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Welsh - C'est Pas Moi, C'est La Chimie... . Transfert Latéral, Transfer...
Welsh - C'est Pas Moi, C'est La Chimie... . Transfert Latéral, Transfer...
http://www.cairn.info/article.php?ID_REVUE=RFP&ID_NUMPUBLIE=RFP_733&ID_ARTICLE=RFP_733_0801
2009/3 - Volume 73
ISSN 0035-2942 | ISBN 9782130573050 | pages 801 à 815
Geneviève WELSH
« C’est pas moi, c’est la chimie ! », ce sont les premières paroles que me
lance joyeusement Sibylle. Je la rencontre au terme d’un parcours qui a com-
porté une rupture sentimentale, un effondrement dépressif, la rédaction d’une
lettre d’adieu, suivie d’une tentative de suicide médicamenteuse, d’un passage
en réanimation, de la rencontre avec un psychiatre qui lui a prescrit un anti-
dépresseur et enfin la consultation avec un psychanalyste qui me l’adresse. Je
la reçois, sans savoir a priori s’il s’agira d’un traitement psychiatrique ou psy-
chanalytique, ou d’une thérapie bifocale.
Elle pose d’emblée la question de la relation au médicament, laissant de
côté, en apparence, la relation à celui qui fournit le médicament. C’est la même
question qui m’est adressée régulièrement, que je sois en situation de pres-
cripteur ou d’analyste d’un patient. La grande majorité des patients s’inter-
roge, tôt ou tard, sur les effets du psychotrope sur eux et à propos d’éven-
tuelles conséquences sur leur travail analytique : est-ce qu’on rêve davantage
ou plus du tout, est-ce qu’on devient insensible, est-ce qu’on va dépendre du
médicament ?... L’un des patients en psychothérapie depuis de longues
années, appréciant pour un temps le soulagement apporté par un psycho-
trope, a pensé qu’il valait mieux que je réduise les doses d’antidépresseur
pour retrouver assez de sa souffrance pour poursuivre son travail analytique.
Mais le temps où le recours à la psychanalyse excluait de prendre des médi-
caments est passé. De même, l’idée que la souffrance était nécessaire au pro-
cessus n’est plus un postulat aussi intangible.
Rev. franç. Psychanal., 3/2009
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Les psychanalystes qui ont travaillé sur ce thème ont avancé des hypo-
thèses métapsychologiques au sujet des psychotropes depuis les années 1960,
mais la question d’un transfert (latéral ou non) sur le prescripteur est rarement
posée. Tout se passe comme si la réflexion s’était davantage centrée sur les
hypothèses à propos des effets de la chimie et même sur l’ « alchimie » qui fait
qu’un traitement physique opère mystérieusement sur le psychisme.
Comme toutes les questions aux limites, celle de l’utilisation des psycho-
tropes suscite un certain malaise : d’abord parce qu’elle interroge sur les limites
de l’analysable et de l’analyse comme théorie et comme pratique. Malaise aussi
parce que c’est une grave question de santé publique, grave tant par son
ampleur que par les perspectives possibles, qui pourraient s’avérer assez
sombres.
On peut supposer tout d’abord qu’elle est peu étudiée parce qu’on peut
reléguer au rang d’acte médical de brève durée la prescription de psychotropes :
environ 80 % de ces médicaments sont prescrits par des généralistes. Les 20 %
restants : des spécialistes psychiatres ou neurologues pratiquant, selon une
logique médicale basée sur des algorithmes psychopathologiques et des données
neuroscientifiques, une prescription « scientifique ». Reste un faible pourcen-
tage de psychanalystes psychiatres qui poursuivent, non sans conflits, une sorte
de bricolage, de sur-mesure, en labourant les résistances favorisées par la
chimie, pâturage nécessaire. C’est une activité généralement marginale pour la
plupart de ces psychiatres-psychanalystes qui « prescrivent », mais c’est un
champ d’observation intéressant en ce qu’il permet d’observer les modifications
économiques d’une cure sous deux angles différents et complémentaires. Le cas
le plus fréquent, dans ma pratique, correspond aux patients adressés par un
analyste pour un traitement médicamenteux ; plus rarement, il m’est arrivé d’a-
dresser un patient que je suivais en cure ou en psychothérapie à un psychiatre
familiarisé avec l’analyse.
La plupart des travaux sur les questions de psychotropes et de psychanalyse
insistent sur la dimension métapsychologique de l’action des psychotropes et sur
le contre-transfert du prescripteur (A. Jeanneau), sur les niveaux d’observation
pertinents pour analyser le psychisme à partir de l’action des psychotropes
(D. Widlöcher) ou sur les remaniements du narcissisme (V. Kapsambelis). Ils
n’approfondissent en général pas la question d’un transfert qui pourrait appa-
raître dans la situation où un patient reçoit d’un prescripteur l’ordonnance pour
un psychotrope. Ou, alors, il s’agirait d’un type de situation de « trans-
fert/contre-transfert » telle que celle étudiée par Balint dans la pratique des
médecins.
Une question encore moins étudiée de façon spécifique, à ma connaissance,
est celle d’un éventuel « transfert latéral » sur le prescripteur. Rappelons cepen-
dant le travail de V. Kapsambelis (1994) qui souligne, au titre des inconvénients
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cament, et l’on observe qu’il peut souvent être rattaché à une dimension fami-
liale et culturelle non négligeable : on prend tel médicament « comme » tel
membre de la famille ou comme cela se pratique depuis toujours dans tel pays.
Un exemple : une patiente en analyse depuis plusieurs années quitte le psy-
chiatre qui depuis longtemps lui renouvelait en quelques minutes son ordon-
nance d’antidépresseurs et vient me voir sur les conseils de son analyste. Nous
prenons le temps de faire connaissance, elle se plaint du psychiatre jugé inadé-
quat et je décide de poursuivre la même prescription en expliquant pourquoi ;
mais je termine la consultation en m’interrogeant à haute voix sur ce que peut
évoquer pour elle la plainte qu’elle m’adresse au sujet du psychiatre : quelqu’un
qu’on suit fidèlement et qu’on finit par trouver inadéquat, et que l’on quitte
finalement ? Elle sourit et, saisie par cette remarque, me dit : « Je sens qu’une
piste vient de s’ouvrir ». Elle la travaillera avec son analyste. Prescrire peut être
l’occasion d’un pas de côté par rapport au processus psychanalytique. Il est déjà
assez étrange de nos jours d’aller trois ou quatre fois par semaine chez un ana-
lyste, mais s’il faut, en outre, voir un psychiatre pour prendre un médicament, le
sentiment d’humiliation risque d’augmenter de façon décourageante, voire
insupportable. C’est pourquoi l’aménagement de la prescription se fera au
mieux en montrant l’enrichissement possible et réciproque des deux pôles, sans
laisser de côté la question de l’utilisation possible du médicament à des fins de
résistance qu’il faudra travailler et la question de la fin du traitement médica-
menteux. Généralement, le traitement médicamenteux correspond à une phase
du travail analytique et il reste nécessaire pendant un temps, plus rarement
pendant toute la durée de la cure et au-delà.
Prenons l’exemple d’un patient que j’ai décidé d’adresser à un confrère psy-
chiatre au cours d’une cure. Ce patient, d’une trentaine d’années, correspondait
à une indication problématique d’analyse, comme on en voit souvent actuelle-
ment, en raison de tendances dépressives et masochistes qui le gênaient pour
organiser de façon suffisamment continue une autoréflexivité minimum, assise
du processus. Il utilisait les séances pour se fustiger, se juger et trouver dans sa
vie toutes les raisons possibles de se sentir indigne, bien qu’il fût un professionnel
reconnu et qu’il ait des relations amicales et sentimentales. Il finissait par se
mépriser de se mépriser, ce qui alimentait en boucle l’idée qu’il n’arrivait pas à
faire son analyse et s’accompagnait d’une idéation suicidaire. Poursuivre dans
le seul cadre de la cure l’analyse de cette forme de mégalomanie (qu’Évelyne
Chauvet a finement analysée par ailleurs) m’est apparu peu à peu comme une
position contre-transférentielle qui risquait d’entraîner une communauté de déni
mégalomaniaque en même temps que le danger d’un passage à l’acte se précisait
et créait un sentiment d’urgence. Je l’ai donc envoyé à un collègue psychiatre que
je connais et estime, dont le traitement médicamenteux et la bonne relation de
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confiance ont compté pour soulager la douleur mélancolique. Au cours des séan-
ces qui encadraient ce passage, j’ai nommé la nécessité pour moi de recourir à un
tiers. Reconnaître mon besoin de recourir à un tiers a permis de réduire pour une
part la mégalomanie du patient. Par la suite, quand il a demandé à être adressé à
un troisième thérapeute parallèlement à la cure, proposant une autre technique
tout en se mettant à remarquer amèrement que, de toutes les personnes qu’il
connaissait, il était le seul à avoir besoin de mobiliser tant de monde, j’ai pu ne
pas donner suite à cette demande. Je l’ai analysée comme une latéralisation du
transfert, ce qui a constitué un tournant dans la cure.
Quand un patient m’est adressé en cours de cure ou de psychothérapie, la
plupart du temps c’est en raison d’une douleur dépressive avec danger de pas-
sage à l’acte suicidaire, d’un épisode maniaque ou d’idées obsédantes envahis-
santes, d’une angoisse désorganisante ou d’un délire risquant de disloquer le
Moi. C’est la clinique du « trop », qui ne peut trouver de régulation dans la
cure. Il s’agit donc d’une situation où un transfert sur un tiers contenant et sou-
tenant est implicitement prescrit par l’analyste et possiblement investi par le
patient avant même la rencontre.
Je laisserai donc de côté l’étude des effets des psychotropes tels qu’on peut
les penser en termes psychanalytiques. Je prends comme point de départ cette
question : comment travailler avec un patient qui accepte, avec plus ou moins
de conflit, le soulagement apporté par un médicament en prenant le risque,
reconnu ou non, d’une aliénation, d’une désubjectivation, d’une anesthésie,
d’une amputation du Moi, d’une humiliation, toutes dimensions virtuellement
contenues dans le « c’est pas moi, c’est la chimie » ? Point de départ qui semble
à l’opposé de l’assomption valorisante proposée implicitement par la cure : où
était le Ça, qu’advienne le Moi.
Mon hypothèse est la suivante : on peut d’autant mieux travailler dans le
cadre singulier où l’on prescrit à quelqu’un qui suit une cure ou une psychothé-
rapie, qu’on assume le paradoxe de travailler analytiquement et silencieusement
ce qui apparaît, au moins pour un temps, inanalysable dans la cure ou la psy-
chothérapie. Pour cela, deux leviers : d’abord un matériel rarement exploré – à
savoir : tout ce que dit le patient des effets du médicament sur son psychisme et
sur son corps, comment il les repère et les nomme pourvu qu’on l’y invite et
qu’on investisse ce travail d’auto-observation, et l’échange de réflexions sur ce
sujet avec le prescripteur. Ensuite l’investissement du prescripteur, qui sur le
plan manifeste au moins, va de l’impersonnalisation, un peu narquoise ( « Je
viens chercher ma dose » ), à la discrimination fine ( « Ça, je le dirai plutôt à
mon analyste » ). En passant par des relations ritualisées dans lesquelles on
risque d’être, au mieux, la part inerte et rassurante d’un objet consciemment
peu investi et, au pire, un fétiche dévitalisé.
« C’est pas moi, c’est la chimie... » 807
Une part du type de transfert qui s’opère sur le prescripteur, nous l’avons
dit, est liée à la culture contemporaine valorisant le médicament ou, au con-
traire, le reléguant dans la catégorie d’un poison, d’une camisole chimique ou
d’un outil d’aliénation. Mais la réflexion sur les psychotropes n’est pas le fait
des seuls professionnels du psychisme, des neurosciences ou de l’industrie phar-
maceutique. Elle a été explorée par des écrivains et des patients. Ce terreau de
représentations est un champ sur lequel vivent de façon plus ou moins cons-
ciente le patient, l’analyste et le prescripteur. En effet, dans le champ de la pres-
cription en psychiatrie, l’horizon de la « guérison » passe par la question
angoissante d’une désubjectivation, voire d’une déshumanisation par la chimie,
que prescripteur et patient peuvent interroger. Alors « c’est pas moi, c’est la
chimie » impose le passage par la dimension de la culture dans laquelle nous
vivons ; car, au-delà de la reconnaissance de l’inanalysable, prescrire, c’est trai-
ter dans le cadre d’une situation singulière l’impasse d’une problématique com-
mune à la souffrance psychique, voire existentielle, dont les limites se sont
étendues bien au-delà de la psychopathologie.
Du Meilleur des mondes d’Aldous Huxley (1932), on se rappelle générale-
ment la fabrication des bébés en éprouvette, l’organisation sociale en castes
d’individus fabriqués pour être adéquats à l’emploi et à la situation qu’ils occu-
peront dans la société.
Mais se souvient-on de l’omniprésence du psychotrope accessible à tous (ils
en disposent en permanence dans une cartouchière-ceinturon) en auto- ou
hétéro-prescription ? L’organisation sociale a pu permettre la stabilité, son but
ultime, mais restent des possibilités de perturbations psychiques. En effet, les
femmes n’étant plus vivipares, elles peuvent se trouver en manque et ont
recours à une pilule appelée « succédané de grossesse ». La gomme à mâcher à
l’hormone sexuelle, le succédané de passion violente (SPV), la stimulation men-
suelle des surrénales sont, parmi d’autres, les conditions de la santé parfaite.
Restent aussi les accès de mauvaise humeur ( « la réalité, quelque utopienne
qu’elle soit, est une chose dont on sent régulièrement le besoin de s’évader » ).
Le fond dépressif insondable lié à la rivalité, notamment, montre que les senti-
ments n’ont pu être totalement éradiqués et qu’il vaut mieux les supprimer en
prenant un « congé » chimique.
Le nom du médicament parfait de la tyrannie-providence est une trouvaille
pour nous lourde de sens : le « soma » ! Ses propriétés : « euphorique, narco-
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pain frais fendues d’une cicatrice en plein milieu. Il a faim, mais n’ose pas man-
ger car cela ne cadre pas avec sa fonction. La rêveuse se dit qu’elle peut l’aider
et lui enseigne comment évaluer le moelleux du pain et l’art de la tartine. Il sort
alors un stéthoscope, le pose sur la miche... qui se met à respirer. Le lendemain,
elle prend sa première dose et commente ainsi cet épisode : « À croire que la
présence onirique du médecin était plus réconfortante et incitatrice que la réa-
lité du médecin dans son cabinet. »
Voilà un exemple de travail psychique intéressant : on pourrait parler
d’une chimère psychiatre-médicament, d’un transfert fortement connoté par la
dimension oro-anale. Et d’une sexualisation de la prescription et du transfert...
Mais laissons la patiente le résumer à sa façon : il s’agit pour elle de faire de
cette gélule anonyme « sa » gélule. Le récit se poursuit par l’observation des
modifications ressenties : elles sont précoces et intenses. C’est un miracle, une
lune de miel. Au bout de trois jours à peine, elle s’éveille un matin et s’étonne :
quelque chose a changé, mais quoi ? Le souvenir de l’accordeur de piano de son
enfance surgit alors et lui fournit une métaphore : tout semble comme avant,
mais tout semble vibrer d’un « je ne sais quoi de subtil et de néanmoins boule-
versant ». Comme le son du piano tout juste accordé résonne « plus profond et
plus riche, comme si on y avait ajouté du chocolat ou des épices ».
C’est assez souvent ainsi que commence la relation au médicament : un
changement quantitatif et qualitatif, qu’il est important d’accompagner non pas
simplement comme une réduction du symptôme mais comme la possibilité d’ex-
plorer et de nommer des éprouvés corporels dans la dimension plaisir/déplaisir,
et d’augmenter la capacité de discriminer des nuances d’endoperception.
Revenons à L. Slater : c’est l’humeur des débuts d’un état amoureux
– « Prozac mon amour », dit-elle – ou, pour le dire autrement, d’une disponibi-
lité nouvelle à l’objet. Mais l’évolution ne sera pas un miracle perpétuel : certes
elle change, les symptômes disparaissent. Mais elle ne sait plus qui elle est et se
demande si la santé due au médicament valait la perte d’une identité. C’est dans
sa vie amoureuse aussi qu’elle a de la difficulté : le médicament a failli lui faire
perdre sa créativité, l’a rendue frigide. Mais, si elle l’arrête, ses symptômes obses-
sionnels réapparaissent gravement. Elle se sent alors condamnée à dépendre de
son médicament vis-à-vis de qui l’ambivalence se développe.
Le livre se conclut par un conte où la représentation du médicament est très
remaniée par rapport aux premiers moments de la lune de miel : dans ce conte,
une petite fille attrape un poisson et découvre dans son ventre un médicament
bleu qu’elle suppose avoir donné au poisson force, santé et... moustache. Son
père pense qu’avec ça dans le ventre il devrait être en train de mourir lentement.
Elle rêve qu’elle jette la pilule dans le café de sa mère qui meurt étouffée. Vient
alors l’ultime représentation de son médicament : « Un poisson qui vous étouffe
« C’est pas moi, c’est la chimie... » 811
et qui vous tire en avant. » Elle termine par des remerciements aux médecins,
non dépourvus d’ambivalence ironique.
Tout au long de la lecture de ce récit, on apprécie la capacité d’auto-
observation, la richesse des métaphores et l’humour de la patiente. Mais, le livre
refermé, on se met à rêver à ce que ce travail hors cadre analytique aurait pu
devenir s’il s’était appuyé sur un transfert élaboré : c’est comme si le médica-
ment avait facilité le début d’une ouverture à l’objet et un certain type d’intro-
jection, mais avait laissé intacte la formidable puissance d’une imago maternelle
archaïque projetée sur le médicament devenu contrainte mortifère.
Rappelons que le concept de pulsion apparaît à Freud comme un « concept
limite entre le psychique et le somatique, comme le représentant psychique des
excitations, issues de l’intérieur du corps et parvenant au psychisme, comme
une mesure de l’exigence de travail imposée au psychique en conséquence de sa
liaison au corporel ».
On peut donc postuler que l’introduction d’un psychotrope modifie les
excitations venues du corps et, à ce titre, va imposer au psychisme une exigence
de travail différent dans l’ordre des représentations. Il s’agit de savoir si l’on
peut donner au psychotrope le statut d’un objet et, si oui, de quel type ? Pour
Joyce McDougall (1994), la substance ou l’activité addictive sont les substituts
d’un objet transitionnel : « Mais si, cependant, cet objet représente le début de
l’introjection d’un environnement à fonction maternante, les objets d’addiction
ne remplissent pas cette fonction-raison pour laquelle j’ai appelé ces actes et
substances “objets transitoires” plutôt que transitionnels. Les objets addictifs
résolvent momentanément la tension affective car ce sont des solutions
somatiques et non psychologiques. »
L’hypothèse d’un début de solution, à caractère transitoire, comme carac-
téristique de l’utilisation des psychotropes pourrait être complétée par une
autre : l’action conjointe du transfert latéral pourrait conduire à une solution
mixte où la relation à la chimère prescripteur/molécule tendrait au développe-
ment d’une solution psychologique. Même si la consommation de psychotropes
n’est en général pas à considérer comme une addiction au sens compulsif du
terme, mais comme une habitude ou une commodité, le risque d’une relation
fétichisée au seul médicament et au rituel de l’ordonnance serait à déjouer au
profit de l’instauration d’une régulation visant les excitations venant de l’inté-
rieur et non représentables, voire la déplétion énergétique si souvent évoquée
par la sensation de « vide ». J’ai observé d’ailleurs (dans les meilleurs des cas) la
fine régulation qu’est capable d’exercer un patient qui augmente ponctuelle-
ment la dose de ses neuroleptiques quand, par exemple, il perçoit le risque d’un
débordement et d’une dislocation. Repérer cette manipulation adéquate du trai-
tement ne peut se faire qu’à la condition d’avoir travaillé ce que l’emprise sur le
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pards, que je délire. C’est à cause de l’époque où l’on m’a mis au foyer que tout
ça est arrivé : des médicaments, toujours des médicaments, ils n’ont rien com-
pris. » Inutile de démontrer l’intensité de l’activité projective ! Ce qui importe,
c’est d’établir et d’enrichir un dialogue qui va prendre en compte la clinique
extrapyramidale entraînant une certaine gêne pour le patient et rattacher ce
sentiment de paralysie aux toutes premières prescriptions et l’angoisse actuelle
au prochain départ de son thérapeute. Autrement dit, ne pas prendre le patient
au pied de la lettre de ses projections ; faire la part de ce qui, dans ses plaintes,
est à référer aux effets secondaires déplaisants et aux projections délirantes.
Ouvrir un dialogue à propos de la prescription sans la modifier permet au
patient et au thérapeute de travailler un matériel riche de possibilités imprévues.
Autre exemple : une patiente suivie depuis plusieurs décennies, ayant pris
des neuroleptiques et séjourné en institutions psychiatriques, refuse de prendre
tout traitement psychotrope proposé par le psychiatre à qui je l’ai adressée. Elle
continue d’aller régulièrement chez le psychiatre et continue de refuser tout
médicament malgré l’évidente persistance de l’activité hallucinatoire et déli-
rante. En revanche, elle court chez le généraliste au moindre rhume ou trouble
dyspeptique et reçoit des antibiotiques et antispasmodiques presque en continu.
Le matériel des séances de psychothérapie avec moi est fait d’une riche théma-
tique délirante à thèmes d’intrusion, de mise sur écoute, d’observation par les
voisins de ses moindres faits et gestes. Je comprends, par bribes, qu’elle a mis en
place un dispositif destiné à créer entre elle et la réalité métamorphosée en
dehors angoissant deux écrans virtuels, au sens de F. Pasche. L’un concerne la
représentation d’elle-même : elle ne saurait prendre le moindre médicament qui
la signalerait à elle-même comme malade mentale et reste obstinément attachée
à son statut d’employée modèle. L’autre est l’écran qu’elle interpose entre elle et
le monde angoissant : elle met de la musique classique chez elle pour créer une
pellicule sonore qui la protège des voisins tout en leur envoyant un message par
le choix du morceau de musique selon les moments. C’est en essayant de com-
prendre ce refus obstiné de tout psychotrope que j’ai pu commencer à com-
prendre le travail d’autoguérison et de projection de la patiente. Dans lequel la
prescription ne pouvait trouver place. Cet exemple d’impasse n’est pas rare et
l’on est tenté de penser que l’action des neuroleptiques n’est, après tout, vrai-
ment indiscutable que sur les moments aigus, et qu’au long cours nous ne pou-
vons qu’accompagner et garder un lien transférentiel sans chimie, avec un
patient qui cherche à se protéger de la « réalité » persécutante.
La généralisation de consommation de substances psycho-actives est désor-
mais bien documentée. Ce qui tend à faire passer au second plan le recours au
praticien qui souvent prescrit ce qui lui est demandé, sans échange et sans dis-
cussion. Échelles d’évaluation et caricature de prescripteur dans le livre-
« C’est pas moi, c’est la chimie... » 815
document Prozac, mon amour nous font mesurer les dangers d’une chimie
administrée dans l’impersonnalisation, où l’on pourrait cependant déceler un
transfert latent non exprimé et encore moins analysé. À l’autre extrême, j’ai
tenté de proposer quelques facettes d’un travail, correspondant à une part très
minoritaire des situations de prescription et à une partie marginale de ma pra-
tique d’analyste. Sibylle commence par dire : « C’est pas moi, c’est la chimie. »
Quelques années plus tard, après être passée à un travail analytique, elle pourra
dire : « Mais... la psychanalyse est une sorte de chimie... » J’espère avoir ouvert
une piste qui permettra d’approfondir la question d’un transfert complémen-
taire, nécessaire dans certains cas d’analyse ou de psychothérapie.
Geneviève Welsh
9, rue Fagon
75013 Paris