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La période de l’occupation américaine : la résistance et le

malaise des acteurs de l’enseignement classique haïtien

Enseignement technique et professionnel versus enseignement classique


De 1922 à 1930, sous la présidence de Louis Borno, Haïti a connu deux branches
d’enseignement parallèles : 1) l’enseignement technique et professionnel et 2)
l’enseignement classique. En dépit de la bonne entente apparente entre Borno et John H.
Russel (le Haut- Commissaire des marines américaines), la proposition de réforme du
système éducatif haïtien selon les nouvelles orientations américaines constituait un sujet qui
fâche. Le 22 décembre 1922, Russel a fini par imposer le « Service Technique de
l’Agriculture et de l’Enseignement Professionnel ». Ce nouveau service se rattachait au
Département de l’agriculture. En 1923, l’Américain Dr Georges Freeman a été nommé à la
tête de cette branche d’enseignement technique et professionnel. Ses appointements
étaient fixés à dix-sept mille cinq cents (17500) dollars par an. Il disposait alors d’un budget
deux fois plus élevé que celui du Département de l’Instruction Publique. Le budget du
Service technique de l’agriculture et de l’enseignement professionnel devait favoriser la
création d’une école centrale d’agriculture et l’instauration des « fermes-écoles » qui
représentaient moins du 1/6 de l’effectif des écoles nationales du pays.

En effet, deux systèmes distincts d’enseignement avaient vu le jour sous le gouvernement


de Louis Borno : l’enseignement technique et l’enseignement classique. Les deux
institutions correspondaient à deux catégories de publics. Elles avaient toutes deux leurs
stratégies ou leurs tactiques : « la branche classique, dépendant du Département de

l’Instruction publique, contrôlée par les dirigeants haïtiens et destinée à la reproduction des
élites du pays ; la branche technique et professionnelle, dépendant du Département de
l’Agriculture, contrôlée par les occupants américains et destinée à la formation des
techniciens et des ouvriers spécialisés » (L. A. Joint, 2006, p. 88). En fait, la disparité entre
les élites haïtiennes et les masses populaires ne datait pas de l’occupation américaine.
Jacques C. Dorsainvil aurait déjà souligné cela en 1909 : « Selon toute apparence, […] la
société

haïtienne semble composée de deux sociétés juxtaposées : une élite égoïste d’un côté, et
de l’autre une masse stagnante, menant une vie comparable à celle des bêtes » (Nicholls,
1975, p. 658). Au moment de l’occupation, les enjeux étaient trop grands. Les compromis de
part et d’autre étaient devenus impossibles. Le Service technique de l’agriculture et de
l’enseignement professionnel était donc ressenti comme le pavé dans la mare.

Le Président Borno cherchait à résister à « l’américanisation » de l’école haïtienne. Il


s’appuyait, en effet, sur l’aide de l’Eglise catholique et des écoles congréganistes. Pour
tenter de préserver la culture francophone, il comptait également sur l’appui de la diplomatie
française aux Etats-Unis.

Les occupants américains, de leur côté, cherchaient à apaiser la colère des élites
bourgeoises haïtiennes. Ils octroyaient des bourses d’études dans des établissements
scolaires et universitaires américains. Mais, les étudiants qui bénéficiaient des bourses
d’études devaient se destiner à travailler dans le domaine d’agriculture pour le
développement des campagnes.

Les mécontentements ont provoqué la grève générale des étudiants de l’Ecole Centrale
d’Agriculture de Damien le 31 octobre 1929. Le mouvement des étudiants, récupéré par
l’opposition politique, a été renforcé par la grève des fonctionnaires de la douane du 2
décembre de la même année. Malgré l’application de la loi martiale, les agitations politiques
continuaient de se propager.

Le 6 décembre 1929, l’« affaire de Marchaterre » représentait la goutte d’eau qui fait
déborder le vase. Marchaterre est une zone périphérique des Cayes (ville de province située
au sud d’Haïti). Dans ce lieu, des paysans protestataires ont été victimes des armes des «
marines américaines ». Ils s’agitaient en raison de leur situation socioéconomique : dégâts
du cyclone de 1928, effets pervers des lois de 1922 et 1928 sur le régime foncier, la création
de la taxe fiscale sur le tabac et l’alcool par la loi du 14 août 1928, pour ne citer que cela
(Millet, 1978). Il y avait environ une vingtaine de morts et une cinquantaine de blessés.

Le 9 décembre 1929, Herbert Clark Hoover, le nouveau président des Etats-Unis


(1929-1933), avait demandé au Sénat américain une Commission d’enquête pour faire
l’analyse des possibilités du retrait des troupes d’occupation. Le 4 février de l’année
suivante, il avait précisé sa double préoccupation en ces termes : « The primary question
which is to be

investigated is when and how we are to withdraw from Haiti. The second question is what we
shall do in the meantime »1 (Forbes, Fletcher, Vezina, Kerney, & White, 1930, p. 1). Les
Etats-Unis cherchaient à se désengager.

1 Nous proposons la traduction la suivante : « La principale question qui doit être étudiée,
c'est quand et

comment nous allons nous retirer d'Haïti. La deuxième question est qu’est-ce que nous
devons faire en attendant ».

Toutefois, les raisons profondes de cette volte-face n’étaient pas, à proprement parler, les
conditions de la situation d’Haïti. Les principaux enjeux portaient sur la dépression des
années 1930, où « la production industrielle des deux premières économies du monde, les

Etats-Unis et l’Allemagne » a été réduite de moitié (Harman, 2009). Du côté américain, la


crise a vu le jour avec la récession de 1927. Elle s’est amplifiée avec le crash de Wall Street
d’octobre 1929. Comme l’a souligné François Blancpain (1999, p. 295) : « On peut même

avancer que "Marchaterre" fut le prétexte du désengagement tout comme l’assassinat de


Vilbrun Guillaume avait été celui du débarquement ». Les Etats-Unis avaient donc d’autres
chats à fouetter au moment où les affaires « Damien » et « Marchaterre » faisaient du bruit.
En effet, le Président Hoover a envoyé deux commissions d’enquête en Haïti. La première
est dirigée par William Cameron Forbes et la seconde par Robert Russa Moton. Chacune
avait une mission bien déterminée.

En premier lieu, la « Commission Forbes » devait enquêter sur l’état de la situation et sur les
principales causes des rébellions. Elle est arrivée à Port-au-Prince le 28 février 1930. Elle a
rendu le rapport au président Hoover le 26 mars de la même année. Le président Borno,
lui-même, a dû renoncer à briguer un troisième mandat aux élections de 1930. Le 15 mai, il
a été remplacé par le président intérimaire Eugène Roy. Le 18 novembre (six mois plus
tard), les élections présidentielles ont été réalisées. Sténio Vincent est élu. En fait, pendant
la « paix étasunienne » en Haïti, il y avait une nette amélioration au niveau de certains
services. C’est le cas de la santé publique, de l’électricité, de la télécommunication, de la
construction de nombreux bâtiments publics, etc. C’est pendant l’occupation américaine que
l’automobile est arrivée en Haïti. D’où la construction d’environ cinq cents (500) kilomètres
de voies carrossables (E. Dartigue, 1992). De plus, une classe moyenne a émergé entre les
élites et la paysannerie. En revanche, la Commission Forbes avait pris acte de l’échec des
grands espoirs l’occupation américaine en ces termes :

« It has been the aim of the American Occupation to try to broaden the base of the articulate
proletariat and thus make for a sounder democracy and ultimately provide for a more
representative government in Haiti. Hence its work in education, in sanitation, in agencies of
communication such as roads, telephones, telegraph lines, and regular mail routes. These
things naturally are deemed of secondary importance by the Elite, who see in the rise of a
middle class a threat to the continuation of their own leadership.

« The failure of the Occupation to understand the social problems of Haiti, its brusque
attempt to plant democracy there by drill and harrow, its determination to set up a middle
class – however wise and necessary it may seem to Americans – all these explain

why, in part, the high hopes of our good works in this land have not been realized »1

(Forbes et al., 1930, p. 19)

En second lieu, la « Commission Moton » devait conduire une enquête sur les causes des
oppositions au Service technique de l’agriculture et de l’enseignement professionnel. Elle est
arrivée en Haïti à la mi-juin 1930. Avant même l’arrivée de la Commission Moton, Dr
Freeman a donné sa démission de Directeur du Service technique de l’agriculture et de
l’enseignement professionnel.

Robert Moton était un éducateur et un auteur afro-américain très réputé. Mais, la


Commission qu’il présidait a été victime d’une suspicion raciale aux Etats-Unis. Freeman, de
peur que son administration soit mise en cause, en a profité pour remettre sa démission
avant l’arrivée de la Commission Moton. Angulo (2011, p. 11) a expliqué la cause de la
démission comme suit : « Moton’s Commission had a narrow charge – to study the state of
Haitian
education and offer recommendations. Freeman was still Director of the Technical Bureau at
the time. When he discovered that a black commission would review educational policies in
Haiti, Freeman immediately submitted his resignation »2

. La suspicion raciale était très grave. Le rapport de la Commission Moton (1930) a été
rendu au Président Hoover le 1er octobre. Dans le rapport, soixante-et-un (61)
recommandations étaient faites. Elles étaient divisées en cinq catégories : 1) Administration
(34 %), 2) Institutions et Cours (23 %), 3) Ecoles supérieures (16 %), 4) Programme
d’éducation (15 %) et 5) Finance (15 %). Deux points attirent notre attention.

Le premier concerne l’administration du Service technique de l’agriculture et de


l’enseignement professionnel. Il s’agit de la première recommandation : « 1. That a unified

educational program in Haiti be restored, whereby all types of educational institutions shall

1 Nous traduisons librement : « Le but de l’occupation américaine a été d’essayer d’élargir


les bases du

prolétariat articulé de manière à établir un système démocratique plus sain et à assurer


finalement un gouvernement plus représentatif en Haïti. D’où son travail dans l’instruction,
dans l’hygiène, dans les moyens de communication tels que les routes, la téléphonie, la
télégraphie et le service postal régulier. Ces choses sont naturellement considérées comme
étant d’une importance secondaire par les élites qui voient dans l’émergence d’une classe
moyenne, une menace pour la poursuite de leur propre leadership. L’échec de l’occupation à
comprendre les problèmes sociaux d’Haïti, la tentative brusque pour y implanter coûte que
coûte la démocratie, la détermination à établir une classe moyenne – quelque nécessaire et
sage que cela paraît aux Américains – tout cela explique pourquoi, en partie, les grands
espoirs de nos bonnes œuvres dans ce pays ne sont pas réalisés ».

2 Nous traduisons : « La Commission Moton avait une charge étroite – étudier l'état de
l’éducation haïtienne et

faire des recommandations. Freeman était encore Directeur du Bureau technique à


l'époque. Quand il a découvert qu'une commission dirigée par un Noir devrait examiner les
politiques éducatives en Haïti, il a immédiatement donné sa démission ».

be under the direction of the Secretary of State for Public Instruction »1 (Moton et al., 1930,
p. 66). La Commission Moton considérait comme inefficace la séparation de l’administration
des deux branches d’enseignement. Elle était plutôt favorable à l’unification de la structure
scolaire sous la direction du Secrétaire d’Etat à l’Instruction Publique.

Le second point porte sur la conception de la Commission Moton au sujet de la participation


de l’Eglise catholique dans l’éducation en Haïti. Il est dit dans le rapport : « The

Commission is of the opinion that the Catholic Church has rendered very great service to the
people of Haiti in the field of education. It would especially commend the work of the
Christian Brothers »2 (Moton et al., 1930, p. 28). La Commission Moton ne souhaitait pas
que le Département d’Etat Américain sape les bases des écoles congréganistes
subventionnées par l’Etat haïtien.

Pourtant, le rapport Moton (1930) reste lettre morte. D’un côté, les nationalistes haïtiens ne
souhaitent pas du tout l’unification de la structure scolaire. Ils craignent que les Américains
aient pleinement le contrôle du système éducatif haïtien. D’un autre côté, le Département
d’Etat Américain ne cherche pas non plus à prendre en compte les recommandations en
raison de la suspicion raciale qui pèse sur la Commission Moton. De plus, il n’est pas
question pour les occupants américains de donner trop de privilèges aux élites. En principe,
il s’agit de traiter tous les Haïtiens comme des « Negroes » (Nègres), communément
appelés « niggers »3 par les marines américaines (Schmidt, 1995, p. 28). Le Département
d’Etat Américain n’apprécie pas la totale indifférence des élites haïtiennes par rapport au
bien-être des paysans créolophones illettrés. Mais, ironie du sort, c’est la branche de
l’enseignement classique qui l’emporte.

1 Nous proposons la traduction suivante : « Qu'un programme éducatif unifié en Haïti soit
restauré, pour que

tous les types d'établissements d'enseignement soit sous la direction du Secrétaire d'Etat de
l'Instruction publique ».

2 Nous traduisons : « La Commission est d'avis que l'Église catholique a rendu des services
considérables à la

population d'Haïti dans le domaine de l’éducation. Elle recommanderait surtout le travail des
Frères de l’Instruction Chrétienne ».

3 Le mot anglais nigger signifie de manière péjorative « nègre » ou « négresse ». En


utilisant la dénomination

« niggers », les occupants ne faisaient pas de distinction catégorique entre les Noirs et les
Mulâtres ou encore entre les Haïtiens analphabètes et Haïtiens cultivés.

Les occupants américains ont quitté Haïti le 15 août 1934. Six jours plus tard (21 août), le
drapeau haïtien recommence à flotter librement. Blancpain (1999, p. 339- 340) explique
l’échec de l’occupation américaine en Haïti par un choc de deux cultures que nous
schématisons dans le Tableau 2. Après le départ des occupants, le Service d’enseignement
technique et professionnel a affaibli à petit feu jusqu’à la dissolution.

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