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Theories Des Relations Internationales
Theories Des Relations Internationales
Ce livre procède d’un enseignement donné par l’auteur à l’école doctorale de science
politique de l’Institut d’études politiques de Bordeaux, et s’inscrit en faux contre le
penchant de certains universitaires à récuser l’autonomie des relations internationales
comme discipline scientifique et à négliger la théorie, alors que la signification origi-
nelle du verbe grec theorein est « d’observer avec émerveillement ce qui se passe pour
le décrire, l’identifier et le comprendre ». À rebours de ceux qui doutent de l’existence
d’une théorie en la matière, Dario Battistella affirme haut et fort que les relations inter-
nationales sont une science sociale, qui se caractérise par un objet d’étude délimité et
une démarche scientifique reconnue. Partant de l’origine du mot « international »
forgé par le philosophe utilitariste britannique Jeremy Bentham au début du XIXe siè-
cle, il s’efforce de définir la spécificité et la cohérence des relations internationales
avant de s’interroger sur la méthode la plus appropriée pour étudier ledit objet.
Quant à l’étude méthodique des relations internationales, elle est ancienne mais les
réflexions des auteurs classiques tels Thucydide, Machiavel, Grotius, Hobbes, Locke
et Kant relèvent de ce que Raymond Aron appelait la « connaissance contemplative de
l’ordre essentiel du monde », qui n’est plus guère acceptée dans les sciences sociales.
Depuis que celles-ci se sont constituées en disciplines à part entière, la notion de théo-
rie a pris un sens plus précis et doit être fondée sur l’observation empirique et le rai-
sonnement logique. Ainsi les libéraux internationalistes britanniques, au lendemain
de la Première Guerre mondiale, se proposaient-ils d’étudier la politique internatio-
nale à partir de « la simple exposition des faits politiques tels qu’ils existent dans
l’Europe d’aujourd’hui », et les réalistes américains tels que Hans Morgenthau ont
voulu « présenter une théorie de la politique internationale s’accordant avec les faits et
conséquente avec elle-même », le but poursuivi étant d’apporter « ordre et significa-
tion à une masse de phénomènes qui, sans cela, resteraient sans lien et inintelligibles ».
lectures
Se fondant sur les difficultés qu’il avait rencontrées en composant son ouvrage Paix
et guerre entre les nations (1962), il avait abouti à la conclusion qu’il ne peut y avoir de
théorie générale des relations internationales à cause de « l’indétermination de la
conduite diplomatico-stratégique » et de l’impossibilité de discriminer les variables
endogènes au système international (la configuration en pôles de puissance) des
variables exogènes (les rapports de force économiques ou les régimes internes des
États). Selon lui seule l’approche sociologique permet de comprendre en profondeur
la diversité des systèmes internationaux et d’étudier le comportement des acteurs à
partir de la façon dont ils définissent les enjeux et les solutions des problèmes aux-
quels ils sont confrontés. Ainsi la démarche scientifique en relations internationales
varie non seulement en fonction de l’idée que l’on se fait de la théorie mais aussi
selon le niveau d’analyse que l’on retient pour expliquer ou comprendre le monde.
Ce sont ces spécificités de la discipline que Dario Battistella expose en détail dans son
ouvrage, en la situant dans le prolongement de l’histoire des idées politiques ; il pré-
sente ensuite un panorama complet des théories générales qui cherchent, à partir
d’une vision globale, à éclairer les relations internationales dans leur ensemble.
Enfin, il évoque les débats suscités par l’application de ces approches générales dans
des secteurs partiels, tels que la coopération, l’intégration, la sécurité, la guerre et la
paix, etc. Le but affiché est avant tout pédagogique, puisqu’il s’agit de mettre à la dis-
position des étudiants et des enseignants un manuel dont la consultation est aisée
grâce à un index des noms et des concepts soigneusement établi. Mais l’auteur ambi-
tionne également de fournir au citoyen une grille de lecture des événements interna-
tionaux, et de le convaincre de l’utilité des théories pour « se faire une idée plus
rigoureuse des réponses à donner aux grandes questions de l’actualité ». Il ne saurait
être question de résumer la substance d’un livre qui a vocation à devenir l’ouvrage
de référence en langue française sur les théories des relations internationales et l’on
se bornera à quelques observations sur la démarche de l’auteur et les conclusions
auxquels il aboutit au terme de son exploration de l’immense littérature consacrée à
son sujet et qu’il a su parfaitement maîtriser.
En premier lieu, on relève que Dario Battistella ne dédaigne pas l’apport des classi-
ques de la pensée politique au développement de la production théorique et constate
que les trois traditions (réaliste, libérale et globaliste) auxquelles ils se rattachent
demeurent des termes de référence pour les théoriciens contemporains. En effet,
depuis que les relations internationales sont devenues une discipline – la première 189
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C’est dire que dans le débat sur les théories des relations internationales, l’auteur ne
dissimule pas sa prédilection pour une approche réaliste, même si son souci premier
est de rendre compte d’une manière équitable de la diversité des écoles de pensée
dans ce domaine. En tout cas, son ouvrage offre un vaste panorama des idées con-
temporaines en la matière et se fonde sur une connaissance encyclopédique de la lit-
térature française et anglo-saxonne. Toutes les propositions qu’il avance sont
solidement argumentées et bien étayées et chaque chapitre est assorti d’une biblio-
graphie commentée qui fournit au lecteur des orientations précieuses pour des
recherches complémentaires. On regrettera seulement que Dario Battistella n’ait pas
abordé la question des rapports entre théorie et pratique et ne se soit pas prononcé
sur l’utilité des théories pour éclairer la pratique diplomatique. De même, on peut
déplorer qu’il ait exclu du champ de ses investigations les études stratégiques au pré-
texte qu’elles constituent la dimension policy-relevant des études de sécurité, alors
que le rôle du facteur militaire dans les relations internationales ne peut être ignoré,
qu’il s’agisse de son instrumentalisation au service d’une politique hégémonique ou
de la persistance des conflits armés dans les zones instables du Tiers-Monde. Enfin,
si la théorie de la paix démocratique fait l’objet d’une présentation nuancée, l’expor-
tation de la démocratie à la pointe des baïonnettes sous le signe d’un « wilsonisme
botté » (Pierre Hassner) soulève depuis la guerre contre l’Irak des questions sensibles
qui mériteraient un examen particulier. Aussi formons-nous le vœu que les appro-
ches polémologiques de la sécurité internationale et les théories de la stratégie soient
prises en compte dans les prochaines éditions de ce remarquable manuel.
Jean Klein
Professeur à l’Université Paris I Sorbonne
190 et chercheur associé à l’Ifri
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sions versaillaises n’est plus à faire, mais Une somme aussi vaste ne peut aller
de nombreuses traces inconscientes en sans quelques erreurs ou inexactitudes.
sont restées dans la mentalité française. Je n’en donnerai qu’un exemple. La
Elles ont ressurgi, par exemple, lors des rébellion du Monténégro contre les Ita-
récents conflits yougoslaves. L’auteur liens, commencée le 13 juillet 1941, ne
n’a pas de peine à montrer, à partir des s’est pas faite « sous la direction des
réalités de terrain, l’incohérence et la tchetniks » (B, p. 514), mais sous celle
nocivité de tant de décisions prises à des partisans, et plus particulièrement
Versailles. Il juge, pièces en main, que de Milovan Djilas. Les tchetniks, eux,
« la monarchie des Habsbourg […] n’ont jamais cessé de collaborer avec les
n’était pas parfaite, mais avait favorisé la Italiens.
collaboration et le compromis entre les
peuples » (EC, p. 537). Il est dommage enfin que la lecture soit
gênée par de nombreuses coquilles, et
Plus généralement, son exposé montre plus encore par une incohérence com-
clairement comment les nationalismes plète dans la graphie des noms propres
engendrent des conflits inextricables, étrangers (slaves, hongrois, albanais et
auxquels on ne peut remédier par des autres). Un même nom change parfois
solutions simplistes et partiales, comme de forme dans une même page. C’est le
toutes celles qui furent adoptées après seul point où soient en défaut la minutie
chacune des grandes crises (Paris 1856, de l’auteur, ainsi que son respect pour
Berlin 1878, Versailles 1919, Yalta 1945). les « petits » peuples, qui devrait s’éten-
Dans toutes ces conférences, les « gran- dre aussi à leurs langues.
des puissances » n’ont songé qu’à leurs
intérêts et se sont peu intéressées à la Au total, il nous a donné une somme
réalité des peuples. dont désormais aucun lecteur s’intéres-
sant à l’Europe du Sud-Est et du centre
On regrettera que l’histoire relatée soit ne pourra se passer.
très strictement politique. Les nationali-
tés si minutieusement comptabilisées Paul Garde
sont des phénomènes culturels, et les
débats idéologiques qui président à leur
éclosion, à leur délimitation, devraient
FAIRE LA GUERRE : ANTOINE-HENRI JOMINI
être analysés de façon moins sommaire :
Jean-Jacques Langendorf
par exemple, l’affirmation progressive
des diverses nationalités sud-slaves dès
TOME I. CHRONIQUE, SITUATION, CARACTÈRE
le milieu du XIXe siècle. Les rubriques
Chêne-Bourg/Genève, Georg, 2001,
nationales qui figurent un peu partout
390 pages
ne parlent pas d’elles-mêmes, elles
devraient être décryptées. Il semble par-
TOME II. LE PENSEUR POLITIQUE, L’HISTORIEN MILITAIRE,
fois que l’auteur manque de recul criti-
LE STRATÉGISTE
que envers les sources qu’il utilise, leur
Chêne-Bourg/Genève, Georg, 2004,
terminologie, leurs statistiques. On sait
384 pages
bien pourtant que tout dans ces régions,
les mots comme les chiffres, est biaisé
Publié en 2001, le premier volume con-
par la passion nationaliste.
sacré par Jean-Jacques Langendorf à
192 Antoine-Henri Jomini a pu susciter des
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ces trois catégories, il ne saurait se situer En gros, son constat tient en trois points.
dans la première, et chacun décidera si La masse des articles publiés par ces heb-
l’une des deux autres lui sied ou s’il con- domadaires, avant l’ouverture des hosti-
vient d’en créer une quatrième dans lités, et pendant ces hostilités, exprime
laquelle s’assume la hiérarchisation des une doxa très majoritaire : la guerre est
savoirs stratégiques. Donnons tout de inévitable ; Saddam Hussein est le dia-
même un indice en citant une métaphore ble ; l’armée irakienne est l’une des plus
musicale de Jean-Jacques Langendorf : puissantes du monde ; la guerre qui
« Bülow est celui qui interprète un con- s’annonce est juste ; la guerre qui se fait
certo de Beethoven à la flûte, Jomini au est propre. Cette guerre étant d’abord
clavecin et Clausewitz au piano-forte. » présentée comme un spectacle (à l’image
En conclusion de son étude, l’auteur des bombes traçantes frappant de nuit
s’interroge sur l’actualité de l’œuvre de Bagdad pour le plus grand profit de
Jomini. Quoiqu’il exclue une influence CNN), on s’avise tard (en février) qu’elle
directe des écrits du général suisse sur tue : la haute conscience journalistique
les stratégistes et stratèges contempo- questionne alors l’idée commune de la
rains, il décèle la permanence d’un « état guerre technologico-chirurgicale. Enfin,
d’esprit jominien » relevant de la si les énoncés de certains hebdomadaires
volonté d’introduire une rationalité stra- sont plus pluriels que d’autres (Le Point
tégique dans la conduite de la guerre. J.-J. se distinguant dans son alignement sur
Langendorf n’est pas convaincu de la vulgate américaine), seuls le Canard
l’absolue nécessité de « récupérer » enchaîné ou L’Humanité adoptent un ton
Jomini pour notre époque. En revanche, anti-guerre, ou systématiquement criti-
il est certain que ces deux volumes doi- que à l’encontre des vérités révélées du
vent dorénavant figurer aux côtés du politico-militaire.
Précis dans toute bibliothèque stratégi-
que qui se respecte. On lira avec intérêt cette étude fouillée,
basée sur les textes et sur de multiples
Ami-Jacques Rapin entretiens avec des journalistes, ou des
responsables militaires. Par prudence
intellectuelle, sans doute, l’auteur parle à
de multiples reprises d’un consensus
LA PRESSE FRANÇAISE ET LA PREMIÈRE GUERRE « apparent » des hebdos : la lecture
DU GOLFE n’accrédite pas son adjectif. Le consen-
Marc Hecker sus autour d’images auto-fabriquées, ou
Paris, L’Harmattan, 2003, 164 pages de données de propagande (parfois seu-
les disponibles) est un fait – même si une
Plusieurs ouvrages ont traité de l’infor- poignée de minoritaires résistent. Et c’est
mation dans les guerres « postmoder- encore ensemble que les journalistes
nes » de l’après-guerre froide, en vireront de bord début février en dénon-
particulier durant le premier conflit con- çant les ravages d’une guerre qu’ils
tre l’Irak de Saddam Hussein. L’intérêt n’avaient pas eu le temps d’imaginer…
du livre de Marc Hecker est d’étudier le
segment limité des hebdomadaires fran- D’où la question : pourquoi ? Si l’on
çais : il en tire un panorama clair, à passe les explications trop simples
défaut d’être rassurant. (l’inféodation au complexe militaro-
194 industriel, ou pétrolier), ou l’incurable
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Les mémoires de Maurice Robert peu- – l’Empire indispensable. Or, les Améri-
vent en outre être analysées à l’aune de cains n’ont pas la volonté de suivre
deux phénomènes cruciaux de la l’exemple des Britanniques du XIXe siè-
seconde moitié du XXe siècle. D’une part, cle. La Pax britannica a tenu une place
le parcours de cet « homme de l’ombre » primordiale dans l’histoire de la planète.
permet de mieux appréhender les Tout pousse à croire qu’il n’y aura
enjeux de la décolonisation au premier jamais de Pax americana.
rang desquels figurent les problémati-
ques de développement et de démocra- N. Ferguson invite ses lecteurs à une
tisation. D’autre part, son engagement réflexion sur l’histoire des États-Unis.
amène à s’interroger sur les conséquen- Voilà une nation née de la révolution
ces de la guerre froide en Afrique, conti- contre l’Empire anglais. Elle a élaboré
nent où la guerre fut loin d’être toujours une philosophie de l’anti-impérialisme.
froide et où la France a entrepris des L’extension territoriale du XIXe siècle
actions moralement douteuses par repose sur des transactions commercia-
crainte de la « contagion communiste ». les plus que sur des conquêtes militaires.
Si, au lendemain de la Seconde Guerre
Ce livre est donc bien plus que le simple mondiale, les Américains ont établi ou
récit de la vie de celui que Michel Jobert rétabli un régime démocratique en Alle-
qualifia un jour de « Ministre de l’Afri- magne de l’Ouest, au Japon, voire en
que ». Il mérite amplement de rejoindre Corée du sud, c’est une démarche excep-
dans les bibliothèques d’autres mémoi- tionnelle. Ils souhaitent renouveler
res d’acteurs incontournables de cette l’expérience au Moyen-Orient, mais ils
période, à l’instar de celles de Jacques se sont embourbés dans une politique
Foccart12. contradictoire qui les conduit à soutenir
Israël sans réserves et à dépendre du
Marc Hecker pétrole arabe. D’ailleurs, ils ne sont pas
prêts à payer le prix d’une intervention,
longue et douloureuse, en Afghanistan
et en Irak. Même au Liberia, dont ils ont
AMÉRIQUES pourtant favorisé la naissance, ils inter-
viennent avec réticence et aussi peu que
COLOSSUS. THE RISE AND FALL possible. Dès qu’ils dépêchent des sol-
OF THE AMERICAN EMPIRE dats sur un théâtre d’opérations exté-
Niall Ferguson rieures, ils manifestent leur impatience
Londres, Allen Lane, 2004, 384 pages de les rapatrier le plus tôt possible. Cer-
tains ont cru que l’Empire américain ne
La thèse de Niall Ferguson est simple. résisterait pas à l’accroissement des
Notre monde a besoin d’une autorité qui dépenses militaires. Erreur, répond
en assure et la paix et la prospérité. Les N. Ferguson. Les déficits viennent des
États-Unis disposent de la force écono- excès des dépenses intérieures. Bref, les
mique, militaire, politique et culturelle citoyens de la nation la plus puissante
qui leur permettrait d’établir un empire du monde se préoccupent avant tout du
Medicare, des retraites, de leur bien-être,
2. J. Foccart, Foccart parle, Paris, Fayard/Jeune Afrique,
en un mot « du beurre » plus que « des
1.
1995 (tome I) et 1997 (tome II). canons ».
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Ferguson éprouve une profonde admi- J.-L. Gaddis rappelle que le 11 septem-
ration pour le défunt empire britanni- bre peut être comparé à deux autres tra-
que. Il souhaite que les Américains gédies. La première date du 24 août
reprennent le flambeau de la tradition 1814. Au cours de la seconde guerre de
anglo-saxonne. Le colosse qu’il décrit l’indépendance, les troupes anglaises
marche sur « des pieds d’argile ». Il n’est ont envahi Washington, la toute récente
pas à la hauteur de ses responsabilités. capitale des États-Unis. Ils ont incendié
Sa déception, il l’expose avec conviction, le palais présidentiel et le Capitole. La
ce qui ne veut pas dire qu’il entraîne la deuxième est beaucoup plus récente. Le
conviction de ses lecteurs. Certes, la 7 décembre 1941, le raid japonais sur
notion d’Empire est étrangère à la pen- Pearl Harbor a fait plus de 2000 morts et
sée stratégique qui prévaut aux États- détruit l’essentiel de la flotte américaine
Unis. En revanche, la doctrine de la du Pacifique. Des précédents qui ont
guerre préemptive, telle qu’elle est traumatisé les contemporains, qui leur
exposée dans le programme de septem- ont rappelé que le territoire national
bre 2002, montre que les Américains pouvait être attaqué, que l’inviolabilité
sont bien décidés à établir, puis à sauve- n’était qu’un mythe.
garder leur hégémonie. S’ils ne procè-
dent pas de la même manière que les On connaît la réaction du président
Britanniques, c’est que la technologie et Franklin Roosevelt. Il demanda aussitôt
la globalisation offrent des outils nou- au Congrès de déclarer la guerre au
veaux, autrement plus efficaces. Reste la Japon. Puis, il renforça son alliance avec
question fondamentale. Est-il bon pour la Grande-Bretagne, l’ouvrit à l’Union
la planète, est-il acceptable, est-il même soviétique (URSS), réunit autour des
possible qu’une nation assume les fonc- trois grands une coalition. Au lende-
tions de policier ? À chacun des lecteurs main du conflit mondial, les États-Unis
de Ferguson d’apporter sa réponse. devinrent les leaders du monde libre.
C’est à ce titre qu’ils ont gagné « la
André Kaspi guerre froide » après l’implosion de
l’URSS. On a oublié, en revanche, la
réaction des Américains il y a près de
deux cents ans. Certes, en cet été de 1814,
SURPRISE, SECURITY la guerre contre l’Angleterre touchait à
AND THE AMERICAN EXPERIENCE sa fin. Mais l’invasion de Washington a
John Lewis Gaddis eu des conséquences immédiates et loin-
Cambridge (Ma), Harvard University taines. Les États-Unis ont mis sur pied
Press, 2004, 150 pages une stratégie à l’échelle du continent.
Deux mots peuvent en définir le con-
Le temps est-il venu de replacer les atten- tenu : préemption et unilatéralisme.
tats du 11 septembre dans l’histoire des L’auteur de la doctrine a pour nom John
États-Unis ? John Lewis Gaddis a beau- Quincy Adams. Il était alors le secrétaire
coup travaillé sur l’histoire de la guerre d’État du président James Monroe. Il fut
froide. Il connaît les pièges de l’histoire la le président des États-Unis de 1825 à
plus contemporaine et les exigences de la 1829 – premier exemple d’un fils prési-
recherche. C’est pourquoi sa réflexion ne dent comme son père, John Adams.
manque pas d’intérêt.
204
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Gilles Kepel (p. 171) ? Voilà qui repose la L’EMPIRE INCOHÉRENT. POURQUOI L’AMÉRIQUE
question du rôle du président par rap- N’A PAS LES MOYENS DE SES AMBITIONS
port à ses conseillers : sur ce point, Michael Mann
I. Daalder et J. Lindsay1 sont d’avis que Paris, Calmann-Lévy, 2004, 377 pages
ce dernier ne s’est nullement laissé
influencer par ses experts, et il est dom- Michael Mann, professeur de sociologie
mage que le livre n’ait pas creusé davan- à l’University of California, Los Angeles
tage ce point2. On aimerait aussi mieux (UCLA), se définit lui-même comme
saisir quels ont été les apports stratégi- « un universitaire plutôt qu’un mili-
ques respectifs des deux courants – tem- tant ». Pourtant, cet ouvrage s’apparente
porairement alliés – que Daalder et plus à un pamphlet anti-Bush qu’à une
Lindsay proposent d’appeler les demo- rigoureuse démonstration académique.
cratic imperialists (Wolfowitz et consorts) Le style est alerte, incisif mais manque
et les assertive nationalists (à l’instar de parfois de précision. Certaines affirma-
Cheney et Rumsfeld), notamment en ce tions péremptoires paraissent directe-
qui concerne les concepts de preemptive/ ment sorties de la bouche de Michael
preventive war. Moore. Morceaux choisis : « La finance,
qui semble si transnationale lorsqu’elle
A. Frachon et D. Vernet sont en revan-
circule à travers le monde, détient en
che très nets sur les leçons à tirer par les
réalité un passeport américain » (p. 77) ;
Européens de ces années néo-conserva-
« Les États-Unis ne sont à vrai dire ani-
trices, si éprouvantes pour les rapports
més d’aucune volonté de “faire le bien”
transatlantiques : les menaces de
envers les pays pauvres, pas plus
l’après-guerre froide existent bel et bien,
d’ailleurs que les autres pays riches. Qui
et il vaudrait mieux ne pas attendre que
plus est, leurs programmes de dévelop-
Washington s’en occupe (plus ou moins
pement sont souvent très hypocrites »
pertinemment) pour commencer à y
(p. 89) ; « Israël est la queue qui remue le
croire et à s’en inquiéter. L’avertisse-
chien américain » (p. 135) ; « Saddam
ment mérite attention.
Hussein a humilié Bush père et Bush fils
veut se venger » (p. 294).
Bernard Cazes
La visée électorale de cet ouvrage est
évidente et clairement assumée dans les
dernières pages. Le risque d’un nouveau
mandat républicain a indéniablement
poussé Michael Mann à grossir le trait.
Si le ton est parfois plus empreint de
passion que de raison, ce livre ne saurait
pour autant être voué aux gémonies. La
thèse, de prime abord simpliste, s’avère
au bout du compte riche et percutante.
1. I. Daadler et J. Lindsay, America Unbound. The Bush Deux phrases permettent de la résumer :
Revolution in Foreign Policy, Washington, Brookings Ins-
titution Press, 2003. « L’empire américain se révèle à la fois
2. Regrettons aussi quelques négligences : Herman géant militaire, mouche du coche écono-
Kahn et Fred Iklé n’ont pas été « directeurs de la RAND »,
K.R. Weinstein est tantôt vice-président, tantôt directeur mique, schizophrène politique et mirage
du Hudson Institute, Johns Hopkins se trouve à Baltimore idéologique. Le résultat d’une telle com-
206 et P. Wolfowitz n’a pas été admis « au MIT de Har-
vard »… binaison est un monstre perturbé, dif-
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resser à la Chine après qu’elle a expéri- du Nord et l’Iran ont pu tirer de la rapi-
menté un engin nucléaire en 1964 ; et dité avec laquelle les essais indiens ont
c’est depuis les essais de 1998 qu’ils été oubliés. L’intérêt de ses remarques
s’intéressent à l’Inde. Cette dernière laisse deviner tout l’intérêt du livre qu’il
s’attend à être officiellement considérée aurait pu écrire sur les relations entre
comme État doté d’armes, et à recevoir États-Unis et Inde, plutôt que sur ses
un siège permanent au Conseil de sécu- contacts personnels avec J. Singh.
rité. Malgré les innombrables griefs
nourris contre les États-Unis, New Dehli Georges Le Guelte
envisage de nouvelles relations, mais à
ses conditions. Il aurait fallu bien plus
que la promesse d’un voyage présiden-
GOD AND CAESAR IN CHINA.
tiel et de la levée des sanctions pour que
l’Inde accepte des concessions sur sa POLICY IMPLICATIONS OF
politique nucléaire. CHURCH-STATE TENSIONS
Jason Kindopp et Carol Lee Hamrin
L’Administration américaine ne peut (dir.)
compter, pour faire pression sur l’Inde, Washington, DC, The Brookings
sur le soutien des Républicains, ni sur Institution Press, 2004, 200 pages
celui du Congrès où un puissant lobby
indien s’allie à celui des producteurs de Ouvrage collectif, ce livre se donne pour
blé pour réclamer la levée des sanctions, ambition d’analyser les relations que les
ni sur la Russie ou la France qui font pas- religions et l’État entretiennent en
ser leurs intérêts commerciaux bien Chine. Soulignant l’intense renouveau
avant la lutte contre la dissémination des religieux qui caractérise la Chine des
armes. La délégation américaine est elle- réformes, il évoque l’essor du bouddhisme
même divisée. Le président est décidé, et de ses 16 000 temples et monastères, le
quoi qu’il arrive, à aller en Inde avant de dynamisme de l’islam dans le Xinjiang
quitter la Maison-Blanche. ou la vivacité du bouddhisme tibétain.
Mais c’est surtout le renouveau du chris-
Quelques mois avant son voyage, en tianisme qui intéresse les maîtres
juillet 1999, B. Clinton s’est enfin décidé d’œuvre de l’ouvrage. Sans dédaigner
à faire pression sur le Pakistan, pour les mouvements de qigong, tel le Falun-
écarter le risque d’un conflit nucléaire gong, ils soulignent l’essor des commu-
dans le sous-continent. Cette décision nautés protestantes, qui ferait de la
fera beaucoup plus que tous les déplace- Chine le second pays au monde – après
ments de S. Talbott pour convaincre les les États-Unis – par la taille de ses com-
Indiens de la bonne foi américaine. Le munautés évangéliques.
scénario, qui se répète en décem-
bre 2001, confirme que l’intérêt essentiel À travers les contributions de cher-
des arsenaux nucléaires de l’Inde et du cheurs, de défenseurs des droits de
Pakistan est d’obliger les États-Unis à l’homme, de spécialistes des religions,
intervenir pour empêcher un conflit d’auteurs chinois (Hong-Kong et Chine
majeur entre eux1.
À aucun moment, l’auteur ne se 1. C’est aussi ce qu’affirme Ashley J. Tellis dans India’s
Emerging Nuclear Posture: Between Recessed Deterrent
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demande quelles conclusions la Corée and Ready Arsenal, Santa Monica, RAND Corporation,
2001.
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leur lecture n’en est pas moins utile pour d’aujourd’hui. Pour Hamit Bozarslan,
mesurer le chemin parcouru en un peu l’histoire de la Turquie au XXe siècle est
plus de deux ans. Dans une longue une succession de crises, rythmant nais-
introduction, Ali Kazancigil remet en sance et consolidation d’un projet natio-
perspective l’ensemble des textes, dont nal perçu comme toujours en danger.
la plupart conservent un intérêt de fond, L’éclatement du cadre multiethnique et
y compris après la décision du Conseil multiconfessionnel de l’Empire ottoman
européen d’ouvrir les négociations forme le traumatisme initial que le
d’adhésion. Certaines contributions kémalisme s’emploie à surmonter par la
fournissent ainsi un éclairage précieux centralisation et l’homogénéisation cul-
sur des sujets mal connus. C’est notam- turelle progressive des populations pré-
ment le cas des chapitres traitant des sentes sur le territoire. Le sort des
questions sociales, comme celui de Ayse minorités est ainsi traité assez en détail
Bugra, qui analyse l’impact de la crise dans le livre, qui décrit le génocide des
économique sur l’État providence turc, populations arméniennes perpétré
ou de Gaye Petek, qui parle des droits durant la Première Guerre mondiale, la
des femmes en Turquie, les deux auteurs répression systématique contre les Kur-
se montrant assez pessimistes sur ces des dès les débuts de la Turquie kéma-
questions. Olivier Abel livre par ailleurs liste, aboutissant à une véritable guerre
une intéressante réflexion philosophi- civile dans les années 1980, ou encore la
que sur la mémoire, évoquant la diffi- politique de « sunnisation » de la mino-
culté de la Turquie moderne à organiser rité alévie à partir des années 1970
son héritage historique et culturel de L’islam apparaît ici comme un outil
manière cohérente. L’intérêt essentiel du complémentaire de la « turquification »,
livre est de rassembler les analyses d’où la relation très ambiguë qu’entre-
d’intellectuels, turcs pour la plupart, qui tient l’État turc avec la religion : celle-ci
adoptent une posture critique à l’égard ne doit pas se défaire du politique, ce qui
de leur pays. Reste à savoir si ce regard explique que la laïcité turque ne soit pas
critique peut perdurer dans une période une laïcité de séparation. Pour l’auteur,
très chargée à la fois politiquement et l’expérience laïque turque marque sur-
émotionnellement. tout l’invention d’une « religion natio-
nale », instrument de cohésion sociale
Avec son Histoire de la Turquie contempo- contrôlé par l’État. L’auteur retrace la
raine, Hamit Bozarslan nous livre un genèse et l’épanouissement de l’idéolo-
résumé sans concession, loin de la lan- gie kémaliste, forme particulière d’auto-
gue de bois, de l’histoire politique du ritarisme paternaliste, présentée ici,
pays. L’ouvrage adopte une démarche dans son contexte historique propre,
chronologique, qui permet de suivre la comme un « troisième pôle, avec le fas-
structuration et l’évolution des acteurs cisme italien et le bolchevisme soviéti-
et courants essentiels de la vie politique que, d’un nouveau monde que Mustafa
turque. Du fait de sa brièveté, le livre est Kemal conçoit comme antilibéral et anti-
condensé et allusif ; sa lecture doit donc démocratique » (p. 31). Hamit Bozarslan
être absolument complétée par quelques décrit de façon saisissante l’inexorable
grands classiques tirés de la bibliogra- dégradation des valeurs et des pratiques
phie annexée. Il permet cependant de politiques à travers quatre coups d’États
suivre les violentes dynamiques inter- (1960, 1971, 1980, jusqu’à celui, « post-
nes qui ont façonné la Turquie moderne », de 1997, où l’Armée pousse 213
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disent les auteurs – à utiliser des métho- développer. Le poids respectif des
des réprouvées par la communauté influences de l’Iran et de la Syrie, notam-
internationale. ment lorsque leurs intérêts divergent,
aurait mérité quelques développements
À l’image de la plupart des mouvements complémentaires.
islamistes, il a mis en place un maillage
social très dense – dispensaires, hôpi- En définitive, l’ouvrage se présente plus
taux, écoles, système d’aide aux veuves comme un témoignage que comme une
des « martyrs », etc. – qui contribue à lui étude distanciée et scientifique d’un
valoir une indéniable popularité auprès mouvement qui joue un rôle important
de la population du Liban-sud. sur l’échiquier compliqué du Liban et du
Proche-Orient. On regrettera l’absence
L’analyse de la « politique de communi- d’index, toujours utile au lecteur et au
cation » du Hezbollah mérite également chercheur.
d’être relevée. Il a pris soin, dès le début,
de filmer la plupart de ses opérations Denis Bauchard
militaires en intégrant à ses commandos
un cameraman. Ces vidéos, largement
diffusées, ont contribué à conforter sa
crédibilité auprès des opinions libanaise RUSSIE
et arabe.
THE GRAND STRATEGY OF THE RUSSIAN EMPIRE,
Mouvement – selon les auteurs – plus
nationaliste qu’islamiste, le Hezbollah
1650-1831
est en quête de respectabilité et entend John P. LeDonne
jouer un rôle politique actif au Liban Oxford, Oxford University Press, 2004,
avec un programme plutôt « de gau- 261 pages
che », s’intéressant aux déshérités, récu-
sant le communautarisme, s’affichant Voilà un livre d’histoire qui intéressera
comme réformateur des institutions. À les spécialistes de la Russie actuelle.
ce titre, son audience dépasse la seule Senior Research Associate au Davis Center
à Harvard, John P. LeDonne montre la
communauté chiite.
cohérence, en termes d’objectifs comme
Ce livre, non exempt d’angélisme, reste de moyens, du projet impérial russe à
discret sur plusieurs points sensibles : le l’époque moderne. Se plaçant explicite-
système de pouvoir à l’intérieur du ment dans la lignée d’Edward Lut-
mouvement, le poids spécifique des twack1, il cherche à mettre en évidence
politiques par rapport aux religieux, les principes stratégiques sous-tendant
l’ampleur et les sources réelles des la formation de l’Empire russe. Pour
financements recueillis, la nature de la LeDonne, la Grand Strategy dépasse la
tutelle exercée par l’Iran et la Syrie et stratégie (définie comme l’art du
leurs services de renseignements. Les déploiement des troupes en temps de
auteurs insistent sur le comportement paix et de leur concentration en temps
autonome du mouvement à l’égard de de guerre), dans la mesure où elle
ses parrains. À l’évidence, l’évolution de englobe les fondements économiques et
ses positions et de ses activités suit de
près les orientations et inflexions de ces 1. E. Luttwak, La Grande Stratégie de l’Empire romain, 215
pays, sans lesquels il n’aurait pu se Paris, Economica, 1987.
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