You are on page 1of 114

 

DAVID LAPOUJADE
 

LES EXISTENCES
MOINDRES
 

LES ÉDITIONS DE MINUIT


 
 
© 2017 by LES ÉDITIONS DE MINUIT pour l'édition papier
 
© 2017 by LES ÉDITIONS DE MINUIT pour la présente édition électronique
www.leseditionsdeminuit.fr
ISBN 9782707343437
 
 
 
Table des matières

Abréviations

1. Une monade en surnombre ?

2. Modes d’existence

Les phénomènes

Les choses

Les imaginaires

Les virtuels

3. Comment voir

4. Distentio animi

5. De l’instauration

6. Les dépossédés

Table des matières analytique

Du même auteur
 
Abréviations :
 
Nous citons les livres d’Étienne Souriau sous les abréviations
suivantes :
 
– AA : Avoir une âme – essai sur les existences virtuelles,
Belles-
Lettres/Annales de l’université de Lyon, 1939.
– DME : Les Différents modes d’existence, PUF, 1943 ; rééd.
2009,
coll. « Métaphysiques ».
– IP : L’Instauration philosophique, PUF, 1939.
– OD : L’Ombre de Dieu, PUF, 1955.
1. Une monade en surnombre ?

Nous sommes le  21  février  1930. Chapeau sur la tête, fines
lunettes sur le nez, Fernando Pessoa, l’homme aux multiples
hétéronymes, se promène comme chaque jour dans les rues
de
Lisbonne. Comme chaque jour, il éprouve fatigue et lassitude. Il se
sent séparé du monde extérieur et éprouve le vide
de sa propre
existence. D’un point de vue général, il estime
qu’il y a «  erreur
métaphysique » sur sa personne1. On dirait
qu’il se vit comme une
monade en surnombre. On sait que,
dans le système leibnizien, les
monades sont sans porte ni
fenêtre ; si elles n’ont besoin d’aucune
ouverture sur le monde
extérieur, c’est parce que ce monde est
inclus en elles sous
forme de perceptions variées et ordonnées. Or,
tout le problème de Pessoa, c’est qu’il a des perceptions, mais elles
ne
lui font pas plus éprouver la réalité du monde extérieur que
la
réalité de sa propre existence. Ce n’est plus la réalité qui
est
extérieure, c’est plutôt lui qui est extérieur à toute réalité.
Il est
comme une monade, mais une monade sans monde,
enfermée
derrière portes et fenêtres. «  Entre la vie et moi, une
vitre mince.
J’ai beau voir et comprendre la vie très clairement,
je ne peux la
toucher2  ». Il est pour ainsi dire privé de la
possibilité d’exister,
alors même qu’il doit supporter le poids
de l’existence. S’il y a là
une «  erreur métaphysique  », c’est
parce que le monde créé par
Dieu n’a accordé aucune place
à cette monade flottante, rêveuse,
inactive, sans connexion
avec le monde réel.
Mais au lieu de poursuivre sa promenade, voilà qu’il
s’immobilise au milieu d’un pont.

Subitement, comme si quelque destin magicien venait de


m’opérer d’une cécité ancienne avec des résultats immédiats,
je
lève la tête, de mon existence anonyme, vers la claire
connaissance de la façon dont j’existe (...). Il est si difficile de
décrire
ce que l’on éprouve, lorsqu’on sent qu’on existe
réellement et
que notre âme est une entité réelle – si difficile
que je ne sais
avec quels mots humains je pourrais le définir.
J’ai été un autre
pendant très longtemps – depuis ma naissance,
depuis la
conscience  –  et je me réveille aujourd’hui au beau
milieu d’un
pont, penché sur le fleuve, et sachant que j’existe
plus fermement que j’ai été jusqu’à maintenant. Mais la ville
m’est étrangère, les rues me sont inconnues, et le mal est sans
remède.
Donc, j’attends, penché sur le pont, que la vérité me
quitte,
pour me laisser à nouveau nul et fictif, intelligent et
naturel. Ce
n’a été qu’un instant, déjà passé3.

Que s’est-il passé  ? Tout d’un coup, la monade Pessoa a


été
submergée par le sentiment d’exister réellement, comme
incluse à
nouveau dans le monde, embarquée en lui. «  Se
connaître, d’un
seul coup, comme en cet instant lustral, c’est
avoir soudain la
notion de la monade intime, de la parole
magique de l’âme. » Très
vite cependant, il retourne à ses
anciennes certitudes. Il sait bien
qu’il n’existe pas, qu’il n’a
jamais existé et n’existera jamais plus
avec autant de fermeté
qu’à ce moment précis. À nouveau,
l’existence lui paraît insignifiante, irréelle. Au lieu que la pensée
assure au penseur son
existence comme chez Descartes, elle lui
confirme au contraire
qu’il n’existe pas, qu’il ne peut pas exister.
« Je suis dérouté
par tout ce que j’ai été et qu’en fait, je le vois bien,
je ne suis
pas4. » On voit bien ici ce qui peut être objecté à ceux qui
affirment ne pas exister  : qu’ils existent de toute façon
puisqu’ils
sont là pour se poser la question, qu’ils s’empêtrent
dans de faux
problèmes. Ils cherchent une entrée dans l’existence alors qu’ils y
sont de plain-pied. C’est l’absurdité apparente du problème  :
comment douter de la réalité de l’existence
alors même qu’on est
là, présent dans ce monde, pour en
douter  ? Mais c’est qu’on
confond deux notions, l’existence et
la réalité. Sous un aspect,
l’homme existe en effet, il occupe
un espace-temps donné, il est
présent parmi les choses, il croise
des passants sur le pont, il
recueille des impressions, des pensées lui traversent l’esprit.
Pourtant rien de tout cela n’est tout
à fait réel. Les êtres, les choses
existent, mais ils manquent de
réalité. Qu’est-ce que cela veut
dire  : «  manquer  » de réalité  ?
De quoi peut bien manquer une
existence pour être plus
réelle ?
N’y a-t-il pas cependant des existences qui deviennent
«  plus  »
réelles, au sens où elles gagnent en force, en extension, en
consistance : un amour qui s’intensifie, une douleur
qui augmente,
un orage qui menace  ? Ou bien un projet qui
se réalise, la
construction d’un édifice, un scénario porté à
l’écran, l’exécution
d’une partition  ? Ce sont diverses manières
de gagner en réalité,
d’acquérir une plus grande présence, un
éclat plus vif. Ces deux
séries d’exemples ne se situent pas
sur le même plan, mais elles
témoignent de processus similaires. Dans la première série, on a
affaire à des êtres qui intensifient la réalité de leur existence, en
restant sur un même
plan ; dans l’autre série, on a affaire à des êtres
qui sont
contraints de changer de plan d’existence pour accroître
leur
réalité. D’abord possibles ou virtuels, ils modifient leur
manière d’être pour devenir plus réels. Dans tous les cas, le
problème général est le même  : comment rendre plus réel ce
qui
existe ?
Cette question, le philosophe Étienne Souriau n’a cessé de
la
poser, aussi bien dans le domaine des arts que dans celui
de la
philosophie ou des existences individuelles. Qui est
Étienne
Souriau (1892-1979) ? Bien qu’on le redécouvre
aujourd’hui sous
d’autres traits, le souvenir de son nom est
surtout resté associé à la
philosophie de l’art. On sait parfois
qu’il a dirigé le volumineux
Vocabulaire d’esthétique, qu’il était
professeur d’esthétique à la
Sorbonne et qu’il a longtemps
dirigé la Revue d’esthétique  ; on sait
moins qu’il a écrit des
ouvrages de pure philosophie comme Avoir
une âme, essai sur
les réalités virtuelles (1938), L’Instauration
philosophique
(1939), Les Différents modes d’existence (1943) ou encore
L’Ombre de Dieu (1955)5. Est-ce que cela veut dire que Souriau s’est
ensuite désintéressé de ces questions pour revenir à
l’esthétique
proprement dite ? que ces recherches ont peu à
peu cessé d’avoir de
l’importance pour lui, faute de rencontrer
un écho suffisant  ? Au
contraire, les textes consacrés aux âmes,
à l’ontologie, à la
définition de la philosophie, à Dieu ou aux
réalités virtuelles
doivent eux aussi être considérés comme des
parties d’une philosophie de
l’art. Toute la pensée de Souriau
est une philosophie de l’art, et ne
veut être rien d’autre.
C’est l’une des profondes originalités de sa pensée  : l’esthétique
cesse de jouer un rôle secondaire ou adventice, elle n’est
plus un
département ou une région de la philosophie comme
on parle de
l’esthétique de Hegel ou de Schelling, c’est la philosophie tout
entière qui est justiciable d’une esthétique supérieure, dimension
qui, dans L’Instauration philosophique,
s’identifie à une « philosophie
de la philosophie ». Avant de
parler de philosophie de l’art, il faut
parler d’un art de la philosophie, et cela n’a rien de rhétorique : il
faut supposer un art
par lequel chaque philosophie se pose ou
s’instaure elle-même
avant de s’exercer dans tel champ déterminé6.
De même, avant
toute ontologie de l’art, il y a un art de l’ontologie
puisqu’il n’y a
pas d’Être sans manière d’être. On ne peut accéder à
l’Être que
par les manières dont il se donne. C’est le thème de
l’ouvrage
Les Différents modes d’existence. L’art de l’Être, c’est la
variété
infinie de ses manières d’être ou des modes d’existence7.
Qu’il
s’agisse de textes consacrés aux âmes, aux existences, aux
philosophies ou à Dieu, la visée reste essentiellement la même.
L’œuvre de Souriau est d’une grande cohérence à cet égard.
Psychologie, épistémologie, ontologie, philosophie sont les
ressources d’une profonde philosophie de l’art.
 
Comment expliquer ce renversement  ? Pour le comprendre,
il
faut partir du «  pluralisme existentiel  » dont part Souriau.
La
première affirmation de ce pluralisme, c’est justement qu’il
n’y a
pas un seul mode d’existence pour tous les êtres qui
peuplent le
monde, pas plus qu’il n’y a un seul monde pour
tous ces êtres ; on
n’épuise pas l’étendue du monde en parcourant « tout ce qui existe
selon un de ces modes, celui par
exemple de l’existence physique
ou celui de l’existence psychique » (DME, 82). Souriau déploie et
explore l’éventail de la
variété des modes d’existence compris entre
l’être et le néant.
Le mode d’existence d’Hamlet n’est pas le même
que celui
d’une racine carré, le mode d’existence de l’électron n’est
pas
le même que celui d’une table, etc. Tous existent, mais chacun
à sa manière. Réciproquement, un être n’est pas voué à un seul
mode d’existence, il peut exister selon plusieurs modes, et pas
seulement en tant qu’entité physique ou psychique ; il peut
exister
en tant qu’entité spirituelle, en tant que valeur, en tant
que
représentation, etc. C’est la fameuse parabole des deux
bureaux
d’Eddington, à la fois présence solide et nuage d’électrons. Ou
encore Hamlet qui existe en tant que personnage
chez
Shakespeare, en tant que présence sur scène, en tant que
référence
dans un discours, en tant que héros de film, etc. Un
être peut voir
son existence se dédoubler, se détripler, bref il
peut exister sur
plusieurs plans distincts, tout en restant numériquement un.
On objectera que la distinction est verbale puisque justement
cet
être est numériquement un. Mais être numériquement un,
posséder unité et permanence à la manière d’une chose, voilà
précisément un mode d’existence parmi d’autres. Un être peut
participer à plusieurs plans d’existence comme s’il appartenait
à
plusieurs mondes. Un individu existe dans ce monde ; il y
existe en
tant que corps, il y existe en tant que « psychisme »
mais il y existe
aussi en tant que reflet dans un miroir, en tant
que thème, idée ou
souvenir dans l’esprit d’un autre, autant de
manières d’exister sur
d’autres plans. En ce sens, les êtres sont
des réalités plurimodales,
multimodales ; et ce qu’on appelle
monde est en réalité le lieu de
divers « intermondes », d’un
enchevêtrement de plans.
Or il faut considérer chacun de ces modes comme autant
d’art
d’exister. C’est même tout l’intérêt d’une pensée du mode
en tant
que tel. Le mode n’est pas une existence, il est la
manière de faire
exister un être sur tel ou tel plan. C’est un
geste. Chaque existence
procède d’un geste qui l’instaure, d’une
«  arabesque  » qui le
détermine à être tel. Ce geste n’émane pas
d’un créateur
quelconque, il est immanent à l’existence même.
De ce point de
vue, mode et manière ne désignent pas tout à
fait la même chose.
En forçant la distinction, on dira que le
mode (de modus) pense
l’existence à partir des limites ou de
la mesure des êtres (comme en
témoigne le dérivé modération),
tandis que la manière (de manus)
pense l’existence à partir du
geste, de la forme que prennent les
êtres quand ils apparaissent.
Le mode limite une puissance d’exister
alors que la manière
en révèle la forme, la ligne, la courbure
singulières et témoigne
par là d’un « art »8.
Si la philosophie de Souriau est une philosophie de l’art, ce
n’est
pas parce qu’elle s’intéresse aux formes, mais parce qu’elle
s’intéresse au principe formel qui organise les formes. Là
encore, il
faut introduire une distinction et ne pas confondre
la forme et le
formel (pas plus qu’on ne confond former et
formaliser). La forme
est inséparable d’une matière qu’elle
informe, dont elle dessine les
contours ou dont elle règle le
devenir en tant qu’elle en est la fin ou
l’entéléchie. Mais le
formel est ce qui organise les formes, qui
structure leurs rapports de façon architectonique. D’une manière
générale, on
peut dire que la forme est le principe d’organisation
des matières tandis que le formel est le principe de structuration des
formes.
Ce principe formel se manifeste à travers l’éclat particulier
qui
fait la splendeur de certains moments d’existence. Souriau
aime
décrire ces moments où les existences s’accomplissent
pleinement,
déploient une architectonie qui les pose dans leur
perfection
propre, moment sublime ou heure suprême. « Ces
monts ocres aux
ombres mauves ; cette mer bleue... Que
demander d’autre ? Cette
symphonie-là se joue pour elle
seule... N’en est-il pas de même en
toute perfection  ? [...] Des
splendeurs comme celle-ci sont en
quelque sorte les bonnes
actions de l’être, de l’art pur. Des choses
en soi, puisqu’il n’y
manque plus rien9. » Ce ne sont pas seulement
les bonnes
actions de l’être en tant qu’« art pur », ce sont toutes les
existences qui sont justiciables d’un art d’exister comme la
philosophie est elle-même justiciable d’un art supérieur. Peut-être
supposera-t-on que le pluralisme existentiel de Souriau
trouve son
modèle dans la pluralité des arts (musique, architecture,
peinture...). Mais en réalité, c’est l’inverse  : ce sont
les arts qui
tirent leur pluralité de la diversité des manières
de faire exister un
être, de promouvoir une existence ou de
la rendre réelle10.
Sans doute peut-on reconduire toutes les manières d’être
vers le
fond commun dont elles proviennent  –  l’Être  –  et identifier la
philosophie à une ontologie fondamentale. Mais on
peut suivre le
chemin inverse  : explorer la variété de ces manières d’être pour
elles-mêmes, faire de la philosophie une exploration des manières
d’être. Il ne s’agit plus de reconduire les
modes vers un
fondement  –  ou vers un sans-fond plus profond que tout
fondement11 –, mais d’étudier la manière dont
les modes s’enlèvent
sur ce fond, dont ils sortent de l’Être
« comme la pointe de l’épée
sort de l’épée12  ». Tantôt les
manières sont des manières d’être et
renvoient à une ontologie
fondamentale ; tantôt les manières sont
des manières d’être et
renvoient à une ontologie modale ou
maniériste.
Ce qui détourne Souriau de toute ontologie fondamentale,
c’est
qu’il y voit un goût pour la fausse plénitude de l’indéterminé
[bathos], une plénitude qui «  donne l’impression de gonfler la vie
tout entière d’un prodigieux enrichissement  », mais
illusoire en
réalité. C’est un monde «  non seulement d’obscurité mais
d’indéfini et de néant, à travers lequel se dessinent
formellement,
mais aussi se brouillent et se surimpressionnent
des ébauches » (AA,
42). Souriau ne s’intéresse pas à ce fond
indistinct, mais aux modes
qui s’ébauchent à partir de lui, qui
conquièrent progressivement
leur réalité au fur et à mesure
qu’ils se précisent et gagnent en
détermination. La plupart de
ces modes restent à l’état d’esquisses
ou de brouillons ; ils ne
parviennent pas à se différencier de la base
indistincte où ils
replongent. Mais d’autres s’élèvent vers leur
sommet par une
intensification de leur réalité. Ils gagnent en
précision, en
« lucidité », jusqu’à leur maximum. Ce sont comme
des poussées de réalité. Seuls de tels sommets intéressent Souriau ;
il va
même jusqu’à imaginer l’idée d’un accomplissement universel,
« un univers parvenu périphériquement sur tous ses points à
la zone
de l’accomplissement intégral et de l’éclat lucide de
l’être  » (AA,
43).
Les principaux ouvrages de Souriau explorent une pluralité
déterminée  : pluralité des âmes dans Avoir une âme, pluralité
des
modes d’existence dans Les Différents modes d’existence,
pluralité des
«  philosophèmes  » ou des systèmes philosophiques dans
L’Instauration philosophique. Souriau part chaque
fois d’un plurivers
qui pose une pluralité des arts d’exister et
non d’un univers ou d’un
divers sensible, matière quelconque
pour un art unique (en général,
l’art de constituer des objets
de connaissance)13. On pourrait croire
qu’il s’agit de proposer
une classification ou de répertorier les
éléments de ces pluralités et Souriau s’exprime parfois comme si
c’était le cas. Ainsi,
dans Avoir une âme, Souriau distingue entre les
âmes qui existent par représentation (l’idée qu’on se fait d’autrui
lorsqu’on
lui prête une âme ou l’idée qu’on se fait de soi-même
selon
l’idée que l’on prête à autrui de nous-mêmes), les âmes qui
existent par prétention (le désir d’un agrandissement de soi),
les
âmes qui existent par illusion (le rêve d’une existence qui
ne
s’accomplit pas) ou les âmes qui existent par possession (la
possession de soi comme accomplissement de soi-même ou la
possession d’un autre par captation), etc. Et sans doute une
seule
âme peut-elle passer par plusieurs de ces modes, comme
autant de
révolutions intérieures ou de variations intensives qui
font d’elle un
être transmodal.
De même, dans Les Différents modes d’existence, Souriau
distingue
entre divers modes d’existence, de la présence éclatante du
phénomène jusqu’aux êtres inexistants ou virtuels
comme autant
d’« éléments » ou de « sémantèmes existentiels ». Là encore, tout est
décrit en fonction d’un art d’exister
fondamental. Le phénomène a
une façon à lui de se poser dans
sa perfection propre, une manière
de se rendre patent qui
constitue son art d’exister. « Cet art est la loi
d’éclat du phénomène, l’âme de sa présence et de sa patuité
existentielle  »
dit Souriau (DME, 118)14. Son art se manifeste à
travers l’architectonique instantanée qu’il déploie dans la sublimité
d’un instant. Il y a une «  âme  » du phénomène qui est comme sa
signature ou sa tonalité propre comme on parle de l’âme d’un
paysage. Tout autre est la manière d’être des « choses » qui
peuplent
le monde de leur présence solide et durable. Mais il
y a d’autres
modes encore, celui des êtres imaginaires, celui des
êtres de fiction
dont il faudra étudier les types le moment venu.
D’une manière
générale, les modes d’existence sont des occupations d’espaces-
temps, mais à condition de préciser que
chaque mode d’existence
crée l’espace-temps qu’il occupe.
L’espace-temps des phénomènes
n’est pas le même que celui
des choses, et celui des choses n’est pas
le même que celui des
êtres imaginaires, etc.
Ou encore L’Instauration philosophique construit un vaste
cosmos
où coexiste l’ensemble des philosophies. L’histoire de
la
philosophie comme carte du ciel ou planétarium, le déploiement
d’une constellation de mondes qui s’éloignent de plus en
plus les
uns des autres en raison des explorations même de la
pensée. Tous
ces mondes composent une étrange Monadologie
de perspectives
divergentes15. «  Il faut admettre initialement
la pluralité des
philosophèmes, c’est-à-dire la multiplicité et la
différence réelle des
tentatives faites par l’esprit humain pour
informer
philosophiquement le monde. Il faut constater que
le cosmos
comporte virtuellement un grand nombre de solutions
équivalentes, quant au problème de son information  »
(IP, 214).
L’histoire de la philosophie n’est unifiée ni par un
destin ni par un
progrès ; elle se présente plutôt comme un
« plérôme », c’est-à-dire
un monde dont la plénitude s’enrichit
sans cesse de nouvelles
entités au fur et à mesure que de nouveaux systèmes se créent
comme autant de «  gestes  » philosophiques distincts16. La
coexistence n’a cependant rien de
pacifique ou d’indifférent car on
sait bien qu’un philosophe
n’introduit pas de nouvelles entités sans
critiquer parallèlement
le bien-fondé d’entités appartenant à
d’autres systèmes.
 
Quel est l’intérêt de ces classifications  ? Quel but Souriau
poursuit-il à travers ces inventaires philosophiques variés  ?
Nous
disions qu’il veut explorer la variété des modes d’existence compris
entre l’être et le néant, parcourir le dégradé des
existences depuis
l’éclat fugitif du phénomène jusqu’à l’existence incertaine des
réalités virtuelles. Il y a des populations
entières d’êtres qui
échappent aux alternatives classiques, des
«  présences spéciales  »
situées entre l’être et le néant, entre le
subjectif et l’objectif, entre le
possible et le réel, le moi et le
non-moi17. « La connaissance devra-
t-elle sacrifier à la Vérité
des populations entières d’êtres, rayées de
toute positivité existentielle ? » (DME, 84) On a l’impression que
c’est à ces populations que Souriau s’intéresse particulièrement.
Tout se passe
comme si, à travers ces inventaires, il voulait sauver
de la destruction la variété des formes d’existence qui peuplent le
monde, et parmi elles, les formes les plus fragiles, les plus
évanescentes, les plus spirituelles aussi.
Souriau veut se faire comme l’avocat de ces modes d’existence.
Or le personnage de l’avocat n’est pas anecdotique, il
hante ses
livres à la manière d’un des « personnage conceptuels » définis par
Deleuze et Guattari. Lorsqu’ils créent ce
concept, Deleuze et
Guattari invoquent des traits relationnels,
dynamiques ou
existentiels, mais aussi et surtout des traits
juridiques18. Nombreux
sont les portraits de philosophe en
enquêteur, en législateur, en
juge, toujours pris dans des affaires en cours. On pourrait s’attendre
à ce que, chez Souriau,
les traits juridiques s’effacent au profit de
traits «  esthétiques  »
ou existentiels, mais c’est l’inverse qui se
produit le plus souvent. Derrière les figures esthétiques, on voit se
profiler des
personnages qui relèvent de la sphère juridique.
Ainsi par exemple, derrière le sujet percevant, ce qui se
dessine,
c’est la figure du témoin. Car, pour Souriau, la perception esthétique
n’est jamais neutre ou désintéressée, au
contraire. Certaines
perceptions privilégiées suscitent le désir
de témoigner « en faveur »
de l’importance ou de la beauté de
ce qu’elles ont vu. Dans ce cas,
percevoir, ce n’est pas simplement appréhender le perçu, c’est
vouloir témoigner ou attester de sa valeur. Le témoin n’est jamais
neutre ou impartial.
Lui incombe la responsabilité de faire voir ce
qu’il a eu le
privilège de voir, sentir ou penser. Le voilà qui devient
créateur.
De sujet percevant (voir), il devient sujet créateur (faire
voir).
Mais c’est parce que, derrière le témoin, se profile un autre
personnage, celui de l’avocat. C’est lui qui fait comparaître le
témoin, qui fait que toute création devient un plaidoyer en
faveur
des existences qu’elle fait apparaître, ou plutôt comparaître. Il faut
donner une force, une ampleur à ce dont on a
été le témoin
privilégié. C’est pourquoi les artistes, les philosophes, quel que soit
le rôle qu’ils se donnent par ailleurs, sont
en même temps des
avocats dont les divers systèmes plaident
en faveur des entités
nouvelles qu’ils instaurent et dont ils
veulent asseoir la légitimité.
Ils font exister de nouvelles entités,
produisent de nouvelles
réalités, là où personne n’avait rien vu,
rien conçu auparavant  :
l’Idée de Platon, la substance d’Aristote, le cogito de Descartes, la
monade de Leibniz, etc.
Comment ne deviendraient-ils pas avocats
de ces réalités
puisqu’ils doivent vaincre le scepticisme, les
objections ou le
mépris qui accompagnent leur instauration ?
En définitive, la philosophie de Souriau est peut-être tout
autant
une philosophie du droit qu’une philosophie de l’art.
Peut-être
même l’art est-il tout entier au service du droit. Rendre «  plus  »
réelles certaines existences, leur donner une assise
ou un éclat
particulier, n’est-ce pas une façon de légitimer leur
manière d’être,
de leur conférer le droit d’exister sous telle ou
telle forme  ? Cela
suppose que toute nouvelle forme d’existence est comme précédée
par une question qui en mine souterrainement la réalité : quid juris ?
De quel droit prétendez-vous exister ? Qu’est-ce qui légitime votre
«  position  »
d’existence  ? Chaque nouvelle entité philosophique,
mais aussi
chaque forme d’existence, artistique, scientifique,
existentielle
doit faire la preuve de son bien-fondé. Pour se
« poser », elles
doivent elles aussi vaincre le doute, le scepticisme ou
le déni
qui leur conteste le droit d’exister.
Si une existence doit faire la preuve de son bien-fondé, est-ce
que cela ne veut pas dire qu’elle dépend d’un fondement qui
lui
confère cette légitimité ? L’art deviendrait alors art de fonder (et la
définition de la philosophie rejoindrait celle de Platon). Toute
existence, injustifiée en elle-même, recevrait son
sens, sa vérité et
sa réalité d’un fondement supérieur, tout
comme un «  fondé de
pouvoir » reçoit ses pouvoirs d’une autorité légale. Une fois fondée,
l’existence quitterait « la terre mouvante et le sable, pour trouver le
roc et l’argile19 ». Le fondement ne donne pas seulement une assise
ou un sol, il confère
une légitimité aux modes d’existence qu’il
fonde. Étrange
transformation par laquelle une existence acquiert
une réalité
nouvelle du seul fait d’être légitimée. La voilà qui existe
pleinement et foule une terre ferme.
Mais que se passe-t-il lorsque le fondement perd toute autorité
et légitimité ? Ou bien lorsqu’il écrase de son autorité les
existences
et les prive de réalité  ? Les existences ne doivent-elles pas alors
conquérir par elles-mêmes la réalité dont elles
manquent  ? C’est
tout le problème. Comment une existence
peut-elle conquérir par
elle-même sa légitimité  ? Peut-être se
retrouve-t-on alors dans la
situation de Kafka qui attend «  de
chaque instant une nouvelle
confirmation de son existence20  »  ?
D’où peut bien venir cette
confirmation si on est privé de tout
droit d’exister ? Que reste-t-il à
un être quand son mode d’existence est contesté  ? Quel espace-
temps peut-il encore légitimement occuper  ? «  Je n’ai que mes
promenades à faire et il est
dit que cela doit suffire, en revanche, il
n’existe pas encore de
lieu au monde où je ne puisse faire mes
promenades21. » Il n’y
a plus aucune terre, plus aucun sol où poser
le pied.
Où trouver en soi-même les ressources pour légitimer tel ou
tel
mode d’existence singulier  ? Comment rendre les existences
plus
réelles ? Peut-être les existences doivent-elles en passer
par d’autres
existences pour se poser elles-mêmes ou se consolider, et
inversement. On n’existe pas par soi  ; on n’existe réellement que
de faire exister autre chose. Toute existence a
besoin
d’intensificateurs pour accroître sa réalité. Un être ne
peut pas
conquérir le droit d’exister sans le secours d’un autre,
qu’il fait
exister. Est-ce cela justement le rôle de l’avocat, intensifier la réalité
des existences  ? Lutter en faveur de nouveaux
droits  ? C’est une
question de droit, mais cela reste plus que
jamais la question de
l’art  : par quels «  gestes  » instaurateurs
les existences parviennent-
elles à se « poser » légitimement ?
1.  F. Pessoa, Le Livre de l’intranquillité, Bourgois, 1999, p.  136  : «  Vivre
m’apparaît comme une erreur métaphysique de la matière. »

2. Ibid., p. 114.

3. Ibid., p. 71-72.

4. Ibid., p. 71. Cf. la remarque de Souriau in « La conscience », Quaderni della


«  Biblioteca filosofica di Torino  », Vol. 17, 4, 1966, p.  574  : «  Quel homme
simplement homme osera affirmer qu’il pense d’une telle manière et qu’il
possède ainsi
une indubitable existence ? C’est là l’erreur de Descartes. »

5.  Pour une bibliographie plus complète des ouvrages d’É. Souriau, cf.
Dictionnaire des philosophes, D. Huisman (dir.), PUF, rééd. 1993.

6. Dans IP, 147-148, Souriau définit la philosophie comme un « art pur de la


pensée  » et recherche «  ce qui dans les œuvres philosophiques de ces trente
dernières années les apparentera plutôt, mettons, à Debussy ou à Ravel, à Monet
et
Manet ou à Derain, Vlaminck et H. Matisse, à Horta et Otto Wagner ou à
Bruno
Taut et Le Corbusier, et ainsi de suite ». Voir également l’article « Art et
philosophie », Revue philosophique de la France et de l’Étranger, t. 144 (1954), p. 1-
2  où
Souriau invoque une esthétique explicite, «  compartiment  » d’une
philosophie et
une esthétique implicite qui anime en profondeur l’architectonie
de l’œuvre philosophique. « N’oublions pas que l’art est une véritable expérience
ontologique  : une
exploration de chemins qui mènent un cosmos, du néant
jusqu’à l’accomplissement
en patuité » (p. 15).

7.  DME, 125  : «  L’existence, c’est toutes les existences  ; c’est chaque mode
d’exister. En tous, en chacun pris à part, intégralement l’existence réside et
s’accomplit.  » Cette phrase fait écho à une autre, DME, 111  : «  Car l’art, c’est
tous les arts.
Et l’existence, c’est chacun des modes d’existence. Chaque mode
est à soi seul un
art d’exister. »
8.  IP, 367  : «  Exister, c’est toujours exister de quelque manière. Avoir
découvert
une manière d’exister, une manière spéciale, singulière, neuve et
originale d’exister,
c’est exister à sa manière. »

9.  AA, 94  et  113-114  : «  Il faudrait, ces points lucides, ces purs éclats de
lumière,
les considérer un peu comme des cimes à l’aurore (...) ; des cimes qu’un
glacis rose
fait apparaître de-ci de-là dans une région montagneuse, à l’heure
sublime. Mais il
faudrait considérer ce glacis rose comme une sorte
d’illumination propre, d’Alpenglühen, de palpitation de lumière qui serait la
réalité directe, et par laquelle ces
cimes seraient non pas tirées de l’ombre où elles
existeraient somnolentes, mais
posées et instaurées. Car cette splendeur serait
leur être propre. »

10. Dans certains textes, Souriau semble concevoir son pluralisme existentiel


sur
le modèle de la diversité des arts (voir par exemple, DME, 158), mais il
corrige
ensuite pour montrer qu’il existe un art plus profond, DME, 159 : « ... il
ne semblerait pas étrange de chercher [la solution] du côté de quelque chose qui
participe
plutôt à l’art qu’à toute voie instaurative apte à en donner quelque
modèle – à
condition de l’élargir assez et de le prendre en son principe pur – un
art commun
ou pur d’exister, commun à ces différents arts d’exister dont il faut
effectivement
choisir et pratiquer quelqu’un pour avoir existence. »

11.  Cf. M. Heidegger, Le Principe de raison, Gallimard, coll. «  Tel  », 1983,


p. 131 :
« L’être à distance duquel se tient le fond, l’être “à fond perdu”, si l’on
peut dire,
“est” l’abîme. Pour autant que l’être comme tel est en soi raison qui
fonde, il
demeure lui même sans fond. »

12. É. Souriau, « La conscience », art. cit., p. 577 ; il emprunte l’expression au


philosophe Jules de Strada in Ultimum Organum, Hachette & Cie, 1865, p. 288.

13. Sur la notion de « plurivers », cf. W. James, Le Pragmatisme, Flammarion,


coll. « Champs », 2011, chap. IV.

14.  La «  patuité  », terme également emprunté au philosophe Jules de Strada


(1821-1902) dans son Ultimum Organum (op. cit) désigne le fait d’être patent, la
« qualité d’être patent par cela qu’il est ». Souriau recourt également à
la formule
latine patefit qui désigne, non plus la qualité, mais l’événement d’être
patent.
15. Souriau invoque une « monadologie des philosophèmes » (IP, 267). Sur la
divergence, IP, 214 : « Il faut prendre son parti de la divergence des philosophies,
lesquelles s’éloignent les unes des autres à mesure qu’elles poussent leur monde
(...)
vers sa perfection de détermination et d’existence. On ne peut supprimer par
aucun
postulat cette divergence, parce qu’elle est réelle dans la pensée
philosophique. »

16.  IP, 63  : «  Ce geste qui amène, qui reconstitue, qui constitue dans un
monde
séparé et tout spirituel, qui pose en être à la fin séparément tous ces
reflets, ou tous
ces actes, c’est le geste philosophique par excellence » (voir aussi,
IP, 229, 235 sq.).

17. AA, 86 : « La ressource qui s’offre, c’est d’étudier le problème (...) dans le
domaine de certaines présences spéciales, qui d’une part ne correspondent
sûrement
à rien d’objectif, qui d’autre part ne figurent au compte de l’âme qu’à
condition
d’être plus organisées et plus déterminées que ne le comporte leur
première présence
subjective, vaguement faite d’une ébauche à peine esquissée,
aiguisée d’une intentionnalité plus ou moins énigmatique... »

18. Qu’est-ce que la philosophie ?, Minuit, 1991, coll. « Reprise », p. 72-75.

19. R. Descartes, Discours de la méthode, Garnier, troisième partie, 1963, p. 599.

20. F. Kafka, Lettre au père, Éditions Ombres, 1994, p. 63.

21. F. Kafka, Journal, Grasset, Le Livre de poche, 1982, p. 13.


2. Modes d’existence

Quel est le pluralisme existentiel dont part Souriau  ? Il se


présente d’abord sous la forme d’un atomisme ontologique.
Tout
être est une manière d’être et réciproquement  : toute
manière
d’être est un être distinct, existant à sa manière. « Ce
qui est, est ; et
occupe entièrement son existence pure  »
(DME, 106). Une
existence pure est un mode d’existence pris
en lui-même, sans
référence à aucun autre. Patefit1. Chaque
existence est, de ce point
de vue, aussi parfaite qu’elle peut
l’être. Un coucher de soleil, une
façade d’immeuble, une illusion d’optique, une danse d’électrons,
un triangle isocèle, une
idée abstraite. Sur ce plan, il n’y a aucune
hiérarchie, aucune
évaluation possible. L’existence n’admet pas de
degré  ; chaque
existence possède son mode d’être, intrinsèque,
incomparable.
Cet atomisme est destiné à récuser les grandes
formes de l’ontologie, monistes, dualistes ou analogiques, les
grandes visions
théologiques où les êtres s’ordonnent selon des
plans étagés en
fonction d’une réalité suprême ou d’un archétype
supérieur.
Aucune gradation ontologique n’est possible. Pas
davantage on
ne peut dire pour l’instant qu’une existence est plus
réelle, plus
authentique, plus essentielle qu’une autre (par
opposition à
une existence qui vit dans l’inauthenticité, soumise au
règne
des apparences, de l’opinion...). Toutes les existences sont
aussi
réelles, aussi existantes, aussi authentique les unes que les
autres.
On ne peut pas davantage évaluer les modes d’existence
d’après
leur puissance d’exister. Il n’y a pas de plus ou moins
grande
puissance d’exister. Sur ce plan, un être n’est pas plus
accompli
qu’un autre, même comparé à lui-même. Suivant un
exemple de
Souriau, la « vapeur ténue, rose à peine sur le ciel
bleuté du soir »
n’a pas moins d’existence que «  la plénitude
solide et illuminée
d’un nuage superbe et parfait, gloire d’un
beau soir » (DME, 106).
D’un moment à l’autre, le nuage a
grossi, il a peut-être gagné en
perfection, mais il serait absurde
de dire qu’il a gagné en existence.
L’existence n’est pas susceptible de plus ou de moins, c’est un
concept neutre en ce
sens. Si un être modifie ses conditions de
réalité, cela « ne le
fera pas exister davantage » (DME, 106). Alors
que veut dire
Souriau lorsqu’il parle de l’accomplissement des êtres,
de leur
progression vers une plus grande perfection  ? Ne s’agit-il
pas
d’introduire des gradations intensives au sein de l’existence
même, de faire passer les existants d’une perfection moindre à
une
perfection plus grande ?

Les phénomènes
En réalité, de tels processus se situent à un autre niveau,
lorsqu’on quitte le strict plan atomiste des modes pour rejoindre le
plan où ils se conjuguent entre eux, passent les uns dans
les autres
pour former de nouvelles entités, plurimodales. Mais
c’est
justement ce dont il faut faire abstraction pour l’instant
et s’en tenir
aux modes pris isolément. Par exemple, comment
saisir le mode
d’existence du phénomène indépendamment de
la conscience qui
le perçoit  ? Comment le penser en et pour
lui-même, dans son
existence propre  ? D’une certaine façon,
la méthode suivie par
Souriau est à l’opposé de la réduction
phénoménologique qui
rapporte les phénomènes à la conscience ou à l’ego auxquels ils
apparaissent. Établir une telle
corrélation, c’est déjà faire dépendre
le phénomène d’un autre
mode d’existence, déplacer la perspective.
Même difficulté si
on le rapporte à une essence, une substance ou
un noumène  ;
on déforme son mode d’existence propre pour le
faire dépendre d’un autre, supposé plus consistant ou plus réel2.
Or le phénomène a une manière de se poser lui-même, dans
sa
perfection propre qui le distingue de tout autre mode d’existence.
Il se déploie dans une architectonie instantanée qui lui
donne sa
tonalité et son éclat singuliers. Souriau prend souvent
les mêmes
exemples. Ce sont comme des moments de grâce
de la nature,
décrits dans leur splendeur soudaine, un nuage
rose dans le ciel,
une branche d’arbre remuée par le vent, la
ligne de crête d’une
montagne illuminée par le soleil couchant,
de purs instantanés en
soi et pour soi. Tout le paysage se
recompose à la faveur d’une
nuance. Le phénomène est cette
nuance même. Ou plutôt la
nuance est l’«  âme  » du phénomène
au sens où elle témoigne de
l’action d’un principe formel fugitif
indépendant du contenu
sensible ou de la matière du phénomène (DME, 115). C’est à
travers cette architectonie soudaine
que le phénomène conquiert
son mode d’existence propre,
même s’il se dissipe aussitôt. Autre
manière de dire qu’il y a
un «  art immanent au phénomène  »
(DME, 118). Brève apparition d’une structure et dissipation. Le
phénomène n’a donc
rien à voir avec la sensation. Les sensations
sont plutôt «  le
vacarme du phénomène  », elles ne font le plus
souvent que
brouiller et masquer le principe formel qui structure
son apparition3. «  Le contenu sensible de cet ensemble peut être
mis
entre parenthèses  : c’est son architectonique  –  pur principe
formel – qu’on peut garder à part, et considérer comme l’âme
et la
clef de cette patuité indubitable » (DME, 115).

Les choses
À son tour, la chose a une façon bien à elle de se poser
comme
existante, tout à fait distincte de celle du phénomène.
Qu’est-ce
qu’une chose  ? Comment une chose fait-elle pour
exister en tant
que chose  ? Comme le phénomène elle se manifeste, mais, à la
différence de ce dernier, elle persiste à travers
ses diverses
manifestations (DME, 120). Comme le disent
Bruno Latour et
Isabelle Stengers dans leur introduction à la
réédition des Différents
modes d’existence, la chose est «  ce
qui se maintient à travers ses
manifestations  –  contrairement
au phénomène qui n’était que (et
toutes) ses manifestations »
(DME, 38). Une chose se conquiert et
se possède dans une
permanence à travers l’espace-temps. « C’est là
sa base d’existence. En tant qu’art d’exister, c’est la conquête et la
réalisation, la possession effective de cette présence indifférente à la
situation  » (DME, 123). On n’est plus emporté par la variété
changeante des phénomènes, on s’installe dans un monde de
permanences.
Mais peut-être ne faut-il pas parler de la chose tant le
concept
renvoie chez Souriau à des entités ou des «  réités  »
distinctes. Là
encore, il faut introduire des distinctions ou
préciser qu’il y a une
grande variété de choses selon leur
manière de se maintenir à
travers leur espace-temps. Le triangle équilatéral est une chose,
mais une sonate de Schubert est
aussi une chose. Les pyramides
d’Égypte, Socrate, un atome
sont des choses, quoiqu’elles ne
subsistent pas toutes de la
même manière à travers l’espace-temps.
Une image de Souriau
illustre ces différences. Il faut imaginer une
feuille de papier
tantôt pliée en accordéon, tantôt froissée, à travers
laquelle on
plante une aiguille. Il n’y a qu’une aiguille et qu’un seul
trou ;
mais lorsqu’on déplie la feuille, plusieurs trous apparaissent,
différemment disposés selon le cas  : tantôt réguliers sur la
feuille
pliée en accordéon, tantôt dispersés au hasard sur la
feuille froissée.
La chose est une, comme l’aiguille, mais les
manifestations de sa
permanence dans l’espace-temps peuvent
être aussi variées que la
disposition des trous sur la feuille.
Ainsi, par exemple, le triangle
équilatéral ou n’importe quelle
« entité rationnelle » peut exister de
manière dispersée en plusieurs endroits à la fois. «  Le triangle
équilatéral en soi est
l’essence une de diverses apparitions
phénoménales  » (DME,
124)  ; c’est aussi le cas d’une sonate qui
peut être interprétée
en plusieurs endroits simultanément, ou ne
plus l’être nulle
part pendant un certain temps. Quoi qu’il en soit
des variations
phénoménales de ces manifestations, elles renvoient
bien à une
chose numériquement une, «  indifférente  » aux
situations
concrètes.
Mais, à la différence des essences, des entités rationnelles ou
musicales, il existe des choses qui sont soumises à l’obligation
d’exister ici et maintenant  ; ce sont les choses singulières.
L’individu Socrate ne peut pas avoir l’ubiquité du triangle
équilatéral ni l’intermittence apparente d’une sonate. Il est
astreint à
une forme de présence permanente qui lui interdit
toute ubiquité.
«  N’être jamais à deux endroits à la fois, c’est
triste. Être toujours
quelque part, la condition est plus dure
encore  » (DME, 124).
Cette astreinte propre aux choses singulières est en même temps
une définition du corps. Le corps
ne se définit pas d’abord par ses
caractères organiques ou
physiques, mais par les obligations
permanentes auxquelles il
soumet le psychisme. Le corps est
d’abord une astreinte. De
ce point de vue, le corps propre est pour
nous la première des
« choses » dans la mesure où il se maintient et
nous enfonce
dans le monde. «  C’est le premier ouvrage, le chef-
d’œuvre
enfantin du stade où nous avons cessé d’être simplement
phénomène  » (DME, 130). Avec le corps, nous entrons dans le
monde des choses.
Mais cette permanence ne constitue qu’un premier trait.
Pour
être chose, une existence doit être liée à d’autres, et
former avec
elles une unité systématique, composer une histoire
qui les lie dans
un cosmos défini. L’architectonie du phénomène se transforme et
devient «  cosmicité  ». Socrate est inséparable de tout le contexte
qui le définit comme tel, Athènes,
sa législation, ses mœurs, la
langue grecque, etc., tout comme
le triangle équilatéral est
inséparable d’un ensemble d’axiomes
et des propriétés de l’espace
euclidien  ; la sonate est liée à des
règles d’harmonie, aux
instruments qui doivent l’exécuter, etc.
Il y a une « cosmicité » du
monde des choses, une organisation,
divers systèmes de liaisons qui
assurent leur stabilité – par
différence avec le monde changeant des
phénomènes dont les
architectonies sont évanescentes. Mais,
paradoxalement, cette
permanence des choses ne leur est pas
inhérente, elle vient des
psychismes.
En effet, tandis que le phénomène ne doit sa manière d’exister
qu’à lui-même, la chose doit son statut de chose au psychisme qui
la pense et en pose à la fois l’unité, l’identité et la
cosmicité. Il faut
une pensée pour maintenir la chose dans
l’existence, au-delà de ses
manifestations phénoménales, et
pour constituer un cosmos peuplé
de choses reliées entre elles.
Mais justement la pensée n’est ici rien
d’autre que la relation
par laquelle la chose se maintient dans
l’existence et se voit
reliée à d’autres choses4. Cela veut dire,
réciproquement que
la pensée «  n’a d’autre suppôt que la chose
même qu’elle assemble et ressent » (DME, 127). Autrement dit, la
pensée est
conditionnée par la chose qu’elle maintient dans
l’existence,
laquelle, en retour, lui donne son assise propre5.
C’est ce qui fait que le mode d’existence de la pensée est
finalement de
la même espèce que celui des choses. Si les choses
forment un système
stable et systématique, les psychismes, eux
aussi, ont une sorte de
« monumentalité qui fait de leur organisation et de leur forme la loi
d’une permanence6  ». Cela ne
veut pas dire que les âmes ou les
psychismes sont des choses,
mais que les choses sont choses par
l’âme qui les pense comme
l’âme est monument par sa pensée des
choses, par sa construction d’un monde ordonné de choses
diverses, psychismes, entités rationnelles, entités physiques ou
pratiques. Les psychismes
ne sont pas des choses, mais ils ont une
structure de chose au
sens où ils forment des « systèmes harmoniques
susceptibles
de modifications, d’agrandissement, de subversions
parfois, et
même de blessures... » (DME, 128). Nous voilà donc en
présence d’un deuxième monde. Ce n’est plus le monde des
phénomènes, mais le cosmos des choses, un monde où coexistent
entités psychiques, entités rationnelles, entités physiques et
pratiques comme autant de « réités »7. On voit bien que le critère
de distinctions des modes d’existence est avant tout structural,
relatif aux conditions par lesquelles une réalité se pose dans
son
mode d’existence propre. Ces conditions décrivent la
manière
qu’elles ont de se distribuer dans un espace-temps
défini et de
l’occuper.

Les imaginaires
À ces modes d’existence, il faut encore ajouter toutes les
« entités
fragiles et inconsistantes » qui doublent le monde des
choses et des
pensées, des psychismes et des réismes pour
parler comme Souriau.
Elles sont si fragiles, précise-t-il, qu’on
peut hésiter à leur accorder
une quelconque existence  ; ce sont
les êtres de fiction, tous ces
êtres imaginaires « qui existent
pour nous d’une existence à base de
désir, ou de souci, ou de
crainte ou d’espérance, aussi bien que de
fantaisie ou de divertissement » (DME, 133) ; ils n’obéissent ni à la
logique d’apparition des phénomènes ni à la loi d’identité des
choses, bien
qu’ils en imitent le statut au sens où un chien imaginé
participe
du chien existant. C’est le cas de tous les personnages de
fiction. Certes ils ne peuvent pas s’insérer dans le cosmos des
choses, devenir chose parmi les choses puisqu’ils n’obéissent à
aucune logique d’apparition ni à aucune loi d’identité,  –  ils
souffrent d’«  acosmicité  » en ce sens  –, mais ils appartiennent
cependant à des microcosmes, qui forment des quasi-mondes.
Ces êtres ont pour ainsi dire une existence sociale, en tant
qu’ils
appartiennent aux discours, aux références, aux croyances d’un
monde culturel donné. Pourquoi ne pas leur accorder
alors le
même statut que les choses  ? Don Quichotte ou Swann
n’ont-ils
pas une assise au moins aussi assurée que celle des
psychismes ? En
réalité, les êtres de fiction ne tirent pas leur
subsistance de ce
partage social, même s’ils s’y insèrent. Ce qui
les fait exister, ce sont
nos croyances. Si Don Quichotte ou
Swann existent, c’est par
notre «  sollicitude  » dit Souriau  ; c’est
elle qui les fait exister
d’abord. Si Souriau les définit comme
des êtres « sollicitudinaires »
plutôt que comme des imaginaires, c’est dans la mesure où leur
l’existence est suspendue aux
affects qui participent à leur
instauration8. Que ne fait exister
la peur ou le désir  ? De quels
monstres se peuple l’obscurité
pour un enfant la nuit ?
Dire de ces êtres qu’ils existent, c’est dire qu’ils n’ont pas
seulement une existence «  subjective  », mais qu’ils nous font
agir,
parler, penser en fonction de la manière d’être que notre
croyance
leur donne. Ce sont bien les monstres de la nuit qui
font fuir
l’enfant à toutes jambes. Ce qui les distingue cependant d’une
existence réique de chose, c’est qu’ils cessent d’exister dès lors
qu’ils ne sont plus soutenus par ces affects ou ces
croyances. Leur
mode d’existence n’est pas substantiel, mais
plutôt « sustentif9 » en
tant qu’il s’alimente à nos affects. Pour
être des choses, il leur
manque l’ubiquité, l’insertion cosmique
ou la consistance (DME,
134). Au monde des phénomènes et
au cosmos des choses, il faut
donc ajouter le royaume des
fictions qui comprend tous les êtres
imaginaires, c’est-à-dire
l’ensemble des êtres possibles qui n’est
jamais, pour Souriau,
qu’une variété de l’imaginaire (DME, 130-
136). Êtres imaginés,
rêvés, possibilisés, fantasmés, toute une
quantité d’êtres tantôt
évanescents, tantôt presque aussi solides que
des choses10.

Les virtuels
Mais il existe des êtres dont l’existence est encore moindre,
si
l’on peut dire. Souriau décrit un type d’existence encore plus
ténu,
encore plus fragile que celui des êtres de fiction, ce sont
les êtres
virtuels. « Dire qu’une chose existe virtuellement,
est-ce dire qu’elle
n’existe pas ? Nullement. Mais ce n’est pas
dire non plus qu’elle est
possible. C’est dire qu’une réalité
quelconque la conditionne, sans
la comprendre ou la poser.
Elle se complète au-dehors, se ferme sur
soi dans le vide d’un
pur néant. L’arche du pont cassé, ou
commencé, dessine virtuellement la retombée qui lui manque  »
(DME, 136). Ces êtres
sont des commencements, des ébauches,
des monuments qui
n’existent pas et n’existeront peut-être jamais.
Peut-être le pont
ne sera-t-il jamais restauré, peut-être l’esquisse ne
sera-t-elle
jamais achevée, le récit jamais poursuivi... À la différence
des
sollicitudinaires, le mode d’existence des virtuels n’est
suspendu à aucun affect ni ne reçoit sa réalité de la force de nos
croyances. Il faut bien pourtant que les virtuels aient une
manière
de ne pas se confondre avec le pur néant puisque
réparer le pont,
prolonger la courbe, développer l’indication
furtive, bref faire exister
ces virtualités ne peut se faire que
selon certaines conditions dictées
en partie par l’ébauche existante, mais en partie aussi par ces virtualités,
signe qu’elles ne
se confondent pas avec une pure et simple
inexistence.
Un exemple qui illustre particulièrement la nature de ces
virtuels
se rencontre chez Henry James, lorsqu’il décrit sa
méthode de
composition romanesque. Au cours d’un dîner, il
lui arrive parfois
d’entendre une anecdote suggestive, «  une
particule flottant au fil
de la conversation  » dans laquelle il
entrevoit la possibilité d’un
nouveau «  sujet  » de récit. «  Notre
sujet est dans la graine la plus
simple, l’atome de vérité, de
beauté, de réalité, à peine visible au
regard ordinaire ». Ainsi,
lorsqu’il entend parler d’une affaire entre
une mère et son fils
qui se disputent le mobilier d’une maison
ancienne, il sent qu’il
tient la trame d’un nouveau récit (ce sera la
nouvelle «  Les
dépouilles de Poynton  »). «  Il n’y avait eu que dix
mots et
cependant j’avais reconnu en eux, comme en un éclair,
toutes
les possibilités du petit drame de mes “Dépouilles”, qui
prenait
vie çà et là, si bien que quand, l’instant suivant, je
commençai
à entendre parler d’action judiciaire (...), je vis la vie
maladroite
en train d’accomplir son œuvre stupide11.  » C’est une
très belle
description de la manifestation du virtuel  : l’apparition
d’un
éventail de nouvelles possibilités, dictées par quelques traits à
peine ébauchés. Seulement le cours ordinaire de la vie ne parvient
pas à se maintenir à la hauteur des promesses architectoniques que
le virtuel fait entrevoir. La vie «  s’obstine à
commettre des
maladresses, des erreurs, à se perdre dans le
sable ». À moins que ce
soit l’inverse  : au lieu de suivre le cours
ordinaire de la
conversation, l’écrivain bifurque vers un univers
parallèle dont son
récit explorera les potentialités.
 
Nous avons jusqu’ici distingué trois univers  : le monde des
phénomènes, le cosmos des choses et le royaume des fictions.
Il
faut à présent en ajouter un quatrième  : la nuée des virtuels.
«  Quantité d’ébauches ou de commencements, d’indications
interrompues, dessinent autour d’une réalité infime et changeante,
tout un jeu kaléidoscopique d’êtres ou de monumentalités qui
n’existeront jamais » (DME, 136). Les virtuels sont
là, tout autour
de nous, ils apparaissent, disparaissent, se transforment au fur et à
mesure que la réalité elle-même change ;
ils n’ont aucune solidité,
aucune assise, aucune consistance. À
certains égards, c’est l’univers
le plus vaste et le plus riche  –  du
moins en apparence, mais c’est
aussi le plus évanescent, le plus
inconsistant, le plus proche du
néant.
Dans l’inventaire – non exhaustif – des modes d’existence
dressé
par Souriau12, les virtuels semblent avoir un statut à
part. Tous les
modes d’existence témoignent d’un «  art  » spécifique  –  art
d’apparaître pour les phénomènes, art de se maintenir pour les
choses, art de (se) sustenter pour les imaginaires  –, et les virtuels
n’échappent pas à la règle. Un « art »
préside à la perfection de leur
manière d’être. Seulement, leur
perfection, c’est d’être inachevés ;
ils sont parfaitement, intrinsèquement inachevés. Cela veut dire
qu’il y a en eux comme
une attente ou une exigence
d’accomplissement.
Voilà pourquoi ils sont à part. Ils attendent l’art qui peut
les faire
exister davantage et autrement. Leur art, c’est de susciter ou
d’exiger l’art ; leur « geste » propre, c’est de susciter
d’autres gestes.
Ils ont besoin d’un autre être  –  un créateur  –
qui mettra tout en
œuvre pour les faire exister davantage et
sur un autre mode.
Inversement, le créateur a besoin de cette
nuée de virtuels pour
créer de nouvelles réalités, il s’alimente
à leur inachèvement.
Autrement dit, ce sont les virtuels qui
introduisent un désir de création,
une volonté d’art dans le
monde. Ils sont la source de tous les arts que
nous pratiquons.
Les arts, la philosophie, les sciences ne cessent en
effet de
s’alimenter à cette nuée incessante d’«  atomes de vérité  »
qui
bordent notre monde.
Cela ne veut pas dire qu’ils constituent un univers à part,
séparé
du monde réel. Ils sont au contraire pleinement immanents à ce
monde. Des bribes de conversation deviennent le
germe d’un récit,
les traits d’un visage se transforment en
portrait éventuel, quelques
notes forment le début d’une
mélodie, un scénario devient film,
une intuition devient système, etc. Pas de réalité qui ne
s’accompagne d’une nuée de
potentialités qui la suit comme son
ombre. Chaque existence
peut devenir une incitation, une
suggestion ou le germe
d’autre chose, le fragment d’une nouvelle
réalité future. Toute
existence devient en droit inachevée.
Autrement dit, avec les
virtuels, c’est un deuxième volet de la
philosophie de Souriau qui s’ouvre. On abandonne l’atomisme
initial qui permettait de dresser l’inventaire des modes d’existence
en tant
qu’éléments ou «  sémantèmes  » d’une ontologie modale
(DME, 149). Voilà que les existences peuvent se modifier, se
transformer, intensifier leur réalité, passer d’un mode à un
autre, les
conjuguer. On entre dans le domaine du transmodal.
S’il y a un
privilège des virtuels chez Souriau, c’est en tant
qu’ils sont les
principaux opérateurs du passage du modal au
transmodal. On
passe d’un monde statique où les modes
d’existence sont décrits
pour eux-mêmes à un monde dynamique où ce sont désormais les
transformations, les augmentations ou diminutions qui importent.
Cela ne veut pas dire que, lorsque les virtuels passent à
l’existence, ils cessent d’exister en tant que virtuels, au contraire.
Ce sont eux qui dictent les conditions de leur passage à
l’existence,
malgré leur indistinction. Chaque effort créateur,
chaque avancée
est comme une proposition d’existence auquel
le virtuel consent
ou non, selon les exigences changeantes de
l’architectonie qui
s’esquisse. Propositions de mots, de couleurs, de lignes ou
d’espaces, de cadrages, de formes, chaque
fois il s’agit d’une
possibilité que l’on soumet implicitement au
virtuel, que l’on
tourne vers lui pour savoir s’il accepte le choix
en question.
Chaque virtuel a une manière qui lui est propre
d’accepter ou de
nier ce qui l’exprime inadéquatement  ; il se
précise autant par les
affirmations que par les négations successives dont il s’entoure et
qui en font un être problématique13. Bien plus, toute instauration
d’une réalité nouvelle doit
dissiper les fantômes dont elle prend la
place ou qui usurpent
la sienne14.
Sans doute ces termes sont-ils impropres. En réalité les virtuels
ne dictent, n’acceptent ou ne nient rien  ; ils forment plutôt
une
nébuleuse où toute décision devient affaire de pressentiment, de
divination ou d’intuition. Bien plus, la plupart des
conditions que
« dictent » ces virtuels est aussi implicite que
changeante. Mais cela
ne les empêche pas d’agir de façon aussi
impérieuse que n’importe
quel autre type de réalité. Leur
force, c’est celle du problème. Il y a
une force problématique
des virtuels dont Henry James donne une
formulation très
précise  : «  Si la vie qui nous offre ce germe (...)
abandonne
ensuite le cas, avant que nous puissions l’empêcher,
quels sont
les signes qui nous guideront, quelles sont les lois
élémentaires
qui nous permettront de choisir de façon salutaire,
comment
savoir où et quand intervenir, où placer le début d’une
bonne
ou d’une mauvaise digression15 ? »
C’est la question que ne cesse de poser Souriau. C’est la
question
générale de l’expérimentation ou de ce qu’il appelle
instauration.
Une fois encore, si les virtuels ont tant d’importance chez lui, c’est
parce qu’ils nous font entrer dans une
nouvelle dimension  : non
plus celle des modes d’existence (le
modal), mais celle de leur
transformation les uns dans les autres
(le transmodal). Comment un
être, à la limite de l’inexistence,
peut-il conquérir une existence
plus « réelle », plus consistante ? Par quel geste ? Quel est l’« art »
qui permet aux existences d’accroître leur réalité16  ? Ce sont sans
doute les existences les plus fragiles, proches du néant, qui
réclament avec
force de devenir plus réelles. Encore faut-il être
capable de les
percevoir, d’en saisir la valeur et l’importance. Si bien
qu’avant
de poser la question de l’acte créateur qui permet de les
instaurer, il faut se demander ce qui permet de les percevoir.

1.  Sur le pur patefit, OD, 101  sq. où la description que donne Souriau de
l’existence pure  –  cela est ainsi  –  est assez proche des descriptions de la
« priméité »
chez Peirce. Cf. Écrits sur le signe, Le Seuil, 1978, p. 83 sq.

2.  DME, 114  : «  De manifeste, le phénomène devient alors manifestation  ;


d’apparence apparition. »

3.  DME, 115  : «  Le contenu sensible de cet ensemble peut être mis entre
parenthèses : c’est son architectonique – pur principe formel – qu’on peut garder
à part,
et considérer comme l’âme et la clef de cette patuité indubitable. »

4.  DME, 127  : «  Telle que l’implique ce statut, [la pensée] est purement et
simplement liaison et communication. »
5. DME, 127 : « C’est par elle que l’existence réique se constitue, mais elle-
même
s’y constitue aussi, elle y réside, elle y opère. Elle est y est facteur de
réalité. »

6.  DME, 124  et  128  : «  Tout ce que nous affirmons des psychismes, en y
constatant ce même mode d’exister, c’est qu’ils ont une sorte de monumentalité
qui fait
de leur organisation et de leur forme la loi d’une permanence, d’une
identité. Loin
d’en compromettre la vie en la concevant ainsi, c’est autrement
qu’on la manque,
si on ne conçoit l’âme comme architectonique, comme
système harmonique susceptible de modifications, d’agrandissements, de
subversions parfois, et même de
blessures... »

7. « Parlons plus généralement d’un mode ontique d’existence qui conviendra


aux psychismes aussi bien qu’aux réismes » (DME, 127-128).

8.  DME, 134  : «  Leur caractère essentiel est toujours que la grandeur ou
l’intensité de notre attention ou de notre souci est la base (...), le pavois sur
lequel nous
les élevons ; sans autres conditions de réalité que cela. »

9.  Souriau souligne que l’intensité des affects constitue «  le polygone de


sustentation de leur monument » (DME, 134).

10. DME, 134 : « Ainsi, comme il y a des imaginaires, il y a des émotionnels,


des
pragmatiques, des attentionnels (si l’on ose dire) ; les importants de tel ou tel
soin
ou de tel ou tel scrupule ; bref, une existence sollicitudinaire. »

11. H. James, La Création littéraire, Denoël/Gonthier, 1980, p. 136-137.

12. Souriau précise que son inventaire des modes d’existence est arbitraire et
contingent (DME, 162).

13. Sur la négation, on peut comparer avec les « préhensions négatives » chez


Whitehead. Cf. Procès et réalité, Gallimard, 1995, p.  355-357  et l’analyse de
Didier
Debaise, Un empirisme spéculatif, Vrin, 2009, p.  91-92. C’est également
vrai dans
le champ des existences individuelles, AA, 63 : « On observera en effet
que ces
êtres virtuels, dessinés dans le jeu des événements et des propositions
cosmiques,
et dont la multiplicité ou la grandeur, avant toute réalisation, déjà
enrichit notre
âme en se proposant, sont loin d’être tous d’égale valeur morale, il
s’en faut de
beaucoup. Là sont aussi les Incompatibilités, les Rôles injouables, les
Tentations,
les Moi de chute  ; autant de thèmes d’accomplissement que nous
pouvons à bon
droit refuser d’accomplir  ; et pourtant entretiennent autour de
nous ce halo de
virtualités. »

14.  «  Dans un philosophème, il y a certaines zones positives d’affirmation et


d’instauration lucide et comme unilatérale  ; et puis certaines zones où règnent
des
faits corrélatifs d’affirmation positive et de négation expresse et existentielle :
ceci
n’est pas ! C’est un fantôme que la bonne lumière a détruit » (IP, 337).

15. Henry James, La Création littéraire, op. cit., p. 135-137.

16.  AA, 60-61  : «  Quelque chose autour de nous, dans le fait, pose le
problème
de notre plus grande existence. Et nous-mêmes (...), lorsque nous
sentons une sorte
de besoin de nous agrandir mentalement, et de nous poser à
une échelle de grandeur
substantive tout autre que celle-là ; nous n’existons tels,
que par prétention  –  par
une prétention tantôt justifiable, tantôt non. C’est un
problème à résoudre. Qu’on
entende bien. C’est, non plus un problème
théorique à résoudre, pour un philosophe
poursuivant une étude spéculative.
C’est un problème concret à résoudre en fait,
pour l’homme qui tente, à des
appels du genre de ceux dont on vient de parler,
d’exister d’une existence plus
vaste, et plus substantive que celle où il se sent
insuffisant. »
3. Comment voir

De quel seul mot en dire le changement ? Attention.


Moindre. Ah le seul
beau mot. Moindre. Elle est moindre.
D’où que l’œil s’y acharne.
Samuel Beckett

Je pense à un petit enfant qui avait disposé soigneusement,


longuement, divers objets, grands et petits, d’une façon qu’il
pensait jolie et ornementale, sur la table de sa mère, pour faire
«  très plaisir  » à celle-ci. La mère vient. Tranquille, distraite,
elle prend un de ces objets dont elle a besoin, en remet un
autre
à sa place ordinaire, défait tout. Et quand les explications
désespérées qui suivent les sanglots refoulés de l’enfant lui
révèlent
l’étendue de sa méprise, elle s’écrie désolée : ah ! mon
pauvre
petit, je n’avais pas vu que c’était quelque chose ! (AA,
17)

Je n’avais pas vu... Qu’est-ce donc qu’elle ne voit pas ? Quel


est
le «  quelque chose  » que la mère ne voit pas  ? On peut dire
que
c’est la disposition soigneuse des objets qui témoigne de
la présence
d’un point de vue précis chez l’enfant. On peut
dire que c’est
l’«  âme  » de l’enfant  –  tout entière passée dans
la disposition des
objets. Dans les deux cas, on aura raison  ;
elle voit bien les objets
puisqu’elle les range, ce qu’elle ne voit
pas, c’est le mode
d’existence qui est le leur sous le point de
vue de l’enfant,
l’architectonie ébauchée sous ses yeux. Ce
qu’elle ne voit pas, c’est le
point de vue de l’enfant ; elle ne
voipas qu’il y a là un point de vue –
 qui existe à sa manière.
C’est une virtualité qu’elle ne perçoit pas,
de même qu’un
promeneur distrait ne voit pas l’ébauche d’un pont
virtuel dans
une succession de pierres alignées en travers d’un
ruisseau. Ils
sont comme des spectateurs qui se tiendraient devant
une anamorphose sans voir ce qu’elle représente, faute de chercher
l’angle de vue qui permet de la déchiffrer. Il y a ainsi, dans le
cosmos des choses, des ouvertures, d’innombrables ouvertures
dessinées par les virtuels. Rares sont ceux qui les perçoivent et
leur
donnent de l’importance ; plus rares encore ceux qui creusent cette
ouverture dans une expérimentation créatrice.
Cette cécité ne vaut pas seulement pour les virtuels, elle
apparaît
déjà au niveau des phénomènes dont on rate la pure
phénoménalité
à force de voir en eux la manifestation d’une
chose existante. On
reconduit la phénoménalité du phénomène
vers ce dont il est la
manifestation. «  De manifeste, le phénomène devient alors
manifestation ; d’apparence apparition »
(DME, 114). Devant moi,
des arbres en fleur, éclatant sur fond
de ciel clair et de hautes
herbes, voilà ce qui apparaît. Mais le
phénomène ce n’est ni l’arbre
ni le ciel ni l’herbe, c’est autre
chose  : «  Fraîcheur et autorité des
teintes  : appui les unes sur
les autres des couleurs, à la fois en
opposition et en harmonie  ;
éclat du blanc rosé au soleil  ; dessin
pathétique d’un petit bouquet de fleurs, à l’extrémité d’une
branche, sur le bleu turquoise du ciel », voilà la phénoménalité du
phénomène, une
sorte d’architectonie qu’un rien suffit à dissiper –
  l’âme du
moment. Nous avons vu que Souriau prend soin de
toujours
distinguer le principe formel du phénomène de son
contenu.
Ce principe est l’armature du phénomène, la manière
qu’il a
de faire «  tenir  » ensemble les divers éléments qui le
composent
selon des rapports harmoniques d’opposition, de
contraste, de
complémentarité ou d’équilibre.
L’anecdote de la mère et de l’enfant est comme un écho de
la
fameuse affaire Brancusi. Rappelons brièvement la scène. En
octobre 1926, lors du débarquement d’une vingtaine de sculptures
sur le sol américain, L’Oiseau dans l’espace retient l’attention de
l’inspecteur des douanes du port de New York, lequel,
après
examen, refuse d’accorder à la longue pièce de bronze
l’exonération dont bénéficient légalement les œuvres d’art  ; il
lui
impose donc la taxe appliquée habituellement aux objets
utilitaires
manufacturés. Cet inspecteur des douanes est comme
la mère de
l’exemple de Souriau  : il ne voit pas autre chose
qu’une simple
pièce de bronze. Il ne voit pas «  l’âme  » ou le
point de vue
enveloppé dans la forme, l’architectonie qu’elle
déploie, bref le
mode d’existence qui est le sien sous un autre
point de vue. On
comprend que le problème devient vite un
problème de droit, non
seulement parce que, portée devant les
tribunaux, l’affaire a permis
de transformer le statut juridique
de l’œuvre d’art aux États-Unis,
mais aussi parce qu’il s’agissait
pour Brancusi de faire droit à de
nouvelles formes de vie1.
Qu’est-ce qui fait que la composition du phénomène n’est
pas
plus perçue que ne l’est la disposition soigneuse d’objets
sur une
table ? Pour une raison simple, c’est qu’il est perçu
selon un point
de vue qui s’appuie sur d’autres données pour
s’établir et assurer la
continuité de son monde. Il faut ranger
la table, appliquer le
règlement douanier, etc. Ne doit-on pas
alors rompre avec
l’attitude naturelle pour accéder à une
conscience renouvelée du
phénomène, en revenir «  aux choses
mêmes  », comme le veut la
phénoménologie ? Mais, aux yeux
de Souriau, la phénoménologie
ne parvient pas davantage à
saisir l’« âme » du phénomène, malgré
ses précautions de
méthode. Elle ne saisit pas les choses de
l’intérieur, mais du
dehors, selon le point de vue de la conscience
qui observe. Sa
perspective est toujours celle de la conscience,
jamais celle du
phénomène lui-même. «  La dialectique
phénoménologique met
entre parenthèses le phénomène lui-
même, dans sa présence
réelle et son immédiateté, pour conserver
et regarder seulement, en l’explicitant et en l’accomplissant à part,
en dehors,
ce que le phénomène implique et exige d’allant vers
autre chose
que lui-même. Si bien qu’une phénoménologie, en ce
sens, c’est
où l’on peut le moins chercher le phénomène. The
darkest place
is under the lamp... » (DME, 116)2. Comme la mère avec
son
enfant, elle ne voit pas qu’il y a un point de vue intérieur au
phénomène lui-même.
Mais que veut dire  : saisir les choses de l’intérieur  ? Comment
comprendre que le phénomène exprime un point de vue  ?
qu’il
soit animé d’une perspective propre  ? C’est que percevoir,
pour
Souriau, ce n’est pas observer du dehors un monde étalé
devant soi,
c’est au contraire entrer dans un point de vue,
comme on
sympathise. La perception est participation. Un
phénomène
survient, frappe par sa beauté, et nous voilà pris à
l’intérieur d’une
sorte de monument perceptif dont nous explorons la composition
momentanée. Notre perspective s’enchâsse
dans une autre
perspective, notre point de vue dans un autre
point de vue, comme
s’il y avait une intentionnalité ou, mieux,
un principe d’ordre,
visible dans l’architectonie du phénomène.
On n’a pas une
perspective sur le monde, c’est au contraire le
monde qui nous fait
entrer dans une de ses perspectives. L’Être
n’est pas clos sur lui-
même, refermé sur un en-soi inaccessible,
il est sans cesse ouvert
par les perspectives qu’il suscite. Les
perspectives ouvrent l’Être, le
déplient, en explorent les dimensions et les plans, en droit
innombrables.
 
Mais comment faire  ? Comment faire voir ces perspectives  ?
Y
aurait-il une méthode pour faire voir ces compositions, une
fois
précisé que faire voir, c’est en même temps faire exister ou
rendre
plus réel ce qu’on fait percevoir ? On comprend qu’il y
faut tout un
« art ». Il faudrait concevoir une sorte de dispositif
optique qui fasse
percevoir les perspectives, qui leur donne une
réalité plus
manifeste. Un de ces procédés est la réduction. Pour
faire apparaître
la variété des modes d’existence, Souriau invoque en effet une
réduction «  existentielle  ». Il n’est pas sûr
toutefois que l’adjectif
convienne. Certes la réduction qu’il
mène se veut l’exacte antithèse
de la réduction phénoménologique dans la mesure où il s’agit de
dégager chaque fois le point
de vue exprimé par tel ou tel mode
d’existence au lieu de tous
les subordonner au point de vue de la
conscience3. Chaque
mode d’existence possède un «  plan
d’existence » singulier à
partir duquel il se déploie. Mais l’opération
est moins «  existentielle  » que perspectiviste puisque décrire des
modes d’existence consiste à remonter chaque fois à l’intérieur du point
de
vue qu’ils expriment. Tout mode d’existence enveloppe un point
de vue ; c’est même en cela qu’il se distingue de la pure et
simple
existence. Souriau le répète souvent : il faut trouver le
point de vue
de la chose, car chaque mode d’existence possède
son point de vue.
Que faut-il donc entendre ici par réduction ? Husserl réinvente
le terme, mais pas l’opération, aussi vieille que la philosophie.
L’importance de la réduction en général, c’est d’instaurer un plan
qui rende possible la perception de nouvelles
entités. On fait de la
réduction une méthode, mais on sait
bien que cette méthode a
d’abord pour fonction d’agir sur
la perception, d’opérer une
conversion du regard. Il s’agit de
faire voir, de rendre perceptibles de
nouvelles classes d’êtres,
invisibles sinon4. D’où un premier
moment qui consiste à
repousser hors du plan tous les présupposés,
les préjugés, les
illusions qui font écran à ce renouvellement de la
perception.
La réduction est d’abord une opération de nettoyage. Il
faut
purifier le champ de l’expérience de tout ce qui empêche de
voir.
En ce sens, réduire, c’est dégager un plan d’expérience pure.
Mais pure de quoi  ? Que faut-il ôter pour enfin voir  ? D’un
philosophe à l’autre, il est évident que les réponses varient.
Platon,
le premier, décrit des personnages qui opèrent la conversion
nécessaire pour voir ce que les autres, prisonniers des
apparences,
ne peuvent pas voir : le monde des essences. Ce
qu’il faut éliminer,
c’est la réalité changeante des apparences
sensibles qui fait écran à la
contemplation du monde des Idées.
Ce monde constitue un plan
d’expérience pure où «  pur  »
désigne la forme d’identité à soi de
l’Idée, le Juste en soi, le
Beau en soi, le Bon en soi. Les Idées sont
des formes pures,
au sens où elles sont pures de toute altérité, de
toute altération.
Et seule peut les contempler une pensée qui elle-
même devient
pensée pure (noûs). Ou encore chez Descartes,
l’opération du
doute qui permet de purifier le champ de
l’expérience de tout
ce qui est extérieur à la pure intériorité du « Je
pense  ». On
ne cherche plus une forme d’identité, pure de toute
altérité
comme chez Platon, mais une forme d’intériorité, pure de
tout
élément extérieur qui voudrait malignement s’introduire en
elle. C’est également le cas de la réduction phénoménologique
qui,
une fois débarrassée de tous les présupposés naturalistes,
veut
constituer l’égologie transcendantale comme « une psychologie de
l’intériorité pure5 ». Là encore, il s’agit de tracer
un plan destiné à
faire voir ce qui sinon reste invisible, le monde
originaire des
essences du vécu. Platon, Descartes, Husserl,
trois types de
réductions pour trois modes de perception des
essences.
Mais il est bien évident que toutes les formes de réduction
n’ont
pas pour fonction de faire voir des essences ou des substances.
Certaines d’entre elles poursuivent même un but
opposé. Il s’agit
toujours de constituer un plan d’expérience
pure, mais cette fois il
s’agit de repousser hors du plan toute
forme d’identité ou
d’intériorité préexistante. L’expérience est
pure si elle est pure de
toute essence ou de toute conscience
– au lieu de se réduire à une
« conscience pure »6. Plus
d’essence, plus de forme d’intériorité, on
part du degré zéro
de l’expérience pour faire voir comment se
constituent les expériences vécues. Ce ne sont plus les mêmes
présupposés que
l’on combat ni les mêmes personnages que l’on
rencontre. On
n’a plus affaire à des personnages prisonniers d’un
faux savoir,
mais à des personnages ignorants, dépourvus de toute
connaissance, ainsi les figures du nouveau-né ou d’Adam7. Ou
même
l’étrange statue de Condillac qui incarne le degré zéro de la
sensibilité. Les philosophies du  17e et du  18e siècle dégagent
un
nouveau plan d’observation où la réduction devient le produit
d’une analyse : que perçoit-on lorsque l’expérience est
décomposée
en ses éléments les plus simples ? Est « pur », non
plus l’essentiel ou
le substantiel, mais l’élémentaire ou le simple.
C’est à partir de ce
nouveau plan qu’on voit se constituer les
expériences complexes
des sujets connaissants, moraux, politiques. C’est la même
opération qu’on retrouve dans la philosophie politique, lorsque le
degré zéro se confond avec un
« état de nature », conçu comme une
expérience pure de toute
organisation politique. L’état de nature
agit comme un dispositif à partir duquel on peut enfin voir
apparaître la formation
des corps politiques.
Si la réduction est inséparable des plans d’expérience pure
qu’elle
instaure, on voit qu’elle a aussi besoin de personnages
pour révéler
ces plans. Platon a besoin de sortir un prisonnier
de la caverne.
Deleuze et Guattari ont montré que les philosophies avaient
absolument besoin d’introduire des personnages pour se doter
d’une paire d’yeux, pour peupler le plan
qu’elles tracent et animer
leurs concepts. Certainement Souriau
aurait apprécié cette
hypothèse qui consolide la thèse d’un art
immanent à la
philosophie8. D’un type de réduction à l’autre,
les personnages ne
sont pas du tout les mêmes. Dans le cas de
la réduction qu’on peut
grossièrement appeler rationaliste, on
a affaire à des douteurs,
méfiants des apparences, de faux
sceptiques en quête de vérité
comme chez Platon, Descartes et
Husserl  ; dans l’autre  –  qu’on
peut appeler empiriste  –, on a
affaire à des ingénus, des naïfs, des
ignorants. C’est le cas des
figures d’Adam et du nouveau-né dans
l’empirisme classique,
mais c’est aussi le cas du naïf dans
l’empirisme radical de
William James, de « l’homme du commun »
dans l’empirisme
métaphysique de Bergson au début de Matière et
mémoire,
ignorant tout des disputes philosophiques9 ; ou encore de
l’homo natura spinoziste de Deleuze et Guattari dans L’Anti-Œdipe
que rejoint l’enfant-joueur nietzschéen de Qu’est-ce que
la
philosophie  ? Les personnages des philosophies empiristes
ne visent
plus les essences. Ils ont en commun une certaine
innocence, ce
qui fait qu’ils sont sans présupposés, ouverts à
toutes les potentialités de
l’expérience pure. Leur manière d’être
« purs », c’est paradoxalement
d’être ouverts à la plus grande
hétérogénéité possible,
profondément «  impurs  » en ce sens,
capables de toutes les
métamorphoses, de chevaucher plusieurs
perspectives et de circuler
à travers elles. Le personnage empiriste n’est donc plus celui qui,
par un effort sur soi, accède aux
substances ou aux essences, pour la
simple et bonne raison
que, sur ce nouveau plan, il n’y a plus de
« soi », plus de
substances ou d’essences.
On objectera peut-être que de tels dispositifs ne valent que
pour
la philosophie, que les arts pour leur compte ne pratiquent
aucune
réduction. Ne rencontre-t-on pas cependant des tentatives pour
établir un plan qui donne à voir ce qui sinon serait
invisible, pour
rejoindre une sorte d’expérience pure à partir
de laquelle tout
reconstruire  ? En témoigne pour la littérature
l’existence de
personnages qui semblent résulter d’un processus
de réduction au
sens où ils incarnent une forme d’expérience
pure. Ils rejoignent
une sorte de degré zéro. Ces personnages
n’en savent pas plus long
que les autres. Au contraire, ils ont
conservé une innocence, une
naïveté dont les autres ne sont
plus capables ; leur nature semble les
préserver de tout compromis honteux et fait d’eux des observateurs
privilégiés. La Religieuse de Diderot, L’Idiot de Dostoïevski, le
jeune frère religieux des Karamazov, les enfants ou les jeunes
Américaines de
Henry James, l’enfant d’Allemagne année zéro ou le
jeune soldat
hagard de Requiem pour un massacre (ou Va et regarde), le
chef-d’œuvre de Klimov, parmi tant d’autres. Ce sont eux qui
incarnent le processus de réduction au sens où ils font voir
autrement. Non seulement ils nous font voir les bassesses, les
méchancetés, les compromissions de leur entourage, mais ils
nous
font voir que les autres ne les voient pas, qu’ils ont depuis
longtemps cessé de les voir. Ces personnages agissent comme
des
miroirs ou des « intensificateurs » de l’expérience10.
C’est le même combat que poursuivent les arts visuels quand
ils
ont besoin de rendre la page, la toile, l’écran au blanc ou
au noir
pour tout recommencer. Expérience pure ou degré
zéro destiné à
nettoyer la perception. Comment ne pas voir,
par exemple, dans la
série des White Paintings de Rauschenberg, puis celle des Black
Paintings, une réduction de la peinture à une forme d’expérience
pure – ou bien les « grilles »
d’Agnes Martin auxquelles elle revient
et dont elle repart sans
cesse11  ? Il ne s’agit plus de conduire la
peinture vers sa limite
ultime ou son essence supposée, le Blanc ou
le Noir absolus
comme quintessence de la peinture. Il ne s’agit pas
de dégager
une forme ou qualité pure, pas plus qu’il ne s’agit
d’atteindre
à une pure matière. Il s’agit plutôt de partir d’une sorte
de
matériau mi-physique, mi-mental qui recharge la peinture en
potentialités. Or ce qui distingue le matériau d’une simple
matière,
c’est qu’il est animé de forces, de dynamismes internes
qui en font
une réalité vivante quasi psychique. Le bois, la
roche ne sont pas
des matières inertes, ils sont parcourus de
plis, de nervures, de
nœuds qui en constituent le mouvement.
Le matériau, c’est la
matière qui devient esprit12.
Tout l’effort consiste justement à se mettre à hauteur du
matériau et à suivre ses vecteurs, ses «  intentionnalités  », ce qui
suppose d’avoir renoncé à l’intentionnalité de la conscience,
fût-
elle donatrice de sens. Comme le dit Dubuffet qui en
appelle lui
aussi à un homme du commun, « l’esprit se met en
mouvement à
partir de ce qui lui est présenté, y adhère totalement, s’aligne dessus
(...). L’art doit naître du matériau et de
l’outil et doit garder la trace
de l’outil et de la lutte de l’outil
avec le matériau13  ». Suivre les
potentialités du « matériau »,
même et surtout s’il conduit vers des
connexions inattendues,
pour en devenir le plus proche
collaborateur. «  Pur  » ne renvoie plus à des essences, mais à un
matériau composite, apte
aux transformations et aux
métamorphoses, un peu comme ces
mollusques qui se protègent en
se décorant de fragments de
coquilles, de branches de coraux et de
cailloux comme autant
de parties d’eux-mêmes  –  ou mieux,
comme un tableau de
Rauschenberg qui mêle pigments, bouts de
miroir, chaussettes,
coupures de journaux, ventilateur, colle, métal,
éléments
«  impurs  » en vérité (cf. Rebus, Charlene, Broadcast ou
Pantomime). De telles œuvres ne sont possibles qu’à condition de
s’être défait de tous les présupposés relatifs à l’essence. L’œuvre
se
fait alors par connexion, raccordements multiples entre des
éléments rencontrés ici ou là, « inessentiels ».
Et les personnages de l’art eux-mêmes se transforment. Ce
ne
sont plus seulement des figures unifiées – saintes ou christiques –,
mais des figures composites, rapiécées ou bricolées.
Un bon
exemple est donné, en littérature, par l’évolution du
personnage de
Robinson. C’est un personnage qui pouvait
incarner idéalement le
degré zéro de l’expérience puisqu’il a
tout perdu lors de son
naufrage. N’était-ce pas l’occasion de
le débarrasser de tous ses
préjugés, de le dépouiller de ses
présupposés et de ses illusions ? Au
lieu de cela, on le voit
reprendre la même tâche de toujours : bâtir,
exploiter, organiser, capitaliser, colonisateur dans l’âme. La
situation n’évolue
guère avec les robinsonnades familiales (celles de
Johann
David Wyss ou de Jules Verne). Pour intéresser à nouveau
la littérature et la philosophie, il fallait que le naufrage
devienne un
véritable processus de réduction, que Robinson
en sorte
profondément transformé et devienne apte à voir ce
que nul autre
ne pouvait voir. C’est précisément ce que décrit
Michel Tournier
dans Vendredi ou les limbes du Pacifique.
Robinson devient le
personnage d’une expérience pure : celle
d’un monde sans autrui.
L’organisation de son monde se disloque au fur et à mesure que la
présence d’autrui s’efface. Tous
les présupposés, tous les préjugés,
toutes les illusions sont
balayés. Un nouveau monde apparaît alors,
un monde primordial où Robinson s’ouvre à toutes les
métamorphoses. On
comprend que Deleuze se soit intéressé à ce
roman puisqu’il
conçoit lui aussi la réduction comme une sorte de
désertification. Réduire pour Deleuze, c’est désertifier, c’est-à-dire
rendre
la matière et la pensée à un monde d’avant ou d’après
l’homme,
pour en explorer les puissances14. Ou encore
récemment,
suivant une tout autre inspiration, lorsque Robinson
devient
une figure polymorphe, composite, disséminée comme
dans
les récits d’Olivier Cadiot. Robinson y devient « zéro-sum »,
expérience d’un cogito en permanence réduit à zéro, en raison
de
la prolifération entropique d’états changeants comme
autant de
possibilités de lui-même qui le dispersent15. Robinson n’est plus le
révélateur d’un monde sans autrui, il devient
un enchaînement de
séquences non liées, l’espace réel et mental où se télescopent tous
les autrui comme débris d’un naufrage permanent.
 
Si nous avons invoqué plans et personnages comme outils
de la
réduction, c’est parce que Souriau a lui-même profondément
besoin de ces notions. Son ontologie modale est inséparable d’une
pluralité de plans d’existence, avec leurs personnages variés. Le livre
Avoir une âme est exemplaire de ce point
de vue puisqu’il s’ordonne
autour de brèves séquences de fiction. Souriau multiplie les
personnages pour nous faire entrer
dans leurs perspectives, chacune
étant l’illustration d’un art
d’exister, tantôt illusoire, tantôt
pleinement accompli. C’est le
sens de la réduction perspectiviste
menée par Souriau. En droit,
on n’a plus affaire qu’à des
perspectives et au plan d’existence
que chacune trace pour son
compte. Il s’agit toujours d’atteindre à une expérience pure, mais ce
qui disparaît cette fois, c’est
la préexistence d’un monde extérieur
commun. Voilà le nouveau
présupposé dont il faut se défaire. Cela
ne veut pas dire qu’il
y a plus de monde ou que l’existence du
monde est mise entre
parenthèses comme dans l’épochè
phénoménologique ; cela
veut dire que le monde devient intérieur
aux perspectives et
se démultiplie par là même16. Ce qui disparaît,
ce n’est pas le
monde, mais l’idée d’un monde commun. La thèse
perspectiviste, c’est qu’il n’y a pas d’abord un monde commun que
chacun s’approprie pour en faire « son » monde, mais l’inverse.
Il y
a d’abord des mondes « privés », singuliers, qui forment
ensuite un
monde commun par leurs communications multiples. Le monde
devient commun par communication entre
mondes «  privés  » au
lieu que les mondes deviennent privés
par privatisation d’un
monde d’abord commun. Au lieu d’un
monde commun, une
multiplicité de manières ou de gestes :
manières de le percevoir, de
se l’approprier, d’en explorer les
potentialités. L’erreur est de croire
que les perspectives s’ajoutent du dehors à un monde préexistant
«  sur  » lequel elles ont
un point de vue. Une fois encore, elles ne
sont pas extérieures
au monde, c’est au contraire le monde qui est
intérieur aux
perspectives (AA, 24). Zéro est le point de
conversion. Il est
la naissance de la perspective tandis que « moins
que zéro  »
serait la marque de sa dissolution dans un monde
commun,
trop commun17.
Si l’on veut dès à présent dégager certains traits essentiels
de la
pensée de Souriau, on voit qu’elle se présente comme une
ontologie pluraliste, puisque l’Être est compris à partir de ses
modes
comme autant d’arts d’exister  ; elle apparaît ensuite
comme une
philosophie perspectiviste puisque chaque mode
est soumis à la « loi
du point de vue » qu’il exprime ; ce perspectivisme est à son tour
inséparable d’un formalisme puisque
chaque point de vue exprime à
sa manière une structure ou
une architectonie qui constitue la loi
de son développement
éventuel  ; enfin, ces deux aspects se
rejoignent dans un spiritualisme puisque le point de vue (ou
l’architectonie) constitue
l’âme de chaque mode d’existence.
Signe de ce perspectivisme, Souriau décrit son processus de
réduction comme une succession de mises au point, c’est-à-dire
comme un ensemble d’«  opérations actives, visant à expliciter
un
être, en l’arrêtant sur son plus haut degré de perfection »
(AA, 24).
C’est en partie le sens des micro-récits d’Avoir une
âme. Il faut
entrer dans une perspective et la suivre jusqu’à son
point
d’accomplissement, son maximum de « présence lucide »
(AA, 24 ;
IP, 247). Chaque existence doit être conduite à son
état le
meilleur, instaurant ainsi le plan qui lui appartient en
propre. En
définitive, une perspective se définit moins par sa
manière d’être
que par ses modes d’appropriation, moins par
son être que par son
avoir18. C’est un nouveau signe du passage
du modal au
transmodal ; il ne s’agit plus d’être tel ou tel, mais
de conquérir de
nouvelles manières d’être comme autant de
dimensions de soi-
même.

1. Cf. Brancusi contre États-Unis, Adam Biro, 2003, la déclaration de Brancusi,


p.  126  : «  L’artiste doit saisir l’esprit même de la nature et essayer de créer un
monde exactement comme la nature crée : des formes qui affirment leur droit à
la
vie.  » Cf. également B. Edelman, L’Adieu aux arts, L’Herne, 2011  ; C.
Delavaux et
M.-H. Vignes, Les Procès de l’art, Éditions Palette..., 2013. Il est
étonnant que
Souriau ne se soit pas emparé du domaine du droit et de son génie
des transformations modales des existences. La question générale est à chaque
fois : quel est le
mode d’existence (et qui en est le propriétaire ?) ?

2. Ou encore, AA, 62 : « ... en ce qui concerne le moi, [la phénoménologie]
tend,
du fait qu’il soit impliqué théoriquement dans certains phénomènes, à le
supposer
réellement dans la réalité de ces phénomènes  ; et à le reconstituer
comme toujours
antérieur aux phénomènes qui l’impliquent, et même comme
extérieur à eux
(d’abord moi dans le monde, puis moi hors du monde). » Voir
certaines remarques
de Husserl, par exemple, Idées directrices pour une
phénoménologie, Gallimard,
coll. « Tel », 1985, p. 164 : « ... l’ensemble du monde
spatio-temporel dans lequel
l’homme et le moi humain viennent s’insérer à titre de
réalités individuelles subordonnées, a en vertu de son sens un être purement
intentionnel ; il a par conséquent
le sens purement secondaire, relatif d’un être pour
une conscience. »

3.  DME, 116  où Souriau veut «  opérer effectivement cette réduction


existentielle,
antithèse exacte de la réduction phénoménologique  » et «  centrer
toute [la] systématique sur le phénomène pur (...) : c’est là se mettre au point de
vue du phénomène. »

4.  Voir par exemple ce que Souriau dit de la philosophie  : «  Le philosophe


écrivant a voulu (...) placer objectivement parmi les hommes un moyen de leur
faire
voir certaines choses d’une certaine manière. Il a construit pour eux ce
monument,
qu’il a confié à l’écriture, et qu’il pose au milieu d’eux... » (IP, 34-
35).

5. E. Husserl, Méditations cartésiennes, Vrin, 1969, p. 32 et p. 33 : « Le début,
c’est l’expérience pure et, pour ainsi dire, muette encore qu’il s’agit d’amener à
l’expression pure de son propre sens. »

6. Voir par exemple l’article de W. James : « La conscience existe-t-elle ? » in


Essais d’empirisme radical, Agone, 2005.

7.  D. Hume, Enquête sur l’entendement humain, IV, 1re section  : «  Adam (...)
n’aurait pu inférer de la fluidité et de la transparence de l’eau que celle-ci le
suffoquerait, ou de la lumière et de la chaleur du feu que celui-ci le
consumerait. »

8.  Souriau voit dans le point de vue de chaque philosophie un personnage


idéal,
IP, 252-253, «  un témoin idéal et intérieur que l’œuvre institue pour se
constituer
par rapport à lui  ; et avec lequel il faudra bien que toute âme, en
contact avec
l’œuvre, s’identifie plus ou moins ».
9. Matière et mémoire, PUF, rééd. 2008, p. 2 : « Nous nous plaçons au point de
vue d’un esprit qui ignorerait les discussions entre philosophes ». Sur l’opération
de réduction dans Matière et mémoire, cf. C. Riquier, Annales bergsoniennes, PUF,
no 2, 2004, p. 261 sq.

10.  Cf. H. James, La Création littéraire, op. cit., p.  232-233  : «  Elles sont
splendides pour l’expérience, ces multiplications, chacune étant à sa façon une
intensification. » Cf. également, au sujet de Ce que savait Maisie, p. 165 : « ... le
contact
d’un enfant avec quoi que ce soit de déplaisant s’avérait augmenter cet
aspect
déplaisant. »

11.  Au sujet de ces «  grilles  », Agnes Martin invoque d’ailleurs un état


d’innocence : « Lorsque j’ai fait une grille pour la première fois, il se trouve que
j’étais en
train de penser à l’innocence des arbres. Cette grille me vient à l’esprit
et je trouvais
qu’elle représentait l’innocence. Je le pense toujours.  » Cité in F.
Morris « Innocence
and experience », Agnes Martin, Tate Publishing, 2015.

12.  Sur l’importance du matériau, sa récupération et son recyclage dans l’art


contemporain, cf. T. Manco, Matériaux + Art = Œuvre, Éditions Pyramid, 2012.
En philosophie, c’est William James qui définit le champ d’« expérience pure »
comme un matériau [material, stuff] qu’il distingue d’une simple matière.

13.  J. Dubuffet, Prospectus et tous écrits suivants, Gallimard, 1995, tome III,
p. 100 et Gallimard, 1967, tome I, p. 56.

14.  Cf. Vendredi ou les limbes du Pacifique, Gallimard, coll. «  Folio  », 1972  et
l’analyse de Deleuze in Logique du sens, Minuit, 1969, p. 350 sq. L’intérêt pour la
robinsonnade est très ancien chez les deux auteurs, ce dont témoignent le texte
de
Tournier «  L’impersonnalisme  », Espace, no  1, 1945  et celui de Deleuze
« Causes et
raisons des îles désertes » in L’Île déserte et autres textes, Minuit, 2002,
p. 11 sq.

15. O. Cadiot, Futur, ancien, fugitif, POL, 1993. Si « Zéro-sum » – utilisé par


Cadiot – renvoie à la théorie des jeux, il renvoie également à un cogito réduit à
zéro par la prolifération vertigineuse des possibilités qui le traversent et se mêlent
en lui. Cf. ce que dit Cadiot de son Robinson, in Les Temps Modernes, Gallimard,
2013, no 676, p. 17 : « Il est artiste ou saint sans le savoir. Il a toutes les qualités,
mais aucune n’est complète et ne lui suffit pour devenir vraiment quelque chose
(...). Son désir de perfection lui donne une versatilité extrême, c’est un
transformiste,
on le voit changer à vue, dans un morphing permanent, parce qu’il
s’identifie
radicalement à ses projets. »

16. Cf. G. W. Leibniz, Discours de métaphysique, §  9  : «  Ainsi l’univers est en


quelque façon multiplié autant de fois qu’il y a de substances...  » et Souriau,
DME, 84.

17. Si zéro est le point de conversion, que se passe-t-il sous le degré zéro ? À
« Moins que zéro » ? Dans Moins que zéro et dans les autres romans de Bret Easton
Ellis, on a affaire à des personnages en quête d’un seuil qui les ferait percevoir ou
s’émouvoir, mais ils n’y parviennent pas. D’une certaine façon, ce ne sont pas des
personnages parce qu’ils ne font rien voir, ils rendent tout égal, indifférent.
Perceptions et émotions restent superficielles comme tout le reste. Elles ne
deviennent
jamais profondes au sens où elles ne transforment pas le perçu, quel
que soit le
choc qui la provoque (ainsi la retransmission du snuff movie ou la
séance de voyeurisme lors de l’épisode de prostitution dans Moins que zéro).
Même la drogue ne
change pas la perception, elle n’est qu’un accompagnement
social ordinaire, comme
le champagne. C’est comme l’écriture, « blanche » à sa
manière, à distance de tout,
avec des personnages blancs, blancs
émotionnellement, blancs par la coke, blancs
par leur incapacité, voire leur
imperceptible douleur à ne rien ressentir, devenus
étrangers à tout. «  Personne
ne se croise sur les routes de L.A. » C’est un monde
commun, mais sans rien qui
soit commun sinon des signes de reconnaissance sociale
convenus, un monde et
des récits sans perspective.

18. C’est Deleuze qui, à la suite de Tarde, fait de l’« avoir » une caractéristique


de la monade leibnizienne dans Le Pli (Minuit, 1988, p. 143 sq). L’influence de
Leibniz se fait particulièrement sentir dans L’Instauration philosophique où, malgré
les critiques qu’il lui adresse, Souriau présente l’histoire de la philosophie comme
une vaste monadologie (IP, 267, 383).
4. Distentio animi

Il faut avoir une âme, et pour l’avoir il faut la faire.


Étienne Souriau

 
Lorsque Souriau introduit les virtuels dans l’inventaire des
modes d’existence, tout change. On ne peut plus s’en tenir à
l’atomisme initial selon lequel chaque existence est parfaite en
elle-
même, définitivement achevée dans son ordre. Avec les
virtuels,
toute réalité devient inachevée. Cela ne vaut pas seulement pour
l’arche brisée d’un pont ou une ébauche, mais
pour toute réalité,
même la plus achevée, même la plus «  finie  ».
Le grand fait, dit
Souriau, «  c’est l’inachèvement existentiel de
toute chose. Rien,
pas même nous, ne nous est donné autrement
que dans une sorte
de demi-jour, dans une pénombre, où
s’ébauche de l’inachevé, où
rien n’a plénitude de présence, ni
évidente patuité, ni total
accomplissement, ni existence plénière1 ».
Si tout devient ébauche, il faut tirer la conséquence qui
s’impose : il n’y a plus d’êtres, il n’y a plus que des processus ;
ou
plutôt les seules entités seront désormais des actes, changements,
transformations, métamorphoses qui affectent ces
êtres et les font
exister autrement. « Qu’on évoque un univers
de l’existence, où les
seuls étants seraient de tels dynamismes
ou transitions  : morts,
sublimations, spiritualisations, naissance
et renaissances [...]. La
seule réalité serait le drame immense
ou le cérémonial de ces actes »
(DME, 151). Selon la terminologie de Souriau, on n’est plus dans
le monde de l’ontique, mais dans le monde du synaptique, un
monde de transformations, d’événements, de faits. On passe du
modal au
transmodal. Certes, on peut toujours en revenir à
l’inventaire
initial et ranger l’événement aux côtés du phénomène,
de la
chose, des entités imaginaires, etc., mais à une condition : il
faut admettre que l’existence n’est plus seulement « dans les
êtres,
mais entre les êtres  » (DME, 88). Il n’en reste pas moins
que ce
nouveau mode d’existence nous fait basculer dans un
autre monde,
avec une « tout autre assiette d’existence2 ».
C’est un monde où il n’y a plus de choses, il n’y a que des
verbes
et des conjugaisons de verbes. On se croirait dans ce
livre imaginé
par Borges qui décrit le monde de Tlön, non plus
comme «  une
réunion d’objets dans l’espace  », mais comme
une «  série
hétérogène d’actes indépendants  ». C’est un monde
purement
«  successif, temporel, non spatial  » si bien qu’«  il n’y
a pas de
substantifs dans la conjecturale Ursprache de Tlön : il
y a des verbes
impersonnels. Il n’y a pas un mot qui corresponde au mot lune,
mais il y a un verbe qui serait en français
lunescer ou luner3  ».
Quand la mère disait  : c’était donc quelque chose, elle se situait
dans le monde de l’ontique. Dans le
monde du synaptique, il faut
dire à présent : il se passe quelque
chose.
De quelle nature est ce qui se passe pour Souriau ? Qu’entend-il
par événement  ? Soit un verre qui se brise. «  Tout à
l’heure il y
avait eu verre entier  ; maintenant il y a ces morceaux.
Entre les
deux, il y a l’irréparable (...), il y a le se-briser. L’advenue ; le fait du
fait, cela reste irréductible. Une seule forme
l’exprime vraiment : la
verbalité du verbe, de la partie de discours où s’exprime la
différence entre venir et vient, tomber et
tombe, tombait ou
tombera. Patuité de cet irréductible. Telle
est l’existence du fait  »
(DME, 153). L’exemple ne doit pas
tromper. Ce qui importe ici,
c’est la réalité du fait et non le
fait lui-même. L’importance du fait,
c’est le caractère indubitable de sa réalité. On peut douter de la
réalité de certaines
existences, non des faits, car ils ont une efficace,
ils changent
quelque chose dans le mode d’existence des êtres.
L’efficace
ici, ce n’est pas le fait que le verre soit brisé, c’est qu’il
change
de mode d’être. Ce n’est plus un verre, mais des éclats
coupants.
Conformément au perspectivisme de Souriau,
l’événement
consiste dans un renversement de point de vue  : il s’est
passé
quelque chose qui fait qu’on ne peut plus considérer le verre
comme un verre. En ce sens, l’événement est strictement spirituel.
Nous sommes comme l’enfant qui, après avoir cassé un
verre,
pointe du doigt tous les objets à sa portée, et demande :
« fragile ? »
Pour lui, le monde n’est plus le même, désormais
saisi sous l’espèce
du «  fragile  » et peuplé de choses qui se
cassent. Il a suffi d’un
instant... pour que tout soit perçu autrement. Une fois encore,
l’événement n’a rien de matériel («  le
fait  »), il est purement
spirituel («  le fait du fait  ») ou «  incorporel  » comme disent les
stoïciens ; il est la vie de l’esprit.
Il a suffi d’un instant... Il y a chez Souriau un privilège
manifeste
de l’instant conçu comme « instauratif » ou « prérogatif ». C’est le
même privilège que celui accordé aux virtuels. C’est que, pour
Souriau, l’instant est le temps du virtuel.
Certains instants –  certains
virtuels  –  font événement au sens
où ils décident d’une vocation,
d’un destin. Patefit. L’instant
est le temps ou plutôt l’entre-temps
des événements. Il faudrait concevoir le cours du temps comme un
couloir le long
duquel les instants seraient des portes dont chacune
ouvre sur
un autre monde ; nous entrevoyons une perfection, nous
sentons un « plus » de réalité comme Pessoa pendant sa promenade.
C’est un sommet existentiel, une pointe lucide qui traverse
l’existant, selon les termes de Souriau. Restera-t-il isolé,
pur atome
sans suite, ou bien s’enchaînera-t-il avec d’autres
moments de
l’existence pour lui donner une nouvelle architectonie ?
Une fois encore, il arrive que ces instants jouent un rôle
décisif,
qu’ils bouleversent les psychismes, les ouvrent à
d’autres
perspectives4. Souriau donne de beaux exemples de
ces
renversements de point de vue, comme l’histoire de ce
fantôme, né
d’un désir de vengeance, qui s’interroge sur le sens
de sa présence et
retourne au néant lorsqu’il découvre qu’il ne
souhaite plus se
venger de la femme qu’il a aimée.

[Or] chacun de nous est, plus ou moins, dès qu’il s’interroge


sérieusement sur son être, ce fantôme. Parce que lui aussi, au
lieu, comme de coutume de se sentir compris et embarqué
dans
un monde qui répond pour lui et le soutient, qui lui
interdit
de poser la question suis-je, ne vient à se poser cette
question
pour quelque raison. Et laquelle ? C’est qu’un instant
il a
accepté de répondre pour le monde, au lieu que le monde
réponde pour lui. Et aussitôt ses forces défaillent. Tel un
naufragé a d’abord et longtemps nagé, rageusement,
tranquillement, à grands efforts rythmiques de ses bras et de
ses jambes,
par instinct, par entraînement, parce qu’il était pris
et soutenu
par l’élan et la réalité de la catastrophe. Et puis, tout
à coup,
se rend compte qu’il est seul, dans le vaste océan, à la
nage.
Du coup, il perd toutes ses forces, au moment où il
prend
conscience  ; et ne peut que se laisser couler. Là est le
drame  :
dans ce renversement de point de vue, toujours
possible
en droit, toujours effectuable en fait, et à tout
moment
(DME, 102).
L’événement ici, ce n’est ni le naufrage ni la noyade, c’est le
renversement de point de vue, c’est-à-dire une brusque
transformation sur le plan d’existence du nageur  : il n’est plus le
même. En lui, un changement radical s’est produit. Il n’est plus
ce
nageur innocent et rageur qu’il était un instant plus tôt  –  tout
comme le fantôme a perdu le désir de vengeance qui faisait sa
raison d’être. D’un point de vue architectonique, l’apparition
de
cette nouvelle perspective déplace son centre de gravité.
Bien sûr, il
y a la trame de tous les événements ordinaires
–  ordinaires en ce
qu’ils n’introduisent aucun nouveau point
de vue dans le
psychisme. Comme la mère de l’enfant, on ne
voit rien de
particulier et il n’y a rien de spécial à faire sinon
poursuivre la
même existence.
Mais certains instants privilégiés déchirent cette trame,
vibrent
en profondeur d’un foisonnement de virtualités qui
constituent
l’ébauche ou la promesse d’une existence plus
réelle5. «  Vous
croyez rencontrer votre moment, votre instant
climatérique, mais
c’est lui qui vous pose, selon la manière dont
il est vécu pour soi,
dont il est porté à l’incandescence de sa
propre réalité6 » (AA, 125).
Il y a une instantanéité de la révélation jaillissant hors de l’histoire
des psychismes. Une éternité
se lève sous la perspective de laquelle
tout vient instantanément
s’ordonner. C’est l’anti-bergsonisme de
Souriau. Il ne s’intéresse pas à la durée comme synthèse au long
cours qui se
recueille en elle-même, mais à l’instant formel
suprême, la révélation qui décide de tout, révélation dont on sait
qu’elle ne
basculera jamais dans le passé parce qu’elle constitue
d’ores et
déjà l’éternel avenir de nous-mêmes7. Ces instants
privilégiés
dont parle Souriau, ces moments éclatants de réalité sont
les
événements mêmes.
Ce sont même des événements considérables car ils créent
une âme
dans le psychisme, c’est-à-dire le « principe d’un
agrandissement »,
le besoin, la prétention à une existence plus
réelle. Une distension
se produit  –  constitutive de l’âme
même  –, un écartèlement du
psychisme entre sa base et les
sommets qu’il entrevoit, entre ses
états ordinaires et ces
moments « sublimes », entre sa vie profane et
ces instants
sacrés, etc., distension qui fait sa « grandeur » éventuelle
ou du
moins l’envergure de son âme. Chute, élévation, distension,
l’âme se crée avec l’apparition de nouvelles dimensions dans le
psychisme. En ce sens, il y a bien une « grandeur d’âme », mais
qui
ne renvoie pas à aucune noblesse particulière, elle mesure
seulement la distension des points de vue dans le psychisme.
C’est
parce que la perspective ordinaire du psychisme est renversée que
se crée en lui une âme, c’est-à-dire quelque chose
qu’il ne possède
pas encore, mais qu’il doit justement faire
exister comme une
nouvelle dimension de lui-même.

 
D’une manière générale, il y a âme dès lors qu’on perçoit
dans
une existence donné quelque chose d’inachevé ou d’inabouti qui
exige un «  principe d’agrandissement  », bref l’ébauche de quelque
chose de plus grand, de plus accompli, susceptible d’augmenter la
réalité de cette existence. On prête une
âme dès qu’on introduit
cette distension dans un être. Soit le
cas évoqué par Souriau d’une
«  horrible femme  », débraillée,
alcoolique qui ne prête aucune
attention à son dernier-né, en
train de jouer à côté d’elle. Il y a là
un premier « thème psychique », une note continue qui correspond
à la «  tonique  »
de son psychisme et qui détermine la tonalité
générale de son
existence. Mais, voilà que, dans un élan de
tendresse, la femme
prend l’enfant dans ses bras et, d’une voix
douce, lui chante
une berceuse, venue d’un autre monde. C’est
une autre tonalité
qui s’exprime cette fois, non plus la tonique,
mais la «  dominante  ». Son psychisme s’ouvre sur une autre
dimension, «  tout
cela vaguement conçu dans ce seul geste
psychique  –  le geste
de tenir séparées et opposées en soi ces deux
parties de monde
(AA, 131 ; DME, 148). Dans ce cas, on n’a plus
seulement
affaire à un psychisme, mais à une âme. Cela ne veut pas
dire
que l’âme correspond à un mouvement d’élévation spirituelle
–  par opposition à un psychisme terre à terre. L’âme n’est
aucun
des deux pôles, elle est au principe de l’écart qui les
sépare et les
rapporte l’un à l’autre. Elle mesure la distance
entre un minimum et
un extremum aussi bien que le rapport
harmonique de l’un à l’autre.
Elle est le geste qui instaure une
distance à soi dans le psychisme.
«  N’avons-nous pas tous, dans
une sorte de geste de distension
intérieure, la mesure ou comme
l’envergure mesurable de notre
âme8 ? »
Si l’on appelle âme le principe de distension entre une réalité
et
ses virtualités, alors toute réalité peut avoir une «  âme  », et
pas
seulement les psychismes humains. Un observateur peut
« prêter »
une âme au psychisme de la mère alcoolique, mais il
peut aussi
découvrir des âmes là où il n’y a pas de psychismes,
dans les végétaux,
les minéraux, dans n’importe quel fragment
d’existence. Cela n’a
rien à voir avec un quelconque animisme,
ni avec un processus
d’identification ou de projection. Au
contraire, c’est peut-être
lorsque toute projection, toute identification devient impossible
que la communication s’établit,
dans une solitude vivante et
peuplée. On quitte le monde des
psychismes humains pour entrer
en communication avec des
mondes non humains ou
infrahumains. Lorsque Duras invoque
la solitude qui accompagne
l’acte d’écrire, elle s’interrompt
pour décrire la mort d’une
mouche, mais comme si justement
c’était cela l’acte d’écrire, créer
une âme pour la mouche qui
lutte contre la mort9. Suivant la
terminologie de Souriau,
l’insecte insignifiant (tonique) est élevé à
une sorte de destin
épique (dominante), suivant un «  principe
d’agrandissement  »,
produit à travers l’acte d’écrire. Par quelle
communication
secrète, inavouée donne-t-on âme et vie aux
plantes, aux minéraux  ? Faut-il généraliser ce que dit François
Roustang de certaines vies  : «  De l’humain, c’est l’inhumain
qu’elles ont connu,
celui de l’absorption et du rejet. Elles n’ont pas
pu s’identifier
à leur entourage sous peine de mourir et, pour se
protéger de
cet inhumain qui les a formées, elles ont dû se réfugier
dans
l’infrahumain ou dans le pas-encore-humain (condition de
l’humain, pourtant) des animaux, des végétaux et des
minéraux10 » ? Faire vivre la matière, instaurer des âmes au cœur
de
la matière et de ses «  mouvements pathétiques  » pour ne pas
mourir11 ? Ou bien la matière se met à vivre et sentir ou bien
tout
perd son «  âme  » et plus rien ne vit. On ne créé pas des
âmes
seulement pour les psychismes humains, mais pour les
animaux, les
végétaux, les minéraux, tous les corps de la nature.
Prêter une âme peut être l’opération la plus puérile, la plus
sentimentale, la plus mièvre aussi, mais elle devient une opération
proprement instauratrice lorsqu’il s’agit de porter à une
plus grande
existence l’appel d’une architectonie à laquelle on
se consacre.
Prêter une âme, c’est agrandir une existence ; c’est
la générosité de
la lecture, de la vision, de l’affection que de
voir plus grand ou plus
intense, voir dans certaines réalités la
présence d’une âme. Est-on
jamais assez fidèle à l’âme qui est
en nous ou à l’âme d’une œuvre ?
Celui qui nous prête trop
ou qui prête trop à celui que nous
trouvons imbécile ou à
l’article sans intérêt, a-t-il vu quelque chose
que nous n’avons
pas su voir  ? Ou bien a-t-il vu quelque chose
d’autre que
l’imbécile a gâché sitôt qu’il l’a fait apparaître ? On lui
reproche
de ne pas percevoir la réalité comme il faut, d’y mettre
davantage. Ce n’est pas qu’il ne voit pas ce qu’il y a, c’est qu’il voit
encore autre chose dont il guette la trace ou attend le retour :
il voit
une âme. De ce point de vue, toute promotion d’existence apparaît
bien comme une « victoire sur les ombres » et
sur le doute (DME,
118).
 
Le monde des âmes est très instable et fragile. Une âme se
forme
et disparaît aussitôt, aussi évanescente qu’un phénomène. Si la
philosophie a une tâche pour Souriau, ce n’est pas
de sauver les
phénomènes, mais ce qui, dans le phénomène,
est épiphanie,
ontophanie, théophanie, psychophanie, etc.,
tous ces êtres
évanescents, toujours sur le point de disparaître.
« Nous observons
perpétuellement, particulièrement dans
l’ordre psychique, des
instaurations tellement rapides, tellement fugaces, qu’à peine les
saisit-on. Ainsi nous posons parfois pour nous (ou il se pose en
nous) des âmes momentanées,
dont la rapidité et la succession
kaléidoscopique contribuent
à l’illusion d’une existence moindre et
faible  ; bien qu’elles
puissent avoir plus de grandeur et de valeur
que celles que
nous instaurons le plus facilement et le plus
quotidiennement  »
(DME  128-129). La vie psychique ne cesse
d’hypostasier,
d’« entifier » ce qu’elle perçoit, mais le plus souvent
cette
consistance se défait au profit d’une autre, tout aussi fugitive.
Évanescence des phénomènes, labilité des pensées et des
entifications, quasi-inexistence des virtuels, autant de modes
d’existence précaires, fragiles qui bordent le monde solide et
ordonné des choses.
Toutes ces réalités virtuelles ou potentielles ne forment
encore
qu’un théâtre d’ombres, «  paravents plus ou moins
richement
colorés, qui peuvent aussi bien dissimuler un vide
affreux que
masquer une perspective  » (IP, 353). Comment
savoir en effet si
nous ne sommes pas attirés par des chimères  ?
Un instant, on
entrevoit des virtualités qui aspirent à une plus
grande réalité, mais
comment être sûr qu’elles en valent la
peine  ? Qui n’a jamais cru
«  tenir une idée  » qui s’est finalement révélée sans intérêt  ?
Comment savoir si on a fait le bon
choix, si on n’a pas consacré des
heures, des jours ou des années
à un projet finalement vain ? C’est
la force «  ontologique  » des
virtuels. Si fragiles soient-ils, ils ont
cette puissance de troubler
l’ordre du réel. Ce qui était réel cesse de
l’être et ce qui ne
l’était pas encore le devient. Comme dans le cas
du fantôme
ou du nageur, une interrogation suffit pour que la
perspective
se renverse, pour qu’un plan d’existence se brise ou
s’effondre.
Les virtuels ont la force du problématique. La force d’un
problème, ce n’est pas sa tension interne, c’est l’incertitude qu’il
introduit dans la (re)distribution de réalité. On entre dans une
zone où
l’on ne sait plus ce qui doit être tenu pour réel. Une
nouvelle
perspective fait irruption, qui bouleverse l’ordre d’un
plan
d’existence donné, déplace le centre de gravité des existences.
Comment savoir alors  ? Comment être sûr que telle ou telle
perspective n’est pas illusoire  ? Il n’y a aucun moyen de savoir
à
l’avance. La seule solution pour Souriau, c’est de suivre les
indications de certains virtuels (et de savoir sacrifier les autres).
Il
faut chaque fois courir le risque. «  Si nous voulons voir
s’ouvrir
dans sa profondeur (...) de plus beaux royaumes – il
faut les faire, et
non pas les supposer. Puissions-nous les
conquérir ! Mais nous ne
les conquerrons pas en tendant seulement les bras,
nostalgiquement, vers leur rêve confus. Si cette
conquête n’est pas
faite, [on] doit savoir les saluer de loin, d’un
geste de la main, sans
arrêter sa marche : ce sont des morganes »
(IP, 353). Pour sortir du
monde des ombres, il faut donc
« conquérir » de nouvelles réalités.
Cela ne veut pas dire que
les problèmes se dissipent. Certes on ne
se demande plus si on
a fait le bon choix, mais le problème subsiste
car il faut sans
cesse répondre aux «  exigences  » des virtuels.
Saurons-nous
leur donner la réalité qu’ils méritent, leur donner un
éclat
suffisant  ? Comment conduire une œuvre à la pleine
possession
d’elle-même  ? Le passage d’un mode d’existence à un
autre est
toujours problématique (qu’est-ce qui ne va pas dans ma
vie ?
Qu’est-ce qui manque dans cette première version, dans cette
esquisse ? Pourquoi ce sentiment d’irréalité ?, etc.) non moins
que
de vouloir conjoindre deux modes d’existence distincts12.
Il s’agit
de faire exister autrement les virtuels, de donner corps
à des
fantômes, bref de faire passer à l’existence un être dans
un autre
monde que le sien. Autrement dit, il faut que la nuée
devienne
cosmos.
À ce propos, Souriau parle sans cesse de «  conquête  », de
possession. On peut même dire que le réel se définit pour lui
par la
possession. Si la question de l’existence concerne les
modes d’être,
la question de la possession concerne les degrés
de réalité. Plus une
existence se «  possède  », plus elle est réelle.
Avoir une âme est un
titre significatif à cet égard. Le livre
s’ouvre d’ailleurs sur une rapide
description de certains de ces
modes de possession :

Avoir une âme, c’est posséder des richesses que l’on n’a pas ;
c’est vivre positivement certaines vies irréelles ; c’est être plus
grand que soi (...)  ; c’est constituer un univers substantiel et
être soi-même cet univers, sans qu’il soit fait d’autre chose que
d’événements sans substance, d’opérations transitives et de
phénoménalités labiles. La moindre connaissance concrète des
hommes suffit à montrer qu’il en est ainsi pour tous, mais avec
de grandes variations proportionnelles. La plupart n’occupent
véritablement (si l’on peut parler ainsi) qu’une faible partie de
leur dimension cosmique. Les uns, d’ailleurs, se contentent
parfaitement de cette condition  ; et sans rien tenter pour
mieux
faire, s’enferment dans cette petite région d’eux-mêmes
(...).
Presque pas d’âme (...). D’autres sont ouverts. Si
largement
ouverts vers le vague et vers le vide qu’ils
n’occupent et ne
possèdent rien. De l’âme, beaucoup d’âme,
mais si ténue, si
inconsistante, si vague, si peu possédée, qu’au
fond ce n’est
rien (AA, 3).

Le concept de possession joue un rôle décisif chez Souriau.


Il
mesure la réalité d’une existence. Mais posséder ne consiste
pas à
s’approprier un bien ou un être. L’appropriation concerne, non pas
la propriété, mais le propre. Le verbe de l’appropriation ne doit pas
s’employer à la voix pronominale, mais à
la voix active : posséder,
ce n’est pas s’approprier, mais approprier à..., c’est-à-dire faire
exister en propre. Il est vrai que
Souriau affirme parfois qu’un
psychisme doit prendre possession de lui-même, comme s’il
maintenait la voix pronominale.
Mais cela signifie en réalité qu’il
doit se consacrer aux potentialités qu’il a perçues comme de
nouvelles dimensions de lui-même (qu’elles soient morales,
esthétiques, politiques). On ne
doit pas dire qu’il se les approprie ;
au contraire, il faut dire
qu’il approprie son existence à ces
nouvelles dimensions. On
ne comprendrait pas sinon qu’elles
produisent un nouveau soi
dans le psychisme.
En ce sens, approprier, c’est donner une autonomie à ce qui
n’existe pas par soi et qui, compte tenu, de son inachèvement
constitutif, a besoin d’un autre pour exister davantage ou
autrement13. On dit qu’un virtuel «  se  » possède lorsqu’il acquiert
une réalité autonome qui exprime son architectonie (ou son
point
de vue intrinsèque) et lui permet de se maintenir seul
dans
l’existence : l’œuvre achevée. Mais pour cela, il doit nécessairement
en passer par un créateur qui lui donne accès à ce
nouveau mode
d’existence. Un virtuel ne prend possession de
lui-même qu’à
condition de trouver un médiateur ou un intercesseur qui le rende
autonome. C’est une sorte de parasitisme
ou de relation
symbiotique. Le virtuel a besoin d’un hôte pour
exister.
Inversement, un créateur n’est jamais que l’hôte de ses
virtualités.
Il en va des virtuels comme de la « danse macabre des souvenirs »
dans l’inconscient chez Bergson. Dans son article sur
le rêve,
Bergson s’inspire de Plotin et décrit les souvenirs
comme une nuée
d’âmes qui planent au-dessus des corps
vivants. Elles attendent
d’être attirées par un corps qui leur
ressemble et réponde à leurs
aspirations  ; elles s’inclinent alors
vers lui, se laissent tomber et
passent à l’existence. Il y a comme
un vampirisme propre aux
souvenirs. Comme l’âme cherche
un corps, le souvenir cherche
une sensation qui lui ressemble
pour revenir à la vie. « Le souvenir-
fantôme, se matérialisant
dans la sensation qui lui apporte du sang
et de la chair, devient
un être qui vivra d’une vie propre14. » On a
peut-être tort de
voir dans la théorie bergsonienne de la mémoire
un idéalisme,
il faut plutôt y voir un vampirisme, comme une sorte
d’élan
spectral qui double le fameux élan vital15.
Chez Souriau, la situation est analogue  : les virtuels sont en
attente du processus qui leur donnera l’autonomie qui leur
manque
et leur permettra d’exister seuls, en soi et pour soi,
enfin achevés. Il
n’y a pas d’autre problème : comment donner
une autonomie à ces
virtuels ? Par quel processus ? Ce processus, Souriau lui donne un
nom : c’est l’anaphore. «  Nous appelons anaphore la détermination
de l’être en tant qu’elle est
accroissement continu de réalité  ; et
promotions anaphoriques
les opérations qui concernent
directement la promotion de
l’être instauré vers sa patuité  » (IP,
10n). Il s’agit de conduire
un virtuel de sa quasi-inexistence vers
une réalité plus manifeste
ou bien, suivant les termes de Souriau, de
le mener des basfonds obscurs où il se tient à l’état d’ébauche,
jusqu’à la lumière
lucide de l’achèvement. Conformément à sa
définition, l’anaphore est donc un processus d’intensification16.
« Chaque
information nouvelle est la loi d’une étape anaphorique.
Chaque gain anaphorique est la raison d’une information nouvelle
proposée » (DME, 108).
L’intensification consiste tantôt à rester sur un même plan
d’existence, tantôt à faire se rejoindre deux plans dont les
modes
d’êtres sont radicalement distincts. Il faut conjoindre
plusieurs
modes dans un être plurimodal17. Sur un plan d’existence, des
choses et des psychismes  ; sur un autre plan, des
virtuels et des
points lucides. Sur un plan, des habitudes
d’alcoolique, sur l’autre,
une berceuse céleste. Sur un plan, une
conversation de dîner ; sur
l’autre, un germe de récit. Ce sont
comme des failles profondes
dans l’Être qui témoignent de
l’inachèvement de chacun des deux
plans qui les bordent. Ce
que l’anaphore parcourt et réduit, c’est la
distance qui sépare
ces plans. Elle les conjoint en les portant à un
achèvement
mutuel, comme un sculpteur précise les contours
d’une forme
à partir d’un tas de glaise en même temps que se précise,
sur
l’autre plan, le projet virtuel dont il part. Au départ, réel et
virtuel sont aussi indéterminés l’un que l’autre, tous deux à
l’état
d’ébauche18. Il revient au processus anaphorique de les
déterminer
l’un dans l’autre, l’un par l’autre. L’anaphore est le
processus de
«  détermination d’un être  » par un «  accroissement continu de
réalité » jusqu’à abolir totalement – ou presque – la distance qui les
sépare. «  Distance qui diminue sans
cesse  : cette progression de
l’œuvre, c’est le rapprochement
progressif de deux aspects
existentiels de l’œuvre, à faire ou
faite. Vient ce dernier coup
d’ébauchoir, à ce moment toute
distance est abolie. La glaise
modelée est comme le miroir fidèle
de l’œuvre à faire, et l’œuvre à
faire est comme incarnée dans
le bloc de glaise. Elle ne font plus
qu’un seul et même être »
(DME, 212). L’image du miroir ne doit
cependant pas laisser
croire que le bloc de glaise est à l’image de
l’œuvre, comme si
cette dernière préexistait à sa réalisation19. En
réalité, l’œuvre
n’a pas d’image  ; ou plutôt son image se forme au
fur et à
mesure qu’elle se crée (DME, 212).
Reste que ce processus menace constamment d’échouer et
que la
distance entre les deux plans n’est jamais tout à fait
abolie. On dira
que toute œuvre est à la fois un échec et une
réussite20. Soit, mais
dans quelles proportions  ? Jusqu’à quel
point faut-il poursuivre,
ajouter, retrancher encore ? Ne risque-t-on pas d’aller trop loin et
de tout gâcher, gagné par « la
crainte de gâter l’œuvre déjà presque
satisfaisante, par une
faute du dernier moment » (DME, 214) ? Ces
questions ne
concernent pas la «  finition  » et ses détails, mais
l’achèvement
de l’œuvre au sens où celle-ci menace de s’effondrer à
la faveur
d’un dernier geste21. On court perpétuellement le risque
de
«  fausser la ligne anaphorique  » (IP, 314). Saurons-nous
répondre comme il faut aux exigences des virtuels ? Saurons-nous
leur donner la réalité qu’ils méritent  ? Et comment s’y prendre  ?
Ces questions, nous avons vu que les virtuels ne cessent
pas de
nous y soumettre, compte tenu de leur force problématique. Elles
accompagnent les actes de «  promotion anaphorique  » et font de
toute anaphore un processus d’expérimentation.
Expérimenter, c’est tenter de répondre du mieux possible à
des
questions qui restent constamment informulées. C’est seulement
en répondant que nous saurons quelle était la question
posée.
« L’œuvre nous attend là, et si nous la ratons, l’œuvre
non plus ne
nous rate pas. Si nous ne donnons pas la réponse
juste, aussitôt elle
s’écroule, elle s’en va, elle s’en retourne dans
les limbes lointains
d’où elle commençait à sortir. Car c’est de
cette façon cruellement
énigmatique que l’œuvre nous questionne, et de cette façon qu’elle
nous répond : tu t’es trompé »
(DME, 209). L’œuvre est un sphinx,
mais un sphinx auquel il
faut apporter des réponses sans même
connaître la nature de
la question. On n’a pas d’autre choix que
d’explorer les dimensions du virtuel à travers des tâtonnements, des
reprises, des
avancées qui font de l’anaphore une expérimentation
permanente. Chaque trait, chaque phrase, chaque geste est comme
une «  proposition d’existence  » à laquelle les deux plans
consentent  –  ou non  –  suivant leurs exigences respectives. «  À
chaque moment, à chaque acte de l’artiste, ou plutôt de chaque
acte
de l’artiste, [l’œuvre en chantier] peut vivre ou mourir  »
(DME,
205).

1.  DME, «  Du mode d’existence de l’œuvre à faire  », p.  195-196. Cf.


également
l’article « La conscience » (art. cit.) où Souriau oppose cette hypothèse
à l’évidence
et à la clarté à travers laquelle se donne le cogito cartésien.

2.  DME, 152  : «  De même que le phénomène est, à certains égards, une
présence
suffisante et indubitable, avec laquelle on pourrait au besoin construire
tout un
univers (...), de même l’événement est un absolu d’expérience,
indubitable et sui
generis, avec lequel on pourrait faire aussi tout un univers, le
même peut-être que
celui de l’ontique, mais avec une tout autre assiette
d’existence ».

3.  J. L. Borges, «  Tlön Uqbar Orbis Tertius  » in Fictions, Gallimard, coll.


« Folio », 1980, p. 42.
4. Souriau a consacré un article à la notion d’instant où il définit la vie comme
« organisation de ces instants, rationnellement postérieurs à leur être même... »
Cf.
Les Études philosophiques, 2e année, no 2/3, nov. 1928, p. 96-102.

5.  «  Un instant, par exemple, n’existe véritablement que si tout le contenu


virtuel
dont il est supposé chargé arrive effectivement à une manifestation
suffisante à la
fois de ce droit propre à l’être et d’une sorte plénière et aiguë
d’existence  » in «  Le
hasard, les équilibres cosmiques et les perfections
singulières », Les Études philosophiques, 15e année, no 1/2 (juin 1941), p. 14.

6. Cf. également, AA, 38 : « Une âme est perspectivement grande de ses états
de besoin, de ses désirs, de ses insatisfactions ressenties ; tout cela représente une
dimension d’elle. »

7. OD, 101 : « Dans toutes ses rémanences, dans tous ses échos ultérieurs, il
restera toujours (...) ce dont il ne se peut plus qu’il n’ait pas été. »

8. AA, 131. Cf. Ibid. : « Le contraste harmonique de deux thèmes psychiques
structuralement dominateurs instaure et mesure une distension de l’âme et
dessine
une grandeur intérieure sur l’axe de cette opposition architectonique. »

9. M. Duras, Écrire, Gallimard, 1993.

10. F. Roustang, Influence, Minuit, 1991, coll. « Reprise », p. 177.

11. C’est Dubuffet qui parle des « mouvements pathétiques » et des « pulsions


intimes » de la matière in Prospectus et tous écrits suivants, III, op. cit. p. 103. Parmi
les auteurs fascinés par les minéraux, on peut penser à Caillois, mais aussi à
l’étrange
récit de Pierre Gascar, L’Arche, Gallimard, 1971, fasciné par la vie
secrète des
grottes, leur monde laiteux, blanchâtre, « éclairé d’une lumière plate,
qui ne rayonne
pas  ». Gascar fait communiquer la pensée avec un monde
inhumain qui la plonge
dans une nuit profonde, rêve d’avant les rêves où
s’engendrent des formes sans
lumière semblables aux animaux aveugles et
diaphanes qui peuplent ces grottes.
Cette fascination est inséparable d’une
exclusion du monde humain, des «  états de
si grand dénuement moral et de si
grande solitude (...) qu’ils vous font frère d’un
mur ».

12. « La forme même n’est pas sans explication. Elle s’engendre. Sa présence
est
toujours la solution éclatante d’un problème  ; elle est la sommation
d’exigences
spirituelles, pour la surrection d’un être  » in «  Sur les moyens et la
portée d’une
esthétique de la grâce  », Revue de Métaphysique et de Morale, t. 43,
no 2, avril, 1936,
p. 298.

13. Dans AA, 6 et DME, 138 Souriau reprend la distinction scolastique entre


les
êtres qui existent par soi (aséité – de a se) et les êtres qui existent par un autre
(abaliété – de ab alio).

14. H. Bergson, « Le rêve », L’Énergie spirituelle, PUF, rééd. 2009, p. 97.

15.  Sur le vampirisme de la mémoire qui prend fin avec le vitalisme de


L’Évolution créatrice, cf. C. Riquier, Archéologie de Bergson, PUF, 2009, p. 359-360.

16. Ainsi, par exemple, au sujet de la conscience, in « La conscience », art. cit.,


p. 575 : « Premier idéal de la conscience : la lucidité. Et cet idéal est intensif. »

17. DME, 166 : « Nous avons dû comparer l’identité unimodale à une sorte de


courbure du plan d’existence, bouclé ou froissé de telle sorte que ce qui y est
séparé
prenne contact avec soi-même, et s’interpénètre, s’intègre en une même
existence
ontique. Mais maintenant il s’agirait de courber, d’amener au contact
et à l’interpénétration deux plans d’existence, de façon qu’un même être occupe
à la fois une
place dans l’un et dans l’autre. » Cf. également DME, 109.

18. DME, 109 : « Mais cette existence croissante est faite (...) d’une modalité
double enfin coïncidente, dans l’unité d’un seul être progressivement inventé au
cours de ce labeur. Souvent nulle prévision  : l’œuvre terminale est toujours
jusqu’à
un certain point une nouveauté, une découverte, une surprise. C’est
donc cela que
je cherchais, que j’étais destiné à faire  ! Joie ou déception,
récompense ou châtiment
des essais ou des erreurs, des efforts, des jugements
justes ou faux. »

19. Voir l’analyse de cet exemple par I. Stengers et B. Latour, DME, 6-7.

20.  DME, 212  : «  ... il y a toujours une dimension d’échec dans toute
réalisation
quelle qu’elle soit ». Cf. par exemple les remarques de Giacometti in
Alberto Giacometti, Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, 1991, p. 415 : « Je
sais qu’il
m’est tout à fait impossible de modeler, peindre ou dessiner une tête,
par exemple,
telle que je la vois et pourtant c’est la seule chose que j’essaie de
faire. Tout ce que
je pourrai faire ne sera jamais qu’une pâle image de ce que je
vois et ma réussite
sera toujours en dessous de mon échec et peut-être toujours
égale à l’échec. »

21.  DME, 213  : «  Ne confondons pas l’évidence de l’achèvement avec


n’importe
quel fini d’exécution, avec une stylistique de ce qu’on appelle
vulgairement ou en
termes d’industrie ou de commerce la “finition”. Confusion
grossière, à laquelle
ont succombé parfois, à certaines époques, les artistes dont
les ébauches ou les
esquisses sont meilleures que les œuvres terminales.  » Cf.
également, IP, 355 sq.
5. De l’instauration

En quoi consiste l’acte d’instaurer pour Souriau ? L’instauration


n’est pas synonyme d’anaphore. L’anaphore désigne le
processus
d’intensification par lequel une existence gagne en
réalité tandis
que l’instauration désigne l’opération par laquelle
une existence
gagne en «  formalité  » ou en solidité. Souriau
préfère ce terme à
ceux de production ou de création, jugés
trop ambigus (IP, 73n).
Instaurer consiste à asseoir l’existence
d’un être comme on établit
une institution, une cérémonie ou
un rituel. Créer, c’est instituer
ou formaliser (IP, 73n). Et formaliser, c’est faire passer à l’existence
l’architectonie enveloppée dans l’être virtuel, à l’état encore
«  implexe  »  ; c’est en
déployer la structure. En ce sens, on
comprend pourquoi il
s’agit moins de créer que d’instaurer. « D’un
certain point de
vue, l’homme ne crée rien. La nature même ne
crée rien. L’épanouissement du bouton ne crée pas la rose. Toutes
ses conditions matérielles et causales étaient là. La forme est seule
nouvelle. La nouveauté est immatérielle et, naturellement,
l’immatériel est seul nouveau  » (IP, 73-74). C’est ce que dit par
exemple Sarraute : elle ne crée pas les « tropismes » puisqu’elle
les
rencontre déjà chez Flaubert, Dostoïevski ou Virginia
Woolf, mais
elle les formalise autrement, elle leur donne une
«  formalité  »
nouvelle à travers un nouveau type de récit1.
C’est la fameuse question des précurseurs découverts après
coup.
Il est vrai que les grandes œuvres créent leurs précurseurs, mais
justement, ce qui « manque » au précurseur, c’est
la formalisation à
l’œuvre chez le successeur. Certains aspects
sont là, mais ils sont
restés à l’état embryonnaire ou « implexe », comme si l’auteur n’en
n’avait pas exploré toutes les
potentialités. En ce sens, instaurer,
c’est déployer «  une architectonique qui ordonne, structure et par
conséquent distingue
les données initiales, au lieu de les laisser
impliquées les unes
dans les autres, et compénétrées
syncrétiquement ; et cette
architectonique dessine dans ce monde
bien d’autres richesses
qui n’y étaient pas initialement  » (IP, 389).
Par cette distinction, les existences y gagnent à la fois en extension,
en structuration et en consistance comme un tableau conquiert, en
se
déployant, l’équilibre qui fait tenir ensemble les couleurs et les
lignes qui le composent. Les existences acquièrent une armature
formelle qui les institue davantage encore qu’elle ne les
constitue.
On le voit à travers un exemple tiré de l’œuvre d’Eugène
Dupréel, dont la pensée est très proche de Souriau sur ce point.
Dupréel analyse la notion de convention dans le champ social
pour
répondre à la question : comment se constitue un groupe
social ? Il
décrit un premier moment où des individus quelconques forment
un groupe en raison d’une inclination
commune. C’est un groupe
encore assez fragile où les individus
ne peuvent pas compter les uns
sur les autres avec assurance.
Aucune habitude acquise, aucun
rituel, aucune règle, seulement la répétition d’une même
nouveauté. L’accord reste
implicite et peu «  consolidé  ». Vient le
moment de la convention proprement dit où le groupe devient
« formellement
accusé, muni d’une règle explicite2 ». On contracte
des habitudes, on crée des rituels, on dicte des règles. Dupréel
définit
ainsi la convention comme un consolidé ou un système de
consolidés. Or ce qui donne à la convention sa solidité, c’est
son
caractère formel3. En un sens, la convention ne crée rien
puisque le
groupe existait déjà, de façon informelle justement.
Mais en un
autre sens, elle crée quelque chose de nouveau. Ce
qu’elle crée,
c’est la «  formalité  » de la convention, c’est-à-dire
une
consolidation telle que le groupe est «  soutenu désormais
par
quelque chose de plus déterminé, et aussi de plus intérieur,
un
formel aménagement des dispositions individuelles4  ». La
convention est le déploiement de l’architectonie qui gouverne
l’ensemble des relations entre individus. Pour Dupréel comme
pour Souriau, le formel est la raison de la consistance.
On peut invoquer un autre exemple, celui de l’instauration
philosophique, privilégiée par Souriau. À vrai dire, la philosophie
n’est pas un exemple parmi d’autre, puisque les philosophies ne
font que cela  : instaurer des cosmos5. Toute philosophie est une
instauration cosmologique. «  Le philosophe tamise
et purifie [le]
chaos. Il l’ordonne. Il cherche à en faire à nouveau un monde, en
brisant les cadres anciens pour une cosmicité neuve » (IP, 51). Les
philosophes partent eux aussi d’une
base informelle qu’ils vont
conduire vers la formalité la plus
haute. Le discours philosophique
«  va d’un minimum, l’être
indéterminé, simple entium entitas, à
l’être entièrement déterminé, c’est-à-dire complètement épanoui,
qui est le maximum
de l’être  » (IP, 93). L’acte instaurateur, le
«  geste  » proprement
philosophique, c’est ce nouvel
ordonnancement des existences,
le réseau de relations qu’elles
constituent progressivement, et
la manière dont elles se limitent et
se consolident mutuellement
dans un cosmos (IP, 4026). Le
philosophe ne peut s’en tenir
aux microcosmes révélés à travers les
«  instants bénis ou des
minutes ardentes  » (IP, 394) que nous
décrivions tout à l’heure.
«  Il ne s’agit plus de filer en flèche vers
quelque consolidation
momentanée et aiguë d’un instant, mais de
s’instaurer soi-même avec les autres, dans un nexus complexe et
riche »
(IP, 395). Il s’agit de faire sortir un cosmos du chaos et de
lui
donner une assise.
Cela ne veut pas dire que Souriau renonce au perspectivisme,
au
contraire. Chaque cosmos est l’expression d’un point de vue.
«  Vous déterminez un cosmos vers une certaine réalité. Vous
en
faites un cosmos singulier  ; différent des autres. Vous posez
un
cosmos qui n’est pas l’être vu sous un certain angle (...) mais
posé
par une certaine instauration où vous vous posez aussi
vous-même.
Le monde de saint Augustin, celui de Spinoza, celui
de Hegel, ce
n’est pas le même » (IP, 334). Chaque philosophie
est soumise à « la
loi du point de vue ». Mais le point de vue
n’est pas ici celui « de
l’auteur  », il est le principe structural
–  ou formel  –  de toute
philosophie en tant qu’il ordonne le
cosmos selon une perspective
qui se détermine au fur et à
mesure7. Le point de vue ne préexiste
pas à ce qu’il ordonne,
pas plus que ce qu’il ordonne ne lui
préexiste ; les deux se
développent ensemble. « Ici, le point de vue est
intrinsèque  ;
l’œuvre porte avec elle, en elle, et par son
architectonique propre, cette détermination du point de vue » (IP,
247). Souriau
croit même possible de dénombrer les invariants de
cette structure, comme pour proposer une définition formelle de la
philosophie8. On retrouve ainsi les divers traits de sa philosophie :
pluralisme, perspectivisme, formalisme.
Quels sont ces invariants ? D’abord, il y a donc la loi du
point de
vue qu’on peut appeler loi de la détermination ou de
la décision. C’est
l’ordre que suit le déploiement ou la construction d’un cosmos et
les décisions qu’il entraîne nécessairement
à toutes les étapes de
l’œuvre. Car tout ne peut pas entrer dans
un cosmos, si vaste soit-
il  ; il faut sans cesse sacrifier des possibles9. Ensuite, vient la loi
d’opposition significative qui
ordonne les philosophies selon une
polarité centrale (le Même
et l’Autre chez Platon, la pensée et
l’étendue chez Descartes,
la chose en soi et le phénomène chez
Kant, la durée et l’espace
chez Bergson, etc.). Ce sont toutes les
dualités intérieures dont
les philosophies ont besoin pour se
constituer. Cette loi est le
signe que les philosophies ont une âme
au sens où nous l’avons
défini précédemment. Elles sont animées
par une distension
intérieure, avec toniques et dominantes. C’est
l’écartèlement
dont elles sont capables qui mesure leur grandeur
d’âme ou
leur envergure (IP, 296). Quelles oppositions sauront-
elles faire
tenir dans leur cosmos sans qu’il éclate ?
S’ensuit logiquement la loi de médiation qui consiste justement à
remplir l’espace entre les pôles en opposition, comme
Delacroix
place une touche de rose entre un jaune et un bleu
qui s’opposent
trop durement (IP, 298). Il ne s’agit pas de
concilier des contraires,
mais plutôt de créer des êtres intermédiaires, mixtes ou médians
pour peupler les intervalles. Le
cas exemplaire est peut-être celui de
Pascal qui crée un déséquilibre permanent en multipliant les
oppositions de perspectives (les deux infinis, la misère et la
grandeur, etc.) et qui a
besoin d’un centre de référence pour
donner une assiette à ce
vertige : le Christ comme point surnaturel
médian – figure
centrale d’un monde dépourvu de centre10. À ces
trois lois, il
faut encore ajouter la loi d’évasion dynamique ou de
terminaison (qui introduit une torsion par laquelle une œuvre
échappe
à son propre achèvement et ouvre sur une dimension d’un
autre ordre, dimension d’étrangeté qu’elle ne contient pas, mais
qui
l’empêche de se refermer sur sa propre perfection ; c’est
peut-être la
part non écrite qui prolonge toute philosophie) et
la loi de
destruction philosophique (qui suppose de détruire
d’anciens
concepts issus d’autres constellations philosophiques11).
Chacune de ces lois  –  détermination, opposition, médiation,
évasion, destruction – correspondent à des « gestes » formels
qu’une
forme et un contenu particulier viennent remplir diversement,
comme l’illustrent les exemples empruntés à l’histoire
de la
philosophie. C’est à ces lois que l’anaphore est soumise
dès lors
qu’elle veut instaurer un cosmos et en consolider les
parties. Plus
une philosophie progresse  –  mais cela vaut pour
toute œuvre  –,
plus la question de la consolidation se fait
pressante car l’édifice
devient paradoxalement plus fragile.
«  Chaque opération nouvelle
comporte un risque plus immédiat, plus concret : celui de fausser la
ligne anaphorique, et de
voir ce qui se concrétait se défaire,
s’éparpiller, être tué d’un
coup par l’erreur (...). L’artiste connaît
bien ces angoisses-là  »
(IP, 314). Le principe formel gouverne
toutes les formes de
l’œuvre, jusqu’au dernier détail et assure sa
solidité.
 
L’instauration donne une assise. Pourtant, instaurer n’est pas
fonder. On n’a pas affaire au même «  geste  ». Fonder, c’est
reconduire tous les êtres vers une source préexistante, donatrice de
vérité ou d’intelligibilité, tout comme le soleil est source
de
lumière. En lui-même, un fondement n’est ni vrai ni intelligible,
mais il est davantage puisqu’il est la source de toute
vérité et de
toute intelligibilité. À ce titre, il est inséparable
d’une forme qu’il
impose à ce qu’il fonde. Être fondé, c’est
soumettre sa pensée, son
jugement, ses énoncés à la forme du
vrai ou de l’intelligible. Le
fondement impose une Forme
préexistante (lorsqu’il est
transcendant) ou dicte ses Conditions
a priori (lorsqu’il devient
immanent). Dans un cas, il impose
une forme de vérité, dans
l’autre, il dicte des conditions de
véridicité. La soumission peut se
faire par imitation, participation, par conditionnement, peu
importe ici. L’important, c’est
que le fondé reçoive du fondement
une légitimité et une forme
qu’il n’a pas sans lui.
Car le fondement n’est pas seulement source de vérité ou
d’intelligibilité, il est aussi source de légitimité. Il ne dispense
pas
seulement la forme du vrai ou de l’intelligible, il confère
aussi des
droits, au sens où il donne une légitimité aux existences qui la
méritent. C’est la marque de sa « bonté ».
Comment ne serait-il pas
«  bon  » puisqu’il légitime les êtres
les plus méritants, puisqu’il les
éclaire et guide leur conduite  ?
À ce titre, il fait force de loi  ; et
cette force s’exerce effectivement sur le fondé qui se tord, se ploie,
se tourne vers le fondement comme un tournesol vers le soleil. Il
en reçoit la part
de légitimité qui lui revient, selon sa plus ou moins
grande
soumission à la forme exigée par la loi. Inversement, tout ce
qui dérobe à l’action du fondement doit être tenu pour illégitime,
c’est-à-dire privé du droit d’exister, compte tenu de sa
manière
d’être. Car le fondement juge moins les êtres que les
manières
d’être.
En quoi instaurer se distingue-t-il de fonder  ? Le fondement
préexiste en droit à l’acte qui pourtant le pose ; il est
extérieur ou
supérieur à ce qu’il fonde tandis que l’instauration est immanente à
ce qu’elle instaure. L’instauration ne se
soutient que de son propre geste,
rien ne lui préexiste, – d’où
la philosophie des « gestes » de Souriau.
Autrement dit, fonder, c’est faire préexister tandis qu’instaurer,
c’est faire exister, mais faire exister d’une certaine manière  –
  chaque fois
(ré) inventée12. «  Exister, c’est toujours exister de
quelque
manière. Avoir découvert une manière d’exister, une
manière
spéciale, singulière, neuve et originale d’exister, c’est
exister
à sa manière » (IP, 367). Les existences ne reçoivent plus la
lumière d’une source extérieure, elles la produisent au cours
du
processus anaphorique qu’elles tracent, entre profondeurs
obscures
et sommets lucides. Ce qui peut prêter à confusion,
c’est que, dans
L’Instauration philosophique, Souriau voit
dans l’acte de fonder un
geste instaurateur. Mais c’est justement parce que la préexistence
du fondement, il a d’abord
fallu la poser, l’instaurer dans un
« geste ». C’est ce qui fait
de la philosophie un « art » pour Souriau.
À l’origine de
chaque système, un grand geste qui en déploie
l’architectonie13. Les philosophes sont des créateurs de
préexistences
nécessaires.
Si ces gestes sont importants, ce n’est pas seulement parce
qu’ils
instaurent de nouveaux modes d’existence, mais parce
qu’ils sont
créateurs de droit. C’est en vertu de l’ampleur de
ces gestes, et non
d’un fondement extérieur, qu’un mode
d’existence conquiert sa
légitimité. Un mode d’existence se
justifie par lui-même ou plutôt
il est justifié par le geste immanent qui accroît sa réalité. Si Souriau
préfère les termes instituer
ou instaurer – qui relèvent autant de la
philosophie du droit
que de la philosophie de l’art, c’est dans la
mesure où certaines
existences revendiquent le droit à une autre
manière d’être qui
les rende plus réelles  : «  tout être se pose ainsi
lui-même en
proportion et du fait de son droit intrinsèque à l’être »
(IP, 402). Instaurer, c’est faire valoir ce droit, le promouvoir.
C’est
légitimer une manière d’occuper un espace-temps. Une
fois
encore, la légitimité ne repose plus sur un fondement extérieur ou
supérieur, c’est chaque existence qui la conquiert par
un
accroissement de sa réalité. Elle se conquiert au fur et à
mesure
qu’une existence affirme et déploie son architectonie,
s’enrichit de
déterminations et gagne en « lucidité ».
Dès lors, instaurer, c’est devenir comme l’avocat de ces
existences encore inachevées, leur porte-parole ou, mieux, leur
porte-existence. Nous portons leur existence comme ils portent
la
nôtre. Nous faisons cause commune avec elles, à condition
d’entendre la nature de leurs revendications, comme si elles
réclamaient d’être amplifiées, agrandies, bref rendues plus réelles.
Entendre ces revendications, voir dans ces existences ce
qu’elles
ont d’inachevé c’est forcément prendre parti pour elles.
C’est cela
entrer dans le point de vue d’une manière d’exister,
non pas
seulement pour voir par où elle voit, mais pour la faire
exister
davantage, accroître ses dimensions ou la faire exister
autrement.
«  L’art et la philosophie ont ceci de commun, que
l’un et l’autre
visent à poser des êtres, dont l’existence se légitime par elle-même,
par une sorte de démonstration éclatante
d’un droit à l’existence,
qui s’affirme et se confirme par l’éclat
objectif, par l’extrême réalité
de l’être instauré...  » (IP, 67).
Souriau voit l’artiste, le philosophe
ou le savant comme l’avocat
d’existences faibles, toutes ces
existences qui réclament d’exister sur un autre mode ou de
conquérir davantage de réalité.
Si Souriau revient sans cesse sur ces phénomènes à la limite
d’exister, c’est parce qu’on ne leur accorde pas assez d’importance.
Peut-être s’adresse-t-il aux êtres dont l’existence n’est
jamais
assurée, ceux qui, d’une manière ou d’une autre, sont
privés du
droit d’exister ? S’il revient sur la question : qu’est-ce
que l’art de la
philosophie comme ars magna  ?, c’est justement
parce que la
philosophie sait instaurer des êtres de pensée ainsi
qu’en
témoignent toutes les entités qu’elle crée  : les Idées de
Platon, la
substance d’Aristote, le cogito de Descartes, les
monades de Leibniz,
etc. Le plaidoyer du philosophe  –  mais
qui vaut pour tout
créateur – est toujours le même : à travers
ces apparences, à travers
cette chose apparemment insignifiante, il y a une âme, il y a une
grandeur d’âme, il y a une
entité.
Tout est là : devenir réel. Et devenir réel, c’est devenir légitime,
c’est voir son existence corroborée, consolidée, soutenue
dans son
être même. On sait bien que le plus sûr moyen de
saper une
existence, c’est de faire comme si elle n’avait aucune
réalité. Ne pas
même se donner la peine de nier, seulement
ignorer. En ce sens,
faire exister, c’est toujours faire exister
contre une ignorance ou
une méprise. On a toujours à défendre
le subtil contre le grossier,
les arrière-plans contre le vacarme
du premier plan, le rare contre
l’ordinaire dont le mode de
connaissance a pour corrélat la plus
épaisse ignorance.
« L’ordinaire, le pire de tout » disait déjà Henry
James14. On
peut s’étonner qu’il existe des philosophies de
l’ordinaire, mais
on ne s’étonnera pas en tout cas qu’elles nient tout
ce qui sort
de son ornière.
C’est que douter d’une existence, ce n’est pas seulement
suspendre provisoirement la réalité d’un être, c’est mettre en
cause
le bien-fondé de son existence. Douter, c’est mettre en
cause un
droit. On doute moins de l’existence d’une chose que
de son droit
d’exister. C’est pourquoi le doute est à la fois
inefficace et
dévastateur. Inefficace car il n’empêche pas les
choses d’exister,
dévastateur car il les prive de réalité (c’est-à-dire de leur droit
d’exister). Chez Souriau, le doute cesse
d’apparaître comme une
opération purement méthodique à la
manière de Descartes ou
Husserl, il acquiert la performativité
d’un jugement d’accusation ou
d’un réquisitoire : il réduit certaines existences à l’état de fantômes
en les privant de réalité.
Il est par conséquent ce contre quoi toute
existence doit lutter
pour se poser.
On le mesure à travers la description que Souriau donne de
l’arrivée du printemps. S’il choisit le moment précis où le
printemps n’existe pas encore avec force, c’est justement parce qu’il
doit triompher de la présence de l’hiver. « L’ai-je assez attendu,
ce
printemps ! J’ai douté presque qu’il pût être encore. Si maintenant
il triomphe, c’est d’une victoire sur le doute et l’absence.
S’il dit : la
beauté du monde n’est pas un vain mot, c’est qu’il
témoigne contre
ce doute. Ainsi son témoignage appelle et
suppose ce doute même.
Force enfin délivrée, être enfin accompli, c’est sur le fond obscur
de toute cette absence qu’il se
détache » (DME, 115-116). Chaque
moment privilégié ne possède pas seulement une armature formelle
par laquelle couleurs, lignes, lumières composent un rapport
fragile, il possède
aussi une force affirmative qui témoigne en faveur
de sa propre
existence et de « la beauté du monde ».
On touche peut-être à ce qui fait l’essence de l’art pour
Souriau :
créer, c’est avant tout témoigner. Les créateurs, les
philosophes sont
des témoins15. Chaque œuvre est l’œuvre
d’un témoin (lequel ne se
confond pas avec son auteur). « Il
ne s’agit pas d’un témoin fortuit,
lecteur ou récitant, mais du
témoin idéal et intérieur que l’œuvre
institue pour se constituer
par rapport à lui ; et avec lequel il faudra
bien que toute âme,
en contact avec l’œuvre, s’identifie plus ou
moins ; et celle
même de l’auteur n’échappera pas à cette exigence »
(IP, 252).
On comprend que le point de vue se définisse pour
Souriau
comme «  point testimonial  ». C’est que chaque créateur
d’existence témoigne en faveur de ce qu’il crée à la manière d’un
plaidoyer pro domo. Chacune de ses « œuvres » soutient la
cause de
nouvelles entités. On témoigne toujours en faveur de
la « beauté du
monde », en faveur de son intelligibilité et de
sa « cosmicité » en y
révélant de nouveaux êtres. Il y faut tout
un « art » pour faire voir
ce qu’on a vu. Faire voir en ce sens,
c’est prendre à témoin. Tous les
hommes sont témoins à un
moment ou un autre d’un instant de
splendeur ou de vérité,
même fugitif.
Mais ne deviennent avocats que ceux qui décident de témoigner
en faveur de ces beautés ou de ces vérités, qui font cause
commune
avec les moments «  prérogatifs  » ou avec les modes
d’existences
dont ils veulent promouvoir la réalité. Apparaître
pour Souriau,
c’est toujours comparaître ou faire comparaître,
non pas seulement
parce qu’on n’apparaît jamais seul, mais
parce qu’on est toujours
témoin ou avocat dans une affaire en
cours16. Que l’on pense à
l’exemple de cet homme qui retrouve
dans l’obscurité le contact
d’un arbre dont il connaissait l’existence en plein jour : « Cet arbre,
je puis le frapper, et voici, je
le frappe. Je le force à attester sa
présence [...]. C’est un témoignage, arraché à la présence
universelle et qui l’a forcée à
comparaître, sous les espèces de
l’écorce d’un arbre sous ma
main. Elle fut forcée à s’inscrire dans le
cadre que lui tendait
ma trouble et inquiète pensée, cet être faible.
Et ma pensée
s’est affermie et appuyée sur le témoignage. Elle s’est
constituée
avec lui et en lui » (IP, 239-240).
L’arbre et l’homme font cause commune au sens où ils se
prêtent
mutuellement appui pour exister. L’homme soutient
l’existence de
l’arbre comme l’arbre soutient l’existence de
l’homme et de sa
pensée, cet «  être faible  ». Il n’y a ici nulle
réversibilité charnelle,
mais une édification mutuelle, la production d’une consistance
effective entre deux êtres. Exister et
faire exister participent d’un
même processus qui fait de l’instauration un processus
nécessairement mutuel  –  le processus
qui édifie mutuellement
Cervantès et Don Quichotte, Leibniz
et la monadologie,
Thompson et l’électron, etc., chacun selon
son mode d’existence
propre. Chacun témoigne pour l’âme de
l’autre. Chez Souriau, une
âme n’existe jamais seule, elle existe
d’en faire exister d’autres. Et
ces autres de faire exister corrélativement la première. On n’existe
soi-même qu’en se faisant
l’avocat d’autres âmes  –  y compris la
sienne propre conçue
comme l’agrandissement de soi auquel on
aspire. On ne devient
réel que de rendre plus réelles d’autres
existences. « En cet
instant même qui passe, ai-je un autre moyen
de me raccrocher
à l’être, et de me réaliser, que de réaliser en moi,
avec moi, cet
instant  ; que de mordre à l’instant qui est, et de le
forcer,
lui-même en lui-même, à crier très haut son nom  » (IP,
369).
C’est un point essentiel sur lequel insiste Souriau : la solidarité de
l’œuvre et du créateur en tant qu’ils se font exister l’un
par l’autre.
L’œuvre accroît enfin sa réalité tandis que le créateur agrandit son
âme par la perspective que lui ouvre l’œuvre.
L’âme s’agrandit par
l’œuvre tandis que l’œuvre se met à exister
pour et par elle-même –
  ce sont deux «  monumentalités  » qui
dans le meilleur des cas
adviennent à la pleine possession
d’elles-mêmes comme le font les
choses. Plutôt qu’un rapport
symbiotique, nous avons vu que
Souriau invoque un véritable
parasitisme spirituel, mais c’est pour
mieux marquer l’autonomie à laquelle l’œuvre parvient finalement.
«  Doit-on dire que
Dante a utilisé dans la Divine Comédie les
expériences de son
exil ou que c’est la Divine Comédie qui avait
besoin de l’exil
de Dante  ? Quand Wagner s’éprend de Mathilde,
n’est-ce pas
Tristan qui a besoin de Wagner amoureux ? [...] Toutes
les
grandes œuvres prennent l’homme en entier, et l’homme n’est
plus que le serviteur de l’œuvre, ce monstre à nourrir.
Scientifiquement parlant, on peut parler d’un véritable parasitisme
de l’œuvre par rapport à l’homme17. »
L’œuvre commence par être le fantôme qui hante l’âme de
l’artiste avant que le rapport ne s’inverse et que l’artiste ne
devienne
le pâle fantôme d’une œuvre bientôt autonome, éclatante et
pleinement réelle – comme dans la nouvelle de Henry
James, « La
vie privée ». C’est à nouveau le signe d’une profonde pensée de la
possession. Avoir une âme, c’est se posséder
ou aspirer à la possession
de soi-même, à la possession des
virtualités qui nous accomplissent
et nous rendent autonome.
Mais c’est aussi bien être possédé par
cette perspective au sens
cette fois où l’on est hanté par une âme
autre. Posséder ne
concerne jamais que les âmes. Les plus
matérialistes le savent
bien, on ne possède ou l’on n’est jamais
possédé que par une
âme, celle-là même qu’on prête aux choses et
aux êtres. Seul
le spiritualisme peut penser la possession.
 
S’il y a un auteur proche de Souriau, c’est Hofmannsthal qui
fût
sensible au pluralisme existentiel dont parle Souriau et
notamment
aux existences les moins assurées, les plus effacées,
comme une
injustice propre à toute époque. «  Voici le mystère,
l’un des
mystères dont se compose la structure de notre temps  :
qu’en lui
tout est là en même temps, sans être là. Il est plein
de choses qui
semblent vivantes et qui sont mortes et plein de
celles qui passent
pour mortes et sont extrêmement vivantes
(...). Ce temps est plein
jusqu’à en être malade, de possibilités
irréalisées, tout en étant
bourré de choses qui semblent exister
seulement pour la vie
qu’elles recèlent et qui, pourtant, ne
portent pas de vie en elles18. »
C’est comme une injustice propre à chaque époque, qu’elle
remplisse le monde de choses
sans âme (et sans intérêt) et qu’elle
soit en même temps riche
de possibilités irréalisées. Le constat est
celui de ce déséquilibre, maladie ou « vertige chronique » qui crée
un trouble permanent dans les modes d’existence. Celui qui veut
donner plus
de réalité à ces existences négligées partage lui-même
ce trouble. Il tient du fantôme ou du spectre. « Le poète est là où il
semble ne pas être et il est toujours à un autre endroit que
celui où
l’on croit qu’il est. Étrangement, il habite dans la
demeure du
temps, sous l’escalier, là où tous doivent passer
devant lui sans que
personne n’y prête attention19. »
De ce point de vue, le plus étonnant est l’ensemble des
« Lettres
du voyageur à son retour  ». Ce sont les lettres d’un
homme qui
revient en Allemagne après vingt ans d’exil et de
voyages au cours
desquels l’Allemagne a joué le rôle d’une terre
natale. Elle était
comme la doublure spirituelle de tous les pays
traversés  ; chaque
événement vécu, en Espagne, à Montevideo
ou ailleurs, tissait des
fils avec cette étrange Allemagne spirituelle emportée avec soi. Le
voyageur et son ombre. Il était
« en Allemagne toutes les fois qu’en
Uruguay ou à Canton ou
en dernier dans les îles quelque chose
[lui] touchait l’âme20  ».
Mais, de retour en Allemagne, il ne
retrouve plus cette Allemagne intime et se vit comme
profondément exilé, déterritorialisé. Voilà que tous les êtres
manquent de réalité, de vitalité,
comme affectés d’une
imperceptible fausseté. Les paysages sont
de mauvais décors et les
hommes sont devenus irréels. Ils déçoivent. Le voyageur n’arrive
plus à « sentir ce pour quoi ils
vivent ». « Et devant le tribunal de ces
enfantillages, dont au
fond de mon être je ne me suis pas délivré, je
traîne la grande
Allemagne et les Allemands actuels, je vois qu’ils ne
se justifient
pas et je ne puis passer outre21. » Rien ne justifie plus
leur
existence, d’où l’irréalité qui accompagne chacun de leurs
gestes, alors même que tous les étrangers rencontrés au cours
de ses
voyages étaient d’autant plus réels qu’ils se doublaient
d’un lien
avec une Allemagne rêvée, idéalisée. Rarement on a
décrit avec
autant de force la double expérience du retour, ce
moment où l’on
découvre qu’on n’est jamais tout à fait parti,
alors même qu’il est
impossible de revenir. Ce ne sont pas
seulement les passants qu’il
croise dans la rue  ; le portemanteau
et la cuvette d’une chambre
d’hôtel sont frappés de la même
irréalité. Victime d’un «  mal de
nature européenne22  », le voyageur à son retour est un spectre
parmi d’autres spectres qui
explore le théâtre d’ombres et les
variations modales décrites
par Souriau.
Mais vient le moment de la révélation, la visite d’une exposition
où, grâce au génie d’un peintre inconnu, le monde
retrouve sa
pleine réalité. Tout ce qui apparaît sur chaque toile
redevient réel,
comme si ce peintre avait réussi à vaincre tous
les doutes :

Comment te faire sentir que chaque être ici  –  un être,


chaque
arbre, chaque bande de champ jaune ou verdâtre,
chaque clôture, chaque chemin creux taillé dans la rocaille, un
être, le broc
d’étain, le plat en terre, la table, le siège grossier –
 se détachait
pour moi, comme régénéré, du chaos fécond de
la non-vie, de
l’abîme du non-être, si bien que je sentais,
savais plutôt, que
chacun de ces objets, chacune de ces
créatures, était né d’un
terrible doute sur le monde et son
existence à présent masquait
pour toujours un gouffre affreux,
l’entrebâillement du néant !
Comment te faire sentir même à
demi combien sut parler à mon
âme cette langue, qui me
proposait une justification gigantesque
des états les plus
étranges et les plus indissolubles de mon Moi,
me faisait
comprendre d’un coup ce dont j’avais à peine pu
endurer la
simple sensation en un moment d’insupportable torpeur, ce
que pourtant, l’éprouvant si intensément, je ne parvenais plus
à arracher de moi – et voici qu’une âme inconnue,
d’une force
inconcevable, m’offrait une réponse, un monde en
guise de
réponse23.

On apprend à la fin de la lettre – écrite en 1901 – que le


peintre
de cette «  justification gigantesque  » est Van Gogh. Ce
qui est
justifié, ce ne sont pas tant les états du moi du voyageur
que
l’existence des choses par lesquelles le moi peut exister à
nouveau
puisque la découverte du voyageur, c’est que les deux
sont dans
une relation de dépendance mutuelle : on existe par
les choses qui
nous soutiennent comme on soutient les choses
qui existent par
nous, dans une édification ou une instauration
mutuelle. On
n’existe que de faire exister. Ou plutôt on ne
devient réel que de
rendre plus réel ce qui existe. Si les choses
n’existent que de vaincre
le doute, si elles ont cette force,
comment ne se communiquerait-
elle pas à celui qui en éprouve
la réalité, comment ne serait-elle pas
éveillée en lui à cet instant
même, dans une commune justification
de faire monde ?
Une chose est sûre, cette légitimation ne vient pas du sujet.
Comment, par lui-même, pourrait-il légitimer ce qui apparaît,
quand bien même c’est à lui que ça apparaît ? D’où tire-t-il le
droit
de légitimer une existence  ? Du fait qu’elle lui apparaît à
lui, tout
spécialement ? C’est tout le contraire qui se passe en
réalité. C’est
ce dont il est témoin qui lui confère ce droit ou,
du moins, lui
permet de prétendre à un tel droit. C’est par là
qu’on se sent fondé
à..., ce qui est tout l’inverse de faire du
Moi un fondement. On
confond sinon deux attitudes  : celui
qui se sent important d’avoir
vu et celui qui sent l’importance
de ce qu’il a vu. Un « témoin peut
avoir infiniment moins de
réalité que ce qui le constitue témoin »
(IP, 9). Croire le
contraire, c’est être victime de l’illusion selon
laquelle «  ces
lieux lucides du monde, ces monades de perfection
singulière,
au lieu de devoir être justifiées en soi, le seraient
seulement
par rapport à des sujets constitués qui les éprouveraient,
qui
les penseraient, qui les comprendraient dans leurs affections24 ».

1. Voir par exemple la conférence « Roman et réalité » in N. Sarraute, Œuvres


complètes, Gallimard, coll « Bibliothèque de la Pléiade », 1996, p. 1643 sq.
2.  E. Dupréel, Essais pluralistes, PUF, 1949, p.  257. Aujourd’hui oublié, le
philosophe belge Dupréel (1879-1967) est la figure centrale de l’école dite « de
Bruxelles ». Ses travaux les plus importants portent sur la notion de convention,
de consolidation et d’intervalle.

3. Dupréel insiste nettement sur ce point puisqu’il s’agit de retrouver « dans la


convention les caractères de ce qui est retenu comme formel. La convention est
une
forme ou un système de formes, quelque chose de distinct et de relativement
indépendant du fonds continu d’actes, d’objets et de circonstances sur lequel on
la
trouve insérée. Une philosophie qui donne à la notion de convention une
puissance
explicative dans les questions fondamentales est un formalisme  » (ibid.,
p. 14).

4. Ibid, p. 257 et p. 251 : « Ce que ce processus présente de plus remarquable à


qui l’examine, c’est la production de quelque chose de nouveau. Il y a dans les
conséquents un apport irréductible aux antécédents... »

5. OD, 42 : « La vraie philosophie est au minimum instauration en ce qu’elle se


doit de créer le point de vue duquel la totalité vivante, concrète et variée des
données
qu’on prend en charge est saisissable en unité architectonique. »

6.  IP, 402  : «  Et telle est l’Anarchie originaire  : le fait que tous les
accomplissements singuliers puissent être considérés isolément comme premiers
(au sens où est
premier le cogito cartésien, qu’on peut exposer sans rien demander
d’autre). Mais
tous ont en eux-mêmes l’exigence cosmique, du fait du réseau
relationnel qu’ils
dessinent, et de la manière dont ils se limitent mutuellement.
Aussi n’auront-ils,
isolément qu’un premier et faible degré d’existence. C’est
pourquoi ils exigent tous
ensemble (et en quelque sorte choralement)
l’accomplissement du cosmos, à titre
de plérôme des existences singulières. »

7. IP, 310 : « Mon point de vue, c’est-à-dire le point de vue qui me définit, et
non un point de vue qui procède de moi, puisque je ne serais rien sans tout cela,
où je me constitue et me consolide... »

8. IP, 390 : « Si le lecteur a bien voulu suivre notre fable un peu puérile, mais
structurale... »

9.  IP, 263  : L’accroissement de réalité et de complexité d’un cosmos exige


« une
chute de potentiel de richesses virtuelles d’un contenu mis ainsi en voie de
détermination ».

10.  Cf. sur ce point, M. Serres, Le Système de Leibniz et ses modèles


mathématiques, PUF, 1968, II, p. 665 sq.

11.  Pour une présentation détaillée de ces lois, cf. l’article de F. Courtois-
l’Heureux, « Le philosophème et ses lois d’instauration » dans le volume collectif,
Étienne
Souriau, Une ontologie de l’instauration, Vrin, 2015, p.  87-110. Cf.
également la
reprise qu’en fait Souriau en rapport avec les lois de l’harmonie en
musique dans
l’article « Sur les moyens et la portée d’une esthétique de la grâce »,
art. cit., p. 100.
La détermination est le son pur comme tonique ; l’opposition est
la dominante  ; la
médiation est la tierce majeure ou mineure et l’évasion est
l’appogiature comme
« élément aberrant ».

12.  Dans Chercher une phrase (Bourgois, 1991), Pierre Alféri esquisse une
théorie
de l’instauration littéraire assez proche de Souriau qu’il oppose à la
logique philosophique du fondement, p.  14  : «  Le geste instaurateur prend la
forme d’un retour
en arrière. Mais la rétrospection n’est pas ici une fondation ;
l’origine qu’elle atteint
n’est pas un fondement. Un fondement se découvre
rétrospectivement au cours
d’un examen (...). C’est un antérieur absolu (...). En
littérature, la rétrospection est
en elle-même active, instauratrice. »

13. IP, 229 : « Quant à ces gestes, une chose est sûre, c’est que plus la pensée
philosophique est géniale, plus aussi ils sont simples  : de grandes actions,
enlevant
un univers encore en confuse poussière, et le présentant
successivement, à chaque
coup d’aile, à une nouvelle forme pour être déterminé
et architecturé. De grands
gestes informateurs.  » Plus loin, Souriau décrit les
catégories philosophiques comme
des « gestes de pensée » (IP, 297).

14. Ou encore : « Je trouve plus de vie dans ce qui est obscur, dans ce qui se
prête à l’interprétation que dans le fracas grossier du premier plan ». Cité par
T.
Todorov dans l’introduction aux Nouvelles, Aubier-Flammarion, 1969, p. 16. Cf.
également Souriau  : «  Nous savons combien est mate, sans profondeur, sans
intimité,
sans échos intérieurs, l’existence quotidienne en ses moments les plus
difficiles à
vivre et qui nous délient le plus efficacement de l’envie de vivre.
L’expérience
poétique ouvre tout à coup ce qui était ainsi fermé, aplati,
pelliculaire, et le dédouble
en mille réponses de l’être à lui-même en toutes ses
voix, superposées et concertantes  » («  Le langage poétique comme fait
interpsychique » in Poésie et langage,
Maison du poète, Bruxelles, 1954, p. 208)

15. IP, 365 au sujet de la philosophie : « Assurée à son achèvement, elle est un


absolu. Le témoin qu’elle comporte est un témoin essentiel ; une place formelle

tout homme peut venir s’installer... » et déjà, IP, 9.

16. Cf. IP, 240 : « ... c’est toujours un vaste ensemble, de caractère cosmique,
conduit à comparaître en s’orientant sur un point plus ou moins lucide et qu’on
peut nommer testimonial. Ce point testimonial peut servir à désigner et à
dénommer
concrètement un point de vue. »

17. DME, « Du mode d’existence de l’œuvre à faire », p. 209.

18. H. von Hofmannsthal, Lettre de Lord Chandos et autres essais, Gallimard,


coll.
«  Du monde entier  », 1980, p.  134  et p.  137-138, sur l’époque présente  : «  Il
vibre en elle un léger vertige chronique. Beaucoup de choses sont en elle qui se
manifestent seulement à un petit nombre et beaucoup de choses sont absentes
dont
beaucoup croient qu’elles sont là. C’est ainsi que les poètes aimeraient se
demander
parfois s’ils sont là, s’ils sont donc réels de quelque façon pour leur
époque... »

19. Ibid., p. 144 sq. et p. 147-149 : « Il n’est pas capable de rien considérer au


monde et entre les mondes comme non avenu (...). Le poète ne saurait en effet
passer devant aucune chose, si peu d’apparence qu’elle ait. »

20. Ibid., p. 178.

21. Ibid., p. 190.

22. Ibid., p. 194.

23. Ibid., p. 197.

24.  «  Le hasard, les équilibres cosmiques et les perfections singulières  », art.


cit.,
p. 15.
6. Les dépossédés

L’existence est-elle jamais un bien qu’on possède ?


N’est-elle pas bien
plutôt une prétention et un espoir ?
Étienne Souriau

 
L’anaphore est le processus par lequel une existence tente
de
conquérir davantage de réalité tandis que l’instauration est
le geste
par lequel elle vise à affirmer un droit d’exister. Les
deux sont
inséparables. L’intensification de la réalité d’une
existence a
toujours pour corrélat l’affirmation de son droit
d’exister. Comme
ce droit n’est plus dispensé par un fondement souverain, il faut le
conquérir par d’autres moyens. Mais
que se passe-t-il lorsqu’on est
totalement dépossédé du droit
d’exister selon tel ou tel mode  ?
lorsqu’il n’y a plus aucune
issue ? Vous avez le droit d’exister, bien
sûr, mais pas de cette
manière, ni de cette manière, ni d’aucune
manière... La question est politique autant qu’esthétique. C’est la
question que
pose Kafka, mais c’est la question que posent tous
ceux qui,
d’une manière ou d’une autre, sont privés de ce droit. Le
problème de l’existence n’est pas celui de sa facticité, de son
irréductible contingence ou de son absurdité. Le problème est
plus
élémentaire : il s’agit d’exister réellement.
Il y a pourtant une absurdité apparente du problème : comment
l’existence pourrait-elle constituer un problème puisqu’elle est une
donnée irréductible  ? Pourquoi chercher une
entrée dans
l’existence alors qu’on y est de plain-pied ? On le
voit, la discussion
reste abstraite et vaine tant qu’on n’introduit
aucune distinction
modale. Exister avec la permanence d’une
chose, exister d’une
existence «  réique  », selon les termes de
Souriau, ne suffit pas à
«  poser  » l’existence conçue selon un
autre mode. C’est négliger
toute distinction entre le droit et le
fait. On n’est pas réel du seul
fait qu’on existe  ; on n’est réel
qu’à condition d’avoir conquis le
droit d’exister. On peut bien
décrire les existants comme «  jetés  »
dans le monde, invoquer
leur «  être-au-monde  ». Mais comment
font ceux qui ne trouvent pas l’entrée qui les fait «  être-au-
monde » ? Ils ne s’éprouvent pas comme jetés dans le monde, mais
plutôt rejetés au-dehors, expulsés par sa réalité même. Ou bien la
part qui
est-au-monde ne leur appartient plus, le monde les en a
par
avance dépossédés. C’est la situation du célibataire de Kafka  :
«  Je n’ai que mes promenades à faire et il est dit que cela doit
suffire, en revanche, il n’existe pas encore de lieu au monde
où je
ne puisse faire mes promenades1. »
Le célibataire kafkaïen est un homme sans monde, mais parce
qu’il est aussi un homme sans famille – au sens où il est incapable
de « fonder » une famille2. Il n’est au fondement de rien et ne
peut
« fonder » quoi que ce soit. Il est tout l’inverse de la figure
du père
de famille dans la fameuse Lettre au père. Le père y
apparaît comme
l’incarnation de la figure autoritaire fondatrice.
Il règne en despote
sur un vaste espace-temps qui s’étend bien
au-delà du cercle
familial. «  De ton fauteuil tu gouvernais le
monde  ». Non
seulement il a tous les droits, mais il les dispense
arbitrairement en
fonction de ses humeurs : droit de parler,
droit de se marier, droit
de penser, etc. Le fils célibataire est
comme le symétrique inverse
du père. Si le père est forcément
père de famille, alors le fils est sans
famille, tout aussi forcément.
Sans ascendants ni descendants, il est
voué au célibat.
Ou encore  : le célibataire est un fils déshérité. Il est seul,
sans
aucun cercle, sans aucune possession, privé des droits les
plus
élémentaires. Sur la carte du monde, il occupe un point
minuscule,
à peine visible. Il vit dans un espace toujours plus
exigu et le temps
perd toute continuité pour se réduire à une
succession d’instants. Il
est si peu réel qu’il n’est même plus
sûr d’avoir un corps. « Comme
je n’étais sûr de rien, comme
j’attendais de chaque instant une
nouvelle confirmation de mon
existence, comme je ne possédais
rien qui fût ma propriété
réelle, incontestable, exclusive,
clairement définie par moi seul,
comme j’étais en somme un fils
déshérité, je me pris à douter
aussi de ce qui m’était le plus proche,
mon propre corps3. »
Que reste-t-il alors au célibataire, lui qui n’a
plus ni temps ni
espace, ni pensée ni langage4  ? Il vit dans un
monde où il est
dépossédé de tout droit. D’ailleurs comment
pourrait-il posséder quelque chose en propre puisque, du point de
vue du père,
c’est un propre-à-rien ?
La seule manière de reconquérir des droits pour le célibataire,
c’est d’intenter un procès. La solution peut surprendre,
car on sait
bien qu’il est impossible de gagner un procès chez
Kafka, même si
on est innocent, surtout si on est innocent.
Devoir « prouver » son
innocence, c’est déjà l’avoir perdue.
Comme le dit Titorelli dans Le
Procès, il n’y a pas d’acquittement réel ou d’innocence retrouvée, ce
sont des légendes. Alors
pourquoi un procès  ? Que peut-on en
attendre  ? C’est que le
procès est la seule manière d’échapper aux
condamnations.
Aussi longtemps qu’il dure, on n’est pas coupable,
aucun jugement n’est prononcé  : affaire en cours. On est certes
victime
d’accusations diverses, mais au moins on n’est coupable de
rien. D’où la Lettre au père comme tentative de procès ou bien
les
lettres à Felice comme un «  autre procès  » où alternent
indistinctement accusations et auto-accusations5. Kafka prévient
d’ailleurs Milena au sujet de la Lettre au père  : «  en la
lisant,
comprends toutes les ruses d’avocat, c’est une lettre
d’avocat ».
Le procès est donc à la fois inévitable et interminable. Inévitable
parce qu’il faut empêcher l’accusation de devenir
condamnation.
Interminable parce qu’on ne peut jamais faire
mieux que différer la
condamnation  ; on ne sera jamais
acquitté. C’est le sens de
l’atermoiement illimité, exposé par
Titorelli dans Le Procès  : «  le
procès ne s’arrête pas, mais
l’accusé est tout aussi à l’abri d’une
condamnation que s’il était
acquitté6  ». C’est également l’un des
objectifs de la Lettre au
Père. S’il faut intenter un procès, c’est parce
que la procédure
permet de déchoir le père de sa position
souveraine et de
suspendre ses condamnations passées. « Terrifiant
procès toujours pendant entre nous et toi, ce procès dans lequel tu
prétends être constamment juge, alors que, pour l’essentiel du
moins (je laisse ici la porte ouverte à toutes les erreurs qu’il
peut
naturellement m’arriver de commettre), tu y es partie,
avec la
même faiblesse, le même aveuglement que nous7. » Il
faut donc se
faire avocat pour contrer la puissance arbitraire
du juge – l’homme
du fondement – qui dépossède l’individu
de ses droits. Sans doute
le célibataire reste-t-il aussi démuni
que le décrit Kafka, mais en
devenant avocat, il reconquiert au
moins le droit de penser, de
parler ou d’écrire en faveur de
l’accusé – qu’il est par ailleurs.
D’une certaine façon, on n’est pas très loin des personnages
de
Beckett. Il ne s’agit pas de dresser un parallèle Kafka/
Beckett, car
de l’un à l’autre, la situation a changé. Le seul
point commun, c’est
que les personnages de Beckett sont aussi
des dépossédés. Ils n’ont
plus rien qui leur appartienne. Mais
la dépossession est chez eux
devenu un acquis, une sorte de
condition a priori. Ils ne
revendiquent plus aucun droit. « On
n’a plus de droits ? Nous les
avons perdus ? – Nous les avons
bazardés8. » Chez Beckett, on naît
dépossédé si bien que l’idée
de procès est dépourvue de sens. « J’ai
dû renoncer avant de
naître, ce n’est pas possible autrement.  »
Comme ils n’ont pas
les moyens de se posséder eux-mêmes, ils se
demandent plutôt
à qui ils peuvent bien appartenir. Qui les a
installés dans cette
pièce  ? Qui s’occupe d’eux ? Plus encore : qui
parle, qui pense
à leur place, dans leur tête ? Leur seule possession,
ce sont
quelques objets dérisoires dont ils dressent périodiquement
l’inventaire.
Mais le grand changement par rapport à Kafka, c’est qu’ils
ne
souffrent même pas de cet état de dépossession. Ils ont
d’autres
problèmes. Ce qui caractérise les personnages de Beckett et leur
donne une si grande force comique, c’est leur
prétention. Ils ont
beau être totalement démunis, ils prétendent
tout de même à
quelque chose. Ils ne revendiquent aucun droit
sur rien, ne
prétendent à aucune possession  ; le plus souvent,
ils ne
comprennent même pas ce qu’on leur demande9. Alors
à quoi
prétendent-ils ? Ils prétendent en finir. Ne plus parler,
ne plus voir, ne
plus penser, ne plus bouger, qu’on en finisse.
Dans un grand jour,
la prétention peut même devenir présomption  : «  Je mourrais
aujourd’hui même, si je voulais, rien qu’en
poussant un peu, si je
pouvais vouloir, si je pouvais pousser10.  »
Seulement voilà  : cette
prétention ils ne peuvent jamais la satisfaire, ils ne possèdent même
plus assez de volonté pour vouloir.
Ils n’arrivent jamais à se taire
tout à fait, à ne plus penser ou
bouger. Subsistent toujours des
bribes, des vibrations, qui
empêchent d’en finir, si bien qu’ils n’en
finissent pas de finir.
« Pour finir encore ». C’est même par là qu’ils
sont radicalement dépossédés : ils ne peuvent même pas décider d’en
finir.
Cette décision ne leur appartient pas plus que le reste si bien
qu’ils doivent continuer à subir les gestes, les voix, les perceptions
qui les agitent malgré tout. Ils découvrent l’interminable.
Ce n’est
plus le procès qui est interminable comme chez Kafka,
mais la fin.
Ce qui empêche d’en finir, ce sont justement toutes les entités
subsistantes qui se lèvent, soubresauts, tressaillements,
démangeaisons, inconforts, bribes de souvenirs, de paroles,
promesses
oubliées, etc. En apparence, l’univers de Beckett veut
rejoindre
le silence, l’immobilité, le noir, le gris ou le blanc comme
limites
ultimes. Mais ce qu’on découvre en réalité, ce dont ses
personnages sont les réflecteurs et les résonateurs, c’est que le noir
n’est jamais total, le silence jamais complet, l’immobilité jamais
parfaite. Quelque chose persiste inexorablement, qu’on peut
appeler vitalité si l’on veut, une force qui ne leur appartient
pas,
mais à laquelle ils appartiennent eux, et qui leur impose
un
minimum d’activité. Avec de tels personnages, ce sont de
nouveaux modes d’existence qui apparaissent, sauf que le processus
qui les instaure n’est plus anaphorique, il est catastrophique. La
distance n’est plus celle qui va d’un minimum vers
un extremum,
mais celle qui va d’un minimum vers le rien.
À un principe
d’agrandissement, se substitue un principe
d’amoindrissement. On
ne s’élève plus, on tombe ; et c’est en
tombant, par déperdition, par
diminution, par dérision que de
nouvelles entités apparaissent,
presque inexistantes, quasi nulles. « Faible lumière dans la chambre.
D’où mystère. Nulle de
la fenêtre. Non. Presque nulle. Ça n’existe
pas nulle11. » Encore
faut-il être suffisamment démuni, avoir perdu
suffisamment
pour y atteindre. Comment s’émouvoir sinon de
tressaillement,
de soubresauts ou de murmures, comment rejoindre
ces zones
où rien ni personne ne vient contester nos
revendications ?
 
Sans doute est-ce là une tendance qui traverse tous les arts,
la
tentative de peupler de nouvelles entités des zones réputées
stériles
ou inhabitables pour la sensibilité. Les arts ne se sont-ils
pas heurtés
à la limite de leurs possibilités dans leur désir de
rejoindre de pures
qualités abstraites  ? Le blanc, le noir, le
silence, le rien comme
limites suprêmes qui incarnent la fin ou
la quintessence d’un art ?
Comment instaurer de nouveaux
êtres dans ces zones s’il est vrai
qu’il n’y a rien au-delà du
blanc, du noir, du silence ou du vide ?
Combien de fois n’a-t-on
pas annoncé la mort d’un art, sous
prétexte qu’il rencontrait
sa limite indépassable  ? On voit bien
quelles frontières apparentes se sont dressées comme autant de
murs  : quelle musique
au-delà de Cage et ses  4’33’’ de silence  ?
Quelle peinture au-delà du carré blanc sur fond blanc de
Malevitch  ? Au-delà des
White paintings de Rauschenberg ou des
monochromes de
Robert Ryman ? Quelles images après les plans
fixes ou les
écrans noirs de l’art vidéo ? Ou après Sleep de Warhol ?
On
peut multiplier les exemples, souvent conçus comme des
formes expérimentales au voisinage d’une limite indépassable.
Mais s’il fallait tirer une leçon de Beckett au sujet de la limite,
c’est que, loin d’être indépassable, elle est au contraire
inatteignable. On ne le comprend que si l’on passe sur l’autre
versant,
du côté concret de la limite. Qu’y a-t-il de concret dans ces
degrés zéro, ces états de neutre, d’absence, de blanc total, de
gris ou
de noir définitifs  ? On a l’impression que, dans ces
zones, la
perception doit changer d’échelle. Là où certains ne
verront que
l’abstraction d’une qualité pure, d’autres y verront
la surface
réfléchissante de mouvements, de déplacements infimes, induits
par un changement d’échelle dans la perception.
La limite ne
s’incarne plus dans une qualité abstraite, elle
devient une
membrane vivante, sensible. André Masson définissait la toile
comme un épiderme, mais c’est de tout support,
de tout matériau
qu’il faut dire qu’il est vibratile, qu’il a pour
fonction de recueillir
les vibrations, même infimes, de cette
limite. Auprès d’elle, tout se
met à vibrer. Ce n’est pas seulement l’oreille, la peau ou la toile,
c’est tout corps qui vibre.
L’image cinématographique ou vidéo est
elle aussi animée de
variations lumineuses ou chromatiques infimes
qu’elle capte
inévitablement, compte tenu de l’instabilité de sa
sensibilité.
Cela ne tient pas à une imperfection, mais au fait qu’on a
affaire
à des corps, physiques, technologiques, musicaux, picturaux,
etc.
La première donnée qui relativise l’abstraction de la limite,
c’est
la présence de ces corps. Le concret, ce n’est pas la matérialité des
corps en eux-mêmes, mais le «  bruit  » de leur vibration, un peu
comme le son de voix qui sort d’un haut-parleur
progressivement
recouvert de sable est réduit à une vibration
inintelligible dans
Mediations (1986) de Gary Hill ou comme
le parasitage des vidéos
de Nam June Paik. Les corps, y compris
les corps techniques ou
technologiques ne sont plus des outils
de reproduction ou
d’adaptation, mais des surfaces d’enregistrement, des capteurs
sensibles. Ils enregistrent des mouvements, des « bruits » à la limite
de l’audible ou du visible, ce
qui en fait des sortes d’âmes ou
d’esprits, même lorsqu’ils sont
mécanisés ou industriels12. Il ne
s’agit plus seulement de créer
des âmes, mais de composer, bricoler
des nouveaux corps. Si
la limite ne peut pas être atteinte, c’est
justement en raison de
ces corps. Les  4’33’’ de Cage sont
inséparables des bruits de
la salle de concert qui constituent le corps
volumineux du
silence. Au sujet de 4’33’’, Cage déclare d’ailleurs à
la manière
de Beckett qu’il ne s’agit pas d’atteindre le silence, mais
que
« la fin s’approchera de l’imperceptibilité13 ».
La limite est inséparable d’un «  bruit  » malgré l’extinction
dont
elle s’approche, un bruit irréductible au sens où le définissent les
théories de l’information. Mais au lieu d’être conçu
comme ce qui
perturbe la transmission d’information, le bruit
devient l’objet
d’une nouvelle conquête, comme l’« Undersound » dont parle Bill
Viola, le bruit constant du monde qui
absorbe tous les sons et qu’il
s’agit de capter, même s’il est
inaudible et inintelligible. Autrement
dit, le changement
d’échelle rend la limite inaccessible, en raison de
l’agitation
microphysique qui se révèle à son voisinage. À l’inverse,
si l’on
reste du côté de la limite abstraite, on efface les corps. On en
retient que la généralité, une pure qualité monochrome : le
blanc,
le silence, le noir, l’absence, etc.
Du côté concret de la limite, tout est finalement très animé :
le
blanc est animé de mouvements, de palpitations vibrantes
comme
dans une tempête de neige. Si bien qu’instaurer consiste
désormais
à créer des capteurs, des transmetteurs, des détecteurs de
mouvements. Cela ne vaut pas seulement pour les
caméras qu’on
bricole pour en transformer la sensibilité, mais
pour tous les arts,
pour les statues mobiles qui captent les forces
du vent, les énergies
solaires, mécaniques, électriques. Rauschenberg définit ses
monochromes blancs comme des « écrans
hypersensibles » et Cage
les décrit comme des «  aéroports de
lumière, d’ombres et de
particules  »  ; le noir a ses mouvements
et ses vibrations internes
comme chez Soulages dont les compositions captent les lumières
de l’«  Outrenoir  » au-delà du noir.
Comme l’«  Undersound  »,
l’Outrenoir est en effet le moment
où le noir cesse d’apparaître
comme une qualité uniforme pour
devenir «  au-delà du noir une
lumière reflétée, transmuée par
la nuit. Outrenoir  : noir qui,
cessant de l’être, devient émetteur
de clarté, de lumière secrète.
Outrenoir  : un champ mental
autre que celui du noir14  ».
Captation microphysique qui fait
que le noir, proprement dit,
devient « champ mental » et
acquiert une vie spirituelle. Capter les
vibrations pour faire
vivre la matière, faire vivre les couleurs pour
elles-mêmes, c’est,
selon les termes de Souriau, leur donner une
âme.
Cela ne veut pas dire qu’il n’y a plus d’abstraction, mais que
l’abstraction cesse d’être une limite ultime pour devenir
perceptible. Que faut-il entendre par là  ? Non plus saisir ce qui
surgit de la brume, mais saisir la brume elle-même, comme une
abstraction immanente à la perception même. Il faut imaginer
par
exemple une toile où il n’y a rien à regarder, pas même
une tâche,
pas même un motif quelconque, où seules monteraient de la toile
les couleurs comme une vapeur. Peut-être
est-ce ce qui se passe
chez Agnes Martin  ? C’est une peinture
où il n’y a aucun objet,
aucune forme à regarder (les reproductions photographiques n’en
donnent d’ailleurs qu’une idée
très faible). Le plus souvent, ses
tableaux présentent un ensemble de lignes droites horizontales qui
strient la toile à intervalles
toujours réguliers, comme dans un
cahier d’écolier. Elles
composent de vastes grilles ou quadrillages
qui sont comme le
degré zéro du dessin ou «  l’innocence de
l’esprit15 ». Il y a là
un classicisme auquel Agnes Martin revient en
permanence
comme point de départ ou de redépart16. Mais
interviennent
aussi les couleurs, presque translucides, qui, le plus
souvent
respectent le tracé des lignes, suivant des dégradés ou des
alternances binaires. On dirait que la planitude et la gradation
des
lignes constituent les conditions d’apparition et d’application de la
couleur et de ses chromatismes. Malgré la sérénité
qui se dégage
des tableaux, très vite on perçoit qu’il y a comme
une lutte entre les
lignes et les couleurs. On retrouve sous une
forme très épurée le
combat que livre Cézanne entre la « géométrie têtue » de la nature
qui tend à se refermer sur elle-même
comme un poing et la force
irradiante de la couleur17.
Chez Agnes Martin, l’œil va de la ligne à la couleur, mais
toujours la couleur finit par l’emporter. Elle se détache de la
ligne,
s’élève et flotte comme une brume. Mais alors, pourquoi
les
lignes ? C’est que sans elles, nous ne verrions pas la couleur
en train
de se libérer et de se répandre. Comme pour la brume,
si on veut
en saisir le mouvement, il faut d’abord distinguer
les objets qu’elle
fait disparaître. C’est ce qui se passe chez
Agnes Martin  : nous
voyons la couleur en train d’effacer les
lignes et devenir aérienne,
nuageuse. Ce ne sont pas des monochromes malgré les apparences,
car les monochromes sont opaques  ; il n’y a rien «  derrière  » leur
bidimensionnalité, même
s’ils ont une « profondeur ». À l’inverse,
chez Agnes Martin, il
y a bien quelque chose « derrière » la couleur,
ce sont les lignes
en train de disparaître ou d’apparaître. Son usage
des couleurs
leur donne une transparence qui les dématérialise et
les vaporise jusqu’à l’abstraction18. Seulement cette abstraction
n’efface
pas les corps. Il est vrai que la couleur ne colore plus aucun
corps, mais c’est parce qu’elle est devenu elle-même un corps,
translucide et brumeux. L’abstraction, c’est le corps devenu
pure
couleur ou la couleur devenue corps immatériel.
 
À travers tous ces exemples, on n’a plus affaire à une limite
abstraite qui représente l’ultime possibilité d’un art et qui érige
un
mur en vue de séparer un art de ce qui est étranger à son
essence
supposée. Quand la limite devient concrète, elle ne
sépare plus les
mêmes choses ; où plutôt, elle n’a plus pour
fonction de séparer, au
contraire elle fait communiquer les arts
avec des éléments étrangers
à leur essence supposée. C’est
désormais un lieu commun de dire
que la peinture communique avec la non-peinture, la littérature
avec la non-littérature,
le théâtre avec du non-théâtre, la danse avec
la non-danse
comme condition de leur fonctionnement respectif.
L’art
devient essentiellement impur. On fait entrer le bruit, les images
dans la musique, on fait entrer les photographies, les tissus,
le bois
et toutes sortes de matériaux dans la peinture et la
sculpture, on fait
entrer les images, l’hypertexte, la voix, des
coupures de textes dans
la littérature, etc. Tous les arts sont
affectés par une « transversalité »
et des formes de recyclage et
d’hybridation qui les rendent
« multimédia ». Les œuvres sont
plurimodales ou transmodales.
De même que Varese ou Cage ouvrent la musique sur le
bruit,
Robert Ryman peut dire, dans un entretien, que le blanc
l’intéresse, non pour lui-même, mais parce qu’il réagit avec le
bois,
la couleur, la lumière19. Le blanc ne vaut que parce qu’il
capte des
éléments qui lui sont hétérogènes, comme le dit à sa
façon
Rauschenberg au sujet des White paintings  : «  Elles
n’étaient pas
passives, mais disons hypersensibles (...). En les
regardant, on
pouvait voir, grâce aux ombres portées, combien
il y avait de
personnes dans la salle, ou quelle heure de la
journée il était20.  »
Rauschenberg est typique de ce mouvement
qui va du blanc, de
l’effacement (le fameux Erased de Kooning
Drawing) aux
compositions plus tardives, véritables patchworks qui font
communiquer des morceaux hétérogènes,
monochromes salis,
tachés, avec chaussettes, photos, coupures
de journaux.... Peut-être
cette communication très active suppose-t-elle d’en passer par la
« réduction » que nous décrivions
plus haut, le blanc, le silence, le
noir comme degrés zéro.
C’est comme une chute, mais dont on n’aurait plus à se
relever.
D’ailleurs, le pourrait-on  ? L’anaphore devient littéralement
catastrophique ou cataphorique (au sens où ana désigne
un
mouvement du bas vers le haut et kata le mouvement
inverse).
C’est une manière de nettoyer la perception, de se
laver les yeux
pour retrouver la force de voir et de faire voir.
Sinon au lieu
d’instaurer, on ne fait plus que dupliquer, détourner ou parodier,
professionnel du « second degré » ou du
kitsch. La « catastrophe »
est nécessaire en tant que point de
conversion de la limite. Elle
passe du terminus ad quem au
terminus a quo, lorsque l’impossible
abstrait se transforme en
un champ de potentialités ou de
«  prégnances  » pour parler
comme Souriau21. Une fois encore, la
réduction ne sert plus à
rejoindre la qualité pure ou l’essence
(réduction eidétique), elle
permet de s’ouvrir à l’inessentiel, c’est-à-
dire aux éléments
hétérogènes impurs par lesquels
l’expérimentation se fait
(réduction expérimentale). À travers de
nouvelles architectonies, l’art devient captation et composition
d’hétérogènes au
lieu de s’acheminer interminablement vers son
essence supposée.
Sans doute le processus anaphorique décrit par Souriau
s’inverse-
t-il, de l’élévation à la chute, mais il s’agit toujours de
faire droit à
de nouvelles entités, de les saisir au moment de
leur apparition ou
de leur disparition (à travers le jeu mouvant
des possessions et des
dépossessions). Ce sont ces moments les
plus émouvants pour
Souriau, lorsqu’une nouvelle existence
apparaît, comme sortie de la
brume et qu’il faut accroître sa
réalité. Ou bien au contraire
lorsqu’il s’agit de saisir sa dissipation, comme à travers l’œuvre
d’Oscar Muñoz qui mène un
profond travail contre les images
photographiques pour leur
substituer des spectres. Créer des
hologrammes, faire revivre
des portraits fantômes dans un souffle,
dans un reflet, ou bien
soumettre les images photographiques à un
jeu d’apparition/
disparition pour défaire l’instantanéité de la prise
et sa « réalité » ; liquéfier leurs formes et les dissiper dans le blanc,
avant
de les faire ressurgir du blanc comme d’une profonde
amnésie
(cf. la série des «  protographies  »). Muñoz soumet les
images
à une modulation existentielle où il n’est plus question que
d’apparaître et de disparaître  –  par une exploration des divers
modes d’existence autres que celui de l’image fixe. Comme
dirait
Souriau, nous entrons dans un monde où la solidité des
corps, la
netteté des contours, la fixité des images se dissipent
au profit des
verbes qui affectent tous les modes d’existence  :
apparaître,
disparaître, réapparaître.

1. F. Kafka, Journal, Grasset, op. cit., 17-18 mai 1910, p. 13.

2. F. Kafka, Lettre au père, op. cit., p. 77 : « Pourquoi, donc, ne me suis-je pas
marié ? Il y avait des obstacles particuliers, comme il y en a partout, mais la vie
consiste justement à les franchir. L’obstacle essentiel, hélas indépendant des cas
particuliers, c’est que je suis, de toute évidence, spirituellement inapte au
mariage. »

3. Ibid., p. 63.

4.  Lettre au père, op. cit., p.  27  : La moindre idée est empêchée, «  d’emblée
grevée par [le] jugement » de son père despotique en même temps que sa parole
heurtée, bégayante, finit dans le mutisme. «  L’impossibilité d’un rapport serein
avec
toi eut une autre conséquence, bien naturelle en vérité  : je désappris à
parler. »
Dans le Journal, op. cit, 17-18 mai 1910 : « ... le célibataire n’a rien devant
lui et,
de ce fait, rien non plus derrière. Dans l’instant, cela ne fait pas de
différence, mais
le célibataire n’a que l’instant.  » Cf. également, Journal, op. cit.,
3  décembre  1911,
p.  157  : «  ... le célibataire se résigne apparemment de son
propre gré à occuper au
beau milieu de la vie un espace de plus en plus restreint,
et quand il meurt, le
cercueil est tout juste à sa mesure. »
5. Cf. E. Canetti, L’Autre procès – Lettres de Kafka à Felice, Gallimard, coll. « Du
monde entier  », 1972, qui voit dans les lettres à Felice un procès parallèle à la
rédaction du Procès. Cf. p. 89 : « Il a conscience de se faire à lui même un procès,
personne d’autre n’en a le droit... »

6. Kafka, Le Procès, GF, rééd. 2011, p. 195.

7. Lettre au père, op. cit., p. 49-50.

8. En attendant Godot, Minuit, 1952, p. 24.

9. Cf. La Fin in Nouvelles et textes pour rien (Minuit, 1955), la scène comique
entre l’orateur politique et un personnage qui ne comprend pas ce qu’on lui
veut,
p. 103 : « Regardez-moi ce supplicié, cet écorché. Vous me direz que c’est
de sa
faute. Demandez-lui un peu si c’est de sa faute. La voix, Vas-y toi. Alors il
se pencha
vers moi et m’apostropha. J’avais perfectionné ma planchette. »

10. S. Beckett, Malone meurt, Minuit, 1951, p. 8 ; rééd. coll. « Double », 2004,
p. 7.

11. Solo, in Catastrophe, Minuit, 1986, p. 30.

12.  Voir par exemple ce que dit Bill Viola à propos des caméras  : «  These
machines are keepers of the souls  ; they capture souls  » (propos recueillis par
Christian Lund, Louisiana Museum of Modern Art à Londres, 2011).

13. In J. Pritchett, The Music of John Cage, Cambridge University Press, 1993.
On peut rappeler l’expérience à l’origine de  4’33’’ qu’il fit dans une pièce
parfaitement insonorisée de l’université de Harvard où il entendait malgré tout le
son
aigu de son système nerveux et le son grave de sa circulation sanguine.

14.  Entretien avec P. Encrevé, Beaux-Arts Magazine, Hors-série  1996, «  Les


éclats
du noir », p. 54.

15. A. Martin, in Agnes Martin, op. cit., p. 124.

16. Sur le « classicisme » d’Agnes Martin, cf. R. Krauss, Bachelors, MIT Press,


1999, p. 75 sq.
17. Sur ce point, H. Maldiney, Regard Parole Espace, L’Âge d’homme, p. 166,
1973, 183-184.

18. Sur des procédés voisins dans le cinéma, cf. G. Deleuze, Cinéma 1, Minuit,
1983, p. 122-124.

19. Cf. l’entretien sur www.art21.org : « If I look at some white panels in my


studio, I see the white – but I am not conscious of them being white. They react
with the wood, the color, the light and with the wall itself ».

20. Propos recueillis en 1964 par C. Tomkins in The Bride and The Bachelors,


Gagosian, 2014, p. 312.

21. « L’intérêt esthétique » in Lire : Revue d’esthétique 2/3, 10/18, 1976, p. 20.


Table des matières

1. Une monade en surnombre ?... 9


Le  21  février  1930. Existence et réalité  –  La philosophie de
l’art
d’Étienne Souriau. Les manières d’être et les gestes de
l’Être.  –  Des
personnages juridiques  : le témoin et l’avocat. La
question  : de quel droit
exister ?
 
2. Modes d’existence... 23
Pluralisme existentiel et atomisme ontologique. – Les phénomènes. – Les
choses. – Les imaginaires. – Les virtuels. Le désir
de création.
 
3. Comment voir... 37
« Je n’avais pas vu... ». Cécité de la perception. – Comment
voir et faire
voir ? Entrée dans une perspective. Qu’est-ce qu’une
réduction ? – Les deux
types de réduction : rationaliste et empiriste. Personnages : les méfiants et les
innocents. – Le cas Robinson. – La réduction perspectiviste.
 
4. Distentio animi... 51
La réalité inachevée. Qu’est-ce qu’un événement  ? L’instant
prérogatif.
La création des âmes.  –  Le processus anaphorique.
Posséder et
expérimenter. – Création et problématisation.
 
5. De l’instauration... 65
Qu’est-ce qu’instaurer  ? Formaliser et consolider.  –  L’instauration
philosophique et ses cinq lois. – Instaurer n’est pas fonder.
Le « geste ». –
 Existence et droit. Être témoin. Comment faire
exister ? – Hofmannsthal
et le peintre inconnu.
 
6. Les dépossédés... 81
Le droit d’exister comme problème. Le célibataire kafkaïen
et son procès. –
 Beckett et la prétention d’en finir. Atteindre la
limite. – Limite abstraite et
limite concrète. Le noir, le blanc,
le silence. – L’exemple d’Agnes Martin.
Anaphore et catastrophe. Défaire les images : Oscar Muñoz.
DU MÊME AUTEUR

FICTIONS DU PRAGMATISME. William et Henry James, 2008.


PUISSANCES DU TEMPS. Versions de Bergson, 2010.
DELEUZE, LES MOUVEMENTS ABERRANTS, 2014.
Édition des ouvrages posthumes de Gilles Deleuze, L’Île déserte
et autres textes
(2002), Deux régimes de fous (2003) et Lettres
et autres textes (2015).
 
Chez un autre éditeur
 
WILLIAM JAMES. Empirisme et pragmatisme, PUF, 1997 ; rééd.
Les Empêcheurs
de penser en rond, 2007.
Cette édition électronique du livre Les Existences moindres de David Lapoujade a
été réalisée le 16 janvier 2017 par les Éditions de Minuit à partir de l'édition
papier du même ouvrage dans la collection « Paradoxe »
(ISBN 9782707343420, n° d'édition 6015, n° d'imprimeur 1604677, dépôt légal mars 2017).
 
Le format ePub a été préparé par Isako.

www.isako.com
 
ISBN 9782707343437

You might also like