceci n’est pas une proposition, Jim. C’est un ultimatum.
Ecoute juste, et accepte. Je vais achever la construction de la
Ligne Rio Norte. Moi, personnellement ; pas Taggart
Transcontinental. Je vais prendre un congé exceptionnel dans le
cadre de mon poste de vice-présidente. Je vais créer une société
en mon nom. Ton Conseil d’administration va me céder la
Ligne Rio Norte. J’agirai en temps que mon propre fournisseur.
Je trouvrerai mon propre financement. J’assumerai toute la
charge de travail et assumerai toutes les responsabilités qui en
découlent. Je terminerai la construction de la Ligne à temps. Après
que tu auras constaté comment les rails en Rearden Metal se
comportent, je rétrocéderai la Ligne à Taggart Transcontinental, et
j’y reprendrai mes activités de vice-présidente. C’est tout.
Il était en train de la regarder silencieusement, en essayant de
faire pénétrer la pointe d’un pied dans une pantoufle. Elle
n’avait jamais imaginé que l’espoir pouvait paraître laid sur le
visage d’un homme, mais c’était le cas ; il se mêlait à une
expression de roublardise. Elle détourna le regard de lui en se
demandant comment il était possible, qu’en un tel moment, la
première pensée d’un homme pouvait être de chercher quelque
chose pour le lui lancer.
Puis, et c’était absurde, la première chose qu’il dit, avec
anxiété, fût :
— Mais qui va faire tourner Taggart Transcontinental,
pendant ce temps là ?
Elle lâcha un petit rire dont l’intonation incontrôlée la fit s’en
étonner ; elle semblait exprimer une aigreur familière et
désabusée. Elle répondit :
— Eddie Willers.
— Oh non ! Il en est incapable !
Elle rit, de la même façon brusque et forcée.
— Je pensais que tu étais plus malin que moi pour les choses
de ce genre. Eddie portera le titre de vice-présient exécutif. Il
294
— Et… si tu échoues ?
— Si j’échoue, je me noierai toute seule.
— Tu comprends que dans un tel cas, Taggart
Transcontinental ne sera pas capable de faire quoi que ce soit
pour toi ?
— Je le comprends.
— Tu ne compteras pas sur nous ?
— Non.
— Tu couperas tous contacts officiels avec nous, de manière
à ce que tes activités n’entâchent pas notre réputation ?
— Oui
— Je pense que nous devrions convenir qu’en cas d’échec
ou scandale sur la place publique… ton congé exceptionnel
devienne permanent… c'est-à-dire, que tu ne t’attendras pas à
récupérer ton poste de vice-présidente.
Elle ferma les yeux un moment.
— C’est d’accord, Jim. Dans une telle éventualité, je ne
reviendrai pas.
— Avant que nous te transférions la Ligne Rio Norte, nous
devons rédiger par écrit un protocole d’accord statuant que tu
nous rendras la Ligne, ainsi que ta participation majoritaire dans
le capital de l’entreprise que tu vas créer, à prix coutant, au cas
où cette Ligne deviendrait un succès. Autrement, tu te
trouverais en bonne position pour nous soutirer un énorme
profit, sachant que nous aurions cruellement besoin de cette
Ligne.
Il n’y-eut qu’un bref choc dans son regard, puis elle dit d’une
voix indifférente, les mots sonnant comme une poignée de
piecettes jetées à un misérable aigrefin :
— Je t’en prie, Jim ; mets tout cela par écrit.
— Maintenant, pour ce qui concerne ton remplaçant
temporaire…
— Oui.
— Tu ne tiens pas absolument à ce que ce soit Eddie
Willers, n’est-ce pas ?
— Si, j’y tiens.
— Mais il n’arriverait même pas à jouer son rôle de façade !
Il n’a pas la prestance, les manières, le…
— Il connait son travail et le mien. Il sait ce que je veux. J’ai
confiance en lui. Je serai capable de travailler en tandem avec lui.
— Ne penses-tu pas qu’il serait plus judicieux de prendre
296
***
— Quoi ?
Ça avait été un cri authentique ; elle émit un petit rire de
derision en répétant :
— La Ligne John Galt.
— Dagny, au nom du ciel, pourquoi ?
— Ne l’aimes tu pas ?
— Comment as-tu choisi ce nom là ?
— Ça sonne mieux que “Monsieur Nemo” ou “Monsieur
Zero”, tu ne trouves pas ?
— Dagny, pourquoi ça ?
— Parce que ça t’effraie.
— Que penses-tu que ça veuille dire ?
— L’impossible. L’inaccessible. Et vous êtes tous effrayés par
cette Ligne, autant que ce nom t’effraie.
Il se mit à rire. Il riait sans la regarder, et elle fût étrangement
certaine qu’il en avait même oublié sa présence, qu’il était loin, et
qu’il riait avec une furieuse gaieté et d’une aigre manière, d’une
chose qui ne la concernait pas.
Quand il se retourna vers elle, il dit avec sérieux :
— Dagny, je ne le ferais pas, si j’étais toi.
Elle haussa les épaules.
— Jim n’aime pas ça non plus.
— Qu’est-ce qui te plait avec ça ?
— Je le déteste ! Je hais ce destin funeste que nous sommes
tous en train d’attendre passivement, le découragement, et cette
question absurde qui sonne tout le temps comme un cri de
demande à l’aide. J’en ai vraiment marre d’entendre ces
implorations à “John Galt”. Je vais me battre contre lui.
Il répondit calmement :
— C’est ce que tu es en train de faire.
— Je vais construire une ligne de chemin de fer, pour lui.
Laissons-le venir la réclamer.
Il émit un rire triste et hocha la tête.
— Il le fera.
***
Ellis Wyatt.
Allez-y.
Ken Danagger.
***
— Oui ?
— Philip est malheureux.
— Et alors ?
— Il pense que ce n’est pas une bonne chose qu’il doive
dépendre de ta charité et de vivre dans des taudis, et de ne
jamais pouvoir compter sur un seul dollar qu’il ait gagné lui-
même.
— Formidable ! fit Rearden avec un sourire étonné.
« J’attendais de lui qu’il réalise ça. »
— Ce n’est pas bon pour un homme sensible de se trouver
dans une telle situation.
— Ça ne l’est certainement pas.
— Je suis heureuse de voir que tu es d’accord avec moi.
Donc, ce que tu dois faire, c’est de lui donner un travail.
— Un… quoi ?
— Tu dois lui donner un travail, ici, à l’usine ; mais un bon
travail ; propre, bien sûr, dans un bureau et avec un salaire
décent, de façon à ce qu’il ne se retrouve pas au milieu des
ouvriers et des fourneaux malodorants.
Il savait qu’il était en train de l’entendre ; il ne parvenait pas
à se forcer à le croire.
— Maman, tu n’es pas sérieuse.
— Certainement que je le suis. Je suis parvenue à savoir que
c’est ce qu’il veut ; seulement il est trop fier pour te le
demander. Mais si tu lui offres et que tu t’arranges pour que ça
ait l’air d’être toi qui le lui demande comme une faveur, alors il
sera très heureux de saisir cette occasion. C’est pourquoi je
devais venir te voir pour t’en parler, de manière à ce qu’il ne
devine pas que c’est moi qui te l’ai demandé.
Ce n’était dans la nature de sa conscience de comprendre la
nature des choses qu’il était en train d’entendre. Une simple et
unique pensée lui traversa l’esprit comme l’eut fait un spot de
lumière, le rendant incapable de concevoir comment n’importe
quels yeux pouvaient manquer de la voir. La pensée sortit de lui
comme un cri de perplexité :
— Mais il ne connait rien à l’industrie de l’acier !
— Qu’est-ce que ça a à voir avec ça ? Il a besoin d’un
travail.
— Mais il ne pourrait pas faire ce qu’on lui demande.
— Il a besoin d’avoir de l’amour propre et de se sentir
quelqu’un d’important.
315
que vous êtes le seul décent… je veux dire, sur qui on peut se
reposer, producteur d’acier restant dans ce pays. Je ne sais
quelle bonne raison vous offrir pour que croyiez devoir faire
une exception pour moi. Mais il n’y a rien d’autre que je puisse
faire, excepté fermer les portes de mon entreprise pour toujours,
et je… » il y eut une légère cassure dans sa phrase, « …je ne
peux vraiment pas m’imaginer en train de fermer les portes…
aujourd’hui… c’est pourquoi j’ai pensé que je devais vous
parler, même si c’est peini… mais je devais tout essayer. »
C’était le langage que Rearden pouvait comprendre.
— J’aurais aimé pouvoir vous aider à vous en sortir.
répondit-il, mais c’est le pire des moments pour moi, à cause
d’une commande vraiment très grosse, et vraiment spéciale, qui
doit primer sur tout le reste.
— Je sais. Mais voudriez-vous juste accepter d’entendre
mon cas, Monsieur Rearden ?
— Bien sûr.
— Si c’est une question d’argent, je paierai tout ce que vous
demanderez. Si ça peut vous faire changer d’avis, pourquoi pas,
prenez moi toute les majorations que vous voudrez ; demandez
moi le double du prix, seulement, laissez moi avoir cet acier. Je
me moquerai de vendre des moissoneuses à perte, cette année ;
ça me permettrait de maintenir mon entreprise en vie. J’ai
amassé assez d’argent, à titre personnel, pour me permettre de
faire tourner à perte mon entreprise pendant une paire d’années,
si nécessaire, juste pour “garder la tête hors de l’eau”… parce
que je pense que les choses ne peuvent continuer comme ça
beaucoup plus longtemps. Les conditions sont sur le point de
s’améliorer… ça ne peux que s’améliorer, au point où nous en
sommes, où allons nous…
Il ne finit pas sa phrase et termina ce qu’il avait à dire par :
— …Il est temps qu’elles s’améliorent.
— Elles s’amélioreront, répondit Rearden.
La pensée de la Ligne John Galt allait et venait dans son
esprit, comme une mélodie soutenant la sonorité pleine de
confiance des mots qu’il prononçait. La Ligne John Galt était
en train d’avancer. Les attaques et les ragots contre son Metal
semblaient avoir cessé. Il avait l’impression que Dagny Taggart
et lui, bien que séparés par des kilomètres et des kilomètres, se
tenaient maintenant tous deux dans un espace vide, avec une
large voie libre devant eux, libres de finir leur travail. « Ils vont
319
C H A P I T R E
VIII
L A L IG N E JO H N GAL T
qu’il nous reste–elles arrivent à peine à aller assez vite pour des
rails de trolleybus…
Pourtant, y a quand même de l’espoir. La United Locomotive
Works a fait faillite. C’est la meilleure nouvelle qu’on a eu dans
les dernières semaines, parce ce que leur usine a été rachetée par
Dwight Sanders. C’est un jeune ingénieur brillant qui a récupéré la
meilleure usine d’avions du pays. Il a dû vendre l’usine d’avions à
son frère pour pouvoir prendre la United Locomotive. C’est un
avantage de la Loi d’égalité des chances. Pour sûr, c’est juste un
arrangement entre eux, mais est-ce que vous pourriez lui en
vouloir ?
De toute façon, on verra des Diesels sortir de la United
Locomotive Works maintenant. Dwight Sanders fera redémarrer
les choses. …Bien sûr qu’elle compte sur lui. Pourquoi me
demandez-vous ça ?... Ben oui, il est d’une importance cruciale
pour nous, maintenant. On a juste signé un contrat avec lui, pour
les dix premières locomotives Diesel qu’il construira. Quand je l’ai
appelée pour lui dire que le contrat était signé, elle a rigolé et elle a
dit : “Tu vois ? Y-a-t-il aucune raison d’avoir peur ?” …Elle a dit
ça, parce qu’elle le sait–je ne lui ai jamais dit, mais elle le sait–que
ça me fait peur, tout ça. …Oui, j’ai peur… Je ne sais pas …Ça me
ferait pas peur si je savais de quoi, je pourrais faire quelque chose
à propos de ça. Mais cette… Dites le moi, vous ne me détestez pas
pour être le vice-président exécutif ?...
Mais vous ne voyez pas que c’est vicieux ?... Quel honneur ? Je
ne sais pas ce que c’est que je suis : un clown, un fantôme, un
sous-diplômé, ou juste un faire-valoir pourri.
Quand je m’assieds dans son… dans son fauteuil, derrière son
bureau, je me sens pire que ça : j’ai l’impression d’être un
meurtrier… Oh bien sûr, je sais que je suis censé être un faire-
valoir pour elle, et ça serait un honneur, mais… mais j’ai
l’impression d’être engagé dans une sorte d’horrible voie que
j’arrive vraiment pas à saisir. Je suis un faire-valoir pour Jim
Taggart. Pourquoi il serait nécessaire pour elle d’avoir un faire-
valoir ? Pourquoi elle doit se cacher ? Pourquoi est-ce qu’ils l’ont
foutue dehors de l’immeuble ?
Vous savez qu’elle a dû sortir en passant par une partie cachée
qui donne dans l’allée de derrière, de l’autre côté de notre Entrée
Express et Bagages ? Vous devriez y jeter un œil, un de ces jours.
C’est le bureau de la John Galt Inc.
Pourtant tout le monde sait que c’est elle qui continue de faire
331
***
***
si elles étaient les tiennes. Tu n’as pas à avoir peur de quoi que
ce soit. Je… Hank, qu’est-ce qu’il y-a ?
— Arrête de parler.
— Mais… mais qu’est-ce qu’il y-a ?
— Je n’apprécie pas d’être rassuré. Je ne veux pas faire
semblant de croire que je n’ai rien à craindre. Je ne suis pas
rassuré du tout. Nous avons signé un protocole d’accord qui,
réellement, ne m’offre aucun recours. Je veux que tu saches que
je comprends parfaitement la position dans laquelle je me
trouve. Si tu as l’intention de tenir ta parole, alors n’en parles
pas ; fais-le, c’est tout.
— Pourquoi me regardes-tu comme si c’était ma faute ? Tu
sais comme tout cela me met mal-à-l’aise. J’ai acheté ces mines
seulement parce que je pensais que cela t’aiderait à t’en sortir…
Je veux dire, j’ai pensé tu préfèrerais les vendre à un ami plutôt
qu’à un étranger que tu ne connais pas du tout. Ce n’est pas ma
faute. Je n’aime pas cette Loi d’égalité des chances, je ne sais
pas qui est derrière ça, je n’ai même jamais imaginé qu’elle
serait votée, ça a été un tel choc lorsqu’ils…
— Ça ne fait rien.
— Mais j’ai seulement…
— Pourquoi insistes-tu tant que cela, à ce propos ?
— Je…
La voix de Larkin était en train de plaider une défense.
— Je t’en ai offert le meilleur prix, Hank. La loi dit
“raisonable compensation”. Mon offre était plus élevée que
celle de n’importe qui d’autre.
Rearden regarda les documents toujours posés sur le bureau.
Il pensa au paiement que ces papiers lui garantissaient en
échange de ses mines de minerai. Les deux tiers de la somme
étaient de l’argent que Larkin avait obtenu sous la forme d’un
prêt de l’Etat ; la nouvelle loi comprenait un améngagement
permettant d’accéder à de tels prêts “dans le but d’offrir une
opportunité citoyenne aux futurs propriétaires qui ne
pourraient accéder à un financement, en raison de leur
situation personnelle et moyens financiers.”
Les deux tiers du tier restant étaient un prêt qu’il avait lui-
même consenti à Larkin, un crédit qu’il avait accepté pour
rendre possible la cession de ses propres mines… Et l’argent de
l’Etat, songea t-il tout à coup, cet argent qui lui était maintenant
donné en paiement de sa propriété, d’où provenait-il ? Il avait
338
genre. Cela lui prit quelques instants pour réaliser que c’était
cela que les hommes appelaient la haine.
Il remarqua cette façon qu’il eut de se lever et de
marmonner quelque manière d’“au-revoir”. Larkin avait une
attitude de reproche pincée et blessée. Larkin était celui qui
était “offensé”.
Lorsqu’il vendit ses mines de charbon à Ken Danager, qui
possédait la plus grosse enterprise de charbonnage de
Pennsylvanie, Rearden se demanda comment se faisait-il que
la chose lui parut presque indolore. Il ne ressentit aucune
haine. Ken Danagger était un quinquagénaire avec un visage
dur et fermé ; il avait démarré dans la vie comme simple
mineur.
Quand Rearden lui remit la promesse de vente de sa nouvelle
propriété, Danagger dit, sur un ton impassible :
— Je ne crois pas avoir mentionné que tout le charbon que
vous m’achèterez ; vous l’aurez à prix coûtant.
Rearden le fixa, étonné.
— C’est contre la “loi”. répondit-il.
— Qui va savoir quelle sorte d’argent en espèces je réunis
pour vous, dans le salon de votre propre maison ?
— Vous êtes en train de parler d’une “remise”.
— C’est cela même.
— C’est contre au moins deux douzaines de “lois”. Ils vous
assommeront plus fort qu’ils me l’ont fait, s’il jamais ils
arrivent à vous coincer.
— Bien sûr. C’est votre protection ; et par conséquent, vous
ne serez pas laissé à la merci de ma bonne volonté.
Rearden sourit ; c’était un sourire heureux, mais ses yeux
étaient clos, comme s’il venait d’être profondément affecté.
Puis il secoua la tête, en disant :
— Merci, mais je ne suis pas l’un d’entre-eux. Je n’ai pas
l’habitude de compter sur les autres pour qu’ils travaillent pour
moi pour rien.
— Je ne suis pas l’un d’entre eux non plus. rétorqua
Danagger avec colère, avant d’ajouter : « Ecoutez, Rearden ;
vous ne supposez pas que je suis pas parfaitement conscient de
ce que je viens d’acquérir sans avoir eu à verser une seule
goutte de sueur pour ? L’argent que vous en tirez ne le paye
même pas. Pas de nos jours. »
— Vous ne vous êtes pas porté volontaire pour participer
341
***
***
***
kilomètres par heure. Pour une fois, pour ce jour et pour cet
évènement, son titre de vice-président était pour lui réel, et il le
portait bien. Mais durant tout le temps où il était en train de
parler avec les gens autour de lui, il ne quittait pas des yeux
Dagny qui se mouvait dans la foule. Elle était vêtue d’un
pentalon bleu et d’une chemise, elle était inconsciente de ses
responsabilités officielles, elle les lui avait abandonnées,
maintenant le train était devenu son seul centre d’intérêt,
comme si elle avait été le seul membre de son équipe. Elle le
vit, elle s’approcha, et elle lui serra la main ; son sourire était
presque un condensé de toutes les choses qu’ils n’avaient pas
besoin de dire :
— Et bien, Eddie, tu es taggart Transcontinental, maintenant.
— Oui. répondit-il avec solennité et d’une voix basse.
Il y-avait des reporters qui posaient des questions, et ils
éloignèrent Dagny de lui. A lui aussi ils posèrent des questions.
— Monsieur Willers, quelle est l’opinion de Taggart
Transcontinental relativement à cette ligne ?
— Donc, Taggart Transcontinental n’est juste qu’un
observateur désintéressé. Est-ce le cas, Monsieur Willers ?
Il répondit du mieux qu’il le put. Il était en train de regarder
le soleil qui se reflétait sur une locomotive Diesel. Mais ce qu’il
voyait était le soleil dans la clairière d’un bois, et une gamine de
douze ans qui était en train de lui dire qu’elle l’aiderait un jour à
faire fonctionner la compagnie. Il regardait de loin le moment
ou l’équipe du train s’était alignée devant la locomotive pour
faire face au peloton d’exécution des appareils photos. Dagny et
Rearden souriaient, comme s’ils posaient pour des photos de
vacances d’été. Pat Logan, le conducteur, un petit homme tout
en muscles, tendons et nerfs, avec des cheveux gris et un visage
dédaigneusement hermétique, avait une pose d’indifférence
amusée. Ray McKim, le pompier, un jeune géant costaud,
souriait avec un air à la fois embarrassé et stupide. Le reste de
l’équipe avait l’air d’être sur le point de faire un clin d’œil aux
photographes. Un photographe dit en riant :
— Les gars, vous ne pourriez pas afficher une expression
pessimiste, juste une seconde ? …Je sais, mais c’est ce que mon
journal veut.
Dagny et Rearden étaient en train de répondre aux questions
pour la presse. Il n’y avait aucune moquerie dans leur réponse,
maintenant, aucun cynisme. Ils prenaient leur plaisir de ce
362
la voie depuis qu’elle avait été achevée, mais elle n’avait pas
recrutée la chaîne humaine qu’elle voyait, et qui s’étirait sur la
droite du balast. Une silouhette solitaire se tenait à chacun des
abris répartis tous les mille six cent mètres. Quelques unes
étaient de jeunes écoliers, d’autres semblaient si vieilles que
leurs corps se tenaient penchés contre le fond de ciel. Ils étaient
tous armés, avec n’importe quoi qui pouvait servir d’arme,
depuis de beaux fusils qui devaient avoir coûté cher jusqu’à
d’anciens mousquets. Toutes portaient des casquettes de chemin
de fer. Elles étaient les fils des employés de la Taggart, et de ses
anciens employés aujourd’hui en retraite.
Les silhouettes étaient venues spontanément pour garder ce
train. Comme les locomotives les dépassaient, chacun de ces
hommes à leurs tours restaient immobiles et attentifs, et levaient
leurs fusils en un salut d’allure militaire. Quand elle eut compris
tout cela, elle éclata tout à coup de rire avec la soudaineté d’un
cri. Elle riait en se secouant, comme une enfant ; les sanglots de
ce rire avaient l’intonation de la délivrance. Pat Logan lui fit un
signe de la tête en affichant un léger sourire, il avait remarqué la
garde d’honneur depuis un bon moment déja. Elle s’appuya sur
le bord de sa fenêtre, et son bras s’agita en de larges courbes
triomphales s’adressant aux hommes qui se tenaient le long de
la voie.
Sur la crète d’une distante colline, elle vit une foule de
gens, leur bras s’agitant dans les airs. Les maisons grises
d’un village étaient éparpillées à travers une vallée en
contrebas, comme si elles avaient été posées là puis oubliées ;
les lignes inclinées de leurs toitures se courbaient, et les
années avaient délavé les couleurs de leurs murs. Peut-être
que des générations avaient vécu ici, avec rien d’autre que le
mouvement du soleil de l’est vers l’ouest qui puisse laisser
une trace de leurs jours. Maintenant, ces hommes avaient
escaladé la colline pour voir la tête argenté d’une comète qui
coupait à travers leurs plaines, tel le son d’un cor déchirant le
poids du silence.
Alors que les habitations se faisaient plus fréquentes dans
le paysage et plus proches de la voie, elle vit des gens aux
fenêtres et sur les porches, sur des toits éloignés, même. Elle
vit des foules bloquer les passages à niveau. Les routes les
dépassaient en balayant l’air comme les pales d’un
ventilateur, et elle ne pouvait distinguer les visages ;
369
C H A P I T R E
IX
LE SACRÉ ET LE PROFANE
***
— Sans blague.
Elle fit volte face, telle une toupie, et se précipita d’un trait
vers la porte réservée au personnel, en en oubliant sa caisse, ses
obligations et toutes questions d’ordre féminines disant qu’il ne
fallait jamais montrer aucun empressement à accepter
l’invitation d’un homme.
Il s’attarda encore un bref instant pour la regarder, ses yeux
se faisant plus étroits.
Il n’avait pas nommé pour lui-même la nature de son propre
sentiment–ne jamais identifier ses émotions était la seule règle
constante de sa vie–il ne fit que ressentir ; et ce sentiment
particulier lui était agréable, ce qui était tout ce qu’il voulait
savoir. Mais ce sentiment était également le produit d’une
pensée qu’il ne laisserait pour rien au monde s’échapper de sa
bouche. Il avait souvent rencontré des filles venant de milieux
pauvres qui avait simulé des manières prétentieuses, prétendant
l’admirer, l’abreuvant de flatteries grossières dans un but
évident ; il ne les avait jamais ni aimé, ni méprisé ; il n’avait
trouvé qu’un amusement las en leur compagnie, et il leur avait
accordé le statut de “ses égales” dans le cadre d’un jeu qu’il
considérait comme naturel pour les deux participants impliqués.
Cette fille était différente. Les mots imprononcés, dans sont
esprit, étaient : « la drole de petite naïve est sincère. »
Qu’il l’attende impatiemment sous la pluie, lorsqu’il se tint
sur le trottoir, qu’elle était la seule personne dont il avait besoin
ce soir, ne le dérangeait pas ou ne le génait pas comme une
contradiction. Il ne nomma pas la nature de son besoin.
L’innomé et le réprimé ne pouvaient entrer en conflit pour
former une contradiction.
Lorsqu’elle sortit, il nota la combinaison particulière de sa
timidité et de sa tête qu’elle portait haute et droite. Elle portait
un vilain imperméable, enlaidit plus encore par un crachat de
bijouterie bon marché accroché au revers, et un petit chapeau de
fleurs en peluche fièrement planté au milieu des boucles de ses
cheveux. Etrangement, le port de sa tête conférait à cet appareil
une allure qui semblait séduisante ; cela soulignait combien elle
portait bien jusqu’aux choses qu’elle était en train de porter.
— Vous venez chez moi boire un verre ? fit-il.
Elle opina silencieusement, solennellement, du chef, comme
si elle n’avait pas suffisamment confiance en elle-même pour
trouver les bons mots de son consentement. Puis elle dit, sans le
397
raison.
— Qu’est-ce qui vous embête avec ça, Monsieur Taggart ?
Puis elle rit, comme si elle venait tout juste de trouver la
solution d’une devinette.
— Ça veut rien dire, Monsieur Taggart. C’est pas ce que
vous voulez dire. Vous savez que Monsieur Rearden a gagné
tout son argent, et que vous aussi. Vous êtes en train de dire ça
juste pour être modeste, juste au moment où tout le monde sait
le super travail que vous et tous les autres avez fait… Vous et
Monsieur Rearden et votre sœur. Vous devez accepter d’être
une si merveilleuse personne !
— Ah ouais ? C’est ce que vous pensez. Elle est une femme
dure et sans aucune sensibilité qui a passé sa vie à construire
des voies de chemin de fer et des ponts, pas pour aucun grand
idéal, mais seulement parce que c’est ce qu’elle aime faire. Si ça
ne fait que l’amuser, quelle raison y-a-t-il de l’admirer parce
qu’elle le fait ? Je ne suis pas si sûr que c’était si “grand”… de
construire cette Ligne pour tous ces industriels prospères dans le
Colorado, alors qu’il y-a tant de pauvres gens dans ces zones
sinistrées qui ont besoin de moyens de transport.
— Mais, Monsieur Taggart, c’est vous qui vous êtes battu
pour construire cette Ligne.
— Oui, parce que c’était mon devoir… pour l’entreprise, et
les actionnaires et nos employés. Mais n’espérez pas que ça me
plaise. Je ne suis pas si sûr que ça a été grand… d’inventer ce
nouveau métal compliqué, alors que tellement de nations ont
besoin d’acier ordinaire… Pourquoi… savez-vous que l’Etat
Populaire de Chine n’a même pas assez de clous pour mettre
des toits au-dessus de la tête de sa population ?
— Mais… mais je vois pas que c’est de votre faute.
— Quelqu’un doit y faire attention. Quelqu’un avec une
vision qui va au-delà de son propre portefeuille. Pas une seule
personne sensible, de nos jours–alors qu’il y-a tellement de
souffrance autour de nous–ne consacrerait dix années de sa vie,
et mettrait la main à la poche pour faire des tas de “trucs en
métal”. Vous pensez que c’est grand ? Et bien, il ne s’agit
d’aucun genre de “capacité supérieure”, mais juste d’une façade
que vous ne pourriez percer, même si vous lui versiez sur la tête
une tonne de son propre acier ! Il y-a des tas de gens qui sont
beaucoup plus capables que lui dans le monde, mais vous
n’en entendez pas parler dans les magazines, et vous ne vous
401
***
***
***
— Porte le.
Elle apporta le bracelet de Rearden Metal. Elle le lui tendit
sans mot dire, le regardant bien en face, la chaîne verte-bleue
scintilla en travers de la paume de sa main. Soutenant son
regard, il referma le bracelet autour de son poignet. Au moment
où le fermoir fit un “clic” sous ses doigts, elle baissa la tête et
lui embrassa la main.
***
C H A P I T R E
X
L A T O R CH E D E WYAT T
vallée, où ils ont la vie plutôt dure ces temps ci. Ils en ont fait du
petit bois pour le feu, très probablement.
— Y-a-t-il encore quelqu’un ici qui travaillait dans cette
usine ?
— Non, M’sieur. Pas dans le coin. Ils vivaient tous en bas, à
Satrnesville.
— Absolument tous ? dit Dagny d’une voix basse ; elle était en
train de songer aux ingénieurs, « Les ingénieurs aussi ? »
— Oui, M’dame. C’était l’usine de la ville. Ils sont tous partis
il y a longtemps.
— Vous souviendriez-vous des noms de quelques hommes qui
travaillaient là-bas ?
— Non, M’dame.
— Quel propriétaire fût le dernier à diriger l’usine ? demanda
Rearden.
— Je pourrais pas dire, M’sieur. Il y-a eu tellement de
problèmes là-bas, et l’endroit a changé de mains tellement de fois,
depuis que le vieux Jed Starnes est mort. C’est l’homme qui a
construit l’usine. Il a fait toute cette partie du pays, je pense. Il est
mort il y a douze ans.
— Pouvez-vous nous donner les noms de tous les propriétaires,
depuis ?
— Non, M’sieur. On a eu un incendie dans le vieux tribunal, y
a trois ans, environ, et tous les vieux registres sont partis. Je sais
pas où vous pourriez retrouver leur trace maintenant.
— Vous ne savez pas comment ce Mark Yonts s’y est pris
pour acquérir cette usine ?
— Oui, je sais ça. Il l’a acheté au maire Bascom, à Rome.
Comment le maire Bascom en a été le propriétaire, j’en sais rien.
— Où est le maire Bascom, maintenant ?
— Toujours là-bas, à Rome.
— Merci beaucoup, dit Rearden en se levant. « Nous
l’appellerons. »
Il était à la porte lorsque le fonctionnaire demanda :
— Qu’est-ce que c’est que vous recherchez, M’sieur ?
Nous recherchons un de nos amis, dit Rearden. Un ami que
nous avons perdu de vue, qui travaillait dans cette usine.
***
qu’il était assez intelligent pour rester dans les limites de la loi,
quelque soit ce qu’il en reste, de nos jours.
Le maire Bascom sourit, les regardant avec une franchise
placide. Ses yeux n’étaient pas intelligents, mais malins ; son
sourire trahissait une bonne nature sans les excès de la bonté.
— Je ne crois pas que vous autres soyez des détectives, dit-
il, « mais même si vous l’étiez, ça ne me dérangerait pas. Mark
ne m’a versé aucune commission, il ne me laissait pas être dans
aucun de ses deals ; j’ai pas la moindre idée d’où il est allé,
maintenant. » Il soupira. « J’aimais bien ce gars là. J’aurais bien
voulu qu’il reste dans le coin. C’est pas grave les sermons du
dimanche. Fallait bien qu’il vive, pas vrai ? Il était pas pire que
n’importe qui d’autre, seulement plus intelligent. Il y-en a qui se
font prendre avec ça, et d’autres pas ; c’est la seule différence…
Nâ, j’ai pas su ce qu’il voulait faire avec, quand il a acheté cette
usine. Sûr, il me l’a acheté pour bien plus que ce “vieux piège”
valait. Sûr, il m’a bien rendu service quand il me l’a acheté.
C’était pas nécessaire. Je lui avais rendu quelques petits
services, avant ça. Il y-a des tas de lois qui ne sont rien d’autre
qu’un coup de tampon, et un maire a la possibilité de les rendre
plus souples pour un vieil ami. Bon, et alors… et après ? Il n’y a
que comme ça qu’on peut devenir riche dans ce monde »–il jeta
un coup d’œil à la luxueuse voiture noire–« comme vous devez
certainement le savoir. »
— Vous étiez en train de nous parler de l’usine. dit Rearden
en essayant de se contrôler.
— Ce que je supporte pas, dit le maire Bascom, « c’est les
gens qui parlent de “principes”. Aucun principe n’a jamais
rempli la bouteille de lait de personne. La seule chose qui
compte dans la vie, c’est d’avoir de solides avoirs matériels
sonnants et trébuchants. Y-a pas de temps pour les théories,
quand tout est en train de tomber en morceaux autour de nous.
Bon, j’ai pas l’intention d’aller trop loin. Laissons-les avec leurs
idées et je m’occuperais de l’usine. Ça m’intéresse pas les idées.
Je veux juste mes trois repas convenablement pris chaque jour.
— Pourquoi avez-vous acheté cette usine là.
— Pourquoi les gens investissent dans les affaires ? Pour en
tirer ce qui peut en être tiré. Je sais reconnaître la chance quand
elle passe. La “boîte” était en situation de dépôt de bilan, et les
gens ne se bousculaient pas pour monter sur ce “vieux piège”.
Et donc j’ai eu la “boîte” pour “une poignée de cacahuètes”.
450
***
Taggart Transcontinental. »
« Comment ? »
Il n’avait pas répondu.
« Comment, si tu tues le Colorado ? »
« Il me semble qu’avant de s’inquiéter d’offrir à quelques
hommes une opportunité de se développer, nous devrions
accorder quelque considération aux gens qui ont besoin d’une
chance de survivre, à peu près. »
« Si tu tues le Colorado, que va-t-il rester à tes foutus pillards
pour survivre ? »
« Tu as toujours été opposée à toute mesure sociale
progressiste. Il me semble me souvenir que tu avais prédit une
catastrophe, quand nous avons fait passer la Loi anti-cannibaliste,
mais elle ne s’est pas produite. »
« Parce que je vous ai sauvé, vous autres pauvres naïfs ! Je
ne pourrai pas vous sauver cette fois ! »
Il avait haussé les épaules, sans la regarder.
« Et si je ne le fais pas, qui le le fera ? »
Il n’avait pas répondu.
Tout cela ne lui semblait pas réel, ici, sous la terre. En y
songeant, ici, elle savait qu’elle ne pouvait participer à cette
bataille aux côtés de Jim. Il n’y-avait pas une mesure qu’elle
puisse prendre contre les hommes de pensée mal définie, de
visées sans noms, de propos non-dits, de moralité non-établie. Il
n’y avait rien qu’elle puisse leur dire–rien ne serait entendu et
rien n’y serait répondu. Quelles étaient les armes, se demanda-t-
elle, dans un monde où la raison n’était plus une arme ? C’était
un monde qu’elle ne pouvait pénétrer. Elle devait laisser faire
Jim et s’en remettre à son intérêt personnel. De loin, elle
ressentit le frisson d’une pensée qui lui disait que l’intérêt
personnel n’était pas ce qui motivait Jim.
Elle regarda l’objet devant elle, une caisse de verre contenant
les restes du moteur. « L’homme qui avait fait le moteur », se
dit-elle tout à coup, cette pensée lui arrivant comme un cri de
désespoir. L’espace d’un instant elle perçut un sentiment
d’impuissance qui lui disait de le trouver, de se reposer sur lui
et de lui laisser lui dire ce qu’il fallait faire. Un esprit comme
celui-là saurait la manière de gagner cette bataille.
Elle regarda autour d’elle. Dans le monde net et rationnel des
galeries souterraines, rien n’était d’une importance plus urgente
que de trouver “l’homme qui avait fait le moteur”.
458
***
Je peux gérer une mine aussi bien que tu l’as fait, à tous les
niveaux, j’ai fait tout ce que tu as fait… Je ne sais pas pourquoi
tout va mal tout le temps. Je ne peux pas être blâmé pour
l’imprévu.
— A qui as-tu envoyé ton minerai, le mois dernier ?
— J’avais bien l’intention de t’envoyer ta part, j’en avais
pleinement l’intention, mais que pouvais-je y faire si nous
avions perdu dix jours par la faute des pluies torrentielles qui
sont tombées sur tout le nord du Minnesota…? J’avais
l’intention de t’envoyer le minerai, donc tu ne peux pas m’en
vouloir, car mes intentions étaient tout à fait honnêtes.
— Si l’un de mes haut-fourneaux menace de s’arrêter, me
sera-t-il possible de continuer à le faire fonctionner en
l’alimentant avec tes intentions honnêtes ?
— C’est pour ça que personne ne peux rien faire avec toi ou
discuter… parce que tu es inhumain.
— Je viens juste d’apprendre que, durant les trois derniers
mois, tu n’as pas expédié ton minerai par les bateaux du lac, tu
l’a expédié par le train. Pourquoi ?
— Et bien, après tout, j’ai le droit de gérer mon entreprise
comme je l’entends.
— Pourquoi es-tu d’accord pour payer le coût supplémentaire
que cela entraîne.
— De quoi tu te mêles ? Je ne répércute pas ce coût sur ce
que je te vends.
— Qu’est-ce que tu vas faire quand tu vas trouver que tu ne
peux pas payer éternellement les tarifs ferroviaires, et que tu as
détruit le transport par le lac ?
— J’étais sûr que tu ne comprendrais aucune considération
autre que des dollars et des pennys, mais quelques personnes
expriment leur considération pour les responsabilités citoyennes.
— Quelles responsabilités.
— Et bien, je pense qu’une compagnie ferroviaire telle que
Taggart Transcontinental est essentielle au bien-être national, et
qu’il est du devoir des citoyens de supporter la branche
ferroviaire de Jim dans le Minnesota, qui est en train de
fonctionner à perte.
Rearden se pencha en avant sur son bureau ; il était en train
de commencer à voir les maillons d’une suite qu’il n’avait
jamais compris.
— A qui as-tu envoyé ton minerai, le mois dernier ?
460
d’une menace.
— Chéri, pourquoi faire ?... puisque tu me comprends plutôt
bien.
— Qu’est-ce que c’était que tu avais l’intention de me dire ?
Sa voix était agressivement précise et dépourvue de toute
couleur de sentiment.
— Souhaites-tu réellement m’amener à l’humiliation d’avoir
à me plaindre ? C’est tellement rebattu et une plainte tellement
commune–quoique je ne pensais pas que j’avais un époux qui
est fier d’être différent des autres hommes. Veux-tu me faire te
rappeler qu’un jour tu as juré de faire de mon bonheur le but de
ta vie ? Et que tu ne peux vraiment dire en toute honnêteté si je
suis heureuse ou pas, parce ce que tu n’as même pas cherché à
savoir si j’existe ?
Il les ressentit comme une souffrance physique–toutes ces
choses impossibles qui arrivaient ensembles pour le tenailler.
Ses mots étaient une supplication, se dit-il ; et il éprouva le
sentiment obscure et brûlant de la culpabilité l’envahir. Il
éprouva de la pitié ; la froide laideur de la pitié sans affection. Il
éprouva une colère lointaine, comme une voix qu’il tentait
d’étouffer, une voix criant avec dégoût : « Pourquoi devrais-je
composer avec son mensonge pourri et tordu ? Pourquoi
devrais-je accepter la torture au nom de la pitié ? Pourquoi
serait-ce moi qui devrais porter le fardeau sans espoir d’essayer
d’épargner un sentiment qu’elle n’admettra pas, un sentiment
que je ne peux connaître, ou comprendre ou essayer de
deviner ? Si elle m’aime, pourquoi cette foutue poltrone ne le
dit elle pas pour nous laisser y faire face clairement et
ouvertement ? »
Il entendit une autre voix, plus forte, disant sur un ton égal :
« Ne rejette pas la faute sur elle, c’est le plus vieux truc de tous
les lâches ; tu es coupable, quoiqu’elle fasse ; ce n’est rien
comparé à ta culpabilité ; elle a raison–ça te rend malade, pas
vrai ? Laissons ça te rendre malade, toi le minable adultère–
c’est elle qui a raison ! »
— Qu’est-ce qui te rendrait heureuse, Lillian ? demanda-t-il.
Il n’y-avait aucune expression dans sa voix.
Elle sourit en s’appuyant contre le dossier de son fauteuil, se
détendant ; elle n’avait pas cessé d’observer attentivement son
visage.
— Oh, mon cher ! dit-elle, comme avec un amusement
468
***
Eugene Lawson était assis à son bureau comme s’il était aux
commandes d’un tableau de bord de bombardier, dirigeant tout
un continent au-dessous de lui. Mais il lui arrivait parfois de
l’oublier, et alors ses épaules retombaient, ses muscles se
relachant à l’intérieur de son costume comme s’il était en train
de bouder au monde. Sa bouche était la partie de son anatomie
qu’il lui était impossible de tirer tendue quand il le voulait ;
c’était inconfortablement proéminent au milieu de ce visage
mince, attirant le regard de n’importe quel interlocuteur ;
lorsqu’il parlait, le mouvement parcourait sa lèvre inférieure,
tordant sa chair humide en des contorsions propres qui ne
semblaient avoir aucune correspondance avec le sujet de la
conversation.
— Je n’en ai pas honte. dit Eugene Lawson, « Mademoiselle
Taggart, je voudrais que vous sachiez que je ne ressens aucune
honte de ma carrière passée en temps que président de la
Banque nationale Communautaire de Madison. »
— Je n’ai fait aucune référence à la honte. fit Dagny,
froidement.
— Aucune culpabilité morale ne peut être attachée à ma
personne, dans la mesure où j’ai perdu tout ce que je possédais
dans la chute de cette banque. Il me semble que j’aurais le droit
de me sentir fier d’un tel sacrifice.
— Je voulais seulement vous poser quelques questions à
propos de la Twentieth Century Motor Company qui…
— Je serais heureux de répondre à toutes les questions. Je
n’ai rien à cacher. Ma conscience est claire. Si vous aviez pensé
que le sujet était embarassant pour moi, vous vous êtes trompé.
Je suis serein.
— Je voulais me renseigner à propos des hommes qui
possédaient l’usine à l’époque lors de laquelle vous avez
consenti un prêt à…
— Ils étaient des hommes parfaitement compétents. Ils
étaient parfaitement solvables et sans risque ; quoique, bien sûr,
je suis en train de parler sur le plan humain, pas en termes de
froides liquidités dont vous avez l’habitude d’entendre parler
lorsque vous adressant à des banquiers. Je leur ai accordé le prêt
472
ceci n’est pas d’un grand intérêt pour vous. C’est du passé.
Maintenant, si vous êtes réellement venu à Washington dans
le but de me parler de votre compagnie de chemins de fer–il se
redressa brusquement, la pose du pilote de bombardier
revenant– « je ne sais pas si je peux vous promettre aucune
considération spéciale, dans la mesure où je dois porter l’action
sociale nationale au-dessus de tout privilège privé ou intérêts
qui… »
— Je ne suis pas venu vous parler de ma compagnie
ferroviaire. dit-elle en le regardant d’un air ahuri, « Je n’avais
pas envi de vous parler de ma compagnie ferroviaire. »
— Non ? il eut l’air désapointé.
— Non. Je suis venu pour des informations à propos de
l’usine de moteurs. Pourriez-vous possiblement vous souvenir
des noms des ingénieurs qui travaillaient là-bas ?
— Je ne crois pas avoir jamais enquêté à propos de leurs
noms. Je n’étais pas concerné par les parasites des bureaux et
du laboratoire. J’étais concerné par les vrais travailleurs ; les
hommes aux mains calleuses qui faisaient tourner une usine. Ils
étaient mes amis.
— Pourriez-vous me donner quelques-uns de leurs noms ?
N’importe quels noms, de n’importe qui, qui travaillait là-bas ?
— Ma chère Mademoiselle Taggart, c’était il y-a tellement
longtemps, il y-en avait des milliers, comment pourrais-je m’en
souvenir ?
— Pouvez-vous vous rappeler d’un seul ? N’importe
lequel ?
— Je ne le peux certainement pas. Tellement de gens ont
rempli ma vie que l’on ne peut ésperer que je me souvienne de
“gouttes individuelles dans un océan”.
— Etiez-vous familiarisé avec la production de cette usine ?
Avec le genre de travail qu’ils faisaient, ou projetaient de faire ?
— Certainement, j’avais un intérêt personnel pour tous mes
investissements. J’allais inspecter cette usine très souvent. Ils
travaillaient extrêmement bien. Ils étaient des travailleurs
accomplis. Les conditions de logement des travailleurs étaient
les meilleures dans le pays. J’ai vu des rideaux de dentelle à
toutes les fenêtres et des fleurs sur leurs rebords. Chaque
maison avait un carré de terrain pour y faire un jardin potager.
Ils avaient construit une nouvelle école pour les enfants.
— Saviez-vous quelque chose à propos du travail du
474
laboratoire de recherche ?
— Oui, oui, ils avaient un magnifique laboratoire de
recherche, vraiment avancé, vraiment dynamique, avec une
vision qui allait de l’avant, et de grands projets.
— Vous… souvenez vous avoir entendu quelque chose à
propos… n’importe quels projets de produire un nouveau
moteur ?
— Un moteur ? Quel moteur, Mademoiselle Taggart ? Je
n’avais pas de temps pour les details. Mon objectif était le
progrès social, la prospérité universelle, la fraternité humaine et
l’amour. L’amour, Mademoiselle Taggart. Voila la clé de tout.
Si les hommes apprenaient à s’aimer les uns les autres, cela
résoudrait tous leurs problèmes.
Elle se leva et tourna les talons pour ne pas voir les
mouvements de ses lèvres moites.
Dans un angle du bureau, un morceau de pierre avec des
hyeroglyphes égyptiens reposait sur un piedestal ; la statue
d’une déesse hindoue avec six bras “arachnidéens” se dressait
dans une niche, et il y-avait un immense graphique accroché au
mur, fait de détails mathématiques ahurissants, tel un tableau
des ventes dans une société de vente par correspondance.
— Par conséquent, si vous êtes en train de songer à votre
compagnie ferroviaire, Mademoiselle Taggart–et vous l’êtes,
bien sûr–à la lueur de certains développements, je dois attirer
votre attention sur le fait que bien que toute ma considération va
au bien-être de ce pays, pour lequel je n’hésiterai pas à sacrifier
les profits de n’importe qui, je n’ai cependant jamais “fermé les
oreilles” à une “imploration pour la merci” et…
Elle le regarda et comprit ce que c’était qu’il voulait d’elle,
quelle sorte de visée le faisait continuer de parler.
— Je ne souhaite pas parler de ma conpagnie ferroviaire, fit-
elle en faisant de son mieux pour maintenir sa voix monotone et
plate, alors qu’elle aurait voulu hurler de dégoût.
— Tout ce que vous avez à dire sur ce sujet, vous le direz à
mon frère, Monsieur James Taggart, s’il vous plait.
— J’aurai pensé qu’un des temps comme ceux-ci, vous ne
voudriez pas passer à côté d’une rare opportunité de plaider
votre cause devant…
— Avez-vous préservé quelques dossiers appartenant à l’usine
de moteurs ?
Elle se rassit dans son fauteuil, ses mains fermement croisées.
475
***
***
***
***
***
***
***
D E U X I E M E P A R T I E
PLURIUM
INTERROGATIONUM
514
515
C H A P I T R E
I
L ’ H O MME Q U I A P P ART ENAIT
A L A T E R RE
Ce que vous pensez que vous pensez est une illusion créée
par vos glandes, vos émotions et, dans l’ultime analyse, par le
contenu de votre estomac.
***
Elle avait hurlé quand Ellis Wyatt était parti ; elle avait
soupiré quand Andrew Stockton s’était retiré ; quand elle avait
appris que Lawrence Hammond avait disparu, elle avait
demandé, impassible, « qui est le prochain ? »
« Non, Mademoiselle Taggart, je ne peux pas l’expliquer, »
lui avait dit la sœur d’Andrew Stockton, lors de son dernier
voyage dans le Colorado, deux mois auparavant. « Il ne m’en a
jamais dit un mot, et je ne sais même pas s’il est mort ou encore
en vie, pareil que pour Ellis Wyatt. Non, rien de particulier n’est
arrivé durant le jour précédant son départ. Je me souviens
seulement qu’un homme est venu le voir durant cette dernière
soirée. Un inconnu que je n’avais jamais vu auparavant. Ils ont
discuté ensemble jusque tard dans la nuit. Quand je suis parti
me coucher, la lumière était toujours allumée dans le bureau
d’Andrew. »
Les gens étaient silencieux dans les villes du Colorado.
Dagny avait remarqué leur façon de marcher dans les rues,
dépassant leurs petits drugstores, quincailleries et supérettes :
comme s’ils espéraient que les activités professionnelles qui
les maintenaient occupés leur permettaient d’éviter de regarder
vers l’avenir. Elle aussi avait marché dans ces rues, en
essayant de ne pas relever la tête, de ne pas avoir à rencontrer
du regard les corniches rocheuses noircies par la suie et les
morceaux d’acier tordus qui avaient été les champs de pétrole
Wyatt. On ne pouvait les voir depuis toutes les villes alentour ;
quand elle avait regardé droit devant elle, elle les avait vu, au
loin.
Sur la crête de la colline, un puit était encore en flammes.
Personne n’avait été capable de l’éteindre. Elle l’avait vu
depuis les rues : un geyser de feu se tordant convulsivement
contre le ciel, comme s’il tentait de se déchirer de lui-même
dans les airs. Elle l’avait vu de nuit, depuis une distance de
160 kilomètres à travers la vitre d’un train : une petite flamme
violente s’agitant dans le vent.
Les gens l’appelaient la Torche de Wyatt.
Le plus long train roulant sur la Ligne John Galt avait
quarante wagons ; le plus rapide roulait à 80 kilomètres par
heure. Les locomotives devaient être épargnées : c’était des
locomotives à vapeur qui avaient dépassé l’âge de leur retraite
depuis longtemps déjà. Jim se débrouillait pour obtenir du gas-
oil pour les Diesels qui tiraient la Comète, et pour quelques
535
Ils vous montrent leurs dents depuis leurs trous à rats, pensant
que vous prenez du plaisir à laisser votre brillance les faire
disparaître… alors que vous donneriez une année entière de
votre vie pour voir seulement un soupçon de talent à propos de
n’importe quoi chez eux. Ils jalousent la réussite, et leurs rêves
de grandeur est un univers où tous les hommes sont devenus
leurs inférieurs reconnus. Ils ne savent pas que ce rêve là est la
preuve indiscutable de la médiocrité… parce que cette sorte
d’univers est précisément ce que l’homme de talent ne serait pas
capable de supporter. Ils n’ont aucune possibilité de savoir ce
qu’il ressent, lorsqu’il se trouve entouré en permancence
d’inférieurs… La haine ? Non, pas la haine, mais l’ennui… Le
terrible ennui, déséspéré, épuisant, paralysant. Quelle
considération pouvez-vous accorder à des compliments et à de
l’adulation venant d’hommes que vous ne respectez pas ?
N’avez-vous jamais éprouvé du désir pour quelqu’un que vous
pourriez admirer ? Pour quelque chose que l’on ne regarde pas
d’en haut, mais d’en bas ?
— Je l’ai ressenti durant toute ma vie. dit-elle. C’était une
réponse qu’elle ne pouvait pas lui refuser.
— Je sais. fit-il–et il y-eut de la beauté dans la douceur
impersonnelle de sa voix–« Je l’ai su dès la première fois que je
vous ai parlé. C’était pour cela que je suis venu aujourd’hui… »
Il s’interrompit pour sa coupure la plus brêve, mais elle ne
répondit pas à l’appel, et il finit sa phrase avec la même douceur
calme, « Et bien, c’était pour cela que je voulais voir le
moteur. »
— Je comprends. dit-elle doucement. le ton de sa voix était
la seule forme de compréhension qu’elle put lui accorder.
— Mademoiselle Taggart, fit-il, les yeux baissés sur le
caisson de verre, « je connais un homme qui pourrait être
capable d’entreprendre la reconstruction de ce moteur. Il ne
travaillerait pas pour moi… donc il est probablement le genre
d’homme que vous voulez. »
Mais au moment où il releva la tête–et avant même qu’il vit
le regard d’admiration dans ses yeux, le regard direct qu’il avait
imploré de voir, le regard de pardon–il détruisit son unique
chance d’expiation, en ajoutant sur un ton de sarcasme de
salon :
— Apparemment le jeune homme n’éprouvait aucun désir
de travailler pour le bien de la société ou la pérennité de la
547
***
CONFIDENTIEL
FLASH
PRIORITAIRE
***
célébration, pour toutes ses années depuis les nuits passées sur les
corniches de la mine ; pour toutes les années qui s’étaient écoulées
depuis le premier bal de Dagny, en désir désolé d’une inacessible
vision de gaieté, lorsqu’elle s’était encore posé des questions à
propos de ces gens qui espéraient que ces lumières et ces fleurs les
rendent brillants.
« N’y-a-t-il pas… en ce que l’on nous enseigne… quelque
erreur qui soit méchante et vraiment importante ? » se
demandait-elle à propos de ce qu’il avait dit ce soir là, tandis
qu’elle était allongée sur ce fauteuil de son salon, en cette
morne soirée de printemps, attendant sa venue. « …Juste un
petit peu plus loin, mon amour »–dit-elle en songe–« regarde un
petit peu plus loin et tu te libéreras de cette erreur et de toute la
douleur perdue que tu n’auras plus jamais à porter en toi… »
Mais elle sentit que, elle aussi, n’avait pas vu toute la distance ;
et elle se demanda quels étaient les pas qui lui restaient à faire
pour le découvrir…
Marchant dans l’obscurité des rues, alors qu’il se rendait à
l’appartement de Dagny, Rearden gardait les mains enfouies
dans les poches de son manteau et ses bras pressés contre lui
parce qu’il ne voulait rien toucher ni être effleuré par
quiconque. Il n’avait jamais éprouvé cela auparavant–ce
sentiment de répulsion qui ne semblait avoir aucune origine
mais semblait tout imprégner autour de lui, en en faisant
paraître la ville imbibée. Il pouvait comprendre le dégoût qu’il
était possible d’éprouver pour chaque chose, et il pouvait le
réprimer avec la saine indignation de savoir qu’il n’appartenait
pas au monde ; mais c’était quelque chose de nouveau pour lui–
ce sentiment que le monde était un endroit détestable auquel il
n’avait pas envi d’appartenir.
Il avait participé à une conférence avec les producteurs de
cuivre, qui venaient juste d’être garrotés par une liste de
directives gouvernementales qui allaient les faire tous
disparaître d’ici une année. Il n’avait eu aucun avis à leur
donner, aucune solution à offrir ; son ingéniosité, qui l’avait
rendu célébre en temps que l’homme qui trouvait toujours une
manière de maintenir la cadence de production, n’avait pas été
en mesure de découvrir une méthode pour les sauver. Mais ils
avaient tous su qu’il n’y avait pas d’échappatoire ; l’ingéniosité
était une vertu de l’esprit, et dans le cadre du problème auquel
ils se trouvaient confrontés, l’esprit avait été mis à l’écart
570
lui-même : la chose qui revenait peu à peu était son amour pour
cette cité. Puis il sut qu’elle était revenue parce qu’il était en
train de la regarder, au-delà du corps mince et tendu d’une
femme dont la tête était relevée dans une attitude d’impatience,
comme en réponse à la vision de la distance, et dont les pas
étaient le substitut agité de l’envol. Il était en train de la
regarder comme si elle lui était étrangère, il fut à peine
conscient qu’elle était une femme, mais la vue se diluait en un
sentiment dont les mots pour le nommer étaient : “ceci est le
monde et son centre, ceci est ce qui a fait la cité–ils vont bien
ensemble ; les formes anguleuses des buildings et les lignes
anguleuses d’un visage dénué de tout sauf de propos ; les
marches d’acier montantes et la marche d’un être qui allait vers
son but ; c’était ce qu’ils avaient été, tous les hommes qui
avaient vécu pour inventer les lumières, l’acier, les haut-
fourneaux, les moteurs ; ils étaient le monde, eux, pas les
hommes qui se tenaient accroupis dans les recoins obscures,
mendiants à moitié, menaçants à moitié, exposant avec
fanfaronnade leur plaies ouvertes pour toute attente de la vie et
de la vertu” ; aussi longtemps qu’il savait qu’ici existait un
homme avec le brillant courage d’une nouvelle pensée. Pouvait-
il abandonner le monde à ces autres là ? Aussi longtemps qu’il
pouvait trouver la moindre vision qui lui donnerait l’impulsion
régénératrice de l’admiration, pouvait-il croire que le monde
appartenait aux douleurs, aux gémissements, et aux armes ? Les
hommes qui inventaient des moteurs existaient, il ne douterait
jamais de leur réalité, c’était sa vision d’eux qui rendait le
contraste insupportable, tant et si bien que même le dégoût
pouvait être le tribut de sa loyauté à leur égard et à l’égard de ce
monde qui était le leur, et le sien.
— Dagny… ma chérie… dit-il tel un homme qui sortait
soudainement du sommeil, lorsqu’il remarqua qu’elle s’était
arrêtée de parler.
— Qu’y-a-t-il, Hank? demanda-t-elle d’une voix douce.
— Rien… Mis à part que tu n’aurais pas dû appeler Stadler.
Son visage était illuminé par la confiance, sa voix sonnait
amusée, protectrice et douce ; elle ne pouvait rien en percevoir
d’autre, il était comme il avait toujours été, c’était seulement la
note de douceur qui paraissait étrange et nouvelle.
— Je n’ai pas arrêté de me dire que je n’aurais pas dû, dit-
elle, « mais je n’ai pas su pourquoi. »
575
C H A P I T R E
II
L ’ AR IS T O CRAT IE D E L ’ INF L UE NCE
Dans le ciel, au-delà de la fenêtre de son bureau, le calendrier
disait : 2 SEPTEMBRE. Sous le poids de la fatigue, Dagny se
pencha un peu plus au-dessus de son bureau. Le premier signe
avant-coureur de l’approche du couchant était toujours ce rayon
de lumière qui frappait le calendrier ; lorsque le blanc lumineux
de la page apparaissait au-dessus des toits, il jetait un voile sur
la cité, précipitant ainsi l’obscurité.
Chaque soir des mois qui venaient de s’écouler, elle avait
accordé un regard à cette page lointaine. « Tes jours sont
comptés, » semblait-il dire ; comme s’il voulait marquer la
progression vers quelque chose qu’il savait, mais qu’elle ne
savait pas. Il avait une fois compté les jours de sa course pour
construire la Ligne John Galt ; maintenant, il était en train de
compter les jours de sa course contre un “destructeur” inconnu.
Les uns après les autres, les hommes qui avaient construit les
nouvelles villes du Colorado étaient partis vers quelque inconnu
silencieux, depuis lequel ni voix ni personne n’étaient encore
jamais revenu. Les villes qu’ils avaient laissées derrière eux
étaient mourantes. Quelques unes des usines qu’ils avaient
construites demeuraient orphelines de tout propriétaire, et
fermées ; les autres avaient été saisies par les autorités locales.
Dans les deux cas, les machines s’étaient arrêtées.
C’était comme si une carte sombre du Colorado était étalée
devant elle, tel un tableau de contrôle de la circulation, avec
quelques rares lampes dispersées à travers les montagnes. Les
lampes s’étaient éteintes le unes après les autres. Les hommes
avaient disparu le uns après les autres. Il y-avait eu une
régularité remarquable dans la suite de ces évènements qu’elle
580
mais elle en avait appris assez sur leur relation dans les
journaux. Elle se leva de derrière son bureau en éprouvant un
sentiment de resignation désagréable et fatiguée : il semblait
plus facile d’être présente au mariage que d’avoir à expliquer
son absence par la suite. Elle était en train de se dépêcher, en
traversant le grand hall de la gare centrale Taggart, quand elle
entendit une voix appelant : « Mademoiselle Taggart ! » avec
une étrange note faite à la fois d’urgence et de réticence. Cette
voix qui l’appelait la stoppa abruptement ; elle eut besoin de
quelques secondes pour réaliser que c’était celle du vieil homme
du kiosque.
— Ça fait des jours que j’ai attendu de voir apparaître votre
silhouette dans la foule, Mademoiselle Taggart. J’étais
extrêmement anxieux de vous parler.
Il y-avait une expression étrange sur son visage, quelque
chose comme un effort pour ne pas avoir l’air effrayé.
— Je suis désolée. lui dit-elle en souriant, « Je n’ai pas
arrêté de courir entre le building et l’extérieur et je n’avais
même pas le temps de m’arrêter. »
Il ne souriait pas.
— Mademoiselle Taggart, cette cigarette avec le signe du
dollar que vous m’avez donné, il y-a quelques mois–où l’avez-
vous eue ?
Elle demeura un instant immobile.
— J’ai peur que ce soit une histoire longue et assez
compliquée. répondit-elle.
— Avez-vous la possibilité d’entrer en contact avec la
personne qui vous l’a offerte ?
— Je pense que oui… quoique je ne puis en être sûre.
Pourquoi ?
— Vous dirait-il où il l’a eue ?
— Je ne sais pas. Qu’est-ce qui vous fait suspecter qu’il ne
le ferait pas ?
Il hésita, puis demanda :
— Mademoiselle Taggart, qu’est-ce que vous faites quand
vous avez quelque chose à dire à quelqu’un, dont vous savez
que c’est impossible ?
Elle soupira.
— L’homme qui m’a donné la cigarette a dit que dans un tel
cas on doit revoir ses prémisses.
— Il a dit ça ? A propos de la cigarette ?
585
***
***
***
renfrognée :
— Il y a bien des raisons–des raisons d’affaires–justifiant
pourquoi il est parfois recommandé de ne pas apparaître en son
nom comme investisseur.
— Il n’y en a que deux : la première, c’est qu’un homme
ne veut pas que les gens sachent qu’il est riche. La deuxième,
c’est qu’il ne veut pas qu’ils sachent comment il a eu cet
argent.
— Je ne vois pas de quoi tu veux parler, ni pourquoi tu
devrais objecter.
— Oh, je n’objecte pas du tout. Je l’apprécie, tu sais.
Beaucoup de mes investisseurs–ceux de la “vieille école”–
m’ont lâché, après l’histoire des Mines de San Sebastian. Ça
les a totalement effrayés. Mais les nouveaux qui sont “à la
mode” ont plus foi en moi, et ils ont agi comme si ça avait
toujours été comme ça… sur la base de la foi… Je ne
pourrais te dire combien je l’apprécie.
Taggart priait littéralement pour que Francisco ne parle
pas si fort ; il priait pour que les gens n’aient pas l’idée
saugrenue de s’approcher d’eux.
— Tu t’es extrêmement bien débrouillé, dit-il sur le ton
surfait d’un compliment d’usage.
— Oui, n’est-ce pas ? C’est incroyable comme la valeur
du titre d’Anconia Copper a grimpé, l’année dernière. Mais je
ne crois pas avoir de bonnes raisons d’en être trop fier ; il n’y
a plus guère de compétition dans le monde, il n’y a plus
d’endroit sûr où placer son argent, pour quelqu’un qui arrive
à devenir riche rapidement. Et voila d’Anconia Copper, la
plus ancienne société sur Terre, celle qui a offert les
investissements les plus sûrs durant des siècles. Imagine
seulement l’ingéniosité que cela à demandé pour survivre à
travers les âges. Et donc, si vous autres avez décidé que
c’était le meilleur endroit pour l’argent de provenance
“incertaine”, qu’il n’y a rien de meilleur, que cela réclamerait
l’intervention de l’homme le plus étonnant ayant jamais vécu
sur Terre pour arriver à détruire d’Anconia Copper, alors
vous avez eu raison.
— Et bien justement ; j’ai entendu dire que tu as
commencé à reprendre sérieusement tes responsabilités, et
que tu t’es concentré sur la finance, finalement. Ils disent que
tu y as travaillé très dur.
622
vous avez pris part à ces négociations, parce que vous avez
acheté une impressionnante quantité de titres d’Anconia
Copper. Et cela ne vous a surement pas déplu–ce matin là, il y a
quatre mois, un jour après que les décrets et autres directives
furent publiées–de voir l’ascension vertigineuse des titres
d’Anconia Copper sur les places boursières. Quoi, ça a
pratiquement laissé en arrière toutes les autres valeurs majeures
pour vous sauter à la figure.
— Qui t’as fourni les bases qui t’ont permis d’inventer une
histoire de ce genre aussi outrageante ?
— Personne, je n’en savais rien. J’ai juste vu le bond qu’ont
fait mes actions ce matin là. C’était largement suffisant pour
que je puisse comprendre toute l’histoire, n’est-ce pas ? Et puis
les gars de Santiago ont décrété une nouvelle taxe sur le cuivre
la semaine suivante ; et là-dessus ils m’ont dit que je n’avais pas
à m’en faire pour ça, pas avec cette ascension soudaine de mes
actions à la bourse. Ils étaient en train de “travailler” pour servir
au mieux “mes intérêts”, m’ont-ils dit. Ils ont dit, “pourquoi
devrais-je me soucier de faire le lien où pas entre les deux
évènements ? J’étais plus riche que je ne l’avais jamais été
auparavant.” Et c’était bien vrai. Je l’étais. »
— Pourquoi tiens-tu tant à me raconter tout ça ?
— Pourquoi ne souhaites-tu pas en recueillir le mérite,
James ? C’est totalement à l’opposé des opinions politiques
dont tu es un expert. A une époque où les hommes existent, non
pas par le droit, mais par la faveur, on ne rejette pas une
personne “reconnaissante”, on essaye au contraire de pièger
autant de “personnes reconnaissantes” que possible. Ne
voudrais-tu pas m’avoir comme l’un de tes hommes sous
obligation ?
— Je ne vois pas de quoi tu veux parler. Je suis serein.
— Songe à la faveur que j’ai reçu sans aucun effort de ma
part. Je n’ai pas été consulté, je n’en ai pas été informé, je n’y-ai
même pas pensé, tout a été arrangé sans moi ; et tout ce que j’ai
à faire, maintenant, c’est de produire le cuivre. Ça a été une
grande faveur, James… et tu peux être sûr que je te revaudrais
ça.
Francisco tourna abruptement les talons sans attendre de
réponse, et commença à s’en aller. Taggart ne le suivit pas ; il
demeura là où il s’était trouvé, se disant que n’importe quoi
était préférable à une minute de plus de leur conversation.
625
que vous échangerez ensuite cet argent contre le fruit des efforts
de quelqu’un d’autre. Ce ne sont pas les tapeurs, les pillards, les
chapardeurs et les pique-assiettes qui donnent à l’argent sa
valeur. Pas un océan de larmes, ni toutes les armes disponibles
dans le monde qui peuvent transformer ces morceaux de papier
dans votre portefeuille en pain dont vous aurez besoin pour
survivre demain. Ces morceaux de papier, qui auraient du être
de l’or, constituent une garantie sur l’honneur–votre droit de
conserver une quantité d’énergie produite par les hommes, afin
que celle-ci ne soit pas perdue. Votre portefeuille constitue
votre déclaration d’espoir que quelque part autour de vous et
partout dans le monde, il y-ait des hommes qui ne failliront pas
à ce principe moral de garantie sur l’honneur, qui est à l’origine
de ce qu’est l’argent. Y-a-t-il quelque chose là-dedans qui soit
un mal ?
N’avez-vous jamais cherché à savoir ce qui est à l’origine de
la production ? Regardez comment est fait un générateur
électrique, et dites-moi si vous pensez qu’il a été créé par les
efforts musculaires de brutes écervelées ? Essayez-donc de faire
pousser un grain de blé sans la connaissance qui vous a été
léguée par ceux qui l’ont découvert pour la première fois.
Essayez d’obtenir votre nourriture en n’utilisant rien d’autre que
le mouvement physique ; et vous apprendrez alors que l’esprit
de l’humain est à la source de tous les biens produits et de toute
la richesse qui ait jamais été produite sur Terre.
Mais vous dites que l’argent est fait par le fort aux dépens du
faible ?
De quelle force parlez-vous ? Il ne s’agit pas de la force des
armes ou de celle des muscles. La richesse est le produit de la
capacité de penser des hommes. Alors, l’argent est il fait par
l’homme qui invente un moteur aux dépens de ceux qui ne l’ont
pas inventé ? L’argent serait-il fait par l’intelligent aux dépens
des idiots ? Par l’ambitieux aux dépens du fainéant ? L’argent
est fait–avant d’être volé ou chapardé–grâce aux efforts de
chaque honnête homme, de chacun à la mesure de sa
compétence. Un honnête homme est celui qui sait qu’il ne peut
consommer plus qu’il a produit.
Echanger des biens en utilisant l’argent pour ce faire est le
code de conduite des hommes de bonne volonté. L’argent
demeure l’axiome qui dit que chaque homme est le détenteur de
son esprit et de son effort. L’argent n’offre pas le pouvoir de
629
prescrire la valeur de votre effort, car ceci est défini par le choix
et la volonté de celui qui accepte d’échanger le sien contre le
votre. L’argent vous permet d’obtenir des biens, et il exprime la
somme de votre travail pour ceux qui veulent les acheter, et pas
plus. L’argent n’autorise aucune autre transaction, que celle du
bénéfice mutuel défini par la mise en application de
l’appréciation de ceux qui s’échangent des biens ou des services.
L’argent attend de vous l’admission que les hommes doivent
travailler pour eux-mêmes, pas pour leur propre préjudice ; pour
leurs gains, et non pour leurs pertes ; l’admission qu’ils ne sont
pas des bêtes de somme nées pour porter le poids de votre
misère ; que vous devriez leur accorder de la valeur, et non des
coups ; que le lien commun entre les hommes ne se caractérise
pas par l’échange de souffrances, mais par l’échange de biens.
L’argent existe pour vous permettre d’échanger, non pas
votre faiblesse contre la naïveté des hommes, mais votre talent
contre leur raison ; il existe pour vous permettre d’obtenir, non
pas la pire des camelottes, mais le meilleur que votre argent–
produit de votre effort–peut obtenir.
Et quand les hommes vivent de l’échange et par l’échange, et
non de l’usage de la force en temps que leur arbitre final, alors
c’est le meilleur produit qui gagne, la meilleure performance,
l’homme de meilleur jugement, la meilleure compétence ; et le
degré de production d’un homme est le degré de la récompense
qu’il en obtient en échange.
Ceci est le code de l’existence dont l’outil et le symbole est
l’argent.
Serait-ce cela que vous considérerez comme “le mal” ?
Mais l’argent n’est rien d’autre qu’un outil. Il vous
emménera partout où vous le désirez, mais il ne prendra pas les
commandes de votre véhicule. Il vous donnera les moyens de
satisfaire vos désirs, mais il ne vous fournira pas de désirs.
L’argent est la terreur des hommes qui temptent d’inverser la
loi de causalité, des hommes qui cherchent à remplacer l’esprit
par la confiscation des produits de l’esprit.
L’argent ne permettra pas d’acheter le bonheur pour
l’homme qui ne sait pas ce qu’il veut ; l’argent ne lui donnera
pas un code de valeurs s’il a tourné le dos à la connaissance de
ce à quoi il peut accorder une valeur, et il ne lui apportera pas
de but s’il a détourné le regard de ce qu’il pourrait rechercher.
L’argent ne permettra pas d’acheter de l’intelligence pour
630
— J’ai vu, quand je suis entré, que vous étiez l’une des deux
seules personnes dans cette salle qui étaient heureuses de me
voir.
— Ne seriez-vous pas présomptueux.
— Non–reconnaissant.
— Qui était l’autre personne qui était heureuse de vous voir ?
Francisco haussa les épaules et dit d’un ton léger :
— Une femme.
Rearden remarqua que Francisco le conduisait sur le côté, à
l’écart du groupe, d’une manière si expérimentée et si pleine de
naturel que ni lui ni les autres ne s’apperçurent que c’était fait
intentionnellement.
— Je ne m’attendais pas à vous voir ici. fit Francisco.
« Vous n’auriez pas du venir à cette fête. »
— Pourquoi pas ?
— Puis-je vous demander ce qui vous a incité à y venir ?
— Mon épouse était anxieuse d’accepter cette invitation.
— Pardonnez-moi de présenter les choses sous une telle
forme, mais cela eut été plus séant et moins dangereux si elle
vous avait demandé de lui faire faire une visite des maisons de
passe.
— De quel danger parlez-vous ?
— Monsieur Rearden, vous ne savez rien des méthodes
qu’utilisent ces gens pour faire des affaires, ou comment ils
interprètent votre présence ici.
— Selon votre code, mais pas selon le leur, accepter
l’hospitalité d’un homme est un “gage de bone volonté”, une
déclaration qui signifie que vous et votre hôte vous comprenez
mutuellement en termes de “relation civilisée”. Ne leur donnez
pas ce genre de caution.
— Alors pourquoi êtes-vous venu ici ?
Francisco haussa gaîment les épaules.
— Oh, je… ce que je fais n’implique pas grand-chose. Je ne
suis qu’un coureur de fêtes.
— Que faites-vous à cette fête ?
— Juste venu voir les filles.
— Vous en avez trouvé ?
Son visage devenu soudainement sérieux, Francisco répondit
avec gravité, presque avec solennité :
— Oui… quelque chose que je crois être ma meilleure et
plus grande trouvaille.
638
vous le souhaitez.
— Ça prendra peut-être quelques années, mais je vous
prouverai qu’il existe des choses à propos desquelles je ne ris
pas.
— Prouvez-le dès maintenant, en répondant à une question :
Pourquoi ne pratiquez-vous pas ce que vous prêchez ?
— Etes-vous sûr que je ne le fais pas ?
— Si les choses que vous dites sont vraies, si vous avez la
grandeur d’âme de les savoir, vous devriez être le plus gros
industriel du monde, à cette heure.
Francisco dit alors gravement, sur le même ton que celui
avec lequel il s’était adressé à l’homme avec de l’embonpoint,
mais avec toutefois une note de gentillesse :
— Je vous suggère d’y regarder à deux fois, Monsieur
Rearden.
— J’ai pensé à vous plus que je n’oserais l’admettre. Je
n’ai pas trouvé de réponse.
— Laissez-moi vous mettre un peu sur la voie. Si les
choses que j’ai dites sont vraies, qui est l’homme le plus
coupable dans cette salle, ce soir ?
— Je suppose… James Taggart ?
— Non, Monsieur Rearden, ce n’est pas James Taggart,
mais vous devez définir la nature de la culpabilité et choisir
l’homme vous-même.
— Il y-a quelques années, j’aurais dit que c’était vous. Je
pense encore que c’est ce que je devrais dire. Mais je me
trouve presque dans la position de cette femme naïve qui
vous parlait : chacune des raisons que je connais me disent
maintenant que vous êtes coupable… mais cependant, je ne
peux le ressentir.
— Vous êtes en train de commettre la même erreur que
cette femme, Monsieur Rearden, refléchissez-y selon une
approche plus noble.
— Qu’est-ce que vous voulez dire ?
— Je veux dire bien plus qu’un jugement de moi. Cette
femme et tous ceux qui lui ressemblent persistent à ignorer
des pensées qu’elle sait pourtant être vraies. Vous, vous
persistez à écarter de votre esprit les pensées dont vous
croyez qu’elles sont diaboliques. Ils le font parce qu’ils
veulent éviter l’effort. Vous le faites parce que vous ne vous
permettrez pas de considérer quoi que ce soit qui vous
640
s’il vous reste dix cents pour un dollar, demain matin… Oh,
mince ! J’avais oublié que vous ne pourrez pas joindre votre
broker avant demain matin… Et bien, ça c’est embêtant, mais…
L’homme était déjà en train de traverser la salle en courant,
poussant les gens pour les faire s’écarter sur son passage, telle
une torpille envoyée dans la foule.
— Observez bien. dit Francisco sur un ton de voix austère,
en se tournant vers Rearden.
L’homme avait disparu dans la foule, ils ne pouvaient plus le
voir, ils n’auraient su dire à qui il était en train de vendre son
secret, ou s’il lui restait encore une once de présence d’esprit
pour l’échanger avec ceux qui détenait le pouvoir des faveurs ;
mais ils virent la traînée de son passage qui parcourait la salle,
la soudaine et brutale coupure de la foule, telles les quelques
premières craquelures, puis, telles les ramifications de fissures
courant le long d’un mur et précédent son effondrement, les
traits de vides déchirés, non pas par une intervention de nature
humaine, mais par le souffle d’une terreur qui n’avait plus rien
d’humain.
Il y eut les voix soudainement étouffées, les flaques de
silences, puis des sons d’une nature différente ; les inflexions
hystériques montantes des questions inutilement répétées, les
chuchotements surnaturels, le hurlement d’une femme, les
quelques gloussements forcés de ceux qui essayaient encore de
prétendre qu’il n’y avait vraiment pas de quoi s’alarmer.
Il y avait des zones d’immobilité, ça et là dans la foule
mouvante, telles des marbrures de paralysie ; puis il y eut une
immobilité soudaine, comme si un moteur venait d’être stoppé ;
puis il y eut le mouvement désordonné de frénétiques
gestitculations sans propos, d’objets rebondissants le long de la
pente d’une colline, comme à la merci de la gravité et de chaque
rocher auxquels ils se heurtaient sur leur passage.
Les gens se précipitaient vers les sorties, couraient vers des
téléphones, couraient les uns vers les autres, saisissant ou
poussant les corps autour d’eux au hasard. Ces hommes, les
__________
1. Terme anglo-saxon de jargon financier décrivant un intermédiaire
officiellement accrédité pour acheter et revendre des actions en bourse au
nom de petits porteur, ou de groupes de personnes. (N. d. T.)
2. Action de convaincre des investisseurs où des philanthropes d’investir
dans un projet d’entreprise, ou dans une action charitative ou d’ordre
politique, telle qu’une campagne électorale. (N. d. T.)
647
C H A P I T R E
III
L A L IS T E N O IR E BL ANCHE
***
***
***
Il sourit.
— Croyez-moi sur parole, Mademoiselle Taggart, et comme
ça vous ne vous torturerez pas avec des regrets pour votre
retard ; ça n’aurait pas pu être fait.
Elle avait la certitude qu’à chaque minute qui passait il était
en train de s’éloigner vers quelque lointain où elle ne serait
jamais capable de l’atteindre, mais il y-avait encore une sorte de
passerelle étroite qui les reliait tous deux, et elle devait faire
vite. Elle se pencha en avant, elle dit avec vraiment beaucoup de
calme, l’intensité de l’émotion prenant la forme d’une voix
exagérément monocorde.
— Vous souvenez-vous de ce que vous vous pensiez et
ressentiez, de ce que vous étiez, il y-a trois heures ? Vous
souvenez-vous de ce que vos mines signifiaient pour vous ? Est-
ce que les noms “Taggart Transcontinental,” ou “Rearden Steel”
vous disent quelque chose ? Au nom de quoi allez-vous me
répondre ? M’aiderez-vous à comprendre ?
— Je répondrai tout ce que je peux.
— Vous avez décidé de prendre votre retraite ? D’abandonner
votre affaire ?
— Oui.
— Est-ce que cela ne signifie plus rien pour vous,
maintenant ?
— Cela signifie plus pour moi maintenant que ça ne l’a
jamais signifié.
— Mais vous allez l’abandonner ?
— Oui.
— Pourquoi ?
— Ça, je ne peux pas y répondre.
— Vous qui avez aimé votre travail, qui ne respectiez rien
d’autre que le travail, qui méprisiez tout type de passivité
dépourvue de but, et la renonciation… avez-vous renoncé au
style de vie que vous aimiez ?
— Non, je viens juste de découvrir combien je l’aime.
— Mais vous avez l’intention de vivre sans travail ni but ?
— Qu’est-ce qui vous croire ça ?
— Allez-vous continuer dans l’activité du charbonnage,
dans un autre endroit ?
— Non, pas dans le charbonnage.
— Alors qu’est-ce que vous allez faire ?
— Je n’en ai pas encore décidé.
684
— Où allez-vous aller ?
— Je ne répondrai pas.
Elle s’autorisa une courte pause, le temps de réunir quelques
forces, de se dire à elle-même : « Ne ressens rien, ne lui montre
pas que tu ressens quoique ce soit, ne laisses pas la passerelle se
dissoudre et disparaître » ; puis elle dit, avec la même voix
calme et monocorde :
— Réalisez-vous quelles conséquences votre départ en
retraite va entraîner pour Hank Rearden, va entraîner pour moi,
et pour nous tous, peu importe qui sont ceux qui sont encore là ?
— Oui. Je le réalise plus pleinement que vous, à cet instant.
— Et cela ne signifie-t-il rien pour vous ?
— Ça signifie plus que vous n’oseriez le croire.
— Alors pourquoi nous désertez-vous ?
— Vous ne le croiriez pas et je l’expliquerai pas, pour autant
je ne vous déserte pas.
— On est train de nous abandonner la charge d’une plus
lourde tâche, et cela vous indiffère de savoir que vous allez
nous voir êtres détruits par les pillards ?
— Ne soyez pas si certaine de ça.
— De quoi ? De votre indifférence, ou de notre destruction ?
— Des deux.
— Mais vous savez, vous le saviez encore ce matin, qu’il
s’agit d’une bataille jusqu’à la mort, et qu’il s’agit de nous–
vous étiez l’un des notres–contre les pillards.
— Si je réponds que je le sais, mais que vous ne le savez
pas… vous penserez que je n’accorde aucune importance à ce
que je dis. Donc prenez-le comme vous voulez, mais ceci est ma
réponse.
— Me direz-vous ce que vous avez voulu dire ?
— Non. C’est à vous de le découvrir.
— Vous êtes d’accord pour abandonner le monde aux
pillards. Pas nous…
— Ne soyez pas si sûre… des deux.
Elle se laissa aller à un silence désespéré. Ce qui était étrange
dans ses manières, c’était leur simplicité ; il parlait comme si
tout ce qu’il disait était parfaitement naturel, et, au milieu de
toutes ces questions sans réponses et de cette mystérieuse
tragédie, il suggérait l’impression qu’il n’y avait plus de secrets,
et qu’aucun mystère n’avait jamais existé. Mais alors qu’elle
était en train de l’observer, elle vit la première fissure apparaître
685
***
récompensé, ou puni ?
Rearden ne répondit pas.
— Selon n’importe quel standard de décence, d’honneur, de
justice que vous connaissez ; êtes-vous convaincu que vous
auriez dû être récompensé pour cela ?
— Oui. fit rearden sur un ton de voix qui s’était abaissé.
Alors, si vous étiez puni, au lieu de ça ; quelle sorte de code
auriez-vous accepté.
Rearden ne répondit pas.
— Il est généralement admis, dit Francisco, « que vivre dans
la société humaine rend la vie de chacun de ses individus plus
facile, et moins exposée aux risques que s’ils se trouvaient
chacun seuls pour lutter contre la nature sur une île déserte.
Maintenant, partout où il se trouve, un homme qui utilise du
métal ou en a besoin, quelqu’en soit le but, sait que le Rearden
Metal lui a rendu la vie plus facile. L’a-t’il rendue plus facile
pour vous ? »
— Non. répondit Rearden, avec le ton de sa voix se faisant
plus bas.
— A-t-il laissé votre vie comme elle l’était lorsque vous ne
l’aviez pas encore mis au point ?
— Non… dit Rearden, le mot semblait avoir été rompu,
comme s’il avait coupé court à une pensée qui suivait.
La voix de Francisco lui claqua tout à coup comme un coup
de fouet en pleine face :
— Dites-le !
— Ça l’a rendu plus difficile. dit Rearden avec une voix qui
n’avait cette fois ci plus de ton.
— Quand vous vous sentiez fier des rails de la Ligne John
Galt, dit Francisco–le rythme mesuré de sa voix donnant une
impitoyable clarté à ses mots–« à quel genre d’hommes
pensiez-vous alors ? Vouliez-vous voir cette Ligne être utilisée
par vos égaux ; par des géants de la production d’énergie, tels
qu’Ellis Wyatt à qui elle aurait permis d’accomplir des exploits
de plus en plus grands, dans leurs genres respectifs ? »
— Oui. fit Rearden, avec empressement cette fois-ci.
— Auriez-vous voulu la voir être utilisée par des hommes
qui ne pourraient égaler le pouvoir de votre esprit, mais qui
auraient une intégrité morale similaire à la votre–des hommes
tels qu’Eddie Willers–qui n’auraient jamais pu inventer votre
Metal, mais qui feraient de leur mieux, travailleraient aussi dur
696
bien plus coupable que ce qu’ils vous en disent, mais pas selon
les règles qu’ils prêchent. La pire des culpabilités est d’accepter
la culpabilité injustifiée ; et c’est justement ce que vous avez
fait durant toute votre vie.
Vous vous êtes soumis au chantage, non pas en raison de vos
vices, mais pour vos vertues. Vous avez accepté de porter le
poids d’une punition qui n’était pas méritée ; et plus grandes
étaient les vertues que vous cultiviez, plus laborieusement les
avez-vous laissé devenir un fardeau s’alourdissant sur vos
épaules.
Mais vos vertus étaient celles qui maintiennent les hommes
en vie. Votre propre code moral–celui par lequel vous avez
vécu, mais n’avez jamais expliqué, reconnu, ou défendu–était le
code qui préserve l’existence de l’homme. Si vous avez été puni
pour en avoit fait le votre, alors quelle était la nature de celui de
ceux qui vous ont puni ? Le votre était le code de la vie. Alors,
quel peut-être le leur ? Sur quelle échelle de valeurs vient-il
s’enraciner ? Quelle peut-être son ultime finalité ? Pensez-vous
que ce à quoi vous êtes en train de faire face est uniquement une
conspiration pour saisir vos richesses ? Vous, qui connaissez la
source de la richesse, devriez savoir que c’est bien plus et bien
pire que cela. M’avez-vous demandé de nommer les motifs du
pouvoir chez l’homme ?
Les motifs du pouvoir chez l’homme sont un code moral.
Demandez-vous où leur code est en train de vous amener, et ce
qu’il vous offre comme but final. Une diablerie plus vile que
d’assassiner un homme et de lui vendre le suicide comme un
“acte vertueux”. Une diablerie plus vile que de jeter un homme
dans une fournaise sacrificatoire et d’attendre de lui qu’il saute
dedans, de son plein gré, et qu’en plus il allume lui-même la
fournaise. Selon leurs propres déclarations, ce sont eux qui ont
besoin de vous et n’ont rien à vous offrir en retour. Selon leurs
propres déclarations, vous devez les porter sur votre dos parce
qu’ils ne peuvent survivre sans vous.
Considérez l’obscénité de leur offrir leur impotence et leur
besoin–leur besoin de vous–comme justification de votre
torture. Condescendez-vous à l’accepter ? Vous importe-t-il
d’acheter–au prix de votre grande endurance, au prix de votre
agonie–la satisfaction des besoins de vos propres destructeurs ?
— Non !
— Monsieur Rearden, dit Francisco avec une voix d’un
700
C H A P I T R E
IV
L A C A U T IO N D E L A V ICTI ME
application. Elle était à la recherche d’une prise sur lui, qui lui
permettrait de “faire sortir” de lui une reconnaissance de sa
“dépravation morale” ; mais seule sa rectitude morale
pourrait attacher de l’importance à un tel verdict. Elle
cherchait à le blesser en utilisant son propre mépris pour ce
faire ; mais il ne pouvait s’en sentir blessé, aussi longtemps
qu’il n’éprouvait aucun respect pour son jugement. Elle
voulait le punir pour la douleur qu’il lui avait causée, et elle
utilisait cette douleur comme une arme dirigée contre lui,
comme si elle voulait lui extorquer son agonie en utilisant
son sentiment de pitié. Mais le seul outil dont elle disposait
était sa bienveillance, son inquiétude pour elle, sa
compassion. Le seul pouvoir sur lequel elle comptait était le
pouvoir des vertus de Rearden. Qu’allait-il arriver s’il
choisissait de les lui retirer ?
La question de la culpabilité, se dit-il, devait rester du
ressort de sa propre admission du code de justice qui
prononçait sa sentence de culpabilité. Il ne l’acceptait pas ; il
ne l’avait jamais fait. Ses propres vertus, toutes les vertus
dont elle avait besoin pour appliquer sa punition avec
efficacité, provenaient d’un autre code et existaient sur un
autre plan.
Il ne ressentait aucune culpabilité, aucune honte, aucun
regret, aucun déshonneur. Il ne ressentait aucune inquiétude
pour aucun verdict qu’elle aurait pu prononcer à son
encontre : il avait perdu tout respect pour le jugement de
Lillian depuis déjà bien longtemps. Et la seule chaîne qui le
retenait encore était un dernier reste de pitié.
Mais quel était le code sur lequel elle était en train d’agir ?
Quel sorte de code autorisait le concept d’une punition qui
requiérait comme source la vertu propre de la victime, pour
qu’elle puisse fonctionner ?
Un code, se dit-il, qui pourrait détruire seulement ceux qui
l’observeraient ; une punition qui ne pourrait faire souffrir
que l’honnête, tandis que le malhonnête s’en sortirait sans
une égratignure. Quelqu’un pouvait-il concevoir une infamie
plus basse que de placer la vertu et la souffrance sur un
même plan, de faire de la vertu, et non pas du vice, la source
et le levier de la souffrance ?
S’il était le genre de pourriture dont elle cherchait à le
persuader qu’il l’était, alors aucune question relevant de son
716
dans sa réponse.
— A New York.
Elle se dressa sur ses jambes.
— Cette nuit ?
— Maintenant.
— Tu ne peux pas aller à New York cette nuit !
Sa voix ne s’était pas élevée, mais elle contenait l’impérieux
désespoir d’un cri d’avertisssment.
— Ce n’est pas le bon moment pour te le permettre. Pour te
permettre de déserter ta famille, je veux dire. Tu devrais penser
à tenir tes mains propres. Tu n’es pas en position de te
permettre quoique ce soit que tu sais être de la dépravation.
« Selon quel code de valeurs ? » se dit Rearden. « Selon quel
standard ? »
— Pourquoi souhaiterais-tu aller à New York, cette nuit ?
— Je pense, Lillian, que c’est pour la même raison que celle
qui te fait vouloir m’en empêcher.
— Demain… il y-a ton procès.
— C’est bien ce que veux dire.
Il fit un mouvement pour se tourner, et elle éleva la voix :
— Je ne veux pas que tu partes !
Il sourit. C’était la première fois qu’il lui souriait depuis les
trois derniers mois ; ce n’était pas le genre de sourire qu’elle
aurait espéré.
— Je t’interdis de nous laisser ce soir !
Il tourna le dos et quitta la pièce.
Alors qu’il était assis au volant de sa voiture, et que la
route verglacée et vitreuse défilait devant son visage et sous
les roues, à une vitesse de 100 kilomètres par heure, il laissa
la pensée de sa famille l’abandonner–et l’image de leurs
visages partit en sens inverse dans l’abysse de vitesse qui
avalait les arbres dénudés et les structures solitaires sur le
bas-côté.
Il y-avait peu de circulation, et bien peu de lumières au
milieu des groupes de maisons des villages et hameaux qu’il
dépassait ; la vacuité de l’inactivité était le seul signe
indiquant un jour de fête. Une lueur brumeuse, rouillée par le
gel, faisait une brêve apparition durant quelque rares instants,
et un vent froid qui s’engoufrait parfois dans les interstices
de la voiture poussait des cris aigus faisant battre le toit de
toile contre la structure métallique qui le retenait.
725
Eddie soupira.
— Oui, Monsieur Rearden.
— C’est à propos de ça que je veux voir Dagny ; à propos de
votre rail.
— Elle est encore ici.
Il était sur le point de reprendre son chemin en direction du
bureau de Dagny, lorsqu’Eddie Willers l’interpella, avec quelque
hésitation dans le son de sa voix :
— Monsieur Rearden…
Il s’arrêta.
— Oui.
— Je voulais vous dire… parce que c’est votre procès,
demain… et, quoiqu’ils vous fassent, puisque c’est, paraît-il,
au nom du peuple… Je voulais juste vous dire que je… que ce
ne sera pas en mon nom… même s’il n’y-a rien que je puisse
faire à propos de ça, à part vous le dire… même si je sais que
ça ne veux rien dire.
— Ça veut dire beaucoup plus que vous ne le suspecteriez.
Peut-être plus que n’importe lequel d’entre-nous le suspecterait.
Merci, Eddie.
Dagny leva le regard de son bureau lorsque Rearden entra ;
il la vit le regarder alors qu’il s’approchait, et il vit la fatigue
disparaître de ses yeux. Il s’assit sur le bord de son bureau.
Elle s’appuya contre le dossier de son fauteuil, en relevant
d’un revers de main une mèche de cheveux sur son visage,
relaxant ses épaules sous son fin chemisier blanc.
— Dagny, il y-a quelque chose que je voudrais te dire à
propos des rails que tu as commandés. Je veux que tu saches
ça ce soir.
Elle était en train de l’observer attentivement ; l’expression
sur son visage communiquait au sien la même expression de
tension solennelle et silencieuse.
— Je suis censé livrer 60.000 tonnes de rails à la Taggart
Transcontinental le 17 février, ce qui équivaut à 480
kilomètres de rails. Tu sais quel matériau est plus léger et
moins cher que l’acier. Ton rail ne sera pas en acier, il sera en
Rearden Metal. Ne discute pas, ni ne proteste, ni même
n’accepte. Je ne suis pas en train de réclamer ton
consentement. Tu n’es pas censée consentir ou savoir quoique
ce soit à propos de ça, je suis en train de le faire, et moi seul en
serais tenu pour responsable.
729
Nous ferons en sorte que les gens de ton équipe qui savent
que tu as commandé de l’acier ne sauront pas que tu as reçu du
Rearden Metal, et que ceux qui savent que tu as reçu du
Rearden Metal ne sauront pas que tu n’avais pas les
autorisations nécesaires pour en acheter. Nous allons manipuler
les écritures comptables et autres, de telle manière que si jamais
il devait y avoir quelqu’un qui vienne mettre le nez là-dedans, il
ne serait jamais capable de trouver quoique ce soit à redire
contre qui que ce soit, à part contre moi. Au mieux, ils pouront
suspecter que j’ai graissé la patte1 à quelqu’un, ou que tu que
avais remarqué une incohérence inexplicable, mais ils seront
incapable de prouver quoique ce soit de plus. Je veux que tu me
donnes ta parole que tu ne l’admettras jamais, quoiqu’il arrive.
C’est mon Metal, et s’il y-a des risques à prendre, c’est moi qui
les prendrai. J’ai imaginé ça le jour même où j’ai reçu ta
commande. J’ai commandé le cuivre pour le faire, depuis une
source d’approvisionnement qui ne me trahira pas. Au début, je
n’avais pas l’intention de te le dire avant que tu te trouves
devant le fait accompli, mais j’ai changé d’avis. Je veux que tu
le saches ce soir, parce que je vais être jugé demain pour le
même genre de “crime”.
Elle avait écouté sans broncher. Durant sa dernière phrase, il
avait vu la légère contraction de ses joues et de ses lèvres ; ça
n’avait pas vraiment été un sourire, mais ça voulait exprimer de
la douleur, de l’admiration, et de la compréhension. Puis il vit ses
yeux devenir plus doux, plus douloureusement et
dangereusement vivants ; il lui prit le poignet, comme si la forte
étreinte de ses doigts et la sévérité de son regard devait lui
apporter le réconfort dont elle avait besoin ; et il dit sévèrement :
— Ne me remercie pas–il ne s’agit pas d’une faveur–je le
fais dans le but de faire mon travail, sinon je vais craquer
comme Ken Danagger.
Elle dit d’une voix chuchotante :
— D’accord, Hank, je ne te remercierai pas.
Le ton de sa voix et son regard en firent un mensonge au
moment même où les paroles furent prononcées.
Il sourit.
— Donne-moi la parole que je t’ai demandé.
__________
1. Expression populaire signifiant soudoyer ou corrompre financièrement
quelqu’un dans le but d’obtenir une faveur. (N. d. T.)
730
***
— Imposez-la.
Les trois juges se regardèrent les uns les autres. Puis leur
porte-parole se tourna vers Rearden.
— Ceci est sans précédent. dit-il.
— C’est complètement irrégulier. dit le second juge, « La loi
requiert que vous présentiez votre propre défense. Votre seule
alternative est que vous déclariez pour le greffe que vous vous
en remettiez à la merci de la Cour.
— Il n’en est pas question.
— Mais vous devez le faire.
— Voulez-vous dire que ce que vous attendez de moi est
une sorte d’action volontaire ?
— Oui.
— Je ne suis pas volontaire.
— Mais la loi exige que la défense de l’accusé soit
représentée sur les minutes du procès.
— Seriez-vous en train de dire que vous avez besoin de ma
collaboration pour que cette procédure soit légale ?
— Et bien, non… oui… il s’agit que la forme soit respéctée.
— Je ne vous aiderai pas.
Le troisième et le plus jeune des trois juges, qui avait officié
en temps que représentant de la Partie civile fit sèchement, sur
un ton d’impatience :
— Ceci est ridicule et déloyal ! Ne chercheriez-vous pas à
suggérer qu’un homme de votre importance s’est vu imposer
un… Il s’interrompit soudainement en pleine phrase. Quelqu’un
à l’arrière de la salle emettait un long sifflement.
— Je veux, dit Rearden sur un ton grave, « laisser la nature
de ce procès apparaître telle qu’elle est. Si vous avez besoin de
mon aide pour la déguiser… je ne vous aiderai pas. »
— Mais nous vous donnons une chance de vous défendre ;
et c’est vous qui êtes en train de la rejeter.
— Je ne vous aiderai pas à prétendre que “j’ai une chance”.
Je ne vous aiderai pas à sauver une apparence de légalité, là où
les droits fondamentaux ne sont pas reconnus. Je ne vous
aiderai pas à sauver les apparences de la rationalité, en
acceptant de participer à un débat dans le cadre duquel le fusil
est l’argument final. Je ne vous aiderai pas à prétendre que vous
êtes en train d’“administrer la justice”.
— Mais la loi vous oblige à présenter volontairement votre
défense.
737
bien public.
— Vous m’en voyez désolé, Messieurs, dit Rearden, « mais
je crois que je vais être obligé de sauver vos putains de têtes en
même temps que la mienne. »
Un groupe d’entrepreneurs à la tête duquel se trouvait
Monsieur Mowen ne fit aucune déclaration à propos du procès.
Mais une semaine plus tard ils annoncèrent, en en faisant un
battage immodéré, qu’ils étaient en train de réunir des fonds
pour la construction d’une aire de jeux pour les enfants des
sans-emplois.
Bertram Scudder ne fit pas mention du procès dans ses
colonnes. Mais dix jours plus tard, il écrivit, entre autres articles
traitant des “on-dit” et des “il paraîtrait” :
“(…) Il est possible de se faire une idée de la popularité de
Mr. Hank Rearden en partant d’une observation qui montre
que, parmi toutes les catégories et tous les groupes sociaux de
notre société, il semble être le moins populaire précisément au
milieu de ses collègues entrepreneurs et affairistes. Sa marque
de fabrique de patron impitoyable, appartenant désormais à la
vieille école, semble tomber bien à plat auprès des barons du
profit et autres prédateurs. (…)”
Durant un soir de décembre–alors que la rue au-delà de sa
fenêtre était comme une gorge congestionnée toussant les coups
de klaxon des embouteillages de Noël–Rearden était assis dans
la salle à manger de sa suite à l’hôtel Wayne-Falkland,
combattant un ennemi plus dangereux que la lassitude ou la
peur : la répulsion pour la simple pensée d’avoir affaire à des
êtres humains.
Il était assis là, réticent à s’aventurer dans les rues de la cité,
réticent à se déplacer, comme s’il était enchaîné sur sa chaise et
dans cette chambre. Il avait essayé, des heures durant, d’ignorer
une émotion qui ressemblait au mal du pays : sa conscience que
le seul homme qu’il avait envi de voir était ici, dans cet hôtel, à
juste quelques étages au-dessus du sien.
Il s’était surpris lui-même, durant les dernières semaines, à
perdre son temps dans le salon chaque fois qu’il rentrait à
l’hôtel ou en sortait, wagabondant sans but précis vers le
comptoir de la réception ou le kiosque à journaux, observant le
courant des gens pressés, espérant apercevoir Francisco
d’Anconia parmi eux. Il s’était surpris lui-même à dîner seul au
restaurant de l’hôtel tout en gardant un œil sur les tentures de
747
d’entendre vos propres mots se propager dans les airs, avec moi
comme faire valoir ?
— Non, je ne crois pas, Monsieur Rearden. Ils n’étaient pas
mes mots. N’exprimaient-ils pas plutôt ce pourquoi vous avez
toujours vécu ?
— Oui.
— Je vous ai seulement aidé à voir que vous deviez être fier
de vivre en leur nom.
— Je suis content que vous les ayez entendus.
— C’était grand, Monsieur Rearden… et à peu près trois
générations trop tard.
— Que voulez-vous dire.
— Si un seul patron avait eu le courage, à ce moment là, de
dire qu’il ne travaillait pour rien d’autre que son propre profit–
et l’avait fièrement proclamé–il aurait sauvé le monde.
— Je ne considère pas que le monde soit perdu depuis
longtemps.
— Il ne l’est pas. Il ne peut jamais l’être. Mais oh, mon
Dieu ! Qu’est-ce qu’il nous aurait épargné !
— Et bien, nous devons combattre–peut importe l’époque
dans laquelle nous sommes coincé.
— Oui… Vous savez, Monsieur Rearden, je suggère que
vous vous procuriez une retranscrption de votre discours et
relisiez ce que vous avez dit. Après quoi, voyez si vous le
pratiquez pleinement et avec consistence ou pas.
— Voulez-vous dire que je ne le fais pas ?
— Voyez ça par vous-même.
— Je sais que vous aviez beaucoup de choses à me dire,
lorsque nous avons été interrompus cette nuit là, à l’usine.
Pourquoi ne finissez-vous pas ce que vous aviez à dire ?
— Non, c’est trop tôt.
Francisco agissait comme s’il n’y avait rien d’extraordinaire
à propos de cette visite, comme s’il cela était allé de soit–ainsi
qu’il se comportait chaque fois qu’il se trouvait en présence de
Rearden. Mais Rearden nota qu’il n’était pas aussi calme qu’il
aurait voulu le laisser paraître ; il marchait dans la pièce en
faisant des allés et venues, d’une manière qui semblait être le
relâchement d’une émotion qu’il ne voulait pas confesser ; il
avait oublié la lampe qui était restée là, posée sur le sol de la
pièce comme seule source de lumière.
— Tout ce que vous avez découvert et compris vous a coûté
750
que je n’y dis jamais rien. Ce sont les femmes qui s’empressent
de faire publier ça à grand renfort d’histoires insinuant que
d’être vu en ma compagnie dans un restaurant est le signe d’une
grande histoire romantique. Que croyez-vous que ces femmes
recherchent, à part la même chose que le coureur de jupons… le
désir de gagner leur propre valeur à partir du nombre et de la
célébrité des hommes dont elles font la conquête ? Seulement,
c’est un tout petit peu plus bizarre, parce que la valeur qu’elles
recherchent ne doit pas être trouvée dans la réalité d’un fait,
mais dans la seule suggestion que “ça s’est produit”, et dans le
sentiment et de jalousie que tout cela communique à d’autres
femmes.
Et bien, j’ai donné à ces couche-toi-là ce qu’elles voulaient ;
mais ce qu’elles voulaient littéralement, sans la prétension de ce
à quoi elles s’attendaient, la prétension qui leur empêchait de
voir la vraie nature de leur souhaits. Croyez-vous qu’elles
voulaient coucher avec moi, ou avec n’importe quel autre
homme ? Elles ne seraient pas capables d’un désir si réel et si
honnête. Elles voulaient de la nourriture pour leur vanité ; et je
le leur ai donné. Je leur ai donné la chance de se vanter auprès
de leurs amies et de pouvoir se regarder dans les pages de la
presse à scandale dans les rôles des “grandes séductrices”.
Mais saviez-vous que cela fonctionne exactement de la
même manière que ce que vous avez fait lors de votre procès ?
Si vous voulez faire échouer n’importe quelle sorte de coup
tordu ; mettez littéralement les deux pieds dedans, sans rien
ajouter qui vienne de vous pour en déguiser la nature. Ces
femmes comprenaient. Elles voyaient s’il y avait quelque
satisfaction à avoir d’être enviées et jalousées pour un fait que
l’on ne réalise pas. En fait d’amour propre, leurs histoires
d’amour avec moi, imaginées et médiatisées, n’ont fait
qu’approfondir le complexe d’infériorité qui était déjà en elles ;
chacune d’entre elles sait qu’elle a essayé et a échoué. Si le fait
de m’attirer dans un lit est supposé être leur échelle publique de
valeurs, elles savent qu’elles étaient incapables de réellement
vivre avec. Je pense que ces femmes me détestent plus que
n’importe qui d’autre sur Terre.
Mais mon secret est bien gardé ; parce que chacune d’entre
elle pense qu’elle fut “la seule à échouer”, alors que “toutes les
autres avaient réussi”, et donc elle sera la plus véhémente à
jurer l’authenticité de notre histoire d’amour et n’admettra
758
***
C H A P I T R E
V
C O MP T E D E BIT E U R
détenons bien plus de cinquante pour cent des bons émis par
la Taggart–nous pourrions nous trouver dans l’obligation de
demander le remboursement des bons avant six mois.
— Quoi ?! hurla Taggart.
— …ou plus tôt.
— Mais tu ne peux pas ! Oh, mon Dieu, mais tu ne peux
pas ! Il a été entendu que le moratoire était conclu pour cinq
ans ! C’était un contrat, une obligation ! Nous comptions
dessus !
— Une obligation ? Tu ne deviendrais pas un peu vieux-jeu,
Jim? Il n’y a pas d’obligations, excepté la nécessité du moment.
Les détenteurs initiaux de ces bons comptaient bien sur leur
remboursement, eux aussi.
Dagny éclata de rire. Elle ne parvenait pas à s’arrêter ; c’était
irrésistible. Elle ne pouvait pas refuser une telle occasion de
venger Ellis Wyatt, Andrew Stockton, Lawrence Hammond et
tous les autres. Elle dit, en continuant à se tordre de rire :
— Merci, Monsieur Weatherby !
Monsieur Weatherby eut l’air étonné en la regardant.
— Oui ? demanda-t-il froidement.
— Je savais que nous aurions quelque chose à payer pour
cette histoire de bons, d’une manière ou d’une autre. Nous
sommes en train de le payer.
— Mademoiselle Taggart, dit le président du Directoire avec
un air sévère, « ne pensez-vous pas que–comme je vous l’avais
déjà dit–vous êtes tellement futile ? De parler de ce qui serait
arrivé si nous avions agi différemment n’est rien d’autre que
pure spéculation toute théorique. Nous ne pouvons pas nous
permettre de nous reposer sur des théories, nous avons affaire
aux réalités pratiques du moment. »
— Exact. dit Monsieur Weatherby. Et c’est bien pour ça que
vous devriez être pratique. Maintenant, nous vous offrons la
possibilité d’un échange. Vous faites quelque chose pour nous,
et nous ferons quelque chose pour vous. Vous donnez cette
augmentation des salaires aux syndicats ouvriers, et nous vous
donnerons la permission de fermer la Ligne Rio Norte.
— D’accord, dit James Taggart, avec une voix étranglée.
Debout à côté de la fenêtre, elle les entendit procéder au vote
de leur décision. Ele les entendit déclarer que la Ligne John
Galt serait fermé dans six semaines, le 31 mars.
« Il s’agit simplement de dépasser les quelques prochains
788
heureuse que ce soit moi qui le fasse. C’est pour ça que Nat
Taggart avait travaillé toute une nuit... pour que ça ne s’arrête
pas. Ce n’est pas trop difficile, pour autant que l’on ait quelque
chose à faire. Et puis comme ça je saurai, au moins, que je suis
en train de sauver la ligne principale.
— Dagny, lui demanda-t-il à voix basse–et elle se demanda
ce qui lui suggérait cette impression que c’était comme si sa vie
allait dépendre de ce qu’elle allait répondre–« Comment
réagirais-tu, si c’était la ligne principale que tu serais chargée de
démonter ? »
Elle répondit sans aucune hésitation :
— Alors, je laisserais la dernière locomotive me rouler
dessus. puis elle ajouta, « Non. Ce ne serait que de
l’apitoiement sur mon propre sort. Je ne ferais pas ça. »
Il dit d’une voix douce :
— Je sais que tu ne le ferais pas. Mais tu aimerais pouvoir le
faire.
— Oui.
Il sourit, sans la regarder ; c’était un sourire moqueur, mais
c’était un douloureux sourire, et la moquerie s’adressait à lui-
même. Elle se demanda ce qui lui faisait en être certaine ; mais
elle connaissait si bien son visage qu’elle pourrait toujours
savoir ce qu’il ressentait, quoiqu’elle ne puisse plus en
connaître les raisons. Elle connaissait son visage, se dit-elle,
aussi bien qu’elle connaissait son corps, comme elle pouvait
encore le voir, comme elle en fut soudainement consciente,
malgré les vêtements et comme elle s’en trouvait à quelques
dizaines de centimètres dans l’intimité presque totale de ce
cabinet.
Il tourna son visage à nouveau vers le sien, et quelque
soudain changement dans ses yeux lui fit être certaine qu’il
savait à quoi elle était en train de penser. Il regarda ailleurs tout
en prenant son verre.
— Et bien… fit-il, « à Nat Taggart ? »
— Et à Sebastian d’Anconia ? demanda-telle, avant de le
regretter parce que cela sonnait comme une moquerie qu’elle
n’avait pas voulue. Mais elle vit dans son regard une lueur
d’une étrange clarté, et il répondit avec fermeté, et avec une
légère touche de fierté dans son sourire :
— Oui… et à Sebastian d’Anconia.
Sa main tremblait légèrement et il renversa quelques gouttes
795
***
ROGER MARSH.
APPAREILS ELECTROMENAGERS
***
cela lui fit l’effet d’un choc ; elle ne l’avait pas vu descendre
d’un wagon, mais il était là, marchant dans sa direction depuis
quelque part, depuis loin vers la queue du train. Il était seul. Il
marchait avec son empressement caractéristique qui semblait
toujours être justifié par quelque propos, les mains dans les
poches de son trench-coat. Il n’y-avait aucune femme à côté de
lui, aucun compagnon d’aucun genre, à part un porteur qui se
pressait à ses côtés avec un sac qu’elle identifia comme étant le
sien.
Dans la fureur de sa déception incrédule, elle chercha
frénétiquement du regard toutes les silhouettes féminines qu’il
aurait pu laisser dans la foule derrière lui. Elle était certaine
qu’elle reconnaîtrait celle qu’il aurait choisie. Elle n’en vit
aucune qui aurait pu faire ne serait-ce qu’une bonne candidate.
Et puis elle vit que la dernière voiture du train était un wagon
privé, et la silhouette qui se tenait à sa porte, et qui était en train
de parler à quelque responsable de la gare–une silhouette qui ne
portait ni voile ni manteau de fourrure, mais un manteau tout ce
qu’il y avait de plus ordinaire, qui mettait en valeur
l’incomparable grâce de son corps mince se tenant dans la
position confiante du propriétaire de la gare–était Dagny
Taggart. Alors Lillian Rearden comprit.
— Lillian, qu’est-ce qu’il se passe ?
Elle entendit la voix de Rearden, elle sentit sa main lui
prendre le bras, elle le vit la regarder comme quelqu’un qui
regarderait l’objet de quelque soudaine urgence. Il était en train
de regarder un visage livide et un regard de terreur qui ne
parvenait pas à s’attarder sur quoi que ce soit.
— Qu’est-il arrivé ? Qu’est-ce que tu fais ici ?
— Je… bonjour, Henry… Je suis juste venue t’attendre…
Pas de raison en particulier… Je venais juste t’attendre.
La terreur avait disparu de son visage, mais elle parlait avec
une voix étrangement plate.
— Je voulais te voir, c’était comme une pulsion, une pulsion
soudaine et je ne pouvais pas y résister, parce ce que…
— Mais tu n’as pas l’air… tu avais l’air d’être malade.
— Non… Non, peut-être que j’ai eu un vertige, le monde est
étouffant, ici… je n’ai pas pu résister à l’envie de venir, parce
que ça me permettait de me sentir comme durant ces jours,
lorsque tu aurais été heureux de me voir… c’était un moment
d’illusion que je voulais recréer pour moi-même…
812
C H A P I T R E
VI
L E ME T AL M IR A C L E
mutuellement.
— Ceci est le brouillon de l’avant-projet du Décret N° 10-
289, dit Wesley Mouch, « lequel a été rédigé dans l’urgence par
Gen, Clem et moi-même, juste pour vous en donner l’idée
générale. Nous voulons entendre vos opinions et suggestions et
tous autres commentaires ; sachant que vous êtes les
représentants de la main d’œuvre, de l’industrie, des transports,
du secteur tertiaire et des professions libérales. »
Fred Kinnan ferma la fenêtre comme s’il aurait voulu
s’assurer qu’elle soit étanche, puis il s’assit sur le bras d’un
fauteuil. Orren Boyle écrasa le mégot de son cigare. James
Taggart baissa la tête pour regarder ses mains. Le docteur Ferris
était le seul qui semblait être à l’aise.
— Au nom du bien-être général, lu Wesley Mouch, « pour
assurer la sécurité des citoyens, pour arriver aux pleines égalité
et stabilité, il est décrété pour toute la durée de l’état de crise
nationale que :
problème ? »
— Non, rien. fit Kinnan, « Je demandais, juste. »
Mouch s’enfonça dans son fauteuil.
— Je dois vous dire que j’apprécie que vous soyez tous
venus ici pour nous offrir le bénéfice de vos opinions. Ça nous a
vraiment beaucoup aidés.
Puis il se repencha en avant sur son bureau, regarda en direction
du calendrier posé à côté de lui, et s’arrêta durant un moment en le
regardant et en tripotant un crayon. Puis le crayon s’avança en
direction d’une date et dessina un cercle autour d’elle.
— Le Décret N° 10-289 prendra effet à compter du matin du
1er mai.
Ils hochèrent tous de la tête. Aucun d’entre-eux ne regarda en
direction de son voisin.
James Taggart se leva, fit quelques pas en direction de la
fenêtre, et laissa tomber le store à lamelles assez bas pour qu’il
masque la vue de l’obélisque blanc.
***
depuis ses mains sur son visage, sur lequel elle ruissela.
L’épuisement semblait être parti au moment ou elle revint vers
le bureau. Peut importait la nature de la nuit qui l’avait précédé,
elle n’avait jamais connu un matin durant lequel elle n’avait
éprouvé cette montée d’excitation silencieuse, qui devenait une
énérgie régénératrice à l’intérieur de son corps, et une faim de
l’action dans son esprit ; parce que c’était le début du jour et
que c’était un jour de sa vie.
Elle regarda par la fenêtre. En bas, dans la cité, les rues
étaient encore vides, elles en avaient l’air plus large, et dans la
propreté lumineuse de l’air printannier, elles semblaient
attendre pour la promesse de toute la grandeur qui prendrait la
forme de l’activité sur le point de se déverser sur elles. Au loin,
le calendrier disait 01 MAI.
Elle s’assit derrière son bureau, souriant de défi à l’idée du
dégoût que lui inspirait désormais son travail. Elle en était
arrivée à haïr les rapports qu’elle devait finir de lire, mais c’était
son travail, c’était sa compagnie ferroviaire, et c’était le matin.
Elle alluma une cigarette en se disant qu’elle expédierait tout ça
avant le petit déjeuner ; elle éteignit la lampe et tira les papiers
vers elle.
Il y avait des rapports envoyés par les directeurs généraux
des quatre régions principales du réseau de la Taggart. Leurs
pages n’étaient qu’un cri de désespoir tapé à la machine et
commentant les pannes des équipements. Il y avait un rapport à
propos d’un déraillement sur la ligne principale dans les environ
de Winston, dans le Colorado. Il y avait le nouveau budget du
département des opérations, le budget révisé et basé sur les
augmentations de tarifs que Jim avait obtenu la semaine
dernière. Elle essaya d’étouffer l’exaspération du désespoir
tandis qu’elle scrutait lentement les chiffres du budget ; tous ces
calculs avaient été basés sur l’assomption que le volume de fret
demeurerait inchangé, et que leur augmentation leur rapporterait
un revenu supplémentaire d’ici la fin de l’année ; elle savait que
le tonnage de fret allait s’effondrer encore un peu plus, que
l’augmentation ne se traduirait que par une faible différence,
que d’ici la fin de cette année leurs pertes seraient plus grandes
qu’elles ne l’avaient jamais été.
Lorsqu’elle releva les yeux d’au-dessus des pages, elle
remarqua avec un léger sursaut de surprise que la pendule disait
09:25. Elle avait été faiblement consciente du son habituel du
852
terre libre sous un ciel ouvert, avec rien qui ne lui soit laissé à
l’exception de lui-même.
— Et bien, Monsieur Rearden ? Allez-vous signer ?
demanda le docteur Ferris.
Les yeux de Readen revinrent vers lui. Il avait oublié que
Ferris était là ; il ne savait pas si Ferris avait été en train de
parler, d’argumenter, ou attendait en silence.
Il saisit un stylo et, sans y regarder à deux fois, avec le geste
léger d’un millionaire signant un chèque, il signa son nom aux
pieds de la Statue de la Liberté, et repoussa le Certificat de Don
de l’autre côté du bureau.
877
C H A P I T R E
VII
L E MO R A T O IRE S U R L E S CE RVE AUX
poser des questions comme ça, à propos d’elle. Oubliez ça. Elle
reviendra pas… Je ne sais pas ce que c’est que j’aimerais bien
voir arriver. Rien, je pense. Je vis juste jour après jour, et
j’essaye de ne pas voir l’avenir. Au début, j’espérais que
quelqu’un nous sauverait. Je pensais que peut-être ça serait
Hank Rearden. Mais il a jeté l’éponge. Je sais pas ce qu’ils lui
ont fait pour arriver à le faire signer, mais je sais que ça doit être
quelque chose de terrible. C’est ce que tout le monde pense.
Tout le monde parle à voix basse à propos de ça, en se
demandant quel moyen de pression ils ont utilisé sur lui… Non,
personne ne sait. Il a pas fait de déclaration publique et il refuse
de voir tout le monde…
Mais, écoutez, je vais vous apprendre quelque chose d’autre
dont tout le monde parle à voix basse, aussi–Approchez-vous un
peu plus près, vous voulez bien ?–Je veux pas en parler trop
fort. Ils disent qu’il semble qu’Orren Boyle était autant au
courant de la publication du Décret depuis bien avant qu’il soit
publié ; des semaines, ou même des mois avant, parce qu’il
aurait commencé à reconstruire ses fourneaux pour la
production, chez lui, du Rearden Metal, dans une de ses
fonderies plus petite, un petit endroit obscur plus loin que la
côte de l’Etat du Maine1. Il aurait été prêt à commencer à couler
du Rearden Metal le jour même de la signature du papier de
l’extorsion… je veux dire, quand le Certificat de Don a été
signé. Mais–écoutez–la nuit avant qu’ils commencent à le
couler, les hommes de Boyle étaient déjà en train de chauffer
les fourneaux dans cet endroit sur là côte, quand ils auraient
entendu une voix. Les gars n’auraient pas su d’où venait la
voix. Si elle provenait d’un avion, d’une radio ou d’une sorte de
haut parleur, mais c’était une voix d’homme, et elle aurait dit
qu’on leur donnait dix minutes pour déguerpir.
Ils seraient partis. Ils auraient commencé à partir et ils se
seraient dépêchés parce que la voix disait que c’était Ragnar
Danneskjold. Dans la demi-heure qui a suivie, les fourneaux de
Boyle auraient été rasés. Rasés, éffacés de l’endroit, sans qu’il
en reste même une brique qui tienne debout. Ils disent que ça
aurait été fait avec des canons de marine à longue portée, depuis
quelque part loin dans l’Atlantique. Personne n’aurait vu le
__________
1. Selon la description de l’auteur : un endroit situé tout au nord et sur la côte est
des Etats-Unis, en bordure de la frontière avec le Québec, au Canada. (N. d. T.)
883
***
C’était une route sombre, mais elle menait vers une nouvelle
direction. Rearden marchait depuis son usine ; pas vers sa
maison, mais vers la ville de Philadelphie.
Ça représentait une grande distance, à pied, mais il avait
voulu le faire ce soir là, ainsi qu’il l’avait fait chaque soir
depuis la semaine dernière. Il se sentait en paix dans l’obscurité
vide de la campagne, sans rien d’autre que les formes noires des
arbres autour de lui, sans aucun autre mouvement que celui de
son propre corps et des branches remuant dans le vent, sans
aucune autre lumière que les lentes étincelles des lucioles
papillonant dans les buissons. Les deux heures de marche qui
séparaient l’usine de la ville étaient son moment de répit.
Il avait déménagé de sa maison pour prendre un appartement
dans Philadelphie. Il n’avait donné aucune explication ni à sa
mère, ni à Philip ; il n’avait rien dit, excepté qu’ils pouvaient
rester dans la maison s’ils le désiraient, et que Mademoiselle
Ives se chargerait de régler leur factures. Il leur avait demandé
de dire à Lillian, quand elle rentrerait, de ne pas chercher à le
revoir. Ils l’avaient regardé dans un silence terrifiant.
Il avait donné un chèque en blanc à son avocat, et avait dit :
« Obtenez-moi un divorce, pour les motifs que vous voulez et
quelqu’en soit le prix. Je ne veux pas entendre parler des
moyens que vous utiliserez, de combien de juges vous achéterez
ou si vous jugez nécessaire d’organiser une scène portant
préjudice à ma femme. Faites ce que vous voulez. Mais il n’est
pas question de payer quelque pension que ce soit, ni de
partager quoi que ce soit. »
L’avocat l’avait regardé avec l’esquisse d’un sourire sage et
triste, comme s’il s’agissait d’un évènement auquel il s’attendait
depuis longtemps déjà. Il avait répondu :
885
***
courbe serrée.
— Je me disais, demanda nerveusement Gilbert Keith-
Worthing, « est-ce que notre chemin de fer est sûr ? »
— Bordel, oui ! dit Kip Chalmers, « On a tellement de
règlements, de textes de lois et de normes de sécurité que ces
batards se garderaient bien d’être négligents ! …Lester ? C’est
quoi, le prochain arrêt ? »
— Il y aura pas de prochain arrêt avant Salt Lake City1.
— Je voulais dire, c’est quoi la prochaine gare ?
Lester Tuck fit apparaître une carte tachée qu’il avait
consulté toutes les quelques minutes depuis la tombé de la nuit.
— Winston. dit-il, « Winston, Colorado2. »
Kip Chalmers tendit la main pour attraper un autre verre.
— Tinky Holloway a dit que Wesley a dit que si tu ne
gagnes pas cette campagne, t’es fini. dit Laura Bradford.
Elle s’était affalé dans son fauteuil, regardant au-delà de
Chalmers, étudiant son propre visage dans un miroir sur la
cloison du wagon ; elle s’ennuyait et ça l’amusait d’aiguillonner
sa colère impotente.
— Oh, il a dit ça, il l’a dit ?
— Hm-hm. Wesley ne veux pas que qui que ce soit–et peut
importe qui c’est ou son nom–qui soit contre contre toi arrive à
gagner ces Législatives. Si tu gagnes pas, Wesley sera en rogne
comme un diable. Tinky a dit…
— Qu’il aille se faire foutre ce batard ! Y ferait mieux de
faire gaffe à son cou !
— Oh, ça je sais pas. Wesley l’aime vraiment beaucoup.
ajouta-t-elle, « Tinky Holloway ne laisserait pas un misérable
train lui faire manquer un rendez-vous important. Ils n’oseraient
pas le faire attendre. »
Kip Chalmers fixait son verre.
— Je vais faire saisir toutes les companies de chemin de fer
par le gouvernement. dit-il d’une voix basse.
— Vraiment, dit Gilbert Keith-Worthing, « je ne vois pas
pourquoi vous ne l’avez pas fait depuis longtemps. C’est le seul
pays assez retardé sur la planète pour autoriser les compagnies
de chemin de fer privées. »
— Et bien, on va arriver à votre niveau. dit Kip Chalmers.
__________
1. Grande cité et capitale de l’Etat de l’Utah. (N. d. T.)
2. Cette ville du Colorado n’existe pas dans la réalité. (N. d. T.)
909
s’éloigna.
L’opérateur de nuit de la gare de Winston écouta le message
téléphonique, laissa retomber le combiné et se précipita dans les
escaliers pour monter sortir le chef de gare du lit.
Le chef de gare était un homme costaud et bourru qui avait
tendance à se laisser un peu aller et qui, sur ordre du nouveau
directeur de division, avait été nommé à ce poste depuis une
dizaine de jours. Il tituba sur ses jambes, encore un peu
endormi, mais il se réveilla sous le choc quand les mots de
l’opérateur atteignirent son cerveau.
— Quoi ? s’écria-t-il, « Jesus ! La Comète ?... Bon, ne reste
pas là à trembler ! Appelle Silver Spring ! »
L’aiguilleur de nuit du quartier général de la division, à
Silver Spring, écouta le message, puis téléphona à Dave
Mitchum, le nouveau directeur de la division du Colorado.
— La Comète ? s’écria Mitchum, sa main pressant le
combiné téléphonique contre son oreille, ses pieds heurtant le
sol et le tirant hors du lit et debout, bien raide. « La locomotive
pour ces cas là ? La Diesel ? »
— Oui, Monsieur ?
— Oh, Dieu ! Oh Dieu tout puissant ! Qu’allons-nous faire ?
Puis, en reprenant conscience de la position qu’il occupait :
— Bon, envoyez le train de dépannage.
— C’est fait.
— Appellez le chef de gare de Sherwood pour stopper la
circulation.
— C’est fait.
— Qu’est-ce que vous avez trouvé sur la feuille ?
— Le train spécial de transport de matériel de l’Armée.
Mais il n’est pas prévu avant d’ici quatre heures. Il est en retard.
— Je vais venir… Attendez, écoutez, trouvez Bill Sandy et
Clarence le temps que je sois arrivé. Il y en a qui vont le payer
cher !
Dave Mitchum s’était toujours plaint de l’injustice, parce
que, disait-il, il n’avait jamais eu de chance. Il l’expliquait en
parlant avec des airs sombres de la conspiration des “grands
frères” qui ne lui laisseraient jamais une chance, quoiqu’il
n’expliquait pas ce qu’il voulait dire par “les grands frères”.
L’ancienneté de service était son sujet favori de récriminations
et sa seule échelle de valeurs ; il avait été dans le chemin de fer
depuis plus longtemps que bien des hommes qui étaient allés
912
plus loin que lui ; ceci, disait-il, était “la preuve de l’injustice du
système social” ; quoiqu’il n’expliquait jamais ce qu’il voulait
dire par “le système social”. Il avait travaillé pour bien des
compagnies ferroviaires, mais n’était pas resté longtemps dans
aucune d’entre-elles. Ses employeurs n’avaient pas eu de
reproches particuliers à lui faire, mais ils lui avaient facilité
l’envie de partir parce qu’il disait trop souvent, “Mais personne
ne m’en a jamais parlé !”
Il ne savait pas qu’il devait son emploi actuel à un accord
entre James Taggart et Wesley Mouch : quand Taggart avait
échangé le secret de la vie privé de sa sœur contre une
augmentation de ses tarifs, Mouch l’avait obligé à lui accorder
une faveur supplémentaire, selon les règles habituelles de leurs
échanges qui consistait à “faire passer” tout ce que l’on pouvait
dans le cadre de toute transaction. Dans ce cas là le petit
“bonus” fut un emploi pour Dave Mitchum, qui était le beau-
frère de Claude Slagenhop, qui était lui-même le président des
Amis du progrès social, considéré par Mouch comme un outil
d’influence de l’opinion public valable.
James Taggart avait confié à Clifton Locey la responsabilité
de trouver un travail pour Mitchum. Locey avait placé Mitchum
dans le premier poste qui était libre–directeur de la division du
Colorado–quand l’homme qui occupait cette position disparut
sans avertissement préalable. Il était parti lorsque la locomotive
Diesel de secours de la gare de Winston fut donnée pour tirer le
train spécial de Chick Morrison.
— Qu’allons-nous faire ? cria Dave Mitchum en se
précipitant dans son bureau, à moitié habillé et encore mal
réveillé, où l’aiguilleur principal, le maître de trains et le
responsable du parc des locomotives étaient tous là en train de
l’attendre.
Aucun des trois hommes ne répondit. Ils étaient des hommes
d’âge moyen, avec des années de service derrière eux
accomplies dans le secteur du chemin de fer. Il n’y avait encore
qu’un mois, ils auraient spontanément suggéré des
recommandations dans le cadre de n’importe quelle situation
d’urgence ; mais ils commençaient à apprendre que les choses
avaient changé, et qu’il était dangereux de parler.
— Bordel, qu’est-ce qu’on va faire ?
— Une chose est certaine, dit Bill Brent, l’aiguilleur
principal, « On ne peut pas envoyer un train tiré par une
913
REGRETTABLE INCIDENT.
KIP CHALMERS
CLIFTON LOCEY
cette histoire.
— Qu’est ce qu’il y a, Dave ? demanda le maître de trains.
Mitchum ne répondit pas. Il saisit le combiné du téléphone
d’une main tremblante et demanda à être mis en communication
avec l’opérateur de la Taggart, à New York. Il l’avait l’air d’un
animal pris dans un piège.
Il pria l’opérateur de New York de lui passer Monsieur
Clifton Locey à son domicile. L’opérateur essaya. Il n’y eut pas
de réponse. Il pria l’opérateur de continuer à essayer, et aussi
d’essayer tous les numéros auxquels ont aurait eu une chance de
joindre Monsieur Locey durant la nuit. L’opérateur promit et
Mitchum raccrocha, mais il sut qu’il était inutile de parler ou de
compter sur quiconque dans le département de Monsieur Locey.
— Qu’est-ce qu’il y a, Dave ?
Mitchum lui tendit l’ordre, et il vit en voyant l’expression du
visage du maître de trains que sa situation était aussi mauvaise
qu’il l’avait suspecté.
Il appela le quartier général des régions de la Taggart
Transcontinental, à Omaha, dans l’Etat du Nebraska, et
demanda à parler au directeur général de la région. Il y eut un
bref silence au bout du fil, puis la voix de l’opérateur d’Omaha
lui dit que le directeur général avait démissionné et disparu il y
avait trois jours de cela, « …à la suite d’un problème avec
Monsieur Locey. » la voix ajouta.
Il demanda à être mis en contact avec l’assistant du directeur
général en charge de son secteur en particulier ; mais l’assistant
était parti pour le week-end et ne pouvait être joint.
— Trouvez-moi quelqu’un d’autre ! cria Mitchum.
N’importe qui, de n’importe quel secteur ! Pour l’amour du
Christ, trouvez-moi quelqu’un qui pourrait me dire ce que je
peux faire !
L’homme qu’il eut alors au bout du fil fut l’assistant du
directeur général du secteur de l’Iowa-Minnesota.
— Quoi ? il s’interrompit dès les premiers mots de
Mitchum, « A Winston, dans le Colorado ? Et pourquoi diable
m’appelez-vous ?... Non, laissez tomber avec ce qu’il s’est
passé, je ne ne veux pas le savoir !... Non, j’ai dit ! Non ! Vous
n’allez pas m’embarquer dans votre histoire pour dire plus tard
ce que j’ai fait ou ce que je n’ai pas fait à propos de je ne sais
pas quoi. Ce n’est pas mon problème !... Voyez avec un
responsable de votre région, ne me demandez rien, qu’est-ce
921
que j’ai à voir avec le Colorado ?... Oh, bordel, j’en sais rien,
voyez l’ingénieur principal, parlez lui ! »
L’ingénieur principal de la région centre répondit sur un ton
impatient :
— Oui ? Quoi ? Qu’est ce que c’est que ça ?
Et Mitchum se précipita avec désespoir pour expliquer.
Quand l’ingénieur principal entendit qu’il n’y avait pas de
Diesel, il lâcha abruptement :
— Et bien alors maintenez le train à quai, bien sûr !
Qnand il entendit à propos de Monsieur Chalmers, il dit sur
un ton qui venait de s’adoucir :
— Hmm… Kip Chalmers ? De Washington ?... Et bien, je
ne sais pas. C’est un problème qui relève de l’autorité de
Monsieur Locey.
Quand Mitchum dit :
— Monsieur Locey m’a dit de me débrouiller avec ça,
mais…
L’ingénieur principal dit alors sur un ton qui redevint sec,
mais contenait une note de soulagement :
— Et bien alors, faites exactement comme Monsieur Locey
a dit !
Et il raccrocha.
Dave Mitchum reposa doucement le combiné du téléphone.
Il ne criait plus. Au lieu de ça il tapotait sur la chaise avec ses
doigts, presque comme s’il était dans le vague et ne pensait plus
à rien. Il resta là, assis, avec les yeux fixés pendant un bon bout
de temps sur l’ordre de Monsieur Locey.
Puis il jeta un regard dans la pièce. L’aiguilleur était occupé
au téléphone. Le maître de trains et le reponsable du parc des
machines étaient là, mais ils prétendaient qu’ils n’étaient pas en
train d’attendre. Il aurait voulu que Bill Brent, l’aiguilleur en
chef, rentre chez lui ; Bill Brent se tenait debout dans un angle
de la pièce, il le regardait.
Brent était un petit homme mince avec de larges épaules ; il
avait quarante ans, mais on lui en donnait moins ; il avait le
visage pâle d’un homme qui travaille dans les bureaux, mais il
avait ces caractéristiques physiques fines et particulières qui le
faisaient ressembler à un cowboy. Il avait la réputation d’être le
meilleur aiguilleur du réseau.
Mitchum se leva tout à coup et, sans aucune raison
apparente, monta les escaliers qui menaient à son bureau,
922
cher”.
Il ne connnaissait rien de la philosophie de l’éthique ; mais il
sut tout à coup–pas sous la forme de mots, mais sous celle
d’une douleur obscure, sauvage et pleine de colère–que si ceci
était de la vertu, alors il n’en voulait aucunement.
Il s’avança dans la rotonde et demanda qu’une grosse et
ancienne locomotive à brûleur à charbon fut préparée pour un
trajet jusqu’à Winston.
Le maître de train tendit la main pour saisir le combiné du
téléphone dans le bureau de l’aiguilleur, pour rassembler un
équipage de locomotive, ainsi qu’il en avait reçu l’ordre. Mais
sa main, tenant le combiné, stoppa son mouvement. Il lui vint
soudainement à l’esprit qu’il était en train d’envoyer des
hommes à la mort, et que des vingt vies qui figuraient sur sa
liste devant lui, deux allaient s’interrompre des suites de son
choix. Il en ressentit une sensation physique de froid, rien de
plus ; il n’en était pas affecté, c’était seulement un étonnement
perplexe et indiférent. Ce n’avait jamais été son travail
d’envoyer des hommes à la mort ; son travail avait consisté à les
envoyer gagner leur vie. C’était étrange, se dit-il ; et c’était
étrange que le mouvement de sa main se soit interrompu à mi-
course ; ce qui l’avait fait s’arrêter était comme quelque chose
qu’il avait renssenti il y-avait vingt ans… « non », se dit-il,
« étrange il y-avait un mois, et pas plus ».
Il avait quarante-huit ans. Il n’avait pas de famille, pas
d’amis, aucune relation régulière quelqu’elle soit avec aucun
être vivant dans le monde. Quelque puisse être la capacité pour
la dévotion qui l’animait, la capacité que les autres font se
disperser parmi bien d’autres question et inquiétudes de tous
types, il l’avait entièrement offerte à la personne de son jeune
frère. Ce frère qui avait vingt-cinq ans de moins que lui, avait
été élevé par lui. Il l’avait envoyé à l’université de technologie,
et il avait su, comme tous ses professeurs l’avaient compris, que
le jeune homme avait la marque du génie gravé sur le front de
son sourire de jeune garçon. Avec le même genre de dévotion
unique qu’il lui avait accordé, le jeune garçon ne s’était
intéressé à rien d’autre qu’à ses études ; ni aux sports, ni aux
sorties avec des copains, ni aux filles, mais seulement à la
vision des choses qu’il allait créer plus tard, comme inventeur.
Il avait obtenu son diplôme et avait obtenu un salaire inhabituel
pour son âge, pour aller travailler dans un grand groupe
927
fatigué. S’il avertissait tous les hommes dont les noms figuraient
sur sa liste, songea-t-il, il n’y aurait personne qui voudrait
conduire cette locomotive, et donc il sauverait deux vies, plus
trois cent autres se trouvant à bord de la Comète.
Mais il ne se trouvait rien dans son esprit qui puisse
correspondre à ces chiffres ; “vies” n’était qu’un mot, il n’avait pas
de signification.
Il leva le combiné téléphonique pour le porter à son oreille, il
composa deux numéros, il demanda à un chauffeur et à un
pompier de se présenter immédiatement pour une mission.
La locomotive Numéro 306 était partie pour Winston, quand
Dave Mitchum descendit les escaliers.
— Préparez-moi une machine d’inspection des voies1,
demanda-t-il, « Je vais aller jusqu’à Fairmount. »
Fairmount était une petite gare située à trente-deux kilomètres
vers l’est sur la ligne. Les hommes hochèrent la tête sans poser de
questions. Bill Brent n’était pas présent parmi eux. Mitchum alla
jusqu’au bureau de Brent. Brent s’y trouvait, assis derrière son
bureau, silencieux; il semblait attendre.
— Je vais aller à Fairmount, dit Mitchum ; il y avait dans le ton
de sa voix une agressivité qui était trop familière, comme si cela
impliquait qu’aucun commentaire ou réponse n’était nécessaire.
— Ils avaient une Diesel, là-bas, il y-a une paire de semaines…
vous savez… réparations en urgence ou quelque chose comme
ça… je vais aller voir si on pourrait pas l’utiliser.
Il marqua une pause, mais Brent ne dit rien.
— Avec la manière dont les choses se passent, dit Mitchum,
sans le regarder, « …on ne peut pas garder ce train toute la
matinée. On doit tenter quelque chose, d’une manière ou d’une
autre. Maintenant, je pense que peut-être que cette Diesel pourra le
faire, mais c’est la dernière chose qu’on peut tenter. Bon… si vous
n’avez pas de nouvelles de moi d’ici une demi-heure, signez
l’ordre de mission et faites rouler la Comète avec la Numéro
306. »
Quoique Brent ait été en train de penser, il ne pouvait pas le
croire quand il entendit ça. Il ne répondit pas immédiatement ; puis
il dit d’une voix très calme :
— Non.
— Comment ça, “non” ?
__________
1. Sorte de petite voiture sur rail propulsée par un moteur à explosion. (N. d. T.)
929
— Je ne le ferai pas.
— Comment ça, vous ne le ferez pas ? C’est un ordre !
— Je ne le ferai pas.
La voix de Brent avait la fermeté de la certitude dénuée de
tout nuage d’émotion.
— Refusez-vous d’obéir à un ordre.
— C’est cela même.
— Mais vous n’avez pas le droit de refuser ! Et je ne vais
pas argumenter là-dessus, de toute façon. C’est ce que j’ai
décidé, c’est ma responsabilité et je ne vous demande pas votre
avis. Votre travail consiste à exécuter mes ordres.
— Me donnerez-vous cet ordre par écrit ?
— Pourquoi, espèce d’enfoiré, est-ce que vous êtes en train
de vouloir me dire que vous n’avez pas confiance en moi ?
C’est ça… ?
— Pourquoi devez-vous aller à Fairmount, Dave ? Pourquoi
ne pouvez-vous pas tout simplement leur téléphoner, à propos
de cette Diesel, si vous pensez qu’ils en ont une ?
— Vous n’allez pas me dire comment je dois faire mon
travail ! Vous n’allez pas rester assis ici à me poser des
questions ! Vous allez la fermer et faire comme on vous dit, ou
alors je vais vous offrir une chance d’expliquer tout ça au
Conseil de l’unification !
Il n’était pas facile de décrypter les émotions qui pouvaient
apparaître sur la tête de cowboy de Brent, mais Mitchum y vit
quelque chose qui ressemblait une expression d’horreur
incrédule ; seulement il s’agissait d’une horreur qui provenait
d’une vision toute particulière et non pas des mots, et elle
n’avait pas les caractéristiques de la peur, pas le genre de peur
que Mitchum avait escompté.
Brent savait que demain matin le dilemme se résumerait à sa
parole contre celle de Mitchum ; Mitchum nierait avoir donné
cet ordre. Mitchum montrerait la preuve écrite que la
locomotive Numéro 306 avait été envoyée à Winston,
seulement pour y rester “en disponibilité”, et il produirait des
témoins disant qu’il était parti à Fairmount pour aller y chercher
une locomotive Diesel ; Mitchum clamerait que l’ordre qui
avait eut des conséquences fatales relevait de la “responsibilité
pleine et entière” de Bill Brent, l’aiguilleur principal. Ce ne
serait pas une histoire très compliquée, pas une histoire qui
réclamerait une étude approfondie, mais ce serait assez pour le
930
C H A P I T R E
VIII
AU N O M D E N O T RE AMOUR
rayons du soleil sur son corps. Voila quel était la prouesse, se dit-
elle : de prendre le plaisir de cet instant, de ne laisser aucun
souvenir de sa douleur venir perturber sa capacité à ressentir
comme elle ressentait à cet instant même ; aussi longtemps
qu’elle pouvait préserver ce sentiment, elle aurait l’énergie pour
avancer.
Elle eut à peine conscience d’un léger bruit qui lui parvenait
avec la musique, tel les craquements d’un vieux disque. La
première chose qui atteignit sa conscience fut la soudaine
secousse de sa main pour rejeter la cigarette au loin. C’était
arrivé à l’instant même où elle avait réalisé que le bruit était en
train de s’élever, et qu’il s’agissait du bruit d’un moteur. Puis elle
réalisa qu’elle n’avait pas admis pour elle-même combien elle
avait voulu entendre ce son, combien elle avait désespérément
attendu la venue de Hank Rearden.
Elle entendit son propre rire qu’elle étouffa ; il était
humblement, prudemment bas, comme pour ne pas déranger le
bourdonnement de métal en rotation qui était maintenant, sans
aucun doute possible, le bruit d’une voiture qui était en train de
gravir la côte de la route. Elle ne pouvait voir la route–la petite
bande qui passait sous l’arche formée par les branches au pied de
la colline était tout ce qu’elle pouvait en voir–mais elle voyait la
voiture monter, simplement en entendant la réverbération
croissante, impérieuse et alternée du son contre les feuilles et
contre la route, et le léger crissement des pneus dans les courbes.
La voiture s’arrêta sous une arche de branchages. Elle ne la
reconnut pas ; ce n’était pas la Hammond noire, mais une longue
décapotable grise. Elle vit le conducteur en descendre : c’était un
homme dont la présence ici ne pouvait être possible. C’était
Francisco d’Anconia.
Le choc qu’elle éprouva n’était pas de la déception, c’était
plutôt la sensation que la déception en cet instant aurait été un
sentiment inapproprié. C’était plutôt de l’impatience et une
bizarre immobilité, la certitude soudaine qu’elle faisait face à
l’approche de quelque chose d’inconnu et de l’importance la plus
grave.
La rapidité des mouvements de Francisco le portait vers la
colline tandis qu’il releva la tête pour regarder vers le haut. Il la
vit, dans la hauteur, devant la porte de sa cabane, il s’arrêta. Elle
ne parvenait pas à distinguer l’expression de son visage. Il
demeura immobile durant un long moment, son visage incliné
950
n’ai pas dit. De toutes les choses que j’ai à te dire, c’est celle que
je vais dire en dernier. »
Mais ses yeux, son sourire, l’étreinte de ses doigts sur son
poignet le disaient contre sa volonté.
— Tu as eu trop à endurer, et il y a beaucoup de choses que tu
dois apprendre à comprendre, pour que tu perdes chaque cicatrice
de ce que tu n’aurais jamais dû avoir à endurer. Tout ce qui
compte maintenant, c’est que tu es libre d’en sortir. Nous
sommes libres, tous les deux, nous sommes libres des pillards,
nous sommes hors de leur atteinte.
Elle dit, d’une voix doucement désolée :
— C’est pour ça que je suis venue ici… pour essayer de
comprendre. Mais je n’y arrive pas. Cela semble être une erreur
monstrueuse d’abandonner le monde aux pillards, et une
monstrueuse erreur de vivre selon leurs règles. Je ne peux pas
abandonner, ni ne peux revenir en arrière. Je ne peux pas exister
sans travail, ni travailler comme un serf des temps féodaux.
J’avais toujours pensé que n’importe quel moyen de se défendre
était possible, n’importe lequel, mais pas l’abandon. Je ne suis
pas sûr que nous ayons raison de partir, toi et moi, alors que nous
aurions dû les combattre activement. Mais il n’y a aucun moyen
de se défendre. Si nous partons, nous nous rendons… et nous
nous rendons aussi si nous restons. Je ne sais plus ce qui est bien.
— Revois tes prémisses, Dagny. Les contradictions n’existent
pas.
— Mais je ne peux trouver aucune réponse. Je ne peux pas te
condamner pour ce que tu fais ; cependant je trouve ça horrible…
je trouve ça à la fois admirable et horrible. Toi, l’héritier des
d’Anconia, qui aurait dû surpasser tous ses ancêtres, aux mains
qui produisaient miraculeusement, qui met ton intelligence et tes
compétences incomparables au service d’une “entreprise de
démolition”. Et moi… qui fait “joujou” avec des cailloux et qui
répare les toitures, alors qu’une compagnie de chemin de fer est
en train de s’effondrer entre les mains de ward-heelers1
congénitaux. Et pourtant, toi et moi étions du genre de ceux
__________
1. Ward-heeler est un mot sans équivalent en français, désignant une
personne impliquée dans la politique pour en faire une carrière purement
lucrative et en tirer avantages, droits et privilèges spéciaux. La connotation
de ce mot était exclusivement péjorative à l’époque lors de laquelle Ayn
Rand écrivit La Révolte d’Atlas, mais le terme est aujourd’hui plus largement
utilisé pour simplement désigner un “politicien de carrière”. (N. d. T.)
958
Sans nous, ils ne sont que des corps, et leur seul produit est le
poison, pas la richesse ou la nourriture, mais le poison de la
désintégration qui transforme les hommes en hordes d’animaux
nécrophages et de récupérateurs de tous poils.
Dagny, apprends à comprendre la nature de ton propre
pouvoir et tu comprendras alors le paradoxe que tu vois autour
de toi. Tu n’as pas à dépendre d’aucune possession matérielle,
elles dépendent de toi, c’est toi qui les crée, c’est toi qui
possèdes le seul outil de leur production. Où que tu sois, tu
seras toujours capable de produire. Mais les pillards–selon leur
propre théorie qu’ils revendiquent bien haut–sont dans une
situation de besoin permanent et désespéré qui est quasi-
congénital, et sont laissés à la merci aveugle de la matière.
Pourquoi ne les prendrais-tu pas à leur mot ? Ils ont besoin
de chemin de fer, d’usines, de mines, de moteurs, qu’ils ne sont
pas capables de construire ni même de faire fonctionner. De
quel usage leur sera ta compagnie de chemin de fer, sans toi ?
Qui l’empéchait de partir en fumée ? Qui la maintenait en vie ?
Qui l’a sauvée, encore et encore?
Est-ce que c’était ton frère James ? Qui les a nourris ? Qui a
nourri les pillards ? Qui a produit leurs armes ? Qui leur a
donné les moyens de te réduire à l’esclavage ? Le spectacle
invraissemblable de petits incompétents mesquins exerçant le
contrôle des produits du génie humain… qui a rendu cela
possible ? Qui a aidé nos ennemis, qui a forgé tes chaînes, qui a
détruit tes réalisations et tes exploits ?
Le mouvement qui la fit se dresser était comme un cri
silencieux. Il se redressa lui aussi sur ses jambes avec l’énergie
contenue d’un ressort en tension qui se déroule soudainement,
sa voix poursuivit sur un ton de triomphe sans merci :
— Tu commence à voir, n’est-ce pas ? Dagny ! Laisse-leur
la carcasse de cette compagnie ferroviaire, laisse-leur tous ces
rails rouillés, ces traverses pourries et ces locomotives
essoufflées… mais ne leur abandonne pas ton esprit ! Ne leur
laisse surtout pas ton esprit ! L’avenir du monde repose sur
cette décision !...
travaillant sur se secteur, que l’envoi d’un train tiré par une
locomotive de ce genre dans ce tunnel, impliquerait
innévitablement la mort par asphyxie de tous ses occupants.
Pourtant nous confirmons que le personnel naviguant de la
Comète a bien reçu l’ordre de s’engager dans ce tunnel en
utilisant ce type de locomotive.
Selon le pompier Beal, les effets de la fumée et des gaz
toxiques ont commencé à se faire sentir alors le train avait
parcouru presque cinq kilomètres de tunnel. Le conducteur de la
machine, Joseph Scott, aurait alors fait tourner sa machine à
pleine puissance dans une tentative désespérée de prendre de la
vitesse, et ainsi de gagner plus rapidement l’air libre, distant
d’encore huit kilomètres. Mais on nous rapporte que la
puissance de sa machine n’était pas adaptée à la masse totale du
train, qui s’est aditionné à l’effort nécessaire pour gravir une
forte pente de montagne.
Le conducteur et le pompier, qui durent lutter avec le
manque de visibilité et les gaz toxiques, ont pourtant fait tout ce
qu’ils ont pu pour atteindre une vitesse qui aurait été de pas tout
à fait 70 kilomètres à l’heure. Mais un passager qui a
certainement dû céder à la panique, en raison du manque
soudain d’oxygène, a tiré le signal d’alarme.
Cette initiative a déclenché le système de freinage d’urgence,
ce qui semble avoir créé une contrainte supplémentaire trop
forte pour la locomotive, dont une canalisation à très haute
pression–de vapeur, très probablement–à cédé.
A partir de là, le train s’est définitivement arrêté et ne
pouvait semble-t-il plus repartir. Il y aurait eu beaucoup de gens
qui criaient. Des passagers on brisé les vitres de leur
compartiments pour tenter de s’échapper. Le chauffeur Scott
aurait vainement tenté de remettre sa machine en route, et serait
décédé à ses commandes, terrassé par les gaz toxiques.
C’est alors que, lorsqu’il a réalisé que la situation était sans
espoir et qu’il allait y perdre également la vie, le pompier Beal a
sauté de la locomotive et a couru en direction de la sortie. Il
était à quelques centaines de mètres de la sortie ouest, lorsqu’il
rapporte avoir senti le souffle de l’explosion–c’est la dernière
chose dont il se souvient.
Le reste de l’histoire nous a été rapporté par des employés de
la compagnie, à la gare de Winston.
Il semble qu’un train spécial de l’Armée transportant un
963
Elle était immobile. On aurait dit que ses yeux n’étaient pas
en train de regarder la pièce où ils se trouvaient tous deux, mais
la scène de la catastrophe dans le Colorado. Le mouvement
soudain qu’elle fit eut la soudaineté d’une convulsion. Avec la
rationalité réduite d’un somnanbule, elle pivota sur elle-même
pour se mettre à la recherche de son sac à main, comme s’il
s’agissait du seul objet qui existait encore ; elle le trouva et
l’empoigna, se dirigea vers la porte et se mit à courir.
— Dagny ! cria-t-il, « N’y retourne pas ! »
Le cri n’eut pas plus le pouvoir de l’atteindre que s’il l’avait
appelé depuis la même distance qui les séparait des montagnes
du Colorado. Il courut derrière elle et la rattrapa, et il la saisit
par les coudes et il cria :
— N’y retourne pas, Dagny ! Au nom de tout ce que tu
veux, n’y retourne pas !
On aurait dit qu’elle ne savait plus qui il était. S’il s’était agi
d’une compétition physique, il aurait pu lui casser les os des
bras sans effort. Mais avec l’effort d’une créature luttant pour sa
vie, elle se tordit d’elle-même si violement pour se dégager
qu’elle lui fit perdre l’équilibre durant un instant. Quand il
retrouva une bonne assise, elle était en train de dévaler la pente
de la colline en courant ; en courant comme elle aurait pu courir
en entendant la sirène d’alarme de l’usine de Rearden ; courant
en direction de sa voiture qui était garée en bas sur le bord de la
route.
***
C H A P I T R E
IX
L E V IS A G E S A N S D O U L EUR , N I P E UR
N I CU L P A B IL IT E
je périrai avec.
Il ne la quitta pas du regard et il ne répondit pas.
Elle ajouta, sans passion :
— Je pensais que je pouvais arriver à vivre “sans”. Je ne
peux pas. Je ne ferai pas d’autre tentative. Francisco, tu te
souviens… tous les deux nous croyions que quand nous nous
lancerions, le seul péché sur Terre serait de faire de mauvaises
choses. Je le crois toujours.
La première note de vie filtra de sa voix.
— Je ne peux pas rester là, les bras croisés et observer
passivement ce qu’ils ont fait à ce tunnel. Je ne peux pas
accepter ce qu’ils sont tous en train d’accepter–Francisco, c’est
la chose que nous tenions pour si monstrueuse, toi et moi !–la
croyance que les catastrophes sont notre destin naturel, que
nous ne pouvons rien faire d’autre que d’avoir à endurer leur
existence, et non les combattre. Je ne peux pas me résigner à
accepter la soumission. Je n’accepte pas l’impuissance. Je ne
peux pas accepter le renoncement. Aussi longtemps qu’il y aura
une voie ferrée à faire fonctionner, je la ferai fonctionner.
— Dans le but de maintenir le monde des pillards ?
— Dans le but de maintenir mon dernier voyage.
— Dagny, fit-il lentement, « je sais pourquoi nous aimons
notre travail. Je sais ce qu’il représente pour toi, ce travail
consistant à faire rouler des trains. Mais tu ne les ferais pas
rouler s’ils étaient vides. Dagny, qu’est-ce que tu vois, quand tu
penses à un train qui roule ? »
Elle regarda la ville, de l’autre côté de la fenêtre.
— La vie d’un homme compétent qui aurait pu périr dans
cette catastrophe là, mais qui va échapper à la prochaine, que je
préviendrai… un homme qui a un esprit intransigeant et une
ambition illimitée, et qui éprouve de l’amour pour sa propre
existence… Le genre d’homme qui est ce que nous étions,
quand nous avons tous les deux démarré dans la vie, toi et moi.
Tu l’as abandonné. Je ne peux pas.
Il ferma les yeux durant un instant, le mouvement de
durcissement de sa bouche était un sourire ; un sourire de
substitution pour un grognement de compréhension, d’amusement
et de peine. Il demanda, d’une voix à la fois douce et grave :
— Penses-tu que tu peux encore le servir–ce genre
d’homme–en faisant marcher le réseau de chemin de fer.
— Oui.
985
Mais elle nota qu’il ne lui demanda pas ce qu’elle avait voulu
dire.
— Y-a-t’il–tu devrais le savoir–un “destructeur” qui se
balade dans le monde, en réalité ?
— Bien sûr.
— Qui est-il ?
— Toi.
Elle haussa les épaules ; son visage se durcit.
— Les hommes qui sont partis, sont-il toujours en vie, ou
morts ?
— Ils sont morts… pour autant que tu es censée le savoir.
Mais il doit y avoir une “seconde Renaissance” dans le monde.
Je l’attendrai.
— Non ! la violence soudaine de sa voix était une réponse
personnelle qu’elle lui adressait à propos d’une des deux choses
qu’il avait voulu qu’elle entende dans ses mots, « Non, ne
m’attends pas ! »
— Je t’attendrai toujours, peu importe ce que nous faisons
l’un ou l’autre.
Le son qu’ils entendirent était celui d’une clé dans la serrure
de la porte d’entrée.
La porte s’ouvrit et Hank Rearden entra.
Il s’arrêta brièvement sur le seuil, puis s’avança lentement
dans le salon tandis que sa main glissa la clé dans sa poche.
Elle sut qu’il avait vu le visage de Francisco avant de voir le
sien.
Il la regarda, mais ses yeux revinrent vers Francisco, comme
si c’était le seul visage qu’il était maintenant capable de voir.
Ce fut le visage de Francisco qu’elle eut peur de regarder.
L’effort qu’elle dut faire pour suivre de son regard la courbe de
quelques pas, lui semblait pareil à celui de tirer un poids trop
lourd pour ses forces. Francisco s’était dressé sur ses jambes,
comme mu par la courtoisie nonchalante et automatique qui
caractérisait le code de conduite d’un d’Anconia. Il n’y avait
rien que Rearden aurait pu lire sur son visage. Mais ce qu’elle y
vit était pire que ce qu’elle avait redouté.
— Qu’est-ce que vous faites ici ? demanda Rearden, sur le
ton qu’un sous-officier utiliserait pour s’adresser à un jeune
soldat surpris en train de fouiller dans les réserves de nourriture.
— Je vois que je n’ai pas le droit de vous poser la même
question. dit Francisco.
989
Elle savait quel effort cela lui demandait pour parler avec ce
timbre de voix clair et sans accents d’émotion, comme s’il était
encore en train de voir la clé entre les doigts de Rearden.
— Alors, répondez. dit Rearden.
— Hank, je pense que c’est à moi de répondre à toutes les
questions. dit-elle.
Rearden ne parut pas l’entendre.
— Répondez. répéta-t-il.
— Il n’y a qu’une raison qui pourrait vous donner le droit de
demander, dit Francisco, « par conséquent je vous répondrai que
ce n’est pas la raison de ma présence ici. »
— Il n’y a qu’une raison pouvant expliquer votre présence
au domicile de n’importe quelle femme, dit Rearden, « et je dis
bien n’importe quelle femme… pour autant que cela s’applique
assez bien à vous. Pensez-vous que je vous crois toujours, après
votre “touchante confession”, ou quoi que ce soit d’autre que
vous m’avez raconté ? »
— Je vous ai donné de bonnes raisons de ne pas me croire,
mais cela n’incluait pas Mademoiselle Taggart.
— Ne me dites pas que vous vous trouvez ici par hasard,
n’y-êtes jamais venu et n’y reviendrez jamais. Je le sais. Mais
que je doive vous y trouver le premier jour où…
— Hank, si tu veux m’accuser… commença-t-elle, mais
Rearden se tourna vers elle avec violence.
— Dieu, non, Dagny, loin de moi cette idée ! Mais tu ne
devrais pas être vue en train de parler avec lui. Tu ne devrais
rien avoir à faire avec lui. Tu ne le connais pas ; je le connais.
Il se tourna vers Francisco.
— Qu’est-ce que vous cherchez à faire ? Etes-vous en train
d’espérer l’inclure dans votre palmarès du genre de conquêtes
que vous affectionnez, ou plutôt…
— Non !
Ça avait été un cri involontaire, et il sonnait futilement avec
sa sincérité passionnée offerte–pour se voir rejetée–comme
seule preuve.
— Non ? alors êtes-vous ici pour affaires ? Etes-vous en
train de préparer un piège, comme vous… l’avez fait pour moi ?
Quelle sorte d’arnaque êtes-vous en train de préparer pour elle ?
— Mon but… n’avait rien à voir… avec les affaires.
— Alors qu’est-ce que c’était ?
— Si vous voulez bien me croire encore, je peux seulement
990
Quentin Daniels
Institut de Technologie de l’Utah
Afton–Utah
— Oh… Merci.
L’assistant nota que sa voix s’abaissa au point de se faire
basse–le déguisement poli et discret d’une exclamation–il nota
qu’elle laissa son regard s’attarder sur l’adresse plus qu’il
n’aurait été ordinairement nécessaire, et donc il répéta ses vœux
de bienvenue et s’en alla.
Elle déchira le haut de l’enveloppe tandis qu’elle revint vers
Rearden, et elle s’imobilisa au milieu de la pièce pour lire la
lettre. Elle était tapée à la machine sur du papier fin–il put
distinguer les rectangles des paragraphes par transparence, et il
pouvait voir l’expression de son visage changer tandis qu’elle
lisait les feuillets.
Il espérait, au moment où il la vit arriver à la fin ; mais elle se
précipita vers le téléphone, il entendit les violentes rotations de la
roue de numérotation, et sa voix disant avec une intonation
tremblante d’urgence :
— Longue-distance, s’il vous plait… Opérateur, mettez moi
en contact avec l’Institut de Technologie de l’Utah, à Afton,
Utah !
Il demanda, en s’approchant :
— Qu’est-e qu’il y a ?
Elle tendit la lettre dans sa direction sans le regarder, ses yeux
restant fixés sur le téléphone comme si elle pouvait le forcer à
répondre.
La lettre disait :
Respectueusement,
Quentin Daniels
1001
C H A P I T R E
X
L E S Y MB O L E D U DOL L AR
dépourvu de réaction.
— Asseyez-vous. fit-elle.
Il obéit, puis il la regarda comme pour attendre de nouveaux
ordres. Il y avait une sorte de dignité dans ses manières,
l’honnêteté de l’admission ouverte qu’il n’avait rien à demander,
aucune supplication à offrir, aucune question à poser, qu’il avait
maintenant à accepter quoique qu’on lui ferait, et qu’il était prêt à
l’accepter. Il semblait être un homme à la cinquantaine naissante ;
la structure de ses os et le corps qui flottait dans le costume
suggéraient qu’il avait été un homme musclé. L’indifférence sans
vie de ses yeux ne masquait pas complètement le fait qu’ils avaient
été intelligents ; les rides qui coupaient son visage comme les
sillons d’un enregistrement de quelque incroyable aigreur
n’avaient pas totalement éffacé le fait qu’il avait un jour possédé la
bonté caractéristique de l’honnêteté.
— Quand avez-vous mangé pour la dernière fois ? demanda-t-
elle.
— Hier. fit-il, avant d’ajouter, « Je crois. »
Elle sonna pour faire venir un steward, et commanda un dîner
pour deux devant être apporté dans son wagon.
Le clochard l’avait observé silencieusement, mais quand le
steward fut parti, il offrit le seul paiement dont il avait le pouvoir :
— Je veux pas vous mettre dans l’embarras, M’dame.
Elle sourit :
— Quel embarras ?
— Vous êtes en train de voyager avec un de ces magnats du
chemin de fer, n’est-ce pas ?
— Non, seule.
— Alors vous êtes l’épouse de l’un d’entre eux ?
— Non.
— Oh.
Elle vit son effort pour exprimer quelque chose comme du
respect, comme s’il voulait se faire pardonner de l’avoir forcé à
faire une confession embarrassante, et elle rit.
— Non, pas ça non plus. Je crois bien que je suis moi-même un
de ces magnats. Mon nom est Dagny Taggart et je travaille pour
cette entreprise ferroviaire.
— Oh… je pense que j’ai entendu parler de vous, M’dame,
dans le temps.
Il était difficile de se faire une idée de ce que “dans le temps”
signifiait pour lui, si cela représentait un mois ou une année, ou
1021
— Oh… !
— M’dame ?
— Non, rien. …travaillé longtemps, là-bas?
— Non, M’dame. Juste deux semaines.
— Comment ça se fait ?
— Et bien, j’avais attendu ce travail pendant un an, en
traînant dans le Colorado juste pour être prêt à prendre cette
place. Ils avaient une liste d’attente aussi, à la Hammond Car
Company, seulement eux ils ne marchaient pas au copinage, ni
à la priorité de l’ancienneté ; ce qui les intéressaient c’était
réellement ce qui était écrit sur votre CV. J’avais un bon CV.
Mais ça faisait seulement deux semaines que j’avais été
embauché, quand Lawrence Hammond est parti. Il a quitté son
poste et il a disparu. Ils ont fermé l’usine. Après ça, il y a eu un
comité citoyen qui l’a rouverte.
On m’a appelé. Mais je n’y suis pas resté plus de cinq jours.
Ils ont commencé à licencier aussitôt après avoir rouvert
l’usine. Du fait que je n’avais pas d’ancienneté, je devais être
dans les premiers à partir. J’ai entendu dire qu’ils ont continué
comme ça avec le comité citoyen pendant encore aux environs
de trois mois. Et après, là, ils ont définitivement fermé l’usine.
— Et où avez-vous travaillé, avant ça ?
— Oh, à peu près dans tous les Etats de l’est, M’dame. Mais
ça ne durait jamais plus d’un mois où deux. Les usines
fermaient les unes après les autres.
— Est-ce que c’est toujours arrivé avec tous les emplois que
vous avez eu ?
Il lui lança un regard qui voulait dire qu’il avait compris la
question.
— Non, M’dame. Répondit-il, et pour la première fois elle
surprit un léger écho de fierté dans le ton de sa voix, « Le
premier emploi que j’ai eu, je l’ai gardé pendant vingt ans. Pas
au même poste, mais dans la même entreprise. Je veux dire,
j’avais été employé comme chef d’atelier. C’était il y a douze
ans. Et puis le propriétaire de l’usine est mort, et les héritiers
qui ont repris derrière lui ont coulé la “boîte”.
Les temps ont été durs à ce moment là, mais c’était comme
ça depuis à peu près la même époque, justement ; quand les
choses ont commencé à aller mal de plus en plus rapidement, et
partout. Depuis ce moment là, il semble que partout ou
j’atterrissais… la “boîte” commençait à avoir des problèmes et se
1025
rassemblement ; tout le monde était là, on était six mille, tous ceux
qui travaillaient à l’usine. Les héritiers Starnes faisaient de longs
discours à propos de ça, et c’était pas très clair, mais personne n’a
posé aucune question. Aucun d’entre nous savait comment le
plan marcherait, mais on pensait tous que si nous on ne le
comprenait pas, et bien c’était pas grave, parce que y avait bien
un gars à côté de nous qui le comprenait, lui ; et on pouvait
toujours lui demander de nous expliquer après ce qu’on n’avait
pas compris sur le moment. De toute façon, si quelque’un avait
des doutes, il se sentait coupable et il la fermait… parce qu’ils
s’étaient arrangés pour que tous le monde comprenne bien que
celui qui était pas d’accord avec le plan, était un “tueur
d’enfants dans l’âme” et “moins qu’un être humain”.
Ils nous ont dit que le plan nous permettrait d’arriver a un
“noble idéal”.
Et bien je vais vous dire : comment on aurait pu dire que que
c’était pas vrai ? C’est pas ce qu’on a toujours entendu ? C’est
pas ce que nous ont toujours dit nos parents, et nos instituteurs,
et les pasteurs et les prêtres à l’église ? Et dans tous les films, et
dans tous les discours politiques, c’est pareil… est-ce qu’on
nous a pas toujours dit que c’était vertueux et juste ?
Et bien, c’est quand même entièrement de notre faute, ce qui
est arrivé à partir de ce grand rassemblement. Mais bon, on a
voté pour le plan… et ce qu’on a eu, on l’a pas vu venir.
Vous savez, M’dame, on est des hommes marqués, d’une
certain façon, ceux d’entre nous qui ont vécu les quatre années
de ce plan à l’usine de la Twentieth Century.
L’enfer… qu’est ce que c’est d’après vous ? L’enfer c’est
l’enfer ; quand vous êtes dedans il est partout, et il vous ricane
au nez avec un de ces petits rires narquois, vous voyez ce que je
veux dire ?
Et bien, vous voyez, c’est exactement ce qu’on a vu–l’enfer–
et c’est nous qui l’avons aidé à le faire venir à nous… et je
pense qu’on a tous été maudits pour ça, et qu’on sera jamais
pardonné pour avoir fait ça…
Vous savez comment il marchait, ce plan, et ce que ça faisait
aux gens ?
Et bien essayez donc de mettre de l’eau dans un réservoir où
il y a un trou dans le fond, et par lequel l’eau coule plus vite que
celle que vous versez dedans, et que chaque fois que vous
versez un seau d’eau-dedans, chaque fois le trou par lequel
1027
moi je dois “faire avec” sans mettre de crème dans mon café
jusqu’à ce que lui il ait refait les platres de son salon ?... Oh, et
bien… Et bien, dans ce cas, il était décidé que personne n’avait
le droit de juger de ses propres besoins et de ses propres
intelligence et compétences. Nous votions pour le déterminer.
Oui, M’dame, on décidait de ça par vote durant un “grand
Congrès” qui avait lieu deux foix par an. “Comment on aurait
pu faire autrement ?” Et oseriez-vous seulement vous imaginer
ce qui arrivait pendant ces Congrès là ?
Il nous suffisait juste d’un Congrès pour qu’on réalise que
nous étions tous devenus des mendiants pourris et des
pleurnichards, tous… tout ça parce que personne n’avait le droit
de réclamer d’être payé d’après ses compétences et d’après ce
qu’il produisait… Son travail “ne lui appartenait pas” ; il
appartenait à “sa famille”, et sa famille ne lui devait rien en
retour, et la seule réclamation qu’il pouvait faire, c’était “ses
besoins”. Et pour ça il fallait qu’il vienne réclamer en public
pour une aide pour ses besoins, comme n’importe lequel de ces
faignants de tapeurs… en faisant une liste de tous ses problèmes
et de ses misères personnels. Ça pouvait aller jusqu’aux tiroirs
qui ne s’ouvraient plus et aux migraines de sa femme… tout ça
pour espérer que “la famille” mette son nom sur la liste des
aumônes. Il en était réduit à justifier de ses misères, parce que
c’était les misères, pas les compétences, qui étaient devenues la
monnaie de tout ce petit monde… et donc ça a fini par tourner à
la compétition entre six mille mendiants, chacun prétendant que
ses besoins étaient plus importants que ceux de “ses frères”.
“Comment est-ce qu’on aurait pu faire autrement ?”
Et bien d’après vous, qu’est-ce qui est arrivé ? Ça ne pouvait
être que qui, qui devait la fermer, qui devait se sentir mal à
l’aise ? Et lesquels c’était qui s’en tiraient avec le jackpot ?
Mais c’était pas tout. Il y a eu quelque chose d’autre qu’on a
découvert dans ces mêmes Congrès. La production de l’usine
avait chuté de 40 pour cent dès la fin des six premiers mois qui
ont suivi le vote du plan, et c’est à cause de ça qu’il avait été
décidé qu’il y en avait qui avaient fait moins que “leurs
compétences”–vous voyez ce que je veux dire ? Qui ? Comment
vous auriez pu le dire ? La “famille” votait à propos de ça aussi.
Ils votaient pour savoir quels hommes étaient les meilleurs, et
ceux qui était désignés, étaient condamnés à faire des heures
supplémentaires chaque nuit pour les six mois qui suivaient–
1029
y avait quelqu’un qui était plus riche et plus intelligent que lui,
et qu’un plan comme celui là lui rapporterait forcément une
part, ou mieux, de cette richesse et de cette intelligence qui
étaient supérieures aux siennes.
Mais au moment où il pensait qu’il en récupérerait quelque
chose sur le dos de ceux qui étaient au-dessus de lui, il oubliait
toujours que ceux qui étaient en-dessous de lui pensaient
exactement la même chose. Il oubliait complètement tous ceux
qui lui étaient inférieurs, et qui se précipitaient pour lui piquer
exactement ce qu’il espérait piquer à ceux qui lui étaient
supérieurs. Vous saisissez, M’dame ?
Le travailleur qui aimait l’idée que son besoin lui donnait le
droit d’avoir une limousine comme son patron, oubliait que
chaque pique-assiette et chaque clodo sur Terre “déboulerait”
aussitôt pour hurler comme un loup que ses besoins lui
garantissaient le droit d’avoir le même frigidaire que le sien.
C’était ça, notre vrai but, quand nous avons voté–c’était la
vérité–mais on n’aimait pas même y penser trop haut, et c’est
pour ça que plus ça nous génait, et plus fort on criait à propos
de “notre amour pour le bien commun”.
Et bien, on peut dire qu’on a eu ce qu’on demandait. Au
moment où on a compris que c’était ça qu’on voulait
réellement, et bien c’était déjà trop tard. On s’était piégé nous-
mêmes, avec plus aucun autre endroit où aller.
Les meilleurs d’entre-nous ont quitté l’usine pendant la
première semaine après le jour du vote du plan. C’est comme ça
qu’on a tout de suite perdu nos meilleurs ingénieurs, nos
meilleurs cadres, responsables, et aussi les employés les plus
qualifiés. Un homme qui a de l’amour-propre n’accepte pas de
devenir une “vache à lait” pour personne. Il y a bien eu
quelques collègues très capables qui ont essayé d’y croire, mais
ça n’a pas duré bien longtemps.
On perdait continuellement nos hommes, ils continuaient de
s’échapper de l’usine comme s’ils fuyaient un foyer de
pestiférés… et comme ça jusqu’à ce qu’il nous reste plus que
ceux qui ne pouvaient compter que sur le système du besoin, et
plus un seul homme compétent.
Et les quelques rares d’entre-nous qui étaient encore à peu
près capable, mais qui restaient quand même, étaient seulement
ceux qui étaient restés là trop longtemps. A la belle époque,
personne ne démissionnait jamais d’une entreprise comme la
1040
parce que nos moteurs “seraient bons”, mais parce qu’on avait
tellement “besoin” d’avoir quelques commandes.
A cette époque là, un village peuplé de gens à peu près
intelligents pouvait voir ce que des générations de professeurs
avaient prétendu ne pas avoir vu. Qu’est-ce que “nos besoins”
pouvaient apporter de bon à une centrale électrique, quand ses
générateurs s’arrêtaient parce que nos moteurs étaient
défectueux ? Qu’est ce que le “bien commun” apportait de bon
à un homme qui se trouvait soudainement sans électricité, alors
qu’il était allongé sur une table d’opération ? Quel bien ça
faisait aux passagers d’un avion, quand son moteur s’arrêtait en
plein vol ?
Et s’ils achetaient nos produits, pas pour leur qualité, mais
parce qu’ils se sentaient concernés par nos besoins, est-ce que
ça serait la bonne chose morale et juste à faire pour le
propriétaire de la centrale électrique, pour le chirurgien dans
l’hôpital, et pour le fabricant de cet avion ?
Et pourtant, vous voyez, c’était cette loi morale là que des
professeurs, des politiques et des intellectuels voulaient établir
partout sur Terre. Alors moi je vous dis que si ça a fait ça, juste
dans une petite ville où on se connaissait tous, je vous laisse
imaginer ce que ça ferait à une échelle mondiale !
Vous voulez imaginer, M’dame, à quoi ça ressemblerait, si
vous deviez vivre et travailler, alors que vous dépendez de
toutes les catastrophes et de tous les gens qui font semblant sur
toute la Terre ?
Travailler… et que chaque fois qu’il y en a un qui fait des
conneries, et bien c’est à vous les réparer ? Travailler… sans
aucune chance d’avoir mieux ; avec vos repas, votre
habillement, et votre maison et vos loisirs qui dépendent de
n’importe quelle magouille, n’importe quelle famine quelque
part, n’importe quelle pestilence n’importe où sur Terre ?
Travailler… sans aucune chance d’avoir un peu plus, jusqu’à ce
les Cambodgiens aient tous été nourris, et que les Patagoniens
aient tous été envoyés à l’université ? Travailler… pour que le
produit de votre travail soit un chèque en blanc offert à toute
créature qui naît, offert à des hommes–s’ils existent–que vous
verrez même jamais de votre vie, dont vous saurez jamais rien
de leurs besoins, et dont vous connaîtrez jamais… et n’aurez
même pas le droit de remettre en cause les capacités, ou la
fainéantise, ou la molesse ou la fraude… Juste pour travailler,
1042
nous poursuivait pas, c’était nous qui étions tout d’un coup en
train de lui courir après, et lui il était seulement parti sans
laisser de trace. On n’arrivait pas à savoir ce qu’il était devenu,
et on pouvait le trouver nulle part. On se demandait par quelle
impossible pouvoir il avait fait ce qu’il avait promis. Il n’y avait
pas de réponse à ça. On a commencé à penser à lui chaque fois
qu’on voyait quelque chose qui s’effondrait dans le monde, et
que personne ne pouvait expliquer, chaque fois qu’on en prenait
un coup, chaque fois qu’on perdait un espoir, chaque fois qu’on
se sentait pris dans cette brume morte et grise qui semblait
descendre partout sur Terre. Peut-être que les gens nous ont
entendu crier cette question là, et qu’ils ne savaient pas ce qu’on
voulait dire, mais ils comprenaient trop bien ce qui nous faisait
le crier. Eux aussi, ils ont commencé à sentir que quelque chose
était en train de s’en aller du monde. Peut-être que c’était pour
ça qu’ils ont commencé à le répéter, chaque fois qu’ils
pensaient qu’il n’y avait plus d’espoir. Je préférerais penser que
je me trompe, que ces mots n’avaient pas de sens, qu’il n’y
avait pas d’intention consciente et pas de vengeur derrière la fin
de la race humaine. Mais quand je les ai entendus répéter cette
question, je sentais que j’avais peur. Je pense à l’homme qui
disait qu’il stopperait le moteur du monde. Vous voyez, son
nom, c’était John Galt.
Elle se réveilla parce que le bruit des roues avait changé.
C’était un rythme irrégulier, avec des crissements soudains et
courts, des craquements secs, un son comme un rire hystérique
cassé, avec les secousses agitées du wagon pour l’accompagner.
Avant même de jeter un coup d’œil à sa montre, elle sut que
c’était la voie de la Kansas Western et que le train avait
commencé de s’engager sur son long détour, en partant en
direction du sud depuis Kirby, dans le Nebraska.
Le train était à moitié vide ; peu de gens s’étaient aventurés
sur la première Comète depuis la catastrophe du tunnel.
Elle avait donné un lit au clochard, après quoi elle était restée
seule avec son histoire. Elle avait voulu y réfléchir, à toutes les
questions qu’elle avait l’intention de lui poser le lendemain ;
mais son esprit était comme figé et immobile, tel un spectateur
regardant l’histoire, incapable de fonctionner, mais seulement
capable de voir. Elle avait senti qu’elle connaissait la
signification de ce spectacle là, qu’elle le connaissait sans avoir
à poser plus de questions, et qu’elle devait plutôt s’en échapper.
1046
« Bouger »–ça avait été le mot qui martellait son esprit avec une
urgence particulière–« bouger », comme si le mouvement était
devenu une fin en lui-même, crucial, absolu et fatal.
A travers une fine couche de sommeil, le son des roues avait
continué à courir une course qui accompagnait sa tension
croissante. Elle s’était maintenue éveillée, comme dans un état
de panique sans cause, se trouvant redressée dans l’obscurité,
pensant sans émotions : « Qu’est-ce que c’était ? » avant de se
dire, pour se rassurer, « Nous bougeons… nous bougeons
encore… »
La voie de la Kansas Western était pire que ce à quoi elle
s’était attendue–se dit-elle en écoutant le bruit des roues. Le
train les transportait maintenant à des centaines de kilomètres
de l’Utah. Elle ressenti un désir désepéré de descendre du train
sur la voie principale, d’abandonner tous les problèmes de la
Taggart Transcontinental, et après ça de trouver un avion pour
aller directement voir Quentin Daniels.
Ça lui avait demandé un effort de volonté ingrat pour rester
dans son wagon.
Elle était allongée dans l’obscurité, écoutant les roues,
pensant que Daniels et son moteur demeuraient encore comme
un point lumineux, loin devant, qui la tirait vers l’avant. De quel
usage lui serait le moteur, maintenant ? Elle n’avait pas de
réponse. Pourquoi était elle aussi certaine de la nécessité
désepérée de se dépêcher ? Elle n’avait pas de réponse.
L’atteindre à temps était le seul ultimatum qu’elle gardait à
l’esprit. Elle s’y accrochait sans se poser de questions. Sans
qu’il y ait de mots pour cela, elle connaissait la vraie réponse :
on avait besoin du moteur, pas pour faire avancer des trains,
mais pour qu’elle puisse continuer à avancer.
Elle ne pouvait plus entendre le rythme des quatres coups au
milieu de cette pagaille de crissements métalliques, elle ne
pouvait entendre les pas de l’ennemi contre lequel elle faisait la
course, seulement la course erratique de la panique…
« J’arriverai là-bas à temps », se dit-elle, « j’y serai la
première, je sauverai le moteur ».
« Il y a un moteur qu’il ne va pas stopper », se dit-elle, « …il
ne va pas stopper… il ne va pas stopper… Il ne va pas
stopper », se dit-elle en se réveillant avec une secousse, relevant
brutalement sa tête de sur le traversin. Les roues avaient stoppé.
Pendant un instant, elle resta immobile, essayant de saisir
1047
— Oui.
Elle se tourna pour partir, mais s’arrêta. Elle savait qu’il était
inutile de commenter, mais les mots sortirent involontairement
de sa bouche :
— Vous savez, fit-elle, « ce sont ces lanternes que nos
hommes ont placé derrière le train pour le protéger qui sont
pour moi la chose la plus difficile à comprendre. Ils… ils ont
fait montre de plus d’intérêt pour les vies humaines que leur
pays en a fait pour les leurs. »
Le mouvement rapide de ses yeux dans sa direction fut
comme un envoi d’une emphase délibérée, puis il répondit avec
gravité :
— Oui, Mademoiselle Taggart.
Lorsqu’ils empruntèrent l’échelle sur le côté de la
locomotive, ils virent un groupe de passagers qui s’étaient
réunis à côté du train, et d’autres gens émergeant des wagons
pour les rejoindre. Par le fait de quelque instinct qui les habitait,
les hommes qui s’étaient assis pour attendre savaient que
quelqu’un avait pris les choses en main, que quelqu’un avait
assumé la responsabilité et qu’il n’y avait désormais plus aucun
risque qui les aurait dissuadés de montrer les premiers signes de
la vie.
Tandis qu’elle s’approcha d’eux, ils regardèrent tous dans sa
direction avec une expression d’attente interrogatrice. La pâleur
naturelle de la lumière de la lune semblait dissoudre les
différences entre leurs visages, et accentuer ce qu’ils avaient
tous en commun : une attitude d’estimation prudente, faite pour
parties de peur, d’appel et d’impertinence en suspens.
— Y-a-t-il quelque’un qui voudrait bien être le porte-parole
des passagers ? demanda-t-elle.
Ils se regardèrent les uns les autres. Il n’y eut pas de réponse.
— Bon, et bien c’est très bien. dit-elle, « Vous n’aurez pas
besoin de parler. Je suis Dagny Taggart, la vice-présidente
éxecutive de cette compagnie ferroviaire, et »–il y eut comme
un froissement de réponse provenant du groupe de gens, pour
moitié fait de mouvement, et pour l’autre de chuchotements, et
qui ressemblait à du soulagement–« et je vais vous informer
moi-même. »
— Nous nous trouvons dans un train qui a été abandonné
par son équipage. Il n’y a eu aucun accident. La locomotive est
intacte. Mais il n’y a personne pour la faire fonctionner. C’est
1052
Elle lui répondit par un petit rire bref, elle posa un pied sur
une traverse de la voie, en faisant claquer son talon
suffisamment fort pour marquer sa réponse, et ils poursuivirent.
Il était pénible de marcher sur des traverses, mais quand ils
essayaient de marcher le long de la voie, c’était encore plus dur.
Le sol, qui était pour moitié du sable, et pour l’autre de la
poussière, s’enfonçait sous leurs talons, telle une étendue de
quelque substance molle n’offrant aucune résistance, et qui
n’était ni tout à fait solide, ni tout à fait liquide. Il avait
recommencé à marcher de traverse en traverse ; c’était presque
comme sauter de galet en galet dans le lit d’une petite rivière
basse.
Elle songea que huit kilomètres étaient soudainement
devenus une énorme distance, et qu’une gare de triage située à
cinquante était impossible à atteindre, ça après toute une ère de
voies de chemin de fer construites par des hommes qui
pensaient en milliers de kilomètres transcontinentaux. Ce réseau
de rails et de lumières, s’étendant depuis un océan jusqu’à un
autre, n’avait tenu qu’à un fil relié à une connexion cassée à
l’intérieur d’un téléphone rouillé ; « non », se dit-elle, « à
quelque chose de beaucoup plus puissant et de bien plus
délicat. Il tenait à des connexions qui se situaient dans l’esprit
des hommes qui savaient que l’existence d’un fil électrique,
d’un train, d’un emploi, d’eux-mêmes et de leurs actions,
constituaient un absolu qui ne devait pas s’échapper. Quand de
tels esprits étaient partis, un train de deux mille tonnes se
trouvait laissé à la merci des muscles de ses jambes. »
« Fatiguée ? » se dit-elle ; même l’effort de marcher
représentait une valeur, une petite pièce de réalité au milieu de
l’immobilité qui se trouvait partout autour d’eux. La sensation
de l’effort était une expérience spécifique, c’était de la douleur
et ça ne pouvait être rien d’autre ; au milieu de l’espace qu’il
n’était ni de la douleur, ni de l’obscurité ; d’un sol qui ni ne
résistait, ni n’offrait de résistance ; d’une brume qui ni ne se
mouvait, ni ne se tenait immobile. Leurs efforts étaient la seule
preuve de leurs mouvements ; rien ne changeait dans la vacuité
autour d’eux, rien ne prenait forme pour marquer leur
progression. Elle s’était souvent posé des questions, avec un
mépris incrédule, à propos de ces sectes qui prêchaient
l’annihilation de l’univers comme un idéal qui devait être
atteint. Là-bas, se dit-elle, se trouvait leur monde et le contenu
1062
— Je l’assumerai pleinement.
Il y eut une pause, puis il demanda d’une voix désespérée :
— Maintenant, comment je vais faire pour appeler les
hommes ? La plupart n’ont pas le téléphone.
— Avez-vous un coursier ?
— Oui, mais il ne sera pas là avant demain matin.
— Y-a-t-il quelqu’un sur le parc, en ce moment ?
— Il y a le laveur qui est dans la rotonde.
— Envoyez-le chercher les hommes.
— Oui, M’dam’. Restez en ligne.
Elle s’appuya contre la cloison de la guérite pour attendre.
Kellog souriait.
— Et vous proposez de faire marcher une compagnie
ferroviaire–une compagnie ferroviaire transcontinentale–avec
ça ? demanda-t-il.
Elle haussa les épaules.
Elle ne parvenait pas à détourner les yeux du signal
lumineux. Il semblait si proche, si facilement à portée d’elle.
C’était comme si les pensées non-confessées luttait
furieusement contre elle, éclaboussant tout son esprit de
lambeaux provenant de cette lutte intérieure : un homme
capable de domestiquer une source d’énergie encore non
exploitée, un homme travaillant sur un moteur pour rendre tous
les autres moteurs inutiles… elle pourrait être en train de parler
avec lui, avec son genre de cerveau, dans quelques heures…
juste dans quelques heures… Mais qu’est-ce qu’il se passerait
s’il jugeait qu’il n’avait pas besoin de se presser ? C’était ce
qu’elle voulait faire. C’était tout ce qu’elle voulait… Son
travail, à elle ?
En quoi consistait son travail : à avancer le plus vite possible,
en exploitant au mieux les performances de son esprit… ou à
passer le reste de sa vie à penser pour un homme incapable
d’être un aiguilleur de nuit ? Pourquoi avait-elle choisi de
travailler ?
Etait-ce dans le but de demeurer là où elle avait commencé…
opérateur de nuit à la gare de Rockdale ? Non, plus bas que ça–
elle avait été mieux qu’aiguilleur, même à Rockdale–est-ce que
ceci devait être la somme finale : une fin plus modeste que son
début ?... Il n’y avait pas de raison de se dépêcher ? Elle était la
raison… Ils avaient besoin des trains, mais ils n’avaient pas
besoin du moteur ? Elle avait besoin du moteur… Son devoir ?
1070
Envers qui ?
L’aiguilleur était parti depuis un bon moment ; quand il
revint, sa voix semblait bouder :
— Bon, et bien le nettoyeur dit qu’il peut réunir les hommes
sans problème, mais ça ne servira à rien, parce que comment je
vais vous les envoyer ? On n’a pas de locomotive…
— Pas de locomotive ?
— Non. Le directeur en a utilisé une pour aller jusqu’à
Laurel, et l’autre est à l’atelier ; elle y a été pour des semaines,
et la draisine a sauté par-dessus les rails, ce matin ; ils vont
travailler dessus jusqu’à demain après-midi.
— Et qu’en est-il pour la locomotive du train de dépannage
que vous offriez de nous envoyer ?
— Oh, elle est tout au nord. Ils on eu un déraillement, là-
bas, hier. Elle est pas encore revenue.
— Avez-vous une micheline ?
— Jamais eu un truc comme ça, ici.
— Avez-vous une voiture d’inspection de voies ?
— Oui, on a ça.
— Envoyez-les en utilisant cette voiture.
— Oh… Oui, M’dam’.
— Dites à vos hommes de faire une halte ici, au téléphone
de voie Numéro 83, pour nous prendre au passage, Monsieur
Kellog et moi.
Elle était en train de regarder le signal lumineux.
— Oui, M’dam’.
— Appelez le maître de train de la Taggart, à Laurel, et
signalez lui le retard de la Comète ; et expliquez-lui ce qui est
arrivé.
Elle mit sa main dans sa poche, et elle resserra tout à coup
ses doigts ; elle sentit le paquet de cigarettes.
— Dites-moi, qu’est ce que c’est que ce signal lumineux, à
peu près à un peu moins d’un kilomètre d’ici ?
— De là où vous êtes ? Oh, ça doit être le signal d’urgence
de la Flagship Airlines.
— Je vois… Bon, et bien c’est tout. Faites partir vos
hommes tout de suite, dites leur bien de nous prendre au
téléphone de voie Numéro 83.
— Oui, M’dam’.
Elle raccrocha. Kellogg affichait un large sourire.
— Un terrain d’aviation, c’est ça ? demanda-t-il.
1071
— Oui.
Elle resta là à regarder le signal, sa main tenant toujours les
cigarettes dans sa poche.
— Donc ils vont passer “prendre Monsieur Kellogg”, n’est-
ce pas ?
Elle se tourna prestement vers lui en réalisant quelle décision
son esprit avait pris sans qu’elle en ait eu une connaissance
consciente.
— Non, fit-elle, « non, je n’avais pas l’intention de vous
abandonner ici. C’est seulement que moi aussi, j’ai un objectif
d’une importance cruciale qui m’attend vers l’ouest, où je
devrais me dépêcher d’aller, et donc j’étais en train de songer à
essayer de prendre un avion, mais je ne peux pas le faire, et ce
n’est pas nécessaire. »
— Venez, répondit-il, tout en commençant à marcher dans
la direction de l’aérodrome.
— Mais, je…
— S’il y a quoique ce soit qui soit plus urgent pour vous que
de prendre soins de ces simplets… alors foncez.
— Plus urgent que n’importe quoi d’autre au monde. dit-elle
à voix basse.
— Je me débrouillerai pour prendre les responsabilités dont
vous avez besoin et j’amènerai la Comète jusqu’à Laurel.
— Merci… Mais si vous êtes en train d’espérer… Je ne suis
pas en train de “déserter”, vous savez.
— Je sais.
— Alors pourquoi êtes-vous si pressé de m’aider, tout à
coup ?
— Je veux juste voir ce que c’est de faire quelque chose que
vous voulez, pour une fois.
— Il n’y a guère de chances pour qu’ils aient un avion, à cet
aérodrome.
— Il y a de bonnes chances pour qu’ils en aient un.
Il y avait deux avions parqués le long du terrain d’aviation :
le premier était le reste d’une épave à moitié carbonisée qui ne
vallait même pas d’être sauvée pour de la récupération de
pièces ; le deuxième un monoplan Dwight Sanders tout neuf, le
genre de machine que les hommes imploraient en vain d’avoir
partout à travers le pays.
Il y avait un homme de permanence endormi, à l’aérodrome,
jeune et rondelet ; et hormis une expression verbale suggérant
1072
T R O I S I E M E P A R T I E
C H A P I T R E
I
A T L A N T IS
Il sourit :
— Le “Terminus Taggart”.
— Que voulez-vous dire?
— Vous verrez.
Une légère impulsion, tel le recul d’une entité antagoniste, lui
fit vouloir s’assurer de la force qui lui restait encore. Elle pouvait
bouger ses bras et ses jambes ; elle pouvait relever la tête ; elle
ressentait une douleur comme un coup de poignard lorsqu’elle
tentait de reprendre profondément sa respiration ; elle vit un fin
filet de sang courant le long de ses bas.
— Est-ce que l’on peut sortir de cet endroit ? demanda-t-elle.
Sa voix était devenue plus sérieuse, mais le regard des yeux
vert-métal était un sourire :
— En fait… non. Temporairement… oui.
Elle fit un mouvement pour se lever. Il se pencha pour l’y
aider, mais elle rassembla ses efforts et, d’une rapide secousse,
elle se glissa hors de sa prise, luttant pour se lever.
— Je crois que je peux… commença-t-elle à dire, avant de
retomber contre lui au moment où ses pieds reposèrent à plat sur
le sol–une douleur aigue remontant depuis sa cheville lui fit
savoir qu’elle ne la supporterait pas. Il la porta dans ses bras et
sourit.
— Non, vous ne le pouvez pas, Mademoiselle Taggart. fit-il
avant de commencer à marcher à travers le pré.
Elle demeura immobile, ses bras accrochés à lui, sa tête
reposant sur son épaule, et elle se dit : « Juste pour un petit
moment… pendant que ça dure… il n’y-a pas de mal à se rendre
complètement… à tout oublier et à se permettre de ressentir…
Quand en avait elle déjà fait l’expérience, auparavant ? »
Elle se demanda : il y avait eu un moment où ces mots avaient
été les siens, en songe, mais elle ne parvenait pas à s’en souvenir
maintenant. Elle l’avait connu, une fois, ce sentiment de
certitude, de finalité, de l’atteint, de ce qui n’avait pas à être
remis en question. Mais c’était quelque chose de nouveau, que de
se sentir protégée, et de penser que c’était bien d’accepter la
protection, de se rendre ; bien, parce que cette sensation
particulière de sécurité n’était pas de la protection contre le futur,
mais contre le passé, pas la protection d’être épargnée de la
bataille, mais de l’avoir gagnée, pas une protection accordée à sa
faiblesse, mais à sa force… Consciente avec une intensité
anormale de la pression des mains de cet homme contre son
1091
— Oh. fit elle d’une voix faible, avant de rire ; les ressources
pour s’étonner encore commençaient à lui manquer.
— Croyez-vous que je suis morte dans cet accident d’avion…
et que tout cela est une “autre sorte d’existence” ?
— C’est une autre sorte d’existence. fit Galt, « Mais pour ce
qui concerne la mort, est-ce que cela ne vous semblerait pas
plutôt être le contraire ? »
— Oh oui, fit-elle, « oui… »
Elle adressa un sourire à Mulligan.
— Où se trouve “la porte de devant” ?
— Ici. répondit-il en pointa un doigt droit vers son front.
— J’ai perdu la “clé”. dit-elle simplement, sans aucune forme
de ressentiment, « J’ai perdu toutes les clés, là, maintenant. »
— Vous les trouverez. Mais, bordel, qu’est-ce que vous
fichiez dans cet avion ?
— J’étais en train de le suivre.
— Lui ? il pointa un doigt en direction de Galt.
— Oui.
— Vous avez de la chance d’être en vie ! Etes-vous salement
amochée ?
— Je ne pense pas.
— Vous aurez à répondre à quelques questions, une fois
qu’ils vous auront rafistolé.
Il lui tourna le dos abruptement, et se remit en route pour
redescendre vers sa voiture en marchant au devant du petit
groupe, puis il retourna la tête pour adresser un regard à Galt.
— Bon, et bien qu’est-ce qu’on fait, maintenant ? Il y-a là
une chose contre laquelle on ne s’était pas préparé : le premier
briseur de grêve.
— Le premier… quoi ? demanda-t-elle.
— Laissez tomber. coupa Mulligan, puis il ramena son regard
sur Galt.
— Qu’est-ce qu’on fait ?
— Ce sera à moi de m’en occuper. dit Galt, « J’en serai
responsable. Vous, vous prenez Quentin Daniels. »
— Oh, il n’est pas du tout un problème. Il n’a besoin de rien
d’autre que de se familiariser avec les lieux. Il a l’air de
connaître tout le reste.
— Oui. Il a pratiquement fait tout le chemin par lui-même.
Il la vit en train de l’observer avec étonnement, et dit :
— Il y a une chose à propos de laquelle je dois vous
1097
pas vu ?
— Ecrasé… ici ?
— Oui.
— J’ai bien entendu un avion, mais je…
Son expression étonnée se transforma en un sourire désolé,
amusé et amical.
— Je vois. Oh, bordel, Dagny, c’est absurde !
Elle était en train de le regarder, impuissante, incapable de
faire le lien entre le passé et le présent. Et avec un certain
désespoir–comme quelqu’un qui aurait voulu dire à un ami
décédé, en rêve, les mots qu’il aurait voulu lui dire alors qu’il
était encore en vie–elle dit, tout en entendant encore un
téléphone qui avait sonné en vain, il y-avait presque deux ans, les
mots qu’elle avait souhaité dire si j’amais elle l’appercevait
encore :
— J’ai… j’avais essayé de vous joindre.
Il eut un sourire de gentillesse.
— Nous avons toujours essayé de vous joindre, depuis,
Dagny. …Je vous verrai ce soir. Ne vous inquiétez pas, je ne vais
pas disparaître… et vous non plus, je pense.
Il fit un signe de la main aux autres et s’en retourna en faisant
balancer sa cantine. Elle leva les yeux en l’air tandis que
Mulligan fit s’ébranler la voiture, et elle vit les yeux de Galt qui
la regardaient attentivement. L’expression du visage de Dagny se
fit plus dure, comme si elle admettait ouvertement la peine et le
défi de la satisfaction que cela pourrait lui procurer.
— D’accord, fit-elle, Je crois que je vois bien le choc de la
découverte sur lequel vous comptez avec votre démonstration.
Mais il n’y eut ni cruauté ni pitié sur son visage, seulement
l’attitude neutre exprimant la justice.
— Notre première règle, ici, Mademoiselle Taggart, répondit-
il, « est que l’on doit toujours apprendre à voir les choses par
soi-même. »
La voiture s’arrêta devant une maison isolée, elle avait été
construite en blocs de granite, mais de grandes baies vitrées
occupaient la plupart de la place où auraient dû se trouver les
murs de sa façade.
— Je vais fair venir le docteur, dit Mulligan en repartant en
voiture tandis que Galt la porta encore pour gravir l’allée qui
menait à l’entrée.
— Votre maison ? demanda-t-elle.
1100
Il sourit.
— C’est là la contradiction que vous aurez à résoudre tôt ou
tard, Mademoiselle Taggart.
— C’était vous… n’est-ce pas–?... qui avez détruit ma
Ligne…
— Pourquoi, non. C’est la contradiction qui est en cause.
Elle ferma les yeux ; après un instant, elle demanda :
— De toutes ces histoires que j’ai entendues à propos de
vous… lesquelles étaient vraies ?
— Toutes.
— Est-ce vous qui les avez répandu ?
— Non. Pourquoi faire ? Je n’ai jamais souhaité devenir un
nom populaire.
— Mais vous n’ignorez pourtant pas que vous êtes devenu
une légende ?
— Non.
— Le jeune inventeur de la Twentieth Century Motor
Company est la vraie partie de la légende, n’est-ce pas ?
— Celle qui, concrètement, est vraie… oui.
Elle ne pouvait le dire avec indifférence ; il y avait toujours ce
ton au souffle coupé, et cette intensité ramenée presque au
niveau du chuchotement, lorsqu’elle demanda :
— Le moteur… le moteur que j’ai trouvé… c’était vous qui
l’aviez fait ?
— Oui.
Elle ne put prévenir la secousse d’impatience qui lui fit
soudainement relever la tête.
— Le secret de la transformation de l’énergie… commença-t-
elle, puis s’interrompit.
— Je pourrais vous le dire en une quinzaine de minutes. dit-il
en réponse à la prière désespérée qu’elle n’avait pas prononcé,
« mais il n’y a aucune force au monde qui pourrait me forcer à le
dire. Si vous comprenez ça, vous comprendrez tout ce qui vous
surprend. »
— Cette nuit là… il y-a douze ans… une nuit de printemps
lors de laquelle vous avez quitté un rassemblement de six mille
meurtriers… cette histoire est vraie, n’est-ce pas ?
— Oui.
— Vous leur avez dit que vous “stopperiez le moteur du
monde”.
— J’ai bien dit cela, en effet.
1102
— Et qu’avez-vous fait ?
— Je n’ai rien fait du tout, Mademoiselle Taggart. Et c’est
cela, la plus grande partie de mon secret.
Elle le considéra silencieusement pendant un long moment. Il
demeurait à la même place et attendait, comme s’il pouvait lire
dans ses pensées.
— Le “destructeur”… fit-elle sur un ton de perplexité et
d’impuissance.
— …“la créature la plus diabolique qui ait jamais existé”, fit-
il en utilisant le ton de la citation, et elle reconnut ses propres
mots, « “l’homme qui est en train de siphoner les cerveaux du
monde”. »
— Jusqu’à quel point étiez-vous en train de me surveiller,
demanda-t-elle, « et pendant combien de temps. »
Ce ne fut que l’instant d’une pause, ses yeux ne cillèrent pas,
mais il lui sembla déceler un stress dans son regard, comme s’il
s’agissait d’une conscience particulière de la voir, et elle saisit le
son d’une intensité particulière dans sa voix, lorsqu’il répondit
calmement :
— Durant des années.
Elle referma les yeux, se détendit et abandonna. Elle éprouvait
une étrange indifférence empreinte de légerté, comme si
soudainement elle ne désirait rien d’autre que le confort de se
rendre à l’impuissance.
Le docteur qui arriva était un homme aux cheveux gris avec
un visage ordinaire et pensif, et des manières fermes, confiantes
et discrètes.
— Mademoiselle Taggart, puis-je vous présenter le docteur
Hendricks ? fit-Galt.
— N’êtes-ce pas le docteur Thomas Hendricks ? s’écria-t-elle
avec les manières simples d’une enfant ; le nom était celui d’un
grand chirurgien qui s’était retiré et avait disparu il y avait six
ans.
— Oui, bien sûr. dit Galt.
Le docteur Hendricks lui sourit en réponse.
— Midas m’a expliqué que Mademoiselle Taggart devait être
traitée pour un choc ; fit-il, « pas pour celui qu’elle endure, mais
pour ceux à venir. »
— Je vous laisserai vous charger de ça. fit Galt, « Moi,
pendant ce temps là, je vais aller à la supérette chercher ce qu’il
faut pour le petit déjeuner. »
1103
compagnie de…
Elle secoua la tête avec un amusemement aigre et impuissant :
« avec le clochard », pensait-elle à haute voix, sur le ton
désespéré de la supplication pour la fuite d’un vengeur qui ne
poursuivrait pas ni ne serait retrouvé ; le vengeur qui se trouvait
assis en face d’elle, de l’autre côté de la table, et qui était en train
de boire un jus d’orange.
— Je ne sais pas… ça semble s’être passé à des siècles et à
des continents d’ici.
— Comment s’est il trouvé que vous ayez pu me suivre?
— J’ai atterri à l’aéroport d’Afton juste au moment où vous
étiez en train d’en décoller. L’homme, là-bas, m’a dit que
Quentin Daniels était parti avec vous.
— Je me souviens de votre avion en train d’effectuer ses
virages d’approche. Mais ça s’est passé à un moment ou j’étais à
cent lieues de penser à vous. Je croyais que vous étiez en train
d’arriver par le train.
Elle demanda, en le regardant bien droit dans les yeux :
— Comment vous attendez-vous à ce que je comprenne ça ?
— Quoi ?
— Que c’était seulement à ce moment là que vous étiez “à
cent lieues de penser à moi”.
Il soutint son regard ; elle vit le léger mouvement qu’elle avait
déjà relevé comme étant typique de lui : ce mouvement de sa
bouche orgueilleusement intraitable qui formait une courbe
suggérant un léger sourire.
— Comprenez-le comme vous voulez. répondit-il.
Elle laissa s’écouler un instant pour souligner sa décision
d’afficher une expression sévère, puis elle ajouta froidement, sur
le ton accusateur réservé à un ennemi :
— Vous saviez que j’étais en train de voyager en train pour
me rendre chez Quentin Daniels ?
— Oui.
— Vous vous êtes dépêché d’arriver avant moi dans le but de ne
pas me laisser le voir ? Dans le but de me battre… en sachant
pertinemment quelle sorte de désapointement cela m’occasionnerait ?
— Bien sûr.
Ce fut elle qui regarda ailleurs et demeura silencieuse. Il se
leva pour préparer le reste de leur petit déjeuner. Elle l’observa
tandis qu’il s’affairait devant la cuisinière, en train de toaster le
pain, de faire frire les oeufs et le bacon. Il y-avait une aisance
1105
— Je vous crois.
— J’ai complètement oublié que j’avais promis de vous
attendre, j’ai tout oublié… jusqu’à il y a seulement quelques
minutes, quand Monsieur Mulligan m’a raconté que vous vous
étiez écrasée ici en avion, et alors là j’ai compris que c’était de
ma faute, et si jamais quelque chose vous était arrivé… oh Dieu
merci, comment vous sentez-vous ?
— Ça va. Ne vous inquiétez pas. Asseyez-vous.
— Je ne sais pas comment quelqu’un peut oublier un
engagement. Je ne sais pas ce qui m’est arrivé.
— Moi je sais.
— Mademoiselle Taggart, j’ai travaillé là-dessus pendant des
mois, sur cette hypothèse particulière, et plus j’y travaillais et
moins il semblait y avoir d’espoir que ça puisse fonctionner. Je
suis resté dans mon laboratoire, durant les deux derniers jours, à
essayer de résoudre une équation mathématique qui semblait
impossible. J’avais l’impression que j’allais mourir au pied de
mon tableau… que je ne m’en remettrais pas. Il était tard dans la
soirée, quand il est entré. Je crois que je ne l’ai même pas
remarqué, pas vraiment. Il a dit qu’il voulait me parler, et je lui ai
dit d’attendre un petit peu et il a fini d’entrer dans la pièce.
Je pense que j’ai dû oublier sa présence. Je ne sais pas
combien de temps il est resté là, à me regarder, mais ce dont je
me souviens c’est que tout à coup sa main est apparue dans mon
champ de vision pour effacer du tableau tout ce que je venais
d’écrire, et là il a écrit une courte équation. Et c’est après ça que
je l’ai remarqué !
Puis alors, j’ai littéralement crié… parce que si ce n’était pas
la réponse complète au problème du moteur, c’était une piste qui
permettait de la trouver, une piste que je n’avais pas vu, que je
n’avais même pas suspecté, mais je savais où elle menait ! Je me
souviens bien que j’ai crié, “Comment pouviez-vous savoir
ça ?...” Et là, il a répondu à ma question en pointant un doigt vers
une photographie de votre moteur, “Je suis la personne qu’il l’a
conçu dans le premier endroit où il fut conçu.”
Et c’est la dernière chose dont je me souviens, Mademoiselle
Taggart… je veux dire, la dernière chose à propos de ma propre
existence dont je me souvienne, parce qu’après ça, nous avons
parlé à propos d’electricité statique, et de conversion d’énergie et
du moteur.
— Nous n’avons fait que parler de physique sans interruption
1109
demanda-t-il.
— Oui. Mais l’avez-vous seulement vu ?
— Bien sûr. Midas a immédiatement appelé deux docteurs :
Hendricks pour vous, et moi pour votre avion. Il peut être réparé.
Mais c’est un travail qui coûtera cher.
— Combien.
— 200 dollars.
— 200 dollars ? répéta-t-elle, incrédule ; le prix semblait bien
trop bas.
— En or, Mademoiselle Taggart.
— Oh… ! Bon, et bien, où puis-je acheter cet or.
— Vous ne le pouvez pas. dit Galt.
Elle tourna brusquement la tête vers lui avec défi.
— Non ?
— Non. Pas dans l’endroit duquel vous venez. Vos lois
l’interdisent.
— Mais pas les votres ?
— Non.
— Et bien alors, vendez m’en. Choisissez votre propre taux
de change. Dites-moi la somme que cela représente, selon l’unité
monétaire de mon argent.
— Quel argent ? Vous n’avez pas un sou, Mademoiselle
Taggart.
— Quoi ?
Ça avait été une phrase qu’une héritière Taggart n’aurait
jamais pu s’attendre à entendre.
— Vous n’avez pas un sou, dans cette vallée. Vous possédez
des millions de dollars en actions de la Taggart Transcontinental…
mais tout cela ne suffirait même pas à acheter une livre de bacon de
la porcherie Sanders.
— Je vois.
Galt sourit et se tourna vers Sanders.
— Allez-y et réparez cet avion. Mademoiselle Taggart vous
le paiera par la suite.
Il pressa le bouton du démarreur et la voiture avança, tandis
qu’elle était assise bien droite et raide et ne posait pas de
questions.
Une étendue de bleu-turquoise violent séparait les falaises au
devant et mettait un terme à la route ; cela lui demanda une
seconde pour réaliser qu’il s’agissait en fait d’un lac. L’eau sans
mouvement semblait condenser le bleu du ciel et le vert des
1114
lac. Une jeune femme s’y reposait, allongée sur les planches
inondées par le soleil–elle surveillait une lignée de cannes à
pêche. Elle releva son regard vers leur direction en entendant le
bruit de leur voiture, puis elle se dressa sur ses jambes en un
rapide et unique mouvement–forme trop vive–et courut vers la
route. Elle portait un pentalon dont les jambes avaient éte roulées
jusqu’aux dessus des genoux de ses jambes nues, elle avait des
cheveux sombres et défaits, et de grands yeux. Galt lui adressa
un signe de la main.
— Bonjour, John ! Quand êtes-vous rentré ? demanda-t-elle.
— Ce matin. répondit-il en souriant, et tout en continuant de
rouler.
Dagny tourna la tête pour regarder vers le bas et elle vit
l’expression du regard qu’elle maintint sur Galt. Et quand bien
même le désespoir, sereinement acceptée, constituait une part de
la vénération qu’il y avait dans ce regard, elle fit l’expérience
d’un sentiment qu’elle n’avait jamais connu auparavant : un
pincement de jalousie.
— Qui est-ce ? demanda-t-elle.
— Notre meilleure poissonnière. C’est elle qui fournit le
poisson à la supérette de Hammond.
— Qu’est-elle d’autre ?
— Vous avez remarqué qu’il y-a un “quoi d’autre” pour
chacun d’entre nous, ici ? Elle est écrivain. Le genre d’écrivain
qui ne serait pas publié à l’extérieur. Elle pense qu’il est question
d’esprit lorsqu’il est question de mots.
La voiture bifurqua pour s’engager sur un étroit chemin qui
s’élevait en une forte pente vers un massif de sapins. Elle
comprit ce à quoi elle devait s’attendre lorsqu’elle vit une
pancarte peinte à la main clouée contre un tronc d’arbre, avec
une flèche qui pointait dans la direction indiquée : PASSAGE
BUENA ESPERANZA.
Ce n’était pas un passage, c’était un mur de roche laminée
avec une suite de canalisations, de pompes et de valves s’élevant
telle des vignes jusqu’aux corniches étroites, mais l’ensemble
était surmonté, à sa crête, d’un immense écriteau en bois ; et
l’orgeuilleuse violence des lettres annonçant leur message à un
enchevètrement impassible de branches de pin, était plus
caractéristique, plus familière et plus parlante que les mots eux-
mêmes : WYATT OIL.
C’était du pétrole qui courait dans une courbe brillante depuis
1117
scène et avait disparu il y avait cinq ans, pour être remplacée par
des filles portant des noms aussi ordinaires que possible et des
visages interchangeables. Mais au choc de ce qu’elle était en
train de réaliser, Dagny songea au genre de films qui étaient
réalisés aujourd’hui… et c’est alors qu’elle se dit que la cafeteria
était un usage de la beauté de Kay Ludlow, plus approprié qu’un
rôle dans un film à la gloire du lieu commun de n’avoir aucune
gloire.
La structure qui arriva ensuite fut un petit bâtiment de granite
brut surbaissé, robuste et massif, et impeccablement construit :
lignes d’un pâté rectangulaire aussi sévèrement précises que les
faux plis d’un vêtement formel… mais elle vit, comme si ça avait
été une apparition fantomatique d’un instant, le long trait d’un
gratte-ciel s’élevant à travers les rouleaux de la brume de
Chicago, le gratte-ciel qui avait porté ce qu’elle voyait
maintenant, gravé en lettres d’or au-dessus d’une modeste porte
en pin : BANQUE MULLIGAN.
Galt fit ralentir la voiture lorsqu’il passa devant la banque,
comme pour accorder un mouvement adapté à quelques italiques
particulières.
Ensuite vint une petite structure de brique qui portait
l’enseigne MONNAIE MULLIGAN.
— Monnaies ? demanda-t-elle. Mulligan est numismate ?
Galt plongea la main dans sa poche et déposa deux petites
pièces de monnaie dans le creux de la main de Dagny. Elles
étaient des disques miniatures fait d’or brillant, plus petits que
des pennys1, du genre de ceux qui n’avaient plus été en
circulation depuis l’époque de Nat Taggart ; ils portaient l’effigie
de la tête de la Statue de la Liberté sur le coté face, et les mots
United States of America - One Dollar sur le coté pile, mais les
dates frappées sur ces pièces là étaient les deux années passées.
— C’est la monnaie que nous utilisons ici, dit-il, « Elle est
frappée par Midas Mulligan. »
— Mais… sous l’autorité de qui?
— C’est dit sur les pièces… sur leurs deux faces.
— Qu’utilisez-vous comme unité monétaire plus petite, pour
rendre la monnaie ?
— Mulligan les frappe aussi en argent massif. Nous n’acceptons
__________
1. Une pièce de 1 Penny américaine est de la même taille, de la même épaisseur
et faite du même métal qu’une pièce de 2 centimes d’Euro. (N. d. T.)
1129
Elle demanda, avec une expression sur son visage qui s’était
faite sévère, ouverte et silencieusement défiante :
— Qu’en savez-vous ?
— Rien qu’il ne m’ait dit en mots. Tout ce que la tonalité de
sa voix m’a dit chaque fois qu’il me parlait de vous.
Elle baissa la tête. Elle avait perçu le son de la peine dans la
légère exagération de la neutralité de sa voix.
Il pressa le bouton du démarreur, l’explosion du moteur qui
s’ébranla fit voler l’histoire contenue dans le silence, et ils
repartirent.
Le chemin s’élargit légèrement, s’étirant en direction d’une
flaque de lumière du soleil au-devant. Elle remarqua le bref
scintillement de câbles au milieu des branches, alors qu’ils se
trouvaient dans une clairière. Une petite structure discrète se
dressait au pied d’un versant de colline, sur la pente montante
d’un sol rocheux. C’était un simple cube de granite de la taille
d’une cabane à outils de jardin, il ne comportait ni fenêtre, ni
aucune ouverture d’aucune sorte, seulement une porte d’acier
poli et un arrangement compliqué de fils d’antenne émergant de
sa toiture. Galt la dépassa sans la remarquer, lorsqu’elle demanda
presque en s’écriant :
— Qu’est-ce que c’est que ça.
Elle remarqua la légère cassure produite par l’esquisse d’un
sourire.
— Le générateur.
— Oh, arrêtez, s’il vous plait!
Il obéit, en faisant reculer la voiture jusqu’au pied de la
colline. Ce furent se premiers pas pour gravir la pente rocheuse
qui la firent s’arrêter, comme s’il n’avait pas été nécessaire
d’avancer plus loin, qu’il n’y avait plus rien à monter ; et elle se
tint comme lorsqu’elle avait ouvert les yeux sur la terre de la
vallée ; instant qui s’unissait à celui du début de sa quête.
Elle se tenait là, le regard relevé vers la structure, sa
conscience ayant capitulé devant une vision et une émotion
uniques dépourvues de mots ; mais elle avait toujours su qu’une
émotion était une somme réalisée par une machine à additionner
de l’esprit, et ce qu’elle éprouvait maintenant était le total
instantané de toutes les pensées qu’elle n’avait pas à nommer, la
somme totale d’une longue progression, telle une voix lui
racontant par le moyen de sensations : Si elle s’était accrochée à
Quentin Daniels, avec pas l’ombre d’une chance d’utiliser le
1133
moteur, dans le seul but de s’assurer que l’exploit était une chose
qui n’avait pas disparu de la surface de la Terre ; si–tel un
plongeur entraîné par ses plombs dans le fond d’un océan de
médiocrité, sous la pression des hommes avec des yeux de
gélatine, avec des voix de caoutchouc, avec des convictions en
forme de spirale, avec des âmes et des mains qui ne s’engagent
jamais–elle s’était accrochée, comme à sa ligne de vie et à son
tube à oxygène, à la pensée d’un exploit superlatif de l’esprit
humain ; si, à la la vue du reste du moteur, dans un cri soudain de
suffocation, comme une dernière protestation en réaction à ses
poumons mangé par la corruption, le docteur Stadler avait crié
pour quelque chose, de ne pas mépriser, mais d’admirer, et que
ceci avait été le cri, le désir et la source de sa vie ; si elle avait
bougé, tirée par la faim de sa jeunesse pour une vision de
compétence propre, solide et radieuse ; alors c’était ici devant
elle, atteint et fini, le pouvoir d’un esprit incomparable
matérialisé sous la forme d’un réseau de câbles brillant
paisiblement sous un ciel d’été, tirant de l’espace une puissance
incalculable dans le secret de l’intérieur d’une petite masure de
pierre.
Elle songea à cette structure faisant la moitié de la taille d’un
box pour automobile, remplaçant les centrales électriques du
pays, les énormes conglomérations d’acier, de carburant et
d’efforts ; elle songea au courant se deversant depuis cette
structure, levant des grammes, des kilos, des tonnes d’efforts
depuis les épaules de ceux qui le feraient ou l’utiliseraient,
additionnant ainsi des heures, des jours et des années de temps
libéré de leurs vies, quand bien-même se réduirait-il à l’instant
nécessaire pour relever la tête de sa tâche pour regarder le soleil,
où à un paquet de cigarette de plus acheté avec l’argent
économisé sur une facture d’électricité, ou à une heure de travail
par jour en moins dans chaque usine qui utiliserait cette
électricité, ou à une journé récupérée par mois pour tout le
monde sur toute la Terre, ou à un billet de train payé par le
travail d’une journée à bord d’un train tiré par la puissance de ce
moteur ; avec toute l’énergie de ce poids là, cette fatigue, ce
travail remplacé et payé par l’énergie d’un seul esprit qui avait su
comment imposer aux connexions de câble les connexions de sa
pensée. Mais elle savait qu’il n’y avait pas de signification à
trouver dans les moteurs, ou les usines ou les trains ; que leur
seule signification se trouvait dans le plaisir de la vie de
1134
***
l’extérieur. »
— La loi, Mademoiselle Taggart ? dit le juge Narragansett,
« Quelle loi ? Je ne l’ai pas abandonné… Elle a cessé d’exister.
Mais je travaille toujours dans la profession que j’ai choisie,
laquelle consistait à servir la cause de la justice. …Non, en fait,
la justice n’a pas cessé d’exister. Comment le pourrait-elle ? Il
est possible pour les hommes d’en abandonner la vision qu’ils en
ont, et alors c’est la justice qui les détruit. Mais il n’est pas
possible pour la justice de cesser d’exister, parce que l’un est un
attribut de l’autre, parce que la justice est l’acte de reconnaître ce
qui existe… Oui, je continue dans ma profession. Je suis en train
d’écrire un traité sur la philosophie de la loi. Je démontrerai que
le mal le plus obscur de l’humanité, la machine à horreur la plus
destructrice parmi tous les instruments des hommes, est la loi
non-objective… Non, Mademoiselle Taggart, mon traité ne sera
pas publié à l’extérieur. »
— Mon occupation, Mademoiselle Taggart ? dit Midas
Mulligan, « Mon occupation, c’est la transfusion sanguine… Et
c’est ce que je continue de faire. Mon travail consiste à alimenter
une vie… à mettre de la sève dans les plantes qui sont capables
de pousser. Mais demandez au docteur Hendricks s’il suffit de
décider de la quantité de sang que vous voulez pour sauver un
corps qui refuse de fonctionner, une carcasse pourrie qui s’attend
à exister sans effort. Ma banque du sang, c’est de l’or. L’or est
une forme d’énergie qui fait des merveilles, mais aucune énergie
ne peut faire avancer quoique ce soit là où il n’y-a pas de
moteur… Non, je n’ai pas abandonné. J’en ai seulement eu “ras
le bol” de diriger un abattoir, où on prélève du sang sur des êtres
vivants en bonne santé pour perfuser des demi-corps lâches. »
— Abandonner, moi ? fit Hugh Akston, « revoyez vos
premisses, Mademoiselle Taggart. Aucun d’entre-nous n’a
abandonné. C’est le monde qui l’a fait… Qu’y-a t-il de mal à ce
qu’un philosophe tienne un restaurant routier ? Ou une fabrique
de cigarettes, ainsi que je suis en train de le faire aujourd’hui ?
Tout travail est un acte de philosophie. Et quand les hommes
apprendront à considérer le travail productif–et ce qui en est la
source–comme l’étalon de leurs valeurs morales, ils atteindront
ce stade de perfection qui est le patrimoine qu’ils ont perdu.
…La souce du travail ? L’esprit de l’homme, Mademoiselle
Taggart, la faculté de raisonnement propre à l’esprit de l’homme.
Je suis en train d’écrire un livre sur ce sujet : définir une
1145
inquiétés par son estomac… mais tous deux étaient unis contre
son intelligence. Pourtant, aucun, pas même le plus bas des
humains, n’est jamais complètement capable de renoncer à son
cerveau. Personne n’a jamais cru en l’irrationel : ce en quoi ils
croient est l’injuste.
Chaque fois qu’un homme dénonce l’intelligence, c’est parce
que son but est d’une nature que l’intelligence ne lui permettrait
pas de confesser. Lorsqu’il prêche des contradictions, il le fait
avec la conscience que quelqu’un acceptera le fardeau de
l’impossible, quelqu’un les fera se réaliser pour lui au prix de sa
propre souffrance ou de sa vie ; la destruction est le prix de toute
contradiction. C’est la victime qui a rendu l’injustice possible.
Ce sont les hommes de raison qui l’ont rendu possible pour que
le règne de la brute puisse exister. La spoliation de la raison a été
le motif de chaque credo de l’anti-raison sur terre. La spoliation
de la compétence a été le propos de chaque credo prêchant le
sacrifice de soi. Ceux qui se sont affairés à spolier l’ont toujours
su. Pas nous. Le temps est venu pour nous de voir. Ce que l’on
nous demande aujourd’hui de vénérer, ce qui fut autrefois vêtu
comme Dieu ou comme un roi, est la représentation nue, courbée
et sans esprit de l’humain incompétent. Ceci est le nouvel idéal,
le but que l’on “se doit” de viser, le propos de l’existence ; et
tous les hommes devront être récompensés selon leur aptitude à
s’en approcher. Ceci est “l’ère de l’homme commun”, nous
disent-ils–un titre auquel n’importe quel homme peut prétendre,
à un tel point qu’il n’à même pas été capable de s’élever à la
hauteur de cette distinction. Il s’élèvera au rang de sa propre
noblesse en vertu des efforts qu’il n’a pas réussi à faire, il sera
honoré pour cette vertu dont il n’a pas fait preuve, et il sera payé
pour les biens qu’il n’a pas produit. Mais nous–nous qui devons
implorer le pardon pour “la culpabilité de la compétence”–nous
travaillerons pour le soutenir, ainsi qu’il le commande, avec son
plaisir pour notre seule récompense. Parce que nous sommes
ceux qui doivent contribuer le plus, nous sommes ceux qui
auront le moins à redire. Parce que nous avons une meilleure
capacité de réflexion, il ne nous sera pas permis d’avoir nos
propres pensées. Parce que nous avons la faculté de discernement
pour agir, il ne nous sera pas permis une action de notre choix.
Nous travaillerons sous la contrainte de directives et de contrôles
décrétées par ceux qui sont incapables de travailler. Ils
disposeront de notre énergie, par ce qu’ils n’en ont aucune à
1148
l’expérience.
Il la souleva pour la prendre dans ses bras, et entreprit de
monter lentement le chemin qui menait à sa maison. Il marchait,
sans la regarder, la maintenant fermement, comme s’il essayait
de retenir la progression du temps, comme si ses bras étaient
restés bloqués sur l’instant où il l’avait levé tout contre sa
poitrine. Elle sentait ses pas comme s’ils n’étaient qu’un moment
unique de mouvement vers un but, et comme si chaque pas était
un instant séparé des autres durant lequel elle n’osait pas penser
au prochain.
Sa tête était près de la sienne, ses cheveux brossant sa joue, et
elle sut que ni l’un ni l’autre ne bougerait son visage un souffle
plus près. C’était un état soudain de griserie silencieuse,
complète en elle-même, leurs cheveux sentremêlant comme les
rayons de deux corps dans l’espace qui venaient de réaliser leur
rencontre ; elle vit qu’il marchait en fermant les yeux, comme si
même cette vision là serait maintenant une sorte d’intrusion.
Il pénétra dans la maison, et tandis qu’il traversa le salon, il ne
regarda pas vers sa gauche et elle fit de même, mais elle sut que
tous deux étaient en train de regarder la porte sur sa gauche qui
menait à la chambre de Galt. Il traversa la longueur de
l’obscurité pour arriver au coin de lumière de lune qui tombait en
travers du lit de la chambre d’amis, il la posa dessus, elle sentit la
pause d’un instant de ses mains qui lui tenait encore les épaules
et la taille, et lorsque que ses mains relachèrent son corps, elle
sut que le moment avait pris fin.
Il se recula et pressa un interrupteur, abandonnant la chambre
à la dure lueur d’éclairage public de la lumière. Il demeura un
instant immobile, comme s’il demandait qu’elle le regarde, son
visage sévère et suggérant l’attente.
— Avez-vous oublié que vous vouliez me tirer dessus à vue ?
demanda-t-il.
C’était l’immobilité vulnérable de sa silhouette qui le rendait
réel. Le soupir qui la fit se projeter bien droite fut comme un cri
de terreur et de déni : mais elle maintint son regard et répondit
d’une voix égale :
— C’est vrai. Je l’ai dit.
— Alors tenez votre parole.
La voix de Dagny se fit basse, son intensité était à la fois une
capitulation et un reproche dédaigneux :
— Vous en savez plus que ça, n’est-ce pas ?
1165
Il secoua la tête.
— Non, je veux que vous vous souveniez que ce fut votre
souhait. Vous aviez raison, dans le passé. Aussi longtemps que
vous étiez une partie du monde extérieur, vous deviez me
rechercher pour me détruire. Et des deux options qui vous sont
maintenant ouvertes, l’une vous conduira au jour où vous vous
trouverez forcée de le faire.
Elle ne répondit pas, elle était assise et avait le regard baissé,
il vit les mèches de ses cheveux s’agiter et se balancer tandis
qu’elle secouait la tête en un mouvement de protestation
désespéré.
— Vous êtes mon seul danger. Vous êtes la seule personne
qui pourrait me livrer à mes ennemis. Si vous restez avec eux,
vous le ferez. Choisissez cette option, si vous le souhaitez, mais
faites ce choix en pleine connaissance de cause. Ne me répondez
pas maintenant. Mais jusqu’à ce que vous fassiez–la tension de la
sévérité dans sa voix était le son de l’effort dirigé contre lui-
même–« souvenez-vous que je connais la signification de
chacune de ces deux possibles réponses ».
— Aussi pleinement que que je les connais ? fit-elle d’une
voix à peine audible.
— Aussi pleinement.
Il se tourna pour sortir, lorsque ses yeux tombèrent
soudainement sur les inscriptions qu’elle avait remarqué, et
oublié, sur les murs de la chambre.
Elles étaient taillées dans le poli du bois, montrant toujours la
force de la pression sur le crayon dans les mains qui les avait
faites, chacune dans sa propre écriture violente :
C H A P I T R E
II
L ’ U T O P IE D E L A C ONVOIT IS E
— Bonjour.
Elle le regarda à travers le salon depuis le seuil de sa porte.
Dans l’encadrement de la fenêtre derrière lui, les montagnes
avaient cette nuance de rose argenté qui semble plus brillante que
la lumière du jour, apportant la promesse d’une autre lumière à
venir. Le soleil s’était levé quelque part au dessus de la terre,
mais il n’avait pas atteint le sommet de la barrière, et c’était le
ciel qui brillait pour lui, annonçant son mouvement. Il y avait un
instant, elle avait entendu le salut joyeux fait au levé du soleil qui
n’avait pas été le chant des oiseaux, mais la sonnerie du
téléphone ; elle vit le départ du jour, pas dans le vert brillant des
branches à l’extérieur mais dans le scintillement du chrome de la
cuisinière, dans l’éclat d’un cendrier de verre sur une table, et
dans la blancheur cassante des manches de sa chemise.
Irrésistiblement, elle entendit le son d’un sourire dans sa propre
voix, il ressemblait au sien lorsqu’il répondit :
— Bonjour. il était à son bureau en train de rassembler des
notes de calcul effectuées au crayon pour les fourrer dans sa
poche, « Je dois partir pour me rendre à la station électrique, dit-
il. Ils viennent juste de téléphoner pour me dire qu’ils ont un
problème avec l’écran de rayons. Votre avion semble l’avoir
déréglé. Je serai de retour dans une demi-heure et je préparerai
notre petit déjeuner à ce moment là. »
C’était la simplicité familière de sa voix, sa manière de
prendre sa présence et leur routine à la maison comme pour
acquise, comme s’il n’y avait rien d’inhabituel pour eux deux à
propos de ça, ce qui lui donnait le sentiment d’une signification
1168
demanda-t-il.
Elle se retourna vers lui presque brusquement, mais répondit
sur un ton neutre.
— Il n’est pas encore venu.
— Pas encore ? Il avait l’air surpris, « En êtes-vous sûre ? »
— C’est ce qu’on m’a dit.
Il alluma une cigarette. Elle se demanda, en le regardant,
quelle profession il avait bien pu choisir, l’avait aimé, puis
l’avait abandonné dans le but de venir se joindre à ceux de la
vallée. Elle n’aurait pu se hasarder à formuler la moindre
réponse ; aucune ne semblait lui convenir ; elle se surprit à avoir
le sentiment d’un souhait qu’il n’ait en fait aucune profession,
parce qu’aucun travail ne semblait assez dangereux pour son
incroyable genre de beauté. C’était un sentiment bien
impersonnel, elle ne le regardait pas comme elle aurait regardé
un homme, mais comme une œuvre d’art animée ; et il lui
sembla s’agir d’une indignité exagérée du monde extérieur,
qu’une perfection telle la sienne doive être soumise aux chocs et
à la fatigue, cicatrices auxquelles devait s’attendre chaque
homme aimant son travail.
Mais cela ne faisait que rendre cette impression plus absurde,
parce que les traits de son visage avaient cette sorte de dureté
qu’aucun danger sur terre ne pouvait égaler.
— Non, Mademoiselle Taggart. dit-il tout à coup en voyant
son regard, « vous ne m’avez jamais rencontré auparavant. »
Elle fut choquée de réaliser qu’il avait ouvertement été en
train de l’étudier.
— Comment se fait-il que vous sachiez qui je suis ?
demanda-t-elle.
— Premièrement, j’ai vu votre photo bien des fois dans les
journaux. Deuxièmement, vous êtes seule femme restant encore
dans le monde extérieur, pour autant que nous le sachions, qui
serait autorisé à pénétrer dans la Ravine de Galt. Troisièmement,
vous êtes la seule femme qui aurait le courage–et la prodigalité
nécessaire–pour être encore une briseuse de grève.
— Qu’est-ce qui vous fait être certain que je suis bien une
briseuse de grêve ?
Si vous ne l’étiez pas, vous sauriez que ce n’est pas cette
vallée, mais la vision de l’existence tenue par les hommes dans le
monde extérieur, qui est un “mirage préhistorique”.
Elle entendit le bruit du moteur et elle vit la voiture s’arrêter
1171
d’impôts sur le revenu, comme s’il était en train de lire les pages
poussièreuses d’un grand livre de comptes ; un grand livre dans
lequel chaque entrée avait été faite par le moyen de l’offre de son
propre sang, comme garantie pouvant être prise à n’importe quel
moment, par le fait d’un simple trait maladroit de la plume du
comptable. Tandis qu’elle était en train d’écouter, elle continuait
d’admirer la perfection de son visage ; et elle continuait de
songer qu’elle voyait ici cette tête qui était mise à prix par le
monde entier pour des millions de dollars, dans le but de la livrer
à la décomposition suivant la mort… Ce visage qu’elle avait
trouvé trop beau pour avoir à endurer les cicatrices d’une carrière
productive–continuait-elle vaguement de se dire en manquant
d’écouter la moitié des mots qu’il prononçait–ce visage était bien
trop beau pour courir aucun risque… Puis elle fut frappée par le
fait que sa perfection physique n’était qu’une simple illustration,
une leçon des plus élémentaires qui lui était donnée, en des
termes cruellement évidents, sur la nature du monde extérieur et
sur ce qui attendait toute valeur humaine en une époque sous-
humaine.
« Quelque soit la justice ou le mal se trouvant dans la voie
qu’il avait choisie, » songea-t-elle, « comment le pouvaient-ils…
Non ! » se dit-elle encore, « sa voie était juste, et c’était
précisément cela qui était horrible : qu’il n’y avait pas d’autre
voie que la justice puisse choisir, » qu’elle ne pouvait pas le
condamner, qu’elle ne pouvait ni approuver, ni prononcer un mot
de reproche.
— …Et les noms de mes clients, Mademoiselle Taggart, ont
été patiemment choisis, un par un. J’avais à m’assurer de la
nature de leurs caractères et de leur carrières ; votre nom fut le
premier sur ma liste des restitutions.
Elle se força à afficher un visage tendu et dépourvu
d’expression, et elle répondit :
— Je vois.
— Votre compte est l’un des derniers à ne pas avoir vu ses
fonds remis à son propriétaire. Ils sont là, à la Banque Mulligan,
prêts à être réclamés par vous le jour où vous nous rejoindrez.
— Je vois.
— Votre compte, toutefois, ne représente pas une somme
aussi importante que celle qu’ont eu les autres, même si
d’immenses sommes vous ont été extorquées par la force, durant
ces douzes dernières années. Vous trouverez–comme cela est
1177
Il sourit.
— Pendant encore combien de temps pensiez-vous que vous
alliez rester ici, Mademoiselle Taggart ?
Il vit son regard perdu par le désespoir.
— Vous n’y aviez pas pensé ? Moi, oui. Vous allez rester ici
pendant un mois. Pour votre mois de vacances, comme ce fut le
cas pour nous autres. Je ne suis pas en train d’attendre votre
consentement… vous ne nous avez pas demandé le notre, lorsque
vous êtes venue ici. Vous avez violé nos lois, et donc vous aurez
à en subir les conséquences. Personnes ne partira de la vallée, ce
mois-ci. Je pourrais vous laisser partir, bien sûr, mais je ne le
ferai pas.
Il n’y a pas de règle me demandant de vous garder, mais en
pénétrant de force ici, vous m’avez donné un droit à un
assortiment de choix divers… Et je vais vous garder, simplement
parce que je veux que vous restiez ici. Si, à l’issue d’un mois,
vous décidez de repartir, vous serez libre de le faire. Mais pas
avant.
Elle se redressa bien droite sur sa chaise, les formes de son
visage détendues, la forme de sa bouche adoucie par la légège
suggestion délibérée d’un sourire ; c’était le sourire dangereux
d’un adversaire, mais ses yeux étaient à la fois froidement
brillants et voilés, tels les yeux d’un adversaire qui a pleinement
l’intention de se battre, mais qui souhaite perdre.
— Bon, et bien c’est très bien. fit-elle.
— Je devrai vous faire payer pour votre chambre et pour le
reste… c’est contre nos règles de subvenir aux besoins d’un autre
être humain qui ne l’a pas gagné.
Quelques-uns d’entre nous ont une femme et des enfants, mais
il y a un échange mutuel implicite la-dedans, et un paiement
mutuel–il lui lança un regard–d’un genre que je n’ai pas le droit
de revendiquer. C’est pourquoi je vous prendrai cinquante cents
par jour, et vous me paierez quand vous accepterez ce compte
qui est à votre nom, à la Banque Mulligan. Si vous n’acceptez
pas ce compte, Mulligan débitera la somme de celui-ci et me la
remettra quand je la lui demanderai.
— Je m’en remettrai aux termes de votre offre, répondit-elle ;
sa voix avait la lenteur confiante, délibérée et rusée d’un courtier,
« Mais je ne permettrai pas l’usage de cet argent pour mes
dettes. »
— Comment suggérerez-vous de vous y soumettre, dans ce
1180
cas.
— Je propose de gagner ma chambre et ma nourriture.
— De quelle manière ?
— En travaillant.
— Dans quel domaine ?
— Au titre de cuisinier et de femme de ménage.
Pour la première fois, elle le vit céder au choc de l’inattendu,
d’une manière et avec une violence qu’elle n’aurait pu prévoir.
Ce n’était qu’une explosion de rire de sa part ; mais il rit comme
s’il avait été touché au-delà de ses défenses, bien au-delà de la
signification immédiate de ses mots ; elle sentit qu’elle avait
touché son passé, réduisant en pièces une mémoire et un sens
personnel qu’elle ne pouvait connaître. Il riait comme s’il était en
train de voir quelque image lointaine, comme s’il était en train de
rire devant cette image, comme si c’était sa victoire… et celle de
Dagny.
— Si jamais vous m’embauchez, fit-elle, son visage se faisant
sévèrement poli, son ton de voix clair au point d’en être dur,
impersonnel et plus adapté aux affaires, « je préparerai vos repas,
nettoierai votre maison, m’occuperai de votre linge et autres
tâches généralement accomplies par une domestique, en échange
de ma chambre, de mes besoins vitaux et du peu d’argent dont
j’aurai besoin pour certaines sortes de vêtements. Il se peut que
je sois légèrement handicapée par mes blessures pendant encore
quelques jours, mais ça ne durera pas bien longtemps, et à ce
moment là, je serai en mesure de m’accomoder pleinement de
toute mes tâches. »
— Est-ce que c’est ce que vous voulez ? demanda-t-il.
— C’est ce que je veux… répondit-elle, et s’arrêta là avant
qu’elle ne prononce le reste de la réponse qu’elle avait à l’esprit :
“plus que toute autre chose au monde”.
Il était toujours souriant, c’était un sourire amusé, mais c’était
aussi comme si cet amusement pouvait évoluer vers quelque
brillante gloire.
— C’est d’accord, Mademoiselle Taggart, dit-il, « vous êtes
embauchée. »
Elle inclina la tête en une sorte d’admission sèche et formelle.
— Merci.
— Je vous paierai dix dollars par mois, qui viendront
s’ajouter à votre gîte et à votre couvert.
— Ça me va très bien.
1181
***
dans sa bataille, de se battre pour lui, pour son passé, pour cette
tension de son visage et pour le courage qui l’alimentait–comme
elle voulait se battre pour la Comète, qui se traînait dans un
dernier effort à travers un désert sur une voie qui se désagrégeait.
Elle frémit en fermant les yeux, se sentant comme si elle était
coupable d’une double trahison, se sentant comme si elle se
trouvait en suspension dans l’espace entre cette vallée et le reste
de la terre, sans aucun droit ni pour l’un ni pour l’autre.
Le sentiment disparut lorsqu’elle se trouva assise en face de
Galt, de l’autre côté de la table où ils prenaient leur dîner. Il la
regardait, ouvertement et avec une attitude dépourvue de toute
gêne, comme si sa présence était normale ; et comme si de la voir
était tout ce qu’il souhaitait laisser pénétrer dans sa conscience.
Elle s’adossa légèrement, comme pour s’adapter à la
signification de son regard, et dit sèchement, avec efficacité,
dans un acte de déni délibéré :
— J’ai jeté un coup d’œil à vos chemises, et j’en ai trouvé
une qui a deux boutons manquants, et une autre dont l’usure a
fait un trou au coude gauche. Voulez-vous que j’arrange ça ?
— Pourquoi, oui… si vous pouvez le faire.
— Je peux le faire.
Cela ne sembla pas avoir altéré la nature de son regard ; il
semblait seulement que ça ne faisait qu’ajouter à sa satisfaction,
comme si ceci était ce qu’il avait souhaité qu’elle dise ; excepté
qu’elle n’était pas certaine de savoir si la satisfaction était le nom
approprié à ce qu’elle vit dans ses yeux, ni pleinement certaine
qu’il ait voulu qu’elle dise quelque chose.
Au-delà de la fenêtre et à l’angle de la table, des nuages
d’orage avaient effacé les derniers restes de lumière dans l’est du
ciel. Elle se demanda pourquoi elle éprouva une soudaine
réticence à regarder au-dehors, pourquoi c’était comme si elle
aurait eu envi de se raccrocher aux taches dorées de lumière sur
le bois de la table, à la croute beurrée des petits pains, au pot à
café en cuivre, au cheveux de Galt ; de s’y accrocher comme à
une petite île au bord d’un vide.
Puis elle entendit sa propre voix demandant soudainement,
involontairement–et elle sut que c’était la trahison à laquelle elle
avait voulu échapper.
— Autorisez-vous des communications avec le monde
extérieur ?
— Non.
1185
C’était pour ce que tu étais cette nuit là, pour la façon dont tu
dirigeais ta compagnie de chemin de fer–pour ce que tu avais été
lorsque nous avions essayé de distinguer New York à l’horizon,
depuis le sommet d’un rocher au-dessus de l’Hudson–je devais te
sauver, dégager la voie pour toi, pour te laisser trouver ta cité ;
pour ne pas te laisser gaspiller chaque jour de ta vie, pour que tu
ne te trouves pas en train de te débattre dans une brume toxique,
avec les yeux encore maintenus droit devant, comme ils l’avaient
été au soleil, luttant pour trouver, à la fin, non pas les tours d’une
cité, mais un impotent, gras, imbibé et dépourvu d’esprit, affairé
au plaisir de son existence consistant à ingurgiter le gin que ta
vie servirait à payer ! Toi… pour que tu ne connaisses aucune
joie dans le but que lui en connaisse une ? Toi… pour servir de
chair fraîche pour le plaisir des autres ? Toi… comme un moyen
servant la fin d’un sous-humain ?
Dagny, c’était ce que je voyais, et c’était ce que je ne pouvais
pas les laisser te faire ! Pas à toi, pas à aucun enfant qui te
ressemble quand il se trouverait face à son avenir, pas à aucun
homme qui ait ton esprit et qui serait capable de faire
l’expérience de l’instant de se sentir, fièrement, avec confiance,
joyeusement vivant.
C’était cela, mon amour pour toi, cet état de l’esprit humain,
et je t’ai quitté pour pouvoir me battre pour ça, et je savais que si
jamais je devais te perdre, ce serait encore toi que je gagnerais à
l’issue de chaque année de cette bataille. Mais tu le comprends
maintenant, n’est-ce pas ? Tu as vu cette vallée. C’est l’endroit
que nous projetions d’atteindre quand nous étions enfants, toi et
moi. Nous l’avons atteint. Quoi d’autre puis-je demander, pour
l’instant ?
Te voir ici, tout à coup, comme ça–John a dit que tu serais une
briseuse de grêve ?–Oh, bon, c’est juste une question de
désaccord sur la forme, mais tu seras l’une des notres, parce que
tu l’as toujours été ; si tu n’es pas d’accord sur tout, nous
attendrons, je m’en moque… pour autant que tu sois en vie, pour
autant que je n’ai pas à aller survoler les Rocheuses pour y
chercher l’épave de ton avion !
Elle ouvrit la bouche, réalisant tout à coup pourquoi il n’était
pas arrivé à temps dans la vallée.
Il rit.
— Ne fais pas cete tête là. Ne me regardes pas comme si
j’étais une plaie que tu serais effrayée de toucher.
1191
partie de ce que tu es pour moi… tout comme j’en suis une partie
pour toi ? Et si je te vois sourire d’admiration pour un nouveau
fondeur de cuivre que je construirai, ce sera une nouvelle forme
de ce que j’éprouvais lorsque je me trouvais étendu au lit à coté
de toi. Voudrais-je coucher avec toi ?... Oh, désespérément.
Envirai-je l’homme qui le fait ? Bien Evidemment. Mais qu’est-
ce que ça peut changer ? Ça représente tellement… juste de
t’avoir ici, de t’aimer et d’être vivant.
Ses yeux se baissèrent, son visage devint sévère, sa tête
penchée comme pour un acte de révérence, elle dit lentement,
comme si s’apprêtant à honorer une promesse solennelle :
— Me pardonneras-tu ?
Il avait l’air étonné, puis il lâcha un petit rire gai, en se
souvenant, et il répondit :
— Pas encore. Il n’y a rien à pardonner, mais je le
pardonnerai quand tu nous auras formellement rejoint.
Il se leva, il l’aida à se relever elle aussi ; et lorsque ses bras
se refermèrent sur elle, leur baiser fut la somme de leur passé, sa
fin et le sceau de leur agrément mutuel.
Lorsqu’ils sortirent, Galt se retourna vers eux depuis l’autre
bout du salon. Il avait été en train d’attendre en appui sur le bord
d’une fenêtre, regardant la vallée ; et elle fut certaine qu’il avait
été à cette place durant tout le temps de leurs retrouvailles dans
la chambre d’amis. Elle vit ses yeux étudier leurs visages, son
regard se déplaçant lentement de l’un à l’autre. Son visage se
détendit légèrement à la vue du changement de l’état de
Francisco. Francisco sourit, en lui demandant :
— Pourquoi me regardes-tu comme ça ?
— Est-ce que tu sais à quoi tu ressemblais quand tu es
arrivé ?
— Oh, à ce point là ? C’est parce que ça fait trois nuits que je
passe sans dormir. John, accepterais-tu de m’inviter pour le
dîner ? Je veux savoir comment ta “briseuse de grêve” a pu
pénétrer ici, mais je pense que je pourrais bien m’effondrer de
sommeil en plein milieu d’une phrase–même si là, tout de suite,
je me sens comme si je n’aurai plus jamais besoin de sommeil–
donc je pense que je ferais mieux de rentrer chez moi et d’y
rester jusqu’à ce soir.
Galt l’observait avec un léger sourire.
— Mais ne m’as-tu pas dit que tu allais repartir dans une
heure ?
1193
***
ne croyez pas ?
Il sourit ; son sourire avait la douceur sans pitié de la
certitude.
— Chaque homme construit son propre monde à son image.
dit-il, « Il a le pouvoir de choisir, mais aucun pouvoir d’échapper
à la nécessité du choix. S’il renonce à son pouvoir, il renonce à
sont statut d’homme, et l’engrenage chaotique de l’irrationnel est
ce qu’il réalise en temps que sphère de son existence… par le fait
de son propre choix. Quiconque préserve une seule pensée non-
corrompue par quelque concession que ce soit à la volonté des
autres, quiconque fait devenir une allumette ou un carré de jardin
une réalité selon l’image de sa pensée… celui là, dans cette
mesure, est un homme, et cette mesure là est la seule mesure de
sa vertu.
Eux »–il désigna ses élèves–« n’ont fait aucune concession.
Ceci »–il désigna la vallée–« est la mesure de ce qu’ils ont
préservé et de ce qu’ils sont… Maintenant je peux répéter ma
réponse à la question que vous m’aviez posé, en sachant que que
vous la comprendrez pleinement. Vous m’avez demandé si
j’étais fier de la voie que mes trois fils ont choisie. J’en suis plus
fier que je n’aurai jamais souhaité l’être. Je suis fier de chacune
de leurs actions, de chacun de leurs objectifs… et de chaque
valeur qu’ils ont choisie. Et ceci, Dagny, est ma réponse
complète. »
Le son soudain de son prénom avait été prononcé sur le ton
d’un père ; il avait dit ses deux dernières phrases, non pas en la
regardant, mais en regardant Galt.
Elle avait vu Galt lui répondre par le moyen d’un regard
direct, maintenu l’espace d’un instant comme un signe de
confirmation. Puis les yeux de Galt s’étaient déplacés vers les
siens. Elle l’avait vu la regarder comme si elle portait le titre qui
n’avait pas été dit, et qui était comme en suspend dans le silence
qui régnait entre eux, le titre que le docteur Akston lui avait
accordé mais n’avait pas prononcé ; et aucun des autres n’avait
vu dans les yeux de Galt une lueur d’amusement de son choc, de
soutien, et–incoyablement–de tendresse.
***
***
Elle était resté étendue éveillée durant les heures de cette nuit
là, silencieusement inanimée, suivant–comme un ingénieur et
comme Hank Rearden–le cheminement d’une considération
dépassionnée, précise et presque mathématique, sans aucun
égard pour le coût et pour l’émotion. L’agonie qu’il était en train
de vivre dans son avion, elle la vivait dans un cube sourd
d’obscurité, cherchant, mais ne trouvant aucune réponse. Elle
regardait les inscriptions sur les murs de sa chambre, légèrement
visibles en morceaux de lumières d’étoiles, mais l’aide que ces
hommes avaient appelé durant leurs heures les plus sombres
n’appartenait pas à sa nature.
***
lui fit l’effet d’une décoration militaire qu’on lui aurait remise.
En détournant le regard, elle se souvint soudainement de Jeff
Allen, le clochard à bord de la Comète, au moment où elle l’avait
admiré pour avoir tenté de lui dire qu’il savait où il allait, pour
lui épargner le fardeau de son absence d’objectifs. Elle sourit
légèrement, en se disant qu’elle en avait maintenant fait
l’expérience, en s’étant trouvée dans les deux situations opposés,
et savait qu’aucune action ne pouvait être plus basse ou plus
futile pour une personne que de rejeter sur une autre le fardeau
d’avoir à prendre une décision à sa place. Elle ressentit un calme
étrange, Presque un repos confiant ; elle savait que c’était de la
tension, mais la tension d’une grande clarté d’esprit. Elle se
surprit à penser : « Elle se débrouille bien lors d’une situation
d’urgence, je serai en sécurité avec elle », puis elle réalisa que
c’était à elle-même qu’elle était en train de penser.
— On verra ça après-demain. Mademoiselle Taggart, dit
Midas Mulligan, « Ce soir, vous êtes encore ici. »
— Merci. répondit-elle.
Elle resta près de la fenêtre tandis qu’ils poursuivirent leur
conversation à propos des affaires de la vallée ; c’était leur
conférence de clôture du mois. Ils venaient juste de finir leur
dîner, et elle pensa au premier qu’elle avait pris dans cette
maison, il y avait un mois ; elle avait porté, comme elle le portait
ce soir, le costume gris qui faisait parti de son bureau, pas la jupe
de paysanne qui avait été si agréable à porter sous le soleil.
« Je suis encore ici ce soir », se dit-elle, sa main
possessivement pressée contre le bord de la fenêtre.
Le soleil n’avait pas encore disparu derrière les montagnes,
mais le ciel était d’un bleu trompeusement clair, uni et profond,
qui fusionnait avec le bleu de nuages invisibles pour former une
étendue unique cachant le soleil ; seuls les contours des bords
des nuages étaient dessinés par un mince filet de flamme, et on
aurait dit un réseau de tubes au néon lumineux et tordus, se dit-
elle… comme une liste graphique de fleuves… comme… comme
une carte de réseau ferroviaire tracée sur le feu blanc du ciel.
Elle entendit Mulligan donner à Galt les noms de ceux qui ne
retourneraient pas dans le monde extérieur.
— Nous avons des boulots pour eux-tous. dit Mulligan, « En
fait, il n’y aura seulement que dix ou douze hommes qui
repartiront, cette année… essentiellement pour finir, pour
convertir en argent tout ce qu’ils possèdent et revenir s’installer
1246
— Il n’y a seulement qu’un fil usé qui tienne encore les Etats
de ce continent ensemble. Il n’y aura plus qu’un train par jour,
puis un train par semaine, et puis après ça le Pont Taggart
s’écroulera et…
— Non, ça, ça n’arrivera pas !
C’était la voix de Dagny, et ils se tournèrent tous vers elle tout
à coup. Son visage était blanc, mais plus calme qu’il l’avait été
lorsqu’elle leur avait répondu pour la dernière fois.
Galt se leva lentement sur ses jambes et inclina la tête, comme
pour accepter un verdict.
— Vous avez pris votre décision. dit-il.
— Oui, je l’ai prise.
— Dagny, dit Hugh Akston, « je suis désolé. » Il parla avec
douceur, avec effort aussi, comme si ses mots étaient en proie à
une lutte et tombaient pour remplir le silence de la pièce. J’aurais
aimé qu’il n’ait pas été possible de voir ceci arriver, j’aurais
préféré n’importe quoi… sauf de vous voir rester ici par la faute
du courage de vos convictions.
Elle étendit les mains, paumes retournées vers le haut, les bras
restés contre son corps, dans un geste de franchise simple, et elle
dit, en s’adressant à eux tous d’une manière si calme qu’elle
pouvait se permettre de montrer ses émotions :
— Je veux que vous sachiez ceci : je suis allée jusqu’à
souhaiter que je pourrais vivre encore un mois de plus, de
manière à ce que je puisse le vivre dans cette vallée. Ceci pour
vous montrer combien je voulais rester. Mais aussi longtemps
que je choisirai de vivre, je ne pourrai pas déserter une bataille
dont je pense qu’il me revient de la livrer.
— Bien sûr, dit Mulligan avec respect, « si vous le pensez
toujours. »
— Si vous voulez savoir quelle est la raison qui me fait
vouloir repartir, je vais vous la dire ; je ne me peux pas me
résoudre à abandonner à la destruction toute la grandeur du
monde, tout ce qui fut à moi et à vous, ce qui fut fait par nous et
qui est toujours à nous de droit… Parce que je ne peux pas croire
que les hommes peuvent refuser de voir, qu’ils peuvent demeurer
pour toujours aveugles et sourds à ce que nous disons, quand la
vérité est de notre côté et que leurs vies dépendent de ce qu’ils
l’acceptent. Ils aiment toujours leurs vies… et c’est ça qui est le
reste non-corrompu de leurs esprits. Aussi longtemps que les
hommes désirent vivre, je ne peux pas perdre ma bataille.
1251
***
Mais elle lui fit face, lorsqu’ils furent dans son salon, avec une
pleine confiance et comme avec la soudaine certitude d’un droit ;
la certitude qu’elle ne s’arrêterait pas et qu’ils pouvaient
maintenant parler sans avoir à craindre quoique ce soit. Elle dit
sur un ton régulier, ni comme une imploration, ni comme un
triomphe, seulement comme la declaration d’un fait:
— Tu vas aller dans le mode extérieur parce que j’y serais.
— Oui.
— Je ne veux pas que tu y-ailles.
— Tu n’as pas le choix, à propos de ça.
— Tu y vas pour moi.
— Non, pour moi.
— Me permettras-tu de te voir, là bas. ?
— Non.
— Je ne te verrai pas ?
— Non.
— Je ne devrai pas savoir où tu te trouves, ni ce que tu fais ?
— Tu ne le pourras pas.
— M’observeras-tu comme tu le faisais auparavant ?
— Plus encore.
— Est-ce que tu vas là-bas pour me protéger ?
— Non.
— Pour y faire quoi, alors ?
— Pour m’y trouver le jour où tu décideras de nous rejoindre.
Elle le regarda attentivement, ne s’autorisant aucune autre
réaction, mais comme si elle tatonnait pour une réponse au
premier point qu’elle n’avait pas pleinement compris.
— Tous les autres seront partis. expliqua-t-il, « Ca deviendra
trop dangereux de rester. J’y demeurerai en temps que ta dernière
clé restante, avant que la porte d’accès à cette vallée ne se
referme complètement. »
— Oh !
Elle en fit un cri avant que cela puisse être un gémissement.
Puis, recouvrant la manière de détachement impersonnel, elle
demanda :
— Suppose que ma décision soit définitive, et que je ne
souhaite jamais vous rejoindre ?
— Ce serait un mensonge.
— Suppose que je décide maintenant de faire le vœu que ce
soit définitif, et que je m’y tienne sans considération pour ce
qu’il peut advenir dans le futur ?
1257
valeur.
Puis, non pas comme une mémoire, mais comme une
expérience du présent, elle se sentit revivre le moment où elle
s’était tenue devant la fenêtre de sa chambre à New York,
regardant une cité émergeant de la brume, la forme hors
d’atteinte d’Atlantis disparaissant dans les eaux ; et elle sut
qu’elle était en ce moment en train de voir la réponse à cet
instant là. Elle ne ressentait pas les mots qu’elle avait adressé à la
cité, mais cette sensation resté non-traduite de laquelle les mots
étaient venus : Toi, que j’ai toujours aimé et n’ai jamais trouvé,
toi que j’espérais voir à la fin des rails au-delà de l’horizon–puis
elle le dit à haute voix :
— Je veux que tu saches ceci. J’ai commencé ma vie avec un
absolu unique : que c’était à moi de former le monde à l’image
de mes plus hautes valeurs pour qu’il ne soit jamais abandonné à
une moindre échelle, ce, indépendemment de la longueur et de la
difficulté de mon combat pour y parvenir… Toi, dont j’ai
toujours senti la présence dans les rues de la cité–la voix qui ne
prononçait pas de mots, en elle, était en train de lui dire–« et dont
je voulais construire le monde. Maintenant je sais que j’étais en
train de me battre pour cette vallée »–c’était mon amour pour toi
qui m’avait porté tout le long–« c’était cette vallée que je croyais
possible et n’aurais échangé contre rien d’autre, et n’aurais pas
abandonné à un démon sans esprit »–mon amour et mon espoir
de t’atteindre et mon souhait d’être digne de toi le jour où nous
nous trouverions face à face–« je retourne me battre pour cette
vallée… pour la libérer de sous la terre, pour reprendre pour elle
son univers plein et légitime, pour laisser la terre t’appartenir en
fait comme elle t’appartient en esprit… et de te rencontrer encore
le jour où je serai capable de te livrer le monde dans son
intégralité… ou, si jamais je ne devais pas y parvenir, de rester
en exil hors de cette vallée jusqu’au dernier jour de ma vie »–
mais ce qu’il me restera de vie sera toujours tien, et je
continuerai en ton nom, même si c’est un nom que je ne dois
jamais prononcer, je continuerai à te servir, même si je dois ne
jamais gagner, je continuerai à être digne de toi pour le jour où je
t’aurais rencontré, même si cela n’arrivera pas–« Je me battrai
pour ça, même si je dois me battre contre toi, même si tu me
maudit comme une traîtresse… même si je ne dois plus jamais te
revoir. »
Il était demeuré là sans bouger, il avait écouté sans qu’aucun
1259
train.
Elle acquiesça comme si elle comprenait.
Il ne la suivit pas tandis qu’elle descendit sur le sol. Il
s’appuya sur le volant pour se pencher vers la portière ouverte de
l’appareil, et ils se regardèrent. Elle resta debout près de l’avion,
son visage relevé vers lui, un léger vent soufflait dans ses
cheveux, la ligne droite de ses épaules sculptée par l’austère
costume de cadre dirigeant, au milieu de l’immensité plate d’une
prairie vide.
Le mouvement des mains de Galt pointa vers l’est, en
direction de quelques cités invisibles.
— Ne me cherchez pas là-bas, dit-il, vous ne m’y trouverez
pas… jusqu’à ce que vous me vouliez pour ce que je suis. Et
quand vous me voudrez, je serai alors l’homme le plus facile à
trouver.
Elle entendit le bruit de la porte tombant et se refermant sur
lui ; il lui sembla plus fort que le souffle du moteur qui suivit.
Elle observa les roues de l’avion qui s’élançait et la traînée des
herbes laissée couchée derrière elles. Puis elle vit une bande de
ciel apparaître entre les roues et les herbes.
Elle regarda autour d’elle. Une brume rougeâtre de chaleur se
maintenait au dessus des formes de la ville, au loin, et les formes
semblaient s’affaisser sous la nuance couleur de rouille ; au-
dessus de ses toitures, elle vit les restes d’une cheminée d’usine
effondrée. Elle vit un morceau de quelque chose qui était sec,
jauni et s’agitait l’égèrement dans les herbes à côté d’elle : c’était
un morceau de journal. Elle le regarda d’un air neutre, incapable
de lui donner une réalité.
Elle releva les yeux vers l’avion. Elle vit l’envergure de ses
ailes se faire plus étroite dans le ciel, emportant le bruit du
moteur avec elle. Il continua de s’élever, les ailes en premier,
telle une longue croix d’argent ; puis la courbe décrite par son
mouvement suivit le ciel, retombant lentement plus près de la
terre ; puis il sembla ne plus bouger du tout mais seulement se
réduire. Elle le regarda comme s’il s’agissait d’une étoile en train
de s’éteindre, tandis qu’elle se rétrécit depuis une croix jusqu’à
un point, puis une étincelle brulante qu’elle ne fut plus tout à fait
certaine de voir. Lorsque qu’elle vit que le tout le ciel était
constellé d’étincelles similaires, elle sut que l’avion était parti.
1263
C H A P I T R E
III
A N T I - C U P IDIT E
restes d’un tracteur reposant sur le dos avec les pneus en l’air.
Le docteur Ferris était en train de parler des pionniers de la
science et a propos des années de dévouement désintéressé, du
constant labeur et des persévérantes recherches qui avaient été
investies dans le Projet X.
C’était étrange–pensa le docteur Stadler en étudiant les ruines
de la ferme–qu’il doive y avoir un troupeau de chèvres au milieu
d’une telle désolation.
Il y en avait six ou sept, quelques unes somnolantes, quelques
autres broutant, avec une certaine léthargie, les quelques herbes
qu’il était possible de trouver au milieu de quelques rares plantes
désséchés.
— Le Projet X, était en train de dire le docteur Ferris, « fut
consacré à des recherches d’une nature particulière dans le
domaine du son. La science de l’étude des ondes sonores
comporte des aspects que les profanes pourraient à peine
soupçonner… »
A une quinzaine de mètres de la ferme, le docteur Stadler vit
une structure dont il était évident qu’elle était très récente et d’un
usage tout à fait inconnu : on aurait dit quelques longueurs de
poutrelles métalliques s’élevant dans l’espace vide, ne supportant
rien, ne se dressant vers rien.
Le docteur Ferris était maintenant en train de parler à propos
la nature des vibrations sonores.
Le docteur Stadler braqua ses jumelles vers l’horizon, au-delà
de la ferme, mais il n’y avait rien d’autre à regarder sur des
dizaines de kilomètres. Le mouvement tendu de l’une des
chèvres lui fit ramener son regard en direction du troupeau.
Il remarqua que les chèvres étaient enchaînées à des piquets
enfoncés à intervalles réguliers dans la terre.
— …et il fut découvert, dit le docteur Ferris, « qu’il existe
certaines fréquences de vibrations sonores auxquelles aucune
structure organique, comme non-organique, ne peuvent
résister… »
Le docteur Stadler remarqua un petit point argenté
rebondissant au-dessus des herbes au milieu des chèvres. C’était
un petit qui n’avait pas été enchaîné ; il sautait et tournait sans
arrêt à proximité de sa mère.
— …Le rayon sonore est contrôlé depuis un pupitre de
contrôle situé à l’intérieur du laboratoire souterrain géant. dit le
docteur Ferris en désignant le bâtiment sur le monticule, « Le
1273
d’être jeté.
— Je ne vous ai pas demandé de vous auto-proclamer mon
écrivain nègre. dit-il.
Le sarcasme contenu dans la voix fournit l’indice dont le
docteur Ferris avait besoin : le moment n’était pas aux
sarcasmes.
— Je n’aurais pu vous imposer de sacrifier l’inestimable
valeur de votre temps à l’écriture de textes radiophoniques. dit le
docteur Ferris, « J’étais certain que vous l’apprécieriez ». ajouta-
t-il sur un ton de fausse politesse qui se voulait indiscutablement
être reconnue comme telle ; le ton qui accompagne le geste de
l’aumône faite au mendiant pour l’aider à sauver la face.
La réponse du docteur Stadler l’ennuya : le docteur Stadler ne
choisit, ni de répondre, ni de jeter un coup d’œil au manuscrit.
— …manque de conviction, grognait un orateur sur le
plateau, sur le ton qui aurait convenu à une bagarre d’ivrogne,
« le manque de conviction est la seule chose dont nous devons
avoir peur. Si nous abandonnions notre foi dans la politique de
nos dirigeants ?… Pourquoi ?... La politique portera ses fruits et
nous retrouverons tous la prospérité, l’aisance et l’affluence. Ce
sont les petits camarades qui se fourvoient dans le doute, sapant
ainsi le moral de ceux qui les voient… ce sont eux qui sont les
premiers responsables des restrictions et de la misère. Mais nous
n’allons pas les laisser faire plus longtemps, nous sommes ici
pour protéger les citoyens… et si jamais quelques uns de ces
petits malins indécis pointent le bout de leur nez, croyez-moi,
nous nous occuperons de leur cas ! »
— Ce serait une maladresse, dit le docteur Ferris d’une voix
douce, « de susciter du ressentiment contre le Département
général des sciences et des technologies, à un moment aussi
explosif que celui-ci. Il y a beaucoup de mécontentement et
d’agitation dans le pays… et si jamais il arrivait que nos
concitoyens interprètent mal la nature de notre nouvelle
invention, ils seraient alors en droit de libérer leur rage sur tout
les hommes de science. Les scientifiques n’ont jamais été
populaires auprès des masses. »
— La paix, une grande et svelte femme confirmait dans le
microphone, « cette invention est le nouveau grand instrument de
la paix. Il nous protégera des desseins belliqueux de nos ennemis
animés par l’égoïsme, il nous permettra de respirer enfin
librement et de prendre le temps d’apprendre à aimer nos frères
1282
les hommes ». elle avait un visage osseux et une bouche que les
coktails et les soirées avaient rempli d’amertume, et elle portait
une robe bleue pâle qui ondulait au gré du vent et qui suggérait la
tenue de concert d’une harpiste, « Ça peut bien être considéré
comme un miracle qui fut tenu comme impossible tout au long
de notre histoire… le rêve de tous les âges… la synthèse finale
de la science et de l’amour réconciliés ! »
Le docteur Stadler regardait les visages dans les tribunes. Ils
étaient tranquilement assis, maintenant, mais il y avait dans leurs
yeux une lueur de crépuscule mourant, une expression de peur
qu’elle soit admise comme permanente, quelque chose qui
suggérait une vilaine blessure dont la fraîcheur était atténuée par
le voile de l’infection. Ils savaient, tout comme il le savait lui-
même, qu’ils étaient les cibles des conduits sans formes qui
saillaient du dôme du bâtiment-champignon ; et il se demanda de
quelle manière ils étaient maintenant en train d’éteindre leurs
esprits et d’échapper à cette connaissance ; il savait que les mots
qu’ils étaient impatients d’absorber et de croire étaient des
chaînes qui se glissaient pour les détenir, comme les chèvres,
sûrement et à portée de ces tunnels. Ils étaient impatients de
croire1 : il vit les lignes de leurs lèvres se durcir, il vit les coups
d’œil suspicieux qu’ils jetaient occasionnellement à leurs voisins,
comme si l’horreur qui les menaçait n’était pas le rayon sonore,
mais les hommes qui feraient reconnaître ceclui-ci comme un
sujet d’horreur. Leurs yeux se refermaient dessus, mais ce qu’il
restait de la blessure était le cri d’un appel à l’aide.
— Pourquoi pensez-vous qu’ils réfléchissent ? dit le docteur
Ferris d’une voix douce. « La raison est la seule arme du
scientifique… mais la raison n’a aucun pouvoir sur les hommes,
vous le savez bien, n’est-ce pas ? En cette époque qui est la notre,
avec ces foules animées par un désespoir aveugle, à la limite des
émeutes ouvertes et de la violence… l’ordre doit-être maintenu
par tous les moyens dont nous disposons. “Que pouvons-nous
__________
1. La lecture de ce passage, tout comme celle d'autres dans La Révolte d'Atlas,
suggèrent qu'Ayn Rand devait s’être attardé un instant sur la lecture de The True
Believer (“L’Engagé Authentique”), par Eric Hoffer, publié en 1951, un essai
magistral traitant des mécanismes psychologiques et sociaux de la croyance et
de l'engagement politique-ou autre-qui est resté jusqu'à aujourd'hui l'ouvrage de
référence sur ce sujet. Tout comme ce fut le cas pour Atlas Shrugged, The True
Believer, un autre grand succès du livre, n’a malheureusement fait l’objet
d’aucune traduction en langue française encore à ce jour. (N. d. T.)
1283
***
endroits ».
— Qu’est-ce qui détermine le nombre de trains que n’importe
quelle compagnie ferroviaire donnée est obligée de faire rouler ?
demanda-t-elle.
— Le bien public, les besoins des citoyens. dit Taggart.
— La Régie Nationale. dit Eddie.
— Combien de trains ont été retirés des horaires dans le pays,
durant les trois dernières semaines ?
— Et bien en fait, fit Taggart avec empressement, « le Plan a
aidé à harmoniser l’industrie et à éliminer les compétitions “à
couteaux tirés” »
— Il a éliminé trente pour-cent des trains qui étaient “aux
horaires” dans le pays. dit Eddie, « La seule compétition encore
en existence se situe au niveau des Demandes de permission de
retrait des trains des horaires qui sont envoyées à la Régie. Sur
le long terme, et compte tenu des nouvelles dispositions, la
compagnie qui survivra sera celle qui sera assez habile pour ne
faire rouler aucun train.
— Est-ce que quelqu’un a déjà fait des prévisions pour
déterminer pendant encore combien de temps l’Atlantic Southern
restera en activité ?
— Ça n’a aucune conséquence pour vos… commença Meigs.
— Cuffy, s’il te plait ! cria Taggart.
— Le président directeur général de l’Atlantic Southern, dit
Eddie avec impassibilité, « vient de se suicider. »
— Ça n’a rien à voir avec tout ça ! s’emporta Taggart, « Il
s’agissait d’une affaire personnelle ! »
Elle demeura silencieuse, assise derrière son bureau, regardant
leurs visages. Il y avait encore un sujet d’étonnement dans
l’indifférence engourdie de son esprit : Jim s’était toujours
arrangé pour faire porter le poids de ses échecs sur les entreprises
les plus solides autour de lui, et de survivre en les détruisant, en
leur faisant payer pour ses erreurs, ainsi qu’il l’avait fait avec
Dan Conway, ainsi qu’il l’avait fait avec les industries du
Colorado ; mais tout cela n’avait pas même la rationalité des
pillards ; cette attaque à la carcasse vidée de son sang d’un plus
faible, un concurrent en redressement judiciaire réclamant un
délai, avec rien d’autre qu’un os se brisant entre l’attaquant et
l’abysse.
La pulsion de l’habitude de la raison la poussait à parler, à
argumenter, à démontrer l’évidence qui parlait d’elle-même ;
1304
trop lente, et elle marchait presque comme pour faire danser ses
hanches.
— Comment allez-vous, Mademoiselle Taggart. dit-elle
d’une voix gracieuse et indolente, d’une voix de salon qui
paraissait détonner dans ce bureau ; une incongruité qui seyait
assez bien à l’ensemble de son costume et de son nœud.
Dagny inclina la tête d’un air grave.
Lillian jeta un coup d’oeil au bureau ; il y avait dans son
regard le même style d’amusement que celui qui caractérisait son
chapeau : un amusement qui voulait suggérer la maturité par la
conviction que la vie ne pouvait être que ridicule.
— Asseyez-vous, je vous en prie. fit Dagny.
Lillian s’assit en affectant une attitude et une pose détendues,
gracieuses et tout à la fois décontractées.
Lorsqu’elle tourna son visage vers Dagny, l’amusement était
toujours là, mais son expression était différente : il semblait
suggérer qu’elles partageaient toutes deux un secret qui rendrait
sa présence ici absurde aux yeux du monde, mais évidente et
logique pour ces deux femmes là. Elle mit l’accent sur cette la
suggestion de cette impression en demeurant silencieuse.
— Que puis-je faire pour vous ?
— Je suis venue vous dire, dit Lillian sur un ton qui se
voulait plaisant, que vous allez apparaître ce soir dans l’émission
de Bertram Scudder.
Elle ne put détecter aucun étonnement sur le visage de Dagny,
aucun choc, seulement le regard d’un ingénieur étudiant un
moteur qui faisait un bruit suspect.
— J’imagine, dit Dagny, « que vous êtes pleinement
consciente de la forme que vous avez donné à votre
déclaration. »
— Oh oui. fit Lillian.
— Et bien alors défendez là.
— Je vous demande pardon.
— Expliquez-moi ce que vous avez voulu dire.
Lillian fit un petit rire bref, sa brièveté forcée trahissait que
ceci n’était pas vraiment l’attitude qu’elle avait escomptée.
— Je suis sûre qu’aucune interminable explication ne sera
nécessaire. dit-elle, « Vous savez pourquoi cette apparition dans
cette émission est importante pour ceux qui sont au pouvoir. Je
sais pourquoi vous avez refusé d’y apparaître. Je connais vos
convictions, à ce propos.
1312
***
dire que puisque ses larmes étaient versées pour eux deux, il
avait quand à lui conscience de sa douleur, la ressentait et la
comprenait, mais que cependant il était capable d’en être le
paisible témoin ; et son calme sembla soulager son fardeau en lui
accordant le droit de craquer, ici, à ses pieds, en lui disant qu’il
était capable de porter ce qu’elle ne pouvait plus porter plus
longtemps.
Elle sut indistinctement que ceci était le vrai Hank Rearden, et
peu importait quelle forme de cruauté insultante avait-il infligé à
leur premières nuits ensemble, peu importait combien souvent
elle avait paru être la plus forte d’eux deux, ceci avait toujours
été en lui et à la source du lien qui les unissait ; cette résistance
qui était la sienne et qui la protégerait si jamais celle-ci devait un
jour s’en aller.
Lorsqu’elle releva la tête, son visage était baissé vers elle et
lui souriait.
— Hank… dit elle à voix basse avec culpabilité, avec une
expression d’étonnement désepéré pour sa propre faiblesse.
— Ne dis rien, mon amour.
Elle laissa sa tête s’enfouir encore entre ses genoux; elle était
là, immobile, luttant pour du repos, luttant contre la pression
d’une pensée qui n’avait pas de mots : il avait été capable de
supporter et d’accepter ce qu’elle avait dit à la radio, seulement
comme une confession de son amour pour lui ; cela faisait de la
vérité qu’elle devait maintenant lui dire, un coup plus inhumain
que quiconque avait le droit d’en porter. Elle se sentait terrorisée
à la pensée qu’elle n’aurait pas la force de le faire, et de la terreur
à la pensée qu’elle le ferait. Lorsqu’elle releva la tête pour le
regarder encore, il fit courir sa main sur son front, brossant ses
cheveux à l’écart de son visage.
— C’est fini, mon amour. dit-il. « Le pire de tout cela est fini,
pour tous les deux. »
— Non, Hank, ce n’est pas vrai.
Il sourit.
Il la tira pour la faire s’asseoir à côté de lui, avec sa tête
reposant sur son épaule.
— Ne dit rien maintenant. dit-il, « Tu sais que nous
comprenons tous deux ce qui doit être dit, et nous en parlerons,
mais pas avant que cela ait cessé de te blesser tant que ça. »
Sa main descendit la ligne de sa manche, jusqu’à un pli de sa
jupe, avec une pression si légère que c’en était comme si la main
1325
C H A P I T R E
IV
A N T I - V IE
conscience que cela lui serait tout autant égal, s’il avait été réduit
à l’état de ce mendiant. Il y avait eu un temps où il avait resenti
quelque chose comme de la culpabilité–mais cela n’avait pas été
plus clair qu’une pointe d’irritation–à la pensé qu’il avait partagé
le péché de cette convoitise qu’il passait le plus clair de son
temps à dénoncer. Maintenant il était touché par la frémissante
réalisation que, en fait, il n’avait jamais été un hypocrite : en
pleine vérité il n’avait jamais rien eu à faire de l’argent. Cette
découverte laissait maintenent un autre trou qui baillait devant
lui, un trou menant vers un autre cul-de-sac, vers lequel il ne
pouvait se risquer de regarder.
« Je veux juste faire quelque chose ce soir ! »–cria-t-il sans
émettre un son à l’adresse d’un passant choisi au hasard, en
protestation et avec une exigeante colère—en une expression de
protestation contre quoi que pouvait être ce qui continuait à le
forcer à avoir de telles pensées surgissant ainsi dans on esprit…
en colère contre un univers où quelque force malveillante ne lui
permettrait pas de trouver du plaisir sans le besoin de savoir ce
qu’il voulait ni pourquoi.
« Qu’est-ce que tu veux ? »–la voix de quelque ennemi lui
demandait continuellement, et il accélera le pas pour tenter d’y
échapper. Il avait l’impression que son esprit était une brume au
milieu de laquelle un cul-de-sac se présentait où qu’il aille, le
menant à un brouillard épais qui masquait un abysse. Il lui
semblait qu’il était en train de courir tandis que le petit îlot de
sécurité se réduisait, et que bientôt rien d’autre que ces culs-de-
sac ne s’offriraient à lui. C’était comme ce reste de clarté tout
autour de lui dans la rue, avec la brume qui s’avançait pour
remplir toutes les issues. Pourquoi se réduisait-il ?–se dit-il avec
un sentiment de panique. C’était comme ça qu’il avait toujours
vécu durant toute sa vie… en concentrant obstinément son
regard, avec sécurité, sur le macadam se trouvant immédiatement
devant lui, évitant avec dédication la vue de sa route, des
carefours, des distances, des cimes. Il n’avait jamais eu
l’intention d’aller nulle part, il avait seulement voulu que sa voie
soit dégagée, qu’elle soit exempte du joug d’une ligne droite, il
n’avait jamais voulu que ses années ne s’ajoutent à aucune
somme–qu’est-ce qui les avait fait s’aditionner ?–pourquoi avait-
il atteint une destination non-choisie où on ne pouvait plus
s’arrêter et dont on ne pouvait plus partir ?
Regarde où tu vas, mon pote ! gronda quelque voix tandis
1343
— Oh, la ferme !
Il demeura silencieux et ne la regarda plus. Quand ses yeux
revinrent vers son visage, elle était toujours en train de le
regarder, et ce fut elle qui parla la première avec une voix
étrangement sévère :
— Ce que ta sœur à fait durant son émission de radio était
vraiment bien.
— Oui, je sais, je sais, tu n’as pas arrêté de le dire, depuis un
mois.
— Tu ne m’as jamais rien répondu.
— Qu’est-ce qu’il y a à répon… ?
— C’est juste comme tes amis à Washington qui ne lui ont
jamais répondu. il resta silencieux, « Jim, je ne suis pas en train
d’éviter le sujet. » il ne répondait toujours pas, « Tes amis à
Washington n’ont jamais prononcé une parole à propos de ça. Ils
n’ont pas nié ce qu’elle avait dit, ils n’ont donné aucune
explication, ils n’ont pas essayé de se justifier. Ils ont fait comme
si elle n’avait jamais parlé. Je pense qu’ils voudraient que les
gens l’oublient. Il y a des gens qui l’oublieront. Mais tous les
autres savent ce qu’elle a dit, et aussi que tes amis ont peur de
l’attaquer. »
— Ce n’est pas vrai ! La bonne décision a été prise et
l’incident est clos, et je ne vois pas pourquoi tu reviens toujours
là-dessus.
— Quelle décision ?
— Bertram Scudder a été mis au placard, comme animateur
de radio, pas comme homme public, pour l’instant.
— Est-ce que ça répond à ce qu’elle a dit ?
— Ça met un terme à cette histoire, et il n’y a rien d’autre à
ajouter.
— A propos d’un gouvernement qui fonctionne en utilisant le
chantage et l’extortion ?
— Tu ne pas dire que rien n’a été fait. Ça a été publiquement
annoncé, que les emissions de Scudder étaient perturbantes,
destructrices et peu credibles.
— Jim, je veux que tu comprennes ça. Scudder était pas de
son côté… il était du tiens. C’est même pas lui qui a arrangé
cette émission. Il a agi sur les ordres de Washington… c’est pas
vrai, peut être ?
— Je croyais que tu n’aimais pas Bertram Scudder.
— Je ne l’aimais pas, et ça n’a pas changé, mais…
1349
« Comment ? »
« Si tu ne le comprends pas, alors je ne peux pas te
l’expliquer. » avait-il répondu sur le ton d’un mystique qui
voulait impliquer qu’un tel manque de compréhension était la
confession d’une infériorité honteuse.
« Non je ne le comprends pas », avait elle dit avec fermeté.
Il était alors parti dans la chambre et avait claqué la porte.
Elle avait senti que l’inexplicable n’était pas un simple blanc,
cette fois là : il avait une touche de mal. A partir de cette nuit là,
un petit point dur de peur était apparu en elle, comme la tache
lointaine d’un phare qui s’avançait vers elle, sur un chemin
invisible.
La connaissance n’avait pas parue lui apporter une vision plus
claire du monde de Jim, elle n’avait fait que faire s’épaissir ce
mystère.
Elle n’avait pu croire qu’elle avait été censée exprimer du
respect pour les shows artistiques tristes et dépourvus de sens que
les amis de Jim avaient attendu d’elle, des romans qu’ils lisaient,
des magazines politiques dont ils discutaient ; ces shows
artistiques où elle avait vu le genre de dessins qu’elle avait
dessiné à la craie sur les trottoirs, sur les routes et sur les sols des
cours de récréation des quartiers mal fréquentés de son enfance ;
les romans qui visaient à prouver la futilité de la science, de
l’industrie, de la civilisation et de l’amour, en utilisant un
language que son père n’aurait pas utilisé lors de ses états
d’ébriété les plus prononcés ; les magazines qui exposaient des
généralités lâches, moins claires et plus lourds que les sermons
pour lesquels elle avait condamné le prêcheur de la mission du
quartier de son enfance, comme une vieille arnaque présentée sur
un ton mielleux.
Elle n’avait pu croire que ces choses étaient la culture qu’elle
avait contemplé depuis en-bas avec révérence, et qu’elle avait été
si impatiente de découvrir. C’était comme si elle avait escaladé
une montagne pour se diriger vers une forme aux contours
dentelés qui, d’en bas, avait ressemblé à un château, et qui s’était
avérée être la ruine croulante d’un entrepot vide.
« Jim », lui avait-elle un jour demandé, après une soirée
passée au milieu d’hommes qui étaient appelés les “chefs de file
des intellectuels du pays”, « ce docteur Simon Pritchett est un
faux-jeton… un méchant faux-jeton qui a peur de tout, en plus ».
« Maintenant, vraiment », avait-il répondu, « est-ce que tu
1355
ressenti.
Soit tu le ressens, soi tu ne le ressens pas. Ce n’est pas une
chose de l’intelligence, mais du coeur. Ça ne t’arrive jamais de
ressentir ? Juste ressentir, sans poser toutes ces questions ? Ne
peux-tu pas me comprendre en temps qu’être humain, et non
comme si j’étais un objet scientifique dans un laboratoire ? La
grande compréhension qui transcende nos mots mesquins et nos
esprits porteurs d’aucun espoir… Non, apparamment je ne
devrais pas rechercher ça. Mais je continuerai toujour à chercher
et à espérer. Tu es mon dernier espoir. Tu es tout ce que j’ai. »
Elle était restée appuyée contre le mur, à la même place, et
n’avait pas bougé.
« J’ai besoin de toi. avait-il doucement gémi, « Je suis
totalement seul. Tu n’es pas comme les autres. Je crois en toi.
J’ai confiance en toi. Qu’est-ce que tout cet argent, et la
célébrité, et les affaires, et ma lutte m’ont apporté ? Tu es tout ce
que j’ai… »
Elle n’avait toujours pas bougé, et son regard qui s’était
abaissé dans sa direction avait été la seule forme de
reconnaissance qu’elle lui avait donnée.
Les choses qu’il avait dit sur sa souffrance avaient été des
mensonges, s’était-elle dit ; mais la souffrance elle-même était
réelle ; il était un homme tiraillé par une forme d’anxiété
permanente qu’il n’était pas capable de lui expliquer, mais que,
peut-être, elle pouvait apprendre à comprendre. Elle le lui devait
bien, cependant–se dit-elle avec cette grisaille du sens du devoir–
en paiement pour la position qu’il lui avait donné, et qui,
probablement, était tout ce qu’il avait à donner, elle lui devait un
effort pour le comprendre.
Ça avait été étrange, durant les jours qui avaient suivis, cette
sensation d’être devenue une étrangère pour elle-même, une
étrangère qui n’avait rien à désirer ou à rechercher.
A la place d’un amour suscité par la flamme brillante de la
vénération pour le héro, elle se retrouvait avec la mordante
monotonie de la pitié. A la place d’un homme qu’elle s’était
battu pour trouver, d’un homme qui se battait pour atteindre son
but et qui refusait de souffrir, elle se retrouvait avec un homme
dont la souffrance était sa seule valeur proclamée, et tout ce qu’il
avait à lui offrir en échange de sa vie. Mais ça ne faisait plus
aucune différence pour elle. Celle là qui était elle-même, avait
recherché avec empressement, dans chaque recoin qui se trouvait
1367
devant elle, l’étrangère passive qui avait pris sa place et qui était
comme tous ces gens trop bien comme-il-faut autour d’elle, les
gens qui disaient qu’ils étaient adultes parce qu’ils s’abstenaient
de réfléchir et de désirer.
Mais l’étrangère était toujours hantée par un fantôme qui était
elle-même, et le fantôme avait une mission à accomplir. Elle
devait apprendre à comprendre les choses qui l’avaient détruite.
Il fallait qu’elle sache, et elle vivait habitée par une sensation
d’attente qui ne la quittait jamais. Il fallait qu’elle sache, même si
elle avait le sentiment que le phare qui s’avançait vers elle s’était
fait plus proche, et qu’à l’instant où la pleine connaissance
viendrait, elle se ferait écraser par les roues.
« Qu’est-ce que tu attends de moi ? »–était la question qui
martellait sans cesse son esprit en guise de seul indice. « Qu’est-
ce que tu attends de moi ? »–continuait-elle de crier sans un
bruit, à table durant les dîners, dans les salons, durant les nuits
sans sommeil ; criait-elle à l’adresse de Jim comme à ceux qui
semblaient partager son secret, à Balph Eubank, au docteur
Simon Pritchett–« Qu’est-ce que tu attends de moi ? »
Elle ne le demandait pas à haute voix ; elle savait qu’ils ne
répondraient pas.
« Qu’est-ce que tu attends de moi ? »–demandait-elle, en
ayant l’impression de courir, mais aucune voie ne semblait
mener vers quelque échappatoire que ce soit. « Qu’est-ce que tu
attends de moi ? »–demandait-elle, en regardant la longue et
entière torture de son mariage qui n’avait pourtant pas duré
depuis aussi longtemps qu’une année.
— Qu’est-ce que tu attends de moi ? demanda-t-elle à haute
voix–et elle vit qu’elle se trouvait assise à la table de leur salle-à-
manger, en train de regarder Jim, son visage à l’expression agité,
et la tache d’eau sur la nappe de la table qui était en train de
sécher.
Elle fut incapable de réaliser durant combien de temps le
silence s’était prolongé entre eux, elle fut étonnée par sa propre
voix et par la question qu’elle n’avait pourtant pas eu l’intention
de poser à haute voix. Elle ne s’attendait pas à ce qu’il la
comprenne, il n’avait jamais paru comprendre de bien plus
simples requêtes ; et elle secoua la tête en faisant des efforts pour
recouvrer la conscience du présent.
Elle fut surprise de le voir en train de la regarder avec une
expression contenant une note de dérision, comme s’il était en
1368
***
venez de me dire !
Elle releva la tête en même temps qu’un autre frissonnement
lui parcourut le corps, comme si les choses qu’elle avait essayé
de contrôler venaient de se libérer ; l’expression de ses yeux était
de la terreur.
— Dagny, dit-elle à voix basse, « Dagny, ils me font peur…
j’ai peur de Kim et de tous les autres… pas peur de quelque
chose qu’ils feront… si c’était ça, je pourrais toujours
m’échapper… mais peur, comme s’il n’y avait aucune porte de
sortie… peur de ce qu’ils sont, et… et parce qu’ils existent. »
Dagny se pencha prestement en avant pour aller s’asseoir sur
l’accoudoir de son fauteuil et pour lui saisir son épaule avec une
prise ferme.
— Hé, ne dis pas ça, ma petite, dit-elle, « là tu as tort. Tu ne
dois jamais avoir peur des gens de cette façon. Tu ne dois jamais
penser que leur existence est une reflexion en miroir de la
tienne… mais là, c’est ce que tu es en train de penser.
— Oui… Oui, j’ai l’impression de n’avoir aucune chance
d’exister, tant que eux existent… aucune chance, aucun endroit,
aucun monde dans lequel je peux vivre… Je ne veux pas
ressentir ça. C’est un sentiment que je repousse, mais il se
rapproche, au contraire et je sais qu’il n’y a pas d’endroit ou je
peux m’en aller… C’est une sensation que je ne peux pas
expliquer, je n’arrive pas à avoir d’emprise sur elle… et ça, ça
fait parti de la terreur, que vous ne pouvez pas avoir d’emprise
sur quoique ce soit… c’est comme si le monde entier venait
soudainement d’être détruit, mais pas par une explosion–une
explosion c’est quelque chose de dur et de consistant–détruit
par… une horrible sorte de ramolissement… comme si plus rien
n’était solide, comme si rien ne retenait plus aucune forme, et
que vous pourriez faire rentrer votre doigt à travers les murs en
pierre, et que la pierre n’offrirait aucune résistance à la pression,
comme de la gelée, et que les montagnes glisseraient et
déraperaient, et que les immeubles se mettraient à changer de
forme, comme des nuages… et que ce serait la fin du monde, ni
feu ni souffre, juste une substance visqueuse.
— Cherryl… Cherryl, ma pauvre petite, il y a eu des
générations de philosophes qui ont comploté pour transformer le
monde comme ça… pour détruire l’esprit des gens en leur faisant
croire que c’est bien ce qu’ils sont en train de voir.
Mais tu n’as pas à l’accepter. Tu n’as pas à voir à travers les
1379
yeux des autres, garde les tiens, fie-toi à ton propre jugement, tu
sais ce qu’il est… dis le à haute voix, comme la plus sainte des
prières, et ne laisse personne tenter de te persuader du contraire.
— Mais… mais il n’y a plus rien qui existe ? Jim et ses
amis… ils n’existent pas. Je ne sais pas ce que je suis en train de
regarder quand je me trouve au milieu d’eux, je ne sais pas ce
que je suis en train d’entendre quand ils parlent… ce n’est pas
réel, rien de tout ça, c’est une épouvantable sorte d’action à
laquelle ils participent tous… et je ne sais pas ce qu’ils
cherchent… Dagny ! On nous a toujours dit que les être humains
ont un tellement grand pouvoir grâce à la connaissance, bien plus
grand que celui des animaux, mais je… j’ai l’impression d’y voir
moins clair que n’importe quel animal, là, en ce moment, d’y
voir moins clair et d’être plus vulnérable.
Un animal, lui il sait qui sont ses amis et qui sont ses ennemis,
et quand il doit se défendre. Il ne s’attend pas à ce que l’un de ses
amis lui saute dessus ou lui coupe la gorge. Il ne s’attend pas à ce
qu’on lui dise que l’amour est aveugle, que le pillage est un
exploit, que les gangsters sont des hommes d’Etat, et que c’est
super de casser la colonne vertébrale de Hank Rearden !... Oh,
mon Dieu, qu’est ce que je suis en train de dire ?
— Je sais ce que tu es en train de dire.
— Je veux dire, comment je dois me comporter avec les
gens ? Je veux dire, s’il n’y avait rien qui tenait bon pendant une
heure… on pourrait pas continuer, non ? Bon, je sais bien que les
choses sont solides… mais les gens ? Dagny ! Ils sont tout et
n’importe quoi, ils ne sont pas des êtres vivants, ils ne sont que
des interrupteurs, juste des interrupteurs qui changent tout le
temps et qui n’ont pas de forme. Mais je dois vivre au milieu
d’eux. Comment je dois m’y prendre ?
— Cherryl, ce contre quoi tu as lutté est le plus grand
problème de l’histoire, celui qui a été la cause de toute la
souffrance humaine. Tu en as compris bien plus que la plupart
des gens qui souffrent et qui meurent, sans même jamais savoir
ce qui les a tués. Je t’aiderai à comprendre. C’est un vaste sujet
et une bataille difficile… mais, en tout premier lieu : n’aie pas
peur.
L’expression du visage de Cherryl fut alors un long désir
mélée de mélancolie, comme si elle était en train de regarder
Dagny depuis un point très éloigné, elle était en train de faire des
efforts pour se rapprocher et n’y parvenait pas.
1380
— C’est promis.
Dagny la vit s’éloigner dans le couloir en direction de
l’ascenseur, elle vit ses épaules affaissées, puis l’effort qu’elle fit
pour les redresser, elle vit la mince silhouette qui semblait
osciller puis réunir toutes ses forces pour se tenir droite. On
aurait dit une plante dont la tige était cassée, et qui se tenait
encore droite par la grâce de quelques fibres, luttant pour
colmater la brèche qui aurait cédé à une dernière rafale de vent.
Par la porte du bureau de son appartement, James Taggart
avait vu Cherryl traverser l’entrée et sortir. Il avait claqué sa
porte et s’était effondré sur le canapé-lit de la pièce. Il y avait
encore des taches humides de Champagne sur son pentalon, et
c’était comme si son propre inconfort était une revanche prise sur
sa femme et sur l’univers tout entier qui ne lui donneraient
décidément pas la fête qu’il avait voulu.
Après un moment, il s’était levé, avait retiré sa veste et l’avait
jeté à travers la pièce. Il avait pris une cigarette, mais l’avait
cassée en deux et lancée contre un tableau accroché au-dessus de
la cheminée. Il remarqua un vase en verre de Venise–une pièce
de musée âgée de plusieurs siècles, avec un réseau de d’artères
bleues et or décrivant des courbes dans le verre transparent de
son corps. Il le saisit et le lança contre le mur ; il explosa en une
pluie de morceaux de verre aussi fins que ceux d’une ampoule
électrique.
Il avait acheté ce vase pour le seul plaisir de songer à tous ces
connaisseurs qui ne pouvaient se l’offrir. Maintenant il faisait
l’expérience de la satisfaction d’une revanche sur les siècles qui
avaient preservé cette pièce avec soin… et de savoir qu’il y avait
des millions de familles désespérées dont chacune aurait pu vivre
durant une année avec la somme que coûtait ce vase.
Il se débarrassa nerveusement de ses chaussures en les
rejetant, et se laissa retomber sur le canapé lit, laissant ses
chaussettes pendre à moitié depuis l’extrémité de ses pieds.
Le bruit de la sonnette de la porte d’entrée l’avait surpris : il
semblait bien aller avec son humeur. C’était le genre de son
brusque, exigeant et impatient, qu’il aurait désiré produire s’il
avait été en train de sonner à la porte de quelqu’un à cet instant.
Il entendit le bruit des pas du maître d’hôtel, en se promettant
à lui-même le plaisir de refuser l’entrée à qui que ce soit qui
pouvait la rechercher. Un instant après, il entendit frapper à sa
porte et vit apparaître le maître d’hôtel qui lui annonça :
1383
Tout cela n’était pas fait de mots dans son esprit, c’était les
mots qu’elle aurait utilisé, aurait-elle eu le pouvoir de les trouver,
ce qu’elle ne connaissait seulement que comme une fureur
soudaine et qui, dans une horreur futile, lui fit battre des poings
contre le poteau d’acier du feu-rouge se trouvant à côté d’elle,
contre le tube creux dans lequel le rire étouffé rauque et rouillé
d’un mécanisme persistant continuait de grincer, encore et
encore.
Elle ne pouvait l’abattre avec ses poings, elle ne pouvait
abattre un à un tous les feux-rouges de la rue qui s’étendaient à
perte de vue ; tout comme elle ne pouvait faire voler en éclats ce
credo dans les âmes des hommes qu’elle rencontrerait, un par un.
Elle ne pouvait plus avoir d’échanges avec les gens, elle ne
pouvait emprunter le chemin qu’ils avaient pris ; mais que
pouvait-elle leur dire, elle qui n’avait pas de mots pour nommer
la chose qu’elle connaissait et aucune voix que les gens
pourraient entendre ? Que pouvait-elle leur dire ? Comment
pouvait-elle les atteindre tous ? Où se trouvaient les hommes qui
auraient pu parler ?
Tout cela n’était pas fait de mots dans son esprit, ce n’était fait
que de coups : ses poings contre le métal ; puis, tout à coup, elle
se vit elle-même battre ses phalanges jusqu’au sang contre un
inamovible poteau de feu-rouge, et cette vision la fit frissonner ;
et elle trébucha plus loin. Elle continua à marcher, ne voyant rien
autour d’elle, se sentant prise au piège dans une brume sans
issue.
Pas d’issue–lui disaient les lambeaux de sa conscience, le
martellant sur le macadam au rythme de ses pas–pas d’issue…
pas de refuge… pas de feux… aucun moyen de différencier la
destruction de la sécurité, ou l’ennemi de l’ami… Comme ce
chien dont elle avait entendu parler, songea-t-elle …le chien de
quelqu’un dans le laboratoire de quelqu’un… le chien dont on
avait changé les “feux”, et qui ne savait plus comment
différencier la satisfaction de la torture, qui voyait la nourriture
être remplacée par des coups, puis les coups remplacés par de la
nourriture, qui réalisait que ses yeux et ses oreilles le trompaient,
que son jugement devenait futile et que sa conscience devenait
impotente dans un monde dérivant, nageant, et dépourvu de toute
forme ; puis abandonnait, refusant de manger à ce prix, ou même
de vivre dans un monde de ce genre…
« Non ! »–fut le seul mot conscient dans son cerveau–
1405
« Non ! Non ! Non ! Pas selon vos règles, pas votre monde ;
même si ce non est tout ce qu’il doit me rester ! »
Ce fut durant l’heure la plus sombre de la nuit, dans une allée
au milieu des quais et des entrepôts que le travailleur social la
vit. Le travailleur social était une femme dont le visage et le
manteau gris se fondaient dans les murs de la zone.
Elle vit une jeune fille portant un costume de trop bon goût et
bien trop cher pour le quartier, sans chapeau, sans sac, avec un
talon de chaussure cassé, les cheveux défaits et une écorchure à
la commissure des lèvres, une fille titubant à l’aveuglette, ne
semblant pas faire la différence entre les trottoirs et le macadam
de la route.
La rue était seulement un passage étroit entre les à-pics : murs
blancs de grandes structures de stockage. Mais un rayon de
lumière tombait à travers la brume rendue moite par l’odeur de
l’eau pourrissante : un parapet de pierre fermait le bout de la rue
sur le bord d’un vaste trou noir faisant se fondre le ciel avec la
rivière.
Le travailleur social l’aborda et lui demanda sévèrement :
— Vous avez des problèmes ?
Puis la femme vit un œil réticent, l’autre caché par une mèche
de cheveux, et le visage d’une créature sauvage qui avait oublié
le son des voix humaines, mais les écoutait comme un écho
lointain, avec suspicion, mais avec cependant une vague
expression d’espoir.
Le travailleur social lui saisit le bras.
— C’est honteux d’en arriver à un tel état… si vous autres les
filles de bourgois avaient quelque chose à faire à côté de vous
laisser aller à vos désirs et à chasser le plaisir, vous ne seriez pas
en train de wagabonder, soûle comme une clocharde à cette
heure de la nuit… si vous arrêtiez un peu de ne vivre que pour
satisfaire vos caprices, que vous arrêtiez un peu de vous regarder
le nombril et trouviez quelque chose à faire de plus noble…
Puis la fille hurla ; et le hurlement s’en alla pour s’abattre
contre les murs blancs de la rue, comme dans une chambre de
torture, un hurlement de terreur animal. Elle tordit son bras pour
le dégager de l’étreinte et fit un bond en arrière, puis elle cria en
articulant cette fois ses sons :
— Non ! Non ! Pas votre sorte de monde !
Puis elle courut ; mue par l’effet d’une soudaine propulsion
utilisant un reste d’énergie, l’énergie d’une créature courant pour
1406
sa vie, elle courut droit devant elle, vers le bout de la rue qui
finisait à la rivière ; et d’une seule traînée rapide, sans une pause,
sans un instant de doute, mue par la pleine conscience d’agir
pour préserver son être, elle continua à courir jusqu’à ce que le
parapet lui barre la route, et, sans s’arrêter, bascula dans le vide.
1407
C H A P I T R E
V
L E S G A R D IE N S D E L E URS F RE RE S
les autres. Ils savaient que la câble de cuivre était un produit qui
était en train de disparaître, plus précieux que l’or ou que
l’honneur ; ils savaient que le magasinier avaient revendu leur
stock d’avance il y avait quelques semaines, à des revendeurs
inconnus qui venaient la nuit et qui, durant la journée, n’étaient
nullement impliqués dans la profession du négoce des métaux
non-ferreux, mais étaient seulement des hommes qui avaient des
amis à Sacramento1 et à Washington–exactement comme le
magasinier, récemment nommé à la division, avait un ami à New
York, nommé Cuffy Meigs, et à propos duquel on ne posait pas
de questions.
Ils surent que l’homme qui assumerait maintenant la
responsabilité de donner l’ordre de réparer, et qui serait à
l’origine de l’action qui mènerait à la découverte que cette
réparation ne pouvait être effectuée, aurait à encourir des ripostes
en provenance d’ennemis inconnus, que ses camarades de travail
deviendraient soudainement silencieux et ne témoigneraient pas
pour lui venir en aide, qu’il ne pourrait rien prouver, et que s’il
tentait de faire son travail, alors ce ne serait rapidement plus le
sien.
Ils n’auraient pu dire avec certitude ce qui ne présentait pas de
risques et ce qui pouvait s’avérer dangereux, en ces jours,
lorsque les coupables n’étaient pas sanctionnés, mais que les
accusateurs l’étaient ; et que, tels des animaux, ils savaient que
l’immobilité était la seule protection lorsque le doute et le danger
se faisaient entrevoir. Ils demeuraient immobiles ; ils parlaient à
propos de la procédure la plus appropriée pour envoyer des
rapports aux autorités appropriées, aux dates appropriées.
Un jeune maître de trains sortit de la pièce, puis du building
du quartier général, pour gagner la sécurité qu’offrait une cabine
téléphonique dans un drugstore, et, sur ses propres deniers, en
ignorant le continent et un bon tiers de la voie hiérarchique, il
téléphona à Dagny Taggart, à New York.
Elle reçut l’appel dans le bureau de son frère, interrompant
ainsi une réunion d’urgence. Le jeune maître de trains lui dit
seulement que la ligne du téléphone s’était rompue et qu’il n’y
avait aucun câble pour la réparer ; il ne dit rien d’autre et
n’expliqua pas pourquoi il avait jugé nécessaire de l’appeler en
personne. Elle ne lui posa pas de questions : elle comprit.
__________
1. Sacramento est la capitale de l’Etat de la Californie. (N. d. T.)
1409
— Faire… quoi ?
— Comment devrais-je le savoir ? C’est ton talent spécial.
C’est toi qui sais faire.
Elle lui adressa un regard médusé : la déclaration avait été si
bizarrement perspicace et à la fois si incongrue et si hors-sujet.
Elle se leva de son fauteuil.
— Est-ce tout, Jim ?
— Non ! Non ! Je veux une discussion !
— Vas-y.
— Mais tu n’as rien dit du tout !
— Toi non plus.
— Mais… Ce que je veux dire c’est, il y a des problèmes
d’ordre pratique à régler, lesquels… Par exemple, qu’est ce que
c’est que cette histoire de notre dernière allocation de nouveaux
rails qui a disparue de notre entrepôt de Pittsburgh ?
— Cuffy Meigs l’a volé et l’a vendu.
— Tu peux le prouver ? dit-il sur un ton agressif qui se
voulait défensif.
— Est-ce que tes amis ont laissé des moyens, des méthodes,
des règles ou des officines permettant de collecter des preuves ?
— Et bien alors dans ce cas, tu n’en parles pas, ne sois pas
théorique, nous sommes ici pour parler de faits tels qu’ils se
présentent à nous aujourd’hui… Je veux dire, nous devons être
realistes et établir des moyens pratiques de protéger nos
fournitures dans le cadre de conditions existantes, pas dans celui
de suppositions impossibles à démontrer, qui…
Elle étouffa un rire bref. Là était la forme de ce qui en était
dépourvu, se dit-elle, là était la méthode de sa conscience : il
voulait qu’elle le protège de Cuffy Meigs sans pour autant
reconnaître l’existence de Cuffy Meigs, de combattre quelque
chose sans en admettre la réalité, de mettre en échec sans
déranger “le jeu”.
— Qu’est-ce que tu trouve de si foutrement marrant ? eructa-
t-il avec colère.
— Tu le sais bien.
— Moi je ne sais pas ce que c’est ton problème ! Je ne sais
pas ce qu’il t’est arrivé… durant ces deux derniers mois… tout le
temps, depuis que tu es arrivée… Tu n’as jamais été aussi peu
coopérative !
— Pourquoi, Jim ? Je ne me suis jamais opposée à toi, durant
les deux derniers mois.
1418
les immeubles de bureau, ont tous été démolis. C’est ce qui s’est
également produit pour la flotte de navires minéraliers d’Anconia
qui avait été maintenue à quai jusqu’à ce matin… et seuls des
cannots de sauvetage transportant les équipages ont survécu aux
quelques rares navires qui se trouvaient encore en mer.
La même chose s’est produite dans les mines d’Anconia, dont
quelques unes sont déjà à cet instant enterrées sous des milliers
de tonnes de roche pulvérisées par les explosions.
Mais tandis que de nombreux rapports faisant état de cette
nouvelle viennent de parvenir à notre rédaction, une autre
nouvelle non moins étonnante nous apprend, ce même jour,
qu’un certain nombre de ces mines avaient été maintenues en
activité bien que leurs ressources étaient épuisées depuis déjà
plusieurs années.
Parmis les milliers d’employés de d’Anconia, la police n’en a
encore trouvé aucun ayant eu connaissance de comment un
complot aussi vaste et aussi monstrueux a pu être préparé et se
produire au nez et à la barbe de tous. Mais pour l’instant, la fine
fleur des équipes d’employées de d’Anconia semble manquer à
l’appel. En effet, les meilleurs des employés de ce groupe
industriel, qui sont pour l’essentiel des minéralogistes, des
ingénieurs et autres cadres dirigeants, semblent s’être évaporés
dans la nature… Tous les hommes sur lesquels l’Etat Populaire
avait compté pour poursuivre l’activité du groupe et pour
prévenir tout à-coup dans la production du cuivre d’Anconia
après nationalisation, sont également portés disparus, au moment
ou je vous rapporte ces faits.
Les plus compétents… excusez-moi… ceux, plus exactement,
connus comme les plus egoïstes de ces hommes… par une
étrange coincidence, sont tous parti sans laisser d’indices quand à
leur destination. Des rapports recueillis par la police auprès de
différentes banques indiquent qu’il ne reste aucun compte
bancaire d’Anconia qui soit approvisionné, nulle part sur la
planète. Les réserves financières de d’Anconia aurait été
dépensées jusqu’au dernier penny.
Mesdames et Messieurs, la fortune d’Anconia… la plus
grande fortune de la planète, cette fortune légendaire accumulée
au long de siècles… vient de cesser d’exister.
A la place de cette aube dorée marquant une nouvelle ère, les
Etats Populaires du Chili et d’Argentine se retrouvent
aujourd’hui avec des montagnes de gravats, et de véritables
1425
— Fatigué, Hank ?
— Je m’ennui à mourir.
Il fut un temps, songea-t-elle, où son intelligence, son énergie,
ses ressources inépuisables, avaient été consacrées à la tâche
d’un producteur élaborant de meilleurs manières de relations
avec la nature ; maintenant, elles avaient dérivé vers la tâche
d’un criminel trompant les hommes. Elle se demanda durant
combien de temps un homme pouvait endurer un changement de
ce genre.
C’est en train de devenir presque impossible de se procurer du
minerai de fer, dit-il avec indifférence, puis il ajouta d’une voix
soudainement vivante, « Maintenant ça va devenir tout à fait
impossible de se procurer du cuivre. »
Il affichait un large sourire.
Elle se demanda durant combien de temps un homme pouvait
continuer à travailler contre lui-même, à travailler alors que son
désir le plus profond n’était pas de réussir, mais d’échouer.
Elle comprit les connexions entre ses pensées, lorsqu’il dit :
— Je ne te l’ai jamais dit, mais j’ai rencontré Ragnar
Danneskjold.
— Il me l’a dit.
— Quoi ? Où aurais-tu jamais… il s’interrompit, « bien sûr ».
dit-il d’une voix tendue et basse, « Il serait l’un d’entre-eux. Et
donc tu l’aurais rencontré. Dagny, à quoi ressemblent-t-ils, tous
ces hommes qui… Non. Ne me répond pas. » ajouta-il
immédiatement, « Donc j’ai rencontré un de leurs “agents”. »
— Tu en as rencontré deux.
— Sa réponse fut un laps d’immobilité totale.
— Bien sûr. fit-il lentement, « Je le savais… Simplement, je
n’aurais pas admis pour moi-même que je le savais… C’était leur
“agent recruteur”, j’imagine ?
— L’un de leurs premiers, et le meilleur.
Il étouffa un rire ; ce fut un son d’amertume et de désir mélés.
— Cette nuit là… quand ils ont eu Ken Danagger… Je
pensais qu’ils n’avaient envoyé personne pour moi…
L’effort avec lequel il donnait maintenant à son visage une
expression de rigidité croissante, fut presque comme l’action de
tourner lentement une clé dans une serrure qui opposait une
certaine résistance et qui fermait une porte menant à une pièce
illuminée par le soleil qu’il ne se serait pas permis d’examiner.
Au bout d’un moment, il dit, impassible :
1430
énergique :
Elle ne sut pas quel choc fut le plus grand : la vue du message,
ou le son du rire de Rearden ; Rearden qui s’était levé, en pleine
vue et à portée d’oreille de la pièce derrière lui, riant plus fort
que leur gémissement de panique, riant comme pour adresser un
salut, d’acceptation pour le cadeau qu’il avait tenté de refuser,
pour exprimer son sentiment de relâchement et de libération, en
signe de capitulation,
***
— On dirait bien que j’ai les poings encore plus liés que ceux
de n’importe quel pigeon…
— Oui… Il n’y a rien que tu puisses faire, maintenant,
excépté de faire une demande auprès du Conseil d’unification
pour obtenir la permission de changer de travail. Je soutiendrai ta
demande, si veux tenter le coup… seulement je ne pense pas
qu’ils te l’accorderont. Je ne pense pas qu’ils te laisseront
travailler pour moi.
— Non. Ça c’est certain.
— Si tu arrives à bien manœuvrer et à mentir suffisamment
bien, ils pourraient te permettre d’aller travailler dans le secteur
privé… pour n’importe dans quelle autre aciérie.
— Non ! Je ne veux aller nulle part ailleurs ! Je ne veux pas
partir d’ici !
Se tenant immobile, il regardait au loin, à travers la vapeur
invisible de la pluie au dessus des flammes des hauts-fourneaux.
Après un moment, il dit avec calme :
— Je ferais encore mieux de rester où je suis, je crois. Je
ferais encore mieux de rester un assistant pillard. Et puis, si je
partais, Dieu seul sait quelle sorte de pourriture ils vous
mettraient sur le dos pour me remplacer !
Il se tourna.
— Ils sont en train de préparer quelque chose, Monsieur
Rearden. Je ne sais pas ce que c’est, mais ils sont en train de
préparer pour quelque chose qui va vous prendre par surprise.
— Quoi ?
— Je ne sais pas. Mais ils ont surveillé de près chaque offre
d’emploi, ici, durant les dernières semaines, chaque désertion, et
ils se sont débrouillés pour envoyer des hommes à eux chaque
fois que vous recrutiez. Ils forment une drôle de sorte de gang,
ces gars là… des vrais gorilles, il y en a quelques uns, je vous
jure, ils n’ont jamais mis un pied dans une aciérie auparavant.
J’ai reçu des instructions pour faciliter l’embauche d’autant de
“nos gars” que possible.
Ils ne me diraient pas pourquoi, bien sûr. Je ne sais pas ce que
c’est qu’ils cherchent à faire. J’ai un peu essayé de leur tirer les
vers du nez, mais ils agissent avec beaucoup de discrétion, à
propos de ça. J’ai l’impression qu’ils n’ont plus vraiment
confiance en moi. Ça doit certainement venir de ma manière
d’être, je pense. Tout ce que je sais, c’est qu’ils sont en train de
préparer quelque chose ici.
1451
— Merci de me prévenir.
— J’essayerai encore de leur tirer les vers du nez. Je vais
faire de mon mieux pour tenter de le savoir avant que ça arrive.
Il se tourna abruptement pour s’en aller, mais il s’interrompit.
— Monsieur Rearden, si ça ne dépendait que de vous, vous
m’auriez embauché ?
— Certainement, j’aurais même été heureux de vous prendre
tout de suite.
— Merci Monsieur Rearden. dit-il avec un ton de voix
solennel et bas, puis il s’en retourna.
Rearden le regarda s’éloigner, voyant, avec un sourire de
déchirement et de pitié, ce que l’ex-“relativiste”, ex-
“pragmatique”, ex-“amoral”, emportait avec lui en guise de
consolation.
Durant l’après-midi du 11 septembre, un fil éléctrique chauffa
et fondit dans une petite gare de campagne de la Taggart
Transcontinental, dans le Minnesota, arrêtant ainsi le moteur
d’un tapis roulant à grains.
Un déluge de grains de blé était en train de courir sur les
autoroutes, sur les routes, sur les chemins abandonnés de la
campagne, vidant ainsi des milliers d’hectares de terre d’un
contenu aboutissant aux fragiles barrages des voies des gares de
campagne. Il courrait jour et nuit, les premiers ruissellements
grandissant pour former de petits courants, puis des rivières, puis
des fleuves ; se déplaçant en camions tremblants propulsés par
des moteurs toussant, tuberculeux ; en wagons tirés par les
squelettes ankylosés de chevaux affamés ; en charettes tirées par
des bœufs ; grace aux nerfs et à la dernière énergie d’hommes
qui avaient traversé deux années de catastrophe pour la
triomphale récompense des récoltes géantes de cet automne, des
hommes qui avaient réparé leur camions et leur charettes avec du
fil de fer, des couvertures, des cordes et des nuits sans sommeil,
pour qu’ils résistent ensemble aux efforts de cette journée de
plus, pour transporter le grain et finalement s’effondrer une fois
arrivés à destination, mais pour donner à leurs propriétaires une
chance de survivre.
Chaque année à cette saison, un autre mouvement était parti
en cliquetant à travers le pays, faisant venir des wagons de
transport de marchandises depuis tous les recoins du continent
jusqu’à la division du Minnesota de la Taggart Transcontinental,
le battement régulier des roues du train précédant le grincement
1452
posait.
A partir de l’instant où on lui raconta que le directeur du parc
des wagons avait quitté la ville depuis une semaine, et n’avait
pas laissé d’adresse où on pouvait le joindre, elle comprit que les
faits que lui avait rapporté l’homme du Minnesota étaient vrais.
Puis vinrent les visages des assistants du parc des wagons, qui ni
ne confirmeraient ni ne nieraient ce qui lui avait été rapporté,
mais qui lui montraient continuellement des papiers, des ordres
écrits, des formulaires, des cartes de fichiers qui portaient les
mots qui avaient bien été écrits en Anglais, mais qui ne
communiquaient aucun fait intelligible.
— Les wagons avaient-ils bien été envoyés dans le
Minnesota ?
— Le formulaire 357W est duement rempli, ainsi que requis
par le le bureau du coordinateur, et en conformité avec les
instructions du contrôleur, et du Décret 11-493.
— Les wagons avaient-ils bien été envoyés dans le
Minnesota ?
— Les arrivées pour les mois d’août et de septembre ont bien
été consignées par…
— Les wagons avaient-ils bien été envoyés dans le
Minnesota ?
Vous trouverez dans mes fichiers les emplacements des
wagons de fret, Etat par Etat, par date, par catégorie de classe,
et…
— Est-ce que vous savez si ces wagons avaient été envoyés
dans le Minnesota ?
— Pour ce qui concerne les mouvements inter-Etats des
wagons de frets, je vous inviterais à vous en référer auprès des
fichiers de Monsieur Benson et de…
Il n’y avait rien qu’elle aurait pu apprendre de ces fichiers. Ils
avaient été prudemment rédigés, chacun suggérant quatre
possibles significations, avec des références qui menaient à des
références qui menaient à des références finales qui se trouvaient
être manquantes dans les dossiers. Cela ne lui prit pas beaucoup
de temps pour comprendre que les wagons n’avaient pas été
envoyés dans le Minnesota, et que l’ordre de ne pas le faire avait
été envoyé par Cuffy Meigs ; mais qui avait exécuté ces
instructions, qui avait brouillé les pistes pour qu’on ne puisse le
savoir, quelles démarches avait été enreprises par quels hommes
obéissants pour préserver l’apparence d’une succession
1460
« C’est formel », lui avait dit Jim, « mais n’en fait tout de
même pas de trop… Ce que je veux dire, c’est, ne fait pas “trop
bourgeois”… les gens des affaires doivent s’abstenir de toute
apparence d’arrogance, de nos jours… n’aie tout de même pas
l’air trop simple non plus, mais si tu pouvais simplement sembler
suggérer… quelque chose comme… bon, de l’humilité… ça, ça
leur plairait, tu sais, ça leur donnerait l’impression qu’ils sont
importants. »
« Vraiment ? » lui avait-elle répondu en se tournant ailleurs.
Elle était vêtue de noir, ce qui suggérait qu’elle ne portait rien
de plus qu’un vêtement unique croisé en travers de ses seins, et
tombant jusqu’à ses pieds selon les plis légers d’une tunique
grecque ; le vêtement était fait de satin, un satin si léger et si fin
qu’il aurait pu servir à la fabrication d’une chemise de nuit. Le
lustre du tissu, produisant des ondes qui se déplaçaient avec ses
mouvements, suggérait que c’était comme si la lumière de la
pièce dans laquelle elle était entrée était sa propriété exclusive,
obéissant avec sensualité au mouvement de son corps,
l’enveloppant dans une feuille de radiance plus luxueuse que la
texture du brocard, soulignant la fragilité souple de sa silhouette,
lui donnant un air d’élégance si naturel qu’il pouvait se permettre
d’être dédaigneusement décontracté.
Elle ne portait qu’une unique pièce de joaillerie, un clip de
diamant épinglé sur le bord du décolleté noir, qui étincelait
continuellement avec le mouvement imperceptible de son
souffle, tel un tranformateur convertissant une petite étincelle en
un feu, rendant ainsi l’assistance consciente, non pas des
gemmes, mais du battement vivant qui se trouvait sous elles ; elle
étincelait comme une décoration militaire, comme la richesse
portée comme une distinction honorifique. Elle ne portait aucun
autre ornement, seulement le mouvement de balayage d’une cape
de velour noir, plus ostensiblement arrogante et patricienne que
n’importe quelle étendue de sable.
Elle le regrettait, maintenant, tandis qu’elle regardait les
hommes devant elle ; elle éprouvait le sentiment de culpabilité
embarassé de l’inapproprié, comme si elle avait essayé de défier
les personnages d’un musée de cire. Elle vit le ressentiment
gratuit dans leurs yeux, et une trace de ce regard lubrique,
grivois, assexué–et sans vie, dans leur cas–avec lequel les
hommes regardent une affiche promouvant le burlesque.
— C’est une grande responsabilité, dit Eugene Lawson, « de
1467
genre. Il n’y a même aucun règlement disant qui doit prendre une
décision dans un cas comme celui là !
Elle écoutait, elle tendit la main pour s’emparer du téléphone
sans dire un mot d’explication, elle ordonna à l’opérateur de lui
trouver le vice-président exécutif de la Atlantic Southern, à
Chicago. D’aller le chercher jusque chez lui et de le faire sortir
de son lit, si nécessaire.
— George ? Dagny Taggart. dit-elle lorsque la voix de son
concurrent se fit entendre au bout du fil, « Est-ce que vous seriez
disposé à me louer l’ingénieur de la signalisation de votre
Terminus de Chicago, Charles Murray, pour vingt-quatre
heures ?... Oui… Bon… Mettez-le à bord d’un avion pour le
faire arriver ici aussi vite que possible. Dites-lui qu’il sera payé
3 000 dollars… Oui, oui… Pour cette journée… Oui, aussi mal
que ça… Oui, je le paierai en argent liquide, de ma poche, si
nécessaire… je paierai tout ce que ça demandera en desous de
table pour qu’il soit autorisé à prendre l’avion, mais mettez-le
dans le premier avion au départ de Chicago… Non, George, pas
un… il ne reste pas une seule tête bien faite à la Taggart
Transcontinental… Oui, je lui trouverai tous les papiers,
exemptions, exceptions et autorisation pour mission d’aide
publique… Merci, George. A un de ces jours.
Elle raccrocha et parla rapidement aux hommes qui se
trouvaient devant elle, pour ne pas entendre l’immobilité de la
pièce et du Terminus, où plus aucun bruit de roue ne battait, pour
ne pas entendre les mots plus aigres que l’immoblité semblait
répéter : …il ne reste pas une seule tête bien faite à la Taggart
Transcontinental…
— Trouvez immédiatement un train de dépannage avec son
équipe et tenez le prêt à intervenir. dit-elle, « Ensuite, envoyez-
les sur la Ligne Husdson, avec l’ordre d’arracher chaque mètre
de câble, n’importe quel type de câble en cuivre, éclairages,
signaux, téléphone, tout ce qui est la propriété de la compagnie.
Faite arriver tout ça ici pour demain matin. »
— Mais, Mademoiselle Taggart ! Notre service sur la Ligne
Hudson est juste temporairement suspendu, et le Conseil
d’unification ne nous a pas accordé l’autorisation de démonter la
Ligne !
— Vous m’en tiendrez pour responsable.
— Mais comment allons-nous faire pour faire arriver le train
de dépannage là-bas, maintenant qu’il n’y a plus de
1475
signalisation ?
— Il y aura de la signalisation dans une demi-heure.
— Et comment ?
— Venez avec moi. fit-elle en se relevant du fauteuil.
Ils la suivirent alors qu’elle se précipita en direction des quais
des voyageurs, au-delà, qui formaient des petits groupes, noyaux
changeants, se faisant et se défaisant, au gré des évolutions des
passagers d’un noyau à l’autre, à côté des trains immobiles. Elle
déscendit quelque marches pour se précipiter sur une passerelle
étroite, à travers un dédale de rails, au-delà de signaux aveugles
et d’aiguillages gelés, avec rien d’autre que la battement de ses
sandales de satin pour emplir les grandes cavernes des tunnels
souterrains de la Taggart Transcontinental, avec le craquement
creux des planches sous les pas plus lents d’hommes qui la
suivaient, tel un écho réticent ; elle se précipita vers le cube de
verre éclairé de la Tour A, qui semblait suspendue dans
l’obscurité, comme une couronne sans un corps, la couronne
d’un dirigeant démit de son pouvoir au-dessus d’un royaume de
voies vides.
Le directeur de la tour était un homme avec une trop grande
expertise pour un travail trop exigeant, pour être tout à fait
capable de cacher le dangereux fardeau de l’intelligence. Il
comprit ce qu’elle attendait de lui dès les premiers mots qu’elle
prononça, et il n’y répondit que par un abrupte :
— Oui, M’dame. mais il était déjà penché sur ses tables de
données lorsque les autres se mirent à la suivre dans l’escalier en
fer, il s’était mis au travail avec un air sinistre, pour s’affranchir
des calculs les plus humiliants qu’il n’avait jamais été amené à
faire de toute sa longue carrière. Elle avait vu combien il l’avait
pleinement compris, rien qu’avec un simple regard qu’il lui avait
adressé, un regard d’indignation et d’endurance qui égalait une
émotion qu’il avait surpris sur son visage.
— Nous allons tout d’abord le faire, et nous nous poserons
des questions après. avait-elle dit, bien qu’il n’ait formulé aucun
commentaire.
— Oui, M’dame. avait-il répondu sur le ton strict de la
discipline.
Sa pièce, au sommet d’une tour souterraine, était comme une
veranda dominant ce qui avait été le courant le plus rapide, le
plus riche et le plus efficace du monde. Il avait été formé pour
planifier le trajet de plus de quatre vingt dix trains par heure, et
1476
comme une ligne de mouvement qui libéra et unit son corps pour
former un choc de plaisir unique ; puis elle ne sut rien d’autre
que le mouvement du corps de Galt, et la convoitise qui la mena
à la recherche de l’atteinte, encore et encore, comme si elle
n’était plus une personne, seulement une sensation sans fin
essayant d’atteindre l’impossible, puis elle sut que c’était
possible, et elle soupira et demeura immobile, sachant que rien
de plus ne pourrait jamais être désiré.
Il reposait à côté d’elle, sur le dos, le regard fixé vers
l’obscurité de la caverne de granite au-dessus d’eux, elle le vit,
étiré sur la pente irrégulière des sacs de sables comme si son
corps se fluidifiait pour se détendre, elle vit le coin noir de sa
cape jetée en travers des rails à leurs pieds ; il y avait des gouttes
d’humidité scintillant sur les parois de la caverne, changeant
lentement de position, courant vers d’invisibles fissures, telles les
lumières de la circulation au loin.
Lorsqu’il parla, sa voix sonna comme s’il continuait
calmement de répondre aux questions dans son esprit, comme
s’il n’avait plus rien à lui cacher, et ce qu’il lui devait maintenant
était seulement l’acte de déshabiller son âme, aussi simplement
qu’il aurait déshabillé son corps :
— …c’est comme ça que je t’ai observé durant dix ans…
depuis ici, depuis sous la terre sous tes pieds… connaissant
chacun de tes gestes, dans ton bureau en haut du building, mais
ne te voyant jamais, jamais assez… dix années de nuits passées à
attendre de saisir une brève vision de toi, ici, sur les quais, quand
tu embarquais à bord d’un train…
Chaque fois que l’ordre arrivait d’accrocher ton wagon, je le
savais et j’attendais, et te voyais descendre les escaliers, et
regretter que tu marches si rapidement… Ça te ressemblait
tellement, cette démarche que tu avais, je pouvais la reconnaître
n’importe où… ta démarche et ces jambes qui étaient les
tiennes… c’était toujours tes jambes que je voyais en premier, se
précipitant dans les escaliers, me dépasser pendant que je levais
les yeux vers toi depuis l’obscurité d’une voie, entre deux quais,
en dessous… Je pense que j’aurais été capable de faire une
sculpture de tes jambes, je les connaissais, pas avec mes yeux,
mais avec les paumes de mes mains, quand je t’observais en train
de t’en aller… quand je devais reprendre mon travail… quand je
rentrais à la maison juste avant le lever du soleil pour les trois
heures de sommeil que je ne parvenais pas à trouver…
1486
— Non !
Il sourit en hochant la tête.
— Oh si. Tu le sais que tu m’as brisé, à un moment, que j’ai
cassé la décision que j’avais prise pour moi-même… mais je l’ai
fait en pleine conscience, en sachant ce que ça signifiait, je l’ai
fait, pas comme une capitulation faite sur le moment, mais avec
une vision claire des conséquences, et mon plein agrément
d’avoir à les assumer. Je ne pouvais pas laisser passer cette
occasion là, c’était la notre mon amour, nous l’avions gagnée.
Mais tu n’étais pas prête à arrêter et à me rejoindre… non, ne dis
rien, je sais… et puisque j’ai fait le choix de prendre ce que je
voulais avant que ce soit tout à fait à moi, j’aurai à le payer, je ne
peux pas savoir ni comment, ni quand ; je sais seulement que si
je m’incline devant un ennemi, j’en subirai les conséquences.
Il sourit en réponse à l’expression de son visage.
— Non, Dagny, tu n’es pas mon ennemi en esprit… et c’est
ce qui m’a amené à en arriver là… mais tu l’es en fait, en raison
du chemin que tu as emprunté, bien que tu n’en aies pas
conscience encore maintenant ; mais je le fais. Mes vrais
ennemis ne représentent aucun danger pour moi. Toi, oui. Tu es
la seule à pouvoir les mener à moi. Ils ne seraient jamais assez
intelligents pour savoir ce que je suis, mais avec ton aide… ils y
arriveront.
— Non !
— Non, pas par le fait de ton intention. Et tu es libre de
changer de chemin, mais aussi longtemps que tu suivras celui-ci,
tu n’es pas libre d’échapper à sa logique. Ne fronce pas les
sourcils, c’était mon choix et c’est un danger que j’ai moi-même
choisi de courir. Je suis un marchand, Dagny, dans tous les sens
du terme. Je te voulais, je n’avais pas le pouvoir de changer ta
decision, je n’avais que le pouvoir de considérer le prix et de
décider si je pouvais me l’offrir. Je le pouvais. C’est à moi de
décider ce que je fais de ma vie et où je l’investis… et toi, tu es–
comme si son geste devait continuer sa phrase, il la souleva en
travers de son bras et l’embrassa sur la bouche, tandis que le
corps de Dagny pendit mollement de capitulation, ses cheveux
tombant, sa tête tombant en arrière, maintenue seulement par la
pression de ses lèvres–tu es la récompense que je devais avoir et
que j’ai choisi d’acheter. Je te voulais, et si ma vie en est le prix,
je la donnerai. Ma vie… mais pas mon intelligence.
Il y eut un soudain éclair de dureté dans ses yeux, alors qu’il se
1491
C H A P I T R E
VI
L E CO N CE RT O D E L A D E L IVRANCE
toujours dit que j’en faisais parti, ils ont toujours dit qu’ils
avaient besoin de moi… ils disaient qu’ils avaient besoin
d’hommes ayant “mon profil”, et non comme le sien, des hommes
qui avait ma… ma “force de caractère et ma tournure d’esprit”, tu
te souviens ? Et après tout ce que j’ai fait pour eux, après toute
cette conviction, cette foi, et mes états de service et ma loyauté
envers la cause… »
« Pauvre misérable naïf. » avait lâché Slagenhop avec mépris,
« a quoi tu pourrais nous servir, sans lui ? »
Dans la matiné du 4 novembre, Hank Rearden fut réveillé par
la sonnerie du téléphone. Il ouvrit les yeux et eut la vision d’un
ciel clair, mais pâle, le ciel d’un couché de soleil prématuré à
travers la fenêtre de sa chambre, un ciel qui avait la couleur
délicate de l’aiguemarine, avec les premiers rayons d’un soleil
invisible donnant une teinte de porcelaine rose aux faîtes de toits
anciens de Philadelphie. Durant un moment, tandis que sa
conscience avait une pureté qui égalait celle du ciel, alors qu’il
n’était encore conscient de rien d’autre que de lui-même, et
n’avait pas encore arnaché son âme du fardeau des mémoires qui
lui étaient encore étrangères, il demeura immobile, retenu par la
vue et par l’enchantement d’un monde qui l’égalerait, un monde
où le style d’existence ressemblerait à un matin perpétuel.
Le téléphone le rejeta vers son exil : il était en train de crier à
intervalles espacés, comme si c’était un cri persistant, un cri de
demande d’aide chronique, le genre de cri qui n’appartenait pas à
son monde. Il souleva le combiné en fronçant les sourcils.
— Allo ?
— Bonjour, Henry. fit une voix tremblante ; c’était sa mère.
— Maman… à cette heure ? demanda-t-il sèchement.
— Oh, tu te lèves toujours aux aurores, et je voulais t’avoir au
téléphone avant que tu sois parti au bureau.
— Oui ? Qu’est-ce que c’est ?
— Il faut que je te vois, Henry. Il faut que je te parle.
Aujourd’hui. N’importe quand, aujourd’hui. C’est impotant.
— Il est arrivé quelque chose ?
— Non… enfin, oui… c'est-à-dire… Il faut que je te parle en
tête-à-tête. Tu viendras ?
— Je suis désolé. Je ne peux pas. J’ai un rendez-vous à New
York, ce soir. Si tu veux que je vienne demain…
— Non ! Non, pas demain. Il faut que ce soit aujourd’hui. Il le
faut.
1501
mère.
— Si.
Elle détourna le regard pour éviter la clarté de ses yeux.
— N’en as-tu rien à faire de ce que nous allons devenir ?
— Non.
— N’es-tu donc pas humain ? avec la colère qui montait, sa
voix était devenue tremblante, « N’es-tu capable d’absolument
aucun amour ? C’est ton cœur que je suis en train d’essayer
d’atteindre, pas ton cerveau ! L’amour, ça ne se discute pas, ça
ne raisonne pas, ça ne se marchande pas ! C’est quelque chose
que l’on donne ! Que l’on éprouve ! Oh, mon Dieu, Henry, est-ce
que tu n’arrives vraiment pas à ressentir sans réfléchir ? »
— Ça ne m’est jamais arrivé.
Sur le moment, la voix de sa mère devint noire, basse et
bourdonnante :
— Nous ne sommes pas aussi intelligents que toi, et pas aussi
forts. Si nous sommes marqués par le péché et la gaucherie, c’est
parce que nous sommes impuissants. Nous avons besoin de toi,
tu es tout ce que nous avons… et nous sommes en train de te
perdre… et nous avons peur. Nous entrons dans des temps
difficile, et les choses sont en train d’empirer, les gens sont morts
de peur, paniqués et ils ne savent plus quoi faire. Comment va-t-
on s’en sortir, si tu nous laisses tomber ? Nous sommes petits et
faibles et nous serons emportés comme du bois flottant dans cette
terreur sur laquelle plus personne n’a aucun pouvoir, nulle part
sur la planète. Peut-être avons-nous une part de responsabilité
pour tout cela, peut-être que nous l’avons favorisé parce que
nous n’avions pas trouvé mieux, mais ce qui est fait est fait et on
ne peut pas l’arrêter, maintenant. Si tu nous abandonnes, nous
sommes perdus. Si tu abandonnes et que tu disparais, comme
tous ces hommes qui…
Ce ne fut pas le son qui la fit s’interrompre, ce fut seulement
le mouvement de ses sourcils, comme le bref et vif mouvement
d’un petit coup de crayon dans une case à cocher. Puis ils le
virent sourire ; sa manière de sourire fut la plus terrible des
réponses.
— Alors c’est ça qui vous fait peur. fit-il d’une voix lente et
calme.
— Tu ne peux pas partir ! s’écria sa mère, dans un état de
panique aveugle, « Tu ne peux pas partir maintenant ! Tu aurais
pu le faire l’année dernière, mais plus maintenant ! Pas
1509
montrer que les cadres dirigeants sont, eux aussi, d’accord pour
faire quelques sacrifices pour redresser l’économie de leur patrie.
Dans les milieux ouvriers de la sidérurgie, le moral est au plus
bas, il y a une certaine tension à présent, Monsieur Rearden, une
tension dangereusement explosive, et… et, dans le but de vous
protéger de… des… »
Il s’arrêta.
— Oui ? fit Rearden, « Des… ? »
— D’une possible… violence, certaines mesures sont
nécessaires, lesquelles… Ecoute, Jim, il se tourna soudainement
vers James Taggart, « pourquoi ne l’expliquerais-tu pas à
Monsieur Rearden, en temps que confrère industriel ? »
— Et bien, quelqu’un doit soutenir le chemin de fer, fit
Taggart de mauvaise grâce, sans le regarder, « Le pays à besoin
du train, et quelqu’un doit nous aider à assumer cette lourde
tâche, et si nous nous n’augmentons pas nos tarifs de transport de
fret… »
— Non, non, non ! s’impatienta Wesley Mouch, « Parle à
Monsieur Rearden du travail réalisé dans le cadre du Plan
d’Unification du chemin de fer. »
— Et bien, le Plan est un franc succès, dit Taggart avec une
voix léthargique, « si on fait exception du facteur temps qui est
difficilement contrôlable. Il s’agit seulement d’une question de
temps avant que nos équipes de travail unifiées remettent sur ses
jambes chaque compagnie ferroviaire du pays. Le Plan, je suis
bien placé pour vous en parler et vous rassurer, fonctionnerait
avec autant d’efficacité pour n’importe quel autre type
d’industrie. »
— Je n’en doute pas un seul instant. dit Rearden, avant de se
tourner vers Mouch, « Pourquoi demandez-vous à votre faire-
valoir de me faire perdre mon temps ? Qu’est-ce que le Plan
d’Unification du chemin de fer a à voir avec moi ? »
— Mais, Monsieur Rearden, cria Mouch avec un
enthousiasme désespéré, « Il s’agit d’un example que nous allons
suivre ! C’est pour ça que nous vous avons demandé de venir en
débattre ici avec nous ! »
— Quoi ?
— Le Plan d’unification de la métallurgie !
Il y eut un instant de silence, comme si les respirations
venaient de s’arrêter durant un plongeon.
Depuis son fauteuil, Rearden était en train de les regarder avec
1520
Monsieur Rearden…
Rearden était en train de remarquer la chair contorsionnée des
mains du garçon, le sang poisseux mêlé à de la poussière qui
était en train de sécher dans ses paumes, et ses vêtements, avec
de la poussière et des aiguilles de buissons aux genoux et vers
l’estomac. A la lueur intermitente de la lune, il pouvait voir le
cheminement fait de grandes herbes écrasées, de taches brillantes
qui se perdaient dans l’obscurité plus bas. Il craignit de
s’imaginer quelle distance le garçon avait parcouru comme ça, et
pendant combien de temps.
— Ils voulaient pas que vous soyiez là ce soir, Monsieur
Rearden… Ils voulaient pas que vous voyiez leur “Rebellion
Populaire”…
Après ça… vous savez comment ils se débrouillent pour faire
disparaître les… preuves… personne ne racontera une histoire
claire qui mène quelque part… et ils espèrent faire croire ça à
tout le pays… et vous… qu’ils interviennent pour “vous
protéger”…
Les laissez pas s’en tirer comme ça, Monsieur Rearden !..
Dites-le dans le pays… dites-le aux gens… dites-le aux
journaux… Dites leur que moi je vous l’ai dit… c’est sous
serment… je le jure… c’est comme ça que c’est légal, non ?... ça
vous donne une chance ?
Rearden pressa la main du garçon dans la sienne.
— Merci, mon garçon.
— Je… Je suis désolé d’être arrivé trop tard, Monsieur
Rearden, mais… mais ils voulaient pas me laisser entrer jusqu'à
la dernière minute… juste avant que ça commence…
Ils m’ont appelé pour que j’aille à… à une réunion sur la
stratégie… il y avait un homme qui s’appelle Peters… du
Conseil d’unification… c’est un faire-valoir de Tinky
Holloway… qui est un faire valoir d’Orren Boyle… Ce qu’ils
voulaient de moi, c’était… ils voulaient de moi que je leur signe
des laissez-passer… pour que quelques un des gorilles entrent…
comme ça ils pourraient commencer à mettre la pagaille à
l’intérieur et à l’extérieur en même temps… pour que ça ai
vraiment l’air d’être vos ouvriers… J’ai refusé de signer les
laisser-passer.
— Vous avez fait ça ? Après qu’ils vous aient mis dans la
confidence ?
— Mais… mais, bien sûr, Monsieur Rearden… Vous auriez
1537
sale… »
— Je sais. fit Rearden, « Qui m’a sauvé la vie ? Quelqu’un
m’a rattrapé au moment où j’allais tomber, et a tiré sur les
truands. »
— Oh-là-là ! Croyez-vous ! En pleine tête. Il leur a fait
éclater le crâne. C’était le nouveau chef d’équipe des fourneaux.
Ça fait que deux mois qu’il est ici. Le meilleur homme que j’ai
jamais eu. C’est le seul qui a été assez malin pour comprendre ce
que les gars qui ont été embauchés sous des faux noms étaient en
train de mijoter, et qui est venu me prévenir dans l’après-midi. Il
m’a dit qu’il fallait qu’on arme les hommes, autant qu’on le
pouvait. Nous n’avons eu aucune aide de la police locale, ni de la
police d’Etat. Ils n’ont pas voulu intervenir et son restés tout
autour du site, les bras croisés, en pretextant toutes sortes de
raisons absurdes et d’excuses que je n’avais jamais entendu
auparavant, tout avait été planifié à l’avance, les “gorilles” ne
s’attendaient pas à une résistance armée. C’est ce chef d’équipe
aux haut-fourneaux–il s’appelle Frank Adams–qui a organisé
notre défense, qui a dirigé toute la bataille et qui est resté sur un
toit, “descendant” les un après les autres tous les minables qui
s’approchaient trop près de la porte. Oh-là ! C’est un sacré tireur,
celui là ! J’en tremble, juste de me demander combien de vies il a
sauvé, cette nuit. Ces batards sont venus avec l’intention de tuer,
Monsieur Rearden.
— Je voudrais le voir.
Il est en train d’attendre de savoir comment vous allez, à
l’extérieur. C’est lui qui vous a ramené ici, et il a demandé à
vous parler aussitôt que possible.
— Faites-le venir. Et puis retournez là-bas pour reprendre les
choses en main et voir les dégats.
— Y-a-t-il quelque chose d’autre que je puisse faire pour
vous, Monsieur Rearden ?
— Non, rien d’autre.
Il resta allongé dans le silence de son bureau. Il savait que ce
que son entreprise signifiait pour lui avait cessé d’exister, et la
pleine conscience de ce fait ne laissait aucune place dans son
esprit pour la douleur d’avoir à regretter une illusion. Il avait vu,
durant la dernière image, l’âme et l’essence de ses ennemis : le
visage dépourvu de toute intelligence du truand avec le gourdin.
Ce n’était pas le visage lui-même qui le faisait se rétracter dans
un sentiment d’horreur, mais les professeurs, les philosophes, les
1548
mariage de James Taggart, quand vous avez dit que vous étiez en
train de vous occuper de votre plus grande conquête… vous
faisiez allusion à moi, n’est-ce pas ? »
— Bien sûr.
Francisco se redressa légèrement pour se tenir plus droit,
comme s’il se préparait à une tâche solennelle, le visage
affichant une expression sérieuse, le sourire ne demeurant plus
que dans les yeux.
— J’ai beaucoup de choses à vous dire, fit-il, « mais
auparavant, répéterez-vous un mot que vous m’avez par une fois
offert, et que… et que je devais rejeter, parce que je savais que je
n’étais pas libre de l’accepter ? »
Rearden sourit.
— Quel mot, Francisco ?
Francisco inclina la tête en signe d’acceptation, et répondit :
— Merci, Hank.
Puis il releva la tête.
— Maintenant, je vais te dire les choses que j’étais venu te
dire, mais que je n’avais finalement pas dit, cette nuit là, quand
je suis venu ici pour la première fois. Je pense que tu es prêt à les
entendre.
— Je le suis.
L’illumination provoquée par l’acier en train d’être coulé
depuis un haut-fourneau toucha le ciel au-delà de la baie vitrée.
Une lueur rouge arriva en un mouvement de balayage sur les
murs de la pièce, sur le bureau déserté, sur le visage de Rearden,
comme un salut et comme un adieu.
1551
C H A P I T R E
VII
IC I C ’ E S T JO H N G AL T QUI
V O U S P A RL E
compris. »
— Il a quitté sa boîte ! Parti ! Parti comme tous les autres !
Abandonné son usine, ses comptes en banque, sa propriété, tout !
Juste évaporé ! Il a pris quelques vêtements et ce qu’il avait dans
le coffre de son appartement… ils ont trouvé un coffre dont la
porte était ouverte, dans sa chambre, ouvert et vide… c’est tout !
Pas un mot, pas une lettre, aucune explication à personne ! Ils
m’ont appelé de Washington, mais tout le monde est au courant !
La nouvelle, je veux dire l’histoire ! Ils ne peuvent pas la passer
sous silence !
Ils ont essayé, mais… Personne ne sait comment ça a filtré,
mais ça s’est répandu dans son entreprise comme lorsque l’un de
ses fourneaux s’éventre, la rumeur qu’il était parti, et puis
après… avant que personne n’ait pu faire quelque chose, il y a eu
tout un groupe chez Rearden Steel qui s’est évaporé aussi ! Le
directeur, le chef métallurgiste, l’ingénieur principal, la secrétaire
de Rearden… même le médecin de l’infirmerie ! Déserté, les
batards ! Ils nous ont déserté, en dépit de toutes les sanctions
qu’on avait établi ! Il a foutu le camp et le reste est en train de
foutre le camp aussi, et ces haut-fourneaux vont rester comme ça,
inactifs ! Est-ce que tu comprends ce que ça signifie ?
— Et toi, tu le comprends ? demanda-t-elle.
Il lui avait balancé son histoire, les phrases lancées à la volée
l’une derrière la précédente, comme s’il avait voulu faire sauter
le sourire, un sourire bizarre d’amertume et à la fois de triomphe-
ça n’avait pas marché.
— C’est une catastrophe nationale ! Mais enfin, qu’est-ce
qu’il t’arrive? Tu ne vois pas que c’est un coup fatal ? Ça va
briser ce qu’il reste de moral et d’économie dans le pays ! On ne
peux pas le laisser disparaître comme ça ! Il faut que tu le fasses
revenir !
Le sourire de Dagny disparut.
— Tu peux ! cria-t-il, « Tu es la seule qui le peux ! Il est ton
amant, non ?... Oh, et puis me regarde pas comme ça ! Le
moment pour les démonstrations de sensiblerie est mal choisi ! Il
n’y a pas de temps pour quoi que ce soit, sauf pour le retrouver !
Tu dois bien savoir où il est ! Tu peux le trouver, toi ! Il faut que
tu le joignes et que tu le fasses revenir!
La manière qu’elle avait de le regarder était pire que son
sourire ; on aurait dit qu’elle était en train de le voir nu et qu’elle
ne pourrait pas endurer beaucoup plus longtemps cette vision.
1553
“Il n’est pas vrai que la Miller Steel Foundry, dans le New
Jersey, a été mise en cessation d’acivités.”
H.R.”
“Pour mettre fin aux peurs et aux rumeurs semées par les
ennemis du peuple, Monsieur Thompson s’adressera à tous les
citoyens le 22 novembre, et il vous présentera un rapport
complet sur l’état de la planète en cet instant solennel de crise
globale. Monsieur Thompson mettra un terme à ces sinistres
forces dont le but et de nous maintenir dans la peur et dans le
désespoir. Il apportera la lumière dans l’obscurité dans laquelle
est plongée notre planète, et il nous montrera où se trouve la
sortie des problèmes tragiques que nous rencontrons sur notre
chemin ; une solution de sévérité, ainsi que l’exige la gravité de
cette heure, mais une solution menant vers la reprise, accordée
par la renaissance de la lumière.
L’allocution de Monsieur Thompson sera retransmise en
direct et en exclusivité par toutes les stations de radio du pays et
dans tous les pays de la planète, partout où les ondes radio
peuvent encore être entendues.”
… disaient les affiches dans le métro et sur les bus ; puis les
grandes affiches sur les murs des immeubles ; puis les grands
panneaux publicitaires le long des autoroutes désertées.
…un cri qui roulait à travers l’air glacé pour disparaître entre
les toits embrumés, sous la page restée blanche d’un calendrier
qui ne portait aucune date.
Dans l’après-midi du 22 novembre, James Taggart dit à
Dagny que Monsieur Thompson souhaitait la voir être présente
lors d’une conférence devant se dérouler avant la retransmission.
— A Washington ? demanda-t-elle avec incrédulité, tout en
jetant un coup d’œil à sa montre.
— Et bien, je dois dire que tu n’as manifestement pas lu les
journaux et que tu ne t’es pas intéressée aux actualités. Tu ne
savais pas que Monsieur Thompson doit prononcer son
allocution depuis New York ? Il est venu ici pour s’entretenir
avec les grands patrons de l’industrie, de même qu’avec les
dirigeants syndicaux, les grands hommes de science, et tout le
gratin de ce qui dirige le pays en général. Il a demandé que je
1561
t’amène à la conférence.
— Et où va-t-elle se tenir ?
— Aux studios de télévision.
— Ils n’espèrent tout de même pas que je m’exprime sur les
ondes pour soutenir leur politique, j’espère ?
— Tu n’as pas à t’en faire à ce propos, ils ne te laisseraient
pas à proximité d’un micro ! Ils veulent juste entendre ton
opinion, et tu ne peux pas refuser, pas durant un état de crise
nationale, pas lorsqu’il s’agit d’une invitation qui t’es adressée
de la part de Monsieur Thompson, en personne !
Il parlait avec impatience, tout en évitant son regard.
— Quand cette conférence doit-elle se tenir ?
— A 19 heures 30.
— Ça ne laisse pas beaucoup de temps pour une conférence à
propos de la crise nationale, dis donc ?
— Monsieur Thompson est un homme très occupé.
Maintenant, s’il te plait, ne commence pas à discuter, ne
commence pas à faire la difficile. Je ne vois pas pourquoi tu…
— C’est bon, l’interrompit-elle sur un ton d’indiférence, « je
viendrai, » puis elle ajouta, poussée par le genre d’appréhension
qui lui aurait fait être réticente à s’aventurer sans un témoin dans
une conférence de gangsters, « mais j’aménerai Eddie avec
moi. »
Il fronça les sourcils, considérant un instant cette initiative
avec un air plus ennuyé qu’anxieux.
— Oh, d’accord, si tu veux. lâcha-t-il sèchement en haussant
les épaules.
Elle se rendit aux studios de télévision avec James Taggart
comme “policier” d’un côté, et Eddie Willers, comme “garde du
corps”, de l’autre.
Le visage de Taggart reflétait le ressentiment et la tension,
celui d’Eddie était résigné, bien qu’il exprimait tout de même
l’étonnement et la curiosité. Une scène faite de murs en carton
avait été érigée dans un angle du vaste espace faiblement
éclairé ; il représentait la suggestion durement conventionnelle
d’un croisement entre un salon imposant et une modeste étude.
Un demi-cercle de chaises vides remplissait le reste de la scène,
suggérait un groupement d’album de famille, avec des micros
pendant tels des appats au bout de longs mats étendus pour aller
à la pêche parmi les chaises.
Les plus grands dirigeants du pays, qui se tenaient à côté en
1562
cette Terre, mais vous n’avez jamais osé remettre vos principes
en question. Vos victimes en furent considérées comme
responsables et durent tenter d’y survivre, avec vos horreurs
comme récompense de leur martyre… tout en vous apitoyant sur
la noblesse de vos principes, et en déplorant que la nature
humaine ne soit pas assez bonne pour les mettre en pratique. Et
personne ne se leva pour poser la question : “Bon ? Selon quelle
norme ?”
Vous vouliez connaître l’identité de John Galt ? Je suis celui
qui a posé cette question.
Oui, ceci est une époque de crise morale. Oui, vous subissez
la punition méritée pour le mal que vous avez fait. Mais ce ne
sont ni l’homme ni la nature humaine qu’il faut montrer du doigt.
Ce sont vos principes moraux qui sont en cause, cette fois. Vos
principes ont été observés au mieux de ce qu’ils pouvaient l’être
et au mieux de ceux à quoi ils pouvaient vous amener, l’impasse
au bout de la route. Si vous voulez continuer à vivre, ce que vous
devez faire maintenant n’est pas de retourner vers la moralité–
vous qui n’en n’avez jamais connue aucune–mais de la
découvrir.
Vous n’avez jamais entendu parler de concepts moraux autres
que de ceux du mysticisme et du social. On vous a enseigné que
la moralité était un code de conduite imposé par le caprice, le
caprice d’un pouvoir surnaturel ou le caprice de la société ; que
ce code de conduite était destiné à servir les desseins de Dieu
pour plaire à une autorité d’outre-tombe ou au bien-être de
quelqu’un d’autre vivant sur le palier d’en-face–mais ne devant
jamais servir votre vie ni votre plaisir. On vous a enseigné que
votre plaisir se situait dans l’immoral, de même que la recherche
de votre intérêt, et que tout code moral ne devait pas être élaboré
pour vous, mais contre vous, non pas pour servir à
l’accomplissement de votre vie, mais pour freiner vos élans.
Des siècles durant, le débat sur la moralité a opposé ceux qui
proclamaient que votre vie appartenait à Dieu à ceux qui
proclamaient qu’elle appartenait à vos voisins… entre ceux qui
prêchaient que le bien était le sacrifice pour l’amour de fantômes
dans le Ciel et ceux qui prêchaient que le bien était le sacrifice de
soi pour l’amour des incapables de la Terre. Personne n’est venu
vous dire que votre vie vous appartient et que le bien consiste à
en jouir.
Les deux camps se mirent d’accords pour dire que la morale
1571
Vous n’avez jamais saisi le sens de cet énoncé. Je suis ici pour le
compléter… L’existence c’est l’identité, la conscience c’est
l’identification.
Quoi que vous preniez en considération, action, qualité ou
objet, les lois de l’identité restent les mêmes. Une feuille n’est
pas une pierre, elle ne peut être au même moment, et sous le
même rapport, à la fois entièrement rouge et entièrement verte,
elle ne peut geler et se consumer en même temps. “A” est “A”.
Plus familièrement : vous ne pouvez manger deux fois le même
gâteau.
Vous voulez savoir ce qui ne va pas dans le monde ? Tous les
désastres qui en ont entraîné la perte sont dus aux tentatives de
vos chefs de nier que “A” est “A”. L’horrible secret que vous
craignez de découvrir et tout le malheur qui s’abat sur vous sont
dus à vos propres tentatives de nier que “A” est “A”. Le but de
ceux qui vous ont entraîné dans cette voie était de vous faire
oublier que l’homme est l’homme.
L’homme ne peut survivre que par la connaissance, et la
raison est son seul moyen de l’acquérir. La raison est la faculté
qui perçoit, identifie et intègre les informations fournies par les
sens. La fonction des sens est de lui donner des preuves de
l’existence, mais la tâche de l’identification incombe à la raison ;
les sens se bornent à l’informer de l’existence de quelque chose,
mais c’est à l’esprit d’apprendre et comprendre ce que c’est.
Toute pensée est un processus d’identification et
d’intégration. Un homme perçoit une forme colorée ; en intégrant
les données de sa vue et de son toucher, il apprend à l’identifier
comme un objet solide ; il apprend à identifier cet objet comme
une table ; il apprend que la table est faite de bois ; il apprend
que le bois est constitué de cellules, que les cellules sont formées
de molécules et que les molécules sont composées d’atomes.
Durant tout ce processus, le travail de son esprit consiste à
répondre à une seule question : “Qu’est-ce que c’est ?” Le
moyen dont il dispose pour établir la vérité est la logique, et la
logique est fondée sur l’axiome qui énonce que l’existence
existe. La logique est l’art de l’identification non contradictoire.
Une contradiction ne peut exister. Un atome est lui-même,
l’univers aussi. Rien ne peut contredire sa propre identité. Pas
plus que la partie ne peut contredire le tout. Aucun concept
formé par l’homme n’est valide s’il n’est intégré sans
contradiction dans la somme de ses connaissances. Parvenir à
1578
Est moral ce qui est choisi, et non imposé ; ce qui est compris, et
non aveuglément exécuté. Est moral ce qui est rationnel, et la
raison ne reçoit pas d’ordres.
La morale dont je vous parle, celle qui se fonde sur la raison,
se résume à un seul axiome : l’existence existe ; et à un seul
choix : la vie. Tout le reste en découle. Pour vivre, l’homme doit
tenir trois valeurs en haute estime : la raison, l’intention et
l’estime de soi. La raison, comme son seul moyen de
connaissance ; l’intention, comme son choix en faveur du
bonheur que ce moyen doit lui permettre d’atteindre ; l’estime de
soi, comme la certitude inébranlable que son esprit est capable de
penser et qu’il est digne d’être heureux, ce qui signifie : digne de
vivre. Ces trois valeurs sont la base de toutes les vertus
humaines, qui sont elles-mêmes liées à l’existence et à la
conscience. Ces vertus sont la rationalité, l’indépendance,
l’intégrité, l’honnêteté, la justice, la productivité et la fierté.
La rationalité est la reconnaissance du fait que l’existence
existe, que rien ne peut modifier la réalité et que rien ne doit
supplanter l’acte de la percevoir, c’est-à-dire l’acte de penser;
que la raison est notre seul juge des valeurs et notre seul guide
d’action ; que la raison est un absolu qui n’admet pas de
compromis ; que la moindre concession à l’irrationnel détruit la
conscience en la détournant de la perception des faits de la réalité
au profit de leur falsification ; que la foi, loin d’être un raccourci
vers la connaissance, n’est qu’un court-circuit qui détruit l’esprit,
que l’acceptation d’une allégation mystique est un désir
d’annihilation de l’existence qui, concrètement, dévaste la
conscience.
L’indépendance est la reconnaissance du fait que vous êtes
responsables de votre jugement et que rien ne peut vous y
soustraire ; que personne ne peut penser à votre place, de même
que personne ne peut vivre à votre place ; que le plus destructeur,
l’abaissement le plus méprisable, est d'accepter de subordonner
votre esprit à celui d’un autre homme, de reconnaître son autorité
sur votre cerveau, de considérer ses assertions comme des faits,
ses affirmations comme des vérités, ses ordres comme des
intermédiaires entre votre conscience et votre existence.
L’intégrité est la reconnaissance du fait que vous ne pouvez
nier votre conscience, de même que l’honnêteté est la
reconnaissance du fait que vous ne pouvez nier l’existence : que
l’homme est une entité indivisible de matière et de conscience, et
1581
que l’on ne peut opérer aucune séparation entre son corps et son
esprit, entre son action et sa pensée, entre sa vie et ses
convictions ; que, tel un juge incorruptible, il ne peut sacrifier ses
convictions aux désirs d’autrui, quand bien même l’humanité
entière l’en supplierait ou le menacerait ; que le courage et
l’assurance sont des nécessités pratiques, le courage étant la
façon concrète de vivre une existence véridique, de vivre dans la
vérité, et l’assurance la façon concrète d’être véridique vis-à-vis
de sa propre conscience.
L’honnêteté est la reconnaissance du fait que l’irréel est irréel
et qu’il ne peut avoir aucune valeur, que ni l’amour, ni la gloire,
ni l’argent ne sont des valeurs si ceux-ci sont obtenus
frauduleusement ; que toute tentative d’obtenir une valeur en
abusant l’esprit des autres revient à placer vos dupes dans une
position plus élevée que celle qu’ils méritent, à encourager leur
aveuglement, leur refus de penser et leur fuite devant la réalité, et
à faire de leur intelligence, leur rationalité et leur perception, des
ennemis à fuir et à redouter ; que vous devez refuser de vivre
dans la dépendance, surtout quand il s’agit de dépendre de la
bêtise d’autrui, ou comme un idiot qui cherche à prospérer en
faisant l’idiot ; qu’elle n’est pas un devoir social, ni un sacrifice
au bénéfice d’autrui, mais la vertu la plus profondément égoïste
que l’homme puisse pratiquer ; qu’elle est son refus de renoncer
à la réalité de sa propre existence au profit de la conscience
égarée des autres.
La justice est la reconnaissance du fait que vous ne pouvez
tricher avec la nature humaine, de même que vous ne pouvez
falsifier les lois de l’univers ; que vous devez juger chaque
homme aussi consciencieusement que vous jugeriez un objet
inanimé, dans le même respect incorruptible de la vérité, par un
processus d’identification et d’analyse strictement rationnels ;
que chaque homme doit être jugé pour ce qu’il est et traité
comme tel ; que, de même que vous achetez moins cher un
morceau de fer rouillé qu’un lingot l’or, vous avez moins
d’estime pour un bon à rien que pour un héros ; que votre
jugement moral est la monnaie avec laquelle vous rémunérez les
hommes pour leurs vertus et leurs vices, et que ce paiement exige
de vous la même conduite irréprochable que celle que vous
adoptez lors de vos transactions financières ; que vous devez
tenir les vices des hommes pour méprisables et, au contraire,
admirer leurs vertus ; que laisser d’autres considérations prendre
1582
contre l’autre. Ils lui ont dit que son corps et sa conscience
étaient deux ennemis engagés dans un conflit mortel, deux
antagonistes de nature différente, qui poursuivaient des buts
contradictoires, deux entités aux besoins “incompatibles” ; que
faire du bien à l’un impliquait nécessairement de blesser l’autre ;
que l’âme appartenait à un royaume surnaturel, alors que le corps
était une prison faite pour le maintenir dans l’esclavage terrestre ;
qu’enfin le bien consistait à vaincre ce corps, à le saper par des
années de lutte obstinée, à tailler son chemin vers cette glorieuse
liberté qui est celle de la tombe.
Ils ont enseigné à l’homme qu’il était un éclopé sans
lendemain fait de deux éléments, deux symboles de la mort. Un
corps sans âme étant un cadavre, et une âme sans corps un
fantôme, voilà leur idée de la nature humaine : un champ de
bataille où s’affrontent un cadavre et un fantôme ; un cadavre
rempli d’une haine farouche de lui-même et un fantôme
imprégné de la certitude que tout le savoir humain est inexistant,
que seul l’inconnaissable existe.
Savez-vous quelle faculté humaine cette doctrine était conçue
pour ignorer ? C’était la pensée humaine, qu’il fallait nier pour
démolir l’homme. Après avoir renoncé à la raison, il s’est
retrouvé à la merci de deux monstres qu’il ne pouvait ni
comprendre ni contrôler : un corps mu par des instincts
inexplicables, et une âme guidée par des “révélations
mystiques”–il s’est retrouvé prisonnier et ravagé dans une
bataille entre un robot et un dictaphone.
Et maintenant qu’il se traîne au milieu des débris, cherchant à
tâtons un moyen de survivre, vos professeurs lui viennent en aide
en lui proposant une morale qui déclare qu’il ne trouvera aucune
solution et qu’il ne doit chercher aucune satisfaction sur Terre.
L’existence réelle, lui disent-ils, est tout ce qu’il ne peut
percevoir, la véritable conscience est la faculté de percevoir
l’inexistant ; et s’il n’est pas capable de comprendre cela, c’est la
preuve que son existence est abjecte et sa conscience impotente.
Il y a deux types de professeurs qui enseignent la morale de la
mort qui préconise la séparation de l’âme et du corps : les
mystiques de l’esprit et les mystiques du muscle, que vous
appelez les “spiritualistes” et les “matérialistes”. Les uns croient
à la conscience sans existence, et les autres à l’existence sans
conscience. Tous exigent la reddition de la pensée, les uns devant
leurs révélations, les autres devant leurs réflexes. Même s’ils se
1592
sacrifice des biens matériels ? Mais que croyez-vous que sont les
biens matériels ? La matière n’a de valeur que dans la mesure où
elle peut satisfaire les désirs humains. La matière n’est qu’un
instrument au service des valeurs humaines. À quelle fin vous
demande-t-on d’utiliser les biens matériels que vous avez
produits ? On vous demande de les mettre au service de ce qui
est mauvais à vos yeux ; au service de principes que vous
n’approuvez pas, de personnes que vous méprisez, de buts
opposés à ceux que vous poursuivez ; sinon, ce n’est pas un
sacrifice.
Votre morale vous demande de renoncer au monde matériel et
de séparer vos valeurs de la matière. Un homme, dont les valeurs
ne revètent jamais aucune forme matérielle, dont la vie
n’entretient aucun rapport avec ses prétendus idéaux, dont les
actes démentent ses prétendues convictions, est un misérable
petit hypocrite ; voilà pourtant l’homme qui respecte votre
morale et sépare ses valeurs du monde matériel ; celui qui aime
une femme, mais couche avec une autre ; celui qui admire les
compétences d’un travailleur, mais en embauche un autre : celui
qui croit en la justesse d’une cause, mais qui en finance une
autre ; ou encore celui qui possède de grands dons, mais consacre
ses efforts à produire des déchets : voilà comment sont les
hommes qui ont renoncé à la matière, qui croient que leurs
valeurs spirituelles ne peuvent prendre aucune forme matérielle.
C’est bien sûr à l’esprit que ces hommes ont renoncé. Vous
êtes un être d’esprit et de matière indivisibles : vous ne pouvez
séparer les deux. Renoncez à votre conscience et vous devenez
une bête. Renoncez à votre corps et vous devenez un objet
factice. Renoncez au monde matériel et vous vous vouez au mal.
Et c’est précisément là que se trouve le but de votre morale :
que vous vous consacriez à ce que vous n’appréciez pas, que
vous serviez ce que vous n’admirez pas, que vous vous
soumettiez à ce que vous trouvez mauvais ; que vous
abandonniez le monde à d’autres, que vous vous reniiez, que
vous renonciez à vous-mêmes. Mais votre esprit est vous-
mêmes ! Renoncez-y et vous deviendrez alors un gros morceau
de viande prêt à être dévoré par n’importe quel cannibale.
Quels que soient leurs étiquettes et leurs prétextes, qu’ils
prétendent sauver votre âme en vous promettant le paradis, ou
sauver votre corps en vous assurant qu’ils vont vous remplir le
ventre, c’est votre esprit qu’ils vous demandent d’abandonner,
1596
désirs et de leurs besoins ; leurs droits leur sont conférés par une
négation, par le fait qu’ils sont votre anti-vous.
Pour ceux qui auraient malgré tout des velléités de
contestation, votre code moral a prévu un lot de consolation, un
attrape-nigaud : c’est pour votre propre bonheur, énonce-t-il, que
vous devez servir les autres, la seule manière de trouver le
bonheur est d’y renoncer en faveur d’“autrui”, le seul moyen de
prospérer est d’abandonner vos richesses à d’“autres”, la seule
façon de protéger votre vie est de protéger tout le monde, sauf
vous-même. Et si vous trouvez tout cela un peu indigeste, c’est
de votre faute et c’est bien la preuve de votre méchanceté ; si
vous étiez bon, vous trouveriez votre bonheur en dressant la table
pour tout le monde, et votre dignité dans le rôle de la miette de
pain qu’on balaye d’un revers de main.
Vous qui n’avez aucune notion de ce qu’est l’estime de soi,
vous acceptez la culpabilité sans ouvrir la bouche. Mais, quoique
vous vous en défendiez, quoique vous refusiez de vous l’avouer
en toute honnêteté, vous connaissez les raisons cachées, les
fondements réels sur lesquels repose votre système. Ces
commandements moraux qui sont une épine dans votre coeur,
vous les observez au gré du hasard, tantôt en rechignant, tantôt
en cherchant à les dénaturer hypocritement, de façon à les rendre
supportables, ce, toujours dans une éternelle culpabilité.
Moi, qui n’accepte que ce que je mérite, valeur ou culpabilité,
je suis là pour vous poser la question que vous éludez. En quoi
est-il moral de servir le bonheur d’“autrui” et non le sien propre ?
Si le bien-être est une valeur, pourquoi alors est-il moral pour les
autres et immoral pour soi-même ? S’il est immoral de manger
un gâteau pour la satisfaction de son propre estomac, pourquoi
est-ce très louable de vouloir le placer dans l’estomac
d’“autrui” ? Pourquoi vos désirs personnels sont-ils immoraux
alors que ceux des autres ne le sont pas ? Et s’il est immoral pour
vous d’acquérir ce qui a de la valeur, pourquoi est-il moral pour
les autres d’en faire autant ? Si vous êtes vertueux et
désintéressés quand vous donnez aux autres, ne sont-ils pas
égoïstes et vicieux d’accepter ? La vertu consiste-t-elle à servir le
vice ? Le but moral de ceux qui sont bons est-il de s’immoler en
faveur de ceux qui sont mauvais ?
La réponse que vous redoutez, la réponse monstrueuse est :
non, les bénéficiaires ne sont pas mauvais, pourvu qu’ils n’aient
pas mérité ce que vous leur donnez. Il n’est pas immoral pour
1598
ignorez, retenus les uns aux autres par ce formol spirituel qu’est
l’émotion sans la pensée.
Les liens que vous cherchez à briser sont les lois de la
causalité : elles ne permettent aucun miracle. Les lois de la
causalité sont celles de l’identité appliquées à l’action. Toute
action est réalisée par une entité. La nature d’une action est
déterminée par la nature de l’entité qui agit. Une entité ne peut
agir à l’encontre de sa propre nature. Une action non causée par
une entité doit l’être par un zéro, ce qui signifierait qu’un zéro
contrôlerait quelque chose, qu’une non-entité contrôlerait une
entité, que l’inexistant régirait l’existant, comme dans l’univers
voulu par vos professeurs. Car voilà l’origine de leur doctrine
des actions sans cause, la raison de leur révolte contre la raison,
l’objectif de leur morale, de leurs théories politiques et
économiques, l’idéal vers lequel ils veulent tendre : le règne du
zéro.
Les lois de l’identité ne vous permettent pas de manger
plusieurs fois le même gâteau. Elles ne vous permettent pas non
plus de manger un gâteau qui n’existe pas encore. Mais si vous
noyez ces évidences dans le brouillard de votre esprit, si vous
faites exprès d’être aveugles, alors vous pouvez essayer de
proclamer votre droit de manger votre gâteau aujourd’hui et le
mien demain, vous pouvez prêcher que le meilleur moyen
d’obtenir un gâteau est de le manger avant de l’avoir préparé,
que pour produire il faut commencer par consommer, que les
besoins de chacun lui donne des droits sur toutes choses puisque
rien n’est causé par quoi que ce soit. Et le corollaire de ce qui est
matériellement sans cause est ce qui est spirituellement immérité.
À chaque fois que vous vous révoltez contre la causalité, votre
motivation n’est pas de l’éviter, mais de la renverser, ce qui est
pire. Vous voulez de l’amour non mérité, comme si l’amour qui
est l’effet pouvait vous procurer la valeur qui est la cause. Vous
voulez de l’admiration non méritée, comme si l’admiration qui
est l’effet pouvait vous procurer la vertu qui est la cause. Vous
voulez des richesses non gagnées, comme si la richesse qui est
l’effet pouvait vous donner la compétence qui est la cause. Vous
implorez la miséricorde, pas la justice, la miséricorde, comme si
le pardon immérité pouvait effacer la cause de votre supplication.
Et pour pouvoir vous adonner à ce sale petit simulacre, vous
soutenez les doctrines de vos professeurs qui proclament que la
dépense, l’effet, crée la richesse, c'est-à-dire la cause ; que les
1607
raison, qui ont agit pour leur propre perte, qui ont transfusé au
mal le sang de leur vertu et accepté en retour le poison de la
destruction, se battant ainsi pour la survie du mal et
l’anéantissement de leurs propres valeurs. Je compris que, pour
qu’un homme vertueux cède au mal et lui accorde la victoire, il
fallait à un moment donné qu’il donne son consentement alors
même que rien n’aurait pu le lui arracher. Je vis que je pouvais
mettre un terme à vos injures et à vos attaques en prononçant un
seul mot dans ma tête : “non”. Et je l’ai prononcé.
J’ai quitté cette usine. J’ai quitté votre monde. Je me suis
consacré à éclairer vos victimes et à leur fournir la méthode et
l’arme pour vous combattre. La méthode consistait à accepter de
vous regarder pour ce que vous étiez. L’arme était la justice.
Si vous voulez savoir ce que vous avez perdu quand j’ai quitté
votre monde avec mes grévistes, allez sur une terre déserte et
inconnue des hommes et demandez-vous comment vous comptez
survivre, et combien de temps vous y parviendrez sans avoir à
penser, sans personne pour vous montrer ce qu’il faut faire ; ou
alors, si vous acceptez de penser, demandez-vous ce que vous
seriez capables de découvrir, demandez-vous combien
d’inventions strictement personnelles vous avez faites au cours
de votre vie, et quelle proportion de votre temps vous avez passé
à reproduire des actes appris de quelqu’un d’autre ; demandez-
vous si vraiment vous seriez capables de découvrir comment
cultiver la terre pour en extraire votre nourriture, si vraiment
vous seriez capables d’inventer une roue, un levier, une bobine
d’induction, un générateur et un tube électronique. Maintenant,
pensez-vous encore que les hommes capables sont des
exploiteurs qui vivent du fruit de votre labeur en volant les
richesses que vous produisez ? Persistez-vous à croire que vous
avez le pouvoir de les asservir ? Laissez vos femmes jeter un
coup d’oeil à la jungle où vivent leurs homologues aux faces
rabougries et aux seins tombants, qui pilent, heure par heure,
siècle après siècle, la bouillie familiale dans une bassine ; puis
laissez-les se demander si leur “instinct de savoir-faire” peut
vraiment leur fournir des réfrigérateurs, des machines à laver et
des aspirateurs, et sinon, si elles osent encore mépriser ceux qui
ont créé tout cela, sans pourtant faire appel à leur “instinct”.
Sauvages que vous êtes, ouvrez les yeux et cessez de
marmonner que les idées sont subordonnées aux moyens de
production, que les machines sont autre chose qu’un pur produit
1622
vos échecs, ni vos défauts, ni vos erreurs qui infectent votre âme
d’une culpabilité permanente, mais le vide sur lequel vous
comptez pour leur faire face ; aucun péché originel, aucune
mystérieuse déficience innée ne sont en cause. Votre culpabilité
provient de votre refus de juger, de votre refus de penser. La peur
et la culpabilité qui vous habitent sont réelles et méritées, mais
elles n’ont pas pour origine les raisons superficielles que vous
invoquez, elles ne proviennent pas de votre “égoïsme”, de votre
faiblesse ou de votre ignorance, mais d’un danger qui menace
concrètement votre existence : vous avez peur parce que vous
avez renoncé à vos moyens de survie ; vous vous sentez
coupables parce que vous y avez renoncé volontairement.
L’amour-propre est la confiance dans la capacité de l’esprit à
penser, et c’est votre esprit que vous avez trahi. Le “moi” que
vous cherchez, ce “moi” profond que vous ne parvenez ni à
définir ni à exprimer, n’est constitué ni de vos émotions ni de vos
rêves évanescents, mais de votre intellect, ce juge suprême que
vous avez renié sur les conseils de cet avocat véreux que vous
appelez “sentiments”. Maintenant vous errez à travers la nuit que
vous avez vous-mêmes créée, dans la quête désespérée d’une
lumière inconnue, mus par la vision d’une aube entrevue jadis et
à jamais perdue.
Observez l’abondance dans la mythologie des légendes de
paradis perdus, que ce soit l’Atlantide, le jardin d’Éden ou
d’autres royaumes de perfection et d’abondance. La source de
ces légendes existe, non dans le passé de la race humaine, mais
dans celui de chaque homme. Leur sens repose en vous–non
comme un souvenir solide, mais diffus et douloureux comme un
désir sans espoir ; quelque part, dans les premières années de
votre enfance, avant d’avoir appris à vous soumettre, à accepter
la terreur de la déraison et à douter de la valeur de votre esprit,
vous avez vécu un état d’existence radieuse, vous avez connu
l’indépendance d’une conscience rationnelle face à un monde
ouvert. Voilà ce que vous cherchez, voilà le paradis que vous
avez perdu–et qu’il vous appartient de retrouver.
Il y en a parmi vous qui ne sauront jamais qui est John Galt.
Mais ceux d’entre vous qui ont un jour connu l’amour de la vie
et la fierté d’en être digne, ceux qui ont un instant porté un
regard optimiste sur ce monde, ceux-là savent ce que signifie être
homme. Quant à moi, je n’ai rien fait de plus que connaître le
trésor que cela représente. J’ai choisi de mettre constamment en
1634
viviez sur une île déserte, ce ne serait rien d’autre que l’effort
productif de votre esprit. Moins votre effort intellectuel serait
efficace, moins votre travail physique vous rapporterait–et vous
ne pourriez occuper votre vie qu’à une seule tâche : récolter une
moisson incertaine ou chasser avec un arc et des flèches, sans
possibilité de penser au-delà. Mais quand vous vivez dans une
société rationnelle, où les hommes sont libres de commercer
entre eux, vous recevez un incalculable surplus : la valeur
matérielle de votre travail est déterminée non seulement par
votre effort, mais par les esprits les plus productifs du monde qui
vous entoure. Quand vous travaillez dans une usine moderne,
vous êtes payés non seulement pour votre travail, mais aussi pour
celui de tous les génies inventifs qui ont permis à cette usine de
voir le jour : pour le travail de l’industriel qui l’a construite, pour
le travail de l’investisseur qui a économisé afin de risquer son
argent dans le nouveau et l’inconnu, pour le travail de l’ingénieur
qui a conçu les machines dont vous poussez les leviers, pour le
travail de l’inventeur qui a créé le produit que vous
confectionnez, pour le travail du savant qui a découvert les lois
grâce auxquelles ce produit a été conçu, pour le travail du
philosophe qui a enseigné aux hommes comment penser et que
vous passez votre temps à dénigrer.
La machine, ce morceau cristallisé d’intelligence, est l’outil
qui étend le potentiel de votre vie en augmentant la productivité
de votre temps. Si vous travailliez comme forgeron aux temps du
Moyen Âge mystique, toute votre capacité productive se
résumerait à la fabrication d’une barre de fer en plusieurs jours
d’efforts. Combien de tonnes de rails produisez-vous par jour si
vous travaillez pour Hank Rearden ? Oseriez-vous prétendre que
votre paye provient uniquement de votre travail physique et que
ces rails sont le produit de vos muscles ? Le niveau de vie du
forgeron est tout ce que vos muscles vous offrent ; le reste est un
don d’Hank Rearden.
Chaque homme est libre d’aller aussi loin que le lui
permettent ses capacités et sa volonté, mais sa réussite dépend du
niveau de pensée auquel il parvient à s’élever. L’effort physique
en lui-même ne permet guère de dépasser la vie primitive.
L’homme qui ne fait rien de plus qu’un travail physique,
consomme autant de biens matériels qu’il a pu en produire, et ne
laisse aucun surplus, ni pour lui ni pour les autres. Mais l’homme
qui produit une idée dans n’importe quel domaine du savoir
1643
C H A P I T R E
VIII
L ’ E G O IS T E
particulier.
— Restez assis ! lâcha brutalement Monsieur Thompson.
Le son de son ordre et le gémissement interrompu par un
hoquet de la silhouette immobilisée, quelque part dans
l’obscurité, sembla l’aider à recouvrer une version de la réalité
qui lui était familière. Sa tête n’émergeait d’entre ses épaules que
de quelques centimètres.
— Qui a permis à cette chose de se prod… commença-t-il sur
un ton montant, mais s’interrompit ; les vibrations qu’il percevait
étaient celles de la dangereuse panique de celui qui se trouve
acculé.
— Qu’est-ce que vous en pensez ? demanda-t-il finalement
au lieu de finir sa phrase.
Il n’y eut pas de réponse.
— Alors ?
Il attendit.
— Et bien, dites quelque chose… personne !
— Nous ne sommes pas obligés de le croire, non ? cria James
Taggart en tendant la tête en direction de Monsieur Thompson,
avec un air qui était presque menaçant, « Devons-nous vraiment
le croire ? » le visage de Taggart était défait ; ses traits
semblaient avoir perdu leurs formes ; une moustache de quelques
petits poils scintillait entre son nez et sa bouche.
— Mets-là en sourdine. répondit Monsieur Thompson avec
incertitude, en écartant légèrement son corps de lui.
— Nous ne sommes pas obligé de le croire ! la voix de
Taggart avait cette plate et insistente sonorité d’un effort pour
demeurer en transe, « Personne n’a jamais dit ça, avant ! Après
tout, c’est juste le fait d’un homme isolé ! Rien ne nous oblige à
le croire ! »
— Calme-toi. fit Monsieur Thompson.
— En vertu de quoi est-il si sûr d’avoir raison ? Qui est-il
pour s’opposer au monde entier, contre tout ce qui a été dit
pendant des siècles et des siècles? Qui est-il pour détenir le
savoir ? Personne ne peut être sûr ! Personne ne peut savoir ce
qui est bien ! Le bien… ça n’existe pas !
— Ta gueule ! cria Monsieur Thompson, « Qu’est-ce que tu
es en train d’essayer de… »
Le souffle qui le fit s’interrompre était une marche militaire
surgissant tout-à-coup depuis le poste de radio-la marche
militaire qui avait été interrompue il y avait déjà trois heures de
1653
grande conviction.
— Il me semble, intervint Chick Morrison en faisant ce qu’il
pouvait pour donner à sa voix le son d’une main secoureuse,
« que les gens ayant des valeurs spirituelles plus nobles, vous
voyez ce que je veux dire, des gens de… de… bon, ayant une
clairvoyance mystique des choses »–il marqua une pause,
comme s’il s’attendait à recevoir une giffle, mais personne ne
bougea, et donc il répéta, avec cette fois plus d’assurance–« Oui,
de clairvoyance mystique et philosophique… n’accepteront pas
un mot de ce discours. La logique ne fait pas la pluie et beau
temps, après tout. »
— Les travailleurs le rejetteront aussi. fit Tinky Holloway
avec un tout petit peu plus de conviction, « Il n’avait pas l’air
d’être un ami des travailleurs. »
— Les femmes du pays n’aimeront pas ce discours non plus.
déclara Maman Kip, « C’est, je le pense, un fait bien établi que
les femmes ne se sentent absolument pas proches de ce genre de
truc à propos de l’intelligence. Les femmes sont plus sensibles.
Vous pouvez comptez sur elles. »
— Vous pouvez compter sur les scientifiques. fit le docteur
Simon Pritchett.
Ils se bousculèrent tous pour s’avancer, soudainement
impatients de parler, comme s’ils venaient de trouver un sujet
dont il pouvait débattre avec assurance.
— Mes scientifiques ont mieux à faire que que de croire en la
raison. Il n’est pas un ami de la science.
— Il n’est l’ami de personne. dit Wesley Mouch en
retrouvant un brin de confiance en lui-même, à la soudaine
réalisation de la nouvelle tournure que prenait l’ambience
générale, « a l’exception peut-être des gros bonnets du monde
des affaires. »
— Non ! cria Monsieur Mowen avec terreur, « Non ! Ne nous
accusez pas ! Ne dites pas ça ! Je n’aurai pas à dire une telle
chose! »
— Quoi ?
— Que… que… que quelqu’un serait un ami des affaires !
— Ne vous laissez pas être impressionné par ce discours là.
dit le docteur Floyd Ferris, « C’était trop intellectuel. Beaucoup
trop intellectuel pour le “pékin de base”. Ça n’aura aucun effet.
L’immense majorité des gens est bien trop bébête pour
comprendre un truc pareil. »
1655
— Est-ce que vous voulez dire que vous êtes d’accord pour
partir ? s’écria Mouch.
— Maintenant, ne vous laissez pas emporter par des
conclusions hâtives. répondit Monsieur Thompson, sèchement et
sur le ton de la colère, « S’il y a bien une chose que je n’aime
pas, ce sont les gens qui font des conclusions hâtives. Et une
deuxième chose, ce sont intellectuels reclus dans leur tour
d’ivoire qui s’accrochent à une théorie à deus sous et qui n’ont
aucun sens des réalités pratiques. En des temps comme ceux-ci,
nous devons avant tout être flexibles. »
Il vit une réaction unanime d’ahurissement autour de lui, sur
le visage de Dgany comme sur celui des autres, quoique par pour
les mêmes raisons. Il sourit, se leva sur ses jambes, et se tourna
vers Dagny.
— Merci, Mademoiselle Taggart. fit-il, « Merci pour votre
sincérité. C’est ce que je veux que vous sachiez… que vous
pouvez me faire confiance et me parler avec la plus parfaite
franchise. Nous ne sommes pas des ennemis, Mademoiselle
Taggart. Ne prêtez pas attention aux gars… ils sont vexés, mais
ils reviendront sur terre. Nous ne sommes pas vos ennemis, ni
ceux de ce pays. Bien sûr que nous avons commis des erreurs,
nous ne sommes que des êtres humains, mais nous faisons de
notre mieux pour le bien des citoyens… c'est-à-dire, enfin je
veux dire, pour tout le monde… en ces temps difficiles. Nous ne
pouvons pas émettre des jugements à l’emporte pièce et prendre
des décisions sur l’impulsion du moment, n’est-ce pas ? Nous
devons considerer tout cela, y réfléchir et bien peser chaque
argument. Je veux juste que vous gardiez à l’esprit que nous ne
sommes les ennemis de personne… vous le réalisez pleinement,
n’est-ce pas ? »
— J’ai dit tout ce que j’avais à dire, répondit-elle en tournant
les talons, sans attendre un indice quant au sens précis de ses
mots ni faire d’effort pour tenter d’en obtenir.
Elle se tourna vers Eddie Willers, qui avait observé les
hommes autour d’eux avec un air d’indignation si grande qu’il en
semblait paralysé ; comme si son cerveau était en train de crier :
« Ce sont des démons ! » et n’aurait pu être capable de penser à
autre chose.
Elle fit un hochement de tête indiquant la porte ; il la suivit
avec docilité.
Le docteur Robert Stadler attendit que la porte se soit
1659
***
calme et basse :
— Tu vas t’en aller, un de ces jours, et disparaître, n’est-ce
pas ?
— Pourquoi est-ce que tu dis ça ? ça avait presque été un cri.
— N’est-ce pas ?
Elle ne répondit pas immédiatement ; lorsqu’elle le fit, le son
du désespoir était présent dans sa voix, seulement parce que le
ton en était trop monocorde :
— Eddie, si je partais, qu’arriverait-il aux trains Taggart ?
— Les trains disparaîtraient en l’espace d’une semaine. Peut
être même moins.
— Il n’y aura pas de pillards du gouvernement d’ici une
dizaine de jours. Après des hommes comme Cuffy Meigs
dévorerons le dernier de nos rails et la dernière de nos
locomotives. Dois-je perdre la bataille juste parce que je suis
partie un poil trop tôt ? Comme pourrais-je la laisser partir
comme ça… Taggart Transcontinental, Eddie… partie à jamais,
alors qu’un dernier petit effort peut encore la maintenir en
existence ? Si j’ai supporté toutes ces choses aussi longtemps, je
peux bien rester encore un peu. Juste encore un petit peu. Je ne
suis pas en train d’aider les pillards. Plus personne ne peut les
aider, maintenant.
— Qu’est-ce qu’ils vont faire ?
— Je ne sais pas. Que peuvent-ils faire ? C’est fini, pour eux.
— Ça en a l’air.
— Tu as vu leurs têtes ? Comme ils ont l’air de misérables
sous l’enprise de la peur courant pour sauver leur peau.
— Est-ce que même ça, ça signifie quelque chose, pour eux ?
— Quoi?
— Leurs vies.
— Ils sont encore en train de se débattre… tu as vu ? Mais ils
sont arrivés au bout, et ils le savent bien.
— N’ont-ils jamais agi sur la base de ce qu’ils savaient ?
— Il faudra bien qu’ils le fassent. Ils abandonneront. Dans
pas longtemps. Et nous, nous serons là pour sauver ce qu’il reste.
***
rue en des îlots espacés, elle pouvait voir une boutique de prêt
sur gage dans la première auréole de lumière, un bar de nuit dans
la suivante, et un fossé noir les séparant ; les trottoirs avaient été
désertés ; c’était dur à admettre, mais les rues semblaient vides.
Elle tourna à cet angle en faisant délibérément sonner ses pas,
puis elle stoppa abruptement pour écouter : il était difficile de
dire si la tension anormale dans sa poitrine était le son de ses
propres battements de cœur, et difficile à distinguer du son des
roues au loin et de celui du bruissement de verre qui était l’East
River coulant quelque part, pas très loin d’ici ; mais elle
n’entendit aucun bruit de pas humain derrière elle. Elle secoua
ses épaules, en parti comme si elle les avait haussées, et pour
l’autre comme si cela avait été un frémissment, et elle accéléra le
pas. Une horloge rouillée dans une sorte de caverne qui n’était
plus illuminée toussa quatre heures du matin.
La peur d’être suivie ne semblaient pas complètement réelle,
tout comme aucune peur ne lui aurait semblé réelle en ce
moment. Elle se demanda si la légèreté si peu naturelle de son
corps était le fait d’un état de tension ou de détente ; son corps
paraissait s’animer avec tant de tension qu’elle en eut
l’impression que c’était comme s’il était un attribut unique dédié
au pouvoir du mouvement ; son esprit était détendu au point d’en
être devenu inaccessible, comme un moteur qui aurait été callé
sur une sorte de contrôle automatique sevant un absolu ne devant
plus être remis en question.
Si une balle de fusil nue avait le pouvoir d’éprouver quelque
émotion durant sa course, c’est ce qu’elle éprouverait, se dit-
elle ; juste le sens du mouvement et celui du but, rien d’autre.
Elle y songea vaguement, de loin, comme si sa propre personne
était devenue irréelle ; seul le mot “nu” semblait l’atteindre :
nu… déshabillé de toute préoccupation autre que la cible… pour
le numéro 367, le numéro d’une maison le long de l’East River,
que son esprit répétait continuellement, le numéro sur lequel il
avait été interdit depuis si longtemps de s’attarder. Trois-cent-
soixante-sept, pensa-t-elle en cherchant une forme invisble
devant elle, parmi les formes angulaires des immeubles… trois-
cent-soixante-sept… c’est là où il vit… s’il vit… Son calme, son
détachement et la confiance qu’expimaient ses pas lui venaient
de la certitude qu’il s’agissait d’un “si” avec lequel elle ne
parvenait plus à coexister. Elle avait coexisté avec, dix jours
durant ; et les nuits derrière elle étaient une progression quasi-
1678
— Oui.
— Et vous obéiriez à tous les ordres que je pourrais donner ?
— Implicitement !
— Et bien alors, commencez donc par abolir les impôts sur le
revenu.
— Oh non ! s’écria Monsieur Thompson en bondissant sur
ses jambes, « Nous ne pourrions pas faire ça ! Ça… ça ne relève
pas du domaine de la production. Ça, ça relève du domaine de la
redistribution. Comment payerions-nous les fonctionnaires ?
— Mettez vos fonctionnaires à la porte.
— Oh non ! Ça c’est de la politique. C’est pas de l’économie!
Vous ne pouvez pas interférer dans les affaires politiques ! Vous
ne pouvez tout de même pas tout avoir, non plus !
Galt croisa ses jambes sur le prie-Dieu tout s’étirant plus
confortablement dans dans le fauteuil tapissé.
— On continue ? Ou arrivons-nous au but ?
— Je ne faisais seulement… il s’arrêta.
— Préféreriez-vous que ce soit moi qui en vienne au but ?
— Ecoutez, dit Monsieur Thompson sur le ton de
l’apaisement et en se rasseyant sur le bord de son fauteuil, « je ne
veux pas tergiverser. Je ne suis pas bon pour les palabres. Je suis
un homme d’action. Le temps nous est compté. Tout ce que je
sais c’est que la nature vous a donné un bon cerveau. Exactement
le genre de cervau dont nous avons besoin. Vous savez tout faire.
Vous pourriez mettre le pays sur la voie de la reprise
économique, si vous le vouliez.
— D’accord, présentons les choses sous votre angle : je ne
veux pas le faire. Je ne veux pas être un dictateur économique,
même pas, même pas juste pour le temps nécessaire de donner
cet ordre aux gens, par décret, d’être libres… un décret que
n’importe quelle personne rationnelle et censée me jetterait à la
figure, par ce qu’il saurait que ses droits n’ont pas à être tenus,
donnés ou reçus avec votre permission ou avec la mienne.
— Dites-moi, fit Monsieur Thompson en le regardant d’un
air pensif, « qu’est-ce que c’est que vous cherchez, au juste ? »
— Je vous l’ai dit à la radio.
— Je pige pas. Vous avez dit que vous vous êtes engagé au
nom de vos propres intérêts personnels… et ça je peux le
comprendre. Mais qu’est ce que vous pourriez obtenir dans le
futur que vous ne pourriez obtenir maintenant, de notre part,
servi sur un plateau d’argent ? Je pensais que vous étiez un
1701
— Parce que c’est la tentative de ceux qui sont plus fort que
vous de vous battre sur un terrain choisi par vous-même, qui
vous a permis de vous en tirer durant des siècles. Lequel d’entre
nous réussirait si je devais m’engager dans une compétition avec
vous dont l’enjeu serait le contrôle de tous vos “Monsieur-
Muscle” ?
Bien sûr, je pourrais essayer–et je ne sauverais pas votre
économie où votre système, rien ne pourra les sauver,
maintenant–mais je périrais et ce que vous y gagneriez serait ce
que vous avez toujours gagné dans le passé : une remise à plus
tard, encore un petit peu de temps avant votre exécution, encore
une petite année de plus… ou un mois… acheté au prix de
n’importe quel espoir ou effort que vous pourriez tirer de
quelques restes humains autour de vous, moi inclus. C’est tout ce
que vous cherchez et ça nous en dit long sur ce qu’il vous reste
d’autonomie. Un mois ? Allez, disons une semaine… sur la base
indiscutable du fait que vous saurez toujours trouver une autre
victime. Mais vous avez trouvé votre dernière victime… celle
qui refuse de jouer sa partie historique. La partie est terminée,
Frangin.
— Oh, ça c’est juste de la théorie ! dit sèchement Monsieur
Thompson, un petit trop sèchement ; ses yeux roulant dans toutes
les directions à la manière d’un substitut d’allées et venues dans
la pièce ; il jeta un coup d’œil en direction de la porte, comme
poussé par le désir de fuir.
— Vous dites que si nous n’abandonnons pas le système en
place, nous périrons ?
— Oui.
— Dans ce cas, sachant que nous vous détenons, vous périrez
avec nous ?
— Probablement.
— Vous ne voulez pas vivre.
— Passionnément.
Il vit le crépitement d’une étincelle dans les yeux de Monsieur
Thompson et il sourit.
— Je vais même vous en dire plus : je sais que je veux vivre
beaucoup plus intensément que vous. Je sais que c’est là-dessus
que vous comptez. Je sais que vous, en fait, ne voulez pas vivre
du tout. Moi je le veux. Et c’est précisément parce que je le veux
tellement que je n’accepterai aucun substitut.
Monsieur Thompson sauta sur ses jambes.
1706
***
Dagny,
Ne bouge pas. Surveille les. Quand il aura besoin de notre aide,
appelle moi au: OR-5693.
F.
après ce que j’ai vu. Toi tu devrais. Moi je peux pas. Laisse-moi
au moins faire ce que je peux.
— Eddie! Ne veux-tu pas… elle s’arrêta en réalisant que ça
ne servirait à rien, « D’accord, Eddie. Si tu veux. »
— Je vais m’envoler pour la Californie, cette nuit. Je me suis
débrouillé pour trouver une place dans un avion militaire… Je
sais que tu partiras aussitôt que… aussitôt que tu pourras quitter
New York. Il se pourrait même que tu soies partie, quand je serai
de retour. Quand tu seras prête, pars tout de suite sans te poser de
questions. Ne t’en fais pas pour moi. Pars aussi vite que tu le
peux. Je… je vais te dire au-revoir, maintenant.
Elle se leva. Ils se trouvèrent tous deux face à face ; dans la
faible lumière douce de la pièce seulement éclairée par la lampe
de bureau, le portait de Nathaniel Taggart était accroché au mur
sur le côté et juste à mi parcours de la distance qui les séparait.
Ils étaient tous deux en train de revoir les années depuis ce jour
lointain, où ils avaient appris à marcher pour la première fois en
accordant la longueur de leurs pas à la distance qui séparait les
traverses d’une voie ferrée. Il baissa la tête et la maintena dans
cette position durant un long moment.
Elle lui tendit la main.
— Au revoir, Eddie.
Il replia ses doigts autour de sa main avec fermeté, sans les
regarder ; il était en train de regarder son visage. Il commença à
partir, puis il stoppa, se retourna vers elle et demanda d’une voix
qui était basse mais cependant claire et constante, ni comme une
prière ni comme l’expression du désespoir, mais comme un geste
de clarté consciente devant refermer une parenthèse :
— Dagny, est-ce que tu savais… ce que j’éprouvais pour toi ?
— Oui. dit-elle doucement, en réalisant à cet instant qu’elle
l’avait su depuis des années sans qu’il y ait eu de mots pour le
nommer dans son esprit, « Je le savais. »
— Au revoir, Dagny.
La légère vibration d’un train, sous terre, se propagea dans les
murs du building et avala le bruit de la porte qui se referma
derrière lui.
***
***
qu’il est possible, que ceci est ce que l’homme peut être, quoi
d’autre peuvent-ils vouloir rechercher ? Ne peuvent-ils eprouver
aucun désir excépté celui de faire de leurs âmes ce qu’il a réussi
à faire de la sienne ? Ou vont-ils être stoppés par le fait que les
Mouch et les Morrisson et autres Thompson de ce monde n’ont
pas choisi de le faire ? Vont-ils regarder les Mouch comme des
humains, et lui comme l’impossible ?
Le champ de vision de la caméra balayait la salle de bal,
saisissant les têtes des invités les plus importants pour les
retransmettre sur les écrans de télévision de tout le pays, les
visages tendus et scrutateurs des dirigeants, et, de temps à autre,
la tête de John Galt. On aurait dit que ses yeux perçants étaient
en train d’étudier les hommes qui se trouvaient à l’extérieur de la
pièce, les hommes qui étaient en train de le voir de partout à
travers le pays ; on n’aurait pu affirmer qu’il était en train
d’écouter : aucune réaction ne vint altérer l’expression de son
visage.
— Je suis fier de rendre hommage, ce soir, dit le leader de la
majorité au Parlement qui fut le deuxième à prendre la parole, « au
plus grand expert économique que l’on ai jamais découvert sur la
planète, l’administrateur de patrimoine le plus talentueux, le
plannificateur le plus brillant… John Galt, l’homme qui va nous
sauver tous ! Je suis venu ici spécialement pour le remercier au
nom de tous nos compatriotes ! »
« Ça »–songea Dagny avec un amusement aigre qui n’était pas
très éloigné de la nausée–« c’est bien le spectacle de la sincérité
du malhonnête. L’aspect le plus vicieux de cette escroquerie
intellectuelle, c’était qu’ils pensent sincèrement ce qu’ils sont en
train de dire. Ils sont en train d’offrir à Galt le meilleur de ce que
l’existence peut offrir selon leur vision des choses, ils sont en train
d’essayer de le tenter avec ce qui est leur rêve d’ambition le plus
élevé : cette étendue d’adulation irréfléchie, l’irréalisme de cette
énorme prétension d’agrément sans bases, ce tribut sans contenu,
cet honneur dépourvu de causes, cette admiration sans raisons, cet
amour sans code de valeurs. »
— Nous avons mis de côté tous nos points de désaccord qui
n’étaient que mineurs, était maintenant en train de dire Wesley
Mouch dans le micro, « toutes les opinions partisannes, tous les
interêts personnels et autres considérations égoïstes… afin de
pouvoir servir le pays sous la bienveillance désintéressée de John
Galt ! »
1736
C H A P I T R E
IX
L E G E N E R A T E UR
***
aucun des buts des passants dans les rues autour d’elle. Ça ne lui
communiquait pas pour autant le sentiment de se sentir étrangère
dans la cité : c’était plutôt le sentiment, pour la première fois, que
la cité était à elle et qu’elle l’aimait, qu’elle ne l’avait jamais
aimée auparavant comme elle l’aimait à cet instant, avec un
sentiment de possession si personnel, si solennel et si confiant.
La nuit était claire et immobile ; elle regarda le ciel ; tandis que
ce qu’elle éprouvait était plus solennel que joyeux, mais gardait
le sens d’une joie à venir ; et c’est sans doute pour cela qu’il lui
sembla que l’air lui parut plus stagnant que tiède, mais qu’il
retenait quelque chose d’un printemps lointain.
« Foutez le camp de mon chemin »–se dit-elle, non pas avec
ressentiment, mais presque avec de l’amusement, avec un
sentiment de détachement et de délivrance qui s’adressait aux
passants, à la circulation lorsque celle-ci gênait sa progression
empressée, et à toutes les peurs qu’elle avait connu dans le passé.
Ça ne faisat que moins d’une heure qu’elle l’avait entendu
prononcer cette phrase, et sa voix semblait pourtant continuer à
raisonner dans l’air des rues, se fondant dans quelque chose qui
devait être un rire lointain.
Elle avait ri avec exaltation, dans la salle de bal du Wayne
Falkland, quand elle l’avait entendu le dire ; elle avait ri, la main
pressée contre sa bouche, de manière à ce que le rire ne fut plus
visible que dans ses yeux, comme il l’avait été dans ceux de Galt
quand il l’avait regardée droit dans les yeux et qu’elle avait su
qu’il l’avait entendu. Ils s’étaient regardés durant peut-être moins
d’une seconde, au-dessus de la foule qui criait et s’écriait ; au-
dessus du fracas des micros mis en pièces, bien que toutes les
stations de radio avaient instantanément cessé d’émettre ; au-
dessu des fracas de verres qui tombaient des tables tandis
quelques personnes se précipitèrent en direction des portes.
Puis elle avait entendu le cri de Monsieur Thompson, agitant
son bras en direction de Galt, « Ramenez-le dans sa pièce, mais
gardez-le au péril de vos vie s’il le faut ! » et la foule s’était
éclipsée, tandis que trois hommes l’avait reconduit en direction
de sa suite. Monsieur Thompson sembla s’effondrer, durant un
instant, laissant retomber son front contre sa main, mais il s’était
très vite repris, s’était dressé sur ses jambes, avait adressé
quelques vagues gestes à ses accolytes pour qu’ils le suivent, et
était sorti avec précipitation en empruntant une porte de service.
Personne ne dit quoi que ce soit aux invités ni ne leur donna
1751
— Oui.
— Maintenant, écoute moi bien. Rentre chez toi et change
toi, fait une petite valise des quelques choses dont tu auras
besoin, prends tes bijoux et tout ce que tu peux emmener qui a de
la valeur. Prend des vêtements chauds. Nous n’aurons pas le
temps de le faire plus tard. Viens me rejoindre dans 40 minutes, à
l’angle nord-ouest, à deux blocs d’immeubles à l’est de l’entrée
principale du Terminus Taggart.
— D’accord.
— A bientôt, Slug.
— A bientôt, Frisco.
Elle fut dans la chambre de son appartement en moins de cinq
minutes, où là, elle arracha littéralement sa robe de soirée. Elle la
laissa par terre au milieu de la pièce, tel l’uniforme abandonné
d’une armée qu’elle ne servirait plus. Elle enfila un costume bleu
sombre et–se souvenant des paroles de Galt–elle mit un polo
blanc à col haut. Elle prépara une valise et un sac avec une
courroie qui lui permettrait de le porter rejeté sur une épaule. Elle
plaça tous ses bijoux dans un coin du sac, y compris le bracelet
en Rearden Metal qu’elle avait gagné dans le monde extérieur, et
la petite pièce de 5 dollars-or qu’elle avait gagné dans la Vallée.
Ce lui fut facile de refermer la porte d’entrée derrière elle et
de fermer à clé, quand bien même eut-elle conscience qu’elle ne
la rouvrirait probablement jamais. Cela lui parut plus difficile, en
revanche, lorsqu’elle se rendit à son bureau. Personne ne l’avait
vu entrer ; l’antichambre de son bureau était vide ; le grand
Building Taggart semblait inhabituellement silencieux. Elle
s’attarda un instant au milieu de la pièce pour accorder un
dernier regard à toutes les années qu’elle avait contenu. Puis elle
sourit ; non, ce n’était finalement pas si difficile, se dit-elle ; elle
ouvrit son coffre et s’empara des documents qu’elle était venu
chercher ici. Il n’y avait rien d’autre qu’elle aurait voulu prendre
dans son bureau, à l’exception du portait de Nathaniel Taggart et
de la carte de la Taggart Transcontinental. Elle brisa les deux
sous-verres, plia le portrait et la carte et les fourra hâtivement
dans sa valise.
Elle était en train de verrouiller sa valise lorsqu’elle entendit
le bruit de pas qui courraient. La porte s’ouvrit brusquement et
l’ingénieur principal entra précipitament ; il tremblait ; son
visage était défait.
— Mademoiselle Taggart, cria-t-il, « Oh Dieu merci,
1757
Cette nuit là, le nombre des gardes du groupe avait été porté à
seize, appelés pour une mission d’urgence depuis New York lors
d’un appel téléphonique longue-distance. Les gardes, de même
que tous les autres employés du Projet F avaient été triés sur le
volet, sur la base d’une simple qualification : une obéissance
sans limites.
Les seize gardes étaient stationnés pour la nuit à l’extérieur de
la structure et dans les laboratoires déserts au-dessus du sol, où
ils devaient demeurer en poste sans poser de question ni
exprimer aucune curiosité à propos de tout ce qui pourrait se
passer en dessous.
Dans le sous-sol, sous terre, le docteur Ferris, Wesley Mouch
et James Taggart étaient assis dans des fauteuils alignés contre
un mur. Une machine qui ressemblait à une petite armoire aux
formes irrégulières se trouvait dans un angle de l’autre côté de la
pièce, leur faisant face. Elle comportait des cadrans de verre,
chacun marqué d’une zone rouge, un écran carré qui évoquait
quelque chose en rapport un amplificateur, des rangées de
numéros, des rangées de molettes en bois et des boutons en
plastique, un levier unique contrôlait une sorte de bascule sur un
côté, et il y avait un bouton rouge en verre teinté de l’autre. La
façade de la machinerie semblait ne pas avoir plus d’expression
que le visage de l’opérateur chargé de s’en occuper ; c’était un
jeune homme costaud, portant un sweat-shirt avec des taches de
sueur, dont les manches avait été roulées jusqu’au dessus des
coudes ; ses yeux bleus pâles étaient brouillés par un effort de
concentration consciencieux pour sa tâche ; il faisait bouger ses
lèvres de temps à autre, comme s’il récitait une leçon mémorisée.
Un câble électrique court partait de la machine pour arriver à
un empilement de batteries situé derrière. Tels les bras
contorsionnés d’une pieuvre, de longs fils de cuivre s’étendaient
en avant sur le sol de pierre, depuis la machine pour arriver à un
matelas de cuir étendue sous un cône de violente lumière.
John Galt reposait sur le matelas, attaché par des lanières.
Il était nu ; les petits disques de métal des électrodes, au bout
des câbles, étaient attachés à ses poignets, à ses épaules, à ses
hanches et à ses chevilles ; un appareillage ressemblant à un
stéthoscope était fixé sur sa poitrine et connecté à l’écran de la
machine.
— Je vais être direct. dit le docteur Ferris en s’adressant à lui
pour la première fois, « Nous voulons que vous preniez le plein
1761
— C’est l’oscillateur qui est mort. fit une voix derrière eux ;
il se tournèrent tous prestement ; Galt luttait pour parvenir à
respirer, mais il s’exprimait, malgré son état, avec le ton de voix
brusque et compétent d’un ingénieur, « Retirez-le de la machine
et arrachez le cylindre de tôle d’aluminium qui le protège. Vous
trouverez une paire de contacts qui se sont collés ensemble.
Décollez-les pour qu’ils soient écartés l’un de l’autre, prenez un
morceau de papier de verre et frottez la surface de ces contacts
pour qu’ils soient propres. Ensuite remettez le capot de
protection en aluminium et remettez l’oscillateur à sa place… et
là, votre générateur fonctionnera à nouveau. »
Il y eut un long moment de silence total.
L’opérateur avait les yeux fixés sur Galt ; il soutenait le regard
de Galt ; et il fut même capable d’identifier la nature de
l’étincelle dans les yeux vert sombres ; c’était une étincelle de
moquerie méprisante.
Il fit un pas en arrière. Dans l’incohérente faiblesse de son
esprit, d’une manière sans mots, sans forme et inintelligible, il
parvint même à saisir le sens de ce qui était en train d’arriver
dans cette cave.
Il regarda Galt ; puis il regarda les trois hommes ; puis il
regarda la machine. Un frisson lui parcourut le corps ; il jeta sa
paire de pinces à terre et sortit de la pièce en courant.
Galt éclata de rire.
Les trois hommes se reculèrent lentement de la machine. Ils
étaient en train de faire des efforts pour ne pas se laisser aller à
comprendre ce que l’opérateur avait compris.
— Non ! cria tout à coup Taggart, en lançant un regard à Galt
et en bondissant en avant, « Non ! Je ne vais pas le laisser s’en
tirer comme ça ! »
Il se laissa tomber sur les genoux, tatonnant avec frénésie pour
trouver le cylindre en aluminium de l’oscillateur.
— Moi, je vais le réparer ! Je vais faire marcher ça moi-
même ! Il faut qu’on continue ! Il faut qu’on le fasse craquer !
— Calme-toi, Jim. dit Ferris qui se sentait tout à coup mal à
l’aise et qui l’attrapa par le col pour le forcer à se relever.
— Ne pourrions-nous pas… ne serait-il pas mieux de faire
une pause pour cette nuit ? dit Mouch, implorant ; il était en train
de regarder en direction de la porte par laquelle l’opérateur
s’était enfui, avec quelque chose dans le regard qui était pour
partie de l’envie, et de la terreur pour l’autre.
1768
C H A P I T R E
X
AU NOM DU
ME IL L E UR D ’ E N T RE NOUS
être jeté en prison pour ça. Mais peut-être que non… et dans ce
cas vous devez désobéir à l’un ou à l’autre. Voila sur quelle base
vous devez prendre une décision. Il n’y a personne a qui vous
pouvez demander, personne à appeler, personne pour vous le
dire. Vous devrez decider vous-même1.
— Mais je peux pas decider, moi ! Pourquoi moi ?
— Parce qu’il se trouve que c’est votre corps qui me barre le
passage.
— Mais puisque je peux pas decider ! Je suis pas censé
décider !
— Je vais compter jusqu’à trois, dit-elle, « Après, je tirerai. »
— Attendez ! Attendez ! J’ai pas encore dit oui ou non ! cria-
t-il, en se tassant encore un peu plus contre la porte, comme si
l’immobilité de l’esprit et du corps pouvaient constituer sa
meilleure protection.
— Un. compta-t-elle ; elle pouvait voir ses yeux fixés sur elle
avec terreur, « Deux. » elle pouvait voir que le pistolet était
moins la cause de sa terreur que le choix auquel il se trouvait
confronté, « Trois. »
Calmement et impersonnellement, elle, qui aurait hésité à tirer
sur un animal, pressa la détente et tira droit au cœur de l’homme
qui avait voulu exister sans assumer la responsabilité de la
conscience.
Son pistolet était équipé d’un silencieux ; il n’y eut aucun son
assez puissant pour attirer l’attention de quiconque, seulement le
bruit sourd d’un corps tombant à ses pieds.
Elle ramassa la clé, puis elle attendit un moment, ainsi qu’ils
en avaient convenu.
Francisco fut le premier à la rejoindre, arrivant depuis un
angle du bâtiment, puis Hank Rearden, puis Ragnar Danneskjold.
Il y avait eu quatre gardes postés à intervalles autour du bâtiment
isolé au milieu des arbres. Ils avaient maintenant été relevés de
leur service : un était mort, les trois autres avaient été laissés
dans les broussailles, attachés et baillonnés. Elle donna la clé à
Francisco, sans dire un mot. Il déverrouilla la porte et pénétra à
l’intérieur, seul, laissant la portre entrouverte de quelques petits
__________
1. Il est amusant de remarquer que l'auteur introduit, dans cet échange entre
Dagny et le garde, un dilemme plus compliqué que celui, dit "du prisonnier".
A l'époque lors de laquelle Ayn Rand écrivit Atlas Shrugged la théorie des
jeux, dont ce dilemme relève, était une nouvelle branche de la logique très en
vogue aux Etats Unis. (N. d. T.)
1774
— Surtout pas !
Depuis le seuil d’une porte du bureau de Ferris, ils regardèrent
l’escalier abrupt aux marches de pierres, et virent un garde se
tenant à proximité des dernières marches, en bas.
— Remontez ici avec les mains en l’air ! ordonna Francisco.
Le garde vit la silhouette d’un étranger résolu et le reflet
métallique d’une arme : ce fut assez pour celui là. Il obéit
immédiatement ; il paraissait soulagé de s’échapper de cette
crypte de pierre humide. Il se retrouva sur le sol du bureau avec
les mains liées dans le dos, à côté du garde qui les avait guidés
jusqu’ici. Après quoi les quatre sauveteurs furent libres de
dévaler les escaliers jusqu’à la porte d’acier située dans le fond.
Ils avaient agi avec la précision qu’offre une auto-discipline
contrôlée. Maintenant, c’était comme si les rênes en eux qui les
avaient fait se contrôler venaient de se rompre.
Danneskjold avait les outils pour défoncer le verrou.
Francisco fut le premier à pénétrer dans la cave, et son bras barra
la route à Dagny durant une fraction de seconde–le temps d’un
regard permettant de s’assurer que la vue était supportable–puis
il la laissa se précipiter au-devant de lui : au-delà d’un fouillis de
câbles élécriques ; il avait vu la tête de Galt relevée et son large
sourire de bienvenue.
Elle se laissa tomber sur les genoux à coté du matelas. Galt
avait les yeux levés vers elle, tout comme il l’avait regardée lors
de leur première matinée dans la vallée ; son sourire était comme
le son d’un rire qui n’avait encore jamais été touché par la
douleur, sa voix était douce et grave :
— Nous n’avions encore jamais eu à prendre quoi que ce soit
de tout ça au sérieux, pas vrai ?
Les larmes lui coulant sur le visage, mais son sourire déclarant
une pleine et entière certitude, elle répondit :
— Non, nous n’avions jamais eu à le faire.
Rearden et Danneskjold étaient en train de couper ses liens.
Francisco tendit une flasque de brandy vers les lèvres de Galt.
Galt en but et se releva lui-même pour se tenir appuyé sur un
coude lorsque ses bras furent libérés.
— Donne-moi une cigarette. dit-il.
Francisco sortit un paquet de cigarettes marqué du symbole du
dollar. La main de Galt tremblait un peu lorsqu’il tint la cigarette
sous la flamme du briquet, mais celle de Francisco tremblait bien
plus encore.
1783
***
pour regarder les rails… Moi je disais, ‘pas des affaires, ou juste
gagner de l’argent’ …mais, Dagny, le commerce et gagner sa vie
et ce qui est en l’homme et qui le rend possible, c’est le meilleur
qu’il y a en nous, c’était la chose à défendre… au nom de sa
sauvegarde, Dagny, je dois faire démarrer ce train
maintenant… »
Lorsqu’il prit conscience qu’il s’était effondré sur le sol de la
cabine et qu’il sut qu’il n’y avait plus rien qu’il puisse faire ici, il
se leva puis descendit l’échelle, avec la vague pensée des roues
de la locomotive à l’esprit, même s’il savait que le conducteur les
avait contrôlées aussi. Il sentit l’écrasement de la pousière du
désert sous son pied lorsqu’il se laissa tomber sur le sol. Il resta
un instant immobile et, dans l’énorme silence, il entendit le
frémissement des boules d’herbes sèches roulées par le vent dans
l’obscurité, tel le rire étouffé d’une armée invisible rendue libre
d’avancer au moment où la Comète ne le pouvait plus. Il entendit
un bruissement plus vif, pas très loin de lui, et il vit la petite
forme grise d’un lapin qui se levait sur ses pattes de derrière pour
renifler la première marche d’un wagon de la Comète Taggart.
Dans un mouvement brusque de folie meurtière, il s’élança dans
la direction du lapin, comme s’il pouvait défier l’avancée de
l’ennemi personnifié par cette minuscule forme grise. Le lapin
disparut d’un seul bon dans l’obscurité, mais il savait que
l’avancée ne serait pas mise en défaite.
Il marcha jusque devant la locomotive et releva les yeux pour
regarder les lettres “TT”. Puis il s’effondra en travers de la voie et
y resta à sanglotter, au pied de la machine, avec le faisceau figé
du phare au-dessus de lui qui partait en direction d’une nuit sans
limites.
***
FIN
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