You are on page 1of 7

Tout est parti d’une recherche portant sur le

tissage. Je découvris alors un tissu de laine per-


mettant de façonner un costume jadis masculin
et féminin appelé haïk1. Je décidai de l’utiliser
pour une première performance en 2004 quand
une femme d’Amassine2 m’en avait drapée. Ce
fut l’élément déclencheur d’une quête. Depuis,
l’idée de réutiliser ce haïk est restée. Elle a resurgi,
en particulier, lors de mon passage à Dar Bellarj3.
L’occasion m’en fut offerte par une commissaire de
l’exposition Féminin pluriel4. Lors du vernissage,
une des femmes de l’atelier de couture m’avait
aidée à coudre la lisière d’un haïk, lors d’une
performance où je laissais mes empreintes cor-
porelles5 visibles, sous une tringle prévue pour Haïk Jemaa-El-Fna-Retro, Youssef,
et Ilyass Triba Marrakech 2016.
l’accrochage de l’habit. Ce haïk et la performance avaient alors sou-
levé maintes questions.
Ensuite est née l’idée de faire participer les femmes de l’atelier des
« Mamans douées » de la fondation Dar Bellarj. J’ai soumis à ces femmes
l’idée d’une nouvelle intervention artistique. J’ai voulu vivre une nouvelle
expérience, mais cette fois dans le partage et l’échange avec ces femmes.
Il s’agissait de s’envelopper dans le haïk puis de rejoindre une halqa de la
Place Jâma' al Fna, place où la présence féminine devient de plus en plus
problématique. Car le haïk, lkob ou ngab, et les jellabas ont presque dis-
paru de notre regard quotidien. Ces pratiques vestimentaires féminines
qui existaient jadis dans l’espace public faisaient, jusqu’à il n’y a pas si
longtemps, partie de l’identité marocaine.
On décrira donc une intervention urbaine qui résulte d’une longue
démarche artistique entreprise sous d’autres formes en Algérie avant
de se développer en Tunisie et au Maroc. Cette performance s’inscrit

« l’haïk
1. Le haïk est une étoffe tissée d’un seul tenant sans couture, de couleurs diverses au
Maghreb. Elle fut blanche à Marrakech. Elle est, le plus souvent, de forme rectangulaire.
Ce vêtement, qui recouvrait tout le corps, fut autrefois masculin et féminin puis féminin
seulement.

f’lhalqa »
2. Le village d’Amassine se trouve à l’est du Jbel Siroua, au sud du Haut-Atlas occidental.
Il possède aujourd’hui une coopérative lancée par Wilfried Stanzer qui est destinée à la
production de tissages.
3. Dar Bellarj, maison des cigognes, au cœur de la Médina de Marrakech, dans une maison
située entre la mosquée et la Medersa Ben Youssef, 7/9 Toualate zaouiate Lahdar, Marrakech
– Médina
4. Le Collectif Féminin pluriel est le fruit d’un partenariat particulièrement efficient noué
entre le collectif artistique Morocco Experience & Projects, l’ESAV de Marrakech et la
fondation Dar Bellarj.
5. Cette performance eut lieu lors de l’exposition Féminin Pluriel. J’avais pratiqué une
performance sur un haïk de six mètres de long. Je m’étais badigeonné le corps de henné et
de ghassoul puis je m’étais roulée, en suivant la proposition d’Yves Klein puis d’Abdellatif
Zine, sur l’étoffe afin d’y laisser mes empreintes. ihsane boudrig

79
aussi dans le prolongement de ma thèse de doctorat6 Clérambault et Besancenot8 ont photographié ont partagées à propos du haïk. On a donc commencé en deux avant de le porter. Cette scène a provo-
qui portait sur les nouveaux médiums utilisés dans ce vêtement en raison de son drapé, ce qui nous par une « recherche-action » ayant pour objectif de qué l’hilarité générale d’autant plus que cette
des pratiques artistiques se déroulant dans l’espace en laisse une mémoire. Cet habit a également une recueillir des données sur le haïk. Trois modes de col- femme a raconté que dans sa ville, le haïk appelé
public marocain. Il s’agit, en effet, d’une performance, mémoire linguistique. Le mot « haïk » est issu du mot lecte des données ont été utilisés : le journal, l’entre- « aïouna », en référence à l’œil resté seul visible,
action artistique autant qu’expérimentation sociolo- arabe « haka »9 qui signifie tisser. Des distinctions vue semi-dirigée et la bande-vidéo. Les témoignages était rabattu sur le visage pour ne laisser voir
gique, intitulée Lhaïk f’lhalqa. langagières, « izar » ou « mlehfa », des façons de le des participantes et de plusieurs spectateurs ont été qu’un seul œil. Cela permettait aux femmes de
Revêtir le haïk, ce n’est pas souhaiter un retour à confectionner et de le porter correspondaient à des filmés lors de la discussion finale à Dar Bellarj. sortir sans être reconnues. Elles pouvaient ainsi
un usage ancien, encore moins proposer une forme différences régionales ou temporelles. Les femmes de Cette phase préparatoire a duré deux mois à la aller ailleurs qu’au souk. Contrairement aux idées
nouvelle de folklorisation. C’est d’abord faire appel Marrakech du début du siècle dernier, par exemple, Fondation Dar Bellarj. Elle s’est faite en trois phases : reçues, le voile rendait la femme libre. À d’autres
à un élément du patrimoine ou le créer. L’anthro- se distinguaient par un haïk souvent orné d’une large – des rencontres avec le groupe pendant les- occasions, ces femmes revêtaient le haïk pour se
pologue marocain Ahmed Skounti disait, en effet, rayure aux extrémités, en général de couleur bleue. quelles l’histoire du haïk a donné lieu à de nombreux rendre aux cérémonies familiales, parce qu’il était
que : « le patrimoine n’est pas ce quelque chose qui est Ces détails indiquaient le statut socio-économique échanges à propos des souvenirs familiaux de cha- plus pratique que la jellaba11 quand elles portaient
simplement là, en attente d’être identifié, reconnu et ou l’origine géographique de la porteuse même s’ils cune, en dessous une « blousa », c’est-à-dire une robe
mis en valeur. Au contraire, ce sont les humains qui changeaient sans cesse dans le temps. Selon Claire – des rencontres pour l’apprentissage du port du aux manches bouffantes.
investissent tel ou tel objet ou élément, de valeurs qui Nicholas10, les similarités et les différences des haïks drapé, C’est ainsi que de nombreuses anecdotes ont
en font un patrimoine digne d’être mis à la disposition marocains avec les haïks algériens pourraient servir – la préparation de l’action dans la médina. commencé à fuser. Les séances préparatoires se
des générations actuelles et transmis aux générations pour analyser les échanges historiques et les liens Ces ateliers ont été l’occasion de se remémorer sont alors transformées en ateliers de narration où
futures »7. Mais suffit-il de se mouvoir, pendant un culturels ou idéologiques en Afrique du Nord. Mais non l’histoire du haïk qui demeure totalement incon- le port du haïk devenait simple prétexte. L’histoire
temps très court, dans l’espace public, le corps drapé ce travail n’a pas encore été fait. De nos jours, hormis nue, mais sa confection et surtout les façons qui exis- de Maha nous a particulièrement impressionnées :
du haïk, pour produire du patrimoine ou le haïk quelques régions (Taroudant, Figuig ou Essaouira), il taient de le porter. D’une région à l’autre, le haïk a, en « ma grand-mère nous a raconté qu’une fois, elle avait
est-il déjà, pour nous un élément patrimonial, donc est rare de voir encore des femmes drapées du haïk. effet, ses particularités marquées par sa couleur, son caché ses deux petites filles sous son haïk pour leur faire
valorisé, dont s’empare un acteur qui vise le statut En tout cas, à Marrakech, le haïk n’existe donc plus tissage et son utilisation. Ceci était, en réalité, pour traverser la frontière algéro-marocaine de « Jouj bghal
d’artiste ? Est-ce ensuite l’artiste qui crée le sens de que dans les mémoires. nous secondaire. Le plus important était l’appren- « afin d’entrer à Oujda. » Elle aurait aussi pu rap-
l’intervention urbaine ou celui-ci sera-t-il produit Il a donc fallu que l’action que j’envisageais com- tissage du port du haïk, opération qui s’est déroulée peler les usages du haïk, cette fois porté par des
par le public local, une fois ses réactions connues ? mence par un processus d’apprentissage du port du dans une entraide et une transmission de savoirs. hommes déguisés en femmes, afin de faire circuler
Car le public va traduire en actes et en paroles les haïk. Ce vêtement nous est, en effet, devenu étran- On s’est d’abord aperçu que la plupart des femmes des armes.
frontières troubles entre la pratique dite artistique ger. D’ailleurs, les premières femmes qui ont souhaité conservaient précieusement chez elles des haïks Amina nous a ému avec un autre souvenir :
et l’action politique et sociale. Quand nos grands- participer à cette action n’étaient pas marocaines. familiaux. Certaines ont également apporté des haïks « une fois, ma grand-mère qui habitait Meknès a
mères, mais cela dépendait des groupes de la société Puis des femmes de l’atelier des « Mamans douées » venus de leurs régions d’origine, ce qui permit de voir pris le train pour venir nous rendre visite en haïk.
auxquels elles appartenaient, nous parlaient de leurs de Dar Bellarj, une des deux créations à Marrakech de qu’il y a différentes sortes de haïks. D’autres se sont Nous étions allés l’accueillir à la gare. Elle avançait
contacts avec l’espace public, elles expliquaient la fondation suisse créée par Susanna Biedermann, se remémoré les souvenirs de leurs histoires familiales enveloppée de son haïk, une grosse valise à la main
qu’elles ne connaissaient que de rares sorties, sont proposées pour vivre l’expérience et ont voulu, nés autour de l’usage du haïk. et nous avons pris une calèche pour nous rendre à
qu’elles n’allaient pas dans tous les lieux publics et elles aussi, porter le haïk. Il a donc fallu réveiller une Le plaisir chez ces femmes de se retrouver la maison. Elle s’est fièrement installée sur une ban-
qu’elles portaient toujours le haïk. D’autres femmes, mémoire, faire rejaillir des histoires que les femmes dans la cour de Dar Bellarj s’en est trouvé accru. quette, la tête haute, marquant fortement l’espace de
de milieux plus populaires fréquentaient la place et Ouvrir les paquets où se trouvaient ces étoffes, sa présence d’une blancheur immaculée. On aurait dit
de cela, les anciennes photographies témoignent 8. Autour du processus du tissage.e et photographe, éditions les
les palper, les essayer et les enrouler autour de une mariée ! Cette image est restée gravée à jamais
abondamment. Empêcheurs de penser en rond, 1990. G. Gatian de Clérambault, leur corps créait des émotions. Les plaisirs étaient dans ma mémoire ».
psychiatre et photographe, a étudié le drapé de cet habit dans
un ouvrage publié par les Éditions les Empêcheurs de penser
perceptibles. Les rires fusaient de toute part. Thomas Ladenburger nous a montré des photos
en rond, 1990. Jean Besancenot montre des haïks dans Costumes L’une des femmes a alors découvert que dans sa anciennes qu’il a utilisées pour son exposition sur les
of Morocco, London & New York : Kegan Paul International, 1990,
6. Études Doctorales en arts encadrée par le Pr Belfakih, à la faculté 9. Reinhart Dozy, Dictionnaire détaillé des noms des vêtements chez
ville d’origine, Oujda, les haïks étaient carrés et trésors humains de la place de Jâma' al Fna. D’autres
des lettres et sciences humaines Ben M’sik à Casablanca les Arabes, Amsterdam, J. Muller, 1845. le drapage plus simple que celui de Marrakech.
7. Skounti A, article, De la patrimonialisation : son étendue et 10. Claire Nicholas, Du haïk à la jellaba, Anthropologie de
ses acteurs : 15 mars 2011, (http ://www.oriental.ma/upload/ l’habillement féminin dans le Maroc du XXe siècle, Mémoire de DEA,
Mais elle a voulu faire comme les autres util- 11. Jellaba : (Habillement) Variante de djellaba : vêtement que
MoDUle_1/File_1_424.pdf École des hautes études en sciences sociales, 2005. isant des tissus rectangulaires en pliant son haïk portent souvent les hommes et les femmes au Maroc.

80 81
Haïk Performance, Messoudi Mohamed Amassine 2004.

Haïk Performance Abderrazak Benchaaban, Haik-Performance, Ihsane Boudrig Vernissage Feminin


Dar-Bellarj, Marrakech 2015. Pluriel Marrakech 2015.

Haïk rencontre, Amine Moufakir, Marrakeh 2014.

Haïk Vernissage , Ibtissam Boudrig, Feminin Pluriel Haik-Atelier de recherche, Noureddine Tilsaghani Dar Bellarj, Marrakech 2015.
Dar-Bellarj Marrakech 2014.

82 83
Haik-Foule-Reda Beggar Marrakech 2016. Haik-Souk. Reda Beggar Marrakech 2016.

Haïk Participante, mamans douées, Hassan Nadim,


Dar bellarj Marrakech 2016.

Haik-Jemaa-el-Fna Thomas Ladenburger,


Dar Bellarj Marrakech 2016.
Haik-Foule Reda Begar Marrakech 2016. Haik-Halqa- Youssef, et Ilyass Triba Marrakech 2016.

Haik-fjamaa lafna , Mehdi Maarouf, Marrakech 2016.

Haik-Halqa- Youssef, et Ilyass Triba Marrakech 2016.


Haik-Expo-Photo, Nora Mehyaoui Dar Bellarj Marrakech 2016.

84 85
Haik-Silence. Reda Begar Marrakech 2016.

Haik-Musicien Reda Begar Marrakech 2016. leurs impressions lors de la réunion finale. Les par- son haïk. À ce moment-là, ses yeux se sont embués
ticipantes se sont réunies le 5 mars 2016 à Dar Bel- de larmes au souvenir de sa défunte mère.
larj15 vers 15 h Quelques minutes avant le départ À 16 h, les participantes ont quitté Dar Bellarj
photographes comme Nour Eddine Tilsaghani12 et les femmes participantes ont signé un accord de de la marche, les « Mamans douées » ont vu, une pour se diriger vers Jâma' al Fna en passant par
Hassan Nadim13 nous ont aussi présenté des prises consentement concernant les droits à l’image afin dernière fois, les différentes manières de porter le Rahba Laqdima16. Elles suivaient les consignes éta-
de vues. Enfin, des tisserands de haïks ont rapporté d’autoriser la publication de leurs photos et la réal- haïk. Joignant le geste à la parole, elles ont com- blies auparavant, à savoir silence et déplacement
leurs souvenirs. De mon côté, je cherchais aussi de isation d’un documentaire et Thomas Ladenburger mencé à s’en draper, les unes aidant les autres. Les emprunt de dignité dans la rue. Avant de nous
la documentation et les autorisations nécessaires s’est porté volontaire pour filmer la performance. Il babouches n’avaient pas été oubliées par quelques- lancer dans les ruelles de la Médina, nous avions
pour la performance14. Finalement, des femmes sont m’a accompagné pour le repérage des lieux et son unes qui voulaient que la tenue traditionnelle soit pris le temps de nous concentrer, de respirer, en
parties chercher un tisserand en Médina de Mar- film m’a ensuite servi de support pour l’analyse. en harmonie avec les chaussures, ce qui n’évita pas formant un demi-cercle dans le patio de Dar Bel-
rakech. Maha Elmadi, la directrice de Dar Bellarj, Il sera utilisé ultérieurement comme documentaire totalement les hauts talons. Deux femmes s’étaient larj. Ces moments de silence avaient pour but de
a financé l’acquisition de vingt-trois haïks. Toutes pour les médias. Deux autres cameramen ont été même fait tatouer les mains au henné et elles nous chasser le trac. Ils ont vite apporté la sérénité aux
engagés par la Fondation Dar bellarj et ont col- les montraient fièrement. participantes. Les visages s’illuminèrent. On aurait
12. Nour Eddine Tilsaghani : Artiste photographe et vidéaste de
laboré avec Thomas Ladenburger. Nadira avait mis un ancien caftan et elle nous dit qu’une lumière divine avait atteint ces femmes
Marrakech Des jeunes étudiants ont participé à l’habille- expliqua qu’à Taroudant, sa mère le portait sous afin de les encourager. Au moment où nous allions
13. Hassan Nadim : Artiste photographe de Marrakech
14. Nous tenons à remercier toutes les institutions qui ont
ment des participantes. Ce fut un moment d’échange franchir le seuil, l’une de ces femmes s’est sentie
contribué aux démarches pour la réalisation de ce projet : les intergénérationnel. Ils furent aussi présents lors de
autorités locales, le ministère de la Communication, les autorités 16. Rahba Laqdima : quartier situé en plein cœur de la médina
locales, l’ESAV, Amane Bureau dont la plupart des membres de
la performance pour dissuader d’éventuels spec- 15. Cette intervention urbaine s’intitula : « L’haïk f’lhalka : une de Marrakech, marché aux épices ayant conservé un aspect
l’équipe technique ont collaboré volontairement au projet. tateurs malintentionnés. Ils ont, eux aussi, partagé expérience artistique à Jmaâ El Fna ». traditionnel, itinéraire indispensable pour déboucher sur la place.

86 87
défaillir, mais elle a vite repris le dessus. J’ai ouvert Notre entrée dans lhalqa de Azaliya n’est pas pas- que par ce parcours historique, le haïk était devenu un Les « Mamans douées » ont prolongé l’action
la marche alors que Maha Elmadi se tenait derrière sée inaperçue. Des passants nous ont rejointes. Aza- patrimoine précieux. Dans son compte rendu final, en portant le haïk lors d’autres événements.
le groupe pour l’encadrer. C’est alors que l’aven- liya, le conteur, n’a pas interrompu son conte, mais au Mehdi fit une synthèse des commentaires : « Toutes Grâce aux espaces virtuels, l’événement a été
ture a commencé. fur et à mesure que le cercle des femmes en haïk se for- assurent qu’elles ont éprouvé de l’amour, de la simplicité largement partagé et a suscité des demandes de
Les participantes ont rejoint, vers 17 h, Lhalqa de mait, le volume de sa voix montait. C’est le moment où et le remords d’avoir abandonné cette étoffe et qu’elles ont participation à d’éventuelles actions ultérieures
Azaliya17, le cercle formé autour du conteur nommé je me suis crue hors du temps, une sensation ressentie baigné dans l’histoire pour faire revivre le patrimoine des analogues dans différentes régions du pays.
Azaliya, pour écouter le conte du hlayqi ce qui par la plupart. Lhlailqi était en pleine action lorsque grands-mères et pour se réconcilier avec elles-mêmes ».
dura jusqu’à 18 h 30. Aziz, un des responsables de nous nous sommes retirées. Une femme qui est restée Cette manifestation ne témoigne cependant nulle- Revêtir le haïk après des recherches faites sur le
l’équipe de la fondation, avait pris la responsabilité après notre départ nous a rapporté que notre absence ment d’une quelconque nostalgie. Nous vivons dans drapé et sortir toutes ensemble en portant soi-même un
de la sécurité. Il a œuvré pour maintenir l’ordre tout avait marqué lhalqa, le cercle des auditeurs, propos un temps marqué par des convulsions et des incerti- haïk auréolé par les nombreuses histoires que ces femmes
en laissant les spectateurs s’exprimer. Des com- confirmés par le conteur lui-même. tudes, dans un monde qui s’interroge sur le devenir se sont racontées, tout cela répond, chez ces femmes, à
mentaires de toutes sortes, que Mehdi, un étudiant Pour revenir, les femmes ont emprunté un autre de l’humanité. Il était important de rappeler qu’il n’y un besoin de se situer comme le soulignèrent plusieurs
en arts visuels, a enregistrés, ont commencé à fuser chemin, celui qui part de la place de Jmaâ El Fna pour a pas si longtemps, il y avait un très grand nombre témoignages :
dès notre apparition dans la rue. Comme le blanc se diriger vers Semmarine et Dar Bellarj. Notre pas- de femmes en haïk qui assistaient aux spectacles de - « Personnellement je n’avais jamais entendu par-
est la couleur du deuil, on a entendu : sage sur la place a été le moment le plus marquant. la place Jmaâ al Fna. Les youyous de révérence au ler du haïk et quand tu nous as proposé de porter cet
– « Un groupe de femmes en deuil ! Nos con- Tous les regards étaient dirigés vers notre groupe. mythique haïk enfin réapparu dans sa grandeur de ves- habit, j’attendais avec impatience que la semaine passe
doléances » On voyait les hlaïqis s’immobiliser et surtout, il y tige d’histoire et de mémoire ont alors un sens. Et il en vite pour pouvoir le porter et sortir, et surtout le sentir. »
– « Non, c’est un tournage de film ! », un com- avait soudain ce silence. C’est à ce moment que fut de même pour les chants soufis psalmodiés par les - « Je sens que vous n’avez pas juste porté le haïk,
mentaire dû à la présence de caméras et peut-être notre intervention avait atteint son apogée. La « Mamans douées » qui signifient une identité ouverte mais plutôt l’histoire et l’identité qui l’accompagnent.
aussi à la présence de quelques hauts talons. Il est fierté, la sensation d’une réussite, la joie, tous ces bien au-delà même de l’humanité. Tout cela a fait que L’idée est magnifique. ».
vrai que ces caméras nous ont dérangées et durant sentiments s’entremêlaient chez les participantes, cet événement restera gravé dans la mémoire de celles Les participantes sont bien conscientes qu’elles
le passage dans les ruelles, elles ont limité la sponta- les jeunes qui nous regardaient et les spectateurs. qui y ont participé. se sont appropriées le territoire de lhalqa sur la place
néité des réactions des spectateurs. Le chemin du retour par Semmarine18, particu- Et c’est ce que confirment les données recueillies au Jmaâ El Fna, espace déserté par la présence féminine.
Une participante n’a pas pu alors s’abstenir de lièrement vers 18 h, fut plus difficile même si les moment des discussions du groupe et mises par écrit Une des femmes de la médina a déclaré :
répliquer : - « C’est une honte de ne pas connaître ses passants s’écartaient pour nous laisser passer. Le afin de mieux saisir les liens entre les propos des partici- - « Le haïk, je ne l’avais jamais porté. Même la place
traditions ! ». foisonnement des couleurs du souk faisait con- pantes, des spectateurs et les objectifs enfin apparus de Jâma' al Fna, je ne la traverse jamais. Et encore moins,
– « À chacun ses folies ! » lui fut-il répondu. traste avec notre blancheur. Les commerçants, à cette intervention. Voici quelques remarques : je n’ai jamais eu l’idée de m’arrêter à une halqa ! Jamais
À mesure que nous avancions, certains pas- leur tour, échangeaient d’un bord à l’autre de la de ma vie, je n’y avais mis les pieds ! C’est le mystère du
sants s’arrêtaient, l’air étonné. D’autres, d’un cer- rue sur ce qui se passait. À ce moment, j’ai entendu Grâce à cette intervention, une reconquête pour- haïk ! ». Mohamed, un spectateur qui nous a suivies
tain âge, souriaient et montraient leur joie de voir la voix d’Aziz nous dire : rait devenir pensable, celle de la présence féminine pendant toute l’action, a beaucoup apprécié cette ini-
le haïk ressuscité. – « Bravo ! Vous avez réussi votre action. Je ne m’at- sur la place grâce à l’usage du haïk comme moyen tiative : « J’encourage cette audace, cette persévérance et
– « Merci de nous faire revivre l’ambiance d’antan ! » tendais pas à ce que cela soit ainsi. » puisque celui-ci suscitant le silence neutralise les ce courage ! Vous êtes courageuses ! »
– « Ah, si les femmes pouvaient recommencer à por- Enfin revenues à Dar Bellarj, toutes les partici- réactions masculines possibles. Parce que lhalqa est désormais faite pour les
ter le haïk ! » pantes et les spectateurs qui ont suivi l’action jusqu’au Les échanges, survenus lors de tout le proces- hommes dans cette société néopatriarcale récem-
Quelques nuages épars laissaient filtrer une bout se sont réunis pour une séance de discussion. sus, entre femmes et spectateurs furent fructueux. ment réinventée par des idéologies venues du
lumière dorée qui nous a enveloppées dès la sor- Nos familles nous attendaient, l’air anxieux, mais Avoir réussi à mobiliser autant de personnes Proche-Orient, les femmes n’ont plus la possibilité
tie de Rahba lqdima, une place très ombragée à ce à la vue de nos visages sereins et satisfaits, tout le qui se sont engagées volontairement est en soi un de côtoyer cet espace public comme pouvaient le
moment de la journée. Nous avons enfin fait notre monde nous a félicitées. résultat notable. faire au moins certaines femmes au début du siècle
entrée sur la place Jamaa el Fna, comme entourées C’est sous les regards des cameramen et sous le L’interaction avec les spectateurs, la réceptivité dernier. Dans cette performance, il ne s’agissait pas
d’une couronne lumineuse. crépitement des appareils que des femmes ont affirmé et l’enthousiasme des jeunes, la confiance accordée de créer une œuvre et d’inviter les gens à la voir, mais
par les autorités, le dévouement de l’équipe tech- de faire corps avec l’œuvre qui naît dans la vie, dans
17. Lhalqa de Azaliya : Le cercle du conteur Abderrahim Azaliya, 18. Souk Semmarine : Passage autrefois occupée par les maréchaux-
vétéran du conte, célèbre pour ses récits passionnants sur la place ferrants, cette large allée recouverte de claies métalliques est l’un
nique volontaire, ont beaucoup contribué à la réus- l’espace commun. C’est une co-construction ouverte
de Jâmae al-fna. des axes principaux des souks site de l’action. sur l’imprévu, un détournement par l’établissement

88 89
d’autres modes de production et de réception d’un ter des réponses, mais de s’interroger. Avoir pu réaliser
événement (par le geste performatif, la création éphé- cette œuvre « l’haïk f’lhalqa », me donne maintenant
mère, l’oralité…). C’est ainsi que l’œuvre perd, en envie de continuer cette quête, de poser d’autres ques-
partie, son côté sacré (resté toutefois présent dans le tionnements et d’aller vers d’autres territoires.
silence) qui imposerait une distance pour devenir un
outil de transformation sociale accepté par la plupart Présentation de l’auteure : Ihsane Boudrig, a obtenu
et surtout, dans le cas présent, par les plus jeunes. Le son doctorat en 2017 à la faculté des lettres et sciences
témoignage d’une participante traduit cela : « Nous humaines Ben M’sik à Casablanca. Elle a complété une
étions devenues un tableau en mouvement naturel, un Maîtrise en arts visuels et médiatiques à l’Université du
tableau vivant, avec des personnages qui marchaient. Québec à Montréal. Professeur d’arts visuels, dans plu-
C’était une peinture d’un artiste ou plutôt une œuvre en sieurs institutions supérieures, actuellement elle assure
mouvement qui changeait de position en permanence. » la formation des enseignants d’arts à Marrakech.
Avec de nouveaux médiums, à travers l’innovation Artiste, elle a participé à plusieurs expositions indivi-
dans des espaces inhabituels pour la création, on voit duelles et collectives aussi bien à Montréal, qu’en France,
se développer un pouvoir réflexif chez le spectateur. aux État-unis et au Maroc. Dans ses œuvres, elle oppose
C’est le cas des pratiques artistiques qui apparaissent les extrêmes tels que la tradition et la contemporanéité.
dans des territoires inaccoutumés et peuvent prendre L’artiste utilise le réel dans sa dimension spatio-tempo-
plusieurs formes. Dans le cas de cette intervention, relle qui devient objet – œuvre et agit comme support de
l’interaction avec le public s’est aussi faite à travers représentation et transmetteur de culture d’origine, tra-
les téléphones mobiles qui ont servi pour mémoriser ditionnelle et son patrimoine culturel. Ces derniers sont
cette action et surtout à travers les commentaires sur d’ailleurs toujours présents dans sa pratique artistique, à
les réseaux sociaux. En allant vers d’autres territoires, travers des performances, des d’interventions urbaines,
les participantes ont senti leur puissance. « Tu nous as des vidéos et des documentaires.
emportées dans un voyage sans égal. Avec les « Mamans
douées », on a réalisé un rêve. Cela a déclenché plusieurs Résumé : «L’haïk f’lhalqa « est le récit d’une expérience
discussions autour de nous et plusieurs questionne- artistique féminine suivie par une réflexion sur une réap-
ments, mais le plus important, c’était le silence autour parition furtive de l’ancien costume du haïk, aujourd’hui
de nous sur la place. À chaque passage, c’était une per- disparu, sur la place Jâma’ al Fnâ de Marrakech.
formance réussie. »
Des interventions dans l’espace public sont loin Mots-clés : Arts, espaces publics, Intervention
d’être simples à organiser au Maroc. Cela doit être pré- urbaine, performance, Haïk, Halqa, Jâma’ al Fnâ,
paré et négocié. En présentant ce travail, je n’ai pas Marrakech.
l’ambition d’offrir un modèle, Il ne s’agit pas d’appor-

90

You might also like