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Communication et langages

Evaluation des documents multimédias en ligne


Nicolas Devos

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Devos Nicolas. Evaluation des documents multimédias en ligne. In: Communication et langages, n°128, 2ème trimestre
2001. Dossier : Les T.I.C., objets de valeur. pp. 51-63.

doi : 10.3406/colan.2001.3074

http://www.persee.fr/doc/colan_0336-1500_2001_num_128_1_3074

Document généré le 15/10/2015


Évaluation

des documents

un multimédias en ligne

Nicolas Devos

L'univers du réseau Internet a été souvent présenté évaluation ? Dans quel processus de com-
comme un espace libre d'écriture et de munication s'inscrit-elle? Que suppose
communication. Aujourd'hui, le souci l'acte lui-même d'évaluer, pour celui qui le
d'évaluer les sites s'affirme, donnant nais- réalise et pour ce sur quoi il s'exerce ?
sance à une activité professionnalisée, Nicolas Devos esquisse des réponses à
prise en charge par divers acteurs. Mais ces questions, sur la base de sa double
évaluer, c'est définir l'objet, ie normer, fixer expérience de praticien et de chercheur,
les critères de son efficience et de sa en étudiant quelques exemples significatifs
valeur. Quels principes gouvernent cette de cette pratique émergente.

La création de sites Internet est une activité florissante. Avec l'essor


considérable du réseau, l'engouement pour l'écriture multimédia a vu
se multiplier le nombre de scripteurs de documents multimédias.
550 milliards de documents seraient publiés à ce jour sur le réseau,
7,3 millions de pages seraient ajoutées quotidiennement1. Mais la
grande hétérogénéité des documents, tant du point de vue de leur
qualité que de leur format, les enjeux économiques et communicationnels
incitent désormais les commanditaires à plus grande circonspection : à
l'effervescence pionnière des débuts succède une certaine maturité des
commanditaires, qui sollicitent de plus en plus les analyses critiques
des experts chargés de décrypter la réception des documents émis.
Et depuis peu, des processus d'évaluation s'imposent, qui ne sont plus
uniquement basés sur l'arbitraire d'une mesure (comme la mesure
d'audience, par exemple). Ces processus d'évaluation articulent, ou
tentent d'articuler, des domaines singulièrement différents, comme
l'ergonomie des interfaces homme/machine et le marketing, à l'aide
d'outils tels que les grilles pondérées et les enquêtes individuelles ou
groupées. L'activité quitte les champs de la recherche universitaire et
s'applique désormais à la communication des entreprises, aux projets
multimédias pédagogiques ou éditoriaux...

1. « La Région numérique », La Lettre de la société de l'information, n° 75, 19 janvier


2001.
52 Les T.I.C., objets de valeur

Comme l'écriture multimédia, l'évaluation des documents multimédias


s'achète et se négocie. Dans un monde qui communique sur le prêt-à-
consommer, ou consomme du prêt-à-communiquer, l'évaluation est
devenue une valeur marchande porteuse de progrès, en bref un objet
idéologique. En effet, l'évaluation, dans sa pratique comme dans ses
représentations, est chargée d'idéologie. Une idéologie du progrès qui
s'inscrit dans une logique meliorative et tend vers un « toujours plus » :
toujours plus adaptable, toujours plus performant.
1 . Vers un toujours plus adaptable qui vise l'universalisme : les
dispositifs sont « formatés » selon le plus grand dénominateur commun.
2. Vers un toujours plus performant, comme si le dessein du document
était de s'effacer devant son message, de n'être que pur logos2.
Cette idéologie est active dans les pratiques de l'évaluation ; elle rejaillit
également sur ses représentations : les modèles convoqués pour
représenter la réalité sont suffisamment puissants pour déformer l'objet
étudié. Les modélisations par les grilles de critères (notes, courbes,
diagrammes) créent une représentation optimisable de la réalité. Que la
courbe ait une progression juste, que les diagrammes soient plus
pleins : l'outil d'évaluation est pris entre objectivité scientifique et
appareillage rhétorique. Cet article apportera des éléments partiels mais
significatifs pour analyser le fonctionnement de cette idéologie
lorsqu'elle se concrétise en dispositifs situés ; vu l'ampleur de l'activité, on
retiendra quelques postures emblématiques plutôt que de décrire
l'ensemble du phénomène.
L'évaluation est une pratique vaste, diversifiée et complexe. C'est un
objet idéologique et un objet rhétorique : les tensions entre rhétorique
et objectivité scientifique sont marquées par les couples
sanction-solution, conception-critique. Loin d'être un acte autonome et indépendant,
l'évaluation fabrique un objet engagé, qui milite pour sa propre
valorisation : pour que le régime de l'évaluation soit opérant, il y a la
nécessité de reconcevoir ce qui a été critiqué.
En d'autres termes, l'évaluation peut être pensée comme le compte
^ rendu d'une lecture. Et analyser des procédures d'évaluation conduit à
^ mettre en évidence des construits de cette lecture : une posture de
^ l'évaluateur, une conception de l'objet « site » (dans ses dimensions
§> technique et textuelle) et une figure de l'utilisateur. D'une forme à l'autre
g5 de l'évaluation, ces construits varient, comme on va le voir (manifestant
S les tensions qui traversent l'acte d'évaluer). Le noyau du projet
is teur persiste, qui tient peut-être en un triangle : une conception de la
| valeur, une orientation vers le progrès et le perfectionnement, une effi-
g cience des outils.
I
O5 2. Yves», Jeanneret,
mieux Presses universitaires
Ya-t-il (vraiment)
du Septentrion,
des technologies
2000, p.de19.l'information ?, coll. « Savoirs
Évaluation des documents multimédias en ligne 53

Cet article repose sur l'analyse de trois cas limités3. Ils ont été choisis
parce qu'ils montrent ce qu'engage l'acte d'évaluer, ce que les évalua-
teurs disent pour rendre compte de leur pratique, et aussi les
dimensions cachées mais structurantes de cette pratique.

POURQUOI UNE ÉVALUATION DES DOCUMENTS MULTIMÉDIAS ?


La multiplicité des intervenants qui prennent part à la réalisation d'un
document multimédia nécessite une coordination et une coopération
d'acteurs œuvrant dans des domaines très différents les uns des
autres, en associant des logiques esthétique, technique, éditoriale,
commerciale, etc. L'expertise d'un directeur artistique est différente de
celle d'un ingénieur ergonome et la pluralité des expertises fait
coexister des contraintes parfois contradictoires. Pourtant, c'est de la
coexistence des expertises que naît la complémentarité des regards de
chacun des acteurs. Mais si les espaces ménagés pour les différentes
interventions sont nécessaires, ces mêmes espaces créent un jeu entre
les schémas conçus et la configuration finale du document.
Les méthodes de conception tentent de pallier ce défaut de
planification4, mais elles ne sont pas toujours employées par les acteurs, car
elles nécessitent de profondes modifications organisationnelles. C'est là
une première application possible de l'évaluation, qui peut être une
étape de qualification du prototype auprès des acteurs du projet.
L'évaluation devient dans ce cas une phase de négociation où les
acteurs modulent leurs marges d'action, tout en veillant à ce que le
prototype demeure conforme à leurs objectifs.
Lévaluation peut également servir à donner une représentation de la
réception du document par les internautes. Elle peut s'appliquer au
document alors qu'il est en phase de prototypage, ou dans sa version
finale. L'évaluation devient alors une procédure de recueil des avis
critiques des internautes. Elle devient un instrument de représentation des
différentes figures de l'internaute : utilisateur, usager, consommateur,
joueur, spectateur, etc.
C'est bien là l'enjeu majeur de l'évaluation des documents multimédias
en ligne : donner le compte rendu d'une lecture polyphonique, à la fois
celle des acteurs et celle des usagers. L'analyse qui suit montre trois
regards sur la question, ceux de trois professionnels impliqués soit

3. Ce travail fait l'objet d'une thèse actuellement en cours. Il est basé sur une observation
participante, et ne vise pas à rendre compte de l'ensemble du champ de l'évaluation des
documents multimédias. C'est un regard, qualifié par le mode de l'observation
participante : celui d'un praticien participant à des projets convoqués par l'évaluation et
confronté à la complexité de cet objet.
4. Franck Cormerais & Alain Milon, Gestion et management de projet multimédia. Du
cahier des charges à la commercialisation, Paris, L'Harmattan, 1999. Pour une autre
méthode, cf. Françoise Séguy, infra.
54 Les T.I.C., objets de valeur

dans la production éditoriale multimédia, soit dans l'évaluation de sites


Internet. Le propos de l'analyse est de montrer l'inscription de
l'évaluation dans la pratique professionnelle de chacun des acteurs. C'est
aussi une réflexion critique sur deux pratiques d'évaluation médiatisées,
l'une française et l'autre américaine. C'est enfin l'occasion d'observer la
façon dont le cadre de l'évaluation, rigide et normatif de nature,
s'accommode de la lecture polyphonique.
Nicolas Marçais est responsable du service multimédia de la société
Gallimard-Jeunesse, dont il a contribué à la création en 1995. Il a
participé au lancement d'une vingtaine de titres de cédéroms et se
concentre actuellement sur un projet de site Internet destiné au public
« jeunesse » de Gallimard.
Alain Lefebvre intervient régulièrement dans les magazines de la
presse spécialisée au titre de « consultant informatique » Réseaux &
Télécoms. Via le site Auditweb, dont il est président, Alain Lefebvre
diffuse ses textes auprès de journaux de la presse informatique
spécialisée, tels que Réseaux & Télécoms5, et de sites emblématiques de la
communication d'entreprise en ligne : Le Journal du net, issu du journal
Stratégies du Benchmark Group, et Eurobytes, de Ph. Monteiro Da
Rocha, lui-même évaluateur pour Auditweb.
Jakob Nielsen préside au département Recherche et Développement
de Sun Micro System. Ergonome des interfaces graphiques logicielles,
il étudie désormais les interfaces des sites Internet. Auteur de
nombreux ouvrages sur l'utilisabilité des interfaces graphiques et d'une
méthodologie d'évaluation des sites Internet, il est vraisemblablement
l'expert américain dont les textes sont le plus diffusés sur le réseau, via
son site personnel Useit, les sites spécialisés tels que Usableweb ou
encore les journaux en ligne, comme ZDNet. Son récent ouvrage
Conception de sites web, l'art de la simplicité6 vient de paraître.

NÉCESSITÉ DE L'ÉVALUATION, RAPPEL DU CONTEXTE ACTUEL


Le réseau Internet se propage et embrasse d'un même mouvement les
^ décisionnaires de grands groupes industriels et éditoriaux ; pour preuve,
£) on se rappellera les rapprochements de Time Warner et d'AOL, de
w LVMH, de Vivendi et de Bayard Presse, avec pour préoccupation
|> majeure la création de « contenu » pour Internet. Effet de mondialisa-
g> tion, sans doute. Mais si les stratégies diffèrent, la problématique est la
5 même : alors qu'il n'existe pas de modèle économique rentable, les
c acteurs tentent d'anticiper le devenir de la technique Internet, essaient
■•S de deviner les possibles applications du réseau selon les secteurs.
.o
2 5. Cf. la rubrique « Tribune », sous-titrée « Le billet d'humeur, par Alain Lefebvre », du
g numéro d'octobre 1 998 de Réseaux & Télécoms.
O 6. Jakob Nielsen, Conception de sites web, l'art de la simplicité, Campuspress, 2000.
Évaluation des documents multimédias en ligne 55

La courte histoire du multimédia en ligne se calque sur celle du


multimédia hors ligne7. Nombre d'acteurs ont créé leur site Internet pour
détenir une position hégémonique sur un marché hypothétique. La
nouveauté étant qu'Internet est perçu comme un domaine ultra
concurrentiel parce que vierge, et nombre d'acteurs non spécialisés dans un
secteur se sont improvisés professionnels du broadcast ou de la vente
en ligne, forçant les acteurs traditionnels de ces secteurs à l'initiative. À
la ruée vers le Net succède une drôle de guerre économique, où
chacun observe son concurrent et mûrit sa stratégie.
Les acteurs, notamment ceux de l'édition, s'interrogent sur la relation à
instaurer avec un public mal connu, celui des internautes. Le réseau
Internet offre des perspectives inédites, peut-être complémentaires des
relations classiques qu'entretient un éditeur avec son public. C'est ce
qu'explique Nicolas Marçais, responsable du site Magado, coproduit par
Gallimard-Jeunesse et Bayard-Presse.
« Magado se positionne en alternative à la télévision puisqu'il s'agit
d'une plate-forme de divertissements. [...] On sait qu'un enfant passe
en moyenne deux heures quinze par jour devant la télévision. Sur
Magado, ces enfants et adolescents retrouvent un niveau de qualité
égal à celui qu'ils peuvent trouver à la télévision, d'où la part
importante du traitement multimédia donné à l'information8. »
Concurrencer la télévision représente en soi une mutation du métier
d'éditeur, et engendre une réelle réflexion sur la manière de valoriser
sur Internet le fonds d'auteur de Bayard-Presse et de Gallimard-
Jeunesse. L'enjeu repose sur la qualité de la relation entretenue avec le
public.
« [...] nous nous efforçons d'écouter les internautes qui expriment
des besoins, des envies, [...] cette génération a plus de chances de
s'approprier en profondeur le média Internet. [...] Culturellement, elle
n'est pas fermée comme nous, ils ne sont pas attachés aux
propriétés physiques. Cette première Net-génération ne pardonne pas
la médiocrité, la qualité doit passer par un souci permanent de
l'image et du contenu. À mon sens, il n'existe aucune offre
intéressante pour cette cible sur Internet. »
On peut noter plusieurs points dans ce témoignage.
Primo, comme je le notais précédemment, le réseau Internet est perçu
comme un territoire vierge qui offre des perspectives commerciales
inédites et stimulantes. Toutefois, les revers commerciaux de certains
sites incitent les investisseurs à la prudence. Le contexte économique

7. Françoise Séguy, Les Produits interactifs et multimédias, méthodologies, conception,


écritures, coll. « La communication en plus », PUG, p. 19.
8. Entretien mené en juillet 2000 dans les locaux de la société Gallimard-Jeunesse.
56 Les T.I.C., objets de valeur

n'est plus favorable aux expériences irraisonnées, d'où le besoin de


posséder un outil de modélisation qui soit prédictif et objectif.
Secundo, les interrogations principales des acteurs portent sur
l'appropriation du réseau par les internautes. La vision d'un acteur familier du
monde de l'édition, qui tente d'anticiper le devenir de la technique Internet,
est révélatrice d'un élan prospectif, qui s'appuie sur l'intuition du
professionnel. Le bénéfice serait grand si cette intuition pouvait être affirmée ou
infirmée par une observation méthodique et rigoureuse des usages.
Mon hypothèse est que ce processus de qualification des textes peut
être fondé en partie sur les comptes rendus de lecture des internautes,
et modélisé grâce au régime de l'évaluation.

LA NOTION D'ÉVALUATIONFACE AUX MÉTHODES EXISTANTES :


L'ÉVALUATIONEST UNE RÉFLEXION PAR RAPPORT AUX VALEURS
De quel ordre pourrait être cette évaluation ? Voici une proposition :
pour évaluer un document multimédia, on tentera d'étudier la relation de
l'internaute avec le document. De quel ordre est cette relation ? Elle est
à la fois d'ordre fonctionnel et communicationnel : un document
multimédia, utilisable et utilisé, est qualifié intrinsèquement par l'internaute.
Le document est facile à utiliser, il est agréable, pratique, etc.
L'internaute est donc utilisateur et usager d'un document particulier (et
du réseau en général).
Pour évaluer un document multimédia, on devra donc distinguer ce
double registre du comportement internaute, entre l'utilisation (le registre
fonctionnel) et l'usage (le registre social et culturel). Or, une première
observation m'a permis de constater que les deux registres sont souvent
confondus dans les méthodes d'évaluation. Le plus souvent l'un des
registres, le fonctionnel analysé notamment par l'ergonomie des
interfaces homme/machine, prédomine sur le relationnel. Pourtant, depuis
quelques années, des études sur l'observation des usages du réseau, en
France, au Canada, aux États-Unis, sont menées sous la forme
d'enquêtes qualitatives ou quantitatives. De telles études sont fondamentales
pour apprécier l'appropriation du réseau par les usagers.
oo En effet, dans la perspective d'une évaluation des documents multimé-
^ dias, l'observation des usages permettrait de minorer ou de majorer les
$ critères du registre fonctionnel, et d'accorder les représentations des
c? acteurs à la réalité. Comme le souligne Dominique Wolton, « enquêter
^ sur les récepteurs et les usages, c'est toujours retrouver la marge de
^ manœuvre que les individus, et plus généralement les peuples, inven-
§ tent pour se tenir à distance des techniques, surtout lorsque celles-ci
■^ traitent de l'information et de la communication, c'est-à-dire de ce qui
c est au cœur de toute société »9. Il apparaît primordial d'exploiter ces
I
OE 9. Dominique 1999,
Flammarion, Wolton,
p. 151.
Internet et après ? Une théorie critique des nouveaux médias,
Évaluation des documents multimédias en ligne 57

ressources, et de les adapter à un processus de qualification des


textes, en modulant les méthodes des registres fonctionnels (évaluation
ergonomique des interfaces homme/machine) et relationnels (méthodes
qualitatives, etc.).
Il s'agit bien ici d'enrichir le cadre interprétatif de l'évaluation. Mais n'y
aurait-il pas une contradiction à vouloir associer les méthodes
qualitatives au cadre naturellement rigide d'une évaluation ? Ce n'est pas
certain, à condition d'adopter une définition riche de l'acte d'évaluer. Le
procédé s'approche des méthodes interprétatives, « dont les techniques
d'analyses sont essentiellement fondées sur des théories [...]
fournissant des grilles fermées de lecture des données à analyser >> 10. Selon
Alex Mucchielli, « l'utilisation de grilles casse la qualité nécessaire de
l'implication. Elle met l'observateur, comme l'analyste, dans une
position d'évaluateur par rapport à une théorie, ce qui est contraire à
l'orientation générale de toute méthode qualitative » 11.
Certes le risque d'une démarche d'évaluation est de se laisser figer par
les partis pris théoriques, avec pour conséquence la modélisation d'une
représentation qui n'est pas en prise avec le réel. La posture de l'éva-
luateur se négocie entre flexibilité et souplesse, car bien qu'il soit
engagé dans un processus normatif et nécessairement réducteur, « [...]
il s'agit, pour l'évaluateur, à chaque fois, d'assumer les contradictions
- de faire avec -, de rendre complémentaires les antagonismes des
modèles, ce qui nécessite un travail sur soi, sur sa posture, un travail
instable et intentionnel : un projet » 12.
Dans le cas de l'évaluation de documents multimédias, peut-on
raisonnablement ignorer les grilles de l'ergonomie et les théories des
sciences cognitives, par crainte de la normalisation ? À mon sens, il faut
considérer l'évaluation comme un outil qui organise différentes
méthodes, les enquêtes qualitatives comme les enquêtes quantitatives
et les tests utilisateurs. La notion d'évaluation se trouverait alors
singulièrement enrichie. L'évaluation ne se résumerait plus seulement à
déterminer la valeur d'un objet, mais deviendrait une réflexion sur le
rapport aux valeurs. Comme nous allons le voir, l'évaluation met en
concurrence plusieurs modèles : on peut évaluer dans un horizon
esthétique (par jugement de goût), dans un horizon scientifique (par
mesure exacte) ou dans un horizon de marché (par étude marketing) ;
ce qui pose l'évaluateur, respectivement, comme homme de goût,
garant d'objectivité ou représentatif des attentes des clients.

10. Alex Mucchielli, Les Méthodes qualitatives, PUF, coll. «Que sais-je? », deuxième
édition corrigée, 1 994, p. 95.
11. Ibid.
12. Jean-Jacques Bonniol & Michel Vial, Les Modèles de l'évaluation, De Boeck
Université, 1997, p. 19.
58 Les T.I.C., objets de valeur

ALAIN LEFEBVRE D'AUDITWEB :


UNE POSTURE D'ÉVALUATIONTOTALISANTE
Réfléchir sur le rapport aux valeurs, c'est moduler le cadre évaluatif en
fonction des comptes rendus de lecture. Il n'est pas rare que
l'appropriation des usagers passe outre certains défauts détectés par les
critères ergonomiques. Certains produits de l'édition, notamment ceux du
ludo-éducatif, misent sur la résistance de l'hypertexte à son
déploiement. Devant de tels cas de figure, sur quelles valeurs doit-on faire
reposer l'évaluation ?
J'ai donc analysé les valeurs qui ont cours dans les évaluations de
certains acteurs. Fait remarquable, on retrouve chez les professionnels de
l'évaluation les mêmes marges, les mêmes interstices que ceux que
négocient les acteurs de la production multimédia. Ce fait semble se
cristalliser dans la notion de design, qui tient d'une esthétique à la fois
industrielle et humaniste. Le designer évoque la vision consumériste du
créateur au service de la société, dont les œuvres sont à la fois belles
et utiles. Le terme évoque l'artiste-ingénieur, « qui est capable de
concevoir des produits beaux et séduisants, originaux et pratiques, qui
structurent les environnements et les cadres de vie » 13. Il n'est donc
pas étonnant que cette notion rallie les acteurs, qui voient en elle un
point de convergence des domaines esthétique, technique et
commercial. Mais cette notion véhicule, auprès des évaluateurs, des valeurs
implicites du document multimédia, qui doivent être maîtrisées dans le
cadre évaluatif.
C'est ce qui apparaît dans les comptes rendus d'évaluation d'Auditweb,
un prestataire d'audit en ligne créé en 199814, qui est historiquement le
premier site français à proposer une évaluation des documents
multimédias. Toutefois, la méthode d'évaluation préconisée par Auditweb
relève davantage de la critique d'usage. Cette critique d'usage prend
les apparences d'une évaluation, par l'emploi de grilles, de critères
pondérés, de coefficients. L'évaluation n'est plus qu'un prétexte à une
réécriture. Alain Lefebvre n'est donc pas un évaluateur mais plutôt un
çq critique, et sa rhétorique s'articule autour de la notion de design :
\ « Le design doit d'abord être un élément fort de la cohérence du site.
<| Le design doit avoir pour objectif prioritaire d'afficher clairement
g, quelles sont les possibilités de parcours de contenu du site. Faire joli
|j et donner une identité visuelle originale ne doivent intervenir qu'en
"S second...15»

.o 13. Pierre-Jean Benghozi & Walter Santagata, «Le Design, entre monde de l'art et
§ monde de la production », Sciences humaines, n° 93, avril 1999.
g 14. www.auditweb.net (octobre 1998).
O 15. www.auditweb.net/realisation.htm (octobre 1998).
Évaluation des documents multimédias en ligne 59

La définition d'Auditweb reste une définition en négatif : « Le design


n'est pas un passe-temps d'artiste >> 16, mais le propos d'Auditweb
dépasse la dimension purement esthétique pour toucher la définition
fonctionnelle du document, comme l'indique cet extrait d'expertise : « En
conséquence, ce design prétentieux vient renforcer les problèmes de
navigation au lieu de les réduire [...] >> 17. En définitive, la définition de la
notion de design englobe l'aspect formel comme les modalités de
lecture (navigation et consultation) du document :
« Les frames™ brisent la linéarité de la navigation et le chemin mental
que construit l'utilisateur au fur et à mesure de sa progression. Cette
perturbation, qui peut être considérée comme mineure par les
développeurs (habitués à jongler avec le multifenêtrage), est mal vécue par
les utilisateurs "normaux". »
En multipliant les jugements esthétiques et les signes d'évidence, Alain
Lefebvre sursoit à la définition du « design ». Son argumentation n'est
pas fondée sur une observation méthodologique, mais sur son
expérience particulière d'usager du réseau. Il est une sorte de lecteur étalon
qui mesure l'échec ou la réussite de l'écriture et de la lecture du
document. Il ne s'agit donc pas d'une méthode d'évaluation mais d'une
critique d'usage des documents multimédias. Auditweb devient le lieu
d'exposition des prérequis de la lecture et de l'écriture des documents
multimédias, qui font les critères de l'évaluation, dûment répertoriés
dans une grille. Cette pseudo-évaluation est fondée sur une typologie
des défaillances scripturales des concepteurs et lectoriales de
l'internaute. Si lister ces défaillances ne suffit pas à évaluer un document
multimédia, la démarche critique d'Alain Lefebvre montre que
l'évaluation doit permettre de maîtriser les marges laissées à chacun des
acteurs.
Mais plutôt que de tenter de définir les valeurs de l'évaluation, Alain
Lefebvre orchestre une véritable combinatoire des postures de
renonciation19. Il occupe plusieurs places à la fois :
- Scripteur, sa pratique de l'hypertexte se déploie pour finalement
converger sur l'offre de prestation en ligne.
- Auteur, il assume la responsabilité de ses écrits en les signant. Il
utilise les articles de presse pour créditer son image d'expert : « Vice-

1 6. www.keenvision.com, partenaire d'Auditweb.


17. Extrait d'un rapport d'audit dont l'examinateur principal est Alain Lefebvre.
18. Les frames désignent, dans le jargon technique des concepteurs, les cadres qui
bordent les interfaces des documents multimédias.
1 9. Cette analyse s'inspire en grande partie de celle effectuée par Yves Jeanneret dans
L'Affaire Sokalou la querelle des impostures, PUF, 1998, la notion d'énonciation éditoriale
étant empruntée dans cette analyse à Emmanuel Souchier.
60 Les T.I.C., objets de valeur

président de SQL Ingénierie, Alain Lefebvre est le créateur du site


www.auditweb.net qui récapitule les règles et principes du design
web20. » Auteur d'une vulgate du « web design », il est une figure aucto-
riale et possède son propre site Internet: www.alain-lefebvre.com. Ici,
le nom de domaine Internet prodigue au nom propre Alain Lefebvre le
statut d'une véritable institution.
- Éditeur, il choisit et donne à lire les articles signés (Journal du net,
Réseaux et Télécoms) et non signés (Auditweb).
- Editor, il utilise les marques de renonciation éditoriale pour créditer
son propre texte. Il commente ses arguments par des assertions de
personnalités du Web (Jakob Nielsen, par exemple), et renforce son
énonciation par la signature, présence virtuelle, de sommités du monde
du consulting et de l'Internet américain. L'exhibition des signatures vaut
toutes les séductions, toutes les persuasions.
- Critique, il sanctionne une pratique, donne des jugements de valeur
sur certains sites. Enfin, il juge les défaillances scripturales des
concepteurs et anticipe les défaillances lectoriales d'un public. Il donne un
jugement de valeur intellectuel et esthétique sur les sites Internet.
La lecture polyphonique, placée sous le signe de l'évidence, n'est pas
analysée mais remplacée par une énonciation polyphonique : Pinstru-
mentalisation de la critique d'usage permet de passer de l'observation
à la formalisation, sans la réduction, sans la simplification du réel en
vue de déterminer des invariants sur lesquels faire reposer l'évaluation.
Alain Lefebvre échoue dans la conciliation des méthodes ergonomiques
et qualitatives.
La scientificité du vocabulaire de l'évaluation n'est plus qu'un faire-valoir
et le rapport d'audit un instrument rhétorique qui permet de relier entre
eux des résultats d'observation. En instrumentalisant la critique
d'usage, l'évaluation d'Auditweb se donne explicitement pour but
essentiel l'efficacité commerciale. Ici, la perfectibilité formelle et fonctionnelle
n'est que l'alibi du profit. Et la réécriture, quasiment systématique,
devient une activité lucrative.
2?
^ JAKOB NIELSEN : TRIOMPHE DE LA WEB USABILITY,
| ÉVIDENCE DE LA CRITIQUE ÉDITORIALE
g> Pour Alain Lefebvre, les bons exemples de documents multimédias se
^ situent souvent dans la perspective du fonctionnalisme : la forme suit la
® fonction, la forme exprime la fonction. Par l'adéquation de la forme à la
■ji fonction, le document atteindrait à une plénitude et à une exactitude de
.§ son sens qui constitueraient sa justesse : ceci (et ceci seulement) est

îo
O 20. Le Monde informatique, septembre 1 998.
Évaluation des documents multimédias en ligne 61

design2\ et il y a ici une filiation avec la conception du design par les


experts américains de l'évaluation. Le Web Usability Design est, outre-
Atlantique, un domaine de recherche scientifique largement couvert,
rattaché aux sciences cognitives qui étudient les structures et
procédures de l'acte communicationnel. De même, l'acte communicationnel,
appliqué notamment aux interfaces, a été largement exploré sur le plan
cognitif. Ce domaine des sciences cognitives, qui comprend l'étude de
l'ergonomie et du « dialogue homme/machine », est très largement
représenté dans les méthodes d'évaluation de documents multimédias.
Ce type d'évaluation, fondée sur une représentation objectale de
l'humain, repose sur les notions de tâche et de contexte d'utilisation. Le
contexte-utilisateur est déterminé par les tâches que l'utilisateur doit
effectuer : amender un document afin de le diffuser auprès de ses
collègues est un exemple de tâche possible pour un utilisateur donné.
Cette grammaire de la tâche doit permettre de prendre en compte le
« facteur humain » dès la phase de conception ; des méthodes de
développement existent, qui aident au recueil et à l'analyse des informations
sur l'environnement, et les besoins de l'utilisateur. La modélisation des
actions de l'utilisateur est simple : il cherche à effectuer une tâche ;
charge au concepteur d'adapter ergonomiquement le système à
l'accomplissement de cette tâche.
Le modèle de l'ergonomie est déterministe, et la notion de « tâche »
semble efficace. Toutefois, appliquée à Internet, la notion de « tâche »
est ambiguë. Les « contextes d'utilisation » d'Internet englobent des
activités qui débordent le cadre de la contextual isation cogniticienne.
Chercher de l'information sur Internet est une activité complexe qui
relève d'un usage plutôt que d'une tâche. L'évaluation ergonomique de
l'interface ne suffit plus à couvrir les besoins des acteurs de la
production multimédia en ligne. Quelles sont les stratégies des experts pour
pallier cette carence de l'évaluation ergonomique ?
Dans un article publié sur ZDNet vulgarisant la manière de conduire
une évaluation de site Internet, Jakob Nielsen inclut l'expertise édito-
riale de la concurrence dans son approche :
« [...] L'étude déterminera le pourquoi des difficultés éprouvées par
les gens avec l'ancien design. Savoir où les gens sont déstabilisés,
comme connaître leurs incompréhensions sera d'une aide précieuse
au moment d'aborder le nouveau design.
Effectuez un test utilisateur comparatif des sites concurrents.
D'autres sociétés ont déjà investi dans des solutions de conception
très différentes ; vous devriez en tirer des enseignements et éviter
leurs erreurs.

21. Article « Design », Encyclopedia universalis, 1990.


62 Les T.I.C., objets de valeur

Testez vos deux concurrents directs ainsi que les sites d'autres
sociétés qui ont trouvé des solutions pertinentes aux problèmes que
vous devez résoudre avec votre propre design22. »
Jakob Nielsen préconise une contextualisation qui vise à comparer le
site évalué à ses principaux concurrents ainsi qu'aux autres sites ayant
une problématique similaire. Chez Nielsen, il y a un basculement
implicite du projet de l'évaluation de type ergonomique à une analyse de la
lecture polyphonique du document. L'évaluation ne vise pas seulement
une conception fonctionnelle en regard de l'utilisateur, elle doit mener à
l'élaboration d'une stratégie commerciale qui surclassera les
concurrents et vise le consommateur.
« Lancez le design. Au lieu de fêter l'événement, il est temps de
commencer à concevoir le nouveau design. Collectez des données
auprès de vos utilisateurs, analysez vos fichiers logs, et recueillez
d'autres informations concernant l'utilisabilité du nouveau design.
Souvenez-vous que le nouveau design est simplement le prototype
du prochain design23. »
En préconisant l'analyse comparative du site évalué avec d'autres sites,
Nielsen reconnaît implicitement les limites de l'évaluation ergonomique.
Il a épuisé les ressources offertes par le modèle des sciences cogni-
tives, et opte pour les méthodes qualitatives, à savoir les entretiens
individuels ou de groupes. Mais lorsque Jakob Nielsen intègre la dimension
éditoriale dans son régime d'évaluation, la notion d'« utilisateur»,
fondée sur l'analyse des tâches et de l'environnement, glisse vers celle
d'« usager », pétrie par les registres du culturel, du social, de
l'économique, sans pour autant être explicitement réinterrogée...
Le résultat de ce basculement est une confusion épistémologique. Sous
la même notion de design se glissent deux conceptions progressistes de
la réécriture : celle d'Alain Lefebvre s'effectue principalement sur une
critique d'usage, en stigmatisant les questions d'ordre esthétique ; celle de
Jakob Nielsen mêle ergonomie et enquêtes qualitatives, l'autorité
d'expert valant toutes les légitimations. L'un comme l'autre laisse penser que
£| 22. Jakob Nielsen, How to get a usable website, disponible à l'adresse :
\ http ://www.zdnet.com/devhead/stories/articles/0,4413,2137664,00.html, mai 2000.
cd « [...] the study will tell you why people have difficulty with the old design. Knowing where
cc people get stuck as well as their misconceptions will be very helpful in coming up with a
c redesign. Do a comparative user test of competing Web sites. Other companies have
^ already invested heavily in implementing many different design ideas, so you might as
^ well learn from them and avoid their failures. Test both your direct competitors and sites
o from other industries that have interesting solutions to the problems you face in your own
"en design ». Traduction N.D.
c 23. Ibid. « Ship the design. Instead of having a party, this is simply a signal to start
g planning the next redesign. Collect feedback from users, analyze your log files, and
S collect other data regarding the usability of the new design. Remember, the new design
O is simply the prototype of the next design. » Traduction N.D.
Évaluation des documents multimédias en ligne 63

le processus de réécriture est perpétuellement inachevé. Les deux


analyses concourent à un même constat : l'évaluation doit tenir compte de
la lecture polyphonique de l'internaute, et rééquilibrer les registres
fonctionnels et relationnels. En ce sens, le processus de l'évaluation sert lui-
même un processus de labellisation des sites.

EN CONCLUSION : POUR UN DESIGN MULTIMÉDIA ?


Le vocable « design » implique l'idée de progrès, un progrès qui
résiderait dans la tension entre l'artiste (à l'avant-garde des recherches
plastiques) et l'ingénieur (qui structure l'objet en fonction des besoins
de l'usager). Idéalement, le designer, s'il projette sa création vers
l'avenir, maîtrise la réception de l'objet qu'il crée. Il y a l'idée d'une
perfectibilité, d'un au-delà de l'objet qui se laisse deviner. Sur le plan de
l'imaginaire, voici bien une notion qui correspond à l'état actuel de la
technique Internet, une technique en devenir. Dans ce contexte, l'idée
d'une réécriture meliorative organisée par un procédé objectif, celui de
l'évaluation, et relayé par des études qualitatives, paraît pertinente.
Mais il apparaît indispensable d'analyser la polyphonie de l'internaute et
de situer les registres relationnels et fonctionnels au cœur de
l'économie sémiologique de « l'écrit d'écran », décrite par Y. Jeanneret et
E. Souchier : « Lanalyse de l'écrit d'écran requiert tout à la fois une
description précise de la matérialité des dispositifs techniques, une
réflexion sur la nouvelle économie des signes (écrit, image et son), ainsi
qu'une mise en perspective des processus sociaux d'appropriation,
d'interprétation et de réécriture qui organisent cette nouvelle économie
sémiologique.24»
L'évaluation du « design multimédia » ne peut faire l'économie d'une
telle analyse ; l'objet évaluation, particulièrement adapté à cette
industrie du prototype qu'est le multimédia, semble devoir s'imposer aux
scripteurs comme aux commanditaires. On retiendra toutefois que, sous
couvert de rationalisation, l'évaluation est un objet idéologique et
rhétorique, qui doit exhiber ses effets correctifs pour sa propre valorisation.
L'objet fait coexister des régimes concurrents comme le jugement de
valeur, l'objectivité scientifique et l'anticipation des usages. Les postures
- très médiatisées - de certains experts, tels que Alain Lefebvre et
Jakob Nielsen, n'échappent pas à cette logique propre à l'objet. C'est
donc sur la posture de Pévaluateur qu'il convient de travailler, dans le
but de concilier le cadre normatif de l'évaluation, l'analyse des usages
et l'expertise critique.

Nicolas Devos

24. Yves Jeanneret & Emmanuel Souchier, Pour une poétique de l'écrit d'écran, Xoana,
Images et sciences sociales, Jean-Michel Place, 1999.

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