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L°ART DE LA MEMOIRE, LE bea sU teed 0a LV’ARCHITECTURE | SEBASTIEN MAROT F ~ La. Cambre wen 446553 DOUZE ANS APRES La genése de cet essai, publié & Forigine dans le n° 4 du Vititeur (juin 1999), remonte a Phiver 1997-1998, Je donnais alors, a l’école de PArchitectu- ral Association de Londres, un séminaire sur les principaux concepts de architecture de paysage contemporaine, et cest pour une séance consactée & la dimension de la mémoire que j'entrepris dassocier les ‘quatre sobjets* qui composent la structure de ce livre. Bien que ce rapprochement fat trés improvisé, je me rappelle avoir été peu a peu captivé par les résonances qu'il semblait produire. Je profitai donc de plusieurs invitations & enseigner — dont deux cours 4 Genéve et Paris — pour développer ces thémes intriqués, ¢L’Art de la mémoire, le territoire et Farchitectures est ainsi le fruit dune réfle oi Ic montage précéde Ie développement, ct c'est le premier essai avec Iequel j'ai eu le sentiment de réaliser quelque chose de 'ambition qui nous avait poussés, quatre ans auparavant, a eréer le Visiteur, En 2002, Architectural Association me proposa de reprendre cet essai sous la forme d’un petit livre qui parut Pannée suivante sous le titre de Sub-Urbanism and the Art of Memory. A part Pajout de quelques paragraphes dans T'introduction, destinés & justifier ce changement de titre en éclairant le concept de sub-urbanisme que j'avais hasardé pour la premiere fois en 1995, le texte ne fut pratiquement pas modi- fig, et Pessentiel du travail porta sur Paboutissement d'un principe de mise en page et d'illustration. C'est également sous ce second titre — Suburbanismo y el arte de la memoria — mais avec des illustrations supplémentaires et dans le format de mise en page de leur collection 0230628 12s aps Land&Scape, qu'une traduction espagnole parut en 2006 aux éditions Gustavo Gili, La présente édition frangaise reprend le texte légérement révisé de ces deux éditions étrangeres, en adoptant le principe de mise en page de anglaise, et la plupart des images ajoutées dans l'espagnole, mais en restituant di 'essai son titre Worigine. Seules une ou deux illus- trations significatives ont été données en sus, dont fe beau plan du bureau de Freud dessiné par Natalija Subotincic. Pour trois raisons au moins, je n’ai pas souhaité actualiser les réfé- rences ni escamoter tout ce qui date cet essai du moment oit il fut écrit. La premitre est tactique. Le contexte éclaire le texte et, comme I’eri- vait en substance un auteur averti, la théorie n’est jamais qu’un bataillon qu'il sagit Penvoyer au bon endroit et au bon moment. La seconde est plus esthétique, D’avantage que dans le détail de ses développements et de ses renvois, c'est surtout dans la structure et dans le montage en contrepoint de ses différents étages que réside & mes yeux la legon de cet essai, et je trouve que le texte les rend assez convenablement en Vétat. La troisiéme, enfin, est quasi économique. J'espére en effet que la fer~ tilité, Petoffement et Pamplification des thémes abordés dans cet essai se feront suffisamment sentir lorsque Vintrigue plus ambitieuse que je me suis efforcé de construire depuis (Palimpsestuous Ichaca : unt manifeste relat du sub-urbanisme) sera publige & son tout. La seule chose qu'il me parait utile de préciser aujourd’hui, pour tacher de capter un peu la bienveillance de mes lecteurs, est que cet ‘essai procéde moins d’une focalisation exclusive sur le passé que d’une attention plus générale 4 P’épaisseur spatio-temporelle des situations construites, dont la mémoire n'est somme toute que Pune des dimen- sions, Depuis sa parution, je me suis ainsi accoutumé a regarder ce texte comme le premier volet Cun dyptique (voire d’un tryptique) quill faudrait compléter un jour par une réflexion symétrique sur «art @espérers. A ia différence de celle d’ars memoriae, expression ne ren- voie pas a une discipline ou une technique classique d’animadversion que les anciens suraient développée et parfsite pour organiser Pespace de leurs attentes ou de leurs désirs. Mais d’un autre c8té, toute Phis= twire de la philosophie, des sciences, des techniques, de économie, de la politigue et du droit, toute Phistoire de Finvocation et de la priére, pourrait étre utilement revisitée de ce point de vue, et fournir des tré sors de jurisprudence que les théories contemporaines de Yenvironne- ment et du développement durable auraient tort de laisser en jachere. LA encore, comme l'écrivait Kevin Lynch dans What Time is this Place? (qu'il considérait a juste titre comme son livre le plus important, et qui est sans doute le premier a avoir défriché ces questions) : sHope goes with memory.» Si le concept paradoxal d'ars memoriae fascine tellement les contem- porains, rangés 4 lidée que la mémoire serait quelque-chose que l'on 2 ou dont on manque, une capacité que l'on pourrait méme acheter en barrettes, c'est sans doute parce qu'il nous montre qu‘ele n’est pas tant ‘un capital ou une donnée que efit dun projet, d'une construction, et d'un art susceptible d’étre cultivé. Ne disposant pas des prothéses ow des supports matériels que nous avons inventés pour Ia stocker, les anciens savaient mieux que nous que Ia qualité de leur mémoire vive dépendait de leur capacité & concevoir, agencer et aménager 'espace de leurs représentations, car on ne développe jamais aussi bien la faculté de créer, d’entretenir et de conserver une chose que lorsque celle-ci, fragilisée a Vextréme, frappée de rareté ou d’extinction, menace 4 tout instant de s’évaporer. Dans notre ére de stard venus», il semblerait que cette chose absente soit moins la mémoire (plutét pléthorique) que Pespérance qui serait susceptible d’animer et d'orienter cette derniére, et la prolifération des soi-disant programmes, projets ou paris, tout comme extraordinaire propension des individus a se ranger gracui- tement dans les clans d’un optimisme ou d’un pessimisme tout aussi désemparés, ne fait a Vévidence que confirmer ce sentiment. On peut néanmoins imaginer que dans ce qui tue croit aussi ce qui sauve, et crest sans doute ce que Marx disait déja A sa facon lorsqu’il écrivait & Amold Ruge en 1843 : «Vous ne me direz pas que j'estime trop le temps présent; et si pourtant je n’en désespére pas, ce n'est qu’en raison de sa propre situation désespérée, qui me remplit d’espoir. Si les préeccupa- tions environnementales contemporaines Iui donnent une urgence et un relief particuliérement vifs, Vidée que lespoir appelle Vexercice et le développement d’un art n’est done pas tout a fait nouvelle. Du reste, on Ia trouve parfaitement formulée dans une maxime trés peu marxiste de ‘Vauvenargues qui définit assez bien le programme de cet essai a venir: «La patience est Part despérer.» Quant & celui-ci, il est dédié & mes anciens compagnons du Visiteur «We few, we happy few, we band of brothers —, et a Gaélle Breton, S. M., Paris, juillet 2010 La grande question de Purbenisme n’est plus tant celle qui occupsit Alberti, de savoir comment choisir le site oi la ville sera construite, que celle de savoir comment nous parviendrons a hériter, et a travers quels projets, de sites qui sont désormais tous concernés par la muta- tion suburbaine des territoires. Cette situation implique, entre les deux grands réximes de raisons qui déterminent tout projet, & savoir le pro- gramme et le site, un renversement de perspective. Elle appelie ’émer- ‘gence dune discipline oti Is higrarchie traditionnellement instaurée par Porbanisme entre programme et site (apres la logique de commande qui prévaut en architecture) serait inversée, le site devenant Pidée régu- latrice du projet. A cette démarche alternative et & ses préoccupations caractéristiques, qui se profilent de faon particuliérement claire dans architecture dite de paysage, nous proposons de donner le nom de sub-urbanisme! S'il faut bien concéder que ce néologisme est un pew ingrat, il pré- sente cependant plusieurs vantages. D’abord, il pointe vers ce tiers état du territoire qui constitue aujourd’hui, entre ville et campagne, Je plus courant parmi les cadres dans lesquels se distribue notre exis- tence, ct certainement le principal parmi ceux oi les maitres d’ceuvre sont appelés 4 intervenir. Ensuite, il met en question le concept dur banisme, autre néologisme qui n'a pas beaucoup plus d’un siécle état civil, et qui est resté, lui, quasi étymologiquement rivé aux modéles de Ja ville-centre, Bn roisiéme lieu, identifiant la suburbia comme la patric historique de Parchitecture de paysage, et presque comme son utopie Induction concréte — c’est--dire comme lendroit partir duquel cette discipline a envisage le monde et entrepris sa transformation — le concept de sub- urbanisme permet de remobiliser toute unc tradition de réflexion et de projet qui n’a pas été assez sérieusement interrogée & ce jour. Enfin et surtout, ce concept fait signe vers le substrat de nos pratiques craména- gement, et montre ainsi le site, l'assiette ou le paysage comme la grande infrastructure dont le sens est engagé par tout projet, qu'il soit d’aména~ gement du territoire, d’urbanisme ou simplement d'architecture. On aura compris que par sub-urbanisme je n’entends pas désigner un secteur particulier de P'urbanisme mais, littéralement, une subversion de cette discipline,/un renversement a la faveur duquel le site devient Ia matrice du projet taindis que le programme est utilisé comme un instru- ment d'exploration, de lecture, dinvention et, en somme, de représenta~ sion du site] Quatre Féflexes, assez ancrés dans Ja culture du jardin, paraissent caractériser cette démarche alternative : la mémoire ou anamnise des qualités du site, la vision du site et du projet comme processus plutot que comme produits, la lecture en épaisceur, et non seulement en plan, des espaces ouverts, et enfin la pensée relative — une conception du site et du projet comme champs de relations plurdt que comme arrangements objets, Ces quatre réflexes, nous ne les regardons pas comme les régles inflexibles d'une éthique, mais comme les préceptes, eux-mémes essenticllement relatifs, d'une morale provisoire, c'est-a-dire imparfaite, mais »que Yon peut suivre par provision pendant qu’on n’en sait point encore de meilleure’», La condition de larchitecte qui se lance dans un projet & un endroit donné peut étre comparéc 4 celle d’un homme qui se trouverait soudain parachuté au milieu d'une épaisse forét. S'il ne dis- pose d’aucune carte ni d’aucune régle propre a lorienter a priori, il aura Sans doute intérétsuivee, du moins jasqu’a nouvel ordre, quelques pré- ceptes vraisemblables (par exemple, aller toujours le plus droit possible) {ui lui permettront peut-étre dese tirer affure. Crest ainsi qu'il faut considérer ces quatre rélexes heurisiques : comme un vade-mecum pour aider a trouver des pistes dans ce maquis -qu’est toujours la gestation d’un projet, ct aussi, du coup, comme une sorte diinstrument critique pour analyser @ powteror la fagon dont un projet se rapporte a son site le éinvente e, pour aini dire, le Feu ambition de cet essai est de mettre en evidence certaines impli- theme ‘cations, certaines résonances du premier de ces réflexes. de Ja mémoire en architecture — de Parchitecture comme instrument de mémoire ou de la mémoire comme matiére, comme dimension d’ar- chitecture — est un topos, un lieu commun particulierement vivace dw débat sur ta construction et Yaménagement. S'il faut y pénétrer aujourd’bui, c’est parce quela condition suburbaine invite & donner & cette question un autre relief et une plus grande profondeur. La voie que nous allons suivre pour cela, sans étre extravagante, n’est pourtant pas démonstrative, Nous avons rapproché, dens un ordre qui va progressivement du passé vers le présent, de Varchitecture a Ia ville et de la ville au territoire, quatre réflexions, inspirées par quatre wobjets» distinets, qui sont ici comme les éléments successifs d'une improbable charade. Le premier est un livre publié en 1966 par une historienne anglaise des idées. Le second est une métaphore, forgée en 1930 par le pire fondatcur de la psychanalyse. Le troisiéme est Ie récit qu’a donné un artiste américain ’une promenade suburbaine en 1967. Enfin le der~ nier est un petit pare qu'un architecte a réalisé dans une banlieue de Genéve au cours des années 1980. Mame si Yon a indiqué en chemin quelques commutateurs ou portes dérobées qui permettent de passer de Pune a Pautre, ces quatre réflexions sont entre elles relativement indépendantes. Elles sont plu- t6t comme quatre plans ou comme quatre coupes paralléles pratiquées dans notre question. Nous espérons seulement que leur juxtaposition, ici, saura stimuler Ia pensée de nos lecteurs les traverser pour circuler dans Vintervalle. Notre conclusion, plus programmatique, s'essaye elle~ méme a tirer une maille commune & ces différents plans, et faire valoir dans la mémoire, non plus seulement un précepte utile & Parchitecture mais une dimension essentielle de son renouvellement" Le concept de sub-urbanisme n’est pas simplement planté ici comme une banniére destinée 4 galvaniser une nouvelle course poursuite der- rire esprit du temps, mais comme un instrument critique dont a vocation est @aider & comprendre ce que beaucoup darchitectes, pay- sagistes et urbanistes font effectivement, et d’éclairer le contexte histo- ique dans lequel ils le font. Pai bien conscience de ce que, depuis plus de vingt ans, Purbanisme est également travaillé par une autre subversion, représentée par un courant significatif de Parchitecture contemporaine dont le territoire de référence n'est pas la suburbia mais Ia métropole. Pappelle suruba~ nisme (ou super-urbanisme) cette subversion symétriquement opposée 4 la précédente. En effet, tandis que le sub-urbanisme peut étre décrit | comme une démarche de projet qui trouve son programme dans le site | Invrodesion fen question, od invention du programme est entiérement relative a | Pexploration et & la représentation du site, le sur-urbanisme, lui, peut etre défini comme Vapproche exactement inverse: une démarche de | projet qui trouve son site dans le programme, oit le site est littéralement | produit travers la manipulation, le déploiement et la représentation du | programme (de ses strates, de ses contradictions), ct of le programme est donc envisagé, fagonné et construit comme site, routes les techniques dé la cartographic et dé Panalyse topographique étant transposées en __outils de conception. Ce sur-urbanisme, méme s'il porte aujourd’hui toutes sortes d'autres noms, est une tendance majeure, assez clairement identifiable, de Par~ chitecture contemporaine, et son principal potte et théoricien (jl sest lui-méme présenté comme son +négre»), est incontestablement Rem Koolhaas. + La chose étrange, de mon point de vue, n’est pas tant la trés grande influence, voire la fascination que cette inspiration a exercé récem- ment sur Parchitecture et Purbanisme que Ja regrettable absence de répartie critique et poétique dans laquelle ses Kegendes svaporent. Mauvais parleur, trop souvent tenté par un moralisme assommant, le sub-urbanisme ne donne pas la réplique, et s’enterre, A ceux que cette bouderie impatiente, il peut étre intéressant de faire remarquer que le sur-urbanisme contemporain 2 pris théoriquement conscience de Iui-méme dans un emanifeste récroactif» composé & la gloire d’une métropole américaine. Est-ce 4 dire qu'un manifeste prospectif du sub- urbanisme pourrait symétriquement trouver son motif dans Vexaltation d'une suburb de cette métropole-la? Le petit livre que voici, en tout cas, procéde du sentiment que les légendes ne peuvent pas étre contre- dites... sinon par d'autres tegendes, 1. Cr «Subeubansme et paveage, programme hs eye 1996-1997 dela Tune Ghatte ee ‘fecunleé de Facteur. Socks fence dot frcitecter, noverore 1996 Nous y proposer uaress dun far dtiannare siversel sat oleh dion avarte: «Suburi fim. dir de subutian (falqoe: sububo) fe dare de urbaname. — I. Compas des ‘eerencas et das dapoatie Samémagement (papsgers archtecturase, infaseucuret et stoteciques)speaiquerent déssoppés cane Jee wbinbe, et &raverslesuae cas dere: ‘ont pu eganner learn espace es physiono ‘es prepres — 2. Discpine de prow dabara Inaphde parts stators wurbanes et 00 la herarcieraditonne ener. rstaure par Tsba rise ere programe el ste (Sapesialogique Se commande qu prevaut en aches) 31 inverse, make deverant Pose regulate du brojet. Cc Popoge — 2 Hypotise théorique St eriqus, pr forciment cathe de 3a ie rogue: qui regarce faenagemant connie un rowerent qu va edu dehors vers le dedinsm, Geservrons vers vil Parexcerson: approche hisonogepheue qui erage ces experiences suburbaies, leurs dapat pyar ton pa ‘healer ars jardin comme Gasteriques bo ‘atares de furbanime et de lemenapemert du 2 eldternatve du paysagen in Le Vit sito 1S, 3, Descartes, Pines de fo phibophis price. (Cf avs Dios dela mtd, trateme parte 4 Bien qionposts cans urs azons expetives femisagerladaectigue ere steet programe, suburban esuurbuire ne Sechiotpos récesarement anf te, ex peuvent mime Cersires come decsubverionssrtrgies _Steempmentares de routines de Futana, Tara que ce deer envange iGeauedes ies etm preoceipe ewenilement Coraneer et 4e Pune leur extersen le urbane et ‘e saan sapquent tous deux exo re et arpierLépamveur er sation un par iducton en enviageart le te comme pal est, et Faure por projection em ervingeart Ip programme cenme hypertexte. En dautes termes on peut coradérer que ls iviitions smb etdusurubarie serecourrnt el que ces feu postions paalalesreprésenert a Taube Aire sede, dau ois simatanerert poables pourTaretectre des wiles et dex payapes Sut ‘usage ft ds rotons de palaprese et hy: pevtexe & Ancre Corson. Le Tere can Paimpsste a auras asa (Les Fetons ce tn Dries, Pans 200), svar note ineruction Du Paimpseste &‘Hyperile: Andre Cortez.) ‘rebmasier de a vile et 205 terrors) et meme, eL2 Suse conumeyperaiey (ce Ver | FF 6 noxere 2900), fi Cee ecesia a ae hecolels Reece UNE er Ce yee Francesco Colonna, Songe de Poliphile Crest Frances Yates, dans un livre demeuré la grande référence sur le sujet, qui a exposé Je plus clairement ce que nous pouvons savoir aujourd'hui d'essentiel sur Vart de ta mémoie tel qu'il fut pratiqué par les anciens, et sur Pévolution de son statut dans Phistoire de la culuure occidentale jusqu’au xv siécle. ESPACE ET MEMOIRE LA REDECOUVERTE D’UN ART OUBLIE oPeu de gens savent que les Grecs, parmi les nombreux arts qu'ils ont inventés, ont inventé un art de la mémoire qui, comme les autres, fut transmis & Rome d’oi il passa dans la tradition européenne. Cet art vise & permettre Ia mémorisation grace 4 une technique de liews et dimages impressionnant la mémoire. On le considére d’habitude comme une mnémotechnique, science qui aujourd’hui passe pour une branche rela- tivement secondaire de activité humaine. Mais avant invention de Vimprimerie, il était dune importance capitele @avoir une mémoire bien exercée; et la manipulation des images dans la mémoire doit tou- jours, dans une certaine mesure, impliquer l'ensemble de la psyché*.+ ‘Un des grands intéréts du livre est justement de montrer a quel point cet art de la mémoire, loin de n’en étre qu’une annexe, tient au contraire une place centrale dans P’édifice de la culture classique, od il joue un réle structurel, solidaize des autres grandes parties de la rhétorique. Une pra- tique tellement obasiquey, tellement diffuse, et dont Pimportance est & ce point sous-entendue dans les textes, qu’elle en est comme oubliée par le lecteur contemporain qui n’y a plus recours. De nos jours, Papprenti phi- Iosophe rangera sans doute au rayon des cuniosites le fait que certaines ‘ceuvres de Platon mettent en scéne un individu qui va réciter de bout en bout un dialogue entre Socrate et un autre personnage, dialogue auguel ila assisté et qu'il a mémorisé, Méme si elles sont assez rares et que leur interprétation n'est pas toujours évidente, nous disposons toutefois de quelques sources, relativement concordantes, qui permettent de recons~ tiruer le mécanisme de Pars memorativa tel qu'il sest transmis de la Gréce 4 Rome : le traité anonyme Ad Herrenium, le De Oratore de Cicéron et Plnstinutio Oratoria de Quintilien. En se livrant & analyse de ces traités, et en les confrontant & autres textes canoniques de Vhistoire de la phi- Josophie — dont elle éclaire d’ailleurs V’interprétation —, Frances Yates a ainsi pu décrire les principes généraux de Fart de la mémoire «Le premier pas consistait 4 imprimer dans la mémoire une série de loci, de licux. Le type le plus commun, sinon le seul, de systéme 5. Frances Yates. (Arto ta nae, tad fe ail Aras, Galimard (975,p 7, Laiion oc: [ale angle de Tre of Merny dated I968, ‘Queques années aupernant, on 1580, Panto Ross avait dj at pare sa Claes Cera, entrée tae ces arts de a rere a soto sles Er 1983 ia accra aston {hee gu deatoncospsocececeare Sem ater a meri de nstonerne angase Plo Ror Clans Unvsas are cfo marr, lope emit et engoe weete deLle& Unb ta fe Mien, 19% Love de deseo reves données § Archtectra) Astor Londres an 1980, Yes eiterogen elem sor lirteret possible oe ss recherches peu es frchtectesayourd nal «Save you wth the ‘ought at bulings may be ess slid than they Seem, exting lye mind ofthe ach tect bere they ae Bom: remembared nib (eAriectire ae the Art of Memon, A (Gooner vo. 12.0" 41580) Lai deimagintion, Rober Fads, Ars Memaee, Opec 1619 ronémonique de lieux érait le type architectural, C'est Quintitien qui ition Ia plus claire du procédé. Pour former une série {I faut, ditsil, se rappeler un bitiment, aussi ‘avec Vatrium, la salle de séjour, les chambres a coucher, Jes salons, sans omettre les statues et les autres Grmements qui décorent les pidces. Les images qui doivent rappeler le discours [sont alors placées en imagination dans les lieux qui ont Gre memoricés dans le batiment. Cela fait, dés qu'il sagit de raviver la qnémoire des faits, on parcourt tous ccs lieus tour a tour et on demande 4 leur gardien ce qu’on y a déposé. Nous devons penser 4 Torateur antique qui parcouet en imagination son batiment de mémoire pendant Guil fait son discours, et qui tire des liewx mémorisés les images qu'il ya placées, La méthode garantie qu’on se cappelle les différents points Jans le bon ordre, puisque Pordre est déterminé par la succession des Jieux dans le batiment®.* “Les textes rivalisent ainsi en recommandations sur les régles qu'il ‘convient d'abserver pour la formation des lieux (leur nombre, propor ions, éelairage...) ov pour la fabrication des images (taille, expres- Sion,,), en distinguant oes dernigres selon guelles concerent 1a inamorisation des choses (les notions ou arguments du discours) ou alle des mors (les expressions, voire les phrases dont on entend se Servir pour évoquer lee choses). Les uns aprés es autres, ils xedes~ Ginent ainsi Ia charpente d'une mnémotechnique fondée sur une notaphore spatiale et figurative du discours (de son mouvement, de tes mamonte), dont Frances Yates 4 bien montré la cohérence avec quelques assomptions majeures de Ia philosophie antique, comme le primar accor au sens de fa vue — sensible dans Pétymologie méme du mot idée, par lequel Platon désigne essence des choses —, ou la thése aristotdlicienne selon laquelle +L”me ne pense jamais sans une Image mentale.» Toutes Ia rhétorique et Ia syllogistique classiquess telles guielies ont été codifiges par Aristote, semblent ailleurs pro- fondément gouvernées par certe assimilation du loges, du discoursy i tun espace structuré en liews qui situent autant de «problémes» ou de débats ecommuns» dont le repérage ct [a description relevent juste- ment dune topigue. fn forsant la métaphore pour faire sentir la cohé~ ‘cet égard, on pourrait dire que la topique, est Ia carte de cet espace donne Ia des de lieux dans la mémoires spacieux et varié que possible, sion de Ia pensée antique & ou théorie des liewe communs du discours, fnental dans lequel les orateurs construisent, chacun @ sa commodité, leurs édifices de mémoire, fd. 5 Une abbaye de miroir a son roeabutive image, Johannes Remperch, Cngesorun ‘fie Meri, Venie, 1583 DE VARCHITECTURE A L’ARS MEMORATIVA, ET RETOUR (Quant a la nature et au fonctionnement de ces Hieux de mémoire, la lec- ‘ure des textes souléve autant de questions qu’elle apporte de réponse. 1 ~ Tout d'abord, comme on Pa vu, les systémes mnémoniques de tieux les plus courants sont des systémes de lieux architecturaux, c’est- acdire des ensembles d’espaces construits ou aménagés par homme’. exemple le plus souvent donné est celui de la maison avec son agence- ment de piéces ouvertes ou fermées, mais ce peuvent étre aussi des édi- fices publics (thermes...), des complexes de batiments (abbaye dans fon ensemble pour les moines au Moyen Age), voire des séquences urbaines ou des villes. Quintilien parle méme dune longue route. Limportant est qu'il s'agisse de lieux dont les configurations et les rela tions sont fixées et gouvernées par un ou quelques parcours déetminés. Cette nécessité semble écarter a prion’ les espaces moins structurés — moins organisés par "homme — oi les relations entre les lieux sont plus floues ou changeantes, et of les parcours sont moins tracés a Pavance, moins balisés. La mémoire artificille, en somme, appelle un paysage tui-méme relativement artificil 2. D'autre part, la mémoire des liewx précéde celle des images, & laquelle elle sert de cadre et de support. C'est «une mémoire qui aide june autre mémoires, En tant que schéme syntaxique de structure et ordre, Pagencement des lieux doit done étre facilement distingué des mobiliers d'images ou de figures qu'il pourra accueillir en fonction des pesoins de Porateur. Méme si un lieu de mémoire n'est pas juste un vider défini par des limites structurelles, mais un endroit que des lé- ments de décor peuvent contribuer a identifier (statue, etc.), on peut penser que ce principe de commodité milite ta encore pour écarter les espaces non architecturaux ou cette distinction entre structure et objet, (lieu et image) n’est pes assignable assez nettement, ‘Une question se pose toutefois quant a la correspondance éventuelle entre systémes mnmoniques de lieux et séries mnémoniques d'images des rapports @affinités pouvaientils s’établir entre genres despaces et jgenres de discours? On sait que les orateurs pouvaient disposer de plu ‘ieurs systémes de lieux de mémoire, ce qui ouvre plusieurs hypothéses. Htait-ce pour mémoriser simultanément plusieurs discours? Fellait-il disposer de batiments plus ou moins grands et complexes, adaptés a des discours Finggales longueur ou sophistication? Un édifice pouvaitil devenir trop étroit et se saturer a force d'avoir servi? Les orateurs éprouvaient-ils Ie besoin de conserver dans certains batiments les séries 7, Parmi os autres sstimes rnémoniques de lege les echerches de Mary Carters nt it en fierce, pour lo Moyen Age en parlor Temperance du lr a mame Many Carats, The Book of emery o Sy of Memory in Mec ature Camerisge Unyersty Pre, 1990 I faut [Gute note cum dare ce fre, comme dane The Gof of Tough: Mecatn Retr and the Moki of gee 00-1200 (Cambridge Une sty Pret 998), Carruthers corestala pe re ondérante donres par Yate ux setae 2 Le thetre ot a theStres asondire, Robert Fudd ses Mamerise 2m Pimages quiils leur avaient configes, et de distinguer les nouvelles par autres liewx? Toutes ces hypothéses sont sans doute simultanément plausibles* Mais il est également possible que Ia possession et Ia gestion mentales de plusicurs systémes de liewx aient progressivement répondu au besoin Paffecter a des espaces différents des types de discours différents, et awune affinite de théme ou de gente ait réglé cette repartition, On pourrait imaginer qu’alors une forme de correspondance, administrée par des régles de convenance, ait été cherchée entre les lieux et leur mobilier de figures symboliques, ouvrant la voie a une sémantisation différentielle des lieux en fonction de leur nature (maison, batiment public, quartier de ville, environs, campagne...) et, réciproguement, & tune contamination des figures par leurs cadres. Cette hypothése amé- nerait 4 examiner le réle qu’a pu jouer Part de la mémoire dans la dis- tinction des scenes (tragique, comique, satyrique) ou des genres (pic- turaux, littéraires...) par leur décor. On voit bien, en tout cas, comment Ja pratique commune de Pars memorativa a ati conduire & une forme @incrustation des images dans les lieux. 3 ~ Par ailleurs, les lieux mnémoniques peuvent, selon les auteurs, tre réels ou imaginaires : soit des agencements d'espaces existants que Vorateur a choisis puis patiemment observés et mémorisés, soit des agencements fictifs qu’il a mentalement congus et construits & sa conve znance, en suivant les régles que Jes auteurs recommandent concernant Ie nombre, les proportions, les distances, Péclairage, etc. de ces lieux. Le plus vraisemblable est que les systémes mnémoniques de lieux aient tenu des deux a la fois, et quis aient le plus souvent consiste en dispositifs réels revus et corrigés par imagination pour satisfaire la commodité de Porateur : agrandis, simplifiés, connectés, etc. On peut se figurer ainsi la réalité construite des villes de PAntiquité, continuellement reconstruite, recomposée dans Timagination de ses habitants et redoublée par une multitude de villes analogues, elles-mémes peuplées et repeuplées de figures symboliques et de repéres de mémoire. Ce songe ouvre & d'im- portantes questions : quels rapports ces villes et ces bitiments analogues pouvaient-ils entretenir entre eux et avec la ville réelle? On peut en effet se demander ce que cette pratique de la mémoire attificielle, qui fait de orateur non seulement un promeneur, mais aussi un architecte ou un urbaniste en imagination, a pu avoir comme influence sur Ia lecture et la conception des lieux récls. Se poser ces questions, c'est réfléchir a ce { que la rhétorique et V'architecture classiques se doivent mutuellement. 8 Dae son Line des dareues ou des cease ce fa sata There dvs recourart 3 om proces srlogie, décor le emdragerante uczss dere dane dee ésieoe 0 pln © Por parce qu correspondant eux cue Sage pus aratots de spits. Dy ret, Mare ers Fol t ments dine Ulge de Ieiguence (rac ‘lb Peal 1994, p21) comment ls exer Sat spinel de saint lgace de Loyels et la atonigue ute en general etiront ffi Irant en cour des tachigues drives de ors Lae sda tagiuee comiques ot sriquet ? Ou au contraire que la conservation totale, pour la vie animique elle-méme, reste une hypothése toute théo- rique? Au terme de son raisonnement analogique, Freud, en tout cas, ne peut que concéder ce point «Peut-étre allons-nous trop loin en faisant cette hypothése. Peut-étre devrions-nous nous contenter d’affirmer que dans la vie d’ame ce qui E Giovanei Batista Panes pin du Campo NR? TSC “6 2B. p 13 Le Theswe de Marcalus a Rome, photographie est passé peut étre conservé et ne doit pas étre nécessairement détruit. worse Tl est tout de méme possible que, dans le psychique aussi, mainte chose ancienne — dans la norme ou par exception — soit a ce point effacée ou absorbée qu'aucun processus ne puisse plus la réinstaurer ou la réani= ‘mer, il est possible aussi que la conservation reste d’une fagon générale rattachée a certaines conditions favorables. Cela est possible, mais nous ren savons rien, La seule chose a laquelle nous pouvons tenir ferme- ‘ment, c'est que dans la vie d'ime la conservation de ce qui est passé est la régle plutot qu’une déconcertante exception.» Le peu que Freud parvient & sauver ici de son hypothése initiale sur Ja conservation du passé dans la vie psychique ne permet plus vraiment, on le voit, d’établir une distinction franche avec le mode de conserva- tion du passé dans la ville, surtout si Yon largit le concept de ville & Vensemble des représencations (toponymiques, orales, écrites, peintes, | + photographiges, filmées...) & travers lesquelles une bonne partie de ce passé se survit & Iui-méme et continue @affecter la perception que nous avons de la réalité urbaine. Ainsi, Ia lecon que Freud ne tire pas luiméme de tout ce passage, son lecteur, lui, peut difficilement man- {quer de se la formuler mentalement, au moins & titre d’hypothése : c'est Fidée quiil pourrait exister entre la mémoire urbaine et Ia mémoite psy- chique non pas seulement un rapport d'analogie formelle, mais presque _ tune forme de consubstantialité Cette idée aurait des implications de deux ordres. D'un c6té, elle amé- nerait 4 regarder le mode de conservation du passé dans la ville comme > r: tun modéle relativement fiable et exact de Ia structure et du fonctionne- a inet Ue ta mémoire psychique; du coup, la memoire ne pourrait plus fee étre considérée comme un réservoir # quatre dimensions oii les événe- ‘ments, les sentiments et les états de conscience passés seraient comme Ss Pe ‘entreposés en perspective, et done disponibles tels quels. On verrait plu- t6t en elle un processus de transformation qui, lui aussi, se développerait _par réageficement, par stratification, par réemploi de fragments et, pour ‘out dite, par reconstruction. Mais dautre part, et réciproquement, Cette ide nous conduit & souligner le fait que, dans Vespace urbain ow territorial, cet état de reconstruction ou de modification n'implique pas nécessairement Poubli ou Feffacemient des arrangements précédents, et méme que, «dans certaines conditions favorables», un accés ai ces états antérieurs et une forme de circulation dans 'épaisseur temporelle du 4 tissu restent possibles. Si, comme Freud le suggére incidemment, les ; traumatismes urbains sont assimilables aux traumatismes psychiques, 48 alors pourquoi ne pas imaginer qu’ instar de la démarche psychanaly- tique, ily ait des fagons de gérer ou de traiter espace urbain qui, tout en le refagonnant, lui permettent sinon de conserver tel quel son passé, att moins de vivre en bonne intelligence avec lui? MAURICE HALBWACHS ET LES CADRES DE LA MEMOIRE Cette hypothése dont nous venons d’indiquer les principales implications n'est peut-étre pas aussi fantaisiste qu'il y parsit. En fait, au moment ou Freud écrivait Le Malaise dans la civilisation, elle avait dja été formule depuis quelques années par un sociologue frangais qui devait passer sa vie laborer et A fonder Vidée selon laquelle le sitge de la mémoire serait "a chercher du c&té de la société plutot que de Vindividu. Dans Les Cadres sociaux de la mémoire®*, Maurice Halbwachs avait en effet développé une argumentation extrémement stimulante et serrée & l'appui de cette these, en montrant que la mémoire n’est pas assimilable 4 une chambre intime de la conscience individuelle of chacun conserverait son stock de souve- cnirs propres, mais plutat 4 un processus de reconstruction, cest-i-dire 4 une démarche de localisation et de figuration fonctionnant essentiel- Iement & partir de repéres socialement élaborés (langage, partitions du temps et de Pespace...). En combatant ainsi les explications psycholo- gistes, tout effort d’Halbwachs consistait a établit un rapport de conti- ruité entre les représentations intérieures et extérieures et donc & situer Ja mémoire dans ses cadres mémes ou, si Pon veut, dans la capacité les, mobiliser et & se mouvoir en eux. On ne s'étonnera donc pas que, sous sa plume, le recours la métaphore romaine soit tout a fait assumé et qu'il ine s’assortisse pas des réserves freudiennes. *De chaque époque de notre vie, nous gardons quelques souvenirs, sans cesse reproduits, et & travers lesquels se perpétue, comme par effet Pune filiation continue, le sentiment de notre identité. Mais, précisé- ment parce que ce sont des répétitions, parce qu’ils ont été engagés suc cessivement dans des systémes de notions trés différents, aux diverses Epoques de notre vie, ils ont perdu leur forme et leur aspect d’autrefois. Ce ne sont pas les vertébres intactes d’animaux fossiles qui permet- traient a eux seuls de reconstituer Iétre dont ils firent jadis partie; mais, plurér, on les comparerait 4 ces pierres qu’on trouve encastrées dans certaines maisons romaines, qui sont entrées comme matériaux dans des édifices d’ages trés Gloignés, et qui, seulement parce qu’elles portent encore en traits effacés les vestiges de vieux caractéres, certifient leur ancienneté gue ni leur forme, ni leur aspect ne laisseraient deviner.» 78 Murce Habwachs (at Cas sca obs PUR. 1950, Nous ublsans pour notre part la "carte raedton de cee sivages can calle tion whbiotheque de Fain eerste (Btin Michel 1984 a 1997), alle et erie lune precise potiace du socologa Gerard Fach amore at sont Pare (987 29, es Cots sc co amir Alia Meta 199 pa i Peralstanc :ragrnane ci plan en arbre de Rome impala, manera la sesere do Pomp. et photographie rine de Tendeit dane ia ile dajaurus, montage de Keun {ymch dans What me hi place, 1972 Ainsi la mémoire, pour Maurice Halbwachs, est toujours une emémoire de mémoires qui se représente le passé & partit de systémes de classe- ment, lesquels lui viennent de Pextérieur et sont d'ailieurs les cadres de intelligence en général. Ces cadres ou ces décors sociaux sont donc edes systémes de logique, de sens, de chronologic, de topographie qui antici- pent le souvenir, eréent pour lui “un systéme général du passé” appelant le role et la place du souvenir particulier». Mais ce que montze bien Halbwachs, c'est aussi que, s'ls viennent de Vextérieur, ces cadres ne sont pas pour aucant ed?une autre nature que les souvenirs», et qu'au contraire ily sont scux-mémes faits de souvenirs “stables et dominants” (..] stables parce quiils servent de point fixe organisation pendant un temps long; (J dominants parce que chaque souvenir sera relié & eux dans leur logique et leur vision du monde comme a un centre dorganisation’'» De ces différents cadres, soumis eux-mémes & une évolution lente, la ville et Fespace aménagé en général constituent non seulement l'image ou la ‘métaphore la plus parlante, celle & laquelle Halbwachs a le plus volontiers recours dés qu'il sagit de représenter le fonctionnement de la mémoire collective”, mais ils sont surtout, en eux-mémes, 'un des plus complets et des plus efficaces de ces cadres. Cela, Pauteur des Cadres sociaus de la mémoire, devait le rendre plus évident encore par la suite : d’abord sur 1m exemple illustre, avec La Topographie légendaire des éuangiles (1941), consacré aux projections successives de ta mémoire religieuse sur le sol de la Terre Sainte; et ensuite sous forme de démonstration théorique, dans la demnitre section de son ouvrage posthume, La Mémoire collec- tive™, explicitement consacrée aux rapports de la mémoire collective et de Vespace. Dans ces derniéres pages, sans rien savote ful non plus de Vart classique de la mémoire, Halbwachs expliquera que sla mémoire collec- tive prend son point d’appui sur des images spatiales**s et que espace ‘est, pour elle, scomme une image immobile du tempss. «Ainsi, il nest point de mémoire collective qui ne se déroule dans un_ ir Or, Pespace est une réalité qui dure : nos impressions se (sic) sont évoqués en rapport avec le concept de «dé-différenciation» d’An- ton Ehrenzweig, dont Smithson se sert pour appeler & une truine des anciennes frontieres» entre esprit et la matiere comme entre Fart et le monde! Cette référence précise n’est pas aneedotique. Elle renvoie & une lec- ture qui avait sans doute fortement marqué Smithson quelques années auparavant. Dans se bibliothéque personnelle, elle qu'elle fut léguée par sa femme aprés la mort de Partiste, figurent deux livres du fonda- teur de la psychanalyse... dont Givilication and its Discantents dans une édition de 1958. On sait diailleurs par son propre témoignage que Vintérét de Smithson pour Freud — comme pour Jung et pour la psy- | cchologie en général — remonte a ses derniéres années de lycée et qu'il a | culminé au rournant des années 1950-1960, c’est-i-dire au beau milieu une phase de sa vie quill devait décrire rétospectivement comme ane période de tétonnements et dinvestigations, et dont ila situé le terme vers 1964-1965. Ainsi, au moins dans son souvenir, l'sposée de I wee 0 son intérét pour Freud est contemporain d’un autre événement qu'il a toujours présenté comme un tournant dans V’évolution de sa sensibilité, & savoir le séjour de trois mois qu'il fit a Rome, en 1961, & Poccasion de Yume de ses premiéres expositions personnelles, Une dizaine d’années plus tard, au cours d'une interview, Smithson est revenu sur les impres- sions fortes que lui laissérent ce voyage, ainsi que sur le climat mental dans lequel elles prirent place : +— A Pépoque, je me débattais encore dans une sorte d’imagerie anthropomorphe. Alors, 4 Rome, je fus confronté @ toute Parchitec- ture religieuse, au plaisir de tout ce labyrinthe de passages, & l'espéce de déctépitude poussiéreuse de Pendroit. C'est probablement une décou- verte trés romantique que tout ce monde, Avant mon voyage, je n’avais eu a affronter que la sphére de Part new yorkais et ce qui s’y déroulait. De sorte que ce voyage & Rome fut comme une rencontre avec le cauche- mar de Phistoire européenne. — Avec route ceite histoire d'un seul coup? — Oui, Autrement dit, ma prédilection allait d’abord vers le rationnel, vers le byzantin. Mais je fus touché aussi par le baroque d'une cer- taine fagon, Ces deux choses, en quelque sorte, se télescopérent. [...] ‘JPétais également fasciné par les hérésies gnostiques, le manichéisme, les hérésies duatistes de Orient et la fagon dont elles s’étaient infiltrées. (...] Cétait comme une cosmologie [...], une fagon de prendre tous ces morceaux de civilisations relativement récentes et de les rapigcer les uns aux autres, en commengant d’abord avec le christianisme primi- tif pour remonter jusqu’’ la Renaissance, Peu a peu, alors, la question devint celle de frayer ma voie de dessous ces amoncellements de Phis- tire européenne, et de trouver mes propres origines™.» Dans la méme interview, Smithson explique que cette plongée romaine dans le dédale de histoire, accompagnée par Ia lecture de Djuna Barnes, T-S. Eliot, Ezra Pound, Wyndham Lewis... et surtout du Festin nu de William Burroughs, fut comme une fagon de traver- ser #la fagade du catholicisme», en deca de la Renaissance, en direc- tion des «structures archétypiquess, ¢des besoins primordiaux et des profondeurs de inconsciente; une fagon, aussi, de +comprendze ce qu’avait été le ressort de art européen avant l'émergence du moder- © nismes, et par ld d'échapper 4 la svision formalistee de ce dernier, Les vacances romaines de Robert Smithson sont donc le moment fort dune cure d'intoxication — de mémoires et de représentations — contre Ja santé aveugle de abstraction, et la conception réductrice de Phis- © toire dans laquelle elle se conforte. De cette cure elle-méme, artiste $3. Faul Cummings, interview wth Rober Smithaon forthe Archies of Amencan Art! Siteonian ete (972) in Rebar Sten, lected Wings. 286287 4. oe 9.262283, On put glee entenre Ungoho de ce que tre atti eusionne lung romain dae on autre texte oe la rst 9d Sovheon rémwerte #3 fgon, presjue 4 contreeripi, [a métaphare cateie Setartesesque delaménoie: «Dar es babele onsives cs lngage un stint evra ance

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