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Peut-on tout dire ?

Lors d’un séjour à l’étranger, je me dois de recourir à toute une série de gestes pour me faire
comprendre. Si je cherche mon chemin par exemple, on me l’indiquera au moyen d’indications
gestuelles. Or celles-ci pèchent par leur approximation et il est donc probable que malgré la bonne
volonté de mon interlocuteur, je ne sorte pas beaucoup plus avancé de cet échange. En effet, le geste
semble cantonné à l’ici et maintenant1, il ne peut indiquer que des choses concrètes et prenant place
dans l’environnement immédiat. Au contraire, le langage (dont la valeur apparaît d’autant plus
nettement qu’on en est privé) permet de se référer à des entités abstraites. De plus, il peut aussi se
rapporter à des choses absentes voire irréelles. Enfin, lorsque l’on parle, on ne cite pas un texte qui
aurait été écrit à l’avance. Le locuteur ne suit pas un script. Cela nous apprend que l’être humain
compose de lui-même ses phrases et qu’il peut en composer une infinité. Si Pierre ne comprend pas
Paul, celui-ci peut reformuler, dire les choses autrement, déployer une périphrase etc. En ce sens, on
peut dire du langage qu’il est créatif.2 Si on s’en tient à ces différents attributs du langage, il semble
que celui-ci constitue en tant que tel un outil irréprochable, d’une extension et d’une précision telle
que rien ne saurait s’y soustraire. Pourtant, il semble que chacun ait déjà fait l’expérience des
limites du langage, que le langage peut nous paraître mal ajusté, ou inapte à retranscrire ce que l’on
a sous les yeux ou dans le coeur. Ainsi, en dépit de l’amplitude du langage, de la précision dont il
peut se montrer capable, il semble semble parfois se heurter à des résistances. Ce qui se soustrait à
l’expression se nomme l’indicible. Celui-ci surgit dans deux cas de figure (qui nous permettent de
comprendre deux fonctions importantes du langage, à savoir la désignation et l’expression) :
lorsqu’il s’agit de désigner des choses extérieures ou lorsqu’il s’agit d’exprimer mon vécu intérieur.
Ainsi face aux camps d’extermination, notre stupeur est telle que les mots nous manquent. Ce n’est
pas de la violence, c’est plus que de la violence, ce n’est pas de la cruauté, c’est plus que de la
cruauté. Il semble qu’il n’y ait pas de mot suffisamment fort pour décrire cette horreur. De même,
on éprouve parfois un sentiment qu’il nous est difficile d’exprimer. J’éprouve un sentiment intense
de gratitude envers quelqu’un mais aucune phrase ne semble en faire le tour, exprimer le tout de
cette gratitude (un simple merci semble alors bien peu de chose).

(Quels sont les attributs du langage (et pourquoi il n’y a de langage qu’humain) ?

- le langage n’est jamais une simple réaction à un stimulus3. En effet, une même situation peut
conduire à une quantité infinie de réactions linguistiques possibles. Au contraire, la communication
animale est absolument instinctive et, en ce sens, prévisible. Telle situation conduira nécessairement
à telle expression. Il faut ici avoir en tête l’exemple de l’abeille4 qui ne fait à chaque fois que
retranscrire des éléments bien précis (indiquant le lieu et la distance du butin)

1 C’est ce que l’on nomme, en termes techniques, la « déictique ». Le geste peut servir à indiquer quelque chose aux
alentours.
2C’est ce que Chomsky note la générativité du langage humain. On peut générer un nombre infini de phrases à partir
d’un nombre fini de mots. CHOMSKY Noam, Le Langage et la pensée : «
3Cette idée a été notamment été défendu par un certain béhaviorisme, qui désigne un courant en psychologique
défendant l’idée selon laquelle le comportement consiste en une série de réaction à des stimuli.
4 http://bcpst2lamartin.free.fr/IMG/pdf/Benveniste_1-2.pdf
1
- Ensuite, le langage humain est créatif. On a pensé que l’enfant apprenait le langage comme une
série d’énoncés qu’ensuite il répétait à l’occasion. Un répertoire de mots, de formules « toutes
faites » serait ainsi constitué (comme s’il fallait avoir entendu toute une langue pour pouvoir la
manier), que l’enfant apprendrait à mobiliser lorsque l’occasion se présente (lorsqu’un stimulus
qu’il reconnaît advient). Or une immense majorité de ce qui est écrit ici, vous ne l’avez jamais lu
ailleurs (en tout cas, pas en ces termes) et pourtant vous le comprenez. De même, aujourd’hui vous
direz des choses que vous n’avez jamais tout à fait formulées comme telles, et cela ne requiert pas
de vous un effort particulier. Il est normal pour n’importe quel locuteur de formuler des phrases
inédites et d’être capable de les comprendre. Comme le dit Chomsky, le langage, c’est ce qui
permet de faire de l’infini à partir du fini.

- Aussi le langage est doué de pertinence. Il est à-propos. C’est ce qui distingue le langage humain
de son usage par le perroquet, qui se contente de répéter bêtement les mêmes phrases,
indépendamment du contexte).

I — Le langage est-il capable de tout dire ?

A) Le langage est un outil qui pèche par sa grossièreté, son imprécision.

L’une des thèses de Bergson consiste à affirmer que le langage est un obstacle à notre
appréhension du monde. En ce sens, on peut dire qu’il fait écran et qu’il nous empêche de saisir le
réel en tant que tel. Pourquoi ? Car le langage est essentiellement composé de noms communs, de
« genres » comme le souligne Bergson. Ainsi on emploie le terme « chien » qui est valable pour un
grand nombre d’êtres vivants (tous ceux qui ont quatre pattes et qui aboient). Mais ce terme, du fait
de sa généralité, ne rend pas compte de ce que chaque chien a d’unique, et ce, non seulement parce
qu’il ne fait pas la distinction entre les différentes espèces mais qu’il ne fait pas de différence entre
les chiens au sein d’une même espèce. Cette tendance, issue du besoin, est commune tous les êtres
vivants. Chez l’être humain, elle trouve son parachèvement dans le langage. En effet, le loup,
lorsqu’il est en proie à la faim, n’a pas besoin de faire la différence entre une chèvre et une brebis. Il
a seulement besoin de savoir que cette chair peut le rassasier. Il n’y voit donc rien d’autre qu’une
proie. De même, il ne nous est pas utile de faire la différence entre chaque table dans une salle de
classe. On peut toutes les ranger sous la même étiquette, sous la même catégorie. Ce qui importe,
c’est qu’elles puissent servir, constituer un socle pour les affaires scolaires.
Le langage ne permet pas de restituer les choses ont d’unique, de toujours singulier.5 Si je me trouve
à une brocante et que je veux convaincre mon mari ou ma femme d’acheter cette table, je serai bien
en peine de dire ce que celle-ci a d’unique, pourquoi elle est vendue à un prix aussi élevé. Je
dispose seulement du mot « table » qui manque l’unicité de la chose. Cette imprécision concerne
tout autant les choses extérieures que mon vécu intérieur. Ce que j’éprouve est complexe,
potentiellement ambivalent6, c’est-à-dire qu’il n’y a pas de sentiment simple. Les sentiments sont
toujours imbriqués les uns dans les autres. Ainsi je ressens une colère teintée de tristesse et de
déception (c’est ce ce que veut dire Bergson lorsqu’il parle des « mille nuances fugitives ») mais

5 Il n’y a pas deux tables absolument identiques. Même si elles paraissent identiques (peut-être est-ce simplement notre
regard qui manque d’acuité ?), elles ont au moins un emplacement différent et sont donc exposées à la lumière sous un
autre angle et la reflètent donc tout aussi différemment.
6 Lacan avait forgé le concept d’ « hainamoration » pour exprimer l’ambivalence de tout sentiment amoureux, qui peut
tout aussi bien se renverser en haine lorsque l’être aimé déçoit ou devient une source de souffrance.
2
cette complexité n’est pas rendue par le langage. J’en viens simplement à dire que « ça m’énerve »
ou encore que « ça me casse les pieds ». Non seulement, notre sentiment est complexe mais il est
tout à fait singulier dans la mesure où il est une expression de notre histoire personnelle (« mille
résonances profondes »). L’amitié que Jacques ressent n’est pas le même que l’amitié que ressent
Pierre. Pourquoi ? Car Jacques ayant longtemps été isolé ou ayant un tempérament solitaire, ce
sentiment a une valeur particulière. Pierre, qui est très sociable et très entouré, ne vit donc pas cette
amitié de la même manière. Notre sentiment exprime toute notre personne et, en ce sens, est
toujours unique. Le langage ne parvient pas à l’exprimer. Le seul qui y parvient est le poète et le
romancier. On peut dire des artistes qu’ils parviennent à tordre le mieux linguistique pour lui faire
dire le singulier. Ainsi puisque nous employons des mots tout faits, des mots qui sont aussi ceux des
autres et qui sont généraux, nous ne parvenons pas à ressentir ce que nous avons d’unique. Le
langage est donc un écran (« zone mitoyenne ») entre les choses et moi puis — plus grave peut-être
— entre moi et moi-même. Je n’ai pas accès à mon vécu car au lieu de me rendre attentif à ce qu’il
a d’unique, d’absolument personnel, j’emploie des mots généraux. Pierre et Jacques parlent tous
deux d’ « amitié » mais ce sentiment n’a pas la même physionomie chez l’un et chez l’autre.

D’après Bergson, le langage ne nous permet pas de tout dire. L’emploi du pronom personnel « on »
est ici significatif puisque le langage, du fait de sa généralité, ne peut qu’exprimer les sentiments
dans ce qu’ils ont d’impersonnel. Il est donc par essence voué à manquer ce ce que les choses ont
d’unique, incapable de restituer la singularité de chaque chose.

B) Le supposé ineffable est plutôt le signe d’une pensée défectueuse. Il n’y a de pensée que dans le
langage.

« Là-bas, où que ce soit, nier l’indicible, qui ment. »


MALLARMÉ Stéphane, La Musique et les lettres, Gallimard

Le paradoxe du langage : l’intérieur y devient pleinement extérieur puisque ma pensée est


tout entière exposée, projetée au dehors (au fond, on pourrait parler d’une fondamentale
« impudeur » du langage) et que l’extérieur est intérieur (puisque même dans le soliloque, même
dans elle monologue intérieur, j’emploie le langage).
D’après Hegel, nous ne savons ce que nous ressentons ou pensons que dans la mesure où
nous sommes en mesure de l’exprimer. En effet, il refuse l'idée selon laquelle certaines de nos
pensées seraient si raffinées et si subtiles qu’elles ne pourraient passer dans le langage. Une
pensée qui demeurerait prisonnière du carcan de l’intériorité n’aurait aucune consistance, aucune
réalité. Elle n’existe et ne se précise que dans la mesure où elle parvient à l’expression. On peut
penser à l’élève qui affirme : « c’est clair dans ma tête mais je ne sais pas le dire ». Selon Hegel, il
s’agit d’un mensonge ou, disons, d’une inconséquence. Si c’est clair, alors on sait le dire. Boileau le
souligne très justement : « ce qui se conçoit bien s’énonce clairement ». C’est d’ailleurs une
manière de mettre à l’épreuve notre maîtrise d’un sujet ou d’une idée. Si on sait en parler avec
clarté, c’est que notre pensée elle-même est claire.
Ainsi le mot n’est pas un défaut de notre pensée. Il n’est pas ce dont la pensée doit se vêtir pour
s’exprimer tout en s’en trouvant grossièrement déformée. À nouveau, ce n’est que par le mot que la
pensée parvient à la clarté et à l’extériorisation. Il n’y a pas de pensée au-delà du langage. Il n’y a
de pensée que dans le langage, que dans le processus de son énonciation.
Tâchons de donner deux exemples pour illustrer (cette idée selon laquelle le langage est une
condition de l’intelligibilité) : tout d’abord, un exemple qui nous vient de Hegel lui-même. Un
3
enfant se trouve face à un animal qu’il n’a encore jamais vu. Il demande à son parent ce que c’est. Il
l’a pourtant juste sous les yeux, il le voit nettement mais ressent le besoin du mot pour identifier
l’animal. Le parent lui dit que c’est un lion. Grâce à ce mot, il sait à quoi il a affaire. Enfin, il
comprend ce qui lui fait face. En ce sens, l’enfant est plus avisé que Bergson qui a naïvement pensé
qu’on pouvait accéder au réel indépendamment du langage.
De même pour ce que l’on éprouve intérieurement. Admettons que je ressente beaucoup de joie et
une forme de timidité face à quelqu’un, que je me surprenne même à rougir en sa présence. Si je ne
disposais pas du concept d’ « amour », je ne pourrais savoir que ces sensations sont celles du
sentiment amoureux. C’est grâce à ce mot que je comprends ce que j’éprouve, que mes propres
sensations me deviennent intelligibles.

c) Pour autant, il faut sauvegarder la distinction entre dire et penser (la lettre et l’esprit)

On peut cependant relever certains usages du langage où la pensée est nécessairement en


excès sur ce qui est dit. Il s’agit des énoncés qui requièrent une interprétation et cela est
particulièrement manifeste pour la poésie ou les textes sacrés. Dans le cadre religieux, on mobilise
la distinction entre l’esprit et la lettre, c’est-à-dire ce qui est dit et ce qu’on peut en comprendre,
même si notre interprétation n’est jamais assurée. Ainsi l’une des phrases de la Bible qui a fait
couler le plus d’encre est celle que Dieu énonce face à Moïse (Exode, 3:14) : « Je suis celui qui
suis ». Comment le comprendre ? Qu’est-ce que cela veut dire ? De même, dans le prologue d’Une
saison en enfer, Rimbaud écrit : « Un soir, j’ai assis la Beauté sur mes genoux — Et je l’ai trouvée
amère. — Et je l’ai injuriée. » Encore une fois, la pensée qui se cache derrière cet énoncé est
énigmatique mais ce n’est pas le signe d’une défectuosité ou d’une pensée confuse. C’est au
contraire le signe d’une richesse de significations qu’abrite la phrase poétique et qui donc sollicite
notre travail d’interprétation.

Transition : S’il semble que le langage soit à même de tout dire, avons-nous pour autant le droit de
le faire ? Ici, le pouvoir ne renvoie plus à la capacité mais à la légitimité et questionne notre usage
moral du langage.

II — On n’est pas en droit de tout dire

a) Certains usages passionnels de la parole doivent être proscrits par l’État

D’après le texte, il paraît nécessaire de réguler les actions humaines, c’est-à-dire qu’il faut
énoncer une série de règles auxquelles tout le monde s’astreint pour assurer une vie collective
pacifiée. En d’autres termes, chacun ne fait pas ce qu’il veut. Dès qu’on vit en société, on renonce à
son droit d’agir « selon son propre décret » (c’est-à-dire à sa guise, selon son bon vouloir). Pour
autant, cette régulation de l’action n’implique pas la censure. On ne fait pas ce qu’on veut mais
on peut en droit dire ce qu’on veut. Ainsi pour Spinoza, l’État n’a pas à censurer les citoyens pour
assurer sa stabilité. Au contraire, il a même tout intérêt, selon lui, à garantir la liberté d’expression
car ce qui ne peut être prohibé, il faut l’autoriser. De toute façon, on ne parviendra pas à réduire
au silence les individus. Ils ne savent pas se taire. De plus, l’État ne saurait avoir de contrôle sur nos
pensées (il n’a pas accès à notre intériorité) or peut-on vraiment dire d’un individu qu’il est libre de
penser s’il doit garder sa pensée pour lui-même, s’il doit la taire. Il semble qu’une liberté de pensée
4
bien comprise se prolonge en liberté d’expression (par ailleurs, une pensée s’affine par sa
confrontation avec d’autres). Il faut donc reconnaître le fait suivant : on peut s’efforcer de
manipuler le peuple, on ne parviendra jamais pour autant à une vérité officielle (« il est impossible
que tous donnent la même opinion »), sur laquelle tous les citoyens tomberaient d’accord. Pire
encore, si on n’autorise pas à parler, on pousse les gens à comploter, à parler secrètement. On
favorise alors une forme de duplicité (où les individus ne disent pas ce qu’ils pensent) qui peut
conduire à la sédition.
Donc après avoir établi que l’État gagne à instituer la liberté d’expression, Spinoza
précise son propos puisqu’il souligne que cette liberté n’est pas pour autant illimitée mais
qu’elle souffre certaines conditions. En effet, dans l’espace public, on est en droit d’exprimer son
opinion mais tout usage de la parole n’est pas pour autant légitime. Ainsi Spinoza distingue
nettement un usage rationnel de la parole d’un usage passionnel. Celui-ci doit être entendu en deux
sens : parler sous le coup d’une passion (« la colère est mauvaise conseillère ») ou espérer la suscité
(déployer des artifices rhétoriques pour susciter la colère ou la peur des individus. Exemple récent :
lorsqu’il était question de la réforme des retraites, le ministre Gabriel Attal a martelé : « c’est soit la
réforme soit la faillite ». Ce n’est pas un argumentaire mais une formule qui vise à faire peur. Si on
ne fait pas comme il dit, alors on court droit vers la catastrophe… C’est un usage passionnel de la
parole. Cet usage témoigne également d’une indifférence à la vérité puisqu’on est soucieux de
l’effet de notre discours sur notre auditeur : il faut le tromper de sorte à le rallier à notre cause.
L’usage rationnel, quant à lui, mobilise des arguments et s’efforce de justifier son point de vue.
L’une des conditions tient donc à la nature de la parole ou à ce qui la motive : raison ou passion.
La seconde condition distingue quant à elle parole et action. Il est préférable de parler plutôt
que d’agir et dans le cas où un souverain formulerait une loi injuste, il ne faut pas tant chercher à le
renverser qu’à argumenter en faveur du retrait de la loi. Pourquoi ? Car il faut éviter la sédition et
garantir le plus possible la stabilité de l’État, mais aussi parce que le renversement du souverain,
même si sa loi est injuste, ne conduira pas à une situation plus juste. En effet, le groupuscule
qui destitue le souverain et s’empare du pouvoir reste une minorité et qui risque, elle aussi, à son
tour, d’imposer sa loi. Autrement dit, on passe d’une injustice à une autre. Le moment du collectif
n’a jamais eu lieu. Au contraire, montrer en quoi une loi est injuste est non seulement un droit mais
un gage d’excellence politique. Chaque membre du corps politique possède en quelque sorte un
double statut puisqu’il est à la fois sujet et citoyen, soumis à elle et participant activement à son
élaboration. Ainsi il accomplit sa citoyenneté lorsqu’il montre l’injustice d’une loi et en propose une
autre par des voies rationnelles (tant que cette parole n’a pas vocation à se muer en action).

Cette opposition que Spinoza établit entre parole et action a une pertinence limitée. Effectivement,
la parole ne s’oppose pas à l’action puisqu’il y a même certaines actions qu’on ne peut accomplir
qu’au moyen de la parole.

—> Étude d’un article sur la liberté d’expression sur Twitter (Elon Musk)

b) Formuler une promesse qu’on ne tiendra pas est immoral

Le point de départ du texte d’Austin tient à un constat : il existe, semble-t-il, des énoncés
qui n’ont pas pour fonction de décrire un état de choses mais qui accomplissent une action.
L’enjeu pour cet auteur est d’enrichir notre compréhension du langage, qu’on a trop vite fait de
réduire à sa fonction constative et descriptive. En effet, on pense généralement que la fonction
première du langage est de se rapporter au monde, en indiquant par exemple la couleur d’un fruit
5
(« cette pomme est verte ») ou encore la forme d’un objet (« cette table est ronde ») et c’est par
ailleurs ce présupposé qui fondait la critique bergsonienne : le langage, qui a pour fonction de
décrire le monde, n’y arrive pas car il contient avant tout des termes généraux alors que le monde
est peuplé de singularités.
Outre la critique hégélienne, on peut dès lors formuler une deuxième critique au texte de
Bergson : sa conception du langage est réductrice. Bergson ne s’est pas rendu attentif aux usages
performatifs du langage. Cette distinction entre énoncés constatifs (qui visent à dire quelque chose à
propos de quelque chose) et énoncés performatifs structure le texte. Austin s’appuie d’abord sur une
série d’exemples qui ont trait au mariage, au baptême, à la promesse, au pardon etc. et s’attache à
montrer ce que ces énoncés ont de commun : ils permettent d’accomplir une action ; l’action qu’ils
accomplissent ne peut être accomplie par d’autres moyens (peut-on pardonner quelqu’un autrement
qu’en lui annonçant qu’il est tout excusé) que l’énonciation performative ; enfin, ils ne sont pas
susceptibles d’être vrais ou faux mais seulement d’être « heureux » ou « malheureux » (happy/
unhappy). Certes, on parle de « fausse promesse » mais il s’agit, aux yeux d’Austin, d’un simple
abus de langage. On ne peut pas vérifier une promesse comme on vérifie que « l’eau est chaude »
ou que « Pierre est méchant » ou encore que « La Révolution Française a eu lieu en 1789 »…
C’est justement sur ce dernier point qu’Austin s’arrête. Quelles sont les conditions pour qu’un
performatif fonctionne, pour que l’acte puisse s’exécuter ? En effet, si j’arrête deux badauds dans la
rue et décide de sceller leur union, j’aurai beau dire « je vous déclare mari et femme », cette parole
n’a pas le moindre effet. Pourquoi ? Car il faut d’abord que le locuteur comme l’auditeur soit
doté d'un certain statut qui confère au performatif son efficacité. Ainsi seul un maire peut
marier deux personnes consentantes. Ce n’est pas à la portée du premier venu. De même, un prêtre
ne peut baptiser un orang-outan car dans la religion chrétienne, il n’est pas question de baptême
animal (il n’est donc pas susceptible de recevoir le baptême, de même qu’on ne peut marier un
individu à une chaise, celle-ci n’étant pas reconnue comme un véritable partenaire conjugal). On
peut ajouter que pour ces deux exemples, le performatif requiert à chaque fois un contexte, un rite
ou une cérémonie d’après le texte. On ne peut ni marier ni baptiser partout, dans n’importe quelle
circonstance.
Ensuite, un performatif requiert, pour fonctionner, de la sincérité. Si je dis à quelqu’un que
je le pardonne mais que pour autant, je lui voue une rancoeur persistante et que je l’invite sans cesse
à revenir sur ce que j’ai dû lui pardonner, l’énoncé n’était pas sincère. Je ne le pensais pas, je savais
au fond de moi que je ne l’avais pas véritablement pardonné, bien que je l’ai prétendu en face de
lui. Ce pardon, parce qu’il est mensonger, n’opère pas. Il est inefficient. Cet exemple nous permet
également de comprendre que cette sincérité, non seulement est nécessaire, mais ne peut être
seulement ponctuelle. Ma parole m’engage et je suis supposé me tenir à ce que j’ai affirmé. Si je
formule par exemple l’énoncé « faites comme chez vous, vous êtes le bienvenu »7 mais que tous
mes actes laissent à penser que je continue de le considérer comme étranger et que je donne à mon
invité l’impression d’être intrusif, alors mon énoncé était creux. C’était une simple formule de
politesse, qui ne m’engageait pas véritablement. Le performatif n’a pas fonctionné (« unhappy ») et
l’invité n’a pas à proprement parler été accueilli. De même, si je promets à un ami de venir le voir
tous les jours à l’hôpital mais que finalement je ne le fais pas, le performatif n’opère plus. La
promesse est rompue.
Pour conclure, Austin recense donc trois conditions pour qu’un performatif fonctionne :
- statut des interlocuteurs (+ contexte)
- Sincérité (en anglais, on dit « I mean it », pour dire que ce ne sont pas que des mots, que notre
pardon par exemple est sincère)

7 Énoncé par lequel j’accomplis l’acte d’accueillir, par lequel j’offre l’hospitalité.
6
- Engagement (la promesse n’est pas un acte ponctuel mais m’engage sur la durée).

—> Texte bonus sur l’ambivalence de la promesse chez Nietzsche (la promesse comme force/la
promesse comme rigidité)

Transition : Nous renvoyons dos à dos l’idée selon laquelle le langage serait un outil imparfait et la
censure essentiellement politique. Si on ne peut pas tout dire, c’est que quelque chose en nous
(l’inconscient) s’oppose à l’extériorisation de certains contenus psychiques.

III — L’art parvient à exprimer de façon détournée ce qui demeure tu.

Il y a des choses que nous ne parvenons pas à dire, non du fait de l’imperfection du langage
mais parce qu’il nous est pénible d’avoir à le dire. Cette résistance a été thématisée par la
psychanalyse et expliquée à partir du concept freudien de refoulement.
D’après Freud, nous éprouvons tous des désirs dont certains sont mal perçus par la sociétés, jugés
immoraux etc. Ainsi le plaisir engendré par la satisfaction de ce désir s’avérerait moindre que le
déplaisir engendré par la honte, par le regard réprobateur d’autrui. Parce que nous éprouvons un
désir interdit, ce désir nous embarrasse et nous préférerions ne pas l’éprouver. Nous n’avons plus
envie d’y avoir affaire alors nous le refoulons. Le refoulement est un concept central de la
psychanalyse qui est peut-être plus facile à figurer qu’à définir.8 Il faut imaginer un certain contenu
psychique (un désir mais ça peut aussi être un événement traumatique auquel on préfère ne plus
penser car « c’est trop grand pour nous ») qui est enterré bien profond sous la terre afin que ce désir
ne nous sollicite plus, qu’il nous laisse bien tranquille. Pourtant, ce qui a été enterré finit toujours
par ressurgir. Le cadavre n’est jamais vraiment mort car le désir continue d’agir, même refoulé.
Effectivement, même si nous ne parvenons pas à l’exprimer, le désir, parce qu’il est « têtu »9, trouve
des voies détournées d’expression. Ainsi l’oeuvre d’art devient un lieu privilégié de manifestation
— indirecte ou « dissimulée »10 — du désir.
Pour illustrer cette idée, on peut s’appuyer sur la lecture que Freud propose de l'oeuvre de Léonard
de Vinci et qui le conduit à forger le concept de sublimation. Léonard de Vinci était
vraisemblablement homosexuel, à une époque où cette orientation sexuelle était honnie. L’artiste
n’a donc pas pu assouvir ce désir et s’est trouvé contraint de le refouler, de renoncer à y faire droit.
Il a alors déplacé sa libido (car encore une fois, on ne peut jamais s’en débarrasser) dans l’activité
artistique et intellectuelle. C’est précisément ce déplacement que Freud nomme « sublimation ». Ce
terme nous vient de la chimie et désigne un changement d’état.11 Ainsi une pulsion sexuelle se
trouve assouvie non par un acte sexuel mais par une activité intellectuelle (changement d’état). Par
ailleurs, la sublimation élève le désir au sublime puisqu’il conduit à la création de belles oeuvres
(livres, tableaux etc.), ce qui n’aurait pas été possible si la pulsion sexuelle avait été assouvie
directement. Qu’est-ce qui autorise une telle lecture ? Un récit de rêve de Léonard de Vinci analysé

8 On peut proposer une définition rigoureuse du refoulement comme suit : action psychique par laquelle la pulsion, sous
l’effet d’une censure liée à un interdit, est maintenu à distance de la conscience.
9Freud dit du désir qu’il est « indestructible », attribut pour le moins curieux tant la tradition philosophique a au
contraire insisté sur sa versatilité et son inconsistance.
10 car le propre du désir, outre son entêtement, est d’avancer masqué. Il s’exprime à travers le rêve, le lapsus, l’acte
manqué, le symptôme etc.mais pour autant on ne devine pas tout de suite ce qui a été refoulé. Est exigé de la part du
psychanalyse un travail d’interprétation, c’est-à-dire qu’il doit déchiffrer ces signes pour comprendre le désir ou le
trauma auquel ils renvoient.
11 https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/sublimation/75051
7
par Freud ainsi que ses tableaux eux-mêmes, dont l’androgynie des portraits est récurrente et
semble témoigner de l’ambiguïté du désir de l’artiste.

Aux yeux de Freud, la sublimation désigne une réussite du désir car celui-ci, au lieu de se
trouver contrarié par le refoulement et de s’exprimer par des voies pathologiques (symptôme,
névrose) trouve une manière indirecte et « noble » (car la chair n’a rien d’ignoble) de se satisfaire.
Comme le souligne le texte, elle permet à l’artiste de sortir de la névrose et au désir de rejoindre à
nouveau la réalité au lieu de rester prisonnier de l’intériorité et de donner lieu, dès lors, à un conflit
psychique entre la conscience (qui censure car soumis au principe de réalité) et l’inconscient (qui
veut jouir puisque soumis au principe de plaisir).

<!> La psychanalyse freudienne déploie une série de concepts originaux qu’il faut retenir :
refoulement, inconscient, sublimation, le couple principe de plaisir/principe de réalité etc.

Films à voir éventuellement :


- Premier Contact, Denis Villeneuve
- Passion secrète, John Huston

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