You are on page 1of 21

LE CONSTITUTIONNALISME GLOBAL

Thomas Hochmann
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Poitiers - - 195.220.223.38 - 03/12/2019 08:50 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Poitiers - - 195.220.223.38 - 03/12/2019 08:50 - © Presses Universitaires de France
Presses Universitaires de France | « Revue française de droit constitutionnel »

2019/4 N° 120 | pages 885 à 904


ISSN 1151-2385
ISBN 9782130821830
Article disponible en ligne à l'adresse :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
https://www.cairn.info/revue-francaise-de-droit-constitutionnel-2019-4-page-885.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Distribution électronique Cairn.info pour Presses Universitaires de France.


© Presses Universitaires de France. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
dans une base de données est également interdit.

Powered by TCPDF (www.tcpdf.org)


Le constitutionnalisme global

THOMAS HOCHMANN
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Poitiers - - 195.220.223.38 - 03/12/2019 08:50 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Poitiers - - 195.220.223.38 - 03/12/2019 08:50 - © Presses Universitaires de France
L’apparition de théories qui se réclament du constitutionnalisme
global n’est pas un événement récent. Dès 1793, Anacharsis Cloots
publiait les Bases constitutionnelles de la République du genre humain, et l’on
trouve dans la littérature juridique une formulation voisine, le « droit
constitutionnel international », depuis le XIXe siècle au moins 1. Néan-
moins, la mondialisation des échanges et l’augmentation des problèmes
globaux ont procuré une nouvelle jeunesse à cette expression. Le langage
constitutionnel est désormais en vogue.
Ces théories se veulent une réponse à la « désétatisation » (Entstaatli-
chung) : un grand nombre des fonctions traditionnelles de l’État ne sont
plus et ne peuvent plus être exercées dans le seul cadre national 2. Ce
phénomène, explique-t-on souvent, revêt deux aspects 3. Au niveau infra-
étatique, des individus privés édictent ou participent à l’élaboration de
normes, éventuellement transnationales, qui s’imposent en pratique ou
concurrencent le droit étatique. Au niveau supra-étatique, des institu-
tions adoptent des normes qui prétendent à la validité sur le territoire
des États. Le recours au concept de « Constitution » apparaît au sein de
réponses théoriques qui confrontent ces diverses facettes de la désétatisa-
tion. Ainsi, Gunther Teubner s’efforce-t-il de décrire la « constitutionna-
lisation » de multiples systèmes privés transnationaux de la société
mondiale 4. Par « constitutionnalisme global », on entend cependant
Thomas Hochmann, professeur de droit public, université de Reims Champagne-
Ardenne, CRDT.
1. Cf. les références données par Alfred Verdross, Die Einheit des rechtlichen Weltbildes auf
Grundlage der Völkerrechtsverfassung, Tübingen, Mohr Siebeck, 1923, p. 101 ; et par Torkel
Opsahl, « An “International Constitutional Law”? », The International and Comparative Law
Quaterly, vol. X, 1961, p. 761.
2. Cf. Sabino Cassese, Au-delà de l’État, trad. fr. Ph. Cossalter, Bruxelles, Bruylant, 2011,
p. 226 sq.
3. Dieter Grimm, « Die Verfassung im Prozess der Entstaatlichung », in M. Brenner, P.
M. Huber et M. Möstl (dir.), Der Staat des Grundgesetzes – Kontinuität und Wandel. Festschrift
für Peter Badura zum siebzigsten Geburtstag, Tübingen, Mohr Siebeck, 2004, p. 156.
4. Gunther Teubner, « Societal Constitutionalism: Alternatives to State-centred Consti-
tutional Theory? », in Chr. Joerges, I.-J. Sand et G. Teubner, Transnational Governance and
Constitutionalism, Hart, 2004, p. 3-28 ; Gunther Teubner, « Verfassungen ohne Staat? Zur
Konstitutionalisierung transnationaler Regimes », in Kl. Günther et St. Kadelbach (dir.),
Recht ohne Staat, Zur Normativität nichtstaatlicher Rechtsetzung, Francfort, Campus, 2011,
p. 49-100.

Revue française de Droit constitutionnel, 120, 2019


886 Thomas Hochmann

plutôt désigner les efforts théoriques qui se concentrent sur le versant


supra-national de la désétatisation. Particulièrement développées à
l’égard de l’Union européenne 5, ces réflexions ont aussi plus largement
pour objet l’organisation des instances de gouvernance mondiale.
Le constitutionnalisme global est ici distingué de théories assez
proches, le « pluralisme constitutionnel » et le « constitutionnalisme
multiniveaux », qui entendent examiner la répartition des fonctions
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Poitiers - - 195.220.223.38 - 03/12/2019 08:50 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Poitiers - - 195.220.223.38 - 03/12/2019 08:50 - © Presses Universitaires de France
constitutionnelles entre différents acteurs nationaux et supranationaux 6.
Le constitutionnalisme global vise en effet un système global davantage
intégré. Il insiste sur le constat que les États ne sont plus entièrement
libres de leurs mouvements, mais sont désormais soumis à un cadre
normatif 7. Dès lors, cette théorie se présente également comme une ten-
tative de répondre à une question que le développement du droit inter-
national, et plus largement la globalisation, pose au droit : celle de la
légitimité démocratique du droit en dehors de l’État dans le traitement
des affaires mondiales 8. Le constitutionnalisme global entend faire face
à cette difficulté en relisant le droit international à l’aune du paradigme
constitutionnel.
Il n’est pas envisageable de porter un jugement sur cet effort doctri-
nal sans prendre le temps d’en donner une présentation assez détaillée,
qui demeurera néanmoins très lacunaire tant les écrits sont foisonnants
en la matière. On commencera par proposer un aperçu de cette théorie (I)
avant de préciser en quoi consiste la « Constitution globale »
évoquée (II). Les projets institutionnels qui animent certains de ces
auteurs seront ensuite abordés (III). On s’interrogera enfin sur les cri-
tiques politiques et surtout épistémologiques qui peuvent être adressées
au constitutionnalisme global (IV).

5. Miguel Maduro, « Contrapunctual Law: Europe’s Constitutional Pluralism in


Action », in N. Walker (dir.), Sovereignty in Transition, Hart, 2003, p. 501-537 ; Ingolf
Pernice, « Global Issues of Constitutionalism, From International to Global Law »,
Working Paper, LAPA Seminar, 2009, p. 51 sq.
6. Neil Walker, « The Idea of Constitutional Pluralism », The Modern Law Review, vol.
65, 2002, p. 317-359 ; Neil Walker, « Le constitutionnalisme multiniveaux », trad. fr. A.
Thiercelin, in M. Troper et D. Chagnollaud (dir.), Traité international de droit constitutionnel,
t. I, Paris, Dalloz, 2012, p. 441-462 ; I. Pernice, « Global Issues of Constitutionalism »,
art. cit., 64 p.
7. Brun-Otto Bryde, « International Democratic Constitutionalism », in R. Macdonald
et D. Johnston (dir.), Towards World Constitutionalism, Issues in the Legal Ordering of the World
Community, Martinus Nijhoff Publishers, 2005, p. 106.
8. Cf. Armin von Bogdandy, « Demokratie, Globalisierung, Zukunft des Völkerrechts –
eine Bestandaunahme », Zeitschrift für ausländisches öffentliches Recht und Völkerrecht, vol. 63,
2003, p. 853-877.
Le constitutionnalisme global 887

I – APERÇU

Après la seconde guerre mondiale et l’apparition de deux superpuis-


sances, trois visions européennes de l’ordre mondial pouvaient être dis-
tinguées, explique Armin von Bogdandy : s’allier à la superpuissance la
plus proche de ses intérêts, construire une Europe unifiée face aux grands
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Poitiers - - 195.220.223.38 - 03/12/2019 08:50 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Poitiers - - 195.220.223.38 - 03/12/2019 08:50 - © Presses Universitaires de France
pouvoirs, ou encadrer le pouvoir politique à la lumière des valeurs com-
munes de l’humanité. La première démarche est souvent associée au
Royaume-Uni, la deuxième à la France et la troisième, qui s’apparente
à une « constitutionnalisation » du droit international, est identifiée à
l’Allemagne 9. Effectivement, si des auteurs américain 10, canadien 11 ou
hollandais 12 ont défendu le constitutionnalisme global, les fers de lance
de cette théorie sont pour la plupart allemands : Christian Tomuschat,
Jochen Frowein, Brun-Otto Bryde, Anne Peters, Bardo Fassbender,
Robert Uerpmann ou encore Jürgen Habermas. C’est avec la ferveur des
convertis, considère Ulrich Haltern, que les constitutionnalistes alle-
mands se tournent vers l’Europe et le monde 13.
À vrai dire, cette classification nationale ne rencontrerait certaine-
ment pas les faveurs de ces auteurs, dès lors qu’un fondement de leur
théorie consiste à relativiser le rôle de l’État au profit de la communauté
universelle des Terriens. Le lien entre le peuple et la Constitution est
une donnée essentielle du constitutionnalisme global. Comme l’écrit
Christian Tomuschat, « quiconque accepte l’existence d’une commu-
nauté internationale suggère que les États vivent sous une sorte de
Constitution qu’ils sont tenus de respecter 14 ». Thomas Franck rappelle
que toute Constitution nécessite une communauté 15. C’est par le peuple
et pour le peuple qu’apparaît une Constitution, même si cette « appari-
tion » s’opère de manière spontanée plutôt qu’à travers un acte consti-
tuant classique. Ainsi, le constitutionnalisme global entend contester la

9. Armin von Bogdandy, « Constitutionalism in International Law: Comment on a Pro-


posal from Germany », Harvard International Law Journal, vol. 47, 2006, p. 223.
10. Thomas M. Franck, « Is the UN Charter a Constitution? », in J. A. Frowein, K. Scha-
rioth, I. Winkelmann et R. Wolfrum (dir.), Verhandeln für den Frieden Negotiating for Peace,
Liber Amirocum Tono Eitel, Berlin, Springer, 2003, p. 95-106.
11. Ronald St. John Macdonald, « The International Community as a Legal Commu-
nity », in R. Macdonald et D. Johnston (dir.), Towards World Constitutionalism, Issues in the
Legal Ordering of the World Community, Martinus Nijhoff Publishers, 2005, p. 853-911.
12. Erika De Wet, « The International Constitutional Order », International & Compara-
tive Law Quarterly, 55 (2006), p. 51-76.
13. Ulrich Haltern, « Internationales Verfassungsrecht? Anmerkungen zu einer koperni-
kanischen Wende », Archiv des öffentlichen Rechts, vol. 128, 2003, p. 512.
14. Christian Tomuschat, International Law: Ensuring the Survival of Mankind on the Eve of
a New Century: General Course on Public International Law, Recueil des Cours, no 281, Marti-
nus Nijhoff Publishers, 1999, p. 73.
15. Th. Franck, art. cit., p. 95.
888 Thomas Hochmann

thèse d’un droit « inter-national », qui ne concerne que les États, et


remettre l’individu au cœur du droit international, à la fois comme sujet
et comme source de légitimité 16. Cette théorie s’inscrit dans une longue
lignée. En effet, les auteurs classiques n’excluaient nullement, dans
l’étude du droit international, la communauté mondiale des individus,
et ce n’est que progressivement que les États furent perçus comme les
seuls sujets du droit international 17. Les partisans du constitutionna-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Poitiers - - 195.220.223.38 - 03/12/2019 08:50 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Poitiers - - 195.220.223.38 - 03/12/2019 08:50 - © Presses Universitaires de France
lisme global libèrent donc le droit cosmopolitique de la portion congrue
où l’avait maintenu Kant en 1795, trompé par le dogme de la souverai-
neté 18. Les droits des individus doivent être protégés, éventuellement
contre les États, grâce à des institutions internationales 19.
Le concept de Constitution est donc lié, pour les auteurs étudiés, à
l’existence d’une communauté humaine. « Tous les hommes qui peuvent
avoir une action les uns sur les autres doivent nécessairement relever
d’une constitution civile quelconque », postulait Kant 20, et les partisans
du constitutionnalisme global constatent l’existence d’une communauté
internationale composée de l’ensemble des individus qui peuplent la
Terre. De la sorte, ils font écho à Walther Schücking qui appelait ses
collègues à réfléchir à l’essor de la citoyenneté cosmopolite et à la future
apparition d’une organisation mondiale, en arguant que les utopies
d’aujourd’hui seront les vérités de demain 21. Ils célèbrent surtout la
réalisation du vieux rêve de Georges Scelle. Dans la première moitié
du XXe siècle, cet auteur assurait qu’« il y a Constitution et normes
constitutionnelles toutes les fois qu’il y a élaboration de règles norma-
tives destinées à traduire les nécessités essentielles des rapports sociaux
et à fournir, fût-ce de façon rudimentaire, les moyens de mise en œuvre
de ces règles fondamentales 22 ». Ainsi, dès que des individus entrent en
relation les uns avec les autres, un phénomène de solidarité se développe,
qui donne lieu à une société, laquelle a besoin d’une Constitution. Cette
« solidarité » n’est pas une obligation morale d’entraide, mais simple-
ment un phénomène d’« interconnexion », d’interdépendance entre les
individus. Il « dérive lui-même des rapports intersociaux, c’est-à-dire
des échanges de tous genres, échanges de produits, de services, d’idées,

16. I. Pernice, art. cit., p. 54.


17. Emmanuelle Jouannet, « L’idée de communauté humaine à la croisée de la commu-
nauté des États et de la communauté mondiale », in La mondialisation entre illusion et l’utopie,
Archives de philosophie du droit, vol. 47, 2003, p. 200.
18. A. von Bogdandy, « Constitutionalism in International Law », art. cit., p. 238.
19. Jürgen Habermas, La paix perpétuelle, Le bicentenaire d’une idée kantienne, trad. fr.
R. Rochlitz, Cerf, 1996, p. 51 sq.
20. Emmanuel Kant, Pour la paix perpétuelle, Livre de poche, 1985 (1795), p. 92.
21. Walther Schücking, Die Organisation der Welt, Leipzig, Alfre Kröner Verlag, 1909,
p. 8 sq.
22. Georges Scelle, « Le droit constitutionnel international », in Mélanges Carré de
Malberg, 1933, p. 505.
Le constitutionnalisme global 889

de sentiments qui peuvent se produire entre individus appartenant à des


sociétés politiques différentes 23 ». Il existe dès lors autant de constitu-
tions que de sociétés, et chaque individu appartient à de multiples socié-
tés, à commencer notamment par la famille. L’État ne forme qu’une
société parmi les autres, même si elle est davantage développée. Si la
solidarité entre tous les individus de la planète devenait consciente, une
fédération mondiale pourrait apparaître 24.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Poitiers - - 195.220.223.38 - 03/12/2019 08:50 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Poitiers - - 195.220.223.38 - 03/12/2019 08:50 - © Presses Universitaires de France
L’État national n’est donc qu’une étape intermédiaire. En son temps,
Hans Morgenthau assurait qu’une diplomatie avisée devait permettre
l’éclosion de la communauté mondiale, condition de l’État mondial 25.
Les partisans du constitutionnalisme global affirment pour leur part que
la mondialisation, en accélérant le développement d’une solidarité à
l’échelle du globe, conduit à l’apparition d’une constitution globale.
Ainsi, la globalisation n’apparaît pas tant comme une menace que
comme une chance pour le droit international 26. Il doit désormais être
perçu comme un ensemble de normes qui s’adresse aux individus, les
citoyens du monde, et non aux États. Georges Scelle critiquait la concep-
tion anthropomorphique de l’État, qui conduit à oublier que seuls les
êtres humains sont des sujets de droit 27. Sur ce point, il était proche de
Hans Kelsen, lequel cherchait à démontrer qu’il n’existait, entre le droit
international et le droit national, qu’une différence de degré, et non de
nature. Il estimait par exemple qu’un Traité s’apparentait davantage à
une loi qu’à un contrat. En particulier, il est faux qu’un Traité, contraire-
ment à une loi, ne lie que ceux qui collaborent à son adoption. En
effet, les individus qui participent à l’élaboration du Traité ne sont pas
forcément ceux qui sont concernés par les obligations contenues dans le
Traité 28. Pour Kelsen, l’État jouait néanmoins un rôle essentiel, en tant
qu’ordre juridique 29. Aussi rédigea-t-il une critique des travaux de
Georges Scelle, auquel il reprochait d’exclure complètement l’État 30.
23. G. Scelle, « La doctrine de Léon Duguit et les fondements du droit des gens »,
Archives de philosophie du droit, 1932, p. 87.
24. Ibid., p. 95.
25. James P. Speer II, « Hans Morgenthau and the World State », World Politics, vol. 20,
1968, p. 207.
26. A. von Bogdandy, « Demokratie, Globalisierung, Zukunft des Völkerrechts », art.
cit., p. 864 sq.
27. G. Scelle, « Le droit constitutionnel international », art. cit., p. 507 sq. Cf. Antonio
Cassese, « Remarks on Scelle’s Theory of “Role Splitting” (dédoublement fonctionnel) in Inter-
national Law », European Journal of International Law, vol. 1, 1990, p. 211.
28. Hans Kelsen, « La transformation du droit international en droit interne » (1936),
in H. Kelsen, Écrits français de droit international (Charles Leben éd.), Puf, 2001, p. 177 ;
H. Kelsen, Théorie pure du droit, trad. fr. Ch. Eisenmann, Paris, Dalloz, 1962, p. 426 s. Cf.
Jochen von Bernstorff, Der Glaube an das universale Recht, Zur Völkerrechtstheorie Hans Kelsens
und seiner Schüler, Nomos, Baden-Baden, 2001, p. 152 sq.
29. H. Kelsen, Théorie pure du droit, op. cit., p. 290 sq.
30. H. Kelsen, « Droit et compétence. Remarques critiques sur la théorie du droit inter-
national de Georges Scelle », in H. Kelsen, Controverses sur la théorie pure du droit. Remarques
890 Thomas Hochmann

Néanmoins, Kelsen partageait l’objectif politique de Scelle, la critique


de la place centrale de l’État au profit de l’établissement d’une organisa-
tion mondiale 31. En raison, peut-être, de cette communauté d’objectif,
Kelsen ne publia jamais sa critique de Georges Scelle 32. Quoi qu’il en
soit, les partisans du constitutionnalisme global s’inscrivent dans cette
lignée lorsqu’ils entendent démontrer que le consentement de l’État n’est
pas au fondement du droit international. Celui-ci contient des règles et
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Poitiers - - 195.220.223.38 - 03/12/2019 08:50 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Poitiers - - 195.220.223.38 - 03/12/2019 08:50 - © Presses Universitaires de France
des principes qui s’imposent aux États : le constitutionnalisme remplace
le volontarisme 33.

La définition la plus précise de la Constitution la perçoit, sous un


angle formel, comme la norme située au sommet de la hiérarchie des
normes : sa « production exige le respect des étapes les plus compli-
quées ». D’un point de vue matériel, elle se compose de l’« ensemble
des normes de production de normes générales et abstraites 34 » : elle
prévoit la procédure qui doit être suivie pour édicter les autres normes
d’un système juridique, et organise donc dans une certaine mesure les
pouvoirs publics. Les partisans du constitutionnalisme global soulignent
à cet égard la hiérarchisation du droit international, ainsi que l’institu-
tionnalisation de la gouvernance mondiale. Le « constitutionnalisme »,
cependant, traduit une volonté d’encadrer plus largement le pouvoir par
le droit. Ainsi, le « retour » de l’individu célébré par ces auteurs se
traduit notamment par la garantie internationale des droits de l’homme,
à laquelle ils attachent beaucoup d’importance. Cette protection des
droits individuels est un élément fondamental de la constitutionnalisa-
tion du droit international 35.
Ces divers critères font à la fois l’objet de constats et de projets. Les
auteurs reconnaissent de manière unanime l’existence d’une communauté
interindividuelle mondiale et de valeurs universelles nécessaires à sa
survie. Néanmoins, leurs opinions diffèrent sur l’objectif à atteindre et
sur son état d’achèvement. Pour certains, la Charte des Nations unies

critiques sur Georges Scelle et Michel Virally, Paris, Éditions Panthéon-Assas, 2005, p. 63-161,
notamment p. 89.
31. Charles Leben, « La notion de Civitas maxima chez Kelsen », in C. M. Herrera (dir.),
Actualité de Kelsen en France, Bruxelles/Paris, Bruylant/LGDJ, 2001, p. 95 sq. ; E. Jouannet,
art. cit., p. 209.
32. J. von Bernstorff, op. cit., p. 130. Pour une autre explication de la non-publication
de ce texte, cf. Ch. Leben, « Avant-propos », in H. Kelsen, Controverses, op. cit., p. 9. Cf.
aussi Andras Jakab, « Kelsen Völkerrechtslehre zwischen Erkenntnistheorie und Politik »,
ZaöR, no 64, 2004, p. 1055.
33. Anne Peters, « Global Constitutionalism Revisited », International Legal Theory,
vol. 11, 2005, p. 49 sq.
34. Otto Pfersmann 2011, « La Constitution comme norme », in L. Favoreu, P. Gaïa,
R. Ghevontian, J.-L. Mestre, O. Pfersmann, A. Roux et G. Scoffoni, Droit constitutionnel,
14e éd., Paris, Dalloz, 2011, p. 76 sq.
35. R. Macdonald, art. cit., p. 869.
Le constitutionnalisme global 891

forme déjà la Constitution mondiale (A), tandis que d’autres perçoivent


l’avènement d’une Constitution diffuse, non réductible à un seul docu-
ment (B).

A – LA CHARTE DES NATIONS UNIES COMME CONSTITUTION GLOBALE

Nombreux sont les auteurs qui, depuis l’adoption de la Charte des


Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Poitiers - - 195.220.223.38 - 03/12/2019 08:50 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Poitiers - - 195.220.223.38 - 03/12/2019 08:50 - © Presses Universitaires de France
Nations unies à San Francisco en 1945, ont décrit ce texte comme la
Constitution du monde 36. Alf Ross a même pu écrire qu’il s’agissait du
terme à travers lequel certaines nouvelles questions posées par la Charte
étaient traditionnellement étudiées 37. Néanmoins, le premier auteur à
s’être efforcé de démontrer point par point la nature constitutionnelle
de la Charte, ou du moins celui qui a attaché son nom à une telle
entreprise, est l’allemand Bardo Fassbender, suivi de près par Thomas
Franck 38. Fassbender énumère plusieurs critères d’une Constitution
« idéaltypique », et s’efforce de démontrer qu’ils sont satisfaits par la
Charte 39. L’adoption de ce texte témoigne sans aucun doute d’une
volonté de révolutionner les institutions mondiales, d’adopter un nouvel
ordre juridique global, et forme ainsi un « moment constitutionnel ».
D’ailleurs, son nom revêt une connotation constitutionnelle, contraire-
ment au terme de « Pacte », utilisé pour la Société des Nations. Ce
document s’ouvrait par une référence aux « Hautes parties contrac-
tantes », tandis que l’incipit de la Charte, « Nous, peuples des Nations
unies », évoque celui de la Constitution américaine 40. La Charte organise
les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire, même si ceux-ci ne sont pas
répartis de manière très équilibrée et résident essentiellement entre les
mains du Conseil de Sécurité. Comme une Constitution, elle aspire à
l’éternité, et ne prévoit donc pas sa disparition, mais uniquement des
possibilités d’amendements, devant lesquelles se dresse une importante

36. Cf. en particulier Alfred Verdross et Bruno Simma, Universelles Völkerrecht, Theorie
und Praxis, 3e éd., Berlin, Duncker & Humblot, 1984, p. vii et 72 ; et de nombreuses
autres références dans Bardo Fassbender, « The United Nations Charter as the Constitution
of the International Community », Columbia Journal of Transnational Law, vol. 36, 1998,
p. 538 sq.
37. Alf Ross, Constitution of the United Nations, Analysis of Structure and Function, Copen-
hague, Ejnar Munksgaard, 1950, p. 40.
38. Th. Franck, « Is the UN Charter a Constitution? », art. cit., p. 96 sq.
39. B. Fassbender, « The United Nations Charter as the Constitution of the International
Community », art. cit., p. 573 sq.
40. Cf. sur ce point la remarque de H. Kelsen, The Law of the United Nations, A Critical
Analysis of Its Fundamental Problems, Londres, Stevens & Sons Limited, 1951, p. 7 : « The
“people of the United States” could not be the author of the Constitution since the people
of the United States, as a legal entity, was first constituted by the Constitution ». Dans les
termes de Jacques Derrida, « La signature invente le signataire ». Jacques Derrida, Otobiogra-
phies, l’enseignement de Nietzsche et la politique du nom propre, Paris, Galilée, 1984, p. 22.
892 Thomas Hochmann

barrière procédurale 41. Point essentiel, la Charte dispose, en vertu de


son article 103, d’une supériorité sur les autres normes du droit interna-
tional 42. Cette domination est d’ailleurs reconnue par de nombreux
autres textes internationaux, qui précisent qu’ils n’affectent pas le respect
des obligations découlant de la Charte 43. Par exemple, l’article 1(c) du
Statut du Conseil de l’Europe précise que la « participation des membres
aux travaux du Conseil de l’Europe ne doit pas altérer leur contribution
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Poitiers - - 195.220.223.38 - 03/12/2019 08:50 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Poitiers - - 195.220.223.38 - 03/12/2019 08:50 - © Presses Universitaires de France
à l’œuvre des Nations unies ». Selon l’article 3 alinéa 5 du Traité sur
l’Union européenne, l’Union « contribue … au strict respect et au déve-
loppement du droit international, notamment au respect des principes
de la charte des Nations unies ».
Enfin, une Constitution est universelle, elle s’applique à tous les
membres de la communauté qu’elle entend gouverner. Il est donc impor-
tant, explique Bardo Fassbender, d’examiner la relation de la Charte avec
les États non-membres des Nations unies 44. L’importance théorique de
cette question, explique l’auteur, n’est pas diminuée par le faible nombre
d’États dans cette situation. La Charte atteint l’universalisme en limitant
la souveraineté des États. En interdisant le recours à la force (article 2
alinéa 4), la Charte permet de garantir l’« égale souveraineté » des États
membres (article 2 alinéa 1) : plutôt que de diminuer la souveraineté,
cette mesure la rend possible. Or, cette interdiction de la violence
protège également les États non-membres 45. Dès lors, le principe
d’égalité implique qu’ils puissent eux aussi être soumis aux obligations
de la Charte, qui jouit donc d’une application universelle.
Si Fassbender entend mettre à jour une Constitution oubliée mais
présente ab initio, d’autres auteurs préfèrent voir dans la Charte la
matrice d’une constitutionnalisation globale. Pierre-Marie Dupuy sou-
ligne ainsi que « la notion même de tiers à l’Organisation paraissait
incongrue aux auteurs de la Charte. À terme, il ne devait plus y en avoir
ou, s’il en restait, ils en respecteraient les principes ». Ainsi, « la logique
prévalant dans l’esprit des promoteurs de la Charte était bien constitu-
tionnelle, au sens où il était entendu que ce texte et son application
41. Th. Franck, « Is the UN Charter a Constitution? », art. cit., p. 98.
42. « En cas de conflit entre les obligations des Membres des Nations unies en vertu de la
présente Charte et leurs obligations en vertu de tout autre accord international, les premières
prévaudront ».
43. B. Fassbender, « Rediscovering a Forgotten Constitution: Notes on the Place of the
UN Charter in the International Legal Order », in J. L. Dunoff et J. P. Trachtman (dir.),
Ruling the World? Constitutionalism, International Law, and Global Governance, Cambridge
University Press, 2009, p. 142.
44. B. Fassbender, « The United Nations Charter as the Constitution of the International
Community », art. cit., p. 581.
45. Cf. article 2 alinéa 4 : « Les Membres de l’Organisation s’abstiennent, dans leurs
relations internationales, de recourir à la menace ou à l’emploi de la force, soit contre
l’intégrité territoriale ou l’indépendance politique de tout État, soit de toute autre manière
incompatible avec les buts des Nations unies » (je souligne).
Le constitutionnalisme global 893

devraient prévaloir sur toutes autres obligations juridiques exis-


tantes 46 ». Si l’article 103 tend à conférer une structure hiérarchique à
l’ordre juridique international, Pierre-Marie Dupuy est cependant plus
prudent lorsqu’il s’agit de décrire la Charte comme la Constitution du
monde. Si elle s’apparente bien au « référent majeur, invoqué autant
pour affirmer la légitimité des conduites qui s’en inspirent que pour
s’assurer de leur légalité », la Charte ne peut être qualifiée de « Constitu-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Poitiers - - 195.220.223.38 - 03/12/2019 08:50 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Poitiers - - 195.220.223.38 - 03/12/2019 08:50 - © Presses Universitaires de France
tion » qu’au moyen d’une « approximation » 47. L’auteur fonde notam-
ment cette affirmation sur la fréquence des violations de la Charte, en
particulier par la superpuissance américaine 48. En outre, l’article 103
confère à la Charte une simple priorité d’application, qui ne porte pas
atteinte à la validité de la norme conflictuelle : il permet d’écarter une
obligation internationale incompatible avec la Charte, mais il n’a pas
pour effet, comme le jus cogens, d’annuler la norme contraire. Cette
analyse de Pierre-Marie Dupuy 49 n’est pas partagée par Fassbender 50,
qui n’observe aucune différence entre l’impérativité du jus cogens et la
simple priorité de la Charte.
Pierre-Marie Dupuy est donc moins catégorique que Bardo Fassben-
der, et perçoit une certaine inexactitude dans l’emploi du terme de
« Constitution » à l’égard de la Charte. Il est néanmoins d’accord sur
l’essentiel, dès lors que les normes de jus cogens se situent dans « le pro-
longement historique, logique et idéologique » de la Charte. L’article 53
de la Convention de Vienne, qui prévoit le caractère impératif du jus
cogens, est une « implication naturelle des principes de la Charte 51 ».
Ainsi, écrit Sandra Szurek, qualifier la Charte de « Constitution » est
trompeur, mais il n’en demeure pas moins que ce texte proclame et
entend défendre certaines valeurs communes qui ont été consacrées par
le jus cogens 52. Elle a ainsi contribué à encadrer la liberté des États. Pour

46. Pierre-Marie Dupuy, L’unité de l’ordre juridique international : cours général de droit
international public (2000), Recueil des cours, no 297, Martinus Nijhoff Publishers, 2002,
p. 241 sq.
47. Ibid., p. 304.
48. Cf. contra Fassbender, « Rediscovering a Forgotten Constitution », art. cit., p. 146 :
« Certes, des normes de la Charte sont violées. Mais c’est également le cas, par exemple,
des normes de la Constitution américaine …, sans que personne ne remette en cause leur
caractère constitutionnel ».
49. P.-M. Dupuy, L’unité de l’ordre juridique international, op. cit., p. 304 sq. Cf. aussi Jean-
Marc Thouvenin, « Article 103 », in J.-P. Cot et A. Pellet (dir.), La Charte des Nations unies,
Commentaire article par article, 3e éd., t. II, Paris, Economica, 2005, p. 2146.
50. B. Fassbender, « The United Nations Charter as the Constitution of the International
Community », art. cit., p. 590.
51. P.-M. Dupuy, « The Constitutional Dimension of the Charter of the United Nations
Revisited », Max Planck Yearbook of United Nations Law, vol. I, 1997, p. 10 s. ; P.-M. Dupuy,
L’unité de l’ordre juridique international, op. cit., p. 306 sq.
52. Sandra Szurek, « La Charte des Nations unies Constitution mondiale ? », in J.-P. Cot
et A. Pellet (dir.), op. cit., t. I, p. 48 et 68.
894 Thomas Hochmann

d’autres auteurs, c’est dans ces valeurs, plutôt que dans la seule Charte,
que réside la Constitution globale.

B – UNE CONSTITUTION AXIOLOGIQUE DIFFUSE

Selon Anne Peters, la Charte des Nations unies présente bien des
éléments constitutionnels, notamment en ce qu’elle établit des organes
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Poitiers - - 195.220.223.38 - 03/12/2019 08:50 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Poitiers - - 195.220.223.38 - 03/12/2019 08:50 - © Presses Universitaires de France
de gouvernance de la communauté internationale 53. Néanmoins, de
nombreux éléments constitutionnels se trouvent dans d’autres textes, et
il n’existe pas encore de Constitution mondiale « complète » contenue
dans un unique support. Une constitutionnalisation de l’ordre juridique
international est en cours 54, qui vient « compenser » la fuite vers le
niveau supranational de fonctions autrefois typiquement étatiques, telles
que la protection de la sécurité, de la liberté ou de l’égalité 55. Ainsi, des
éléments constitutionnels apparaissent dans de nombreux instruments
de droit international, sous la forme d’obligations collectives qui servent
les intérêts de la communauté 56. Ces intérêts expriment des valeurs uni-
verselles, chères à Erika de Wet, qui observe le développement d’une
Constitution mondiale matérielle 57. Si la Charte a été le catalyseur de
ce développement, ces valeurs, en particulier les droits de l’homme, sont
protégées dans de multiples instruments. L’ordre constitutionnel
mondial réside dans ce système international de valeurs, qui est appliqué
par des acteurs variés tels que les organes des Nations unies, la Cour
pénale internationale ou la Cour européenne des droits de l’homme.
L’organisation des pouvoirs n’est donc pas le seul élément matériel
d’une Constitution pour les auteurs étudiés. La Constitution ne se
contente pas d’organiser formellement la production d’autres normes
juridiques. Elle fixe également des limites à leur contenu. En particulier,
elle garantit aux individus certains droits, auxquels les pouvoirs publics
ne devront pas porter atteinte, ou du moins pas d’atteinte excessive. C’est
ainsi que Christian Tomuschat attribue une valeur constitutionnelle au
principe de règlement pacifique des différends et à l’interdiction du

53. A. Peters, « Compensatory Constitutionalism: The Function and Potential of Funda-


mental International Borms and Structures », Leiden Journal of International Law, vol. 19,
2006, p. 597 sq.
54. A. Peters, « The Merits of Global Constitutionalism », Indiana Journal of Global
Legal Studies, vol. 16, 2009, p. 397 sq.
55. A. Peters, « Global Constitutionalism Revisited », International Legal Theory, vol. 11,
2005, p. 41 sq.
56. Ibid., p. 52. B. Fassbender ne conteste évidemment pas l’existence de ces autres
instruments de droit international. Simplement, il les considère comme des normes acces-
soires à la Charte. B. Fassbender, « The United Nations Charter as the Constitution of the
International Community », art. cit., p. 588.
57. Erika De Wet, « The International Constitutional Order », International & Compara-
tive Law Quarterly, 55 (2006), p. 51-76.
Le constitutionnalisme global 895

recours à la force prévus à l’article 2 de la Charte 58. Il est possible de


parler, ratione materiae, d’une constitution mondiale, formée des différents
mécanismes prévus pour protéger les intérêts collectifs de l’humanité,
en particulier les obligations erga omnes et le jus cogens 59. Dans le même
sens, selon Pierre-Marie Dupuy, les valeurs protégées par la Charte, et
en particulier les droits de l’homme prévus aux articles 1 et 55 60, font
d’elle une Constitution matérielle 61. Ces valeurs sont communes à
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Poitiers - - 195.220.223.38 - 03/12/2019 08:50 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Poitiers - - 195.220.223.38 - 03/12/2019 08:50 - © Presses Universitaires de France
l’humanité, car le respect de la paix et des droits humains est nécessaire
à sa survie, explique-t-on en invoquant Kant : « La solidarité (plus ou
moins étroite) qui prévaut à peu près partout entre les peuples de la
terre est parvenue à un point tel qu’une violation du Droit en un seul
lieu est ressentie partout ailleurs 62. »
Ces valeurs universelles présentent un double intérêt pour la lecture
constitutionnaliste du droit international. D’abord, cet aspect matériel
pourrait simultanément remplir une fonction formelle de la Constitu-
tion : la supériorité juridique d’une norme dépend en effet, selon Anne
Peters, de son contenu axiologique 63. Ainsi, des dispositions de constitu-
tions étatiques affublées d’une signification mineure céderont le pas aux
normes internationales importantes, tandis que le droit national s’impo-
sera s’il défend des valeurs plus essentielles.
Ensuite, l’universalisme axiologique est essentiel aux partisans du
constitutionnalisme global, car il confère au système « constitutionnel »
une importante légitimité, qui serait à même de combler les déficits de
légitimité formelle des institutions internationales. Ernst-Ulrich Peters-
mann plaide par exemple pour une meilleure garantie des droits de
l’homme au sein de la Constitution de l’Organisation Mondiale du Com-
merce, afin de renforcer la légitimité de cette institution 64. Ainsi, le
caractère démocratique douteux des instances de gouvernance mondiale,
telle l’Organisation des Nations unies, n’est pas fatal à la légitimité de

58. Christian Tomuschat, « Die internationale Gemeinschaft », Archiv des Völkerrechts,


vol. 33, 1995, p. 7.
59. Christian Tomuschat, International Law: Ensuring the Survival of Mankind on the Eve of
a New Century: General Course on Public International Law, Recueil des Cours, no 281, Marti-
nus Nijhoff Publishers, 1999, p. 88.
60. L’article 1 prévoit parmi les buts des Nations unies celui de « réaliser la coopération
internationale … en développant et en encourageant le respect des droits de l’homme et
des libertés fondamentales pour tous, sans distinctions de race, de sexe, de langue ou de
religion ». L’article 55 assure quant à lui que les Nations unies « favoriseront … Le respect
universel et effectif des droits de l’homme et des libertés fondamentales pour tous, sans
distinction de race, de sexe, de langue ou de religion ».
61. P.-M. Dupuy, « The Constitutional Dimension », art. cit., p. 11.
62. E. Kant, op. cit., p. 64.
63. A. Peters, « The Merits of Global Constitutionalism », art. cit., p. 406.
64. Ernst-Ulrich Petersmann, « The WTO Constitution and Human Rights », Journal
of International Economic Law, 2000, p. 21.
896 Thomas Hochmann

ces institutions dès lors que l’essentiel de leurs missions consiste à garan-
tir la paix et les droits de l’homme. Si le lien entre l’individu et le droit
international n’est pas assuré, d’un point de vue formel, dans l’élabora-
tion des normes, il n’est pas perdu pour autant parce que ces normes
ont pour objet de protéger les individus. Comme l’explique Erika de
Wet, la légitimité ne dépend pas forcément de la démocratie. La défense
de valeurs universellement partagées est légitime, même en l’absence
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Poitiers - - 195.220.223.38 - 03/12/2019 08:50 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Poitiers - - 195.220.223.38 - 03/12/2019 08:50 - © Presses Universitaires de France
d’un mode représentatif d’adoption des normes 65. Ce remède matériel
au déficit de légitimité formelle joue un rôle essentiel dans l’architecture
de la gouvernance globale proposée par différents auteurs.

III – L’ORGANISATION INSTITUTIONNELLE MONDIALE

Les partisans du constitutionnalisme global décrivent une évolution


en cours, et préconisent une certaine orientation. Mais, depuis long-
temps, des auteurs ont également proposé un système institutionnel plus
précis pour l’organisation du monde. Personne ne semble appeler à la
disparition totale des États Nations, ou à la création d’un État mondial,
cette « utopie paresseuse » qui ne requiert pas beaucoup d’imagina-
tion 66. Certes, le cours donné en 1926 par Hans Kelsen à La Haye
s’achève ainsi : « L’idée de la souveraineté de l’État national a fait jusqu’à
présent […] obstacle à toutes les tentatives pour organiser l’ordre inter-
national, pour créer des organes spécialisés pour l’élaboration, l’applica-
tion et l’exécution du droit international, en un mot pour transformer
la communauté internationale, aujourd’hui encore très peu évoluée, en
une civitas maxima, au plein sens du mot. Et c’est cette organisation du
monde en un État universel qui doit être le but ultime, encore lointain
d’ailleurs, de tout effort politique 67. »
Mais il ne faut pas percevoir dans ces propos de Kelsen le souhait de
l’avènement d’un État mondial unitaire. Il s’agit plutôt d’un ordre juri-
dique international davantage centralisé, muni d’un mode efficace et
essentiellement juridictionnel de règlement des litiges 68. Ainsi, dans un
ouvrage aspirant à garantir « la paix par le droit », Kelsen avait rédigé
les statuts d’une organisation fédérative mondiale, en insistant beaucoup

65. E. de Wet, art. cit., p. 71 sq.


66. Michel Virally, cité par E. Jouannet, art. cit., p. 232.
67. H. Kelsen, Les rapports de système entre le droit interne et le droit international public
(1926), Recueil des cours, no 14, Martinus Nijhoff Publishers, 1927, p. 326. Cf. aussi
H. Kelsen, Théorie pure du droit, op. cit., p. 430.
68. Hans Kelsen, Peace Through Law, Chapel Hill, University of North Carolina Press,
1944, p. 9. Cf. Ch. Leben, « La notion de Civitas maxima chez Kelsen », art. cit., p. 98 ;
J. von Bernstorff, op. cit., p. 109.
Le constitutionnalisme global 897

sur le rôle d’une institution juridictionnelle, à la faiblesse de laquelle il


attribuait l’échec de la Société des Nations 69.
Parmi les multiples projets d’organisation institutionnelle mondiale,
celui proposé par Jürgen Habermas a fait couler beaucoup d’encre et
mérite d’être mentionné 70. Comme Tomuschat 71, Habermas ne se pro-
nonce nullement pour la suppression de l’État national, qui s’apparente
au lieu indépassable de formation démocratique (« républicaine ») de la
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Poitiers - - 195.220.223.38 - 03/12/2019 08:50 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Poitiers - - 195.220.223.38 - 03/12/2019 08:50 - © Presses Universitaires de France
volonté 72. L’organisation mondiale ne saurait s’apparenter à un État. Cet
élément de la théorie de Habermas est critiqué par William Scheuerman,
selon lequel une gouvernance globale de cette ampleur ne serait démo-
cratique que si elle empruntait les attributs de l’État 73.
Habermas entend résoudre le problème de légitimité en précisant
que les compétences des autorités supranationales devraient continuer à
se limiter à l’essence du droit cosmopolitique : le maintien de la paix et
des droits de l’homme. Ces domaines sont en effet ceux qui requièrent
le moins de légitimité formelle, démocratique, car il s’agit de la garantie
de valeurs universellement partagées. Dès lors, même si la représentati-
vité des organes chargés de les protéger doit être améliorée 74, ses lacunes
sont comblées par la forte légitimité matérielle de ces domaines d’inter-
vention 75 : « L’indignation morale unanime chaque fois que les droits
de l’homme subissent des violations massives et que l’interdiction du
recours à la force armée est manifestement outrepassée, la compassion
pour les victimes de catastrophes humanitaires et naturelles font se lever
peu à peu un vent de solidarité cosmopolitique 76. »
Les autres problèmes politiques globaux, relatifs à l’économie, à l’éco-
logie, ou encore au crime organisé, ne seraient pas gérés de manière
69. H. Kelsen, Peace Through Law, op. cit., p. 129 sq. Cf. Danilo Zolo, « Hans Kelsen:
International Peace through International Law », European Journal of International Law,
vol. IX, 1998, p. 317. Sur cette question, cf. aussi en français Th. Hochmann, « Hans
Kelsen et le constitutionnalisme global : Théorie pure du droit et projet politique », Jus
Politicum, no 19, 2018, p. 25-39.
70. Pour une analyse et une présentation beaucoup plus fouillée de la pensée de Haber-
mas sur ces questions, cf. récemment en français Pierre Auriel, « La démocratie au-delà de
l’État. La nécessité d’une constitution internationale et européenne dans l’œuvre de Jürgen
Habermas », Jus Politicum, no 19, 2018, p. 41-58.
71. Chr. Tomuschat, International Law, op. cit., p. 89.
72. Jürgen Habermas, « Does the Constitutionalization of International Law Still Have
a Chance? », in J. Habermas, The Divided West, trad. ang. C. Cronin, Polity, 2006 (2004),
p. 122, 135, 141.
73. William E. Scheuerman, « Postnational democracies without postnational states?
Some skeptical reflections », Ethics & Global Politics, vol. II, 2009, p. 58 sq.
74. J. Habermas, « The Constitutionalization of International Law and the Legitimation
Problems of a Constitution for World Society », Constellations, vol. 15, 2008, p. 449.
75. J. Habermas, « Does the Constitutionalization of International Law Still Have a
Chance? », p. 142 et 172. Cf. aussi von Bogdandy, « Constitutionalism in International
Law », art. cit., p. 239.
76. J. Habermas, « Une constitution politique pour notre société mondiale pluraliste ? »,
in J. Habermas, Entre naturalisme et religion, Les défis de la démocratie, trad. fr. A. Dupeyrix,
898 Thomas Hochmann

hiérarchique et impérative, mais feraient l’objet de négociations entre


des régimes régionaux : de très grands États comme la Chine ou les
États-Unis, et des organisations régionales comme l’Union européenne.
Une certaine concentration du pouvoir politique aux mains de quelques
acteurs globaux est donc envisagée par Habermas, l’État demeurant le
lieu essentiel de légitimation démocratique. Les régimes régionaux
doivent être construits de manière à être représentatifs des individus.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Poitiers - - 195.220.223.38 - 03/12/2019 08:50 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Poitiers - - 195.220.223.38 - 03/12/2019 08:50 - © Presses Universitaires de France
Enfin, seules les questions purement techniques doivent être confiées à
des réseaux transnationaux d’experts, des « systèmes fonctionnels 77 »,
qui ne sont pas sans rappeler les « communautés extraétatiques » décrites
par Georges Scelle, ces sociétés dont la solidarité repose sur une activité
commune 78.
Ainsi, au niveau politique, deux « chaînes de légitimité » appa-
raissent : l’une part des citoyens cosmopolitiques et conduit, par l’inter-
médiaire des États, aux politiques de paix et de droits de l’homme
adoptées par l’organisation mondiale. L’autre part des citoyens nationaux
et conduit, toujours par l’intermédiaire des États, au système transnatio-
nal de négociation compétent pour les questions de « politiques natio-
nales globales 79 ». Pour fonctionner correctement, ajoute Habermas, un
tel système nécessite un espace public global, des citoyens cosmopolites
informés et intéressés 80. Or, d’autres auteurs, remarquant que la globali-
sation favorisait l’apparition d’une telle sphère publique, ont proposé
une autre réponse institutionnelle au problème de la légitimité démocra-
tique au niveau supranational.
Le projet de la Démocratie cosmopolite, animé en particulier par
l’italien Daniele Archibugi 81, défend l’idée que les normes et les valeurs
de la démocratie peuvent être appliquées au-delà du cadre étatique.
Comme chez Habermas, une gouvernance à plusieurs niveaux est envisa-
gée, dans des instances locales, étatiques, interétatiques, régionales et,
finalement, au niveau global où participent tous les citoyens du monde.
Les conflits de compétence entre les différents niveaux seraient résolus
par des instances juridictionnelles : le constitutionnalisme remplacerait
la souveraineté. Une proposition essentielle des partisans de la démocra-
tie cosmopolite est la création d’un Parlement mondial, qui compléterait
l’Assemblée générale des Nations unies et permettrait aux peuples de la
Paris, Gallimard, 2008, p. 311. Cf. dans le même sens Hauke Brunkhorst, « State and
Constitution – A Reply to Scheuerman », Constellations, vol. 15, 2008, p. 497.
77. J. Habermas, « The Constitutionalization of International Law and the Legitimation
Promblems of a Constitution for World Society », art. cit., p. 445 sq.
78. G. Scelle, « La doctrine de Léon Duguit », art. cit., p. 96 sq.
79. J. Habermas, « The Constitutionalization of International Law and the Legitimation
Promblems of a Constitution for World Society », art. cit., p. 448.
80. Ibid., p. 451.
81. Cf. par exemple Daniele Archibugi, « Cosmopolitan Democracy: A Restatement »,
Working Paper, 2011, accessible sur SSRN, 15 p.
Le constitutionnalisme global 899

Terre de délibérer. Cette institution ne disposerait pas de réels pouvoirs,


du moins dans l’immédiat. Elle n’en permettrait pas moins d’identifier
les problèmes communs, et de former une opinion publique mondiale 82.

IV – CRITIQUES
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Poitiers - - 195.220.223.38 - 03/12/2019 08:50 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Poitiers - - 195.220.223.38 - 03/12/2019 08:50 - © Presses Universitaires de France
Les théories du constitutionnalisme global prêtent le flanc à des cri-
tiques qui touchent tant à leur pertinence scientifique qu’à leur bien-
fondé politique.
Elles ont d’abord la regrettable habitude d’entretenir des débats dont
l’intérêt n’est pas évident d’emblée. La question de la pertinence du
terme « Constitution » au-delà de l’État peut servir d’exemple. Jürgen
Habermas voit dans l’absence, chez l’organisation mondiale, de la faculté
d’un organe de modifier lui-même l’étendue du domaine où il est habi-
lité à intervenir (Kompetenz-Kompetenz), un obstacle à la qualification
d’« État », mais pas de « Constitution » 83. Pour Dieter Grimm, en
revanche, cet aspect de la souveraineté est une condition nécessaire du
constitutionnalisme, ce qui exclut d’employer ce vocabulaire à l’égard
des organisations internationales 84. Dans le même ordre d’idées, certains
auteurs estiment que l’inexistence d’une véritable société mondiale inter-
dit d’envisager un État mondial et donc d’employer le terme « Constitu-
tion ». Mettre l’individu au centre du droit international revient à
oublier qu’il demeure avant tout le citoyen d’un État 85. Pour ces cri-
tiques, un critère essentiel de la Constitution est sa légitimation par le
peuple, pouvoir constituant originaire. L’évolution du droit international
se caractérise simplement par une juridicisation plus importante, qui se
traduit par la mise en place d’institutions plus efficaces, et par l’appari-
tion d’une hiérarchie des normes. Mais, en l’absence d’une légitimité
formelle, on ne saurait parler d’une constitutionnalisation. Ce langage
est trompeur, qui donne à croire que le déclin des Constitutions natio-
nales serait compensé au niveau global 86. Certains répondent à cela que
le pouvoir constituant n’est pas une condition nécessaire à la démocratie.
Ainsi, Sabino Cassese constate l’absence d’un tel organe au niveau
82. Cf. aussi David Held, Democracy and the Global Order, From the Modern State to Cosmopo-
litan Governance, Cambridge, Polity Press, 1995, p. 273 sq.
83. J. Habermas, « Une constitution politique pour notre société mondiale pluraliste ? »,
art. cit., p. 283.
84. D. Grimm, « La souveraineté », trad. fr. Y. Vilain, in M. Troper et D. Chagnollaud
(dir.), Traité international de droit constitutionnel, t. I, Paris, Dalloz, 2012, p. 594.
85. U. Haltern, art. cit., p. 544.
86. Andreas Fischer-Lescano 2003, « Die Emergenz der Globalverfassung », Zeitschrift
für ausländisches öffentliches Recht und Völkerrecht, vol. 63, 2003, p. 756 ; D. Grimm, « Die
Verfassung im Prozess der Entstaatlichung », art. cit., p. 165 sq.
900 Thomas Hochmann

mondial, mais considère que toute société dans laquelle la garantie des
droits est assurée et la séparation des pouvoirs déterminée a une constitu-
tion. Les conditions nécessaires de l’article 16 de la Déclaration de 1789
sont en fait des conditions suffisantes, et elles sont satisfaites par la com-
munauté internationale 87.
Ces débats illustrent une critique majeure qui peut être adressée au
constitutionnalisme global et à certains de ses adversaires. Comme le
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Poitiers - - 195.220.223.38 - 03/12/2019 08:50 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Poitiers - - 195.220.223.38 - 03/12/2019 08:50 - © Presses Universitaires de France
souligne Neil Walker, « les réponses auxquelles s’attendent de nombreux
analystes lorsqu’ils s’interrogent sur l’évolution possible du constitution-
nalisme semblent souvent prédéterminées par les définitions stipulatives
sur lesquelles ils se fondent 88 ». Il en va ainsi du débat qui a pu opposer
Jürgen Habermas, William Scheuereman et Hauke Brunkhorst sur la
possibilité de dissocier « la Constitution » de « l’État » 89. Torkel Opsahl
remarquait dès 1961, à propos de l’expression « droit constitutionnel
international », que l’on devrait se garder de construire entièrement une
théorie autour de mots utilisés dans un sens inhabituel choisi pour
l’occasion 90. Il convient dès lors de s’interroger sur la raison du recours
au langage constitutionnel à l’égard du droit international et de la gou-
vernance globale. Une première explication s’attache non à l’objet décrit
mais aux auteurs de la description : les juristes sont inquiets face à la
mondialisation et à la « fragmentation » du droit international, et le
concept de Constitution les rassure, car il leur permet de penser le droit
de manière familière, en un ou plusieurs ordres juridiques 91. Pour paro-
dier les partisans du constitutionnalisme global, qui excellent à créer de
multiples expressions affublées de l’étiquette constitutionnelle (Compen-
satory Constitutionalism, Organic Constitutionalism, Analogical Constitutiona-
lism, Societal Constitutionalism, Constitutionalist Tolerance…), on pourrait
parler à cet égard d’un Anxiolytic Constitutionalism.
Le langage constitutionnel ne rassure pas seulement scientifiquement,
mais également politiquement, dès lors qu’il tend à conférer une légiti-
mité aux instances de gouvernance globale. Néanmoins la légitimité
matérielle, fondée sur les valeurs communes défendues au niveau
87. S. Cassese, op. cit., p. 230 sq.
88. N. Walker, « Le constitutionnalisme multiniveaux », art. cit., p. 446.
89. J. Habermas, « The Constitutionalization of International Law and the Legitimation
Problems of a Constitution for World Society », art. cit. ; W. Scheuerman, « All Powers to
the (State-less?) General Assembly! », Constellations, vol. 15, 2008, p. 485-492 ; H. Brunk-
horst, « State and Constitution – A Reply to Scheuerman », art. cit.
90. T. Opsahl, « An “International Constitutional Law”? », art. cit., p. 782 sq.
91. Cf. ibid., p. 767 ; Jeffrey L. Dunoff, « Constitutional Conceits: The WTO’s “Consti-
tution” and the Discipline of International Law », European Journal of International Law, vol.
17, 2006, p. 669 sq. ; Guillaume Tusseau, « Un chaos conceptuel qui fait sens : la rhétorique
du constitutionnalisme global », in Jean-Yves Chérot et Benoît Frydman (dir.), La science du
droit dans la mondialisation, Bruxelles, Bruylant, 2012, p. 224 (« le discours constitutionnel
global équivaudrait à une version psychanalytique de ce qu’Anne Peters nomme “constitu-
tionnalisme de compensation” »).
Le constitutionnalisme global 901

mondial, fait l’objet de critiques. Le constitutionnalisme global s’appa-


renterait à un projet impérialiste 92. Le prétendu universalisme de « la
paix » et des « droits de l’homme » tient au caractère vague qui s’attache
à ces notions : chacun peut projeter à l’intérieur ses propres préfé-
rences 93. Mais dans chaque cas particulier, les désaccords ressurgiront,
et aucune unanimité ne permettra de remédier au manque de légitimité
des organes internationaux. Or, « une institution qui prétend décider
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Poitiers - - 195.220.223.38 - 03/12/2019 08:50 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Poitiers - - 195.220.223.38 - 03/12/2019 08:50 - © Presses Universitaires de France
qui vivra et qui mourra a besoin d’une importante légitimité démo-
cratique 94 ».
L’utilisation du terme « Constitution » serait donc un abus de
langage, une usurpation qui conférerait une fausse légitimité aux
instances de gouvernance globale, en profitant de la connotation positive
attachée au concept de Constitution : « On veut donner à l’institution
qu’on préfère ou à laquelle on attribue une signification essentielle un
supplément de dignité en l’inscrivant dans un registre symbolique fami-
lier particulièrement puissant 95. » Le constitutionnalisme global s’appa-
renterait alors à une « définition convaincante » au sens de Stevenson :
il confère à un mot une nouvelle signification tout en profitant de la
puissance émotive que l’usage traditionnel a conféré à ce mot 96. Anne
Peters écarte ce reproche en arguant de l’effet bénéfique qui peut s’atta-
cher à l’inadéquation de la description constitutionnaliste 97. Plutôt que
de prétendre instaurer une légitimité, ce discours permet d’éclairer les
défauts du système existant 98. Il aiguille ainsi dans le bon sens l’évolu-
tion du droit, et le constitutionnalisme global apparaît comme une pro-
phétie autoréalisatrice : en décrivant le droit international comme un
système constitutionnel, c’est-à-dire caractérisé par une limitation des
pouvoirs, une protection des droits de l’homme, et une légitimité démo-
cratique des acteurs, on transformera le droit international en un tel
système. L’hypothèse émise en 1961 par Torkel Opsahl était juste : les
partisans du constitutionnalisme global pensent que le recours à certains
mots et concepts améliorera le développement du droit 99.
92. Martii Koskenniemi, « International Law in Europe: Between Tradition and
Renewal », European Journal of International Law, vol. 16, 2005, p. 117 ; David Kennedy,
« The Mystery of Global Governance », Ohio Northern University Law Review, vol. 34,
2008, p. 856.
93. Martii Koskenniemi, « International Law and Hegemony: A Reconfiguration »,
Cambridge Review of International Affairs, vol. 17, 2004, p. 206.
94. W. Scheuerman, « All Powers to the (State-less?) General Assembly! », art. cit.,
p. 487.
95. N. Walker, « Le constitutionnalisme multiniveaux », art. cit., p. 446. Cf. aussi
G. Tusseau, art. cit., p. 225.
96. Charles Leslie Stevenson, « Persuasive Definitions », Mind, vol. 47, 1938, p. 331.
97. A. Peters, « Global Constitutionalism Revisited », art. cit., p. 66.
98. A. Peters, « The Merits of Global Constitutionalism », art. cit., p. 400 ; I. Pernice,
« Global Issues of Constitutionalism », art. cit., p. 61
99. T. Opsahl, « An “International Constitutional Law”? », art. cit., p. 767. Cf. aussi
Douglas M. Johnston, « World Constitutionalism in the Theory of International Law », in
R. Macdonald et D. Johnston (dir.), Towards World Constitutionalism, op. cit., p. 19.
902 Thomas Hochmann

Cette thèse est convaincante lorsqu’elle est présentée du point de vue


des organes d’application du droit. Comme l’explique Martii Kosken-
niemi, « la liberté par le droit repose moins sur la force intrinsèque de
la législation que sur la droiture morale de ceux qui sont compétents
pour l’appliquer 100 ». Dès lors, le constitutionnalisme, conçu comme un
« état d’esprit », peut permettre aux organes compétents de juger avec
le souci d’une protection universelle des êtres humains 101. Néanmoins,
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Poitiers - - 195.220.223.38 - 03/12/2019 08:50 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Poitiers - - 195.220.223.38 - 03/12/2019 08:50 - © Presses Universitaires de France
les partisans du constitutionnalisme global entendent attribuer des effets
supplémentaires à leur théorie, et assurent qu’elle modifie les normes du
droit international, et non seulement l’attitude des organes chargés de
les appliquer. Dès lors que la Charte des Nations unies est une Constitu-
tion, il convient de l’interpréter de manière à favoriser les buts dans
lesquels elle a été créée, explique Thomas Franck 102. Le constitutionna-
lisme global entend donc plaider pour une certaine application du droit,
fidèle à l’esprit plutôt qu’à la lettre de la Charte-Constitution. Cette
démarche est peut-être bénéfique politiquement, mais il est certain
qu’elle est néfaste scientifiquement, dès lors qu’elle travestit la descrip-
tion du droit positif. Comme le rappelle Jörg Kammerhofer, si un énoncé
normatif est passible de plusieurs interprétations, l’observateur qui
entend décrire le droit ne saurait imposer une signification en vertu de
préférences extérieures au système juridique 103. La lecture constitution-
naliste permet d’attirer l’attention sur les spécificités de certaines
normes 104, mais le droit ne peut être modifié simplement par la préten-
tion qu’il présente des caractéristiques « constitutionnelles 105 ». Anne
Peters semble considérer que toute « interprétation » est légitime 106.
Mais la lecture constitutionnaliste conduit parfois à attribuer aux
énoncés du droit international des significations linguistiquement inad-
missibles. Ainsi, les considérations de Bardo Fassbender sur le caractère
universel de la Charte lui permettent, affirme-t-il, d’expliquer que la
100. M. Koskenniemi, « Constitutionalism as Mindset: Reflection in Kantian Themes
About International Law and Globalization », Theoretical Inquiries in Law, vol.VIII, 2007,
p. 11.
101. Ibid., p. 35.
102. Th. Franck, « Is the UN Charter a Constitution? », art. cit., p. 102 sq. ; cf. dans le
même sens A. Peters, « Global Constitutionalism Revisited », art. cit., p. 64.
103. Jörg Kammerhofer, « Constitutionalism and the Myth of Practical Reason: Kelse-
nian Responses to Methodological Problems », Leiden Journal of International Law, vol. 23,
2010, p. 733.
104. Armin von Bogdandy remarque que les internationalistes s’intéressent peu à la
question de la légitimité démocratique du droit international. C’est un mérite du constitu-
tionnalisme global que de mettre le doigt sur cette question. A. von Bogdandy, « Demokra-
tie, Globalisierung, Zukunft des Völkerrechts », art. cit., p. 866.
105. Chr. Tomuschat, International Law: Ensuring the Survival of Mankind, op. cit.,
p. 88.
106. A. Peters, « Reconstruction constitutionnaliste du droit international : arguments
pour et contre », in H. Ruiz-Fabri, E. Jouannet et V. Tomkiewicz (dir.), Select Proceedings of
the European Society of International Law, vol. I, Cambridge, Hart, 2008, p. 361.
Le constitutionnalisme global 903

Charte impose aux États tiers des obligations par l’intermédiaire de


l’article 2(6) 107. Cependant, cette disposition ne prévoit d’obligation
qu’à l’égard de l’Organisation des Nations unies, et non des États
tiers 108.
Les partisans du constitutionnalisme global assurent que certains élé-
ments du droit international justifient une lecture constitutionnaliste,
laquelle a pour effet de conférer des caractéristiques constitutionnelles
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Poitiers - - 195.220.223.38 - 03/12/2019 08:50 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Poitiers - - 195.220.223.38 - 03/12/2019 08:50 - © Presses Universitaires de France
au droit international. Cette démonstration circulaire 109 est liée au syn-
crétisme méthodologique qui caractérise cette théorie 110 : ces auteurs
mélangent constamment la description, la prévision et la prescription,
ils traitent indifféremment du droit tel qu’il est, tel qu’il sera, et tel qu’il
devrait être. Ces trois postures peuvent parfaitement être accordées : on
peut examiner le droit international tel qu’il est, identifier certains
défauts par rapport à un objectif moral ou politique, et proposer ensuite
certaines évolutions, ou parier sur leur avènement. Une telle démarche
ne serait évidemment pas critiquable, et les partisans du constitutionna-
lisme global affirment l’adopter. Ils ont néanmoins tendance à osciller
constamment entre les différents types de discours, ce qui rend difficile
la discussion de leurs idées 111. Lorsque leur description est taxée d’irréa-
lisme, ils assurent se contenter de proposer une évolution souhaitable 112.
Lorsqu’un déficit démocratique est décelé dans leurs prescriptions, ils
expliquent mettre à jour des problèmes qui entachent actuellement la
gouvernance globale. Enfin, à ceux qui craignent l’apparition d’un juge
chargé de contrôler la Constitution globale, ils répondent qu’une telle
évolution semble peu probable 113.
Les partisans du constitutionnalisme global ne visent pas tant à
décrire le droit existant, à analyser les bouleversements que la globalisa-
tion fait subir au droit, qu’à promouvoir des évolutions souhaitables, en
partant du principe que décrire ces évolutions comme si elles étaient déjà
partiellement advenues contribuera à leur achèvement. Ils n’ignorent pas
qu’une réalisation complète de leurs objectifs est très lointaine et incer-
taine, mais ils considèrent qu’il est important d’avancer vers cet objectif,
107. B. Fassbender, « The United Nations Charter as the Constitution of the Internatio-
nal Community », art. cit., p. 593 ; B. Fassbender, « Rediscovering a Forgotten Constitu-
tion », art. cit., p. 138. Cf. dans le même sens Th. Franck, « Is the UN Charter a
Constitution? », art. cit., p. 97.
108. « L’Organisation fait en sorte que les États qui ne sont pas Membres des Nations
unies agissent conformément à ces principes dans la mesure nécessaire au maintien de la
paix et de la sécurité internationales ». Cf. J. Kammerhofer, art. cit., p. 735 ; T. Opsahl,
art. cit., p. 775
109. N. Walker, « Making a World of Difference? Habermas, Cosmopolitanism and the
Constitutionalization of International Law », EUI Working Papers, no 2005/17, p. 10.
110. J. Kammerhofer, art. cit., p. 727 sq.
111. Cf. déjà T. Opsahl, art. cit., p. 783.
112. A. Peters, « Reconstruction constitutionnaliste », art. cit., p. 366.
113. Ibid., p. 370.
904 Thomas Hochmann

aussi lointain soit-il. Armin von Bogdandy achève ainsi l’un de ses
articles en assurant qu’il faut imaginer Sisyphe heureux 114. À cela
Gérard Genette a répondu qu’il fallait imaginer Don Juan amoureux 115.
Peut-être s’agit-il d’une meilleure devise pour le constitutionnalisme
global : imaginer Don Juan amoureux, le séducteur enfin séduit et donc,
en lieu et place d’un froid observateur du droit, un militant passionné.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Poitiers - - 195.220.223.38 - 03/12/2019 08:50 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Poitiers - - 195.220.223.38 - 03/12/2019 08:50 - © Presses Universitaires de France

114. A. von Bogdandy, « Constitutionalism in International Law », art. cit., p. 242.


115. Gérard Genette, Apostille, Paris, Seuil, 2012, p. 13.

You might also like