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De I’utilité de la « transposition didactique » Bernard SCHNEUWLY A «= Létonnant investissement affectif d’un concept Quand A. Chervel écrit que le terrain de la réflexion pédagogique « est large- ment occupe [...] par cette transposition didactique qui est devenue dans bien des endroits la ligne de pensée quasi officielle » (1992, p. 195), ou quand P. Parrenoud affirme que « les didacticiens, pour avoir droit 4 l'existence et imposer leur point de vue 4 des psychologues, psychosociologues ou péda- gogues [...] ont été obligés d'introduire dans leur discours une forte cléture, [... qu'il y a] guerre de territoires [...] affrontement sur la construction des objets et des frontiéres » (1992, p. 349), le lecteur sent un léger frisson le par- courir, Rares sont les concepts qui peuvent se targuer d'un tel investissement affectif; rares aussi ceux qui connaissent une telle « success story = (Y. Lenoir, 1994). histoire nous permettra sans doute un jour de comprendre les raisons de cet engouement. Je vais beaucoup plus modestement essayer de réfléchir sur ce concept et son utilisation dans les didactiques disciplinaires, et plus particuliérement en didactique du frangais langue maternelle (DFLM). Le rapport entre cette didactique et les autres - un des aspects de la réflexion sur |'état de la discipline = est donc abordé pour ainsi dire en acte a travers le travail sur un concept. Le fait que certains problémes ne peuvent tre pensés qu’d travers le concept de transposition m'améne & conclure qu'il est indispensable, aussi et surtout en OFLM. 48 = DIDACTIOUE BU FRANCAIS CONCEPTS, MODELES, FRONTIERES: B © Petit (mal-)traité du concept inutile de parcourir encore une fois la si courte histoire du concept de trans- position didactique, introduit d’abord par M. Verret dans sa thse de 1974 pour comprendre le temps des legons dans une enquéte sociologique sur le temps des études ; repris, développé et précisé dans le sens du passage des savoirs savants aux savoirs enseignés par Y. Chevallard dés 1980, illustré par un travail empirique sur la notion de distance par 5. Johsua et ¥. Chevallard en 1982 ; rendu accessible enfin a un plus grand public en 1985 dans un livre qui, depuis, a fait date dans les annales des didactiques. Dans ce qui suit, je ferai ressortir quelques aspects du concept qui me paraissent particulié- rement importants pour le débat en DFLM et entre didactiques (pour d'autres présentations plus détaillées voir entre autres J.-P. Astolfi et M. Develay, 1989 ; G. Arsac, 1992; et surtout l'excellente présentation de S. Johsua et J.-J. Dupin, 1993), Partons de la définition suivante : « Le passage du savoir vu comme un outil 4 mettre en usage au savoir vu comme quelque chose & enseigner et a apprendre est précisément ce que j'ai nommé transposition didactique. » (Y. Chevallard, p. 6; voir aussi F, Conne, 1992a, pour une définition analogue), Pourquoi cette insistance sur les savoirs ? Une thése fondamentale liée au concept de transposition est que ne sont enseignables que des savoirs (ce qui ne veut pas dire que les éléves n'apprennent que des savoirs : c'est une autre question sur laquelle nous reviendrons). Pour enseigner, il faut savoir ce qu'on enseigne ; il faut prendre « savoir = ici dans ses deux sens de savoir a lavanee (il y a un projet d'enseignement, une intention) et savoir dans le sens de connaitre consciemment, avoir une conscience réfléchie de ce qui est 4 enseigner. Sans le savoir, il n'y a pas enseignement, mais initiation ou imita- tion au niveau purement pratique. Le savoir, ingrédient essentiel de l'enseignement, existe d'abord comme savoir utile dans les situations avant d’étre transposé dans la situation d'enseignement et devenir savoir enseigné, c'est-a-dire un autre savoir. Autrement dit: les savoirs n'existent pas en premier lieu pour étre enseiqnés, mais pour étre utilisés dans des situations diverses. En situation, évidem- ment, on sait en général ce qu'il faut savoir, sinon on ne saurait agir; un savoir se justifie par sa pertinence pour I'action dans une situation. Tout autre est la situation dans |'enseignement. Le savoir est savoir 4 enseigner, savoir 4 ‘savoir, savoir enseigné au lieu d'&tre savoir & utiliser. La question de la perti- nence par rapport a la situation ne peut donc pas se poser; mais se pose celle, essentielle, de la légitimité : quel savoir enseigner et pourquoi parmi les nombreux possibles ? || faut une reconnaissance sociale, une lagitimité pour le savoir 4 enseigner. Cette légitimité lui est conférée, du moins pour l'essen- tiel et dans nos sociétés, par des saveirs dits savants, c'est-A-dire « le savoir utilisé 4 la fois pour produire un nouveau savoir et pour structurer le savoir De Iutilité de la « transposition didactique= = 49 nouvellement produit dans un ensemble théorique cohérent » (p. 9). C'est un savoir, pour le dire avec 8. Johsua (1994), qui, 4 um moment historique donné, est déclaré savant par la société 4 travers |'attribution de caractéristi- ques visibles, notamment académiques, a l'institution qui les génére. « Et ces institutions ont alors vocation a porter “la culture" en ce domaine » (p. 4). La transposition didactique du savoir a des effets importants, maintes fois décrits, d'abord en mathématiques, puis également en biologie, géographie, physique et plus récemment en langue matemelle (B. Veck, J.-M. Fournier, A. Lanerey-Javal et M. Robert,1989 ; J.-F. Halté, 1992). De maniére générale, on peut mentionner deux effets nécessaires qui découlent du principe méme de transposition ; = le corps des savoirs qui fonctionne comme un tout en tant que savoir utile est fragmenté en éléments lors de la transposition, notamment pour des. raisons de séquentialisation des contenus pour l'enseignement et de pro- gression pour le fonctionnement du systéme scolaire ; - les situations d'usage ne peuvent étre transposées telles quelles, ne peu- vent &tre reproduites fidélement en classe; elles se transforment Nécessairement, prennent une autre signification dans le contexte scolaire ; et cela affecte bien entendu les saveirs enseignés qui ant nécessairement une tout autre fonction que dans le cadre habituel ; il est donc nécessaire de construire, éventuellement en imitant les aspects ori- ginaux, un contexte nouveau pour les savoirs enseignés. Le processus de transposition est inconscient, non contrélable, multicdéter- ming. Si, subjectivement, chaque agent - et ils sont nombreux, des niveaux trés divers, comprenant militants pédagogiques et inspecteurs, Spécialistes intéressés et parents, autorités politiques et administratives et méthodologues — prend probablement des décisions rationnelles d'adéqua- tion des contenus par rapport aux finalités scolaires, objectivement le nom- bre méme de niveaux de décisions et surtout I'intégration de chaque savoir dans un tout solidaire d'une discipline déja constituée, et plus généralement des disciplines et du cadre scolaire, font que la signification que prendront les saveirs dans |'institution échappe largement aux acteurs. Loin de consti- ‘tuer la simple vulgarisation d'un savoir de départ, loin aussi d'étre le produit appauvri d'un savoir savant ou utile toujours inatteignable, le savoir enseigne doit étre considéré comme une création hautement originale, collective, sou- vent séculaire de institution scolaire en fonction de sa mission premiere qui est celle d'enseigner, de transmettre des savoirs et des savoir-faire pour pré- parer des sujets adaptés a la société. Le juger A l'aune des savoirs savants ou utiles nous renseigne sans doute sur certains mécanismes a I'ceuvre dans l'élaboration des savoirs, mais ne nous apprend rien sur la logique interne, didactique, de l'apprét qui repose en grande partie aussi sur la solidarisation des contenus et exige done d'adopter un autre point de vue, celui de I'écolo- gie des savoirs. 4 enseigner. 50 DIDACTIQUE DU FRANGAIS : CONCEPTS, MODELES, FRONTIERES Comme il se doit, le concept de transposition didactique a été rapidement soumis 4 une discussion approfondie 4 partir de plusieurs didactiques. Si lintérét, voire la nécessité du concept ont été reconnus par de nombreux auteurs, d'autres, notamment dans le champ de la OFLM, sont arrivés a la conclusion qu'il s‘agit d'un concept peu opérant, voire dangereux, nuisant 4 la bonne compréhension des processus en jeu, tandis que d'autres encore propesent une transformation, allant trés souvent vers un élargissement du concept pour le rendre plus conforme aux besoins d'une didactique’. C « Les savoir-faire ou les pratiques sociales de référence : toujours des savoirs La critique sans doute la plus répandue du concept de transposition didacti- que tel qu’il a été introduit et discuté par Y. Chevallard s'attaque 4 ce qui est annoncé dans le sous-titre de |'ouvrage de référence : Du savoir savant au savoir enseigné. Comment peut-on parler de savoirs savants comme réfe- rence, dit-on couramment, pour des disciplines comme le francais qui visent essentiellement des savoir-faire ou comme certains enseignements de physi- que liés A la formation professionnelle qui visent surtout la création de certai- nes habiletés techniques complexes ? Comment peut-on a fortiori en parler dans des disciplines comme |'enseignement de la musique (ou du chant), ou encore du dessin ? Le concept de transposition ne perd-il pas toute perti- nence dans un tel contexte de recherche, la discipline s'établissant = talle du moins est la thése de A. Chervel (1988) - presque independamment de toute référence, en toute autonomie, en fonction de finalités définies pour I'école mais dont cette derniére décide seule, librement, les voies d’acces ? L'argu- mentation peut également prendre une tournure un peu différente, tout en étant sur le fond la mame, notamment dans le contexte de la DFLM. R. Bou- chard par exemple affirme qu’« il ne s'agit pas en effet de faire de I'élave un spécialiste des sciences du langage [est-ce le cas pour les mathématiques ? 8.S.], mais de lui faire développer des savoir-faire langagiers largement inde- a abcrique comer un ouil 0 termes iadiats bindliques cu malbAques, de marten ou que certains sovoins en se volent mieux que dicate De Futilité de ia = transposition didactique+ = 51 pendants des savoirs métalangagiers que nous cherchons 4 construire dans. nos disciplines scientifiques (1992, p, 33) et D.-G. Brassart va encore plus loin en disant que « si apprendre les mathématiques ou les sciences naturel- les c'est s'approprier, peu ou prou, le savoir du mathématicien ou du biolo- giste, apprendre sa langue matemelle ne peut consister 4 s'approprier le ‘savoir du linguiste ou du psychosociolinguiste, qui ne sont pas, en loccur- rence des experts “ordinaires™ » (1992, p. 13). Il est utile et nécessaire d'introduire quelques distinctions essentielles, la plus: importante étant la suivante: tout enseignement vise en derniére instance toujours des savoir-faire, ou plus précisément vise & transformer la capacité d'agir dans des situations grace & des savoirs utiles. Lenseignement mathématique ne vise pas a produire des mathématiciens, pas plus que lenseignement du frangais des ecrivains ou des grammairiens. Le savoir mathématique, tout comme le savoir rhétorique ou grammatical, permettent de résoudre plus efficacement des problémes liés 4 des pratiques particulié- res, mais présupposent en méme temps et rendent possible des maniéres différentes d'aborder des prablémes, changent le made de pensée. Tout enseignement vise précisément ces changements nécessaires et tente a construire chez |'éléve certaines maniéres de penser, de parler ou d'écrire, de '8@ comporter dans certains contextes, autrement dit des normes de compor- ‘tement, des = formes idéales » (L. S. Vygotsky) et constitue profondément dans ce sens une initiation 4 la culture d'une société, ou comme le dit ¥. ‘Chevallard : « Nous sommes d'abord des étres sociaux, et, pour cela, des “scoldtres” » (1991, p. 220). J’oserai donc la thése que tout enseignement se référe toujours 4 des pratiques sociales, pour utiliser la terminologie de J.-L. Martinand, 4 savoir =< des activités objectives de transformation d'un donné naturel ou humain (“pratique”) [... qui] concernent l'ensemble d'un secteur social, et non des roles individuels (“social”) » (1986, p. 137). Le hic - c'est I'essance méme du concept de transposition didactique 4 mon sens, telle qu'elle apparait déja en partie dans la conception de M. Verret - est que ces savoir-faire, ou plutét ces manidres d'étre, de penser et de faire, pour devenir objet d’enseignement, passent nécessairement par une étape qu'on pourrait appeler de modélisation. Ce n'est jamais la pratique en tant que telle de |'écriture, du dessin, du chant ou du calcul qui devient objet d'enseignement, mais le savoir de |écriture, du dessin, du chant ou du cal- cul, Pour étre enseigné, un objet doit &tre su, sinon nécessairament dans le sens de savoir chanter au moins dans le sens de savoir ce qu'est chanter ; sinon dans le sens de savoir écrire au moins dans le sens de savoir ce qu'est ‘écrire. Le paradoxe supréme de l'enseignement est qu'il est parfaitement concevable qu'on puisse enseigner ce qu'on ne sait pas (faire), mais dont on sait ce que c'est (au moins scolairement). Ce qui ne présage en rien, bien entendu, de la qualité de |'enseignement, tant il est vrai que le meilleur ensei- gnant n'est pas nécessairement le meilleur savant, ni le meilleur écrivain ou chanteur. 52 = DADACTIQUE OU FRANGAIS : CONCEPTS, MODELES, FRONTIERES: Ilustrons le savoir comme condition de = 'enseignabilité » encore d'un autre point de vue. Certaines pratiques sont concevables avec peu (pas) de savoir ; mais il s’agit la de cas limites puisque toute pratique génere presque automa- tiquement un savoir y correspondant, méme s'il n'est pas nécessairement public, ni publiable au sens d'étre apte a étre transmis indépendamment de cette pratique. Gieseeke (1991) montre que des formes langagiéres nouvelles doivent étre créées pour rendre par exemple les techniques artisanales moyenageuses publiques et publiables - au sens strict des livres publiés —, formes développées grace et a cause de l'imprimerie et qui rendent les tech- niques enseignables en dehors de la pratique méme de la technique. Restons quelques instants encore sur ces savoirs liés 4 leur pratique d'ori- gine et essayons d'en recenser les formes 4 travers les distinctions introdui- tes par plusieurs auteurs qui s'y référent pour penser les contenus d'enseignement. S. Trevisi (1994) propose de parler de « savoir théorique éla- bore dans des lieux institutionnels de la recherche scientifique et savoir de sens commun élaboré dans le cadre des pratiques sociales de référence = (p. 1). F. Gonne (1992 a et b) propose une distinction simple entre savoirs pragmatiques comprenant notamment les savoirs réfléchis ol |'on considére la maniére d'obtenir les produits obtenus 4 travers le savoir-faire, et les savoirs savants dont la finalité est |'organisation et le développement du savoir lui-méme. 8. Johsua (1994) parle de savoirs savants caractérisés par lour légitimité sociale & dire ce qui est savoir reconnu, incontestable, du moins temporairement, et savoirs d'experts, c'est-a-dire savoirs de ceux qui savent faire et savent ce qu'est ce qu'ils font et qui tirent leur |4gitimind de ces savoirs qui leur sont reconnus en tant que personnes - savoirs par définition fragiles puisque liés a leur personne, toujours susceptibles d’étre remis en question. Inutile de lancer ici une polémique sur la nature du savoir savant et son rapport aux institutions scientifiques. La définition lapidaire de Cheval- lard, pour qui les savoirs savants sont ceux qui servent a produire de nou- veaux savoirs, me paralt suffisamment opérationnelle et impliquer, dans notre société, une pratique de type scientifique, en général dans un cadre institu- tionne! précis. Les autres distinctions méritent plus de commentaires. Je détends la thése que les savoirs communs - si l'on entend par la les savoirs du commun, de l'homme commun, nécessaires 4 sa pratique - ne sont pas transposables. scolarisables parce que faisant partie des savoirs empinques: dont M. Verret (1974) dit que «leur syncrétisme les voue précisément & ‘acquisition globale et personnelle, par les voies intuitives de la familiarité mimétique, sans qu'on sache jamais précisément quand on apprend, ni ce qu'on apprend exactement. Sait-on méme quand on apprend a parler, a écouter, a s’habiller, 4 plaisanter ? » (p. 147) Je traiterai de la méme maniére le savoir pragmatique dont parle F. Conne. Le critére de scolarisabilité serait @n quelque sorte la publicité du savoi IN caractére explicite, son caractére discutable, peut-étre méme son caractére écrit. Ne peut devenir savoir 4 enseigner et enseigné - objet d'une intention didactique (et je limiterais le sens de didactique a l'institution scolaire, elle-méme liée a |'institution étati- De I'utiité de la = transposition didactique + = 53 que, issue de la nécessité de créer une administration basée sur le calcul et 'écriture) dans un systéme didactique of, par définition, la transmission du savoir se fait indépendamment du lieu de l'utilisation du savoir et du lieu de production du savoir — que du savoir public écrit, objat de transactions socia- les qui constituent le processus de transposition, incluant les savoirs d'experts en plus des savoirs savants. Cela ne signifie pas que ne sont appris que des savoirs - Notions de proto- et paramathématiques de ¥, Cheval- lard montrent qu'il y a du déja-la et de l'apprentissage incident nécessaire & Vappropriation de savoirs et de savoir-faire, qui ne font pas objet de lensei- gnement - ni que, dans la relation didactique, ne se réalisent pas d'autres formes de transmission culturelle (imitation, imprégnation, etc.) pour d'autres contenus, pratiques ou attitudes. Ces derniéres sont cependant & considérer comme incidentes par rapport aux enjeux fondamentaux. Disciplines de référence et transposition descendante et ascendante : la DFLM comme prototype ll ast possible maintenant d’aborder un autre ensemble de critiques portées au concept de transposition didactique et émanant souvent des didacticiens en FLM. Le concept de transposition didactique n'aurait pas de pertinence dans leur champ parce que les savoirs savants sont trop disparates, trop fai- blement reconnus comme faisant foi (ou loi) scientifique. L'enseignement du frangais serait done dans la situation désespérée de devoir choisir au hasard ses références parmi un grand ensemble de théories possibles. Qu pour le dire avec les termes de Y. Reuter (D.-G. Brassart et Y. Reuter, 1992): « Il s‘agit d'une discipline aux contours flous et histeriquement mouvants {lan- que, texte, discours, littérature, image...}, d'une discipline aux multiples rété- rents théoriques (an terme de “sciences” ou découpages de savoir: littérature - frangaise et comparée =, langues anciennes, linguistique, infor mation et communication, etc.). De ce point de vue, la discipline “francais” n'est pas le transfert dans le champ scolaire d'une configuration scientifique Pprécise et sa relative autonomie perturbe les schémas sécurisants de la transposition didactique. Gela c'autant plus qu'il n'existe aucun consensus sur les contenus, qu’a l'intérieur des multiples champs théoriques de réfé- rence différentes théories s‘opposent, et que le statut de certaines théories est trés largement débattu [il donne l'exemple des théories de la littérature B.S.] « ip. 14). Ailleurs, par un saisissant raccourci, Y. Reuter affirme que = le ple des pratiques n'est pas réduit 4 transposer-appliquer ; parmi d'autres fonctions, il innove, il évalue la pertinence des constructions théoriques et en signale certaines limites, il met au jour des manques dans les théories de référence » (p. 15). 540 = DIDACTIQUE DU FRANCAIS : CONCEPTS, MODELES, FRONTIERES: Plusieurs remarques s'imposent. Le concept de transposition didactique, donc la théorisation du passage de savoirs culturels - considérés comme légitimes en tant qu'utiles - aux savoirs enseignés, pose de maniére centrale la question de la légitimité de ces demiers. Si ce probléme se pose peut-étre de maniére moins aigué dans des disciplines ayant comme référence des sciences avec un objet relativemant bien délimité et un corps de concepts communément accepté - garantissant donc de ce point de vue la légitimité -, il nen reste pas moins que les choix possibles parmi les savoirs potentielle- ment légitimes y sont quand méme nombreux, largement imprédictibles et en cela il n'y a qu'une question de degré dans la différence avec la DFLM ; et surtout, ces savoirs sont soumis A des processus de transformation, dans le processus de transposition, qui sont largement les mémes, quelles que soient les disciplines. La difference essentialle entre les disciplines réside donc dans la légitimité des savoirs transposés, probléme que le concept de transposition permet justement de penser, prouvant ainsi encore une fois sa productivite, son cote « désécurisant +. La discipline « frangais » constitue a cet ¢gard un cas proto- typique en ce qu'elle tire partiellement sa legitimité des systémes qu'elle a largement contribué 4 produire, propager et solidifier, des systemes aussi bien de type «savoirs savants = que « savoirs d'experts +. L’orthographe pourrait @tre traitée de cette maniére-la, mais aussi la grammaire avec ses rapports trés complexes avec la linguistique (voir 4 ce propos par exemple les travaux de L. Melis et P Swiggers, 1992, sur F. Brunot ou de R. Amacker, 1992 sur Ch. Bally’), la lecture (voir les débats sur son enseignement fortement dépendant des conceptions savantes - philosophiques et théolo- giques -, enrichies et transformées par les conceptions pédagogiques eréant un véritable objet transposé : la lecture scolaire que 'éléve doit savoir; J. Hébrard et A.-M. Chartier, 1989), ou encore I'expression écrite (pour utiliser le terme actuel qui remplace celui de rédaction ou de composition). Dans cette discipline du francais, on volt aujourd’hui une forte pouss¢ée traditionnelle- ment 6n ceuvre comme jamais auparavant : des savoirs savants divers (rhe- torique, psychologique, linguistique) et des savoirs d'experts (typographes, écrivains, scripteurs professionnels) se rencontrent et se transforment au contact des savoirs enseignés traditionnels (genres scolaires, conceptions représentationnelles de I'écriture ; centralité de la créativité issue des années 1930) pour former peu A peu un nouveau savoir enseigné tout en créant en méme temps en retour des besoins, et dans certains cas méme des champs de recherche nouveaux qui, comme par irradiation, ont des effets importants dans les disciplines de référence. C'est précisément parce que sa lagitimité uerd sfique used pour Sau francass moder, ds nomb 3 donné des cous cu Séeninala, pas de dole que pananne n‘incarse slicer nies, lo 2 Sans approlondis Fidée, &. Amex 2) pectule un lien erik didoctique diss, dyaaud Gendve, ents aire ce Finguisique et le Sém qua Sa re kiwraene, de 185 A po bi toutelois, I notomenon! set ka phanekogie du francais mo rie que Charles Bally le ber qui a or dans rome villa, dis la fin du sidcke dernier et pour plas sais wt ba linguatique * Ip. 379) tock, 4 commancer bien s didoctique du De utilité die las transposition didactique « = 55 n’est que partiellement externe que la discipline «francais » est fragile, soumise aux crises perpétuelles. Ce que le regard de la transposition didac- tique devrait permettre de mieux voir et comprendre est précisément cet enchevétrement de mouvements transpositionnels ascendants et descen- dants, de divers systémes de savoirs qui forment finalement le savoir enseigné. J.-L. Chiss, dans un article programmatique déja ancien, l'avait déja décrit trés précisément: « Reste que la didactique d'une discipline ne peut construire son rapport 4 ses “champs de référence” dans le modéle de la dépendance ou de l'autonomie relative, ne serait-ce que parce qu'il faut tenir compte des effets structurants du pédagogique et du social sur le développement scientifique » (1985, p. 10)°. E = Je transpose bien, tu transposes mal ou la transposition se fait derriére notre dos Revenons au probléme de la transformation du sens du savoir lié a sa trans- position d'une pratique sociale de référence (pour reprendre la terminologie bien utile de J.-L. Martinand) & une pratique d'enseignement. Cette transfor mation est abordée de deux manidres. La premiéra dénance les effets de la transposition didactique. Le change- ment de sens des savoirs est abordé sous l'aspect de la réification, de la naturalisation, voire de la dogmatisation, vocabulaire critique, qui, bien sir, a $a pertinence s'il s‘agit de rendre attentif au décalage irréductible entre les savoirs enseignés et les savoirs de référence et d’éviter de prendre les pre- miers pour les seconds, mais qui, bien trop souvent, prend la forme d'une dénonciation facile du scolaire, avec en creux la revendication, par définition irréalisable - un lieu de critique confortable parce que toujours dans le vrai -, de s‘approcher le plus possible du savoir de référence toujours inatteignable. « La didactique est un ectoplasme épistémologique qui déforme, en les sim- plifiant, les savoirs purs qu'elle emprunte, les rendant méconnaissables », dit en plaisantant D. Bailly (1987, p. 40). La dimension « distance par rapport aux contenus de départ « est mise au centre et interprétée comme un processus de dégradation constante des savoirs, cette dégradation étant jugée négativement: =CGe processus de déhistorisation systématique, de décontextualisation du savoir, entraine une dénaturation profonde de la connaissance = (C, Daudel, 1990, p. 177). Le langage trahit ici une pensee ; l'école pervertirait /a vraie nature des connaissances. Faut-il donc chercher le proposé par ¥. Chev didoctiqua, paral didachque du foneais at sat champs hécriques de réfirence, C ques sclantiiques trite oft de plus an plus difficile da folie ba jas 6 actuslles porta sut la langua de 56 = DIDACTIQUE DU FRANCAIS : CONCEPTS, MODELES, FRONTIERES: naturel ? P. Glanché (1987) est particuliérement clair a cet égard puisqu'll pro- pose de combattre la transposition didactique pour justement retrouver la pureté de l'apprentissage naturel. Il rapproche le concept de celui de « scolastique », proposé par Freinet, qui designe un mode d’apprentissage nan vérificationniste, idolatre du savoir et procédant 4 des exercices sans signification et qu'il s'agit d’éviter 4 tout prix. P. Clanché signale par consé- quent un « risque de transposition didactique « qu’encourent les défenseurs des nouvelles méthodes d'enseignement de production de texte, parce qu'ils ne mettraient pas assez l'accent sur «la particularité psycholagique des situations conerétes de production dans la classe » (p. 165). Une variante plus subtile des approches normatives considére les contraintes de la transposition didactique comme données, mais pense qu'il est possible d'en contréler les effets. A. Tiberghien (in G. Arsac, M. Develay, A. Tiberghien, 1989) en est une bonne illustration. Discutant de |'introduction de l'enseigne- ment de I'énergie au niveau de la troisiéme, elle décrit co processus comme étant régi d'une part par la prise en compte de finalités, d'autre part par les possibilités d'apprentissage des élaves de cet Age. Tout se passe comme si le concepteur de manuels ou de cours décidait rationnellement, en pleine connaissance de cause, de = proposer un modéle qui n'a pas la méme hié- rarchisation des concepts que le savoir en physique » (p. 53). Dans le con- texte de la DFLM, H. Romian (1989) défend une approche qui, selon elle, « procéde également d'une intégration critique de la notion de “transposition didactique" des “savoirs savants" aux “savoirs enseignés” = (p. 245), tout en récusant le terme parce qu'il « a des connotations qui renvoient au debat sur la linguistique appliquée qu'il convient aujourd'hui de dépasser ». Le proces- sus de transposition, appelé traitement didactique, est conceptualisé dans les termes d'un processus conscient contrélé (explicitation de notions orga- nisatrices, cohérence des cadres théoriques pluriréférencés, opérationalisa- tion des références, etc.). De fait, il s'agit essentiellement de la maniére dont des didacticiens prennent conscience de leur action, du reflet subjectif de leur intervention dans le processus de transposition, et non pas de ce pro- (cessus en tant que tel. Cela ne veut pas dire, avidemment, que ce reflet soit faux ou inutile : il guide laction, lui donne une direction. Mais, pour varier la belle métaphore de K. Marx, tout comme le processus d'échange pour les marchands, qui croient le maitriser - et doivent le croire pour étre efficaces =, le processus de transposition didactique se passe di le dos des acteurs. sans qu’ils puissent le voir et le controler, ou si peu, Ce qui est problématique dans la conception du traitement didactique n’est donc pas la théorisation de l'action, mais la croyance de pouvoir ainsi échapper aux effets de transposi- tion. Ce processus n'est pas rationnel, ce qui ne signifie pas que la rationalité n'y a pas de part ni qu'il ne soit pas rationnellement reconstructible, ou compréhensible, Do Futilité de la = transpesition didactique= = 57 F « Lenseignement comme condition nécessaire du développement ll est possible - et sans doute aussi fructueux - de traiter et de considérer le savoir enseigné, issu du processus de désyncrétisation et séquentialisation, pour prendre deux des processus sans doute les plus puissants de transpo- sition, comme la condition sine qua non du développement de certaines fonctions psychiques supérieures, une hypothése développée dans le chapi- tre 6 de Pensée ef langage de L. 5. Vygotsky (1934/1985). Selon cet auteur, trois conditions doivent étre remplies pour construire 4 l'école des fonctions psychiques qui présupposent un rapport conscient et volontaire par rapport @UX processus psychiques propres de l'individu (langage écrit ; algébre ; con- cepts scientifiques notamment) : 1, Les nouveaux contenus enseignés se trouvent dans un rapport de géné- ralité plus grande par rapport aux contenus déj4-la, intégrant ces demiers dans un nouveau systéme qui les traite comme cas particuliers. 2. Lentrée dans les systémes généraux se fait par une vole différente de celle introduisant aux systémes particuliers. Trés schématiquement, on Peut décrire la seconde comme menant du bas vers le haut, de I'élémen- taire vers le complexe, du vécu ou de l'empirique vers le systématique, et la premiére allant du haut vers le bas, du systématique, du général vers Vempirique, le vécu. La premiére voie méne a un fonctionnement dans: des situations of le contrdéle volontaire joue un réle central, of la capacité de choisir consciemment entre plusieurs possibilités s'impose, tandis que la deuxiéme permet d'agir efficacement dans des situations concrétes de maniére spontanée, quasi automatique. Autrement dit: la systématicité inhérente aux processus d'enseignement n'est pas accessoire, mais. découle de la nature mame des processus cognitifs auxquels il faut imtro- duire 'élave. 3. La systématicité des contenus ne peut étre appréhendée qu’a travers. lexistence, et éventuellement la construction scolaire, de systémes relati- vement cohérents auxquels |'éléve est confronté, autrement dit a travers des « disciplines formelles « dont les configurations et les formes chan- gent historiquement, mais dont I'existence est la condition pour instaurer une dialectique entre présent et futur, pour construire, a I’écola, la zone de proche développement (pour approfondissement, cf. B. Schneuwly, 1995). Nous retrouvons ici, cette fois-ci tournée positivement, la nécessité de la transposition didactique.

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