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Fabrice Midal

Comment la philosophie peut nous sauver

22 méditations décisives

Flammarion

Maison d’édition : Flammarion

© Flammarion, Paris, 2015


Dépôt légal : février 2015

ISBN numérique : 978-2-0813-5705-1


ISBN du pdf web : 978-2-0813-5706-8

Le livre a été imprimé sous les références :


ISBN : 978-2-0812-8060-1

Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.


Présentation de l’éditeur :

La philosophie n’est pas une discipline abstraite et intellectuelle, réservée


aux seuls spécialistes. Bien au contraire, depuis Socrate, elle vise à éclairer
notre existence de manière aussi indispensable que salutaire, en s’adressant
à chacun de nous, tels que nous sommes, avec nos engagements et nos
aveuglements, nos désirs et nos peurs.
Retrouver la dimension méditative de la philosophie, allier l’art de
l’attention à l’art du questionnement, voilà le chemin qu’ouvre ce livre
unique et précieux. Les grandes questions de la philosophie ne sont plus
alors des haltes imposées sur l’autoroute de la culture générale, mais des
expériences fondatrices, personnelles et universelles à la fois.
Ce livre est dédié à tous les professeurs de philosophie qui,
en classe de terminale, éveillent les élèves à l’aventure de la
pensée.
Comment la philosophie peut nous sauver
Introduction

« Toutes les révolutions naissent par les philosophes et


meurent par les idéologues. »
Louis ALTHUSSER
La philosophie libérée de sa scolastique

Ce livre est une invitation à entrer dans la philosophie à partir d’un


élément qui, en apparence, lui est étranger : la méditation. Or, en réalité, la
méditation, loin d’être une simple discipline orientale, permet de retrouver
quelque chose de la philosophie qui est restée, en elle, latente, ou plus
exactement inaperçue, mais qui pourtant la constitue.
Autrement dit, il existe une dimension méditative de la philosophie.
La retrouver est tout l’enjeu de ce livre à travers vingt-deux
propositions.
Personnellement, j’ai retrouvé cette dimension, en passant par la
pratique de la méditation, nommée parfois « pleine conscience ». Mais là
n’est pas du tout l’essentiel. Ce qui l’est, c’est le phénomène. Et il est
saisissant.
Certes, il ne va pas de soi, et la raison en est que la philosophie est
aujourd’hui défigurée sous des strates de commentaires et de doctrines qui
nous font croire qu’elle est cette discipline abstraite et intellectuelle,
réservée à des spécialistes.
Or, depuis Socrate la philosophie vise à éclairer notre existence de
manière aussi indispensable que salutaire et elle s’adresse à chacun de nous,
exactement tels que nous sommes, avec nos engagements comme nos
aveuglements, nos désirs comme nos peurs.
Faire de la philosophie, ce n’est pas s’enfermer dans une quête
d’érudition scolaire et scolastique, c’est interroger notre existence comme
notre monde.
Fendre la mer gelée

Nous sommes cependant désarmés pour nommer cette dimension


méditative.
On l’identifie à la découverte de la sagesse, à l’apprentissage de la joie
ou à la recherche du bonheur.
Tout cela n’est pas faux. Car la philosophie permet certes à l’homme
d’être heureux et sage plutôt que malheureux et vindicatif.
Mais de tels propos restent bien insatisfaisants.
Ce à quoi nous invite la philosophie est beaucoup plus vaste, mais
également plus décisif et précis que ces vagues promesses et c’est pourquoi
elle peut nous sauver.
La philosophie nous apprend à fendre l’invisible mer gelée qui est en
nous.
La mer gelée c’est, pour une part, ce qui, en nous, étouffe et éteint la
vie. Cette glace est faite de l’ensemble des opinions reçues, jamais
questionnées, jamais pensées, qui constitue une idéologie d’autant plus
redoutable qu’elle œuvre sans même que nous le sachions.
Cette mer est faite aussi de l’oubli de soi qui nous fait peu à peu
renoncer à être libre, à penser par soi-même, à aimer ce qui importe et à
questionner l’injustice.
Cette glaciation touche enfin notre monde tout entier, et elle désigne
alors tout aussi bien l’égoïsme industriel, la violence économique, la
dictature de la publicité, l’industrie du divertissement de masse, et toutes les
formes sournoises de dominations nouvelles.
Cette mer gelée, il est cependant difficile de la voir. Et c’est pourquoi
elle est si redoutable. Vous sentez peut-être que quelque chose vous étouffe,
vous empêche d’être pleinement qui vous êtes. Vous constatez combien de
gens dans ce monde souffrent, sont exploités, privés de leur dignité.
Mais il est difficile de discerner cette mer gelée elle-même.
Vous n’en voyez que des manifestations éparses. Le sens de la
philosophie est de vous permettre de voir enfin le phénomène – pour
pouvoir refuser ce qu’Althusser nomme « l’idéologie » qui partout et
toujours nous menace.
En ce sens, si la philosophie peut nous sauver, ce n’est nullement en
invoquant un sauveur qui n’est souvent qu’une idole, c’est par un travail
patient que je crois juste de nommer « méditatif ».
Méditatif, c’est-à-dire révolutionnaire

La philosophie a toujours été pensée comme cette entreprise de


libération qui sauve en l’humanité ce qui en elle est le meilleur, et ce,
depuis Socrate et Platon jusqu’à Marx, Nietzsche, Simone Weil ou
Wittgenstein.
Cette extraordinaire force de libération est méditative parce qu’elle est
une expérience qui vous concerne dans votre existence la plus personnelle
et qui vous appelle à changer votre vie.
Pour nous, les deux notions semblent contradictoires : ce qui est
méditatif serait de l’ordre de l’intime et ce qui est révolutionnaire serait de
l’ordre du social.
Voilà qui est faux et dangereux. En vérité, tout questionnement réel doit
venir d’une expérience personnelle. Le nier, c’est condamner l’homme à
être le porte-parole malheureux de l’idéologie.
Un engagement

Mon livre est, dans son souci d’établir une autre manière de faire de la
philosophie, à la fois ambitieux et très simple.
Il est ambitieux, car il vise à vous donner à lire une tout autre
compréhension de la philosophie que celle qui est le plus souvent
présentée : elle n’est ni une sorte de technique conceptuelle, ni une forme
de sagesse sentimentale et souvent paternelle – moins encore un ensemble
d’avis personnels sur tel ou tel sujet.
Tous les grands philosophes pensent, écrivent, enseignent en s’appuyant
sur le socle d’une expérience originaire à partir duquel ce qu’ils ont à dire
prend forme. C’est cette expérience que j’ai cherché, au cours de ces vingt
dernières années, avec ténacité, à retrouver. Ce livre est ma tentative de
partager avec vous ce travail.
Pour chaque philosophe, le chemin que j’ai dû suivre pour les libérer de
la glaciation où ils sont tenus a été différent : pour Platon, je suis revenu aux
textes contre le platonisme qui en a sacrifié l’expérience en devenant
doctrine ; pour Aristote, il a fallu mettre en question les traductions partout
acceptées de son vocabulaire qui le trahissent ; pour Descartes, il a fallu
prendre le temps de faire vraiment l’expérience qu’il décrit dans son texte,
d’en être ébranlé et de s’y tenir…
Je vous rassure, je ne vais pas chercher à montrer qu’en réalité Kant
pratiquait sur son coussin de méditation tous les matins et que c’est pour
cela qu’il fut un penseur majeur ! Non, mais sa pensée est une expérience
libératrice qui donne droit à une aspiration juste et profonde (comme nous
le verrons aux chapitres 4 et 5).
Ce qui est méditatif, ce n’est pas d’être serein et calme en toute
situation, mais de porter attention à ce qui est. À quoi faut-il faire
attention que nous ne regardons pas ?
Le mot méditation vient du latin mederi (que l’on retrouve dans
« médecin ») et signifie « prendre soin ». Certes, le terme a fini par
désigner, en Occident, une forme de réflexion attentive comme dans le titre
du livre de Descartes, les Méditations métaphysiques, alors que dans les
traditions venues d’Orient, il s’agit de porter attention à ce qui est, dans le
moment présent, tel qu’il est en discernant ce qui nous en sépare et l’altère.
Mais l’opposition n’est pas si décisive. Ce qui est commun est ce geste
1
d’attention que contient l’étymologie même du mot . Lorsqu’on demandait
au Bouddha : « Pourquoi méditer ? », il ne répondait pas que c’était « pour
être serein ou heureux », mais pour « voir les choses telles qu’elles sont ».
Là, et là seulement est le chemin d’une réelle libération aussi bien pour soi,
que pour les autres et pour le monde.
Et Descartes, comme nous le verrons, ne nomme pas son texte
« méditation » sans prendre en compte la dimension d’attention et
d’expérience que ce terme implique.
En vérité, en Occident, aucun philosophe d’envergure n’a conçu
l’expérience de la pensée comme une réflexion abstraite et intellectuelle,
mais toujours comme une expérience d’attention à même de nous éveiller
(et dont l’allégorie de la caverne est un peu le paradigme).
À partir de ce souci de faire attention auquel Socrate nous a, le premier,
éduqués, il est possible de retrouver le désir d’être et de vivre, de s’éveiller
à l’instant décisif, de savoir prendre une bonne décision, de parler pour ne
pas simplement avoir raison, de prendre soin de soi, de se laisser atteindre
par l’amitié, de découvrir l’esprit, la beauté et l’embrasement érotique, de
savoir donner droit à notre aspiration la plus profonde… pour reprendre les
méditations qui seront proposées dans les divers chapitres de ce livre.
Or voilà, ce qui au cœur de la philosophie est généralement oublié.
Nous cherchons des aspects pratiques – qui seraient adjoints à la dimension
théorique ! Nous ne voyons pas que c’est la philosophie elle-même qui est
tout entière pratique, car elle est méditative.
Mais si mon livre est ambitieux, il est aussi tout simple. Quand on
interroge les gens sur leur année de terminale où, pour nombre d’entre eux,
ils ont fait de la philosophie, ils en gardent généralement un fort souvenir.
Ils ont souvent perçu que la manière dont leur professeur les interrogeait ne
ressemblait à aucune autre et qu’elle leur était nécessaire.
Mon livre cherche à revenir à ce moment, qu’il fût bref ou long, où nous
avons été mis en éveil par une façon de questionner qui nous a ouvert de
nouveaux horizons, et a fait sens de manière profonde. Car je crois que ce
sens peut, dans une période de crise comme la nôtre, nous sauver en
éclairant l’énigme de notre condition humaine.
1
Le prodige de pouvoir questionner

« Chaque question possède une force que la réponse ne


contient plus. »
Élie WIESEL, La Nuit
Savoir interroger

La philosophie consiste à apprendre à questionner. J’ai mis des années à


le comprendre, car je fus victime de la confusion faite à l’université entre
philosophie et ce savoir érudit et abstrait que j’y ai appris. Je n’y ai pas fait
de philosophie, mais j’ai appris une langue spécialisée ! Ainsi, pour lire
Kant, je devais étudier le sens de « noumène », objet, forme a priori de la
sensibilité, jugement synthétique a priori… et réussir à faire jouer ensemble
tous ces concepts dans une sorte de Meccano savant sans jamais en voir le
sens et la portée réelle.
Or ce que j’ai peu à peu découvert et dont je voudrais ici témoigner, est
que l’essentiel pour comprendre un philosophe repose sur la découverte
d’une manière d’interroger à neuf. C’est uniquement à partir d’elle que la
précision technique peut prendre tout son sens comme une manière pour un
philosophe de mieux cerner ce qu’il veut regarder et étudier.
En réalité, tout philosophe pose une question décisive qui a de grandes
répercussions sur notre existence la plus concrète. Songeons à Socrate,
figure tutélaire de l’Occident qui a inventé notre conception de la
philosophie. Loin d’assener une leçon de sagesse, de chercher à nous
convaincre ou de prononcer des discours savants, il interroge chacun sur ce
qu’il prétend savoir et qu’il cherche généralement à imposer aux autres. Il
se trouve devant un général et ils discutent ensemble de ce que veut dire
combattre courageusement. Il converse avec un prêtre, et il lui demande ce
que veut dire se comporter de façon pieuse. Il rencontre un poète, et il
s’enquiert alors de ce que veut dire écrire un vrai poème. L’interlocuteur se
rend compte qu’il ne sait pas vraiment pourquoi il agit comme il le fait.
Socrate ouvre à cette occasion une brèche dans son esprit et, par là, met en
pièces la suffisance qui aveugle et écrase.
On croit être à l’abri dans ses convictions. Socrate arrive… et tout
vacille. On ne sait plus où on en est.
Telle est la véritable expérience philosophique. Elle est profondément
salutaire.
Rester sans réponse

Lisez un dialogue de Platon. Une question importante est en débat.


Impatient, vous voulez sauter quelques pages pour arriver à la réponse.
L’ouvrage n’en contient pas !
Vous êtes un peu déçu. Il faut se résoudre à suivre le texte. Ce travail
accompli, vous découvrez alors avec étonnement qu’il vous a transformé.
Vous ne regardez plus désormais ce qui est en débat – la justice, la
connaissance, la politique, l’amour, la science – de la même façon.
Il est erroné de croire que le philosophe va donner des réponses. Nous
l’invitons certes pour cela dans les magazines et sur les plateaux de
télévision. Mais c’est un malentendu. En vérité, il n’a rien à dire, pas de
sagesse à nous dispenser ni de conseils à nous donner. En revanche, il peut
nous permettre d’interroger ce que, sans lui, nous n’aurions pas même
regardé. Et si nous faisons le mouvement qu’il nous invite à faire, nous
nous transformons. Nous n’apprenons pas quelques informations, nous
devenons autres !
Le désir infini

L’antipode du philosophe est la figure de l’homme sérieux qui passe


toute la journée à faire des additions telle que Saint-Exupéry le décrit dans
Le Petit Prince. Pris par son travail, l’homme sérieux n’a pas le temps de se
poser des questions. Il est obsédé par l’efficacité de son action – peu
importe qu’en réalité son travail n’ait aucun sens. Combien de gens
importants dans notre monde sont ainsi occupés du matin au soir, fascinés
par l’effectivité de leur travail et par le pouvoir qu’ils en retirent ? Mais,
comme dit le Petit Prince à propos de ce singulier personnage plein
d’orgueil et de suffisance qui veut garder le contrôle sur tout : « Ce n’est
pas un homme, c’est un champignon ! » Et c’est vrai ! À force de ne plus
rien interroger, nous perdons l’étoffe de notre humanité.
Le phénomène est frappant : quand nous posons une question, nous
sommes curieux et alertes. S’engager dans la philosophie, c’est rester ainsi
sur le qui-vive, être pris par le désir infini d’interroger. Faute de le
comprendre, nombre d’ouvrages évoquant la philosophie nous égarent. Ils
veulent nous rassurer, nous divertir, nous instruire – mais ils ne nous
éveillent pas.
Portrait de Socrate en maître zen

Plus nous contemplons la figure de Socrate, plus nous sommes étonnés.


Il ne ressemble pas à notre idée de ce qu’est un philosophe. En effet, que
faisait-il ?
Il allait se promener et rencontrer des gens. Il se rendait par exemple au
gymnase ou participait à des banquets. Il avait une vie publique intense,
mais son comportement était cependant assez étrange : il s’adressait de
préférence aux jeunes hommes qu’il séduisait – sans chercher à coucher
avec eux ! –, il buvait plus que tout un chacun – mais sans jamais être
saoul ! – il mettait en colère ceux qui acceptaient de parler avec lui – mais
toujours dans le souci de les sortir de leur ignorance. Socrate n’avait rien à
défendre, rien à prouver, rien à faire valoir, aucune thèse à affirmer, aucun
pouvoir à obtenir. Et en ce sens, il fut le penseur le plus pur de toute
l’histoire de l’Occident.
« Le philosophe moderne, remarque à juste titre Merleau-Ponty, est
souvent un fonctionnaire, toujours un écrivain, et la liberté qui lui est
laissée dans ses livres admet une contrepartie : ce qu’il dit entre d’emblée
dans un univers académique où les options de la vie sont amorties et les
1
occasions de la pensée voilées . » Il faut prendre très au sérieux cette mise
en garde de Merleau-Ponty. Entre la carrière académique et le désir fou
d’interroger dont témoigne Socrate, il y a un fossé ! Or, il n’est possible
d’être réellement philosophe qu’en marchant dans les pas de Socrate. Cette
vision nourrit toute la philosophie. On la retrouve à l’époque moderne.
Kierkegaard est par exemple l’héritier direct de cette vision. Il s’inquiétait
que son œuvre tombe dans les mains de ce qu’il nommait « ce personnage
qui me répugne tellement […] : le faiseur de cours, le professeur. Et même
si ces lignes tombaient sous ses yeux, elles ne le retiendraient pas ; non, il
en ferait encore un cours ». Kierkegaard nomme très bien le problème qui
menace le philosophe-académique : la philosophie risque pour lui de n’être
plus un scandale, de ne plus le provoquer, de ne plus le transformer.
Je sais que je ne sais rien

Socrate est exemplaire. Il fait vivre à chacun de ceux qu’il rencontre


une expérience unique et forte. Il demande à tout homme, qu’il soit noble
ou esclave, savant ou poète : « Qu’est-ce que tu penses, toi,
indépendamment de la loi commune, de ce qu’on t’a raconté ou du discours
officiel ? Réponds simplement à partir de toi-même. »
Il ne leur demande pas de répéter un savoir qu’ils ont appris, déjà
connu, il cherche à ouvrir leur esprit. Il révèle ainsi à chacun de ses
interlocuteurs – c’est-à-dire à chacun de nous – l’expérience réelle, directe,
de la pensée qui consiste à entrer en rapport à ce qui est ici et maintenant.
En ce sens, vous êtes tous déjà philosophes. La philosophie est là pour vous
aider à le reconnaître.
Socrate ressemble, pour cette raison, bien plus à un maître zen qu’à un
universitaire. En effet, son souci est de faire de la pensée l’occasion d’une
rencontre qui éveille chacun à sa propre intelligence. Comme le précise
D.T. Suzuki, expliquant le sens de la méditation zen : « La vérité doit être
découverte en vous-même ; ce que vous pouvez obtenir des autres ne vous
2
appartient pas . » En effet, ce que nous avons entendu et que nous répétons
ne nous concerne pas vraiment. Autrement dit, la vérité qui n’est pas
éprouvée est morte.
N’est-ce pas là une extraordinaire leçon ? À la fois, si profondément
philosophique et méditative.
Socrate ressemble à ce point à un maître zen qu’il n’a pas prononcé de
discours savants, n’a pas construit une carrière, et n’a même jamais écrit
une ligne. Pour lui, l’effort de la pensée consiste à faire naître, grâce à une
rencontre authentique entre des êtres humains, une parole vivante.
Socrate n’est pas Jean Gabin

Penser ne consiste pas à avoir des idées, à faire des discours savants.
Penser, c’est rester ouvert, questionnant. Dans la tradition de la méditation
en Orient, on nomme non-pensée cette expérience, car alors nous sommes
libres des conceptualisations abstraites.
Autrement dit, ce que l’Orient désigne comme la non-pensée,
l’Occident socratique le nomme pensée. Ces deux pôles « pensée » et
« non-pensée » s’éclairent l’un l’autre. Dans les deux cas, nous sommes
conduits à nous libérer des représentations toutes faites, des choses que l’on
dit parce qu’on les a entendues sans en avoir fait l’expérience et qui nous
emmurent vivants dans une carapace de glace.
C’est dans cette perspective que l’on peut comprendre pourquoi Socrate
disait de façon surprenante : je sais que je ne sais rien. Cette affirmation
n’est pas l’aveu convenu de l’ignorance propre à tout être humain, comme
les mots de l’une des dernières et célèbres chansons de Jean Gabin qui m’a
toujours crispé : « Maintenant je sais, je sais qu’on ne sait jamais ! »
Socrate ne dit nullement que l’homme est condamné à l’ignorance. Au
contraire, il nous invite à questionner toujours plus.
Il existe un fossé entre le scepticisme suffisant de Jean Gabin qui
liquide la question du savoir et l’ironie de Socrate qui laisse ouverte toute
question ! Pour le premier, il n’y a pas de vérité, chacun peut bien penser ce
qu’il veut. Rien ne peut nous questionner décisivement. Socrate montre au
contraire l’importance de vouloir connaître. Surtout, ne renonçons pas à
savoir ! Ne nous contentons pas de quelques cailloux. Laissons notre désir
devenir plus vif et nous embraser.

Méditation sur l’art de savoir questionner


Nous oublions que la philosophie est un questionnement, parce que questionner
demande de se remettre en cause, d’accepter de ne pas tout savoir et nous croyons que la
philosophie est une masse de doctrines, d’opinions diverses capables de nous donner des
repères, une vision du monde, voire des certitudes.
Questionner est au contraire une expérience troublante, parfois même abyssale.
Voilà ce que je voudrais vous inviter de manière toute simple à éprouver.
Prenons un exemple : « Qui suis-je ? » La première expérience que vous faites, si je
vous pose une telle question, c’est que vous n’en savez rien ! Il y a comme un blanc. Vous
ne savez pas trop quoi dire.
Vous pouvez bien sûr donner votre nom, me dire ce que vous aimez, vous décrire.
Mais ces réponses n’épuisent en rien la question et même vous en éloignent.
Vous pourriez vouloir connaître ce que répondrait tel ou tel philosophe. Mais cela
n’aiderait pas non plus. Il faut accepter ce désarroi. Il est l’espace vivant de la pensée – il
laisse ouvert et curieux.
Si en revanche je vous demande : quelle est la capitale des États-Unis ?
Vous savez que c’est Washington. Il n’y a rien d’autre à ajouter. Aussitôt la réponse
donnée, vous n’y pensez plus.
La première question porte sur votre être propre, la seconde réclame une information
que vous connaissez ou non. Si vous ne la détenez pas, vous pouvez aisément la découvrir
en ouvrant un dictionnaire ou en allant sur internet. Mais une telle interrogation ne vous
interroge pas.
Il faut savoir distinguer ces deux types de questions. Seule la première ne nous
demande pas une réponse définitive, mais nous invite à faire cette épreuve qui nous permet
d’advenir à ce que nous sommes.
Au fond, toute question philosophique est de ce type. Se demander ce qu’est l’amour,
ce qu’est la justice, ce qu’est la vérité, implique d’interroger sa propre expérience. C’est
une aventure.
2
Pourquoi veut-on vous rendre incapable
d’attention ?

« L’attention est la forme la plus rare et la plus pure de la


générosité. »
Simone WEIL, Correspondance avec
Joë Bousquet
Ce que « faire vraiment attention » veut dire

Pour questionner, il faut s’arrêter, prendre le temps de s’ouvrir à ce qui


est. C’est difficile et parfois même irritant !
Est-ce qu’on ne peut pas continuer à vivre comme nous le faisons ?
Pourquoi être sans cesse réveillé et bousculé ? Pourquoi se laisser remettre
en cause par la philosophie ?
Cette exigence a fini par rendre furieux les Athéniens qui ont alors mis
à mort Socrate, choisissant ainsi d’être aveuglément en paix.
Mais comment éviter une telle attitude ? Comment ne pas renoncer à
questionner ?
Il faut apprendre à faire attention. Comme Simone Weil le souligne, ce
n’est pas du tout facile : « Il y a quelque chose dans notre âme qui répugne
à la véritable attention beaucoup plus violemment que la chair ne répugne à
la fatigue. Ce quelque chose est beaucoup plus proche du mal que la chair.
C’est pourquoi, toutes les fois qu’on fait vraiment attention, on détruit du
1
mal en soi . »
Quand j’ai lu ces analyses sur l’attention, j’ai été déconcerté. Nous ne
croyons pas spontanément qu’il y a là une question décisive, que le socle de
toute éducation repose sur cette capacité et que la philosophie dans son sens
le plus plein est une exigence d’attention.
Nous ne voyons pas même, souvent, à quoi renvoie l’attention, et tout
simplement ce qu’elle est. Je vais dans ce chapitre chercher à comprendre
ce que nous dit ici Simone Weil et pourquoi, de manière aussi surprenante,
elle établit un lien entre l’attention et le mal.
L’attention menacée

Commençons en partant de notre situation commune.


Selon les dernières études, à l’école, il est aujourd’hui devenu difficile à
un enseignant d’obtenir que les élèves lui accordent plus de quelques
2
minutes d’attention. L’attitude de zapping intégral ronge peu à peu tout .
Un adolescent américain moyen reçoit et émet plus de cent SMS par
jour, soit une dizaine pour chaque heure d’éveil.
Lorsqu’on demande à un employé de bureau ou à un cadre combien de
fois ils vérifient leur messagerie, ils répondent qu’ils le font toutes les
heures. Or en réalité ils le font en moyenne toutes les huit minutes !
Dans cette situation, nous sommes distraits en permanence. Et toutes les
études montrent que cette situation ne va pas cesser de croître d’année en
année. Or une autre étude souligne que nous nous sentons mieux, plus
heureux et épanouis quand nous sommes présents à ce que nous faisons.
Autrement dit, cette situation nous rend malheureux. Elle est même la
cause du stress et du burn-out.
Mais surtout elle a des conséquences sociales et politiques redoutables.
Quelle société humaine est possible si nous sommes privés d’attention et
donc soumis à toutes les manipulations et endoctrinements ?
Retrouver la capacité à faire attention – qui est le geste de la
philosophie – est plus que jamais nécessaire tant pour notre propre équilibre
que pour celui de notre société.
Mais la chose est difficile, non seulement parce que faire attention n’est
pas facile, comme le souligne Simone Weil, mais parce que l’attention est
paradoxale.
L’attention, la volonté et l’effort musculaire

En effet, je ne peux pas décider d’être attentif, comme je peux décider


d’ouvrir la porte de mon frigidaire. La confusion est si fréquente que
Simone Weil remarque : « Si on dit à des élèves : maintenant vous allez
faire attention, on les voit froncer les sourcils, retenir la respiration,
contracter les muscles. Si après deux minutes, on leur demande à quoi ils
ont fait attention, ils ne peuvent pas répondre. Ils n’ont fait attention à rien.
Ils n’ont pas fait attention. Ils ont contracté leurs muscles. On dépense
souvent ce genre d’effort musculaire dans les études. Comme on finit par
fatiguer, on a l’impression qu’on a travaillé. C’est une illusion. La fatigue
3
n’a aucun rapport avec le travail . »
Ces remarques sont d’autant plus lumineuses que nous croyons
spontanément le contraire. Lorsque je veux saisir quelque chose, je fais un
effort, sans me rendre compte que cet effort m’empêche d’accomplir ce que
je désire. Il nous faut apprendre non à nous crisper, mais à faire attention.
Quand j’étais jeune étudiant, pour gagner ma vie, j’ai longtemps donné
des cours pour aider les élèves à organiser leur travail et réussir examens et
concours. J’ai pu constater l’illusion qui régnait dans nombre de familles :
elles croyaient que la réussite dépend de la quantité de temps passé à
travailler. Si l’enfant avait des difficultés, c’était qu’il ne travaillait pas
assez, qu’il manquait de volonté. Or en réalité, à de très rares exceptions
près, ce dont ils souffraient était de ne pas savoir sur quoi il fallait porter
leur attention – comment faire.
Certains passaient des heures et des heures à faire des travaux en réalité
inutiles qui leur donnaient bonne conscience mais les laissaient épuisés ;
d’autres ne travaillaient pas tout simplement parce qu’ils ne savaient pas
comment s’y prendre, incapables de mobiliser leurs capacités. Il en est de
même dans nombre de situations.
L’attention n’est pas une forme de passivité

Si l’attention n’est pas identifiable à la volonté, elle n’est pas non plus
un état de pure passivité. Confondre les deux est une autre erreur fréquente.
Je regarde la télévision. Je pourrais croire que je suis attentif à ce qui se
passe tant je suis absorbé par le programme. Or en réalité, je ne suis pas
attentif, mais captivé – c’est-à-dire prisonnier d’un état où je suis gavé
d’informations et d’émotions. Le sentiment de bien-être hypnotique qui
s’ensuit n’est en aucun cas du même ordre que l’apaisement qui
m’accompagne quand je fais preuve d’une authentique attention. Je suis
alors, comme le constate Husserl, éminemment actif dans un engagement
4
qui repose sur le plein exercice de ma liberté .
Pourquoi veut-on vous priver de votre capacité à faire
attention ?

La plupart des philosophes, même les plus rationalistes comme


Descartes, Malebranche ou Leibniz, ne font pas d’abord une apologie de
l’intelligence systématique, mais un éloge de l’attention. Car c’est elle qui
nous dispose auprès des choses et nous empêche de partir dans des
élucubrations fantaisistes. Comme le rappelait Platon dans Le Sophiste,
penser, c’est avant tout penser à quelque chose – autrement dit, penser
consiste d’abord à s’ouvrir à ce qui est, à le considérer, à en remarquer les
manières d’être, à repérer de plus en plus finement les articulations et les
liens subtils qui le constituent.
La philosophie est avant tout, pour cette raison, le régime de l’attention.
Mais pourquoi manquons-nous d’attention ? En raison même du
paradoxe constitutif à l’attention. Si vous voulez être attentif, vous devez
faire attention à quelque chose que vous ne connaissez pas ou que nous ne
connaissez pas encore bien. Vous savez simplement qu’il y a là « quelque
chose » et vous désirez savoir « ce que c’est » et « comment » cela est. En
ce sens, l’attention est toujours attente que quelque chose apparaisse, se
manifeste, se révèle.
Mettons, par exemple, que je contemple un tableau. Je peux l’avoir vu
plusieurs fois et très bien le connaître. Mais lorsque je le regarde,
l’expérience que je fais est toujours neuve. Je peux me rappeler que le
tableau est beau, mais le souvenir que j’en garde ne suffit pas à m’en faire
apprécier la beauté. Pour qu’elle m’apparaisse, il faut que je fasse attention
à la situation présente. Et quand je fais ainsi attention, je laisse tomber mes
inquiétudes, mes préconceptions ou mes distractions pour m’ouvrir à la
réalité présente.
Cette attitude est l’antipode du management publicitaire et industriel
actuel qui vise, pour sa part, à nous voler notre attention – et par là notre
liberté.
Des enquêtes éclairantes montrent comment ont été construits, pour des
raisons de domination politique et financière, des mécanismes qui
empêchent la patience inhérente à toute attention véritable. C’est tout
l’enjeu de la publicité qui s’est infiltrée dans tous les champs de l’activité
humaine, y compris dans la sphère politique – sans que nous en mesurions
bien les conséquences.
Albert Lasker, considéré comme le fondateur de la publicité, avait réussi
en 1896 à faire élire Robert Hawley, jugé par tous comme étant le candidat
le moins compétent. Il montrait ainsi le pouvoir de la publicité – pouvoir
qui a désormais une emprise considérable. Son dessein est de nous voler
notre présence d’esprit afin que nous suivions une injonction à voter pour
untel ou à consommer tel produit.
Aujourd’hui, ces procédés, qui bénéficient d’études de pointe sur les
mécanismes cognitifs, sont infiniment plus redoutables qu’à l’époque et
devraient nous inquiéter.
Le management publicitaire sous toutes ses formes s’en prend de
manière délibérée à notre attention. Il la remplace par un « gavage »
frénétique dont le dessein est de nous manipuler.
Tout désormais appartient à ce régime – la publicité certes, mais aussi la
télévision, ou la politique. Notre attention s’émousse. La question n’est pas
d’être pour ou contre la publicité, pour ou contre la télévision, mais de
comprendre le motif qu’utilisent ces moyens pour nous contraindre à une
forme nouvelle et impersonnelle de soumission.
J’espère que vous commencez à mieux percevoir pourquoi interroger
l’attention est aujourd’hui aussi décisif.
Perceval ou le drame de l’innocence

Pour faire comprendre le génie de l’attention et son lien avec le mal,


Simone Weil évoque la figure de Perceval le Gallois. Ses aventures, liées en
partie à la quête du Graal, ont donné à l’Occident un nouveau socle, à côté
de la Bible et des grands mythes grecs. Elles ont été reprises et développées
par de très nombreux auteurs dans la plupart des pays européens durant tout
le Moyen Âge.
Perceval est le dernier enfant de sa famille. Son père et ses six frères
étant morts au combat, sa mère veut le tenir à l’écart de la chevalerie,
espérant ainsi le garder auprès d’elle. Elle ne lui dit rien de ses origines et le
prive de toute éducation. Un jour, il rencontre des chevaliers de la cour du
roi Arthur. Il décide aussitôt de les suivre alors même qu’il ne sait rien de
leurs us et coutumes.
Il se rend ainsi, peu après, à la cour du roi Arthur, au moment précis où
un chevalier inflige à la reine un violent outrage, lui arrache la coupe d’or
avec laquelle on la sert, lui en jette le contenu à la figure avant de s’enfuir.
Personne ne bouge. L’assemblée est tétanisée.
Perceval seul réagit et part à la suite de cet inquiétant chevalier. Il le
rejoint et l’affronte en un combat dont il sort vainqueur.
C’est le début de nombreuses aventures où chaque fois son innocence
lui permet de faire des merveilles. Qu’est-ce que l’innocence ? Le fait de
pouvoir entrer dans une situation sans idées préconçues. C’est pour cette
raison que Perceval est le héros de l’attention : il est profondément libre.
Mais cette innocence est également son drame.
Faire attention, c’est aussi pouvoir répondre
à la souffrance

Perceval est un héros mal dégrossi qui ne connaît pas les règles et
conventions sociales et qui ignore du coup comment se relier aux autres.
Un jour, au cours d’une de ses aventures, Perceval rencontre un vieillard
richement vêtu. Ce dernier l’accueille gracieusement et le fait chevalier. Le
lendemain, Perceval se trouve devant un autre château. Il y est reçu, fort
courtoisement, par un autre seigneur qui souffre d’une grave infirmité.
Pendant le festin qu’il lui offre, un cortège passe. D’abord avancent
deux hommes qui portent une lance du haut de laquelle le sang ruisselle.
Puis un grand plat est apporté sur lequel repose une pierre miraculeuse.
C’est le Graal !
Or Perceval ne pose aucune question. Il ne fait pas vraiment attention à
ce qui se passe.
Depuis que j’ai lu cette histoire, elle me hante. Que veut-elle dire ?
Simone Weil la déchiffre de manière très convaincante. Perceval, nous dit-
elle, est prisonnier de lui-même. La souffrance des autres ne le concerne
pas. Son attention ne lui permet pas d’être en lien réel avec les autres – elle
est ainsi incomplète et mutilée. C’est ce que sous-entend le conte : le
lendemain, une jeune fille qui l’escorte hors du château lui explique qu’il a,
la veille au soir, rencontré le roi dont la blessure plonge le pays tout entier
dans l’affliction et la douleur. « Ton silence, lui dit-elle, nous fut un
malheur. Il fallait poser la question ; le roi pécheur à triste vie eût été guéri
de sa plaie. »
Faire attention, c’est en effet pouvoir guérir le monde. C’est pourquoi
l’attention seule peut permettre à tout homme de trouver ce que le mythe
nomme le Graal, la pierre miraculeuse qui rassasie toute faim.
Il ne suffit pas d’être ouvert à ce qui se passe, encore faut-il se laisser
toucher par ce qui advient. L’attention ne peut pas être simplement un
instrument de puissance et d’efficacité, elle doit offrir la possibilité d’être
plus amplement ouvert et sensible. Elle est donc inséparable de l’amour qui
permet de demander à tout homme : « de quoi souffres-tu ? » pour pouvoir
ensuite y répondre. C’est ainsi qu’est reconnu l’être qui est malheureux
5
comme étant exactement semblable à nous .

Méditation sur l’apprentissage de l’attention


Quand nous sommes trop préoccupés par nous-mêmes, par nos problèmes, trop
stressés ou inquiets, nous ne réussissons pas à nous accorder à ce qui est. Nous sommes
comme Perceval à la table du roi pécheur.
Mais il est possible d’exercer son attention. Comment faire ? Le plus simple est de
commencer par restreindre d’abord notre champ d’exploration de telle manière que nous
puissions remarquer si nous sommes vraiment attentifs ou non.
Simone Weil disait chaque jour le Notre Père. Elle recommençait sa récitation chaque
fois qu’elle prononçait un mot ou une phrase en pensant à autre chose. La seule chose qui
lui importait était d’être pleinement attentive aussi bien au son qu’au sens de chaque
syllabe prononcée.
On peut faire le même exercice avec un poème. Lisons-le en essayant simplement
d’être entièrement en rapport avec son propos et avec son rythme.
Ce qui importe dans cet exercice c’est de se confronter avec honnêteté à notre
difficulté à être simplement à ce qu’on fait. Quand l’esprit part à la dérive, il faut le
ramener à son point de focalisation : ici, les mots que l’on prononce.
La récitation d’un texte connu par cœur a le grand avantage de nourrir votre présence.
Vous revenez au sens des mots qui du coup entrent en vous.
Méditation sur la découverte de la présence attentive
Aujourd’hui, la pratique de la méditation de présence attentive – souvent appelée
« pleine conscience » – connaît un immense essor. Elle est un formidable apprentissage de
l’attention.
Le phénomène est surprenant. Quand j’ai commencé à pratiquer la méditation, elle
était peu connue. Elle semblait une discipline étrange, venue de l’Orient et réservée à
quelques personnes singulières.
De nos jours, elle est transmise dans les hôpitaux, les écoles, les entreprises et même,
aux États-Unis, dans les prisons. Des recherches en sciences sociales et en sciences
cognitives expliquent comment elle agit et établissent sur des bases scientifiques les
bienfaits qu’elle engendre.
Le phénomène ne fait que commencer. La menace qui pèse sur notre attention est si
grave, les conséquences en sont si lourdes, que la méditation va continuer à se
démocratiser. Il faudra ainsi réapprendre aux enfants comment faire attention et éduquer
les adultes à vivre en appréciant le moment présent sans avoir besoin d’allumer son
téléphone portable. Il faudra montrer à tous comment réussir à passer quelques jours sans
être soumis à un flux constant d’informations et de connexions.
Mais comment pratique-t-on la méditation ?
Commencez par porter attention à un objet précis. Le plus évident est la respiration.
Elle a l’avantage d’être vivante et de changer constamment. L’attention que vous allez lui
porter ne risque donc pas d’être figée.
Très vite, vous allez être attiré par des éléments distrayants qui vous privent de votre
focalisation sur votre respiration. Chaque fois que vous le remarquez, revenez au moment
présent.
C’est aussi simple que cela !
Mais vous verrez que s’adonner à cet exercice est difficile. Votre esprit vagabondera
sans cesse. Vous suivez une respiration et déjà vous êtes en train de ressasser un problème
ou une remarque désagréable qui vous a été faite, ou encore vous songez à ce que vous
pourrez faire après.
Il ne faut cependant pas vous décourager.
L’important n’est pas de réussir quelque chose, mais de faire ce mouvement de revenir
encore et encore au moment présent. Peu importe que vous reveniez souvent ou rarement,
que vous partiez fréquemment dans une sorte de vagabondage mental ou non.
Au cours de cette méditation, vous découvrez le sens même de l’attention – qui n’est
ni une forme de volonté ni une forme de passivité.
Pour s’aider à être plus alerte et maintenir une attention plus fine, il est bon de
s’asseoir le dos droit. Hegel, dans ses Cours d’esthétique, souligne que la singularité de
l’homme est de pouvoir adopter la position verticale : « Le corps animal est parallèle au
sol, la gueule et les yeux se trouvent dans le prolongement de l’échine, et l’animal est
incapable de changer par ses propres moyens ses rapports avec le centre de gravité. Le cas
de l’homme est tout à l’opposé, en ce sens que l’œil qui regarde droit devant soi forme,
dans sa direction naturelle, un angle droit avec la ligne de gravité et du corps. L’homme est
bien capable, comme les animaux, de marcher à quatre pattes, et les enfants le font
effectivement. Mais avec l’éveil de la conscience, l’homme s’arrache à cet attachement
animal au sol et adopte pour lui-même une position libre et droite. » Et en effet, en prenant
cette posture, vous trouverez une véritable droiture qui favorise l’attention.
Lorsque j’enseigne la méditation, je fais souvent face à une réticence à devoir rester
dans une telle posture verticale qui n’est, certes, pas toujours confortable. Au fond, l’idée
que la posture corporelle joue un rôle sur l’esprit déconcerte. Nombre de gens croient que
leur manière de se tenir n’a aucune importance. Mais la droiture corporelle n’est pas une
caractéristique anatomique contingente. Elle dit l’attitude morale que nous adoptons. C’est
en ce sens qu’Ernst Bloch affirmait sous forme d’un aphorisme : « sur mille guerres, il n’y
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a même pas dix révolutions : tant il est difficile de redresser le dos courbé ».
Méditer, c’est redresser le dos – acte qui a de nombreuses répercussions éthiques,
politiques et sociales.
Portrait de Montaigne en maître zen

La méditation comme cette invitation à vivre dans le présent vivant


reste encore identifiée aujourd’hui à une technique orientale. Elle nous
semble alors étrangère. Mais si c’est par ce détour qu’aujourd’hui nous la
découvrons, elle a souvent été développée sous une forme ou une autre au
cours de notre histoire.
Quel est l’auteur qui a écrit : « Quand je danse, je danse ; quand je dors,
je dors ; et quand je me promène solitairement en un beau verger, si mes
pensées se sont entretenues des occurrences étrangères quelque partie du
temps, quelque autre partie je les ramène à la promenade, au verger, à la
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douceur de cette solitude, et à moi » ?
Vous avez peut-être pensé à une phrase d’un maître zen venu du lointain
Japon.
Il s’agit de Michel de Montaigne ! Il existe, nous dit-il, une méditation
essentielle où il n’est pas question de penser à quelque chose, mais
d’apprendre à vivre au présent, d’apprendre la patience d’être simplement là
où nous sommes.
Voilà qui ne nous est pas du tout naturel, comme le constate Montaigne.
Nous croyons que le rapport au temps que nous devrions avoir est de l’ordre
d’une maîtrise – il faudrait le gérer au mieux grâce à un « emploi du
temps » efficace. Il faudrait s’activer toujours plus rapidement pour ne pas
« perdre son temps ». Or nous nous trompons. Cette course en avant nous
ferme à un rapport réel au temps ainsi qu’à nous-même. Le temps, comme
ce moment qui vient à nous maintenant, doit être habité. Voilà la grande
leçon de l’attention.
Nous n’avons pas à rentabiliser le temps, mais à le vivre. Montaigne
avait une manière tout à fait truculente d’exposer ce défi : « Ésope, ce grand
homme, vit son maître qui pissait en se promenant. » « Quoi donc, dit-il,
faudra-t-il donc chier en courant ? Ménageons le temps, encore nous en
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reste-t-il beaucoup d’oisif, et mal employé . »
Je crois que la rencontre de la philosophie et de la présence attentive est
un événement décisif. Car la philosophie nous apprend que cette présence
attentive ne doit pas être restreinte à une simple technique de bien-être,
mais préserve notre propre humanité et ouvre à la question cruciale du sens.
3
Libérez-vous de la dictature de l’utilité !

« Le nihilisme est le désir d’obtenir des résultats qui feraient


qu’ensuite, il ne serait plus nécessaire de penser. »
Hannah ARENDT, Responsabilité
et jugement
La philosophie et la méditation ne sont pas des tire-
bouchons

Porter pleinement attention à quoi que ce soit a de nombreuses


répercussions et au premier chef nous apprend à refuser la violence de
l’utilité. Je suis prêt à faire quelque chose pour la chose même. Je peux être
attentif à ce que tu me dis, non pas en vue d’en tirer un bénéfice, mais
simplement pour mieux entendre tes propos. Je peux lire ce livre non pour
en retirer quelques informations, mais pour me laisser éveiller, toucher,
attendrir par le texte.
Telle est la dimension méditative et désintéressée de la philosophie.
Pendant deux ans, d’abord à Chartres puis à Dreux, j’ai été professeur
de philosophie. Pour éviter toute équivoque, je commençais le premier
cours de l’année en expliquant que la philosophie était la seule matière
absolument inutile. Les élèves en étaient souvent déstabilisés.
Pourquoi, se demandaient-ils, avoir des cours de philosophie, puisque
cela ne sert à rien ? Ils attendaient une réponse. Je cherchais au contraire à
montrer ce que leur intuition avait de juste.
Notre société est tout entière orientée par l’obsession de l’utilité,
entendue le plus souvent comme rentabilité. Elle ne comprend pas le sens
qu’il y aurait à interroger ce qui, selon l’opinion commune, va de soi. Cela
lui semble une perte de temps. Elle voudrait même au fond se débarrasser
de la philosophie pour la remplacer par des techniques efficaces et soi-
disant rentables.
Cette fascination pour l’efficacité n’est pas nouvelle.
Depuis sa naissance, la philosophie est confrontée à une attaque féroce
au nom précisément de l’utilité mesurable et immédiate. Thalès, un des
« grands sages » de la Grèce qui était aussi bien philosophe que
mathématicien et savant, en fit les frais. Alors qu’un jour, il contemplait le
ciel en marchant, il tomba dans un puits. Une servante, témoin de la scène,
1
se moqua de ce personnage qui ne savait même pas regarder à ses pieds .
On railla aussi Thalès parce qu’il vivait pauvrement et n’accordait
aucune attention à ce dont s’occupent habituellement les gens. Et encore
aujourd’hui, aux yeux de toutes les servantes de Thrace, la philosophie
apparaît comme une forme d’impuissance. Aristote rappelle cependant cette
anecdote : un jour, grâce à l’astronomie, Thalès put prévoir une abondante
récolte d’olives, et « il parvint, avec le peu de bien qu’il avait, à verser des
arrhes pour prendre à ferme tous les pressoirs à huile de Millet et de Chios,
ce qui lui coûta peu puisque personne ne surenchérit. Puis vint le moment
favorable : comme on cherchait beaucoup de pressoirs en même temps et
sans délai, il les sous-loua aux conditions qu’il voulut. En amassant ainsi
une grande fortune, il montra qu’il est facile aux philosophes de s’enrichir
2
s’ils le veulent, mais que ce n’est pas de cela qu’ils se soucient ».
Les philosophes n’accordent pas beaucoup d’importance à la question
de l’utilité parce qu’ils considèrent que ce souci est restreint. Ne vous
trompez cependant pas. Il ne s’agit pas là de refuser les nécessités du
quotidien. Bien sûr, il existe des choses utiles. Si vous voulez ouvrir une
bouteille de vin, il est précieux d’avoir un tire-bouchon sous la main. Si
vous devez accomplir une tâche quelconque, trouver une école pour votre
enfant, préparer un repas, décrocher de nouveaux marchés, il est bon d’être
efficace.
Mais on ne peut pas tout considérer à partir de son efficacité.
De l’action désintéressée

Quand les élèves me questionnaient plus avant, je leur expliquais que


non seulement la philosophie, mais aussi tout ce qui importe vraiment est en
réalité inutile et gratuit. L’amour que j’éprouve pour quelqu’un tient à ce
qu’il n’est pas « calculé » – ce n’est pas un investissement. De même, le
bonheur que je ressens à écouter un morceau d’Art Tatum ou à faire une
promenade en forêt. Là est le cœur de la dimension méditative.
Aristote permet de mieux comprendre le sens de cette dimension. Que
signifie, nous explique-t-il, qu’une action soit gratuite ? Elle n’a pas d’autre
fin qu’elle-même.
Pour nous aider à saisir ce qu’il veut dire, il distingue deux modalités de
l’action : celle du menuisier qui fait une table et la promenade.
La première consiste à faire quelque chose : que ce soit une table, une
maison, un repas ou un livre. Je suis alors dépendant de ce que je veux
réaliser.
La seconde, au contraire, est entièrement libre. Elle fait simplement
rayonner mon humanité. Je me promène pour la simple joie de me
promener.
Pour Aristote, si une telle action est évidemment plus rare, elle est le
sommet de l’activité humaine. Cette action, Aristote la nomme praxis – qui
est traduit dans la plupart des ouvrages de philosophie par le terme de
« pratique ».
Mais cette traduction ne doit pas nous égarer : pratique désigne en effet
parfois chez nous une invention ingénieuse, tel procédé ou telle
considération utilitaire – comme en témoigne dans une librairie le rayon
« pratique ». Or il ne s’agit nullement d’être « pratique », mais de découvrir
3
une manière humaine de s’accomplir . C’est tout différent !
La grande leçon d’Aristote est que la vie humaine est elle-même une
praxis – elle n’a pas d’autre finalité qu’elle-même ! Elle est inutile ! Et c’est
là toute sa beauté et son importance. Elle n’est pas pratique, elle est une
pratique.
Se libérer de la tyrannie de l’utilité

J’ai découvert la méditation à l’âge de vingt-deux ans. On me demande


souvent de raconter ce qui m’a conduit à m’y engager. Mais justement, la
chose étonnante est que je ne le sais pas. Il n’y a pas de cause. Et en vérité,
les méandres qui m’ont conduit à méditer sont sans importance.
Bien sûr, je n’allais pas très bien.
Bien sûr, je ne supportais plus de vivre dans une sorte de grisaille où
rien ne fait sens et n’a suffisamment de réalité.
Bien sûr, je ne voyais pas comment me résoudre à vivre une vie où le
fait de devoir gagner sa vie, payer ses factures, et consommer – est le seul
horizon.
Bien sûr, les discours divers qui se superposaient à d’autres sans jamais
me parler vraiment me semblaient bien abstraits.
Bien sûr, ma vie tout entière manquait de consistance, de cet
accomplissement dont parle Aristote. J’avais trop « la tête dans le guidon »
comme on dit.
Mais l’essentiel n’est pas là. La première fois où j’ai découvert la
méditation, le simple effort de revenir moment après moment au présent
vivant m’est apparu comme juste. J’ai médité non parce que je cherchais à
obtenir quelque chose, mais plutôt pour me délivrer de la tyrannie de
l’utilité qui règne partout.
C’est ce même souci qui m’a conduit à entrer dans la philosophie.
J’aime beaucoup la réponse du peintre Georges Braque à une question
sur sa vocation : « Je n’ai jamais eu l’idée de devenir peintre pas plus que
de respirer. De ma vie je n’ai pas le souvenir d’un acte volontaire… […] Je
n’ai jamais eu un but en tête. “Le but est une servilité”, a écrit Nietzsche. Si
j’ai eu une intention, elle a été de m’accomplir au jour le jour. En
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m’accomplissant, il se trouve que ce que je fais ressemble à un tableau . »
À la première lecture, nous trouvons peut-être que Braque exagère. Il
lui a bien fallu décider d’être peintre pour le devenir. Et pourtant Braque a
raison. C’est en faisant ce que nous faisons que nous découvrons si cela
nous plaît et comment réussir à y exceller. Notre idée de but est pauvre – et
ne fait que restreindre le mouvement même de notre existence.
La patience de la philosophie

Je ne cherche pas à savoir si Socrate s’adonnait à un équivalent de la


pratique de la méditation, mais je sais que la pratique m’aide moi,
e
aujourd’hui, vivant au XXI siècle, à retrouver le geste socratique qui est
désormais malheureusement trop souvent confondu avec l’exercice abstrait
de l’intellectuel ou avec des considérations de sagesse vagues et générales.
Je vais vous raconter comment j’ai découvert ce lien entre philosophie
et méditation. Devenu professeur de philosophie au lycée Marceau à
Chartres, comme maître auxiliaire, j’ai été invité à faire un stage de
pédagogie où j’ai rencontré une collègue qui m’a parlé de son professeur de
khâgne. Je ne savais même pas ce qu’était la classe de khâgne. Je croyais
que lorsqu’on quitte le lycée, la seule possibilité de faire de la philosophie
était d’entrer à l’université. Mais il existe dans certains lycées une filière
d’excellence pour les élèves qui veulent se consacrer aux études de lettres.
Cette collègue m’a confié ses cours. J’ai découvert un travail très singulier.
Au lieu d’exposer un ensemble de connaissances le plus vaste possible, de
nous en mettre plein la vue, ou encore de se perdre dans un jargon
technique, ce professeur, François Fédier, nous apprenait à faire attention. Il
commentait un texte mot à mot, écoutait comment la langue parle avec
scrupule et humilité, regardant un phénomène avec patience.
J’ai écrit un petit mot à François Fédier en lui demandant s’il acceptait
que je vienne assister à un de ses cours. Il m’a répondu très simplement, en
me donnant les horaires. Il enseignait tous les jours de la semaine sauf le
mercredi. Je m’y suis rendu à l’automne 1995. Ce fut un séisme. J’ai
découvert un tout autre rapport à la philosophie que celui que je
connaissais. J’ai quitté l’Éducation nationale et suis venu tous les jours
assister à ses cours, en auditeur libre, pendant sept ans, jusqu’à son départ à
la retraite.
J’ai vu à l’œuvre une pensée qui est bien plus méditative qu’un effort
savant et abstrait.
Ce fut là une première impulsion décisive.
Méditation pour apprendre à ne plus avoir peur
de l’ennui
Ce que la philosophie et la méditation ont en commun est de nous apprendre à habiter
dans la gratuité d’être. Or pour ce faire, nous devons traverser l’ennui. Nombre de grands
penseurs, Pascal, Kierkegaard, Schopenhauer, Nietzsche ou Heidegger, ont donné droit à
ce thème – en nous invitant à y regarder de plus près. Vous êtes sans doute surpris. Vous
pensiez que la philosophie travaille les notions difficiles et un peu abstraites de vérité, de
justice ou de sagesse – mais pas l’ennui !
Or ces philosophes nous expliquent que ce qui semble à première vue un fardeau est
en réalité l’occasion de faire une expérience décisive.
C’est déconcertant bien sûr, car nous cherchons tous à fuir l’ennui qui, lorsqu’il nous
saisit, rend tout lourd et pénible.
Or, comme Pascal le remarque, en fuyant l’ennui, nous ne faisons, en réalité, que nous
mentir : « Ennui. Rien n’est si insupportable à l’homme que d’être dans un plein repos,
sans passions, sans affaires, sans divertissement, sans application. Il sent alors son néant,
son abandon, son insuffisance, sa dépendance, son impuissance, son vide. Incontinent il
sortira du fond de son âme, l’ennui, la noirceur, la tristesse, le chagrin, le dépit, le
désespoir. » Or pourtant, c’est seulement à celui qui traverse cette expérience qu’un
étonnant trésor sera confié.
Celui qui fuit l’ennui ne peut que courir toujours plus vite en espérant ainsi cacher ce
vide qu’il ne peut évidemment pas réussir à combler. À l’inverse, celui qui entre dans
l’ennui cesse d’en avoir peur et s’apaise. Il découvre que ce vide contient des possibles et
des richesses.
Essayons d’apprivoiser l’ennui et de découvrir ainsi la dimension la plus haute de la
gratuité.

Être juste là
Commencez par arrêter un moment toutes vos activités et restez silencieux,
simplement ouvert à ce qui est. Vous allez tout d’abord trouver cela pénible et faire
l’expérience de ce que Kierkegaard nomme une « éternité d’une continuité sans contenu,
béatitude sans jouissance, profondeur de simple surface, satiété affamée ». Il ne se passe
rien. Une pensée généralement peu intéressante en suit une autre. Cette situation de silence
où il n’y a, au fond, rien à attendre ni rien à rechercher peut parfois être vécue de manière
très angoissante par ceux qui s’y essaient. Pourtant, il faut en passer par là. Restez dans cet
ennui.

Voir avec honnêteté votre agitation


Dans un deuxième temps, remarquez combien, par contraste, votre agitation habituelle
vous donne le sentiment d’exister – comme s’il ne vous suffisait pas d’être simplement
présent et ouvert pour pouvoir éprouver votre existence. C’est là le ressort de ce que l’on
nomme aujourd’hui le stress – il nous ronge, mais par lui, nous avons l’impression
d’exister, voire d’être important.
La philosophie nous invite à cesser de fuir cette insécurité fondamentale par une vaine
et pénible agitation.

La splendeur du silence
Essayez, dans un troisième temps, d’être ouvert à ce qui est, là, dans le présent vivant.
Vous pourrez alors découvrir ce que vous ne remarquiez pas au premier abord. Il
existe en effet derrière cette « continuité sans contenu » un monde vivant. En entrant dans
l’ennui, vous allez découvrir des impressions, des expériences qu’autrement vous n’auriez
jamais éprouvées.
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Qu’est-ce que l’expérience ?

« Aucune connaissance ne précède en nous l’expérience et


c’est avec elle que toutes commencent. »
KANT, Critique de la raison pure

Nous faisons tous les jours des expériences. Rien que de très banal.
Et pourtant, ce que nous apprend la philosophie, c’est que faire
l’expérience de quoi que ce soit – de cet arbre, de cet homme qui me parle,
de ce qu’est la justice, de l’ennui ou de ce qu’exister peut signifier – n’est
pas du tout aisé. La plupart du temps, nous nous contentons, sans même
nous en rendre compte, soit de conceptions abstraites soit d’opinions
fluctuantes et changeantes.
Nous sentons bien des choses. Nous concevons bien d’autres choses
encore. Mais quand sommes-nous vraiment à la hauteur d’une véritable
expérience ?
Kant affronte cette question avec une profondeur saisissante.
Portrait de Kant en Christophe Colomb

Quand je lis Kant, il me fait penser à une sorte de Christophe Colomb.


L’Amérique qu’il a découverte – c’est l’expérience réelle qui est beaucoup
plus ample et vaste que ce que nous croyons.
Nous sommes en effet souvent prisonniers d’un ensemble de
conceptions – préjugés ou idées toutes faites – qui ne peuvent en aucun cas
suffire à établir un rapport réel à quoi que ce soit.
Mais il ne faudrait pas pour autant croire que nous avons un rapport à
une expérience réelle quand, laissant tomber nos conceptions, nous
essayons de saisir une pure donnée sensible. Une pure donnée sensible, il
n’y a rien de plus abstrait !
Autrement dit, la réalité n’est pas réductible aux seules constructions de
notre entendement ni à nos impressions sensibles.
Faire l’expérience réelle de quoi que ce soit est un travail.

Se réveiller enfin
L’être humain vit parfois, sans même s’en rendre compte, dans un
« sommeil dogmatique ». Il prétend ainsi connaître les choses en
s’affranchissant de l’expérience. Tel est l’aveuglement propre à toute
idéologie, à tout dogmatisme, mais aussi le fond secret de tout fanatisme.
Kant nous montre comment nous réveiller.
Je n’ai pas souvent pleuré en lisant de la philosophie, mais il m’est
arrivé, étudiant, de fondre en larmes en lisant Kant. J’avais l’impression
qu’il me rendait le monde, que je n’étais pas condamné à être enfermé en
moi-même. Le ciel au-dessus de moi, les arbres, les autres êtres humains
étaient réels.
Avant de lire Kant, je n’avais pas entièrement fait cette expérience. Je
savais certes qu’il y avait des arbres, des animaux et des êtres humains. Je
les rencontrais. Mais quelque chose de leur plénitude m’était resté opaque –
sans même que je le sache. J’étais écrasé par un poids que j’attribuais
uniquement à mon insuffisance et à mon éducation. Je vivais dans une sorte
de grisaille, n’ayant aux choses qu’un rapport d’usage.
Je crois aujourd’hui que cette expérience philosophique a été décisive :
j’ai découvert que faire de la philosophie, c’est d’abord être appelé par ce
que le poète René Char nomme le « Grand Réel », une expérience où un
voile se déchire devant nous.
Se débarrasser de la fausse opposition entre idéalisme
et réalisme

Certains d’entre vous connaissent peut-être la célèbre fresque de


Raphaël qui se trouve au Vatican. Le peintre représente Platon en train
d’indiquer de son doigt le « ciel des idées » tandis qu’Aristote désigne de sa
main la terre au-dessous de lui. Cette image résume bien la conception de la
philosophie telle qu’elle s’est peu à peu figée en Occident, et à laquelle
s’attaque Kant.
Platon, dans cette fresque, lève le doigt vers le haut, car il serait
« idéaliste », tandis qu’Aristote le tend vers l’ici-bas, car il serait
« réaliste ».
L’idéalisme considère que nous avons un rapport conséquent à la réalité
uniquement par les « idées » que nous avons des choses. Détachons-nous de
toute sensibilité pour enfin voir la réalité. Je n’ai d’expérience de la justice
que pour autant que j’ai pris en compte ce qu’elle était en son « essence » et
non en examinant des cas particuliers. (Dans son acception la plus radicale,
l’idéalisme considère que l’existence des choses n’est qu’une croyance.)
Le réaliste (on dirait plus volontiers aujourd’hui l’empiriste ou le
matérialiste) pense au contraire que la connaissance vient de la sensibilité.
Rien n’est dans l’esprit qui n’ait été auparavant dans les sens. Faire une
expérience, c’est s’ouvrir à ce que je ressens pour, à partir de là, chercher à
le penser. Je ne connais la justice qu’à partir de cas concrets où j’ai vu la
justice et l’injustice à l’œuvre.
Pour simplifier, soit nous comprenons l’expérience d’un point de vue
idéaliste, soit nous la comprenons d’un point de vue réaliste.
Le génie de Kant est de prendre conscience que cette distinction qui
semble claire ne l’est pas du tout. L’expérience de quoi que ce soit n’est ni
réductible à nos idées, ni à une espèce de sensation dépourvue
d’intelligence. De manière foudroyante, Kant écrit : « Sans la sensibilité,
nul objet ne nous serait donné, et sans l’entendement, nul ne serait pensé.
Des pensées sans intuitions sont vides ; des intuitions sans concepts,
aveugles. »
Autrement dit, l’expérience est une terre complexe – à la mesure de la
complexité de l’homme. Il est temps, se dit Kant, d’en retrouver le chemin
(et de ne plus déchirer la pensée et l’être).
La connaissance implique tout à la fois un horizon où quoi que ce soit
peut se montrer et la présence de la chose même.
Que critique Kant ?

Pourquoi est-ce si prodigieux ?


Parce que Kant opère une critique de notre manière de penser aussi
radicale que celle qu’opéra Christophe Colomb sur la conception que les
Européens avaient du monde en révélant que les cartes géographiques dont
ils disposaient étaient fausses. Vous croyez que votre monde est le véritable
monde, mais il est tout petit – une simple partie d’un autre beaucoup plus
grand.
Les trois grands livres de Kant portent chacun dans leur titre le mot de
e
critique : Critique de la raison pure (1781, 2 éd. en 1787), Critique de la
raison pratique (1788) et Critique de la faculté de juger (1790). Comment
mieux souligner que ce terme éclaire tout l’enjeu de son effort
philosophique ?
Pour comprendre ce terme, il faut le distinguer de son usage courant
bien trop faible où l’on dit, par exemple, de quelqu’un qui vous juge
négativement qu’il vous critique. Ou encore on évoque le critique littéraire
qui, au mieux, rend compte des livres en portant sur eux un jugement.
Critique au sens de Kant signifie passer au crible, faire un examen
scrupuleux afin de permettre de discriminer ce qui est juste de ce qui ne
l’est pas.
Mais que critique Kant ?
Kant critique l’ignorance où nous sommes des conditions de possibilité
de l’expérience.
Quelles sont les conditions de rencontre d’un objet ? N’y a-t-il pas une
structure qui permet de rencontrer quoi que ce soit ?
C’est elle que cherche à discerner Kant.
Jusqu’à Kant, la philosophie considérait les choses sans s’étonner de les
avoir rencontrées. C’est cet élément implicite, ce sous-entendu, que Kant
s’attache à mettre au jour.
Méditation pour voir un arbre
Prenons un exemple tout simple : faire l’expérience de l’arbre, qui se trouve au pied
de la tour où j’habite. Le voir n’est pas enregistrer un ensemble d’impressions sensibles ni
considérer une idée abstraite d’arbre, mais implique de le rencontrer. Et ce que Kant
découvre, c’est que toute rencontre implique un apport de part et d’autre.
Dans notre rencontre avec le monde, il y a en effet toujours ce que nous, nous
apportons, et que nous avons tendance à ne pas du tout prendre en compte. Nous croyons
en effet spontanément que l’arbre existe avant que nous le regardions !
Or c’est nous, et nous seuls qui le reconnaissons comme « arbre ». Tel est le sens du
concept – ce qui permet d’embrasser la diversité d’une façon unitaire.
Reconnaître cet élément de végétation comme arbre, c’est voir le concept qui lui
donne son visage général. Au contraire de nous, l’oiseau qui se pose sur l’une de ses
branches ne se dit pas qu’il se repose sur un « arbre ».
Je ne vois pas seulement, remarque Kant, les choses à travers un « concept », mais
aussi par les catégories qui structurent les nervures intérieures du monde.
Ainsi quand je regarde l’arbre – je vois qu’il est seul dans la cour. Je lui adjoins la
catégorie de la quantité.
L’arbre en ce début de printemps est en fleurs – je fais alors la distinction entre la
substance arbre et ce que les philosophes nomment « l’accident » – le fait qu’il soit en
fleurs et qu’il pourrait tout aussi bien être nu ou avec ses seules feuilles sans pour cela
cesser d’être un arbre.
Enfin, l’arbre dégage de l’oxygène – et entre l’oxygène et l’arbre, nous faisons un lien
de cause à effet.
Kant nous invite ainsi à découvrir que l’arbre est un phénomène travaillé de l’intérieur
par ce qu’il nomme « notre entendement ». Le voici qui surgit dans toute sa présence et sa
richesse !
En ce sens, la réalité du phénomène, tel que nous apprend à le voir Kant, est à
l’antipode des jeux vidéo – où le monde est inexistant, une pure abstraction mise à notre
disposition. Au contraire, le monde que Kant nous invite à découvrir est vivant – il nous
fait face !
C’est une magnifique découverte. Je n’ai pas à m’ouvrir au monde, comme parfois
j’ouvre les fenêtres de mon appartement ; je suis d’emblée en tant qu’être humain en
rapport à lui. Je peux juste pleinement laisser être ce rapport ou me fermer à lui.
Le problème est que les concepts et les catégories peuvent à tout moment ne plus
m’ouvrir à rien, mais jouer à vide. Voilà ce que Kant comprend être un dangereux péril –
qui menace toute philosophie devenant alors simple discours et abstraction creuse. Au lieu
que le concept me fasse voir l’arbre dans cet arbre-ci, il devient comme une étiquette. Je
reconnais un « arbre », je ne le vois plus.
La dimension méditative de la philosophie que Kant fait jaillir comme un nouveau
Moïse – c’est ainsi que le nomme parfois le poète Hölderlin – préserve seule de ce
redoutable danger. Paradoxalement, à la mort de Kant, en devenant doctrine, le
« kantisme » va se figer et perdre cet élan initial. C’est cette doctrine, que j’ai évoquée
dans le premier chapitre, qui me faisait croire que la connaître consistait à apprendre une
sorte de jeu de construction abstrait. Retrouver le choc qui saisit Kant quand, à 46 ans, il
commence son travail critique qui débouchera, onze ans plus tard, sur la Critique de la
raison pure est un enjeu d’un tout autre ordre, mais ô combien plus palpitant.
5
Retrouvez le désir de vivre !

« Et la vie elle-même m’a confié ce secret : “voici, dit-elle,


je suis ce qui doit toujours se surmonter soi-même”. »
NIETZSCHE, Ainsi parlait Zarathoustra

Mon ami Bruno ne peut plus se lever. Il a peur et reste dans son lit sans
savoir que faire. Il ressemble à un petit enfant perdu. Le diagnostic, peut-
être un peu rapide et imprécis de « dépression », tente de décrire cette
situation où le désir quitte un être.
Elle montre combien sans désir, vivre est pour tout être humain une
épreuve très difficile, voire impossible.
Il est étrange que nombre de sagesses invitent l’être humain à vivre en
se libérant du désir. Ces sagesses ne visent évidemment pas à nous engager
dans la dépression, mais elles oublient l’élan décisif qui porte un être
humain à s’accomplir. En ce sens, elles ne me semblent pas du tout
« sages » !
Étrangement, la méditation venue d’Orient est souvent comprise comme
une façon de cesser de désirer. C’est une erreur qui vient d’une confusion
entre le bouddhisme et quelques philosophies antiques et au premier chef le
scepticisme, lourde de conséquences.
Mais le Bouddha ne parle-t-il pas de se libérer du désir, n’allez-vous pas
manquer de me dire ? Nullement.
Certes, c’est ainsi qu’est souvent présentée sa doctrine. Mais, en réalité,
le Bouddha emploie le terme trishna – que l’on ne peut aucunement
traduire par « désir ». Le terme désigne cette soif insatiable qui nous laisse
toujours insatisfaits, la crispation qui nous conduit à vouloir saisir les
choses sans les rencontrer, sans les voir comme elles sont. C’est à elle qu’il
faut renoncer.
Ne confondons pas les deux.
Désirer au sens le plus ample ne consiste pas à vouloir saisir telle ou
telle chose, mais à s’ouvrir, à se dépasser. C’est en ce sens que Spinoza peut
écrire : « Le Désir est l’essence même de l’homme. » Nous ne pouvons
jamais, nous dit le désir, nous reposer dans le présent, mais nous devons
aller de l’avant. Telle est la vie : un continuel renouvellement.
L’énigme de la dépression

Devant l’étendue de sa détresse, mon ami a été admis à l’hôpital.


L’épreuve qu’il traverse peut se comprendre dans le cadre de son histoire
personnelle, particulièrement de la douleur de sa petite enfance. Sa mère
avait douze ans quand la Seconde Guerre mondiale a commencé. Elle dut
porter l’étoile juive et n’a survécu qu’en ayant pu se cacher ici et là –
évitant par miracle d’être raflée. On lui a ainsi volé son enfance. Comment
cela a-t-il influencé la manière dont elle a pu être mère et accueillir Bruno,
et comment Bruno a été fragilisé par cette situation dans une forme de
carence sans objet ou un sentiment d’abandon lancinant, est une véritable
énigme.
Cette énigme, les anciens ne la pensaient pas à partir de l’histoire
psychologique de l’individu, mais comme un tempérament ou même un
caractère. De la même manière que certains sont enclins à la colère,
d’autres sont plus facilement sensibles à une forme de profonde tristesse.
Verlaine, en se souvenant de cette conception antique, disait qu’ils étaient
nés sous le signe de Saturne. Ceux qui y sont soumis voient, dit-il :
Dans leurs veines le sang, subtil comme un poison,
Brûlant comme une lave, et rare, coule et roule
En grésillant leur triste Idéal qui s’écroule.
Mais la dépression est aussi une des maladies de notre temps. Deuxième
affection la plus fréquente au monde selon l’OMS, un Occidental sur cinq
en souffrira dans sa vie.
La dépression n’est ici que le symptôme d’une crise de nos sociétés,
comme le sont tout autant le burn-out ou encore ce stress chronique qui
nous rongent au point de mettre en péril nos sociétés occidentales.
Or sur cette crise, la philosophie a beaucoup à nous dire.
Bruno a commencé à aller mal au moment où la société dans laquelle il
travaillait a été rachetée par un gestionnaire uniquement soucieux de
rendements. Il a poussé Bruno à bout, l’empêchant de développer sa
créativité et ses intuitions qui avaient pourtant depuis vingt ans permis à la
société de prospérer.
Puis, le voyant fragilisé, il l’a licencié.
Bruno est une victime de la logique actuelle du management. Sur quelle
compréhension de l’être humain et de la réalité repose cette logique ? Je
n’en appelle pas ici à plus d’humanité, à un sursaut moral, à plus
d’empathie, mais à questionner philosophiquement l’irrationalité qui sous-
tend la conception de la réalité imposée de façon brutale et même totalitaire
par le management.
Quelle conception de l’être humain et de la réalité permet au
management d’imposer un tel rapport aux êtres et au monde ?
Le management est un intellectualisme

Pour le comprendre, et mieux saisir cette maladie sociale qui nous


ronge, il est précieux de se tourner vers Nietzsche (1844-1900) et Bergson
(1859-1941). Ces deux philosophes ont élaboré leur chemin sans
véritablement se connaître. Leur proximité ne vient que de l’épreuve que
chacun a faite de la réalité de leur temps : nous nous sommes égarés loin de
la vie et nous sommes du coup en train de sombrer dans le nihilisme, c’est-
à-dire dans un découragement abyssal et destructeur.
Étrangement, on accuse souvent les philosophes et ceux qui cherchent à
penser plus avant la réalité d’être des « intellectuels » et de se perdre dans
des abstractions. Or, Nietzsche et Bergson montrent que c’est exactement le
contraire. La philosophie seule nous ramène à une évidence concrète que
l’abstraction bafoue partout.
C’est le Management qui est une pure abstraction intellectuelle ainsi
que nombre de discours politiques et sociaux. Ils nous font croire que le réel
serait entièrement intelligible et ils prétendent pouvoir tout calculer et
mesurer. Ils affirment que ces calculs permettraient même de prendre des
décisions justes !
Mais en quoi a-t-on expliqué le monde quand on l’a réduit à un système
de lois et enfermé dans un symbolisme mathématique ? Aurait-on compris
la valeur d’une musique si on cherchait à la réduire en chiffres ?
« Comment ? rappelle Nietzsche, voulons-nous vraiment avilir de la sorte
l’existence pour la rabaisser à un exercice d’esclave du calcul, de
1
mathématicien reclus dans son cabinet de travail ? »
Le ressentiment et les vampires

Si Nietzsche ou Bergson veulent nous ramener à l’expérience directe,


c’est qu’ils voient que nous sommes en danger. Le nihilisme, loin d’être,
comme le croyait Schopenhauer, inhérent à l’existence humaine, est bien
plus la conséquence de la déchirure désormais instituée entre cette
conception abstraite de la vie et la vie réelle.
Autrement dit, notre interprétation de l’existence est devenue mortifère.
Elle nous ronge.
Selon le diagnostic de Bergson, nos civilisations préfèrent s’enferrer
dans des conditionnements parfaitement réglés, mais qui empêchent
l’aventure même de l’existence, avec ses incertitudes et son progrès réel.
Nous ne faisons plus l’expérience de quoi que ce soit. Nous filtrons tout ce
qui nous arrive au travers d’un prisme qui, explique Bergson, est fait
d’espace (c’est-à-dire le découpage de la matière en corps) et de langage (le
découpage de la pensée en mots).
L’erreur, explique pour sa part Nietzsche, vient de notre invention d’un
monde idéal qui nous a fait sacrifier celui de l’ici-bas. Nous considérons
que l’ampleur du corps, notre vulnérabilité native, ce désir qui nous appelle
à aller de l’avant sont dangereux. Nous les refusons. Nous préférons rêver à
une réalité stable et immuable qui n’existe pas. Nous voulons tout gérer.
Ce refus de la vie fait de nous des sortes de vampires. Et ce n’est
nullement un hasard si la figure du vampire apparaît en Occident au
moment où se déploie le nihilisme le plus intense. Nous reconnaissons en
lui un trait de notre propre existence. Ayant perdu l’ampleur de la vie, nous
cherchons à nous nourrir de ce qui recèle encore un peu de vie et
d’innocence.
Autrement dit, nous sommes fascinés par les vampires, car ils nous
renvoient l’image de notre propre détresse et éclairent notre situation.
Vivre intensément

Pour nous remettre de cette maladie, Nietzsche nous exhorte à vivre


intensément, c’est-à-dire à ne pas nous enfermer dans ce qui a été acquis. À
cesser de vouloir tout figer. Tel est le sens de ce qu’il nomme la volonté de
puissance, cette tension vers toujours plus de puissance.
Étrangement, aujourd’hui la volonté n’a aucune puissance au sens de
Nietzsche : loin de vouloir quelque chose, elle n’est plus qu’un
déchaînement. Elle ne veut rien de réel. Elle veut sans rien vouloir. Elle ne
cherche pas à atteindre l’éclat d’un accomplissement réel. Elle ne vise à
aucun dépassement.
Nous ne cessons de parler de volonté, de nous agiter, de valoriser ceux
qui réussissent et s’activent. Mais cela ne débouche sur rien. Une telle
volonté ne se veut qu’elle-même. Elle est sans éclat – ou, comme le dit
Nietzsche, sans puissance.
Autrement dit, la puissance qui se déploie de la vie enfin assumée n’est
évidemment pas ce que nous avons tendance à nommer socialement la
puissance – valeurs établies, honneurs, argent, pouvoir social –, mais ce qui
en nous donne et crée.
Là où l’on ne veut que le vouloir lui-même, on ne veut en réalité plus
rien. La volonté de puissance implique de se dépasser sans cesse. Et en
effet, explique Nietzsche, « vouloir se conserver soi-même est l’expression
d’une situation de détresse, d’une restriction de la véritable pulsion
fondamentale de vie, qui tend à l’expansion de puissance et assez souvent,
2
dans cette volonté, elle remet en cause et sacrifie la conservation de soi ».
Ne cherchons pas juste à persévérer dans notre être, soyons à même de nous
surmonter et de nous dépasser.
Cette notion de « volonté de puissance » présente de nombreuses
résonances avec l’élan vital qu’évoque pour sa part Bergson. La vie,
souligne-t-il, est toujours en train de se faire dans une marche en avant. En
effet, vivre c’est être pris par un singulier mouvement de dépassement : une
3
« création continue d’imprévisible nouveauté ». Or voilà ce que nous
refusons quand nous voulons tout contrôler.

Deux méditations sur le désir d’être


Méditation sur le billard des passions
Pour favoriser le désir de vivre, Spinoza distingue deux ordres dans ce qu’il nomme
les passions : les passions tristes et les passions joyeuses – que nous nommerions plutôt
aujourd’hui des émotions.
Une émotion nous meut en un certain sens. Elle peut nous amoindrir, nous diminuer,
restreindre notre puissance d’agir – comme le font la tristesse, la jalousie, le ressentiment,
le mépris ou encore l’aigreur.
D’autres au contraire nous donnent de l’ampleur et par là même agrandissent notre
vie. Telles sont par exemple la joie, la gratitude, l’amour, l’admiration ou la
reconnaissance.
Faites l’épreuve d’une passion triste, examinez la manière dont elle vous affecte.
Évoquez par exemple la rancune qui vous enferme sur vous-même.
Puis, faites la même chose avec une émotion heureuse. Évoquez par exemple le
souvenir d’une joie profonde.
Faites-vous la même expérience ?
Plutôt que de lutter contre les passions tristes, favorisez les passions heureuses et la
joie ! Vous voulez surmonter la dépréciation de soi, la fatigue d’être, la colère, la jalousie ?
Pensez à ce qui vous rend joyeux, à ce qui comble votre cœur.
Au lieu de faire la somme de vos tristesses, de vous y morfondre, Spinoza vous
engage à entrer davantage en présence d’une expérience de joie qui vous concerne
vraiment. Et à partir de là, essayez de la faire irradier.
Les passions agissent ainsi les unes par rapport aux autres, les unes contre les autres,
dans une sorte de jeu de billard. Il ne s’agit donc pas de se raidir, de chercher à en
supprimer certaines, voire de les détruire, mais de trouver l’équilibre le plus juste entre
toutes les passions.
Renoncer à tout ce qui prive votre désir de son ampleur :
cupidité, forces réactives, violence sociale.
Une autre approche est d’apprendre à reconnaître ce désir pour le laisser pleinement
nous saisir.

Ne confondez pas votre désir avec la cupidité


Commencez par éviter de le confondre avec la cupidité. Dans un centre commercial,
vous êtes poussé à vouloir ce que vous n’avez pas considéré quelques minutes auparavant
ou encore à vouloir ce que vous n’avez pas les moyens d’avoir, ce dont vous n’avez,
souvent, pas même besoin. Et fréquemment, vous êtes partout comme dans un
supermarché – à la merci d’un système dont le seul objectif est de vous faire consommer.
Croire qu’alors vous désirez, c’est vous égarer. Vous êtes privé d’un rapport réel au
véritable désir, victime de la cupidité organisée.
Le ressort de la cupidité est de vous faire croire que votre désir pourrait être satisfait
instantanément. Or le désir véritable demande, tout au contraire, un effort conséquent.
C’est même ainsi que peut se traduire le terme qu’emploie en latin Spinoza, conatus, et qui
correspond au fait d’être « déterminé à faire quelque chose ».
Le désir d’être n’est pas la velléité de consommer, mais implique d’avoir une idée
adéquate de ce à quoi il aspire – tel est l’exercice philosophique lui-même.

Ne remplacez pas votre désir par les forces réactives


Ce désir d’être qui vous ouvre pleinement à la réalité est aussi menacé par les forces
réactives qui vous guident parfois contre lui, vous faisant choisir ce qui ne fait
qu’amoindrir en vous la vie. Il faut être prêt à risquer quelque chose pour libérer en soi ce
désir qui nous pousse en avant, hors du confort tiède et vague.

Ne vous laissez pas dominer par les forces du management


Enfin, il faut avoir le courage et la lucidité de résister au système du Management qui
broie l’aspiration qui vous est la plus propre en vous assommant de tâches et en vous
livrant à la puissance du divertissement perpétuel. Vous n’êtes plus alors en rapport avec
votre propre puissance d’être, mais livré à une force qui vous est étrangère et vous soumet
à elle.
S’il n’est certes pas possible de vivre hors du monde, vous pouvez vous libérer de la
servitude et préserver un espace de gratuité dans votre vie. Par un effort constant, physique
et moral, remontez la pente où chacun tend à glisser. Assumez le fait que pour être, il faut
y mettre du sien.
La grande leçon de cette méditation est que vivre, pour nous autres êtres humains,
impose que nous le fassions. La vie ne se fait pas sans nous et tout d’abord parce que nous
avons sans relâche à savoir ce que nous avons à faire.
C’est ce qu’éclaire d’une parole fulgurante René Char en nous invitant à laisser le
désir demeurer désir.
6
La pureté de l’espérance

« Venez mes amis, il n’est pas trop tard pour gagner un


monde encore plus nouveau. »
LORD TENNYSON, Ulysses
Progrès ou décadence ?

Dans nombre de conférences, l’une des questions que l’on me pose le


plus souvent est : Comment voyez-vous l’avenir de l’humanité ? Pensez-
vous que nous allons vers un progrès satisfaisant ? Quels conseils pourriez-
vous nous donner ?
Il existe à ces interrogations, remarque Kant, trois réponses possibles.
La première consiste à dire que la fin du monde est proche, que notre
avenir est sombre, que la situation empire de jour en jour. C’est la
perspective de la décadence de l’humanité que l’on retrouve au sein de
nombreux récits de la fin des temps.
La deuxième, à l’inverse, pense que le temps se déroule comme une
marche vers un avenir meilleur. C’est la croyance dans le progrès de
l’humanité.
La troisième conception suggère qu’il existe une alternance sans fin
entre le progrès et la décadence. Les principes du bien et du mal se
neutralisant, aucune évolution décisive n’est possible.
En résumé, doit-on dire que c’était mieux avant, que ce sera mieux
demain ou encore qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil ?
Entrer dans la limite de l’histoire

La philosophie considère que chacun de ces points de vue ne peut être


autre chose qu’un mélange de bavardages et de prévisions hasardeuses.
Ainsi, plutôt que de répondre à cette question, Kant la déplace. Nous
n’avons pas d’élément nous permettant de trancher entre ces diverses
hypothèses. Nous pouvons bien adopter l’une ou l’autre de ces positions,
mais aucun élément réel ne peut venir légitimer notre jugement.
En effet, pour pouvoir répondre à une telle question concernant l’avenir
de l’humanité, il faudrait pouvoir être face à notre histoire comme Copernic
fut face aux planètes. C’est en effet parce que Copernic put les prendre en
vue comme objets lui faisant face qu’il put expliquer et prévoir les
mouvements en apparence désordonnés et irrationnels des planètes et du
soleil.
Or nous sommes tout à la fois observateurs et sujets de notre propre
histoire. Nous n’aurons jamais le recul nous permettant de nous placer du
point de vue de la Providence ou de la Raison.
Autrement dit, pour connaître quoi que ce soit, il faut pouvoir en faire
l’expérience et, par définition, nous ne pouvons pas avoir une expérience de
ce qui n’a pas encore eu lieu.
Mais cette limitation de notre capacité de connaître n’interdit pas du
tout que nous ayons un rapport bien réel à l’avenir.
Pour éclairer ce paradoxe, Kant part d’un exemple : que se passe-t-il
lorsque nous sommes témoins d’un événement important ? Kant pense ici à
la Révolution française dont il a été le contemporain. « Peu importe,
explique Kant, que la révolution d’un peuple plein d’esprit, que nous avons
vue se dérouler de nos jours, réussisse ou échoue ; peu importe qu’elle soit
pleine de misères et d’atrocités au point qu’un homme sensé, l’entreprenant
pour la seconde fois avec l’espoir de la mener à bien, déciderait néanmoins
de ne pas tenter l’expérience à ce prix ; cette révolution, dis-je, rencontre
dans les esprits de tous les spectateurs non impliqués dans cette affaire, une
sympathie d’aspiration qui confine à l’enthousiasme, sympathie dont la
seule expression n’était pas sans danger et qui, par conséquent, ne peut
1
avoir d’autre cause qu’une disposition morale de l’humanité . »
L’événement révèle l’existence d’une aspiration admirable qui réside dans
le cœur de tout être humain. Ainsi à la question : « De quoi sera fait
l’avenir ? », il faudrait répondre : « Je ne peux pas le savoir, mais j’ai
l’aspiration que l’humanité progresse, que les ténèbres et la souffrance
soient apaisées. »
L’espérance ou la dimension pratique de la raison

Le renversement kantien est saisissant. Nous ne pouvons pas passer


outre les limites propres à la connaissance humaine et prétendre pouvoir
savoir ce dont nous ne pouvons faire l’expérience. Et cependant, l’usage
pratique de la raison nous conduit à avoir un rapport réel à l’avenir. C’est là
tout le génie du geste philosophique kantien : il répond à nos
questionnements les plus profonds en même temps qu’il pense les limites de
la connaissance.
De quoi sera fait demain ? Répondre à cette question ne se fait pas en
jouant au devin, ou en faisant des statistiques, mais en se reliant ici et
maintenant à la vérité de notre aspiration la plus concrète.
Pour Kant, la transcendance se donne non dans une construction
imaginaire et virtuelle, mais dans la responsabilité qui nous échoit en tant
qu’être humain, toujours engagé dans un temps et une époque donnés.
Tout homme ne peut vivre pleinement qu’en ayant l’espérance que son
action ait un sens.
Cette aspiration n’étant pas un projet qu’il faudrait planifier et réaliser,
nous la tenons pour nulle. Elle est pourtant la vérité même du cœur humain.
L’épreuve de cette voix de notre conscience nous appelle au meilleur. Elle
est cette aspiration que nomme ainsi Paul Éluard dans Le temps déborde :
« Un jour viendra où je serai parmi
Les constructeurs d’un vivant édifice
La foule immense où l’homme est un ami ».

Méditations sur la façon de découvrir et donner droit


à notre aspiration la plus profonde
Prendre au sérieux l’appel de Kant demande une méditation patiente sur ce que notre
cœur désire réellement.
Que voulez-vous vraiment ? Prenez un moment pour le savoir au fond de vous. Prenez
le temps d’examiner votre esprit et votre cœur.
Souvent nous nous arrêtons au premier désir qui vient. Nous nous rendons
malheureux parce que nous n’avons pas la dernière cafetière automatique. La plupart de
nos désirs ne sont pas de véritables désirs, mais des ombres et des contrefaçons de désirs.
On ne peut pas sérieusement désirer une cafetière ! On ne peut même pas la vouloir
vraiment. Si nous la voulons, ce n’est en effet jamais pour elle-même, mais en vue d’autre
chose que sa possession pourrait nous apporter – et tel est bien le ressort des publicitaires
que de nous faire miroiter des promesses de bonheur que nos pulsions consommatrices
nous permettraient, nous disent-ils, de réaliser…
En revanche, il existe un désir qui ne cherche pas à être comblé immédiatement, mais
qui cherche à être déployé toujours plus avant. C’est ce désir qu’il faut cultiver.
Essayez de sentir en vous le désir que toute l’humanité soit heureuse. Contrairement à
ce que nous pourrions croire, ce n’est pas du tout un désir abstrait. Il n’est certes pas
évident à toucher, mais Kant a raison : il y a en chacun de nous une aspiration concrète et
réellement universelle à un tel dessein. Pour ma part, tous les jours, je prends un moment
pour entrer en rapport avec cette aspiration.
Le faire change très concrètement notre manière de nous relier aux difficultés du
quotidien.
7
S’étonner et s’émerveiller

« Il est tout à fait philosophe ce sentiment : s’étonner. Il n’y


a pas d’autre origine de la philosophie que cela ! »
PLATON, Théétète
La chimère de la philosophie comme pure raison

La chose semble claire : la philosophie nous ferait rentrer dans l’ordre


du rationnel. Elle nous délivrerait des mythes, des contes de bonnes
femmes, de la littérature et du folklore, propres à l’enfance de l’humanité.
Telle est la thèse si amplement partagée : Platon et Aristote nous
libéreraient de la superstition et des naïvetés de leurs prédécesseurs pour
faire entrer l’humanité dans l’âge de la pure raison.
Ce récit est insuffisant et complètement anachronique.
Je n’ai rien personnellement contre la spécialiste du monde grec,
l’académicienne Jacqueline de Romilly, et je ne peux qu’être sensible à son
combat pour défendre l’étude des langues anciennes. Mais la manière dont
elle est devenue la porte-parole de cette conception, recueillant ainsi une
reconnaissance quasi unanime, trahit l’aveuglement de notre monde quant
au sens de la pensée grecque comme de la philosophie tout entière.

Comment le mythe dit la vérité


Non seulement Platon ne congédie pas les mythes, mais il leur donne
droit. Il le fait dans nombre de ses dialogues en évoquant par exemple
l’androgyne ou l’Atlantide.
Pourquoi ? Parce que les mythes ont la capacité très singulière de
frapper l’esprit et de nous étonner. Ils nous concernent de façon directe et
personnelle. Et ainsi, ils ouvrent notre esprit en ne débouchant pas sur une
définition trop étroite.
Or voilà le sens de la philosophie : non pas restreindre notre existence à
une pure rationalité abstraite, asexuée et vide, mais nous ébranler dans notre
être tout entier.
C’est du reste, dans les moments où Platon cherche à dire ce qu’est
l’âme humaine, la manière décisive d’être un être humain, qu’il a recours au
mythe. Ses mythes sont ainsi presque toujours des descriptions de l’énigme
même de notre propre être.

Comment la poésie dit la vérité


Faisons un pas de plus : Platon et Aristote citent régulièrement comme
autorités des poètes tels qu’Homère, Hésiode ou Pindare et nullement un
historien ou un scientifique comme nous le ferions. Sur toutes les radios,
pour débattre des grands sujets de société ou des enjeux politiques, on invite
à présent des experts. Imaginons que l’on invite des poètes ! Voilà
exactement ce que font Platon et Aristote.
Nous sommes déconcertés, car, pour nous, l’histoire qui explique que
tel événement a eu lieu à tel moment dit la vérité, à la différence de la
poésie qui nous semble appartenir à l’ordre du sentiment personnel. Or,
pour Aristote, tout au contraire : « La poésie est une chose plus
philosophique et plus noble que l’Histoire. La poésie dit plutôt le général,
l’Histoire le particulier. »
L’histoire expliquant qu’« il s’est passé ceci à tel moment » ne dit pas
quelque chose qui ait une portée universelle, souligne Aristote. En
revanche, la poésie, en disant le général d’une situation, atteint, quant à elle,
au vrai. Ainsi, on trouvera plus de vérité sur la condition humaine dans une
tragédie de Sophocle que dans un livre d’histoire sur les guerres médiques.
Ces remarques devraient nous aider à abandonner la conception
rationaliste étroite de la philosophie et à prendre au sérieux ce que nous en
disent Platon et Aristote.

Comment l’émotion dit la vérité


Mais, et j’espère que ce sera le coup de grâce contre cette fausse
conception de la philosophie, Platon comme Aristote affirment que la
philosophie naît d’un pathos particulier qui la détermine d’un bout à l’autre,
à savoir l’étonnement. On n’est pas philosophe parce qu’on a fait des
calculs rigoureux et indiscutables, mais parce que l’on est frappé de surprise
et d’émerveillement par quelque chose.
Pour nous, c’est tout à fait contradictoire. Soit nous sommes dans le
pathos, soit nous sommes dans la raison. Mais entre les deux, il faut
choisir ! N’est-ce pas l’évidence même ?
Eh bien pas pour Platon ni pour Aristote qui n’ont pas encore déchiré
l’être humain entre sa pensée d’un côté et son sentiment de l’autre. Pour
eux le pathos n’est pas entièrement compréhensible à partir de ce que nous
nommons de façon étroite le sentiment – il désigne la manière dont nous
sommes posés, à un moment donné, dans l’existence. Il ne répond pas à nos
distinctions communes entre émotion et pensée, corps et esprit, raison et
irrationnel.
Le pathos est la mise en mouvement de notre être tout entier. Et en ce
sens, il peut être source d’une profonde pensée et de l’exigence la plus
raisonnable qui soit.
La magnifique intranquillité de l’étonnement

Notre mot étonnement a un sens faible. Nous pouvons nous étonner de


tout. Or, au sens philosophique, s’étonner n’est pas une expérience ordinaire
et agréable. Elle nous fait entrer dans une certaine intranquillité. Au
moment où vous vous étonnez, vous acceptez en effet que les choses ne
soient pas comme elles semblent, ou comme on raconte qu’elles sont. C’est
un peu faire l’expérience que l’on vous retire le tapis sous les pieds ! Le
jeune Théétète, dans le dialogue qui porte son nom, s’exclame dans un
moment d’éclair philosophique : « Socrate, mon étonnement est
inimaginable, à me demander ce que cela signifie. Il est des heures où
véritablement y regarder me donne le vertige. »
L’étonnement est une secousse de tout notre être, un vertige !
Pourquoi est-ce décisif ?
Parce que là réside la dimension proprement méditative de la
philosophie. Vous pensez que c’est une affirmation contradictoire : la
méditation n’est-elle pas une forme de tranquillité ? Nullement. Dans la
tradition de méditation zen par exemple, a été développée la notion du
Grand Doute qui vise à briser le commerce confortable que nous essayons
d’avoir avec la réalité. Le maître chinois Zhuhong (1535-1615) explique
ainsi : « Lorsque tu as assez de confiance en ta pratique, ton doute est
immense. Quand ton doute est immense, tu es alors pleinement
ouvert. Toute la connaissance, l’expérience, les sentences merveilleuses, les
sentiments de fierté que tu as accumulés avant ton étude du Zen, tout cela tu
dois le jeter par-dessus bord. » On est bien loin de notre idée niaise de la
sérénité !
Tout travail philosophique commence par ce geste inaugural où vous
êtes prêt à tout jeter par-dessus bord pour examiner vraiment à neuf ce qui
est en question.
Je crois que voici un point d’ancrage solide : la méditation et la
philosophie ne visent pas à nous calmer, mais à nous ouvrir (ce qui seul
peut nous apaiser réellement, comme en témoigne l’attitude de Socrate).
Quelque chose plutôt que rien

Le philosophe ne s’étonne pas seulement devant un phénomène


singulier : le fait que les étoiles aient une course régulière dans le ciel
(Thalès), que des rapports harmoniques puissent exister entre les choses les
plus dissemblables (Leibniz), que nous soyons des êtres pensants
(Descartes), que l’expérience esthétique soit à la fois une affaire de goût et
une affaire de vérité (Kant)… mais le philosophe s’étonne avant tout du
simple fait qu’il y ait quelque chose plutôt que rien.
Autrement dit, il s’étonne non pas seulement devant les choses, mais
devant leur présence même.
Cette question « pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? » est
le lieu de naissance véritable de toute philosophie, car il est impossible d’y
répondre. Elle est un questionnement pur. Creuser cette énigme, l’habiter,
c’est cela la tâche de la philosophie.
La philosophie : une expérience méditative

Je me souviens du déclic que j’ai eu le jour où j’ai compris que Platon


tente de dire ce qu’il dit comme il peut. Platon en effet n’a pas construit un
système qu’il nous faudrait aujourd’hui comprendre et expliquer, voire
opposer à d’autres systèmes pour déterminer leurs mérites réciproques.
Platon est le premier à tenter de dire ce qui va devenir la pensée
philosophique et métaphysique occidentale. Or nous le lisons à travers des
siècles de commentaires. La différence est colossale ! Platon n’établit pas le
« platonisme », mais essaie de formuler l’expérience qu’il découvre.
Il répond d’un étonnement qui ébranle toutes les certitudes. C’est
seulement dans la mesure où nous retrouvons cet étonnement premier que
nous pouvons entrer dans sa pensée, nullement en répétant des éléments
d’une doctrine.
Aujourd’hui, si nous ouvrons un livre de philosophie, nous y voyons
Platon présenté comme le « théoricien de la forme », un penseur
« idéaliste ». Voilà qui, en réalité, ne fait que pétrifier une pensée qu’il faut
au contraire garder vivante.
Notre lecture de Platon n’a de sens que si nous sommes à même de
prendre appui sur ce qu’il dit pour en faire à notre tour l’expérience. Nous
pourrions alors découvrir qu’il est peu de textes dans l’histoire de
l’humanité qui parlent aussi ardemment de notre propre existence. Si vous
voulez comprendre Platon, essayez de vivre le dialogue qui a lieu entre
Socrate et son interlocuteur, laissez le mythe que vous lisez vous
transformer. Vous faites alors une expérience méditative.
Méditation sur la lecture comme exercice méditatif
Lire un texte n’est pas nécessairement un exercice intellectuel ou un divertissement,
mais peut devenir une formidable aventure. Pour le comprendre, il suffit de se souvenir
que jamais un résumé d’une prétendue doctrine platonicienne ne remplacera l’expérience
de lire, ne serait-ce que quelques lignes d’un texte de Platon. Dans le premier cas, nous
cherchons une information ; nous ne nous mettons pas à l’écoute de ce que dit le texte.
L’information – nous l’assimilons, mais elle ne nous concerne pas. Au contraire, lire un
texte exige de nous une intense attention qui nous met en mouvement et peut même nous
ébranler.
La philosophie devient méditative non parce qu’on lui adjoint des exercices de
méditation, plus ou moins arbitraires, mais dans l’expérience même qu’elle nous fait faire.
Et la lecture en est une. Nous y vivons une expérience où nous sommes à même d’être
étonnés et émerveillés au plus profond de notre être.

Les trois règles de la lecture vivante


Pour faire l’exercice de lire un texte, on peut distinguer trois attitudes bénéfiques.
La première : prendre le texte comme un organisme qui a sa cohérence propre. Les
grands textes sont d’une tenue : chaque phrase, chaque mot même, dialogue avec tous les
autres. Il ne faut pas chercher à trop vite saisir le sens, mais se mettre à l’écoute de la
langue, du mouvement et de la tonalité du texte.
Deuxièmement, pour réussir à faire l’épreuve méditative de la lecture, il est nécessaire
de prendre son temps. Un véritable texte de philosophie ne s’épuise pas à mesure qu’on le
lit. On peut le lire et le relire, il ne cesse de prendre un sens tout à la fois plus vaste et plus
précis.
C’est ce que souligne Nietzsche expliquant que bien lire, c’est procéder « lentement,
profondément, en regardant prudemment derrière et devant soi, avec des arrière-pensées,
1
avec des portes ouvertes, avec des doigts et des yeux subtils … »
Enfin, la lecture ne prend toute son ampleur que si je la laisse me transformer.
Autrement dit, il faut laisser le texte nous interroger. Une telle lecture implique, comme le
dit Montaigne, de « se rasseoir plutôt et séjourner », c’est-à-dire de prendre le temps de
contempler un texte, de voir comment il résonne en soi.

Comment ne lire que les bons livres


Montaigne nous met ici en garde : ce n’est pas la quantité de livres lus qui importe, ni
la précision et l’érudition universitaires, mais la manière dont un livre, un texte, quelques
lignes peuvent éclairer l’existence. « La plupart des esprits, souligne Montaigne, ont
besoin de matière étrangère pour se dégourdir et exercer ; le mien en a besoin pour se
rasseoir plutôt et séjourner […], car son plus laborieux et principal étude, c’est s’étudier à
2
soi. Les livres sont pour lui du genre des occupations qui le débauchent de son étude . »
Nietzsche souligne lui aussi que lorsqu’il est en bonne santé, il ne lit aucun livre :
« une salle de lecture me rend malade » et il explique se méfier des livres nouveaux, pour
se tourner vers un petit nombre de vieux auteurs.
Il est aberrant de prétendre qu’il importe seulement de lire, peu importe quoi. Non,
lisez ce qui vous aide à grandir, à retrouver le souffle de votre propre humanité.
8
Apprenons à voir

« Ne pensez pas : regardez ! »


WITTGENSTEIN, Investigations
o
philosophiques, n 66

Si philosopher c’est apprendre à lire, c’est aussi apprendre à voir ! C’est


là certes une proposition un peu provocante. Nous croyons spontanément
n’avoir aucun problème à voir quoi que ce soit : le ciel, l’arbre, le verre
devant moi, ce chat ou un être humain. Il suffit, croyons-nous, d’ouvrir les
yeux.
À la rigueur devant une œuvre d’art, nous avons parfois l’impression
d’être comme une poule devant un réveille-matin. Nous ne savons pas trop
ce qu’il faut regarder. Wittgenstein souligne de manière frappante, dans ses
Leçons sur l’esthétique, que pour entrer dans un poème, plus aidant qu’une
leçon générale sur l’esthétique, il est préférable qu’on vous montre
comment le lire, c’est-à-dire comment accentuer ou atténuer le rythme de
tels mots ou de tels vers. De même pour regarder un tableau, il suffit
souvent d’une indication très simple pour savoir où porter notre attention.
Je ne vois qu’à la mesure où je sais regarder comme il faut.
Or voilà qui, pour être simple, n’est pas du tout évident.
La philosophie constate qu’en réalité, la plupart du temps, nous ne
voyons pas vraiment, car pour voir quoi que ce soit, il faut aussi voir de
l’invisible.
En réalité, dès que je reconnais que cet arbre est un cerisier, je vois déjà
l’invisible qu’est l’être cerisier de l’arbre ! Et quand je me laisse émouvoir
par sa floraison qui ne dure que quelques jours, je m’ouvre à un autre
invisible : le secret de la vie si fragile qui l’anime.
Cette découverte constitue l’étrangeté de la philosophie que Platon
présente dans la très célèbre allégorie de la caverne.
Dans ce texte, Platon décrit des êtres humains emprisonnés dans une
caverne, voyant des ombres qu’ils prennent pour la réalité. Toute
l’éducation à laquelle il nous invite, qui est celle de la philosophie, consiste
à permettre au prisonnier de se retourner pour pouvoir regarder la réalité en
face. Si l’allégorie est très connue, on ne dit pas assez qu’elle implique que
la pensée de Platon est un exercice du regard. Le prisonnier doit, pour se
libérer, apprendre à voir, verbe qui se dit en grec theoria. C’est tout à fait
surprenant, car notre mot « théorie » désigne une conception intellectuelle
et abstraite. Or pour Platon, theoria, la théorie, consiste à être capable de
prendre en vue ce qui n’apparaît pas forcément au premier regard. Rien
n’est donc moins théorique que la theoria de Platon, puisqu’elle est une
expérience directe et donc profondément méditative.
Mais comment voir ainsi philosophiquement ? Pour le comprendre, je
vous propose deux séries de méditations.
Méditation sur la manière de voir un verre, une porte
et l’amour
Commençons par essayer de regarder une chose toute simple comme un verre.
Considérons-le non pas tel que nous le voyons « sensiblement » : il peut être de
couleur bleue ou rouge, avoir ou non un pied, mais regardons dans ce verre ce qui reste
verre quelles que soient sa forme et sa couleur, et qu’en philosophie on a fini par nommer,
de manière certes peu heureuse, « l’essence ».
– Il est ce qui contient un espace vide !
C’est juste, mais une casserole aussi contient un espace vide. Or il nous faut arriver à
voir par où le verre est verre – en le distinguant d’autres récipients.
Si nous voulons regarder ce qu’est un chat, nous n’allons pas considérer l’animal en
général, mais ce qui fait qu’un chat est un chat et non un oiseau ou un cochon.
– Un récipient dans lequel on peut boire.
Nous faisons un pas. Nous commençons, en effet, à mieux voir le verre. Mais on peut
boire aussi dans une tasse. Or ce que nous essayons de faire, c’est de réussir à voir ce qui
fait que le verre est un verre et non autre chose.
– C’est un contenant transparent.
Une bouteille ou une carafe sont aussi des « contenants transparents ». Cette
proposition ne rassemble pas assez précisément l’être du verre, même si c’est là un
élément essentiel qui nous permet indiscutablement de faire un pas de plus. En effet, un
verre en métal n’est plus un verre, mais une timbale.
– Quelque chose qui, de par sa légèreté, peut être pris à la main et porté à la bouche.
Je crois que si nous mettons tout ensemble, nous y sommes. Il faut ici préciser que cet
exercice ne vise pas à donner une « réponse », mais à nous apprendre à voir. Il est un
entraînement méditatif qui vise à nous aider à porter attention de la manière la plus juste.
Peu importe que nous aboutissions ou non à une formulation parfaite, l’essentiel c’est le
mouvement que nous devons faire.

Essayons, à présent, de faire l’exercice sur ce qu’est une porte.


– Je ne comprends pas comment faire. En quoi dire ce qu’est une porte ne va pas nous
conduire à poser une étiquette sur la chose que nous regardons ?
Vous croyez que nous cherchons à faire un exercice de devinette, mais nous voulons
simplement regarder comme il faut ce qui est. Lorsque je mets une étiquette, je n’ai plus de
contact avec ce qui est en question. J’évite ainsi d’en faire l’expérience. C’est ce qui se
passe quand je dis : voilà une porte. Cela ne suffit pas à me permettre de la voir comme
porte.
– C’est un passage dans une paroi.
Voilà qui est évocateur. Nous voyons bien ici quelque chose, mais nous ne saisissons
pas encore assez précisément le cœur du phénomène. En effet, il pourrait s’agir d’un trou
dans un mur. Or une porte est un « mur qui s’ouvre et se ferme ». Est-ce que vous voyez, à
présent, la porte vous apparaître ?
Tous les dialogues philosophiques de Platon sont de même nature que cet exercice.
Simplement au lieu d’être consacrés à un verre ou à une porte, Platon s’y interroge sur ce
que sont l’amour, le droit, la vérité…
Voir ce qu’est l’amour n’est pas décrire une histoire d’amour, avoir une idée ou encore
élaborer une théorie à son sujet. C’est prendre en vue l’amour – en une interrogation qui
signe la pratique philosophique.
En regardant l’amour en son être, nous voyons qu’il est ce oui profond et entier à ce
qui est. C’est ce que souligne Saint-Augustin : aimer un être, c’est « vouloir qu’il soit ce
qu’il est ». Ce oui, que nous prononçons et recevons, vient toujours comme un pur don, et
est donc empli d’une chaleur vivifiante.

Méditation sur la variation libre et la couleur rouge


Edmund Husserl propose un exercice qui peut éclairer la singularité de ce regard
philosophique. Il invite à faire varier par l’imagination ce que nous voulons prendre en
vue.
Prenons par exemple le rouge. Pour le voir, faites varier en imagination tous les objets
rouges que vous pouvez percevoir ou dont vous pouvez vous souvenir, de manière, à
terme, à faire ressortir ce qui, en chaque objet, apparaît identique par-delà la diversité de
leur forme et de leur apparence. L’être du rouge est le rouge demeuré le même malgré la
variété et la singularité des impressions visuelles rouges. Vous avez ainsi détaché les traits
décisifs par rapport à ceux qui ne sont qu’accidentels.
Husserl raconte une expérience qu’il fit de cette méditation sur la variation libre. Il
était assis à sa table de travail, en train de rédiger les Idées directrices pour une
phénoménologie, manuscrit sur lequel il travaillait depuis des années, reprenant et
remaniant sa copie. Il vit par la fenêtre, en ce jour de printemps, un pommier en fleurs.
Cet arbre est d’abord « l’objet de la nature que je perçois ; là-bas, dans le jardin ».
Fermez les yeux et oubliez cet arbre-là pour penser à ce qu’est un arbre.
Vous voyez l’arbre sous différents états – platane, sapin ou cerisier en fleurs. En
faisant varier les paramètres, même jusqu’à l’absurde, dégagez ce qui ne varie pas. Vous
êtes en rapport avec la quintessence de tout arbre.
Méditation sur la beauté
Prenons à présent un exemple plus difficile, car moins immédiat : la beauté. Dans un
dialogue qui lui est consacré, on voit Socrate interroger Hippias, sur ce thème. Ce dernier
est comme chacun de nous, il ne comprend d’abord rien à la manière philosophique
d’interroger.
À la question : qu’est-ce que le beau ? Il répond : « une belle femme ».
Mais Socrate lui explique qu’il ne lui a pas demandé de dire ce qui est beau, mais par
où quoi que ce soit qui est beau est beau.
De la même manière que nous avons cherché à regarder par où tous les verres sont des
verres, et une porte est une porte, essayons de considérer ce qu’est le beau.
Hippias est déconcerté. Mais Socrate insiste : n’y a-t-il pas d’autres choses qui sont
belles, par exemple une magnifique jument, ou une lyre ? Nommer des exemples de beauté
ne nous éclaire pas sur ce qu’est la beauté.
Et le voilà qui repose sa question : « Mais le beau en soi, ce qui pare toute chose et la
fait apparaître comme belle en lui communiquant son propre caractère, crois-tu toujours
que ce soit une belle fille, une jument ou une lyre ? »
Et là, Hippias croit avoir compris. Voici sa réponse : c’est l’or qui rend toute chose
belle ! Et en effet, si on met de l’or sur un objet quelconque, il devient beau. Mais est-ce le
cas d’un cheval très laid ?
De façon passionnante, l’entretien ne cesse de continuer, sans jamais aboutir. Hippias,
qui est un intellectuel en vue et qui, en tant que tel, gagne très bien sa vie, est furieux. Pour
lui, tout ce travail qui ne réussit pas est vain. Socrate, en revanche, montre combien cet
effort pour se débarrasser de nos idées reçues est libérateur. Peu importe de déboucher sur
une réponse, l’entretien a libéré la beauté de sa gangue. Autrement dit, bien voir, c’est voir
en sachant que nous n’obtiendrons jamais un savoir parfait et définitif qui nous éviterait
1
d’avoir à y regarder, de nouveau, plus avant . Et c’est cette épreuve de la pensée si
nécessaire que refuse Hippias, comme aujourd’hui encore tant d’experts.
9
De l’heure exquise au moment propice

« Si je veux me préparer un verre d’eau sucrée, j’ai beau


faire, je dois attendre que le sucre fonde. »
BERGSON, L’Évolution créatrice
Les nymphéas et le miracle du maintenant

Décidé à devenir peintre, le jeune Monet se rend à Paris dans l’atelier


d’un certain M. Gleyre, peintre d’origine suisse, chantre de l’art pompier.
Alors qu’il s’était appliqué à peindre le modèle qui posait ce jour-là, Monet
se vit corriger son travail par le maître. Ce dernier lui expliqua : « Vous
avez un bonhomme trapu : vous le peignez trapu. Il a des pieds énormes :
vous les rendez tels quels. C’est très laid, tout ça. Rappelez-vous donc,
jeune homme, que, quand on exécute une figure, on doit toujours penser à
l’antique. La nature, mon ami, c’est très bien comme élément d’étude, mais
ça n’offre pas d’intérêt. »
Monet en fut profondément dépité : « La vérité, la vie, la nature, tout ce
qui provoquait en moi l’émotion, tout ce qui constituait à mes yeux
l’essence même, la raison d’être unique de l’art, n’existait pas pour cet
homme. » Il décida de suivre son tempérament, quitta l’atelier pour peindre
en pleine nature ce qu’il voyait – ce que personne ne faisait jusqu’alors. Il
donna ainsi naissance à un autre rapport à la peinture et à la lumière.
Mais le plus grand coup de génie de Monet fut de peindre des séries.
Meules, Cathédrales de Rouen ou encore les célèbres Nymphéas sur
lesquels il revint pendant vingt-deux ans. Il nous montre alors le même sujet
à divers moments dans une unité temporelle chaque fois unique.
Ma conviction est que si ses tableaux nous touchent tant, ce n’est
nullement parce qu’on y voit de jolis paysages, mais parce qu’ils nous
enseignent quelque chose de décisif sur ce qu’est le temps. En s’ouvrant à
l’imperceptible qu’est un moment précis de la journée, Monet pénètre en
effet dans un monde infini, souple et abondant – celui du maintenant. Rien
ne reste fixé une fois pour toutes, aucune circonstance ne se répète.
Cette découverte explique que Monet refuse l’académisme. Il ne veut
pas de la manière dont celui-ci fige la réalité dans une représentation tout à
la fois intellectuelle, rigide et forcée qui place toute chose hors de la réalité
du temps.
Monet veut au contraire retrouver la fluidité de l’existence. Il comprend
que non seulement, cette fluidité n’est pas pauvre et fausse, mais
qu’éprouvée pleinement, elle nous guérit de l’esprit de fixation.
Pour en faire l’expérience à notre tour, voici trois méditations.
1. Méditation pour savoir prendre son temps
La première, que propose Bergson, consiste à découvrir l’aspect du temps sans doute
le plus facile à appréhender : la durée.

Le morceau de sucre
Pour l’appréhender, commencez par vous préparer un verre d’eau et mettez-y un
morceau de sucre. De manière remarquable, il faut attendre qu’il fonde. Vous avez beau
faire, vous pouvez remuer l’eau autant que vous voulez, la dissolution prend le temps qui
est le sien propre.
À vous d’être à la mesure de ce moment. Impossible de le soumettre à votre attente.
Vous ne pouvez pas forcer la dissolution.
Bergson remarque que ce fait est gros d’enseignement.
Ce temps qu’il me faut attendre n’est pas un temps abstrait, « il coïncide avec mon
impatience, c’est-à-dire avec une certaine portion de ma durée à moi, qui n’est plus
1
allongeable ni rétrécissable à volonté. Ce n’est plus du pensé, c’est du vécu ».
Extraordinaire expérience : en attendant que le sucre fonde, vous êtes conduit à entrer en
rapport avec la réalité. Vous êtes obligé de quitter le bavardage mental, votre manière de
vouloir manipuler le réel pour qu’il soit conforme à vos projets.
Remarquez que le temps n’est pas alors séparé de votre propre expérience. Autrement
dit, le temps n’est pas objectif, il est toujours à la mesure de l’épreuve que vous en faites.
Si pendant que le sucre fond, vous répondez à vos SMS, le temps vous semblera très
court. Mais en réalité ce n’est pas le temps qui est court, c’est votre rapport au temps qui
est faible.
Si vous êtes pleinement présent à la dissolution du sucre, le temps vous paraîtra plus
long – en réalité, il est tout simplement plus réel. L’important ici est de découvrir combien
ce temps-là est riche, riche de possibles et de nuances. Une meule de Monet ne nous
montre pas la saisie objective d’une réalité photographique, mais une expérience humaine
d’une grande densité – une certaine durée qui n’est d’abord qu’une certaine qualité de
présence.

Écouter de la musique
Essayez à présent de porter attention à cette durée et d’en faire pleinement l’épreuve.
Une bonne manière de le faire est d’écouter un morceau de musique. Généralement, nous
n’écoutons pas la musique, elle s’écoule partout où nous allons – au supermarché, dans la
voiture… Or que se passe-t-il, si nous nous arrêtons et prenons le temps, pour simplement
l’écouter, comme nous avons regardé le sucre fondre ? Nous entrons dans une autre
épaisseur du temps.
Et du reste, à la fin du morceau, nous n’avons pas la moindre idée s’il a duré trois ou
quinze minutes. Nous sommes entrés dans une expérience pleine de strates, de galeries, de
raccourcis. Autrement dit, nous nous sommes libérés de la maladie de vouloir matérialiser
le temps, de chercher à le comptabiliser, pour le garder dans son ampleur vivante.
2. Méditation pour s’éveiller à l’heure exquise
Mais où est le temps ?
Nous pensons spontanément qu’il est là où je peux savoir l’heure qu’il est. Ainsi si je
regarde ma montre, je peux y voir indiqué six heures du soir. Mais est-ce là, demande
Heidegger, notre expérience véritable du temps ? Le temps est-il éprouvé à même le
mouvement des aiguilles sur le cadran ?
Non, et d’ailleurs, si ma montre est arrêtée, le temps ne s’est pas évanoui. Je ne peux
2
seulement plus dire l’heure qu’il est .
Le temps authentique n’est donc pas ce que nous en dit notre montre !
Si nous distinguons la mesure uniformisée, calibrée, que l’on chronomètre, avec
l’ensemble de très subtiles modulations que Monet nous invite à apprécier, nous
découvrirons que le temps ne se mesure pas, il s’apprécie.
Où est le temps alors ? Dans l’appréciation que j’ai de lui.

Regarder la nuit tomber


Regardez le moment où la nuit tombe. C’est un moment singulier, le jour s’efface
imperceptiblement. Le monde tout entier est pris en ce mouvement si continu que nous ne
pouvons en détacher aucun moment.
Au début, notre appréhension du phénomène est sans doute assez vague. Mais à
mesure que nous nous ouvrons à cette expérience, nous devenons plus finement sensibles à
un jeu infini de détails. Nous pouvons explorer plus avant notre expérience et sentir la
qualité de l’air et de la lumière dans ses fragiles changements.
Le ciel, les maisons, les arbres, les passants dans la rue – tout vire dans l’obscurité
sans que nous ne puissions rien en saisir.
Ne regardez rien de précis. Laissez venir ce qui vient à vous.

Le moment parfait
Cette expérience est au cœur de la peinture de Monet. Au lieu de fixer son attention
sur des détails, il s’ouvre à l’atmosphère du monde. Et c’est là le point clef : le maintenant
que vous avez éprouvé n’est pas une pétrification de la durée – mais un monde infini de
variations qui toutes ensemble sont profondément unitaires et font ce que Verlaine nomme
de manière si profonde et belle « l’heure exquise » dans les vers suivants :
« Rêvons, c’est l’heure.
Un vaste et tendre
Apaisement
Semble monter
Du firmament
Que l’astre irise…
C’est l’heure exquise. »
Quand il est cinq heures
Si cette expérience n’est pas assez claire, vous pouvez aussi réécouter la célèbre
chanson de Jacques Dutronc, « Il est cinq heures, Paris s’éveille ». La chanson ne porte pas
sur le fait qu’il soit cinq heures, mais nous rend sensibles à la tonalité de ce moment si
spécifique du jour, dans cette ville si particulière. Il nous met en présence de l’activité qui
émerge et nous sentons frémir la vie urbaine qui renaît. Voilà le temps !
3. Méditation pour être présent à l’instant décisif
Il faut encore faire un pas de plus et remarquer qu’en réalité, le temps n’est pas
toujours au rendez-vous !
Cette affirmation semble complètement paradoxale, voire absurde. Le temps n’est-il
pas toujours là ?
Eh bien non, car très souvent, en effet, nous l’oublions. Or le temps authentique est
celui que nous reconnaissons comme « ce moment juste » et non la succession sans
conscience du temps.
Étonnant renversement. Le temps n’est pas tant ce qui passe, qui présent devient
passé, mais ce qui s’ouvre et m’appelle à lui répondre.

À la recherche des moments décisifs


Essayons de passer une journée en remarquant ces moments où par exemple nous
nous disons « il est temps » de se lever, « il est temps » de se mettre au travail, « il est
temps » d’aller se promener !
Remarquons aussi qu’il existe dans notre vie des moments où nous sommes appelés à
3
prendre une décision, à saisir notre chance . Savoir les reconnaître, voilà ce que les
anciens Grecs, et en particulier Aristote, considéraient comme le propre de l’existence
humaine.
Ce que nous découvrons si nous faisons cet exercice, est que le temps n’est pas une
donnée objective, il est la vérité même de notre expérience. Il n’est pas restreint à ce que je
peux mesurer (Kronos que l’on retrouve dans le chrono-mètre), mais réside d’abord dans
l’occasion notable, la circonstance (kairos).

Faire attention au bon moment


La difficulté est que le moment juste, ce n’est pas nous qui le décidons – il faut y faire
attention pour pouvoir le saisir.
Si vous avez un enfant, vous avez dû constater que c’est un art qui s’enseigne. Il faut
lui montrer comment faire attention au moment juste, et ce même pour des choses aussi
simples que poser les produits que nous avons achetés sur le tapis roulant, à la caisse du
magasin. Il faut lui montrer comment le faire. Et l’enfant apprend peu à peu cette attention
au temps et comprend que, s’il se manifeste trop tard ou trop tôt, il dérange.
Cette expérience, vous aussi pouvez la faire en conduisant. Ce n’est pas vous qui
décidez quand vous devez doubler une voiture – cela se fait tout seul. Et ne pas faire
attention à ce tempo du temps, c’est prendre des risques et conduire dangereusement. Le
temps de la conduite, vous ne pouvez que vous y rendre présent.
À partir de l’exemple de l’enfant dans un magasin et de la conduite, vous pouvez
découvrir combien cette attitude peut changer profondément votre vie. Dans toute
situation, apprenez à repérer l’occasion propice : dans le travail, dans les relations, quelque
chose se décide qu’il faut savoir distinguer – et qui peut être très ordinaire.
10
Pourquoi nous sommes à la fois unis
et divisés

« Agis de telle sorte que tu traites l’humanité, aussi bien


dans ta personne que dans tout autre, toujours en même
temps comme une fin, et jamais simplement comme un
moyen. »
KANT, La Métaphysique des mœurs

L’expérience du temps pur, si elle est précieuse, est aussi un véritable


défi. Car, en effet, l’être humain ne peut éviter d’apprendre des choses,
d’avoir à réfléchir à ce qui lui arrive. Et par là, il perd l’immédiateté que
Monet et Verlaine ont célébrée. Il est menacé de parler de choses sans
n’avoir plus aucun rapport réel à elles.
Qui n’a pas fait cette expérience douloureuse ? Nous sommes plongés
dans cette heure exquise, en harmonie avec tout ce qui est, et puis nous
sommes pris par un doute. Et nous voilà séparés de la situation dans
laquelle nous nous tenions.
L’énigme de l’animal n’est pas la nôtre

Notre manière d’être est loin de celle de l’animal qui nous apparaît par
contraste, en sa pure simplicité, comme une énigme. Schelling, le
condisciple et ami de Hegel, a contemplé avec finesse ce phénomène. Dans
ses Recherches sur la liberté humaine de 1809, il souligne : « Jamais
l’animal ne peut sortir de l’unité. »
Nous sommes au contraire marqués par une séparation. Nous ne
coïncidons plus avec nous-mêmes ni avec la réalité. Notre conscience
creuse une distance qui fait de nous des êtres de réflexion, capables de
prendre de la distance avec nous-mêmes. Nous ne sommes pas des êtres
1
purement méditatifs .
Pour faire comprendre cette singularité, Nietzsche fait ce récit : « Un
jour, il arriva à l’homme de demander à la bête : “Pourquoi ne me parles-tu
2
pas de ton bonheur et ne fais-tu que me regarder ?” Et la bête voulut
répondre et dire : “cela vient de ce que j’oublie chaque fois ce que j’ai
l’intention de répondre”. Or, tandis qu’elle préparait cette réponse, elle
l’avait déjà oubliée et elle se tut, en sorte que l’homme s’en étonna. »
Nietzsche a raison. Le génie propre à l’animal, à la différence de
l’homme, est de ne rien ressasser, d’être en rapport aux choses de plain-
pied, sans aucune médiation. Cette énigme, le poète Rainer Maria Rilke y
revient aussi dans toute son œuvre. L’animal, s’émerveille le poète, a la
capacité d’être simplement là où il est, purement au présent.
L’homme, en revanche, tend à être sans cesse déchiré entre ce qu’il vit,
ce qu’il pense, ce qu’il espère et ce qui est. Dès qu’il porte à sa bouche un
fruit, regarde un nuage dans le ciel, il tend à les figer, à en faire des objets
séparés de lui. Il n’est pas le ciel – mais il le regarde, se met à distance de
3
lui et il entre selon l’expression de Rilke dans « un monde interprété ».
Je crois qu’il y a là une grave leçon. Si l’innocence d’être simplement
présent ne nous est pas donnée comme elle l’est pour les animaux, nous
pouvons la gagner. Telle est l’éthique.
Qu’est-ce que bien agir ?

Cessons de soudoyer les hommes


L’être humain est hanté par la question éthique. Pour lui, prendre une
décision, faire quoi que ce soit, dire une parole, l’engage. Cette exigence
qui est le cœur de toute éthique est cependant le plus souvent escamotée.
Au lieu de chercher dans notre propre humanité la raison de notre
action, nous la soumettons à une loi extérieure à elle : la peur ou l’espoir
d’obtenir quelque chose. Tel est le ressort d’un certain discours religieux
comme d’une certaine idéologie politique. Cette approche, nous dit Kant,
revient à « soudoyer les hommes pour qu’ils se tournent vers une vie de
bien ». C’est là la négation de toute éthique.

Une action désintéressée


L’homme doit agir non parce qu’il a peur, parce qu’on le menace
comme un enfant indiscipliné, mais de manière libre – c’est-à-dire, pour
parler comme Kant, entièrement désintéressée. En effet, je suis d’autant
plus libre que ce qui me détermine est d’abord le souci de l’humanité même
– et non pas la somme des besoins et intérêts que j’escompte.
Magnifique leçon de la philosophie : la dignité qui nous est la plus
propre comme être humain, nous pouvons la rendre réelle dans l’ici et
maintenant de notre situation.
Alors, cette déchirure première avec l’immédiateté qui signe notre
condition, loin de nous abîmer, nous garde saufs. C’est par ce souci d’agir
justement et seulement ainsi que nous pouvons retrouver l’innocence d’être.

Répondre à la question « Qu’est-ce que l’homme ? »


Apparaît ici enfin que bien agir, ce n’est pas suivre une règle, espérer un
bénéfice, c’est répondre à une question philosophique : « Qu’est-ce que
l’homme ? » Quand Lucie Aubrac ou Germaine Tillion refusent le joug
nazi, elles le font en fonction d’une certaine idée qu’elles ont de l’homme.
Leur action est leur réponse ! Et c’est parce qu’elle est une si magnifique
réponse, qui pose si haut la dignité de l’être humain, qu’elle nous apparaît
aussi exemplaire. La grandeur de leur action réside non dans son efficacité,
ou dans le but d’en retirer un bénéfice, mais dans sa pure gratuité. C’est un
« non » qui refuse l’inhumanité. Autrement dit, leur action favorise et
sauvegarde l’humanité de l’homme alors menacée. C’est une action qui
s’engage sur ce qu’est le soi – ou l’être – de tout être humain –, et ce au
risque même de la mort.
Telle fut, du reste, la conviction de Kant, qui dans son cours de Logique
explique que les trois questions fondamentales de la philosophie (Que puis-
je savoir ? Que dois-je faire ? Que m’est-il permis d’espérer ?), peuvent se
4
résumer à une seule : Qu’est-ce que l’homme ? Cette question n’est pas
abstraite, mais la manière la plus concrète dont tout homme peut répondre
de son humanité.
Méditations pour redonner à chacune de nos actions
sa part d’humanité

Faire quelque chose pour la seule beauté du geste


Comment retrouver le sens d’une action éthique ? Il faut commencer, nous dit la
philosophie, par retrouver le sens d’une action désintéressée. Faites quelque chose pour
rien.
Prenez le temps, chaque jour, de penser à faire un geste gratuit pour que l’humanité
soit préservée. La formulation semble un peu emphatique, mais elle a beaucoup de sens.
Ainsi, dire bonjour à un collègue de travail, même s’il est dans une position
hiérarchique inférieure à la vôtre, même s’il est pressé, c’est préserver l’humanité.
Faire cet effort nous confronte à la tendance de vouloir être uniquement efficace. C’est
souvent sans méchanceté que nous oublions cette dimension éthique, pris par ce que je
nomme la « dictature de l’utilité » et l’obsession de tout gérer. Or si la gestion n’est pas
sans efficacité, le prix de cette efficacité est de priver notre action de toute humanité.
Quand un sportif se dope, quand un médecin considère un symptôme et non plus un être
humain, quand un directeur des ressources humaines traite les dossiers de ses « effectifs »
comme un « stock », ils aliènent l’humanité.
Ayez la rigueur de ne pas vous laisser emporter par cette idéologie.

Le coup de pouce de Kant et de Spinoza


Pour redonner à chaque action sa part d’humanité, la philosophie propose deux
directions que je trouve particulièrement éclairantes.
La première consiste à s’appuyer sur la maxime suivante : « Agis de telle sorte que tu
traites l’humanité, aussi bien dans ta personne que dans tout autre, toujours en même
temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen. » Autrement dit, tout ce
qui instrumentalise l’homme nous éloigne de notre humanité et doit être refusé.
Kant retrouve le questionnement socratique qui relie le sens de l’action non pas à la
conformité à une idée du bien ou du mal, mais au fait de se connaître soi-même, afin de
discerner ce qui est proprement humain et que nous devons en toute chose préserver et
même favoriser.
La perversité du harcèlement, dont sont victimes tant de gens sur leur lieu de travail,
consiste précisément en ce qu’une personne ayant une position de pouvoir fait comme si
l’autre n’était qu’une chose – un objet pour son désir, par exemple.
Une autre indication pour savoir si notre action est véritablement humaine est, selon la
perspective de Spinoza, de la comprendre comme exemplairement éternelle. Autrement
dit, agissez de telle manière que ce que vous faites puisse avoir valeur d’exemple et
témoigne autant de vous-même que de l’humanité en vous.
Vous êtes dans une situation difficile. Vous vous demandez ce que vous devez faire.
Envisagez ce qui se passerait si votre action était faite par d’autres personnes que vous.
Que feraient-ils ? Cela peut vous permettre de discerner si ce que vous avez envisagé est
juste ou non.
Mais le choix d’une décision éthique n’est-il pas trop
abstrait et éloigné des réalités concrètes ?
Une telle perspective semble une réflexion certes noble, mais abstraite. Notre temps
proclame qu’on ne fait pas d’omelette sans casser d’œufs et au lieu de grands principes, il
faudrait juste être pragmatique. La philosophie est un loisir pour gens qui n’ont rien
d’autre à faire.
Or c’est cette idéologie de l’efficacité qui est fausse. C’est elle qui nous détruit. C’est
elle qui pousse les gens dans des situations inextricables et qui explique la désespérance et
le découragement qui rongent notre société.
Refuser l’exigence l’éthique, c’est rompre la confiance qui est le socle des rapports
contractuels établissant des liens entre les personnes. C’est favoriser une situation de
défiance où chacun a la crainte et le sentiment d’être floué. En réalité, seule l’exigence
éthique, entendue comme ce qui respecte l’humanité en moi et chez les autres, peut
permettre aux hommes de vivre vraiment ensemble.
11
S’accorder au monde :
le sens de l’éthique

« Tout savoir et toute voie de recherche, ainsi que


l’accomplissement et le projet, paraissent tendre à quelque
chose de bien. »
ARISTOTE, Éthique à Nicomaque
Le chat, l’éthique et la musique

Si vous avez déjà vécu avec un chat, vous avez dû être frappé par
l’insolente manière avec laquelle il est si entièrement lui-même. Il a cette
chance d’être toujours chat, du matin au soir : « Les chats sont des chats et
1
leur monde est le monde des chats d’un bout à l’autre . »
Vous ne voyez jamais d’ailleurs votre chat être « in-chat » ou plus
exactement « in-félin » comme nous, parfois, nous pouvons être inhumains.
Personnellement, j’ai souvent le sentiment d’être un peu à côté de ce
que j’avais à faire ou à dire. De n’avoir pas fait assez attention à telle
personne. De m’être crispé sans raison. De n’avoir pas trouvé sur le
moment ce qu’il fallait dire. Autrement dit, d’être à côté de ma propre
humanité.
Je dois écrire une lettre à un de mes collaborateurs pour remettre en
question certaines décisions qu’il a prises. Comment le lui dire justement,
sans le blesser, mais de manière à ce que cela permette de faire avancer la
situation ?
Dans le train, au bar, je commande un thé. Un quart d’heure après, j’y
retourne, pour redemander un peu d’eau chaude. Le barman me répond
qu’il n’a pas le droit de m’en redonner.
Que dois-je répondre ?
Être un être humain n’est pas facile, comme nous l’apprenons un peu
chaque jour.
Du reste, de quoi parlons-nous la plupart du temps, quand nous ne
sommes pas pris par les exigences de la rentabilité ? Nous parlons de
questions éthiques, c’est-à-dire de comment être un peu mieux humain.
Quand nous nous demandons : « Mon collègue m’a dit cette phrase,
c’est tout simplement honteux, ne crois-tu pas ? Que penses-tu que je doive
faire ? », nous essayons d’apprendre comment mieux nous accorder au
monde. Or apprendre à s’accorder, voilà exactement ce que les Grecs
nommaient éthique, terme qui renvoie chez Pythagore à l’accord musical.
Malheureusement, nous avons perdu cette compréhension de ce qu’est
l’éthique – que nous identifions avec le fait de suivre telle ou telle règle de
conduite.
Pourquoi l’immoralité nous émoustille

Pour nous, l’éthique se réduit ainsi à dire puis à faire ce qui est permis
et à refuser ce qui, au contraire, ne l’est pas – comme en témoignent les
« comités d’éthique » qui visent à déclarer ce que la science peut ou non
effectuer. Si nous en reconnaissons la nécessité, nous ne la prenons pas au
sérieux. L’immoralité nous semble plus en prise avec la réalité et donc
souvent plus pragmatique et désirable.
Nous avons ainsi perdu de vue la dimension éthique originaire que les
Grecs ont su penser et que je crois indispensable de retrouver – et qui est
tout aussi loin de la moralité que de l’immoralité.
L’éthique, nous dit Aristote, ne consiste nullement à déterminer ce que
j’ai ou non le droit de faire, mais à découvrir une juste façon d’être. En ce
sens, l’éthique nous engage à agir de la manière la plus juste et authentique
possible – ce qui se décide à neuf à chaque fois.
Méditation sur l’éthique primordiale

Se sentir être pour être plus présent


Vous devez faire face à la maladie d’un être cher, à une difficulté familiale ou
professionnelle, ou simplement répondre à une demande un peu délicate… Comment faire
au mieux ?
Dans tous les cas, vous devez d’abord être pleinement là, présent.
Pour ce faire, prenez un moment pour vous sentir être. Exactement tel que vous êtes.
Pour un court instant, ne faites rien. Ne cherchez pas à penser à quelque chose. À
améliorer la situation. Mettez entre parenthèses vos occupations diverses.
Commencez par sentir votre état d’être tel qu’il est.

S’accorder au monde
Étant davantage présent à votre propre être, vous pouvez mieux voir sa coloration, à
laquelle chacun est habituellement peu sensible. Parfois, le monde semble juste triste ou
vivant. Vous ne voyez pas alors que cette teinte vient de la manière dont vous êtes allé à sa
rencontre. Vous êtes du coup désaccordé à la situation.
S’ouvrir à cette coloration, c’est rencontrer de nouveau le monde. Et la beauté de la
chose est qu’ici vous n’avez rien à faire, vous n’avez pas à chercher à maîtriser cette
coloration, à vouloir la créer ou la changer, soyez-y juste attentif. Alors vous êtes d’emblée
en rapport à ce qui est – c’est-à-dire, pour reprendre le terme de Pythagore désignant
l’éthique, accordé.

Toucher la source de toute humanité


Essayez maintenant d’entrer en rapport avec l’être de celles et ceux que vous
rencontrez par exemple au cours d’une journée donnée. Avant d’être une femme ou un
homme ayant telle ou telle fonction, telle ou telle émotion, tel ou tel âge – sentez la réalité
de leur être, de cette humanité qui est en eux semblable à celle de tous les êtres humains.
Ces trois étapes permettent de retrouver l’éthique primordiale : vous touchez le sens
de votre propre humanité, sa manière d’être d’emblée ouverte au monde, et gardez vivante
la source qui fait de chaque être humain le visage irremplaçable de l’humanité tout entière.
L’athlète, Arsène Lupin et les vertus

Certes c’est bien beau d’être ! Mais que fait-on concrètement dans les
diverses situations de la vie ?
En effet, il y a toutes sortes de manières d’être fidèle dans chacune de
nos actions à ce sens authentique d’être qui se décline en diverses modalités
appelées, à partir d’Aristote, les vertus.
Ces vertus sont autant de manières d’être pleinement humain.
Mais le terme de vertu est trompeur.
Pourtant ouvrez n’importe quelle traduction d’Aristote, n’importe quelle
encyclopédie ou n’importe quel manuel de philosophie, on y explique que
le philosophe distingue deux types de vertus : les vertus morales dont, au
premier chef, la libéralité et la modération, et les vertus dianoétiques ou
intellectuelles : la sagesse, l’intelligence et la prudence. C’est ainsi que l’on
m’a enseigné Aristote à l’université. Je me souviens avoir trouvé cette
analyse fastidieuse. Mais en vérité, Aristote n’a rien exprimé de tel et
revenir à ce qu’il a dit est passionnant.
Examinons, en effet, le mot « vertu ». C’est un mot romain qui vient de
vir et qu’on retrouve dans le mot « viril ». Sa représentation, dans le monde
romain, est celle d’un homme casqué qui tient une lance et un bouclier et
ressemble au dieu de la guerre. Pour un Romain, la vertu désigne en effet la
force, le courage de faire face et de se battre. Il est le propre de l’homme, à
l’exclusion de la femme.
Or chez Aristote, nous ne trouvons aucune considération de cet ordre.
Le mot grec qu’il emploie, aretè, signifie, de façon toute différente, « ce qui
plaît », au sens de ce qui se montre harmonieusement et même avec une
certaine gloire. Pour Aristote, l’homme qui est pleinement humain irradie
d’une présence éclatante, qui plaît à tout un chacun, qui suscite même une
forme d’enthousiasme – comme nous en trouvons encore l’écho quand nous
sommes en présence de certains grands athlètes.
Autrement dit, il est impossible de comprendre la vertu, et ce que nous
dit Aristote, si nous ne nous sommes pas libérés de l’idée fausse et
trompeuse de l’existence d’une Antiquité gréco-romaine. Pour les Romains,
l’éthique repose sur le sacrifice qu’exige la vertu, alors que pour les Grecs,
elle repose sur l’ambition de porter notre humanité à sa plénitude, à son
excellence – autrement dit à une manifestation d’humanité exemplaire. Ce
n’est quand même pas le même monde !
Aristote pense si peu dans la perspective de la morale et du sacrifice
qu’il conçoit même une excellence du voleur. En France, malgré le poids de
la morale, nous avons un écho de cette perspective dans la figure d’Arsène
Lupin, gentleman cambrioleur. Le qualificatif de « gentleman » signe bien
l’excellence qui est la sienne. Il est un grand voleur qui maîtrise son art. Il
ne fait jamais que voler – ne violentant et n’agressant personne –, et ce
d’une manière qui force l’admiration. Il a en quelque sorte le génie du vol.
Le savoir-vivre ou l’intelligence de la situation

Parmi les différentes vertus qui permettent d’agir de manière éthique, il


en est une éminente, portant sur le fait même d’exister – qu’Aristote nomme
phronésis. Ce terme est habituellement traduit par « prudence ». Je mets
quiconque au défi de comprendre par ce mot ce qu’Aristote veut dire ici de
si profondément génial.
Il ne s’agit nullement d’être prudent. Il s’agit d’avoir un coup d’œil
pénétrant, d’être avisé, d’avoir l’intelligence de la situation – que nous
2
appelons plus couramment la conscience morale .
Aristote souligne à quel point ce savoir très spécifique vient de
l’expérience, à la différence par exemple du savoir mathématique. Ainsi,
dit-il, s’il n’y a de science que du général, la phronèsis est l’intelligence du
particulier.
Vous pouvez savoir une fois pour toutes comment on calcule la
circonférence du cercle, mais pour savoir comment agir dans une situation
donnée, il faut être chaque fois en rapport avec ce qui a lieu précisément.
Pierre Aubenque, l’un des grands commentateurs d’Aristote, explique :
« Serait-ce parce que l’homme n’est pas un dieu qu’il doit se contenter
d’une sagesse appropriée à sa condition, la phronèsis ? La tragédie grecque
était pleine d’interrogations de ce genre : qu’est-il permis à l’homme de
connaître, que doit-il faire dans un monde où règne le hasard, que peut-il
espérer d’un avenir qui lui est caché, comment rester l’homme que nous
3
sommes dans les limites de l’homme ? »
Autrement dit, cette intelligence de la situation repose sur le savoir que,
pour tout être humain, il n’y aura jamais de certitudes ou de manuels de
comportement.
Notre fascination pour les résultats de la science nous conduit à
déconsidérer cette connaissance si profondément humaine sous prétexte
qu’elle n’est pas déterminable mathématiquement ni sujette à prédiction.
Fascinant paradoxe : nous comprenons habituellement l’éthique comme
ce qui, reposant sur une réflexion rationnelle, pourrait nous donner une
assurance indiscutable. Or c’est exactement le contraire : l’éthique nous
engage à nous relier le mieux possible, avec intelligence, à une situation par
définition unique. Et les grands actes de résistance, par exemple contre le
nazisme par ceux qu’on appelle désormais les Justes, n’ont pas été des
actions longuement réfléchies à l’aide de calculs rationnels. Ils ont été une
réponse à un appel irrépressible : « Je ne pouvais pas faire autrement », qui
s’accordait à la vérité de la violence du temps. Nous croyons que la morale
consiste à suivre une loi extérieure nous disant si telle action ou telle autre
est juste : elle est, affirme Aristote, la découverte de la loi qui nous est
propre.
Troublant paradoxe : l’éthique ne nous est pas une loi externe, elle est
ce qui nous accorde, nous et nous seul, à ce moment précis, au monde.
Tel est ce que l’on désigne en vérité par sagesse : le fait d’être juste dans
les situations les plus concrètes de la vie quotidienne.
Méditation sur l’art de prendre une bonne décision
Si je résume mon propos : la découverte de l’éthique véritable repose sur le fait de
développer une présence à soi que j’ai nommée « l’éthique primordiale », qui se déploie
dans la capacité de pouvoir répondre aux divers défis que chacun rencontre dans son
quotidien (telle est la phronésis).

Comment agir comme il faut dans une situation donnée ?


Il existe trois manières de pouvoir se décider.
Le faire par délibération, en réfléchissant au pour et au contre.
En faisant confiance à ce que nous ressentons, c’est-à-dire à la capacité de nous
orienter. Et enfin par une forme d’inspiration ou d’intuition.
Dans les trois cas, c’est parce que nous sommes pleinement présent à notre propre
humanité que nous pouvons prendre l’un de ces trois chemins.
Dans tous les cas, remarque Aristote, votre décision doit être un équilibre entre un
excès et un manque. Autrement dit, l’éthique ne repose pas, comme nous le croyons à tort,
sur une décision bonne ou mauvaise, mais sur la tension entre un trop et un trop peu. Agir
avec vertu, c’est trouver où se situe le juste milieu. Ce milieu n’est jamais juste une fois
pour toutes, il s’ajuste en permanence.
Prenons deux cas concrets :
– Vous devez vous engager dans une action difficile.
L’intelligence éthique consiste à savoir être courageux sans être ni téméraire, c’est-à-
dire sans vous mettre en danger de manière inconsidérée et frivole, ni lâche, en vous
défilant.
– Vous devez faire un cadeau à votre filleul.
Vous devez ici trouver un cadeau qui ne soit ni inutilement dispendieux, ni mesquin,
mais apprendre à manifester une réelle générosité qui implique une attention à l’ensemble
de ce qu’Aristote nomme les circonstances.
12
Ne vous laissez pas berner par la causalité

« Fais en sorte que les rencontres ne se produisent pas en


vain. »
Suhzo KUKI, Le Problème
de la contingence
Il ne faut pas toujours demander « pourquoi ? »

J’ai été, comme des milliers de lecteurs, bouleversé par le témoignage


d’Anne-Dauphine Julliand qui a raconté dans son livre Deux Petits Pas sur
le sable mouillé comment elle a accompagné sa petite fille Thaïs, qui, à
deux ans, se révéla atteinte d’une maladie génétique orpheline dont elle
allait mourir quelques mois plus tard. Anne-Dauphine Julliand revient sur le
point décisif qui lui a permis de tenir dans cette épreuve : « ne jamais
chercher à savoir pourquoi ». Elle se délivrait ainsi de l’illusion que, à
chaque problème, nous pourrions trouver une solution, simplement en en
découvrant la cause : « On connaît les raisons médicales, cette maudite
conjonction de mauvais gènes. C’est une explication valable, mais ce n’est
pas une réponse. Pourquoi cette maladie et cette souffrance ? Et pourquoi
nous ? »
Dans une conférence, elle précise que dans l’adversité ce « pourquoi »
ne permet pas de se relever. Et que son travail fut de ne jamais lui céder.
C’est un point décisif. Donner du sens à ce qui nous arrive n’appartient
pas, contrairement à ce que nous aurions tendance à croire, à l’ordre de
l’explication causale.
Comme nous confondons les deux, nous sommes perdus. Mais il faut y
insister, le sens que nous pouvons donner à un événement important n’a
rien à voir avec le fait de lui trouver une cause. Et en réalité, trouver une
cause, loin de nous aider à donner du sens, nous en éloigne.
Notre conception de la causalité nous aveugle. L’idée que toute chose a
une cause est une idée de physicien classique mais n’appartient pas à
l’ordre de ceux qui vivent et ont à vivre. Or voilà ce que nous avons
tendance à oublier. Et comme le souligne Nietzsche, dénonçant cette
construction intellectuelle de la causalité, nous le payons très cher. Nous
perdons confiance dans la vie.
Il y a du hasard

Dans nombre de situations, il n’y a en effet pas de pourquoi.


Mais de manière tout aussi fondamentale, nous ne pouvons pas savoir
ce qui n’est pas encore – nous pouvons simplement réussir ou non à nous
ouvrir à lui.
Bergson s’est attaché, comme nombre de philosophes de sa génération,
à creuser ce thème. Parmi ses élèves, l’un des plus inattendus est le comte
japonais Kuki. Décidé à se tourner vers la philosophie, il se rendit d’abord
en Allemagne pour étudier auprès de Husserl puis du jeune Heidegger qu’il
aida financièrement en lui demandant des cours particuliers. Une amitié
profonde naquit entre les deux hommes, qui permit à Heidegger d’entrer en
dialogue avec la pensée japonaise – ce qu’il n’aurait probablement jamais
fait sans cela.
Durant l’été 1927 et l’année 1928, le comte vint à Paris étudier avec
Bergson.
Pour la petite histoire, il engagea un jeune répétiteur pour perfectionner
son français : Jean-Paul Sartre. C’est par le comte Kuki, âgé alors de 40 ans,
que le jeune Sartre – qui avait 23 ans – découvrit la pensée de Martin
Heidegger et reçut une impulsion décisive pour son propre travail.
J’aime beaucoup cette anecdote qui montre à la fois comment le
dialogue entre Orient et Occident, des engagements décisifs, des œuvres
importantes ne sont pas déployés de façon cohérente et logique là où nous
les attendions mais apparaissent comme le fruit du hasard.
À Paris, le comte Kuki, sous l’influence de Bergson, rédige sa thèse, Le
1
Problème de la contingence . Il aborde une question qui est devenue
e
centrale dans la philosophie française de la fin du XIX siècle.
En effet, jusqu’alors, la contingence – nous dirions plus volontiers
aujourd’hui le hasard – était déconsidérée, identifiée à de l’indéterminé ou
de l’arbitraire.
e
Au XIX siècle, en France, quelques philosophes cherchent à la
réhabiliter. Ils partent du constat suivant : la science nie entièrement la
contingence, affirmant que la réalité se limite à ce qu’elle réduit à des lois.
Or les faits échappent, dans une mesure plus ou moins importante, aux
prévisions mathématiques du théoricien.
Comment donner droit à ce qui n’est pas réductible au déterminisme
causal ?
Cette question est plus que jamais actuelle : nous faisons tous
l’expérience chaque jour que les prévisions des experts quant à nos
difficultés économiques ou quant aux évolutions technologiques ne sont pas
du tout exactes. Mais nous restons collectivement fascinés par l’illusion
d’une parfaite calculabilité du réel. C’est d’autant plus étrange que les
chercheurs les plus sérieux ne cessent de dénoncer l’irrationalité de nos
mesures et de nos prédictions. L’un des plus éclairants de ces auteurs est le
psychologue Daniel Kahneman qui a reçu le prix Nobel en 2002. La grande
erreur de nos gouvernements et décideurs, explique-t-il, est de croire que les
individus et les institutions financières sont des agents rationnels. Daniel
Kahneman a par exemple étudié les résultats de vingt-cinq conseillers
financiers dans un cabinet de gestion d’investissements de clients très
fortunés. L’analyse de ces données sur huit ans lui a montré qu’il n’y avait
aucune continuité dans l’efficacité d’un conseiller année après année. Leurs
résultats n’étaient pas meilleurs que ceux du hasard. Pourtant tout le monde
faisait comme si le métier exigeait un talent spécial et chaque année, les
meilleurs avaient, sur cette base, droit à des primes conséquentes. Or en
réalité, le cabinet ne faisait ainsi, expliqua Kahneman, que récompenser la
chance, non la compétence.
Nous ne cessons d’oublier la contingence. Or en accepter l’existence
nous permet de reconnaître la complexité de la réalité et d’éviter du coup de
croire que les prédictions qu’on nous propose sont rationnelles.
Imprévisible création de nouveauté

Reconnaître la contingence, c’est se libérer d’une redoutable illusion.


Nous avons en effet tendance à vouloir lire ce qui nous arrive dans ce que
nous avons vécu et à anticiper ce qui va nous arriver à partir du présent.
Mais le temps n’est pas un enchaînement mécanique de moments reliés les
uns aux autres qui nous permettrait de déterminer ce qui va arriver dans le
futur à partir du présent.
Quand j’ai étudié l’histoire de l’art à l’université, j’ai été frappé par le
fait que la plupart des historiens placent les œuvres dans une histoire
comprise ainsi : chaque génération d’artistes préparerait la suivante qui
réaliserait ce que la précédente n’a pas réussi à accomplir dans une sorte de
progrès continu. Cette thèse est défendue notamment par Gombrich, dont
l’Histoire de l’art est un peu le bréviaire de tout étudiant.
Elle me semblait, déjà sur les bancs de la faculté, d’une grande
grossièreté. Chaque artiste est un possible qui s’accomplit. Personne n’a
surpassé Giotto, Léonard ou Titien. Ils sont, chacun, une perfection unique.
L’un ne vient pas surmonter le précédent. Bergson s’est attaqué à cette
illusion d’une manière profondément lumineuse. Croire que le possible est
présent dans les antécédents est, nous dit-il, une grande erreur. En réalité,
nous ne faisons alors que projeter le présent dans le passé !
À la question que lui posa un journaliste : « Quelle sera la littérature de
demain ? » Bergson répondit de manière remarquable qu’il était incapable
de répondre, car l’avenir de la littérature n’est pas en suspens dans son
passé à titre de possible.
Comprendre cette réponse est très éclairant. Beethoven n’accomplit pas
ce qu’a découvert Mozart. Il s’appuie sur le travail de son aîné pour
découvrir ce qui lui est propre – même si, par là, il touche à la vérité la plus
profonde de son temps qu’il met ainsi au jour. Comprendre son travail à
partir des problèmes que se sont posés ses prédécesseurs, loin de nous aider,
nous empêche de voir ce qu’il fait.
En un sens profond, aucun artiste n’a de prédécesseur ni d’héritier.
Il existe un élément de hasard ou de contingence qui tient tout autant à
la complexité du réel – décrite par les théories du chaos – qu’à l’incroyable
complexité des comportements humains. Sur ce dernier point, également
énigmatique, Kahneman a raconté comment, enfant, il a été confronté à ce
gouffre du sens, cette absence de « pourquoi » logique. En 1941, étant juif,
il doit porter l’étoile jaune et respecter un couvre-feu à six heures. Un soir,
alors qu’il est en retard après avoir joué chez des amis chrétiens, il marche
dans la rue avec angoisse. Un soldat allemand s’approche : « Il portait,
raconte Kahneman, l’uniforme noir des SS que l’on m’avait appris à
craindre plus que tout. Alors que j’accélérais le pas, arrivant à sa hauteur, je
notais qu’il me regardait intensément. Il s’est penché vers moi, m’a pris
puis serré dans ses bras. J’étais terrifié qu’il remarque mon étoile sous mon
chandail. Il me parlait avec émotion, en allemand. Il a desserré son étreinte,
ouvert son porte-monnaie, montré la photographie d’un petit garçon et
donné de l’argent. Je suis rentré à la maison, plus convaincu que jamais que
ma mère avait raison : les gens sont infiniment compliqués et intéressants. »
Méditation sur le risque,
le courage et l’existence d’un cygne noir
Vous voulez avoir un peu plus de courage ?
Vous voulez sortir du train-train ?
Vous voulez réussir dans un domaine quelconque – je ne parle pas ici seulement du
domaine professionnel, mais tout simplement de faire de la photographie, de danser le
tango, de préparer un repas d’anniversaire ou quoi que ce soit d’autre qui vous intéresse ?
Il faut alors surmonter l’irrémédiable tendance à croire qu’il n’y a de possible que ce
qui est aisément prévisible.

Ne laissez pas votre vie être télécommandée par la causalité


Si vous regardez n’importe quel film d’action, vous êtes d’autant plus fasciné que
vous ne savez jamais ce qui va se passer au moment suivant. C’est justement ce
surgissement d’actions inattendues, de situations imprévues, d’événements improbables
qui donne vie à un film. S’il suivait une trame parfaitement prévisible, vous vous
ennuieriez.
Mais étrangement, nous avons tendance à oublier cette leçon.
Toute la journée nous sommes bombardés d’explications de ce type : si ceci se passe
ainsi, voilà la raison ; si tu fais cela, alors il se passera ça.
Au niveau de nos entreprises, de nos gouvernants, tout tend à être expliqué selon ce
schéma qui semble rationnel et qui ne relève en vérité que des statistiques. Si bien que
souvent, sans même nous en rendre compte, sans l’avoir décidé, nous confondons une
probabilité statistique avec la réalité.

Pensez au cygne noir et ne confondez pas le probable


et le rationnel
Avant la découverte de l’Australie et de sa faune, tous les zoologistes pensaient que
tous les cygnes étaient par définition blancs. Or, ils trouvèrent en Océanie un cygne noir !
Ce cygne noir éclaire le problème auquel nous faisons tous face : nos connaissances,
même si elles sont confirmées par de nombreux faits, ne sont pas pour autant sûres. Or
nous le croyons trop facilement et faisons d’une probabilité une loi.
Le cygne noir est l’image de cette réalité qui résiste à toutes nos prédictions et détruit
2
en un clin d’œil nos constructions théoriques et nos représentations du monde .
Pensons à ces gens condamnés par la médecine, qui, comme le cygne noir, défient, par
leur guérison ou leur rémission, ce qui semblait jusqu’alors « rationnel » et qui n’était, en
vérité, qu’une moyenne générale.
Il n’est pas raisonnable, par exemple, de prétendre que sont scientifiques des
domaines qui, depuis toujours, et en particulier depuis Platon et Aristote, ont été pensés
comme ne pouvant pas l’être, et au premier chef, la médecine, la politique et l’économie. Il
est tout à fait légitime que ces domaines s’appuient sur la science. Mais les transformer
eux-mêmes en science est une pure folie.
La chose est toute simple : la loi de la chute des corps n’est pas statistique, mais le fait
d’avoir ou non un enfant trisomique l’est, car il n’est pas possible de le déterminer d’une
manière absolument rationnelle. Confondre les deux domaines est une faute.
De plus, la science, loin de figer la réalité dans un schéma prévisible, ne cesse de
remettre en question les modèles qu’elle élabore. Elle sait bien qu’il n’existe pas de
modèle causal d’explication définitive et ne le prétend pas. L’histoire de la science est faite
de changements constants qui ne cessent d’ouvrir de nouveaux possibles, insoupçonnés
jusqu’alors.
Autrement dit, notre idée de la science est irrationnelle et non scientifique. Et nous
nous servons de cette idée irrationnelle pour justifier la pétrification de notre existence et
du réel.
Comment être ouvert à la possibilité de rencontrer le cygne noir et ne pas prétendre
qu’il n’existe pas – c’est-à-dire être enfin réellement rationnel ?
Répondre à cette question implique de reprendre tous les chapitres précédents. Savoir
questionner, développer la capacité d’être présent et de s’ouvrir ainsi à ce qui est et qui
n’est jamais ce que nous avons pensé par avance, ne plus avoir peur de l’ennui, apprendre
à voir un arbre, un verre ou une porte, retrouver le sens du temps véritable… voilà autant
de manières de sortir de cette prison de la causalité.
Méfiez-vous chaque fois que l’on vous explique que telle chose n’est pas possible. Il
suffit souvent de regarder avec plus d’attention et de curiosité la situation pour trouver un
nouveau chemin.
13
Le souci de soi et l’héroïsme
de la tolérance

« Prends souci de toi-même. »


SOCRATE, dans l’Alcibiade de PLATON

La philosophie n’a de sens, comme j’essaie de le montrer dans ces


pages, qu’en tant qu’elle engage notre existence tout entière. Pour le faire
comprendre, Michel Foucault parle à ce propos du « souci de soi » qu’il
reconnaît comme le cœur même du questionnement philosophique. En effet,
prendre un temps pour s’interroger, c’est arrêter la course habituelle qui
nous fait agir sans penser, simplement préoccupés que nous sommes par
notre intérêt immédiat et nos obligations diverses.
L’étrange testament de Michel Foucault

Il est significatif que ce soit Michel Foucault qui se soit consacré à un


1
tel thème dans l’un de ses derniers cours au Collège de France . Comment
et pourquoi l’homme qui a dénoncé les mécanismes aveugles du pouvoir
qui s’exercent au travers d’institutions s’est-il si profondément consacré à
ce thème ?
Pourquoi, lui qui a essayé de montrer les carcans imposés par les
sociétés et la structure invisible du pouvoir, s’est-il penché à la fin de sa vie
sur cette question ?
Est-ce un changement de perspective ? Un abandon de son engagement
social parfois très militant ? Une façon, à la fin de sa vie, de se tourner vers
des sujets plus faciles ? Une confusion entre philosophie et développement
personnel ?
Nullement.
Foucault s’est toujours demandé comment l’être humain pouvait
« découvrir une manière d’être » qui lui soit propre au lieu de se contenter
des usages et des images imposées socialement. « Mon rôle, expliquait-il,
est de montrer aux gens qu’ils sont beaucoup plus libres qu’ils ne le
pensent, qu’ils tiennent pour vrais, pour évidents, certains thèmes qui ont
été fabriqués à un moment particulier de l’histoire, et que cette prétendue
2
évidence peut être critiquée et détruite . » Nous sommes en effet, montre-t-
il avec raison, victimes de conceptions sociales et de conformismes qui
nous conduisent à adopter des comportements et des attitudes étroits. Nous
sommes ainsi victimes de mécanismes sociaux qui tendent à imposer de
façon plus ou moins violente une uniformisation du corps, de la parole et de
l’esprit de chacun de ses membres.
Le souci de soi consiste à retrouver les conditions d’une action libre et
responsable. Aussi, repose-t-il sur une mise en question des évidences de
l’époque. N’était-ce pas déjà l’engagement de Socrate condamné à mort au
motif qu’il refusait de rendre un culte aux dieux de la cité et d’en introduire
de nouveaux ?
N’est-ce pas là le travail de tout philosophe ? Ne met-il pas en question
les dieux auxquels tout le monde croit ? Quels sont aujourd’hui nos dieux
ou, plus exactement, nos idoles ?
En ce sens, un tel souci nous libère de l’égoïsme. Car contrairement à
un discours ambiant, s’arrêter, méditer, prendre un temps pour interroger ce
qui semble faussement évident nous permet d’assumer la responsabilité qui
nous échoit en tant qu’être humain.
L’étonnante déclaration de Montaigne

Montaigne est l’une des figures les plus exemplaires de cet engagement.
Après une carrière bien remplie, le 28 février 1571, il se retire pour lire,
étudier et écrire.
Il fait alors inscrire sur le mur de sa bibliothèque : « L’an du Christ
1571, à trente-huit ans, la veille des calendes de mars, anniversaire de sa
naissance, Michel de Montaigne, dégoûté depuis longtemps déjà de
l’esclavage du parlement et des charges publiques, s’est retiré, encore en
possession de ses forces, dans le sein des doctes vierges où, dans le calme et
la sécurité, il passera le peu de temps qui lui reste d’une vie déjà en grande
partie révolue. Espérant que le destin lui accordera de parfaire cette
habitation, douce retraite ancestrale, il l’a consacrée à sa liberté, à sa
tranquillité et à ses loisirs. »
Montaigne abandonne ainsi la vie publique, la quête des honneurs et de
la reconnaissance, et avec elle tout son cortège d’inévitables
compromissions. Il assume le fait que réussir sa vie ne vient pas de la
réussite sociale mais d’avoir su prendre soin de soi.
Le souci de soi est un effort critique

Il y a une certaine mode de Montaigne qui en fait un penseur dessinant


le portrait des instants qui passent, associant les idées les unes aux autres,
refusant les contours trop nets pour promouvoir une vérité ondoyante,
moins effrayante et moins rigoureuse. Il y a là une stratégie délibérée que
j’ai déjà soulignée et qui consiste à faire passer l’exigence philosophique
par pertes et profits au nom d’une vague sagesse qui n’est qu’une forme de
paresse. Montaigne n’a rien à voir avec cette aimable figure.
Car, comme l’écrit sa fille spirituelle Marie de Gournay : « Ses
compagnons [les philosophes qu’évoque Montaigne] enseignent la sagesse ;
il désenseigne la sottise. » C’est une remarque décisive. Le souci de soi ne
consiste pas à atteindre un certain état de contentement mais d’abord à
miner notre « indécrottable bêtise ». Et à ce travail Montaigne est un maître.
Il nous apprend que l’existence d’une connaissance vraie implique de
mesurer combien nous sommes emprisonnés par notre bêtise – que nous
appelons le plus souvent nos convictions ou nos valeurs pour ne pas avoir à
les examiner. C’est même dans la mesure où nous faisons face à notre
propre bêtise que nous pouvons entrer dans la philosophie et être juste.
La philosophie ne consiste donc nullement à penser abstraitement sur
différents sujets, à devenir un « ami de la sagesse » : elle est une pensée
critique visant à nous permettre de nous défaire de nos aveuglements. Tel
est le sens du terme critique que donne Kant à son travail et qui, comme
nous l’avons vu, signifie passer au crible, cerner, examiner.
La célèbre question de Montaigne « Que sais-je ? » doit être comprise
comme une question critique – elle demande de ne pas accepter les idées
reçues, les conventions, les « racontars » qui nous environnent. C’est un
travail ardu qui constitue le cœur de toute philosophie authentique. Celle de
Montaigne pas moins que celle de Kant.
L’héroïsme de la tolérance

Cette critique a un rôle politique éminent. Né au début de l’humanisme


de la Renaissance, époque qui offrait un immense espoir de renouveau,
Montaigne voit la France sombrer dans la violence des guerres de Religion
et ruiner ainsi le possible qui s’ouvrait à elle. Le père tue le fils et le fils son
frère. La « chambre ardente » fait brûler les protestants, et durant la nuit de
la Saint-Barthélemy huit mille hommes, femmes et enfants sont exterminés.
Les huguenots à leur tour répondent au crime par le crime : ils prennent les
églises d’assaut, ils fracassent les statues.
Pour Montaigne, assiégeants et assiégés, blessés et affamés s’entretuent
et meurent aveuglés par la certitude de leurs convictions. Figer la réalité en
nous crispant sur nos idées peut devenir terrible. Nous sommes alors
conduits à promouvoir la violence et à mener des guerres simplement pour
montrer que nous avons raison.
Or nous devons surmonter cette crispation sur des idées auxquelles on
s’identifie aveuglément et reconnaître la relativité de nos jugements. Il
existe d’autres perspectives que les nôtres. Le reconnaître n’est certes pas
facile, mais c’est une exigence éthique primordiale. Nous devons assumer
la limite de notre propre pensée : « Je ne puis assurer mon objet. Il va
3
trouble et chancelant, d’une ivresse naturelle . »
Comment affirmer par exemple sa religion tout en reconnaissant qu’une
autre confession a un rapport tout à fait réel à la vérité qui dépasse ma
propre compréhension ?
Voilà bien ce qui est le plus souvent insoutenable. Nous préférons tout
perdre et tout détruire plutôt que de devoir abandonner l’idée que nous nous
faisons de nous-mêmes. Nous croyons, sans vraiment nous en rendre
compte, qu’en ne défendant pas notre point de vue jusqu’au bout, nous
allons perdre notre identité. Or justement, comme le souligne Montaigne, la
tolérance est un héroïsme qui implique de reconnaître l’absence d’identité
fixe de quoi que ce soit et au premier chef de notre propre existence.
L’engagement et la limite

Nous sommes en vérité tous prisonniers des coutumes et des usages


propres à la société dans laquelle nous vivons. C’est inévitable. Le
problème surgit quand nous affirmons qu’elles sont évidentes et
indiscutables tandis que celles des autres ne sont que l’expression de leur
insuffisance, voire de leur barbarie. Montaigne lutte contre cette tentation
qui conduit partout à créer tant de souffrances.
La tolérance implique de ne pas prendre nos convictions pour la vérité,
nos valeurs pour universelles et notre société particulière pour le modèle
indiscutable de toute humanité. Quand Montaigne rencontre, lors d’un
séjour à Rouen, des Brésiliens qui ne reconnaissent, selon la conception du
temps, ni dieu, ni chef, ni religion, il écrit : « Nous pouvons donc bien les
appeler barbares, eu égard aux règles de la raison, mais non pas eu égard à
4
nous qui les surpassons en toute sorte de barbarie . »
J’ai été frappé, quand j’ai écrit À l’écoute du ciel. Ce qui rapproche les
religions… et ce qui les sépare, de ce que presque tous les livres,
allocutions et conférences des responsables actuels des grandes religions
que j’ai pu lire évoquaient les autres traditions que la leur avec un manque
complet de rigueur et souvent avec mauvaise foi. J’ai été saisi par leur
difficulté, voire leur impossibilité, à admettre qu’il puisse y avoir un
engagement autre que le leur qui ait sa parfaite justesse. Chacun s’échine à
dénier aux autres la possibilité d’être tout autrement en rapport à la vérité.
Autrement dit, nous affirmons que toutes les religions, toutes les idées,
toutes les conceptions se valent, comme autant de marchandises à
disposition que nous pourrions choisir selon notre caractère ou notre intérêt,
soit nous croyons détenir, de manière indiscutable, la vérité. Comment sortir
de cette impasse ? Comment accepter la limite propre à toute
connaissance ? Cette exigence, souvent comprise comme un relativisme,
apparaît comme une invitation à accepter une certaine irrésolution. Or elle
est, au contraire, un « héroïsme ». C’est pour l’avoir compris que
Montaigne s’avère un auteur précieux.
Reconnaître l’autre ne consiste nullement à « le respecter dans sa
différence », selon une formule convenue et à la mode, mais à accepter que
nous n’ayons pas un point de vue indiscutable sur quoi que ce soit. Je crois
même que là est l’épreuve philosophique dans toute sa grandeur. Il n’est pas
légitime de penser ce qui nous est inconnu à partir de ce que nous savons
déjà. Mon cas particulier ne peut pas tout expliquer, tout justifier, me
permettre de tout comprendre. « Je n’ai point commis cette erreur
commune, de juger d’un autre selon ce que je suis », nous dit Montaigne.
Il faut accepter d’entrer dans l’inconnu qu’est la perspective de l’autre,
en mesurant que notre compréhension en est probablement limitée. La
vérité ne se possède pas, elle s’éprouve, chaque fois à neuf, de manière
restreinte et nécessairement limitée.
Retraite philosophique et carrière politique

Montaigne fait ce travail intense pendant près de dix ans pour se dés-
attacher de ses opinions et comprendre que telle ou telle conviction est en
réalité beaucoup plus fragile qu’il n’y paraît. Il découvre ainsi ce que veut
dire écouter un autre être humain.
Le souci de soi lui a fait découvrir le fond véritable de la tolérance : non
pas accepter toutes les idées qui existent, mais, en entrant réellement en
amitié avec soi, n’avoir plus besoin d’avoir toujours raison et laisser ainsi
place pour autre chose que soi.
Par une surprise du destin, Montaigne, qui s’est mis à l’écart du monde
er
pour faire ce travail, se retrouve, le 1 août 1581, élu à la mairie de
Bordeaux. Il va y faire un travail politique de tout premier plan, si bien
qu’après deux ans d’un premier mandat, il en brigue un second, découvrant
combien son travail peut préserver la paix. Bordeaux joue alors en effet un
rôle majeur dans l’équilibre national et Montaigne devient un acteur
important de la vie politique. Il correspond avec Henri III et il est reçu par
le pape. Catherine de Médicis en personne lui demande de convaincre Henri
de Navarre d’abjurer le protestantisme. Il montre ainsi de manière éclatante
comment la philosophie peut, selon les circonstances, conduire les hommes
à agir avec justice dans le monde.
Mais ce n’est pas parce qu’il serait resté dans sa tour que son œuvre
aurait été moins éclatante et son engagement philosophique plus égoïste.
Méditation sur comment parler pour
ne pas simplement avoir raison
Montaigne nous apprend à accepter cette énigme : mon expérience, aussi décisive et
profonde qu’elle soit, est marquée par une limite. Je peux être entièrement convaincu de
quelque chose, en faire l’expérience tangible – cela n’implique en rien qu’elle doive pour
cela s’imposer à tous. C’est là un phénomène en réalité stupéfiant : comment ce qui
m’apparaît comme une vérité constitutive de mon identité peut-il apparaître insignifiant et
même faux à d’autres êtres humains ?
Il y a là une première méditation à entreprendre.
Ce qui vous semble le plus indiscutable, confrontez-le à une thèse absolument
contraire. Pour ce faire, voici trois conseils.

Dépassez ce que vous croyez être votre identité


L’erreur que nous faisons, quand nous sommes blessés de nous voir contredits, est de
nous identifier à nos convictions. Or notre identité n’est pas la somme de nos idées, de nos
croyances ni même des épreuves que nous avons traversées. Elle se déploie dans une
dimension beaucoup plus vaste et en particulier dans la relation.
Je ne suis pas d’accord avec un ami sur la place de tel homme politique dans notre
histoire, que lui trouve décisive et que je considère, au contraire, comme insignifiante. En
réalité, se crisper sur ce point, c’est perdre de vue le lien profond qui nous relie et qui n’a
aucune raison d’être menacé par notre désaccord. Bien plus fondateur que mes convictions
sur ce sujet est ma relation à cet ami – que nous avons pourtant tendance à considérer
comme d’une moindre importance. N’est-ce pas étrange ?
Dans une discussion, ce qui importe le plus, ce n’est pourtant pas tant les thèses des
uns et des autres, mais ce qui peut se passer dès lors qu’on entre véritablement en dialogue.
Que chacun campe sur son identité et voilà que se ferme aussitôt la possibilité d’une
réelle rencontre. Peu importe que Montaigne soit chrétien et bordelais, que les Indiens
vivent au bord de l’Amazone, ce qui nous intéresse est la rencontre qui a lieu entre eux.
Première leçon : ne vous identifiez pas à ce que vous pensez. Donnez droit à la
relation qui elle aussi vous constitue.

Ne renoncez par pour autant à l’exigence de vérité


Cette invitation à la tolérance n’implique nullement de renoncer à l’exigence de vérité
– en affirmant par exemple que toutes les opinions se valent. C’est là une attitude
particulièrement dangereuse. Notre peur que la vérité devienne totalitaire et dogmatique
nous fait renoncer à l’exigence philosophique et nous nous enfermons ainsi dans un
relativisme qui sape tout lien réel. La discussion n’est alors qu’une juxtaposition
d’opinions. Or pour parler ensemble, il faut bien parler de quelque chose ! C’est ce
quelque chose qu’il importe de considérer.
Gardez le cap sur ce qui est en question
Toute véritable discussion n’a pas lieu entre deux personnes : untel qui pense ceci et
un autre qui pense cela, l’un des deux devant finir par reconnaître qu’il a tort et l’autre
raison. Toute conversation implique de reconnaître que lorsque deux êtres parlent
ensemble, un tiers est toujours déjà là : il y a certes Paul et Marie, mais surtout ce qui est
en question et qui permet que Paul et Marie parlent ensemble.
Dans une discussion, au lieu de chercher à avoir raison, de trouver des manières de
l’emporter, de « clouer le bec » à celui qui n’est plus au fond qu’un adversaire, essayez de
dire le mieux possible ce qui vous importe.
Dans la discussion sur l’importance de l’homme politique – il ne s’agit donc pas de se
contenter de parier pour la relation et l’amitié. Il faut travailler à expliciter ce qui est
véritablement en débat entre nous.
Voilà l’enseignement majeur d’un des dialogues les plus profonds de Platon, Le
Sophiste : parler, nous dit-il, ce n’est nullement exprimer ses convictions et opinions, mais
arriver à dire quelque chose. C’est là un saut décisif. Plutôt que de vouloir dire ce que vous
pensez, soyez prêt à vous risquer hors de vous, auprès de ce qu’il y a à comprendre. Vous
verrez, c’est là une aventure aussi réelle que passionnante.
14
Que veut dire « prendre soin de soi » ?

« C’est proprement avoir les yeux fermés sans tâcher jamais


de les ouvrir que de vivre sans philosopher. »
DESCARTES, Principes
de la philosophie
Le culte du moi ou le souci de soi ?

Mais que veut dire prendre soin de soi ? On croit trop souvent qu’il
s’agirait d’être gentil avec soi, d’essayer de se faire du bien.
Or ce n’est pas du tout cela.
Manger du chocolat ou s’acheter tel ou tel vêtement parce qu’on en a
envie ou qu’on se sent mal ne peut pas suffire à nous combler. Il nous faut
distinguer le culte narcissique du moi et le souci philosophique du soi.
Comme le souligne Kierkegaard, jamais le moi ne trouvera en lui-même
1
un point d’équilibre lui permettant d’être en paix avec lui . Le moi est un
mauvais infini.
Prendre soin de soi ce n’est donc pas jouir du « moi-moi-même-et-
encore-moi », mais c’est repérer ce qui en nous favorise la vie et ce qui, au
contraire, l’amenuise, la restreint voire l’abîme. Il implique donc un
exercice du jugement : savoir ce qui est favorable et ce qui ne l’est pas. Il
n’est donc pas axé sur un soi-même clos, sorte de petit territoire à défendre
et protéger, mais sur l’ouverture qui le constitue. C’était là le sens de
l’injonction socratique reprise dans toute l’Antiquité.
Ordinaire et extraordinaire de la vie philosophique

Montaigne, Rousseau, Kierkegaard ou encore Nietzsche offrent autant


d’exemples différents de ce que peut être une vie philosophique consacrée à
ce souci pensant de soi qui n’est autre qu’une ouverture décisive hors du
déjà connu. Et chacune d’elles est, à sa manière, pour cette raison, une
authentique aventure !
De façon frappante, aucun d’eux n’a choisi de vivre religieusement dans
un monastère, mais ils ont tous décidé de s’étudier et d’essayer d’être à soi
– en un engagement pourtant d’une grande radicalité.
Les Essais de Montaigne explicitent la différence : « Je n’ai rien jugé de
si rude en l’austérité de vie que nos religieux pratiquent. Et trouve plus
2
supportable d’être toujours seul, que de le pouvoir jamais être . »
Montaigne choisit de s’engager dans un travail philosophique pour assumer
l’épreuve d’une autre solitude, ouvrant ainsi pour l’Occident de nouveaux
horizons. Car jusqu’alors la voie spirituelle accessible aux hommes était la
vie religieuse et, pour ceux qui voulaient s’y consacrer pleinement, l’entrée
dans les ordres. Montaigne s’engage avec la même résolution et intensité
dans une autre direction : la vie philosophique.
Il ne refuse pas la vie religieuse par manque de courage ou de
discipline, pour avoir une vie plus facile, par goût du monde, mais parce
que cette vie religieuse ne lui semble pas assez exigeante pour répondre à
son aspiration.
Et il ne fait pas de la philosophie un passe-temps ou la recherche d’un
savoir érudit, mais un engagement passionné de tout son être. Si j’écris cet
ouvrage, c’est d’abord pour chercher à redessiner les contours de cet
engagement à la source de ce que nous pourrions aussi appeler « une
spiritualité laïque », qui n’est autre que la philosophie méditative.
En un sens, cette existence est celle de tout vrai philosophe.
Rousseau éclaire un autre aspect de cette vie. Dans ses livres Les
Confessions, les Dialogues puis Les Rêveries du promeneur solitaire, il se
raconte, alors même qu’il n’est ni prince ni évêque ni saint et que sa vie n’a
rien d’exceptionnel. Mais justement comme Montaigne, c’est cette vie qu’il
3
interroge – une vie qui n’est pas en cela très différente de la nôtre !
La vie philosophique est une vie ordinaire éclairée par une manière de
l’interroger – qui, elle, est extraordinaire.
Cette vie n’est pas dédiée à se « construire » soi, mais à être juste,
soucieux de ce qui importe.
Examiner l’humanité en soi

Tel est le sens de l’injonction socratique :


« Quoi ! Cher ami, tu es athénien, citoyen d’une ville qui est plus
grande, plus renommée qu’aucune autre pour sa science et sa puissance, et
tu ne rougis pas de donner tes soins à ta fortune pour l’accroître le plus
possible, ainsi qu’à ta réputation et à tes honneurs ; mais quant à ton
intelligence, quant à la vérité et quant à ton âme, qu’il s’agirait d’améliorer
sans cesse, tu ne t’en soucies pas, tu n’y songes même pas ! »
Et, en effet, les hommes tendent à s’occuper de leurs biens, de leur
réputation, mais très peu d’eux-mêmes. Telle est la distinction que j’ai faite
plus haut entre ce que j’ai nommé le culte narcissique du moi – qui vise
simplement à accroître son confort matériel ou moral – et le souci
philosophique de soi.
Philosopher consiste à examiner la vérité de sa propre existence au lieu
de donner tout son temps à notre situation sociale, à nos relations, à notre
compte en banque ou à l’actualité aussi fluctuante qu’évanescente.
Cet appel est cependant mal compris pour deux raisons.
Tout d’abord nous le confondons avec un travail d’introspection
psychologique. Mais Socrate, pas plus que Montaigne, ne nous engagent à
essayer d’explorer notre caractère, nos points faibles et nos points forts, à
faire des tests de personnalité – ils nous invitent plutôt à discerner le sens
profond de notre humanité.
De plus nous ne pouvons pas nous connaître comme l’on connaît un
sujet donné, par exemple une procédure informatique quelconque ou la
production des bananes en Afrique de l’Ouest. Se connaître, c’est accepter
une énigme, celle de notre identité à jamais ouverte, relationnelle et donc
insaisissable.
Pour cette raison, se connaître implique de savoir ce qui, en nous, est le
plus proprement humain et libérer notre humanité de ce qui l’emprisonne.
Tel est le sens si souvent méconnu de l’injonction « Connais-toi toi-
même ». Elle ne porte nullement sur qui je suis, mais sur ce que je suis – et
par là elle cherche à discerner ce qui m’est demandé de faire pour être à la
mesure de mon humanité.
Le cœur de la philosophie est là : elle pose la question la plus brûlante :
qu’est-ce qu’être un homme ?
La seule difficulté ici est de comprendre en quoi cette question est la
plus concrète qui soit – car à première vue, elle apparaît comme abstraite.
Pour y réussir, songez que tout ce que vous faites – choisir telle profession,
répondre ou pas à ce courrier, refuser telle injustice – implique toujours une
manière de répondre ou de ne pas répondre à cette question. Vous ne
décidez ceci ou cela qu’en ayant une entente implicite de ce que pour vous
signifie une existence humaine.
Méditations pour prendre soin de soi

Être soi en se libérant de la tyrannie de l’opinion


Reprenons ce que nous avons vu dans ce chapitre. Nous croyons que nous sommes
nous-mêmes en nous contentant de dire ce qui nous plaît ou ce que nous croyons. Mais il y
a là un malentendu sur ce qu’est être « soi ». Nous croyons alors à tort que nos opinions
nous définissent – parce que nous les avons sous la main. Mais elles ne sont pas nous, et au
contraire nous empêchent d’être qui nous sommes !
Le phénomène est saisissant dès qu’on le considère : vos opinions, que vous croyez
être singulières, vôtres, sont en réalité partagées par tout le monde et souvent façonnées
par la propagande commerciale et sociale. Il y a, par exemple, un abîme entre une opinion
politique, de plus en plus fabriquée à coups de millions, et le fait de réfléchir en dehors des
cadres établis pour dire quelque chose de la politique réelle.
L’un des dialogues les plus éclairants pour comprendre le sens de cette libération est le
Ménon, où Socrate s’adresse à un petit esclave pour lui montrer comment, lui aussi, il peut
parfaitement penser.
La question posée est simple : comment dupliquer un carré ?
L’opinion est ce qui semble le plus évident : il suffit de doubler le côté. Cela paraît
indiscutable !
Or, l’esclave obtient ainsi non pas un carré qui soit le double du précédent, mais une
figure qui est quatre fois plus grande ! Voilà l’exemple même de l’opinion qui tient à la
fois de la paresse et d’un refus de penser.
Socrate prend le temps de montrer à l’enfant la nécessité de se détourner de
l’apparence qui se sclérose en opinion. Et pour cela, il va lui demander sans cesse, tout au
long de leur entretien, de répondre par « lui-même ». Peu à peu, l’esclave comprend qu’il
lui faut construire ce nouveau carré sur la diagonale du précédent. Socrate lui montre ainsi
que c’est par cet effort à ne pas suivre l’inclination la plus aisée, qu’il approche de la vérité
et de son propre pouvoir de penser. Vous aussi, essayez, en ce sens premier, de penser par
vous-même.

Méditation pour accoucher d’une vérité


La conviction de Socrate est qu’il existe en chaque être humain la possibilité de dire
quelque chose de vrai. La vérité est en chacun. Voilà pourquoi Socrate dit exercer sur les
esprits l’art de l’accouchement (maïeutique).
Comment accoucher de la vérité ? Par un geste de confiance, et telle est précisément
la tâche de Socrate, comme au fond de toute la philosophie : non pas vous transmettre des
savoirs, mais vous donner confiance en votre propre intelligence.
C’est là tout le sens de l’image de l’accouchement : personne ne peut accoucher à
votre place. Vous avez une responsabilité que nul autre que vous ne peut endosser. La
reconnaître et la favoriser, voilà l’optimisme et l’espérance philosophique !
15
Comment trouver un peu de paix quand
tout s’effondre ?

« Sois sage, ô ma Douleur, et tiens-toi plus tranquille. »


C. BAUDELAIRE, « Recueillement »,
Les Fleurs du Mal

Il faut rendre à la philosophie sa vraie tâche : mettre en question les


idées reçues, interroger, s’étonner, ne rien fixer.
Un tel effort implique de discerner et de repérer les forces de mort qui
nous rongent – et que le plus souvent nous n’arrivons pas à reconnaître. Peu
importe ici que l’analyse de ce qui nous menace diffère selon les penseurs
et les époques, car le geste philosophique est le même.
Mais que faire quand tout s’effondre ? Quand plus rien ne tient ? Quand
il n’y a plus personne à interroger ? Quand notre société n’offre plus de
prise à une pensée soutenue ? C’est cette question qui est au cœur de
l’interrogation des nouveaux philosophes grecs et romains. On parle
beaucoup aujourd’hui de la perte des repères et de la crise des valeurs, mais
ce n’est nullement un événement historique nouveau. Telle fut aussi la
situation à laquelle firent face Épicure à Athènes et Lucrèce à Rome.
À Athènes comme à Rome, le stoïcisme et l’épicurisme apparaissent au
moment où la gloire, l’honorabilité et la reconnaissance étaient perçues
comme n’ayant pas de réels rapports avec la vérité des êtres et de leurs
actions.
Que faire alors quand la vie de la Cité, le sens de la communauté, qui
étaient au cœur de la pensée de Socrate comme de Platon et d’Aristote, ne
nous permettent plus de vivre justement ?
Leur réponse est simple : il faut rechercher sagesse et consolation en
soi-même.
Puisqu’il n’est plus fait droit à l’excellence, que l’on choisit partout les
plus serviles, ceux qui se livrent aux compromissions les plus basses, que
partout règne une fausse monnaie, que l’imposture devient courante,
veillons à garder au moins notre liberté intérieure.
La citadelle intérieure

Chercher la reconnaissance de nos semblables, dans un monde où tout


est sens dessus dessous, loin de nous porter à être meilleur, fait de nous les
esclaves du jugement des autres. Épicure souligne à ce propos combien le
désir de gloire nous rend dépendants et nous prive de notre liberté. C’est
aussi ce que mentionne Épictète dans son Manuel : « Untel ne t’a pas invité
à un repas ? C’est que tu n’as pas donné à celui qui convie le prix qu’il vend
son repas. Il le vend contre des compliments ; il le vend contre des
prévenances. Paye, si tu trouves avantage, le prix auquel il vend. Mais si tu
veux à la fois ne rien payer et recevoir, tu es un insatiable et un sot. N’as-tu
donc rien en place du repas ? Tu as de ne point avoir loué celui que tu ne
1
voulais pas et de ne pas avoir été en butte aux insolences des portiers . »
Voulez-vous des honneurs ? Vous êtes alors obligé, pour les obtenir, de
vous soumettre à des gens sans vertu. Ce que vous obtiendrez vous coûtera
votre honneur – c’est le sens de la formule de Flaubert : « Les honneurs
déshonorent. »

Voulez-vous la richesse ? Elle est aléatoire et suscite l’envie et la crainte


des revers de fortune.
Notre monde est empli de ces hommes et de ces femmes qui ont
consacré leur vie à un idéal qui s’est révélé illusoire et qui en ont été
profondément déçus, se retrouvant au soir de leur vie bien amers.
Face à la méchanceté du monde, établissons, nous disent les stoïciens,
une forteresse intérieure. Ne nous perdons pas pour des vanités et des
peccadilles. Cet engagement, précisons-le, n’a rien d’un repli égoïste sur soi
comme en témoigne la vie de l’un des plus grands stoïciens, l’empereur
Marc-Aurèle. Il ne s’agit pas, expliquent les stoïciens, de vivre reclus et de
se protéger, mais simplement de savoir que le jeu social est un jeu de dupes.
S’il nous faut y jouer un rôle, faisons-le, mais sans nous identifier à lui,
sans nous y perdre et sans nous tromper sur le sens de nos actions.
Si nous n’obtenons pas le succès espéré, cela ne nous affectera pas.
Une école de vie

Les stoïciens et les épicuriens posent une question : « Comment faut-il


vivre ? » C’est en effet pour chaque être humain une véritable gageure et
plus particulièrement quand aucun ordre social juste n’existe.
Les Lettres d’Épicure sont les exhortations d’un maître indiquant à ses
disciples les règles à suivre dans telle ou telle circonstance. Elles sont
écrites pour les guider dans le choix d’un comportement ou d’attitudes
justes. La philosophie devient alors clairement un ensemble d’exercices
destinés à nous aider à vivre bien.
Pour nous, la philosophie s’étudie en classe de terminale et rares sont
ceux qui poursuivent leurs études en philosophie. Ceux qui le font peuvent
choisir de se préparer à devenir professeurs. Les concours pour y parvenir
ne cherchent nullement à examiner la qualité de vie des étudiants, leur
engagement et leur conviction, mais uniquement leur connaissance
théorique, leur capacité à rédiger une dissertation et à maîtriser un corpus
historique délimité.
Mais durant l’Antiquité, l’engagement est tout autre. Faire de la
philosophie consiste à choisir une école et ce choix porte d’abord sur le
mode de vie qui y était pratiqué.
e
Vers la fin du IV siècle, l’essentiel de l’activité philosophique se
concentre à Athènes dans quatre écoles fondées respectivement par Platon
(l’Académie), par Aristote (le Lycée), par Épicure (le Jardin) et par Zénon
(le Portique). Pendant trois siècles, ces institutions sont restées vivantes. Y
venaient de simples auditeurs mais aussi des familiers, amis ou
compagnons, qui forment une communauté autour d’un maître.
Nous manquons aujourd’hui d’écoles de philosophie pour adultes, c’est-
à-dire pour ceux qui, engagés dans la vie de la cité, veulent prendre soin de
leur être, agir avec plus de justesse et développer une vision d’ensemble.
Comment un être engagé dans son travail, dans son métier, ses
responsabilités peut-il prendre soin de lui, affiner ses jugements, ouvrir son
horizon, mieux penser ? Pour les Grecs, ce n’est pas là une question
religieuse ou de développement personnel, mais le sens même de la
philosophie.
Cette dernière est donc comprise comme une école de la vie – et tout
particulièrement pour tenir quand tout s’effondre ou, tout au moins, quand
rien ne tient avec assez de justice et de justesse.
Méditations stoïciennes sur le bonheur
Que faire face aux épreuves de la vie ? Les stoïciens peuvent ici être d’un certain
secours. Prenons quelques problèmes que chacun d’entre vous peut rencontrer.

Que faire si votre conjoint est gravement malade ou si votre


chef de bureau vous annonce votre licenciement ?
Dans ces deux cas, les stoïciens nous engagent à éviter deux attitudes courantes : se
plaindre de la situation et la ressasser en permanence. Vous êtes sûr alors de vous sentir de
plus en plus mal.
Si vous voulez garder votre calme, il faut distinguer entre « ce qui dépend de vous »
(ce sur quoi vous pouvez agir) et « ce qui ne dépend pas de vous » (ce sur quoi vous ne
pouvez rien).
Or dans ces deux cas, vous n’y pouvez rien. Rien de ce que vous pourrez faire ne
permettra de changer cette situation.
Autrement dit, quand les circonstances sont néfastes, il n’y a pas à s’en troubler, mais
simplement à laisser le cours des événements aller comme il va. Inutile de se récrier. Le
stoïcisme nous apprend à ne pas refuser l’inéluctable pour la raison même qu’il est
inéluctable.
Le bonheur véritable ne consiste pas à vivre des choses favorables, mais à développer
une attitude intérieure – une forme de sérénité. Comme le disait, non sans humour,
Kierkegaard : « Ce n’est pas ce qui m’arrive qui me grandit, mais ce que je fais ; et
2
personne ne pense qu’on devient grand pour avoir gagné le gros lot à la loterie . »
Changez votre attitude face à ces malheurs, plutôt que de vous en prendre à la réalité
qui est comme elle est.

Que faire si un de vos collègues a eu le poste que vous


vouliez obtenir ?
Vous êtes malheureux, car un autre que vous a été préféré et a reçu des honneurs ou un
poste que vous vouliez. Vous êtes rongé par la jalousie.
Pensez ici à ce qu’explique Épictète : « Quelqu’un jette à la volée des figues et des
noix sèches : les enfants s’en saisissent et se battent ; les hommes, non : c’est bien peu à
leurs yeux. On distribue des provinces : c’est l’affaire des enfants. De l’argent : c’est
l’affaire des enfants. Pour moi ce sont des figues et des noix.
– Mais quoi, si, par pure chance, quand il jette ses figues, il m’en tombe une dans mon
manteau ?
– Prends-la, mange-la. Voilà jusqu’où on peut faire cas d’une figue. Mais pour ce qui
est de me baisser, de bousculer quelqu’un ou de me faire bousculer, et de flatter les gens
qui entrent, une figue ne le vaut pas. »
Sage conseil ! Plutôt que de se morfondre dans la jalousie, examinons ce qui suscite
notre envie. Est-ce réellement désirable ? Et voulons-nous vraiment payer le prix que cette
personne demande ? Ces humiliations, ce renoncement…

Que faire si vous n’en pouvez plus d’être tout le temps


en colère,
ou si vous avez des désirs sexuels irrépressibles ?
Les stoïciens nous engagent ici à avancer pas à pas. Ils n’ont pas attendu les
découvertes de la psychologie positive sur l’importance de l’habitude. Des recherches
récentes ont en effet montré que pour réussir à changer un comportement, le plus précieux
était de prendre des habitudes nouvelles pendant un nombre de jours suffisant pour que
cela devienne une seconde nature.
Ainsi il faut commencer par essayer de ne pas se mettre en colère pendant une demi-
journée. Regardez comment vous avez fait. Et recommencez ainsi pendant deux jours, puis
quatre. Si vous réussissez pendant vingt et un jours, nous disent les chercheurs, vous avez
gagné.
À ce premier conseil qui consiste à espacer les fautes, il faut adjoindre celui de
dompter son imagination. Restez en rapport avec ce qui se passe et coupez court à la
tendance à en rajouter, à imaginer des possibles qui ne font que mettre de l’huile sur le feu.
Vous voyez, pour reprendre l’exemple d’Épictète, une jolie fille et vous avez envie de
la mettre dans votre lit. Épictète explique qu’il faut couper court à l’imagination qui
s’emballe. Évitez de vous dire : « “Si l’on avait pu coucher avec elle !” ou bien “il en a de
la chance, son mari ! ” “Il a de la chance…” on veut dire : “celui qui le trompe”. Je ne me
fais pas non plus le tableau de ce qui suit : elle est là, elle se déshabille, elle se couche avec
moi. »
Méditations épicuriennes sur le plaisir
Vous vous inquiétez, vous êtes insatisfait, vous rencontrez des difficultés… la sagesse
épicurienne propose, quant à elle, trois attitudes qui vous permettront de goûter au vrai
plaisir, non pas le plaisir évanescent qui rend insatisfait aussitôt éprouvé, mais ce plaisir
d’être un être humain.

Vivez sobrement
Si la paix (ataraxie) s’obtient pour les stoïciens par la vertu, pour les épicuriens, elle
s’atteint par une étude du plaisir. Vous voulez être serein et heureux ? Apprenez à
distinguer les plaisirs qu’il est favorable de cultiver parce qu’ils sont naturels et simples de
ceux qu’il vaut mieux éviter parce qu’ils sont artificiels et nocifs.
Le jeune enfant montre l’exemple. Il va spontanément en direction de ce qui lui fait du
bien et fuit ce qui lui déplaît et lui cause de la souffrance. Vous devriez vivre comme lui.
Apprenez à vous contenter de ce qui est facile à atteindre et satisfait vos besoins les plus
fondamentaux.
Il faut simplement, à la différence de l’enfant, considérer que certaines expériences
sont des intermédiaires entre le plaisir et la douleur parce qu’elles sont soit des plaisirs
négatifs qui préparent la souffrance, soit des douleurs positives qui annoncent de futurs
plaisirs, comme l’exercice physique, parfois contraignant, nous maintient en bonne santé
ou la prise d’un médicament désagréable qui la rétablit.
La doctrine d’Épicure a donné lieu à un profond contresens : prendre cette étude du
plaisir pour une invitation à la licence. Telle est l’idée courante de « l’épicurisme » qui
existait déjà au temps d’Épicure. On parlait alors des « pourceaux d’Épicure » se vautrant
dans le plaisir, pour dénoncer sa vision. Mais comme l’écrit le philosophe dans la Lettre à
Ménécée : « Ce ne sont pas les boissons, la jouissance des femmes ni les tables
somptueuses qui font la vie agréable, c’est la pensée sobre qui découvre les causes de tout
désir et de toute aversion et qui chasse les opinions qui troublent les âmes. »
Les disciples d’Épicure ne sont pas des débauchés ni même des jouisseurs, ils sont
plutôt les précurseurs de ce qu’on nomme aujourd’hui « la décroissance ». Tant pis pour
tous ceux qui se définissent à tort comme « épicuriens ». Ils emploient ce terme sans savoir
qu’il désigne le choix de l’austérité qui seule, selon eux, permet de savoir goûter au pur
plaisir d’exister que nous délaissons en cherchant sans cesse des plaisirs artificiels et
relatifs. Contentons-nous de nourritures simples, de vêtements ordinaires, renonçons aux
honneurs et aux richesses.

Vivez joyeusement l’instant présent


Cette austérité n’est pas une pénitence, elle est au contraire joyeuse, une manière
d’apprécier ce que nous avons. Mais il est impossible de vivre cette expérience si nous ne
cessons de nous affairer, incapables de savourer l’instant présent. Voilà donc une seconde
pratique : apprendre à vivre au présent. Car c’est uniquement dans le présent que la paix
réside. Au lieu de réfléchir sur l’ensemble de sa vie, de chercher à prévoir ce qui se passera
plus tard, il faut saisir le bonheur dans l’instant présent : « Toi, qui pourtant n’es pas maître
du lendemain, tu renvoies à plus tard ce qui donne de la joie. Or la vie est ruinée par
3
l’attente et chacun, parmi nous, meurt dans l’affairement . »
Voilà deux conseils pour réussir à vivre ainsi dans la joie du moment présent :
– Prenez chaque moment qui pourrait sembler insignifiant comme s’il était le dernier
que vous ayez à vivre. Par exemple vous êtes en train de vous promener avec votre
conjoint ou vous vous retrouvez dans la chambre de votre petit garçon. Au lieu de penser à
autre chose, à ce qui vous a contrarié dans la journée ou de vous inquiéter pour le repas ou
les courses à faire, dites-vous que ce moment est absolument unique.
– Vous pouvez aussi considérer ce moment comme s’il était entièrement nouveau.
Vous marchez dans la rue, essayez de regarder toute chose comme si vous ne l’aviez
jamais vue. Faites attention au plaisir de marcher, comme si vous n’aviez jamais pu faire
un pas auparavant. Tout est alors baigné dans une autre lumière.
Ces deux approches peuvent vous permettre de retrouver la simplicité de la joie toute
simple d’être présent à ce qui est.

Cessez d’avoir peur – délivrez-vous de la religion croque-


mitaine
Quand nous souffrons, nous sommes enclins à croire que nous avons fait une faute,
que Dieu ou des dieux nous punissent. Voilà une croyance tout à fait irrationnelle que la
philosophie doit nous aider à combattre. Penser que Dieu ou des dieux puissent être
responsables du mal qui nous arrive n’a en réalité aucun sens.
Les dieux ont bien autre chose à faire ! Peut-être existent-ils, ce que croient volontiers
Épicure et Lucrèce, mais ils n’entrent pas en relation avec les êtres humains tout
simplement parce qu’il ne peut pas y avoir de relations entre des êtres parfaits et des êtres
imparfaits. Libérons-nous ainsi de la peur et de la culpabilité.
16
Pourquoi la « sagesse » fait peur

« Les philosophes se sont toujours tenus le plus éloignés de


ce que le peuple entend par sagesse […] de cette prudente
tranquillité de l’âme avachie, de cette piété et de cette
douceur de pasteur de campagne qui s’étend dans un pré et
qui assiste au spectacle de la vie en ruminant d’un air
sérieux. »
NIETZSCHE, Le Gai Savoir, § 351
Le mensonge de la sagesse commune

Les grands stoïciens et Épicure manifestent un héroïsme


impressionnant, même s’il est limité. Mais leurs doctrines, devenues
stoïcisme et épicurisme, s’apparentent désormais non plus à une expérience
d’un rapport à soi et au monde exigeant, mais à une sagesse facile.
On veut ainsi la jouissance du moment présent que nous présente
Épicure, mais sans concéder à la pauvreté à laquelle il nous exhorte.
On veut le calme et la sérénité du stoïcisme, mais sans le sacrifice et le
renoncement auxquels il nous demande de consentir.
Et le pire est que nous identifions cet état médiocre à la sagesse
véritable. Or, au contraire, il empêche la véritable sagesse.
Le montrer va me permettre de préciser ce que j’appelle la dimension
méditative de la philosophie.
Mon propos est surprenant, je le conçois. Car la chose est entendue
d’avance. Si vous voulez revenir à la dimension de la sagesse de la
philosophie, c’est vers les stoïciens et les épicuriens qu’il faut vous tourner.
Mettre en pratique leurs exercices et faire retour vers eux, c’est découvrir
enfin une philosophie pratique. De nombreux auteurs s’y essaient chaque
année en une ritournelle plus ou moins bien ficelée.
Or je crois que c’est là une profonde erreur.
Michel Foucault le pressent. À côté de la philosophie purement
intellectuelle et abstraite, il recherchait non pas une molle et facile sagesse,
mais ce qu’il nomme de manière surprenante la spiritualité. Elle seule, dit-
il, questionne l’expérience par laquelle l’être humain doit se transformer
lui-même pour accéder à la vérité. Foucault inclut dans cette catégorie, non
Épicure ou Épictète, mais les grands penseurs grecs – Socrate, Platon et
Aristote – ainsi que Spinoza et tous les philosophes allemands de Kant à
Heidegger : « Dans toutes ces philosophies, une certaine structure de
spiritualité essaie de lier la connaissance, l’acte de connaissance, les
conditions de cet acte de connaissance et ses effets, à une transformation
1
dans l’être même du sujet . »
Foucault a raison. Ce qui aide vraiment, ce qui nous fait grandir, c’est
cette exigence d’une connaissance qui ne sépare pas ce qui est examiné de
celui qui l’examine.
C’est cette dimension de la pensée qui nous fait grandir en même temps
qu’elle nous éclaire qu’il nous faut retrouver.
Or nous confondons cette philosophie spirituelle, ou comme je préfère
la nommer, méditative, avec une sorte d’analgésique qui nous trompe pour
trois raisons que je vais étudier dans ce chapitre.
1. Vivre sans rapport à la vérité, est-ce être sage ?

L’idéologie actuelle voudrait, en prenant exemple sur l’ouvrage


d’Épictète, qu’il existe des manuels de bonheur. Or l’idée d’un mode
d’emploi est trop restreinte. Chaque être et chaque situation sont singuliers.
Quand avons-nous recours à des modes d’emploi ?
Lorsque nous avons besoin de mettre en fonction une machine dont, par
définition, chacun fait le même usage. Tout le monde allume son ordinateur
avec le même bouton qu’il doit savoir repérer et actionner selon une
méthode valable pour tous. Un mode d’emploi établit une finalité
parfaitement identifiable et une procédure univoque à respecter pour ce
faire – qui doit être sans ambiguïté, la plus facile et la plus efficace
possibles.
À la différence d’un mode d’emploi, une recette de cuisine suppose déjà
un certain savoir-faire pour être réussie. Il y a en effet un écart important
entre la généralité de la recette et la pratique qui est chaque fois singulière –
tout le monde n’a pas le même four, les mêmes casseroles, et surtout un
produit n’est jamais exactement le même, les tomates sont plus ou moins
mûres et plus ou moins acides. Il faut à chaque fois adapter judicieusement
la recette aux conditions particulières.
Quand il s’agit d’éclairer notre propre existence, il n’est nul mode
d’emploi ou de recette qui puisse nous tirer d’affaire. L’existence n’a jamais
de fin clairement identifiable une fois pour toutes et n’est jamais sans
ambiguïté.
Nier ce phénomène, c’est nous tromper.

Préserver l’élément d’aventure de la philosophie


Jamais Socrate, Aristote ou Platon n’auraient eu l’idée d’écrire un
manuel, car mettre la pensée en doctrine fixe, en faire « une enfilade
2
d’honnêtes exercices intellectuels » est à mille lieues de l’expérience
d’aventure qui constitue le mouvement propre de ce qu’ils nomment
philosophie.
Réduire la philosophie à un ensemble de dogmes et d’exercices n’est
pas limité à ce moment de l’histoire antique qui voit se développer
épicurisme et stoïcisme. Les religions et un certain discours psychologique
ou scientifique actuels ont eux aussi tendance à se pétrifier en manuel. Sont
alors inlassablement répétés les mêmes enseignements, dans le bouddhisme
en articulant les concepts de vacuité, d’impermanence, de karma ou
d’interdépendance ou dans la psychanalyse en évoquant l’inconscient, le
surmoi, le refoulement, la libido et le transfert. On emploie un jargon qui
nous permet d’éviter de nous confronter à tout véritable questionnement.
L’enseignement se restreint à l’égrenage de définitions et de réponses
toutes faites qu’il faut se contenter d’apprendre et de répéter au bon
moment.
Une telle sagesse, loin d’être une forme de réelle sérénité, est en vérité
marquée par la haine de la raison.
C’est ce qu’explique Platon :
« Avant tout, attention à ne pas nous laisser envahir par certains
sentiments…
– Lesquels, dis-je ?
– À ne pas nous mettre à haïr les raisonnements comme certains se
prennent à haïr les hommes. Car il n’existe pas de plus grand mal, dit-il, que
d’être en proie à cette haine des raisonnements. Or, toutes deux, misologie
3
et misanthropie, naissent de la même façon . »
Au nom de la sérénité, nombre de « philosophes » actuels opposent en
effet le bon sens à la philosophie, expliquant que le détour par la question
du savoir n’est pas nécessaire, que Kant et Hegel sont des auteurs bien trop
abstraits. Il faudrait leur préférer la quiétude de la sagesse ou encore la
jouissance de plaisirs raisonnables ! Épicure et les stoïciens servent ici
d’alibis à une grave démission.
2. Est-ce qu’en étant parfaitement raisonnables nous
serions véritablement sages ?

La recherche de l’absence de trouble (ataraxie) qui constitue l’ambition


du stoïcisme et de l’épicurisme nous trompe aussi en prétendant que c’est
par un usage plus juste de notre raison que nous pourrions être délivrés de
nos tourments, inquiétudes et angoisses. Il suffirait d’être logique, de
discerner les justes plaisirs ou ce qui ne dépend pas de nous, pour être
heureux. Quelle naïveté ! Quiconque a un jour été pris par une profonde
angoisse, a traversé des difficultés, sait qu’il n’en est rien. Et qu’une telle
croyance, qui prétend tenir le mal et la souffrance à distance de soi, ne peut
pas suffire à nous apaiser réellement.
Le stoïcisme et l’épicurisme prétendent savoir ce qui rend heureux. Ils
affirment pouvoir déterminer ce qu’il conviendrait de faire et établir un
certain nombre de règles. Ils oublient qu’une telle rationalité est toujours
une construction ad hoc.
L’idée que nous pourrions dominer la réalité par un calcul rationnel est
en réalité profondément non philosophique – une pure illusion.
C’est ce que constatent aussi bien Hegel, Nietzsche ou Bergson,
pourtant si différents les uns des autres. Hegel souligne ainsi que la chouette
de Minerve, l’oiseau de la philosophie, ne prend son envol qu’après coup,
au crépuscule. Elle n’a pas à dire comment le monde doit être à l’avenir,
elle pense, pour reprendre son vocabulaire, après coup dans le concept ce
qui s’est produit dans l’effectivité.
La philosophie peut éclairer notre existence, nous éveiller à la réalité –
mais nullement nous dire ce que nous devrions faire. Ceux qui le prétendent
sont plus des gourous que des philosophes.

Ne pas confondre l’omnibus de la raison avec la véritable


sagesse
La raison tend à oublier qu’elle est, selon le mot frappant de
Kierkegaard, comme un omnibus – elle ne fait aucune différence entre les
singularités. Quand je prends le bus ou le tramway, je peux certes monter à
n’importe quelle station, et être ainsi transporté d’un point à un autre. Mais
peu importe alors qui je suis. L’omnibus n’a aucun égard pour la singularité
de mon existence !
En effet, comme le souligne Aristote de façon décisive, « la science,
c’est-à-dire la connaissance rationnelle, n’est connaissance que du
général ».
Mais mon existence n’est-elle qu’un cas particulier d’un modèle
standard, comme le prétend aussi bien l’omnibus que la raison ?
Bien sûr que non ! C’est pourquoi, pour Aristote, il importe aussi de
penser le particulier qui appartient à un autre champ de connaissance – la
véritable sagesse (phronésis) qui est à la fois politique et éthique, c’est-à-
dire profondément humaine.
Confondre ces deux ordres, c’est n’en permettre aucun.
3. Est-ce que pour être sage, il faut vaincre ses désirs
et être toujours calme ?

Le stoïcisme et l’épicurisme prétendent qu’en supprimant notre désir, ce


qui en nous brûle et nous pousse en avant, nous vivrions en conformité avec
l’ordre du monde dans une paix véritable. Mais n’est-ce pas là un bien trop
lourd sacrifice que de renoncer à ce qui nous garde alerte et questionnant ?
Ne devrions-nous pas plutôt, comme nous y invite Platon, libérer en
nous ce désir intense et profond qui nous incite à nous dépasser ?
Ne devrions-nous pas penser, comme Kierkegaard, que « c’est une sorte
4
de suicide spirituel que de vouloir éteindre le désir » ?

La saine folie, le sublime et le philosophe artiste


Le stoïcisme et l’épicurisme, et tous leurs nombreux avatars actuels,
oublient les droits du rêve, de l’insolite, du hasard, de l’intuition et de la
vision poétique. En confondant rationalité et raison, calcul et pensée, cette
conception étriquée de la sagesse appauvrit et même mutile l’existence
humaine.
De Platon qui souligne le rôle décisif d’une saine folie, jusqu’à Kant qui
donne dans la troisième critique une place décisive au sublime, sans même
parler de Nietzsche qui se veut le « philosophe artiste » : la philosophie n’a
jamais promu un rapport aussi pauvre et restreint à la réalité et à notre
existence que celui que veulent favoriser le stoïcisme et l’épicurisme. Plus
fondamentalement encore : « Il n’y a jamais eu pour l’homme
d’enseignement libérateur qui ne fasse craquer par quelque endroit la
coquille logique que nous avons sécrétée autour de nous-mêmes et de notre
monde. Les enseignements qui ne la mettent pas en question ne font
5
qu’épaissir les murs de ce cachot . »

La philosophie comme combat et non comme apaisement


La perspective d’une sagesse comme suite d’exercices pour moins
souffrir et rester calme et serein en toute situation, « Une égalité d’âme/
Que rien ne peut troubler, qu’aucun désir n’enflamme,/ Qui marche en ses
6
conseils à pas plus mesurés/ Qu’un doyen au palais ne monte les degrés »
e
que nous décrit au XVII siècle Boileau nous empêche entièrement de
comprendre ce qu’est la sagesse et le sens de la philosophie.
Tout philosophe fait un travail d’un sérieux extraordinaire qui est aussi
un combat contre ce qui empêche la vérité et la justice de régner. À toutes
les époques, les philosophes ont été attaqués, menacés ou même mis à mort
par les « amis de la sagesse », les marchands de bonheur et les détenteurs
du pouvoir (qui sont généralement les mêmes).
Socrate fut mis à mort par les Athéniens. Aristote ne dut son salut qu’à
sa fuite hors d’Athènes. Spinoza fut exclu de la Synagogue et la légende
raconte qu’il échappa de peu au meurtre. Descartes, pour fuir les
théologiens de la Sorbonne, se réfugia en Hollande alors plus libérale que la
France où l’on brûlait encore ceux qui remettaient en cause le pouvoir de
l’Église.
La sagesse – sophia – qui est cœur de la philo-sophie, est la culmination
d’un savoir. Lequel a ceci d’unique qu’il n’est pas spécialisé, qu’il ne
débouche pas sur des connaissances fixées une fois pour toutes, mais il
demeure une ouverture qui permet d’être capable de faire face à n’importe
quel phénomène. C’est en ce sens que Husserl disait que le philosophe est
un débutant, il est l’être qui a la force de prendre les choses à partir de leur
7
source, à partir d’où le sens jaillit chaque fois à neuf .
Deux méditations pour se délivrer de la fausse sagesse
et devenir vraiment philosophe
1. Méditation sur la façon de se relier
philosophiquement à la souffrance
N’essayez pas d’être sage, vous ne le serez jamais
Nous savons tous que la sagesse consiste à ne pas se mettre en colère sans raison, à ne
pas être stressé, à ne pas réagir brutalement, à ne pas être accablé devant les épreuves de la
vie.
Nous reconnaissons par exemple dans la manière dont Mandela, Président de
l’Afrique du Sud, travailla de bon cœur avec les Afrikaners qui lui avaient pourtant causé
tant de souffrances, un signe de sa sagesse.
Mais nous nous trompons sur la manière d’y arriver comme sur le sens réel d’une telle
attitude.
La meilleure façon d’échouer est de vouloir être sage !
Essayer de ne pas être en colère quand vous vous sentez en colère n’est pas une forme
de sagesse mais d’aveuglement. Toutes les formes de thérapeutique nous montrent
l’illusion qu’il y aurait à croire que, par une simple décision volontaire, je pourrais faire
table rase de ma douleur ou de mon mal-être.

Ne cherchez pas de consolations faciles


En réalité, nier la dimension tragique de l’existence, même si c’est sous des dehors
sympathiques, cache une immense violence. Les grandes philosophies ne sont pas des
consolations naïves pour gens inquiets et effrayés de la vie mais des façons d’éclairer la
vérité de leur existence.
Vous perdez votre travail, vous apprenez que vous avez une grave maladie, qu’un de
vos amis vient de mourir. Croire que vous ne devriez pas vous laisser atteindre par ce qui
se passe pour être sage est une profonde méprise.
La véritable sérénité ne consiste pas à bloquer ou à tenter de « gérer » vos émotions.
Ne cherchez pas à vous protéger des difficultés de l’existence, mais apprenez à vous relier
à elles. C’est là la première étape : regarder en face ce qui est.

Découvrez une plus grande santé


La sagesse fait face à la peine et à la douleur, non parce qu’elle est morbide, mais
parce qu’elle est pleine de santé. La véritable sagesse est suffisamment saine pour pouvoir
tout inclure, nous permettre de tout vivre, et elle est en ce sens une forme de grande santé.
Elle ne cherche pas à limiter la vie à ses seuls aspects plaisants.
C’est ainsi que Montaigne pouvait écrire que sa santé consiste, face aux épreuves et
aux contrariétés, à « maintenir sans destourbier [troubler] mon état accoutumé ». Nietzsche
qui se situe ici dans l’héritage de Montaigne évoque la notion de « grande santé » comme
cette capacité à prendre appui sur la maladie. On peut être malade, on peut souffrir et
pourtant avoir un rapport sain à ce qui nous arrive. On peut à l’inverse être en pleine
possession de ses moyens, en « excellente forme », et être profondément malade, au sens
que nous sommes emplis de ressentiments et de haines.

Savoir le dire
Devant toute souffrance, il est important de trouver des mots pour le dire. Ne vous
perdez pas dans des considérations floues ou dans le ressassement, essayez de dire quelque
chose de simple et de clair. Vous allez ainsi découvrir ce que ne cesse de révéler la
philosophie : dire c’est voir. Si, marchant dans une forêt, vous n’avez pas les mots, vous
ne voyez que des arbres. Si, en revanche, vous reconnaissez ici un orme, là un chêne, là un
châtaignier, vous voyez leur différence.
Parler fait apparaître ce dont on parle.
Pour comprendre l’importance de ce dire qui fait voir, il faut le distinguer de la
communication. Écouter deux fois le bulletin météo n’a pas de sens. Vous avez compris
dès la première fois. Au contraire, une parole réelle peut être redite, a souvent même
8
besoin de l’être, au sens où « dire, c’est faire ».
Ainsi, dire à quelqu’un que vous l’aimez est un acte important. Tant de gens n’arrivent
pas à le dire, ni à eux-mêmes ni à quelqu’un. Or le dire, c’est le faire voir, lui donner
forme, le moduler. Et contrairement à ce que l’on croit souvent, le dire ainsi n’empêche
nullement qu’il faille le redire, dans un mouvement qui n’a rien d’une répétition, qui soit
chaque fois neuf.
2. Méditation sur la découverte de son corps
et le choix de son mode de vie
Nietzsche nous offre une autre voie. Il constate que nous autres Occidentaux, nous
avons perdu un rapport direct et sain à notre corps et que là réside l’un de nos grands
problèmes.
L’Occident a eu fortement tendance à penser l’être humain à partir de l’esprit et à
considérer le corps comme lui étant inférieur, voire comme un obstacle à son
développement spirituel. Comme nous l’avons vu dans les précédents chapitres, toute
pensée, tout engagement, toute décision réellement humaine, repose sur une
compréhension généralement implicite de ce qu’est un être humain. Or nous, nous pensons
l’être humain à partir de la déchirure entre d’un côté l’esprit et de l’autre le corps.
Cette conception est-elle juste ? Ne faut-il pas la questionner ?
Notre corps est-il réellement distinct de notre esprit ? Ne sont-ils pas beaucoup plus
intrinsèquement liés que nous ne l’avons imaginé ?
Depuis l’époque de Nietzsche, la situation s’est sensiblement aggravée.
En devenant citadins, en restant assis toute la journée, généralement derrière un
ordinateur, nous avons développé un rapport encore plus abstrait à notre corps. Nos
grands-parents ou arrières-grands-parents qui travaillaient souvent dans les champs ou
avaient un métier manuel, avaient d’évidence une écoute de leur corps, de comment le
tenir, se relever, se pencher sans se faire mal…
Essayons de retrouver notre présence à notre corps.
C’est la grande découverte de la plupart de ceux qui s’engagent dans la pratique de la
présence attentive. Ils découvrent avec étonnement que la manière dont ils se tiennent a de
réelles résonances sur leur esprit. Le fait de se tenir droit rend plus alerte et plus
disponible.
Nietzsche s’est longuement penché sur la manière dont notre « mode de vie » change
notre manière de penser et de juger : « Aujourd’hui encore on ne fait pas de l’alimentation,
de l’habitation, de l’habillement, des relations sociales, l’objet d’une réflexion et d’une
9
réforme […]. Au contraire, cette question passe pour dégradante . » Voilà une grave
erreur. Donner des leçons de morale pour contrer le désespoir, la colère, le chagrin, la
dépression est parfaitement inefficace. Nietzsche nous invite bien plutôt à donner droit à
l’hygiène, au régime alimentaire, aux exercices corporels.

Un régime alimentaire philosophique


Essayez de voir ce qui se passe si vous changez votre régime alimentaire. Certes vous
pouvez lire ce que dit la recherche médicale sur cette question, mais à condition de ne pas
vous contenter d’appliquer un régime standard. L’organisme de chacun étant unique, il faut
trouver votre propre régime.
Nietzsche, pour sa part, n’a pas de mots assez durs contre les repas lourds et mal
équilibrés qu’adolescent il recevait, par exemple, à Leipzig. Ils lui semblent
emblématiques de l’esprit de lourdeur qui l’étouffe et qu’il a cherché à fuir.
Ce qui est ici passionnant est la manière dont Nietzsche conçoit que la nourriture est
toujours le visage d’une certaine conception de la vie. Le régime alimentaire ne peut pas
dépendre uniquement de considérations nutritives et scientifiques, mais doit refléter à la
fois l’écoute de votre organisme et de votre rapport à votre propre existence.
Si vous êtes dubitatif, pensez à l’idéal prôné aujourd’hui par l’industrie des fast-foods.
Quelle entente de la santé et de l’être humain y est ainsi véhiculée ?

D’une gymnastique philosophique


Il faut ensuite trouver une manière d’éduquer notre corps. Nous pensons bien en effet
qu’il nous faut apprendre à penser, maîtriser des savoirs divers – mais nous oublions tout à
fait le corps.
Il ne suffit pas de faire du sport et d’être très actif pour y réussir. Ce serait une autre
erreur. Car l’enjeu n’est pas d’être fort et musclé, mais d’avoir un rapport réel à notre
corps. Ne cherchez pas à dominer ce dernier, mais apprenez à l’écouter, à entrer en
résonance avec lui. Nous connaissons des exercices corporels sportifs, il est temps
d’apprendre à faire des exercices corporels philosophiques ! Non pas utiliser le corps,
chercher la performance, vouloir le fatiguer, mais apprendre à écouter la sagesse qui est en
lui.

Être souple et changer d’habitudes


Troisième piste : remarquer le danger qui nous menace tous : rester fixé sur certaines
habitudes ou inclinations dont nous ne parvenons plus à nous déprendre. Pour Nietzsche,
la répétition, l’incapacité d’adaptation sont en ce sens contraires à la vie dans ce qu’elle a
de proprement humain. L’antidote à cette « accoutumance » est de changer d’habitudes. Si
vous voulez être sage, ne laissez pas la routine amoindrir votre existence, faites des choses
qui vous surprennent.
17
L’amitié n’est-elle pas le plus bel exercice
de philosophie ?

« Car l’appel de l’ami est indispensable pour à nouveau être


à l’unisson de nous-mêmes. »
HÖLDERLIN, lettre à Neuffer
La tendresse contre la vertu

Lors d’une émission de télévision où nous étions plusieurs invités, le


journaliste, tout à la fin, nous a demandé, de manière impromptue : « Que
faites-vous quand vous vous sentez mal, ou que vous avez un coup de
blues ? »
La première personne a évoqué la tisane qu’elle prenait faite de thym et
de miel, un autre la douche glacée qu’il recommandait à chacun de prendre.
Moi, le plus souvent, quand je me sens mal je parle à un ami. Le simple
son de sa voix fait que je me sens mieux.
Avec un ami, je retrouve ce que j’ai nommé l’éthique originaire qui est
tout simplement le fait de se sentir être. Et à partir de là, les tâches et
exigences éthiques s’ouvrent sous un jour plus clément.
La philosophie s’est beaucoup penchée sur l’amitié.
Après Aristote, Montaigne en est l’un des plus grands penseurs. On a
souvent voulu faire de lui soit un stoïcien, soit un épicurien, soit un
sceptique. Certes, Montaigne les a beaucoup lus. Mais à leur différence, il
choisit de ne pas se fixer sur une perspective déterminée. Il fait ici preuve
d’une souplesse émouvante.
C’est en cela qu’il se distingue de ses prédécesseurs romains tournés
vers la nécessité de la vertu comprise à partir de la virilité, c’est-à-dire une
certaine force implacable qui ne se laisse pas émouvoir. Cette dureté n’est
pas du tout pour Montaigne le sens de la quête philosophique et de ce qu’est
pour lui l’exigence « éthique ».
Qu’est-ce qu’être pleinement humain, nous dit-il ? Non pas être parfait
comme le voudraient les philosophes romains, mais savoir porter attention à
son existence en en reconnaissant la fragilité intrinsèque.
Ce mouvement respectueux de ce qui est délicat, voire faible, qui au
lieu de brusquer, cherche à laisser être – c’est la tendresse. Montaigne est le
philosophe qui fait entrer la tendresse dans la philosophie et c’est ainsi qu’il
donne à l’amitié un nouveau visage.
La douce compagnie de l’amitié

Montaigne n’est pas seulement le penseur de l’amitié, mais il a vécu


l’une des plus célèbres amitiés de l’histoire de la philosophie. Au Parlement
de Bordeaux, Montaigne est présenté à un conseiller, de trois ans son aîné,
Étienne de La Boétie. Montaigne a raconté ce moment décisif : « À notre
première rencontre qui fut par hasard en une grande fête et compagnie de
ville, nous nous trouvâmes si pris, si connus, si obligés entre nous, que rien
1
dès lors ne nous fut si proche que l’un à l’autre . » Montaigne est
bouleversé par cette expérience.
La Boétie qui est tout à la fois juriste, politique, poète, traducteur du
latin, humaniste érudit, helléniste et philologue lui ouvre les yeux. Avec lui,
il partage une aventure amicale et intellectuelle unique, magnifique et
décisive qui lui permet de se découvrir et de trouver son chemin.
Malheureusement en 1563, La Boétie meurt à trente-trois ans après une
brève maladie. Montaigne portera le deuil de cette amitié toute sa vie. Dix
ans après la disparition de La Boétie, il écrit encore : « Si je compare tout le
reste de ma vie, quoique avec la grâce de Dieu je l’aie passée douce, aisée
et, sauf la perte d’un tel ami, exempte d’affliction pesante […], si je la
compare, dis-je, toute aux quatre années qu’il m’a été donné de jouir de la
douce compagnie et société de ce personnage, ce n’est qu’une nuit obscure
2
et ennuyeuse . »
Les Essais ont été pour Montaigne une façon de poursuivre un dialogue
trop tôt interrompu, le prolongement de l’intimité intellectuelle qu’il
cultivait avec son ami. C’est là aussi l’un des aspects particulièrement
émouvants de cet ouvrage.
L’amitié ou l’expérience du pur désintéressement

À partir de cette expérience, Montaigne pense le sens réel de l’amitié :


« Au demeurant, écrit-il, ce que nous appelons ordinairement amis et
amitiés, ce ne sont qu’accointances et familiarités nouées par quelque
occasion ou commodité, par le moyen de laquelle nos âmes s’entretiennent.
En l’amitié de quoi je parle, elles se mêlent et confondent l’une en l’autre,
d’un mélange si universel qu’elles effacent et ne retrouvent plus la couture
qui les a jointes. Si on me presse de dire pourquoi je l’aimais, je sens que
cela ne se peut exprimer qu’en répondant : Parce que c’était lui, parce que
c’était moi. »
Nous voyons ici le travail du philosophe à son sommet : voir le
phénomène – l’arbre, la beauté, la duplication du carré, ou ici l’amitié – tel
qu’il est, et tel que, en général, nous ne le voyons pas.
En mettant ainsi l’amitié au cœur de son existence, Montaigne se situe
dans le cadre le plus classique, et retrouve la manière dont elle est célébrée
depuis l’Antiquité, et en particulier par Aristote, comme un modèle
d’existence philosophique. Elle repose, souligne Aristote, sur la découverte
d’une égalité parfaite. Pour cette raison, les rois et les puissants en sont
privés parce que tous les hommes tremblent en présence de ces derniers,
que personne n’ose les approcher librement d’égal à égal.
En ce sens, l’amitié est supérieure à tout autre rapport, même à ceux qui
unissent parents et enfants, mari et femme, parce qu’elle seule est l’épreuve
3
de la plus haute liberté .
Elle l’est, non comme on le croit souvent, parce qu’à la différence de
l’ami, je n’ai pas choisi mon père ou mon fils, mais parce que le sens même
de l’amitié authentique ne repose sur aucun devoir. Il est un pur don. Nous
sommes ensemble d’une manière profondément désintéressée – et donc
libre. C’est pourquoi l’amitié a toujours été au cœur de toute réflexion
philosophique.
Mais Montaigne se sépare du modèle antique. Chez les auteurs romains,
l’amitié est d’abord l’occasion d’accomplir la vertu. L’amitié célèbre de
Pylade et Oreste en témoigne. Dans les épreuves qu’ils traversent tour à
tour, leur amitié les conduit à vouloir toujours se sacrifier l’un pour l’autre
et porte ainsi chacun à un dévouement exceptionnel.
Mais Montaigne insiste : il aimait La Boétie non pour sa vertu, mais
pour cette raison obscure et merveilleuse qui nous fait aimer un autre être.
Ainsi Montaigne, sans rien perdre de la dimension inouïe de l’amitié,
refuse d’en passer par un idéal – fidèle à son engagement philosophique le
plus profond. Il ne prétend pas vivre une amitié vertueuse, mais une amitié
unique que rien n’explique.
Cet exemple permet de montrer de nouveau comment la conception
philosophique, consciente ou inconsciente, que nous avons de l’être même
des choses et de la réalité change notre existence la plus concrète – y
compris notre manière d’aimer. C’est parce que Montaigne est soucieux de
la singularité la plus fragile de chaque situation et de chaque être qu’il
pense ainsi à neuf le sens de l’amitié.
L’amitié comme engagement inconditionnel

Montaigne donne ainsi à l’amitié une place éminente en soulignant


qu’elle ne repose sur aucun motif ou intérêt – y compris celui d’être plus
vertueux – ni sur le mouvement du sentiment. Essayons d’élucider ces deux
caractéristiques.
Que l’intérêt soit matériel ou supérieur, sa présence ruine le sens le plus
authentique de l’amitié qui repose sur une dimension de pure gratuité que
j’ai à plusieurs reprises dans ce livre soulignée, et que Montaigne formule
magnifiquement en disant : « parce que c’était lui, parce que c’était moi ».
L’amitié ne peut pas être non plus livrée au seul sentiment, qui par
définition est changeant et inconstant. Ce qui me touche aujourd’hui ne me
touchera plus demain avec la même intensité puis évoluera de nouveau le
jour suivant. Réduire l’amitié à un besoin affectif, c’est donc en perdre tout
le sens. Pour cette raison, je trouve la remarque surprenante du philosophe
Hamann, un contemporain de Kant, très éclairante : « Je serais l’homme le
plus méprisable et le plus ingrat si en raison de la froideur d’un ami, de son
incompréhension, et même de son hostilité manifeste, je me laissais
intimider au point de cesser d’être son ami ; dans de telles circonstances, il
est davantage encore de mon devoir de tenir bon et d’attendre qu’il lui
4
plaise à nouveau de m’accorder sa confiance . » Hamann pose l’amitié
comme engagement inconditionnel – même le comportement de mon ami
ne fait pas dévier ma fidélité envers lui.
Autrement dit, la grandeur de l’amitié, que la philosophie nous aide à
reconnaître, est qu’elle repose non sur des motifs et des intérêts divers mais
sur l’écoute de notre propre humanité.
Méditations pour se laisser atteindre par l’amitié

Le partage de l’existence
Si vous voulez vous laisser atteindre par l’amitié, surmontez votre manière de ne pas
lui donner assez d’attention. En effet, nous sommes généralement pris, souvent sans même
nous en rendre compte, par ce que nous avons à faire. Comme l’écrivait Saint-Exupéry,
« les hommes n’ont plus le temps de rien connaître. Ils achètent des choses toutes faites
chez les marchands. Mais comme il n’existe point de marchands d’amis, les hommes n’ont
plus d’amis. » Ce n’est pas que nous ne rencontrons pas de gens dignes de devenir nos
amis, ou que nous ne sommes pas doués pour l’amitié, c’est juste que nous n’avons pas
assez d’égard pour elle.
Se laisser toucher par une certaine affectivité, avec laquelle nous la confondons, ne
suffit nullement. Il faut même distinguer l’affectivité de l’amitié.
Le rapport affectif repose sur une qualité humaine, affranchie du désir et de la
séduction. Elle est une connivence qui dans son visage le moins profond est de l’ordre du
bien-être.
L’amitié est la possibilité de s’ouvrir ensemble à ce qui est le plus propre à chacun.
Autrement dit, l’amitié est la découverte que vous pouvez porter avec quelqu’un d’autre
l’épreuve d’être un être humain.
Extraordinaire phénomène : sans l’ami, ce qui vous est le plus propre n’est pas ouvert.
En ce sens l’amitié est l’épreuve la plus radicale du fait qu’aucun être humain n’est
réellement lui-même en étant fermé sur lui. Être, c’est toujours être ouvert à un autre.
N’est-ce pas une extraordinaire découverte ?

Être fidèle
L’amitié ne consiste donc nullement à être touché, mais à faire confiance à ce partage.
Et nous voyons bien la grande difficulté de la chose : accepter l’amitié, c’est assumer que
la vérité de notre être ne nous appartient pas, mais se déploie dans une rencontre !
L’oubli, voire le refus, de l’amitié se révèle non plus alors seulement comme un
manque d’attention, l’emprisonnement dans la préoccupation matérialiste, mais comme un
manque d’être, un défaut de notre propre existence.
Nous avons tous vécu des moments forts de relation authentique avec un autre être.
Mais souvent cela n’a porté aucun fruit. Il faut en effet apprendre à être fidèle à ces
expériences – ce dont Montaigne témoigne en étant resté fidèle, par-delà la mort, à La
Boétie. Être fidèle est difficile, car c’est garder à sa hauteur notre propre humanité comme
pur partage.

Entrer plus avant dans la dimension méditative


de la philosophie :
ou comment être ami avec tout ce qui est
Les méditations qui nous ont permis de comprendre comment Platon regarde un verre
ou une porte, comment Kant considère un arbre, comment Bergson invite à faire l’épreuve
du temps – reposent sur cette attitude. Le philosophe cultive l’amitié envers tout ce qu’il
considère.
Nous n’y prêtons pas suffisamment attention, mais le mot même de philo-sophie en
témoigne. Il est en effet composé de deux termes : « sophie », sophia – le savoir véritable,
profond et ample, et philia, l’amitié. Toute philosophie est donc d’abord amitié pour ce
qu’elle observe et étudie : l’animal, l’homme, la justice ou la beauté.
C’est pourquoi elle est profondément méditative, car elle prend en garde ce qu’elle
considère, sans jamais le posséder.
18
L’énigme et la vibration de la présence

« Les contraires s’accordent. »


HÉRACLITE, fragment 51
À la découverte de la présence

La philosophie méditative que je tente de présenter ici est constituée du


souci de voir ce qui est, d’écouter pour de bon, de savoir laisser être :
autrement dit d’être présent à ce que nous considérons. Là est en un sens
l’essentiel.
Mais comprendre ce que veut dire être présent est difficile. J’ai repoussé
l’examen de cette notion jusqu’au présent chapitre. La présence est en effet
l’une des dimensions les plus inaperçues de l’existence. Pourtant si nous
avons un rendez-vous avec quelqu’un qui regarde son téléphone portable en
même temps qu’il nous écoute, ou bien simplement qui est préoccupé, nous
sentons bien que quelque chose fait défaut. Et à l’inverse, lorsque quelqu’un
est vraiment là pour nous, vraiment présent et attentif, une relation réelle
peut avoir lieu.
Pour bien considérer ce qu’est la présence, évoquons trois situations où
il vous sera possible de mieux la reconnaître et de découvrir pourquoi elle
est le secret de toute amitié, de toute vie éthique, comme de toute forme de
sagesse authentique.

La présence et prendre soin


Lorsque Bruno a fait un séjour à l’hôpital, je constatais que si les
soignants étaient simplement présents à lui, même sans chercher à faire
quoi que ce soit de particulier, cela réussissait souvent à l’apaiser. Mais la
plupart du temps, chacun était pris par sa tâche et sa fonction. Ils
n’habitaient pas le temps où ils étaient ensemble avec lui. Ils ne cherchaient
qu’à accomplir leur mission en se réfugiant derrière consignes et règlements
et en gardant pour ce faire la plus grande distance possible.
C’est malheureux, car cette seule présence peut tout changer.
Nous avons du mal à le croire, car nous pensons spontanément que c’est
la mesure et l’intensité de nos efforts qui importent et peuvent faire la
différence. Nous nous trompons.

Le 11 Septembre et Jessye Norman


Pour faire comprendre le sens de la présence, le metteur en scène
Robert Wilson a raconté un évènement qui l’a profondément marqué. Il
dirigeait la grande cantatrice Jessye Norman dans le cycle de lieder de
Schubert Le Voyage d’hiver. Les événements du 11 septembre 2001 eurent
lieu le jour où elle devait se produire sur scène. Elle téléphona à Robert
Wilson, effondrée, pour lui dire qu’elle ne se sentait pas le courage
d’assurer la représentation. Robert Wilson essaya de la convaincre. Le
public avait, ce soir plus qu’aucun autre, besoin d’elle. Elle finit par se plier
à ses raisons. Elle se rendit au théâtre. Elle se prépara longuement. Elle
entra en scène. Elle commença à chanter et puis, trop bouleversée, s’arrêta.
Mais là, au lieu de faire quoi que ce soit, elle resta simplement immobile.
Debout. Sans bouger. Présente.
L’atmosphère devint dense. Tout le monde comprenait ce qui se passait.
Peu à peu, chacun se mit à pleurer.
Sa seule présence silencieuse toucha le cœur de chacun. Et ce plus
justement que n’aurait pu le faire, à ce moment si proche de la catastrophe,
aucun discours. Ce n’est pas le silence ou l’immobilité qui ont mis la salle à
l’unisson – mais la présence pure de la cantatrice qui était si pleinement en
rapport avec la situation tout entière, à l’effroi et à la douleur, à
l’impuissance et au chagrin.

Retrouver un ami cher


Le troisième exemple, je l’emprunte à Simone Weil : « Quand nous
revoyons, écrit-elle, après une longue absence, un être humain ardemment
aimé et qu’il nous parle, chaque mot est infiniment précieux, non pas à
cause de sa signification, mais parce que la présence de celui que nous
1
aimons se fait entendre dans chaque syllabe . »
Voilà qui éclaire le même phénomène : l’être revu n’est pas différent de
ce qu’il était un autre jour, mais une certaine qualité de présence le fait
apparaître néanmoins sous une autre lumière. C’est cette présence qui rend
ce moment de retrouvailles si précieux.
L’exemple d’un infirmier attentif, de Jessye Norman, ou de l’ami
retrouvé témoigne de cette expérience impalpable et pourtant décisive,
puisque s’y joue le sens tout entier de notre humanité.
Comme c’est étrange ! Alors que cette présence a de si profondes
résonances, elle reste énigmatique. Et comprendre de quoi il retourne avec
elle est sans doute le point le plus difficile de ce livre parce qu’il aborde une
réalité paradoxalement trop simple. C’est comme essayer de voir les
lunettes que nous avons sur les yeux. Nous cherchons toujours trop loin où
elles se trouvent.
Méditation sur le ruisseau de montagne
Pour essayer de mieux trouver le sens de la présence, prêtez attention à ce que vous
entendez, là, maintenant, par exemple le bruit d’un ruisseau.
Prenez le temps de faire l’expérience de ce qui se passe. Quand nous en parlons, nous
disons : « j’entends le bruit de l’eau ».
Mais est-ce vrai ?
Pouvez-vous tracer une ligne de démarcation nette entre d’un côté le bruit de l’eau et
de l’autre la perception que vous en avez ?
Y a-t-il vraiment un « moi » qui écoute le bruit de l’eau – lui-même séparé de
« moi » ?
Voyez comme notre manière de parler n’est pas à la hauteur de ce que nous vivons. Et
le rôle de la philosophie devrait être de nous permettre de nous délivrer de cette
malédiction.
En fait, je ne me représente pas le bruit de l’eau. Ni je n’entends un bruit que
j’identifie ensuite au cours d’eau. Je suis d’emblée, là, maintenant en rapport avec le
ruisseau.
La présence, la vérité et la méditation

De façon frappante, l’histoire de la philosophie est née de cette


découverte. C’est un moment tout à fait considérable et surprenant de
l’histoire de l’humanité. D’un seul coup, tout bascule. La philosophie
comme nous la connaissons apparaît au même moment chez deux auteurs :
e
Parménide et Héraclite qui vécurent tous deux au VI siècle avant notre ère
en Grèce.
Ces deux penseurs se mettent à questionner la présence même.
Et tous deux découvrent plusieurs phénomènes surprenants :
– La présence ne se rencontre pas comme on rencontre une chose.
– La présence de quoi que ce soit est inséparable de la manière dont je
suis ouvert à elle.
– Il n’y a de présence que dans un jeu entre présence et absence. Elle
n’est donc jamais statique.
Méditations sur la page d’un livre et la mère
mystérieuse
Pour entrer en rapport avec ces trois phénomènes, je vous propose une suite
d’exercices.

La tasse en porcelaine et la couronne en carton doré


Essayons de partir à la découverte de la présence.
Étrange proposition ! Nous pouvons chercher une étoile de mer sur la plage, un livre
dans une librairie ou une salade chez le marchand de primeurs – mais où trouver la
présence ? La difficulté vient du fait qu’elle n’est pas une chose !
Faire une telle expérience est donc inhabituel alors même que tout être humain la
traverse pourtant !
Commencez par regarder une chose – par exemple en regardant autour de vous : ce
cactus, cette chaise, cette sculpture – puis la présence même de la chose.
Est-ce que toute chose a la même présence ?
Par exemple, est-ce que cette tasse-là, qui n’a pas la moindre particularité,
interchangeable, a la même présence que cette autre, peinte à la main et que m’a donnée,
quand j’étais adolescent, ma grand-mère ?
Ensuite, est-ce que la situation où la chose se trouve change la qualité de sa présence ?
Ainsi, regardez cette couronne en carton doré dans son étui et puis, plus tard, la même
posée sur la tête de votre petite fille au moment de la galette des Rois. Ne semble-t-elle pas
alors participer à la joie qui traverse l’enfant venant de découvrir qu’il a la fève ? N’a-t-
elle pas alors une tout autre présence ?
Est-ce que vous arrivez à faire la différence ?

La page d’un livre et le don


Je vous propose un autre exercice. Commencez tout simplement par regarder la page
de ce livre.
S’il n’y avait qu’une page blanche, vous seriez perdu. Vous ne sauriez pas comment
vous orienter.
Heureusement il y a des signes qui s’y trouvent. Vous les lisez.
Essayez cependant maintenant de regarder la page blanche à partir de laquelle vous
pouvez voir les lettres qui forment les phrases et sans laquelle vous ne pourriez pas les lire
– mais à laquelle, peut-être, vous n’avez jamais prêté attention.
Il ne s’agit pas de voir la page sans les signes qui y sont inscrits, mais de voir l’espace
à partir duquel vous pouvez les discerner.
Faire attention à la blancheur de la page désamorce le rapport courant d’utilisation que
nous avons avec elle.
Mais pour entrer dans la présence, il faut aussi voir comment ce livre est présent dans
vos mains. Qu’est-ce qui fait qu’il est là, présent ?
Vous pouvez répondre que vous l’avez acheté dans un magasin, comme vous avez pu
acheter ce paquet de biscuits ou cette bouteille d’eau.
Mais est-ce suffisant ?
Essayez de voir ce qui vous a conduit à vous le procurer. Quelle a été votre aspiration
à le lire ?
Peu à peu, ce livre devient présent. Et vous découvrez que vous êtes toujours impliqué
dans la présence des choses, leur permettant ainsi de s’ouvrir ou de se fermer.

La vallée et Lao Tseu


De manière frappante, ce souci de la présence qui nourrit toute l’œuvre de Parménide
et d’Héraclite rejoint celui de certains penseurs orientaux et en particulier de Lao Tseu
écrivant :
Le tao comme matrice obscure du monde
L’esprit de la vallée jamais ne meurt
On l’appelle aussi la mère mystérieuse
Les portes de la mère mystérieuse sont les racines du Ciel et de la Terre.
Le tao se montre à nous, mais il n’est rien que nous puissions saisir. Il est souvent
comparé dans la tradition chinoise au vide de la cruche. Ce vide est certes immatériel, mais
sans lui, il n’y aurait pas de cruche. La présence est semblable à ce que Lao Tseu nomme
le Tao. Le sinologue Alexis Lavis commente ainsi cette phrase : « Ce que nous voyons, ce
sont les flancs des collines qui en dessinent les contours. En elle-même, la vallée est un
vide. Pourtant, on ne peut pas dire qu’elle est sans existence – au contraire, sa présence
2
n’en est que plus forte et inaltérable . »
C’est ce que nous avions remarqué avec nos trois exemples : l’infirmier, la cantatrice
et l’ami retrouvé. La présence se manifeste, mais elle n’est pas mesurable. Elle est bien, en
un certain sens, vide. Elle n’est rien que nous puissions saisir. Et toute méditation – sur le
questionnement, l’attention, le désir d’être ou le souci de soi – est d’abord une façon de
trouver, de célébrer et d’habiter cette présence.
L’unité obscure

Pour nommer cette expérience, Parménide a écrit une phrase d’une


incroyable densité : « le même, en vérité, est à la fois penser et être ».
Cette phrase est vraiment étonnante. Peut-être même la plus étonnante
de toute l’histoire de l’Occident. Pour nous, il semble indiscutable que
« penser » signifie concevoir quelque chose. Aussi « penser et être » ne
reviennent pas du tout au même. Je pense soit après coup ce qui est, soit de
façon à le créer.
Ainsi, si jamais vous trouvez cette phrase incompréhensible et obscure,
c’est tout à fait normal. Pour nous, elle l’est.
Afin de réussir à la comprendre, il faut déblayer le champ de nos
conceptions habituelles.
L’une des plus ancrées est l’opposition entre ce qui serait objectif –
l’être – et ce qui serait subjectif – la pensée.
Pour Parménide ou Héraclite, cette distinction n’aurait aucun sens. Ils se
situent justement avant cette scission entre d’un côté l’être et de l’autre la
pensée.
Cette expérience, Héraclite la nomme pour sa part ainsi : « Si les choses
se montraient partout comme fumée/ On connaîtrait alors par les narines. »
On ne peut dire avec plus d’humour que le pouvoir de connaître est
déterminé par la manière dont les choses apparaissent. Et que tout l’enjeu
est de méditer ce « même » – que sont penser et être.
La présence n’est donc pas médiatisée par l’opposition entre d’un côté
un objet conçu et de l’autre un sujet qui le conçoit.
Le fleuve, le feu et l’harmonie inapparente

L’histoire officielle de la philosophie ne voit pas les choses ainsi. Pour


elle, Parménide et Héraclite s’opposent. Il y aurait d’un côté Héraclite qui
affirme que tout s’écoule et qu’on ne se baigne jamais deux fois dans le
même fleuve, et de l’autre Parménide, expliquant que le devenir n’est
qu’une apparence. Seul l’Être demeurerait permanent et stable.
À vous de choisir selon vos préférences : croyez-vous à l’écoulement
universel ou à l’immuabilité de l’Être ?
Je me souviens que, étudiant, je trouvais déjà cela tout de même un peu
simpliste et sans grand intérêt ! Qui peut croire à ces deux thèses, au fond
bien grossières ?
Est-ce pour choisir entre de telles généralités qu’il faudrait faire de la
philosophie ?
La présentation courante d’Héraclite qui est proposée ne cesse de
m’étonner tant il suffit de lire les quelques fragments qu’il nous reste de son
œuvre pour voir clairement que sa pensée ne porte pas sur le flux continuel
mais sur une harmonie inapparente qui échappe au premier regard et qui
constitue l’accès même à l’expérience de la présence. Le clair devient
obscur, le froid devient le chaud, le sec devient l’humide, le feu devient
l’air. Ces oppositions dans lesquelles nous nous mouvons nous cachent une
unité première et inapparente qu’il s’agit de redécouvrir.
Héraclite pense certes l’eau du fleuve qui s’écoule, mais en opposant à
cet écoulement des eaux la permanence du fleuve. Héraclite est ainsi le
penseur du contraste, de cette singulière tension qui anime le réel. C’est
pourquoi il donne comme exemple de sa pensée la lyre qui ne sonne que
dans une mise en tension de forces contraires.
Prenons un autre exemple cher à Héraclite : le feu n’apparaît pleinement
dans la cheminée que pour autant qu’il disparaît pour mieux renaître en un
mouvement qui se perpétue à la mesure du bois qu’il consume et de l’air
qui l’anime. La lumière de chaque flamme n’a pour centre vivant que celle
qui retourne à l’invisible.
Autrement dit, Héraclite permet de penser la présence non comme une
sorte de stabilité définitive que l’on devrait fixer par exemple à l’aide d’un
calcul, mais comme ce qui garde les oppositions vivantes.
Parce que Héraclite habite ainsi entièrement la tension au cœur du réel,
que la présence n’est pas une fixité constante, un abri, sa pensée travaille
toute l’histoire de l’Occident. Il est frappant que le poète René Char ait pu
en être aussi décisivement marqué, au point d’écrire : « Héraclite est, de
tous, celui qui, se refusant à morceler la prodigieuse question, l’a conduite
aux gestes, à l’intelligence et aux habitudes de l’homme sans en atténuer le
feu, en interrompre la complexité, en compromettre le mystère, en opprimer
3
la juvénilité . »
René Char a raison. Héraclite, mais aussi Parménide, nous aide
aujourd’hui à retrouver cette présence première.
La présence que voit Parménide n’est, pour sa part, pas du tout
immobile comme on le raconte partout. Elle est le déploiement et la
palpitation au cœur de tout ce qui est. Certes, si vous comprenez la présence
comme une chose, alors elle est à l’évidence statique et fixe. Comme la
table ou le verre peuvent l’être. Mais le génie de Parménide est de savoir
qu’elle est au contraire ce qui à la fois se présente et ne se présente pas.
C’est ce que nous avons reconnu dans la présence de la cantatrice : elle est
là, manifeste, et dans le même temps, sa présence est faite de ce qui n’est
pas là, les morts et la violence, l’effroi et la douleur.
Nous commençons ici à sortir des idées toutes faites du catéchisme
philosophique prêt-à-porter que l’on se contente de répéter un peu partout
sans jamais le penser. Voilà même qui commence à devenir réellement
intéressant. La présence de quoi que ce soit n’est pas niée par une sorte
d’écoulement ou de « débâcle universelle » à laquelle on réduit la pensée
d’Héraclite. Elle ne doit pas non plus être ramenée à une sorte d’immobilité
radicale à laquelle on veut identifier l’œuvre de Parménide.
Héraclite et Parménide sont en réalité très proches l’un de l’autre : ils ne
nous montrent pas tel ou tel phénomène, mais cette présence à partir de
laquelle chaque chose peut se montrer. Et je crois que, plus que jamais
aujourd’hui, où tout tend à devenir interchangeable, réduit à la seule mesure
de la rentabilité, cette présence est hautement nécessaire. C’est elle dont
chaque homme a besoin pour retrouver un rapport vivant à lui-même, aux
autres et au monde.
Et c’est elle qui est la dimension la plus profondément méditative.
19
À la découverte de l’esprit

« De même que la substance de la matière est la pesanteur,


de même la liberté est la substance de l’Esprit. »
HEGEL, La Raison dans l’histoire

Que les choses soient ce qu’elles sont est un miracle ! N’est-ce pas
merveilleux de se promener en forêt, d’écouter une chanson de Billie
Holiday, de manger un abricot bien mûr, de parler à un ami ? La
philosophie nous apprend à reconnaître et à vivre de telles expériences.
Mais il y a un autre miracle : les choses sont présentes et je le sais ! Je
peux être présent à leur présence ! C’est en quelque sorte un miracle au
carré.
Descartes nous aide de manière saisissante et fondatrice à comprendre
ce « miracle ». Il découvre l’esprit comme esprit.
N’est-ce pas, en effet, l’esprit qui voit, qui sent, qui pense ?
Cette découverte permet de retrouver le souffle socratique : questionner
librement, hors de l’emprise des figures d’autorité religieuse ou morale qui,
au cours des siècles, ont fini par rendre inaudible l’élan initial de la
philosophie.
Le respect pour les Anciens ne suffit pas à nous mettre
en rapport avec la vérité

L’un des livres majeurs de Descartes, Les Passions de l’âme, commence


par une remarque saisissante : « Il n’y a rien en quoi paraisse mieux
combien les sciences que nous avons des Anciens, sont défectueuses qu’en
ce qu’ils ont écrit des passions […] Ce qu’ils en ont enseigné est si peu de
choses, et pour la plupart si peu croyable, que je ne puis avoir aucune
espérance d’approcher de la vérité qu’en m’éloignant des chemins qu’ils
ont suivis. »
Il ne faudrait pas prendre cette remise en question de tout ce qui précède
Descartes pour une forme d’arrogance ou de mépris. Elle lui permet de
retrouver le sens réel de la philosophie qui consiste à ne pas s’en laisser
conter par le poids des usages et des réputations – mais questionnant à neuf,
de se mettre soi-même en rapport avec la vérité. Et aujourd’hui encore,
comment ne pas s’étonner, comme l’écrit Descartes, que « ceux qui font
profession d’être Philosophes sont souvent moins sages et moins
1
raisonnables que d’autres qui ne sont jamais appliqués à cette étude » ?
Ce fut exactement la cause de mon désarroi quand je suis entré à
l’université et ce qui a présidé à mon engagement dont ce livre est le fruit.
La scolastique contemporaine n’est certes pas celle qui régnait au temps de
Descartes, mais elle est tout aussi scolaire et limitative.
Descartes se trouve devant un champ de ruines. Les connaissances que
l’on présente comme les plus avérées ne le sont pas et n’aident en rien à
vivre de manière juste et assurée.
Partout, pour des raisons religieuses ou politiques, on veut contraindre
la pensée, la manière de se comporter et de vivre. Et ces injonctions
reposent sur des principes et des arguments qui n’ont pas la moindre base
cohérente.
Comment trouver un chemin qui, dans l’ordre de la raison, ait la même
solidité que la foi dans l’ordre religieux ?
Voilà la grande interrogation cartésienne.
Trouver un solide point de départ

Pour découvrir un tel chemin, Descartes commence par chercher un


point de départ sûr et certain. Il se souvient d’Archimède, le géomètre grec,
qui expliquait que pour déplacer le globe terrestre et le transporter en un
autre lieu, il ne demandait rien qu’un point qui fût fixe et assuré.
Comment procéder pour trouver dans l’ordre du savoir un tel point ?
Voilà un véritable défi.
Dans l’enfance, l’esprit est certes encore vide de préjugés, mais
malheureusement l’intelligence n’y est pas encore pleinement déployée. Et
quand enfin celle-ci est éveillée, les préjugés occupent alors une grande
place et nous ne savons plus les distinguer des jugements légitimes.
Impossible de pouvoir, dans ces conditions, déterminer un point de vérité
sûr et certain.
Descartes propose une méthode. Commençons par douter de tout ce que
l’on nous a présenté comme vrai ou que nous tenons pour tel, afin de
découvrir si quelque chose tient pour de bon et résiste à un tel examen.
Or que se passe-t-il quand nous nous engageons en une telle voie ?
Nous découvrons que tout est en réalité bien peu assuré.
À force de faire ce travail, Descartes découvre qu’une chose et une
seule est absolument certaine : lorsque je dis « je pense ». Ma pensée est
alors en face de ce qu’elle affirme, puisqu’elle est ce qu’elle affirme.
Comme l’écrit Descartes : « Cette vérité, je pense donc je suis, était si
ferme et si assurée que toutes les plus extravagantes suppositions des
2
sceptiques n’étaient pas capables de l’ébranler . »
À partir de là, Descartes peut reprendre tout le travail philosophique. Il
a son point de départ.
Une intuition éclatante

Pour bien comprendre le geste philosophique de Descartes, essayons de


prendre la mesure de sa dimension profondément méditative du cogito.
Cette découverte est une expérience personnelle et directe et non, explique
Descartes, une vérité apprise ou une déduction logique. Descartes le précise
dans une magnifique lettre écrite en 1648 au marquis de Newcastel : le
cogito n’est point « un ouvrage de votre raisonnement, ni une instruction
que vos maîtres vous ont donnée ; votre esprit la voit, la sent et la
3
manie »… Cette affirmation « je pense, donc je suis » disait, pour cette
4
raison, Paul Valéry, a « l’éclat d’un acte », elle est un coup de force
fulgurant.
Et en effet, que j’observe, me souvienne, agisse ou non, toujours et
d’emblée je suis présent en tant que « je » auprès des choses sans qu’aucune
analyse soit nécessaire pour le prouver.
Descartes fait ainsi de la philosophie une expérience qui repose non
plus sur l’autorité des Anciens, mais sur l’attention. La phrase des
Méditations métaphysiques, « il faut conclure, et tenir pour constant que
cette proposition : Je suis, j’existe, est nécessairement vraie, toutes les fois
que je la prononce, ou que je la conçois en mon esprit », est ici
particulièrement éclairante. Car « toutes les fois » signifie que cette vérité
Je suis, j’existe, se donne dans l’expérience directe méditative que je peux
en faire, ici et maintenant, à chaque fois où je la fais.
Il ne s’agit donc nullement, par le cogito, de construire une vérité.
Descartes ne cherche pas à ce que l’évidence soit garantie définitivement
par un théorème, une doctrine ou même par Dieu : « L’évidence présente
n’a besoin d’aucun autre garant que son rapport à mon attention portée à
5
l’extrême . »
Là réside le saut fulgurant propre à la philosophie : faire confiance dans
une expérience humaine fondamentale que chacun peut faire à son tour.
Autrement dit, les méditations que nous invite à faire Descartes ne sont pas
de l’ordre d’une réflexion intellectuelle, mais d’une expérience éclatante et
libératrice.
Le cogito n’est pas le moi de la psychologie

Une erreur commune est de rabattre cette expérience originaire qu’est le


cogito au moi de la psychologie. Or il ne s’agit pas de savoir qui est votre
« je » : introverti ou extraverti, dominant ou passif, pessimiste ou
optimiste… Autrement dit, de savoir dans quelle case vous mettre !
La découverte de cette expérience : « je pense, donc je suis », se situe
tout à fait ailleurs. Elle pointe l’expérience radicale d’être. Non pas être
« colérique », « jaloux », « angoissé », mais être.
Comme le remarque Giorgio Agamben, le cogito est « une réduction
presque mystique de tout contenu psychique autre que le pur acte de
6
penser ». Et le philosophe italien rapproche sur ce point Descartes du
grand mystique arabe Al-Hallaj qui « a exemplairement désigné le cœur de
cette expérience transcendantale du Je : Je suis je et il n’y a plus
d’attributs ; je suis je et il n’y a plus de qualification […] je suis le pur sujet
7
du verbe ».
Le terme « mystique » est quasiment aujourd’hui un mot repoussoir,
presque une insulte. Pour déconsidérer un penseur, il suffit de dire qu’il est
un peu « mystique » !
Comme si tel était le comble de l’irrationnel !
Mais la mystique authentique n’est pas irrationnelle – elle parle d’une
expérience qui, n’étant pas immédiate, nous apparaît difficilement
communicable comme le souligne Bergson, qui a tant insisté pour
« introduire la mystique en philosophie comme procédé de recherche
8
philosophique ». Elle s’occupe de ce qui n’est pas réductible à une
information, à une démonstration ou à un calcul : l’amour, la beauté, le sens
de la justice par exemple. Voilà autant d’expériences indicibles et pourtant
décisives.
Le « je » pur dont parle Descartes est une expérience qui n’est certes
pas du même ordre que le fait de manger sa tartine ou de fumer sa cigarette
dans la cour ! Elle n’en est pas moins déterminante et chacun peut, à son
tour, en faire l’expérience.
Méditation pour ouvrir l’esprit à sa propre clarté
Essayez de voir avec l’esprit, l’esprit. Par exemple, ne regardez plus le rouge de la
voiture qui est devant vous, mais regardez-vous en train de voir ce rouge. Regardez l’esprit
qui voit le rouge !
Nous sommes tellement fascinés par ce que nous voyons, pensons, imaginons que
nous sommes sans rapport à l’esprit lui-même. Nous l’avons oublié. Or pourtant nous
avons un esprit qui pense, ressent, imagine.
Essayons de le retrouver.
La méditation de la présence attentive que j’ai introduite au chapitre 4 nous permet de
refaire l’expérience cartésienne en ce qu’elle a de plus décisif et de plus éclairant et ainsi
de sortir de sa présentation trop scolaire.
À première vue, une telle discipline semble loin de ce que Descartes nomme
méditation.
Descartes médite sur un thème ou une question – là où la méditation que je vous invite
à faire consiste simplement à être pleinement présent, ouvert et alerte. Pour nous, il s’agit
là de deux attitudes radicalement différentes et il est devenu habituel de les opposer.
Mais cette distinction est moins décisive qu’il n’y paraît. Descartes, qui est un très fin
latiniste, n’a pas employé les termes speculatio ou reflexio, beaucoup plus intellectuels.
Méditer, dans ses deux acceptions, consiste à apprendre à être présent de telle manière que
cette expérience nous éveille.
Soyez attentif non à la seule présence des choses, à un thème donné, mais au fait
d’être présent à ce qui est – ou pour le dire de manière cartésienne que vous en êtes
« conscient ». Alors l’unité de ces deux visages de la méditation apparaît avec évidence.
20
Comment l’esprit a été enfermé dans
la conscience,
et pourquoi il faut l’en délivrer

« L’âme est en quelque sorte l’ensemble de tout ce qui est. »


ARISTOTE, Traité de l’âme

Le geste cartésien est magnifique. Il nous donne une extraordinaire


assise en révélant l’esprit comme expérience directe et vaste.
Il nous permet aussi de retrouver le souffle originel de la philosophie
comme questionnement et comme intuition de la vérité de notre existence.
Avant l’autorité de qui que ce soit, avant toute tradition, appuyons-nous sur
l’expérience nue de notre propre être, la capacité de notre esprit à voir,
sentir, éprouver.
En ce sens, ce geste de Descartes est profondément méditatif et nous
délivre du fatras dogmatique de l’idéologie.
Et cependant Descartes, en pensant l’esprit comme une conscience close
sur elle-même – une substance pensante faisant face à la substance étendue
du monde, témoigne d’une restriction d’un domaine qu’il cherchait pourtant
à gagner.
Désormais cette fleur, cet arbre, cet homme, que je perçois ou auquel je
pense – n’ont de réalité qu’avec l’existence du je qui les représente.
La découverte libératrice de l’esprit devient une prison ! C’est cet
étrange aveuglement que je vais à présent vous raconter.
Quand les choses ne sont plus des choses

Pendant des années, je n’ai pas compris que cette restriction avait des
conséquences concrètes sur mon existence et que nombre des traits
distinctifs de ma situation la plus concrète avec ses difficultés et ses ombres
en proviennent directement. Je lisais Descartes comme un philosophe parmi
tant d’autres, un penseur qui réfléchit à des questions certes intéressantes,
mais limitées à un champ donné. J’étais aveugle à la philosophie véritable !
Car en réalité, Descartes, en philosophe, n’invente pas un concept ni
n’élabore une doctrine (comme le prétendent en général les manuels et
nombre de « spécialistes ») – il découvre le mouvement le plus secret de
l’histoire de notre Occident qui conditionne la manière dont là, maintenant,
je travaille, je mange, j’habite et je me comporte.
Or imaginez qu’un mauvais magicien vienne vous priver d’une
dimension de la réalité et que désormais vous ne regardiez plus les choses
qu’en deux dimensions ! Eh bien, analogiquement, c’est ce qui se passe
avec la manière dont Descartes comprend ce qu’il découvre !
Désormais plus rien ne sera pareil !
Vous allez me dire que j’exagère. Vous avez l’impression de regarder
cet arbre ou cette vache comme on pouvait le faire au Moyen Âge ou durant
l’Antiquité. Vous ne croyez pas que, depuis Descartes, les êtres humains ne
voient plus du tout comme ils le faisaient auparavant. Vous vous trompez !
Certes, je vous rassure, nous sommes bien toujours des êtres humains !
Mais dans le monde grec, la vache, comme tout ce qui est, apparaît
d’abord dans la splendeur de son être – de telle manière que, peut-être, un
dieu l’habite comme ce fut le cas de Zeus voulant séduire la jolie Europe
sans être vu de sa femme Héra.
Au Moyen Âge, la vache est perçue comme étant une créature de Dieu
– et saint François ne parle pas pour rien aux animaux en les appelant
« frères » ou « sœurs ». Telle est l’expérience qu’il en fait, puisque comme
lui, ils ont été créés par Dieu !
e
Pour nous autres, hommes vivant au XXI siècle, la vache est une
réserve de protéines dont il faut rentabiliser les coûts en vue d’accroître la
productivité et le progrès de l’humanité. Il ne nous vient même plus à
l’esprit, comme les paysans d’autrefois, de lui donner un nom ! Un code-
barre suffit.
Si l’homme de l’Antiquité ou celui du Moyen Âge n’a pas construit
d’immenses abattoirs, ce n’est pas par manque de moyens ou par ignorance.
Mais il ne regarde tout simplement pas la vache comme nous.
Pour nous, les animaux, les arbres, les fleuves, les hommes sont sans
grande réalité. Le monde est devenu une simple surface étendue,
mathématisable, c’est-à-dire uniquement soumise au calcul.
Nous sommes désormais les administrateurs d’un monde que nous
considérons comme sans vie.
Dorénavant, avec Descartes, la réalité est ce que je peux saisir, dominer
et calculer. C’est moi qui la fonde. Elle n’existe plus réellement. Elle est
ainsi radicalement mise en doute. C’est ce que nous donne à voir par
exemple le film Matrix qui ne fait que reprendre cinématographiquement
l’angoisse dans laquelle est pris le sujet cartésien pour qui la réalité peut
toujours être soupçonnée d’être virtuelle puisque dépendant tout entière du
sujet qui la conçoit.
L’étrange et malheureuse métamorphose de l’homme
en sujet

Mais ce n’est pas tout. Si cette fleur, cet arbre, cet homme n’ont de
réalité qu’à partir du « je » qui les représente – perdant ainsi une sacrée
dimension de réalité –, je ne suis plus, moi, qu’un « sujet » ! Vous faire
sentir la violence de ce geste, voilà ce à quoi je voudrais m’essayer à
présent.
Où est le problème ?
Le terme « sujet » traduit le mot grec upokeimenon : le sous-jacent, ce
qui est déjà là. Par exemple dans la phrase : la neige est blanche, le sujet est
la neige et c’est sur elle qu’est porté le qualificatif « blanche ». Tout ainsi –
le ciel, l’oiseau, le roseau, le fil – peut être sujet !
Or pour Descartes, le sujet devient le nom propre de l’homme et de lui
seul !
Il n’y a plus qu’un seul sujet : moi !
C’est un séisme dans l’histoire du monde dont nous sommes bien loin
encore aujourd’hui d’avoir pris toute la mesure.
Désormais, ce qui est présent, ce n’est plus le ciel et l’arbre, vous qui
vous tenez devant moi, mais ma conscience à partir de laquelle tout
apparaît.
Quel coup de force incroyable !
Nous étions partis de la découverte de l’esprit et nous voilà enfermés en
lui. Toute la pensée moderne, de Spinoza jusqu’à Freud, est une course en
avant pour mieux cerner ce sujet sans voir le malentendu initial : l’esprit
n’est pas un sujet !
Le sujet, explique ainsi le psychanalyste Jacques Lacan, n’est pas
pleinement compris par Descartes. Il apparaît dans des moments de non-
maîtrise, d’accident et non dans une identité de soi à soi. Autrement dit, là
où Descartes garantit la vérité par le cogito, Lacan la trouve désormais dans
le sujet de l’inconscient – ce qui lui permet d’énoncer la formule suivante :
1
que « je pense où je ne suis pas, donc je suis où je ne pense pas ». Mais
conservant le mot sujet, il ne change pas les termes du problème. Il croit
s’opposer à Descartes, mais, en réalité, en reste tout à fait prisonnier. C’est
là le drame vertigineux et inaperçu de notre époque qui a enfermé l’être
humain dans un « sujet » dont elle n’arrive plus à sortir. Ses prétendues
libérations ne sont que d’autres enfermements plus ou moins réussis.
Le point de crispation de Descartes qui n’est pas d’abord d’affirmer
l’identité du moi, mais le fait de penser l’être humain comme sujet.
Certes, il est juste de remarquer que la volonté de maîtriser son
existence en posant une « identité » nous égare sur notre être, qui est
beaucoup plus souple, fragile et relationnel que nous le pensons
couramment. Mais cela ne doit pas nous rendre aveugle à un problème bien
plus grave : vouloir s’isoler de la réalité. Ce n’est tout de même pas pareil
de se penser comme « être humain » – celui qui a à être humain, qui a à
apprendre sans cesse comment l’être mieux – et se penser comme sujet face
à quoi tout est objet ! Singulier effroi, les choses deviennent des objets et
les êtres – de mon prochain à l’inconnu que je rencontre – un autre ! Le
monde est alors déchiré et soumis à une terrible agression.
Mais qui, en vérité, se prend pour le nombril du monde ?

En devenant sujet, l’homme devient un être seul dans un océan vide. Il


y a lui et les autres. Le monde disparaît.
Et le plus étrange est que nous ne sommes absolument pas au clair sur
ce qui arrive. Nous prenons par exemple pour argent comptant le célèbre
mot de Freud sur les blessures narcissiques que les temps nouveaux
infligeraient à l’homme. Aujourd’hui, nous dit Freud, la terre ne serait plus
le centre du monde et l’homme le maître dans sa propre maison.
C’est aussi ce que nous racontent les astronomes. Depuis les
découvertes de la science moderne, l’homme qui se croyait au centre du
monde, pensant que l’univers a été créé pour son seul usage – découvre
d’abord que la terre, puis le soleil ne sont pas du tout le centre du monde et
que l’univers est un « multivers ». Les avancées scientifiques auraient donc
réduit à néant la place de l’homme dans l’univers.
Or en vérité, jamais l’être humain n’a été aussi isolé au cœur de
l’ensemble de la réalité qu’aujourd’hui ! En témoigne la manière dont il se
vit « comme maître et possesseur de la nature » – c’est-à-dire dans notre
vocabulaire « gérant », tant de lui-même (la psychologie comme gestion de
soi) que du monde (l’écologie comme gestion des ressources naturelles).
Jamais l’être humain n’a considéré à ce point que rien d’autre que lui
n’existait. Qu’il pouvait tout coloniser, les animaux, les végétaux, y compris
la lune et les planètes…
Nous nous situons beaucoup plus au centre de tout qu’en aucune autre
époque ! Et loin de nous rassurer et de nous combler, une telle attitude nous
ronge et détruit tout équilibre. Nous avons perdu cette « mesure » que les
Grecs considéraient comme la qualité la plus décisive que l’homme doit
cultiver !

Méditation sur la façon de ne plus voir une fleur


de manière cartésienne
Faisons une méditation pour voir une fleur selon l’expérience innocente d’un enfant
ou d’un poète puis regardons-la d’une manière cartésienne.
À ce premier regard, elle apparaît comme être vivant qui se montre à nous et dont
Rilke peut dire :
Toute fleur n’est qu’une mince fontaine
qui tantôt revient de son élan éperdu.
Ce qui importe ici dans la parole du poète est l’apparition de la fleur dans la
singularité bouleversante de son être.
Maintenant, regardons-la avec les yeux de Descartes.
Cette fleur qui se tient devant moi existe à mesure que j’en ai conscience. Ce terme de
conscience a ici un sens très fort. Il n’implique pas seulement d’avoir présent à l’esprit,
mais de vouloir déterminer le plus certainement possible l’objet de la conscience. La fleur
est ainsi non plus un être vivant, mais un « ob-jet » – jeté devant le sujet que je suis. C’est
une chose dont la seule propriété invariable et certaine est d’être étendue : elle présente
une certaine figure géométriquement déterminable et elle se voit soumise au mouvement
dans cet espace (elle peut croître, être déplacée ou bousculée).
Or qu’est-ce qui importe ?
Le fait que je sois conscient de voir la fleur, c’est-à-dire que je la sache, en pensée,
indubitablement être une chose étendue, ou que je m’expose à sa présence ici et
maintenant dans toute la richesse de sa floraison, de sa senteur et de sa beauté ?
21
Être amoureux fou ou pourquoi
la philosophie est une érotique

« L’amour est à réinventer, on le sait. »


A. RIMBAUD, Une saison en enfer
Tout homme a un secret en lui

Philosopher, c’est tout autant questionner le monde que se questionner –


en un geste profondément unitaire. De chapitre en chapitre, j’essaie de
montrer qu’une telle affirmation traverse toute la philosophie. Une critique
consistante de la réalité implique un réel souci de soi ; surmonter le
nihilisme qui saccage la terre et les hommes suppose le dépassement de ses
propres limites, l’amour de l’humanité requiert de prendre soin de ses
propres blessures.
J’ai été confronté de manière frappante à cette exigence le jour où j’ai lu
cette phrase : « Tout homme a un Secret en lui, beaucoup meurent sans
l’avoir trouvé, et ils ne le trouveront pas parce que, morts, il n’existera plus,
1
ni eux . »
Ce qui m’a frappé, c’est la radicalité de ce que dit ici Mallarmé. Un
secret est gardé en soi. Or souvent nous l’oublions, en ayant des tâches qui
se superposent les unes aux autres. Nous pensons à notre carrière, à nos
enfants, à nos factures et à nos conflits. Une urgence remplace une autre
urgence.
Philosopher c’est revenir à ce profond secret qu’est notre propre
existence. Telle est la raison pour laquelle Socrate demande à chacun :
« Mais toi, nous dit-il, que fais-tu de ta vie ? »
Interroger ainsi, c’est être touché en plein cœur par une parole qui nous
réveille et nous enflamme. Voilà la philosophie ! Loin d’être ce vague
« amour de la sagesse » auquel nous l’identifions trop souvent, elle est une
forme d’amour vif, éclatant et intense. Qui ne laisse rien indemne. Elle est
en ce sens, nous dit Socrate, une érotique.
Oui, vous avez bien lu.
Être philosophe ne consiste nullement à être détaché de tout, mais à
découvrir un désir fou pour que ce qui est soit enfin pleinement, accompli et
libéré en son être.
Pour la philosophie universitaire, voilà qui n’a aucun sens. Pour celui
qui a réduit la philosophie à quelques exercices pratiques non plus.
Ils ont tort tous les deux.
Penser, c’est être amoureux fou

Dans un des textes les plus renversants de l’histoire de l’Occident, Le


Banquet, Platon compare Socrate au dieu Éros. Quelle curieuse
comparaison, car Socrate est connu pour être un vieil homme plutôt très
laid ! En quoi serait-il semblable à un dieu, et qui plus est au dieu de
l’amour ? À la rigueur, nous aurions pu concéder qu’il soit comparé au dieu
de la sagesse.
Et pourtant la réponse est toute simple : il l’est parce qu’il réussit par
ses seuls discours à enflammer ceux qu’il rencontre.
Il faudrait commencer ainsi le premier cours de philosophie en classe de
terminale : « Bienvenue au cours de philosophie qui est une érotique. Et
c’est à elle que vous allez cette année être initiés ! Êtes-vous prêts à tomber
amoureux fous ? »
Ce qui est important, nous dit ainsi Socrate, ce n’est pas du tout d’être
sage, mais d’avoir le désir ardent de l’être.
Nous retrouvons ici cette découverte dont j’ai à plusieurs reprises
témoigné : la philosophie ne consiste pas à apprendre des choses, à
emmagasiner des connaissances, à apprendre une leçon puis une autre, mais
à être pris d’un désir qui vous fait regarder autrement tout ce qui est.
Vous étiez tranquille et d’un seul coup tout vacille ! Vous brûlez d’un
désir intense de mieux voir. Vous commencez à lire, à interroger ! Vous êtes
pris par Éros !
Être frappé de plein fouet

Mais attention, si vous voulez comprendre Éros, comme nous en parle


la philosophie, il faut le distinguer de la manière dont nous le comprenons
aujourd’hui, trop souvent comme une pulsion. Or pour les Grecs, Éros est
un dieu ! Et il est plus précisément le jeune dieu de l’amour comme ce désir
ardent qui nous élève hors de nous-même.
Penser cette différence entre notre compréhension et celle des Grecs
n’est pas l’enjeu de notre propos – et mériterait un livre à part entière.
Ce qui importe ici est que Platon présente la philosophie comme la
véritable érotique que tout homme recherche. Pourquoi ? Parce que la
philosophie lui parle du secret le plus profond de sa propre existence.
Socrate parle et d’un seul coup, tout s’anime et devient enfin vivant.
L’un des philosophes qui m’a le plus éclairé pour comprendre le sens
d’Éros est Martin Heidegger. Il a vécu sa vie durant sous l’égide de ce dieu,
ne séparant jamais le fait d’être amoureux et l’expérience de la pensée. Il en
a témoigné dans plusieurs de ses lettres. En une phrase toute simple,
Heidegger dit l’essentiel : « Le battement d’ailes de ce dieu m’effleure
chaque fois que je fais dans ma pensée un pas essentiel et me risque sur des
2
chemins non fréquentés . » Éros est en effet cette expérience où pour
l’amour de l’être aimé, nous avons le courage de sortir d’un certain confort
et d’une certaine anesthésie de l’âme.
Heidegger précise qu’Éros donne le courage de sortir de la sphère de la
sécurité d’une pensée maîtrisée, et rend ainsi profondément « créatif ». Éros
permet en effet à tout homme de sortir de lui, d’affronter les difficultés,
d’aller plus loin.
La folle sagesse du désir

Nombre de gens étouffent ce désir en eux par lassitude, par


renoncement et par facilité – mais aussi tout simplement parce que ce désir
est parfois si intense et déstabilisant qu’il les effraie. C’est le reproche que
certains Athéniens ont fait à Socrate. Qui est cet homme qui embrase
d’amour ceux à qui il parle – et qui porte le désir bien plus loin que le terme
de la relation sexuelle ?
Oui, telle est la philosophie, une fulgurante expérience qui ne laisse
personne indemne.
Méditation sur la beauté et l’embrasement érotique

L’énigme de la beauté et l’érotique


L’expérience d’Éros se manifeste au premier chef quand nous faisons face à la beauté.
Il y a pour chacun de nous des choses ou des êtres qui suscitent un véritable choc tant ils
sont beaux.
Platon nous invite à considérer qu’est beau ce qui irradie de présence – et non ce qui
me plaît ou me touche, comme nous aurions tendance à le penser. Faites ce renversement,
vous verrez, il est salutaire : ce qui est beau, au lieu de le ramener à un sentiment, voyez-le
comme un sommet de présence qui vous tend la main, qui vous appelle.
Mais à quoi vous appelle-t-il ? Il vous appelle à désirer être plus amplement. Le beau
vous rappelle l’énigme de ce qui vous manque pour être plus pleinement.
Tel est ce qu’éprouve le jeune Alcibiade auprès de Socrate : « Quand je l’écoute, en
effet, mon cœur bat plus fort que celui des Corybantes en délire [noms des danseurs liés à
la déesse Cybèle], ses paroles font couler mes larmes […]. Or, en écoutant Périclès et
d’autres bons orateurs, j’admettais sans doute qu’il parlait bien, mais je n’éprouvais rien de
pareil, mon âme n’était pas bouleversée, elle ne s’indignait pas de l’esclavage auquel
j’étais réduit. »
Nous est ainsi décrit le mouvement érotique : frappé au plus profond de votre être,
vous ne supportez plus l’esclavage où vous êtes d’une manière ou d’une autre plongé.
Votre vie ordinaire semble grise et sans saveur par contraste avec la beauté irradiante. Plus
rien ne vous importe que cet appel qui tout à la fois vous permet de rejoindre l’être aimé,
mais aussi d’être enfin plus amplement.

Il faut changer ta vie !


Le poète Rilke a témoigné, dans Les Nouveaux Poèmes, de l’expérience qu’il fit en
contemplant le torse archaïque du dieu Apollon qui, du fond des âges, adresse à celui qui
le questionne aujourd’hui du regard, un ordre sans réplique : « Il faut changer ta vie. »
Voilà l’essentiel de l’expérience érotique : la beauté éveille en l’homme un désir qui le
soulève et l’élève. C’est pour cela que l’expérience de la beauté est si décisive. Elle n’est
pas là pour nous donner juste du plaisir. Elle nous réveille, elle nous appelle à être plus
amplement qui nous sommes. Elle nous rend des êtres de désir.
Or ce désir, qui est Éros, est en son fond amour de la vérité, philo-sophos, souci
intense de savoir et de comprendre.
C’est parce que vous l’écouterez, que vous trouverez ce secret qui est en vous, que
vous deviendrez l’être unique que vous êtes.
Comme tout cela est étrange : partout la philosophie est présentée comme un discours
abstrait, général, « objectif » – or il est l’épreuve du désir le plus intime, le plus profond, le
plus offensif qui témoigne d’une aventure profonde, énigmatique et entièrement
personnelle.
22
La bonté d’être et la révolte

« Philosophe d’un jour ! Ignores-tu que tu ne saurais faire un


pas sur la terre sans trouver quelque devoir à remplir, et que
tout homme est utile à l’humanité, par cela seul qu’il
existe ? »
ROUSSEAU, Julie ou la Nouvelle
Héloïse
Ne pas légitimer l’inégalité

La philosophie, comme je tente ici de la repenser, est cette épreuve


résolue de notre propre humanité. Nous avons vu jusqu’ici la plupart de ses
aspects : la force du questionnement qui ne laisse rien indemne, l’éthique
qui donne sens à chacun de nos gestes, la découverte de l’esprit qui voit,
sent et décide, la reconnaissance de ce qui anime la vie, le don du temps
véritable dissimulé par nos préoccupations…
Mais je serais incomplet si je ne montrais pas que tous ces aspects nous
libèrent de l’indifférence ordinaire. La philosophie est une méditation sur la
souffrance, l’injustice, ce qui menace partout la dignité de l’être humain ou,
pour le dire philosophiquement, l’être même de l’être humain.
Un des visages de cette souffrance est l’existence d’inégalités. En effet,
pourquoi y a-t-il autant d’êtres qui souffrent et n’ont rien tandis que d’autres
ont tellement ?
Pourquoi faut-il que les uns soient soumis, dépendants, voire écrasés par
les autres ?
Cette question lancinante, toujours à repenser, fut ainsi formulée lors du
concours de l’Académie de Dijon de 1755 : « Quelle est l’origine de
l’inégalité parmi les hommes, et si elle est autorisée par la loi naturelle ? »
L’abbé Talbert, chanoine de Besançon, obtint le premier prix. Il avait
répondu que Dieu avait voulu que les hommes fussent égaux, mais ils ne le
sont pas de leur propre faute, en raison du péché originel.
Voilà une réponse que l’on retrouve très souvent dans le discours
technocratique des experts que leur expertise aveugle. Elle est
inacceptable !
e
Étrangement, la plupart des philosophes du XVIII siècle, à l’instar des
religieux, pensent que les inégalités de richesse et de pouvoir sont
inévitables et même légitimes.
Pour Rousseau, au contraire, l’inégalité ne peut être légitime. Une fois
lu l’intitulé du concours, il en est hanté. Il ne sera plus jamais tranquille,
décidé à prendre cette question bien plus au sérieux que ne l’ont imaginé
ses rédacteurs. Comment accepter qu’au lieu d’une politique réelle, c’est-à-
dire d’une analyse de ce qui nous fait être pleinement ensemble, nous nous
contentions de formes de gouvernements plus ou moins inégalitaires, voire
criminelles ?
C’est là le constat sans appel qu’il formule dans la première phrase du
Contrat social : « L’homme est né libre, et partout il est dans les fers. »
Notre société, loin de nous permettre de vivre dignement, nous prive de
notre propre humanité ; elle n’est donc pas, s’alarme Rousseau, une
véritable société. Et là est, pour lui, le scandale par excellence qu’il nous
faut refuser. C’est parce que ce scandale m’étreint à mon tour que je suis
engagé dans la méditation et la philosophie.
Pourquoi l’idéologie libérale invente un nouveau péché
originel

Pour comprendre l’enjeu du travail philosophique de Rousseau, il faut


aborder un paradoxe très singulier et trop méconnu des Temps nouveaux
auquel est confronté le philosophe genevois. Tout en faisant la promotion
du progrès de la civilisation, ces temps nouveaux envisagent la nature
humaine de façon très sombre – beaucoup plus que le christianisme qui
reste l’héritier d’une conception de l’homme comme créature de Dieu faite
à son image.
Aussi, contrairement à une idée reçue, la culpabilité intrinsèque de l’être
humain n’est pas tant une idée chrétienne promue par le péché originel telle
que Saint-Augustin l’a certes théorisé, qu’une idée récente. Hobbes en est
l’un des théoriciens avec le Léviathan. La charité chrétienne, explique-t-il,
est une absurdité psychologique. Les hommes sont des animaux égoïstes
qui ne cherchent que leur bien-être.
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Cette vision initiée au XVII s’impose à la fin du XVIII siècle. Elle s’est
e
ensuite radicalisée au XIX siècle, construisant la vision de l’être humain
qui domine aujourd’hui encore nos conceptions les plus couramment
admises.
L’économiste Thomas Malthus, dans son très influent Essai sur le
principe de population (1798), montre que toute société régie par des
principes bienveillants ne fait que développer, en vérité, la misère. La
population croît en effet plus vite que la richesse ; aussi aider et favoriser
les pauvres conduit à multiplier le nombre d’enfants et donc la famine. Si la
bienveillance, concède-t-il, est l’une des nobles qualités du cœur humain,
seul l’égoïsme peut être le moteur du progrès.
Dans La Richesse des nations (1766), Adam Smith explique, pour sa
part, que l’économie repose sur un égoïsme nécessaire et juste : « Ce n’est
pas de la bienveillance du boucher, du brasseur ou du boulanger que nous
escomptons tirer notre dîner, mais de l’attention qu’ils accordent à leur
amour d’eux-mêmes. »
En relisant tous ces textes, il est frappant de voir combien la vision
qu’ils veulent promouvoir impose de concevoir l’homme comme un être
mauvais, égoïste, et la société comme une jungle sauvage.
Rousseau combat ce virage que prend le monde occidental qui, perdant
confiance en la nature de l’homme, mise contre elle.
L’homme n’est ni bon ni mauvais – il a une conscience

Rousseau n’expose pas une conviction personnelle ou dogmatique, mais


s’engage dans un travail philosophique. Faute d’en tenir suffisamment
compte, on se trompe sur le sens de son œuvre. Rousseau n’affirme
nullement que l’homme est bon, tandis que d’autres affirmeraient à
l’inverse qu’il est mauvais. En réalité, même s’il peut y avoir quelque
intérêt à professer telle ou telle conception, aucune n’entre dans le vrai
sérieux de la pensée philosophique. Affirmer que l’homme est soumis au
mal – comme en témoignent de manière indiscutable l’esclavage, la
e
condition ouvrière du XIX siècle, le fascisme, la Shoah, Hiroshima ou le
stalinisme – ou qu’il est bon – comme en témoignent tant d’actes de
courage et de pure générosité – ne peut pas nous éclairer de façon décisive.
Nous pourrons toujours opposer des arguments à d’autres arguments,
des faits à d’autres faits, un sentiment à un autre sentiment.
Rousseau pense la dimension de la bonté en philosophe. Il met au jour
qu’elle est la condition de possibilité de toute humanité. Il ne peut exister
d’humanité absolument dépourvue de rapport à la bonté.
En langage philosophique, Rousseau pense la dimension
transcendantale de la bonté – qu’il va établir en notre conscience. En amont
de ce que nous réussissons à accomplir, à décider, ou à penser, il y a ce que
Rousseau appelle la conscience qui sait infailliblement : il est « au fond des
âmes un principe inné de justice et de vertu, sur lequel, malgré nos propres
maximes, nous jugeons nos actions et celles d’autrui comme bonnes ou
1
mauvaises, et c’est à ce principe que je donne le nom de conscience ».
Et en effet lorsque quelqu’un, par exemple dans le cadre de son travail,
explique agir en accord avec sa conscience, en assumant d’aller contre ce
qu’on lui demande qui lui semble injuste ou immoral, il témoigne de cette
expérience fondatrice. En lui, il existe un savoir plus haut auquel il sait qu’il
doit obéir s’il veut rester humain. Cette entente de la bonté n’a rien d’un
sentimentalisme, mais porte sur une compréhension décisive de l’être de
l’homme. Tout être humain a une liberté de conscience : plutôt que de
devoir obéir à ce que nous dit l’institution sociale ou religieuse, la
philosophie nous invite à écouter cette instance qui, en chacun de nous,
nous oblige.
La liberté de conscience et le calcul

Or cette écoute de la voix de la conscience, nous la refusons quand nous


agissons en étant mus par les calculs de l’intérêt égoïste auxquels nous
invitent par exemple Adam Smith ou Malthus.
L’hypocrisie de leur injonction est de prétendre qu’elle répond d’un
effort de rationalité !
Mais est-il raisonnable de suivre les indications de contrôleurs de
gestion qui expliquent par leurs calculs que les êtres humains sont des
variables dont nous pouvons disposer au mieux selon le taux de profit
espéré ?
Est-il raisonnable de suivre un ensemble de normes, d’effectuer
d’efficaces calculs sans le moindre égard pour notre conscience et pour les
êtres dont dépendent nos décisions ?
Est-il raisonnable de ne tenir pour rien la souffrance des hommes ?
Une telle conception fait de la raison une caricature que Rousseau à
juste titre dénonce : « C’est elle qui replie l’homme sur lui-même, c’est elle
qui le sépare de tout ce qui le gêne et l’afflige […] c’est par elle qu’il dit en
secret, à l’aspect d’un homme souffrant : péris si tu veux, je suis en
2
sûreté . »
Obéir à la loi qu’on s’est prescrite est liberté

Quand j’étais professeur de philosophie, je demandai à mes élèves


d’afficher en grand sur l’un des murs de leur chambre une seule phrase,
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celle de Rousseau : « Obéir à la loi qu’on s’est prescrite est liberté . » Les
élèves étaient déconcertés. Je le leur demandai, car dans la provocation de
sa formulation, cette phrase est extraordinairement éclairante et peut aider
chacun de nous à grandir.
Elle affirme la liberté en commençant par le verbe qui lui semble le plus
antinomique : « obéir ». Or, en effet, l’obligation implique la liberté. Être
obligé de ne pas mentir suppose la possibilité contraire de mentir. Refuser la
loi, c’est refuser la liberté – et tel est le risque qui nous menace tous quand
nous pensons bien faire en suivant notre caprice ou notre intérêt.
Cette phrase nous permet aussi de penser le véritable sens de la
démocratie qui n’est nullement une situation où chacun fait ce qu’il veut –
comme certains de mes élèves le croyaient. Au contraire, la démocratie
implique une loi commune à laquelle chacun est tenu d’obéir.
C’est là une différence décisive : obéissant aux lois démocratiques – qui
ont été votées et qui sont l’expression rationnelle de la volonté générale –
les citoyens n’obéissent à personne d’autre qu’à eux-mêmes.
Rousseau n’a rien du naïf que l’on veut souvent présenter : vivre en
société, ce n’est pas suivre son bon plaisir, c’est obéir à la loi.
Le génie de Rousseau face à la pensée chinoise

Cette pensée de Rousseau est fidèle au génie le plus profond de


l’Occident qui, seul, a su penser l’union de la politique et de la liberté. Dès
le monde grec, la loi est pensée non pas tant comme ce qui contraint les
hommes, mais comme ce qui ouvre un espace de liberté réelle à chacun.
Nulle autre civilisation n’a su comprendre ce lien.
En Chine, par exemple, la loi est uniquement pensée à partir de la
gouvernance : la manière de diriger et d’organiser les comportements du
peuple. Elle n’est jamais l’établissement de la liberté réelle de chaque
individu.
Mais la loi permet une efficacité plus grande que par exemple le caprice
du souverain, en particulier en raison de son impartialité. Pourtant, la Chine
ne pense nullement qu’elle établit l’espace de la liberté propre à chacun.
Elle ne voit en ce sens dans la loi que son aspect sévère, impersonnel et
donc redoutable – même s’il est nécessaire.
En revanche, pour l’Occident si les hommes obéissent tous à la même
loi, alors cela implique que personne ne peut être asservi au caprice d’un
autre et que chacun est donc, d’une certaine manière, libre.
Ce qui nous lie n’est pas compris dans la fausse opposition entre licence
et soumission, mais comme loyauté qui va bien au-delà des domaines où
s’impose le rapport formel à la légalité. C’est ce que tentèrent de penser les
Grecs, cherchant à établir comment vivre ensemble non pas tant en nous
subordonnant à une instance supérieure, mais en entrant en rapport
harmonieux avec leur monde. Et c’est à cette inspiration que Rousseau
cherche à être fidèle, refusant d’opposer liberté individuelle et liberté
politique.
Méditation sur la compassion,
la pitié et la sollicitude (le care)
Si chacun de nous, en présence d’un être cher qui souffre, a fait l’expérience du souci
de pouvoir le secourir ou l’aider, il est cependant difficile de nommer ce phénomène et de
bien discerner son sens.
Essayons de faire quelques méditations pour y réussir.

Faire l’expérience de la compassion


Une manière de comprendre cette expérience est de la considérer comme une forme
de compassion.
Mais qu’est-ce que la compassion ?
C’est l’engagement résolu à « ne pas faire à autrui ce que vous ne voudriez pas qu’on
vous fasse » ou, formulé sous sa forme positive, « Traitez toujours les autres comme vous
4
voudriez être traité . »
La compassion consiste ainsi à reconnaître le caractère singulier et unique de chaque
être humain, et à le traiter, sans exception, avec respect, dans un esprit de justice et
d’équité.
Il faut reconnaître cependant que le terme de « compassion » est équivoque. Le fait de
« souffrir avec » – tel est le sens littéral du mot com-passion – est connoté religieusement
et implique une idée trompeuse de passivité. En effet, notre mot passion s’oppose à
l’action et renvoie à la situation où l’homme est ébranlé par des émotions échappant au
contrôle de la volonté (comme le dirait Descartes), ou de sa raison (selon les stoïciens). La
compassion fut du coup condamnée par ces derniers, car elle leur semblait ébranler la
5
sécurité intérieure qu’ils recherchaient .
Mais une telle conception de la compassion comme passivité est-elle juste ? N’est-elle
pas profondément fausse ?
En vérité, dans cette expérience, nous sommes touchés par la souffrance de quelqu’un
en étant à même de l’accueillir pleinement. Autrement dit, vous ressentez de la
« compassion » parce que vous êtes dans un état de disponibilité active – et nullement dans
un état de passivité. Confondre les deux est une erreur.
Vous voyez quelqu’un tomber dans la rue, sans tergiverser vous allez lui porter
secours : voici la compassion. La souffrance de l’autre vous concerne. Vous sentez que
cette personne souffre et vous en êtes affecté. Vous lui répondez.
Cette expérience toute simple reste incompréhensible tant que nous considérons que
l’être humain est un être isolé, une sorte d’île perdue dans l’océan qui peut ou non se relier
à d’autres, qui peut ou non avoir du cœur. Or tel est le présupposé qui conduit à identifier
compassion et passivité. En réalité, avant même de pouvoir dire « je » vous êtes en rapport
avec l’autre. C’est pourquoi Rousseau peut affirmer que la compassion est le pur
mouvement de la nature, antérieur à toute analyse, qui « nous porte sans réflexion au
6
secours de ceux que nous voyons souffrir ».
Loin d’être passive, elle débouche sur l’aspiration à agir. Ressentir simplement la
douleur n’est pas de la compassion, mais juste une forme d’empathie. Or le pervers ou le
criminel peuvent tout à fait avoir de l’empathie – sentir ce que l’autre ressent – pour
arriver à leurs fins. Vous éprouvez de la compassion si et seulement si vous êtes à la fois
touché par la souffrance et animé de la joie de pouvoir l’alléger.
C’est la raison pour laquelle nos catégories de « passif » et d’« actif » sont peu à
mêmes de nous éclairer.
Il existe une autre mécompréhension : croire que la compassion est une expérience
tournée exclusivement vers autrui – un « altruisme » ! Or la compassion n’est pas un
e
altruisme – terme qui n’apparaît en français qu’au XIX siècle chez le philosophe Auguste
Comte dans son Catéchisme positiviste.
Certes le terme « altruisme » est séduisant et qui nierait la nécessité de penser un peu
aux autres ! Mais l’expérience de la compassion consiste à entrer en rapport avec la
douleur – la sienne comme celle des autres. Et c’est seulement alors qu’il est possible, en
surmontant la peur qu’elle suscite, le rejet qu’elle provoque, de pouvoir l’alléger et peut-
être la guérir.
Croire qu’il serait possible de développer de la compassion sans faire la paix avec sa
propre souffrance est purement illusoire et souvent dangereux. Le problème n’est pas de
choisir entre « soi » et « les autres », mais de surmonter notre difficulté à établir un rapport
juste et réel à notre douleur.
Celui qui n’a pas fait la paix avec lui-même en établissant un rapport d’amitié à sa
propre fragilité de fond ne peut que faire souffrir le monde. Et c’est à établir les contours
d’une juste vulnérabilité qu’il faut aujourd’hui donner droit si nous voulons penser une
7
éthique consistante, plutôt que nous perdre dans des considérations abstraites .

Faire l’expérience de la pitié


La pitié est une autre manière de nommer le phénomène. Mais, comme le souligne
Hannah Arendt, cette compréhension contient désormais pour nous un élément de
condescendance humiliante pour celui qui en est l’objet. Tel est le sens de l’expression « je
ne veux pas de votre pitié » – votre prétendue générosité, en me tenant à distance de vous,
en me posant comme d’une autre « espèce » que vous, en m’enfermant dans la catégorie
du « pauvre », ou du « malheureux » me prive en réalité de ma pleine humanité que rien, y
compris mon infortune ou ma douleur, n’altère. Et au fond, est-ce moi que vous cherchez à
aider ou vous que vous voulez rassurer en savourant, de manière plus ou moins
inconsciente, le fait que vous êtes préservé de mon malheur ? Et, en m’utilisant, n’êtes-
vous pas en train de chercher à vous sentir généreux ?
Dans Le Spleen de Paris, Baudelaire écrit un texte saisissant, « Assommons les
pauvres », qui commence ainsi : « Pendant quinze jours, je m’étais confiné dans ma
chambre, et je m’étais entouré des livres à la mode dans ce temps-là (il y a seize ou dix-
sept ans) ; je veux parler des livres où il est traité de l’art de rendre les peuples heureux,
sages et riches, en vingt-quatre heures. J’avais donc digéré – avalé, veux-je dire – toutes
les élucubrations de tous ces entrepreneurs de bonheur public, de ceux qui conseillent à
tous les pauvres de se faire esclaves, et de ceux qui leur persuadent qu’ils sont tous des rois
détrônés. » Réfléchissant à ces questions, Baudelaire trouve une idée et, descendant se
promener, rencontre un pauvre. Il la met à exécution et commence aussitôt à frapper le
malheureux. « Tout à coup – ô miracle ! ô jouissance du philosophe qui vérifie
l’excellence de sa théorie ! – je vis cette antique carcasse se retourner, se redresser avec
une énergie que je n’aurais jamais soupçonnée dans une machine si singulièrement
détraquée, et, avec un regard de haine qui me parut de bon augure, le malandrin décrépit se
jeta sur moi, me pocha les deux yeux, me cassa quatre dents, et avec la même branche
d’arbre me battit dru comme plâtre. Par mon énergique médication, je lui avais donc rendu
l’orgueil et la vie.
Alors, je lui fis force signes pour lui faire comprendre que je considérais la discussion
comme finie, et me relevant avec la satisfaction d’un sophiste du Portique, je lui dis :
“Monsieur, vous êtes mon égal ! Veuillez me faire l’honneur de partager avec moi ma
bourse ; et souvenez-vous, si vous êtes réellement philanthrope, qu’il faut appliquer à tous
vos confrères, quand ils vous demanderont l’aumône, la théorie que j’ai eu la douleur
d’essayer sur votre dos.” »
Difficile de mieux dénoncer la pitié que ce texte qui montre que la véritable générosité
n’a pas l’aspect doucereux que nous lui imaginons, mais implique toujours un réel respect
de la personne qui souffre.
Faire l’expérience de la pitié au sens positif qu’elle a encore chez Rousseau, c’est
donc, libéré de ce sentiment de condescendance que dénonce Baudelaire, répondre aux
véritables besoins de ceux qui souffrent – acte qui implique nécessairement un effort
d’intelligence.

La sollicitude (le care)


Plusieurs penseurs américains ont mis au jour une autre notion, celle de care qui est
parfois traduit par sollicitude. Le point de départ est saisissant, car nous ne lui prêtons
généralement pas du tout attention : tout être humain, par son humanité même, est
vulnérable et a besoin de soins pour être. Le care est l’ensemble des activités qui
soutiennent cette vulnérabilité : tout aussi bien s’occuper des enfants, faire le ménage,
veiller sur ses parents âgés…
Il y a trois raisons à la cécité devant cette dimension, pourtant si prégnante dans nos
vies, de la bienveillance.
D’une part, ceux qui se consacrent à cette tâche sont déconsidérés – ce fut d’abord les
femmes et aujourd’hui souvent des travailleurs étrangers, parfois même sans papiers :
« Non seulement les positions sociales occupées par ces personnes correspondent à des
rémunérations faibles et des emplois peu prestigieux, mais aussi leur proximité avec les
corps abaisse encore leur valeur – au sens où ce qui est socialement impur et réprouvé est
8
souvent rapporté à des fonctions corporelles . »
De plus, cet engagement est peu manifeste, car pour que ce travail soit réussi il doit
souvent rester discret : « Le paradoxe est le suivant : plus les personnes qui font le travail
de care en ont l’expérience, moins elles sont en mesure de discerner, pour elles-mêmes
comme pour les autres, la complexité de ce travail qui, réellement, n’apparaît que quand il
n’est pas fait ou mal fait. On s’habitue très vite au confort que procure le travail de care,
on s’habitue aux maisons ordonnées, aux frigos remplis, aux plats mijotés, au privilège
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d’être servi sans avoir à y penser . »
Enfin, ce soin n’a pas été considéré par la réflexion intellectuelle qui lui a préféré la
réflexion abstraite sur la morale ou l’éthique. Aborder la question du care implique un
travail de description de l’expérience humaine en refusant ce que Wittgenstein appelait
dans le Cahier bleu la « pulsion de généralité », le désir d’énoncer des règles générales de
pensée et d’action.
Si je veux évoquer le care, il me faut par exemple raconter comment vous devez
répondre à un grand nombre de sollicitations diverses. Ainsi, je dois prendre soin de mon
ami qui en raison de l’intensité de son angoisse a besoin d’une attention soutenue. Je dois
avoir un œil sur les médicaments qu’il doit prendre et qu’il oublie parfois, chercher à bien
comprendre ses besoins, organiser et coordonner avec lui les soins qui lui sont nécessaires.
Il faut s’occuper de la maison et de la nourriture, ne dormir que d’une oreille pour pouvoir
être là s’il se réveille.
Les penseurs du care découvrent que ces activités reposent sur un ensemble de
délibérations humaines tout à fait concrètes. Nous voyons ici que le statut de l’éthique ne
se fonde pas sur des règles, normes transcendantes et principes de décision, mais sur
l’attention aux conduites ordinaires, aux choix quotidiens, aux styles d’expression des
individus.
Et si nous aussi nous prenions en considération la réalité concrète de ces activités ? Au
lieu d’adopter le regard social qui les déconsidère, donnons-leur leur plein sens.
Reconnaissons que le care est la dimension même de notre humanité. Ayons enfin un autre
regard sur ceux qui prennent soin de nous tout au long de notre vie, ce qui implique
d’accepter notre vulnérabilité et notre dépendance.
En guise de conclusion :
une poignée de main et l’urgence
de la philosophie

« Je ne vois pas de différence entre une poignée de main et


un poème. »
Paul CELAN

Réfléchissant au rôle de la poésie, Paul Celan écrit de manière


saisissante : « Je ne vois pas de différence entre une poignée de main et un
poème. » L’expérience humaine la plus profonde qu’un homme puisse faire
est d’emblée ouverte et adressée à un autre homme.
Pour cette raison, tout grand texte de philosophie est à sa façon une
poignée de main – une manière de donner droit à l’amour le plus concret, le
plus simple, mais aussi le plus nécessaire qui apaise ce qui doit être apaisé,
libère ce qui doit être libéré, sauve ce qui doit être sauvé.
La parole soigne

À l’hôpital Sainte-Anne, où il est soigné, je suis frappé par le fait que


Bruno n’ait personne à qui il puisse parler de la crise intense qu’il subit. Il
est bien suivi par un médecin, mais l’enjeu de leurs entretiens est d’évaluer
deux ou trois fois par semaine l’effet des médicaments.
Au sens strict, personne ne s’adresse à lui.
Aucune parole n’accompagne le sens de son traitement. Et du coup, pris
par l’effet de l’angoisse, des comprimés, de l’enfermement dans l’hôpital,
Bruno n’a pas l’espace pour pouvoir se poser de questions sur ce qui lui
arrive. Au lieu de pouvoir interroger son expérience, il doit subir et attendre
de voir l’effet des substances chimiques qu’il consomme. Il est ainsi peu à
peu coupé de l’unité de son être, au lieu d’être appelé à la retrouver.
Or cette coupure participe de sa profonde souffrance.
Déjà aliéné par la maladie, l’accompagnement thérapeutique, loin de
l’aider, institue une nouvelle aliénation qui le ronge.
Alors que je demande, après un mois d’hospitalisation, s’il ne serait pas
bénéfique qu’il puisse rencontrer au moins un psychologue, le médecin qui
le suit m’explique que tel n’est pas le choix du service. Il est possible de
demander un bilan psychologique pour déterminer les « schémas de
comportements déficients », mais pas un entretien.
Il y a là une mécompréhension inquiétante du sens de l’existence
humaine. Pouvoir mettre des mots sur ce qui nous arrive, c’est déjà éclairer
notre souffrance, et être considéré dans son humanité.
Mais surtout, pouvoir être accueilli en ce que nous sommes par un autre
être est nécessaire et participe, comme toutes les études le montrent à
présent, du processus même de la guérison.
Une semaine plus tard, Bruno décide, se trouvant de plus en plus mal,
de quitter l’hôpital contre avis médical. Le médecin m’explique alors que
Bruno refuse de jouer le jeu, voulant s’enfermer dans une relation
émotionnelle qui ne peut créer qu’une dépendance psychologique à leur
égard…
Reconnaître la souffrance de notre temps

Je tombe des nues. Lorsque quelqu’un est pris par une profonde et
intense angoisse, ce dont il a besoin c’est de retrouver l’ampleur du sens de
la relation. N’est-ce pas, du reste, le cas dans toutes les grandes difficultés
qu’un être humain peut rencontrer ? Ce qui lui fait alors défaut, qu’il
traverse un deuil, un échec profond, une maladie – c’est qu’un autre être
humain soit en lien réel et juste avec lui. Ce dont il a besoin c’est qu’un
autre être humain témoigne de ce qui, en lui, est ouvert et auquel il n’a plus
vraiment accès. Qu’il soit ainsi gardé dans le cercle sacré de l’humanité.
Qu’il n’en soit pas rejeté. Qu’il ne soit pas considéré juste comme un cas
répondant d’une classification, un être identifié à une maladie.
N’est-ce pas du reste une épreuve redoutable que l’être à qui l’on
annonce un cancer soit immédiatement réduit à cette maladie ? L’ampleur
de son existence, de ses engagements, de ce qui a fait jusqu’ici sa vie,
disparaît sous cette nouvelle étiquette.
Combien de gens ont témoigné que, transis par la souffrance, ils
devaient de surcroît endurer que plus personne ne s’adresse à eux pour de
bon, voire n’ose leur parler normalement.
Pourtant, à l’instant où je parle vraiment à quelqu’un, que ce soit un
collègue de travail, le gardien de mon immeuble, un employé derrière un
guichet, ce malade, déjà il se sent mieux. Il est considéré dans son être et
non réduit à une fonction. Ce constat a été analysé à propos de ceux que
l’on désigne par l’acronyme affreux de SDF. Une de leurs profondes
souffrances est de n’être plus regardé. Chacun passe à côté d’eux sans les
voir. Ils se retrouvent ainsi mis à l’écart du monde. Telle est aussi, dans un
autre champ, l’analyse que fait Christophe Dejours de la souffrance au
travail dans son étude sur les conséquences de la dépersonnalisation des
1
êtres humains réduits à leur seule fonction sociale .
Ce qui menace l’être humain, ce qui déraille dans notre
monde

Si aujourd’hui je suis philosophe, ce n’est pas pour rechercher la


sécurité d’un confort paisible que j’obtiendrais à l’aide de quelques
exercices ou afin de réfléchir à des problèmes abstraits réservés à quelques
spécialistes, mais pour comprendre à la fois ce qui déraille dans notre
monde et le sens de cette poignée de main dont parle le poète.
Nous n’avons pas besoin des calmants d’une vague sagesse, mais d’une
analyse de ce qui nous menace, une analyse qui soit aussi une prise en garde
de ce qui nous tient ouvert à nous-mêmes, aux autres et au monde. C’est là
tout l’enjeu de la rencontre de la philosophie et de la méditation : sauver
notre monde, sauver ce qui est menacé, ce qui est fragmenté, séparé, désuni.
Le médecin-chef de service de l’unité où se trouve Bruno n’est sans
doute pas un « monstre », mais il est la victime consentante d’une
conception du monde qui liquide le questionnement philosophique et
conçoit l’être humain avec une coupable indigence. Pour lui, Bruno est un
problème biologique qu’une analyse biochimique devrait permettre de
diagnostiquer et qu’un ensemble de substances à ingérer devrait résoudre.
La chose lui apparaît non questionnable.
Et rien ni personne ne saurait ébranler ou même interroger ses
certitudes.
Or la philosophie nous rappelle qu’un être humain n’est justement pas
un ensemble de processus – il est un être pour qui la question du sens est
toujours à reprendre. Et personne ne peut y échapper.
Ce chef de service, comme tant de nos contemporains, est ensorcelé par
la promesse d’une efficience totale qui, en réduisant l’être humain à une
sorte de machine, permettrait d’en dominer le « fonctionnement ». Il ne
comprend pas que ce fanatisme de la raison qu’il promeut n’a plus rien de
raisonnable et qu’il a même été le mécanisme des principaux totalitarismes
e
au XX siècle qui ont liquidé l’humanité réduite à du « matériel humain »,
pour reprendre l’expression de Hitler, et qui, aujourd’hui encore, sous un
2
autre visage, par exemple celui des « ressources humaines », nous menace .
En termes philosophiques, l’être humain est aujourd’hui pris par le
risque de perdre sa propre essence. Et j’espère que vous percevrez combien
cette remarque, qui pourrait sembler abstraite, est au contraire seule à même
de nous éclairer sur ce qui est dorénavant le plus effrayant.
Comment oublier qu’aucun être humain ne peut vivre sans une poignée
de main, sans un regard, sans une parole – autrement dit sans être reconnu
en son humanité ?
Rien de plus concret puisque je parle tout aussi bien de la personne qui
à son travail est poussée à bout, n’en peut plus, que de celui qui sur son lit
d’hôpital demande assistance.
L’amour qui meut le ciel et les autres étoiles

La réponse est pourtant là, évidente : nous sommes d’emblée ouverts


aux autres. Notre être propre n’apparaît même qu’en étant en relation,
comme nous l’avons découvert dans l’analyse de l’amitié ou de l’injustice –
mais aussi du care. C’est même ainsi que chacun d’entre nous devient qui il
est.
C’est en questionnant ceux qu’il rencontre que Socrate devient
philosophe, c’est dans l’amitié avec La Boétie que Montaigne devient
Montaigne, c’est en devenant l’amant d’Hannah Arendt que Heidegger se
découvre. Il en est de même pour chacun de nous.
C’est dans cette ouverture que réside le sens de l’amour – qui est
aujourd’hui en exil par rapport au domaine à partir duquel autrefois il
prenait son sens. Pour nous, il est au mieux un sentiment agréable et
valorisé de l’ordre du religieux ou du sentiment ; pour un homme du Moyen
Âge comme Dante, héritier en cela de Platon, l’amour est ce qui meut le
ciel et les autres étoiles. Il ne faut pas comprendre cette phrase comme une
image poétique datée, mais comme l’inscription de l’amour dans sa vérité
que la tradition philosophique occidentale n’a cessé de proclamer et que
nous aurions grand mérite aujourd’hui à retrouver. Sans amour rien n’est
possible. Aucune vie ne peut trouver sa mesure. Aucun enseignant,
médecin, écrivain, boulanger ne peut exercer véritablement son métier sans
aimer les hommes, sans aimer son travail et ce que son travail transforme,
sans aimer les choses qui l’entourent comme ses outils, ce avec quoi il entre
en relation et au fond sans aimer le monde tout entier.
La philosophie m’a appris qu’il ne s’agit donc pas d’essayer, d’un point
de vue moral, d’être moins égoïste – mais tout simplement de retrouver le
lieu de l’amour qui n’est autre que cette humanité que j’ai dans ce livre
essayé d’interroger.
Et ce n’est pas pour rien que notre mot philosophie contient, avec la
philia, l’un des sens les plus hauts de l’amour. C’est que depuis son origine,
la philosophie est l’épreuve de l’amour le plus haut – celui qui garde
l’humanité de l’homme sans lui faire violence. Ce que l’on nomme bonté,
bienveillance, et même gentillesse – souci de soi et des autres, des choses et
du monde – se déploie de cette entente.
Nous sommes des êtres relationnels

Je n’ai pas à faire un effort pour m’occuper des autres. Un lien me


rattache à eux et à la société des hommes tout entière. La seule tâche est de
cesser de me séparer de l’humanité commune. J’ai à cesser de créer des
murs autour de moi.
Personne n’a à se désenchaîner d’un prétendu enchaînement à soi, à
laisser le sujet être ravi par l’autre. Nous devrions reconnaître que le lien
qui me relie aux autres comme à tout ce qui est, est premier.
La vérité de notre propre être est d’emblée relationnelle. Ce n’est pas
Paul qui aime Marie et Marie qui aime Paul, comme si nous avions deux
îles perdues dans l’océan qu’une hypothétique navette réunirait parfois,
mais l’amour qui avant tout les regarde et les unit. Leur seule tâche est de
répondre ou non à ce possible – ce qui est le travail de toute une vie. S’ils y
répondent, ils deviendront pleinement qui ils sont et feront l’expérience
d’être un nous.
C’est là une étonnante découverte : nous ne sommes pas toi et moi, un
je et un tu qui se font face, mais un nous. Nous sommes liés l’un à l’autre de
façon décisive. Et ce nous peut être dit entre deux personnes qui partagent
leur vie, entre deux amis, au sein d’une communauté réelle, mais aussi dans
un peuple.
Reconnaître cette dimension d’être est l’urgence de notre temps.
C’est elle seule qui nous sauvera – en réchauffant nos cœurs gelés, en
brisant les murs, en ouvrant les portes et en nous permettant d’établir un
monde plus juste.
C’est elle seule qui nous sauvera en ne réduisant pas notre détresse à un
problème psychologique, la douleur à des souffrances médicalement
traitables, l’amour à des réactions physiologiques ou un échange intéressé.
Croire, comme on le prétend si souvent aujourd’hui, que notre société
serait idéale si nous neutralisions tout engagement, tout lien, toute
responsabilité – en un sens si nous liquidions l’exigence philosophique – est
criminel. Or voilà le projet d’une société de l’échange généralisée qui, à
notre insu, nous conditionne.
Méditation et philosophie

Cette dimension d’amour, je ne cesse de l’éprouver dans la rencontre,


sans cesse à reprendre à neuf, entre la philosophie et la méditation.
Cette rencontre nous éclaire, car sans la philosophie, la méditation est
presque toujours restreinte à une forme de bien-être. Nous confondons alors
le confort avec la vérité de l’existence humaine, la sécurité avec l’amour, la
lutte contre le stress avec le souci de soi. Presque toutes les évocations de la
méditation se fourvoient et répètent cette erreur, dont nous ne voyons pas la
gravité, intoxiqués par l’idéologie hédoniste et marchande de notre temps.
Sans la philosophie, nous croyons que l’essentiel serait d’être « zen »,
calme ou serein ! Que l’on pourrait liquider le questionnement.
Pendant la longue errance médicale de Bruno, j’ai plus d’une fois été
d’une grande tristesse, et parfois même, dans les moments les plus
difficiles, comme assommé. Je n’ai pas demandé à la méditation de me
permettre de faire comme de rien n’était. J’ai tenté d’écouter et de vivre
cette épreuve telle qu’elle est.
Mais le plus important est de reconnaître que la méditation cesse d’être
niaise quand elle répond enfin à ce qui dans notre temps nous met en
danger. Réduire la réalité de l’être humain à un être anhistorique, une sorte
de schéma abstrait d’homme, comme le font la plupart des « sagesses »,
nous égare. La philosophie en nous confrontant à la vérité de notre temps, à
ce qui en lui nous menace comme ce qui en lui nous garde – peut seule nous
sauver. Un médecin qui se trouverait dans l’impossibilité de faire un
diagnostic ne serait d’aucun secours. De Socrate, qui interroge sur la place
publique ses concitoyens, jusqu’à Nietzsche qui se veut le médecin de notre
nihilisme, voilà ce qu’est la tâche de la philosophie.
J’ai moi-même été pris par l’illusion : m’abriter dans une sagesse
générale, indifférente à la vérité de notre histoire, aveuglé par les bons
sentiments. Et la philosophie m’a sauvé de cet écueil.
Sans la méditation, cependant, la philosophie tend à devenir un vain jeu
intellectuel ou une posture culturelle. Dans le premier cas, on oppose des
auteurs à d’autres, distribuant les bons et les mauvais points dans une sorte
de guerre de positions ! Chacun se fait fort, par exemple, d’expliquer la soi-
disant insuffisance de Platon ou de Kant. On se revendique de telle
influence ou de telle chapelle. L’épreuve décapante et parfois même
tranchante de la philosophie pour ouvrir les portes et nous faire penser est
niée. Elle n’a aucun impact réel. Elle ne met rien en question. Elle
n’affronte rien. Elle ne nous réveille nullement.
L’autre piège est de faire de la philosophie un ensemble de références
culturelles. Plutôt que de se contenter de références banales, la philosophie
apporte alors une touche supérieure un peu prétentieuse.
À la question récurrente de l’utilité sociale de la philosophie, la seule
réponse réelle est là. À quoi sert aujourd’hui la philosophie ?
À nous sauver ! À nous permettre de penser et de refuser ce qui menace
notre propre humanité.
NOTES

Introduction

1. Voir Fabrice Midal, La Méditation, PUF, « Que sais-je ? », 2014, p. 7.

1. Le prodige de pouvoir questionner

1. Maurice Merleau-Ponty, Éloge de la philosophie, Gallimard, 1960, p. 39.


2. Daisetz Teitaro Suzuki, Derniers Écrits au bord du vide, trad.
P. Moulinet, Albin Michel, 2010, p. 186.

2. Pourquoi veut-on vous rendre incapable d’attention ?

1. Simone Weil, « Réflexions sur le bon usage des études en vue de l’amour
de Dieu », Attente de Dieu, éd. J.-M. Perrin, Fayard, 1969, p. 68.
2. Voir Daniel Goleman, Focus, Robert Laffont, 2013.
3. Simone Weil, Attente de Dieu, op. cit., p. 90.
4. Voir Husserl, Phénoménologie de l’attention, trad. N. Depraz, Vrin, 2009.
5. Simone Weil, Attente de Dieu, op. cit., p. 96 sq.
6. Ernst Bloch, Le Principe espérance II, trad. F. Wuilmart, Gallimard,
1982, p. 40.
7. Montaigne, Essais, III, 13, « De l’expérience ».
8. Ibid.

3. Libérez-vous de la dictature de l’utilité !

1. Voir Platon, Théétète.


2. Aristote, Les Politiques, 1259a5-1259a19, trad. P. Pellegrin, GF-
Flammarion, 1993, p. 125.
3. Voir Philippe Arjakovsky, « Glossaire aristotélicien » dans Aristote,
Éthique à Nicomaque. Livre VI, Pocket, « Agora », 2007, p. 161.
4. Georges Braque, dans Dora Vallier, L’Intérieur de l’art, Le Seuil, 1982,
p. 31.

5. Retrouvez le désir de vivre !

1. Nietzsche, Le Gai Savoir, § 373, trad. P. Wotling, GF-Flammarion, 2007,


p. 339.
2. Ibid., § 349, p. 296.
3. Bergson, La Pensée et le Mouvant, PUF, « Quadrige », 1988, p. 99.

6. La pureté de l’espérance

1. Kant, La Fin de toute chose, dans Pour la paix perpétuelle. Projet


philosophique (1795), trad. Joël Lefèbvre, Presses universitaires de Lyon,
1985, p. 20.
7. S’étonner et s’émerveiller

1. Nietzsche, Aurore, « Avant-propos de 1886 », dans Œuvres


philosophiques complètes IV, trad. J. Hervier, Gallimard, 1970, p. 18.
2. Montaigne, Essais, III, 3, « De trois commerces ».

8. Apprenons à voir

1. Voir François Roustang, Le Secret de Socrate pour changer la vie, Odile


Jacob, 2011.

9. De l’heure exquise au moment propice

1. Bergson, L’Évolution créatrice, éd. A. François, PUF, « Quadrige »,


2007, p. 9.
2. Heidegger, Séminaire de Zurich, trad. C. Gros, Gallimard, « Bibliothèque
de philosophie », 2010, p. 63.
3. Pierre Aubenque, La Prudence chez Aristote, PUF, 1963, p. 96-97.

10. Pourquoi nous sommes à la fois unis et divisés

1. Vladimir Jankélévitch, La Mauvaise Conscience, PUF, 1951.


2. Nietzsche, « Seconde considération inactuelle », Considérations
inactuelles [1874], trad. H. Albert, Mercure de France, 1907, t. I, p. 124.
3. Rilke, Sonnets à Orphée, II, 2.
4. Kant, Logique, trad. L. Guillermit, Vrin, 1970, p. 25.
11. S’accorder au monde : le sens de l’éthique

1. Rainer Maria Rilke, « Mitsou », dans Œuvres en prose, éd. sous la


direction de C. David, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1993,
p. 641.
2. Voir Philippe Arjakovsky, « Présentation », dans Aristote, Éthique à
Nicomaque. Livre VI, op. cit., p. 43.
3. Pierre Aubenque, La Prudence chez Aristote, op. cit., p. 30.

12. Ne vous laissez pas berner par la causalité

1. Thorsten Botz-Bornstein, « Shûzô Kuki et la “philosophie de la


contingence” française. Une communication unique entre l’Orient et
e o
l’Occident », Revue philosophique de Louvain, 4 série, t. XCVII, n 1,
1999, p. 113-126 ; voir Jean Beaufret, Notes sur la philosophie en France
e
au XIX siècle, Pocket, « Agora », 2011.
2. Voir Nassim Nicholas Taleb, Le Cygne noir. La puissance de
l’imprévisible, trad. C. Rimoldy, Les Belles Lettres, 2010.

13. Le souci de soi et l’héroïsme de la tolérance

1. Michel Foucault, L’Herméneutique du sujet. Cours au Collège de France


(1981-1982), éd. sous la direction de F. Ewald, A. Fontana et F. Gros,
Gallimard et Le Seuil, « Hautes Études », 2001.
2. Michel Foucault, « Vérité, pouvoir et soi », dans Dits et écrits II, éd. sous
la direction de D. Defert et F. Ewald, Gallimard, « Quarto », 2001, p. 1597.
3. Montaigne, Essais, III, 2, « Du repentir ».
4. Ibid., I, 31, « Des cannibales ».
14. Qui veut dire « prendre soin de soi » ?

1. Voir Kierkegaard, La Maladie à la mort, éd. F. Farago, Nathan, « Les


Intégrales de philo », 2010.
2. Montaigne, Essais, III, 3, « De trois commerces ».
3. Jean Starobinski, Jean-Jacques Rousseau, la transparence et l’obstacle,
Gallimard, 1971, p. 223.

15. Comment trouver un peu de paix quand tout


s’effondre ?

1. Épictète, Manuel, XXV, 4-5, trad. M. Meunier, GF-Flammarion, 1992,


p. 193-194.
2. Kierkegaard, Crainte et tremblement, trad. P.-H. Tisseau, Aubier,
« Bibliothèque philosophique », 1946, p. 100.
3. Épicure, Sentences vaticanes, 14, trad. P.-M. Morel, GF-Flammarion,
2011, p. 118.

16. Pourquoi la « sagesse » fait peur

1. Michel Foucault, L’Herméneutique du sujet, op. cit., p. 30.


2. Gabriel Germain, Épictète et la spiritualité stoïcienne, Le Seuil, 1964,
p. 6.
3. Platon, Phédon, 89c-d, trad. M. Dixsaut, GF-Flammarion, 1991, p. 259-
260.
4. Kierkegaard, Œuvres complètes XIII, trad. P.-H. Tisseau et E.-
M. Jacquet-Tisseau, Éditions de l’Orante, 1966, p. 98.
5. Gabriel Germain, Épictète et la spiritualité stoïcienne, op. cit., p. 173.
6. Boileau, satire VIII, dans Satires. Épîtres. L’Art poétique, Gallimard,
« Poésie », 1985, p. 97.
7. Husserl, Philosophie première, trad. A. L. Kelkel, PUF, « Épiméthée »,
1990, 2 vol.
8. John Langshaw Austin, Quand dire, c’est faire, trad. G. Lane, Le Seuil,
« L’Ordre philosophique », 1970.
9. Nietzsche, Humain trop humain [1879], dans Œuvres I, éd. sous la
direction de J. Lacoste et J. Le Rider, Robert Laffont, 2000, p. 830.

17. L’amitié n’est-elle pas le plus bel exercice


de philosophie ?

1. Montaigne, Essais, I, 28, « De l’amitié ».


2. Ibid.
3. Pour une lecture philosophique du texte de Montaigne, voir François
Fédier, Voix de l’ami, Le Mans, Éditions du Grand Est, 2007.
4. Cité dans Hegel, Les Écrits de Hamann, trad. J. Colette, Aubier, 1981,
p. 156.

18. L’énigme et la vibration de la présence

1. Simone Weil, Intuitions pré-chrétiennes, La Colombe, 1951, p. 40.


2. Alexis Lavis, L’Espace de la pensée chinoise, Escalquens (Haute-
Garonne), Oxus, « Spiritualités », 2010, p. 35.
3. René Char, Recherche de la base et du sommet, dans Œuvres complètes,
éd. sous la direction de J. Roudaut, Gallimard, « Bibliothèque de la
Pléiade », 1983, p. 720.

19. À la découverte de l’esprit

1. Descartes, « Lettre préface », Principes de la philosophie.


2. Descartes, AT, VI, 32.
3. Descartes, AT V, 137 sq.
4. Paul Valéry, Les Pages immortelles de Descartes [1941], Buchet-Chastel,
1961, p. 28.
5. Jean Beaufret, « Remarques sur Descartes », Dialogue avec Heidegger II,
Minuit, « Arguments », 1973, p. 35.
6. Giorgio Agamben, Enfance et histoire, trad. Y. Hersant, Payot, « Critique
de la politique », 1989, p. 30.
7. Ibid., p. 40.
8. Jacques Chevalier, Entretiens avec Bergson, « 8 mars 1932 », Plon, 1959,
p. 152.

20. Comment l’esprit a été enfermé dans la conscience,


et pourquoi il faut l’en délivrer

1. Jacques Lacan, Écrits, Le Seuil, 1966, p. 517.

21. Être amoureux fou ou pourquoi la philosophie


est une érotique
1. S. Mallarmé, « Lettre à Aubanel, 16 juillet 1866 », dans
Correspondance I, éd. H. Mondor et L. J. Austin, Gallimard, 1959, p. 77.
2. Heidegger, « Ma chère petite âme ». Lettres à sa femme Elfride (1915-
1970), Le Seuil, « L’Ordre philosophique », 2007, p. 345.

22. La bonté d’être et la révolte

1. Rousseau, Émile ou De l’éducation, IV, éd. A. Charrak, GF-Flammarion,


2009, p. 274.
2. Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi
les hommes, éd. B. Bachofen et B. Bernardi, GF-Flammarion, 2012, p. 217.
3. Rousseau, Du contrat social, I, 8, éd. B. Bernadi, GF-Flammarion, 2012,
p. 97.
4. Karen Armstrong, Compassion. Manifeste révolutionnaire pour un
monde meilleur, trad. D. Thomas, Belfond, « L’Esprit d’ouverture », 2013,
p. 17.
5. Voir Jacques Ricot, Du bon usage de la compassion, PUF, « Care
studies », 2013.
6. Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi
les hommes, op. cit., p. 198.
7. Voir Fabrice Midal, La Tendresse du monde. L’art d’être vulnérable,
Flammarion, « Un chemin à soi », 2013.
8. Joan Tronto, Un monde vulnérable. Pour une politique du care, trad.
H. Maury, La Découverte, « Textes à l’appui. Philosophie pratique », 2009.
9. Pascale Molinier, Sandra Laugier et Patrica Paperman (dir.), Qu’est-ce
que le care ? Souci des autres, sensibilité, responsabilité, Payot, « Petite
Bibliothèque », 2009, p. 19.
En guise de conclusion : une poignée de main
et l’urgence de la philosophie

1. Christophe Dejours, Souffrance en France. La banalisation de l’injustice


sociale, Points, « Essais », 2009.
2. Voir Fabrice Midal, Auschwitz, l’impossible regard, Seuil, 2012.
TABLE

Introduction
1 - Le prodige de pouvoir questionner
2 - Pourquoi veut-on vous rendre incapable d’attention ?
3 - Libérez-vous de la dictature de l’utilité !
4 - Qu’est-ce que l’expérience ?
5 - Retrouvez le désir de vivre !
6 - La pureté de l’espérance
7 - S’étonner et s’émerveiller
8 - Apprenons à voir
9 - De l’heure exquise au moment propice
10 - Pourquoi nous sommes à la fois unis et divisés
11 - S’accorder au monde : le sens de l’éthique
12 - Ne vous laissez pas berner par la causalité
13 - Le souci de soi et l’héroïsme de la tolérance
14 - Que veut dire « prendre soin de soi » ?
15 - Comment trouver un peu de paix quand tout s’effondre ?
16 - Pourquoi la « sagesse » fait peur
17 - L’amitié n’est-elle pas le plus bel exercice de philosophie ?
18 - L’énigme et la vibration de la présence
19 - À la découverte de l’esprit
20 - Comment l’esprit a été enfermé dans la conscience, et pourquoi il faut
l’en délivrer
21 - Être amoureux fou ou pourquoi la philosophie est une érotique
22 - La bonté d’être et la révolte
En guise de conclusion : une poignée de main et l’urgence de la philosophie

Notes
Principaux ouvrages du même auteur
Principaux ouvrages du même auteur

PHILOSOPHIE
La Tendresse du monde, l’art d’être vulnérable
Flammarion, 2013

Auschwitz, l’impossible regard


Seuil, 2012

Conférences de Tokyo. Martin Heidegger et la pensée bouddhique


Cerf, 2012

L’amour à découvert, retrouvez une manière authentique d’aimer


Livre de poche, 2012 (paru en 2009 sous le titre Et si de l’amour on ne
savait rien, Albin Michel)

La Voie du chevalier
Payot, 2009

Risquer la liberté, vivre dans un monde sans repère


Éditions du Seuil, 2009

POÉSIE ET ART
Petite philosophie des mandalas : Méditation sur la beauté du monde
Éditions du Seuil, 2014

Pourquoi la poésie, L’héritage d’Orphée


Pocket, Agora, 2010
Rainer Marie Rilke, L’amour inexaucé
Éditions du Seuil, 2009

Jackson Pollock ou l’invention de l’Amérique


Éditions du Grand Est, 2008

Comprendre l’art moderne


Pocket, Agora, 2007

Au service du sacré, Sauter à l’angle moderne Paul Celan, Martin


Heidegger, Barnett Newman
Éditions du Grand Est, 2007

La photographie
Éditions du Grand Est, 2007

MÉDITATION
Simplement être là, le cœur grand ouvert
Éditions du Grand Est, 2014

Frappe le ciel, écoute le bruit, ce que vingt-cinq ans de méditation m’ont


appris
Les Arènes, 2014

La méditation
PUF, Que sais-je ?, 2014

Méditations sur l’amour bienveillant


Audiolib, 2013
Pratique de la méditation
Livre de poche, 2012

Méditation, 12 méditations guidées pour s’ouvrir à soi et aux autres


Audiolib, 2011
TABLE

Introduction
1 - Le prodige de pouvoir questionner
2 - Pourquoi veut-on vous rendre incapable d’attention ?
3 - Libérez-vous de la dictature de l’utilité !
4 - Qu’est-ce que l’expérience ?
5 - Retrouvez le désir de vivre !
6 - La pureté de l’espérance
7 - S’étonner et s’émerveiller
8 - Apprenons à voir
9 - De l’heure exquise au moment propice
10 - Pourquoi nous sommes à la fois unis et divisés
11 - S’accorder au monde : le sens de l’éthique
12 - Ne vous laissez pas berner par la causalité
13 - Le souci de soi et l’héroïsme de la tolérance
14 - Que veut dire « prendre soin de soi » ?
15 - Comment trouver un peu de paix quand tout s’effondre ?
16 - Pourquoi la « sagesse » fait peur
17 - L’amitié n’est-elle pas le plus bel exercice de philosophie ?
18 - L’énigme et la vibration de la présence
19 - À la découverte de l’esprit
20 - Comment l’esprit a été enfermé dans la conscience, et pourquoi il faut l’en délivrer
21 - Être amoureux fou ou pourquoi la philosophie est une érotique
22 - La bonté d’être et la révolte
En guise de conclusion : une poignée de main et l’urgence de la philosophie

Notes
Principaux ouvrages du même auteur

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