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LA POÉSIE ET L'AMOUR
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OUVRAGES DU MÊME AUTEUR

Camille Melloy (biographie). Épuisé.


L'Islam et l'Occident. Préface de Jérôme Tharaud, de l'A-
cadémie française, et de Jean Tharaud. Épuisé.
Au seuil du désert. Introduction à la poésie musulmane.
Épuisé.
Chercheurs de Dieu (De Pascal à Claudel). Préface de Daniel-
Rops.
Godefroid de Bouillon. Essai de biographie anti-légendaire.
Histoire mystérieuse et tragique des Templiers.
14 mille.
L'épopée belge des Croisades (Poitiers, Jérusalem, Byzance,
Lépante).
Nocturnes. Roman.

POUR LES ENFANTS

Une poignée de figues. Récits et contes d'Islam. Épuisé.


Le rossignol et les roses. Fables orientales.
L'aventure byzantine des seigneurs belges à la qua-
trième Croisade.
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MARCEL LOBET

LA
P O É S I E
ET
L'AMOUR

EDITIONS D U VIEUX COLOMBIER


5, rue Rousselet, 5
PARIS
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IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE


VINGT-CINQ EXEMPLAIRES S U R VÉLIN
ALFA DES PAPETERIES DU MARAIS,
NUMÉROTÉS DE I A 2 5 .

Copyright 1946, by La Colombe, Éditions du Vieux Colombier.


Tous droits de traduction, r e p r o d u c t i o n et adaptation
réservés p o u r tous pays.
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A
mes amis
G é r a r d de L a n t s h e e r e
et
George M a s s o n de F e r n i g .
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AVANT-PROPOS

La littérature offre peu de sujets qui, à l'égal du


lyrisme amoureux, inspirent à l'écrivain une prudence
éblouie. La poésie et l'amour se défendent avec une
même ténacité contre les entreprises de l'essayiste :
les gloses les plus subtiles, les plus fondées sur une
exacte philosophie, ne parviennent pas à circonscrire
ce qui relève tout à la fois d'Eros et d'Apollon.
C'est dire à quel point est périlleux notre dessein et
combien il est malaisé d'éluder les écueils jumelés de
la fantaisie et de l'esprit de système. Il est aussi vain
de dogmatiser en poésie qu'en amour, et, plus que tout
autre, le lyrisme de la passion érotique réprouve l'or-
donnance des traités et la rigueur des manuels.
Qu'on ne s'attende donc pas à trouver ici un exposé
méthodique. Nous avons rejeté tout procédé scolaire
pour adopter la seule démarche qui nous ait paru con-
venir à notre sujet : l'approximation chère à Charles
Du Bos, ce travail d'approche, lent et circonspect, qui
n'exclut ni les tâtonnements, ni les redites et qui re-
court fréquemment aux citations, comme pour prépa-
rer le terrain à des ouvrages ultérieurs. Peut-être quel-
que théoricien pourra-t-il puiser dans ces notes de lit-
térature comparée certaines données utiles à une syn-
thèse.
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Au demeurant, le présent livre est moins un essai


qu'une « anthologie perlée ». Dans l'esprit de l'auteur,
il s'agissait de colliger des textes, et les commentaires
qui les enrobent n'ont d'autre rôle que celui de mettre
en valeur quelques trouvailles, comme font, dans un
écrin, les creux de satin où reposent les perles.
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AMOUR ET POÉSIE

Dans le Banquet de Platon, un des convives, Aga-


thon, dit de l'amour qu'il est « poète et plus savant
que tous les autres poètes, attendu que tout homme,
quelque grossier qu'il soit, devient poète aussitôt que
l'amour l'a touché ».
Il n'est donc pas nécessaire de parcourir les œuvres
des poètes pour s'apercevoir que les notions d'amour
et de poésie sont étroitement nouées. L'homme qui
aime devient poète, pour un temps, avec un naturel et
un élan si spontanés qu'on ne songe pas à railler cette
soudaine effusion de lyrisme. Pour exprimer son
amour, l'être le plus fruste trouve, avec une aisance
qui l'étonne lui-même, des images et un rythme qui
relèvent d'une authentique poésie. Tout ce lyrisme à
fleur de peau est emporté par les brises du printemps,
étouffé sous les torpeurs de l'été, et seuls les poètes —
qu'ils s'appellent aèdes, bardes, troubadours ou chan-
sonniers — captent des parcelles de l'inépuisable
hymne d'amour que l'homme et la femme se chantent
depuis l'âge d'or du paradis terrestre.
L'amour et la poésie procèdent du même désir es-
sentiellement humain de créer et de durer, de contem-
pler et de louer. La poésie tend à communier avec les
choses, comme l'amour s'efforce de se confondre avec
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l'objet aimé. Contemplation, louange, fusion, posses-


sion, tels sont les stades communs de l'amour et de la
poésie. De part et d'autre, il y a une soif de joie, un
besoin de durée, une faim d'absolu. Extérioriser un
délire, réaliser une conformité, créer une harmonie,
susciter un rythme, tels sont les fins parallèles de l'ac-
tivité poétique et de la passion amoureuse. Au reste, il
y a une passion poétique et une action amoureuse,
tant il est vrai qu'amour et poésie se compénètrent.
Claudel a dit de la poésie qu'elle est « le pouvoir
qui réalise pleinement les êtres, qui en fait des réali-
tés ». La même définition peut s'appliquer, avec un
égal bonheur, à l'amour qui donne à l'homme le su-
prême contact du réel.

Ce q u e l ' h o m m e c h e r c h e d a n s la f e m m e , p a r exem-
ple, c'est u n e réalité, c'est u n e sensibilité, c'est le con-
t a c t d ' u n e c e r t a i n e vérité n a t u r e l l e , charnelle. T o u t
cela, l ' h o m m e veut l ' a p p r é h e n d e r p a r les sens bien
plus q u e p a r l'intelligence, car il i m p o r t e de se réaliser
p l u t ô t q u e de s ' a n a l y s e r .
Ainsi en est-il en poésie où r è g n e n t l'image et la
sensation. Le poète capte le réel, il le respire, il le tou-
che et, de cette m a n i è r e , il se réalise. D a n s sa recher-
che d ' u n e v é r i t é n a t u r e l l e , poétique, l'intelligence doit
c é d e r le pas à la sensibilité. Ni l ' a m o u r , ni la poésie
n e s o u f f r e n t l ' i n t r u s i o n i m p o r t u n e de la raison. T o u s
d e u x c e p e n d a n t , s'ils v e u l e n t t e n d r e à la perfection,
doivent p a s s e r du sensible à l'intelligible.
Tel est, d u moins, le p o i n t de vue des p h i l o s o p h e s
d o n t c e r t a i n s associent s p o n t a n é m e n t l ' a m o u r et la
poésie. R e v e n o n s a u B a n q u e t de P l a t o n p o u r lire le
p a s s a g e où Socrate r a p p o r t e son e n t r e t i e n avec Dio-
time :

DIOTIME. — Tu sais que le mot « poésie » veut dire « faire »


en général et qu'il exprime toute cause qui fait passer quoi que
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ce soit du non-être à l'être, au point que les ouvriers de tous


a r t s se nomment « poètes ».
SOCRATE. — C'est vrai.
DIOTIME — Cependant, tu vois qu'on ne les appelle point
poètes; on leur donne des noms particuliers. Et une fraction
séparée, celle qui consiste en la musique et l'art des vers, est
appelée du nom de tout le genre, car elle est seule nommée
poésie et ceux qui la possèdent se nomment poètes.
SOCRATE. — C'est bien vrai.
DIOTIME. — Il en est de même pour l'Amour qui, à parler
généralement, est tout désir des choses bonnes, tout désir d'ê-
tre heureux. Mais ceux qui s'adonnent à lui, désirant acquérir
de l'argent, de la science ou de la force, ne sont point appelés
Amants. A ceux seuls qui suivent une certaine espèce d'amour
s'appliquent lés noms du genre total : Aimer, Amour, Amant.

Les é c r i v a i n s — t a n t p r o s a t e u r s q u e p o è t e s — se
s o n t t o u j o u r s p l u à lier les d é m a r c h e s p a r a l l è l e s de
l ' a m o u r et de la poésie. P o u r eux, la p o é s i e vit de l'a-
m o u r et l ' a m o u r se n o u r r i t de poésie. E c o u t e z M o n t a i -
gne : « Qui ô t e r a a u x m u s e s les i m a g i n a t i o n s a m o u -
r e u s e s l e u r d é r o b e r a le p l u s bel e n t r e t i e n q u ' e l l e s a i e n t
et la plus noble m a t i è r e de l e u r o u v r a g e ; et q u i f e r a
p e r d r e à l ' a m o u r la c o m m u n i c a t i o n et le service de la
poésie, l'affaiblira de ses m e i l l e u r e s a r m e s . »
D a n s les C o n t e m p l a t i o n s , V i c t o r H u g o s ' e x c l a m e
n a ï v e m e n t q u ' i l p r é f è r e a u D i e u des A r m é e s
Le bon Dieu, qui veut qu'on aime,
Qui met au cœur de l'amant
Le premier vers du poème,
Le dernier au firmament.

E t c'est p e u t - ê t r e le m ê m e H u g o qui a f o r m u l é cette


loi n o n écrite de q u e l q u e P a r n a s s e c y t h é r é e n :
C'est peu d'être poète, il faut être amoureux.

P l u s p r è s de n o u s , Anatole F r a n c e d é c l a r e : « L e s
poètes n o u s a i d e n t à a i m e r ; ils ne s e r v e n t q u ' à cela.
E t c'est u n assez bel e m p l o i de l e u r v a n i t é délicieuse. »
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Dans l'esprit du vieil épicurien, cette boutade n'avait


aucune portée métaphysique, mais l'idée est jolie.
Cocteau et Jouve se rejoignent pour affirmer, dans
des formules incisives, le premier que « la poésie est
une machine à fabriquer de l'amour », le second que
« la poésie est le véhicule intérieur de l'amour ».
Même un théoricien comme Robert de Souza déclare
que « la poésie naît de l'amour ou elle n'est rien » 1
C'est grâce à l'amour que la poésie nous rendrait sen-
sibles à la proximité des choses et à leur essence.

On pourrait dire, en premier résumé, que l'amour


et la poésie constituent les deux tentatives suprêmes
de l'homme pour explorer, tout à la fois, le monde des
sens, la nuit du cœur et le domaine de l'absolu.
Cette prospection n'est qu'une incessante tentative
de connaissance. Le poète et l'amant s'efforcent tous
deux de connaître. L'amant connaît l'être aimé quand
il le possède : l'acte d'amour est connaissance. « Adam
connut Eve, sa femme; elle conçut et enfanta Caïn. »
De même le poète, dans son besoin de créer, tend à la
fusion du moi et de l'objet.
Dans son explication de l'acte poétique, Claudel parle
de la « connaissance du monde et de soi-même ». Le
poète se connaît, comme le monde se connaît : « Le
lac peint le blanc cygne en lui suspendu sur le ciel
ovale, l'œil du bœuf la pâture et la pastoure. Le coup
de vent du même trait rafle, emporte la crache de la
mer, la feuille et l'oiseau du buisson, le bonnet des
paysans, la fumée des villages et la sonnerie des clo-
chers. Comme un visage gagné peu à peu par l'intelli-
gence, quand l'aube naît, les règnes végétal et animal
ont fini de dormir. Ainsi des thèmes connus sont pro-
posés à la réflexion des choses diverses. Toute la sur-
T. Robert de Souza, Un débat s u r la poésie, dans La poésie p u r e
d ' H e n r i B r e m o n d . Éd. Grasset, Paris, 1926.
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face de la terre avec l'herbe qui la couvre et les bêtes


qui la peuplent est sensible comme une plaque travail-
lée par le soleil photographique. C'est un vaste atelier
où chacun s'efforce de rendre la couleur qu'il prend
a u f o y e r s o l a i r e »
Ainsi l'amant accède, lui aussi, à une connaissance
seconde sous le soleil de la passion. Dans l'acte d'a-
mour, non seulement il capte toute la réalité de l'être
possédé, mais il se connaît lui-même, par réflexion, et
prend toute sa mesure.
Faut-il trouver à l'amour une justification ? Ce ne
peut être que dans la nature même de l'être : « Si
l'être est surabondant et communicatif de soi, s'il se
donne, l'amour est justifié, — et cette stimulation et
cette aspiration à sortir de soi pour vivre de la vie
même de l'aimé qui sont consubstantiels à l'être
h u m a i n »

La poésie, elle aussi, tend à communiquer sa sura-


bondance pour être, parmi les hommes, le signe de
l'aspiration à l'unité.

D'où, de part et d'autre, cette purification qu'Aris-


tote appelait catharsis et qui a fait couler beaucoup
d'encre. Nous aurons plusieurs fois recours à ce mot
en lui donnant une acception assez large.
Selon la conception aristotélicienne, la vue du beau
dessouille l'âme et nous pouvons appliquer au poème
ce que le philosophe disait du spectacle de la tragédie,
à savoir qu'il purifie nos passions. Cette purification
n'est pas nécessairement d'ordre mystique, mais elle
est liée aux activités les plus hautes de l'être. Par
exemple, lorsque Péguy nous dit que, lors de son pèle-
rinage à Chartres, il sentit toutes ses impuretés tom-

2. Claudel, Art poétique. Éd. d u Mercure de France, Paris, 1913.


3. Jacques Maritain, Sort de l ' h o m m e . Coll. des Cahiers du R h ô n e ,
N e u c h â t e l , 1943.
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ber d'un seul coup en apercevant au loin le clocher de


la cathédrale, le poète désigne un choc d'ordre surna-
turel, apparenté à une grâce que les théologiens nom-
ment « actuelle ». Il y a catharsis, au sens aristotéli-
cien du mot, mais le phénomène relève de la mystique.
Or, la catharsis peut s'étendre aux activités de l'es-
prit aussi bien qu'aux opérations de l'âme. Il y a une
catharsis poétique, comme il y a une catharsis surna-
turelle. Le poème nous purifie dans la mesure où il
nous libère du poids de la réalité. De même, dans le
roman, une vision poétique du réel ou, par extension,
une connivence compatissante à l'égard de la condi-
tion humaine, peuvent provoquer la catharsis. Parlant
de certains de ses personnages, Proust déclarait :
« Trop faibles pour vouloir le bien, trop nobles pour
jouir pleinement dans le mal, ne connaissant que la
souffrance, je n'ai pu parler d'eux qu'avec une pitié
trop sincère pour qu'elle ne purifiât pas mes essais. »
Qu'il se nomme pitié, compassion, repentir ou cha-
rité, ce sentiment purifiant agit chaque fois qu'une
âme sensible se trouve en présence du Beau, du Bien
et du Vrai ou lorsqu'elle en ressent la nostalgie. C'est
le cas de tous les vrais poètes. Grâce à la poésie, nous
gagnons une zone sereine où, spirituellement, nous
échappons à la loi de la pesanteur. L'intelligence con-
naît alors une sorte de lévitation qui lui permet d'ap-
préhender le réel sans effort ou de le négliger avec une
souveraine indifférence.
Il y a catharsis, d'après Bremond, lorsqu'on passe de
la connaissance rationnelle à la connaissance poétique.
(Pour les mystiques ce serait le passage de la médita-
tion à la contemplation.)
Suivant l'auteur de Prière et p o é s i e , toute expé-
rience poétique est catharsis parce que « l'activité
poétique, par le seul fait qu'elle s'exerce, s'attaque aux
passions, quelles qu'elles soient, à la passion en tant
que passion ». Ce n'est pas une purgation morale,
4. H e n r i B r e m o n d , Prière et poésie. Éd. Bernard Grasset, Paris, 1926.
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mais une purification psychologique, un état de sus-


pens qui libère « des excitations — moralement bon-
nes ou mauvaises, peu importe — que provoque la
sensibilité du cœur ».
On voit immédiatement que non seulement l'amour
peut subir une opération analogue, mais qu'il est im-
pliqué dans la catharsis poétique. Quand il s'agit de
passion, d'excitations et de sensibilité du cœur (pour
reprendre les appellations de Bremond), l'amour est
en jeu.
L'historien du sentiment religieux ne parle, dans
Prière et poésie, que de l'amour mystique, parce que
tel était exclusivement son propos. Il lui arrive bien
d'écrire que « dans l'expérience poétique, l'acte d'a-
mour, l'union totale au réel, touché et confusément
possédé, cet acte aboutit à un échec ». Mais le subtil
essayiste parle ici de cet amour philosophique qu'est
l'adhésion du cœur à l'objet proposé par l'intelligence.
Nous ne suivrons pas le théoricien de la poésie pure
dans les sentiers de chèvre où le conduisait son dilet-
tantisme ondoyant. Mais il nous paraît logique d'ap-
pliquer la théorie de la catharsis à l'amour charnel.
L'amour peut être considéré comme une purification
de la passion quand l'être humain fixe son choix sur
un être qui doit, à ses yeux, l'exhausser j u s q u ' a u x pla-
teaux altiers du Beau et du Bien. Il ne faut pas néces-
sairement, pour cela, que l'amour-passion soit trans-
posé en amour-sentiment. La part du sensible ne peut
être ramenée à des normes inhumaines. Précisons qu'il
y aura catharsis lorsque la volupté ne sera plus recher-
chée pour elle-même, lorsque la sensualité sera bridée
pour favoriser l'essor de la part la plus haute de l'être.
On peut ajouter, en manière de corollaire, que la
catharsis empêchera l'amour de devenir orgueil, car la
tentation est grande, pour l'homme, d'user de l'amour
. charnel comme d'un moyen magique pour se hausser
jusqu'à une connaissance supra-normale, jusqu'à l'é-
briété démiurgique que promettait le Tentateur à nos
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p r e m i e r s p a r e n t s : « Vous serez c o m m e des dieux. »


C'est là u n e p h a s e - c l é q u a n d il est q u e s t i o n de la poé-
sie de l ' a m o u r .
E n c o r e u n e fois, la c a t h a r s i s a m o u r e u s e est m o i n s
u n e p u r i f i c a t i o n m o r a l e q u ' u n e purification psycholo-
gique. E n p u r g e a n t sa passion, l ' a m a n t n ' o b é i t p a s à
des règles e x t é r i e u r e s , m a i s à u n e nécessité i n t é r i e u r e .
Q u a n d le poète purifie sa p a s s i o n en en t i r a n t u n
p o è m e , les d e u x c a t h a r s i s se mêlent, et il p e u t attein-
d r e à la g r a n d e u r , s i n o n a u sublime, c o m m e ce f u t le
cas p o u r Dante.

La purification est d'autant plus nécessaire dans le


lyrisme amoureux que celui-ci comporte un aspect
psychanalytique. Voici comment.
Jusqu'au X I X siècle, où le roman a pris un essor de
plus en plus envahissant, le poète est resté le principal
interprète de l'amour, et c'est sous les espèces du
poème que l'homme s'est toujours plu à prendre con-
science du rôle de la passion amoureuse dans la vie.
Aujourd'hui encore, malgré le développement moderne
des moyens d'investigation psychologique, il subsiste
dans l'œuvre de certains poètes des vestiges de divina-
tion. De même qu'aux temps anciens le poète était con-
sidéré comme un oracle, il joue encore à présent, d'une
certaine manière, un rôle de truchement en ce qui con-
cerne notamment le mystère de l'amour.
Autrefois, à l'instar des bouffons et des fous, le poète
pouvait proférer, devant les tyrans, les vérités les plus
inacceptables, les plus subversives. Ce privilège lui a
été maintenu longtemps quand il s'agissait de célébrer
l'amour. Et nous ne songeons pas seulement aux trou-
badours, mais aux lyriques innombrables qui, de la
Pléiade au Parnasse et du Symbolisme au Surréalisme,
ont exalté l'amour avec des accents que n'eussent osé
leur emprunter ni les philosophes, ni les orateurs, ni
les penseurs de leur temps. Comme l'amour procède
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de la sexualité, de ce domaine interdit où les vérités


scandalisent aisément les bien-pensants, on abandon-
nait volontiers au poète la tâche d'explorer le secret
royaume et ses recès voluptueux. On acceptait qu'ici
le poète se substituât au penseur, parce que, aux yeux
de la foule — le tyran des temps modernes —, le poèfe
était, au siècle dernier, une sorte de prêtre de la reli-
gion de l'amour. Lui seul avait le droit de parler de la
passion sans draper son lyrisme dans les voiles de la
fiction romanesque.

Baudelaire n'était pas loin de considérer le poète


comme le prêtre de l'amour, et il aurait pu appliquer
au poète ce qu'il disait du prêtre, à savoir qu'il est
« immense parce qu'il fait croire à une foule de choses
étonnantes ». Dans son esprit, ce sacerdoce païen pen-
chait vers le satanisme, nous le rappellerons plus loin.
Il faudrait un livre pour exposer les conceptions de
Baudelaire touchant l'imbrication mutuelle de l'amour
et de la poésie. A ses yeux, même lorsque le lyrisme
est consacré à l'amour, le poète s'élève bien au-dessus
de l'amant vulgaire. Dans une lettre à Mme Sabatier,
l'auteur des Fleurs du Mal écrivait : « Les polissons
sont amoureux, mais les poètes sont idolâtres », mar-
quant ainsi l'abîme que la poésie peut creuser entre la
concupiscence et l'adoration.
Le symbolisme — dont Baudelaire fut le précurseur
— a modifié quelque peu le rôle du poète, en sous-
trayant celui-ci à la tyrannie de la foule. Toutefois, si
la gaze du symbole a estompé légèrement l'expression
du lyrisme amoureux, le poète continue à sonder le
double mystère du désir et du plaisir. La poésie s'est
décantée, car le symbole est de nature à provoquer la
catharsis. Mais il est difficile à la poésie de l'amour de
se dégager totalement de la chair : quelles que soient
les tendances spiritualistes de la poésie, celle-ci par-
ticipe à la sexualité. De nos jours, on parlera plus vo-
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lontiers des « arcanes de la psychanalyse » que de


symbolisme, mais ces appellations, pour disparates
qu'elles soient, recouvrent la même réalité psycholo-
gique : au X X siècle comme aux premiers âges de
l'humanité, le poète est comparable à la pythie juchée
sur le trépied oraculaire et qui se grise des troubles
vapeurs qui montent de l'abîme des sens. Il lui appar-
tient de traduire l'obscure frénésie pour en tirer des
paroles et des rythmes. Dans son Rimbaud vivant,
Robert Goffin écrit : « Ce n'est pas aujourd'hui qu'il
est établi que la poésie n'est souvent que la surface
apparente du tempérament sexuel et amoureux. La
qualité poétique d'un individu est fonction de son don
d'amour. L'Amour, la Poésie (pour reprendre le titre
du beau livre d'Eluard) sont les deux composants
d'une même exaltation, c'est le contenant et le con-
tenu, l'œil et le regard, la main et le geste, le genre et
l'espèce ! »

La poésie amoureuse permet aux hommes de lire


leur destin comme dans un miroir magique. Par elle,
ils entrent en contact avec la vie antérieure, avec cette
existence confuse où l'être humain fraternisait avec les
autres êtres. L'adolescence, où l'être humain est en-
core, psychologiquement, indéterminé, est la dernière
étape de cette vie antérieure. Alors commence la vie
d'homme, à jamais fixée dans l'existence. Seuls les
poètes, grâce à leurs antennes extrêmement sensibles,
sont encore capables de fraterniser totalement avec les
autres êtres; seuls ils sont susceptibles d'éprouver pro-
fondément, par l'invasion d'une vie seconde, les émois,
les tristesses et les ferveurs des deux sexes.
L'un des meilleurs critiques de ce temps, André
Rousseaux, a parlé avec finesse et pénétration de cette
ambivalence des poètes : « De même qu'ils sont restés

5. Robert Goffin, R i m b a u d vivant. Éd. Corrêa, Paris, 1937.


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en communication avec toutes les sortes de vies de la


mature, ils ont gardé le pouvoir de participer plus tota-
lement qu'un homme et une femme ordinaires à la
mêlée des créatures qui fait que la vie se perpétue. Ils
y sont moins comme un acteur confiné dans sa partie
que comme si ce grand drame se jouait en eux. C'est
pourquoi ils sont la voix du drame; et la poésie, en
nême temps qu'elle chante toute la vie naturelle, est
presque toujours, en dernier ressort, l'expression du
mystère de l ' a m o u r »
La poésie est l'expression du mystère de l'amour :
cette proposition est une idée-carrefour où aboutissent
les conceptions diverses, tant modernes que classi-
ques, mais qui procèdent toutes du sens profond de
a vie. L'esprit, le cœur, les sens, c'est l'être humain
out entier qui est impliqué dans le témoignage que
)ortent devant la destinée la plupart des poètes de l'a-
mour.

Grâce à leurs multiples affinités, amour et poésie


'épousent pour composer ce chant du désir que
homme module sans répit depuis la première aube
u monde. Il court, infatigable, vers toutes les formes
e beauté, dans l'espoir de parvenir
; Au fond de l'inconnu pour trouver du nouveau.

Chasseur d'images, l'homme va, cherchant des cou-


leurs et des parfums. Il aime et il crée, porté par l'illu-
ion d'avoir dérobé à Dieu la science du bien et du
nal; dans son cœur, il couve jalousement le feu d'a-
mour qui du néant peut faire jaillir des mondes.

6. André Rousseaux, Le monde classique. Éd. Albin Michel, Paris,


41.
II

L'EXPRESSION LYRIQUE DE L'AMOUR

Peut-être le poète n'est-il grand que dans la me-


sure où il se maintient dans le domaine des sentiments
profonds, dans cette zone vitale où s'épanouit notre
destin. Et quel sentiment est, pour les mortels, plus
profond et plus vital que l'amour ?
L'amour conduit à la poésie, disions-nous en notre
premier chapitre, et il est généralement admis que la
poésie, plus que la prose, excelle à traduire le senti-
ment amoureux. La poésie est la langue naturelle de
l'amour.
Ce n'est pas l'avis de Stendhal qui écrit : « La poé-
sie, avec ses comparaisons obligées, sa mythologie que
ne croit pas le poète, sa dignité de style à la Louis XIV,
et tout l'attirail de ses ornements appelés poétiques
est bien en dessous de la prose dès qu'il s'agit de don-
ner une idée claire et précise des mouvements du
cœur; or, dans ce genre, on n'émeut que par la
clarté »
Stendhal se méprend visiblement en opposant aux
élégies de Parny Werther ou les lettres de la religieuse
portugaise. On pourrait, tout aussi bien, opposer Bau-
delaire au Maître de forges. La querelle est assez vaine,

I. Stendhal, De l ' a m o u r . Éd. de Cluny, Paris, 1938.

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