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XI Objectivité, jugement de valeur et choix d’une théorie Dans l’avant-dernier chapitre d’un livre trés contesté qui fut publié pour la premiére fois ily a quinze ans, ;"étudiais les par- cours qui conduisent les scientifiques & abandonner une théorie ou un paradigme, autrefois & ’honneur, pour en adopter d'autres. La solution de ce genre de problémes de décision, écrivais-je alors, ne saurait provenir d’une justification par des preuves. Il s’ensuit que, pour en discuter le mécanisme, il faut parler « [de] techniques de persuasion, (d'| arguments et de ccontre-arguments dans une situation oit toute preuve est impos- sible ». Et j'ajoutais que, dans de telles circonstances, « une résis- ance acharnée {& une nouvelle théoric] n’est pas une violation des principes scientifiques... Bien que I’historien puisse toujours trouver des hommes — Priestley, par exemple — qui ont man- (qué de raison en résistant aussi longtemps, il ne découvrira pas un point oi la résistance deviendrait illogique ou anti- scientifique »'. Des affirmations de ce genre soulévent immé- diatement une question : comment se fait-l qu’en I’absence de 1. The Structure of Scientific Revolutions, 26d, Chicago, 1970, pp 148, 151-152, 159.'Les passages dont sont trés ces citations avaient dja la meme forme dans la premiere écition de 1962. Dans la traduction francaise (La Structure des révolu- tions scientifiques, tad, Laure Meyer, Flammarion, coll. « Champs », 1983), ces passages se wouvent pp. 204, 209,210 et 218. ‘« Objectivity, Value Judgment, and Theory Choe. » Conférence (Machtte Le- ture) donnée & universté Furman, 30 novembre 1973. Objectivité, jugement de valeur 425 critéres qui déterminent le choix scientifique, a la fois le nom- bre de problémes résolus et la précision de la solution de cha- ccun d’entre eux puissent tellement croitre au cours du temps ? Face a cette question, j’esquissais, dans le chapitre final, une lise de caractéristiques communes aux scientifiques, acquises grice & cette formation qui leur fait obtenir la carte de membre de telle ou telle communauté de spécialistes. Poursuivant mon raisonnement, je remarquais que nous faisions tout fait confiance aux scientifiques qui ont suivi cette formation. Et, pour la forme, je demandais : « Quel meilleur critdre pourrait- ily avoir que la décision du groupe scientifique’ ? » Un certain nombre de philosophes ont accucilli ces remarques d'une maniére qui continue de me surprendre. Selon eux, mes idées font du choix dune théorie « unie question de psycholo- sie des foules»*. On affirme que je crois que «la décision @'un groupe scientifique d’adopter un nouveau paradigme ne ‘peut reposer sur aucune raison valable, factuelle ou autre >}. Toujours a en croire mes critiques, les débats qui peuvent se lever lors de tels choix ne seraient, selon moi, qu’« un éialage persuasif sans substance délibérative »*. Cette faon de rendre ‘compte de mes idées dénote une totale incompréhension, et j'ai euT’occasion de le dire dans des articles consacrés & autre chose. ‘Mais ces protestations, faites en passant, ont eu un effet négli- geable : I’incompréhension continue d’étre importante. Den conclus qu’il est plus que temps de décrire plus longuement et 1. bi, p. 170. 2 Imre Lakatos, «Falsifeation and the Methodology of Scientific Research eegramimes », jn L, LaKATOS and A. MUSGRAVE, dc. publ,, Criticism and the Growth of Knowiedge, Cambridge, 197, pp. 91-195. La phrase ctée est en itai- ‘que dans original, page 178 3. Dudley Sarees, « Meaning and Scientific Change », in RG. Cotooey, él, ‘Mind and Cosmos; Essays in Conternporary Science and Philosophy, Univesity of Pittsburgh Serie in the Philosophy of Science, 3, Pittsburgh, 196, pp. 41-85. Le passage lté se trouve p. 67. 4 Israel SCHEFFLER, Science and Subjectivity, Indianapolis, 1967, p. 81. 426 Etudes métahistoriques avec plus de précision ce que j'avais en téte, lorsque j'ai énoncé des propositions comme celles du début de cet article. Si j'ai ‘mis peu d’empressement & le faire jusqu’a présent, c’est en grande partie parce que j’ai préféré porter mon attention sur des domai- nes oi mes vues different de celles qui sont généralement adi ses plus fortement que dans celui du choix des théories. Demandons-nous d’abord : quelles sont les caractéristiques une bonne théorie scientifique ? J’en choisirai cing tout a fait habitueiles, non parce qu’elles épuisent le sujet, mais parce que chacune d’entre elles est importante et que leur ensemble est suf- fisamment varié pour montrer ce dont il s'agit. Il faut d’abord ‘u’une théorie soit précise (accurate) : cela veut dire que, dans son domaine, il faut pouvoir démontrer que les conséquences qu’on en tire sont en accord avec les résultats des expériences et des observations existantes. Ensuite, une théorie doit étre cohé- rente, non seulement douée de cohérence interne et avec elle- méme, mais aussi de cohérence avec les autres théories généra- Jement acceptées, appliquées a des aspects reliés de la nature. Troisiémement, la théorie doit avoir une large envergure : en particulier, les conséquences qu’on en tire doivent aller bien au- dela des observations, des lois, des sous-théories particuliéres ‘qu’elle était initialement destinée a expliquer. Quatriémement, et cela est intimement relié a ’exigence précédente, la théorie doit étre simple, mettant de ordre dans des phénoménes qui, pris un par un, resteraient isolés, et, pris dans leur ensemble, confus. Cinquiémement, et cette exigence, pour étre moins ordi- naire, est d’'une importance toute particulidre dans le cas d’une décision scientifique sur le terrain, la théorie doit étre grosse de nouvelles découvertes dans la recherche : en d’autres mots, elle doit dégager de nouveaux phénoménes ou des relations pas- sées inapercues entre les phénoménes déja connus'. Ces cing 1. My a leu d'nsister sur le dernier eritée, f€sonité, plus qu'on ne le fait ‘Vordinsie. Un scientifique qui choisit entre deux théores sit bien que sa décsion Objectivité, jugement de valeur a7 caractéristiques : précision, cohérence, envergure, simplicité et ‘fécondité, constituent justement les critéres d’évaluation de la validité d'une théorie ordinairement retenus. Si ce n’avait pas été le cas, je leur aurais réservé davantage de place dans mon livre, car je suis en accord total avec l’opinion traditionnelle qui leur attribue un réle vital dans le choix que doit faire le scienti- fique entre une théorie établie et une concurrente sur le. départ. Ces caractéristiques, plus d’autres tout a fait du méme type, constituent /a base, partagée par tous, du choix d’une théorie. ‘Quoi qu’il en soit, ceux qui doivent utiliser ces critgres pour choisir entre deux théories (par exemple, entre la théorie astro- nomique de Ptolémée et celle de Copernic, entre deux théories de la combustion, l'une qui fait appel au phlogistique, autre 4 Poxygéne, ou entre la mécanique newtonienne et la mécani- que quantique) rencontrent deux types de difficultés. Pris un Par un, ces critéres sont imprécis : chacun peut légitimement avoir un avis différent sur leur application dans tel cas concret. Bien plus, si on les applique tous ensemble, on s’apergoit quiils entrent sans arrét en conflit les uns avec les autres. L’exigence de précision peut obliger A choisir une certaine théorie, celle d’envergure, la théorie concurrente. Ces difficultés, et parti- culiérement la premiére, sont bien connues, et je ne leur consa~ crerai que peu de temps. Pour les nécessités de l’exposé, je vais en offrir une bréve illustration, mais c’est seulement quand je aurai fait que ma fagon de voir se mettra diverger de ceile qui est depuis longtemps admise. ‘Commengons par la précision. Pour ce qui m’intéresse ici, ie la considérerai comme demandant a la fois non seulement l'accord quantitatif, mais aussi l’accord qualitatif. Au bout du compte, il apparait que la précision est le critére le plus déci en partie parce qu’il est moins équivoque que les autres, mais surtout parce que les capacités de prédiction et d’explication en dépendent, et ce sont 14 des caractéristiques que les scientifiques ‘nflueacers te déroulementuiéieur de sa cariée de cercheu. est bien entend, tire ar une thorie qui offre des promesses de réussites conctées, de ces reust ‘es pour lesquelles les scientifiques regoivent habitullement des récompenses. 428 Etudes métahistoriques ne sont guére enclins & abandonner. Malheureusement, on ne saurait se placer toujours du point de vue de la précision pour distinguer les théories. Le systéme de Copernic, par exemple, était pas plus précis que celui de Ptolémée, avant d’étre fon- damentalement revu par Kepler, et cela plus de soixante ans aprés Ja mort de son inventeur. Si Kepler, ou quelque autre, n'avait pas trouvé d’autres raisons de choisir une astronomie héliocen- trique, ces améliorations dans la précision n’auraient jamais été faites et l'on aurait fort bien pu oublier ’euvre de Copernic. Ce qui est, bien str, encore plus spécifique, c'est que si la pré- cision permet bien de faire des distinctions, elles ne sont pas telles qu’elles ménent a tout coup & des choix sans équivoque. La théo- rie de Voxygene, par exemple, était admise par tous comme ren- dant compte des tapports de masse dans les réactions chimiques, chose que la théorie du phlogistique avait rarement tenté de faire. Mais la théorie du phlogistique, contrairement a sa rivale, pou- vait rendre compte de la similitude plus grande entre les métaux au’entre les minerais dont on les extrait. Ainsi, I’une des théo- ries s’accordait mieux avec I’expérience dans un domaine, et autre dans un autre. Pour choisir entre les deux en s’appuyant sur la seule précision, un scientifique devait d’abord décider quel domaine était le plus important. Les chimistes pouvaient diffé- rer d’opinion sans violer aucun des critéres que nous avons évo- qués plus haut, voire d’autres qui sont encore & inventer. Et, de fait, ils différerent. Done, quelque importante qu’elle puisse étre, la précision est Aclle seule rarement, ou méme jamais, un critére suffisant pour le choix d’une théorie, D’autres critéres doivent étre pris en compte, mais les problémes n’en sont pas éliminés pour autant. Pour illustrer cette affirmation, je vais en choisir deux, la cohé- rence et la simplicité, et poser la question de leur fonction dans le choix entre les systémes héliocentriques et eéocentriques. En tant que théories astronomiques, celle de Ptolémée comme celle de Copernic étaient douées de cohérence interne, mais leurs rap- ports aux théories reliées dans d'autres domaines étaient trés différents. L’existence d’une Terre centrale immobile était un ingrédient essentiel de la théorie physique régnante, de ce corps Objectivité, jugement de valeur 429 serré de doctrines qui expliquait, notamment, la chute des pier- res, le fonctionnement des pompes a eau, le lent mouvement des nuages dans le ciel. L’astronomie héliocentrique, qui exi gait le mouvement de la Terre, était incohérente avec les expli cations existantes de ces phénoménes, et d’autres phénoménes terrestres. Par conséquent, le rittre de la cohérence militait sans équivoque pour la tradition géocentrique. En revanche, la simplicité était en faveur de Copernic, mais seulement lorsqu’on I’évaluait d'une maniére bien spéciale. Ainsi, sion comparait les deux systtmes par la quantité de calcul exigé pour prédire la position d’une planéte & un moment donné, on ne pouvait que les renvoyer & peu prés dos a dos. Le systéme de Copernic n’offrait, aux astronomes qui font ce genre de cal cal, aucune technique permettant d’économiser du travail. Si, au contraire, on s*interrogeait sur la quantité d’appareil mathé- matique nécessaire, non pour expliquer quantitativement, par le détail, le mouvement des planétes, mais simplement, en gros, les caractéres qualitatifs de celui-ci, comme I’élongation limi- \e, le mouvement rétrograde, etc., alors le systéme de Copernic, ‘comme le savent tous les écoliers d’aujourd’hui, n’introduisait 4qu’un seul cercle par planéte, 14 oli le modéle de Ptolémée en. exigeait deux. C’est en ce sens que la théorie de Copernic était la plus simple, un fait qui se montra vital pour les choix de Kepler et de Galilée, et donc pour la victoire finale du copernicianisme. Mais ce sens de la simplicité n’était pas le seul dont disposaient les astronomes professionnels ni méme le plus naturel pour ces hommes dont la tche était de calculer vraiment la position des planetes. Comme le temps m’est compté et que j’en ai déja développé aints exemples ailleurs, je voudrais simplement réaffirmer ici ‘que ces difficultés dans Papplication du critére habituel de choix sont typiques, et qu’elles se présentent au Xx* siécle avec tout autant de force qu’autrefois, dans les exemples bien connus que je viens de rappeler. Quand des scientifiques doivent choisir entre diverses théories en concurrence, il peut arriver que deux per- sonnes, disposant de la méme liste de critéres, arrivent cepen- dant & une décision différente. Ils peuvent concevoir diffé- 430 Etudes métahistoriques remment la simplicité, avoir des convictions différentes sur ’éten- due des domaines oi le critére de cohérence doit s’appliquer. Et méme s'ils sont d’accord sur ces divers aspects, ils peuvent différer dans Pévaluation du poids a affecter a tel ou tel cri- tére, quand on les envisage ensemble. Pour de telles divergen- ces, ensemble des critéres de choix proposts ci-dessus n'est aucune utilité. On peut expliquer, et c’est ce que font spécifi- ‘quement les historiens, pourquoi tel homme a fait tel choix tel moment. Mais, pour fournir cette explication, il faut sortir ‘du cadre des critéres communs pour passer & celui des carac- ‘teres particuliers & chaque individu qui fait un choix. Autrement dit, il faut prendre en compte des caractéristiques qui varient un scientifique a autre, sans mépriser pour autant le fait que tous ont adopté les canons qui font que la science est scientifi- que. Bien que de tels canons existent (et les critéres de choix que j'ai donnés ci-dessus en font partie), ils ne suffisent pas par eux- mémes pour déterminer les décisions d’un scientifique particulier. De fait, ils doivent en quelque sorte prendre corps et donc dif- ferent d’un individu a autre. Une partie des différences auxquelles je pense provient de expérience passée du scientifique dans son métier. Dans quelle partie du domaine était-il actif au moment oiil s'est trouvé face au choix ? Pendant combien de temps y a-t-il travaillé ? Quels suceés y a-t-il obtenus ? Quelle part de son travail dépend des concepts et des techniques mis en question par la nouvelle théo- rie ? Iy a, en outre, d’autres facteurs influant sur le choix qui ne relévent pas de la science considérée. Si Kepler opta pour le copernicianisme, c’est en partie qu’a l’origine il avait participé ‘aux mouvements néoplatonicien et hermétiste de son époque. ‘Le romantisme allemand prédisposait ceux qui y adhéraient & ‘comprendre et & accepter Ia conservation de I’énergie. La pen- ‘se sociale, dans I’Angleterre du XIX® siécle, a eu une influence semblable, a la fois dans la création et acceptation du concept de lutte pour Pexistence propos¢ par Darwin. Il y a encore d'autres différences actives qui résultent de la personnalité. Cer- tains scientifiques accordent davantage de prix &’ori sont done disposés & prendre davan.age de risques. D'autres pré- Objectivité, jugement de valeur 431 férent les théories unifiées et globales aux solutions, précises et déaillées, de problémes apparemment de moindre portée. Ces facteurs de différenciation, mes critiques les qualifient de sub- Jectifs et les opposent aux critéres communs dont j’ai parlé plus haut, réputés objectifs. Bien que je conteste cette utilisation des termes, je vais l'accepter pour un instant et simplement remar- quer que tout choix individuel entre des théories concurrentes dépend d’un mélange de facteurs objectifs et subjectifs, c’est-a- dire de critéres partagés avec d’ autres et de critéres individuels. ‘Comme ces derniers ne sont guére mentionnés ordinairement dans la philosophie des sciences, attention marquée que je leur ai portée a quelque peu aveuglé mes critiques, les empéchant de voir que je croyais aux premiers. (Ce que j’ai dit jusqu’a présent n’est guére qu’une description de ce qui se passe en science au moment du choix d’une théo- trie, Cette description n’est pas contestée en tant que telle par mes critiques ; ce qu’ils rejettent, c’est ma prétention a accor- der, & ces aspects de la vie scientifique, une importance philo- sophique. Venons-en done ce sujet. Je choisirai d’abord quelques différences d’opinion que, pourtant, je ne crois pas trés importantes. Commengons par nous demander comment ise fait que les philosophes des sciences aient pu si longtemps négliger Ies éléments subjectifs qui, ils 'admettent volontiers, entrent réguligrement dans le choix concret d’une théorie par un scientifique donné, Pourquoi ces éiéments leur apparaissent-ils seulement comme un indice de I’humaine faiblesse, et pas du tout de la nature de la connaissance scientifique ? Pour répondre & cette question, bien entendu, on peut faire observer qu'll ya peu de philosophes, qu'il n'y en a méme aucun, our se targuer de posséder une liste de critéres, compléte, ou bien articulée dans sa totalité. Les philosophes peuvent donc, Pour un temps, espérer raisonnablement que la recherche ulté- rieure finira par éliminer les imperfections restantes et par pro- duire un algorithme capable de dicter un choix rationnel et 432 Etudes métahistoriques unanime. Tant qu’elle n’y est pas arrivée, les scientifiques n’ont pas d’ autre possibilité que de fournir subjectivement ce qui man- que dans la meilleure liste de critéres objectifs. Et si, lorsque cette liste parfaite sera établie, certains d’entre eux devaient conti- nuer @agir ainsi, il ne faudrait y voir qu'un exemple de ’inévi- table imperfection de la nature humaine. Test possible que cette réponse se révéle correcte, mais je pense qu'il n'y a plus un seul philosophe pour ’espérer. On a pour- suivi, pendant un certain temps, la recherche d’algorithmes pour les processus de décision et obtenu des résultats puissants et éclai- rants. Mais ces résultats reposent tous sur un présupposé : les critéres de choix d’un individu peuvent étre définis sans ambi- guité, et si plusieurs critéres doivent étre pris en compte, ils le sont avec un poids relatif préalablement connu, Malheureuse- ‘ment, en ce qui concerne le choix d’une théorie scientifique, on na fait que peu de progres en ce qui touche la premiére de ces cexigences et aucun en ce qui porte sur la seconde. Je pense par cconséquent que Ia plupart des philosophes considérent aujour- hui que ce type d’algorithme, qu’on a recherch¢ traditionnel- lement, représente une sorte d’idéal qu’il n’est guére possible d’atteindre. Comme je suis d’accord la-dessus, je considérerai done cette conclusion comme acquise. ‘Or un idéal, s'il veut rester crédible, doit garder quelque rap- port prouvé avec les situations auxquelles il est supposé s'appli- quer. En prétendant que telle démonstration n’exige pas de recourir a des facteurs subjectifs, mes critiques semblent bien faire appel, explicitement ou implicitement, & la distinction bien ‘connue entre les contextes de Ia découverte et ceux de la justifi- cation''. Is admettent bien que les facteurs subjectifs dont je parle jouent un role important dans la découverte ou Vinven- tion dune nouvelle théorie, mais c'est pour souligner aussitOt le fait que ces processus intuitifs inévitables sont en dehors de Ja philosophie des sciences et n’ont rien & faire dans le probléme de l’objectivité scientifique. Is ajoutent ensuite que l’objecti- 1. Lrexemple le moins équivoque de extte postion est probablement celui que donne SCHEFFLER, Scence and Subjectivity, op. cit, chap. 1 Objectivité, jugement de valeur 433 vité fait son apparition en science a travers les processus de test, de justification ou de jugement d’une théorie. Ces processus ne font (ou, au moins, ne devraient faire) appel a aucun facteur subjectif. Ils peuvent étre gouvernés par un ensemble de crité- +s (objectifs) partages par tout le groupe compétent pour juger. Fai déja discuté ailleurs de cette position et du fait qu’elle West pas en accord avec ’observation de la vie scientifique. Jadmettrai donc que beaucoup de concessions ont été faites. Mais je voudrais envisager maintenant un autre aspect : est-ce ‘ue ce recours a la distinction entre contextes de la découverte et de la justification arrive a fournir une idéalisation plausible etutile ? Je pense qu’il n’en est rien, et le mieux, pour le mon- trer, c'est de suggérer d’abord une source vraisemblable de la force apparente de cette argumentation. Je soupconne mes cri tiques d’avoir été fourvoyés par la pédagogie de la science, par ce que j’appelle ailleurs la science des manuels. Dans Vensei- gnement des sciences, les théories sont présentées accompagnées d'exemples d’applications, et ces applications peuvent étre vues ‘comme des preuves. Mais ce n’est pas 1a leur fonction pédago- gique primordiale (les étudiants en science attendent, dans la plus grande détresse, de se faire donner le mot par leurs profes- seurs et les textes). Bien entendu, certaines de ces applications ont fait partie des preuves & l’époque ou la décision a été concr’- tement prise, mais elles ne représentent qu’une fraction des consi- <érations qui ont joué dans le processus de décision. Le contexte de la pédagogie différe au moins autant du contexte de la justi- fication que du contexte de la découverte. Pour étayer complétement cette affirmation, il me faudrait procéder & une argumentation beaucoup plus longue qu'il n’est liciteici, mais il est bon de noter deux aspects de la maniére dont |es philosophes démontrent ordinairement la pertinence des teres de choix. Suivant en cela les manuels scientifiques sur les- auels ils sont modelés, leurs livres et leurs articles traitant de Philosophie des sciences font, encore et encore, appel aux fameu- ses expériences cruciales : celle du pendule de Foucault qui demontre la rotation de la Terre, celle de Cavendish qui démontre attraction gravitationnelle, celle de Fizeau qui mesure la vitesse 434 Etudes métahistoriques relative du son dans I’eau et dans I’air. Ces expériences sont des paradigmes de la bonne raison d’un choix scientifique. Elles met~ tent en lumiére le plus efficace parmi tous les types d’arguments dont peut disposer un scientifique qui se trouve dans Vincerti- tude face & deux théories A suivre : elles servent de véhicule pour transmettre les critéres de choix. Mais elles ont une autre carac- téristique commune. A V’époque od ces expériences furent ‘menées, aucun scientifique n’avait besoin d’étre convaincu de Ja validité de la théorie que leur résultat sert @ démontrer aujourd'hui. La décision avait été prise depuis longtemps et & partir de preuves nettement plus douteuses. Ces expériences cru- ciales exemplaires, auxquelles se référent encore et encore les philosophes, n’auraient pu jouer de r6le historique dans le choix de la théorie que s elles avaient fourni des résultats qu'on n’atten- dait pas. Les utiliser comme illustrations, c’est satisfaire a une bonne économie pour Ia pédagogie, mais on ne peut guére les retenir pour éclairer le caractére des choix que les scientifiques doivent faire. Ces illustrations classiques du choix scientifique, présentées par les philosophes, sont troublantes pour une autre raison. Comme je Iai dit plus haut, les seuls arguments que I’on dis- cute sont les arguments favorables a la théorie qui a fini par triompher. Ainsi, on nous dit que l’oxygene permettait d’expli quer les relations de masse, ce que le phlogistique ne pouvait pas. Mais on ne dit rien sur l’efficacité de la théorie du phlogis- tique, ni sur les limitations de celle de Poxygéne. De méme pour les comparaisons entre la théorie de Copernic et celle de Ptolé- mée. Il vaudrait peut-ttre mieux ne pas donner ces exemples- 1a, puisqu’ils mettent en opposition une théorie élaborée avec lune autre qui est encore dans l'enfance. Mais, voila, les philo- sophes le font réguliérement. S’il n'en résultait qu'une simpli fication de la situation dans le probléme de la décision, je n’aurais rien a objecter. Les historiens eux-mémes ne prétendent pas pren- dre en compte toute la complexité factuelle des situations quis

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