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COMMENT VIVRE LA VIE DE L'ESPRIT OU ÊTRE LE PLUS SOI-MÊME ?

Jean-Louis Labarrière
in Pierre Destrée, Aristote

Presses Universitaires de France | « Débats philosophiques »

2003 | pages 79 à 106


ISBN 9782130523734
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/aristote-bonheur-et-vertus---page-79.htm
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Comment vivre la vie de l'esprit
ou être le plus soi-même ?
JEAN-LOUIS LABARRIÈRE

Appelons, au moins provisoirement, « vie de l'esprit 11 ce


qu'on nomme le plus couramment« vie contemplative»,
bios thedr2tikos. J'espère par là ne rien précipiter en abor-
dant l'étude de ces si difficiles chapitres 7 à 9 du livre X
de l'Éthique à Nicomaque, mais entends seulement souli-
gner que Cette vie, c'est « la vie selon le noas Il (X, 7,
1178 a 7), quoi qu'il faille entendre par là, intellect, intel-
ligence ou esprit (mind, .;eist). La «vie de l'esprit», c'est
donc celle que, en raison de sa sophia, vit le sophos, le
«sage 11 ou« philosophe 11, l'« homme de l'esprit 11, aime-
rait-on pouvoir dire.
La question dont je voudrais traiter sera celle-ci : qu'est
cette « vie de l'esprit 11 dont Aristote nous dit qu'elle est
« la plus heureuse 11 (eudaimonestatos, 1178 a 8) ? En effet,
puisque «c'est d'une façon secondaire (deuterds) qu'est
heureuse la vie selon l'autre sorte de vertu 11 (8, 1178 a 9),
il en résulte que la vie selon la sophia, ou selon le noas,
procure un bonheur « de premier ordre » et est pour cela
même prérerable à tout autre genre de vie, notamment à
«la vie selon l'autre vertu», c'est-à-dire selon la «vertu---
éthique 11 (ou « vertu morale », « vertu du caractère 11
(2thik2), 1178 a 25), vertu qui régule la « vie pratique »

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mettant en œuvre les « vertus pratiques » (J, 1177 b 6). Je


n'aurai bien évidemment pas la ridicule prétention de
régler en quelques pages une question qui continue d'être
très débattue, mais je voudrais l'éclairer à partir d'une
question qui, semble-t-il, a moins retenu l'attention des
commentateurs: comment, à l'aide d'un raisonnement au
caractère fortement hyperbolique, qui n'est pas sans rap-
peler la sorte de désindividualisation du « connais-toi toi-
même » à laquelle nous assistons dans l'Alcibiade de Pla-
ton, Aristote peut-il écrire que, pour chacun (hekastos,
1178 a 2), choisir cette vie, qui est celle menée en
conformité avec l'élément divin en nous, lequel est ce
qu'il y a de plus fort en nous (kratiston, 1178 b 34), c'est
choisir la vie qui lui est propre, tandis que choisir un autre
genre de vie serait mener la vie de quelqu'un d'autre
(1178 a 4-5) 1 ? En d'autres termes, le thème du choix du
genre de vie et la prérerence accordée à la « vie de
l'esprit » posent non seulement la question de savoir
comment nous autres hommes pouvons être le plus plei-
nement nous-mêmes, mais encore celle de savoir « où »
nous sommes le plus pleinement nous-mêmes : quelle est
la « partie » de l'âme qui nous est la plus propre ?

1. UN BREF ÉTAT DE LA QUESTION

Les problèmes soulevés par l'interprétation de ces


quelques pages reposent essentiellement sur cette ques-
tion : Aristote a-t-il vraiment voulu dire que la « vie

1. En comprenant tinos allou au masculin plutôt qu'au neutre, qui don-


nerait : • la vie de quelque chose d'autre •·

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contemplative » G' emploie ici à dessein la dénomination


traditionnelle) était préférable à la «vie pratique» (ou
«vie politique») et qu'elle seule comblerait celui qui la
mène du plus parfait bonheur ? Cette question en
entraîne immédiatement une autre : si Aristote professe
bien cela, comment est-ce possible ? En effet, comme on
l'a souvent fait remarquer1, si l'Éthique à Nicomaque nous
était parvenue sans ces fameux chapitres, alors nous nous
ne poserions pas de telles questions : la vie la plus heu-
reuse serait cette vie que mène excellemment le phroni-
mos, l'homme prudent. Tout se passe ainsi comme si ces
malheureux chapitres venaient dépareiller un si bel
ensemble. D'où l'accusation maintes fois portée contre
Aristote d'avoir été incohérent en nous proposant deux
types d'idéaux incompatibles2 • D'où aussi la forte ten-
tation - sauf peut-être chez quelques exégètes chrétiens
ou néoplatoniciens qui, à tout prendre, retiennent le
primat affiché pour la « vie contemplative » sans autre-
ment se soucier de la cohérence de la morale aris-
totélicienne - de minimiser la portée de ces chapitres,
voire de les contourner. Comme l'a fait remarquer

1. Voir, par ex., Broadie (1991), p. 370.


2. Voir Rodier (1897/1926) et, plus réce=ent, Cooper (1975).
3. Nussbaum (1986), p. 373-379, est fort représentative de cette ten-
dance en considérant que cette incohérence est due aux éditeUIS (anciens)
d'Aristote: ils n'auraient pas voulu en perdre une miette et auraient ainsi
collé là ce ·morceau alors qu'il représentait un état antérieur de la pensée
d'Aristote. Pour être tout à fàit juste, il fàut cependant préciser que Nuss-
baum n'exclut pas que cette incohérence soit due à Aristote lui-même (un
malheureux copier/coller en so=e !). Dans une certaine mesure, cette
démarche s'apparente à celle du Père Gauthier dans son savant co=en-
taire (1970, p. 848-899). Ces pages de l'Éthique à Nicomaque seraient à rap-
procher du Protreptique, donc à un état antérieur de la pensée du Stagirite,
d'où les tensions à l'œuvre dans l'Éthique à Nrcomaque, dont la psychologie
n'est « plus » celle du Protreptique, mais « pas encore • celle du traité De
l'~me. Le plus curieux reste que, pour qui s'interdit, au nom de préjugés

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Cooper1, nombre d'interprètes semblent avoir purement


et simplement refusé de penser qu'Aristote ait jamais pu
penser une si vilaine chose (so repugnant, even outrageous).
Mais les textes sont ce qu'ils sont, et sauf à vouloir les
réécrire ou les recomposer à notre convenance, nous
devons nous en accommoder. Au demeurant, avons-nous
des moyens sérieux de juger que ce morceau n'est pas à sa
place, voire ... « déplacé » ? Quel que soit notre étonne-
ment, voire notre incompréhension face à ces quelques
pages (et n'oublions jamais qu'elles ont été écrites il y
aura bientôt près de deux mille cinq cents ans!), il faut en
effet se demander en premier lieu, si nous voulons en
minimiser la portée apparemment contradictoire avec le
reste du traité, quelle pourrait bien être leur place si la
place qui leur a été accordée n'est pas la bonne. Remar-
quons tout d'abord qu'en lui-même le sujet n'est pas aussi
étrange qu'on pourrait le penser de prime abord et qu'il
n'est pas non plus étranger à l'étude menée dans l'Éthique
à Nicomaque. Aristote introduit en effet la question dès le
début de son enquête lorsqu'il écrit : « les principaux
types de vie sont au nombre de trois : celle dont nous
venons de parler (= la vie de jouissance), la vie politique,
et en troisième lieu la vie contemplative » (1, 3,
1095 b 17-19). De plus, après voir dit quelques mots,
somme toute assez négatifS, des deux premiers genres de

chronologiques bien difficiles à établir, de recourir au traité De l'ame, la


solution proposée soit fortement teintée d'anachronisme : la • vie mixte •
(bws sunthetos) est une formule que nous trouvons chez Arius Didyme, soit
au l"' siècle de notre ère ! Le commentaire du Père Gauthier reposant pour
une large part sur la chronologie des écrits psychologiques d'Aristote établie
par Nuyens (1948), je recommande vivement, à titre d'antidote, la lecture
du livre de Lefèvre (1972) qui, pourtant écrit dans la même perspective et
sans aucune intention polémique, est une révision drastique des thèses de
Nuyens.
1. Cooper (1987/1999), p. 216.

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vie, il annonce qu'il reviendra plus loin sur l'examen du


bios theor~tikos (cf. 1096 a 4-5). Ajoutons encore, bien
qu'il soit fort difficile d'être absolument affirmatif sur ce
point, qu'une place semble être dessinée en creux pour
l'affirmation du primat de la sophia sur la phro~is, donc
de la «vie de l'esprit» sur la «vie politique», lorsque
Aristote conclut son argument fondé sur la fonction
propre de l'homme en écrivant : « le bien pour l'homme
(to anthrôpinon agathon) consiste dans une activité de l'âme
en accord avec la vertu, et, au cas de pluralité de vertus,
en accord avec la plus excellente et la plus parfaite d'entre
elles» (6, 1098 a 16-18). Ajoutons enfin que le thème de
la supériorité de la sophia sur la phro~is n'a pas de quoi
surprendre du fàit que, Aristote l'affirme avec force,
«l'homme n'est pas ce qu'il y a de plus élevé dans le
monde>> (VI, 7, 1141 a 19-20; 1141 a 34- b 1). D'où
l'affirmation qui conclut ce livre : la sophia est « la partie
la meilleure [de l'intellect] » (13, 1145 a 7).
Reste toutefois qu'on pourrait se demander quelle est
l' exaête portée du développement consacré à cette ques-
tion dans les toutes dernières pages de l'Éthique à Nico-
maque, situation qui pourrait bien laisser penser que nous
avons alors aflà.ire à quelque chose comme un rajout
venant répondre à des questions laissées en suspens. Aris-
tote ne présente-t-il pas, en effet, ce développement,
comme une « esquisse» (tupos, X, 6, 1176 a 31) ? Certes,
il n'est pas rare qu'Aristote recourt à cette expression ou à
des expressions voisines dans l'Éthique à Nicomaque1, mais il
n'est cependant pas interdit de penser qu'ici cette expres-
sion renverrait plus proprement à un développement ina-

1. Voir notamment EN, 1, 1094 b 20 (qui porte sur l'ensemble de


l'étude politique dont fàit partie l'éthique); 1101 a 27; 1104 a 1;
1107 b 14; 1129 a 11; 1179 a34.

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chevé et en attente d'être repris et approfondi ailleurs,


bien qu'on se doive aussi d'en parler dans un traité
d'éthique. Nous pourrions en ce sens être confortés dans
cette position par ce passage de la Grande Morale, ou
Grands Livres d'Éthique, dans lequel son auteur, qu'il
s'agisse d'Aristote lui-même ou d'un de ses proches disci-
ples, explique qu'il n'est pas incongru de parler de la sophia
dans un traité d'éthique ou de politique puisqu'il n'est pas
interdit au philosophe « d'examiner au-delà de son sujet
propre '' et que, de surcroît, « il est nécessaire, puisque
nous traitons des phénomènes qui se passent dans l'âme,
de les traiter tous: or la sagesse est dans l'âme» (1, 24,
1197 b 28-36 ; trad. C. Dalimier). Ainsi par exemple, lors-
qu'Aristote manie un argument de poids, sur lequel nous
aurons à revenir, en faveur de la prééminence du bonheur
du noas, à savoir que ce bonheur (eudaimonia) est « séparé ))
(kekMrismen2, EN, X, 8, 1178 a 22), le Stagirite se
contente alors de dire que cette brève indication doit ici
suffire, « car une discussion détaillée dépasse le but que
nous nous proposons » (1178 a 22-23). Autrement dit,
nous pourrions bien avoir affaire à un développement
« général » qui, tout en étant dans une certaine mesure à sa
place, n'y serait pourtant pas vraiment, d'où son caractère
de simple esquisse, qui rebondit sur le statut des arguments
alors développés : quelle en est leur exacte portée ?
Étant donné que, de cela, nous ne pouvons décider
a priori - et certainement pas à la place d'Aristote ! - le
plus sage est de prendre le texte tel qu'il est et de se
demander ce qu'Aristote y dit. De ce point de vue, qu'il
s'agisse d'une simple esquisse ou d'un développement
bien charpenté, ou bien encore que ces chapitres
fassent écho à cette «œuvre de jeunesse» qu'est le Pro-
treptique, tout cela ne change rien à l'affaire: nous ne
pouvons que prendre le texte tel qu'il est, nous demander

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quelle position Aristote y assume et si cette position


est ou non compatible avec le reste de l'Éthique à
Nicomaque1• ll est d'usage, depuis une bonne trentaine
d'années, de présenter ainsi les choses : Aristote déve-
loppe-t-il une conception du bonheur qui serait « do-
minatrice» (dominant), ou «exclusive», ou bien y
développe-t-il une conception ((inclusive »2 ? n s'agit en
fait de savoir si le bonheur parfait, achevé, ne peut être
obtenu qu'en menant la vie de l'esprit et si tout doit être
conçu en fonction de cette fin - c'est l'interprétation
dominatrice ou exclusive -, ou bien si ce plus parfait
bonheur est un bonheur « complet » impliquant de
mener une vie en conformité avec l'ensemble des vertus,
la sophia en étant peut-être la plus haute, mais en tout cas
pas en position de dominer à ce point toutes les autres,
- c'est l'interprétation inclusive. D'où il résulte que les
tenants de l'interprétation dominatrice (ou exclusive)
soutiennent la thèse d'après laquelle, dans l'Éthique à
Nicomaque, X, 7-9, Aristote professe explicitement que
c'est la vie de l'esprit qui est la plus heureuse, quitte à
soutenir qu'Aristote ne développe cette conception que
dans l'Éthique à Nicomaque, voire parfois à l'accuser
1. Je me bornerai, dans cette étude, à traiter de ces questions au sein de
la seule Éthique à Nicomaque.
2. Nous devons cette utile et co=ode présentation des choses à Hardie
(1965). Kenny (1992), dans un livre aussi remarquable que concis, présente
parfàitement les etijeux du débat et les diverses positions qu'il a entraînées dans
l'innombrable littérature critique à ce sujet. Kenny, qui, contre l'opinion
dominante, pense que l'Éthique à Budème est postérieure à l'Éthique à Nu:o-
maque, soutient pour sa part que dans l'Éthique à Nu:omaque Aristote développe
une conception dominatrice du bonheur, tandis que le Stagirite en défendrait
une conception inclusive dans l'Éthique à Budème. Voir aussi White (1990)
qui, dans une étude aussi minutieuse que passionnante, défend une position
intermédiaire entre ces deux grands types d'interprétations. Le problème
général est celui de la compatibilité - ou de l'incompatibilité - entre
l'ensemble du livre 1 de l'Éthique à Nicomaque et les chapitres 7-9 de son livre X.

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d'incohérence au sein même de l'Éthique à Nicomaque,


tandis que les partisans de l'interprétation inclusive cher-
chent à soutenir que le bonheur parfait ne saurait être
qu'un bonheur« complet» dû à l'exercice de l'ensemble
des vertus, quitte à tempérer certains des énoncés de
l'Éthique à Nicomaque, X, 7-9, par ceux de l'Éthique à
Eudème, VII, 3, voire de la Politique, VII, 3, quand ils ne
rejettent pas purement et simplement ces chapitres dans
un « lointain » passé de la pensée d'Aristote.

2. DEUX VERTUS, DEUX BONHEURS

Commençons par le commencement :


« Mais1 si le bonheur (eudaimonia) est une activité
conforme à la vertu (kat'aretbt energeia), il est rationnel (eulo-
gon) qu'il soit activité conforme à la plus haute vertu (kata tbt
kratistbt), et celle-ci sera la vertu de la partie la plus noble
(tou aristou) de nous-mêmes. Que ce soit donc l'intellect
(noCls) ou quelque autre faculté qui soit regardé comme pos-
sédant par nature (kata phusin) le commandement et la direc-
tion (arkhein kai h2geisthai) et comme ayant la connaissance
des réalités belles et divines (ennoian ekhein peri kal8n kai
thei6n), qu'au surplus cet élément soit lui-même divin ou
seulement la partie la plus divine de nous-mêmes, c'est l'acte
de cette partie selon la vertu qui lui est propre (kata tbt
oikeian aretbt) qui sera le bonheur parfait (teleia eudaimonia).
Or que cette activité soit théorétique (the6r2tik2), c'est ce que
nous avons dit2 » (EN, X, 7, 1177 a 12-18).

1. Le« mais>> (de) qui ouvre ce passage s'explique parce qu'Aristote y


introduit un balancement avec ce qui précède : le bonheur ne réside pas
dans le jeu ou les distractions, mais dans une activité en accord avec la
vertu. C'est donc maintenant ce qu'il reste à préciser.
2. Aristote n'a certes nulle part établi formellement ce point dans ce qui
précède, mais cela peut assez aisément se tirer de la plus grande dignité de la
sophia par rapport à la phronhis.

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La suite du chapitre consistant à justifier par huit argu-


ments1 que cette activité conforme à la vertu qu'est le
bonheur est bien cette activité théorétique correspondant
à la plus haute vertu de la plus noble partie de nous-
mêmes pour parvenir à la conclusion que la vie selon le
noas est la plus heureuse, il est difficile de résister à la con-
clusion qu'Aristote soutient en effet que la « vie théoré-
tique» est la plus heureuse et que c'est donc elle qu'il faut
choisir. Je voudrais en un premier temps montrer briève-
ment qu'il est non seulement difficile de résister à cette
conclusion, mais encore que ce n'est pas même possible
- toutes les tentatives de contournement de cette conclu-
sion me semblent vouées à l'échec-, et pas non plus sou-
haitable : à tout prendre, mieux vaut un Aristote
incohérent, qu'un Aristote devenu respectable parce
qu'on en a affadi ses conclusions !
La première et sans doute plus forte tentative de
contournement revient à soutenir que dans le passage cité
précédemment le noas ne renvoie pas à un noas dont la
nature serait exclusivement théorétique, mais à un noas
qui inclut aussi la pensée pratique2 • Pour parvenir à cette
conclusion, il faut soutenir que, du fait qu'Aristote parle
d'une activité du noas «selon la vertu qui lui est propre»,
cela laisse la place à une autre vertu du noas,
qui tout en
étant sienne, lui serait cependant« moins propre>>, vertu
représentée par la phron&is. D'où il résulterait qu'alors
que nous ne sommes même pas sûrs que « la plus haute
1. Le lecteur français ayant appris à lire l'Éthique à NÏCOWltu!ue dans la tra-
duction de J. Tricot et à l'aide de ses notes, je renvoie ici sans plus de dis-
cussion à ce décompte et à son commentaire. ll en va sensiblement de
même pour les six premiers arguments dans le découpage en paragraphes de
la traduction de Gauthier et Jolif. Je ferai, dans un second temps, un sort
particulier aux deux derniers arguments.
2. Voir en ce sens Broadie (1991) p. 415.

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vertu» désigne bien ici la sophia (cette« plus haute vertu»


pourrait n'être que l'« amour de la theôria », vertu sans
nom), le noas auquel fait allusion Aristote en ce passage
serait à la fois théorétique et pratique. Et l'on pourrait
encore se fonder sur le fait que ce noas « commande et
dirige», qualités qui ne sont généralement pas reconnues
à la sophia (du fait qu'elle est totalement incompétente
dans le domaine pratique, elle n'ordonne rien), tandis que
la phro~is, elle aussi vertu intellectuelle de la partie
rationnelle de l'âme, est dite au contraire « impérative »
(epitaktild, VI, 11, 1143 a 8). Mais n'est-ce pas se voiler la
face et chercher une ouverture là où nous avons bien
plutôt affaire à quelque chose de verrouillé ?
Reprenons les choses : Aristote commence par poser
que si le bonheur est bien une activité conforme à la
vertu (ce qu'il n'a eu de cesse de démontrer depuis le
début de l'EN), alors il est logique qu'il corresponde à
l'exercice de la vertu la plus forte (kratistm). n s'agit ici
d'un singulier, non d'un plurieP. De quelque façon qu'il
faille nommer cette maîtresse vertu, elle ne saurait donc
être que la vertu de « ce qu'il y a en nous de plus noble »
(sinon, ce ne serait pas la plus haute vertu). Cela à son
tour, qu'il faille l'appeler noas ou qu'il s'agisse d'autre
chose en nous, est considéré comme ayant au moins deux
caractères, et bien plus sûrement trois :

1 1 cela, par nature, commande et dirige ;


2 1 cela possède les notions des choses belles et divines ;
3 1 cela est divin, ou cela est ce qu'il y a en nous de plus
divin.

1. C'est ce que reconnaît d'ailleurs Broadie (ibid.) et qui constitue pour


elle une objection à réduire afin de soutenir son interprétation.

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L'ensemble de ces trois caractères explique que « cela »


soit ce qu'il y a de ((plus noble en nous». n s'agit ici de
« dignité ontologique » : ce qui s'occupe des choses les
plus hautes, les choses belles et divines, c'est ce qu'il y a
de plus haut, et c'est pourquoi «cela commande et
dirige» par nature. C'est par nature car conforme à la nature
(principe hiérarchique). De plus, comme« cela>> connaît
les choses belles et divines Ge reviendrai sur ce que peut
bien être cette connaissance), ce ne peut être que ce qu'il
y a de plus élevé en nous (principe épistémologique : à
objets différents, «faculté» différente) 1• Enfin, en raison
de son caractère divin, ou de son affinité avec le divin, ce
que connaît « cela >>, ce ne peut être que les « réalités » les
plus hautes, et cette connaissance est ((divine)). n est en
conséquence parfaitement logique que ce qu'il y a de plus
haut en nous, et qui semble bien être de nature divine,
commande et dirige. Comme le dit Aristote au sujet de la
relation entre la sophia et la phron&is, il serait étrange,
absurde (atopon), que ce qui est moins digne, la phron&is,
commande au plus digne, la sophia : autant dire que la
politique commande les dieux (VI, 13, 1143 b 33-35;
1145 a 6-11) ! D'où il résulte que le commandement et la
direction exercés par «cela>> ne s'assimilent en rien à
ceux qui peuvent être exercés par la phro~s. mais relè-
vent bien plutôt de cette « autorité » exercé par le divin :
sa force de séduction attire, et c'est en fonction de lui que
l'on fait ce qu'il y a à faire2 • D'où il résulte encore que
l' « activité de cette partie selon la vertu qui lui est
propre>> ne saurait renvoyer qu'à l'exercice de la plus

1. Cf: EN, VI, 2, 1139 a 6-11; voir aussi De 1'.1me, Il, 4, 415 a 14-23,
et Seconds Analytiques, 1, 7.
2. Voir à ce sujet Bodéüs (1992), p. 265-276. Voir aussi Métaphysique,
Lambda, 7, 1072 b 1-4.

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haute vertu et que cette activité ne saurait à son tour être


que « théorétique » parce que cette partie, en raison de ce
qu'elle connaît et de l'autorité «morale» qu'elle exerce,
ne saurait elle-même être que « théorétique »1• Or, cette
«partie», c'est le nods (ou que ce soit d'autre en nous, le
«cela», qui possèdent les caractères requis). D'où il
résulte finalement qu'on voit mal comment le nods Ge
laisserai dorénavant de côté l'éventuelle réserve relative
au« cela») dont il est question en cette ouverture pour-
rait ne pas être exclusivement de nature « théorétique » et
sa vertu propre elle-même exclusivement« théorétique»,
argument qui ne laisse aucune place pour une vertu non-
théorétique qui serait « moins propre » à un nods lui-
même non-exclusivement théorétique. Au demeurant, si,
ici, le nods était aussi bien théorétique que pratique, on
verrait mal comment on pourrait parler d'une vertu qui
lui serait «la plus propre». La seule issue possible serait
alors de diviser, ici, ce noîts en un nods théorétique et en
un noîts pratique (chose non impossible en soi, mais qui a
peu lieu d'être en ce passage) 2, puis de dire que par <<la
vertu qui lui est propre», il fàut entendre la vertu du seul
nods théorétique (argument bien contourné pour arriver à
soutenir que ce nods n'est pas exclusivement théorétique
et pour fàire une place aux vertus pratiques). Admettons
donc plus simplement qu'en ce passage, par noîts, il fàut
entendre un noîts exclusivement théorétique.
Les arguments déployés dans la suite du chapitre ainsi
que les chapitres suivants montrent qu'il en va bien ainsi à
travers la constante opposition entre l' « autre sorte de
1. C'est ce que confirme le prenùer argument destiné à prouver la véra-
cité de ce qu'Aristote vient d'avancer (EN, X, 7, 1177 a 19-21).
2. Sur la question de savoir si nous devons compter un seul noas, ayant
deux usages, l'un théorique, l'autre pratique, ou deux nooi, l'un théorique,
l'autre pratique, je me permets de renvoyer à Labarrière (2002).

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vertu», qui gouverne l'action ou la vie pratique, et cette


«plus haute vertu», dont l'activité est théorétique et
qu'on voit mal comment nommer autrement que sophia
(et ce, d'autant plus que l'homme qui exerce cette vertu
est constamment nommé sophos). C'est tout particulière-
ment le cas des cinquième et sixième arguments (X, 7,
1177 b 1-26) par lesquels Aristote oppose l'activité théo-
rétique, la seule à avoir pleinement sa fin en elle-même,
aux activités pratiques, c'est-à-dire essentiellement politi-
ques et guerrières, qui ont toujours peu ou prou une fin
qui les dépasse : « nous ne nous adonnons à une vie active
qu'en vue d'atteindre le loisir, et ne faisons la guerre
qu'afin de vivre en paix» (b 4-6). Bref, ces activités, con-
trairement à l'activité théorétique, ne sont pas désirables
en elles-mêmes : il n'est donc guère étonnant qu'on ne
puisse en retirer que moins de plaisir. Conséquemment, il
n'y a pas lieu non plus de s'étonner que, quelques lignes
plus loin, Aristote puisse écrire :
«C'est d'une façon secondaire (deuter8s) qu'est heureuse la
vie selon l'autre sorte de vertu (kata th! allhz arethz): car les
activités qui y sont conformes sont purement humaines : les
actes justes, en effet, ou courageux, et tous les autres actes de
vertu, nous les pratiquons dans nos relations les uns avec les
autres, quand dans les contrats, les services rendus et les
actions les plus variées ainsi que dans nos passions (pathesi),
nous observons fidèlement ce qui doit revenir à chacun, et
toutes ces manifestations sont choses simplement humaines.
Certaines mêmes sont regardées comme résultant de la cons-
titution physique, et la vertu éthique (M tou 2thous aret2)
comme ayant, à beaucoup d'égards, des rapports étroits avec
les passions. Bien plus, la prudence (phron2sis) elle-même est
intimement liée à la vertu morale (M tou 2thous aret2), et cette
dernière à la prudence, puisque les principes de la prudence
dépendent des vertus morales, et la rectitude des vertus
morales de la prudence» (8, 1178 a 9-19).

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Si n'est heureuse que d'une façon secondaire «la vie


selon l'autre sorte de vertu», c'est, fort logiquement par
rapport à ce qui vient d'être dit, parce que cette vie n'est
pas celle que l'on mène conformément à la plus haute
vertu: la vertu éthique (ou morale), et même la phro~is,
ne sont pas les vertus du noas
dont Aristote a précédem-
ment tracé les caractéristiques. n n'y a rien de divin dans
l'exercice de ces dernières vertus, et c'est bien pourquoi
les activités pratiques conformes à cette autre sorte de
vertu sont« purement humaines». On pourra tourner les
choses comme l'on voudra, on n'échappera pas à cette
conclusion. Et Aristote ne cherche nullement à y échap-
per, bien au contraire.

3. VIE PROPRE, VIE AUTRE

L'un des arguments les plus forts, mais peut-être aussi


l'un des plus étranges, en faveur du primat de la vie de
l'esprit sur la vie pratique est cette injonction :
« L'homme doit, dans la mesure du possible, s'immor-
taliser (athanatizein), et tout fàire pour vivre selon la partie la
plus noble (to kratiston) qui est en lui» (X, 7, 1177 b 33-34).
Injonction qu'Aristote, de façon peut-être encore plus
étrange, semble justifier ainsi :
« On peut même penser que chaque homme s'identifie
avec cette partie même (einai hekastos touto), puisqu'elle est la
partie fondamentale de son être, et la meilleure (to kurion kai
ameinon). n serait alors étrange (atopon) que l'homme accor-
dât sa prérerence non pas à la vie qui lui est propre (m~ ton
hautou bion hairoito), mais à la vie de quelque chose autre que
lui (alla tinos allou) >> (1178 a 2-4).

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Comment comprendre cette injonction ? Que signifie


exactement athanatizein, «s'immortaliser»? En quoi
réside l'étrangeté, le ridicule, pour ne pas dire le risible
(geloion), du choix d'une« vie de quelque chose d'autre»
que de celle qui .nous est, à chacun, la plus appropriée en
raison de ce qui en nous est le meilleur? Telles sont les
questions auxquelles il faut pouvoir répondre.
Reprenons pour ce faire la progression de l'argument~.
Après avoir donc, à l'aide de six arguments, soutenu que
seule la vie théorétique répondait parfaitement aux critè-
res précédemment définis du bonheur et en conséquence
fortement valorisé le primat de la vie théorétique sur la
vie pratique, Aristote en vient à formuler une (éven-
tuelle) objection par rapport à ce qu'il vient d'établir:
« Mais une vie de ce geme sera trop élevée pour la condi-
tion humaine (kat'anthr8pon) : car ce n'est pas en tant
qu'homme qu'on vivra de cette façon, mais en tant que
quelque élément divin (theion) est présent en nous »
(1177 b 26-28).

Abandonnons toute preventio et faisons preuve de dr-


cumspectio. Bref: ne nous hâtons pas de précipiter le juge-
ment et de penser qu'alors Aristote reprend d'une main
ce qu'il vient d'accorder de l'autre, sinon nous ne com-
prendrons rien à l'enchaînement entre cette objection et
l'injonction qui suit. Aristote n'est nullement en train de
tempérer, voire de retirer, ce qu'il vient de dire, mais il
est tout au contraire en train de renforcer ses six argu-
ments précédents en réfutant l'objection de « ceux qui
conseillent à l'homme, parce qu'il est homme, de bomer
sa pensée aux choses humaines, et, mortel, aux choses

1. Ou des deux arguments si, avec Tricot, nous en distinguons ici deux
Qes septième et huitième).

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mortelles» (1177 b 31-33). ll serait donc bien mal venu


de soutenir que jusqu'à présent Aristote nous a présenté
un« bel idéal», mais qu'il en vient finalement à soutenir
que cet « idéal » est inatteignable, ce qui, de surcroît, ren-
drait encore plus incompréhensible le deuterds qui gou-
verne la vie selon l'autre sorte de vertu, à savoir la vertu
éthique. Non, bien au contraire, Aristote dénie toute
force probante à cette objection. Oui, le noas est quelque
chose de divin en nous. Oui, la vie selon le noas est
divine par comparaison avec la vie humaine. Oui, nous
devons tout faire pour mener cette vie-là. Voilà ce
qu'Aristote oppose à ses objecteurs (reconstruits peut-
être, mais bien réels). D'où cette injonction, laquelle est,
une fois encore, parfaitement logique avec ce qui pré-
cède : puisque nous avons en nous quelque chose de
divin, nous devons surtout chercher à vivre en fonction
de ce quelque chose, car c'est cela qui nous rendra le plus
parfaitement heureux.
Mais, à ce point, deux questions se font pressantes :
1 1 Quelle est la vraie nature de l'homme ?
2 1 Qu'entendre par athanatizein, «s'immortaliser»?
La réponse à la première question conditionne, dans
une large mesure, la réponse à la seconde. En effet, après
avoir introduit l'objection qu'on pourrait lui adresser,
Aristote enchaîne aussitôt :
«Et autant cet élément (=l'élément divin) est supérieur
au composé humain (tou suntMtou), autant son activité est
elle-même supérieure à celle de l'autre sorte de vertu (=la
vertu éthique)>> (1177 b 28-29).

D'où il ressort qu'il y a en l'homme quelque chose


qui « excède » l'humaine nature si l'on entend par là la
nature de ce composé (to suntheton) qu'est l'homme,
c'est-à-dire composé du corps et de l'âme. De ce point

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de vue la « nature de l'homme » est double, voire triple,


pour ne pas dire démultipliée : il y a d'une part le noas
en tant qu'élément divin, ou qui nous apparente au
divin, et d'autre part ce composé d'âme et de corps qui
fait de nous des vivants mortels, les dieux étant quant à
eux des «vivants immortels>>. C'est pourquoi, si l'on
compte pour deux l'âme et le corps, la « nature
humaine » pourrait bien être triple, voire démultipliée
en raison des multiples « parties >> ou « fonctions » de
l'âme et du corps1• Quoi qu'il en soit, tenons ici pour
certain qu'Aristote distingue bien en ces pages le en noas
l'homme du composé qu'est (aussi) l'homme et qu'il dis-
tingue en conséquence deux sortes de vertus (amphoin,
8, 1178 a 25) : la vertu du noas, qui est la plus élevée de
toutes les vertus, et la vertu « plurielle » du composé,
vertu « plurielle » parce que si on peut bien la nommer
génériquement« vertu éthique» (ou vertu morale), cette
vertu renvoie aux trois principales vertus morales (cou-
rage, justice, modération) et à la fameuse prudence (phro-
nlsis), lesquelles impliquent la maîtrise des passions, donc
aussi le corps. n n'est, derechef, guère étonnant que le
bonheur procuré par la pratique de ces autres vertus ne
soit qu'un bonheur« de second ordre». Vertus du com-
posé, ces vertus ne sont jamais qu'humaines :
« Mais les vertus morales étant aussi rattachées aux pas-
sions auront rapport au composé ; or les vertus du composé
sont des vertus simplement humaines ; et par suite le sont

1. Qu'Aristote ait ou non <<déjà» possédé la conception hylèmor-


phique de l'âme et du corps qui est ou • sera • la sienne dans le traité De
1'8me ne change pas grand chose à l'affaire puisqu'il précise toujours que
peu importe (i.e., pour le présent propos) que les divisions présentées dans
les traités d'éthique soient réelles ou seulement verbales. Voir EN, 1, 13,
1102 a 30-32, 1102 b 25; BE, Il, 1, 1219 b 33-37.

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aussi, à la fois la vie selon ces vertus et le bonheur qui en


résulte. Le bonheur de l'intellect (M tou notl) est, au con-
traire, séparé (kekh8rismen2)1 » {8, 1178 a 9-22).

Si donc le bonheur du notls est« séparé», c'est en tout


premier lieu parce qu'il n'implique pas les passions, donc
les vertus du composé. Ce bonheur suprême est séparé
parce qu'il n'implique pas les nécessités, voire les vicissi-
tudes de la vie humaine : c'est le bonheur le plus « autar-
cique>> qui soit parce qu'il est le moins dépendant des
conditions d'exercice de la vertu qui y conduif. Bien que
nous soyons tous, sages y compris, des «composés», le
bonheur que nous pouvons attendre de l'exercice de la
vertu selon le noas ne tient pas à ce que nous devons à la
satisfaction de nos nécessités corporelles, voire sociales,
mais il tient au contraire, seulement pourrait-on dire, à
une vie gouvernée par ce qu'il y a en nous de meilleur,
cet élément divin qu'est le noas. Notre nature «hu-
maine » est donc bien double : divine et humaine. Voilà
ce qui nous sépare radicalement du reste des animaux (ta
loipa z8ia, 1178 b 24 ; ou : des autres animaux, ta alla z8ia,
1178 b 27) 3• Soyons encore plus précis: c'est moins cette

1. On peut aussi comprendre cette dernière phrase co=e signifiant


que c'est la vertu, aretl, du notls (=sophia) qui est« séparée •. Je n'entre pas
ici dans ces considérations mais me home à faire remarquer que kekMris-
menl étant un terme feminin, il faut que le terme que nous suppléons après
l'article feminin hl ( « la • ) soit lui-même un terme feminin, ce qui ne laisse
que deux possibilités : eudaimonia ( « bonheur • ) ou aret~ ( « vertu, excel-
lence.). n est donc exclu qu'il puisse ici s'agir directement du notls lui-
même, puisque ce terme est masculin en grec.
2. L' autatkeia, autosuffisance en soi et indépendance par rapport aux
conditions extérieures, est la condition générale du bonheur (EN, I, 5) à
laquelle satisfait le plus pleinement la vie théorétique (X, 7, 1177 a 27 -
b1; 8,1178a23-b7; 9, 1179a1-17).
3. Rappelons que l'expression ta alla z8ia est l'expression consacrée
chez Aristote pour désigner les autres animaux que l'ho=e (et non, de

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nature double qui nous sépare radicalement des autres


animaux que cet élément divin en nous qu'est le noas.
C'est pourquoi Aristote peut considérer le fàit que les
autres animaux ne participent en aucune façon au bon-
heur du fàit qu'ils n'ont aucune activité théorétique
comme un signe, voire une preuve (sbneion, 1178 b 24},
que la plus grande source de bonheur est l'activité
« humaine » la plus apparentée à l'activité divine. Or c'est
un point sur lequel, du Protreptique au traité De l'8met,
Aristote n'a jamais varié :
« L'homme privé de sensation et de not1s devient presque
semblable à une plante (phu~i gignetai paraplhios), privé du
seul not1s il se transforme en bête Îeroce (ekthhioutai), privé
d'irrationalité (alogias d'aphairetheis) mais demeurant dans le
not1s il s'assimile au dieu (homoioutai the8i). Car ce par quoi
nous differons des autres animaux brille seulement dans cette
vie-là[...] En effet, même s'il y a, chez eux aussi, de petites
lueurs de raison et de sagesse (logou kai phronese8s), ils n'ont
absolument aucune part au savoir contemplatif (sophias the8-
~titilds). Mais pour ce qui est des sensations et des impul-
sions, l'homme le cède en exactitude et en force à maints
animaux» (Protreptique, Fr. B 28-29 Düring).

Voilà qui peut expliquer que, pour chaque homme, ne


pas choisir la vie de l'esprit, qui lui est la plus propre, c'est
choisir la vie de quelque chose d'autre que lui. Choisir la
vie selon l'autre sorte de vertu, c'est-à-dire choisir
(exclusivement) la vie du composé, c'est choisir une vie

façon trop large, les autres vivants), soit ceux que nous appelons tout sim-
plement aujourd'hui, mais à tort, • animaux •· Par cette expression, Aristote
montre bien qu'il considère l'ho=e co=e un animal parmi d'autres,
animal particulier certes, mais animal tout de même.
1. Cf. De l'dme, 1, 1, 403 a 3-16; II, 3, 415 a 11-12; III, 4-5. Afin de
ne pas alourdir la présente discussion, je n'entre pas dans ces textes en raison
de leurs notoires propres difficultés.

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qui ne nous difierencie guère, somme toute, des autres


animaux. Cette conclusion paraîtra peut-être étrange,
mais elle est difficilement évitable, dans son excès même.
Comprenons-nous bien :je n'entends nullement dire que
l'homme en tant que composé et les autres animaux sont
identiques en tout point, mais j'entends seulement attirer
l'attention sur ce fait que ce n'est pas la vie politique qui
creuse la difierence la plus radicale entre l'homme et les
autres animaux. En effet, qu'on comprenne que l'homme
est un animal politique à un plus haut degré que les autres
animaux grégaires ou politiques, ou qu'on comprenne
qu'il l'est plut8t qu'eux\ il n'en restera pas moins que la
qualité politique est une qualité au sujet de laquelle on
peut établir une comparaison entre l'homme et les autres
animaux. Or, tel n'est absolument pas le cas en ce qui
concerne la the8ria. C'est bien pourquoi l'activité théoré-
tique est la seule à séparer de façon absolument radicale
l'homme des autres animaux. C'est encore pourquoi ne
pas choisir la vie selon le noas revient à choisir la vie de
quelque chose d'autre que soi, puisque ce n'est pas choi-
sir la vie de ce que nous avons de plus propre, l'esprit.
Après en avoir étudié les raisons et les implications,
nous sommes maintenant mieux à même de comprendre
le sens de l'injonction aristotélicienne et quelle significa-
tion il y a lieu de donner au verbe athanatizein. Puisque,
seul d'entre tous les animaux terrestres2,l'homme a en lui

1. Voir Politiques, I, 2, 1253 a 7-18 (sur le sens de l'adverbe maUon,


«plus que • ou «plutôt que •, voir aussi Protreptique, Fr. B 81-86 Düring) ;
Histoire des animaux, I, 1, 487 b 32- 488 a 13; VIII, 1, 588 b 24- 589 a 1.
Je me permets de renvoyer sur ce point à Labarrière (1996).
2. Je dis : «terrestres •, car il ne faut pas oublier que les dieux et les
astres sont des z8ia, des « animaux •· « Vivants », contrairement à ce que
l'on croit parfois en France, n'est pas moins choquant que« animaux • (sauf
peut-être pour nous autres modernes) et pourrait même l'être plus selon

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quelque chose de divin, il convient d'honorer en premier


lieu ce qui le distingue du reste des animaux. L'homme,
parce qu'il y a en lui du divin, ne doit pas « bomer sa
pensée aux choses humaines, et, mortel, aux choses mor-
telles » (EN, X, 7, 1177 b 32-33) : ce serait bomer sa
nature à celle du composé et ne pas chercher à sortir de sa
« condition animale » (les autres animaux sont aussi des
natures composées). Athanatizein, qu'on entende ce verbe
comme signifiant «s'immortaliser, se rendre immortel>>
ou comme signifiant « se conduire en immortel, fàire le
dieu>>\ renvoie donc d'abord à cette activité par laquelle
nous autres, hommes, honorons ce qu'il y a en nous de
divin. Et cette activité consiste à « imiter >> le dieu, à cher-
cher à s'y «assimiler>>, ce qu'on peut aussi bien com-
prendre comme un effort fait pour « se rendre immortel >>
ou comme un effort fait pour se « conduire en immor-
tel », la différence entre ces deux conduites étant assez
ténue en français du moment que l'on comprend qu'il
s'agit avant toute chose d'honorer le divin en nous et
donc de tout fàire pour imiter le dieu.

Aristote : les plantes sont des « vivants •, mais pas des animaux. Notre résis-
tance de • modernes • à employer le terme « animal • au sujet des dieux,
voire des ho=es, tient sans nul doute au fàit que dans la langue courante
• animal• en est venu à désigner restrictivement ce qu'Aristote nommait
pour sa part les • autres animaux •.
1. Voir sur ce point la note de Gauthier dans son co=entaire (p. 889-
890). Qu'on refuse de comprendre athanatizein à l'aide de la doctrine de
l'Intellect Agent formulée dans le traité De 1'8me, III, 5 n'autorise pas pour
autant à balayer d'un revers de main une telle interprétation au nom d'une
chronologie supposée des œuvres d'Aristote.

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4. LA VIE DE L'ESPRIT

Au vu de ce qui précède, il s'ensuit que la vie théoré-


tique, ((la vie selon le noas »,ne saurait que s'apparenter à
ce que nous pouvons supposer être la vie du dieu. n ne
s'agit donc pas de n'importe quelle activité théorétique,
«intellectuelle», comme lorsque nous apprenons, par
exemple, l'astrononùe. Aristote dit ainsi fort clairement:
« On admet que la philosophie renferme de merveilleux
plaisirs sous le rapport de la pureté et de la stabilité, et il est
normal que la joie de connaître soit une occupation plus
agréable que la poursuite du savoir» (X, 7, 1177 a 25-27).

n ne s'agira pas non plus de l'espèce de contemplation


béate et quelque peu narcissique de son propre savoir.
Que pourrait bien signifier, au demeurant, que ce soit
pour l'homme ou pour le dieu, « contempler son propre
savoir»? Non, s'il doit s'agir de «contemplation», de
«vision», et de la joie procurée par cette activité, il
s'agira bien plutôt de quelque chose comme du « spec-
tacle (thea) du monde». N'oublions pas que pour Aris-
tote le monde est «parfait». Voir cette perfection nous
remplira de cette perfection et nous donnera le plus par-
fait bonheur. C'est bien pourquoi Aristote cite Héra-
clite : « Les dieux sont aussi dans la cuisine. »1 C'est aussi
pourquoi Aristote se gausse de tous ceux qui attribue-
raient aux dieux des activités semblables à celles des

1. Cf. Parties des animaux, l, 5, 645 a 20-21. Tout le passage qui s'étend
de 644 b 22 à 645 a 26 mérite d'êtte lu, et médité, avec la plus grande
attention... tant il procure de joie à son lecteur !

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humains et impliquant la pratique des vertus éthiques


(cf. 8, 1178 b 10-18, où l'on remarquera que geloion,
«risible, ridicule», va de pair avec atopon, «étrange,
absurde»). Du fait qu'ils n'ont part ni à l'action pratique,
ni à la production technique, leur activité ne saurait être
que théorétique, et c'est cela qu'il nous faut tâcher
d'imiter en eux.
Le fameux passage de Métaphysique, Lambda 7, peut
nous permettre de préciser quelque peu ce qu'il faut
entendre par là, mais aussi pourquoi Aristote accompagne
son injonction de nous rendre ou de nous conduire en
immortels de la clause:« dans la mesure du possible». La
the8ria, y dit en substance Aristote, est jouissance parfaite
et souveraine (to hUiston kai ariston, 1072 b 24) : en cet
acte « l'intelligence (not4s) se pense (noei) elle-même en sai-
sissant l'intelligible (no~ton), car elle devient elle-même
intelligible, en entrant en contact avec son objet et en le
pensant» (1072 b 19-21). Nous avons en quelque sorte
affaire à une fusion perpétuellement opérée par le dieu
dont « la pensée souveraine est celle du bien souverain »
(1072 b 19). La connaissance des choses belles et divines
qui est le propre de ce qu'il y a en nous de divin, le nods,
renvoie à une activité et à une pensée de ce type. Se com-
porter en immortel, c'est grâce à cet élément divin en
nous, nous efforcer d'accéder à la pensée du dieu, nous
fondre en lui autant que nous fondre en ce monde parfait,
ce qui implique de nous détacher dans la mesure du pos-
sible des vicissitudes du monde d'ici-bas, pourvu que l'on
entende par là la« vie quotidienne». De ce point de vue,
Clark (1975) n'a sans doute pas eu tort de chercher à éclai-
rer la conception de la vie de l'esprit d'Aristote en la rap-
prochant du bouddhisme ou du taoïsme. Rien n'interdit
de penser, et tout y conduit même au contraire, qu'autant
Aristote a pu être passionné par la chose politique (qui

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selon lui inclut l'éthique), autant ce « grand amateur de


mythes »1 qu'il avouait être devenu dans sa solitude n'a
jamais cessé de penser que la vie humaine ne se réduisait
pas à cette« vie mondaine». N'oubliez jamais, semble-t-il
nous dire, qu'il y a une autre vie que cette vie-là et qu'elle
est bien plus importante. Je n'entends pas par là une vie
après la mort, ce qui n'a guère de sens chez Aristote, mais
très précisément ce qu'il appelle la vie du sage. Et, s'il faut
parler de chronologie, j'ai la faiblesse de croire que
l'Aristote naturaliste, «observateur du monde», n'a cessé
de renforcer les croyances de l'Aristote mystique, « specta-
teur du monde ».
Mais, comme le dit Aristote, cette vie de l'esprit, c'est
celle qu'il faut nous efforcer de mener « dans la mesure
du possible » : malgré cet élément divin en nous, nous ne
sommes jamais que des hommes et ce dont le dieu,
«vivant éternel parfait», jouit perpétuellement, nous
autres n'en jouissons qu'en de rares moments privilégiés
(Métaphysique, Lambda, 7, 1072 b 15, b 25). D'où l'im-
pression à certains parfois donnée par Aristote dans l'Éthi-
que à Nicomaque, X, 8-9, de souvent reprendre d'une
main ce qu'il vient de donner de l'autre. Mais cela
s'explique tout simplement par le fait que s'il faut, certes,
s'efforcer de mener cette vie de l'esprit, nous ne sommes
pas pour autant de « purs esprits » :
« Le sage aUia aussi besoin de la prospérité extérieure,
puisqu'il est homme : car la nature humaine ne se suffit pas
pleinement à elle-même pour l'exercice de la contempla-
tion, mais il faut que le corps soit en bonne santé, qu'il
reçoive de la nourriture et tous autres soins » {X, 9,
1178 b 33-35).

1. Philomuthoteros, Fr. 668 Rosel= Démétrius, Du style, 144.

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Autrement dit, même si le sage n'est pas le seul à savoir


«qu'il faut manger pour vivre, et non point vivre pour
manger » (même l' akratb, l'intempérant, le sait, bien qu'il
ne conforme pas ses actions à ce savoir), ces obligations,
même s'il se contente de moins, lui pèsent plus qu'à tout
autre en ce que la « vie mondaine » constitue bien sou-
vent un obstacle à la «vie de l'esprit>>. Souvenons-nous
de Marx lassé de devoir recevoir des syndicalistes ou des
représentants de la Commune parce qu'il avait autre
chose à faire ! Si donc le sage sait bien qu'il vit en société
(ce n'est ni un ermite, ni un moine; il a épouse, enfants
et amis) et qu'illui faut donc aussi exercer ses vertus éthi-
ques, il sait aussi, seul ou plus que tout autre, que
l'essentiel n'est pas là. n sait que chacun doit s'efforcer
d'honorer le dieu en lui, car il sait que pour chacun, c'est
la meilleure part de lui-même et qui lui réservera les plus
belles joies.

5. CONCLUSION:
COMPATIBILITÉ OU INCOMPATlliiLITÉ?

Reste une question pour conclure : si, dans l'Éthique à


Nicomaque, X, 7-9, Aristote offie bien une conception
« dominante >> du bonheur, - et je ne vois pas les moyens
de nier qu'ille fasse 1 - , cette conception est-elle ou non

1. Même Ackrill (1974), l'un des plus fàrouches défenseurs de


l'inteiprétation inclusive, le reconnaît. Ackrill soutient en conséquence
qu'Aristote n'est pas parvenu, parce qu'il n'en avait pas les moyens, à expli-
quer co=ent l'activité théorétique pouvait se combiner avec l'action ver-
tueuse dans la meilleure possible vie humaine.

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compatible avec le reste de l'Éthique à Nicomaque ?


Comme je le disais en commençant, le problème est bien
connu et a ainsi été formulé par Gauthier : « C'est
presque un lieu commun de dire qu'il y a dans l'Éthique à
Nicomaque deux morales, celle de la vertu et celle de la
contemplation, personnifiées l'une dans le magnanime du
livre IV et l'autre dans le philosophe du livre X» (1970,
1, 1, p. 81).
Répondre à cette question de la compatibilité des
«deux morales», qui entraine plus largement celle de
l'Éthique à Nicomaque, demande en fait de distinguer deux
questions:
1 1 Si Aristote propose bien deux grands types de
choix de vie, est-il concevable que nous puissions mener
ces deux types de vie simultanément ?
2 1 Si Aristote assume bien une conception dominante
du bonheur, s'ensuit-il pour autant que l'Éthique à Nico-
maque devienne incohérente ?
A la première question, si nous pensons qu'Aristote
thématise effectivement le choix entre deux genres de
vie, la vie de l'esprit ou la vie politique (la vie de jouis-
sance ayant d'emblée étant éliminée comme indigne},
nous répondrons : non. Comme on le dit dans la littéra-
ture de langue anglaise, Aristote semble bien offrir un
choix entre deux types de carrières. Mais l'incom-
patibilité entre ces deux types de carrières entraîne-t-elle
ipso facto celle de l'Éthique à Nicomaque ? Rien n'est moins
sûr. S'il semble assez évident que mener pleinement ces
deux carrières de front est sans doute impossible, autre-
ment dit que la « vie mixte » est une belle mais illusoire
reconstruction au tour plutôt romain - pensons au Caton
de Cicéron, voire à la façon dont Cicéron se décrit lui-
même-, rien n'oblige pour autant à penser que le choix
entre ces deux carrières et la forte valorisation de la « vie

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de l'esprit » par rapport à la « vie politique » impliquent


un choix «cornélien». Pourquoi, par exemple, ne pas
penser que de même que le jeune homme, faute
d'expérience, est inapte à s'improviser en bon dirigeant
politique (cf. VI, 9, 1142 a 11-20), de même l'homme
mûr menant pleinement sa vie d'homme politique est
encore inapte à honorer le dieu en lui, entravé qu'il est
par ses obligations ? De ce point de vue, l'incompatibilité
entre les deux carrières renverrait moins à un dilemme
cornélien remettant en cause la cohérence de la morale
aristotélicienne qu'à l'impossibilité de les mener simulta-
nément. N'oublions pas, en effet, que le bonheur
s'estime à l'aune d'une «vie complète» (cf. 1, 7,
1098 a 15 et X, 7, 1177 b 25). N'oublions pas non plus
que si nous sommes« double»- ou, d'un autre point de
vue, «divisés» -, alors, s'il est vrai qu'en de rares
moments privilégiés nous parvenons parfois à vivre la vie
du dieu, il n'en résultera pas pour autant que nous ayons
mené ces deux vies simultanément, comme la « vie
mixte >> le voudrait, mais bien plutot que nous ayons vécu
une« double vie».
En d'autres termes, le choix entre ces deux carrières
renverrait moins au choix qu'il faudrait faire au sortir de
sa «jeunesse>> qu'à une sorte de rappel à l'ordre: vous
autres citoyens, à qui je n'ai eu de cesse de prodiguer mes
meilleurs conseils afin que vous soyez à la hauteur de
votre tâche d'animal politique supérieur aux autres ani-
maux, n'oubliez pourtant jamais que le bonheur auquel
vous accéderez en menant cette vie-là, vie que nous ne
pouvons que mener, n'est jamais qu'un bonheur d'ordre
secondaire par rapport à celui qui est l'apanage des
sages. Je sais bien, et vous le savez aussi, que nous ne pou-
vons tous nous consacrer exclusivement à la vie de
l'esprit - car que deviendrait la cité à ce prix ? Mais je sais

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aussi, et comprenez le bien, que nous ne serons jamais


autant heureux qu'autant que nous tâcherons de nous
« immortaliser». Ce à quoi nous parvenons parfois dans
nos rares moments de loisir, ce à quoi les sages semblent
parvenir plus encore et plus fréquemment, efforçons-
nous donc d'y songer toujours en préservant le dieu en
nous afin de l'honorer toujours le plus pleinement pos-
sible durant les mutliples phases ou moments de notre
vie, dans l'espoir que la vieillesse nous libérera enfin,
comme nous l'avait promis mon vieil ami\ de ces affaires
décidément trop hum;rines.

1. Cf. Platon, République, VII, 540 a-c.

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