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« C’est pas moi, c’est la chimie... ». Transfert latéral, transfert


complémentaire ?
par Geneviève WELSH

| Presses Universitaires de France | Revue française de psychanalyse

2009/3 - Volume 73
ISSN 0035-2942 | ISBN 9782130573050 | pages 801 à 815

Pour citer cet article :


— Welsh G., « C’est pas moi, c’est la chimie... ». Transfert latéral, transfert complémentaire ?, Revue française de
psychanalyse 2009/3, Volume 73, p. 801-815.

Distribution électronique Cairn pour Presses Universitaires de France .


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« C’est pas moi, c’est la chimie... »
Transfert latéral, transfert complémentaire ?

Geneviève WELSH

« Il y a un secret du vin ; mais c’est un


secret qu’il ne garde pas. On peut le lui faire
dire : il suffit de l’aimer, de le boire, de le pla-
cer à l’intérieur de soi-même. Alors, il parle.
En toute confiance, il parle. »
Francis Ponge, Le vin.

« C’est pas moi, c’est la chimie ! », ce sont les premières paroles que me
lance joyeusement Sibylle. Je la rencontre au terme d’un parcours qui a com-
porté une rupture sentimentale, un effondrement dépressif, la rédaction d’une
lettre d’adieu, suivie d’une tentative de suicide médicamenteuse, d’un passage
en réanimation, de la rencontre avec un psychiatre qui lui a prescrit un anti-
dépresseur et enfin la consultation avec un psychanalyste qui me l’adresse. Je
la reçois, sans savoir a priori s’il s’agira d’un traitement psychiatrique ou psy-
chanalytique, ou d’une thérapie bifocale.
Elle pose d’emblée la question de la relation au médicament, laissant de
côté, en apparence, la relation à celui qui fournit le médicament. C’est la même
question qui m’est adressée régulièrement, que je sois en situation de pres-
cripteur ou d’analyste d’un patient. La grande majorité des patients s’inter-
roge, tôt ou tard, sur les effets du psychotrope sur eux et à propos d’éven-
tuelles conséquences sur leur travail analytique : est-ce qu’on rêve davantage
ou plus du tout, est-ce qu’on devient insensible, est-ce qu’on va dépendre du
médicament ?... L’un des patients en psychothérapie depuis de longues
années, appréciant pour un temps le soulagement apporté par un psycho-
trope, a pensé qu’il valait mieux que je réduise les doses d’antidépresseur
pour retrouver assez de sa souffrance pour poursuivre son travail analytique.
Mais le temps où le recours à la psychanalyse excluait de prendre des médi-
caments est passé. De même, l’idée que la souffrance était nécessaire au pro-
cessus n’est plus un postulat aussi intangible.
Rev. franç. Psychanal., 3/2009
802 Geneviève Welsh

Les psychanalystes qui ont travaillé sur ce thème ont avancé des hypo-
thèses métapsychologiques au sujet des psychotropes depuis les années 1960,
mais la question d’un transfert (latéral ou non) sur le prescripteur est rarement
posée. Tout se passe comme si la réflexion s’était davantage centrée sur les
hypothèses à propos des effets de la chimie et même sur l’ « alchimie » qui fait
qu’un traitement physique opère mystérieusement sur le psychisme.
Comme toutes les questions aux limites, celle de l’utilisation des psycho-
tropes suscite un certain malaise : d’abord parce qu’elle interroge sur les limites
de l’analysable et de l’analyse comme théorie et comme pratique. Malaise aussi
parce que c’est une grave question de santé publique, grave tant par son
ampleur que par les perspectives possibles, qui pourraient s’avérer assez
sombres.

AMPLEUR DE LA PRATIQUE DE LA PRESCRIPTION,


Y COMPRIS POUR DES PATIENTS EN ANALYSE OU EN PSYCHOTHÉRAPIE

La pratique de la prescription de psychotropes en France a alerté bon


nombre de chercheurs, notamment E. Zarifian. Pour Gladys Swain, il s’agissait
d’abord de ne pas sous-estimer l’ampleur du phénomène. Elle faisait de l’usage
des psychotropes un fait organisateur dominant dans l’évolution du champ de
la psychiatrie, et elle montrait que les « interactions » entre les possibilités
ouvertes par cette technique médicale, d’une part, un champ idéologique (fait
d’attentes collectives et d’intérêts professionnels) d’autre part, se font sur le
mode du paradoxe au premier rang desquels : « La discrétion sur l’omnipré-
sence. Les psychotropes : ceux qu’on utilise le plus, ceux dont on parle le moins »
(1987). Une étude américaine (Friedman et al., 1998), organisée par l’American
Academy of Psychoanalysis, a montré qu’environ 43 % d’une cohorte
de personnes consultant une cinquantaine de psychanalystes prenaient des
psychotropes. La même étude a noté la rareté des données sur ce sujet dans la
littérature.
Plus récemment, dans le numéro de la RFP consacré aux « Psychotropes sur
le divan », une étude américaine montrait que 29 % des patients en cure avec des
candidats analystes à Columbia prenaient des psychotropes prescrits par leur
analyste, selon les règles de la pharmacologie avec prescription de dosages du
médicament, évaluation de l’humeur, etc. Si l’on ajoute à cela qu’aux États-Unis
l’indication des neuroleptiques et des antidépresseurs s’est étendue aux enfants
de 2 à 4 ans (Le Monde, 29 février 2000, citant une étude du JAMA), on com-
mence à entrevoir la généralisation inquiétante de cette pratique.
« C’est pas moi, c’est la chimie... » 803

Les enquêtes épidémiologiques, maintenant largement diffusées, attestent


d’ailleurs en France une tendance au record européen dans la consommation de
tranquillisants, et l’on peut estimer qu’un nombre non négligeable de patients
en analyse ou en psychothérapie ont recours aux psychotropes de façon plus ou
moins régulière et reconnue en France.

POURTANT LA NATURE DE LA RELATION


AU PRESCRIPTEUR A FAIT L’OBJET DE PEU D’ÉTUDES. POURQUOI ?

On peut supposer tout d’abord qu’elle est peu étudiée parce qu’on peut
reléguer au rang d’acte médical de brève durée la prescription de psychotropes :
environ 80 % de ces médicaments sont prescrits par des généralistes. Les 20 %
restants : des spécialistes psychiatres ou neurologues pratiquant, selon une
logique médicale basée sur des algorithmes psychopathologiques et des données
neuroscientifiques, une prescription « scientifique ». Reste un faible pourcen-
tage de psychanalystes psychiatres qui poursuivent, non sans conflits, une sorte
de bricolage, de sur-mesure, en labourant les résistances favorisées par la
chimie, pâturage nécessaire. C’est une activité généralement marginale pour la
plupart de ces psychiatres-psychanalystes qui « prescrivent », mais c’est un
champ d’observation intéressant en ce qu’il permet d’observer les modifications
économiques d’une cure sous deux angles différents et complémentaires. Le cas
le plus fréquent, dans ma pratique, correspond aux patients adressés par un
analyste pour un traitement médicamenteux ; plus rarement, il m’est arrivé d’a-
dresser un patient que je suivais en cure ou en psychothérapie à un psychiatre
familiarisé avec l’analyse.
La plupart des travaux sur les questions de psychotropes et de psychanalyse
insistent sur la dimension métapsychologique de l’action des psychotropes et sur
le contre-transfert du prescripteur (A. Jeanneau), sur les niveaux d’observation
pertinents pour analyser le psychisme à partir de l’action des psychotropes
(D. Widlöcher) ou sur les remaniements du narcissisme (V. Kapsambelis). Ils
n’approfondissent en général pas la question d’un transfert qui pourrait appa-
raître dans la situation où un patient reçoit d’un prescripteur l’ordonnance pour
un psychotrope. Ou, alors, il s’agirait d’un type de situation de « trans-
fert/contre-transfert » telle que celle étudiée par Balint dans la pratique des
médecins.
Une question encore moins étudiée de façon spécifique, à ma connaissance,
est celle d’un éventuel « transfert latéral » sur le prescripteur. Rappelons cepen-
dant le travail de V. Kapsambelis (1994) qui souligne, au titre des inconvénients
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des thérapies bifocales, qu’elles « retranchent de l’expérience chimiothérapique


une dimension tranféro-contre-transférentielle qui lui est pourtant inhérente ».
Mon expérience de psychiatre-psychanalyste travaillant en thérapie combinée
(psychothérapie et prescription) ou en thérapie bifocale (comme analyste
ou comme prescripteur) m’a montré que l’on peut travailler cette dimension
transféro-contre-transférentielle. C’est cette expérience, longue d’une vingtaine
d’années, qui servira de base à la réflexion qui va suivre. Je n’utiliserai pas le
terme de « chimiothérapie », trop connoté par son utilisation en oncologie, mais
celui de « prescription » pour souligner la dimension d’acte caractérisant ce
cadre de travail. Ce terme pose aussi d’emblée la question d’un « pouvoir médi-
cal » reposant sur un « savoir » scientifique et celle de la dialectique entre l’ob-
servance plus ou moins marquée et la résistance plus ou moins assumée vis-à-vis
de la prise régulière du médicament. C’est dire tout de suite qu’une conflictualité
va pouvoir être vécue, agie mais également et surtout pensée à deux !
Le transfert latéral, spécialité de la psychanalyse française, est-il pertinent
pour analyser cette situation ? Oui, si l’on considère qu’un transfert latéral est
généralement inévitable dans toute cure, qu’il a pour fonction d’assurer une
régulation économique notamment dans les névroses de caractère, de mettre en
crise la situation analysante ou de favoriser la mise en représentation par
exemple lors d’une impasse contre-transférentielle, d’organiser un espace
extra-analytique où le patient peut jouer et exercer une certaine emprise. Non,
si l’on considère qu’il y a dans l’investissement du prescripteur et du médica-
ment une résistance inanalysable, que ce type de transfert ne sera pas pris en
compte ni analysé. Comme le disait André Green (1966) citant Shakespeare
dans le passage où l’apothicaire vend à Roméo le poison qu’il lui demande en
lui disant : « My poverty, but not my will consent ». Et en transposant cette
situation à celle du prescripteur, il ajoute : « Le psychiatre renonce à com-
prendre et se contente de dispenser le médicament – ce qui lui répugne parfois à
cause de cette coercition aveugle et de l’état dans lequel de nombreuses drogues
réduisent les patients. »
C’est sur cette ligne de crête que l’on peut travailler : prescrire juste ce qu’il
faut, comme il le faut et quand il le faut, en l’assumant selon les règles de l’art
pharmacologique tout en ayant une compréhension psychanalytique suffisante
pour ne pas interpréter en se substituant à l’analyste mais en repérant les points
de complémentarité les plus pertinents. C’est à la condition d’une complémenta-
rité, d’un respect entre analyste et consultant-prescripteur qu’un transfert
« latéral » peut être fructueux. On peut d’ailleurs se demander s’il vaudrait
mieux l’appeler transfert parallèle ou complémentaire ou transfert en second
comme on parle d’une écoute en second dans les échanges interanalytiques.
D’une manière générale, c’est un transfert qui englobe le prescripteur et le médi-
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cament, et l’on observe qu’il peut souvent être rattaché à une dimension fami-
liale et culturelle non négligeable : on prend tel médicament « comme » tel
membre de la famille ou comme cela se pratique depuis toujours dans tel pays.
Un exemple : une patiente en analyse depuis plusieurs années quitte le psy-
chiatre qui depuis longtemps lui renouvelait en quelques minutes son ordon-
nance d’antidépresseurs et vient me voir sur les conseils de son analyste. Nous
prenons le temps de faire connaissance, elle se plaint du psychiatre jugé inadé-
quat et je décide de poursuivre la même prescription en expliquant pourquoi ;
mais je termine la consultation en m’interrogeant à haute voix sur ce que peut
évoquer pour elle la plainte qu’elle m’adresse au sujet du psychiatre : quelqu’un
qu’on suit fidèlement et qu’on finit par trouver inadéquat, et que l’on quitte
finalement ? Elle sourit et, saisie par cette remarque, me dit : « Je sens qu’une
piste vient de s’ouvrir ». Elle la travaillera avec son analyste. Prescrire peut être
l’occasion d’un pas de côté par rapport au processus psychanalytique. Il est déjà
assez étrange de nos jours d’aller trois ou quatre fois par semaine chez un ana-
lyste, mais s’il faut, en outre, voir un psychiatre pour prendre un médicament, le
sentiment d’humiliation risque d’augmenter de façon décourageante, voire
insupportable. C’est pourquoi l’aménagement de la prescription se fera au
mieux en montrant l’enrichissement possible et réciproque des deux pôles, sans
laisser de côté la question de l’utilisation possible du médicament à des fins de
résistance qu’il faudra travailler et la question de la fin du traitement médica-
menteux. Généralement, le traitement médicamenteux correspond à une phase
du travail analytique et il reste nécessaire pendant un temps, plus rarement
pendant toute la durée de la cure et au-delà.
Prenons l’exemple d’un patient que j’ai décidé d’adresser à un confrère psy-
chiatre au cours d’une cure. Ce patient, d’une trentaine d’années, correspondait
à une indication problématique d’analyse, comme on en voit souvent actuelle-
ment, en raison de tendances dépressives et masochistes qui le gênaient pour
organiser de façon suffisamment continue une autoréflexivité minimum, assise
du processus. Il utilisait les séances pour se fustiger, se juger et trouver dans sa
vie toutes les raisons possibles de se sentir indigne, bien qu’il fût un professionnel
reconnu et qu’il ait des relations amicales et sentimentales. Il finissait par se
mépriser de se mépriser, ce qui alimentait en boucle l’idée qu’il n’arrivait pas à
faire son analyse et s’accompagnait d’une idéation suicidaire. Poursuivre dans
le seul cadre de la cure l’analyse de cette forme de mégalomanie (qu’Évelyne
Chauvet a finement analysée par ailleurs) m’est apparu peu à peu comme une
position contre-transférentielle qui risquait d’entraîner une communauté de déni
mégalomaniaque en même temps que le danger d’un passage à l’acte se précisait
et créait un sentiment d’urgence. Je l’ai donc envoyé à un collègue psychiatre que
je connais et estime, dont le traitement médicamenteux et la bonne relation de
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confiance ont compté pour soulager la douleur mélancolique. Au cours des séan-
ces qui encadraient ce passage, j’ai nommé la nécessité pour moi de recourir à un
tiers. Reconnaître mon besoin de recourir à un tiers a permis de réduire pour une
part la mégalomanie du patient. Par la suite, quand il a demandé à être adressé à
un troisième thérapeute parallèlement à la cure, proposant une autre technique
tout en se mettant à remarquer amèrement que, de toutes les personnes qu’il
connaissait, il était le seul à avoir besoin de mobiliser tant de monde, j’ai pu ne
pas donner suite à cette demande. Je l’ai analysée comme une latéralisation du
transfert, ce qui a constitué un tournant dans la cure.
Quand un patient m’est adressé en cours de cure ou de psychothérapie, la
plupart du temps c’est en raison d’une douleur dépressive avec danger de pas-
sage à l’acte suicidaire, d’un épisode maniaque ou d’idées obsédantes envahis-
santes, d’une angoisse désorganisante ou d’un délire risquant de disloquer le
Moi. C’est la clinique du « trop », qui ne peut trouver de régulation dans la
cure. Il s’agit donc d’une situation où un transfert sur un tiers contenant et sou-
tenant est implicitement prescrit par l’analyste et possiblement investi par le
patient avant même la rencontre.
Je laisserai donc de côté l’étude des effets des psychotropes tels qu’on peut
les penser en termes psychanalytiques. Je prends comme point de départ cette
question : comment travailler avec un patient qui accepte, avec plus ou moins
de conflit, le soulagement apporté par un médicament en prenant le risque,
reconnu ou non, d’une aliénation, d’une désubjectivation, d’une anesthésie,
d’une amputation du Moi, d’une humiliation, toutes dimensions virtuellement
contenues dans le « c’est pas moi, c’est la chimie » ? Point de départ qui semble
à l’opposé de l’assomption valorisante proposée implicitement par la cure : où
était le Ça, qu’advienne le Moi.
Mon hypothèse est la suivante : on peut d’autant mieux travailler dans le
cadre singulier où l’on prescrit à quelqu’un qui suit une cure ou une psychothé-
rapie, qu’on assume le paradoxe de travailler analytiquement et silencieusement
ce qui apparaît, au moins pour un temps, inanalysable dans la cure ou la psy-
chothérapie. Pour cela, deux leviers : d’abord un matériel rarement exploré – à
savoir : tout ce que dit le patient des effets du médicament sur son psychisme et
sur son corps, comment il les repère et les nomme pourvu qu’on l’y invite et
qu’on investisse ce travail d’auto-observation, et l’échange de réflexions sur ce
sujet avec le prescripteur. Ensuite l’investissement du prescripteur, qui sur le
plan manifeste au moins, va de l’impersonnalisation, un peu narquoise ( « Je
viens chercher ma dose » ), à la discrimination fine ( « Ça, je le dirai plutôt à
mon analyste » ). En passant par des relations ritualisées dans lesquelles on
risque d’être, au mieux, la part inerte et rassurante d’un objet consciemment
peu investi et, au pire, un fétiche dévitalisé.
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UNE PRATIQUE DONT LES ENJEUX EXTRA-ANALYTIQUES


SONT À PRENDRE EN COMPTE

Une part du type de transfert qui s’opère sur le prescripteur, nous l’avons
dit, est liée à la culture contemporaine valorisant le médicament ou, au con-
traire, le reléguant dans la catégorie d’un poison, d’une camisole chimique ou
d’un outil d’aliénation. Mais la réflexion sur les psychotropes n’est pas le fait
des seuls professionnels du psychisme, des neurosciences ou de l’industrie phar-
maceutique. Elle a été explorée par des écrivains et des patients. Ce terreau de
représentations est un champ sur lequel vivent de façon plus ou moins cons-
ciente le patient, l’analyste et le prescripteur. En effet, dans le champ de la pres-
cription en psychiatrie, l’horizon de la « guérison » passe par la question
angoissante d’une désubjectivation, voire d’une déshumanisation par la chimie,
que prescripteur et patient peuvent interroger. Alors « c’est pas moi, c’est la
chimie » impose le passage par la dimension de la culture dans laquelle nous
vivons ; car, au-delà de la reconnaissance de l’inanalysable, prescrire, c’est trai-
ter dans le cadre d’une situation singulière l’impasse d’une problématique com-
mune à la souffrance psychique, voire existentielle, dont les limites se sont
étendues bien au-delà de la psychopathologie.
Du Meilleur des mondes d’Aldous Huxley (1932), on se rappelle générale-
ment la fabrication des bébés en éprouvette, l’organisation sociale en castes
d’individus fabriqués pour être adéquats à l’emploi et à la situation qu’ils occu-
peront dans la société.
Mais se souvient-on de l’omniprésence du psychotrope accessible à tous (ils
en disposent en permanence dans une cartouchière-ceinturon) en auto- ou
hétéro-prescription ? L’organisation sociale a pu permettre la stabilité, son but
ultime, mais restent des possibilités de perturbations psychiques. En effet, les
femmes n’étant plus vivipares, elles peuvent se trouver en manque et ont
recours à une pilule appelée « succédané de grossesse ». La gomme à mâcher à
l’hormone sexuelle, le succédané de passion violente (SPV), la stimulation men-
suelle des surrénales sont, parmi d’autres, les conditions de la santé parfaite.
Restent aussi les accès de mauvaise humeur ( « la réalité, quelque utopienne
qu’elle soit, est une chose dont on sent régulièrement le besoin de s’évader » ).
Le fond dépressif insondable lié à la rivalité, notamment, montre que les senti-
ments n’ont pu être totalement éradiqués et qu’il vaut mieux les supprimer en
prenant un « congé » chimique.
Le nom du médicament parfait de la tyrannie-providence est une trouvaille
pour nous lourde de sens : le « soma » ! Ses propriétés : « euphorique, narco-
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tique, agréablement hallucinatoire, il offre tous les avantages du christianisme


et de l’alcool : aucun de leurs défauts », et ainsi l’on peut s’offrir un congé hors
de la réalité avec retour sans le moindre mal de tête ni la moindre mythologie.
La religion carrément remplacée par une sorte d’opium !
Cependant, le temps n’a pas été aboli, même si les signes extérieurs de vieil-
lesse ont disparu. Les vieillards n’ont pas une minute à eux, ils travaillent, copu-
lent, et n’ont pas une seconde pour s’asseoir et penser. Mais, si une « crevasse »
dans le temps s’ouvrait, il y aurait toujours le « soma délicieux ».
La publicité du soma se fait en des aphorismes mille fois répétés par l’hyp-
nopédie : « Avec un centicube, guéris dix sentiments », « Un gramme à temps
vous rend content ».
À cela Bernard Marx, l’un des héros non totalement aliénés du roman,
résiste : « Je préfère être moi-même et désagréable. Et non un autre, quelque gai
qu’il soit. » La visée de cette société utopique ? La stabilité. « Pas de civilisation
sans stabilité sociale. Pas de stabilité sociale sans stabilité individuelle. »
C’était en 1932, et l’on ne peut s’empêcher de rapprocher Le Meilleur des
mondes des scénarios envisagés en 1979 par F. Jacob et F. Gros dans leur rap-
port sur les psychotropes, cité par P. Fédida (1996), de « psychocratie totali-
taire » ou d’« autoprescription généralisée de substances eutoniques et auto-
hédoniques ». Le glissement vers le champ de la drogue est inévitable, comme
on peut le constater aujourd’hui avec la consommation d’ecstasy. Consomma-
tion qui connaît une véritable explosion chez les adolescents et qui accompagne
la découverte d’une certaine sexualité « sous ecstasy ». On en a un aperçu saisis-
sant en lisant les questions que se posent les héros d’Ecstasy de I. Welsh (1996) :
« L’ecsta, c’est génial pour ça, ça fait tomber les barrières, de sorte que faire
l’amour avec une inconnue, c’est toujours superbe. Cela dit, avec quelqu’un que
tu aimes, les barrières devraient avoir disparu, de toute façon, donc la dope ne
devrait pas faire une telle différence. Non ? [...] Ce n’est pas de la tricherie,
putain. Quand je suis sous ecsta, je suis comme je voudrais être. Tu ne peux pas
dire que cela m’ajoute quelque chose, au contraire, c’est plutôt comme si je me
débarrassais de quelque chose ; de toute cette merde du monde extérieur qui te
farcit la tête. Sous ecsta, je suis vraiment moi-même. » Problématique
complexe... on passerait ainsi de la plainte contre l’aliénation : « C’est pas moi,
c’est la chimie », à la revendication : « C’est moi, et c’est grâce à la chimie. »
Freud lui-même pose ce problème dès 1884. On sait qu’il a pris occasion-
nellement de la cocaïne dans une perspective complexe de curiosité scientifique
et de recherche de notoriété, mais en procédant à une auto-observation très
riche dont on retiendra que la cocaïne lui procure un bien-être qui est en tous
points semblable au bien-être naturel : « On est tout simplement normal ; il
devient même difficile de s’imaginer qu’on est sous l’effet d’un produit quel-
« C’est pas moi, c’est la chimie... » 809

conque. » Ce qui ne l’empêche pas de noter que l’humeur euphorique dans


laquelle le plonge aussi la cocaïne « ne résulte pas autant d’une excitation
directe que de la disparition des éléments déprimants de l’état d’esprit général ».
Ce survol de la réalité sociale et de la fiction à propos de la consommation
de psychotropes et de substances psycho-actives tente de dégager à partir de
quelles représentations, plus ou moins implicites dans la culture occidentale
d’aujourd’hui, nos tendances à l’idéalisation, à la diabolisation et surtout à la
banalisation à propos des psychotropes se fondent. C’est sur ce fonds commun
que s’organise la relation Moi/chimie/prescripteur. Pourrait-on alors espérer
indiquer comme horizon, en paraphrasant Freud, le passage du « Wo es war soll
ich werden » vers : « Où était la chimie, que le Moi advienne ! » ? Ou bien
doit-on se résigner à voir se généraliser la prescription automatique du soma
sans l’ombre d’un transfert, latéral ou non ? Il y a là, probablement, une ligne
de résistance à tenir.

RETOUR À LA CLINIQUE : LA CHIMIE AVEC ET SANS TRANSFERT ?

Dans un texte présenté comme un document autobiographique (Prozac


mon amour, 1999), L. Slater raconte son histoire personnelle avec un anti-
dépresseur. C’est un témoignage qui s’inscrit dans les controverses suscitées par
ce médicament et c’est bien autre chose. Nous laisserons de côté les enjeux liés
aux différents procès, encore qu’il serait intéressant de noter le type de projec-
tions à l’œuvre dans les controverses au sujet de « la pilule du bonheur ».
L’intérêt de ce texte est qu’il nous montre une auto-observation menée sur
une période de dix ans, conduite comme le récit d’une histoire d’amour entre
la patiente et son médicament. Le prescripteur, à qui elle donne le nom de
« Dr Prozac », est présenté comme une caricature de psychiatre à qui elle recon-
naît une aimable courtoisie. La narratrice raconte la suite de leur première ren-
contre dont elle est sortie déçue : il était loin et la regardait comme un cas cli-
nique extrême (elle se réfère aux diagnostics multiples contenus dans son
dossier : psychose, dépression, anorexie, automutilations et TOC). Elle fait part
d’une série de représentations fournies par le psychiatre au sujet du médicament
dont, à cette époque, on n’a pas encore entendu parler dans les médias ; entre
autres, c’est un « missile Scud qui va aller droit au but détruire l’ennemi ».
Puis elle décrit son contact physique avec la gélule qu’elle tâte d’abord du
bout de la langue et des dents et renonce à avaler, terrifiée à l’idée d’introduire
dans son corps une substance inconnue. Un Scud ! Quelques nuits plus tard,
elle rêve du psychiatre : il est dans un supermarché et regarde des miches de
810 Geneviève Welsh

pain frais fendues d’une cicatrice en plein milieu. Il a faim, mais n’ose pas man-
ger car cela ne cadre pas avec sa fonction. La rêveuse se dit qu’elle peut l’aider
et lui enseigne comment évaluer le moelleux du pain et l’art de la tartine. Il sort
alors un stéthoscope, le pose sur la miche... qui se met à respirer. Le lendemain,
elle prend sa première dose et commente ainsi cet épisode : « À croire que la
présence onirique du médecin était plus réconfortante et incitatrice que la réa-
lité du médecin dans son cabinet. »
Voilà un exemple de travail psychique intéressant : on pourrait parler
d’une chimère psychiatre-médicament, d’un transfert fortement connoté par la
dimension oro-anale. Et d’une sexualisation de la prescription et du transfert...
Mais laissons la patiente le résumer à sa façon : il s’agit pour elle de faire de
cette gélule anonyme « sa » gélule. Le récit se poursuit par l’observation des
modifications ressenties : elles sont précoces et intenses. C’est un miracle, une
lune de miel. Au bout de trois jours à peine, elle s’éveille un matin et s’étonne :
quelque chose a changé, mais quoi ? Le souvenir de l’accordeur de piano de son
enfance surgit alors et lui fournit une métaphore : tout semble comme avant,
mais tout semble vibrer d’un « je ne sais quoi de subtil et de néanmoins boule-
versant ». Comme le son du piano tout juste accordé résonne « plus profond et
plus riche, comme si on y avait ajouté du chocolat ou des épices ».
C’est assez souvent ainsi que commence la relation au médicament : un
changement quantitatif et qualitatif, qu’il est important d’accompagner non pas
simplement comme une réduction du symptôme mais comme la possibilité d’ex-
plorer et de nommer des éprouvés corporels dans la dimension plaisir/déplaisir,
et d’augmenter la capacité de discriminer des nuances d’endoperception.
Revenons à L. Slater : c’est l’humeur des débuts d’un état amoureux
– « Prozac mon amour », dit-elle – ou, pour le dire autrement, d’une disponibi-
lité nouvelle à l’objet. Mais l’évolution ne sera pas un miracle perpétuel : certes
elle change, les symptômes disparaissent. Mais elle ne sait plus qui elle est et se
demande si la santé due au médicament valait la perte d’une identité. C’est dans
sa vie amoureuse aussi qu’elle a de la difficulté : le médicament a failli lui faire
perdre sa créativité, l’a rendue frigide. Mais, si elle l’arrête, ses symptômes obses-
sionnels réapparaissent gravement. Elle se sent alors condamnée à dépendre de
son médicament vis-à-vis de qui l’ambivalence se développe.
Le livre se conclut par un conte où la représentation du médicament est très
remaniée par rapport aux premiers moments de la lune de miel : dans ce conte,
une petite fille attrape un poisson et découvre dans son ventre un médicament
bleu qu’elle suppose avoir donné au poisson force, santé et... moustache. Son
père pense qu’avec ça dans le ventre il devrait être en train de mourir lentement.
Elle rêve qu’elle jette la pilule dans le café de sa mère qui meurt étouffée. Vient
alors l’ultime représentation de son médicament : « Un poisson qui vous étouffe
« C’est pas moi, c’est la chimie... » 811

et qui vous tire en avant. » Elle termine par des remerciements aux médecins,
non dépourvus d’ambivalence ironique.
Tout au long de la lecture de ce récit, on apprécie la capacité d’auto-
observation, la richesse des métaphores et l’humour de la patiente. Mais, le livre
refermé, on se met à rêver à ce que ce travail hors cadre analytique aurait pu
devenir s’il s’était appuyé sur un transfert élaboré : c’est comme si le médica-
ment avait facilité le début d’une ouverture à l’objet et un certain type d’intro-
jection, mais avait laissé intacte la formidable puissance d’une imago maternelle
archaïque projetée sur le médicament devenu contrainte mortifère.
Rappelons que le concept de pulsion apparaît à Freud comme un « concept
limite entre le psychique et le somatique, comme le représentant psychique des
excitations, issues de l’intérieur du corps et parvenant au psychisme, comme
une mesure de l’exigence de travail imposée au psychique en conséquence de sa
liaison au corporel ».
On peut donc postuler que l’introduction d’un psychotrope modifie les
excitations venues du corps et, à ce titre, va imposer au psychisme une exigence
de travail différent dans l’ordre des représentations. Il s’agit de savoir si l’on
peut donner au psychotrope le statut d’un objet et, si oui, de quel type ? Pour
Joyce McDougall (1994), la substance ou l’activité addictive sont les substituts
d’un objet transitionnel : « Mais si, cependant, cet objet représente le début de
l’introjection d’un environnement à fonction maternante, les objets d’addiction
ne remplissent pas cette fonction-raison pour laquelle j’ai appelé ces actes et
substances “objets transitoires” plutôt que transitionnels. Les objets addictifs
résolvent momentanément la tension affective car ce sont des solutions
somatiques et non psychologiques. »
L’hypothèse d’un début de solution, à caractère transitoire, comme carac-
téristique de l’utilisation des psychotropes pourrait être complétée par une
autre : l’action conjointe du transfert latéral pourrait conduire à une solution
mixte où la relation à la chimère prescripteur/molécule tendrait au développe-
ment d’une solution psychologique. Même si la consommation de psychotropes
n’est en général pas à considérer comme une addiction au sens compulsif du
terme, mais comme une habitude ou une commodité, le risque d’une relation
fétichisée au seul médicament et au rituel de l’ordonnance serait à déjouer au
profit de l’instauration d’une régulation visant les excitations venant de l’inté-
rieur et non représentables, voire la déplétion énergétique si souvent évoquée
par la sensation de « vide ». J’ai observé d’ailleurs (dans les meilleurs des cas) la
fine régulation qu’est capable d’exercer un patient qui augmente ponctuelle-
ment la dose de ses neuroleptiques quand, par exemple, il perçoit le risque d’un
débordement et d’une dislocation. Repérer cette manipulation adéquate du trai-
tement ne peut se faire qu’à la condition d’avoir travaillé ce que l’emprise sur le
812 Geneviève Welsh

médicament peut apporter au patient, et ce que le médicament pourrait avoir


comme emprise aliénante sur lui. Pouvoir en parler suppose qu’on ait pu
dépasser la question banale, et sans grand intérêt, de la « compliance ».
Mais revenons à Sybille : « C’est pas moi, c’est la chimie. » Donc je l’écoute.
Ce qu’elle veut dire par là, c’est qu’elle a des raisons de penser que cette jovialité,
cette bonne humeur qu’elle manifeste, ne peuvent être attribuées qu’à la chimie.
Je peux supposer qu’elle me dit, implicitement : « Ne vous méprenez pas ! La
personne joyeuse que vous voyez n’est que la résultante d’une action chimique,
ce n’est pas mon Moi véritable. Je ne me reconnais pas dans cette personne et je
ne reconnais pas comme m’appartenant le processus qui me fait être et appa-
raître ainsi, et je vous le signale : voyons ce que vous en ferez. »
Dans un premier temps, avec Sibylle, j’essaie de repérer la dimension de
conflit : d’un côté, le soulagement apporté par le médicament non seulement sur
l’humeur mais sur la phobie de parler en public ; de l’autre, le besoin de donner
du sens à un certain nombre de difficultés anciennes liées à la pression d’un Sur-
moi tyrannique formé au sein d’une famille où règne la compétition. Le recours
au médicament signerait un échec des capacités de la patiente, mais en même
temps elle reconnaît qu’il lui a permis d’inventer une ruse pour surmonter sa
peur de parler en public : elle fait participer son auditoire à un dialogue. Repé-
rer avec le patient ce qu’il peut attribuer comme bénéfice de construction
et d’invention favorisé par le médicament est une part importante du travail
commun.
Le premier temps de la prescription est une décision dont le patient est
averti par son analyste qui me l’a adressé dans ce but. Généralement, je trouve
que la prescription est nécessaire, l’angoisse dépressive et le délire me condui-
sent à prescrire antidépresseurs ou antipsychotiques dans la plus grande majo-
rité des cas. Très rarement des hypnotiques ou des tranquillisants. La façon de
présenter la molécule au patient fait partie dans son énonciation même de la
pose d’un cadre ouvert qui va se déployer dans plusieurs dimensions : durée,
dose, fréquence, d’une part, et collaboration dans la construction du traitement,
de l’autre. Il s’agit de montrer en quoi cette prescription ne peut se comparer à
une prescription médicale. En effet, la variabilité des doses en psychiatrie est
telle qu’on ne peut se fier qu’à ce que dira le patient au bout d’un court temps
de traitement d’essai.
S’il y a eu des poètes comme H. Michaux pour explorer l’espace du dedans
au moyen de la mescaline et proposer une « connaissance par les gouffres », il
n’y a pas (à ma connaissance) de psychiatre ou de psychanalyste ayant pris un
psychotrope pendant une certaine durée et ayant travaillé à partir d’une expé-
rience personnelle, contrairement à l’expérience du divan qu’il a vécue dans sa
formation. Il y a là une situation d’asymétrie dont il faut prendre acte. Comme
« C’est pas moi, c’est la chimie... » 813

le dit A. Jeanneau en parlant de l’efficacité du psychotrope : « Elle n’est signifi-


cative qu’à se situer dans ce creuset où se transforment les contraires, à ce point
virtuel où le corps renvoie au-dehors l’indivisible intimité aux découpes objec-
tales, l’élan de l’action à l’attente de la représentation. » Et, en effet, l’on ne voit
pas a priori comment placer l’action du psychotrope autrement qu’en deçà de la
représentation, dans cette « zone de l’indécidable où s’effectue la transforma-
tion silencieuse » (A. Jeanneau). À moins de tenter de faire parler ce silence ? Le
plus spécifique de la dynamique transfert/contre-transfert qu’on peut observer
dans ce cadre de travail pourrait donc s’énoncer ainsi : faire passer le patient
d’un objet transitoire vers une aire transitionnelle où il entrera en relation, sur
un mode éventuellement marqué par la dimension créative et ludique, avec le
médicament et le prescripteur et progressivement de la plainte douloureuse, au
soulagement vers un « transfert sur la parole » (J.-L. Donnet).
La conclusion de l’article de Freud « Pulsions et destin des pulsions » nous
indique que les motions pulsionnelles sont soumises aux influences des trois
grandes polarités qui dominent la vie psychique. Voie complexe pour penser
l’action des psychotropes selon cette triple polarité : passivité-activité,
Moi-monde extérieur, plaisir-déplaisir. Et l’on voit l’intérêt de prendre cette
triple polarité comme porte d’entrée pour penser l’action des psychotropes et
l’économie de la relation au prescripteur. On peut dire que la prise de psychotro-
pes joue sur tous les termes de la triple polarité : le patient peut décider et organi-
ser une série d’actions pour prendre le médicament ou l’accepter en toute passi-
vité. Le médicament vient de l’extérieur, du monde de la médecine et de la
culture dans laquelle il vit, mais il y a une part non négligeable qui vient de
l’intérieur via l’inévitable effet placebo (possiblement lié à une sécrétion interne
d’endorphines, et à la régénération de certains neurones dans la dépression). Il
est supposé procurer un certain plaisir ou, à tout le moins, réduire le déplaisir,
mais il est rarement dépourvu d’effets secondaires plus ou moins déplaisants
ainsi que le patient le constate ou l’anticipe en lisant la notice jointe. C’est à cette
triple polarité qu’est généralement sensible le patient. Travaillée avec lui, elle
peut permettre une analyse fine des modifications économiques, pour les relier à
d’autres plans : pulsionnel, narcissique, confusion dehors/dedans notamment.
Faire de cet échange une source d’enrichissement pour la compréhension
particulière d’un patient à un moment donné, d’une part, et pour la réflexion
sur la possibilité d’allier action psychothérapeutique et prescription médica-
menteuse, d’autre part, c’est ce que montre bien la séquence de l’entretien no 4
dans l’ouvrage de F. Quartier-Frings et al. (1999). C’est une situation banale
dans laquelle un patient recevant un traitement neuroleptique retard refuse ce
jour-là son injection et, très tendu, s’exclame : « Ce sont vos médicaments qui
me font délirer. Ah, ces c..., ils ont même écrit que je suis persécuté, ces salo-
814 Geneviève Welsh

pards, que je délire. C’est à cause de l’époque où l’on m’a mis au foyer que tout
ça est arrivé : des médicaments, toujours des médicaments, ils n’ont rien com-
pris. » Inutile de démontrer l’intensité de l’activité projective ! Ce qui importe,
c’est d’établir et d’enrichir un dialogue qui va prendre en compte la clinique
extrapyramidale entraînant une certaine gêne pour le patient et rattacher ce
sentiment de paralysie aux toutes premières prescriptions et l’angoisse actuelle
au prochain départ de son thérapeute. Autrement dit, ne pas prendre le patient
au pied de la lettre de ses projections ; faire la part de ce qui, dans ses plaintes,
est à référer aux effets secondaires déplaisants et aux projections délirantes.
Ouvrir un dialogue à propos de la prescription sans la modifier permet au
patient et au thérapeute de travailler un matériel riche de possibilités imprévues.
Autre exemple : une patiente suivie depuis plusieurs décennies, ayant pris
des neuroleptiques et séjourné en institutions psychiatriques, refuse de prendre
tout traitement psychotrope proposé par le psychiatre à qui je l’ai adressée. Elle
continue d’aller régulièrement chez le psychiatre et continue de refuser tout
médicament malgré l’évidente persistance de l’activité hallucinatoire et déli-
rante. En revanche, elle court chez le généraliste au moindre rhume ou trouble
dyspeptique et reçoit des antibiotiques et antispasmodiques presque en continu.
Le matériel des séances de psychothérapie avec moi est fait d’une riche théma-
tique délirante à thèmes d’intrusion, de mise sur écoute, d’observation par les
voisins de ses moindres faits et gestes. Je comprends, par bribes, qu’elle a mis en
place un dispositif destiné à créer entre elle et la réalité métamorphosée en
dehors angoissant deux écrans virtuels, au sens de F. Pasche. L’un concerne la
représentation d’elle-même : elle ne saurait prendre le moindre médicament qui
la signalerait à elle-même comme malade mentale et reste obstinément attachée
à son statut d’employée modèle. L’autre est l’écran qu’elle interpose entre elle et
le monde angoissant : elle met de la musique classique chez elle pour créer une
pellicule sonore qui la protège des voisins tout en leur envoyant un message par
le choix du morceau de musique selon les moments. C’est en essayant de com-
prendre ce refus obstiné de tout psychotrope que j’ai pu commencer à com-
prendre le travail d’autoguérison et de projection de la patiente. Dans lequel la
prescription ne pouvait trouver place. Cet exemple d’impasse n’est pas rare et
l’on est tenté de penser que l’action des neuroleptiques n’est, après tout, vrai-
ment indiscutable que sur les moments aigus, et qu’au long cours nous ne pou-
vons qu’accompagner et garder un lien transférentiel sans chimie, avec un
patient qui cherche à se protéger de la « réalité » persécutante.
La généralisation de consommation de substances psycho-actives est désor-
mais bien documentée. Ce qui tend à faire passer au second plan le recours au
praticien qui souvent prescrit ce qui lui est demandé, sans échange et sans dis-
cussion. Échelles d’évaluation et caricature de prescripteur dans le livre-
« C’est pas moi, c’est la chimie... » 815

document Prozac, mon amour nous font mesurer les dangers d’une chimie
administrée dans l’impersonnalisation, où l’on pourrait cependant déceler un
transfert latent non exprimé et encore moins analysé. À l’autre extrême, j’ai
tenté de proposer quelques facettes d’un travail, correspondant à une part très
minoritaire des situations de prescription et à une partie marginale de ma pra-
tique d’analyste. Sibylle commence par dire : « C’est pas moi, c’est la chimie. »
Quelques années plus tard, après être passée à un travail analytique, elle pourra
dire : « Mais... la psychanalyse est une sorte de chimie... » J’espère avoir ouvert
une piste qui permettra d’approfondir la question d’un transfert complémen-
taire, nécessaire dans certains cas d’analyse ou de psychothérapie.

Geneviève Welsh
9, rue Fagon
75013 Paris

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