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Les Existences Moindres - David Lapoujade
Les Existences Moindres - David Lapoujade
DAVID LAPOUJADE
LES EXISTENCES
MOINDRES
Abréviations
2. Modes d’existence
Les phénomènes
Les choses
Les imaginaires
Les virtuels
3. Comment voir
4. Distentio animi
5. De l’instauration
6. Les dépossédés
Du même auteur
Abréviations :
Nous citons les livres d’Étienne Souriau sous les abréviations
suivantes :
– AA : Avoir une âme – essai sur les existences virtuelles,
Belles-
Lettres/Annales de l’université de Lyon, 1939.
– DME : Les Différents modes d’existence, PUF, 1943 ; rééd.
2009,
coll. « Métaphysiques ».
– IP : L’Instauration philosophique, PUF, 1939.
– OD : L’Ombre de Dieu, PUF, 1955.
1. Une monade en surnombre ?
Nous sommes le 21 février 1930. Chapeau sur la tête, fines
lunettes sur le nez, Fernando Pessoa, l’homme aux multiples
hétéronymes, se promène comme chaque jour dans les rues
de
Lisbonne. Comme chaque jour, il éprouve fatigue et lassitude. Il se
sent séparé du monde extérieur et éprouve le vide
de sa propre
existence. D’un point de vue général, il estime
qu’il y a « erreur
métaphysique » sur sa personne1. On dirait
qu’il se vit comme une
monade en surnombre. On sait que,
dans le système leibnizien, les
monades sont sans porte ni
fenêtre ; si elles n’ont besoin d’aucune
ouverture sur le monde
extérieur, c’est parce que ce monde est
inclus en elles sous
forme de perceptions variées et ordonnées. Or,
tout le problème de Pessoa, c’est qu’il a des perceptions, mais elles
ne
lui font pas plus éprouver la réalité du monde extérieur que
la
réalité de sa propre existence. Ce n’est plus la réalité qui
est
extérieure, c’est plutôt lui qui est extérieur à toute réalité.
Il est
comme une monade, mais une monade sans monde,
enfermée
derrière portes et fenêtres. « Entre la vie et moi, une
vitre mince.
J’ai beau voir et comprendre la vie très clairement,
je ne peux la
toucher2 ». Il est pour ainsi dire privé de la
possibilité d’exister,
alors même qu’il doit supporter le poids
de l’existence. S’il y a là
une « erreur métaphysique », c’est
parce que le monde créé par
Dieu n’a accordé aucune place
à cette monade flottante, rêveuse,
inactive, sans connexion
avec le monde réel.
Mais au lieu de poursuivre sa promenade, voilà qu’il
s’immobilise au milieu d’un pont.
2. Ibid., p. 114.
3. Ibid., p. 71-72.
5. Pour une bibliographie plus complète des ouvrages d’É. Souriau, cf.
Dictionnaire des philosophes, D. Huisman (dir.), PUF, rééd. 1993.
7. DME, 125 : « L’existence, c’est toutes les existences ; c’est chaque mode
d’exister. En tous, en chacun pris à part, intégralement l’existence réside et
s’accomplit. » Cette phrase fait écho à une autre, DME, 111 : « Car l’art, c’est
tous les arts.
Et l’existence, c’est chacun des modes d’existence. Chaque mode
est à soi seul un
art d’exister. »
8. IP, 367 : « Exister, c’est toujours exister de quelque manière. Avoir
découvert
une manière d’exister, une manière spéciale, singulière, neuve et
originale d’exister,
c’est exister à sa manière. »
9. AA, 94 et 113-114 : « Il faudrait, ces points lucides, ces purs éclats de
lumière,
les considérer un peu comme des cimes à l’aurore (...) ; des cimes qu’un
glacis rose
fait apparaître de-ci de-là dans une région montagneuse, à l’heure
sublime. Mais il
faudrait considérer ce glacis rose comme une sorte
d’illumination propre, d’Alpenglühen, de palpitation de lumière qui serait la
réalité directe, et par laquelle ces
cimes seraient non pas tirées de l’ombre où elles
existeraient somnolentes, mais
posées et instaurées. Car cette splendeur serait
leur être propre. »
16. IP, 63 : « Ce geste qui amène, qui reconstitue, qui constitue dans un
monde
séparé et tout spirituel, qui pose en être à la fin séparément tous ces
reflets, ou tous
ces actes, c’est le geste philosophique par excellence » (voir aussi,
IP, 229, 235 sq.).
17. AA, 86 : « La ressource qui s’offre, c’est d’étudier le problème (...) dans le
domaine de certaines présences spéciales, qui d’une part ne correspondent
sûrement
à rien d’objectif, qui d’autre part ne figurent au compte de l’âme qu’à
condition
d’être plus organisées et plus déterminées que ne le comporte leur
première présence
subjective, vaguement faite d’une ébauche à peine esquissée,
aiguisée d’une intentionnalité plus ou moins énigmatique... »
Les phénomènes
En réalité, de tels processus se situent à un autre niveau,
lorsqu’on quitte le strict plan atomiste des modes pour rejoindre le
plan où ils se conjuguent entre eux, passent les uns dans
les autres
pour former de nouvelles entités, plurimodales. Mais
c’est
justement ce dont il faut faire abstraction pour l’instant
et s’en tenir
aux modes pris isolément. Par exemple, comment
saisir le mode
d’existence du phénomène indépendamment de
la conscience qui
le perçoit ? Comment le penser en et pour
lui-même, dans son
existence propre ? D’une certaine façon,
la méthode suivie par
Souriau est à l’opposé de la réduction
phénoménologique qui
rapporte les phénomènes à la conscience ou à l’ego auxquels ils
apparaissent. Établir une telle
corrélation, c’est déjà faire dépendre
le phénomène d’un autre
mode d’existence, déplacer la perspective.
Même difficulté si
on le rapporte à une essence, une substance ou
un noumène ;
on déforme son mode d’existence propre pour le
faire dépendre d’un autre, supposé plus consistant ou plus réel2.
Or le phénomène a une manière de se poser lui-même, dans
sa
perfection propre qui le distingue de tout autre mode d’existence.
Il se déploie dans une architectonie instantanée qui lui
donne sa
tonalité et son éclat singuliers. Souriau prend souvent
les mêmes
exemples. Ce sont comme des moments de grâce
de la nature,
décrits dans leur splendeur soudaine, un nuage
rose dans le ciel,
une branche d’arbre remuée par le vent, la
ligne de crête d’une
montagne illuminée par le soleil couchant,
de purs instantanés en
soi et pour soi. Tout le paysage se
recompose à la faveur d’une
nuance. Le phénomène est cette
nuance même. Ou plutôt la
nuance est l’« âme » du phénomène
au sens où elle témoigne de
l’action d’un principe formel fugitif
indépendant du contenu
sensible ou de la matière du phénomène (DME, 115). C’est à
travers cette architectonie soudaine
que le phénomène conquiert
son mode d’existence propre,
même s’il se dissipe aussitôt. Autre
manière de dire qu’il y a
un « art immanent au phénomène »
(DME, 118). Brève apparition d’une structure et dissipation. Le
phénomène n’a donc
rien à voir avec la sensation. Les sensations
sont plutôt « le
vacarme du phénomène », elles ne font le plus
souvent que
brouiller et masquer le principe formel qui structure
son apparition3. « Le contenu sensible de cet ensemble peut être
mis
entre parenthèses : c’est son architectonique – pur principe
formel – qu’on peut garder à part, et considérer comme l’âme
et la
clef de cette patuité indubitable » (DME, 115).
Les choses
À son tour, la chose a une façon bien à elle de se poser
comme
existante, tout à fait distincte de celle du phénomène.
Qu’est-ce
qu’une chose ? Comment une chose fait-elle pour
exister en tant
que chose ? Comme le phénomène elle se manifeste, mais, à la
différence de ce dernier, elle persiste à travers
ses diverses
manifestations (DME, 120). Comme le disent
Bruno Latour et
Isabelle Stengers dans leur introduction à la
réédition des Différents
modes d’existence, la chose est « ce
qui se maintient à travers ses
manifestations – contrairement
au phénomène qui n’était que (et
toutes) ses manifestations »
(DME, 38). Une chose se conquiert et
se possède dans une
permanence à travers l’espace-temps. « C’est là
sa base d’existence. En tant qu’art d’exister, c’est la conquête et la
réalisation, la possession effective de cette présence indifférente à la
situation » (DME, 123). On n’est plus emporté par la variété
changeante des phénomènes, on s’installe dans un monde de
permanences.
Mais peut-être ne faut-il pas parler de la chose tant le
concept
renvoie chez Souriau à des entités ou des « réités »
distinctes. Là
encore, il faut introduire des distinctions ou
préciser qu’il y a une
grande variété de choses selon leur
manière de se maintenir à
travers leur espace-temps. Le triangle équilatéral est une chose,
mais une sonate de Schubert est
aussi une chose. Les pyramides
d’Égypte, Socrate, un atome
sont des choses, quoiqu’elles ne
subsistent pas toutes de la
même manière à travers l’espace-temps.
Une image de Souriau
illustre ces différences. Il faut imaginer une
feuille de papier
tantôt pliée en accordéon, tantôt froissée, à travers
laquelle on
plante une aiguille. Il n’y a qu’une aiguille et qu’un seul
trou ;
mais lorsqu’on déplie la feuille, plusieurs trous apparaissent,
différemment disposés selon le cas : tantôt réguliers sur la
feuille
pliée en accordéon, tantôt dispersés au hasard sur la
feuille froissée.
La chose est une, comme l’aiguille, mais les
manifestations de sa
permanence dans l’espace-temps peuvent
être aussi variées que la
disposition des trous sur la feuille.
Ainsi, par exemple, le triangle
équilatéral ou n’importe quelle
« entité rationnelle » peut exister de
manière dispersée en plusieurs endroits à la fois. « Le triangle
équilatéral en soi est
l’essence une de diverses apparitions
phénoménales » (DME,
124) ; c’est aussi le cas d’une sonate qui
peut être interprétée
en plusieurs endroits simultanément, ou ne
plus l’être nulle
part pendant un certain temps. Quoi qu’il en soit
des variations
phénoménales de ces manifestations, elles renvoient
bien à une
chose numériquement une, « indifférente » aux
situations
concrètes.
Mais, à la différence des essences, des entités rationnelles ou
musicales, il existe des choses qui sont soumises à l’obligation
d’exister ici et maintenant ; ce sont les choses singulières.
L’individu Socrate ne peut pas avoir l’ubiquité du triangle
équilatéral ni l’intermittence apparente d’une sonate. Il est
astreint à
une forme de présence permanente qui lui interdit
toute ubiquité.
« N’être jamais à deux endroits à la fois, c’est
triste. Être toujours
quelque part, la condition est plus dure
encore » (DME, 124).
Cette astreinte propre aux choses singulières est en même temps
une définition du corps. Le corps
ne se définit pas d’abord par ses
caractères organiques ou
physiques, mais par les obligations
permanentes auxquelles il
soumet le psychisme. Le corps est
d’abord une astreinte. De
ce point de vue, le corps propre est pour
nous la première des
« choses » dans la mesure où il se maintient et
nous enfonce
dans le monde. « C’est le premier ouvrage, le chef-
d’œuvre
enfantin du stade où nous avons cessé d’être simplement
phénomène » (DME, 130). Avec le corps, nous entrons dans le
monde des choses.
Mais cette permanence ne constitue qu’un premier trait.
Pour
être chose, une existence doit être liée à d’autres, et
former avec
elles une unité systématique, composer une histoire
qui les lie dans
un cosmos défini. L’architectonie du phénomène se transforme et
devient « cosmicité ». Socrate est inséparable de tout le contexte
qui le définit comme tel, Athènes,
sa législation, ses mœurs, la
langue grecque, etc., tout comme
le triangle équilatéral est
inséparable d’un ensemble d’axiomes
et des propriétés de l’espace
euclidien ; la sonate est liée à des
règles d’harmonie, aux
instruments qui doivent l’exécuter, etc.
Il y a une « cosmicité » du
monde des choses, une organisation,
divers systèmes de liaisons qui
assurent leur stabilité – par
différence avec le monde changeant des
phénomènes dont les
architectonies sont évanescentes. Mais,
paradoxalement, cette
permanence des choses ne leur est pas
inhérente, elle vient des
psychismes.
En effet, tandis que le phénomène ne doit sa manière d’exister
qu’à lui-même, la chose doit son statut de chose au psychisme qui
la pense et en pose à la fois l’unité, l’identité et la
cosmicité. Il faut
une pensée pour maintenir la chose dans
l’existence, au-delà de ses
manifestations phénoménales, et
pour constituer un cosmos peuplé
de choses reliées entre elles.
Mais justement la pensée n’est ici rien
d’autre que la relation
par laquelle la chose se maintient dans
l’existence et se voit
reliée à d’autres choses4. Cela veut dire,
réciproquement que
la pensée « n’a d’autre suppôt que la chose
même qu’elle assemble et ressent » (DME, 127). Autrement dit, la
pensée est
conditionnée par la chose qu’elle maintient dans
l’existence,
laquelle, en retour, lui donne son assise propre5.
C’est ce qui fait que le mode d’existence de la pensée est
finalement de
la même espèce que celui des choses. Si les choses
forment un système
stable et systématique, les psychismes, eux
aussi, ont une sorte de
« monumentalité qui fait de leur organisation et de leur forme la loi
d’une permanence6 ». Cela ne
veut pas dire que les âmes ou les
psychismes sont des choses,
mais que les choses sont choses par
l’âme qui les pense comme
l’âme est monument par sa pensée des
choses, par sa construction d’un monde ordonné de choses
diverses, psychismes, entités rationnelles, entités physiques ou
pratiques. Les psychismes
ne sont pas des choses, mais ils ont une
structure de chose au
sens où ils forment des « systèmes harmoniques
susceptibles
de modifications, d’agrandissement, de subversions
parfois, et
même de blessures... » (DME, 128). Nous voilà donc en
présence d’un deuxième monde. Ce n’est plus le monde des
phénomènes, mais le cosmos des choses, un monde où coexistent
entités psychiques, entités rationnelles, entités physiques et
pratiques comme autant de « réités »7. On voit bien que le critère
de distinctions des modes d’existence est avant tout structural,
relatif aux conditions par lesquelles une réalité se pose dans
son
mode d’existence propre. Ces conditions décrivent la
manière
qu’elles ont de se distribuer dans un espace-temps
défini et de
l’occuper.
Les imaginaires
À ces modes d’existence, il faut encore ajouter toutes les
« entités
fragiles et inconsistantes » qui doublent le monde des
choses et des
pensées, des psychismes et des réismes pour
parler comme Souriau.
Elles sont si fragiles, précise-t-il, qu’on
peut hésiter à leur accorder
une quelconque existence ; ce sont
les êtres de fiction, tous ces
êtres imaginaires « qui existent
pour nous d’une existence à base de
désir, ou de souci, ou de
crainte ou d’espérance, aussi bien que de
fantaisie ou de divertissement » (DME, 133) ; ils n’obéissent ni à la
logique d’apparition des phénomènes ni à la loi d’identité des
choses, bien
qu’ils en imitent le statut au sens où un chien imaginé
participe
du chien existant. C’est le cas de tous les personnages de
fiction. Certes ils ne peuvent pas s’insérer dans le cosmos des
choses, devenir chose parmi les choses puisqu’ils n’obéissent à
aucune logique d’apparition ni à aucune loi d’identité, – ils
souffrent d’« acosmicité » en ce sens –, mais ils appartiennent
cependant à des microcosmes, qui forment des quasi-mondes.
Ces êtres ont pour ainsi dire une existence sociale, en tant
qu’ils
appartiennent aux discours, aux références, aux croyances d’un
monde culturel donné. Pourquoi ne pas leur accorder
alors le
même statut que les choses ? Don Quichotte ou Swann
n’ont-ils
pas une assise au moins aussi assurée que celle des
psychismes ? En
réalité, les êtres de fiction ne tirent pas leur
subsistance de ce
partage social, même s’ils s’y insèrent. Ce qui
les fait exister, ce sont
nos croyances. Si Don Quichotte ou
Swann existent, c’est par
notre « sollicitude » dit Souriau ; c’est
elle qui les fait exister
d’abord. Si Souriau les définit comme
des êtres « sollicitudinaires »
plutôt que comme des imaginaires, c’est dans la mesure où leur
l’existence est suspendue aux
affects qui participent à leur
instauration8. Que ne fait exister
la peur ou le désir ? De quels
monstres se peuple l’obscurité
pour un enfant la nuit ?
Dire de ces êtres qu’ils existent, c’est dire qu’ils n’ont pas
seulement une existence « subjective », mais qu’ils nous font
agir,
parler, penser en fonction de la manière d’être que notre
croyance
leur donne. Ce sont bien les monstres de la nuit qui
font fuir
l’enfant à toutes jambes. Ce qui les distingue cependant d’une
existence réique de chose, c’est qu’ils cessent d’exister dès lors
qu’ils ne sont plus soutenus par ces affects ou ces
croyances. Leur
mode d’existence n’est pas substantiel, mais
plutôt « sustentif9 » en
tant qu’il s’alimente à nos affects. Pour
être des choses, il leur
manque l’ubiquité, l’insertion cosmique
ou la consistance (DME,
134). Au monde des phénomènes et
au cosmos des choses, il faut
donc ajouter le royaume des
fictions qui comprend tous les êtres
imaginaires, c’est-à-dire
l’ensemble des êtres possibles qui n’est
jamais, pour Souriau,
qu’une variété de l’imaginaire (DME, 130-
136). Êtres imaginés,
rêvés, possibilisés, fantasmés, toute une
quantité d’êtres tantôt
évanescents, tantôt presque aussi solides que
des choses10.
Les virtuels
Mais il existe des êtres dont l’existence est encore moindre,
si
l’on peut dire. Souriau décrit un type d’existence encore plus
ténu,
encore plus fragile que celui des êtres de fiction, ce sont
les êtres
virtuels. « Dire qu’une chose existe virtuellement,
est-ce dire qu’elle
n’existe pas ? Nullement. Mais ce n’est pas
dire non plus qu’elle est
possible. C’est dire qu’une réalité
quelconque la conditionne, sans
la comprendre ou la poser.
Elle se complète au-dehors, se ferme sur
soi dans le vide d’un
pur néant. L’arche du pont cassé, ou
commencé, dessine virtuellement la retombée qui lui manque »
(DME, 136). Ces êtres
sont des commencements, des ébauches,
des monuments qui
n’existent pas et n’existeront peut-être jamais.
Peut-être le pont
ne sera-t-il jamais restauré, peut-être l’esquisse ne
sera-t-elle
jamais achevée, le récit jamais poursuivi... À la différence
des
sollicitudinaires, le mode d’existence des virtuels n’est
suspendu à aucun affect ni ne reçoit sa réalité de la force de nos
croyances. Il faut bien pourtant que les virtuels aient une
manière
de ne pas se confondre avec le pur néant puisque
réparer le pont,
prolonger la courbe, développer l’indication
furtive, bref faire exister
ces virtualités ne peut se faire que
selon certaines conditions dictées
en partie par l’ébauche existante, mais en partie aussi par ces virtualités,
signe qu’elles ne
se confondent pas avec une pure et simple
inexistence.
Un exemple qui illustre particulièrement la nature de ces
virtuels
se rencontre chez Henry James, lorsqu’il décrit sa
méthode de
composition romanesque. Au cours d’un dîner, il
lui arrive parfois
d’entendre une anecdote suggestive, « une
particule flottant au fil
de la conversation » dans laquelle il
entrevoit la possibilité d’un
nouveau « sujet » de récit. « Notre
sujet est dans la graine la plus
simple, l’atome de vérité, de
beauté, de réalité, à peine visible au
regard ordinaire ». Ainsi,
lorsqu’il entend parler d’une affaire entre
une mère et son fils
qui se disputent le mobilier d’une maison
ancienne, il sent qu’il
tient la trame d’un nouveau récit (ce sera la
nouvelle « Les
dépouilles de Poynton »). « Il n’y avait eu que dix
mots et
cependant j’avais reconnu en eux, comme en un éclair,
toutes
les possibilités du petit drame de mes “Dépouilles”, qui
prenait
vie çà et là, si bien que quand, l’instant suivant, je
commençai
à entendre parler d’action judiciaire (...), je vis la vie
maladroite
en train d’accomplir son œuvre stupide11. » C’est une
très belle
description de la manifestation du virtuel : l’apparition
d’un
éventail de nouvelles possibilités, dictées par quelques traits à
peine ébauchés. Seulement le cours ordinaire de la vie ne parvient
pas à se maintenir à la hauteur des promesses architectoniques que
le virtuel fait entrevoir. La vie « s’obstine à
commettre des
maladresses, des erreurs, à se perdre dans le
sable ». À moins que ce
soit l’inverse : au lieu de suivre le cours
ordinaire de la
conversation, l’écrivain bifurque vers un univers
parallèle dont son
récit explorera les potentialités.
Nous avons jusqu’ici distingué trois univers : le monde des
phénomènes, le cosmos des choses et le royaume des fictions.
Il
faut à présent en ajouter un quatrième : la nuée des virtuels.
« Quantité d’ébauches ou de commencements, d’indications
interrompues, dessinent autour d’une réalité infime et changeante,
tout un jeu kaléidoscopique d’êtres ou de monumentalités qui
n’existeront jamais » (DME, 136). Les virtuels sont
là, tout autour
de nous, ils apparaissent, disparaissent, se transforment au fur et à
mesure que la réalité elle-même change ;
ils n’ont aucune solidité,
aucune assise, aucune consistance. À
certains égards, c’est l’univers
le plus vaste et le plus riche – du
moins en apparence, mais c’est
aussi le plus évanescent, le plus
inconsistant, le plus proche du
néant.
Dans l’inventaire – non exhaustif – des modes d’existence
dressé
par Souriau12, les virtuels semblent avoir un statut à
part. Tous les
modes d’existence témoignent d’un « art » spécifique – art
d’apparaître pour les phénomènes, art de se maintenir pour les
choses, art de (se) sustenter pour les imaginaires –, et les virtuels
n’échappent pas à la règle. Un « art »
préside à la perfection de leur
manière d’être. Seulement, leur
perfection, c’est d’être inachevés ;
ils sont parfaitement, intrinsèquement inachevés. Cela veut dire
qu’il y a en eux comme
une attente ou une exigence
d’accomplissement.
Voilà pourquoi ils sont à part. Ils attendent l’art qui peut
les faire
exister davantage et autrement. Leur art, c’est de susciter ou
d’exiger l’art ; leur « geste » propre, c’est de susciter
d’autres gestes.
Ils ont besoin d’un autre être – un créateur –
qui mettra tout en
œuvre pour les faire exister davantage et
sur un autre mode.
Inversement, le créateur a besoin de cette
nuée de virtuels pour
créer de nouvelles réalités, il s’alimente
à leur inachèvement.
Autrement dit, ce sont les virtuels qui
introduisent un désir de création,
une volonté d’art dans le
monde. Ils sont la source de tous les arts que
nous pratiquons.
Les arts, la philosophie, les sciences ne cessent en
effet de
s’alimenter à cette nuée incessante d’« atomes de vérité »
qui
bordent notre monde.
Cela ne veut pas dire qu’ils constituent un univers à part,
séparé
du monde réel. Ils sont au contraire pleinement immanents à ce
monde. Des bribes de conversation deviennent le
germe d’un récit,
les traits d’un visage se transforment en
portrait éventuel, quelques
notes forment le début d’une
mélodie, un scénario devient film,
une intuition devient système, etc. Pas de réalité qui ne
s’accompagne d’une nuée de
potentialités qui la suit comme son
ombre. Chaque existence
peut devenir une incitation, une
suggestion ou le germe
d’autre chose, le fragment d’une nouvelle
réalité future. Toute
existence devient en droit inachevée.
Autrement dit, avec les
virtuels, c’est un deuxième volet de la
philosophie de Souriau qui s’ouvre. On abandonne l’atomisme
initial qui permettait de dresser l’inventaire des modes d’existence
en tant
qu’éléments ou « sémantèmes » d’une ontologie modale
(DME, 149). Voilà que les existences peuvent se modifier, se
transformer, intensifier leur réalité, passer d’un mode à un
autre, les
conjuguer. On entre dans le domaine du transmodal.
S’il y a un
privilège des virtuels chez Souriau, c’est en tant
qu’ils sont les
principaux opérateurs du passage du modal au
transmodal. On
passe d’un monde statique où les modes
d’existence sont décrits
pour eux-mêmes à un monde dynamique où ce sont désormais les
transformations, les augmentations ou diminutions qui importent.
Cela ne veut pas dire que, lorsque les virtuels passent à
l’existence, ils cessent d’exister en tant que virtuels, au contraire.
Ce sont eux qui dictent les conditions de leur passage à
l’existence,
malgré leur indistinction. Chaque effort créateur,
chaque avancée
est comme une proposition d’existence auquel
le virtuel consent
ou non, selon les exigences changeantes de
l’architectonie qui
s’esquisse. Propositions de mots, de couleurs, de lignes ou
d’espaces, de cadrages, de formes, chaque
fois il s’agit d’une
possibilité que l’on soumet implicitement au
virtuel, que l’on
tourne vers lui pour savoir s’il accepte le choix
en question.
Chaque virtuel a une manière qui lui est propre
d’accepter ou de
nier ce qui l’exprime inadéquatement ; il se
précise autant par les
affirmations que par les négations successives dont il s’entoure et
qui en font un être problématique13. Bien plus, toute instauration
d’une réalité nouvelle doit
dissiper les fantômes dont elle prend la
place ou qui usurpent
la sienne14.
Sans doute ces termes sont-ils impropres. En réalité les virtuels
ne dictent, n’acceptent ou ne nient rien ; ils forment plutôt
une
nébuleuse où toute décision devient affaire de pressentiment, de
divination ou d’intuition. Bien plus, la plupart des
conditions que
« dictent » ces virtuels est aussi implicite que
changeante. Mais cela
ne les empêche pas d’agir de façon aussi
impérieuse que n’importe
quel autre type de réalité. Leur
force, c’est celle du problème. Il y a
une force problématique
des virtuels dont Henry James donne une
formulation très
précise : « Si la vie qui nous offre ce germe (...)
abandonne
ensuite le cas, avant que nous puissions l’empêcher,
quels sont
les signes qui nous guideront, quelles sont les lois
élémentaires
qui nous permettront de choisir de façon salutaire,
comment
savoir où et quand intervenir, où placer le début d’une
bonne
ou d’une mauvaise digression15 ? »
C’est la question que ne cesse de poser Souriau. C’est la
question
générale de l’expérimentation ou de ce qu’il appelle
instauration.
Une fois encore, si les virtuels ont tant d’importance chez lui, c’est
parce qu’ils nous font entrer dans une
nouvelle dimension : non
plus celle des modes d’existence (le
modal), mais celle de leur
transformation les uns dans les autres
(le transmodal). Comment un
être, à la limite de l’inexistence,
peut-il conquérir une existence
plus « réelle », plus consistante ? Par quel geste ? Quel est l’« art »
qui permet aux existences d’accroître leur réalité16 ? Ce sont sans
doute les existences les plus fragiles, proches du néant, qui
réclament avec
force de devenir plus réelles. Encore faut-il être
capable de les
percevoir, d’en saisir la valeur et l’importance. Si bien
qu’avant
de poser la question de l’acte créateur qui permet de les
instaurer, il faut se demander ce qui permet de les percevoir.
1. Sur le pur patefit, OD, 101 sq. où la description que donne Souriau de
l’existence pure – cela est ainsi – est assez proche des descriptions de la
« priméité »
chez Peirce. Cf. Écrits sur le signe, Le Seuil, 1978, p. 83 sq.
3. DME, 115 : « Le contenu sensible de cet ensemble peut être mis entre
parenthèses : c’est son architectonique – pur principe formel – qu’on peut garder
à part,
et considérer comme l’âme et la clef de cette patuité indubitable. »
4. DME, 127 : « Telle que l’implique ce statut, [la pensée] est purement et
simplement liaison et communication. »
5. DME, 127 : « C’est par elle que l’existence réique se constitue, mais elle-
même
s’y constitue aussi, elle y réside, elle y opère. Elle est y est facteur de
réalité. »
6. DME, 124 et 128 : « Tout ce que nous affirmons des psychismes, en y
constatant ce même mode d’exister, c’est qu’ils ont une sorte de monumentalité
qui fait
de leur organisation et de leur forme la loi d’une permanence, d’une
identité. Loin
d’en compromettre la vie en la concevant ainsi, c’est autrement
qu’on la manque,
si on ne conçoit l’âme comme architectonique, comme
système harmonique susceptible de modifications, d’agrandissements, de
subversions parfois, et même de
blessures... »
8. DME, 134 : « Leur caractère essentiel est toujours que la grandeur ou
l’intensité de notre attention ou de notre souci est la base (...), le pavois sur
lequel nous
les élevons ; sans autres conditions de réalité que cela. »
12. Souriau précise que son inventaire des modes d’existence est arbitraire et
contingent (DME, 162).
16. AA, 60-61 : « Quelque chose autour de nous, dans le fait, pose le
problème
de notre plus grande existence. Et nous-mêmes (...), lorsque nous
sentons une sorte
de besoin de nous agrandir mentalement, et de nous poser à
une échelle de grandeur
substantive tout autre que celle-là ; nous n’existons tels,
que par prétention – par
une prétention tantôt justifiable, tantôt non. C’est un
problème à résoudre. Qu’on
entende bien. C’est, non plus un problème
théorique à résoudre, pour un philosophe
poursuivant une étude spéculative.
C’est un problème concret à résoudre en fait,
pour l’homme qui tente, à des
appels du genre de ceux dont on vient de parler,
d’exister d’une existence plus
vaste, et plus substantive que celle où il se sent
insuffisant. »
3. Comment voir
2. Ou encore, AA, 62 : « ... en ce qui concerne le moi, [la phénoménologie]
tend,
du fait qu’il soit impliqué théoriquement dans certains phénomènes, à le
supposer
réellement dans la réalité de ces phénomènes ; et à le reconstituer
comme toujours
antérieur aux phénomènes qui l’impliquent, et même comme
extérieur à eux
(d’abord moi dans le monde, puis moi hors du monde). » Voir
certaines remarques
de Husserl, par exemple, Idées directrices pour une
phénoménologie, Gallimard,
coll. « Tel », 1985, p. 164 : « ... l’ensemble du monde
spatio-temporel dans lequel
l’homme et le moi humain viennent s’insérer à titre de
réalités individuelles subordonnées, a en vertu de son sens un être purement
intentionnel ; il a par conséquent
le sens purement secondaire, relatif d’un être pour
une conscience. »
5. E. Husserl, Méditations cartésiennes, Vrin, 1969, p. 32 et p. 33 : « Le début,
c’est l’expérience pure et, pour ainsi dire, muette encore qu’il s’agit d’amener à
l’expression pure de son propre sens. »
7. D. Hume, Enquête sur l’entendement humain, IV, 1re section : « Adam (...)
n’aurait pu inférer de la fluidité et de la transparence de l’eau que celle-ci le
suffoquerait, ou de la lumière et de la chaleur du feu que celui-ci le
consumerait. »
10. Cf. H. James, La Création littéraire, op. cit., p. 232-233 : « Elles sont
splendides pour l’expérience, ces multiplications, chacune étant à sa façon une
intensification. » Cf. également, au sujet de Ce que savait Maisie, p. 165 : « ... le
contact
d’un enfant avec quoi que ce soit de déplaisant s’avérait augmenter cet
aspect
déplaisant. »
13. J. Dubuffet, Prospectus et tous écrits suivants, Gallimard, 1995, tome III,
p. 100 et Gallimard, 1967, tome I, p. 56.
14. Cf. Vendredi ou les limbes du Pacifique, Gallimard, coll. « Folio », 1972 et
l’analyse de Deleuze in Logique du sens, Minuit, 1969, p. 350 sq. L’intérêt pour la
robinsonnade est très ancien chez les deux auteurs, ce dont témoignent le texte
de
Tournier « L’impersonnalisme », Espace, no 1, 1945 et celui de Deleuze
« Causes et
raisons des îles désertes » in L’Île déserte et autres textes, Minuit, 2002,
p. 11 sq.
17. Si zéro est le point de conversion, que se passe-t-il sous le degré zéro ? À
« Moins que zéro » ? Dans Moins que zéro et dans les autres romans de Bret Easton
Ellis, on a affaire à des personnages en quête d’un seuil qui les ferait percevoir ou
s’émouvoir, mais ils n’y parviennent pas. D’une certaine façon, ce ne sont pas des
personnages parce qu’ils ne font rien voir, ils rendent tout égal, indifférent.
Perceptions et émotions restent superficielles comme tout le reste. Elles ne
deviennent
jamais profondes au sens où elles ne transforment pas le perçu, quel
que soit le
choc qui la provoque (ainsi la retransmission du snuff movie ou la
séance de voyeurisme lors de l’épisode de prostitution dans Moins que zéro).
Même la drogue ne
change pas la perception, elle n’est qu’un accompagnement
social ordinaire, comme
le champagne. C’est comme l’écriture, « blanche » à sa
manière, à distance de tout,
avec des personnages blancs, blancs
émotionnellement, blancs par la coke, blancs
par leur incapacité, voire leur
imperceptible douleur à ne rien ressentir, devenus
étrangers à tout. « Personne
ne se croise sur les routes de L.A. » C’est un monde
commun, mais sans rien qui
soit commun sinon des signes de reconnaissance sociale
convenus, un monde et
des récits sans perspective.
Lorsque Souriau introduit les virtuels dans l’inventaire des
modes d’existence, tout change. On ne peut plus s’en tenir à
l’atomisme initial selon lequel chaque existence est parfaite en
elle-
même, définitivement achevée dans son ordre. Avec les
virtuels,
toute réalité devient inachevée. Cela ne vaut pas seulement pour
l’arche brisée d’un pont ou une ébauche, mais
pour toute réalité,
même la plus achevée, même la plus « finie ».
Le grand fait, dit
Souriau, « c’est l’inachèvement existentiel de
toute chose. Rien,
pas même nous, ne nous est donné autrement
que dans une sorte
de demi-jour, dans une pénombre, où
s’ébauche de l’inachevé, où
rien n’a plénitude de présence, ni
évidente patuité, ni total
accomplissement, ni existence plénière1 ».
Si tout devient ébauche, il faut tirer la conséquence qui
s’impose : il n’y a plus d’êtres, il n’y a plus que des processus ;
ou
plutôt les seules entités seront désormais des actes, changements,
transformations, métamorphoses qui affectent ces
êtres et les font
exister autrement. « Qu’on évoque un univers
de l’existence, où les
seuls étants seraient de tels dynamismes
ou transitions : morts,
sublimations, spiritualisations, naissance
et renaissances [...]. La
seule réalité serait le drame immense
ou le cérémonial de ces actes »
(DME, 151). Selon la terminologie de Souriau, on n’est plus dans
le monde de l’ontique, mais dans le monde du synaptique, un
monde de transformations, d’événements, de faits. On passe du
modal au
transmodal. Certes, on peut toujours en revenir à
l’inventaire
initial et ranger l’événement aux côtés du phénomène,
de la
chose, des entités imaginaires, etc., mais à une condition : il
faut admettre que l’existence n’est plus seulement « dans les
êtres,
mais entre les êtres » (DME, 88). Il n’en reste pas moins
que ce
nouveau mode d’existence nous fait basculer dans un
autre monde,
avec une « tout autre assiette d’existence2 ».
C’est un monde où il n’y a plus de choses, il n’y a que des
verbes
et des conjugaisons de verbes. On se croirait dans ce
livre imaginé
par Borges qui décrit le monde de Tlön, non plus
comme « une
réunion d’objets dans l’espace », mais comme
une « série
hétérogène d’actes indépendants ». C’est un monde
purement
« successif, temporel, non spatial » si bien qu’« il n’y
a pas de
substantifs dans la conjecturale Ursprache de Tlön : il
y a des verbes
impersonnels. Il n’y a pas un mot qui corresponde au mot lune,
mais il y a un verbe qui serait en français
lunescer ou luner3 ».
Quand la mère disait : c’était donc quelque chose, elle se situait
dans le monde de l’ontique. Dans le
monde du synaptique, il faut
dire à présent : il se passe quelque
chose.
De quelle nature est ce qui se passe pour Souriau ? Qu’entend-il
par événement ? Soit un verre qui se brise. « Tout à
l’heure il y
avait eu verre entier ; maintenant il y a ces morceaux.
Entre les
deux, il y a l’irréparable (...), il y a le se-briser. L’advenue ; le fait du
fait, cela reste irréductible. Une seule forme
l’exprime vraiment : la
verbalité du verbe, de la partie de discours où s’exprime la
différence entre venir et vient, tomber et
tombe, tombait ou
tombera. Patuité de cet irréductible. Telle
est l’existence du fait »
(DME, 153). L’exemple ne doit pas
tromper. Ce qui importe ici,
c’est la réalité du fait et non le
fait lui-même. L’importance du fait,
c’est le caractère indubitable de sa réalité. On peut douter de la
réalité de certaines
existences, non des faits, car ils ont une efficace,
ils changent
quelque chose dans le mode d’existence des êtres.
L’efficace
ici, ce n’est pas le fait que le verre soit brisé, c’est qu’il
change
de mode d’être. Ce n’est plus un verre, mais des éclats
coupants.
Conformément au perspectivisme de Souriau,
l’événement
consiste dans un renversement de point de vue : il s’est
passé
quelque chose qui fait qu’on ne peut plus considérer le verre
comme un verre. En ce sens, l’événement est strictement spirituel.
Nous sommes comme l’enfant qui, après avoir cassé un
verre,
pointe du doigt tous les objets à sa portée, et demande :
« fragile ? »
Pour lui, le monde n’est plus le même, désormais
saisi sous l’espèce
du « fragile » et peuplé de choses qui se
cassent. Il a suffi d’un
instant... pour que tout soit perçu autrement. Une fois encore,
l’événement n’a rien de matériel (« le
fait »), il est purement
spirituel (« le fait du fait ») ou « incorporel » comme disent les
stoïciens ; il est la vie de l’esprit.
Il a suffi d’un instant... Il y a chez Souriau un privilège
manifeste
de l’instant conçu comme « instauratif » ou « prérogatif ». C’est le
même privilège que celui accordé aux virtuels. C’est que, pour
Souriau, l’instant est le temps du virtuel.
Certains instants – certains
virtuels – font événement au sens
où ils décident d’une vocation,
d’un destin. Patefit. L’instant
est le temps ou plutôt l’entre-temps
des événements. Il faudrait concevoir le cours du temps comme un
couloir le long
duquel les instants seraient des portes dont chacune
ouvre sur
un autre monde ; nous entrevoyons une perfection, nous
sentons un « plus » de réalité comme Pessoa pendant sa promenade.
C’est un sommet existentiel, une pointe lucide qui traverse
l’existant, selon les termes de Souriau. Restera-t-il isolé,
pur atome
sans suite, ou bien s’enchaînera-t-il avec d’autres
moments de
l’existence pour lui donner une nouvelle architectonie ?
Une fois encore, il arrive que ces instants jouent un rôle
décisif,
qu’ils bouleversent les psychismes, les ouvrent à
d’autres
perspectives4. Souriau donne de beaux exemples de
ces
renversements de point de vue, comme l’histoire de ce
fantôme, né
d’un désir de vengeance, qui s’interroge sur le sens
de sa présence et
retourne au néant lorsqu’il découvre qu’il ne
souhaite plus se
venger de la femme qu’il a aimée.
D’une manière générale, il y a âme dès lors qu’on perçoit
dans
une existence donné quelque chose d’inachevé ou d’inabouti qui
exige un « principe d’agrandissement », bref l’ébauche de quelque
chose de plus grand, de plus accompli, susceptible d’augmenter la
réalité de cette existence. On prête une
âme dès qu’on introduit
cette distension dans un être. Soit le
cas évoqué par Souriau d’une
« horrible femme », débraillée,
alcoolique qui ne prête aucune
attention à son dernier-né, en
train de jouer à côté d’elle. Il y a là
un premier « thème psychique », une note continue qui correspond
à la « tonique »
de son psychisme et qui détermine la tonalité
générale de son
existence. Mais, voilà que, dans un élan de
tendresse, la femme
prend l’enfant dans ses bras et, d’une voix
douce, lui chante
une berceuse, venue d’un autre monde. C’est
une autre tonalité
qui s’exprime cette fois, non plus la tonique,
mais la « dominante ». Son psychisme s’ouvre sur une autre
dimension, « tout
cela vaguement conçu dans ce seul geste
psychique – le geste
de tenir séparées et opposées en soi ces deux
parties de monde
(AA, 131 ; DME, 148). Dans ce cas, on n’a plus
seulement
affaire à un psychisme, mais à une âme. Cela ne veut pas
dire
que l’âme correspond à un mouvement d’élévation spirituelle
– par opposition à un psychisme terre à terre. L’âme n’est
aucun
des deux pôles, elle est au principe de l’écart qui les
sépare et les
rapporte l’un à l’autre. Elle mesure la distance
entre un minimum et
un extremum aussi bien que le rapport
harmonique de l’un à l’autre.
Elle est le geste qui instaure une
distance à soi dans le psychisme.
« N’avons-nous pas tous, dans
une sorte de geste de distension
intérieure, la mesure ou comme
l’envergure mesurable de notre
âme8 ? »
Si l’on appelle âme le principe de distension entre une réalité
et
ses virtualités, alors toute réalité peut avoir une « âme », et
pas
seulement les psychismes humains. Un observateur peut
« prêter »
une âme au psychisme de la mère alcoolique, mais il
peut aussi
découvrir des âmes là où il n’y a pas de psychismes,
dans les végétaux,
les minéraux, dans n’importe quel fragment
d’existence. Cela n’a
rien à voir avec un quelconque animisme,
ni avec un processus
d’identification ou de projection. Au
contraire, c’est peut-être
lorsque toute projection, toute identification devient impossible
que la communication s’établit,
dans une solitude vivante et
peuplée. On quitte le monde des
psychismes humains pour entrer
en communication avec des
mondes non humains ou
infrahumains. Lorsque Duras invoque
la solitude qui accompagne
l’acte d’écrire, elle s’interrompt
pour décrire la mort d’une
mouche, mais comme si justement
c’était cela l’acte d’écrire, créer
une âme pour la mouche qui
lutte contre la mort9. Suivant la
terminologie de Souriau,
l’insecte insignifiant (tonique) est élevé à
une sorte de destin
épique (dominante), suivant un « principe
d’agrandissement »,
produit à travers l’acte d’écrire. Par quelle
communication
secrète, inavouée donne-t-on âme et vie aux
plantes, aux minéraux ? Faut-il généraliser ce que dit François
Roustang de certaines vies : « De l’humain, c’est l’inhumain
qu’elles ont connu,
celui de l’absorption et du rejet. Elles n’ont pas
pu s’identifier
à leur entourage sous peine de mourir et, pour se
protéger de
cet inhumain qui les a formées, elles ont dû se réfugier
dans
l’infrahumain ou dans le pas-encore-humain (condition de
l’humain, pourtant) des animaux, des végétaux et des
minéraux10 » ? Faire vivre la matière, instaurer des âmes au cœur
de
la matière et de ses « mouvements pathétiques » pour ne pas
mourir11 ? Ou bien la matière se met à vivre et sentir ou bien
tout
perd son « âme » et plus rien ne vit. On ne créé pas des
âmes
seulement pour les psychismes humains, mais pour les
animaux, les
végétaux, les minéraux, tous les corps de la nature.
Prêter une âme peut être l’opération la plus puérile, la plus
sentimentale, la plus mièvre aussi, mais elle devient une opération
proprement instauratrice lorsqu’il s’agit de porter à une
plus grande
existence l’appel d’une architectonie à laquelle on
se consacre.
Prêter une âme, c’est agrandir une existence ; c’est
la générosité de
la lecture, de la vision, de l’affection que de
voir plus grand ou plus
intense, voir dans certaines réalités la
présence d’une âme. Est-on
jamais assez fidèle à l’âme qui est
en nous ou à l’âme d’une œuvre ?
Celui qui nous prête trop
ou qui prête trop à celui que nous
trouvons imbécile ou à
l’article sans intérêt, a-t-il vu quelque chose
que nous n’avons
pas su voir ? Ou bien a-t-il vu quelque chose
d’autre que
l’imbécile a gâché sitôt qu’il l’a fait apparaître ? On lui
reproche
de ne pas percevoir la réalité comme il faut, d’y mettre
davantage. Ce n’est pas qu’il ne voit pas ce qu’il y a, c’est qu’il voit
encore autre chose dont il guette la trace ou attend le retour :
il voit
une âme. De ce point de vue, toute promotion d’existence apparaît
bien comme une « victoire sur les ombres » et
sur le doute (DME,
118).
Le monde des âmes est très instable et fragile. Une âme se
forme
et disparaît aussitôt, aussi évanescente qu’un phénomène. Si la
philosophie a une tâche pour Souriau, ce n’est pas
de sauver les
phénomènes, mais ce qui, dans le phénomène,
est épiphanie,
ontophanie, théophanie, psychophanie, etc.,
tous ces êtres
évanescents, toujours sur le point de disparaître.
« Nous observons
perpétuellement, particulièrement dans
l’ordre psychique, des
instaurations tellement rapides, tellement fugaces, qu’à peine les
saisit-on. Ainsi nous posons parfois pour nous (ou il se pose en
nous) des âmes momentanées,
dont la rapidité et la succession
kaléidoscopique contribuent
à l’illusion d’une existence moindre et
faible ; bien qu’elles
puissent avoir plus de grandeur et de valeur
que celles que
nous instaurons le plus facilement et le plus
quotidiennement »
(DME 128-129). La vie psychique ne cesse
d’hypostasier,
d’« entifier » ce qu’elle perçoit, mais le plus souvent
cette
consistance se défait au profit d’une autre, tout aussi fugitive.
Évanescence des phénomènes, labilité des pensées et des
entifications, quasi-inexistence des virtuels, autant de modes
d’existence précaires, fragiles qui bordent le monde solide et
ordonné des choses.
Toutes ces réalités virtuelles ou potentielles ne forment
encore
qu’un théâtre d’ombres, « paravents plus ou moins
richement
colorés, qui peuvent aussi bien dissimuler un vide
affreux que
masquer une perspective » (IP, 353). Comment
savoir en effet si
nous ne sommes pas attirés par des chimères ?
Un instant, on
entrevoit des virtualités qui aspirent à une plus
grande réalité, mais
comment être sûr qu’elles en valent la
peine ? Qui n’a jamais cru
« tenir une idée » qui s’est finalement révélée sans intérêt ?
Comment savoir si on a fait le bon
choix, si on n’a pas consacré des
heures, des jours ou des années
à un projet finalement vain ? C’est
la force « ontologique » des
virtuels. Si fragiles soient-ils, ils ont
cette puissance de troubler
l’ordre du réel. Ce qui était réel cesse de
l’être et ce qui ne
l’était pas encore le devient. Comme dans le cas
du fantôme
ou du nageur, une interrogation suffit pour que la
perspective
se renverse, pour qu’un plan d’existence se brise ou
s’effondre.
Les virtuels ont la force du problématique. La force d’un
problème, ce n’est pas sa tension interne, c’est l’incertitude qu’il
introduit dans la (re)distribution de réalité. On entre dans une
zone où
l’on ne sait plus ce qui doit être tenu pour réel. Une
nouvelle
perspective fait irruption, qui bouleverse l’ordre d’un
plan
d’existence donné, déplace le centre de gravité des existences.
Comment savoir alors ? Comment être sûr que telle ou telle
perspective n’est pas illusoire ? Il n’y a aucun moyen de savoir
à
l’avance. La seule solution pour Souriau, c’est de suivre les
indications de certains virtuels (et de savoir sacrifier les autres).
Il
faut chaque fois courir le risque. « Si nous voulons voir
s’ouvrir
dans sa profondeur (...) de plus beaux royaumes – il
faut les faire, et
non pas les supposer. Puissions-nous les
conquérir ! Mais nous ne
les conquerrons pas en tendant seulement les bras,
nostalgiquement, vers leur rêve confus. Si cette
conquête n’est pas
faite, [on] doit savoir les saluer de loin, d’un
geste de la main, sans
arrêter sa marche : ce sont des morganes »
(IP, 353). Pour sortir du
monde des ombres, il faut donc
« conquérir » de nouvelles réalités.
Cela ne veut pas dire que
les problèmes se dissipent. Certes on ne
se demande plus si on
a fait le bon choix, mais le problème subsiste
car il faut sans
cesse répondre aux « exigences » des virtuels.
Saurons-nous
leur donner la réalité qu’ils méritent, leur donner un
éclat
suffisant ? Comment conduire une œuvre à la pleine
possession
d’elle-même ? Le passage d’un mode d’existence à un
autre est
toujours problématique (qu’est-ce qui ne va pas dans ma
vie ?
Qu’est-ce qui manque dans cette première version, dans cette
esquisse ? Pourquoi ce sentiment d’irréalité ?, etc.) non moins
que
de vouloir conjoindre deux modes d’existence distincts12.
Il s’agit
de faire exister autrement les virtuels, de donner corps
à des
fantômes, bref de faire passer à l’existence un être dans
un autre
monde que le sien. Autrement dit, il faut que la nuée
devienne
cosmos.
À ce propos, Souriau parle sans cesse de « conquête », de
possession. On peut même dire que le réel se définit pour lui
par la
possession. Si la question de l’existence concerne les
modes d’être,
la question de la possession concerne les degrés
de réalité. Plus une
existence se « possède », plus elle est réelle.
Avoir une âme est un
titre significatif à cet égard. Le livre
s’ouvre d’ailleurs sur une rapide
description de certains de ces
modes de possession :
Avoir une âme, c’est posséder des richesses que l’on n’a pas ;
c’est vivre positivement certaines vies irréelles ; c’est être plus
grand que soi (...) ; c’est constituer un univers substantiel et
être soi-même cet univers, sans qu’il soit fait d’autre chose que
d’événements sans substance, d’opérations transitives et de
phénoménalités labiles. La moindre connaissance concrète des
hommes suffit à montrer qu’il en est ainsi pour tous, mais avec
de grandes variations proportionnelles. La plupart n’occupent
véritablement (si l’on peut parler ainsi) qu’une faible partie de
leur dimension cosmique. Les uns, d’ailleurs, se contentent
parfaitement de cette condition ; et sans rien tenter pour
mieux
faire, s’enferment dans cette petite région d’eux-mêmes
(...).
Presque pas d’âme (...). D’autres sont ouverts. Si
largement
ouverts vers le vague et vers le vide qu’ils
n’occupent et ne
possèdent rien. De l’âme, beaucoup d’âme,
mais si ténue, si
inconsistante, si vague, si peu possédée, qu’au
fond ce n’est
rien (AA, 3).
2. DME, 152 : « De même que le phénomène est, à certains égards, une
présence
suffisante et indubitable, avec laquelle on pourrait au besoin construire
tout un
univers (...), de même l’événement est un absolu d’expérience,
indubitable et sui
generis, avec lequel on pourrait faire aussi tout un univers, le
même peut-être que
celui de l’ontique, mais avec une tout autre assiette
d’existence ».
6. Cf. également, AA, 38 : « Une âme est perspectivement grande de ses états
de besoin, de ses désirs, de ses insatisfactions ressenties ; tout cela représente une
dimension d’elle. »
7. OD, 101 : « Dans toutes ses rémanences, dans tous ses échos ultérieurs, il
restera toujours (...) ce dont il ne se peut plus qu’il n’ait pas été. »
8. AA, 131. Cf. Ibid. : « Le contraste harmonique de deux thèmes psychiques
structuralement dominateurs instaure et mesure une distension de l’âme et
dessine
une grandeur intérieure sur l’axe de cette opposition architectonique. »
12. « La forme même n’est pas sans explication. Elle s’engendre. Sa présence
est
toujours la solution éclatante d’un problème ; elle est la sommation
d’exigences
spirituelles, pour la surrection d’un être » in « Sur les moyens et la
portée d’une
esthétique de la grâce », Revue de Métaphysique et de Morale, t. 43,
no 2, avril, 1936,
p. 298.
14. H. Bergson, « Le rêve », L’Énergie spirituelle, PUF, rééd. 2009, p. 97.
18. DME, 109 : « Mais cette existence croissante est faite (...) d’une modalité
double enfin coïncidente, dans l’unité d’un seul être progressivement inventé au
cours de ce labeur. Souvent nulle prévision : l’œuvre terminale est toujours
jusqu’à
un certain point une nouveauté, une découverte, une surprise. C’est
donc cela que
je cherchais, que j’étais destiné à faire ! Joie ou déception,
récompense ou châtiment
des essais ou des erreurs, des efforts, des jugements
justes ou faux. »
20. DME, 212 : « ... il y a toujours une dimension d’échec dans toute
réalisation
quelle qu’elle soit ». Cf. par exemple les remarques de Giacometti in
Alberto Giacometti, Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, 1991, p. 415 : « Je
sais qu’il
m’est tout à fait impossible de modeler, peindre ou dessiner une tête,
par exemple,
telle que je la vois et pourtant c’est la seule chose que j’essaie de
faire. Tout ce que
je pourrai faire ne sera jamais qu’une pâle image de ce que je
vois et ma réussite
sera toujours en dessous de mon échec et peut-être toujours
égale à l’échec. »
6. IP, 402 : « Et telle est l’Anarchie originaire : le fait que tous les
accomplissements singuliers puissent être considérés isolément comme premiers
(au sens où est
premier le cogito cartésien, qu’on peut exposer sans rien demander
d’autre). Mais
tous ont en eux-mêmes l’exigence cosmique, du fait du réseau
relationnel qu’ils
dessinent, et de la manière dont ils se limitent mutuellement.
Aussi n’auront-ils,
isolément qu’un premier et faible degré d’existence. C’est
pourquoi ils exigent tous
ensemble (et en quelque sorte choralement)
l’accomplissement du cosmos, à titre
de plérôme des existences singulières. »
7. IP, 310 : « Mon point de vue, c’est-à-dire le point de vue qui me définit, et
non un point de vue qui procède de moi, puisque je ne serais rien sans tout cela,
où je me constitue et me consolide... »
8. IP, 390 : « Si le lecteur a bien voulu suivre notre fable un peu puérile, mais
structurale... »
11. Pour une présentation détaillée de ces lois, cf. l’article de F. Courtois-
l’Heureux, « Le philosophème et ses lois d’instauration » dans le volume collectif,
Étienne
Souriau, Une ontologie de l’instauration, Vrin, 2015, p. 87-110. Cf.
également la
reprise qu’en fait Souriau en rapport avec les lois de l’harmonie en
musique dans
l’article « Sur les moyens et la portée d’une esthétique de la grâce »,
art. cit., p. 100.
La détermination est le son pur comme tonique ; l’opposition est
la dominante ; la
médiation est la tierce majeure ou mineure et l’évasion est
l’appogiature comme
« élément aberrant ».
12. Dans Chercher une phrase (Bourgois, 1991), Pierre Alféri esquisse une
théorie
de l’instauration littéraire assez proche de Souriau qu’il oppose à la
logique philosophique du fondement, p. 14 : « Le geste instaurateur prend la
forme d’un retour
en arrière. Mais la rétrospection n’est pas ici une fondation ;
l’origine qu’elle atteint
n’est pas un fondement. Un fondement se découvre
rétrospectivement au cours
d’un examen (...). C’est un antérieur absolu (...). En
littérature, la rétrospection est
en elle-même active, instauratrice. »
13. IP, 229 : « Quant à ces gestes, une chose est sûre, c’est que plus la pensée
philosophique est géniale, plus aussi ils sont simples : de grandes actions,
enlevant
un univers encore en confuse poussière, et le présentant
successivement, à chaque
coup d’aile, à une nouvelle forme pour être déterminé
et architecturé. De grands
gestes informateurs. » Plus loin, Souriau décrit les
catégories philosophiques comme
des « gestes de pensée » (IP, 297).
14. Ou encore : « Je trouve plus de vie dans ce qui est obscur, dans ce qui se
prête à l’interprétation que dans le fracas grossier du premier plan ». Cité par
T.
Todorov dans l’introduction aux Nouvelles, Aubier-Flammarion, 1969, p. 16. Cf.
également Souriau : « Nous savons combien est mate, sans profondeur, sans
intimité,
sans échos intérieurs, l’existence quotidienne en ses moments les plus
difficiles à
vivre et qui nous délient le plus efficacement de l’envie de vivre.
L’expérience
poétique ouvre tout à coup ce qui était ainsi fermé, aplati,
pelliculaire, et le dédouble
en mille réponses de l’être à lui-même en toutes ses
voix, superposées et concertantes » (« Le langage poétique comme fait
interpsychique » in Poésie et langage,
Maison du poète, Bruxelles, 1954, p. 208)
16. Cf. IP, 240 : « ... c’est toujours un vaste ensemble, de caractère cosmique,
conduit à comparaître en s’orientant sur un point plus ou moins lucide et qu’on
peut nommer testimonial. Ce point testimonial peut servir à désigner et à
dénommer
concrètement un point de vue. »
20. Ibid., p. 178.
21. Ibid., p. 190.
22. Ibid., p. 194.
23. Ibid., p. 197.
L’anaphore est le processus par lequel une existence tente
de
conquérir davantage de réalité tandis que l’instauration est
le geste
par lequel elle vise à affirmer un droit d’exister. Les
deux sont
inséparables. L’intensification de la réalité d’une
existence a
toujours pour corrélat l’affirmation de son droit
d’exister. Comme
ce droit n’est plus dispensé par un fondement souverain, il faut le
conquérir par d’autres moyens. Mais
que se passe-t-il lorsqu’on est
totalement dépossédé du droit
d’exister selon tel ou tel mode ?
lorsqu’il n’y a plus aucune
issue ? Vous avez le droit d’exister, bien
sûr, mais pas de cette
manière, ni de cette manière, ni d’aucune
manière... La question est politique autant qu’esthétique. C’est la
question que
pose Kafka, mais c’est la question que posent tous
ceux qui,
d’une manière ou d’une autre, sont privés de ce droit. Le
problème de l’existence n’est pas celui de sa facticité, de son
irréductible contingence ou de son absurdité. Le problème est
plus
élémentaire : il s’agit d’exister réellement.
Il y a pourtant une absurdité apparente du problème : comment
l’existence pourrait-elle constituer un problème puisqu’elle est une
donnée irréductible ? Pourquoi chercher une
entrée dans
l’existence alors qu’on y est de plain-pied ? On le
voit, la discussion
reste abstraite et vaine tant qu’on n’introduit
aucune distinction
modale. Exister avec la permanence d’une
chose, exister d’une
existence « réique », selon les termes de
Souriau, ne suffit pas à
« poser » l’existence conçue selon un
autre mode. C’est négliger
toute distinction entre le droit et le
fait. On n’est pas réel du seul
fait qu’on existe ; on n’est réel
qu’à condition d’avoir conquis le
droit d’exister. On peut bien
décrire les existants comme « jetés »
dans le monde, invoquer
leur « être-au-monde ». Mais comment
font ceux qui ne trouvent pas l’entrée qui les fait « être-au-
monde » ? Ils ne s’éprouvent pas comme jetés dans le monde, mais
plutôt rejetés au-dehors, expulsés par sa réalité même. Ou bien la
part qui
est-au-monde ne leur appartient plus, le monde les en a
par
avance dépossédés. C’est la situation du célibataire de Kafka :
« Je n’ai que mes promenades à faire et il est dit que cela doit
suffire, en revanche, il n’existe pas encore de lieu au monde
où je
ne puisse faire mes promenades1. »
Le célibataire kafkaïen est un homme sans monde, mais parce
qu’il est aussi un homme sans famille – au sens où il est incapable
de « fonder » une famille2. Il n’est au fondement de rien et ne
peut
« fonder » quoi que ce soit. Il est tout l’inverse de la figure
du père
de famille dans la fameuse Lettre au père. Le père y
apparaît comme
l’incarnation de la figure autoritaire fondatrice.
Il règne en despote
sur un vaste espace-temps qui s’étend bien
au-delà du cercle
familial. « De ton fauteuil tu gouvernais le
monde ». Non
seulement il a tous les droits, mais il les dispense
arbitrairement en
fonction de ses humeurs : droit de parler,
droit de se marier, droit
de penser, etc. Le fils célibataire est
comme le symétrique inverse
du père. Si le père est forcément
père de famille, alors le fils est sans
famille, tout aussi forcément.
Sans ascendants ni descendants, il est
voué au célibat.
Ou encore : le célibataire est un fils déshérité. Il est seul,
sans
aucun cercle, sans aucune possession, privé des droits les
plus
élémentaires. Sur la carte du monde, il occupe un point
minuscule,
à peine visible. Il vit dans un espace toujours plus
exigu et le temps
perd toute continuité pour se réduire à une
succession d’instants. Il
est si peu réel qu’il n’est même plus
sûr d’avoir un corps. « Comme
je n’étais sûr de rien, comme
j’attendais de chaque instant une
nouvelle confirmation de mon
existence, comme je ne possédais
rien qui fût ma propriété
réelle, incontestable, exclusive,
clairement définie par moi seul,
comme j’étais en somme un fils
déshérité, je me pris à douter
aussi de ce qui m’était le plus proche,
mon propre corps3. »
Que reste-t-il alors au célibataire, lui qui n’a
plus ni temps ni
espace, ni pensée ni langage4 ? Il vit dans un
monde où il est
dépossédé de tout droit. D’ailleurs comment
pourrait-il posséder quelque chose en propre puisque, du point de
vue du père,
c’est un propre-à-rien ?
La seule manière de reconquérir des droits pour le célibataire,
c’est d’intenter un procès. La solution peut surprendre,
car on sait
bien qu’il est impossible de gagner un procès chez
Kafka, même si
on est innocent, surtout si on est innocent.
Devoir « prouver » son
innocence, c’est déjà l’avoir perdue.
Comme le dit Titorelli dans Le
Procès, il n’y a pas d’acquittement réel ou d’innocence retrouvée, ce
sont des légendes. Alors
pourquoi un procès ? Que peut-on en
attendre ? C’est que le
procès est la seule manière d’échapper aux
condamnations.
Aussi longtemps qu’il dure, on n’est pas coupable,
aucun jugement n’est prononcé : affaire en cours. On est certes
victime
d’accusations diverses, mais au moins on n’est coupable de
rien. D’où la Lettre au père comme tentative de procès ou bien
les
lettres à Felice comme un « autre procès » où alternent
indistinctement accusations et auto-accusations5. Kafka prévient
d’ailleurs Milena au sujet de la Lettre au père : « en la
lisant,
comprends toutes les ruses d’avocat, c’est une lettre
d’avocat ».
Le procès est donc à la fois inévitable et interminable. Inévitable
parce qu’il faut empêcher l’accusation de devenir
condamnation.
Interminable parce qu’on ne peut jamais faire
mieux que différer la
condamnation ; on ne sera jamais
acquitté. C’est le sens de
l’atermoiement illimité, exposé par
Titorelli dans Le Procès : « le
procès ne s’arrête pas, mais
l’accusé est tout aussi à l’abri d’une
condamnation que s’il était
acquitté6 ». C’est également l’un des
objectifs de la Lettre au
Père. S’il faut intenter un procès, c’est parce
que la procédure
permet de déchoir le père de sa position
souveraine et de
suspendre ses condamnations passées. « Terrifiant
procès toujours pendant entre nous et toi, ce procès dans lequel tu
prétends être constamment juge, alors que, pour l’essentiel du
moins (je laisse ici la porte ouverte à toutes les erreurs qu’il
peut
naturellement m’arriver de commettre), tu y es partie,
avec la
même faiblesse, le même aveuglement que nous7. » Il
faut donc se
faire avocat pour contrer la puissance arbitraire
du juge – l’homme
du fondement – qui dépossède l’individu
de ses droits. Sans doute
le célibataire reste-t-il aussi démuni
que le décrit Kafka, mais en
devenant avocat, il reconquiert au
moins le droit de penser, de
parler ou d’écrire en faveur de
l’accusé – qu’il est par ailleurs.
D’une certaine façon, on n’est pas très loin des personnages
de
Beckett. Il ne s’agit pas de dresser un parallèle Kafka/
Beckett, car
de l’un à l’autre, la situation a changé. Le seul
point commun, c’est
que les personnages de Beckett sont aussi
des dépossédés. Ils n’ont
plus rien qui leur appartienne. Mais
la dépossession est chez eux
devenu un acquis, une sorte de
condition a priori. Ils ne
revendiquent plus aucun droit. « On
n’a plus de droits ? Nous les
avons perdus ? – Nous les avons
bazardés8. » Chez Beckett, on naît
dépossédé si bien que l’idée
de procès est dépourvue de sens. « J’ai
dû renoncer avant de
naître, ce n’est pas possible autrement. »
Comme ils n’ont pas
les moyens de se posséder eux-mêmes, ils se
demandent plutôt
à qui ils peuvent bien appartenir. Qui les a
installés dans cette
pièce ? Qui s’occupe d’eux ? Plus encore : qui
parle, qui pense
à leur place, dans leur tête ? Leur seule possession,
ce sont
quelques objets dérisoires dont ils dressent périodiquement
l’inventaire.
Mais le grand changement par rapport à Kafka, c’est qu’ils
ne
souffrent même pas de cet état de dépossession. Ils ont
d’autres
problèmes. Ce qui caractérise les personnages de Beckett et leur
donne une si grande force comique, c’est leur
prétention. Ils ont
beau être totalement démunis, ils prétendent
tout de même à
quelque chose. Ils ne revendiquent aucun droit
sur rien, ne
prétendent à aucune possession ; le plus souvent,
ils ne
comprennent même pas ce qu’on leur demande9. Alors
à quoi
prétendent-ils ? Ils prétendent en finir. Ne plus parler,
ne plus voir, ne
plus penser, ne plus bouger, qu’on en finisse.
Dans un grand jour,
la prétention peut même devenir présomption : « Je mourrais
aujourd’hui même, si je voulais, rien qu’en
poussant un peu, si je
pouvais vouloir, si je pouvais pousser10. »
Seulement voilà : cette
prétention ils ne peuvent jamais la satisfaire, ils ne possèdent même
plus assez de volonté pour vouloir.
Ils n’arrivent jamais à se taire
tout à fait, à ne plus penser ou
bouger. Subsistent toujours des
bribes, des vibrations, qui
empêchent d’en finir, si bien qu’ils n’en
finissent pas de finir.
« Pour finir encore ». C’est même par là qu’ils
sont radicalement dépossédés : ils ne peuvent même pas décider d’en
finir.
Cette décision ne leur appartient pas plus que le reste si bien
qu’ils doivent continuer à subir les gestes, les voix, les perceptions
qui les agitent malgré tout. Ils découvrent l’interminable.
Ce n’est
plus le procès qui est interminable comme chez Kafka,
mais la fin.
Ce qui empêche d’en finir, ce sont justement toutes les entités
subsistantes qui se lèvent, soubresauts, tressaillements,
démangeaisons, inconforts, bribes de souvenirs, de paroles,
promesses
oubliées, etc. En apparence, l’univers de Beckett veut
rejoindre
le silence, l’immobilité, le noir, le gris ou le blanc comme
limites
ultimes. Mais ce qu’on découvre en réalité, ce dont ses
personnages sont les réflecteurs et les résonateurs, c’est que le noir
n’est jamais total, le silence jamais complet, l’immobilité jamais
parfaite. Quelque chose persiste inexorablement, qu’on peut
appeler vitalité si l’on veut, une force qui ne leur appartient
pas,
mais à laquelle ils appartiennent eux, et qui leur impose
un
minimum d’activité. Avec de tels personnages, ce sont de
nouveaux modes d’existence qui apparaissent, sauf que le processus
qui les instaure n’est plus anaphorique, il est catastrophique. La
distance n’est plus celle qui va d’un minimum vers
un extremum,
mais celle qui va d’un minimum vers le rien.
À un principe
d’agrandissement, se substitue un principe
d’amoindrissement. On
ne s’élève plus, on tombe ; et c’est en
tombant, par déperdition, par
diminution, par dérision que de
nouvelles entités apparaissent,
presque inexistantes, quasi nulles. « Faible lumière dans la chambre.
D’où mystère. Nulle de
la fenêtre. Non. Presque nulle. Ça n’existe
pas nulle11. » Encore
faut-il être suffisamment démuni, avoir perdu
suffisamment
pour y atteindre. Comment s’émouvoir sinon de
tressaillement,
de soubresauts ou de murmures, comment rejoindre
ces zones
où rien ni personne ne vient contester nos
revendications ?
Sans doute est-ce là une tendance qui traverse tous les arts,
la
tentative de peupler de nouvelles entités des zones réputées
stériles
ou inhabitables pour la sensibilité. Les arts ne se sont-ils
pas heurtés
à la limite de leurs possibilités dans leur désir de
rejoindre de pures
qualités abstraites ? Le blanc, le noir, le
silence, le rien comme
limites suprêmes qui incarnent la fin ou
la quintessence d’un art ?
Comment instaurer de nouveaux
êtres dans ces zones s’il est vrai
qu’il n’y a rien au-delà du
blanc, du noir, du silence ou du vide ?
Combien de fois n’a-t-on
pas annoncé la mort d’un art, sous
prétexte qu’il rencontrait
sa limite indépassable ? On voit bien
quelles frontières apparentes se sont dressées comme autant de
murs : quelle musique
au-delà de Cage et ses 4’33’’ de silence ?
Quelle peinture au-delà du carré blanc sur fond blanc de
Malevitch ? Au-delà des
White paintings de Rauschenberg ou des
monochromes de
Robert Ryman ? Quelles images après les plans
fixes ou les
écrans noirs de l’art vidéo ? Ou après Sleep de Warhol ?
On
peut multiplier les exemples, souvent conçus comme des
formes expérimentales au voisinage d’une limite indépassable.
Mais s’il fallait tirer une leçon de Beckett au sujet de la limite,
c’est que, loin d’être indépassable, elle est au contraire
inatteignable. On ne le comprend que si l’on passe sur l’autre
versant,
du côté concret de la limite. Qu’y a-t-il de concret dans ces
degrés zéro, ces états de neutre, d’absence, de blanc total, de
gris ou
de noir définitifs ? On a l’impression que, dans ces
zones, la
perception doit changer d’échelle. Là où certains ne
verront que
l’abstraction d’une qualité pure, d’autres y verront
la surface
réfléchissante de mouvements, de déplacements infimes, induits
par un changement d’échelle dans la perception.
La limite ne
s’incarne plus dans une qualité abstraite, elle
devient une
membrane vivante, sensible. André Masson définissait la toile
comme un épiderme, mais c’est de tout support,
de tout matériau
qu’il faut dire qu’il est vibratile, qu’il a pour
fonction de recueillir
les vibrations, même infimes, de cette
limite. Auprès d’elle, tout se
met à vibrer. Ce n’est pas seulement l’oreille, la peau ou la toile,
c’est tout corps qui vibre.
L’image cinématographique ou vidéo est
elle aussi animée de
variations lumineuses ou chromatiques infimes
qu’elle capte
inévitablement, compte tenu de l’instabilité de sa
sensibilité.
Cela ne tient pas à une imperfection, mais au fait qu’on a
affaire
à des corps, physiques, technologiques, musicaux, picturaux,
etc.
La première donnée qui relativise l’abstraction de la limite,
c’est
la présence de ces corps. Le concret, ce n’est pas la matérialité des
corps en eux-mêmes, mais le « bruit » de leur vibration, un peu
comme le son de voix qui sort d’un haut-parleur
progressivement
recouvert de sable est réduit à une vibration
inintelligible dans
Mediations (1986) de Gary Hill ou comme
le parasitage des vidéos
de Nam June Paik. Les corps, y compris
les corps techniques ou
technologiques ne sont plus des outils
de reproduction ou
d’adaptation, mais des surfaces d’enregistrement, des capteurs
sensibles. Ils enregistrent des mouvements, des « bruits » à la limite
de l’audible ou du visible, ce
qui en fait des sortes d’âmes ou
d’esprits, même lorsqu’ils sont
mécanisés ou industriels12. Il ne
s’agit plus seulement de créer
des âmes, mais de composer, bricoler
des nouveaux corps. Si
la limite ne peut pas être atteinte, c’est
justement en raison de
ces corps. Les 4’33’’ de Cage sont
inséparables des bruits de
la salle de concert qui constituent le corps
volumineux du
silence. Au sujet de 4’33’’, Cage déclare d’ailleurs à
la manière
de Beckett qu’il ne s’agit pas d’atteindre le silence, mais
que
« la fin s’approchera de l’imperceptibilité13 ».
La limite est inséparable d’un « bruit » malgré l’extinction
dont
elle s’approche, un bruit irréductible au sens où le définissent les
théories de l’information. Mais au lieu d’être conçu
comme ce qui
perturbe la transmission d’information, le bruit
devient l’objet
d’une nouvelle conquête, comme l’« Undersound » dont parle Bill
Viola, le bruit constant du monde qui
absorbe tous les sons et qu’il
s’agit de capter, même s’il est
inaudible et inintelligible. Autrement
dit, le changement
d’échelle rend la limite inaccessible, en raison de
l’agitation
microphysique qui se révèle à son voisinage. À l’inverse,
si l’on
reste du côté de la limite abstraite, on efface les corps. On en
retient que la généralité, une pure qualité monochrome : le
blanc,
le silence, le noir, l’absence, etc.
Du côté concret de la limite, tout est finalement très animé :
le
blanc est animé de mouvements, de palpitations vibrantes
comme
dans une tempête de neige. Si bien qu’instaurer consiste
désormais
à créer des capteurs, des transmetteurs, des détecteurs de
mouvements. Cela ne vaut pas seulement pour les
caméras qu’on
bricole pour en transformer la sensibilité, mais
pour tous les arts,
pour les statues mobiles qui captent les forces
du vent, les énergies
solaires, mécaniques, électriques. Rauschenberg définit ses
monochromes blancs comme des « écrans
hypersensibles » et Cage
les décrit comme des « aéroports de
lumière, d’ombres et de
particules » ; le noir a ses mouvements
et ses vibrations internes
comme chez Soulages dont les compositions captent les lumières
de l’« Outrenoir » au-delà du noir.
Comme l’« Undersound »,
l’Outrenoir est en effet le moment
où le noir cesse d’apparaître
comme une qualité uniforme pour
devenir « au-delà du noir une
lumière reflétée, transmuée par
la nuit. Outrenoir : noir qui,
cessant de l’être, devient émetteur
de clarté, de lumière secrète.
Outrenoir : un champ mental
autre que celui du noir14 ».
Captation microphysique qui fait
que le noir, proprement dit,
devient « champ mental » et
acquiert une vie spirituelle. Capter les
vibrations pour faire
vivre la matière, faire vivre les couleurs pour
elles-mêmes, c’est,
selon les termes de Souriau, leur donner une
âme.
Cela ne veut pas dire qu’il n’y a plus d’abstraction, mais que
l’abstraction cesse d’être une limite ultime pour devenir
perceptible. Que faut-il entendre par là ? Non plus saisir ce qui
surgit de la brume, mais saisir la brume elle-même, comme une
abstraction immanente à la perception même. Il faut imaginer
par
exemple une toile où il n’y a rien à regarder, pas même
une tâche,
pas même un motif quelconque, où seules monteraient de la toile
les couleurs comme une vapeur. Peut-être
est-ce ce qui se passe
chez Agnes Martin ? C’est une peinture
où il n’y a aucun objet,
aucune forme à regarder (les reproductions photographiques n’en
donnent d’ailleurs qu’une idée
très faible). Le plus souvent, ses
tableaux présentent un ensemble de lignes droites horizontales qui
strient la toile à intervalles
toujours réguliers, comme dans un
cahier d’écolier. Elles
composent de vastes grilles ou quadrillages
qui sont comme le
degré zéro du dessin ou « l’innocence de
l’esprit15 ». Il y a là
un classicisme auquel Agnes Martin revient en
permanence
comme point de départ ou de redépart16. Mais
interviennent
aussi les couleurs, presque translucides, qui, le plus
souvent
respectent le tracé des lignes, suivant des dégradés ou des
alternances binaires. On dirait que la planitude et la gradation
des
lignes constituent les conditions d’apparition et d’application de la
couleur et de ses chromatismes. Malgré la sérénité
qui se dégage
des tableaux, très vite on perçoit qu’il y a comme
une lutte entre les
lignes et les couleurs. On retrouve sous une
forme très épurée le
combat que livre Cézanne entre la « géométrie têtue » de la nature
qui tend à se refermer sur elle-même
comme un poing et la force
irradiante de la couleur17.
Chez Agnes Martin, l’œil va de la ligne à la couleur, mais
toujours la couleur finit par l’emporter. Elle se détache de la
ligne,
s’élève et flotte comme une brume. Mais alors, pourquoi
les
lignes ? C’est que sans elles, nous ne verrions pas la couleur
en train
de se libérer et de se répandre. Comme pour la brume,
si on veut
en saisir le mouvement, il faut d’abord distinguer
les objets qu’elle
fait disparaître. C’est ce qui se passe chez
Agnes Martin : nous
voyons la couleur en train d’effacer les
lignes et devenir aérienne,
nuageuse. Ce ne sont pas des monochromes malgré les apparences,
car les monochromes sont opaques ; il n’y a rien « derrière » leur
bidimensionnalité, même
s’ils ont une « profondeur ». À l’inverse,
chez Agnes Martin, il
y a bien quelque chose « derrière » la couleur,
ce sont les lignes
en train de disparaître ou d’apparaître. Son usage
des couleurs
leur donne une transparence qui les dématérialise et
les vaporise jusqu’à l’abstraction18. Seulement cette abstraction
n’efface
pas les corps. Il est vrai que la couleur ne colore plus aucun
corps, mais c’est parce qu’elle est devenu elle-même un corps,
translucide et brumeux. L’abstraction, c’est le corps devenu
pure
couleur ou la couleur devenue corps immatériel.
À travers tous ces exemples, on n’a plus affaire à une limite
abstraite qui représente l’ultime possibilité d’un art et qui érige
un
mur en vue de séparer un art de ce qui est étranger à son
essence
supposée. Quand la limite devient concrète, elle ne
sépare plus les
mêmes choses ; où plutôt, elle n’a plus pour
fonction de séparer, au
contraire elle fait communiquer les arts
avec des éléments étrangers
à leur essence supposée. C’est
désormais un lieu commun de dire
que la peinture communique avec la non-peinture, la littérature
avec la non-littérature,
le théâtre avec du non-théâtre, la danse avec
la non-danse
comme condition de leur fonctionnement respectif.
L’art
devient essentiellement impur. On fait entrer le bruit, les images
dans la musique, on fait entrer les photographies, les tissus,
le bois
et toutes sortes de matériaux dans la peinture et la
sculpture, on fait
entrer les images, l’hypertexte, la voix, des
coupures de textes dans
la littérature, etc. Tous les arts sont
affectés par une « transversalité »
et des formes de recyclage et
d’hybridation qui les rendent
« multimédia ». Les œuvres sont
plurimodales ou transmodales.
De même que Varese ou Cage ouvrent la musique sur le
bruit,
Robert Ryman peut dire, dans un entretien, que le blanc
l’intéresse, non pour lui-même, mais parce qu’il réagit avec le
bois,
la couleur, la lumière19. Le blanc ne vaut que parce qu’il
capte des
éléments qui lui sont hétérogènes, comme le dit à sa
façon
Rauschenberg au sujet des White paintings : « Elles
n’étaient pas
passives, mais disons hypersensibles (...). En les
regardant, on
pouvait voir, grâce aux ombres portées, combien
il y avait de
personnes dans la salle, ou quelle heure de la
journée il était20. »
Rauschenberg est typique de ce mouvement
qui va du blanc, de
l’effacement (le fameux Erased de Kooning
Drawing) aux
compositions plus tardives, véritables patchworks qui font
communiquer des morceaux hétérogènes,
monochromes salis,
tachés, avec chaussettes, photos, coupures
de journaux.... Peut-être
cette communication très active suppose-t-elle d’en passer par la
« réduction » que nous décrivions
plus haut, le blanc, le silence, le
noir comme degrés zéro.
C’est comme une chute, mais dont on n’aurait plus à se
relever.
D’ailleurs, le pourrait-on ? L’anaphore devient littéralement
catastrophique ou cataphorique (au sens où ana désigne
un
mouvement du bas vers le haut et kata le mouvement
inverse).
C’est une manière de nettoyer la perception, de se
laver les yeux
pour retrouver la force de voir et de faire voir.
Sinon au lieu
d’instaurer, on ne fait plus que dupliquer, détourner ou parodier,
professionnel du « second degré » ou du
kitsch. La « catastrophe »
est nécessaire en tant que point de
conversion de la limite. Elle
passe du terminus ad quem au
terminus a quo, lorsque l’impossible
abstrait se transforme en
un champ de potentialités ou de
« prégnances » pour parler
comme Souriau21. Une fois encore, la
réduction ne sert plus à
rejoindre la qualité pure ou l’essence
(réduction eidétique), elle
permet de s’ouvrir à l’inessentiel, c’est-à-
dire aux éléments
hétérogènes impurs par lesquels
l’expérimentation se fait
(réduction expérimentale). À travers de
nouvelles architectonies, l’art devient captation et composition
d’hétérogènes au
lieu de s’acheminer interminablement vers son
essence supposée.
Sans doute le processus anaphorique décrit par Souriau
s’inverse-
t-il, de l’élévation à la chute, mais il s’agit toujours de
faire droit à
de nouvelles entités, de les saisir au moment de
leur apparition ou
de leur disparition (à travers le jeu mouvant
des possessions et des
dépossessions). Ce sont ces moments les
plus émouvants pour
Souriau, lorsqu’une nouvelle existence
apparaît, comme sortie de la
brume et qu’il faut accroître sa
réalité. Ou bien au contraire
lorsqu’il s’agit de saisir sa dissipation, comme à travers l’œuvre
d’Oscar Muñoz qui mène un
profond travail contre les images
photographiques pour leur
substituer des spectres. Créer des
hologrammes, faire revivre
des portraits fantômes dans un souffle,
dans un reflet, ou bien
soumettre les images photographiques à un
jeu d’apparition/
disparition pour défaire l’instantanéité de la prise
et sa « réalité » ; liquéfier leurs formes et les dissiper dans le blanc,
avant
de les faire ressurgir du blanc comme d’une profonde
amnésie
(cf. la série des « protographies »). Muñoz soumet les
images
à une modulation existentielle où il n’est plus question que
d’apparaître et de disparaître – par une exploration des divers
modes d’existence autres que celui de l’image fixe. Comme
dirait
Souriau, nous entrons dans un monde où la solidité des
corps, la
netteté des contours, la fixité des images se dissipent
au profit des
verbes qui affectent tous les modes d’existence :
apparaître,
disparaître, réapparaître.
2. F. Kafka, Lettre au père, op. cit., p. 77 : « Pourquoi, donc, ne me suis-je pas
marié ? Il y avait des obstacles particuliers, comme il y en a partout, mais la vie
consiste justement à les franchir. L’obstacle essentiel, hélas indépendant des cas
particuliers, c’est que je suis, de toute évidence, spirituellement inapte au
mariage. »
3. Ibid., p. 63.
4. Lettre au père, op. cit., p. 27 : La moindre idée est empêchée, « d’emblée
grevée par [le] jugement » de son père despotique en même temps que sa parole
heurtée, bégayante, finit dans le mutisme. « L’impossibilité d’un rapport serein
avec
toi eut une autre conséquence, bien naturelle en vérité : je désappris à
parler. »
Dans le Journal, op. cit, 17-18 mai 1910 : « ... le célibataire n’a rien devant
lui et,
de ce fait, rien non plus derrière. Dans l’instant, cela ne fait pas de
différence, mais
le célibataire n’a que l’instant. » Cf. également, Journal, op. cit.,
3 décembre 1911,
p. 157 : « ... le célibataire se résigne apparemment de son
propre gré à occuper au
beau milieu de la vie un espace de plus en plus restreint,
et quand il meurt, le
cercueil est tout juste à sa mesure. »
5. Cf. E. Canetti, L’Autre procès – Lettres de Kafka à Felice, Gallimard, coll. « Du
monde entier », 1972, qui voit dans les lettres à Felice un procès parallèle à la
rédaction du Procès. Cf. p. 89 : « Il a conscience de se faire à lui même un procès,
personne d’autre n’en a le droit... »
9. Cf. La Fin in Nouvelles et textes pour rien (Minuit, 1955), la scène comique
entre l’orateur politique et un personnage qui ne comprend pas ce qu’on lui
veut,
p. 103 : « Regardez-moi ce supplicié, cet écorché. Vous me direz que c’est
de sa
faute. Demandez-lui un peu si c’est de sa faute. La voix, Vas-y toi. Alors il
se pencha
vers moi et m’apostropha. J’avais perfectionné ma planchette. »
10. S. Beckett, Malone meurt, Minuit, 1951, p. 8 ; rééd. coll. « Double », 2004,
p. 7.
12. Voir par exemple ce que dit Bill Viola à propos des caméras : « These
machines are keepers of the souls ; they capture souls » (propos recueillis par
Christian Lund, Louisiana Museum of Modern Art à Londres, 2011).
13. In J. Pritchett, The Music of John Cage, Cambridge University Press, 1993.
On peut rappeler l’expérience à l’origine de 4’33’’ qu’il fit dans une pièce
parfaitement insonorisée de l’université de Harvard où il entendait malgré tout le
son
aigu de son système nerveux et le son grave de sa circulation sanguine.
18. Sur des procédés voisins dans le cinéma, cf. G. Deleuze, Cinéma 1, Minuit,
1983, p. 122-124.
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ISBN 9782707343437