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Comment La Philosophie Peut Nous Sauver 22 Méditations Décisives
Comment La Philosophie Peut Nous Sauver 22 Méditations Décisives
22 méditations décisives
Flammarion
Mon livre est, dans son souci d’établir une autre manière de faire de la
philosophie, à la fois ambitieux et très simple.
Il est ambitieux, car il vise à vous donner à lire une tout autre
compréhension de la philosophie que celle qui est le plus souvent
présentée : elle n’est ni une sorte de technique conceptuelle, ni une forme
de sagesse sentimentale et souvent paternelle – moins encore un ensemble
d’avis personnels sur tel ou tel sujet.
Tous les grands philosophes pensent, écrivent, enseignent en s’appuyant
sur le socle d’une expérience originaire à partir duquel ce qu’ils ont à dire
prend forme. C’est cette expérience que j’ai cherché, au cours de ces vingt
dernières années, avec ténacité, à retrouver. Ce livre est ma tentative de
partager avec vous ce travail.
Pour chaque philosophe, le chemin que j’ai dû suivre pour les libérer de
la glaciation où ils sont tenus a été différent : pour Platon, je suis revenu aux
textes contre le platonisme qui en a sacrifié l’expérience en devenant
doctrine ; pour Aristote, il a fallu mettre en question les traductions partout
acceptées de son vocabulaire qui le trahissent ; pour Descartes, il a fallu
prendre le temps de faire vraiment l’expérience qu’il décrit dans son texte,
d’en être ébranlé et de s’y tenir…
Je vous rassure, je ne vais pas chercher à montrer qu’en réalité Kant
pratiquait sur son coussin de méditation tous les matins et que c’est pour
cela qu’il fut un penseur majeur ! Non, mais sa pensée est une expérience
libératrice qui donne droit à une aspiration juste et profonde (comme nous
le verrons aux chapitres 4 et 5).
Ce qui est méditatif, ce n’est pas d’être serein et calme en toute
situation, mais de porter attention à ce qui est. À quoi faut-il faire
attention que nous ne regardons pas ?
Le mot méditation vient du latin mederi (que l’on retrouve dans
« médecin ») et signifie « prendre soin ». Certes, le terme a fini par
désigner, en Occident, une forme de réflexion attentive comme dans le titre
du livre de Descartes, les Méditations métaphysiques, alors que dans les
traditions venues d’Orient, il s’agit de porter attention à ce qui est, dans le
moment présent, tel qu’il est en discernant ce qui nous en sépare et l’altère.
Mais l’opposition n’est pas si décisive. Ce qui est commun est ce geste
1
d’attention que contient l’étymologie même du mot . Lorsqu’on demandait
au Bouddha : « Pourquoi méditer ? », il ne répondait pas que c’était « pour
être serein ou heureux », mais pour « voir les choses telles qu’elles sont ».
Là, et là seulement est le chemin d’une réelle libération aussi bien pour soi,
que pour les autres et pour le monde.
Et Descartes, comme nous le verrons, ne nomme pas son texte
« méditation » sans prendre en compte la dimension d’attention et
d’expérience que ce terme implique.
En vérité, en Occident, aucun philosophe d’envergure n’a conçu
l’expérience de la pensée comme une réflexion abstraite et intellectuelle,
mais toujours comme une expérience d’attention à même de nous éveiller
(et dont l’allégorie de la caverne est un peu le paradigme).
À partir de ce souci de faire attention auquel Socrate nous a, le premier,
éduqués, il est possible de retrouver le désir d’être et de vivre, de s’éveiller
à l’instant décisif, de savoir prendre une bonne décision, de parler pour ne
pas simplement avoir raison, de prendre soin de soi, de se laisser atteindre
par l’amitié, de découvrir l’esprit, la beauté et l’embrasement érotique, de
savoir donner droit à notre aspiration la plus profonde… pour reprendre les
méditations qui seront proposées dans les divers chapitres de ce livre.
Or voilà, ce qui au cœur de la philosophie est généralement oublié.
Nous cherchons des aspects pratiques – qui seraient adjoints à la dimension
théorique ! Nous ne voyons pas que c’est la philosophie elle-même qui est
tout entière pratique, car elle est méditative.
Mais si mon livre est ambitieux, il est aussi tout simple. Quand on
interroge les gens sur leur année de terminale où, pour nombre d’entre eux,
ils ont fait de la philosophie, ils en gardent généralement un fort souvenir.
Ils ont souvent perçu que la manière dont leur professeur les interrogeait ne
ressemblait à aucune autre et qu’elle leur était nécessaire.
Mon livre cherche à revenir à ce moment, qu’il fût bref ou long, où nous
avons été mis en éveil par une façon de questionner qui nous a ouvert de
nouveaux horizons, et a fait sens de manière profonde. Car je crois que ce
sens peut, dans une période de crise comme la nôtre, nous sauver en
éclairant l’énigme de notre condition humaine.
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Le prodige de pouvoir questionner
Penser ne consiste pas à avoir des idées, à faire des discours savants.
Penser, c’est rester ouvert, questionnant. Dans la tradition de la méditation
en Orient, on nomme non-pensée cette expérience, car alors nous sommes
libres des conceptualisations abstraites.
Autrement dit, ce que l’Orient désigne comme la non-pensée,
l’Occident socratique le nomme pensée. Ces deux pôles « pensée » et
« non-pensée » s’éclairent l’un l’autre. Dans les deux cas, nous sommes
conduits à nous libérer des représentations toutes faites, des choses que l’on
dit parce qu’on les a entendues sans en avoir fait l’expérience et qui nous
emmurent vivants dans une carapace de glace.
C’est dans cette perspective que l’on peut comprendre pourquoi Socrate
disait de façon surprenante : je sais que je ne sais rien. Cette affirmation
n’est pas l’aveu convenu de l’ignorance propre à tout être humain, comme
les mots de l’une des dernières et célèbres chansons de Jean Gabin qui m’a
toujours crispé : « Maintenant je sais, je sais qu’on ne sait jamais ! »
Socrate ne dit nullement que l’homme est condamné à l’ignorance. Au
contraire, il nous invite à questionner toujours plus.
Il existe un fossé entre le scepticisme suffisant de Jean Gabin qui
liquide la question du savoir et l’ironie de Socrate qui laisse ouverte toute
question ! Pour le premier, il n’y a pas de vérité, chacun peut bien penser ce
qu’il veut. Rien ne peut nous questionner décisivement. Socrate montre au
contraire l’importance de vouloir connaître. Surtout, ne renonçons pas à
savoir ! Ne nous contentons pas de quelques cailloux. Laissons notre désir
devenir plus vif et nous embraser.
Si l’attention n’est pas identifiable à la volonté, elle n’est pas non plus
un état de pure passivité. Confondre les deux est une autre erreur fréquente.
Je regarde la télévision. Je pourrais croire que je suis attentif à ce qui se
passe tant je suis absorbé par le programme. Or en réalité, je ne suis pas
attentif, mais captivé – c’est-à-dire prisonnier d’un état où je suis gavé
d’informations et d’émotions. Le sentiment de bien-être hypnotique qui
s’ensuit n’est en aucun cas du même ordre que l’apaisement qui
m’accompagne quand je fais preuve d’une authentique attention. Je suis
alors, comme le constate Husserl, éminemment actif dans un engagement
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qui repose sur le plein exercice de ma liberté .
Pourquoi veut-on vous priver de votre capacité à faire
attention ?
Perceval est un héros mal dégrossi qui ne connaît pas les règles et
conventions sociales et qui ignore du coup comment se relier aux autres.
Un jour, au cours d’une de ses aventures, Perceval rencontre un vieillard
richement vêtu. Ce dernier l’accueille gracieusement et le fait chevalier. Le
lendemain, Perceval se trouve devant un autre château. Il y est reçu, fort
courtoisement, par un autre seigneur qui souffre d’une grave infirmité.
Pendant le festin qu’il lui offre, un cortège passe. D’abord avancent
deux hommes qui portent une lance du haut de laquelle le sang ruisselle.
Puis un grand plat est apporté sur lequel repose une pierre miraculeuse.
C’est le Graal !
Or Perceval ne pose aucune question. Il ne fait pas vraiment attention à
ce qui se passe.
Depuis que j’ai lu cette histoire, elle me hante. Que veut-elle dire ?
Simone Weil la déchiffre de manière très convaincante. Perceval, nous dit-
elle, est prisonnier de lui-même. La souffrance des autres ne le concerne
pas. Son attention ne lui permet pas d’être en lien réel avec les autres – elle
est ainsi incomplète et mutilée. C’est ce que sous-entend le conte : le
lendemain, une jeune fille qui l’escorte hors du château lui explique qu’il a,
la veille au soir, rencontré le roi dont la blessure plonge le pays tout entier
dans l’affliction et la douleur. « Ton silence, lui dit-elle, nous fut un
malheur. Il fallait poser la question ; le roi pécheur à triste vie eût été guéri
de sa plaie. »
Faire attention, c’est en effet pouvoir guérir le monde. C’est pourquoi
l’attention seule peut permettre à tout homme de trouver ce que le mythe
nomme le Graal, la pierre miraculeuse qui rassasie toute faim.
Il ne suffit pas d’être ouvert à ce qui se passe, encore faut-il se laisser
toucher par ce qui advient. L’attention ne peut pas être simplement un
instrument de puissance et d’efficacité, elle doit offrir la possibilité d’être
plus amplement ouvert et sensible. Elle est donc inséparable de l’amour qui
permet de demander à tout homme : « de quoi souffres-tu ? » pour pouvoir
ensuite y répondre. C’est ainsi qu’est reconnu l’être qui est malheureux
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comme étant exactement semblable à nous .
Être juste là
Commencez par arrêter un moment toutes vos activités et restez silencieux,
simplement ouvert à ce qui est. Vous allez tout d’abord trouver cela pénible et faire
l’expérience de ce que Kierkegaard nomme une « éternité d’une continuité sans contenu,
béatitude sans jouissance, profondeur de simple surface, satiété affamée ». Il ne se passe
rien. Une pensée généralement peu intéressante en suit une autre. Cette situation de silence
où il n’y a, au fond, rien à attendre ni rien à rechercher peut parfois être vécue de manière
très angoissante par ceux qui s’y essaient. Pourtant, il faut en passer par là. Restez dans cet
ennui.
La splendeur du silence
Essayez, dans un troisième temps, d’être ouvert à ce qui est, là, dans le présent vivant.
Vous pourrez alors découvrir ce que vous ne remarquiez pas au premier abord. Il
existe en effet derrière cette « continuité sans contenu » un monde vivant. En entrant dans
l’ennui, vous allez découvrir des impressions, des expériences qu’autrement vous n’auriez
jamais éprouvées.
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Qu’est-ce que l’expérience ?
Nous faisons tous les jours des expériences. Rien que de très banal.
Et pourtant, ce que nous apprend la philosophie, c’est que faire
l’expérience de quoi que ce soit – de cet arbre, de cet homme qui me parle,
de ce qu’est la justice, de l’ennui ou de ce qu’exister peut signifier – n’est
pas du tout aisé. La plupart du temps, nous nous contentons, sans même
nous en rendre compte, soit de conceptions abstraites soit d’opinions
fluctuantes et changeantes.
Nous sentons bien des choses. Nous concevons bien d’autres choses
encore. Mais quand sommes-nous vraiment à la hauteur d’une véritable
expérience ?
Kant affronte cette question avec une profondeur saisissante.
Portrait de Kant en Christophe Colomb
Se réveiller enfin
L’être humain vit parfois, sans même s’en rendre compte, dans un
« sommeil dogmatique ». Il prétend ainsi connaître les choses en
s’affranchissant de l’expérience. Tel est l’aveuglement propre à toute
idéologie, à tout dogmatisme, mais aussi le fond secret de tout fanatisme.
Kant nous montre comment nous réveiller.
Je n’ai pas souvent pleuré en lisant de la philosophie, mais il m’est
arrivé, étudiant, de fondre en larmes en lisant Kant. J’avais l’impression
qu’il me rendait le monde, que je n’étais pas condamné à être enfermé en
moi-même. Le ciel au-dessus de moi, les arbres, les autres êtres humains
étaient réels.
Avant de lire Kant, je n’avais pas entièrement fait cette expérience. Je
savais certes qu’il y avait des arbres, des animaux et des êtres humains. Je
les rencontrais. Mais quelque chose de leur plénitude m’était resté opaque –
sans même que je le sache. J’étais écrasé par un poids que j’attribuais
uniquement à mon insuffisance et à mon éducation. Je vivais dans une sorte
de grisaille, n’ayant aux choses qu’un rapport d’usage.
Je crois aujourd’hui que cette expérience philosophique a été décisive :
j’ai découvert que faire de la philosophie, c’est d’abord être appelé par ce
que le poète René Char nomme le « Grand Réel », une expérience où un
voile se déchire devant nous.
Se débarrasser de la fausse opposition entre idéalisme
et réalisme
Mon ami Bruno ne peut plus se lever. Il a peur et reste dans son lit sans
savoir que faire. Il ressemble à un petit enfant perdu. Le diagnostic, peut-
être un peu rapide et imprécis de « dépression », tente de décrire cette
situation où le désir quitte un être.
Elle montre combien sans désir, vivre est pour tout être humain une
épreuve très difficile, voire impossible.
Il est étrange que nombre de sagesses invitent l’être humain à vivre en
se libérant du désir. Ces sagesses ne visent évidemment pas à nous engager
dans la dépression, mais elles oublient l’élan décisif qui porte un être
humain à s’accomplir. En ce sens, elles ne me semblent pas du tout
« sages » !
Étrangement, la méditation venue d’Orient est souvent comprise comme
une façon de cesser de désirer. C’est une erreur qui vient d’une confusion
entre le bouddhisme et quelques philosophies antiques et au premier chef le
scepticisme, lourde de conséquences.
Mais le Bouddha ne parle-t-il pas de se libérer du désir, n’allez-vous pas
manquer de me dire ? Nullement.
Certes, c’est ainsi qu’est souvent présentée sa doctrine. Mais, en réalité,
le Bouddha emploie le terme trishna – que l’on ne peut aucunement
traduire par « désir ». Le terme désigne cette soif insatiable qui nous laisse
toujours insatisfaits, la crispation qui nous conduit à vouloir saisir les
choses sans les rencontrer, sans les voir comme elles sont. C’est à elle qu’il
faut renoncer.
Ne confondons pas les deux.
Désirer au sens le plus ample ne consiste pas à vouloir saisir telle ou
telle chose, mais à s’ouvrir, à se dépasser. C’est en ce sens que Spinoza peut
écrire : « Le Désir est l’essence même de l’homme. » Nous ne pouvons
jamais, nous dit le désir, nous reposer dans le présent, mais nous devons
aller de l’avant. Telle est la vie : un continuel renouvellement.
L’énigme de la dépression
Le morceau de sucre
Pour l’appréhender, commencez par vous préparer un verre d’eau et mettez-y un
morceau de sucre. De manière remarquable, il faut attendre qu’il fonde. Vous avez beau
faire, vous pouvez remuer l’eau autant que vous voulez, la dissolution prend le temps qui
est le sien propre.
À vous d’être à la mesure de ce moment. Impossible de le soumettre à votre attente.
Vous ne pouvez pas forcer la dissolution.
Bergson remarque que ce fait est gros d’enseignement.
Ce temps qu’il me faut attendre n’est pas un temps abstrait, « il coïncide avec mon
impatience, c’est-à-dire avec une certaine portion de ma durée à moi, qui n’est plus
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allongeable ni rétrécissable à volonté. Ce n’est plus du pensé, c’est du vécu ».
Extraordinaire expérience : en attendant que le sucre fonde, vous êtes conduit à entrer en
rapport avec la réalité. Vous êtes obligé de quitter le bavardage mental, votre manière de
vouloir manipuler le réel pour qu’il soit conforme à vos projets.
Remarquez que le temps n’est pas alors séparé de votre propre expérience. Autrement
dit, le temps n’est pas objectif, il est toujours à la mesure de l’épreuve que vous en faites.
Si pendant que le sucre fond, vous répondez à vos SMS, le temps vous semblera très
court. Mais en réalité ce n’est pas le temps qui est court, c’est votre rapport au temps qui
est faible.
Si vous êtes pleinement présent à la dissolution du sucre, le temps vous paraîtra plus
long – en réalité, il est tout simplement plus réel. L’important ici est de découvrir combien
ce temps-là est riche, riche de possibles et de nuances. Une meule de Monet ne nous
montre pas la saisie objective d’une réalité photographique, mais une expérience humaine
d’une grande densité – une certaine durée qui n’est d’abord qu’une certaine qualité de
présence.
Écouter de la musique
Essayez à présent de porter attention à cette durée et d’en faire pleinement l’épreuve.
Une bonne manière de le faire est d’écouter un morceau de musique. Généralement, nous
n’écoutons pas la musique, elle s’écoule partout où nous allons – au supermarché, dans la
voiture… Or que se passe-t-il, si nous nous arrêtons et prenons le temps, pour simplement
l’écouter, comme nous avons regardé le sucre fondre ? Nous entrons dans une autre
épaisseur du temps.
Et du reste, à la fin du morceau, nous n’avons pas la moindre idée s’il a duré trois ou
quinze minutes. Nous sommes entrés dans une expérience pleine de strates, de galeries, de
raccourcis. Autrement dit, nous nous sommes libérés de la maladie de vouloir matérialiser
le temps, de chercher à le comptabiliser, pour le garder dans son ampleur vivante.
2. Méditation pour s’éveiller à l’heure exquise
Mais où est le temps ?
Nous pensons spontanément qu’il est là où je peux savoir l’heure qu’il est. Ainsi si je
regarde ma montre, je peux y voir indiqué six heures du soir. Mais est-ce là, demande
Heidegger, notre expérience véritable du temps ? Le temps est-il éprouvé à même le
mouvement des aiguilles sur le cadran ?
Non, et d’ailleurs, si ma montre est arrêtée, le temps ne s’est pas évanoui. Je ne peux
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seulement plus dire l’heure qu’il est .
Le temps authentique n’est donc pas ce que nous en dit notre montre !
Si nous distinguons la mesure uniformisée, calibrée, que l’on chronomètre, avec
l’ensemble de très subtiles modulations que Monet nous invite à apprécier, nous
découvrirons que le temps ne se mesure pas, il s’apprécie.
Où est le temps alors ? Dans l’appréciation que j’ai de lui.
Le moment parfait
Cette expérience est au cœur de la peinture de Monet. Au lieu de fixer son attention
sur des détails, il s’ouvre à l’atmosphère du monde. Et c’est là le point clef : le maintenant
que vous avez éprouvé n’est pas une pétrification de la durée – mais un monde infini de
variations qui toutes ensemble sont profondément unitaires et font ce que Verlaine nomme
de manière si profonde et belle « l’heure exquise » dans les vers suivants :
« Rêvons, c’est l’heure.
Un vaste et tendre
Apaisement
Semble monter
Du firmament
Que l’astre irise…
C’est l’heure exquise. »
Quand il est cinq heures
Si cette expérience n’est pas assez claire, vous pouvez aussi réécouter la célèbre
chanson de Jacques Dutronc, « Il est cinq heures, Paris s’éveille ». La chanson ne porte pas
sur le fait qu’il soit cinq heures, mais nous rend sensibles à la tonalité de ce moment si
spécifique du jour, dans cette ville si particulière. Il nous met en présence de l’activité qui
émerge et nous sentons frémir la vie urbaine qui renaît. Voilà le temps !
3. Méditation pour être présent à l’instant décisif
Il faut encore faire un pas de plus et remarquer qu’en réalité, le temps n’est pas
toujours au rendez-vous !
Cette affirmation semble complètement paradoxale, voire absurde. Le temps n’est-il
pas toujours là ?
Eh bien non, car très souvent, en effet, nous l’oublions. Or le temps authentique est
celui que nous reconnaissons comme « ce moment juste » et non la succession sans
conscience du temps.
Étonnant renversement. Le temps n’est pas tant ce qui passe, qui présent devient
passé, mais ce qui s’ouvre et m’appelle à lui répondre.
Notre manière d’être est loin de celle de l’animal qui nous apparaît par
contraste, en sa pure simplicité, comme une énigme. Schelling, le
condisciple et ami de Hegel, a contemplé avec finesse ce phénomène. Dans
ses Recherches sur la liberté humaine de 1809, il souligne : « Jamais
l’animal ne peut sortir de l’unité. »
Nous sommes au contraire marqués par une séparation. Nous ne
coïncidons plus avec nous-mêmes ni avec la réalité. Notre conscience
creuse une distance qui fait de nous des êtres de réflexion, capables de
prendre de la distance avec nous-mêmes. Nous ne sommes pas des êtres
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purement méditatifs .
Pour faire comprendre cette singularité, Nietzsche fait ce récit : « Un
jour, il arriva à l’homme de demander à la bête : “Pourquoi ne me parles-tu
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pas de ton bonheur et ne fais-tu que me regarder ?” Et la bête voulut
répondre et dire : “cela vient de ce que j’oublie chaque fois ce que j’ai
l’intention de répondre”. Or, tandis qu’elle préparait cette réponse, elle
l’avait déjà oubliée et elle se tut, en sorte que l’homme s’en étonna. »
Nietzsche a raison. Le génie propre à l’animal, à la différence de
l’homme, est de ne rien ressasser, d’être en rapport aux choses de plain-
pied, sans aucune médiation. Cette énigme, le poète Rainer Maria Rilke y
revient aussi dans toute son œuvre. L’animal, s’émerveille le poète, a la
capacité d’être simplement là où il est, purement au présent.
L’homme, en revanche, tend à être sans cesse déchiré entre ce qu’il vit,
ce qu’il pense, ce qu’il espère et ce qui est. Dès qu’il porte à sa bouche un
fruit, regarde un nuage dans le ciel, il tend à les figer, à en faire des objets
séparés de lui. Il n’est pas le ciel – mais il le regarde, se met à distance de
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lui et il entre selon l’expression de Rilke dans « un monde interprété ».
Je crois qu’il y a là une grave leçon. Si l’innocence d’être simplement
présent ne nous est pas donnée comme elle l’est pour les animaux, nous
pouvons la gagner. Telle est l’éthique.
Qu’est-ce que bien agir ?
Si vous avez déjà vécu avec un chat, vous avez dû être frappé par
l’insolente manière avec laquelle il est si entièrement lui-même. Il a cette
chance d’être toujours chat, du matin au soir : « Les chats sont des chats et
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leur monde est le monde des chats d’un bout à l’autre . »
Vous ne voyez jamais d’ailleurs votre chat être « in-chat » ou plus
exactement « in-félin » comme nous, parfois, nous pouvons être inhumains.
Personnellement, j’ai souvent le sentiment d’être un peu à côté de ce
que j’avais à faire ou à dire. De n’avoir pas fait assez attention à telle
personne. De m’être crispé sans raison. De n’avoir pas trouvé sur le
moment ce qu’il fallait dire. Autrement dit, d’être à côté de ma propre
humanité.
Je dois écrire une lettre à un de mes collaborateurs pour remettre en
question certaines décisions qu’il a prises. Comment le lui dire justement,
sans le blesser, mais de manière à ce que cela permette de faire avancer la
situation ?
Dans le train, au bar, je commande un thé. Un quart d’heure après, j’y
retourne, pour redemander un peu d’eau chaude. Le barman me répond
qu’il n’a pas le droit de m’en redonner.
Que dois-je répondre ?
Être un être humain n’est pas facile, comme nous l’apprenons un peu
chaque jour.
Du reste, de quoi parlons-nous la plupart du temps, quand nous ne
sommes pas pris par les exigences de la rentabilité ? Nous parlons de
questions éthiques, c’est-à-dire de comment être un peu mieux humain.
Quand nous nous demandons : « Mon collègue m’a dit cette phrase,
c’est tout simplement honteux, ne crois-tu pas ? Que penses-tu que je doive
faire ? », nous essayons d’apprendre comment mieux nous accorder au
monde. Or apprendre à s’accorder, voilà exactement ce que les Grecs
nommaient éthique, terme qui renvoie chez Pythagore à l’accord musical.
Malheureusement, nous avons perdu cette compréhension de ce qu’est
l’éthique – que nous identifions avec le fait de suivre telle ou telle règle de
conduite.
Pourquoi l’immoralité nous émoustille
Pour nous, l’éthique se réduit ainsi à dire puis à faire ce qui est permis
et à refuser ce qui, au contraire, ne l’est pas – comme en témoignent les
« comités d’éthique » qui visent à déclarer ce que la science peut ou non
effectuer. Si nous en reconnaissons la nécessité, nous ne la prenons pas au
sérieux. L’immoralité nous semble plus en prise avec la réalité et donc
souvent plus pragmatique et désirable.
Nous avons ainsi perdu de vue la dimension éthique originaire que les
Grecs ont su penser et que je crois indispensable de retrouver – et qui est
tout aussi loin de la moralité que de l’immoralité.
L’éthique, nous dit Aristote, ne consiste nullement à déterminer ce que
j’ai ou non le droit de faire, mais à découvrir une juste façon d’être. En ce
sens, l’éthique nous engage à agir de la manière la plus juste et authentique
possible – ce qui se décide à neuf à chaque fois.
Méditation sur l’éthique primordiale
S’accorder au monde
Étant davantage présent à votre propre être, vous pouvez mieux voir sa coloration, à
laquelle chacun est habituellement peu sensible. Parfois, le monde semble juste triste ou
vivant. Vous ne voyez pas alors que cette teinte vient de la manière dont vous êtes allé à sa
rencontre. Vous êtes du coup désaccordé à la situation.
S’ouvrir à cette coloration, c’est rencontrer de nouveau le monde. Et la beauté de la
chose est qu’ici vous n’avez rien à faire, vous n’avez pas à chercher à maîtriser cette
coloration, à vouloir la créer ou la changer, soyez-y juste attentif. Alors vous êtes d’emblée
en rapport à ce qui est – c’est-à-dire, pour reprendre le terme de Pythagore désignant
l’éthique, accordé.
Certes c’est bien beau d’être ! Mais que fait-on concrètement dans les
diverses situations de la vie ?
En effet, il y a toutes sortes de manières d’être fidèle dans chacune de
nos actions à ce sens authentique d’être qui se décline en diverses modalités
appelées, à partir d’Aristote, les vertus.
Ces vertus sont autant de manières d’être pleinement humain.
Mais le terme de vertu est trompeur.
Pourtant ouvrez n’importe quelle traduction d’Aristote, n’importe quelle
encyclopédie ou n’importe quel manuel de philosophie, on y explique que
le philosophe distingue deux types de vertus : les vertus morales dont, au
premier chef, la libéralité et la modération, et les vertus dianoétiques ou
intellectuelles : la sagesse, l’intelligence et la prudence. C’est ainsi que l’on
m’a enseigné Aristote à l’université. Je me souviens avoir trouvé cette
analyse fastidieuse. Mais en vérité, Aristote n’a rien exprimé de tel et
revenir à ce qu’il a dit est passionnant.
Examinons, en effet, le mot « vertu ». C’est un mot romain qui vient de
vir et qu’on retrouve dans le mot « viril ». Sa représentation, dans le monde
romain, est celle d’un homme casqué qui tient une lance et un bouclier et
ressemble au dieu de la guerre. Pour un Romain, la vertu désigne en effet la
force, le courage de faire face et de se battre. Il est le propre de l’homme, à
l’exclusion de la femme.
Or chez Aristote, nous ne trouvons aucune considération de cet ordre.
Le mot grec qu’il emploie, aretè, signifie, de façon toute différente, « ce qui
plaît », au sens de ce qui se montre harmonieusement et même avec une
certaine gloire. Pour Aristote, l’homme qui est pleinement humain irradie
d’une présence éclatante, qui plaît à tout un chacun, qui suscite même une
forme d’enthousiasme – comme nous en trouvons encore l’écho quand nous
sommes en présence de certains grands athlètes.
Autrement dit, il est impossible de comprendre la vertu, et ce que nous
dit Aristote, si nous ne nous sommes pas libérés de l’idée fausse et
trompeuse de l’existence d’une Antiquité gréco-romaine. Pour les Romains,
l’éthique repose sur le sacrifice qu’exige la vertu, alors que pour les Grecs,
elle repose sur l’ambition de porter notre humanité à sa plénitude, à son
excellence – autrement dit à une manifestation d’humanité exemplaire. Ce
n’est quand même pas le même monde !
Aristote pense si peu dans la perspective de la morale et du sacrifice
qu’il conçoit même une excellence du voleur. En France, malgré le poids de
la morale, nous avons un écho de cette perspective dans la figure d’Arsène
Lupin, gentleman cambrioleur. Le qualificatif de « gentleman » signe bien
l’excellence qui est la sienne. Il est un grand voleur qui maîtrise son art. Il
ne fait jamais que voler – ne violentant et n’agressant personne –, et ce
d’une manière qui force l’admiration. Il a en quelque sorte le génie du vol.
Le savoir-vivre ou l’intelligence de la situation
Montaigne est l’une des figures les plus exemplaires de cet engagement.
Après une carrière bien remplie, le 28 février 1571, il se retire pour lire,
étudier et écrire.
Il fait alors inscrire sur le mur de sa bibliothèque : « L’an du Christ
1571, à trente-huit ans, la veille des calendes de mars, anniversaire de sa
naissance, Michel de Montaigne, dégoûté depuis longtemps déjà de
l’esclavage du parlement et des charges publiques, s’est retiré, encore en
possession de ses forces, dans le sein des doctes vierges où, dans le calme et
la sécurité, il passera le peu de temps qui lui reste d’une vie déjà en grande
partie révolue. Espérant que le destin lui accordera de parfaire cette
habitation, douce retraite ancestrale, il l’a consacrée à sa liberté, à sa
tranquillité et à ses loisirs. »
Montaigne abandonne ainsi la vie publique, la quête des honneurs et de
la reconnaissance, et avec elle tout son cortège d’inévitables
compromissions. Il assume le fait que réussir sa vie ne vient pas de la
réussite sociale mais d’avoir su prendre soin de soi.
Le souci de soi est un effort critique
Montaigne fait ce travail intense pendant près de dix ans pour se dés-
attacher de ses opinions et comprendre que telle ou telle conviction est en
réalité beaucoup plus fragile qu’il n’y paraît. Il découvre ainsi ce que veut
dire écouter un autre être humain.
Le souci de soi lui a fait découvrir le fond véritable de la tolérance : non
pas accepter toutes les idées qui existent, mais, en entrant réellement en
amitié avec soi, n’avoir plus besoin d’avoir toujours raison et laisser ainsi
place pour autre chose que soi.
Par une surprise du destin, Montaigne, qui s’est mis à l’écart du monde
er
pour faire ce travail, se retrouve, le 1 août 1581, élu à la mairie de
Bordeaux. Il va y faire un travail politique de tout premier plan, si bien
qu’après deux ans d’un premier mandat, il en brigue un second, découvrant
combien son travail peut préserver la paix. Bordeaux joue alors en effet un
rôle majeur dans l’équilibre national et Montaigne devient un acteur
important de la vie politique. Il correspond avec Henri III et il est reçu par
le pape. Catherine de Médicis en personne lui demande de convaincre Henri
de Navarre d’abjurer le protestantisme. Il montre ainsi de manière éclatante
comment la philosophie peut, selon les circonstances, conduire les hommes
à agir avec justice dans le monde.
Mais ce n’est pas parce qu’il serait resté dans sa tour que son œuvre
aurait été moins éclatante et son engagement philosophique plus égoïste.
Méditation sur comment parler pour
ne pas simplement avoir raison
Montaigne nous apprend à accepter cette énigme : mon expérience, aussi décisive et
profonde qu’elle soit, est marquée par une limite. Je peux être entièrement convaincu de
quelque chose, en faire l’expérience tangible – cela n’implique en rien qu’elle doive pour
cela s’imposer à tous. C’est là un phénomène en réalité stupéfiant : comment ce qui
m’apparaît comme une vérité constitutive de mon identité peut-il apparaître insignifiant et
même faux à d’autres êtres humains ?
Il y a là une première méditation à entreprendre.
Ce qui vous semble le plus indiscutable, confrontez-le à une thèse absolument
contraire. Pour ce faire, voici trois conseils.
Mais que veut dire prendre soin de soi ? On croit trop souvent qu’il
s’agirait d’être gentil avec soi, d’essayer de se faire du bien.
Or ce n’est pas du tout cela.
Manger du chocolat ou s’acheter tel ou tel vêtement parce qu’on en a
envie ou qu’on se sent mal ne peut pas suffire à nous combler. Il nous faut
distinguer le culte narcissique du moi et le souci philosophique du soi.
Comme le souligne Kierkegaard, jamais le moi ne trouvera en lui-même
1
un point d’équilibre lui permettant d’être en paix avec lui . Le moi est un
mauvais infini.
Prendre soin de soi ce n’est donc pas jouir du « moi-moi-même-et-
encore-moi », mais c’est repérer ce qui en nous favorise la vie et ce qui, au
contraire, l’amenuise, la restreint voire l’abîme. Il implique donc un
exercice du jugement : savoir ce qui est favorable et ce qui ne l’est pas. Il
n’est donc pas axé sur un soi-même clos, sorte de petit territoire à défendre
et protéger, mais sur l’ouverture qui le constitue. C’était là le sens de
l’injonction socratique reprise dans toute l’Antiquité.
Ordinaire et extraordinaire de la vie philosophique
Vivez sobrement
Si la paix (ataraxie) s’obtient pour les stoïciens par la vertu, pour les épicuriens, elle
s’atteint par une étude du plaisir. Vous voulez être serein et heureux ? Apprenez à
distinguer les plaisirs qu’il est favorable de cultiver parce qu’ils sont naturels et simples de
ceux qu’il vaut mieux éviter parce qu’ils sont artificiels et nocifs.
Le jeune enfant montre l’exemple. Il va spontanément en direction de ce qui lui fait du
bien et fuit ce qui lui déplaît et lui cause de la souffrance. Vous devriez vivre comme lui.
Apprenez à vous contenter de ce qui est facile à atteindre et satisfait vos besoins les plus
fondamentaux.
Il faut simplement, à la différence de l’enfant, considérer que certaines expériences
sont des intermédiaires entre le plaisir et la douleur parce qu’elles sont soit des plaisirs
négatifs qui préparent la souffrance, soit des douleurs positives qui annoncent de futurs
plaisirs, comme l’exercice physique, parfois contraignant, nous maintient en bonne santé
ou la prise d’un médicament désagréable qui la rétablit.
La doctrine d’Épicure a donné lieu à un profond contresens : prendre cette étude du
plaisir pour une invitation à la licence. Telle est l’idée courante de « l’épicurisme » qui
existait déjà au temps d’Épicure. On parlait alors des « pourceaux d’Épicure » se vautrant
dans le plaisir, pour dénoncer sa vision. Mais comme l’écrit le philosophe dans la Lettre à
Ménécée : « Ce ne sont pas les boissons, la jouissance des femmes ni les tables
somptueuses qui font la vie agréable, c’est la pensée sobre qui découvre les causes de tout
désir et de toute aversion et qui chasse les opinions qui troublent les âmes. »
Les disciples d’Épicure ne sont pas des débauchés ni même des jouisseurs, ils sont
plutôt les précurseurs de ce qu’on nomme aujourd’hui « la décroissance ». Tant pis pour
tous ceux qui se définissent à tort comme « épicuriens ». Ils emploient ce terme sans savoir
qu’il désigne le choix de l’austérité qui seule, selon eux, permet de savoir goûter au pur
plaisir d’exister que nous délaissons en cherchant sans cesse des plaisirs artificiels et
relatifs. Contentons-nous de nourritures simples, de vêtements ordinaires, renonçons aux
honneurs et aux richesses.
Savoir le dire
Devant toute souffrance, il est important de trouver des mots pour le dire. Ne vous
perdez pas dans des considérations floues ou dans le ressassement, essayez de dire quelque
chose de simple et de clair. Vous allez ainsi découvrir ce que ne cesse de révéler la
philosophie : dire c’est voir. Si, marchant dans une forêt, vous n’avez pas les mots, vous
ne voyez que des arbres. Si, en revanche, vous reconnaissez ici un orme, là un chêne, là un
châtaignier, vous voyez leur différence.
Parler fait apparaître ce dont on parle.
Pour comprendre l’importance de ce dire qui fait voir, il faut le distinguer de la
communication. Écouter deux fois le bulletin météo n’a pas de sens. Vous avez compris
dès la première fois. Au contraire, une parole réelle peut être redite, a souvent même
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besoin de l’être, au sens où « dire, c’est faire ».
Ainsi, dire à quelqu’un que vous l’aimez est un acte important. Tant de gens n’arrivent
pas à le dire, ni à eux-mêmes ni à quelqu’un. Or le dire, c’est le faire voir, lui donner
forme, le moduler. Et contrairement à ce que l’on croit souvent, le dire ainsi n’empêche
nullement qu’il faille le redire, dans un mouvement qui n’a rien d’une répétition, qui soit
chaque fois neuf.
2. Méditation sur la découverte de son corps
et le choix de son mode de vie
Nietzsche nous offre une autre voie. Il constate que nous autres Occidentaux, nous
avons perdu un rapport direct et sain à notre corps et que là réside l’un de nos grands
problèmes.
L’Occident a eu fortement tendance à penser l’être humain à partir de l’esprit et à
considérer le corps comme lui étant inférieur, voire comme un obstacle à son
développement spirituel. Comme nous l’avons vu dans les précédents chapitres, toute
pensée, tout engagement, toute décision réellement humaine, repose sur une
compréhension généralement implicite de ce qu’est un être humain. Or nous, nous pensons
l’être humain à partir de la déchirure entre d’un côté l’esprit et de l’autre le corps.
Cette conception est-elle juste ? Ne faut-il pas la questionner ?
Notre corps est-il réellement distinct de notre esprit ? Ne sont-ils pas beaucoup plus
intrinsèquement liés que nous ne l’avons imaginé ?
Depuis l’époque de Nietzsche, la situation s’est sensiblement aggravée.
En devenant citadins, en restant assis toute la journée, généralement derrière un
ordinateur, nous avons développé un rapport encore plus abstrait à notre corps. Nos
grands-parents ou arrières-grands-parents qui travaillaient souvent dans les champs ou
avaient un métier manuel, avaient d’évidence une écoute de leur corps, de comment le
tenir, se relever, se pencher sans se faire mal…
Essayons de retrouver notre présence à notre corps.
C’est la grande découverte de la plupart de ceux qui s’engagent dans la pratique de la
présence attentive. Ils découvrent avec étonnement que la manière dont ils se tiennent a de
réelles résonances sur leur esprit. Le fait de se tenir droit rend plus alerte et plus
disponible.
Nietzsche s’est longuement penché sur la manière dont notre « mode de vie » change
notre manière de penser et de juger : « Aujourd’hui encore on ne fait pas de l’alimentation,
de l’habitation, de l’habillement, des relations sociales, l’objet d’une réflexion et d’une
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réforme […]. Au contraire, cette question passe pour dégradante . » Voilà une grave
erreur. Donner des leçons de morale pour contrer le désespoir, la colère, le chagrin, la
dépression est parfaitement inefficace. Nietzsche nous invite bien plutôt à donner droit à
l’hygiène, au régime alimentaire, aux exercices corporels.
Le partage de l’existence
Si vous voulez vous laisser atteindre par l’amitié, surmontez votre manière de ne pas
lui donner assez d’attention. En effet, nous sommes généralement pris, souvent sans même
nous en rendre compte, par ce que nous avons à faire. Comme l’écrivait Saint-Exupéry,
« les hommes n’ont plus le temps de rien connaître. Ils achètent des choses toutes faites
chez les marchands. Mais comme il n’existe point de marchands d’amis, les hommes n’ont
plus d’amis. » Ce n’est pas que nous ne rencontrons pas de gens dignes de devenir nos
amis, ou que nous ne sommes pas doués pour l’amitié, c’est juste que nous n’avons pas
assez d’égard pour elle.
Se laisser toucher par une certaine affectivité, avec laquelle nous la confondons, ne
suffit nullement. Il faut même distinguer l’affectivité de l’amitié.
Le rapport affectif repose sur une qualité humaine, affranchie du désir et de la
séduction. Elle est une connivence qui dans son visage le moins profond est de l’ordre du
bien-être.
L’amitié est la possibilité de s’ouvrir ensemble à ce qui est le plus propre à chacun.
Autrement dit, l’amitié est la découverte que vous pouvez porter avec quelqu’un d’autre
l’épreuve d’être un être humain.
Extraordinaire phénomène : sans l’ami, ce qui vous est le plus propre n’est pas ouvert.
En ce sens l’amitié est l’épreuve la plus radicale du fait qu’aucun être humain n’est
réellement lui-même en étant fermé sur lui. Être, c’est toujours être ouvert à un autre.
N’est-ce pas une extraordinaire découverte ?
Être fidèle
L’amitié ne consiste donc nullement à être touché, mais à faire confiance à ce partage.
Et nous voyons bien la grande difficulté de la chose : accepter l’amitié, c’est assumer que
la vérité de notre être ne nous appartient pas, mais se déploie dans une rencontre !
L’oubli, voire le refus, de l’amitié se révèle non plus alors seulement comme un
manque d’attention, l’emprisonnement dans la préoccupation matérialiste, mais comme un
manque d’être, un défaut de notre propre existence.
Nous avons tous vécu des moments forts de relation authentique avec un autre être.
Mais souvent cela n’a porté aucun fruit. Il faut en effet apprendre à être fidèle à ces
expériences – ce dont Montaigne témoigne en étant resté fidèle, par-delà la mort, à La
Boétie. Être fidèle est difficile, car c’est garder à sa hauteur notre propre humanité comme
pur partage.
Que les choses soient ce qu’elles sont est un miracle ! N’est-ce pas
merveilleux de se promener en forêt, d’écouter une chanson de Billie
Holiday, de manger un abricot bien mûr, de parler à un ami ? La
philosophie nous apprend à reconnaître et à vivre de telles expériences.
Mais il y a un autre miracle : les choses sont présentes et je le sais ! Je
peux être présent à leur présence ! C’est en quelque sorte un miracle au
carré.
Descartes nous aide de manière saisissante et fondatrice à comprendre
ce « miracle ». Il découvre l’esprit comme esprit.
N’est-ce pas, en effet, l’esprit qui voit, qui sent, qui pense ?
Cette découverte permet de retrouver le souffle socratique : questionner
librement, hors de l’emprise des figures d’autorité religieuse ou morale qui,
au cours des siècles, ont fini par rendre inaudible l’élan initial de la
philosophie.
Le respect pour les Anciens ne suffit pas à nous mettre
en rapport avec la vérité
Pendant des années, je n’ai pas compris que cette restriction avait des
conséquences concrètes sur mon existence et que nombre des traits
distinctifs de ma situation la plus concrète avec ses difficultés et ses ombres
en proviennent directement. Je lisais Descartes comme un philosophe parmi
tant d’autres, un penseur qui réfléchit à des questions certes intéressantes,
mais limitées à un champ donné. J’étais aveugle à la philosophie véritable !
Car en réalité, Descartes, en philosophe, n’invente pas un concept ni
n’élabore une doctrine (comme le prétendent en général les manuels et
nombre de « spécialistes ») – il découvre le mouvement le plus secret de
l’histoire de notre Occident qui conditionne la manière dont là, maintenant,
je travaille, je mange, j’habite et je me comporte.
Or imaginez qu’un mauvais magicien vienne vous priver d’une
dimension de la réalité et que désormais vous ne regardiez plus les choses
qu’en deux dimensions ! Eh bien, analogiquement, c’est ce qui se passe
avec la manière dont Descartes comprend ce qu’il découvre !
Désormais plus rien ne sera pareil !
Vous allez me dire que j’exagère. Vous avez l’impression de regarder
cet arbre ou cette vache comme on pouvait le faire au Moyen Âge ou durant
l’Antiquité. Vous ne croyez pas que, depuis Descartes, les êtres humains ne
voient plus du tout comme ils le faisaient auparavant. Vous vous trompez !
Certes, je vous rassure, nous sommes bien toujours des êtres humains !
Mais dans le monde grec, la vache, comme tout ce qui est, apparaît
d’abord dans la splendeur de son être – de telle manière que, peut-être, un
dieu l’habite comme ce fut le cas de Zeus voulant séduire la jolie Europe
sans être vu de sa femme Héra.
Au Moyen Âge, la vache est perçue comme étant une créature de Dieu
– et saint François ne parle pas pour rien aux animaux en les appelant
« frères » ou « sœurs ». Telle est l’expérience qu’il en fait, puisque comme
lui, ils ont été créés par Dieu !
e
Pour nous autres, hommes vivant au XXI siècle, la vache est une
réserve de protéines dont il faut rentabiliser les coûts en vue d’accroître la
productivité et le progrès de l’humanité. Il ne nous vient même plus à
l’esprit, comme les paysans d’autrefois, de lui donner un nom ! Un code-
barre suffit.
Si l’homme de l’Antiquité ou celui du Moyen Âge n’a pas construit
d’immenses abattoirs, ce n’est pas par manque de moyens ou par ignorance.
Mais il ne regarde tout simplement pas la vache comme nous.
Pour nous, les animaux, les arbres, les fleuves, les hommes sont sans
grande réalité. Le monde est devenu une simple surface étendue,
mathématisable, c’est-à-dire uniquement soumise au calcul.
Nous sommes désormais les administrateurs d’un monde que nous
considérons comme sans vie.
Dorénavant, avec Descartes, la réalité est ce que je peux saisir, dominer
et calculer. C’est moi qui la fonde. Elle n’existe plus réellement. Elle est
ainsi radicalement mise en doute. C’est ce que nous donne à voir par
exemple le film Matrix qui ne fait que reprendre cinématographiquement
l’angoisse dans laquelle est pris le sujet cartésien pour qui la réalité peut
toujours être soupçonnée d’être virtuelle puisque dépendant tout entière du
sujet qui la conçoit.
L’étrange et malheureuse métamorphose de l’homme
en sujet
Mais ce n’est pas tout. Si cette fleur, cet arbre, cet homme n’ont de
réalité qu’à partir du « je » qui les représente – perdant ainsi une sacrée
dimension de réalité –, je ne suis plus, moi, qu’un « sujet » ! Vous faire
sentir la violence de ce geste, voilà ce à quoi je voudrais m’essayer à
présent.
Où est le problème ?
Le terme « sujet » traduit le mot grec upokeimenon : le sous-jacent, ce
qui est déjà là. Par exemple dans la phrase : la neige est blanche, le sujet est
la neige et c’est sur elle qu’est porté le qualificatif « blanche ». Tout ainsi –
le ciel, l’oiseau, le roseau, le fil – peut être sujet !
Or pour Descartes, le sujet devient le nom propre de l’homme et de lui
seul !
Il n’y a plus qu’un seul sujet : moi !
C’est un séisme dans l’histoire du monde dont nous sommes bien loin
encore aujourd’hui d’avoir pris toute la mesure.
Désormais, ce qui est présent, ce n’est plus le ciel et l’arbre, vous qui
vous tenez devant moi, mais ma conscience à partir de laquelle tout
apparaît.
Quel coup de force incroyable !
Nous étions partis de la découverte de l’esprit et nous voilà enfermés en
lui. Toute la pensée moderne, de Spinoza jusqu’à Freud, est une course en
avant pour mieux cerner ce sujet sans voir le malentendu initial : l’esprit
n’est pas un sujet !
Le sujet, explique ainsi le psychanalyste Jacques Lacan, n’est pas
pleinement compris par Descartes. Il apparaît dans des moments de non-
maîtrise, d’accident et non dans une identité de soi à soi. Autrement dit, là
où Descartes garantit la vérité par le cogito, Lacan la trouve désormais dans
le sujet de l’inconscient – ce qui lui permet d’énoncer la formule suivante :
1
que « je pense où je ne suis pas, donc je suis où je ne pense pas ». Mais
conservant le mot sujet, il ne change pas les termes du problème. Il croit
s’opposer à Descartes, mais, en réalité, en reste tout à fait prisonnier. C’est
là le drame vertigineux et inaperçu de notre époque qui a enfermé l’être
humain dans un « sujet » dont elle n’arrive plus à sortir. Ses prétendues
libérations ne sont que d’autres enfermements plus ou moins réussis.
Le point de crispation de Descartes qui n’est pas d’abord d’affirmer
l’identité du moi, mais le fait de penser l’être humain comme sujet.
Certes, il est juste de remarquer que la volonté de maîtriser son
existence en posant une « identité » nous égare sur notre être, qui est
beaucoup plus souple, fragile et relationnel que nous le pensons
couramment. Mais cela ne doit pas nous rendre aveugle à un problème bien
plus grave : vouloir s’isoler de la réalité. Ce n’est tout de même pas pareil
de se penser comme « être humain » – celui qui a à être humain, qui a à
apprendre sans cesse comment l’être mieux – et se penser comme sujet face
à quoi tout est objet ! Singulier effroi, les choses deviennent des objets et
les êtres – de mon prochain à l’inconnu que je rencontre – un autre ! Le
monde est alors déchiré et soumis à une terrible agression.
Mais qui, en vérité, se prend pour le nombril du monde ?
Je tombe des nues. Lorsque quelqu’un est pris par une profonde et
intense angoisse, ce dont il a besoin c’est de retrouver l’ampleur du sens de
la relation. N’est-ce pas, du reste, le cas dans toutes les grandes difficultés
qu’un être humain peut rencontrer ? Ce qui lui fait alors défaut, qu’il
traverse un deuil, un échec profond, une maladie – c’est qu’un autre être
humain soit en lien réel et juste avec lui. Ce dont il a besoin c’est qu’un
autre être humain témoigne de ce qui, en lui, est ouvert et auquel il n’a plus
vraiment accès. Qu’il soit ainsi gardé dans le cercle sacré de l’humanité.
Qu’il n’en soit pas rejeté. Qu’il ne soit pas considéré juste comme un cas
répondant d’une classification, un être identifié à une maladie.
N’est-ce pas du reste une épreuve redoutable que l’être à qui l’on
annonce un cancer soit immédiatement réduit à cette maladie ? L’ampleur
de son existence, de ses engagements, de ce qui a fait jusqu’ici sa vie,
disparaît sous cette nouvelle étiquette.
Combien de gens ont témoigné que, transis par la souffrance, ils
devaient de surcroît endurer que plus personne ne s’adresse à eux pour de
bon, voire n’ose leur parler normalement.
Pourtant, à l’instant où je parle vraiment à quelqu’un, que ce soit un
collègue de travail, le gardien de mon immeuble, un employé derrière un
guichet, ce malade, déjà il se sent mieux. Il est considéré dans son être et
non réduit à une fonction. Ce constat a été analysé à propos de ceux que
l’on désigne par l’acronyme affreux de SDF. Une de leurs profondes
souffrances est de n’être plus regardé. Chacun passe à côté d’eux sans les
voir. Ils se retrouvent ainsi mis à l’écart du monde. Telle est aussi, dans un
autre champ, l’analyse que fait Christophe Dejours de la souffrance au
travail dans son étude sur les conséquences de la dépersonnalisation des
1
êtres humains réduits à leur seule fonction sociale .
Ce qui menace l’être humain, ce qui déraille dans notre
monde
Introduction
1. Simone Weil, « Réflexions sur le bon usage des études en vue de l’amour
de Dieu », Attente de Dieu, éd. J.-M. Perrin, Fayard, 1969, p. 68.
2. Voir Daniel Goleman, Focus, Robert Laffont, 2013.
3. Simone Weil, Attente de Dieu, op. cit., p. 90.
4. Voir Husserl, Phénoménologie de l’attention, trad. N. Depraz, Vrin, 2009.
5. Simone Weil, Attente de Dieu, op. cit., p. 96 sq.
6. Ernst Bloch, Le Principe espérance II, trad. F. Wuilmart, Gallimard,
1982, p. 40.
7. Montaigne, Essais, III, 13, « De l’expérience ».
8. Ibid.
6. La pureté de l’espérance
8. Apprenons à voir
Introduction
1 - Le prodige de pouvoir questionner
2 - Pourquoi veut-on vous rendre incapable d’attention ?
3 - Libérez-vous de la dictature de l’utilité !
4 - Qu’est-ce que l’expérience ?
5 - Retrouvez le désir de vivre !
6 - La pureté de l’espérance
7 - S’étonner et s’émerveiller
8 - Apprenons à voir
9 - De l’heure exquise au moment propice
10 - Pourquoi nous sommes à la fois unis et divisés
11 - S’accorder au monde : le sens de l’éthique
12 - Ne vous laissez pas berner par la causalité
13 - Le souci de soi et l’héroïsme de la tolérance
14 - Que veut dire « prendre soin de soi » ?
15 - Comment trouver un peu de paix quand tout s’effondre ?
16 - Pourquoi la « sagesse » fait peur
17 - L’amitié n’est-elle pas le plus bel exercice de philosophie ?
18 - L’énigme et la vibration de la présence
19 - À la découverte de l’esprit
20 - Comment l’esprit a été enfermé dans la conscience, et pourquoi il faut
l’en délivrer
21 - Être amoureux fou ou pourquoi la philosophie est une érotique
22 - La bonté d’être et la révolte
En guise de conclusion : une poignée de main et l’urgence de la philosophie
Notes
Principaux ouvrages du même auteur
Principaux ouvrages du même auteur
PHILOSOPHIE
La Tendresse du monde, l’art d’être vulnérable
Flammarion, 2013
La Voie du chevalier
Payot, 2009
POÉSIE ET ART
Petite philosophie des mandalas : Méditation sur la beauté du monde
Éditions du Seuil, 2014
La photographie
Éditions du Grand Est, 2007
MÉDITATION
Simplement être là, le cœur grand ouvert
Éditions du Grand Est, 2014
La méditation
PUF, Que sais-je ?, 2014
Introduction
1 - Le prodige de pouvoir questionner
2 - Pourquoi veut-on vous rendre incapable d’attention ?
3 - Libérez-vous de la dictature de l’utilité !
4 - Qu’est-ce que l’expérience ?
5 - Retrouvez le désir de vivre !
6 - La pureté de l’espérance
7 - S’étonner et s’émerveiller
8 - Apprenons à voir
9 - De l’heure exquise au moment propice
10 - Pourquoi nous sommes à la fois unis et divisés
11 - S’accorder au monde : le sens de l’éthique
12 - Ne vous laissez pas berner par la causalité
13 - Le souci de soi et l’héroïsme de la tolérance
14 - Que veut dire « prendre soin de soi » ?
15 - Comment trouver un peu de paix quand tout s’effondre ?
16 - Pourquoi la « sagesse » fait peur
17 - L’amitié n’est-elle pas le plus bel exercice de philosophie ?
18 - L’énigme et la vibration de la présence
19 - À la découverte de l’esprit
20 - Comment l’esprit a été enfermé dans la conscience, et pourquoi il faut l’en délivrer
21 - Être amoureux fou ou pourquoi la philosophie est une érotique
22 - La bonté d’être et la révolte
En guise de conclusion : une poignée de main et l’urgence de la philosophie
Notes
Principaux ouvrages du même auteur