Conditions de travail
L’analyse des conditions de travail
‘Michel GOLLAC et Serge VOLKOFF
‘aMots-clés : Conditions de travail, ergonomie, intensification, organisation du travail, salaires, santé au travail. =
‘ea Résumé : Vobjectivation des conditions de travail dépend de processus sociaux etna rien d automatique. Elle peut tre contrariée
par le manque dinformation, voire par une « censure » psychique de la part des salariés, Les effets du travail sur la santé sont
‘multiples, et souvent différés dans le temps. Au-deta de examen,
souvent décevant, des taux d'accidents ou des maladies profes
sionnelles, ces effets sapprécient en étudiant la mortalité dfférentiell, les nuisances pathogénes, les « petits » troubles (mauvais
‘sommeil, douleurs articulaires...), ou encore les formes de mobilisation de la personnalité dans le travail. Vapproche ergonomique,
quelle soit analytique et normative ou centrée sur une compréhension de Lactivté grace a des observations et entree
définit des
axes damélioration. Le réle de Vorganisation du travail est déterminant : plus rarement monotones ou humiliantes, les situations de
travail sont davantage marquées par Cirrégularité des horaires et Laccumulation des contraintes de rythme ~ méme si cette « intens\-
fication » n’est pas toujours mal ressentie. Le jeu du marché ne suffit pas a garantir des différences de remunérations qui compense-
raient la pénibilité du travail et inciteraient a y remédier. La mise en visiblité des conditions de travail reste un instrument essentiel
dfaction pour leur transformation. mm
ie modernisation technique, le poids ctoissant des services,
J'existence d'une réglementation abondante et de dispositifs
de négociation dans les entreprises devraient aboutir 4 une
amélioration réguligre des conditions de travail. Or les enquétes
statistiques frangaises et européennes, et les études de terrain,
témoignent d'une évolution plus contrastée. Ainsi, depuis le
milieu des années 1980, le pourcentage de salariés qui déclarent
porter des charges lourdes, travailler dans tne posture pénible
‘ou voir leur rythme de travail fortement contraint s'est consi-
dérablement accru.
Les conditions de travail en France sont médiocres par
rapport aux pays européens comparables. Dans notre pays,
ceci explique peut-étre cela, le débar social sur la qualité de
vie au travail n'est pas des plus vivaces (Piotet, 1988). Analyser
les conditions de travail, au niveau national comme & celui de
Ventreptise, fait partie des actions pouvant conduire & leur
amélioration (Gollac et Volkof, 2000).
1, Les « conditions de travail » : réalité et construction
sociale
Liidée de conditions de travail renvoie & des réalités objectives.
Qu’on y soit attentif ou non, ce couvreur risque de tomber et
de se tuer, cette caisiére fait le méme geste du poignet plusieurs
dizaines de fois par minute, cette infirmigre travalle de nuit, cet
@boueur manipule sans cesse des objets lourds et sales, ce cadre
une tiche si lourde qu'il doit travailler le dimanche.
Mais quand on parle de conditions de travail, on se livre &
tune opération abstraction. On détache certains aspects du
travail de ce qui serait un travail « normal ». Les conditions de
travail, c'est ce qui est pergu, selon les cas, comme n'étant pas
inhérene au fait méme de travailler, ou de travailler dans un
métier déterminé. Le chantier du couvreur pourrait étre mieux
protégé. La charge du cadre est particuligrement lourde. Toutes
les infirmidres ne travaillent pas de nuit. Tous les métiers n'ont
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pas une pénibilité comparable & celle du métier d’éboueur et
n'exposent pas aux mémes nuisances.
1.1. Ltobjectvation des conditions de travail
Liopération mentale qui constitue des éléments du travail en
conditions de travail est conditionnée par des processus sociaux.
En effe, savoir si un aspect du travail est normal ou pas n'a
dévident. Les mouvements répétiifs que doit faire la cassizre
peuvent apparaitre comme une caractéristique banale voire
« inévitable » du travail de caissitre. Tel est d’ailleurs Vavis de
certaines caissires. Mais on peut aussi en faire des conditions
de travail qui doivent étre améliorées, en s'appuyant sur le fait
que le travail des caissitres n'a pas toujours é¢é ainsi, que les
‘mouvements répértfs sont un « probléme » aggravé par Vorga-
nisation des grandes surfaces, leur informatisation, Tusage des
lecteurs optiques de codes barre... ; ou encore en reliant cet
aspect du travail & la survenue de pathologies articulaires elles
imémes « anormales », « invalidantes et inadmissibles chez de
jeunes femmes ».
Divers acteurs peuvent contribuer 3 faire des geste répétitifs
une condition de travail. Si les caissires discutent entre elles,
elles constateront que les troubles de santé dont elles souffrent
ne leur sont pas personnels. Les syndicats pourront intervenir,
ainsi que les médecins du travail Is Sappuieront sur les travaux
de spécialistes des maladies musculo-squelettiques, sur des
cenquétes faites par des épidémiologistes. Des journalistes
feront connaitre la question 4 T'opinion (favorisant ainsi la
prise de conscience par d'autres casstres d'un lien encre leurs
conditions de travail et leurs problémes de santé). Au terme de
ce processus d'objectivation, les représentants des partenaires
sociaux et les juristes de Padministrtion définiront les « mou-
vements répétitfs » et les pathologies associées et les inscriront
dans un tableau de maladies professionnelles.
La durée et Fefficacité de ces processus sont trés variables.
Conditions de travailLiidée méme que les accidents du travail ont quelque chose
anormal est relativement récente pendant des sitcles, ils
cont fait partic du cours ordinaire du travail. Ila fallu ensuite
des décennies pour que la notion soit inscrite dans la loi. La
transformation actuelle du. rapport 3 Vavenir, au comps, a la
souffrance physique et mentale, la généralisation des prévccu-
pations pour lenvironnement et pour une vie saine tendent &
accélérer Tobjectivation des conditions de travail. Totalement
ignoré il y a seulement quelques années, le « harcélement
moral » devient un concept juridique. La mobilisation de cer-
taines professions peut aussi conduire & 'objectivation brutale
de leurs conditions de travail. Ains, les conflts menés par les
infirmigres& la fin des années 1980 ont fait reculer les idées de
don de soi et de dévouement sans limites: elles ont alors admis,
par exemple, qu'un malade qu'il faut manipuler s'apparente &
tune charge lourde (comme le confirment les problémes de santé
ui en découlent). De méme les policiers ou les convoyeurs de
fonds jugent aujourd'hui nécessaire qu'on leur évite, aucant
quill est possible, d’étre exposés aux balles des braqueurs, ce
qui, naguére encore, « faisait partie du métir »
1.2. Les obstacles Pobjectivation
Lobjectivation des conditions de travail n'a donc rien d'auto-
matique, Elle n'est peut-étre méme pas ieréversble car il y a
aussi des mécanismes sociaux qui jouent en sens inverse.
Les salariés manquent fréquemment d'information. Par
exemple ils sous-estiment massivement les effets & long terme
du travail de nuit, de certains efforts physiques... Les connais-
sances scientifiques sont d’alleurs elles-mémes insuffisantes et
sujettes a révision. Il peut arriver que des éléments importants
des conditions de travail, par exemple exposition & un toxique,
soient passés sous silence par 'employeut. Plus souvent, celui-ci
est de bonne foi et les ignore lui-méme, Les organisations
actuelle, faisant largement appel 4 a sous-traitance et juxtapo-
sant plusicurs entreprises sur un méme chantier, sont propices &
cette ignorance.
La vision que les salarigs ont de leur travail peut aussi oceul-
ter certaines pénibilités ou certains risques par une véritable
«censure » psychique en parte inconsciente. Face & un risque
grave dont on ne peut se protéger,ressentir de la peur est inutile
et méme néfaste car une peur excessive risque de dégénérer en
panique. Les collectifs confrontés & ce genre de situation ont
développé des stratégies de defenses (Dejours, 2000). On évite
«fevoquer le danger. On le défie et on le dénie par des prises de
risque volontaires. On parvient ainsi & en refouler la conscience.
Cette gestion de la peur est courante dans le batiment, la
chimic... Mais la peur de ne pouvoir demeurer compérent,
‘qui tend se généraliser avec les nouvelles formes de travail,
peut avoir des conséquences analogues.
2, Evaluer les liens entre travail et santé
Pour rendre visibles les effets des conditions de travail il fauc
repérer, et si possible Evaluer, des atteintes a la santé qui soient
imputables, au moins partillement, au travail.
Ces arteintes peuvent prendre la forme de maladies avérées et
diagnostiquées. Mais 'OMS définit la santé non seulement
comme une absence de maladie mais comme « un état
Lanalyse des conditions de travail
‘complet de bien-étre physique, psychique et social ». Or des
conditions de travail difficiles ou pénibles peuvent aussi se
traduire par la peur, la géne, Vinconfort, l'ittitation, les dou-
leurs, ennui, la détérioration de Vaspect physique, l apparition
de déficiences méme légeres. A inverse, le travail peut contri-
buer puissamment 4 la construction de la santé, s'il respecte
Vintégrité physique et psychique et s'il offte des possibilités
daccomplissement de soi.
Les liens entre santé et travail se présentent rarement sous la
forme d'une relation simple de cause & effet. Une méme
contrainte de travail peut avoir plusieurs effets sur la santé : la
pénibilité des postures entraine 3 la fois une usure des articula-
tions et une sollicitation de l'appareil cardio-respiratoire. En
sens inverse, une dégradation de la santé peut avoir plusieurs
causes, professionnelles ou non. Les troubles du sommeil
dépendent a la fois des horaires, de la pression temporelle
dans le travail, des conditions de trajet, de habitat, de I'ali-
‘mentation et de la vie familie. A son cour, l'état de santé influe
sur la fagon de travailler : une baisse de acuité visuelle entrain
tun changement de position du corps pour rapprocher I'eil de la
tache a effectuer. En outre, l'état de santé joue un réle dans
affectation a tel ou tel poste.
Les effets des conditions de travail sont souvent differés dans
le temps. Certaines expositions professionnelles (atix cancéroge-
nes notamment) provoquent des pathologies qui apparaissent
vingt ou trente ans plus tard, alors que I'exposition a peut-étre
ccessé depuis longtemps. De méme, une partie des invalidicés
chez les retraités est duc 4 la pénibilicé de leur vie profession-
nelle (Cassou, 2001).
2.1. La mortalité différentille
Il est difficile d’analyser les taux de moralité dans une entre
prise pour y crouver des éléments d’appréciation sur la pénibilité
ddu travail, La moralté aux ages de la vie professionnelle est
faible : moins de 0,5 % vers 30-40 ans, moins de 1 9% dans la
‘cinquantaine. En outre la population des saariés est « séection-
née » : les personnes atteintes de maladies graves sont souvent
absentes du monde du travail; & Age égal, c'est chez les inactifs
que la mortaicé est la plus forte.
Mais pour une ‘réflexion plus long terme, la mortalité
diffeentille présente V'intérée d’intégrer les relations multiples
ct différées entre travail et santé. Les écarts entre professions au
sein d'une méme catégorie sociale (donc & conditions de vie
comparables) proviennent en partie des conditions de travail.
‘Ainsis'expliquent, par exemple, les écarts entre la moral des
‘outilleurs et celle des plombiers (au détriment de ces derniers),
‘ou entre le différents métiers de limprimerie de presse
22. Les risques de maladie
Selon les épidémiologistes, on estime que chaque année appa-
raissent 5000 10 000 cancers attribuables & des expositions
aux toxiques en milien professionnel (ce qui ne signifie pas que
ces cancers surviennent pendant la vie de travail elle-méme). Les
conditions dans lesquelles les substances incriminées consti-
tuent réellement des facteurs de risque ne sont pas toujours
Gablies clairement. Leur liste évolue en fonction des connais-
sances scientifiques, les seuils de danger sont discutés, la
185composition des produits utilisés dans le travail est souvent mal
cconnue. Reste que selon une enquéte conduite par les médecins
du travail en 1994 (Héran-Leroy et Sandret, 1996), 9 9 des
salariés étaient exposés & des cancérogénes : huiles minéral,
poussigres de bois, benzéne, amiante, etc. Le cas de 'amiante
est révélateur des difficultés auxquelles se heurte la prise en
charge sociale de ces risques. Le caractére pathogne de cette
substance est éabli depuis plusieurs décennies au plan interna-
tional. Mais cest seulement quand ces dangers ont été révelés
au grand public qu'on a pris conscience de la présence massive