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MINISTÈRE DE L’AGRICULTURE, DE L’AGROALIMENTAIRE ET DE LA FORÊT

Direction Générale de l’Enseignement et de la Recherche

MINISTÈRE DE LA CULTURE ET DE LA COMMUNICATION


Service de la coordination des politiques culturelles et de l’innovation
NOVEMBRE 2016

(28) CULTURES NUMERIQUES


ET PRATIQUES NUMERIQUES
DES JEUNES :
DONNER DU SENS AUX USAGES
(28)

CULTURES NUMERIQUES ET
PRATIQUES NUMERIQUES
DES JEUNES :
DONNER DU SENS
AUX USAGES
ÉDITORIAL
La présence massive du numérique dans la société contemporaine
interroge les pratiques pédagogiques au sein du système éducatif.
Mais que recouvre précisément le « numérique », quelles mutations
socioculturelles vit la jeunesse d’aujourd’hui, à quels enjeux d’émanci-
pation est-elle confrontée ?
Autant de questions que ce numéro 28 de la revue Champs Culturels
se propose d’aborder, à travers des contributions d’enseignants, d’ar-
tistes, de responsables de structures culturelles et de chercheurs.
Les premières contributions proposent une réflexion sur la nature
des usages que font les adolescents du numérique : que nous disent-ils
Directeur de la publication : d’eux-mêmes à travers ces usages, sur leur maîtrise réelle ou supposée
Philippe Vinçon des nouvelles technologies, sur leur capacité à créer de nouvelles socia-
Directeur général de l’enseignement et de la recherche bilités, à s’informer, à se documenter ?
Ministère de l’Agriculture, de l’Agroalimentaire, et de
la Forêt Précisément, certaines études, dont nous pouvons lire quelques
résultats au long des contributions, montrent la nature complexe des
Ministère de l’Agriculture, de pratiques d’information des jeunes naviguant souvent entre le domaine
l’Agroalimentaire et de la Forêt de l’intime et la sphère scolaire par exemple.
Direction Générale de l’Enseignement et de la
Recherche (DGER) De plus, le numérique est également un vecteur de créativité,
Sous direction des Politiques de Formation et notamment pour la jeunesse.
d’Education
Depuis quelques années déjà de nombreux artistes et collectifs
Bureau de la vie scolaire, étudiante et de l’insertion
Réseau Animation et Développement Culturel
proposent une réflexion et des objets, qui ré-interrogent les conditions
1, ter avenue de Lowendal 75007 PARIS de production, de diffusion et de réception des œuvres et investissent
tous les sujets de notre vie sociale.
Ecole Nationale de Formation Agronomique (ENFA)
L’éducation artistique et culturelle proposée aux adolescents intègre
BP 87 – 31326 CASTANET CEDEX
de plus en plus cette dimension de la création, et quelques actions
Responsable de la rédaction :
artistiques conduites dans le cadre pédagogique sont à découvrir dans
Claire Latil, réseau Animation et Développement ce même numéro. Elles interrogent, entre autre, la nature des relations
Culturel que les objets numériques installent avec la réalité, et questionnent
la relation complexe que les adolescents entretiennent parfois entre
Ministère de la Culture et de la identité vécue et identité numérique.
Communication
Autant de sujets que nous vous invitons à découvrir dans ce vingt-
Secrétariat Général
huitième numéro de la revue Champs Culturels ; sujets pour la plupart
Service de la coordination des politiques culturelles et
de l’innovation
issus de deux sessions de formation continue organisées par l’Ecole
Département de l’éducation et du développement Nationale Supérieure de Formation de l’Enseignement Agricole de
artistique et culturel Toulouse.
182, rue Saint-Honoré – 75033 PARIS CEDEX 01
Ainsi ce numéro ne prétend pas à l’exhaustivité sur un sujet aussi
vaste et complexe que les cultures numériques et les pratiques numé-
Expérimentation graphique, illustrations et technique riques des jeunes ; il propose cependant une diversité d’approches
d’ombro-cinéma : Oudéis pour faire vivre le débat au sein des communautés éducatives, et plus
Conception graphique : Pavillon noir largement.

Impression : Imprimerie Messages - Toulouse


Tirage : 3500 exemplaires – N°ISSN : 1253-0352

Philippe VINÇON
Directeur Général de l’Enseignement et de la Recherche
Ministère de l’agriculture, de l’agroalimentaire et de la forêt
Le paradoxe
du singe savant SOMMAIRE
Lorsque nous avons été invités à créer un ensemble
d’illustrations pour ce numéro spécial, nous nous sommes
immédiatement souciés de penser un lien fort entre le sujet
traité – les cultures et pratiques numériques - et la contrainte
du support, à savoir un magazine papier.
CULTURES NUMÉRIQUES :
Au-delà du numérique, c’est la question des technologies REPÈRES
qui est posée puisque si les supports et usages évoluent, c’est
dans une continuité des possibilités permises par les techno-
logies que le numérique découle. En abordant ce champ, il est p.04 Panorama de la création artistique numérique
courant d’en retracer et contextualiser l’histoire. Les réseaux, Benjamin Cadon
outils et pratiques dématérialisés, présents quotidiennement p.14 Cultures numériques, quels enjeux
(télécommunications, internet, objets connectés, etc.) tirent d’émancipation
leurs origines à partir d’objets des plus concrets : mécanogra- Patrick Tréguer
phie, automates, communication optiques, filaires et supports
analogiques.
Il s’est agi, alors, de concilier une dynamique du numérique, CULTURES NUMÉRIQUES ET
en perpétuel mouvement, avec la permanence et conti- JEUNESSE : FAUX DÉBATS,
nuité du support papier. L’ombro-cinéma nous est apparu
un compromis intéressant. Cette technique datant du début VRAIES QUESTIONS
du 20ème siècle est tout aussi rudimentaire qu’efficace. Par
un astucieux principe d’échantillonnage et à partir d’images p.21 Jeunesses connectées : quelles mutations
statiques, le lecteur, aidé d’une trame crée du mouvement en socio-culturelles ?
direct. Magique ou élémentaire selon le point de vue, il n’en Sylvie Octobre
est pas moins certain que cette simplicité nous rappelle cette p.27 Les adolescents et la culture
célèbre formule macluhanienne selon laquelle le medium, Chantal Dahan
c’est le message. La mise en mouvement étant celle de l’infor-
p.34 Anthropologie des usages des technologies
mation, celle de l’interaction, de la réciprocité du support et
de son usager et d’une relation active aux objets qui nous numériques
entourent, laissés parfois sans possibilités de transmission ou Pascal Plantard
compréhension, à moins d’en détenir la clé. p.41 Pratiques informationnelles des jeunes : quels
enjeux pour quelle « culture numérique » ?
Ainsi, ce ne sont pas de simples illustrations donnant un
Karine Aillerie
appui visuel aux différents articles qui sont créées. Il s’agit
plutôt d’une proposition, vous invitant à l’appropriation et p.47 De l’éducation aux médias à l’éducation aux
transformation des technologies. Le sujet décliné tout au contenus en ligne
long des pages n’est pas innocent non plus. Avec un parti pris Michèle Lision
aussi fort que ce « Champs Culturels », au croisement des
enjeux d’éducation socioculturelle et de l’enseignement en
lycées agricoles, il s’agissait de renforcer la question fonda- CULTURES NUMÉRIQUES :
mentale d’une nature mise en frottement de la civilisation.
Ainsi, le paradoxe du singe savant nous est venu en tête.
NOUVELLES RELATIONS AUX
Cette figure est utilisée pour décrire le postulat selon lequel TERRITOIRES ET AUX ŒUVRES
un singe tapant indéfiniment sur un clavier parviendrait à
écrire « presque sûrement » un texte donné, en l’occurrence p.51 Le transmédia : une fiction augmentée ?
l’exemple courant étant le texte Hamlet de Shakespeare. Karleen Groupierre
Cette métaphore ne peut, évidemment, être prise au pied de
p.58 Manifeste pour un corps à corps avec les
la lettre et relève du concept. Que nous admettions l’hypo-
objets numériques via la création artistique
thèse valable, il faudrait considérer la durée nécessaire à cette
réalisation comme relevant de l’impossible car elle dépasserait Damien Couëlier
l’âge de l’univers. À ce « presque sûrement », à cette expres-
sion mathématique employée pour intégrer l’infinitésimal
comme possible, nous avons opté pour la poésie et l’humour. ÉPILOGUE
Tout au long de ces images, vous pourrez à votre tour p.65 Translitteratie : pour une éducation critique
mettre en mouvement ces singes et vous questionner, alors, aux médias et à l’information
jusqu’où le numérique et ses possibles seraient presque Divina Frau Meigs
sûrement amenés à nous transporter ?

Gaspard Bébié-Valérian / Oudeis


www.oudeis.fr
CULTURES
NUMERIQUES :
REPÈRES

p.04 Panorama de la création


artistique numérique
Benjamin Cadon
p.14 Cultures numériques,
quels enjeux d’émancipa-
tion ?
Patrick Tréguer
4 CULTURES NUMERIQUES : REPERES

Panorama de la création
artistique numérique
Benjamin Cadon
Collectif artistique Labomedia (1) , Orléans.
Labomedia articule son projet d’activités à la croisée des pratiques artistiques, autour d’un pôle dédié à la création artistique,
(recherche – développement - diffusion) , un pôle dédié à la fabrication numérique de type « FabLab », (l’atelier du c01n), et un pôle
ressource tourné vers l’accompagnement de projets, l’innovation pédagogique, et la transmission de savoirs selon le principes des
logiciels et connaissances « libres ».

Dans ce texte Benjamin Cadon propose un état des lieux partiel et assumé de la création
numérique contemporaine en stimulant notre réflexion par des apports historiques
sur l’origine de la cybernétique et en dévoilant par de multiples exemples comment les
artistes d’aujourd’hui s’emparent des questions éthiques, politiques, sociales, écolo-
giques et questionnent dans leurs productions l’époque contemporaine, et la relation
auteur-spectateur.

(1) http://labomedia.org/

d’exemples, que j’espère révélateur dans la pénombre, les entourer par la


Vers une non- d’une diversité de formes et d’approches, réverbération sonore, jouer des lumières
définition de afin que chacun puisse apprécier ce pay-
sage à sa guise.
et revitaliser le principe de l’amphi-
théâtre grec pour focaliser l’attention
« l’art sur la scène. Ceci préfigurait en quelque
sorte la réalité virtuelle et immersive, la
numérique » Une promenade
synesthésie.

Brosser un panorama de la création


dans l’espace-
artistique numérique est toujours un temps… …qui arrive au
exercice périlleux. A commencer par la
définition de cet « art numérique ». Cet
XXème siècle
insaisissable « numérique » qui remplit Cette promenade commence par
notre vie de 0 et de 1 dont on a tant de remonter le temps pour atterrir dans Pour tomber sur Luigi Russolo qui
mal à saisir les contours et évolutions. la scène du début de « 2001, l’odyssée publie son manifeste «L’Art des bruits»
Comment son déferlement dans nos de l’espace » (1) , au moment où un des en 1913, porté par la vague futuriste
quotidiens a été anticipé, avalé et régur- singes, inspiré par le monolithe noir, a italienne. Dans ce manifeste, il présente
gité par des artistes, nourris par des l’idée d’utiliser un os comme outil pour ses théories sur l’utilisation du son-bruit
formes­culturelles qui s’épanouissent prendre l’ascendant sur la tribu de pri- et les met en application peu après avec
dans la diversité des terreaux digitaux ? mates rivale et s’approprier la ressource Ugo Piatti, en créant une série d’intona-
Quelles sont les racines de ces pratiques en eau. L’homme augmenté était né. rumori, des machines sonores specta-
artistiques et dans quelles mesures elles Si l’on poursuit par quelques rac- culaires conçues pour créer et modifier
ont transformé notre rapport à l’œuvre, courcis temporels, on rencontre Richard les sons-bruits dans leur intensité, anti-
au temps, à la forme, à l’autre ? Pour- Wagner et l’art total qu’il développa en cipant les expérimentations sonores qui
quoi faut-il utiliser des logiciels libres ? 1850 sous la forme d’un opéra imaginé aboutiront, au lendemain de la seconde
Comment esquiver le fait d’avoir à pro- comme fusion des différents arts et à guerre mondiale, à la musique concrète
duire une énième tentative typologique travers lequel il va mettre en application de Schaeffer, à la musique électronique.
autour de « l’art numérique » ? ses théories : mettre les spectateurs Cette musique électronique, elle
Cogitations aux accents parfois connaît ses premières agitations hert-
trollesques que je serais tenté de vous ziennes chez Léon Thérémin, un savant
épargner en vous invitant plutôt à une (1) http://www.imdb.com/title/tt0062622/ russe à la fois inventeur d’instrument
promenade à travers un ensemble et https://www.youtube.com/ musicaux précurseurs et au service des
watch?v=TdSx-mBrXfg
CULTURES NUMERIQUES : REPERES 5

militaires de son pays pour lesquels son de « diriger, de gouverner » chez Platon. adaptée à l’ambiance, parce que, jus-
inventivité a fait, bon gré mal gré, des Cette cybernétique est ainsi née de la tement, ce sont les différents facteurs
miracles. Il a ainsi été le créateur génial « science du contrôle et de la commu- composant l’ambiance qui déclenchent
d’un des premiers synthétiseurs audio, nication chez l’animal et la machine » des sonorités»
c’est à dire inventeur de l’un des pre- sous la plume de Norbert Wiener, auteur
En 1965, avec l’aide de Robert Rau-
miers appareils capable de produire du américain d’un ouvrage paru en 1948.
schenberg, Billy Klüver met à profit l’ex-
son à partir de l’électricité : le Theremin, Les concepts issus de la cybernétique (3)
pertise d’une trentaine d’ingénieurs du
et ce en 1919. Cette instrument était non (l’« homéostasie », l’auto-régulation par
centre de recherche Bell Telephone Labo-
seulement capable de produire une large le principe de rétro-action ou feedback à
ratories pour réaliser un projet interdis-
gamme de sons, il était transportable l’intérieur de tout « système » : écosys-
ciplinaire rapprochant théâtre d’avant-
contrairement à ses prédécesseurs, mais tème, système technique ou social, ...) se
garde, danse et nouvelles technologies.
était aussi joué grâce à la position des sont ensuite ramifiés pour traverser les
Les artistes John Cage, Lucinda Childs,
mains de l’instrumentiste vis à vis de 2 sciences sociales, les mathématiques, la
Öyvind Fahlström, Alex Hay, Deborah
antennes servant de capteurs électro- technologie, la biologie, la psychologie.
Hay, Steve Paxton, Yvonne Rainer, Robert
magnétiques sans contact pour moduler Cette approche nouvelle, transdisci-
Rauschenberg, David Tudor et Robert
hauteur et volume du son. (2) plinaire, se destine alors à couvrir tous
Whitman conçoivent chacun une per-
les phénomènes qui, d’une manière
Léon Theremin invente également par formance inédite. Les ingénieurs sont
ou d’une autre, mettent en jeu des
la suite un système qui produit du son jumelés aux 10 artistes pour construire
mécanismes de traitement de l’infor-
en fonction des mouvements, des pas de les composants techniques utilisés sur
mation, constituant une boîte à outil
danse d’un utilisateur du «Terpsitone». Il scène par les participants (danseurs,
conceptuelle dans laquelle scientifiques
met également au point un micro sans acteurs, musiciens). La série de perfor-
et artistes ont largement pioché ces der-
fils basé sur une technologie similaire mances sera finalement présentée au
nières décennies.
aux puces sans contact actuelles qui 69th Regiment Armory (New York, N.Y.,
va permettre aux russes d’avoir en Ainsi Nicolas Schöffer crée la Tour États-Unis) sous le titre « 9 Evenings:
permanence une oreille à l’intérieur de Spatiodynamique et Cybernétique en Theatre and Engineering », du 13 au 23
l’ambassade américaine à Moscou. 1955 à Saint Cloud avec l’aide de Pierre octobre 1966.4 (4)
Henry, compositeur et de Jacques
John Cage y propose « Variations VII »
Bureau, ingénieur de la compagnie Phi-
où il emploie le principe de l’aléatoire
lips. La sculpture de 50 mètres de haut
Au XXème siècle, où était composée d’une structure métal-
pour sélectionner les matériaux com-
posant sa performance, mais n’utilise
lique légère, de capteurs, d’un cerveau
il se passe plein électronique et d’enceintes, de plaques
aucune piste enregistrée. Il tente plutôt
de rendre audibles, au même endroit,
de choses, rectangulaires colorées montées à diffé-
rents niveaux sur des dispositifs rotatifs.
des sons émis simultanément depuis
différents lieux. À cette fin, plusieurs
évolutions Elle a été construite par la société Mills
en juin 1955 à l’occasion du Salon des
médias de communication (radio, télé-
vision) lui permettent d’amplifier des
technologiques <> Travaux Publics au Parc de Saint Cloud
phénomènes déjà présents dans l’envi-
en bordure de Seine. Nicolas Schöffer,
évolutions à propos du système interactif créé
ronnement de l’Armory. Cage capte
également l’activité cérébrale de ses
pour la Tour Spatiodynamique en 1955
artistiques : «Grâce aux appareils enregistreurs
collaborateurs sur le plateau pour modu-
ler l’amplitude d’ondes sinusoïdales. En
placés dans la tour, tout changement
évitant d’éliminer l’interférence entre
dans l’ambiance se communique à
Après l’os-matraque, les ingénieux les sons, il accorde une valeur semblable
l’homeostat : changement de tempé-
primates et leurs descendants ont aux sources d’information filtrées pen-
rature, de l’hygrométrie, du vent, des
inventé le langage, la roue, l’écriture, dant la performance. Au même titre
couleurs, de la lumière, des sons, des
l’imprimerie, l’électricité, l’électronique, que les composants technologiques, le
mouvements divers dans le voisinage
le grand ordinateur, le petit ordinateur compositeur et les autres interprètes
(grâce aux cellules photoélectriques).
personnel, Internet, ChatRoulette. participent à cette médiation plus qu’ils
Ces changements déclenchent constam-
ne l’infléchissent. (5)
Le XXème siècle a donc connu quelques ment des combinaisons sonores toujours
bouleversements technologiques par- variées et inédites, alternées avec des On pourrait également à cette
semés de personnages comme Norbert silences. Ce procédé permet à la tour époque faire un détour par la dyna-
Wiener, le père de la cybernétique, de composer sa propre musique avec sa mique scène du cinéma expérimental
l’« action de manœuvrer un vaisseau », propre matière sonore, qui sera toujours

(4) http://www.fondation-langlois.org/html/f/
(3) Lutz Dammbeck, Voyage En Cybernétique page.php?NumPage=294
(2) https://www.youtube.com/ http://www.dailymotion.com/video/xb6hy1_ (5) http://www.fondation-langlois.org/html/f/
watch?v=w5qf9O6c20o voyage-en-cybernetique-das-netz-la_news page.php?NumPage=611#n1
6 CULTURES NUMERIQUES : REPERES

en Yougoslavie ou prendre la nouvelle environnement, Jouer sur la tension véhiculée dans les arts plastiques— est
vague des cinéastes français qui ont su entre communion de l’ensemble et com- une évidence. Il reste néanmoins, un ou
surfer sur l’invention de la caméra 16 portement individuel, Créer un dispositif des individu(s) qui conçoit(vent) une
mm Eclair et de pellicules sensibles pour de rendu de croissance, Un art multimé- «règle du jeu», ou en langage artistique
s’affranchir des décors et éclairages tra- dia, Obsolescence des médias, Bousculer un «dispositif» dans lequel d’autres
ditionnels, et filmer « in vivo ». Le mou- les idées autant que les matières, Trans- (d’autres artistes ou le public en général)
vement hippie aux Etats-Unis provoque figurer le corps-matière, Un art mul- vont s’inscrire. Ce qui change est moins
le mélange acidulé d’artistes, de scien- tisensoriel, Explorer les liens entre les la disparition de l’artiste que sa nou-
tifiques, de militants qui deviendront, sons, le touché et l’image, Réactiver les velle place, sa nouvelle position dans la
pour certains, le silicon de la valley (6) . sens au cœur d’espaces et de créations création. La formulation selon laquelle
Étant donné qu’il faut que j’économise sensitifs, Faire circuler des stimulations l’artiste devient créateur de contextes
des caractères, dans le cadre du travail tactiles et sonores à la surface du corps, plutôt que de contenus nous semble
gratuit que je suis en train de fournir, Un art de l’interaction, Produire un beaucoup plus juste.
pour parler de l’art d’aujourd’hui, je environnement réactif capable de sen-
vais compresser cet héritage artistico- tir la présence humaine, Composer un
socio-technico-protéiforme en FLAAC univers calqué sur l’état émotionnel, Les NOUVELLE POSITION DU
et vous le ferai parvenir par mail après habitants comme agents générateurs de SPECTATEUR
électronumérisation (7) . l’œuvre. (11)
De la même manière, la position du
spectateur n’est plus la même. Plutôt
que co-auteur de l’œuvre, notion égale-
Quelques ment à nuancer comme la disparition de
Les arts définitions l’artiste, nous mettons l’accent sur le fait
qu’il devient un élément, un matériau de
numériques : des malgré tout l’œuvre dans son caractère interactif(13) .

nouveaux outils L’avantage de la technique du cut-up


/ pomme-v utilisée partiellement pour
plus accessibles D’après Annick Bureaud - OLATS - Les
Basiques : Art «multimédia» (12)
l’écriture de cet article, réside dans
le fait de produire du caractère à pas
dans la palette de cher, en équilibre entre plagiat, échan-
tillonnage, remix, mash-up, en partant
l’artiste donnant DÉMATÉRIALISATION DE L’ŒUVRE du principe que le savoir est un bien
commun.
lieu à de La dématérialisation de l’œuvre va de
pair avec la fin de l’objet et la mise en
nouvelles formes avant du processus comme acte artis-
de créations tique, avec les pratiques de l’art concep- Libérons les
tuel et celles du happening, et bien sûr
transdisciplinaires avec l’introduction du numérique dont logiciels et
la «matière» est l’immatérielle impulsion
électrique. Pour reprendre la formule de matériels pour
Qui a trouvé ce titre ? Michael Punt «dans un ordinateur il n’y
a ni zéros, ni uns, mais des impulsions
+++ de création
1. Dominique Moulon (8) électriques auxquelles on donne une
valeur» (intervention à transmediale,
numérique
2. Naziha Mestaoui (9) Berlin, 2001).
3. Benjamin Cadon (10) Il faut néanmoins nuancer cette Il convient d’évoquer les outils tech-
idée : toute œuvre numérique n’est niques actuels utilisés par les « artistes
Attention ! une rémanence typolo- pas nécessairement et/ou uniquement numériques ». Avec le développement
gique : Un art génératif, Le bit comme immatérielle. de l’informatique personnelle, les ordi-
médium le plus naturel, Sculpter la nateurs sont devenus de plus en plus
musique, le temps et l’espace par des accessibles et en capacité de traiter de
méthodes mathématiques, Pervertir les plus en plus de choses : des informations
NOUVELLE POSITION DE L’ARTISTE
outils d’écriture et d’analyse de l’infor- MIDI (14) au départ, du son ensuite, puis
mation, Un art comportemental, Explo- La disparition de l’auteur, puis celle de la vidéo finalement traitée « en temps
rer les interactions qui structurent notre de l’artiste, est une autre antienne. Que réel ». Les logiciels ont suivi l’évolution
des créations collectives aient lieu —et de ces possibilités, ils étaient princi-
qu’elles bousculent la sacro-sainte palement à l’époque propriétaires ou
(6) Aux sources de l’utopie numérique, Fred Turner
image de l’artiste comme génie isolé,
http://cfeditions.com/Turner/
(7) https://www.youtube.com/
watch?v=_2xInJFD23k
(11) http://jocelynequelo. (13) http://www.olats.org/livresetudes/basiques/6_
(8) http://www.mediaartdesign.net/FR_aProp.html fr/?L-art-numerique-en-trois-questions,258 basiques.php
(9) http://www.1heart1tree.org (12) http://www.olats.org/livresetudes/basiques/ (14) https://fr.wikipedia.org/wiki/
(10) http://01xy.fr/3002.html basiquesAM.php Musical_Instrument_Digital_Interface
CULTURES NUMERIQUES : REPERES 7

privateurs (15) , c’est à dire que l’utilisateur invitant ainsi une communauté de déve- pas cher. Du coup, créer un robot, un
ne pouvait pas les modifier à sa guise loppeurs à y ajouter des fonctionnalités, objet interactif, une sculpture jouant de
et devait en théorie s’acquitter d’une des « librairies », comme le traitement capteurs et d’actionneurs, ne demandait
certaine somme pour pouvoir les utiliser. vidéo en temps réel, et proposant aux plus la collaboration avec un ingénieur
« En théorie », car heureusement pour utilisateurs de partager des « patchs », d’une entreprise d’électronique, chacun
le développement de la culture numé- des programmes où l’on dessine graphi- pouvait devenir cet ingénieur grâce aux
rique, bon nombre de gens avaient alors quement le flux des données audiovi- nombreuses ressources partagées sur le
inventé le « logiciel librement cracké » suelles, pour permettre à chacun d’avan- net et grâce à cette carte électronique
qui consistait à récupérer une copie cer plus vite dans ses créations. qui permet de relier le monde physique à
fonctionnelle du logiciel sans la payer via l’ordinateur.
Il faut citer également le logiciel
des réseaux interlopes.
« Processing » (19) , une bibliothèque java Bien évidemment, cette carte arduino,
On peut évoquer dans les « ancêtres », et un environnement de développement du fait de son caractère « libre » a donné
« Patcher » inventé et développé par libre créé par Benjamin Fry et Casey Reas, naissance à de nombreux clones et
Miller Puckette au milieu des années deux artistes américains. Processing dérivés, ainsi qu’à un écosystème de
1980 à l’Ircam qui deviendra par la suite est le prolongement « multimédia » de « shields », des cartes additionnelles qui
« MAX/MSP ». Ce logiciel permettait à Design by numbers, l’environnement de ajoutent des fonctionnalités (lecteur
ses débuts, de créer des compositions en programmation graphique développé mp3, prise ethernet, GPS et 3G, …), et de
MIDI sous la forme d’arbres-programmes par John Maeda au Media Lab du Massa- capteurs et actionneurs en tous genres,
que l’on relie les uns aux autres par des chusetts Institute of Technology. Là pour transformant une part de la création
ficelles dans lesquelles passe l’infor- le coup, on écrit des lignes de code pour en légo électronique géant. Il faut aussi
mation. Ce mode de programmation manipuler le son, les pixels, l’interaction évoquer, dans ce paysage technologique,
donnait aux compositeurs une liberté avec le monde matériel. Processing est l’apparition de mini ordinateurs de la
inédite en leur permettant de créer des à la fois pédagogique et puissant, il est taille d’une carte de crédit et coûtant
formes musicale hors normes, Philippe notamment enseigné dans les écoles dans les 40 €, ce sont les « Raspberry
Manoury fut l’un des premiers à l’utiliser d’art pour l’apprentissage du code et du Pi » rapidement suivis par de multiples
en 1988 pour une pièce dénommée « Plu- design interactif et s’agrémente égale- autres mini ordinateurs aux fonctions
ton » (16) dans laquelle il pilotait un piano ment de nombreuses librairies. et puissances adaptables au projet
électromécanique ainsi qu’un processeur et au budget. Ces petits ordinateurs
Citer encore « OpenFramework » (20)
audio-numérique développé également qui fonctionnent sous Linux, système
qui propose de développer des créations
à l’IRCAM. Il y avait aussi « Director » d’exploitation libre malléable à souhait,
en écrivant des lignes de C++, mais avec
développé par Macromedia en parallèle sont capables de se transformer en lec-
une approche simplifiée tout en utilisant
de Flash. Director permettait de créer teur audio et vidéo, en console de jeu, en
de façon optimale (quand c’est bien
des applications interactives mettant en cerveau d’un pianiste électromécanique,
codé) les ressources de la machine.
jeu du son, de la vidéo, des capteurs et en émetteur FM, en système de recon-
actionneurs. Puis se développa toute une Ce paysage d’outils logiciels est bien naissance vocale qui signale les conver-
kyrielle de logiciels de MAO (Musique plus divers que ne le montre ce rapide sations pénibles.
Assistée par Ordinateur), de traitement passage en revue, il y a des petits arti-
A cette pléthore de possibles,
vidéo par exemple le vjaying (pratique sans passionnés qui fabriquent des logi-
viennent s’ajouter les « FabLabs », ces
de mixer des images ensembles pendant ciels très spécifiques, des « gros » de la
laboratoires de fabrication qui fleu-
des concerts ou soirées), dont l’usage musique assistée par ordinateur comme
rissent sur nos territoires (22) , venus
était dopé par la « scène warez », ces Ableton qui greffe son logiciel « Live »
eux-aussi du MIT MediaLab, et qui
groupes qui crackaient les logiciels pour avec Max/Msp, mais aussi et surtout
permettent en théorie de tout fabri-
les mettre à disposition gratuitement. une diversité de pratique qui implique
quer grâce à des imprimantes 3D, des
une combinaison et une diversité d’outils
La mouvance des « logiciels libres » (17) , découpes laser et autres fraiseuses à
difficile à décrire.
logiciels que l’on peut obtenir gratuite- commande numérique. En pratique, ces
ment et modifier à l’envi car leur code Pour le bien-être de l’humanité, lieux favorisent normalement l’appro-
source, leur recette de base, est dispo- le concept de « logiciel libre » priation de ces techniques par le grand
nible, cette mouvance se développe au s’est doucement transposé en public, le « faire soi-même » ou DIY, ils
sein de communautés d’utilisateurs et « matériel libre », c’est à dire un objet sont parfois un peu (trop) tournés vers
rencontre les domaines artistiques dans éventuellement électronique dont on l’entrepreneuriat et moins vers l’art et la
cet idéal d’ouverture. Parmi les logiciels aurait les plans, que l’on pourrait là culture, ils offrent en tout cas des possi-
les plus utilisés aujourd’hui, on peut citer aussi fabriquer sans payer de droits, bilités inédites pour réaliser un « proto-
« Pure Data » (18) , petit frère de MAX/ transformer, repartager une fois type », ce qui est souvent le cas pour une
MSP, développé par le même Miller Puc- amélioré. Un des emblèmes de ce œuvre au caractère unique.
ket une fois rentré dans son université matériel libre est la carte « Arduno » (21)
Pour esquiver l’approche typologique
américaine, mais sous une licence libre, qui a été inventée en Italie par un groupe
obligatoirement partielle et partiale, je
de professeurs et passionnés qui voulait
serais tenté pour la suite, de vous pro-
faciliter l’apprentissage (et l’usage) de
poser une sélection d’œuvres contem-
l’électronique grâce à ce microcontrôleur
(15) http://www.gnu.org/proprietary/proprietary. poraines comme reflet de la vitalité
fr.html
de la création artistique estampillé
(16) Pluton Philippe Manoury https://www.youtube.
com/watch?v=JFnW7Xocb_U « numérique ».
(17) http://www.gnu.org/philosophy/free-sw. (19) https://processing.org/
fr.html (20)http://www.openframeworks.cc/
(18) http://puredata.info/ (21) https://www.arduino.cc/ (22) http://www.makery.info/map-labs/
8 CULTURES NUMERIQUES : REPERES

de Schumann (24) , …) ou d’origine arti-


Les block- ficielle (les émissions radio et télé, les
busters qui clefs électroniques pour les garages, les
téléphones mobiles, le wifi, …).
clignotent Les spectateurs peuvent ainsi se
placer sous le nuage et interagir avec
lui en utilisant leur téléphone mobile
A Labomedia, nous avons tendance à par exemple, changeant ainsi l’aspect
considérer de façon malicieuse, que l’art de ce nuage qui traduit ce phénomène
numérique, « c’est ce qui clignote » (23) , en temps réel et donne à entendre les
clin d’œil à un ensemble d’œuvres qui « bruits » électromagnétiques natu-
1024 Architecture , Tesseract-HYPER Cube
s’appuient avant tout sur les caractéris- rels tels que les « whistlers » et les
tiques techniques des outils numériques « spherics » (25) .
comme élément esthétique principal
TEST PATTERN – RYOJI IKEDA / http://www.haque.co.uk/skyear/infor-
en oubliant parfois le sens ou l’émotion
que peuvent percevoir des humains. Le JAPON - 2008 mation.html
côté « blockbuster » fait référence à un Test Pattern est un dispositif qui
certain nombre d’œuvres et d’artistes convertit tout type de données (textes,
repérés par les programmateurs de festi- sons, photos et vidéos) en motifs sous
vals et les collectivités locales qui consti- forme de codes barres noirs et blancs et
tuent ainsi la partie la plus visible de ce de 0 et de 1. Proposé tout d’abord sous la
champ artistique et occultent parfois forme d’une performance audiovisuelle
des forêts à la créativité plus débridée. puis sous la forme d’une installation par-
fois monumentale, le projet ambitionne
d’examiner la relation critique entre la
TESSERACT / AKA HYPER CUBE performance des systèmes numériques
– 1024ARCHITECTURE / FRANCE et les seuils de la perception humaine.
Husman Haque Sky Ear
- 2014 Le spectateur, ainsi immergé dans
TESSERACT (aka HYPER-Cube) est une un paysage sonore et visuel minima-
sculpture de lumières en mouvement liste, met ses sens à l’épreuve de ces AKOUSMAFLORE – SCÉNOCOSME /
placées dans un cube en 3 dimensions, artefacts numériques, comme immergé FRANCE - 2007
lumières qui réagissent au son. à l’intérieur même de l’un des bus de
données constitutif d’une carte mère Plus blockbuster que dans la catégorie
Le tesseract est une forme géomé- d’ordinateur. « qui clignote », Akousmaflore est l’une
trique en 3 dimensions constituée d’un des installations numériques françaises
cube dans un cube reconstituée ici par http://www.ryojiikeda.com/project/
qui a été le plus montrée à la fois en
un jeu de lumières. Les spectateurs sont testpattern/
France et à l’étranger, de part son carac-
ainsi invités à déambuler dans cette tère magique et accessible.
sculpture monumentale en 3D équipée
de lumières mobiles dans toutes les Akousmaflore est un jardin composé
directions et accrochées sur une struc- de véritables plantes musicales réac-
ture de type échafaudage. A l’intérieur tives à nos frôlements. Chaque plante
de ce cube métallique et lumineux, la s’éveille au moindre contact humain par
composition évoque un monde futuriste, un langage, un caractère sonore. Sen-
une sculpture en mouvement reconfigu- sibles à notre énergie électrostatique, les
rant en permanence l’espace et la forme plantes réagissent au toucher et à notre
dans lesquels se trouvent immergés les proximité. Ainsi, lorsque les spectateurs
spectateurs. les caressent ou les effleurent, celles-ci
Ryoji Ikeda, Test Pattern, the transfinite se mettent à chanter.
http://www.1024architecture.net/
en/2013/09/tesseract/ À travers leurs créations, les artistes
Scenocosme travaillent sur des hybrida-
SKY EAR – USMAN HAQUE / tions possibles entre végétal et techno-
ANGLETERRE - 2004 logie numérique. Les plantes sont des
Sky Ear est un nuage constitué d’un capteurs naturels et vivants, sensibles à
millier de ballons gonflés à l’hélium et des flux énergétiques divers qu’ils pro-
équipés de capteurs électromagnétiques viennent de nos corps ou de l’environ-
et de téléphones qui transforment le nement où elles sont exposées. Dans ce
champ électromagnétique ambiant en projet, les artistes interprètent ces flux
lumières colorées.
Les champs magnétiques existent en
effet partout dans notre atmosphère, (24) https://fr.wikipedia.org/wiki/
R%C3%A9sonances_de_Schumann
qu’ils soient d’origine naturelle (provo-
(25) http://theinspireproject.org/default.
(23) https://vimeo.com/70506020 qués par les orages, issus des résonances asp?contentID=4
CULTURES NUMERIQUES : REPERES 9

perçus par la plante en proposant une et notamment les composants des for- une installation sonore et lumineuse
interaction sonore. Ils abordent un trai- mulaires pour proposer une œuvre à la immersive.
tement, une modification des données fois graphique et ludique. Cette œuvre
http://artoffailure.free.fr/index.php?/
liée aux interventions des spectateurs est composée de multiples « tableaux »
projects/internet-topography/
dans l’oeuvre. Leurs contacts avec les interactifs dans lesquels les spectateurs
plantes permettent d’engendrer ou de internautes sont invités à naviguer en
superposer des flux sonores mais aussi comprenant les mécanismes qui se
d’en modifier les teintes et les fluctua- cachent derrière les boutons et cases à
tions. Cette oeuvre propose un langage cocher, en appréciant l’esthétique épu-
végétal spécifique qui se manifeste rée issue de ce détournement.
à travers des compositions sonores
http://www.c3.hu/collection/form/
signifiant des caractères, des comporte-
ments. Ceux-ci génèrent des feedback,
influencent la réaction, l’émotion et
l’approche du spectateur.
Art Of Failure - Internet Topography
http://www.scenocosme.com/akous-
maflore.htm
PIRATE CINEMA - NICOLAS
MAIGRET / FRANCE - 2013
Plongez au cœur d’une salle de
surveillance qui analyse les films télé-
chargés en temps réel sur les réseaux
Alexei Shulgin, Form Art illégaux d’échanges Peer et Peer et
BitTorrent. L’artiste numérique Nicolas
Maigret associé au développeur Bren-
WRONG BROWSER – JODI / dal Howell ont élaboré un programme
HOLLANDE + BELGIQUE – 2000 qui analyse en temps réel les films les
plus téléchargés sur ces réseaux. Avec
Scenocosme - Akousmaflore Jodi est un duo d’artiste également son installation, Nicolas Maigret car-
emblématique de cette mouvance « net tographie les productions cinémato-
art » qui s’est aussi attaché à détour- graphiques échangées et propose une
ner les codes d’Internet et du web au nouvelle grammaire visuelle. Ainsi, des
moment où le réseau des réseaux deve- bribes d’images (toutes géolocalisées
nait grand public. Pour ce projet, le duo a par l’adresse IP de l’émetteur et du des-
développé des navigateurs web alterna-
Les réseaux tifs, vous proposant ainsi de remplacer
tinataire) issues de ces films viennent
s’entrechoquer sur les écrans. Plus de
Internets le Netscape ou le Internet Explorer de
l’époque par leurs créations. Ces naviga-
générique, ou de développement linéaire
de la narration, le film se monte bout à
teurs « artistiques » proposent ainsi une bout aléatoirement.
Le réseau informatique désormais autre vision du web en donnant à voir le
code source des pages plutôt que leurs The Pirate Cinema rend visible l’opé-
planétaire et appelé « Internet » a de ration de téléchargement au sens propre
longue date inspiré des artistes qui se contenus.
et montre comment les données dispa-
sont appropriés ce medium avec ses spé- http://wrongbrowser.com/ rates peuvent former au final un tout
cificités pour réaliser des créations qui cohérent. The Pirate Cinema est une
n’existeraient pas sans lui. Qu’il s’agisse projection de fragments chaotiques qui
de téléprésence, d’œuvres collectives, de INTERNET TOPOGRAPHY – ART OF finissent par décrire le principe même de
créations qui se nourrissent de l’activité
FAILURE / FRANCE - 2006 la cinématographie.
même du réseau ou de sa forme, ou
encore qui l’utilisent pour ses propriétés Dans INTERNET TOPOGRAPHY, un http://thepiratecinema.com
techniques (ce que l’on a appelé le « net signal sonore est émis de l’espace d’ex-
art » un moment) ou pour en révéler les position vers Tokyo, puis renvoyé jusqu’à
enjeux sous-jacents, toutes ces diffé- l’espace d’exposition où il est diffusé.
rentes approches ont donné lieu à des Les erreurs de transmission audio qui
formes très variées. résultent de ce trajet sont analysées,
puis considérées comme un relevé
potentiel et parcellaire de la topogra-
FORM ART - ALEXEI SHULGIN / phie du réseau. Analogue à un paysage
RUSSIE - 1997 terrestre, cette topographie numérique
se révèle être un agencement instable
Emblématique de la création « net de distances, d’accidents et de contours Nicolas Maigret, Pirate Cinema - Exhibition
art », Form Art se présente sous la forme qui permettent de multiples représen-
d’un site web qui détourne les codes tations mentales. Cette dimension ima-
et outils de la création de pages web ginaire est rendue perceptible à travers
10 CULTURES NUMERIQUES : REPERES

Voir également http://thepiratebook. http://deaddrops.com/ Ztohoven, collectif artistique caustique


net/ qui aborde ces pratiques et cultures de république tchèque, est intervenu
du téléchargement et du détourne- dans le débat parlementaire de son
ment sous la forme d’un livre librement pays lors des discussions sur la réforme
téléchargeable. morale de la politique tchèque. Avec
l’aide de hackers, les artistes du collectif
ont usurpé les numéros de téléphones
portables des parlementaires et ont
envoyé des SMS en se faisant pas-
ser pour certains parlementaires qui
invectivaient leurs collègues ou leurs
La communica- Aram Bartholl, Dead Drops
opposants et les incitaient à prendre
des mesures radicales pour moraliser la
tion et vie politique du pays. Ils ont ainsi réussi
à créer la confusion en envoyant 585
l’information NEWSTWEEK - JULIAN OLIVER SMS de façon croisée (voir l’animation
ET DANJA VASILIEV / NOUVELLE sur leur site pour suivre le chemine-
ZÉLANDE ET RUSSIE - 2011 ment des messages), provoquant une
réunion d’urgence pour mettre au
Des artistes s’attachent à détourner Julian Oliver et Danja Vasiliev inter-
clair la situation à l’issue de la journée
les moyens de communication et d’in- rogent «cette confiance sans réserve
parlementaire.
formation qui se sont désormais grande- qu’on place dans des infrastructures que
ment numérisés pour révéler les dérives nous ne comprenons pas». Une «mécon- http://ztohoven.com/mr/index-en.html
sur les libertés individuelles et collec- naissance qui nous rend vulnérables»,
tives, questionner la confiance que l’on selon les artistes qui s’emploient à «dis-
place dans le « numérique », ou encore soudre les mythes et limitations créés
les utiliser comme matière première par les technologies modernes qui nous
source de désinformation espiègle. sont imposées». Le projet Newstweek
est ainsi un outil qui permet de «rétablir
les faits» en hackant l’actualité en ligne.
DEAD DROPS - ARAM BARTHOLL / L’objet discret se plante dans une prise
ALLEMAGNE – 2010 électrique à l’intérieur d’un Starbuck
coffee ou autre Mc Donald ou tout autre
Le projet « Dead Drops » est un réseau lieu public proposant un accès Wifi, Ztohoven, The moral reform
de partage de fichiers de façon décon- et permet à une personne distante de
necté, anonyme, pair à pair, dans l’espace modifier en temps réel les gros titres des
public. Initié par l’artiste Aram Bartholl journaux transitant par ce point d’accès
et accompagné d’un site web, le projet wi-fi public. Le projet questionne la fia-
consiste à emmurer une clef USB dans bilité des médias on line et la confiance
un mur de la ville en laissant dépasser la
partie active de la clef pour que chacun
qu’on leur accorde, permettant à chaque
citoyen de distordre les infos et de réali-
Algodonnées
puisse déposer et prendre des fichiers en ser sa propre propagande. Le manuel de
branchant son ordinateur portable dans fabrication détaillé est en ligne, acces-
le mur en question. Le projet est parti- sible à tous. Aujourd’hui, tout est données, on
cipatif, les gens sont invités à emmurer parle de « big data » pour évoquer la
https://julianoliver.com/output/
des clefs USB où bon leur semble afin de masse vertigineuse d’information que
newstweek
progressivement constituer un réseau de les « GAFA » (Google Apple Facebook et
partage identifié à travers une carte sur Amazon) collectent à notre insu pour
le site dédié au projet. 1614 clefs USB ont nourrir leur modèle économique (« si
ainsi été mises en place dans le monde c’est gratuit, c’est toi le produit ... »),
entier pour atteindre une capacité de données qui intéressent également
stockage de 11827 GB. le milieu de la finance, les services de
Ce projet, qui n’est pas sans rap- renseignement, mais aussi des commu-
peler les boites aux lettres mortes (26) nautés plus sympathiques qui partent
des agents secrets, fait écho de façon du principe que partager à bon escient
malicieuse au travail de renseignements des informations peut être un cataly-
et de surveillance qu’opèrent de nom- seur formidable pour la créativité. Notre
breuses agences gouvernementales réalité quotidienne étant de plus en plus
Julian Oliver et Danja Vasiliev, Newstweek mue par des algorithmes, encore une
à l’insu des citoyens, et permet ainsi
de partager des contenus à l’abri des fois, les artistes s’emparent de ces pro-
blématiques pour interpeller l’humanité
oreilles indiscrètes. THE MORAL REFORM – ZTOHOVEN
sur son devenir.
/ RÉPUBLIQUE TCHÈQUE – 2012
« Un drame parlementaire de 585
(26) https://fr.wikipedia.org/wiki/
lignes impliquant 223 personnes ». Les
Bo%C3%AEte_aux_lettres_morte
CULTURES NUMERIQUES : REPERES 11

« ADMX » - COLLECTIF RYBN / de fabrication numérique : chacun des http://hehe.org.free.fr/hehe/NV08/


FRANCE - 2010 signes est modélisé et imprimé en 3D, index.html
puis l’objet résultant est numérisé grâce
Le collectif RYBN a développé son à un scanner 3D. Ce nouveau modèle est
propre robot de trading « ADM » et lui a ré-imprimé, et, ainsi de suite, un certain
confié 10000 € pour investir et spéculer nombre de fois en boucle. Chaque géné-
sur les marchés financiers. Ses déci- ration accentue la dérive des formes
sions sont prises avec l’aide d’un algo- jusqu’à ce que les derniers objets repro-
rithme interne doué « d’intelligence » duits soient devenus méconnaissables.
et potentiellement influencé par un Sur le plan plastique, l’imprimante et
grand nombre de paramètres extérieurs. le scanner sont détournés de leurs
Tout le système décisionnel permet au fonctions habituelles pour être trans-
programme d’anticiper les prochains formés en véritables générateurs de
mouvements des marchés, en tentant formes impossibles à obtenir autrement
d’identifier et d’anticiper les paternes : selon les opérations, il y a perte ou Héhé, Nuage vert, Helsinki
qui se cachent dans les oscillations chao- gain d’information, et donc distorsion
tiques de la finance. Cette performance des formes. On peut interpréter cette
s’arrêtera lorsque le robot n’aura plus pièce comme l’expression d’un des para-
d’argent. doxes de notre culture numérique : la
reproductibilité infinie des informations
« ADM » se matérialise sous diffé-
s’accompagne d’une fragilité maximale
rentes formes au gré des expositions, le
des supports. Dans ce sens, c’est une
Le corps
robot trader est ainsi parfois accompa-
forme de vanité numérique, un travail
gné d’une exposition dédiée aux algo-
sur la ruine au sens où Hubert Robert
rithmes de trading, à leur histoire et aux
l’entendait en 1796 avec Vue imaginaire Post-humanisme, transhumanisme,
expériences actuelles.
de la galerie du Louvre en ruines, tableau homme augmenté, le corps est lui aussi
Aujourd’hui, ce robot trader a trouvé peint alors que la galerie du Louvre était pris dans la spirale évolutionniste du
des compagnons de jeu, les RYBN ayant en cours d’installation. numérique, remettant en jeu nos sens,
lancé un concours international d’algo- notre perception, nos capacités cogni-
http://www.babiole.net/spip.
trading artistique « ADMXI », en invitant tives et mémorielles.
php?article100
des artistes à produire des programmes
qui jouent en bourse de façon très déca-
lée et originale.
STIMULINE - LYNN POOK ET
http://www.rybn.org/ANTI/ADM8/ - JULIEN CLAUSS / FRANCE - 2008
https://vimeo.com/41012631 - http://
rybn.org/ANTI/ADMXI/ Stimuline est un concert audiotactile
pour 28 auditeurs et 2 musiciens. Chaque
spectateur est équipé d’une interface
corporelle permettant de ressentir sur
son corps la musique jouée en direct. Le
Cécile Babiole, Copies Non conformes public équipé d’interfaces fait partie de
la scénographie qui rappelle les concerts
futuristes décrits dans la „science fic-
NUAGE VERT - HÉHÉ / ALLEMAGNE tion“ désuète des années 70. En complé-
ET ANGLETERRE - 2010 ment du dispositif, un système sonore
stéréophonique permet à la musique
La première édition de « Nuage Vert »
Collectif RYBN, « ADMX » de circuler du corps à la salle, créant un
a mis en lumière le nuage de vapeur
espace plastique.
émis par la centrale thermique Salmi-
saari à Helsinki, Finlande, en utilisant L’audio-tactile repose sur un système
« COPIES NON CONFORMES » – un rayon laser vert qui en souligne les d’interfaces permettant de faire circuler
CÉCILE BABIOLE / FRANCE - 2015 contours en temps réel. Au-delà du spec- des stimulations tactiles et sonores à la
L’installation « Copies Non tacle de la projection sur le nuage de surface du corps. Quinze haut-parleurs
Conformes » met en scène l’érosion et vapeur, Nuage Vert est aussi un espace commandés individuellement sont pla-
les mutations à l’œuvre dans l’opération ouvert, une toile sur laquelle chacun cés directement sur le corps du specta-
de reproduction de petites sculptures. Il peut projeter ses propres questions teur. Muni de bouchons  d’oreilles, celui-
s’agit des 17 caractères typographiques concernant notre culture de consomma- ci perçoit de fines vibrations localisées
formant les mots : «JE NE DOIS PAS tion d’énergie. La deuxième édition de qui se déplacent sur sa peau en même
COPIER». La formule s’inspire des puni- Nuage Vert a mis en lumière le nuage temps qu’il les entend, transmises à son
tions de notre enfance qui consistaient à de vapeur émis par l’incinérateur de oreille par conduction osseuse.
faire recopier 100 fois et manuellement déchets ménagers de la ville de St-Ouen.
Stimuline s’inscrit dans une recherche
des phrases sentencieuses du type «Je Il a dû être réalisé de façon « pirate », la
plastique et sonore dans la continuité
ne dois pas bavarder en classe». Ici, ce préfecture n’ayant pas donné son accord
des installations audiotactiles déve-
n’est pas à la main que la phrase est face aux réticences de l’exploitant et à la
loppées depuis 2003 par Lynn Pook et
recopiée, mais en utilisant un procédé crainte des réactions des riverains.
12 CULTURES NUMERIQUES : REPERES

Julien Clauss. Elle s’articule autour de la HAKANAÏ - ADRIEN M ET CLAIRE B


notion de proxémie en agissant dans la / FRANCE – 2013
La bataille contre
sphère intime de l’auditeur. Le concert
croise l’expérience individuelle à celle Hakanaï est une performance choré-
le Boss(27), the
du groupe et rend accessible à un large
public une musique électronique mini-
graphique pour une danseuse évoluant
dans un volume d’images en mouve-
final conclusion
male et bruitiste à goûter par l’oreille et ment. Dans la langue japonaise, Hakanaï
la peau. Stimuline permet de percevoir définit ce qui est impermanent, fragile,
Dans ce panorama obligatoirement
physiquement l’oeuvre et renouvelle évanescent, transitoire, entre le rêve
partiel et partial, je n’ai pas eu l’espace-
le concert en le situant sur le corps de et la réalité. Mot très ancien, il évoque
temps de vous parler d’autres formes
l’auditeur et en s’adressant à lui par le une matière insaisissable associée à la
d’hybridation liées au « numérique ».
toucher autant que par l’ouïe. condition humaine et à sa précarité,
J’aurais en effet pu évoquer le rapport
mais associée aussi à la nature. Il s’écrit
http://www.lynnpook.net/english/sti- au territoire, à sa représentation carto-
en conjuguant deux éléments, celui qui
muline/index.htm graphique, notre capacité à être ubiqui-
désigne l’homme et celui qui désigne
taire grâce au réseau, les détournements
le songe. Ce collage symbolique est
des codes culturels du net ou des jeux
le point de départ de cette partition
vidéo, ou encore des convergences
pour une danseuse rencontrant des
entre art et science avec par exemple le
images, faisant naître un espace situé à
« bio-art » (28) .
la frange de l’imaginaire et du réel. Les
images sont animées en direct, selon des En tout cas, on peut considérer que
modèles physiques de mouvement, au ce « numérique » tend à faire tomber un
rythme d’une création sonore également certain nombre de barrières : entre les
interprétée en direct. À l’issue du temps disciplines artistiques elle-mêmes, dans
de performance, l’installation numé- les modes de représentation en ligne
rique est ouverte aux spectateurs. et IRL (« In Real life », c’est à dire « en
vrai ») requestionnant la place des ins-
Lynn Pook et Julien Clauss, Stimuline http://www.am-cb.net/projets/
titutions culturelles, entre la posture de
hakanai/
l’amateur « éclairé » et celle de l’artiste
« professionnel ».
A-REALITY > SIMSTIM – DEVICE
N°1 – A. SCHWEITZER / FRANCE Ces évolutions rendent indéniable-
- 2012 ment les cultures numériques et les pra-
tiques artistiques afférentes accessibles
Le SimStim est une proposition de à un nombre beaucoup plus important
restitution de déambulations réalisées de gens et notamment chez les jeunes
dans le cadre du projet A-Reality avec le prompts à « avaler » une technologie
dispositif P03. Ce dispositif P03 remplace pour mieux la digérer, la détourner, d’au-
vos yeux et oreilles par des « équivalents tant plus si elle se place dans le giron des
technologiques » (caméras, micros, logiciels et matériels libres. Elles contri-
casque audio et vidéo) afin de vous Adrien M et Claire B, Hakanaï buent également à gommer les barrières
permettre de percevoir le réel à travers entre culture et événementiel, entre
un filtre machinique. Avec le SimStim, création artistique et économie créative,
vous pouvez expérimenter ce principe pour dessiner un avenir incertain qu’il
de simulation immersive dans un hamac, convient à mon sens de remplir d’amour,
équipé d’un casque qui va vous per- de création et de partage afin qu’algo-
mettre « par procuration » d’approcher rithmes et ordinateurs acceptent encore
au plus près des sensations ressenties le genre humain lorsqu’ils auront pris le
par différents protagonistes lors de leur contrôle de notre destinée.
marche avec ce même casque. L’objec-
tif est ici de produire un déplacement
spatial et temporel collectif au sein de
la collection, invitant les spectateurs à
oublier leur propre corporalité pour se
fondre dans cette nouvelle mémoire
numérique.
Adelin Schweitzer met en œuvre une
expérience de dé-territorialisation de
l’individu qui détourne les perceptions
humaines et interroge nos cadres de vie,
nos rapports aux technologies.
http://a-reality.org
(27) http://www.jeuxvideo.com/dossiers/00011932/
Adelin Schweitzer, Smartcity les-boss-dans-le-jeu-video.htm
(28)https://fr.wikipedia.org/wiki/Bio-art
CULTURES NUMERIQUES : REPERES 13
14 CULTURES NUMERIQUES : REPERES

Cultures numériques,
quels enjeux
d’émancipation ?
Patrick Tréguer,
responsable du Lieu Multiple, pôle de création numérique de l’Espace Mendès France , centre de culture scientifque de Poitiers

Les cultures numériques influencent-elles notre culture, entendue comme un en-


semble complexe de savoirs, croyances, lois, habitudes.., ou modifient-elles seulement
le chemin pour y accéder ? Quels enjeux se nouent entre l’outil lui-même, le réseau,
son architecture, ses contenus, la production de connaissances et de messages ? Voici
quelques questions que l’auteur se propose d’élucider dans un cadre réflexif plus géné-
ral qui postule que le numérique peut être un vecteur d’émancipation du citoyen…mais
à certaines conditions.

passée des militaires aux hippies, le rôle orchestrés par un marketing infaillible,
Introduction : le du LSD et des communautés, la place de l’outil semble capable d’imposer son
numérique un la cybernétique et des analyses de McLu-
han, le glissement vers l’entreprenariat
inéluctabilité sans laquelle l’individu
se retrouvera diminué, hors du coup et
contexte déjà et la nouvelle économie. En moins de
50 ans, avec les avènements successifs
donc exclu. Cet outil est lui-même issu
d’une construction, qui au-delà du mar-
historique de la cybernétique, de l’informatique, keting, se développe à partir des strates
de l’informatique personnelle puis il y complexes d’imaginaires, de rapports à
a 25 ans du web, notre environnement notre corporéité, et de représentations
Les technologies numériques se a été fortement impacté. En quelques du monde, de notre contexte en per-
sont imposées comme une promesse slogans plus ou moins tapageurs, des pétuel transformation. Des chercheurs,
de liberté et d’émancipation...Elles multinationales ont pris en charge nos penseurs, philosophes comme André
ont entrainé de profondes remises en modes d’organisation, nos destins, et Leroi-Gourhan (3) , Gilbert Simondon (4) ,
cause d’anciens équilibres dans de mul- même nos rêves et notre imaginaire. Michel Foucault(5) , Bernard Ellul (6) , Ber-
tiples domaines ; éducation, transfert Les « Vous en avez rêvez, Sony l’a fait », nard Stiegler(7) , nous ont déjà offert les
des savoirs, cognitif, santé, recherche, « think different » d’Apple, «Connecting clés de décodages pour comprendre la
espaces publics et privés mais égale- people» de Nokia, «Votre potentiel notre place de l’outil, de la technologie dans
ment dans ceux de l’économie, des passion» de Microsoft Corporate... sont ce rapport. L’outil n’a rien d’anodin, il
finances. autant d’invitations à gérer l’ensemble constitue en lui-même un signifiant
des composantes de notre personnalité et un signifié. Il en est de même avec
Un livre comme celui de Fred Turner afin de nous libérer du joug de l’effort, les usages et donc les pratiques qu’il
« De la contre-culture à la cybercul- de nous offrir l’illusion du temps utilisé induit. Il implique une relation entre
ture, Stewart Brand, un homme d’in- de manière de plus en plus rationnelle. un sujet (nous) et un objet (technique,
fluence » (1) nous offre une leçon de socio- C’est le monde de l’arrangement sans
logie des sciences et des techniques problème, où tous nos désirs sont satis-
au travers de l’histoire intellectuelle faits avec un minimum de tracas (2) . (3) LEROI-GOURHAN André, Le Geste et la Parole,
de ces nouvelles technologies dans les tome 1 : Technique et Langage : 18 novembre
Etats -Unis des années 60 au début Dans ces mirages soigneusement 1964. Editions Albin Michel
(4) SIMONDON Gilbert, Du mode d’existence des
des années 90. Des points historiques objets techniques. Éditions Aubier, 1989, 296p.
montrent comment l’informatique est (5) FOUCAULT Michel, La volonté de savoir – 1976,
édition Gallimard, 900 pages
(2) La nouvelle invention des créateurs de Siri
va-t-elle prendre le contrôle du monde ? John (6) ELLUL Bernard,  le bluff technologique, édition
(1) TURNER Fred, Aux sources de l’utopie numérique. H. Richardson. Septembre 2015: http://www. pluriel , 2010, 748 pages
De la contre culture à la cyberculture, Stewart ulyces.co/john-h-richardson/la-nouvelle-inven- (7) STIEGLER Bernard, Digital studies : Organologie
Brand, un homme d’influence, édition C&F, 2012, tion-des-createurs-de-siri-va-t-elle-prendre-le- des savoirs et technologies de la connaissance,
427 pages controle-du-monde-viv/ édition FYP édition, 2014, 192p.
CULTURES NUMERIQUES : REPERES 15

technologique), et la recherche pour désigner un «fourre-tout» qui intègre la culture ou, pourquoi pas comme une
l’adapter à soi et, ainsi, permettre de tout à la fois les outils, les contenus, contre-culture. Il est évident que suivant
transformer cette chose en un support les usages dans des champs aussi dif- la forme sous laquelle on la présente,
de l’expression de soi. Ce cheminement férents que l’économie, l’éducation, comme partie intégrante, comme nou-
est inclus dans un parcours d’appropria- les aspects juridiques, la culture ou velle version ou comme contre-culture, ce
tion, par la pratique, la maîtrise puis même les sciences. Cela revient à nous n’est pas les mêmes problèmes qui vont
la compréhension qui mène, dans une interroger : de quoi le numérique est-il émerger. Cette différenciation sur trois
temporalité différente de celle de l’inno- le nom ? L’hybridation des deux mots, hypothèses distinctes amène à penser
vation, vers l’émancipation. culture et numérique, permet-elle de aux modes de productions induits et aux
créer réellement un nouvel espace de objets produits en fonction des différents
réflexion et d’action qui puisse s’extraire contextes : Ce ne sont pas les mêmes
Parler de cette émancipation dans le et s’affirmer de manière indépendante objets qui vont être produits suivant les
cadre spécifique de la culture numérique et intelligible ? Peut-on alors se conten- cas. Pourtant, suivant les cas, parfois
implique de définir ce que pourrait être ter d’une définition de la cyberculture c’est la première hypothèse qui est la
cette culture numérique, souvent igno- comme purement informatique carac- bonne, de temps en temps la seconde, et
rée ou du moins mal perçue dans les térisée par le code et l’architecture du parfois la troisième. Cela oblige à poser
sphères décisionnaires. Quelles sont ses réseau mais qui intègre néanmoins des un problème qui est le problème de la
caractéristiques ? Et quels liens entre- effets sur l’ensemble de notre société secondarité. Une culture est toujours dans
tient-elle avec cette approche émancipa- ? Peut-être faut-il choisir finalement de un rapport avec quelque chose qui exis-
trice qui correspond à un enjeu philoso- détourner la complexité de la représen- tait avant. Et donc, dans ce principe de
phique, de société, et donc éminemment tation de la culture numérique en s’atta- secondarité, il y a à examiner tout ce que
politique. chant en priorité à ce qui fait référence ça signifie du point de vue de la spécificité
aux changements culturels produits par des objets qu’elle va produire. Appliquée à
les développements et la diffusion des l’évolution sociale, le concept de secon-
technologies numériques, en particulier darité traduit le niveau de culture actuel
la gestion des données et du web. Il atteint par nos sociétés en intégrant les
1-Cultures faudrait opter alors pour une approche
anthropologique qui soulève la question
transformations survenues durant les
dernières décennies ; ces transforma-
numériques de l’acculturation  dans un contexte
numérique et en relation avec une
tions expriment le nouveau visage des
sociétés, désormais constituées d’un
approche relativiste de la culture. Peut- ensemble de réalités pratiques tout à
Poser l’hypothèse de l’existence d’une être est-il nécessaire de préciser le type fait composites, subsidiaires et dont le
culture numérique revient à admettre d’acculturation et de prendre en compte contenu diffère des valeurs socio-cultu-
l’existence de cette culture numérique. sa dimension psychologique si on consi- relles initiales.
Au même titre, nous avons intégré dère que ce sont bien des hommes qui
depuis longtemps l’existence d’un entrent en relation et non exclusivement
champ du culturel qui, comme le montre des cultures (10) . B) CULTURE À L’ÈRE DU
sa propre histoire, reste pourtant extrê- NUMÉRIQUE OU CULTURE
mement difficile à définir. Les anthro- NUMÉRIQUE
pologues ont posé des jalons comme A) PRINCIPE DE SECONDARITÉ
avec la proposition d’Edward Burnett A partir de la reconnaissance de ce
Tylor(8) anthropologue britannique qui a Pour Alain Giffard (11) , la culture numé- principe de secondarité, on peut donc
donné une définition de la culture dont rique, on peut la présenter comme une admettre l’hypothèse d’une culture
l’influence est encore notable. Pour Tylor, partie de la culture. On pourrait aussi la numérique qui soit partie intégrante
la culture est un ensemble complexe qui présenter comme une nouvelle version de de la « culture » ou du moins enchâssée
englobe des notions, des connaissances, dans celle-ci. Cette hypothèse autorise
les croyances, les arts, la morale, les lois, l’idée que : Ce n’est pas le rapport aux
les coutumes, et toutes autres capacités (10) BASTIDE Roger, Les religions africaines au Brésil : savoirs qui a changé, c’est la trajectoire
Contribution à une sociologie des interpénétra-
et habitudes acquises par l’Homme en tions de civilisation, éditions : Presses Universi-
qui y mène qui s’est modifiée, complexi-
tant que membre d’une société (9) . Cette taires de France – PUF1960/1998, 578p. fiée, enrichie aussi (12) . Même si le célèbre
approche considère ainsi que tout (11) GIFFARD Alain, est directeur du groupement article de Carr(13) « Est-ce que Google
d’intérêt scientifique « Culture-médias & nous rend idiot ? » (juin 2008) inter-
homme capable de vivre en collectivité, numérique ». Il a été directeur informatique de
même le plus primitif, a une culture. la Bibliothèque de France, directeur adjoint de roge cette stabilité des rapports aux
l’Institut Mémoires de l’édition contemporaine savoirs en affirmant que nos pensées,
Dans le contexte d’une société du (Imec), conseiller technique de la ministre de la nos façons de penser sont profondé-
numérique ou numérique, qualifica- Culture et de la Communication pour la société
de l’information et président de la mission ment impactées par un outil numérique
tif souvent employé par défaut pour interministérielle pour l’accès public à l’internet. comme Google, on peut admettre que
Ses recherches portent sur les mutations de la
lecture et la lecture comme technique de soi.
En 2009, il a remis au ministère de la Culture
(8) TYLOR Edward Burnett (1832 - 1917) Il est et de la Communication une étude publiée
considéré aujourd’hui comme le fondateur de sous le titre Lire : les pratiques culturelles du (12) DEVAUCHELLE Bruno, http://www.
l’anthropologie britannique, il est notamment numérique. Sa dernière publication est « Digital cafepedagogique.net/lexpresso/
célèbre pour sa définition ethnologique de la reading, industrial readings » parue dans : Karl Pages/2012/01/26012012_Devauchelle.aspx.
culture. Grandin (ed.), Going Digital. Evolutionary and (13) CARR Nicholas, « Is Google Making Us Stupid? »,
(9) TYLOR Edward Burnett, Primitive Culture, édi- Revolutionary Aspects of Digitization, Nobel What the Internet is doing to our brains, The
tion Nabu Press, 2010, 518p. Symposia, 2011. Atlantic, 1er juillet 2008
16 CULTURES NUMERIQUES : REPERES

cette hypothèse de rapport stable avec Enfin, un niveau d’action « avec le statut indépendant de la culture numé-
les savoirs reste valide dans le cadre numérique » (16) plus subtil et qui a déjà rique. Cependant, l’utilisation des outils
d’une analyse au sein du système sco- pénétré la vie de la large majorité des numériques a tendance à modifier la
laire, par exemple. En effet, une ligne populations, dans leurs sociabilités, leur nature même de ces interactions. Dans
programmatique pédagogique claire- travail, leurs loisirs, leurs activités collec- la première catégorie d’interaction,
ment définie et des élèves regroupés tives, etc. par exemple, le rapport à l’espace et
en classes d’âge et de compétences au temps peut être extrêmement dif-
Dans ce cadre, le numérique peut
pratiquement similaires (en théorie), férent d’une culture à une autre, d’une
être également « un prétexte à...» qui
permettent d’harmoniser ces rapports géographie à une autre. Dans la culture
favorise et priorise avant tout le projet
aux savoirs. Cependant, ceux-ci risquent numérique, et nous verrons cela dans
dans le contexte d’un projet culturel.
d’être sensiblement différents dans le le cadre de la définition de lieux numé-
Le numérique ne doit occulter à aucun
cas de groupes hétérogènes en terme riques, les temporalités, les espaces et
moment le sens de ce projet par le
d’âge, de type de culture, d’acquis, de les territoires sont distincts de ceux pro-
prisme de ses outils.
parcours et de connaissance, ou de posés par la culture institutionnelle. Cela
provenance sociale, comme ceux qui De ces niveaux d’action et de peut s’appliquer de manière prosaïque
fréquentent les Labs ou autres Espaces réflexion peuvent émerger une dyna- en termes d’horaires d’ouverture, pour
Publics Numériques, comme nous le mique d’émancipation de la personne les structures qui doivent accueillir des
verrons plus loin. Cela pose un distin- positionnée en harmonie avec une publics et des projets, mais également
guo entre éducation (au sens Education émancipation citoyenne, sociale ou en termes de territoire et de temps dans
Nationale) et éducation populaire (qui culturelle. le cas de projets articulés avec l’utilisa-
peut trouver là un extraordinaire argu- tion d’internet ou de la téléprésence. Le
ment de complémentarité à son rôle texte « Une question de temps » (18) de
de transmission des savoirs) dans un C) INTERACTIONS D’UN René Barsalo (19) montre que l’expérimen-
contexte de programme pour l’édu- INDIVIDU PAR RAPPORT À SON tation artistique et culturelle avec des
cation et la formation tout au long de outils de téléprésence qui permettent
ENVIRONNEMENT
la vie, porteur d’un véritable schéma d’échanger de manière synchrone avec
d’émancipation par la connaissance, les Pour Jean-François Cerisier(17) , si on des interlocuteurs situés dans n’importe
savoirs et l’éducation. part de ces différentes définitions et quelle partie du globe et au-delà de
qu’on envisage la culture sous l’angle de tout décalages horaires, offrent une
Cette notion de culture à l’ère du
la position de l’individu dans la société, opportunité exceptionnelle de partager
numérique place ainsi le numérique
il est envisageable de schématiser la nos points communs plutôt que nos
comme élément transformateur de
description de la culture en catégorisant différences.
cette culture. Cette transformation
peut être impulsée par des démarches les interactions d’un individu par rapport
de politiques européennes, nationales à son environnement. On peut établir
alors cinq catégories d’interactions qui Les interactions liées à l’information
ou territoriales qui visent à amener
sont : nous interrogent sur le sens à donner
massivement les populations « au
au terme information. Ce sens est un
numérique » (14) , afin de lutter contre les • Les interactions spatio-temporelles, élément constitutif essentiel dans
fractures numériques dont on peut légi- • Toutes celles qui sont liées à l’infor- un contexte où il faut apprendre à
timement interroger les formes qu’elles mation et à la connaissance, apprendre, apprendre à reconnaître nos
peuvent prendre. • Les interactions liées à la relation à besoins en informations, savoir localiser,
Un autre niveau d’action porte sur autrui, récupérer, analyser, organiser et évaluer
la nécessité de penser le changement • Les interactions liées à la norme cette information puis l’utiliser et l’appli-
« par le numérique (15) » et ainsi de sociale, quer, la reproduire et la communiquer
libérer ce potentiel, en mobilisant le • Celles qui sont liées à la création. pour prendre des décisions spécifiques
numérique pour améliorer les dispo- et régler des problèmes précis.
sitifs sociaux (entraide sociale, liens Il est utile de préciser que ces caté-
sociaux, médiations), politiques (admi- gories peuvent rester totalement
nistration, citoyenneté), économiques indépendantes du numérique, et donc Pour Yves Jeanneret, l’information a
(e-commerce, innovation ouverte, exemptes de liens avec la culture numé- deux sens. Le premier, celui d’éléments
compétitivité). rique. La culture peut ainsi garder un binaires traités par les machines : ce
premier niveau d’information est indé-
pendant de tout contenu cognitif et c’est
d’ailleurs  parce que le sens est exclu
(16) CNNum (Conseil National du Numérique), que le traitement de la forme est effi-
(14) CNNum (Conseil National du Numérique), Citoyens d’une société du numérique, accés, litté-
Citoyens d’une société du numérique, accés, litté- ratie, médiation, pouvoir d’agir : pour une nou- cace (20) . D’autre part, un second niveau
ratie, médiation, pouvoir d’agir : pour une nou- velle politique d’inclusion, Rapport à la ministre
velle politique d’inclusion, Rapport à la ministre déléguée chargé des petites et moyennes
déléguée chargé des petites et moyennes entreprises, de l’innovation et de l’économie
entreprises, de l’innovation et de l’économie numérique. Octobre 2013, 84p. (18) BARSALO René, Une question de temps, Digita-
numérique. Octobre 2013, 84p. lArti, 2012 http://issuu.com/digitalarti/docs/
(17) CERISIER Jean-François, Professeur de Sciences
digitalarti-mag-pdf-11_0/17
(15) CNNum (Conseil National du Numérique), de l’Information et de la Communication à
Citoyens d’une société du numérique, accés, litté- l’Université de Poitiers, directeur du laboratoire (19) BARSALO René, Une question de temps, Digita-
ratie, médiation, pouvoir d’agir : pour une nou- Techné, vice-président de l’Université de Poi- lArti, 2012 http://issuu.com/digitalarti/docs/
velle politique d’inclusion, Rapport à la ministre tiers, chargé du numérique et de la documen- digitalarti-mag-pdf-11_0/17
déléguée chargé des petites et moyennes tation, titulaire de la chaire MORTIMER depuis (20)JEANNERET Yves, Y a-t-il (vraiment) des techno-
entreprises, de l’innovation et de l’économie septembre 2015 sur le thème de la e-éducation logies de l’information? éditions Presses Univer-
numérique. Octobre 2013, 84p. portée par la Région Poitou-Charentes. sitaires du Septentrion, 2007, page 44
CULTURES NUMERIQUES : REPERES 17

qui désigne une réalité sociale, celle base importante de la culture et des aider à sortir des poncifs ou de postures
de perceptions partagées du monde différents types de littératies (22) ou de binaires qui nous positionneraient soit
qui se basent sur une interprétation pratiques liées au pouvoir d’agir. Appli- du côté des optimistes, qui voient dans
subjective liée à l’émetteur et au récep- quée à une forme scolaire, on voit qu’il les technologies numériques une pro-
teur, mais pas au réseau en tant que s’agit d’une forme de rapports au temps messe de liberté et d’émancipation, ou
dispositif technique. Cette distinction et à l’espace, un choix de rapport à l’infor- bien du côté des pessimistes qui s’alar-
permet d’envisager une recherche sur mation et à la connaissance, un choix de ment principalement des effets néfastes
ces «objets techniques» en catégorisant normes sociales et de rapport aux normes que le développement technologique
l’effet de la mathématisation de l’infor- sociales, un choix de rapport à la relation pourrait avoir ou a déjà sur nos vies (24) .
mation par rapport à l’échange culturel à autrui, et un choix de rapport à la créa-
riche en interprétation. Jeanneret nous tion. Il s’agit d’une des grandes difficul-
pousse à penser le rapport qui existe tés amenée par l’arrivée du numérique La culture numérique nous amène
entre les conditions de production et la dans des structures complexes comme à aborder son champ par cette triple
compréhension des usages sur lesquels celle de l’éducation nationale. Comme approche du pharmakon (25) directement
repose la socialisation de ces objets le stipule la théorie des systèmes au liée aux choix des outils, des pratiques,
technologiques qui ont pour constituants sujet d’un système inclus dans d’autres des usages : remède, poison, bouc émis-
des appareils de traitement de l’informa- systèmes, il doit évoluer en fonction de saire. Si pour Bernard Stiegler toute tech-
tion, au sens mathématique du terme, l’évolution de son contexte, sinon soit il nologie est pharmakon, elle est donc à la
et pour effet social de faire circuler des disparaît, ou il explose, ou il implose. C’est fois poison et remède. Mais qu’elle soit
messages rendant, par-là, possibles des ça la rupture. Sans aller jusqu’à cette à la fois les deux ne signifie pas qu’elle
échanges d’information, des interpréta- rupture qui radicalise la situation, nous soit neutre. Car, comme les remèdes et
tions, des productions de connaissances sentons bien les difficultés que cette les poisons, les technologies n’agissent
et de savoirs dans la société (21) . situation d’interdépendance génère pour pas toutes au même endroit. Elles
des systèmes complexes et qui appellent concernent nos activités, nos pratiques,
une évolution, une capacité d’adaptation nos usages, avec Internet ou tout outil
Pour Jean-François Cerisier, le numé- dynamique. numérique. Mais il peut s’agir de notre
rique change de façon profonde chacune liberté d’expression, du lieu de la parole
des cinq catégories d’interaction. Cette libérée, parfois contradictoire avec le
évolution a une vertu transformatrice Par ces trois premiers exemples rapport à la vérité ou engagée dans une
forte et souvent mal identifiée. Si on nous voyons donc émerger une forme contestation d’un ordre établi ou d’une
regarde, par exemple, les interactions de culture numérique dont les champs pensée dominante.
qui concernent la création et l’individu, d’investigation sont immenses et
Quel que soit le cas de figure, cette
celles-ci ont une place importante car ne peuvent se limiter à une simple
expression nous appelle à dépenser
elles permettent de favoriser de réelles approche fonctionnelle délimitée par
notre énergie, à user de notre vigilance,
expériences esthétiques et d’établir une l’outil lui-même. Une stratégie globale
et à convoquer notre intelligence pour
relation sensible au monde à l’époque s’impose et qui ne peut se limiter à celle,
faire en sorte que le remède soit supé-
des écrans et des réseaux. Cette mise en désormais obsolète, de la lutte contre
rieur au poison. C’est un engagement à
relation peut s’établir avec des œuvres la fracture numérique. Un point de ten-
respecter sa propre responsabilité dans
existantes, par la visite de musées, la sion qui est censé nous faire croire que
le champ démocratique ou parfois celui
participation en tant qu’auditeur à des le problème sera résolu dès lors que
de la résistance. Globalement, la culture
concerts, par des rencontres dans des des mesures, forcément temporaires,
numérique peut amener par cet engage-
bibliothèques, des médiathèques... parviendraient à faire « rentrer dans le
ment à devenir un « outil intellectuel »
Mais l’interaction peut se jouer aussi numérique ceux qui en sont exclus ».
au service des personnes, des citoyens.
sur la créativité propre de l’individu Pour Valérie Peugeot(23) , nous sommes
Celui-ci induit des besoins d’appropria-
qui devient alors lui-même producteur entrés dans une phase permanente d’ap-
tion nécessaires à toute émancipation
d’œuvres de création et s’implique donc prentissage collectif et de remise en cause
qui permette de s’opposer aux formes
dans un cheminement qui permet de personnelle.
de domination, voire d’aliénation.
produire des contenus artistiques.
Il faut donc voir dans les stratégies
Ce processus de création permet de pratiques et d’usages des possibilités
une construction de soi dynamique qui offertes à chaque personne de s’immer-
donne l’occasion de se surprendre, de ger dans cette société du numérique, 2-Emancipation
découvrir, de faire, de sentir, de se trom- dans cette culture numérique et du
per, de douter et de penser de manière numérique. Ce schéma impose donc
individuelle. Ce même processus devient une exigence dans la réflexion et dans La culture numérique véhicule des
collectif lors des phases de diffusion des l’action. Une exigence qui puisse nous valeurs qui sont aussi similaires à celles
œuvres ainsi créées. Ce type d’observa- de notre modèle social. Dans l’absolu,
tion autour des différentes catégories
d’interaction peut s’appliquer tout (22) Littératie informationnelle, littératie média-
aussi bien sur le rapport à enseigner, à tique, littératie numérique, translittératie. Pour
l’OCDE la littératie numérique est « l’aptitude (24) VITALI-ROSATI Marcello, Dérives du numérique
éduquer, à apprendre, qui constitue une à comprendre et à utiliser le numérique dans la et possibilités de résistance – entre détermi-
vie courante, à la maison, au travail et dans la nisme technologique et espaces d’émancipation
collectivité en vue d’atteindre des buts personnels http://blog.sens-public.org/marcellovitalirosati/
et d’étendre ses compétences et capacités. » derives-du-numerique-et-possibilites-de-resis-
(21) JEANNERET Yves, Y a-t-il (vraiment) des technolo- (23) PEUGEOT Valérie in Citoyens d’une société du tance-entre-determinisme-technologique-et-
gies de l’information? éditions Presses Universi- numérique, accès, littératie, médiation, pouvoir espaces-demancipation/
taires du Septentrion, 2007, page 59 d’agir : pour une nouvelle politique d’inclusion (25) http://arsindustrialis.org/pharmakon
18 CULTURES NUMERIQUES : REPERES

elle stimule le partage des savoirs, le pourrait citer ici le cas des ateliers en principes d’égalité et de ceux de l’éman-
partage des connaissances, l’ouverture direction des personnes en situation cipation. Cela part également du postu-
vers des innovations sociales, ou permet de handicap (26) , porteurs de spécificités lat que chaque humain cherche un lieu
de créer de nouvelles solidarités. Évidem- pédagogiques riches d’enseignement, à partir duquel, il peut penser, agir et
ment, sur le terrain, les choses sont plus mais également les ateliers en direction vivre ensemble, chercher une alternative
diffuses et plus complexes à analyser. de femmes de plus de 77 ans (27) . Ces face à l’hégémonie d’une pensée unique
Comme nous l’avons vu, l’observation derniers posent la question de l’intégra- dominante. Le numérique et en particu-
sera différente si l’on se trouve dans un tion des seniors dans l’organisation de lier la culture numérique permettent de
système de type éducation nationale ces rencontres qui se réalisent dans le favoriser la capacité d’agir de manière
ou dans un système de type éducation prisme de la création artistique. Cette individuelle, d’agir avec et de manière
populaire. Mais nous pouvons égale- vision de l’informatique relève un peu de collective, et enfin d’agir sur son environ-
ment admettre qu’il existe une mul- l’autogestion, du bien commun, avec un nement. Ce champ d’application au ser-
titude de micros systèmes, de micros- esprit très utopique voir politique que vice de l’émancipation de tous ne peut
tructures qui contribuent également nous partageons » (28) . rester cantonné aux pôles économiques
à laisser place à d’autres subjectivités et technologiques, il irrigue l’ensemble
agissantes désireuses d’inventer autre de nos sociétés.
chose. Chacune de ces subjectivités est Ces microstructures ouvrent donc
apte à développer des stratégies adap- sur d’autres possibles qui ne doivent pas
tées à son environnement propre et rester isolés mais au contraire doivent
aux objectifs affirmés. Dans le cas de la pouvoir se connecter avec d’autres
culture numérique, un de ces schémas réseaux, tant dans la recherche (29) , dans
peut être : l’éducation, dans l’institutionnel, dans
le monde de l’entreprise, en abordant et
affirmant les questions, les propositions
• Utiliser : phase qui se réfère essen- de manière inédite. Une collaboration
tiellement à l’acquisition de com- fructueuse peut alors voir le jour à la
pétences techniques permettant condition de trouver un langage com-
d’utiliser correctement l’ordinateur mun et des objectifs partagés.
et le web.

Le numérique que ce soit sous la


• Comprendre : qui constitue la pièce
forme de culture, ou bien de république
maîtresse en termes de compé-
numérique doit rester au service des
tences. C’est acquérir un ensemble
de compétences pour saisir, mettre
en contexte et évaluer avec cir-
(26) BRUTPOP est dédié à la promotion de la
conspection les environnements musique expérimentale et des arts plastiques
numériques de manière à pouvoir avec un public autiste ou en situation de han-
dicap mental ou psychique http://brutpop.
prendre des décisions éclairées sur
blogspot.fr/
nos agissements et nos découvertes -Brut box : Mallette interactive de création
en ligne. C’est également dévelop- de musique expérimentale. Pour Éducateurs,
per une économie du savoir lorsque musiciens, animateurs, organisateurs d’ate-
liers autour de la musique avec des publics
nous opérons des acquisitions handicapés avec la BrutBox et toutes ses pos-
individuellement ou collectivement sibilités http://armada-productions.com/spip.
avec notre capacité à nous orienter, php?article1235
à gérer et évaluer nos recherches. -Projet « handicap et création numérique » :
présentation de la malette mobile Grapholine
au Lieu multiple à Poitiers
(27) - Hype(r)Olds est une initiation à la culture
• Créer : qui consiste à maîtriser la
numérique s’adressant exclusivement aux
production de contenu et commu- femmes de plus de 77 ans. Cet atelier n’est pas
niquer efficacement, voir être en un cours d’informatique mais un rendez-vous
convivial et artistique. Imaginé par les net-
capacité de détourner les usages artistes Albertine Meunier et Julien Levesque :
prévus initialement par les concep- http://www.hyperolds.com/
teurs en utilisant différents outils -La Clique des Mamies Connectées a pour
et médias numériques. Cela appelle vocation de donner aux dames de plus
de 70 ans l’occasion de découvrir l’ou-
également des compétences juri- til informatique au travers de la création
diques et une connaissance des numérique. http://lieumultiple.org/7201/
enjeux esthétiques, de l’histoire des la-clique-des-mamies-connectees/
sciences et techniques, de l’éthique (28)MEUNIER Albertine, Les seniors prennent l’ère
numérique, tous Montreuil, 12 au 25 novembre
ainsi que des codes en vigueur au 2013
sein de certaines communautés (29) Création du GIS (Groupement d’intérêt scien-
(logiciel libre, par exemple). tifique) en juin 2015 pour développer l’E-éduca-
tion en Poitou-Charentes. Ce GIS doit permettre
de créer de nouvelles formes de contenus numé-
riques avec la participation d’acteurs publics,
Ces étapes auront des temporalités associatifs, privés et plus largement, tout ensei-
distinctes d’un cadre à un autre. On gnant, formateur ou personne qualifiée. Le GIS
mettra à disposition des contenus.
CULTURES
NUMERIQUES
ET JEUNESSE :
FAUX DEBATS,
VRAIES
QUESTIONS

p.21 Jeunesses connectées : quelles muta-


tions socio-culturelles ?
Sylvie Octobre
p.27 Les adolescents et la culture
Chantal Dahan
p.34 Anthropologie des usages des techno-
logies numériques, Pascal Plantard
p.41 Pratiques informationnelles des
jeunes : quels enjeux pour quelle
« culture numérique » ? Karine
Aillerie
p.47 De l’éducation aux médias à l’éduca-
tion aux contenus en ligne
Michèle Lision
CULTURES NUMERIQUES ET JEUNESSE : FAUX DEBATS, VRAIES QUESTIONS 21

Jeunesses connectées :
quelles mutations
socio-culturelles ?(1)
Sylvie OCTOBRE
Chargée de recherche, Département des études, de la prospective et des statistiques, Ministère de la culture et de la communication

Dans ce texte, Sylvie Octobre propose une analyse des cultures juvéniles à l’ère du nu-
mérique en identifiant les mutations générées au sein de l’univers culturel des jeunes
- entre consommation et réappropriation active - questionnant les nouveaux rapports
aux savoirs et aux apprentissages entre modes de transmission traditionnels et éduca-
tion buissonnière(2).

(1) Ce texte est tiré des analyses proposées par Sylvie Octobre dans, Deux pouces et des neurones. Les cultures juvéniles de l’ère médiatique à l’ère numérique, Paris,
PCC, 2014
(2) Anne Barrère, L’éducation buissonnière. Quand les adolescents se forment eux-mêmes, Paris, Armand Colin, 2011

Les cultures juvéniles, largement portent tant sur l’élucidation des trans- démultiplication et une déprogramma-
nourries aux industries culturelles et formations des rapports à la culture tion des temps culturels. Il n’est pas rare
numériques mondialisées, doivent que sur les médiations nécessaires à la qu’un adolescent écoute de la musique,
souvent répondre d’une critique d’hégé- constitution d’une culture commune. en chattant sur son ordinateur tout en
monisme destructeur, supposé carac- téléphonant et que sur le même écran
téristique d’une culture de masse, avide d’ordinateur, il discute, regarde un film,
de nouveauté, de vitesse et tout aussi surfe sur le net, en entre-mêlant ces
amnésique. Cette culture, standardi- activités dans des séquences de temps
sée parce qu’industrielle, façonnerait
des individus tout aussi standardisés
1. Les cultures très brèves. Une part croissante de ses
consommations se font en VOD, pod-
et privés de réflexivité. Cette posture
en affronte une autre, tout aussi rigide
jeunes à l’ère casting, téléchargement, streaming, sur
des play-lists qu’il se constitue à son gré,
qui prétend que les usages des cultures numérique c’est à dire en s’émancipant de tout ou
juvéniles réenchantent le monde, en partie des contraintes temporelles liées
alliant systématiquement inventivité, aux grilles temporelles des diffuseurs.
créativité, et innovation, mais aussi Ce qui s’oppose à la vision d’un temps
détournement voire libération des Le basculement du numérique opère unique, linéaire et organisé par l’offre.
cadres socio-techniques des outils et des mutations profondes des mondes
équipements culturels. Entre slogan de la culture en affectant tout à la fois
publicitaire (après les Y qui ques- les perceptions des temps culturels, des
tionnent, les C qui communiquent et espaces culturels, des produits culturels B) MUTATION DES RAPPORTS À
créent ?) et misérabilisme qui exprime et des chaînes de valeurs culturelles. L’ESPACE
les peurs liées aux changements généra- Le numérique accélère les effets de
tionnels dans un monde qui devient sans la globalisation culturelle et met en
cesse plus complexe et multipolaire,
A) MUTATION DES RAPPORTS AUX évidence l’enjeu que constitue le cos-
retenons peut-être deux choses. D’abord mopolitisme des références juvéniles. La
que la dimension culturelle a un poids
TEMPS
globalisation des industries culturelles
important dans les identités sociales et Les technologies permettent d’abolir et la circulation croissante des produits
est parée d‘attentes, voire de fantasmes la linéarité ou l’occupation exclusive des permise par le numérique sont des
croissants à mesure que les désillusions temps culturels via la multiactivité favo- éléments explicatifs majeurs de cette
de l’intégration par le marché du travail risée par la convergence technologique, cosmopolisation des cultures jeunes qui
(intégration générationnelle mais aussi de même que la dépendance à l’égard prend parfois un visage et une ampleur
ethno-culturelle) augmentent. Ensuite des grilles des diffuseurs. Elles favo- impressionnantes : le Gangnam Style
que les mutations technologiques risent également une individuation, une du chanteur coréen Psy a été téléchargé
requièrent des réponses culturelles qui
22 CULTURES NUMERIQUES ET JEUNESSE : FAUX DEBATS, VRAIES QUESTIONS

près d’1.7 milliard de fois dans sa version D) MUTATION DES MODES (fans, groupies, fandoms, etc.) (6) . Les
clip, à laquelle il faut ajouter toutes les DE PRODUCTIONS ET DE espaces d’affinités (7) fonctionnent ainsi
versions en concert. Au-delà de l’anec- LABELLISATION principalement sur un principe électif et
dote, des mutations des normes de non plus sélectif comme l’école (sélec-
réception esthétiques sont en cours : Le fonctionnement ouvert du numé- tion par le diplôme c’est à dire sélection
s’agit-il de globalisation de la consom- rique a par ailleurs profondément a priori par le savoir) et édictent des
mation sans effet transformatoire sur modifié les modes de production des règles internes qui articulent utilisation
les perceptions de l’altérité ou bien d’un contenus culturels mais également le de l’expertise des uns et des autres au
apprentissage de la diversité culturelle et système de labellisation : logiciels libres, sein d’une communauté d’amateurs,
humaine ? Ce cosmopolitisme concerne encyclopédie collaborative (de type transversalement aux groupes d’âges,
la transnationalisation des produits Wikipédia), modifications par les joueurs sociaux, de sexe, et circulation d’infor-
consommés mais également les modi- des jeux auxquels ils s’adonnent (les mations progressivement convergentes,
fications des modes de consommation, mods), diffusion des contenus culturels dont le cheminement oriente l’activité
avec notamment la place prise par la V.O. auto-produits (du texte sur les blogs, collective. La convergence prend bien
et l’utilisation de langues étrangères, de l’image et/ou du son sur MySpace alors le visage d’un bricolage généra-
notamment en matière de films, de ou YouTube, etc.), toute la chaîne de lisé plus que d’un programme intégré,
séries télé et de musique. Cela repose à labellisation est redéfinie : de l’auteur à culturel ou technologique. Le numérique
de nouveaux frais la question de l’ensei- l’œuvre (qui ressemble à l’ancien ama- rend possible une circulation globale des
gnement en langue étrangère, d’autant teur) en passant par les médiateurs des contenus, et une diversité des usages,
que cette présence de l’anglais dans les œuvres (les webmaster, éditorialistes du des outils, des supports, entre des
loisirs des jeunes générations fait écho net remplacent parfois les profession- formes participatives, co-créatives ou
à leur usage croissant de cette langue nels de la médiation culturelle). Cette plus consommatoires.. De fait, le pas-
dans certains domaines professionnels (3) . mutation affecte les objets numériques sage en régime numérique mondialisé
tout comme l’ensemble des pratiques : des industries culturelles a produit
en accroissant le périmètre du culturel, deux phénomènes intimement liés : un
elle rend les contours des catégories élargissement des répertoires cultu-
C) MUTATION DES RAPPORTS AUX rels et la diffusion d’une culture de la
savantes et populaires plus flous et les
OBJETS CULTURELS moyens de la définition de leurs champs réappropriation, du mix, de l’hybride,
Cette mutation du rapport au temps plus incertains. Ceci n’est pas non plus le premier alimentant le second. Les
et à l’espace est indissociable d’une sans lien avec le fonctionnement en moustaches de Dali ornent le visage de
mutation des rapports aux objets cultu- réseau, ou en communauté qui pré- La Joconde , Shakira reprend en trois lan-
rels : en accroissant considérablement vaut dans les jeunes générations, et gues la chanson « je l’aime à mourir » de
le nombre de produits culturels acces- avec l’accroissement de la force sociale Francis Cabrel, et la K pop déferle dans
sibles et en démultipliant les modes de et identitaire de ces réseaux. L’outil les répertoires culturels de jeunes fran-
consommation, la révolution numérique technologique a ainsi favorisé l’émer- çais qui sont sans aucun lien avec cette
accélère le développement de l’éclec- gence de nouvelles représentations qui culture ethno-nationale. Les contenus
tisme (4) , tendance à l’œuvre depuis la concernent le statut même des rela- culturels -figures, motifs, héros, situa-
fin du xxe siècle. Par ailleurs, avec le tions synchrones ou a-synchrones, en tions, images, scénario, etc. - font l’objet
numérique, les produits culturels se sont parallèle dans le monde réel et dans le de parodies, de collages, individuels ou
hybridés, avec des effets de chaînage monde virtuel ou pas. La relation prise collectifs, etc. tandis que la convergence
culturel et de métissage des genres, ce comme valeur en soi, voire comme alibi des outils permet aux « utilisateurs » de
qui a favorisé le développement d’une des consommations, devient un élément devenir toujours plus facilement égale-
porosité croissante des catégories cultu- important de la construction de repères ment des consom-acteurs : agir sur les
relles. A la fois personnage de romans, et de marqueurs identitaires qui fonc- jeux vidéo et leur scénarisation via les
série cinématographique, jeu vidéo et tionnent à la fois comme éléments de mods (modification que les joueurs font
sujets de produits dérivés, de fans fic- rattachement et de différenciation. Ces intervenir dans les jeux vidéo et qu’ils
tions d’amateurs, Harry Potter incarne évolutions accréditent plus largement partagent avec l’ensemble des joueurs),
parfaitement ce phénomène. l’hypothèse de la force des liens faibles contribuer à la construction d’oeuvres
(et de l’affaiblissement des assignations participatives (notamment musicales
statutaires : être fille ou fils de… compte ou sonores), co-produire des contenus
parfois moins qu’être en relation avec(5)). scientifiques valides et largement réuti-
lisées (comme dans les wiki). Ces muta-
tions construisent de nouvelles mytholo-
gies : à la figure de l’artiste se substitue
E) DES CULTURES EN ARCHIPEL celle de l’auto-producteur, sorte d’out-
Les cultures juvéniles présentent des sider chanceux, de bidouilleur alterna-
situations contrastées, en archipel, où tif, à laquelle l’internet sert de caisse
voisinent des îlots consommatoires et
des formes de réappropriation actives
(6) Henry Jenkins, La culture de la convergence, des
(3) François Héran, « L’anglais hors la loi? Enquête médias aux transmédias,Paris, Armand Colin,
sur les langues de recherche et d’enseignement 2013 ; Patrice Flichy, Le sacre de l’amateur, socio-
en France », Population et sociétés, n°501, juin logie des passions ordinaires à l’ère numérique,
2013. Paris, Seuil, 2010
(4) Olivier Donnat, Les Français face à la culture : de (7) J.P. Gee, Language, Learning and Gaming : A
l’exclusion à l’éclectisme, Paris, La Découverte, (5) François de Singly, Les Adonaissants, Armand Critique of Traditional Schooling, New York, Rout-
1994. Colin, Paris, 2006 ledge, 2005
CULTURES NUMERIQUES ET JEUNESSE : FAUX DEBATS, VRAIES QUESTIONS 23

d’enregistrement (pour être reconnu) anneaux ou Matrix, ou Harry Potter : la collaboration n’y est pas considérée
et de résonance (pour être connu). Pour aux ouvrages et films s’ajoutent pour comme du copiage à l’instar de ce qui se
marginale dans les faits que soit cette les plus fans les fanzines, de multiples passe au sein de l’école. Ces systèmes
figure, elle n’en irrigue pas moins pro- jeux et jeux vidéo mais aussi l’Ecole de circulation d’un média à l’autre
fondément la mythologie du numérique de Poudlard sur Internet (qui permet apprennent aux jeunes à jouer avec
et des réseaux chez les jeunes : sur le d’obtenir son diplôme de sorcier ! (9) . C’est l’information et les contenus culturels et
numérique, les règles du jeu social pré- également le principe de la compréhen- à valoriser la visibilité des cultures qu’ils
tendent être abolies et celui qui n’est sion additive qui préside à l’accès au produisent sur la base du mixage de ces
personne peut devenir quelqu’un, y savoir grâce aux moteurs de recherche. éléments. Ces mutations se superposent
compris dans le faux semblant (mais pas La compréhension additive est caracté- à celles opérées dans la génération
uniquement). ristique des fonctionnements des nou- précédente par le passage massif à la
veaux médias et est liée à la valorisation culture de l’écran  qui a réorganisé les
du capital social des technologies de univers culturels autour des images, de
l’information et de la communication. la question de leur décodage et donc de
La notion de compétence à l’ère média- leur mise en mots secondaire. La généra-
2. Quelle tique, et plus encore à l’ère numérique,
peut alors être envisagée de manière
tion de l’internet réintroduit du texte,
lu ou écrit, dans un paysage culturel
éducation plurielle : elle va de la compétence infor-
mationnelle (collecte d’information via
qui était devenu principalement audio-
visuel. Il lui faut alors additionner et
buissonnière(8)? l’accoutumance à des contenus ou des jouer avec les compétences des divers
usages, l’exposition à une technolo- registres de langage. La métaphore des
gie ou à une pratique qui apprend par jeunes générations pourrait être, comme
Quels sont les savoirs, compétences, imprégnation un savoir pratique ou le suggère Michel Serres, celle de la
références ; largement issus des indus- informationnel limité mais largement petite Poucette (11) (une fille, plus lectrice),
tries culturelles, qui constituent les répandu) à la connaissance (compétence qui tient potentiellement le monde
nouveaux répertoires et imaginaires d’usage et utilisation de l’information), entre ses mains par l’intermédiaire d’un
culturels des jeunes et comment ces au savoir réflexif (sur la pratique ou sur terminal numérique, le lieu d’une nou-
répertoires se constituent-ils ? On peut l’information qui construit un parcours velle bibliothèque culturelle, individuelle
discerner 5 traits principaux dans ces individuel) et au goût et dégoût, les liens voire intime. Plus que jamais, il convient
nouveaux rapports à la culture chez les entre les termes n’étant ni linéaires ni d’avoir une tête bien faite plutôt que
jeunes. causaux. bien pleine…


A) COMPRÉHENSION ADDITIVE ET B) FONCTIONNEMENT C) RÉGIME DES ÉMOTIONS
CROSS MEDIA COLLABORATIF
Ce nouvel amateur se définit par une
Le premier de ces traits concerne le Le deuxième trait concerne le fonc- temporalité affective, qui se développe
mode d’accumulation et de construction tionnement collaboratif et le régime sur la base de l’interaction en temps
de savoir : la compréhension en régime des émotions. La compréhension addi- réel où l’immédiateté fait la part belle
numérique est additive, et ce, par le jeu tive fonctionne aussi grâce à la parti- aux émotions plutôt qu’aux cognitions
accéléré du cross média , principalement cipation et à la collaboration : David (qui font appel à la distance temporelle
réticulaire. Un même élément est traité Buckingham et Julian Sefton-Green justement) ou aux savoirs  : le goût du
en littérature, au cinéma, sur un jeu indiquent ainsi que « Pokemon, ce n’est délire et la recherche des grammaires
vidéo, sur des jeux de sociétés, sur des pas seulement quelque chose qu’on sentimentales caractéristiques des
sites internet, chacune de ces produc- lit, qu’on regarde ou qu’on consomme, adolescents trouvent dans les médias
tions développant un aspect du person- c’est quelque chose que l’on fait » (10) . et leurs contenus à la fois des lieux
nage, de l’histoire, des aventures qu’in Ainsi, ce qui compte ce n’est pas tant la d’expérimentation et de confrontation,
fine, on ne peut connaître totalement détention du savoir que le processus via avec des formes d’oppositions stéréoty-
qu’en additionnant les approches. La lequel celui-ci est constitué et acquis, piques dans les mobilisations affectives
compréhension additive est caractéris- un processus fait d’épreuves et de liens partagées : séries télévisées pour les
tique des fonctionnements cross media : (volontaires, tactiques, temporaires) : filles (12) , jeux vidéo pour les garçons, rock
il faut aller d’un support à l’autre pour pour que les jeunes participent, il faut pour les catégories supérieures, rap pour
en apprendre plus sur le monde narra- qu’ils pensent que ce qu’ils apportent les catégories populaires, mode senti-
tif créé, ce que le marketing a exploité au contenu l’enrichit et enrichit l’expé- mental pour les filles et mode sportif
largement. Il en va ainsi pour les dessins rience des autres. Cette participation
animés des années 1970 (Candy avait est collaborative dans le contexte d’une
par exemple ses dérivés autocollants et circulation intense de l’information et
journaux) et le phénomène s’est accéléré
avec les déclinaisons d’un média à l’autre
de produits stars comme le Seigneur des
(9) fr.harrypotter.wikia.com/wiki/Collège_
Poudlard,_école_de_sorcellerie ou poudlard.fr
(10) D. Buckingham et J. Sefton-Green, « « Struc- (11) Michel Serres, Petite Poucette, Paris, Le Pom-
(8) Ce très joli mot est d’Anne Barrère. Voir Anne ture, Agency and Pedagogy in Children’s Media mier,  2012
Barrère, L’éducation buissonnière. Quand les ado- Culture », in J. Tobin (dir), Pikachu’s Global (12) D. Pasquier, La culture des sentiments. L’expé-
lescents se forment eux-mêmes, Paris, Armand Adventure : The Rise and Fall of Pokemon, rience télévisuelle des adolescents, Editions de la
Colin, 2011 Durhan, NC, Duke University Press, 2004, p 12 Maison des Sciences de l’Homme, Paris, 1999
24 CULTURES NUMERIQUES ET JEUNESSE : FAUX DEBATS, VRAIES QUESTIONS

ou humoristique pour les garçons (13) . D) RENOMMÉE ET CONNAISSANCE expressifs (l’avis plutôt que l’expertise,
Cette temporalité affective organise la compétence mobile plutôt que le
une recomposition des espaces privés La notoriété joue un rôle prépondé- savoir fixe), les normes institutionnelles
et publics, de l’intime et de l’extime rant dans la constitution des univers - universelles et générales - sont consi-
(espace de dévoilement de l’intime), culturels et référentiels des jeunes , dérées comme extérieures au jugement
prolongeant une évolution engagée notoriété qui articule le régime des émo- de goût - particulier et local - qui est
par les talks show radiophoniques et tions avec le capital informationnel. Il supposé authentiquement individuel :
télévisés. Cette temporalité affective semble que, dans le cas des plus jeunes, j’aime donc je suis. Depuis que le fonc-
se nourrit d’une part au registre de l’ex- les notions d’information et de savoir se tionnement de la bourse des valeurs
pressivité, dont le modèle pourrait être soient disjointes c’est-à-dire la célébrité culturelles s’est largement ouvert aux
le registre de la conversation privilégié ou la notoriété, qui peuvent être fugaces industries culturelles, le rythme de sa
sur les réseaux sociaux (14) : la conversa- et imprécises, et la connaissance réelle. production et de son renouvellement est
tion remplace le débat, la recherche du On peut le comprendre facilement si devenu plus rapide mais aussi plus incer-
commun celle de l’argumentation, les l’on observe le régime informationnel tain : la bourse des valeurs mêle sédi-
communautés électives des réseaux dans lequel ils sont plongés, notamment mentation patrimoniale liée au passage
sont plus homogènes que les espaces avec le multimédia, la massification des du temps et starification industrielle,
publics. Il se définit également par un industries culturelles et leur hybridation intense et courte . Dans ce contexte, le
fonctionnement collaboratif, réversible aux cultures populaires. Le niveau d’in- lien entre connaissance et jugement de
et ponctuel qui donne la mesure de nou- formation des jeunes – et la valorisation goût se distend, probablement du fait
velles formes d’engagements, parfois du capital informationnel - a crû  et la d’une transformation de la perception
intenses, parfois superficiels, et valorise connaissance informationnelle est deve- de la connaissance nécessaire à l’énoncé
l’autonomie : « je suis ce que je choisis nue une compétence voire un capital en du jugement : une connaissance infor-
de consommer ou d’aimer ». Cette ques- soi. Par ailleurs, le régime médiatique, mationnelle semble suffire à autoriser
tion de l’émotion est liée à l’émergence qui valorise la célébrité, au cycle de pro- un jugement de dégoût libéré de l’argu-
du registre de l’expressivité et à sa duction, reproduction et destruction ment de légitimité fondé sur le savoir.
domination, au moins symbolique, dans rapide, pour faire événement, tube,
certains registres des loisirs notamment succès, buzz, etc., a modifié le rapport
numériques. L’ère de l’information, au savoir des jeunes : savoir, ça n’est pas
économie affective qui se fonde sur seulement connaître au sens précis du
terme, mais savoir agencer des infor-
l’émotion plus que sur l’analyse et la
compréhension dans les processus de mations partielles, les faire converger et
3. Questions de
décision comportementaux, est fort
différente de l’économie du savoir, qui
progressivement construire une connais-
sance semblable au savoir.
médiation
met l’accent sur les dimensions cogni-
tives de l’expérience vécue. Les formats
et séquençages deviennent de plus en Ces compétences nouvelles font
E) AIMER ET SAVOIR
plus fréquemment dimensionnés sur le l’objet d’a priori souvent négatifs : infé-
format de l’attraction (comme dans la Distinguer capital informationnel rieures en qualité, elles viendraient de
téléréalité par exemple) : des séquences et savoir, notoriété et connaissance, ne surcroît contrevenir aux compétences
courtes, rythmées, contenant un sus- suffit pas à entrer dans la fabrique du requises dans les apprentissages tra-
pens captivant, que l’on peut regarder capital culturel, car c’est aussi – et peut ditionnels, notamment scolaires. Et
presque indépendamment du reste du être surtout ? - du goût et du dégoût la question éducative que soulève
programme , d’où un recyclage aisé sur qu’il s’agit, goût et dégoût qui ne se l’ère médiatique et plus encore l’ère
l’internet, ce qui favorise la notoriété déduisent linéairement ni du capital numérique, se referme souvent sur
du programme dans sa globalité. Par ce informationnel ni du savoir sur les la question des usages pédagogiques
processus d’attraction émotionnelle, le œuvres, les contenus ou les artistes. Les des technologies, avec la question
spectateur va aimer la mise en série, la publics médiatiques et usagers numé- chausse-trappe suivante : apprend-on
personnalisation de l’œuvre et la mise riques forment des communautés de mieux avec ou sans les technologies ?
en avant de la vie de l’artiste ; la stari- partage basées sur la consommation de Il nous semble que la question est mal
fication, y compris soudaine et volatile, biens d’expérience, et sur le partage de posée. L’interrogation ne devrait donc
devient la norme de la reconnaissance goûts les concernant. Il y a donc décou- peut être pas tant porter sur les usages
par des communautés affectives ; les plage entre reconnaissance de qualité pédagogiques des technologies que sur
échanges de contenus entre amateurs (socialement construite) et jugement les formes « d’éducation buissonnnière »
sont placés sous le registre de la conver- de goût (basé sur l’expérience indivi- que les médias et les usages numériques
sation et de l’authenticité. duelle), et dans ce cadre, le jugement développent, ainsi que sur la nature des
de goût « vaut » jugement de qualité. modes de transférabilité des compé-
Inversement, le jugement de qualité ne tences issues de ces éducations buisson-
fait pas jugement de goût : les artistes nières dans les modes plus traditionnels
(13) C. Detrez et S. Octobre, « De Titeuf aux séries classiques, connus et reconnus comme de la formation et de la transmission.
à succès : trajectoires de lecteurs de la fin de tels par les institutions de légitimation
l’enfance à la grande adolescence » in Lectures
et lecteurs à l’heure d’internet : livre, presse et
et de transmission (notamment l’école
bibliothèques, C Evans (dir),  Paris, Ed du Cercle et les institutions culturelles), ne sont
de la Librairie, 2011, p 61-92 pas pour autant appréciés par principe
(14) Laurence Allard et Fabrice Vandenberghe, de qualité. Dans le régime électif plutôt
« Express yourself ! Les pages perso », Réseaux,
n°117, 2003 que sélectif que proposent les médias
CULTURES NUMERIQUES ET JEUNESSE : FAUX DEBATS, VRAIES QUESTIONS 25

A) INDIVIDUEL ET COLLECTIF les autres connaissent, y compris si ou abandonnés ? » (16) . C’est donc en
cette connaissance est superficielle dehors d’un programme institutionnel
Dans le programme éducatif de et dénuée d’intérêt personnel, et culturel unifié que les jeunes se forment,
l’ère médiatique et plus encore de développer par ailleurs des curiosités se cherchent, se découvrent, s’amusent,
l’ère numérique, les univers culturels culturelles propres, y compris si évoluent, construisent leurs goûts et
médiatiques et, plus encore, numériques celles-ci ne sont pas partagées. Ce leurs dégoûts, leurs affiliations et leurs
modifient le rapport au collectif, non double programme est à bien des égards distances, et finalement, grandissent.
en le déniant, mais en le recomposant. paradoxal : « il fait appel à la régularité Par ailleurs, le développement de l’éclec-
Le sens n’est pas d’emblée collectif, et à l’effort, mais aussi à l’initiative et tisme, crée une fragmentation des
ni en termes de production ni en une aisance non scolaire » (15) . Il met normes de références de la valeur cultu-
termes de destination première : il se en jeu des compétences proches de relle, esthétique et artistique dans des
présente d’abord comme individuel. celles valorisées à l’école (chercher de micro-communautés, parfois étanches
Et si la convergence multimédiatique l’information, la traiter, construire des les unes aux autres. On peut à la fois
s’accompagne bien d’une intelligence savoirs sur la base des connaissances parler d’absence de modèle éducatif ou
collective, mise en évidence par accumulées) mais ne bénéficie d’aucune de multiplications de modèles parfois
Wikipédia, celle-ci ne découle pas reconnaissance scolaire. Il suppose par divergents (entre par exemple le modèle
d’un programme, au sens politique, ailleurs une capacité d’autonomie, dans de l’école de musique et celui de l’auto-
mais d’additions individuelles locales, le choix des contenus culturels, dans production sur internet), qui peuvent
ponctuelles et itératives et d’auto- la recherche d’informations, dans la produire des conflits entre modes et
organisations, qui hiérarchisent, trient, constitution de ces savoirs, que l’école agents de socialisation (les institutions
signalent, mettent en jeu des stratégies attend de l’élève sans la lui reconnaître versus les industries culturelles, mais
d’élimination ou de jeu avec les spoilers en termes culturels. certaines industries contre d’autres,
et les hoaxs, et forment et diffusent on a vu le long combat qui a opposé le
des jugements de qualité esthétique. cinéma au jeu vidéo (17)).
Les collectifs y sont mouvants (public B) QUID DES INSTITUTIONS ?
d’un concert, audience d’une émission, Enfin, certaines formes de loisirs ont
fan de telle musique, etc.), ils articulent pu laisser croire à des formes de proxi-
Connaissance et savoir il y a donc,
co-présence et distance (les publics mité avec les transformations récentes
évidemment, au sein des média-cultures.
ne sont plus seulement « physiques »). du marché du travail (18) : flexibilité,
Mais sont-ils alternatifs à celui des ins-
Et les espaces de négociations se recompositions capitalistiques font
titutions ? Autrement dit, les structures,
sont multipliés – entre la famille et le écho au succès des valeurs libertaires et
formes, procédures, d’apprentissages
jeune, entre les jeunes eux-mêmes, libérales à l’origine de l’internet, qui se
propres aux média-cultures transfor-
entre le jeune et l’école, etc. - qui sont trouve paré de vertus démocratiques (19) .
ment-elles le rapport au savoir et à la
autant d’arrangements contextuels qui Des votes télévisuels ou radiophoniques
culture, et si oui, comment ? La valori-
morcellent et recomposent les figures aux émissions faites avec les audiences,
sation de l’autonomie comme norme
du collectif et rompent avec le modèle aux réseaux sociaux, aux pratiques artis-
de grandissement, fortement adossée
des conflits générationnels que les tiques en amateur et à l’autoproduction,
à l’expérimentation et à l’aventure de
contre-cultures exprimaient fortement cette idéologie favorise le développe-
la construction de soi par les loisirs
dans les années 1960. Bref, le capital ment d’un modèle de l’individu acteur.
culturels, fonde d’une certaine manière
social dans ces cultures juvéniles prend une remise en question de l’autorité,
parfois la forme très spécifique d’une comme principe unificateur de sens
compétition médiatique qui l’emporte et de norme. Cette remise en cause va
sur l’horizon méritocratique de l’école croissant avec les usages numériques et
et du travail. Retenons, enfin, que ces provoque son lot de questions et de ter-
cultures médiatiques et numériques reurs, notamment vis-à-vis des instances
permettent aux jeunes de se découvrir de socialisation culturelle. Car ce qui est
comme individu, et en cela constituent marquant avec ce passage en régime
des étapes, des épreuves, des rites de d’autonomie par les loisirs, c’est la dispa-
formation. De plus, les usages valorisés rition d’un principe organisateur géné-
des contenus culturels, notamment dans ral des savoirs et des représentations
leurs réappropriations mettent en avant culturelles : chaque producteur propose
une double logique. Notoriété d’une un agenda, un cadre de référence et de
part, qui suppose une originalité voire réception, mais ces cadres ne sont pas
une créativité (être leader d’un groupe organisés de manière convergente. Ils
de fan, être moteur d’une pratique, peuvent même être stratégiquement
avoir beaucoup d’amis, etc.), qui sont organisés de manière divergente pour (16) D. Assouline, « Les nouveaux médias : des jeunes
souvent évaluées par les groupes de des raisons de compétition entre les pro- libérés ou abandonnés? », Rapport d’information
fait au nom de la Commission des Affaires Cultu-
pairs eux-mêmes. Conformité d’autre ducteurs publics et/ou privés. Le Sénat relles, Sénat, n°46, 2008, www.senat.fr
part, qui  suppose, dans une certaine titrait ainsi en 2008 un rapport « Les (17) N. Aufray et F. Georges, « Les productions
mesure, de consommer les mêmes nouveaux médias : des jeunes libérés audiovisuelles des joueurs de jeux vidéo : entre
formation des professionnels et apprentissages
produits, d’adopter les mêmes goûts
esthétiques autodidactes », Réseaux, 175, sept-
que le groupe de référence, d’âge, oct 2012
de sexe, de situation sociale, etc. (18) L. Bolstanski et E. Chiapello, Le nouvel esprit du
pour en être accepté. Pour être soi- capitalisme, Paris, Gallimard, 2009
même il faut donc connaître ce que (15) A. Barrère, L’éducation buissonnière, Paris, (19) D. Cardon, La démocratie internet. Promesses et
Armand Colin, 2011, p 11. limites, Paris, Seuil, 2010
26 CULTURES NUMERIQUES ET JEUNESSE : FAUX DEBATS, VRAIES QUESTIONS
CULTURES NUMERIQUES ET JEUNESSE : FAUX DEBATS, VRAIES QUESTIONS 27

Les adolescents
et la culture
Chantal Dahan
Chargée d’études et de recherche à l’INJEP – Institut National de la Jeunesse et de l’Education Populaire

Après avoir proposé d’éclairer la période charnière de l’adolescence dans un monde en


transition, Chantal Dahan aborde la question des pratiques artistiques et culturelles
des jeunes et de leur recomposition dans un monde connecté.

L’adolescence est généralement passage de l’enfance à l’âge adulte avec elle la rencontre avec l’altérité, se
décrite comme une phase de transition pourrait, de fait, constituer une nouvelle met et est mis aux prises avec sa “place
entre l’enfance et l’âge adulte, mais les définition de l’adolescence (2) ». dans le monde”. Il est amené à se repré-
modalités de passage de l’adolescence senter ce qu’il est et ce qu’il est pour
À cela s’ajoutent les mutations des
vers l’âge adulte se sont progressive- l’autre, en même temps qu’il se repré-
modèles et des références culturelles
ment désagrégées : il n’y a plus de rituels sente qui est l’autre et ce que lui-même
depuis trois générations. La famille se
installés. Aujourd’hui, avec la massi- est pour lui. C’est donc d’une rencontre
décompose et se recompose, le père a
fication scolaire et l’allongement des intersubjective qu’il s’agit. Et cette ren-
perdu sa place de « Pater familias » le
études, il est difficile de fixer les bornes contre prend le plus souvent place dans
changement du rôle de la mère qui tra-
d’âge qui encadrent l’adolescence : on l’espace public dont l’adolescent fait l’ex-
vaille, ce qui en conséquence bouleverse
parle de préadolescence dès 11 ans et de périence, en ce qu’il y acquiert une visi-
toutes les représentations attachées à la
post-adolescence jusqu’à 17 ans ; ce n’est bilité nouvelle (3) . » Aujourd’hui, à cause
différence des genres. Le modèle éduca-
même plus la puberté qui détermine de cette « culture de la transition », de
tif n’est plus dans l’imposition mais dans
ce stade, nous nous attacherons à la ces mutations de modèle, l’adolescent a
la négociation, on assiste à la crise de
tranche d’âge des 12-17 ans. de plus en plus de difficultés à élaborer
l’école comme instance de transmission.
sa place dans le monde. Olivier Galland
On trouve les mêmes difficultés à À cela s’ajoute l’individualisation de plus
dit qu’on serait passé de l’adolescence
définir le début de l’âge adulte qui est en plus forte de la société, la mondialisa-
comme modèle de l’identification où
normalement déterminé par la majorité tion, etc.
les jeunes reproduisent la trajectoire de
à 18 ans. Les crises économiques
Le passage de l’enfance à l’âge adulte leurs parents à l’adolescence comme
successives ont accru les épreuves que
nécessite des cadres, des références et « modèle de l’expérimentation (4) ».
rencontrent les jeunes pour acquérir
des modèles établis dont l’adolescent va
leur autonomie et indépendance De plus, l’autonomie, notamment
tenter de s’autonomiser pour construire
économique, intégrer le monde du relationnelle, acquise par les adolescents
l’adulte qu’il sera. Aujourd’hui, ces
travail, trouver un logement. Les jeunes aujourd’hui, amène Olivier Galland à
modèles sont instables, pas assez
adultes face à ces aléas ont ainsi des « se poser la question des adolescents
consensuels, les références pas assez
itinéraires zigzagants (1) ». Le caractère comme d’une nouvelle classe d’âge : « La
solides ni collectivement partagées.
mouvant de leur parcours bouleverse particularité de l’adolescence moderne
Comme le souligne Sylvie Octobre,
les catégories traditionnelles : « Il serait de conjuguer une forme d’auto-
nous sommes dans une « culture de
semble qu’à défaut de régler la place nomie (notamment dans la gestion
transition ».
des jeunes, on recule les limites de leur des relations amicales et de l’emploi
reconnaissance comme adultes. Cette L’adolescence a toujours été ce
incapacité de nos sociétés à gérer le moment où « l’adolescent, de par cette
compétence nouvelle : la réflexivité, et (3) Maurin A., « Le passage adolescent : habiter les
interstices », Le télémaque, 1012/2, no 38, pp.
129-142.
(1) Van de Velde C., Devenir adulte. Sociologie (4) Galland O., « L’entrée dans la vie adulte en
comparée de la jeunesse en Europe, Presses uni- (2) Huerre P., « L’histoire de l’adolescence : rôle et France. Bilan et perspectives sociologiques »,
versitaires de France, coll. « Le lien social », Paris, fiction d’un artifice », Journal français de psy- Sociologie et sociétés, n° 1, vol. XXVIII, 1996, pp.
2008. chiatrie, n° 14, 2001/3, pp. 6-8. 37-46.
28 CULTURES NUMERIQUES ET JEUNESSE : FAUX DEBATS, VRAIES QUESTIONS

du temps) avec le maintien inévitable de l’adolescent. Son temps de loisirs est Et pourtant, c’est dans ce temps
à cet âge de la vie, d’une totale dépen- lui-même majoritairement encadré dans informel que les adolescents vont se
dance matérielle à l’égard des parents. une visée complémentaire à l’école : construire : il y a une vraie dimension
C’est peut-être cette autonomie sans « Même si les loisirs ne sont pas l’équiva- structurante du temps libre. Comme le
indépendance, comme l’a bien montré lent de l’école, ils se placent néanmoins souligne François de Singly (9) ce temps
François de Singly (2006) qui carac- dans un rapport complétif de celle-ci (6) », libre est la temporalité par excellence
térise aujourd’hui l’adolescence. Elle avec une exception importante, celle du des nouvelles libertés conquises. C’est
contribue à transformer assez fortement temps que les adolescents passent sur l’unique moyen pour l’adolescent d’aller
le rôle des parents, à donner une impor- Internet et qui apparaît comme leur seul plus avant dans l’autonomie et l’affran-
tance nouvelle au groupe de pairs et à temps véritablement libre. chissement des rôles. Et Zaffran d’ajou-
la culture adolescente dans le processus ter : « C’est l’instant privilégié où il peut
L’ensemble des acteurs culturels
d’individuation et de socialisation, et se placer à l’extrême limite du temps et
constatent, impuissants, la défection des
enfin, à redéfinir les rapports entre les de l’espace, les défier par l’affirmation
adolescents, dès l’âge de 12-13 ans des
sexes. Elle pose aussi la question d’un d’un idéal : celui d’être soi au-delà des
conservatoires, des centres de loisirs, des
« remodelage des rites de passage (5) . » temps contraints par l’exploration de
colonies de vacances, etc. La réaction des
nouveaux espaces (10) . »
L’adolescence, ce moment charnière adultes en général est de multiplier les
où on quitte la position d’enfant et offres pour attirer les adolescents sans
nécessairement les « croyances » de penser à les laisser disposer d’espaces
ses parents pour se construire en sujet non dédiés, non institutionnels, dont ils DES PRATIQUES CULTURELLES
autonome et où on définit sa place dans pourraient s’emparer. Les acteurs de la ENCORE TRÈS PRÉSENTES
le monde, se fait au moment même où jeunesse oublient que l’un des traits de
Néanmoins, les études sur les Pra-
le monde est en pleine redéfinition. Les la sociabilité des jeunes générations est
tiques culturelles témoigne d’une pro-
adolescents vont donc devoir puiser d’avoir des pratiques, en général collec-
gression importante de ces pratiques :
dans leurs propres ressources, de quoi tives, qui échappent à l’encadrement ins-
« L’engagement des 15-24 ans reste
expérimenter des modèles et tester titutionnel dans leur quête d’autonomie
en général supérieur à celui de leurs
des références. Les adolescents vont et leur besoin d’expérimenter par eux-
aînés dans la plupart des pratiques
investir fortement leur environnement mêmes. « Les adolescents ont de moins
culturelles : aller au cinéma, assister à
et la culture pour mener ces expérimen- en moins de temps libre, nous dit Joël
un concert ou pratiquer en amateur
tations, s’essayer à des identités, dans Zaffran, la société s’apparente à une
une activité artistique par exemple
les relations « multiples » avec les pairs, machine à encadrer l’adolescence et à
demeurent des activités prioritairement
mais aussi avec la famille, l’école et la scolariser les temps sociaux (7) . »
investies par les jeunes. »
collectivité.
En effet, ce qui est de moins en moins
pris en compte c’est l’importance de
l’informel dans la construction et la En 1973, 25 % des 15-24 ans prati-
Les modèles que l’adolescent va
socialisation des adolescents : « Ce serait quaient une activité artistique en ama-
expérimenter vont dépendre d’un
ce qui n’est pas normé, organisé, pensé teur autre que musicale, ils étaient 42 %
certain nombre de facteurs : le milieu
en tant que tel par les institutions mais en 2008, alors que les 25-29 ans étaient
socioéconomique dont il est issu, son
que les individus investissent en confé- 12 % en 1973 et 25 % en 2008, et que les
milieu culturel, les ressources dont il
rant ainsi des rôles, des fonctions et des 40-59 ans passaient de 6 % à 18 %. Si
dispose, les valeurs portées par sa propre
enjeux singuliers et sociaux aux espaces on inclut la musique (pratique favorite)
famille, le genre auquel il appartient,
et aux temps laissés vacants (8) ». des 15-24 ans, le chiffre atteint 59 % (en
etc. Donc, même si l’adolescence reste
2008). À partir de données relevées en
pour tous un moment où le futur adulte Amélie Maurin insiste sur ces temps
2002-2003, Sylvie Octobre indique qu’en
va se fonder, ce moment n’est pas le informels (la cour de récré, le retour à
moyenne « plus de la moitié des 10-24
même pour tous les adolescents, à la maison, etc.), et toutes les variétés
ans déclarent avoir une pratique artis-
l’image de ce qui se passe dans tous d’activités (ou d’inactivités) relevant
tique en amateur(11) ».
les groupes sociaux. Par contre, ils ont du domaine du temps libre, pratiquées
une préoccupation commune : celle de manière autonome ou collective. La scène « culturelle » au sens large
de trouver leur place, d’élaborer leur Ces temps sont perçus par les adultes (cinéma, magazines, musique, photos,
identité singulière au sein d’un groupe comme de l’inactivité, du temps gaspillé jeux vidéo, etc.) constitue un espace
dans un monde instable. et du désœuvrement, bref comme un privilégié où puiser des ressources, des
temps désocialisé. modèles d’identification : « Sur ce point,
les analyses concordent, quels que
LE TEMPS LIBRE, CELUI DE LA soient l’objet étudié et le cadre inter-
CONSTRUCTION DE SOI prétatif privilégié : dans une société de
plus en plus individualisée où les formes
L’enquête de l’OCDE en 2011 établit (6) Zaffran J., « Le « problème » de l’adolescence : traditionnelles d’appartenance (famille,
qu’entre 15 et 18 ans, en France, 84 % des le loisir contre le temps libre », SociologieS [En
ligne], Théories et recherches, mis en ligne le 11
adolescents sont scolarisés. C’est donc avril 2011, consulté le 20 décembre 2012. URL :
l’école qui organise en majorité l’agenda http://sociologies.revues.org/3446 (9) Singly F. de, Les Adonaissants, Armand Colin,
(7) Ibid. Paris, 2006.
(8) Maurin A., Passages adolescents : leurs maté- (10) Zaffran J., op. cit.
rialisations dans les espaces et les temps infor- (11) Chèvrefils-Desbiolles A., op. cit., à partir de
(5) Galland O., « Introduction. Une nouvelle classe mels des institutions éducatives , Conserveries l’article de Sylvie Octobre, « Pratiques culturelles
d’âge ? », Ethnologie française, « Nouvelles mémorielles, mis en ligne avril 2010 http:// chez les jeunes et institution de transmission :
adolescences », no 1, vol. XL, 2010, pp. 5-10. cm.revues.org/445 un choc de cultures. » DEPS, 2009.
CULTURES NUMERIQUES ET JEUNESSE : FAUX DEBATS, VRAIES QUESTIONS 29
Sur 100 personnes de chaque groupe

PRATIQUE
ACTIVITÉS ARTISTIQUES FRÉQUENCE D’ÉCOUTE DE LA
MUSICALE AU
PRATIQUÉES EN AMATEUR MUSIQUE (HORS-RADIO) AU
COURS DES 12
AU COURS DES 12 DERNIERS MOIS COURS DES 12 DERNIERS MOIS
DERNIERS MOIS

Faire de la peinture, sculpture,

Faire de la poterie, céramique,

Avoir fait de la musique ou du


Écrire des poèmes, nouvelles,

Savoir jouer d’un instrument


Environ 1 à 3 jours par mois

Avoir joué d’un instrument


Tous les jours ou presque
Environ 3 ou 4 jours par
Aucune de ces activités

Environ 1 ou 2 jours par


Tenir un journal intime

chant dans un groupe


reliure, artisanat d’art

Faire de la danse
Faire du théâtre

Faire du dessin

Plus rarement
semaine

semaine
gravure
romans

Jamais
15-19 ans 16 19 14 2 6 41 23 39 74 12 8 2 3 1 46 32 20
20-24 ans 15 13 19 4 6 30 18 47 65 16 10 3 3 2 41 24 12
Ensemble des
8 6 9 4 2 14 8 70 34 12 16 8 10 19 23 12 8
Français

SORTIES CULTURELLES

Fréquence annuelle des sorties culturelles


Être allé au cours
des 12 derniers mois spectacle spectacle de
cinéma concert de rock
d’amateurs rue
à un spectacle d’amateurs

à un spectacle de rue
à unconcert de rock

12 fois et plus

3 fois et plus

3 fois et plus

3 fois et plus
au cinéma

3 ou 4 fois
1 ou 2 fois

1 ou 2 fois

1 ou 2 fois

1 ou 2 fois
5 à 11 fois
Jamais

Jamais

Jamais

Jamais

15-19 ans 90 17 20 35 10 16 14 32 29 83 11 6 80 14 6 65 25 10
20-24 ans 84 20 27 44 16 12 13 30 30 80 13 7 73 18 9 56 31 13
Ensemble des
57 10 21 34 43 16 12 15 13 90 7 3 79 17 4 66 26 8
Français

Source : Enquête Pratiques culturelles des Français, 2008 - DEPS ministère de la Culture et de la Communication
Note de lecture : En 2008, les 15-19 ans sont 74 % à écouter de la musique tous les jours ou presque.

village, profession, etc.) perdent de leur des ressources d’identification (12) . » recomposition des goûts, des pratiques
pouvoir structurant et où chacun est culturelles et des modèles témoignent
Les pratiques artistiques et culturelles
invité à mettre en scène sa singularité, du besoin des adolescents de créer un
offrent ainsi aux adolescents des appuis
les passions culturelles, sportives ou monde à eux et « leur propre mode
pour expérimenter et construire des
autres sont lestées d’importants enjeux d’expression » qui s’avère fondamental
identités, des postures, des goûts. Ces
identitaires car elles sont souvent vécues dans le processus de l’individualisation.
identités différentes (apparence phy-
par les intéressés comme des voies d’ac- « Cette culture juvénile n’a cessé de se
sique, attitudes, goûts musicaux, etc.)
cession à un « soi intime », tout en leur déployer de génération en génération,
leur permettent de s’affirmer à la fois
permettant de s’inscrire dans des com- chaque nouvelle vague de jeunes pui-
individuellement et collectivement, au
munautés réelles et/ou imaginées, plus sant dans les produits mis sur le mar-
sein de la famille, de l’école, des pairs et
ou moins durables, qui leur fournissent ché par les industries du cinéma, de la
de la collectivité. Cette élaboration et
musique ou de la télévision des éléments
pour construire leur propre univers :
(12) Donnat O., « Présentation », Réseaux, nº 153,
écouter les mêmes musiques, regarder
2009/1. les mêmes séries télé ou lire les mêmes
30 CULTURES NUMERIQUES ET JEUNESSE : FAUX DEBATS, VRAIES QUESTIONS

bandes dessinées leur a permis à la fois qui a majoritairement changé en effet, en fonction de la proximité affective du
de conforter leur identité juvénile et de c’est la notion même de « culture », qui jeune et de son interlocuteur(18) . Outil de
s’affranchir des formes traditionnelles se présente désormais comme solidaire relation et d’appartenance au groupe,
de transmission (13) . » des notions de loisir, de divertissement à la « tribu », à ceux qui sont rock,
et de communication. La nature même métal ou rap, la toile permet aux jeunes
En expérimentant différents modèles, de ces pratiques provoque un boule- d’expérimenter socialement une identité
ils construisent leur propre modèle. Ces versement des hiérarchies culturelles : en construction. Internet est présenté
allers-retours, ces essais construisent sur le net il n’y a pas de différenciation comme une scène de travestissement et
aussi le lien social (14) , la tension entre le je entre la culture dite légitime et la culture d’apprentissage, moyen pour les jeunes
et le nous, entre l’individu et le collectif. populaire. Ce qui prime c’est l’échange, de tester des appartenances ou de
la communication : « Ainsi les pratiques s’exercer à la vie.
communicationnelles, créatives et
Parmi les mutations opérées par ces
LES NOUVELLES TECHNOLOGIES culturelles tendent donc de plus en plus
pratiques, celle de la modification de la
ET LA RECOMPOSITION DES à se rapprocher, voire à se juxtaposer
perception du temps et de l’espace ne
PRATIQUES ARTISTIQUES ET à travers les activités sociales qui tran-
sont pas des moindres. Sur le Net, un
CULTURELLES sitent par l’échange des images et des
nouvel espace se construit abolissant
sons : pour discuter, converser, relater,
toutes les contraintes géographiques et
Le développement des nouvelles commenter, changer et échanger des
temporelles puisqu’on peut potentielle-
technologies recompose voire redéfinit contenus relevant du plaisir du partage,
ment se mettre en relation avec toutes
la nature même des pratiques culturelles du goût du débat, ils créent du lien
les parties du monde à tout moment. Les
et artistiques des adolescents. Ils ont social. C’est cette dimension sociale de la
techniques numériques ont transformé
grandi dans un paysage médiatique très culture qui devient déterminante (17) . »
les pratiques artistiques et démultiplié
diversifié : téléphonie mobile, multipli-
Aux univers rattachés à la famille, à la possibilité de réaliser des images et
cation de l’offre télévisuelle, jeux vidéo,
l’école et aux pairs s’ajoute celui du Net des sons sans que la maitrise des tech-
réseaux sociaux, etc., font partie inté-
comme élément tout aussi fondamental niques traditionnelles soit nécessaire.
grante de leur vie. Ils se sont largement
dans leur recherche d’identification et de L’adolescent peut produire des contenus,
emparés de cet espace encore vierge
socialisation. On peut même dire que les construire des expressions artistiques,
qui leur permet d’échapper en partie au
pratiques numériques sont basées sur des avatars. Il peut se dévoiler mais aussi
contrôle parental, d’avoir un « espace »
l’échange, le partage et la sociabilité. se cacher. Même si ce temps est à négo-
de liberté et d’expression qui leur est
cier, en dehors des temps scolaires et
commun, dans un temps non institu- Selon une étude du CREDOC, en 2010,
familiaux, il donne à l’adolescent le sen-
tionnalisé. « Sur le net, les adolescents avec le développement de l’équipe-
timent d’avoir la maîtrise du temps et
sont forts consommateurs de culture, ment des familles, 94 % des ados (de
des techniques expressives et acquiert
d’une manière relativement diversifiée 12 à 17 ans) disposent d’une connexion
des compétences techniques au contact
et utilisent les objets culturels pour Internet à domicile, 77 % vont sur les
de ses pairs.
assouvir des objectifs complémentaires : réseaux sociaux. 75 % des 13-17 ans pos-
quête d’entre soi, affirmation identitaire sèdent un compte Facebook (enquête La dématérialisation des contenus sur
et conformité de groupe, recherche Calypso 2010). Les adolescents passent les écrans et les appareils nomades, la
d’intersubjectivité et expérimentation en moyenne 16 heures par semaine sur possibilité à tout moment de reprogram-
de soi (15) . » le Net. Leurs usages sont orientés vers mer des émissions et des films quand
la communication (messagerie instan- on le décide rendent l’adolescent acteur
Olivier Donnat insiste sur la conti-
tanée, blogs, etc.) mais également vers et auteur de sa propre programmation.
nuité et la complémentarité entre les
le téléchargement musical, les jeux Les blogs, les réseaux sociaux sont des
outils numériques et les pratiques
vidéo en réseau et les outils de création lieux d’exposition et de construction
culturelles traditionnelles, celles-ci
d’image, de son et de texte. de soi, mais sur lesquels on peut à tout
n’ayant pas enregistré de baisse, au
moment faire des essais, effacer et
contraire. « Ce qui confirmerait que les
recommencer, ce qui donne un senti-
usages culturels de l’internet viendraient
LE NET, UN ESPACE DE ment de continuité de soi. Une perma-
en complément des pratiques culturelles
SOCIALISATION nence est maintenue par la présence
ou artistiques traditionnelles. L’arrivée
continue des pairs.
massive de nouveaux écrans n’a pas pro-
voqué de repli sur l’espace domestique, La multiplication de nouvelles socia-
Ce temps est par excellence le temps
toutes les classes sociales s’en emparent, bilités permet de déployer un éventail de
de l’adolescence à la fois élastique,
l’Internet est plutôt un stimulateur d’ac- manières d’être et de les expérimenter,
rapide, saccadé où les jeunes doivent
tivités culturelles mettant en dynamique entre la recherche d’autonomie et la
en permanence être surpris, relancés (19) .
loisir, culture et communication (16) . » Ce recherche d’appartenance à un groupe,
« Sur le même écran d’ordinateur, on
entre la sociabilité et l’autonomisation.
peut discuter, regarder un film, surfer sur
La toile est une ressource pratique et
le net, et passer quasi immédiatement
personnalisable, un outil de définition
(13) Donnat O., Pratiques culturelles 1973-2008, op.
cit. de soi et du monde. Des dispositifs
(14) Le lien social désigne en sociologie l’ensemble identitaires et relationnels se déploient (18) Voir Gallez S., Lobet-Maris C., « Les jeunes sur
des relations qui unissent des individus faisant dans ces pratiques, Internet permet une internet. Se construire un autre chez soi », Com-
partie d’un même groupe social et/ou qui éta-
blissent des règles sociales entre individus ou
panoplie d’usages relationnels mobilisés munication [en ligne], nº 2, vol. XXVIII, mis en
ligne le 27 juillet 2011 (URL :
groupes sociaux différents. http://communication.revues.org/index1836.html ).
(15) Réseaux 2006 (19) Singly F. de, « Les jeunes et la lecture », les Dos-
(16) Chèvrefils-Desbiolles A., op. cit. (17) Ibid. siers éducation et formations, 1993.
CULTURES NUMERIQUES ET JEUNESSE : FAUX DEBATS, VRAIES QUESTIONS 31

de l’une à l’autre de ces activités […]. l’information et de la communication, en plus importante que joue cet appren-
Ces nouveaux modes de consommation au moment où les modèles et valeurs tissage informel dans leur socialisation :
abolissent une partie des contraintes dans la société sont en mutation, où la au moins deux heures par jour face à un
temporelles liées à la programmation, difficulté des familles à transmettre des écran auquel s’ajoute le temps des sor-
favorisent une individuation, une démul- modèles assez structurants et partagés ties et des rencontres et celui des loisirs
tiplication et une dés-institutionnalisa- s’amplifie, « les phénomènes généra- tournés vers l’extérieur. Cet apprentis-
tion des temps qui s’oppose à la vision tionnels et phénomènes technologiques sage de la culture s’accompagne d’un
d’un temps unique, programmé (20) . » s’imbriquant dans une accélération des apprentissage des normes et des valeurs
changements culturels et sociaux (23) ». sociales que la carence de la collectivité
Cette individualisation des pratiques
dans son ensemble favorise. En tous cas,
numériques ne s’oppose pas au collectif. Les pratiques numériques ont aussi
le modèle d’une transmission verticale,
L’essentiel est toujours d’être « en lien » profondément changé les conditions
du maître à l’élève ou des parents aux
avec les autres, et la création de mul- d’accès des adolescents aux savoirs en
enfants, s’il reste un modèle structurant,
tiples communautés numériques qui se leur donnant la possibilité de devenir
doit intégrer ce modèle plus horizontal.
regroupent autour d’un champ particu- eux-mêmes acteurs de ce savoir : en
lier le prouve bien. le commentant, le partageant et en
devenant eux-mêmes des prescripteurs.
« L’école et les institutions ont perdu LES « NOUVEAUX » MODES
LE PASSAGE D’UNE le monopole de l’accès au savoir. […] La D’APPRENTISSAGE
TRANSMISSION VERTICALE À UNE transmission des savoirs ne se fait plus
L’accès, la circulation et l’échange de
dans la verticalité, du maître à l’élève,
TRANSMISSION HORIZONTALE contenus numériques font du web « l’un
mais dans l’horizontalité par l’apparition
des rares espaces publics où l’appro-
La transmission horizontale entre les de nouveaux espaces de légitimation
priation collective est possible, commu-
adolescents, entre pairs, a commencé (blogs, forum, chat…) (24) »
nément admise, voire encouragée (25) ».
depuis les années 1960 au moment où « Les trois quarts des adolescents de 15
Ces nouveaux espaces de légitimation
ils occupent le devant de la scène cultu- à 19 ans se livrent volontiers à des mani-
entre pairs redéfinissent les légitimités
relle, et s’est poursuivie avec le déve- pulations inventives de textes d’images
antérieures. Ce n’est pas pour autant
loppement des industries culturelles et et de sons (26) ». L’adolescent peut ainsi y
que la transmission par la famille ou
des médias qui leur sont destinés. « En développer des modes d’apprentissage
l’école ne fonctionne pas. On sait que
fait, les jeunes ont profité de l’essor collectifs qui mêlent indifféremment
l’imprégnation culturelle par la famille
des industries culturelles et des médias toutes les cultures et produit des conte-
joue toujours un rôle important dans
pour s’affranchir de plus en plus des nus hybrides et créatifs.
les pratiques des adolescents. Mais le
formes traditionnelles de transmission
fait que les adolescents s’autonomisent
au profit de modes de socialisation
par le biais des pratiques numériques
horizontales largement organisés
en se constituant eux-mêmes un cadre L’EXEMPLE DU « REMIX »
autour de leurs préférences culturelles.
de références transforme la nature de la
Les produits culturels sont devenus en « Le remix », c’est-à-dire la capa-
transmission et le rôle des adultes. Les
effet, avec les pratiques sportives et cité de (re)traiter les contenus, de les
adolescents expérimentent une autre
les manières de s’habiller, le principal détourner, de les transformer, de les
forme d’apprentissage de la culture,
réservoir des ressources identitaires assembler, devient le principe même de
qu’on nomme collaboratif et qui désta-
dans lequel ils peuvent signifier leur la construction des univers digitaux et
bilise les légitimités et les modèle hié-
appartenance au monde adolescent ou permet en même temps de s’approprier
rarchiques. En démultipliant les modes
à l’une des « tribus » qui le constituent : ces contenus.
d’accès à la culture, les modes de mutua-
écouter les mêmes musiques, regarder
lisation et de partage, le numérique
les mêmes séries télé ou lire les mêmes Outre les problèmes du droit d’auteur
bouleverse la hiérarchie des valeurs
bandes dessinées leur permet à la fois de que ces pratiques numériques viennent
culturelles, les catégories de cultures
conforter et d’afficher leur identité juvé- sérieusement bousculer, ce sont ces
savantes, de masse ou populaires
nile (21) … » On voit bien, par exemple, au modes d’apprentissages, ou d’autofor-
deviennent floues, autant que celles de
travers du travail de Dominique Pasquier mation, par la réappropriation que ces
l’amateur et du professionnel, que la
sur les séries télévisées, comment les pratiques réinventent.
notion de production et de diffusion,
médias proposent, au travers de séries Prenons l’exemple de la musique
d’œuvre ou d’auteur. On assiste ainsi à la
pour adolescents, des formes d’appren- assistée sur ordinateur (MAO). L’accès à
multiplication de formes hybrides.
tissage des règles du jeu social, des une multiplication de sources (les sup-
modèles moraux, remplaçant en partie Ce constat, encore une fois, ne doit
ports enregistrés, les échanges P2P…)
le rôle des familles (22) . pas nous faire croire qu’il y a « une »
aboutit à élargir considérablement
culture juvénile. Le dénominateur com-
Cette modalité de transmission hori- l’horizon musical des adolescents en
mun aux adolescents est la place de plus
zontale s’est notablement accélérée avec diversifiant les genres et les registres
le développement des technologies de musicaux. Il règne un fort éclectisme.
(23) O ctobre S., « Introduction » in Glevarec H.,
Culture de la chambre. Préadolescence et
culture contemporaine dans l’espace familial,La
(20) O
 ctobre S., « Les horizons culturels des jeunes », Documentation Française, coll. « Questions de (25) Gunthert A., « L’œuvre d’art à l’heure de son
Revue française de pédagogie, n° 163, 2/2008, culture », 2010. appropriabilité numérique », novembre 2011
pp. 27-38. (http://culturevisuelle.org/icones/2191).
(24) O
 ctobre S., « Pratiques culturelles chez les
(21) Donnat O., « La jeunesse au cœur des mutations jeunes et institutions de transmission : un choc (26) « Les internautes premiers clients des indus-
culturelles », op. cit.. de cultures ? »,Culture prospective, 2009-1, jan- tries culturelles » décembre 2010
(22) Voir le travail de Dominique Pasquier. vier 2009. (www.credoc.fr/pdf/4p/235.pdf).
32 CULTURES NUMERIQUES ET JEUNESSE : FAUX DEBATS, VRAIES QUESTIONS

Ces possibilités développées par les Car ces modes d’apprentissage de la « La culture serait donc la manière
pratiques numériques induisent une culture sont de façon indissociable des concrète dont les hommes tissent de
hybridation de contenus et de supports apprentissages de soi et de l’autre : « Elle l’ininterrompu de l’humanité, assurent
culturels, souvent effectuée sur un [la culture] prend donc complètement l’enchainement des générations et
mode ludique et divertissant par les son sens anthropologique de “ce qui bravent le temps en assurant métaphori-
jeunes. « Les nouvelles technologies fait lien aux autres”(30) . » Sans doute quement l’immortalité du groupe (35) » .
permettent cette sorte de vagabondage, l’identité bricolée est-elle fragile, sans
« C’est précisément l’anonymat qui
d’exploration de ressources musicales doute l’éclectisme ne doit pas aboutir à
est l’une des causes principales de
non connues. La composition musicale un relativisme culturel qui nivelle toutes
souffrance aujourd’hui. Si l’on veut réel-
par ordinateur augmente les nouvelles les formes de culture. Car cet éclectisme,
lement démocratiser la société, il est
capacités de pouvoir faire soi-même de nouvel apanage des classes favorisées (31)
indispensable de considérer chacun pour
la musique tout en s’affranchissant d’un nécessite une maîtrise des différents
ses qualités singulières, qui en font un
certain nombre de préalables comme registres. Cette maîtrise est inégale
élément irremplaçable de la collectivité
la maîtrise de l’instrument. Mais cela selon le milieu auquel les adolescents
et non un fragment d’un tout indiffé-
requiert en revanche d’autres appren- appartiennent.
rencié : la culture et sur ce point tout
tissages et permet l’acquisition de
Mais le rôle de l’adulte n’est-il pas jus- le monde semble s’accorder, confère à
nouvelles compétences : celles d’aller
tement « de tenir le cadre », de faire que l’individu cette autonomie précieuse qui
chercher des morceaux de musique déjà
les adolescents se réapproprient leur(s) manque particulièrement aux popula-
fabriqués, des ressources et se bricoler
héritage(s), qu’ils s’inscrivent dans la tions socialement délaissées ; mais plus
un référencement personnel (27) ».
chaîne des générations, seule manière cette culture manque, plus précisément
Cette pratique du remix ne se fait pour eux de devenir sujet de leur propre la transmission s’avère nécessaire, car
pas seulement avec la musique, mais histoire ? « Retisser le fil de la transmis- c’est bien elle et non l’accroissement de
également avec l’image et l’écriture, ce sion implique de réinterroger et de se la consommation d’objets culturels qui
sont des pratiques qui présagent « une réapproprier ce qui dans notre héritage donnera à chacun la connaissance, la
économie de la culture en devenir mais religieux, culturel et politique constitue confiance en soi et la sérénité dont il a
dont les termes fondateurs renvoient à des ressources pour affronter les nou- besoin pour progresser(36) ».
l’œuvre comme bien commun et à des veaux défis du présent(32) . »
publics coproducteurs de la chaîne de
En s’appuyant sur ces tentatives de
la reconnaissance culturelle (28) ». Cette Vous pouvez retrouver cette réflexion dans
compréhension du réel, de déconstruc-
façon de construire son propre bagage «Les adolescents et la culture, un défi pour les ins-
tion-reconstruction du sens que pro-
culturel, ou de se bricoler une identité titutions muséales», sous la direction de Chantal
duisent les adolescents, on peut lutter
musicale en partant d’éléments déjà Dahan, Cahiers de l’action Nº 38, INJEP, Mars 2013
contre « l’illusion de l’individualisme
anciens en les reconfigurant ou en les et dans « Mutations de l’espace et du temps chez
actuel qui a tendance à se croire sans
recombinant n’est pas nouvelle dans les adolescents », Culturenum, ouvrage collectif
héritage et sans filiation (33) », on instaure
l’art : « Cette nouvelle forme de créa- coordonné par Hervé le Crosnier, C§F éditions,
un véritable dialogue avec les anciens,
tion artistique est l’expression d’une septembre 2013.
on poursuit une filiation et on s’inscrit
logique de recombinaison qui use et
véritablement dans son temps (au sens
abuse de processus ouverts, collectifs,
de lignée).
combinatoires. Cela n’est pas une nou-
veauté dans le monde de l’art, mais les « Aucun enfant, aucun adolescent,
nouvelles technologies vont pousser à aucun adulte ne peut entrer dans l’expé-
l’extrême cette logique (29) . » rience artistique sans se saisir de ce que
les humains ont tenté d’élaborer avant
On se construit, on se « bricole une
lui. Grâce à la rencontre des œuvres, il
identité » à partir de la pratique artis-
parvient, en revanche à relier son expé-
tique en réutilisant fortement les formes
rience singulière à une universalité qui
déjà produites et ce faisant on se les
s’ébauche… Nous bricolons ainsi avec
réapproprie. Le fait que les moyens et
des vestiges, nous faisons du vivant avec
les connaissances mis à disposition des
des vieux fossiles, en des arrangements
jeunes se sont démultipliés transforme
improbables où nous trouvons un peu de
l’expérience artistique en un cadre de
jouissance (34) . »
transmission qui lui permet de s’ins-
crire dans une « mémoire collective »
en y écrivant « sa propre partition »,
en y trouvant sa place, en la signifiant.
(30) P
 asquier D. « La culture comme activité
sociale », in Maigret É., Macé É. (dir.), Penser les
médias culture, Armand Colin, Paris, 2005.
(27) Henry P., « Pratiques culturelles des jeunes et
mutation socio-économique », De l’hiver à l’été, (31) Voir Coulangeon P., Les métamorphoses de la
nº 9, juillet 2008, pp. 3-6. distinction. Inégalités culturelles dans la France
d’aujourd’hui, Grasset, coll. « Mondes vécus »,
(28) A
 llard L., « Termitières numériques. Les blogs
Paris, 2011.
comme technologie agrégative du soi », Multi-
tudes, nº 21, 2005/2, pp. 79-86. (32) L e Goff J.-P., « Le fil rompu des générations »,
Études, février 2009, pp. 175-186. (35) Joëlle Caullier «Plaidoyer pour la transmission»,
(29) L emos A., « Les trois lois de la cyberculture.
Libération de l’émission, connexion au réseau (33) Ibid. Études 9/2008, p.195-206.
et reconfiguration culturelle », Sociétés, nº 91, (34) M
 érieu P., « L’expérience artistique au centre de (36) J oëlle Caullier «Plaidoyer pour la transmission»,
2006/1, pp. 37-48. l’école, interview », Le Monde, 08 juillet 2011. Études 9/2008, p.195-206.
CULTURES NUMERIQUES ET JEUNESSE : FAUX DEBATS, VRAIES QUESTIONS 33
34 CULTURES NUMERIQUES ET JEUNESSE : FAUX DEBATS, VRAIES QUESTIONS

Anthropologie des usages


des technologies numériques
Pascal Plantard
Professeur des Universités en Sciences de l’Éducation - Anthropologue
Université Rennes 2, CREAD (Centre de Recherche sur l’Éducation, les Apprentissages et la Didactique) et GIS M@rsouin.

Dans ce texte l’auteur nous propose de comprendre les enjeux d’une anthropologie
des usages du numérique en convoquant des apports issus des sciences humaines et
­sociales. L’anthropologie permet ainsi d’appréhender la question des usages tout autant
comme un révélateur des processus de civilisation que comme partie prenante de ces
processus. Quelles questions les usages du numérique posent à propos de notre rapport
à la technique ? à propos de notre créativité ? à propos de nos sociabilités ?

démontré avec les images, les usages à accomplir. Au niveau individuel, au


Introduction du numérique possèdent trois pou- plus près de la personne qui pratique, la
voirs (renforcement, dévoilement, lien) praxis révèle la théorie qui la structure.
développés dans notre troisième partie Au niveau collectif, elle désigne l’en-
Les usages, particulièrement ceux (Tisseron, 1996). Ce mode de conceptua- semble des pratiques de transformation
des technologies numériques, sont des lisation des usages a des conséquences sociale, économique ou écologique et
interfaces entre les sujets, les objets sur la définition même des processus de devient une praxéologie.
et l’environnement socio-historique socialisation et de créativité qui alimen-
qui les entourent. Ils sont autant les La poïésis (du grec ποιητικός), c’est le
teront notre partie conclusive.
révélateurs que les mécanismes des travail de création du poète ou de l’arti-
processus de civilisation décrits par le san qui sont à même de fabriquer ou
sociologue allemand Norbert Élias (Élias, confectionner et dont les productions
1974). La nature, l’industrie, l’innovation, L’anthropologie débouchent toujours sur une création
nouvelle. La poïésis, comme création,
la recherche fondamentale mais aussi
l’éducation, la santé, la culture, la soli- des usages dépasse la production pour offrir
darité et le « vivre ensemble » sont aux quelque chose d’extérieur à l’action :
prises avec le numérique et ses forces. une œuvre. La poïésis, c’est l’art du
C’est pour cela qu’il convient de réinves- Opposée à la théorie abstraite, la maître qui fabrique (teknè) le poème,
tir le concept d’usage. pratique qualifie l’activité humaine l’horloge, le tableau ou le programme
concrète. Cette distinction est toutefois informatique. La poïésis catalyse l’ins-
La première partie de cet article est piration du créateur en œuvre qui,
trompeuse. La théorie est aussi une
consacrée à la définition épistémolo- d’œuvre en œuvre, se transforme en
production de la pensée humaine dont
gique de l’anthropologie des usages art, qu’il s’agisse de l’artiste ou de l’arti-
les effets peuvent être très concrets,
qui propose une boucle itérative de san. Pour « l’homme ordinaire », cher à
particulièrement lorsqu’il s’agit de théo-
construction de l’usage et une descrip- Michel de Certeau, la poïésis, c’est l’art
ries informatiques. Indissociable l’une de
tion de ses processus internes : bracon- de vivre dans le « murmure des sociétés
l’autre, la théorie et la pratique fondent
nage, bricolage et butinage. Puis les » (de Certeau, 1980). Pour le géographe
l’une des dialectiques fondamentales
méthodologies immersives, qualifiées de André-Frédéric Hoyaux « La poïesis est
des sciences modernes qu’on peut éclai-
technographies, que nous développons en cela une technique de symbolisation
rer en convoquant les notions grecques
avec l’équipe pluridisciplinaire du CREAD qui permet à chaque être de réorganiser
de teknè, praxis et poïésis.
et du GIS M@rsouin (1) , seront détaillées. sa relation au monde, notamment à
Enfin, comme Serge Tisseron l’avait La teknè (du grec τέχνη), à l’origine du l’espace, au temps et aux personnes et
mot technique, produit et fabrique les de lui donner du sens » (Hoyaux, 2009,
biens matériels. Elle est donc condition- p.31).
(1) Le Groupement d’Intérêt Scientifique M@rsouin, née par la maitrise des techniques de
créé en 2002 à l’initiative du Conseil Régional
de Bretagne, est l’axe TIC de la MSHB (Maison création et de production.
des Sciences de l’Homme en Bretagne). Ce
GIS fédère 13 centres de recherche en Sciences Dans la praxis (du grec πραξις), c’est
Humaines et Sociales travaillant sur les usages l’idée qui structure l’action qui n’a alors
du numérique des quatre universités bretonnes
d’autre fin que l’action elle-même. Il n’y
et de trois grandes écoles (Télécom Bretagne,
IEP Rennes, Ensai). a pas d’objet à fabriquer mais un acte
CULTURES NUMERIQUES ET JEUNESSE : FAUX DEBATS, VRAIES QUESTIONS 35

LA CONCEPTUALISATION DE connexions à Wikipédia ou à Facebook conduisent à une massification rapide


L’USAGE témoignent d’usages sociaux installés. de Facebook qui devient vite le réseau
L’adjectif « socialisées » renvoie à des social dominant. Le noyau des représen-
La nécessité d’objectiver les innova- phénomènes collectifs et à l’étude des tations concernant Facebook s’articule
tions, les « gains » des nouveaux dispo- processus d’adoption des normes cultu- autour de la communication émotion-
sitifs numériques, nous renvoie à une relles, ce qui nous conduit à replacer nelle en réseau. C’est ce qui déclenche
nécessaire différenciation entre pratique les usages des TIC dans les contextes l’ouverture d’un compte puis la pratique
et usage. La notion d’usager émerge avec socio-historiques et à privilégier la de Facebook. En octobre 2012, (d’après
la société de consommation des années notion de dispositif sociotechnique. Le les données fournies par Facebook qui
1960. On devient alors usager des ser- terme « pratique » pose des questions doivent donc être prises avec précau-
vices, particulièrement des services dialectiques entre individualisation et tion), le site regroupe plus d’un milliard
publics. Comme le démontre Jacques socialisation où la pratique est « située » de membres. Les émotions de Zukerberg
Audran (Audran, 2005), l’utilisation des dans les espaces spécifiques. métabolisées dans des pratiques tech-
TIC est contingentée par des usages plus nologiques et industrielles innovantes
Le matériel symbolique fourni par
larges, tant numériques que sociétaux. ont répondu à un besoin de « relations
les « techno-imaginaires » se cristallise
C’est aussi ce qu’esquissait, dès 1989, numériques » déjà perceptible dès les
en représentations. Celles-ci, à la base
Jacques Perriault en définissant la « années 2000 dans les pratiques des
des cultures numériques, déclenchent
logique de l’usage » de tout objet tech- internautes sur les blogs et à l’arrivée
des intentionnalités et des pratiques
nique autour de trois éléments : le projet de MySpace et Friendster. Aujourd’hui,
effectives des instruments technolo-
d’utilisation, l’instrument et la fonction Facebook est contesté, critiqué et de
giques. Ces pratiques se socialisent en
qui lui est attribuée. C’est Michel de plus en plus détourné de ces objectifs
usages qui fondent alors les nouvelles
Certeau qui théorise la notion d’usage initiaux, ce qui démontre que sa pra-
normes contemporaines. Les processus
en 1980 dans son ouvrage L’invention tique est socialisée.
d’appropriation du numérique traversent
du quotidien. Il y étudie les pratiques
les imaginaires, les représentations et
de lecture révélatrices des nouveaux
les pratiques pour se stabiliser, pour un
modes de consommation et démontre UN AUTRE EXEMPLE, ISSU DU
temps, en normes d’usages que vont
qu’il s’agit d’un acte social très actif. La PROJET DE RECHERCHE INEDUC (2)
incorporer les usagers.
consommation « ferait figure d’activité
moutonnière, progressivement immo- Ce projet consiste à étudier les
bilisée et “traitée” grâce à la mobilité contextes de vie et les parcours édu-
croissante des conquérants de l’espace catifs des adolescents à travers une
que sont les médias. [...] Aux foules, il analyse des environnements qui les
resterait seulement la liberté de brouter influencent : le collège, les loisirs et
la ration de simulacres que le système les usages numériques. L’objectif est
distribue à chacun. Voilà précisément d’observer les différences qui peuvent
l’idée contre laquelle je m’élève : pareille exister entre les adolescents qui vivent
représentation des consommateurs n’est dans des zones rurales, péri-urbaines et
pas recevable [...] L’ordre régnant sert urbaines et de s’interroger pour savoir
de support à des productions innom- si celles-ci génèrent des inégalités entre
brables, alors qu’il rend ses propriétaires les jeunes concernés. L’accessibilité
aveugles sur cette créativité » (de Cer- se traduit par un accès métrique aux
teau, 1990, 240). Les usagers s’appro- L’EXEMPLE DE FACEBOOK ressources, mais elle concerne aussi les
prient en les transformant, les cultures dispositions sociales qui permettent de
dominantes, et le détournement créatif Prenons l’exemple de Facebook lancé
se les approprier. D’après les données (3)
et collectif est le processus central de le 4 février 2004 à Harvard. L’idée de
INEDUC, les adolescents n’utilisent pas
l’usage. Simondon considère même réseau social numérique qu’a eue Marc
que l’objet technique, c’est de l’humain Zukerberg (Mezrich, 2010) provient d’une
« cristallisé » (Simondon, 1989). Pour lui, déconvenue amoureuse, situation parta-
la technique est l’essence de la réalité gée par une bonne partie de l’humanité.
humaine et chaque objet technique cor- Entre autres techno-imaginaires, Zuker-
respond à un ensemble de « faits et de berg a à sa disposition, le mythe éman-
gestes humains » qui sont cristallisés en cipateur d’Atlas repris sous la forme uto-
structures fonctionnelles prenant des pique moderne du village planétaire (en
formes matérielles. À partir de Certeau anglais Global Village), d’après l’expres-
(2) Notre consortium pluridisciplinaire (sciences de
et de Simondon, dans une approche sion de Marshall McLuhan, qui structure l’éducation, géographie sociale, anthropologie
anthropologique, nous pouvons définir internet (McLuhan, 1967). Atlas est le et sociologie), composé de plusieurs équipes de
titan qui porte la terre sur son dos. Gas- l’Université Rennes 2, de l’Université de Caen,
les usages comme des ensembles de de l’Université d’Angers, du CEREQ et du GIS
pratiques socialisées (Plantard, 2011). ton Bachelard y voit notre désir profond Marsouin, a réalisé un contrat de recherche ANR
Les usages fondent de nouvelles normes de se « soulever » contre ces aléas de la (Agence Nationale de la Recherche) à propos des
vie qui nous accablent (Bachelard, 1948). inégalités éducatives entre 2011 et 2015. Cette
autour desquelles se créent les sociabi- recherche présente la caractéristique de croiser
lités. Le terme « ensemble » suggère des Cette capacité à résister est au cœur les parcours scolaires avec les pratiques numé-
questions de seuil, de groupes sociaux, des valeurs du Web. À partir de cette riques et de loisirs des adolescents de 11 à 15 ans.

de frontières. Les usages fondent de situation singulière et de cet imaginaire, (3) Le matériel de recherche récolté est important
(3356 questionnaires adolescents, 1043 ques-
nouvelles normes autour desquelles se Zukerberg et son équipe vont dévelop- tionnaires parents, 9 monographies de site
créent les sociabilités. Les millions de per des innovations technologiques qui alimentées par des observations, 135 entretiens
individuels et 14 focus-groupes).
36 CULTURES NUMERIQUES ET JEUNESSE : FAUX DEBATS, VRAIES QUESTIONS

un réseau social (4) mais plusieurs. Leurs ont des usages bien plus restreints. Un micro-ordinateur, minitel, téléphone
usages varient en fonction des réseaux exemple qui force un peu le trait : les portable, modem, site…, toutes ces
sur lesquels ils sont inscrits. Sur Face- apprentis boulangers nous ont déclaré technologies dans leurs états pre-
book, devenu la norme du réseau social ouvrir leur compte Facebook le vendredi miers ont généré un temps émotion-
numérique, les adolescents s’acculturent soir pour « péchô de la zouzzz » (trou- nel fort pour leurs créateurs mais
aux fonctionnements des réseaux ver des filles) et organiser la soirée « à aussi pour les usagers pionniers et/
sociaux numériques en « clair obscur » tizzer » (arrosée) du samedi. Ils mettent ou privilégiés qui y ont eu accès.
pour reprendre la proposition de Domi- ensuite leurs photos le dimanche et se Ces initiés ont ensuite diffusé ces
nique Cardon (Cardon, 2006). Le « clair déconnectent… jusqu’au vendredi sui- expériences autour d’eux créant le
obscur » de Facebook est un espace vant. D’après l’approche instrumentale premier réceptacle symbolique pour
intermédiaire entre privé et public où développée par Rabardel, les uns et les cette technologie
les adolescents s’adressent principale- autres n’ont pas les mêmes schèmes
• L e second temps est celui de la
ment à un réseau social de proches. Ce d’utilisation des réseaux sociaux (Rabar-
massification, de la large diffusion
réseau n’est pas réservé aux jeunes, ils del, 1995) et leurs représentations de
et, donc, de la désillusion, du désen-
savent que leurs parents et parfois leurs Facebook diffèrent.
chantement. Les téléphones por-
grands-parents l’ont aussi investi, ils
tables diminuent en taille, en poids
vont donc faire attention à ce qu’ils vont
et en prix mais la couverture réseau
publier. Ils vont chercher à montrer une PROCESSUS DE SOCIALISATION ne va pas jusqu’aux campagnes. Les
belle image d’eux-mêmes. Ils vont fina- DES TECHNOLOGIES modems arrivent dans les familles
lement rendre visible une seule facette
mais ils sont lents et difficiles à
de leur personnalité alors qu’ils vont Les environnements socio-techniques
configurer. Cela ne fonctionne pas
investir d’autres réseaux comme Snap- que les acteurs s’approprient sont
comme on nous l’avait prédit. La
chat(5) pour en afficher d’autres, moins appelés instruments. Ils se composent
déception s’installe. Ce deuxième
contrôlées par leurs parents. Ils jouent de l’artefact, la forme matérielle de
temps est de durée variable puisqu’il
avec les transformations adolescentes l’objet technologique en lui-même, et
dépend beaucoup des politiques
de leur identité. de schèmes d’utilisation qui sont les
industrielles.
diverses façons dont on peut l’utiliser. À
La construction d’usage est un pro-
un artefact peuvent donc correspondre • L e troisième temps est celui de la
cessus complexe qui mêle à la fois la
plusieurs schèmes d’utilisation en fonc- banalisation, de l’appropriation
prise en main technique, le capital
tion des contextes. Pour un ordinateur, socio-culturelle des technologies.
social et le développement identitaire.
l’objet est constitué d’un ensemble tech- C’est le temps des usages installés.
Pour qui souhaite comprendre les socia-
nologique fini (unité centrale, écran, cla- Sur la base de taux d’équipement
bilités par le prisme des usages des TIC,
vier, souris, box internet, câbles…), alors en ordinateurs et de connexions
ces trois plans ne sont pas à négliger.
que les schèmes d’utilisation sont mul- à internet supérieurs à 70% de la
Par exemple, contrairement aux idéo-
tiples : travail, information, communi- population, les usages se comptent
logies jeunistes dominantes (Digital
cation, jeu, programmation... La genèse alors en millions. La temporalité
native, Génération Y…), par la recherche
instrumentale est le passage de l’arte- pour arriver à cette période peut
de terrain, on identifie des pratiques
fact, objet que l’on ne s’est pas encore être très longue. Par exemple, le
numériques tout à fait inégalitaires
approprié, à l’instrument, objet que l’on courrier électronique tel que nous le
entre les groupes sociaux d’une même
a rendu propre à notre usage. Celle-ci est connaissons avec son @ a plus de 40
tranche d’âge. Lors d’une recherche
étroitement liée à des représentations ans. Il a été inventé en 1971 par Ray
effectuée en 2012, nous avons constaté
sociales partagées, non inscrites dans Tomlinson.
que les lycéens du centre ville de Rennes
l’instrument lui-même mais dans la
utilisaient Facebook pour réaliser de D’après les données du CREDOC 2015,
communauté. Cette approche anthropo-
très nombreuses activités, des loisirs 84 % des français sont internautes et
centrée nous permet d’inclure notre
aux études, plusieurs heures par jour. En 82 % sont équipés d’au moins un ordi-
rapport à l’instrument dans un contexte
contraste, les lycéens en Bac pro dans nateur. Même si la croissance est rapide,
social et culturel précis. Il faut alors
les lycées professionnels de la périphérie ils ne sont 35 % à posséder une tablette
toujours se souvenir que les technolo-
mobile. Si l’internet est clairement en
gies elles-mêmes ont une histoire. Elles
phase de banalisation, c’est la massifica-
sont socialisées. À partir des travaux
(4) Sur le principal réseau social « facebook » : 70% tion qui caractérise l’internet mobile sur
des adolescents possèdent un compte, 60% du socio-anthropologue Victor Scardi-
tablette.
l’ont ouvert, avant 13 ans, avec l’accord de leurs gli (Scardigli, 1992), l’enchaînement de
parents, en majorité celles et ceux qui ont un
frère ou une sœur aîné(e). Le nombre « d’amis »
ce processus de socialisation peut être
Facebook est extrêmement variable : 8 % + de décrit en trois termes successifs : inno-
Les technologies se socialisent par les
500 ; 27 % entre 200 et 500 ; 29 % entre 50 et vation, massification, banalisation.
200 ; 6 % - de 50 (les 30 % restant n’ont pas de pratiques et construisent de nouvelles
compte FB). • Le temps de l’innovation est celui normes d’usages très valorisées, parti-
(5) Snapchat est une application de partage de des promesses, des fantasmes
photos et de vidéos disponible sur plates-formes
culièrement dans le monde occidental
mobiles. technoïdes et de l’enchantement depuis le milieu du XXe siècle. Chacun
La particularité de cette application est l’exis- par la technique et le progrès. Ce peut alors les investir par sublimation
tence d’une limite de temps de visualisation du
média envoyé à ses destinataires. Chaque pho-
temps, souvent très court, laisse des soit, d’après Freud (Freud, 1905), par
tographie ou vidéo envoyée ne peut être visible traces mnésiques durables parce déplacement des pulsions vers des
par son destinataire que durant une période que c’est le temps de la rencontre objets socialement valorisés. Ce déplace-
de temps allant d’une à dix secondes ; le média
cesse ensuite d’être disponible à la visualisation
avec le premier instrument, chargé ment pulsionnel est une nouvelle source
et est supprimé des serveurs Snapchat. d’espoir et d’angoisse. Le premier de désir. C’est particulièrement fort dans
(Source : Wikipédia)
CULTURES NUMERIQUES ET JEUNESSE : FAUX DEBATS, VRAIES QUESTIONS 37

les phases d’innovation et au début CONSTRUCTION DE L’USAGE « description des peuples », est ici prise
de la massification d’une technologie. COMME NORME dans son sens le plus moderne de des-
Aujourd’hui, les oligopoles du Web font cription des cultures. L’anthropologie des
craindre une forme d’aliénation consu- Nous proposons d’entrer dans les usages cherche à distinguer les cultures
mériste aux contenus et services numé- processus internes de construction de numériques, c’est-à-dire ce qui soude
riques, particulièrement audiovisuels. On l’usage comme norme en distinguant : les différents groupes sociaux dans
voit apparaître en face de la sublimation braconnage, bricolage et butinage. leurs pratiques et leurs représentations
techno-imaginaire, une nouvelle forme des instruments technologiques. Ainsi,
Le braconnage est la forme collective
de désublimation (Marcuse, 1964) fon- l’anthropologue des usages s’immerge
d’intelligence pratique des instruments
dée sur la satisfaction immédiate des au plus près des usagers. Il effectue une
technologiques. Le braconnage tisse les
désirs qui pousse à la surconsommation plongée, une découverte des cultures
liens avec les autres et modifie l’orga-
de biens et de services numériques. numériques par l’observation descrip-
nisation et les interactions sociales. Les
tive de ses acteurs et de leurs pratiques.
Dans son travail ethnographique sur normes d’usages des environnements
L’écriture ethnographique n’est ni « pure
les usages numériques des jeunes en socio-techniques appropriés par les
fiction », ni « rhétorique textuelle »,
errance, Marianne Trainoir(6) (­Trainoir, acteurs se construisent par détourne-
mais récits d’un acteur sur les acteurs.
2011), constate des pratiques très ment collectifs de l’offre socio-tech-
Le texte ethnographique s’appuie sur
variées chez les jeunes se revendiquant nique car il existe des capacités de «
des observations, des comptes-rendus
« zonards (7) ». Ils utilisent une large micro-résistances » (de Certeau, 1980) et
d’actions ou d’événements, des notes
palette des technologies contempo- une créativité en chacun de nous. « Une
et des éprouvés qui, mis en forme,
raines, de l’ordinateur portable au télé- créativité cachée dans un enchevêtre-
débouchent sur la réflexion et l’explica-
phone, en passant par le Web. Ils créent ment de ruses silencieuses et subtiles,
tion. Daniel Cefaï, considère que l’eth-
des sites dédiés à la vie dans la rue, à efficaces, par lesquelles chacun s’invente
nographe témoigne d’environnements
leurs centres d’intérêts ou au soin des une manière propre de cheminer à tra-
qui le dépassent et qui « incorporent
chiens qui les accompagnent. Ils inves- vers la forêt des produits imposés »,
déjà leur propre intelligibilité » (Cefaï,
tissent les réseaux sociaux numériques comme nous le rappelle Luce Giard dans
2010, 562). L’ethnographie pragmatique
avec leurs véritables identités. Ce qu’ils sa préface pour la nouvelle édition de
refuse l’opposition entre descriptions
font rarement dans la vie courante. Ils L’invention du quotidien de Michel de
subjectives et actions objectives, et
se protègent de la perte de leurs papiers Certeau en 1990.
cherche à ressaisir « la dimension incar-
administratifs en scannant et en stoc-
En référence à Levi-Strauss (Levi- née, pratique et située des activités en
kant en ligne dans des « coffres-forts »
Strauss, 1962), le bricolage est l’art de train de se faire » (Cefaï, 2010, 562). C’est
numériques. Chez les plus jeunes « en
faire avec ce que l’on a. C’est exécuter en vivant l’histoire en train de se faire
galère », moins visibles dans la rue, les
un grand nombre de tâches diversifiées que s’engrangent les observations, que
pratiques numériques sont beaucoup
dans un univers instrumental clos, avec se prennent les notes et que se rédige
plus limitées : écouter de la musique
un ensemble fini d’outils et de matériaux le texte ethnographique. Enfin, le prag-
et regarder des films. Ils portent leurs
pour réaliser un projet déterminé. Tous matisme ethnographique consiste à
smartphones comme des vêtements
les usagers du numérique bricolent avec prendre acte de la diffusion en dehors
de marques, à l’instar de ce que la
les instruments qui les entourent. du monde de la recherche des textes
publicité et le marketing proposent aux
ethnographiques, par la restitution aux
« jeunes ». Les personnes les plus mar- Le butinage est l’intuition, l’émotion
acteurs, par les rapports aux décideurs,
ginalisées, « les clochards », entre sidé- et la création catalysées dans la poïèsis
par l’écho dans les médias, par leurs
ration de la souffrance et baume alcoo- numérique qui, par sérendipité, permet
diffusions sur internet. C’est donc aussi
lique, n’ont que très peu de pratiques la rencontre poétique avec les univers
dans la Cité que l’ethnographe s’engage.
numériques. Même dans la rue, les numériques et les techno-imaginaires
pratiques numériques dévoilent des tri- qui les structurent. Nous nommons technographies, les
bus (Breton, 1990), des groupes sociaux ethnographies des usages du numé-
constitués, très différenciées avec des rique. Les technographies n’évacuent
capitaux sociaux et culturels très hétéro- pas les acteurs et leurs caractéristiques
gènes. Comment qualifier les processus « Technographies » sociales et psychiques mais insistent
anthropologiques qui permettent cette sur leurs interactions avec les techno-
extrême différenciation contre le vent ou « Le M@rsouin imaginaires dans la description de leurs
de l’aliénation numérique et la marée de
la diffusion consumériste ?
s’immerge » parcours d’usage du numérique. Les
technographies visent à ralentir la logor-
rhée technoïde pour prendre le temps
de l’observation du parcours de l’usager.
L’observation des pratiques numé-
Comme l’écrit Pierre Musso, « appréhen-
riques effectives peut se réaliser grâce
der les TIC dans toute leur complexité
à un travail en immersion au plus près
nécessite de ne pas confondre ces trois
des acteurs. Notre équipe met en œuvre
vitesses : celle enivrante de l’innova-
des méthodologies immersives. Cette
tion technique, la lenteur relative des
approche peut être qualifiée d’eth-
(6) Doctorante au sein du CREAD et membre du GIS usages des individus ou des groupes,
nographique. Étymologiquement, le
Marsouin. et la quasi-stabilité des imaginaires et
préfixe « ethno » signifie « toute classe
(7) Voir http://guide.zonard.net/index.php/Accueil : des mythes qui sont l’inconscient des
wiki illustre bien l’intégration de pratiques d’êtres d’origine ou de condition com-
sociétés » (Musso, 2009, 210). L’immer-
numériques à un quotidien fait de débrouilles et mune » et le suffixe « graphie » signifie
de revendications variées parfois très politisées, sion ethnographique permet de figer un
parfois un peu farfelues. « écrire ». L’ethnographie, littéralement
38 CULTURES NUMERIQUES ET JEUNESSE : FAUX DEBATS, VRAIES QUESTIONS

instant le mouvement permanent de singulière de « braconnage » des accès, communication humaine (8) . Les « amis »
l’innovation technologique et, par effet des règles et des usages des biens maté- Facebook ne sont pas tous de vrais amis
de contraste, de décrire des processus riels et immatériels. À sa suite, Jacques mais des amis virtuels, potentiels, rêvés,
subtils concernant les pratiques et les Perriault, qui commence à observer les fantasmés… qui ne peuvent laisser insen-
usages du numérique recouverts par technologies numériques, nous prévient sibles ceux qui ont un compte Facebook
les strass du marketing. Dans ces tech- que « la relation d’usage est un composé et laissent plus que perplexes ceux qui
nographies, qui n’ont véritablement de complexe d’instrumentalité et de sym- n’en ont pas. En rendant automatique
sens qu’au pluriel, l’anthropologie inter- bolique » (Perriault, 1989). Il y a vingt la relation d’amitié, il contribue à la
vient comme système d’interprétation ans, nous avons eu l’intuition du poten- misère symbolique des personnes. Les
comparatiste socio-historique : femme tiel relationnel des usages du numérique émotions, les attitudes que nous avons
vs homme, adolescent vs adulte, créa- et des techno-imaginaires en analysant vis-à-vis de Facebook sont une bonne
teur vs technocrate… des dispositifs technologiques destinés illustration du pouvoir de renforcement
à des publics marginaux (Plantard, 1992). du numérique. Les techno-imaginaires
L’immersion technographique
Cinq ans après, Serge Tisseron (Tisseron, nous présentent des fétiches (des objets
renouvelle la question méthodologique
1997) proposait de dépasser l’analyse supports de croyances) à manipuler
majeure de la distance du chercheur par
des images, alors prisonnières de leurs comme l’ordinateur, la tablette tactile ou
rapport aux usages des technologies. Le
contenus, en s’intéressant aux relations le téléphone portable. Ils nous proposent
chercheur doit absolument se poser la
que nous entretenons avec elles. Il pro- aussi des environnements numériques –
question de son propre rapport aux TIC
pose alors les trois pouvoirs des images : des espaces socio-techniques – à habiter
lorsqu’il prétend les étudier. Il n’y a pas
l’enveloppement, la transformation comme les réseaux sociaux numériques.
de recherche qui soit neutre par rapport
et la signification. Depuis 2002, nous En présence de ces « machines », élé-
à son objet. La recherche dévoile autant
avons observé les usages de ceux que ments tangibles des cultures numé-
l’objet que les rapports du chercheur à
l’on regarde peu lorsqu’on évoque les riques et véritables Deus ex machina
cet objet. Nier cela, c’est probablement
TIC : les non-utilisateurs, les habitants composées d’instrumentalité et de
faire éclater ce qui fonde un cadre épis-
des quartiers suburbains, les enfants, symbolique, chacun renforce ses com-
témologique sérieux. Trop près des TIC,
les adolescents ou les jeunes étudiants portements de confiance ou de défiance
pris dedans, il n’est plus question de
décrocheurs, les demandeurs d’emplois, vis-à-vis du numérique.
recherche mais de pratiques, pas for-
les personnes en errance ou en situation
cément réflexives, et nous n’apportons
de handicap… tout en restant attentif
rien de plus, ni à la connaissance, ni
aux évolutions des cultures numériques
aux acteurs, ni aux industriels, ni aux
politiques. Trop loin des TIC, les objets
(web 2.0, réseaux sociaux numériques, Le pouvoir de
Internet mobile, web des objets). Dans
observés sont interprétés avec des réfé-
le travail de recherche collectif, ce que dévoilement : la
rents tellement spéculatifs que le risque
de résultats simplistes, trop globaux
démontre l’analyse de notre matériel
empirique, c’est que les techno-imagi-
technologie
ou simplement décalés de la réalité
est très grand, ridiculisant au passage
naires cristallisés en représentations
sociales des instruments numériques
comme miroir
toute la crédibilité des recherches sur
confèrent aux usages trois pouvoirs
les usages. C’est ce que décrit la méta-
spécifiques. Contrairement à ce qu’on a beaucoup
phore des « fantômes technologiques »
(Plantard, 2011) qui hantent nos inter- entendu dans les années 1980, la tech-
prétations. Dans l’invention de notre nique n’est pas neutre. « La technique,
quotidien, nous investissons les objets
de manière singulière, ce qui laisse des
Le pouvoir de c’est la manière qu’ont les humains de
se cacher dans ce qu’ils font et de s’y
traces mnésiques, kinésiques et psy- « renforcement » : révéler aussi de temps à autre […] La
technique relève d’un stade du miroir
chiques. Le moins que nous puissions
faire, en tant que chercheur en sciences pour ou contre ? généralisé dans lequel on éprouve son
humaines, c’est de les prendre en rapport à l’être » (Sibony, 1989). Les pra-
compte, de les regarder en face comme tiques numériques provoquent toujours
appartenant pleinement au dispositif « Pour ou contre Facebook ? » des interactions corporelles, cognitives
d’interprétation. ­ ombien de sites, de blogs et même
C et affectives. Ces pratiques déclenchent
de pages Facebook reprennent cette des émotions qui échappent à toute
question ? Combien de sondages, de rationalisation et peuvent révéler des
réunions, de conversations tournent questions existentielles très lourdes.
Du cas aux autour de cette question ? Comme C’est ce que nous avons observé en 1992,
d’autres dispositifs socio-techniques en découvrant, lors d’un atelier infor-
concepts : Les avant lui, le plus grand des réseaux matique destiné à des personnes béné-
ficiaires du RMI, les traumatismes de
trois pouvoirs des sociaux numériques ne laisse pas indif-
férent. Facebook annonce plus de 500 viols répétés pendant l’enfance dans une
usages millions de membres en juillet 2010 sur
le blog de son fondateur, Mark Zucker-
institution chez un jeune homme bien
mal dans sa peau. Pour ce jeune homme,
berg. 500 millions d’amis, c’est près de l’atelier était devenu un véritable espace
Au début des années 1980, Michel de 499 999 852 de plus que la taille maxi-
Certeau nous proposait de considérer la male d’un réseau de confiance et de
consommation comme une démarche (8) En référence au « nombre de Dunbar » soit 148
personnes (Dunbar, 1998).
CULTURES NUMERIQUES ET JEUNESSE : FAUX DEBATS, VRAIES QUESTIONS 39

transitionnel (Winnicott, 1975) où, à la


fois valorisé et rassuré par la technolo- Conclusion Bibliographie
gie et les animateurs, il a pu exprimer
ses traumatismes. C’est aussi sur ces
lourdes questions de violence, de genre Le numérique semble être un « fait AUDRAN Jacques, Ethnologie et
et de filiation qu’a débouché l’atelier social total » (Mauss, 1923), car on peut conception des sites Web scolaires, Paris,
morphing de Marianne Trainoir (Trainoir, y voir l’état du Monde. Les capitaux éco- Lavoisier-Hermès, 2005.
2010) avec les personnes en errance. nomiques, culturels et sociaux sont iné-
BACHELARD Gaston, La terre et les
Dans un contexte d’accompagnement, galement répartis entre les personnes.
rêveries de la volonté, Paris, José Corti,
ouvert et chaleureux, les pratiques Plus qu’entre inforiche ou infopauvre,
1948.
numériques saturées d’affects dévoilent digital native ou digital migrant, les frac-
les questions que la personne en souf- tures se jouent entre isolement social et BALANDIER Georges, Un regard sur
france n’arrive pas à dire. La technologie légitimité, entre aliénation et émancipa- la société de communication, in Eric
est un miroir imaginaire qui permet de tion des modèles d’usages dominants Duyckaerts, Pierre Musso, Jean-Marc
sortir du reflet gris et morne d’une non- et dominés par les forces du Web. Le Vernier (dir.), Nouveaux programmes et
vie où certains s’enterrent vivants. braconnage comme micro-résistance, communications audiovisuelles, Actes
le bricolage comme puissance d’agir sur du colloque du CNCA, Paris, Ed. Centre
le réel et le butinage comme énergie Georges Pompidou, 1986
Le pouvoir de créative ne sont pas innés. Ils passent
BECKER Howard, Outsiders : études de
lien : des tribus et par la culture, donc par l’éducation et
la formation. Le numérique produit des
sociologie de la déviance, Paris, Métailié,
1985.
des normes systèmes socio-techniques symboliques
(Leroi-Gourhan, 1964), articulation de BRETON Philippe, La tribu informa-
« biens sémiophores » (9) (Guillaume, tique, Paris, Métaillé, 1990.
D’autres se trouvent, se retrouvent 1980) et d’usages qui sont soumis à
des tensions extrêmes que l’on peut CARDON Dominique, « La production
dans les techno-imaginaires. Ils se de soi comme technique relationnelle.
regroupent en tribus « techno » qui regarder sur un axe techno-imaginaire
allant de l’aliénation (par exemple, Big Un essai de typologie des blogs par leurs
dépassent de loin les ingénieurs. En publics », in Réseaux, 2006, nº 138, p.15-71.
fonction des époques, ils se nomment Brother) à l’émancipation (par exemple,
nerds, cyberpunk, no-life, hackers ou le village planétaire). Les technologies CEFAÏ Daniel (dir.), L’engagement eth-
geeks et forment l’avant-garde des numériques ne sont donc pas vouées à nographique, Paris, Editions de l’EHESS,
cultures numériques. Ce fonctionne- l’accélération permanente, à la consom- 2010.
ment en tribu est une caractéristique mation boulimique, à la désublimation
et aux temporalités volatiles. Elles CERTEAU Michel de, L’invention du
globale des cultures numériques. Ces quotidien, Paris, Folio Essais, Gallimard,
tribus technoïdes fonctionnent comme prennent place, et en sont souvent la
partie visible, dans un modèle de société [1980] 1990.
les outsiders décrits par le sociologue
américain Howard Becker (Becker, ayant pour paradigme l’individualisme DEVEREUX Georges, De l’angoisse à la
1985). Elles sont le signe autant que les négatif, mais d’autres forces, basées sur méthode, Paris, Flammarion, 1980.
prémisses d’une nouvelle culture numé- d’autres techno-imaginaires, traversent
les cultures numériques. Wikipédia, les DUNBAR Robin, Theory of mind and
rique, d’abord déviante, puis de plus en
logiciels libres, les FabLabs, les Anony- evolution of language, in James R. Hur-
plus normalisée. Issus des techno-ima-
mous, entre autres, en sont les témoins. ford, Michael Studdert-Kennedy, Chris
ginaires, les systèmes socio-techniques
Lorsque que Jaouen Goffi (10) , en immer- Knight (dir.), Approaches to the evolution
contemporains confient aux usages du
sion technographique pendant un an of language : social and cognitive bases,
numérique la construction de normes
(2012-2013) chez les Tupinambás du Cambridge, Cambridge university press,
très puissantes à base d’instruments
Brésil, découvre que les jeunes indiens 1998.
technologiques et de modes de vie asso-
ciés. Pour ne prendre que la télématique se réapproprient les rites et les mythes ÉLIAS Norbert, La civilisation des
: le minitel, l’internet bas débit, le Web, de leur culture en les publiant sur le Web mœurs, Paris, Le Livre de poche, [1974]
le haut débit, le WEB 2.0 et aujourd’hui tout en légitimant le combat politique 1977.
l’internet mobile sont autant des tech- pour leurs droits, il réaffirme la posture
de De Certeau sur les usages. C’est par FREUD Sigmund, Totem et Tabou,
nologies que des périodes de l’histoire
une approche non-technocentrée du Paris, Petite bibliothèque payot, [1905],
(où l’organisation de l’accès à l’informa-
numérique que les pratiques véritables 2001.
tion va transformer l’espace privé et pro-
fessionnel). Notre profond désir iden- des gens ordinaires seront enfin dévoi- GUILLAUME Marc, La politique du
titaire d’être intégré dans un groupe lées. C’est tout l’enjeu de l’anthropologie patrimoine. Paris, Éditions Galilée, 1980.
constitué trouve dans les cultures des usages.
HOYAUX André-Frédéric, De la poïésis
numériques de nouvelles tribus, de nou-
comme expression et construction des
veaux territoires à explorer.
mondes, in Anne Boissière, Véronique
Fabbri, Anne Volvey (dir.), Activité Artis-
tique et Spatialité, Paris, L’harmattan,
Esthétiques, 2010, p.31-51.
(9) Les objets investis de significations (sémio-
phores) dont se dote une société, à un moment
LEROI-GOURHAN André, Le geste et la
donné. parole, Paris, Albin Michel, 1964.
(10) Étudiant en Master 2 TEF à Rennes 2.
40 CULTURES NUMERIQUES ET JEUNESSE : FAUX DEBATS, VRAIES QUESTIONS

LEVI-STRAUSS Claude, La pensée sau-


vage, Paris, Plon, 1962.
MARCUSE Herbert, L’homme unidi-
mensionnel, Paris, Gallimard, 1964.
MAUSS Marcel, Essai sur le don :
forme et raison de l’échange dans les
sociétés archaïques, Sociologie et Anthro-
pologie, Paris, PUF, 1950.
MEZRICH Ben, La Revanche d’un soli-
taire, la véritable histoire de Facebook,
Paris, Max Milo, 2010.
MCLUHAN Marshall, La Galaxie
Gutenberg, la genèse de l’homme typo-
graphique, Paris, Gallimard, [1967], 1977.
MUSSO Pierre, « Usages et imagi-
naires des TIC : la fiction des frictions
», in Christian Licoppe (dir.), L’évolution
des cultures numériques : de la mutation
du lien social à l’organisation du travail,
Limoges, FYP éd., 2009.
PERRIAULT Jacques, La logique de
l’usage : essai sur les machines à commu-
niquer, Paris, Flammarion, 1989.
PLANTARD Pascal, Pour en finir avec
la fracture numérique, Limoges, FYP éd.,
2011.
PLANTARD Pascal, Approche Clinique
de l’Informatique, Thèse de doctorat en
sciences de l’éducation, Université de
Paris X Nanterre, 1992.
PLANTARD Pascal, TRAINOIR
Marianne, « StigmaTIC : errances et tech-
nologies », in Godefroy DANG NGUYEN,
Priscilla CREACH (dir.), Recherches sur
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Actes du 8e séminaire M@rsouin, Dinan,
mai 2010, Paris, L’Harmattan, 2011, nº 1,
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RABARDEL Pierre, Les hommes et la
technique, Paris, Armand Colin, 1995.
RINAUDO Jean-Luc., « Intérêts et
limites de la clinique psychanalytique
de recherche sur les TIC en éducation »,
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p.114-121.
SCARDIGLI Victor, Les sens de la tech-
nique, Paris, PUF, 1992.
SIBONY Daniel, Entre dire et faire : pen-
ser la technique, Paris, Grasset, 1989.
SIMONDON Gilbert, Du mode d’exis-
tence des objets techniques, Paris, Aubier,
1989.
TISSERON Serge, Psychanalyse de
l’image : des premiers traits au virtuel,
Paris, Dunod, [1989], 1997.
WINNICOTT, D.-W., Jeu et Réalité,
Paris, Gallimard, [1975] 2002.
CULTURES NUMERIQUES ET JEUNESSE : FAUX DEBATS, VRAIES QUESTIONS 41

Pratiques informationnelles
des jeunes : quels enjeux pour
quelle « culture numérique » ?
Karine Aillerie
Chargée d’études : Direction de la recherche et du développement sur les usages du numérique éducatif Canopé – Le réseau de créa-
tion et d’accompagnement pédagogiques
Chercheure associée : Laboratoire Techne (EA6316) Université de Poitiers.

Dans ce texte Karine Aillerie propose d’interroger les pratiques informationnelles des
jeunes sur Internet : Internet est-il le seul support d’information des jeunes ? Tous les
jeunes ont-ils le même accès, la même aisance à faire usage de l’internet ? Quelle est la
nature des informations recherchées par les jeunes sur internet ? Séparent-ils leurs
recherches selon des préoccupations scolaires ? Personnelles ? Et enfin, quelles sont les
conséquences aujourd’hui d’une pratique d’information des jeunes qui se double d’une
pratique de production de l’information, pour l’élève et pour l’enseignant ?

temps, nous poserons la question de l’initiative d’Ipsos (2) par exemple. Mais,
Introduction l’inscription de ces pratiques ordinaires au-delà des statistiques, il est indispen-
dans le cadre de la culture numérique en sable de se poser la question de la réalité
général. Proposant une définition pour individuelle de leurs pratiques de l’inter-
Les pratiques numériques des adoles- cette « culture numérique », nous en net en général et de leurs pratiques
cents et jeunes adultes ont constitué un tirerons quelques pistes pour des priori- informationnelles en particulier. En effet,
objet de questionnement abondamment tés en termes de formation. dire que les jeunes sont en moyenne très
investi par des disciplines et des acteurs équipés et sont grands consommateurs
multiples. Si ce sont plus précisément d’écrans ne suffit pas vraiment à décrire
les pratiques de socialisation (via les et encore moins à comprendre en pro-
blogs puis les réseaux sociaux) et de jeu Une hétérogénéité fondeur leurs pratiques individuelles et
qui ont été en premier lieu beaucoup le rapport à l’information qu’ils entre-
décrites au début des années 2000, les distinctive tiennent dans le paysage médiatique et
pratiques d’information via internet et communicationnel d’aujourd’hui. Ainsi,
le numérique ont également beaucoup si nous devions ne retenir qu’une conclu-
occupé les chercheurs. Ces études sont Il apparaît ainsi en premier lieu et sion parmi toutes celles disponibles dans
venues compléter la littérature exis- sans surprise que les pratiques d’infor- la littérature consacrée à l’objet « pra-
tante, foisonnante, quant aux compor- mation des jeunes passent énormément tiques numériques des jeunes », l’hété-
tements informationnels en général. par le biais de l’internet. Ce type de rogénéité des usages serait sans aucun
A l’issue d’une bonne dizaine d’années constat fait écho aux chiffres quant aux doute la plus marquante. On retrouve en
d’études sur le sujet, il est ainsi pos- équipements dont disposent les jeunes effet ce trait commun dans un nombre
sible de dresser quelques conclusions et leurs familles, équipement important très important d’études menées prin-
majeures quant à la redéfinition des au vu des enquêtes régulières du Credoc cipalement en Europe et en Amérique
pratiques d’information juvéniles à la (88% et 99% des 18-24 ans et des 12-17 du Nord (par exemple : Livingstone &
lumière « du » numérique. C’est ce que ans détiennent un téléphone mobile en Helsper 2007 (3) ; Hargittai and Hinnant
nous ferons dans un premier temps, 2014, Bigot Croutte 2014 (1)), ou des don-
insistant sur l’hétérogénéité de ces pra- nées de l’enquête « Junior connect’ » à
tiques et donc sur la nécessité de penser (2) http://www.ipsos.fr/communiquer/2015-
et mettre en œuvre des dispositifs de 04-07-junior-connect-2015-conquete-l-engage-
médiation adéquats. Dans un second ment
Pour retrouver les résultats clés de l’enquête :
http://www.internetsanscrainte.fr/blog-actu/
(1) Bigot Régis & Croutte Patricia (2014), La diffu- etude-junior-connect-2015-mettez-vos-chiffres-
sion des technologies de l’information dans la jour.
société française : Conditions de vie et Aspirations (3) Livingstone S & Helsper E (2007) Gradations in
des Français. CREDOC : digital inclusion: children, young people and the
http://www.credoc.fr/pdf/Rapp/R317.pdf digital divide. New Media Society, 9(4): 671-696.
42 CULTURES NUMERIQUES ET JEUNESSE : FAUX DEBATS, VRAIES QUESTIONS

2008 (4) ; Mercklé Octobre 2012 (5) ; Hat- et dans les espaces réservés au travail très composites (10) . Ces différences dans
levik & Christophersen 2013 (6) ; boyd ou à l’école, souvent même en dépit des le degré d’appropriation d’un dispositif
2014 (7)). En effet, dès lors que l’on s’at- interdictions et des barrages informa- renvoient aux aptitudes et au-delà, aux
tache à décrire ces usages de manière tiques. Du point de vue de l’individu, moyens divers dont la personne dis-
qualitative plutôt que seulement quan- ces deux domaines de la vie parfois très pose pour les stimuler : éléments des
titative, ce sont les différences d’un nettement étanches dans les discours, contextes sociaux, scolaires… disposi-
individu à l’autre qui ressortent. Tous sont difficilement décelables l’un de tions particulières de chacun à accéder
n’ont pas les mêmes usages de l’inter- l’autre dans les pratiques. En cohérence et à bénéficier de l’apport quotidien,
net et chacun n’en retire pas les mêmes avec les apports d’autres travaux (ceux pragmatique et cognitif des technolo-
gratifications ou les mêmes bénéfices. d’Elisabeth Schneider et Anne Cordier gies dans le cadre de ses préoccupations
Certains usages seront en outre plus en particulier), nous avons en effet personnelles et de ses obligations. C’est
directement rentables scolairement par- montré que l’élaboration et l’engage- à ce titre qu’il est possible de parler de
lant, les usages informationnels sont de ment dans un projet informationnel pratiques informationnelles véritable-
ceux-là (De Boonaert Vettenburg 2011 (8)). personnel était un critère significatif ment « distinctives », au sens qu’a donné
Cette hétérogénéité est valable pour les pour distinguer les pratiques d’un indi- Pierre Bourdieu à ce terme. Et c’est là que
pratiques informationnelles mais elle vidu à l’autre, et que les préoccupations l’apprentissage est nécessaire et que la
est aujourd’hui également constatée scolaires et personnelles pouvaient être médiation des enseignants, documen-
pour les usages communicationnels et totalement imbriquées dans ce projet talistes, bibliothécaires, médiateurs,
de socialisation, via les réseaux sociaux personnel d’information. En d’autres éducateurs…, prend tout son sens. Ce
essentiellement, très directement termes, si pour certains adolescents, la type d’approche rompt nettement avec
affiliés aux appartenances sociales ou recherche d’information sur Internet est l’entrée générationnelle globalisante,
ethniques comme ont pu le montrer les surtout vécue comme une prescription basée sur l’appétence juvénile à l’égard
travaux de danah boyd (2014). enseignante, une contrainte forte voire des technologies et sur une certaine
une sanction, étanches à leurs propres aisance à les manipuler, point de vue
Pour préciser en partie cette hétéro-
usages internautes plus centrés sur résumé par l’expression anglophone de
généité, il est possible de dire que les
la socialisation amicale ou le jeu par « digital natives » largement popula-
pratiques d’information de ces jeunes,
exemple, d’autres au contraire mènent risée par le consultant américain Marc
comme celles de la population de
de front des usages très différents et Prensky (11) . M.Prensky définit en creux
manière générale d’ailleurs, englobent
assimilent les recherches à vocation sco- les « natifs » pour lesquels le numérique
des préoccupations très diverses, à la
laire à des besoins d’information person- serait comme une langue maternelle,
fois scolaires, culturelles, intimes, pro-
nels, relatifs à des questionnements qui en les opposant à leurs aînés, « digital
fondes ou superficielles, marchandes,
font sens pour eux (Aillerie 2013 (9)). immigrants » contraints de s’adapter
etc… Cet entrelacement des contextes
et de, précisément, se former pour sur-
privé/public, formel/informel, école/
vivre dans le monde numérique. Cette
maison est d’autant plus marqué qu’au-
approche ne recouvre pas la réalité par-
jourd’hui les outils d’accès et de partage
de l’information sont individuels et très
Des enjeux fois douloureuse des usages juvéniles
individuels telle que les recherches ont
mobiles (smartphones). Ils permettent sociaux et pu la mettre au jour, et elle contredit
d’accomplir des tâches liées au travail
ou à l’école en dehors du temps et de culturels forts surtout les principes de transmission,
d’accompagnement et d’apprentissage
l’espace du travail et de la classe, dans
au profit de l’image déformée d’une
les transports en commun par exemple.
autodidaxie générationnelle quasi spon-
De même, nous pouvons communiquer Il faut entrevoir ici une strate très
tanée. Il est pourtant plus que crucial
avec nos proches, régler des préoccu- profonde de « fracture numérique »,
d’avoir à l’esprit ces différences d’un
pations domestiques ou familiales, habitée par l’usage individuel qui est
individu à l’autre, relatives en partie à
entretenir des relations amicales en fait des outils techniques et des nom-
l’environnement individuel et social du
ligne sur le temps de travail ou de cours breux facteurs qui le conditionnent.
jeune. Les projets d’éducation à l’échelle
Cette grande disparité est clairement
internationale reposent effectivement
mesurable au vu des enquêtes institu-
sur cette « capacité individuelle à accé-
tionnelles telles que celle menée par la
(4) Hargittai Eszter & Hinnant Amanda (2008) Digi- der, sinon traiter, une « information »
tal Inequality: Differences in Young Adults’Use
Direction de l’évaluation, de la prospec-
of the Internet. Communication Research, 35(5): tive et de la performance du ministère
602-621. de l’éducation (DEPP) en 2015 identifiant
(10) Échantillon représentatif d’environ 8 000 élèves
(5) Mercklé Pierre & Octobre Sylvie (2012) La stra- 5 groupes d’élèves aux performances de troisième.
tification sociale des pratiques numériques des
adolescents. RESET 1 (1) http://www.journal- de lecture numérique et de navigation Ben Ali Linda, Leveillet Djamila, Pac Sébastien,
Schmitt Jean & Pastor Jean-Marc (2015) Lecture
reset.org/index.php/RESET/article/view/3/3
sur support numérique en fin de collège : un peu
(accessed 2nd September 2015)
plus d’un élève sur deux est capable de dévelop-
(6) Hatlevik Ove Edvard & Knut-Andreas Christo- per des stratégies d’appropriation de l’informa-
phersen (2013) Digital competence at the begin- tion. Note d’information Direction de l’évalua-
ning of upper secondary school: Identifying tion, de la prospective et de la performance
factors explaining digital inclusion. Computers (DEPP) : http://cache.media.education.gouv.fr/
and education, 63: 240-247 file/2015/67/5/depp-ni-2015-43-lecture-support-
(7) boyd danah (2014) It’s Complicated: The Social numerique-fin-college_502675.pdf
Lives of Networked Teens. New Haven: Yale Uni- (11) Prensky Marc (2001) Digital Natives Digital
versity Press. (9) Aillerie K (2013) Engagement personnel et pres- Immigrants. From On the Horizon. MCB Uni-
www.danah.org/books/ItsComplicated.pdf cription scolaire dans les usages information- versity Press, 9(5) http://www.marcprensky.
(8) Boonaert Tom & Vettenburg Nicole (2011) Young nels de l’internet ?. In Le Crosnier, Hervé (dir). com/writing/Prensky%20-%20Digital%20
people’s internet use: Divided or diversified?. Culturenum : politiques culturelles et éducatives Natives,%20Digital%20Immigrants%20-%20
Childhood, 18(1): 54-66 dans la vague numérique. C&F éditions, pp.51-71. Part1.pdf
CULTURES NUMERIQUES ET JEUNESSE : FAUX DEBATS, VRAIES QUESTIONS 43

pertinente et valide » (Unesco 2006 (12)) conseillers, éducateurs) restent ainsi de recherche sont à 93 % le moyen
devant laquelle nous ne sommes pas très importants. Cela a été démontré d’accéder à l’information sur Internet
tous égaux. La Proclamation d’Alexan- par des chercheurs tels que D.E. Agosto, contre 36 % pour les réseaux sociaux.
drie, adoptée en novembre 2005 par le ayant mené une étude qualitative déter- En 2013, les réseaux sociaux sont à 48 %
Colloque de Haut-Niveau sur la maîtrise minante à propos des sources ou voies et les moteurs de recherche, qui restent
de l’information et l’apprentissage d’information consultées par de jeunes une voie d’accès majoritaire mais en
tout au long de la vie, avait d’ailleurs urbains au Etats-Unis dans le contexte forte baisse cependant, sont à 48 %. La
élevé cette maîtrise de l’information au de leur vie quotidienne (27 jeunes de 14 même enquête (2013) nous indique que
rang de « droit humain de base dans un à 17 ans, Philadelphie) (Agosto Hughes- l’utilisation des réseaux sociaux diffère
monde numérique qui apporte l’intégra- Hassell 2006 (14)). L’enquête, d’approche grandement selon l’âge des répondants,
tion de tous les peuples » permettant « ethnographique, permet de conclure que les plus jeunes (15-19 ans : 59 %) étant
aux gens, dans tous les chemins de la vie, les participants recourent très fréquem- plus assidus que les plus âgés (25-29 ans :
de chercher, d’évaluer, d’utiliser et de créer ment aux amis et à la famille lorsqu’ils 37 %). Ainsi les modes d’accès à l’infor-
l’information pour des objectifs person- sont en recherche d’information. Nous mation évoluent et il ne suffit donc pas
nels, sociaux, professionnels et éducation- pouvons retrouver cette place impor- de dire que les adolescents cherchent
nel (13) », et ce tout au long de la vie. C’est tante de la relation directe dans les pro- de l’information sur Internet, encore
cependant en particulier le temps de la cessus informationnels dans des études faut-il savoir de quelle façon ils le font
formation initiale et de la construction plus récentes telles que l’enquête sur et à quelles fins. La place des réseaux
de soi, expressément consacré à l’ap- les stratégies d’information des jeunes sociaux dans ces pratiques d’informa-
prentissage et à l’instauration des bases bretons réalisée par le Réseau Informa- tion en ligne fait écho à l’importance de
de la connaissance, qui est déterminant, tion Jeunesse Bretagne en 2007, 2010 la relation sociale et de l’échange directe
même si cet apprentissage et cette for- et 2013 (15) . La dernière édition de cette d’informations. Ce résultat est repérable
mation doivent être reconsidérés. enquête publiée en 2014 (3914 question- comme une tendance émergente et de
naires, 72% de 15-19 ans, 22% de 20-24 fond dans d’autres études, concernant
ans, 6% de 25-29 ans) insiste sur la part les étudiants de l’enseignement supé-
prise par l’entourage (amis ou parents/ rieur (Kim et al 2011 (16)) mais également
Pratiques famille) dans les pratiques de recherche les plus jeunes (Willemse et al 2014 (17) ,
d’information des jeunes interrogés. Aillerie McNicol à paraître).
d’information et La place croissante d’Internet dans les
interactions pratiques est ainsi à mettre en perspec-
tive avec d’autres sources significatives.
sociales L’internet, via le téléphone portable sou- Quelle « culture »
vent, reste en première place (88 %) mais
les amis (54 %), les parents et la famille numérique pour
Mais, pour continuer de décrire les (50 %), puis les enseignants, éducateurs
et animateurs (26 %), arrivent en deu-
quelles
pratiques d’information des jeunes
aujourd’hui, replaçons ces usages dans xième, troisième et cinquième places.
Les auteurs de l’enquête qualifient ce
médiations ?
le paysage informationnel et médiatique
contemporain. En effet, si l’apparition résultat de tendance forte au regard des
des supports numériques et des acteurs conclusions des enquêtes de 2007 et Nous proposons maintenant de
économiques tels que Google ont consi- 2010. Ils expliquent ce recours de plus mettre en perspective ces pratiques
dérablement remodelé ce paysage et en plus important à la relation sociale d’information et l’hétérogénéité qui
ses pratiques, les moyens de s’informer directe par le besoin de fiabilité et les caractérise avec les enjeux culturels
tels que radio, télé, supports imprimés d’échanges de ces jeunes, l’interrogation et sociaux posés par l’apparition « du »
et interaction sociale n’ont pas disparus d’un proche étant gage de confiance en numérique. Faisant historiquement et
pour autant. Les pratiques en tant que la personne plus que de fiabilité de l’in- schématiquement suite aux procédés
telles évoluent et se redistribuent, nous formation récupérée. Dans cette pers- d’inscription de la mémoire humaine
y reviendrons. Internet n’est donc pas pective, la place de plus en plus grande que sont l’écriture, et plus près de
le seul et unique vecteur d’informa- des réseaux sociaux dans les pratiques nous en termes de « reproductibilité
tion pour les adolescents. L’interaction d’information via Internet est un autre technique » (18) , l’imprimerie, la photo-
sociale directe, le bouche à oreille, la résultat marquant de cette enquête graphie, la phonographie, le cinéma,
conversation avec les pairs, l’interro- et d’autres, parmi les dernières sur le les modes de diffusion audiovisuels, «
gation des adultes référents (parents, sujet. L’enquête réalisée par le Réseau
Information Jeunesse Bretagne donne
ainsi à voir une utilisation des réseaux
(16) Kim KS, Yoo-Lee EY & Sin SCJ (2011) Social Media
(12) UNESCO (2006) Secteur de la communication et
sociaux à des fins d’accès à l’information as Information Source: Undergraduates’ Use
de l’information. Programme Information Pour plus forte en 2013 : en 2010, les moteurs and Evaluation Behavior. Proceedings of ASIST
Tous (PIPT) : http://portal.unesco.org/ci/en/ 2011 October 9-13: 1-3.
file_download.php/9519ba54e60580953075dc32 (17) Willemse I, Waller G, Genner S, Suter L, Oppliger
dbeb2086brochure-fr.pdf S, Huber AL & Süss D (2014) JAMES - Jeunes,
(13) UNESCO ; Fédération internationale des asso- (14) Agosto D E & Hughes-Hassell S (2006) Toward activités, médias: enquête Suisse. Zurich: Haute
ciations de bibliothécaires et des bibliothèques a Model of the Everyday Life Information Needs école des sciences appliquées de Zurich (ZHAW)
(IFLA) ; National Forum on Information Literacy of Urban Teenagers, Part 1: Theoretical Model. http://www.zhaw.ch/fileadmin/user_upload/
(NFIL). La proclamation d’Alexandrie sur la Journal of the American Society for Information psychologie/Downloads/Forschung/JAMES/
maîtrise de l’information et l’apprentissage tout Science, 57(10): 1394–1403. JAMES_2015/Rapport_JAMES_2014.pdf
au long de la vie : Colloque international sur la (15) http://www.ij-bretagne.com/IMG/pdf/Les_ (18) Benjamin Walter (2003) L’Œuvre d’art à l’époque
maîtrise de l’information et la formation tout au jeunes_bretons_et_leurs_strategies_d_informa- de sa reproductibilité technique (1935), Paris,
long de la vie. Alexandrie, 6-9 novembre 2005. tion_-_Reseau_IJ_Bretagne.pdf Allia.
44 CULTURES NUMERIQUES ET JEUNESSE : FAUX DEBATS, VRAIES QUESTIONS

le » numérique se rapporte à la numé- éternel présent? Car incorporées à nos et modifient la nature des compétences
risation de l’information et à la mise pratiques, nous n’aurions pas conscience mises en jeu dans les activités infor-
en réseaux des ordinateurs suivant les de leur existence? Prendre en compte mationnelles. On assiste ainsi à des
protocoles de l’internet qui autorise sa leur histoire serait alors prendre des dis- exigences relevées en termes de com-
circulation. Cette représentation chif- tances, et les rendre pleinement visibles » pétences pour l’usager numérique qui
frée de l’information est aujourd’hui (Fayet-Scribe 1997 (19)). Il est à ce titre très doit être non seulement apte à trouver,
appliquée à tous les contenus possibles, important de travailler les imaginaires trier et traiter l’information, mais qui
textes, photos, vidéos, sons, objets, et les représentations, d’apporter aux doit être également capable de « parti-
patrimoines génétiques, personnes etc… plus jeunes une connaissance de l’his- ciper » au sens qu’a donné Henri Jenkins
C’est parce que « le » numérique touche toire de ces techniques et de ce qu’elles à ce terme (23) , c’est-à-dire également de
à tous les domaines de la vie personnelle sont (logiques techniques et acteurs produire du contenu, de le partager et
et sociale, qu’il concerne chaque individu économiques). de le caractériser (en lui associant des
et les dépasse en tant que phénomène mots-clés, des droits de réutilisation
La culture numérique est donc à
historique, social et technique qu’il ou de modification par exemple). Nous
penser dans cette histoire très longue
est précisément possible de parler de entrevoyons ici un deuxième niveau
de la connaissance et des procédés
« culture numérique ». La question se pour ce qui relève de l’usage du numé-
techniques qui lui sont affiliés. Dans
pose alors des rapports entre la culture rique pour l’apprentissage : l’inscription
le même temps, la culture numérique
en général avec ce qu’il est convenu de ces techniques dans les processus
impose un paradigme renouvelé, basé
d’appeler « la » ou « les » cultures non seulement d’accès aux contenus
sur le rôle et la responsabilité renforcés
numériques. Est-ce quelque chose de et de validation des informations mais
de l’usager. Ainsi, nous dit l’Unesco : « il
totalement différent ou faut-il perce- de production de connaissances. Si les
existe une culture propre à la Toile, qui
voir une certaine continuité ? La culture pratiques d’information des jeunes
se construit par un processus de distri-
numérique est à la fois un phénomène commencent à être bien documentées
bution où tous les acteurs ont un rôle
disruptif, et d’aucuns parlent de « révo- par la recherche, nous ne connaissons
à jouer, ne serait-ce que par les choix
lution », de « tsunami », tout en étant encore que trop peu leur pendant qui
et les tris auxquels ils procèdent entre
très fortement ancrée dans l’histoire est celui des usages de production de
toutes les sources d’information dispo-
des procédés techniques de mémoire l’information. Cela constitue un défi
nibles, contribuant à une circulation
et de connaissance : ces « technologies et une piste de travail majeure pour la
créative continue d’informations et de
intellectuelles » par lesquelles l’intel- recherche mais également pour ce qui
savoirs dont aucun individu ou aucune
ligence se construit continuellement. concerne la médiation et l’adéquation
institution n’a l’initiative. » (Unesco,
Il serait ainsi faux de croire que les sup- des dispositifs de formation aux exi-
2005 (20)). Ce qui apparaît ici au cœur
ports imprimés tels que le livre, érigé gences de la culture numérique. Il n’est
de cette circonscription de la culture
au rang d’objet littéralement sacré par aujourd’hui plus possible de ne travailler
numérique comprise comme culture en
nos sociétés occidentales, de même que que les compétences de recherche ou de
tant que telle ce n’est pas seulement le
ses pratiques légitimées, n’ait pas été les séparer des compétences de traite-
processus de numérisation qui la fonde
le fruit d’une évolution lente, constante ment, classement, partage et production
mais effectivement la place centrale
et indissociable des transformations de de l’information.
qui est attribuée à l’acteur social. Ainsi
la société toute entière (apparition de
les usages liés à la numérisation contri-
la lecture individuelle et silencieuse par
buant à opérer des choix engagent-ils
exemple, voir ici les travaux de Roger
Chartier). Le numérique prolonge et
l’« intelligence de l’usager » (Merzeau
2010 (21)) au principe de l’horizontalité
Conclusion
transforme tous les autres supports
des réseaux et terreau de l’innovation
de connaissance et de communication.
ascendante (Cardon 2005 (22)). Les tech- Si les pratiques et les supports
C’est dans ce contexte qu’il faut envisa-
nologies de l’information et de la com- d’information tendent aujourd’hui
ger à la fois les pratiques d’information
munication numériques apportent une à converger vers le numérique et
des jeunes et la nécessaire médiation à
nouvelle dimension à l’acte de lecture l’internet, il faut aussi redéfinir ce que
mettre en place au sein des institutions
de transmission (l’école en premier lieu). veut dire « s’informer » pour un jeune
Pour poser une première pierre quant à aujourd’hui : à propos de quoi, pour-
la nature possible de cette médiation, (19) Fayet-Sribe Sylvie (1997) Chronologie des sup- quoi et comment… A ce titre redéfinir
retenons qu’il serait utile de prendre ports, des dispositifs spatiaux, des outils de les « pratiques d’information » des
repérage de l’information. Solaris. nº 4. http://
le numérique lui-même comme objet biblio-fr.info.unicaen.fr/bnum/jelec/Solaris/
adolescents au-delà des contextes affi-
d’apprentissage et non pas seulement d04/4fayet_0intro.html chés (école/maison) c’est ainsi d’abord
outil pour l’apprentissage. Ainsi, et (20) U
 NESCO. Vers les sociétés du savoir : Rap- sortir des constats généraux et géné-
port mondial de l’UNESCO. Paris, Editions rationnels. Ce qui fait la complexité et
pour sortir de l’image trompeuse du «
UNESCO, 2005 http://unesdoc.unesco.org/
virtuel », de la « désintermédiation », images/0014/001419/141907f.pdf la richesse du contexte médiatique et
contredire la plasticité immédiate des (21) Merzeau, Louise (2010) L’intelligence de l’usager.
techniques numériques, Sylvie Fayet- In Calderan, Lisette ; Hidoine, Bernard & Millet,
Jacques. L’Usager numérique. Séminaire INRIA, (23) Jenkins H, Purushotma Ri, Weigel M, Clinton K &
Scribe propose de « rendre visible ces 27 septembre-1er octobre 2010 - Anglet. Paris : Robison AJ (2009) Confronting the Challenges
techniques intellectuelles », ce qui « est éditions de l’ADBS, 2010 (Sciences et techniques of Participatory Culture: Media Education for
important dans la mesure où justement de l’information) the 21st Century The John D. and Catherine
(22) Cardon, Dominique (2005) Innovation par T. MacArthur Foundation Reports on Digital
elles ne semblent pas avoir d’histoire, ou
l’usage. In Ambrosi Alain, Peugeot Valérie Media and Learning. Cambridge, Mass: The
si peu. Relèvent-elles alors de la mémoire & Pimienta Daniel. Enjeux de mots : regards MIT Press Available at https://mitpress.mit.
et seraient-elles sans cesse réactivées par multiculturels sur les sociétés de l’information. edu/sites/default/files/titles/free_down-
Caen : C&F édition http://vecam.org/archives/ load/9780262513623_Confronting_the_Chal-
nos pratiques? Ou encore sont-elles un article588.html lenges.pdf
CULTURES NUMERIQUES ET JEUNESSE : FAUX DEBATS, VRAIES QUESTIONS 45

culturel d’aujourd’hui, ce sont non seule- maîtriser les codes spécifiques à chaque
ment deux registres d’implication (béné- support médiatique (de l’imprimé aux
ficier de l’information et en produire), contenus en ligne y compris les blogs
mais c’est aussi l’hybridation croissante ou les comptes Twitter par exemple),
des univers culturels, des contextes et mais aussi et surtout l’agilité à passer
des supports entre eux. L’usager numé- de l’un à l’autre et à les exploiter tous
rique, « consommateur » et producteur ensemble et ce dans divers contextes.
d’information, doit-il aussi savoir navi- La translittératie fait aujourd’hui l’objet
guer au gré des contextes, des registres de programmes de recherche à long
et des supports médiatiques. Pour ce qui terme : projet français Translit porté par
est des contextes, nous avons pointé l’ANR (25) ; initiative internationale Trans-
le mélange des genres entre contextes medialiteracy (26) . Ces deux entreprises
formels et informels. Ainsi, élèves et visent à décrire les usages des jeunes
enseignants doivent-ils repenser leurs et à décrypter ce qui, dans ces usages,
« métiers » au-delà de l’espace et du aurait du sens pour la médiation. La
temps formellement imparti pour translittératie représente ainsi un vaste
l’enseignement/apprentissage : par chantier d’avenir qui interroge le rôle
exemple, des modalités d’enseignement des jeunes en tant que producteurs de
telles que la classe inversée cherchent contenus dans la définition des pro-
à prendre en compte l’exploitation des grammes de formation.
connaissances acquises par les élèves
en dehors du cours. Pour ce qui est des
registres, l’internaute doit être capable
de distinguer différentes natures d’infor-
mation et les valider ou invalider en tant
que telles (information journalistique,
rumeur, publicité, résultat scientifique
etc.). Cette compétence n’est en soi pas
nouvelle mais elle se complexifie singu-
lièrement lorsqu’il n’est plus possible de
recourir à des codes éditoriaux ou à un
contexte de lecture a priori. Pour ce qui
est de la coexistence et de l’hybridation
des supports, il est important de repla-
cer les pratiques numériques dans leur
diversité et d’élargir la focale pour ne
pas gommer les pratiques non-numé-
riques encore très largement présentes.
Il est un cadre de pensée utile pour
une telle prise en compte globale des
contextes, des registres et des supports
qui est celui de la « translittératie ». La
définition la plus citée de la « translitté-
ratie » est celle proposée par Sue Tho-
mas et ses collègues : « L’habileté à lire,
écrire et interagir par le biais d’une variété
de plateformes, d’outils et de moyens de
communication, de l’iconographie à l’ora-
lité en passant par l’écriture manuscrite,
l’édition, la télé, la radio et le cinéma,
jusqu’aux réseaux sociaux (24) ». Perti-
nent lorsqu’il est question d’observer
les pratiques ordinaires des jeunes, ce
cadre théorique est également précieux
lorsqu’il s’agit de mettre en place des
dispositifs de formation/médiation qui
soient cohérents avec ce que nous dit la
recherche de ces pratiques, qui pointe
l’habileté nécessaire à non seulement

(24) T
 homas Sue, Chris Joseph, Jess Lacetti, Bruce
Mason, Simon Mills, Simon Perril & Kate Pullin-
ger (2007) Transliteracy: Crossing divides. First (25) http://translit.espe-aquitaine.fr ;
Monday 12 (12). www.firstmonday.org/article/ http://translit.univ-paris3.fr
view/2060/1908 (26) http://transmedialiteracy.org
46 CULTURES NUMERIQUES ET JEUNESSE : FAUX DEBATS, VRAIES QUESTIONS
CULTURES NUMERIQUES ET JEUNESSE : FAUX DEBATS, VRAIES QUESTIONS 47

De l’éducation aux médias


à l’éducation aux contenus
en ligne
La rumeur, les réseaux, l’élève,
le prof, émois, émois...
Michèle Lision
Enseignante d’éducation socioculturelle, lycée agricole de Rouffach.

Dans cette réflexion, l’enseignante propose de rendre compte du basculement qui


s’opère dans sa mission d’éducation aux médias vis-à-vis des élèves. Il s’agit notam-
ment de prendre en compte les pratiques actuelles d’information des jeunes, issues
pour nombre d’entre eux des réseaux sociaux, afin de questionner la notion même
d’information et de ses vecteurs.

Administrer ponctuellement la page Pourquoi cette publication ? Certains modules de formation, en


Facebook de l’ALESA (1) c’est finalement particulier en classe de Première bac
« Parce que, au cas où ce serait vrai, je
accéder aux publications (ou « post ») professionnel, - mais pas seulement -
ne suis pas d’accord » m’a-t-elle répondu,
des élèves, étudiants, apprentis, sta- permettent judicieusement d’abor-
suite à un échange amorcé par une ques-
giaires... malgré ce qui me semble être der la question des médias avec leur
tion faussement naïve, et durant lequel
une effraction dans un espace personnel collaboration.
je m’étonnais de l’entrée en vigueur
auquel je ne me sens pas conviée, c’est
d’une mesure que je ne connaissais pas
pourtant une révélation des modes de
- et pour cause - et dont je demandais
vie, de penser, de s’informer, de se posi- C’est souvent au travers de la presse,
la source.
tionner concernant les jeunes gens que qui reste le média le plus traité dans ces
je côtoie. Ni sociologue, ni spécialiste du com- modules, que les séquences pédago-
plotisme, c’est à partir de ma place de giques se construisent. Comme il reste
Le côté positif de cette administration
professeure-animatrice d’Éducation peu de lecteurs de la presse, même si
ponctuelle sur un réseau social d’élèves,
socioculturelle (ESC) que je m’aventure la PQR (presse quotidienne régionale)
est que l’on peut parfois se servir de ce
à cette rédaction entre témoignage et est encore (un peu) présente chez les
qu’on y lit comme levier éducatif.
modeste pistes de réflexions. parents , il me paraît que c’est presque
Il en va ainsi de certaines publications une initiation aux contenus de la presse
à propos desquelles j’ai pu trouver un qui s’opère, plus qu’une meilleure
prétexte pour revenir innocemment sur connaissance d’un média.
leurs contenus et tenter de sensibiliser Les enseignants : En revanche en BTSA le thème socio-
tel.le jeune esprit à une posture critique.
veilleurs, culturel (2) est abordé quasiment exclu-
Un exemple avec Eléane, étudiante sivement par une documentation avec
en Brevet de Technicien.ne Supérieur.e éveilleurs, des outils numériques et des contenus
Agricole (BTSA), qui poste cette « infor- en ligne.
mation » : « Non à la viande hallal e-veilleurs.
obligatoire dans les cantines scolaires »
suivie d’un petit texte qui explique cette
nouvelle mesure. Nous - les enseignants d’ESC -
sommes à la fois observateurs mais
aussi veilleurs, éveilleurs, e-veilleurs,
même si nos collègues documentalistes
ont une place de choix dans l’éducation (2) Tous les ans un nouveau thème socioculturel
est proposé aux étudiants et les enseignants
au repérage des sources, des dates et concernés le travaillent en pluridisciplinarité,
(1) Association de Lycéens, Etudiants, Stagiaires et des auteurs d’informations. pour la session 2016 il s’agit « d’Internet, nou-
Apprentis en lycées agricoles velles cultures, nouvelles économies »
48 CULTURES NUMERIQUES ET JEUNESSE : FAUX DEBATS, VRAIES QUESTIONS

Il faut alors reprendre les vidéos


Enseigner les conspirationnistes, les sites que nous Ressources
médias, mais appelons pour faire court « illumina-
tis » (3) et qui « démontrent » le complot
• Mots-clé :enseigner les medias
surtout former afin d’en décortiquer méthodiquement
les contenus avec les élèves : l’anonymat tweeter / moteur de recherches :
aux usages du locuteur, l’effet de dramatisation https://ixquick.fr
suscité par la musique, la focalisation http://eduscol.education.fr/
sur des détails... et démontrer les effets numerique/dossier/archives/tra-
Pour le module dont il est question de la rhétorique : entre « conviction » vail-apprentissage-collaboratifs/
plus haut, il est impératif me semble-t-il et « persuasion ». (cf Anne Pellegrini et outils-collaboratifs-enseignement/
de revisiter notre manière d’aborder les Guillaume Gicquel, voir les ressources utiliser-twitter
médias à l’aulne d’une réalité nouvelle. ci-après).
http://sylviebedard.net/2012/07/30/
En effet, à sonder les jeunes gens qui La disparition progressive des blo- relis-ton-tweet-7-fois-avant-de-tweeter-
m’entourent, je mesure que la source gueurs est une autre réalité, le Web 2.0 petit-guide-pratique-du-parfait-twit-
d’information relève majoritairement appartient de plus en plus au passé au teur/
de données rencontrées par l’usage du regard des usages adolescents. Si le blog
réseau social, lui-même pourvoyeur « par reste un moyen pédagogique pour une
les mêmes » (opinions d’un cercle d’amis, production de contenus, il n’est plus le • Mots-clé : twitter au CDI / moteur
de connaissances), dont sont absents mode d’expression dont les adolescents de recherches : https://ixquick.fr
les abonnements à des médias fiables. rêvent pour s’exprimer. C’est là qu’une
L’usage de la messagerie électronique se approche critique de Youtube peut http://www.cafepedagogique.net/
raréfie au profit d’échanges via les mes- trouver sa place et reconnaître les « you- lexpresso/Pages/2014/09/17092014Arti
sageries instantanées (Facebook, Snap- tuber » marketing s’avérer salvateur. Le cle635465371027490635.aspx
chat, WhatsApp...) n’offrant même plus youtubeur est en effet un producteur
la lecture de « l’information » simplifiée, de contenus rémunéré parce qu’il est
présente il y a peu sur la page d’accueil fortement suivi. Le youtubeur peut être • Mots-clé : enseigner face au com-
des services de messageries. aussi un producteur de contenus qui plotisme / moteur de recherches :
camouffle un marketing bien déguisé. https://ixquick.fr
La plus utilisée d’entre elle, lorsqu’elle Google est très fort, avant de rémunérer
est choisie, est « gmail.com », qui profile http://www.lemonde.fr/campus/
il s’enrichit lui-même via les millions de article/2015/02/09/au-lycee-un-cours-
si finement ses utilisateurs que même vidéos mis en ligne bénévolement par
le fil d’actualité de « Google news » est pour-demonter-les-theories-du-com-
ses utilisateurs. plot_4572804_4401467.html
adapté aux contenus qui intéressent
l’utilisateur. La diminution du désir de lecture
d’un texte un peu conséquent peut être
contournée par des propositions : ajou- • Ressource incontournable concer-
ter un abonnement à un média pour son nant les rumeurs :
Pistes de mur Facebook, création d’un fil RSS ou
http://www.hoaxbuster.com/dossiers
d’un compte Tweeter pour accéder à des
réflexions et publications en 140 mots, mais le tout
accessible via un téléphone portable,
détours véritable extension de l’adolescent, au
pédagogiques centre de son attention.
À propos de l’expérience «Twitter
au CDI » (sur http://www.cafepedago-
L’entrée par une réflexion critique gique.net), retenons cette citation : « Ils
sur les médias, et soumis à une auto- ont tous un smartphones. Notre rôle
censure économique évoluant dans un d’enseignantes c’est de leur apprendre à
modèle concentré, n’est plus l’axe sur l’utiliser intelligemment, à en tirer le plus
lequel j’entame la progression pédago- de profit. ».
gique. Il ne s’agit plus de former à la
Quelle passionnante et vivifiante
vigilance aux médias utilisés mais de
aventure pédagogique puisque notre
former à l’usage de médias d’informa-
posture éducative dans un univers
tions. Il s’agit pour certains élèves, assez
numérique, nous contraint à revoir nos
nombreux pour être pris en compte,
modes d’enseignement et les contenus
d’apprendre à discerner la rumeur sur les
à aborder, au rythme des usages adoles-
réseaux sociaux, il s’agit de démontrer
cents (qui parfois nous échappent).
que la « communication » n’est pas l’in-
formation, que le travail du journaliste
est un gage de sérieux. Non négligeable,
la « preuve » si habilement révélée par (3) Dans les théories du complot, cette secte
secrète est supposée compter les maîtres du
les fascinants complotistes pour justifier monde... par détournement, « les i­ lluminatis »
leurs propos, ne peut être ignorée. désignent les personnes qui adhèrent au
complotisme.
CULTURES NUMERIQUES ET JEUNESSE : FAUX DEBATS, VRAIES QUESTIONS 49
CULTURES
NUMERIQUES :
NOUVELLES
RELATIONS AUX
TERRITOIRES ET
AUX ŒUVRES

p.51 Le transmédia : une fiction augmentée ?


Karleen Groupierre
p.58 Manifeste pour un corps à corps avec les
objets numériques via la création artistique
Damien Couëlier
CULTURES NUMERIQUES : NOUVELLES RELATIONS AUX TERRITOIRES ET AUX ŒUVRES 51

Le transmédia :
une fiction augmentée ?
Karleen Groupierre
Artiste-chercheuse, maître de conférences dans le laboratoire LLSETI (Langages, Littératures et Sociétés - Études Transfrontalières
et Internationales) de l’Université de Savoie Mont-Blanc, chercheuse associée au laboratoire INReV (Images Numériques et Réalité
Virtuelle) de l’Université Paris 8 et membre du collectif de chercheurs OMNSH (Observatoire des Mondes Numériques en Sciences
Humaines).
Elle a soutenu sa thèse (1) de doctorat en Esthétique, Sciences et Technologie des Arts : « Enjeux des transmédias de fiction en terme
de création et de réception», dirigée par Marie-Hélène Tramus en juillet 2013 - université Paris 8.

Dans ce texte l’auteure nous propose d’aborder les nouvelles formes de fictions dont les
technologies numériques ont favorisé la création mais également la diffusion. A un pre-
mier temps consacré aux définitions - que sont des fictions cross-média et transmé-
dia ? – suivront des éclairages sur les mutations d’usages, technologiques, ou sociales
ayant favorisé l’émergence de ces modes de narration. Puis, l’exemple du projet Ghost
Invaders – Les mystères de la Basilique, permettra d’analyser l’impact de telles formes
narratives sur l’expérience fictionnelle des spectateurs ou spect-acteurs.

(1) La thèse est téléchargeable à l’adresse suivante : http://www.karleen.fr/these/ . Voir aussi le site de l’auteure : http://karleen.fr/. Artiste spécialisée dans les
nouveaux médias numériques et les fictions multi-supports, elle a réalisé plusieurs installations artistiques interactives, courts-métrages et fictions transmé-
dias, qui ont été primés à plusieurs reprises. Ces différentes créations ont aussi fait l’objet de plus d’une vingtaine d’expositions en France et à l’étranger, notam-
ment à l’Ars Electronica 2015, à l’Art Gallery du Siggraph Asia qui a accueilli à Hong-Kong 7734 visiteurs de 52 pays différents en trois jours, au Hammer Museum
de Los-Angles, ou à l’exposition « Spectacle : The Music Video » à l’ACMI (Australian Centre for the Moving Image) – Melbourne - qui attire en moyenne 60 000
visiteurs par mois.

fait sens dans l’expression artistique


Qu’est-ce que le (le passage d’un support à un autre Qu’est-ce que le
cross-média ? n’est pas automatique et répond à une
volonté précise de l’auteur) et la possibi-
transmédia ?
lité de cibler des publics anonymes. Ces
trois points sont autant d’éléments per-
Pour définir le cross-média il est sou- Nous considérerons le transmédia
mettant de différencier les adaptations
vent utile de partir du processus plus comme une sous-catégorie de cross-
multiples du cross-média. De plus, dans
connu d’adaptation. On pourra différen- média. En effet, nous venons de voir
le cas d’une production cross-média,
cier les adaptations uniques (qui pro- que le cross-média est la construction
les différents médias sont proposés au
posent un passage unique d’un média d’un univers global et cohérent. Or,
public comme un tout, un univers global,
à un autre ou la remise en œuvre d’un Jenkins définit en 2006 le transmédia
les événements de fiction se produisant
même sujet sur un support identique), comme une histoire qui « se déploie
sur un support ne contrediront pas ce
des adaptations multiples (dans les- au travers de multiples supports, avec
qui s’est passé sur un autre.
quelles une même histoire est déclinée chaque nouvel élément apportant une
un grand nombre de fois sur différents Ces particularités distinguant la fic- contribution caractéristique et précieuse
médias) telles que les nombreuses tion cross-média des adaptations mul- à l’ensemble ». (1) Cette définition géné-
adaptations de la Belle et la Bête ou de tiples permettent de proposer la défi- raliste peut être incluse dans celle de
Blanche neige qui ont vu le jour au fil des nition suivante : la fiction cross-média cross-média.
ans. Ces conversions multiples se moder- est un ensemble de médias constitutif
Nous remarquerons cependant que
nisent et il arrive parfois qu’une même d’un même univers imaginaire global
cette définition fait état d’histoire, c’est
fiction fasse simultanément l’objet d’un et cohérent qui est diffusé de manière
précisément ce point qui a permis de dis-
jeu, d’un film et d’une série télévisée. coordonnée et synchrone, et présenté
tinguer une forme particulière de cross-
Pourtant, ce n’est pas parce qu’une fic- comme un tout à un public choisi.
média : le transmédia.
tion est concomitamment traitée sur dif-
férents supports qu’il s’agit forcément
d’un cross‑média. En effet, on peut lister
trois particularités de l’adaptation : la (1) Henry Jenkins, Convergence Culture: Where
Old and New Media Collide (NYU Press, 2006),
remise en œuvre du sujet (par exemple p 95-96. traduit par nos soins « A transmedia
l’interprétation de chaque nouvel auteur story unfolds across multiple media platforms,
d’adaptation), le choix du support qui with each new element making a distinctive and
valuable contribution to the whole. »
52 CULTURES NUMERIQUES : NOUVELLES RELATIONS AUX TERRITOIRES ET AUX ŒUVRES

Ainsi la fiction transmédia sera défi- Si la forme cross-média d’une fiction


nie comme un ensemble de médias ou permet à l’auteur de créer une œuvre Le cross-média :
d’œuvres bâtissant conjointement une
histoire fictionnelle globale et cohé-
originale tout en s’exprimant sur de
multiples supports, elle semble aussi
une mutation
rente, qui sera diffusée de manière
coordonnée et synchrone et présentée
permettre au public une forte immer-
sion fictionnelle. Toutefois, nous avons
dans l’air du
comme un tout à un public choisi. vu que l’aspect immersif d’un transmé- temps ?
dia de fiction et le genre d’immersion
Toutefois, les projets transmédias
qu’il procure semblent aussi dépendre
créés ces dernières années ont des
du type de transmédia que l’auteur aura Si le mode de narration cross-média
formes de narration très variées. Nous
mis en place pour sa fiction. En effet, le est de plus en plus présent, il est diffi-
avancerons donc trois sous-catégories
type de transmédia (média maître alté- cile de distinguer un instant ou un fait
de transmédias de fiction : les trans-
rable ou non et sans média maître) a des précis qui serait à l’origine de la création
médias à média maître inaltérable, les
répercussions sur le degré de participa- de projets cross-média, nous sommes
transmédias à média maître altérable, et
tion du public. Or, nous verrons que, plus enclins à en déduire que l’apparition du
les transmédias sans média maître.
le spectateur est investi dans la fiction, cross-média découle plus d’une évolu-
plus elle lui semblera immersive. Le jeu tion progressive que d’une innovation
immersif d’une fiction transmédia n’est ponctuelle. En admettant cette possibi-
Le transmédia à média maître
donc pas simplement un piège fiction- lité, quel est le contexte qui a incité, en
inaltérable est une fiction transmédia
nel, illusoire, tendu au public, mais un s’inspirant du processus d’adaptation, à
(voir définition ci-dessus) portée princi-
échange entre le spectateur et l’auteur. mettre en place une production croisée
palement par un média ou une œuvre
Même si c’est l’auteur qui, comme un plus homogène, plus cohérente destinée
unique qui ne peut pas être influencée ni
maître du jeu, crée le contexte immersif à un même public ? Peut-on réduire le
modifiée durant sa période de diffusion.
de la fiction, c’est le spectateur, volon- cross-média à une version de l’adapta-
Les autres médias, secondaires, sont taire, qui de par son implication et son tion qui se modernise via un détourne-
liés au média maître et permettent de inventivité joue le jeu de l’immersion. ment des usages et une intégration de
compléter ou d’étendre la fiction globale Ne peut-on pas voir, alors, le transmédia nouvelles tendances ?
dans le but de l’intégrer au quotidien comme une forme de création indui-
réel du spectateur. sant une modification du rapport entre
l’auteur et le spectateur ?
De plus, cette forme de création
Le cross-média :
Le transmédia à média maître
altérable est une fiction transmédia
permettant l’immersion du spectateur
n’est-elle pas, par certains aspects, le
un détournement
portée principalement par un média ou
une œuvre unique qui peut être influen-
reflet de notre société, une « société de d’usages ?
fiction. Cette fiction qui, comme le rire,
cée ou modifiée, durant sa période de serait le propre de l’homme, sur terre… » (2)
diffusion, par ce qui se passe sur les
Ainsi, cette société apportant un Si l’on considère que le premier cross-
médias secondaires. Les autres médias,
nouveau rapport de l’homme à la fiction, média est celui de l’information, le
secondaires, sont liés au média maître,
entraîne-t-elle, en conséquence, un spec- détournement d’usages paraît évident.
l’influencent et permettent de complé-
tateur qui recherche dans des œuvres En effet, dans le cas de l’information, il
ter ou d’étendre la fiction globale dans
de fictions un sens au monde, une autre ne s’agit pas de fiction cependant, on
le but de l’intégrer au quotidien réel du
manière de vivre, comme si une aventure observe déjà ce principe essentiel du
spectateur.
immersive lui permettait l’espace d’un cross-média consistant à diffuser simul-
Notons que les événements, portés instant de créer une version imaginaire tanément le même fait sur différents
par un média secondaire, qui influencent de sa vie dans laquelle il partage ses médias et supports. C’est le cas de nom-
le média maître peuvent avoir pour ori- passions avec une communauté, devient breux faits divers qu’on peut retrouver
gine l’auteur (choix narratif) comme le héros avec les héros et même créateur avec plus ou moins de détails à la télévi-
spectateur (interaction avec le média avec l’auteur dans certaines formes de sion, sur internet, sur téléphone mobile,
secondaire). transmédias ? à la radio, dans les journaux, etc.
Il s’agit donc d’une même histoire
qui est accessible simultanément sur
Le transmédia sans média maître
plusieurs médias et supports de manière
est une fiction transmédia dans laquelle
à ce que tous les canaux de communi-
tous les supports s’assemblent comme
cation possibles soient mis à profit. On
dans un puzzle pour constituer une
peut donc aisément faire le rapproche-
histoire cohérente et intégrée dans le
ment avec la fiction cross-média dont le
quotidien réel du spectateur. Le specta-
but est de proposer une même histoire
teur d’un tel transmédia est donc obligé
et ses dérivés sur un maximum de sup-
de naviguer sur l’ensemble des supports
ports de communication. Ainsi, nous
pour saisir l’histoire fictionnelle qu’ils
pourrions en déduire que le cross-média
portent.
de l’information a préparé les gens à
cette forme d’usage du multi-supports
(2) François Coupry, Notre société de fiction : essai,
Nouvelle fiction (Monaco [Paris] : Éd. du Rocher,
en créant une habitude de consomma-
1997). p. 9. tion (pluri-supports & pluri-medias).
CULTURES NUMERIQUES : NOUVELLES RELATIONS AUX TERRITOIRES ET AUX ŒUVRES 53

Par ailleurs, les diffuseurs ont déve- l’internet mobile permettent d’étendre
loppé une façon efficace de communi- le temps d’accès journalier aux dif- Un nouveau
quer des faits d’actualité via cet usage
spécifique de différents médias, or,
férents contenus numériques (livres
numériques, sites internet, réseaux
public pour de
les diffuseurs de fiction cross-média
utilisent les mêmes canaux de com-
sociaux, vidéos, etc.). nouveaux
Les fictions cross-média semblent
munication, et ce, de la même manière
aussi mettre à profit certaines évolu- usages ?
que pour de l’information. C’est-à-dire
tions technologiques comme le principe
qu’on utilise les systèmes usuels qu’on
de réalité augmentée que l’on voit se
détourne de leur but premier (informer) Le développement des médias numé-
démocratiser lentement. Comme avec
pour proposer non plus une information riques et la « domestication des écrans » (7)
le jeu « Arthur et les Minimoys » sur les
sérieuse, mais une œuvre de fiction. qui font maintenant partie intégrante de
paquets de céréales Nestlé, ou encore
C’est en cela que l’on peut considérer notre quotidien ont donné naissance à
le projet cross-média « Chico Chica
que le cross-média résulte d’un détour- un public neuf ; une nouvelle génération
Boumba » (5) qui intègre parmi ses médias
nement d’usages. Cependant, l’appa- baignée dès la naissance dans ces uni-
principaux un jeu de danse en réalité
rition du cross-média ne peut pas être vers numériques. Cette génération com-
alternée qui permet de danser au côté
réduite à un renouvellement du proces- munément appelée « digital native (8) »
d’un des personnages de la série animée.
sus d’adaptation par un détournement (moins de 20 ans) ou encore génération Y
d’usages des canaux de diffusion de Par ailleurs, les nouvelles interfaces (nés entre 1980 et 2000) est globa-
l’information. de jeux tels que Wii Fit, Wii Mote, Kinect, lement familiarisée avec les récents
etc. sont autant de potentiels supports médias numériques. Le professeur Pascal
pouvant être revalorisés par une fiction Lardellier les appelle des « cybert-ados »,
cross-média. il décrit dans son livre la relation entrete-
Les évolutions Une autre forme d’évolution tech- nue entre un adolescent et les nouveaux
technologiques : nologique est celle qui permet un accès médias numériques qui l’accompagnent
tout au long de sa journée et même de
internet plus rapide, et à un coût réduit.
source de Il est rare, aujourd’hui, de ne pas trouver sa nuit(9) .
un accès internet dans un foyer. Qui Ce public familiarisé avec les nou-
nouveaux accès plus est, le nombre d’abonnements haut velles technologies depuis son plus
débit est en constant développement(6) .
aux médias jeune âge, engendre aussi de nouveaux
usages, amenant des auteurs de cross-
Cette augmentation des accès aux
numériques contenus numériques permet au public média à créer des fictions adaptées aux
nouvelles attentes et compétences d’un
de diversifier son mode de consomma-
tion, il se familiarise avec ces nouveaux public neuf.
Récemment, des évolutions tech- outils et avec les nouvelles technologies. Selon une étude Ipsos 2012 (10) , un
nologiques ont permis de développer Au fur et à mesure que ces nouveaux adolescent passe en moyenne 5 h 30 par
l’accès du grand public à un nombre canaux de diffusion se développent, jour (jour de semaine ordinaire) à uti-
considérable de contenus numériques. les créateurs cherchent à en faire des liser les nouveaux médias numériques
Ainsi « les supports se diversifient, Oli- usages inédits, les auteurs peuvent (tous médias confondus). Il est aussi
vier Mongin parle même de « société exploiter ces canaux de diffusion de
des écrans », il écrit : « avec la multipli- contenu numérique pour toute sorte de
cité des écrans et la naissance d’autres projets. Ainsi, l’exploitation (potentiel-
types d’écrans, il y a différentes façons lement simultanée) de plusieurs nou-
de regarder » (3) . Cela inclut la possibilité veaux médias devient naturelle pour les
(7) Divina F.M. explique que l’écran a muté d’« arte-
d’accroître les « façons de regarder » auteurs ce qui tend à favoriser l’émer- fact en dispositif comme l’entend Michel Foucault
une même fiction cross-média. On peut gence de projets de type cross-média. (1976) » elle poursuit « c’est là que se concrétise
profiter de contenus numériques sur sa domestication, c’est-à-dire le fait qu’il pénètre
dans le foyer et se place à un certain niveau d’inti-
de nombreux supports (ordinateurs, mité et de proximité avec le sujet » p. 33 dans
tablettes, télévisions, smart phones), Divina Frau-Meigs, Penser la société de l’écran :
tous de plus en plus présents dans notre Dispositifs et usages (Presses Sorbonne Nouvelle,
2011).
quotidien. Les projets réalisés sur des
(8) Traduit en Français par natifs numériques, c’est-
types d’écrans récemment commer- à-dire nés dans un monde possédant les nou-
cialisés tels que les tablettes ou smart velles technologies.
phones sont en plein essor. D’après le (9) Pascal Lardellier, Le Pouce Et La Souris : Enquête
Sur La Culture Numérique Des Ados (Fayard,
SNJV (4) les jeux vidéo sur ces nouveaux 2006), p. 13.
supports sont un des secteurs les plus (10) Rappel de la méthodologie : 807 adolescents de
dynamiques. 15 à 18 ans interrogés par Internet constituant
un échantillon national représentatif, selon la
En outre, la portabilité de ces sup- méthode des quotas de sexe, âge, région, caté-
gorie d’agglomération et niveau de diplôme. 822
ports, ainsi que le développement de (5) 2 minutes production, Chico Chica Boumba, adultes de 25 ans et plus interrogés par Internet
2011. constituant un échantillon national représenta-
(6) Graphiques et chiffres exacts disponibles sur : tif selon la méthode des quotas de sexe, d’âge,
http://www.journaldunet.com/cc/02_equipe- région, catégorie d’agglomération et profession
(3) Olivier Mongin, “La Société Des Écrans,” Com- ment/equip_hautdebit_fr.shtml du chef de famille. Les interviews ont été réali-
munications 75, nº. 1 (2004) : 219–227. p222. http://www.journaldunet.com/ebusiness/le- sées du 12 au 18 janvier pour les adultes et du 12
(4) Syndicat National du Jeu Vidéo en France. net/nombre-abonnes-internet-france.shtml au 19 janvier pour les adolescents.
54 CULTURES NUMERIQUES : NOUVELLES RELATIONS AUX TERRITOIRES ET AUX ŒUVRES

adepte du multitasking (11) , c’est-à-dire


qu’il utilise souvent simultanément
différents supports ; entretenir une
conversation SMS tout en regardant
la télévision est chose courante. Cette
génération constitue un public aux
attentes spécifiques : « Tous [les ado-
lescents] appartiennent à une généra-
tion révolutionnaire, car porteuse d’une
manière de penser et d’écrire, d’un mode
de rapports aux autres, et, finalement,
d’un modèle de société inconnu de leurs
parents. Et inimaginable il y a encore dix
ans. » (12) Cette observation nous amène
à nous interroger : le cross-média est
un type de projet propice à utiliser les
nouveaux médias, en ce sens, peut-il être
le genre de fiction ayant le potentiel de
répondre aux hautes attentes (notam-
ment en terme d’immersion fictionnelle)
de ce nouveau public ? « GHOST INVADERS : LES
MYSTÈRES DE LA BASILIQUE » (14) ,
Parmi ces mutations dans les usages, UN TRANSMÉDIA SANS MÉDIA
je souhaite souligner l’arrivée d’un règne
MAÎTRE.
de l’immédiateté. En effet, nous avons
pris l’habitude de pouvoir accéder gra- Ce projet est une enquête immersive
tuitement et de façon presque instan- de type ARG (15) proposant aux specta-
tanée à une quantité vertigineuse de teurs de suivre une fiction portée par
contenus numériques. Ainsi, « En moins différentes formes de créations. Parmi
d’une décennie, l’avènement conjugué tous ces supports de l’imaginaire, aucun
d’Internet, de la téléphonie mobile, des n’est porteur d’une quelconque trame
supports numériques et leur mise en narrative principale, c’est ensemble que
réseau généralisée ont provoqué des ces réalisations permettent de découvrir
bouleversements sans doute irréversibles une histoire. Il s’agit donc d’une fiction
dans l’accession aux savoirs et le sta- dans laquelle toutes les pièces sont
tut des relations. Beaucoup de celles-ci, indispensables pour la compréhension
désormais virtuelles, sont devenues des de la trame narrative principale : un
RAO, des “relations assistées par ordi- transmédia sans média maître (ou trans-
nateur”. » (13) Ces RAO sont aussi proba- fiction). Par conséquent, pour saisir l’his-
blement partiellement à l’origine des toire dans son ensemble le spectateur
dynamiques communautaires fortes qui Structure de la transfiction « Ghost Invaders : les
devra être réactif et naviguer d’un média mystères de la Basilique »
émergent dans certains domaines et que à un autre. Nous pourrions représenter
nous retrouverons notamment dans de la structure de ce projet comme ceci :
nombreuses fictions cross-média, dans Cette fiction participative a eu lieu en
lesquelles la fiction est construite autour avril 2012 et permettait aux spectateurs
d’une communauté de spectateurs qui de découvrir le patrimoine culturel et
deviennent un moteur de la fiction. historique de la ville de Saint-Denis au
(14) J’ai eu le plaisir de réaliser ce projet avec mon travers d’une fiction in-situ. Le but du
Le cross-média intègre, aussi pour amie et collègue Edwige Lelièvre. Nos intentions
jeu était de libérer la ville de Saint-Denis
des raisons financières, ces nouveaux créatives ont été soutenues et accompagnées
par le Laboratoire d’Excellence H2H, Art et qui avait soudainement été envahie de
usages, car ils permettent d’attirer le
Médiations Humaines, Le centre des monu- fantômes de personnalités ayant vécu
public en lui proposant une fiction adap- ments nationaux, L’université Paris 8, Le groupe
ou ayant leur tombeau à Saint-Denis (Roi
tée à ses habitudes de consommation. de recherche INREV (Images numériques et
Réalité Virtuelle), La Mairie de Saint-Denis Dagobert 1er, Louis XVII, etc.)
Nous pouvons synthétiser ce phéno- (93), Plaine commune, Le conseil général de
Seine-Saint-Denis, Le FSDIE (Fond de Solidarité Les différentes créations, événements
mène grâce au schéma ci-dessus : Des Initiatives Etudiantes), Maha Productions, et dispositifs porteurs de la fiction
L’office du Tourisme de Saint-Denis Plaine
Commune, La Basilique de Saint-Denis, Unité peuvent être envisagés comme de mul-
d’Archéologie de Saint-Denis, Le Musée d’Art et tiples interfaces de fiction. Mais, qu’ils
d’Histoire de Saint-Denis, Le Lycée Paul Eluard, soient réels, virtuels, numériques ou pas,
Le Théâtre Gérard Philippe, L’ Académie Fratel-
(11) Dans l’ingénierie informatique, multitasking, lini, Le Cinéma l’Écran, L’École Nationale Supé- nous pourrions toutefois les distinguer
désigne un type de système d’exploitation rieure des Arts Décoratifs, Le JSD - Le journal en deux catégories :
capable d’utiliser simultanément plusieurs de Saint-Denis, La Maison du Commerce et de
programmes. l’artisanat, Argile et Vin, La Bigoudène, L’arbre à • Les supports créés spécifiquement
(12) Lardellier, Le Pouce Et La Souris, p. 16. jouets, Franciade, Le Comité Départemental du
Tourisme de Seine-Saint-Denis, Edipop, le Lycée
pour le projet : le site-plateforme, les
(13) Extrait de l’étude Ipsos 2012 disponible sur :
http://www.ipsos.fr/ipsos-mediact/ Suger et Orange. sites annexes, l’application Android
actualites/2012-08-27-jeunes-digital-natives- (15) Alternate Reality Game soit Jeu à réalité « Ghost Traker », les installations
digital-kids alternée.
CULTURES NUMERIQUES : NOUVELLES RELATIONS AUX TERRITOIRES ET AUX ŒUVRES 55

numériques faisant apparaître les 88 % des joueurs ayant terminé plus de joueurs. In fine, ces échanges entre
illusions de fantômes dans la ville de sept quêtes étaient dans un groupe, joueurs ne conduisent-ils pas à rendre la
et les monuments, les vidéos en alors que seulement 20 % des joueurs fiction plus réelle, comme si ce qui était
ligne, ainsi que des affiches, flyers, inscrits étaient en groupe et 38 % des issu du territoire fictionnel du jeu (fan-
concerts, etc. joueurs questionnés ont formé des tômes, prophétie, démons, etc.) prenait
groupes avec des gens qu’ils ne connais- corps dans l’espace réel du public du seul
• Les personnes complices et les
saient pas avant. 98 groupes ont été fait des échanges entre les joueurs ?
supports préexistants détournés et
créés pendant toute la durée du jeu.
mis à profit pour soutenir la fiction
et son ancrage dans le monde réel : Les joueurs ont été amenés à colla-
Twitter (comptes des personnages borer, à s’échanger des informations, à DES JOUEURS TRÈS INVESTIS
de fiction par exemple), Facebook, discuter et même à se rencontrer physi-
« Nous avons rêvé pendant un mois,
Wikipédia, acteurs incarnant sur le quement. On observe également que les
nous avons parfois passé nos journées
terrain des personnages, commer- joueurs les plus investis (17) témoignent
sur le site ou à Saint-Denis, Nicolas [un
çants partenaires, médiateurs, sites régulièrement de la façon dont leurs
acteur] a parlé de huit heures par jour,
institutionnels, vidéos sur les écrans actions réelles ont eu des répercussions
nous l’avons largement dépassé à certains
de diffusion du lycée Paul Eluard, sur des éléments de la fiction (person-
moments... » (18) Seuls ou en groupe, les
articles dans la presse locale, etc. nage, cours de l’histoire, etc.). La com-
joueurs se sont beaucoup investis dans
munication entre joueurs ne se limite
Ce deuxième type de support permet- le jeu. Nous avons cherché à comprendre
donc pas aux membres d’un même
tait d’intégrer la fiction dans l’environne- ce qui avait motivé leur participation.
groupe. De plus, les échanges entre
ment habituel du public, ce qui avait pour
participants de différents groupes ont Premièrement, comme nous le sup-
effet de la rendre plus crédible et donc
été facilités par les pages « Partages » et posions les systèmes issus de jeux de
potentiellement plus immersive. Tous ces
« Forum », consultables par tous les ins- rôle en ligne, tels que les classements,
supports, porteurs de multiples formes
crits sur le site du jeu. Sur le « Forum », les récompenses, les accessoires pour les
d’art, installés dans la ville de Saint-
les joueurs ont publié 671 posts relati- avatars, etc. ont entraîné les joueurs à
Denis formaient un immense dispositif.
vement au jeu en général et sur « Par- s’investir davantage.
Cependant, c’était le potentiel ludique et
tage », 174 posts diffusant des informa-
la fiction scénarisée (l’histoire) qui, nour- Deuxièmement, il est apparu que les
tions utiles exclusivement à la résolution
rissant l’ensemble de ce dispositif, per- personnages augmentés, c’est-à-dire
de l’enquête. Parallèlement, les joueurs
mettaient d’en conserver la cohérence. les personnages qui sont à la fois fic-
se sont aussi beaucoup parlé, soit à l’oc-
tionnels (imaginaires), réels (incarnés
casion de rencontres physiques, soit par
par des acteurs et/ou possédant des
téléphone. Le graphique ci-dessous syn-
accessoires tels que : cartes de visite,
thétise l’ensemble des communications,
téléphone, etc.) et virtuels (présents sur
en ligne et hors ligne, entre joueurs.
le site plateforme, réseaux sociaux...),

Le site a accueilli plus de 7000 visiteurs (16)


sur la période du jeu et plus de 500 joueurs
se sont inscrits au jeu

COMMUNAUTÉ DES SPECTATEURS


DANS « GHOST INVADERS »
« Ghost Invaders » se déroule sur
plusieurs étapes pendant lesquelles le
joueur doit résoudre des énigmes, cor- Graphique représentant les taux d’échanges ont considérablement augmenté
respondant chacune à des quêtes, afin
entre joueurs l’investissement des joueurs. Un d’entre
de parvenir à la résolution de l’intrigue : eux témoigne « une amie voulait que je
l’apparition mystérieuse de fantômes. joue, mais ça ne me motivait pas trop.
Enfin, 53 % des joueurs questionnés Cependant, je me suis inscrit pour lui faire
À l’issue du jeu, les analyses per- ont « parlé ou débattu de l’intrigue avec plaisir et lorsque Claire [acteur, person-
mettent de mettre en avant l’impor- un joueur d’une autre équipe », et 79 % nage de fiction augmenté] m’a téléphoné
tance de vivre une fiction collectivement des sondés ont apprécié la communauté et a laissé un message sur mon portable,
pour l’immersion des spectateurs dans
la fiction.
(17) Les joueurs les plus investis sont ceux qui ont
fait toutes les quêtes secondaires, ce sont les (18) N
 icolas est un personnage augmenté qui a dit
plus avancés dans le jeu (points d’expérience qu’il estimait que certains participants avaient
[XP], le plus élevé) ; ils sont aussi souvent les passé 8 h par jour à jouer. Extrait de l’entretien
(16) Et 4070 visiteurs uniques, c’est-à-dire sans plus actifs sur le forum du site où ils partagent de Joun, 29 ans, 72 XP, réalisé le mardi 22 mai
compter ceux qui sont retournés sur le site. leurs expériences de jeu. 2012.
56 CULTURES NUMERIQUES : NOUVELLES RELATIONS AUX TERRITOIRES ET AUX ŒUVRES

j’ai été choqué. D’abord presque énervé : virtuel, n’ont qu’un seul but : proposer En outre, les fictions transmédias
on ne doit pas donner le numéro des gens au public une fiction immersive et cré- semblent entraîner un brouillage percep-
comme ça. Et puis, j’ai réalisé que ça fai- dible, créer un monde parallèle persis- tif des frontières entre ce qui relève de la
sait partie de la fiction. À partir de là, j’ai tant qui n’est pas uniquement virtuel. Le fiction ou de la réalité. Ce flou est un des
joué sans relâche, même au travail ! » (19) . transmédia nous offre la possibilité de facteurs qui tend à renforcer le poten-
Un autre joueur explique que ce qui lui a créer de toutes pièces (et sur tous sup- tiel immersif des fictions transmédias.
semblé le plus amusant « c’est le format, ports) un monde fictionnel ressemblant Toutefois, l’immersion du spectateur
le fait qu’il y ait des interactions avec les à notre monde réel, mais conçu pour le n’apparaît envisageable que s’il est, au
personnages » (20) . public, pour son plaisir, un monde maî- départ conscient qu’on lui propose une
trisable dont il peut parfois changer le fiction, car la conscience du faire sem-
82 % des joueurs ayant répondu au
cours. blant est précisément ce qui lui permet
sondage en ligne ont également déclaré
de rentrer dans la feintise ludique qui
que leurs interactions avec les acteurs Ainsi, le transmédia peut être envi-
fait son plaisir (tout comme dans son
ont augmenté leur intérêt pour le jeu sagé comme un univers fictionnel répon-
enfance). Ainsi, cette garantie que ce qui
et leur investissement. Cette donnée dant à diverses attentes du public. La
se passe est « pour de faux », ce label fic-
est corroborée par le fait que 75 % des multiplicité des médias permet de faire
tion, rassure le spectateur et lui offre un
joueurs ayant terminé plus de sept varier les expériences sensorielles et
cadre imaginaire dans lequel il est libre
quêtes ont été appelés par les acteurs. fictionnelles du spectateur. De plus, les
de construire sa propre histoire.
On peut donc imaginer que ce contact a différents supports proposent diverses
été déterminant. échelles de temps de la fiction. Cette
œuvre polymorphe permettra donc au
L’immersion, en général, a été un
spectateur de choisir son degré d’inves-
facteur particulièrement important. Plu-
tissement dans l’aventure en fonction
sieurs joueurs ont exprimé le fait qu’au
du temps dont il dispose et le type de
départ, ils avaient des réserves vis-à-vis
relation à la fiction qu’il souhaite par
du jeu et de son format, mais dès qu’ils
rapport à son envie du moment (plus
se sont immergés dans celui-ci, il leur a
participative ou plus contemplative, par
plu : « Au début j’ai eu du mal à faire le
exemple).
pas de téléphoner à un inconnu, mais très
rapidement je suis rentré dans le jeu et je En plus d’une relation à l’image qui
m’y suis cru » (21) . peut être multiple, la fiction transmédia
semble valoriser les relations humaines.
À la question « Quel est le moment
D’une part, parce que dans certains
du jeu qui vous a semblé le plus immer-
transmédias (les transfictions en par-
sif ? (où les choses semblaient vraies) »
ticulier) l’auteur permet au spectateur
de nombreux joueurs ont pointé leurs
d’être un co-créateur de la fiction, soit
rapports avec les personnages augmen-
en lui proposant de créer directement
tés : « Moment le plus immersif : grâce
du contenu ensuite intégré à un des
aux acteurs : Léopold qui boite durable-
supports du transmédia, soit en laissant
ment [après s’être fait attaqué par la
volontairement des imprécisions narra-
Drachen, horde de démons fictionnelle] ;
tives amenant les spectateurs à s’imagi-
un échange avec Léa sur la mononu-
ner leurs propres histoires dans le cadre
cléose [personnage qui a eu cette mala-
que propose l’auteur. D’autre part, car il
die] » ou encore « L’intervention d’Ilyas
se crée autour de ce type de fictions une
et Claire que j’ai cru être vraiment ce
communauté de fans (ou de joueurs)
qu’ils disaient être [stagiaire au musée et
qui échangent, débattent, créent et
journaliste] ».
participent (par leurs réflexions et leurs
actions) à la construction d’un imagi-
naire collectif. Ainsi, si « Le “cogito, ergo
Conclusion sum” de Descartes reposait sur une révo-
lution épistémologique d’importance : le
fait de penser par soi-même, et ce dans
l’enfermement, dans la forteresse de
Le format transmédia d’une fiction
l’esprit individuel ; c’est bien le contraire
implique un renouvellement du rôle du
qui s’exprime sur la “toile” [et dans les
spectateur et renforce son immersion
fictions transmédias], où le partage des
fictionnelle.
images fait que l’on est pensé par l’autre.
Les différents supports utilisés, qu’ils Que l’on n’existe que par et sous le regard
soient du registre réel, fictionnel ou des autres. » (22)

(19) E
 ntretien avec un joueur répondant au pseudo-
nyme Petaou.
(20) E
 ntretien avec un joueur répondant au pseudo-
nyme de Joun.
(21) Entretien avec un joueur répondant au pseudo- (22) Maffesoli et Moisé de Lemos, L’imaginaire des
nyme de Poulpy. médias, p. 7.
CULTURES NUMERIQUES : NOUVELLES RELATIONS AUX TERRITOIRES ET AUX ŒUVRES 57
58 CULTURES NUMERIQUES : NOUVELLES RELATIONS AUX TERRITOIRES ET AUX ŒUVRES

Manifeste pour un corps


à corps avec les objets
numériques via la création
artistique
Damien Couëlier
Professeur d’éducation socioculturelle, lycée agricole et viticole de Bergerac.

Ce texte témoigne de plusieurs projets artistiques autour des arts numériques conduits
avec des élèves de Seconde et de Terminale bac professionnel du lycée agricole et viti-
cole de Bergerac. Une question transversale relie les projets : en quoi les technologies
numériques sont susceptibles de modifier la relation des adolescents au corps, au
toucher, à la matérialité et comment l’approche artistique aide à percevoir ces enjeux
notamment dans les interactions « identité vécue /identité numérique », « réalité
vécue/réalité virtuelle ».

“Aussi actif puisse-t-on être avec son second mais sans l’opposer au premier, des nouvelles pratiques émergentes
clavier ou sa manette, aussi tactile puisse dont la profonde tradition critique et puissent se développer et nourrir aussi la
être l’écran, aussi forte soit la présence de humaniste doit être au contraire mobi- réflexion des artistes invités.
la machine dans sa main, dans sa poche, lisée pour en éclairer les possibilités, et
L’idée a été de mettre en place un
devant soi le virtuel protège. Les objets en conjurer les menaces”(2) . En bref, ne
cycle de projets de création autour des
numériques ont une matérialité, ils ont pas simplement subir cette perpétuelle
objets numériques, que les lycéens en
du ‘corps’, mais ce corps n’a pas de poids, diffusion de nouvelles technologies par
face de nous semblent maitriser par-
du moins pas de poids susceptible de les industries culturelles, ne pas non plus
faitement, afin de leur faire entrevoir
peser sur notre propre corps.”(1) répondre à cette frénésie technologique,
des possibles, par-delà le simple fait
mais faire un pas de côté et les utiliser
d’avoir du réseau et d’être connecté. La
pour mener une réflexion sur la création
possession des objets numériques est
La “révolution numérique” est en artistique à l’heure du web 2.0. Voilà à
un marqueur social fort, mais la créa-
marche dans le système éducatif et les nos yeux une direction possible pour
tion via ces objets doit les amener à
enseignants en éducation sociocultu- le corps des enseignants en éducation
des réflexions, des postures actives sur
relle, se doivent, plus que d’embrasser socioculturelle de l’Enseignement Agri-
les relations qu’ils entretiennent, dans
le mouvement et seulement accom- cole public, alors qu’une réelle réflexion
leur intimité et leur sensibilité, avec les
pagner les pratiques, d’interroger les doit s’engager sur le devenir de notre
machines, qui font aujourd’hui partie
objets numériques, qui accompagnent métier à l’heure des célébrations du
de leur propre enveloppe corporelle et
les jeunes dans leur quotidien, leur cinquantenaire de l’existence de notre
identitaire.
identité, leur rapport aux autres et à corps.
leur propre corps, comme de nouveaux La volonté était aussi de montrer
Avec la mise en place du LAVBOT’,
leviers pour les amener à être à l’initia- aux élèves que les artistes portent
laboratoire en milieu scolaire, sur le lycée
tive de créations artistiques collectives. aujourd’hui une réflexion sur la place
agricole et viticole de Bergerac, nous
Nous partageons ici l’analyse de Julien que prennent au quotidien ces objets
avons dès le départ pensé le lieu comme
Gautier et Guillaume Vergne de penser connectés dans nos relations sociales
un outil pour mener une réflexion sur
les enseignants comme des “lettrés du et notre rapport à l’autre. Certes, les
ces nouvelles pratiques numériques.
numérique”, “capables d’articuler effi- artistes dits numériques utilisent tous
Offrir un lieu connecté, polymorphe,
cacement et intelligemment le monde ces outils dans leur création, mais ils
dans lequel les expériences autour
sur papier et le monde sur écran, pre- ne sont aujourd’hui pas les seuls et,
nant toute la mesure de l’émergence du d’autres champs artistiques ouvrent
aussi une réflexion sur ces objets numé-
(2) Julien Gautier, Guillaume Vergne, , Quelle école riques. En invitant des musiciens via le
pour la « société de la connaissance » ?, dans
(1) Renaud Hétier, Aspiration numérique et mise L’école, le numérique et la société qui vient, projet CHAMPS LIBRES, des artistes du
à distance du corps, Recherche en Education - Kambouchner, Denis, Meirieu, Philippe, Stiegler, spectacle vivant en ateliers de création
nº 18 - Janvier 2014, p.128. Bernard, Ed. Mille. Et. Une. Nuits, 2012, p. 113.
CULTURES NUMERIQUES : NOUVELLES RELATIONS AUX TERRITOIRES ET AUX ŒUVRES 59

ou encore des artistes de la sphère représentation visuelle d’eux-mêmes. CORPS CONNECTÉ


numérique, nous avons toujours placé Ainsi, ils jouent plus facilement avec les
ces objets connectés comme de réels images qui les représentent et l’appa- Nous avons sollicité Philippe Faure (5) ,
potentiels de créativité pour les jeunes rence n’est plus un repère identitaire, artiste numérique que nous avions fait
et les artistes. Les différents projets se mais devient une sorte de balise sur un venir une première fois sur le lycée. Il y
sont ainsi développés autour de cet axe territoire qui en comporte plusieurs. avait présenté son travail dans le cadre
de réflexion : la relation entre les corps / Aujourd’hui l’avatar ne peut consti- du dispositif « les Jeudis du multimédia »
les objets numériques / l’image pour tuer qu’une sorte de logo, qu’une carte mis en place par Média Cité (6) , coopé-
interroger le lien social. d’identité numérique, mais, dans tous rative d’intérêt collectif, qui a proposé
les cas, il est indispensable pour entrer aux lycéens de travailler sur la figure
Nous proposons ici de présenter les de l’AVATAR et d’interroger le rapport
dans la sphère numérique virtuelle.
différentes expériences de création réa- à leurs identités numériques en utili-
Ainsi les digital natives ont développé
lisées depuis 5 ans au cours de ce cycle sant les outils de création du Web 2.0.
de réelles compétences communi-
de projets artistiques mené avec les Philippe Faure a accompagné les élèves
cationnelles, une culture numérique
différentes classes de la filière profes- dans un travail sur les nouveaux-medias,
juvénile qui selon Florian Dauphin peut
sionnelle du lycée viticole et agricole de réalisable via internet et l’interface évo-
se résumer ainsi : “savoir utiliser face-
Bergerac avec les soutiens du CRARC(3) lutive que peut représenter le web 2.0,
book et MSN, savoir se présenter sur un
Aquitaine, de la DRAC Aquitaine et de la grâce auquel on peut maintenant, direc-
chat et naviguer sur le web de manière
Région Aquitaine. tement en ligne et sans aucun logiciel,
ludique”(4) . Il s’avère aussi que les jeunes
ne se fabriquent pas un seul avatar, mais s’initier aux graphismes complexes de la
plusieurs et, naviguent sur la toile sous 3D. Il est un des rares artistes actuels à
utiliser cette technologie et à proposer
AVATAR, diverses incarnations. A l’image de Nar-
cisse, le jeune adolescent se transforme des ateliers numériques qui font écho
mon Alter Ego en des êtres tous plus beaux les uns que
les autres et contemple ses multiples
à ses propres recherches sur l’identité
numérique, les avatars et autres artefact
numérique identités via la fenêtre des écrans à por- digitaux.
tée de main. Dans l’articulation des journées de
Le but de la semaine de création artis- création, les élèves ont aussi découvert
Ce projet numérique est le projet qui, d’autres artistes numériques, des sites
tique était d’interroger le rapport au
lors de l’année scolaire passée, a conclu ressource, ainsi que le vocabulaire propre
virtuel des élèves et de créer des images
cette réflexion sur la relation que les à cet univers artistique. Philippe Faure
identitaires à l’échelle 1, que nous avons
élèves entretiennent avec les objets a joué le jeu de leur présenter ses réfé-
ensuite utilisées pour habiller les parois
numériques, leurs identités numériques rences, de brosser un historique de l’art
vitrées du foyer des élèves. Il nous sem-
et les nouvelles postures corporelles numérique, de leur faire découvrir, via les
blait intéressant d’utiliser, comme sup-
qu’ils adoptent autour de l’outil œuvres présentées, ses coups de cœur
port de valorisation de l’atelier de créa-
numérique. du moment. Les nouvelles réalisations
tion, ces vitres qui délimitent l’espace
commun que les élèves fréquentent au de ce courant artistique à part entière,
quotidien. Il s’agit, en réalité, du seul lieu qu’est l’art numérique, concernent
de socialisation du lycée, dans lequel les aussi des postures identitaires intergé-
différentes classes peuvent se mélanger nérationnelles (smartphones et selfies
et échanger loin du regard des adultes. 3d) et interrogent la notion de « corps
La notion de transparence et de fron- connecté ». Ce travail nous questionne
tière entre plusieurs états et statuts, sur les pratiques et comportement
joue ici un rôle central dans la réflexion actuels et futurs de ces adolescents
que nous avons engagée avec les « natifs du numérique ». A ce propos,
jeunes. Comment habiller cette trans- une série photographique de mises en
parence, support des reflets physiques situation des élèves dans des postures
des jeunes jouant au billard par exemple, connectées a aussi été réalisée et les
mais, aussi, support de la société telle élèves se sont prêtés au jeu de cette
que le monde virtuel nous la présente : mise en situation, à la fois individuelle et
tout est transparent et sous contrôle ? collective, dans différents lieux du lycée.
Comment habiller ce lieu symbole des La principale base de travail a été
Avatar relations sociales de la vie quotidienne l’utilisation de la technologie d’un scan-
lycéenne par la projection graphique des ner mobile pour réaliser une captation
Notre démarche nous a conduit à identités numériques virtuelles des par-
interroger ce « stade des écrans », qui numérique des visages et des bustes de
ticipants à l’atelier ? chacun des élèves, afin qu’ils puissent
a aujourd’hui remplacé le « stade du
miroir » décrit par Jacques Lacan : sous ensuite travailler à différentes approches
l’effet de la généralisation des nouvelles artistiques, à partir du scanner en 3D de
technologies, les jeunes rattachent leur image, pour réfléchir à cette notion
moins leur identité et leur intimité à la d’AVATAR et à leur propre représentation
(4) Dauphin, Florian, Culture et pratiques numé-
riques juvéniles : Quels usages pour quelles
compétences ?, Questions Vives, Vol. 7, Nº 17,
(3) Complexe régional d’animation rurale et 2012, Ed. Université de Provence - Département (5) http://www.philippefaure.net
culturelle des Sciences de l’Education, p. 7. (6) http://www.medias-cite.coop
60 CULTURES NUMERIQUES : NOUVELLES RELATIONS AUX TERRITOIRES ET AUX ŒUVRES

virtuelle. Au cours de la semaine, les (introduced as friends) (9) présente au


élèves se sont ainsi essayés à diffé- VIDEOWALK with Cloître des Récollets lors de cette édition
rents styles graphiques, utilisés par des
artistes contemporains des nouveaux-
Me & the MACHINE du festival TRAFIK. Il était intéressant de
constater que ce dispositif, qui allie les
médias, comme le glitch-art ou encore
la sculpture virtuelle. Ils ont eu le temps
Promenades nouvelles technologies, avec les lunettes
et le casque audio que l’on porte lors de
de retravailler leur portrait scanné en vidéos avec la la performance, afin de se trouver dans
3D pour le déformer, le repenser via des un état de “réalité augmentée”, n’a que
logiciels du web 2.0 dans le but de se compagnie Me & très peu surpris les élèves. Mais c’est
constituer plusieurs avatars. Nous avons bien le contact physique, en lui-même,
ensuite demandé aux élèves d’effectuer The Machine avec un artiste du collectif qui les invi-
une pré-sélection de leurs travaux que tait à danser lors de la performance, qui
nous avons utilisée pour le « Screensa- a constitué une surprise, un obstacle et
ver », graffs numériques qui habillent Avec la venue de la compagnie même pour la majorité des élèves un
les vitres du foyer, comme une seconde anglaise Me & the Machine (8) , invitée choc émotionnel. Un simple effleure-
peau, plus ou moins épaisse, en fonction pour le festival TRAFIK à Bergerac en ment de leur enveloppe corporelle est
de la luminosité et de l’éclairage. 2014, nous avons travaillé avec le télé- déstabilisant, inhabituel et représente
phone portable telle une caméra ciné- un enjeu dans leur propre considération
Le fruit des travaux des élèves est matographique à la manière des frères identitaire. La mise à distance perpé-
donc devenu une œuvre collective Lumière. tuelle des corps via le numérique induit
mêlant les productions numériques
pour beaucoup que les corps soient
individuelles et des stickers de grands
devenus transparents et évanescents,
formats installés sur les vitres du foyer
voire même encombrants. Cette immer-
du Lycée. Cette œuvre intitulée « Screen-
sion sensorielle a représenté le choc
saver » est une représentation de huit
artistique de cette expérience. Pour une
graffs numériques qui montrent des
fois, les outils numériques leur permet-
fonds d’écrans, des fichiers d’images,
taient d’avoir une appréhension de
avatars et selfies 3D. A cela s’ajoute un
l’apesenteur de leur enveloppe
parcours ludique interactif : des auto-
Videowalk corporelle.
portraits d’élèves inclus dans des QR
Codes invitent le spectateur à flasher Dans un premier temps, nous avons
l‘information avec son smartphone, don- amené les élèves à acquérir un vocabu-
nant accès à un buste 3D. (7) laire filmique à travers l’analyse de divers
courts-métrages, et en particulier celle
du travail des frères Lumière. Les élèves
Nous constatons, dans notre pratique ont pu aussi expérimenter différentes
d’animation, que le téléphone portable contraintes, portant aussi bien sur le
occupe une place centrale dans le genre, les prises de vue, que la durée
temps libre des élèves. Les différentes pour apprivoiser le portable comme
utilisations et la place du téléphone por- caméra cinématographique. Il s’agissait, Videowalk, mise en sitation
table qui, plus qu’un simple produit de avant tout, à travers les différentes
consommation, est bien une partie de expériences de création de souligner Enfin, les deux moments du travail
l’identité même des adolescents - ce qui que le film, qu’il soit issu d’une caméra furent présentés à leurs pairs lors de pro-
s’est encore plus intensifié avec la pos- ou d’un portable, résulte d’une série de jections vidéo dans l’enceinte du lycée
session des écrans tactiles via les smart- choix de mise en scène qui lui donnent avec l’aide du vidéaste Frédéric Valet,
phones - constitue la trame de fond des sa singularité: penser un récit, sélection- avec qui nous avons travaillé sur le mon-
deux projets suivants. Il nous semblait ner des acteurs, déterminer un point de tage et l’installation des vidéos dans
important d’interroger ce rapport vue, choisir un cadre… trois lieux du lycée symboles du lien
tactile à la machine, qui voit le prolon- social : le hall d’entrée, le LAVBOT’, ainsi
gement entre le corps et la technique Dans un deuxième temps, la Com- qu’un lieu au niveau du bureau de la vie
s’amplifier, et de montrer, qu’au-delà de pagnie Me and the Machine est inter- scolaire. Cette exposition de leur identité
la simple possession de l’objet, celui-ci venue pour un atelier de création avec sur des écrans n’a pas posé de problème
représente aussi un réel potentiel de les élèves de Seconde sur la première aux participants qui étaient même très
création artistique. semaine du festival pour créer des pro- fiers de se présenter “en grand”, comme
menades vidéo autour des trois pôles du si cette mise à distance par l’écran
Nous avons donc interrogé cette festival en centre ville de Bergerac. réduisait l’enjeu de la représentativité de
évolution corporelle plus sensible, par
Les deux intervenants ont, via la mise leur identité, à l’image d’un post vidéo
le passage du clic au toucher, à travers
en situation, tout d’abord présenté le ou d’une chaine youtube que l’on ouvre
deux expériences artistiques avec les
travail qu’ils mènent autour de la réalité en espérant que les vues soient les plus
élèves de deux classes de Seconde bac
augmentée. Les élèves ont ensuite expé- nombreuses possibles.
professionnel, munis de leurs portables.
rimenté, chacun l’un après l’autre, l’ins-
tallation When we meet again
(9) https://www.youtube.com/
(7) Vous pouvez retrouver l’ensemble des produc- watch?v=OPrLbohy5Ws
tions en suivant les liens internet suivants: https://vimeo.com/13327740
http://selfies3d.tumblr.com http://www.melkiortheatrelagaremondiale.
https://sketchfab.com/philippefaure/models (8) http://www.meandthemachine.co.uk com/?p=8181
CULTURES NUMERIQUES : NOUVELLES RELATIONS AUX TERRITOIRES ET AUX ŒUVRES 61

Et comme le souligne Florian Dauphin Nous avons aussi découvert différents dépassé par les participants qui ont mis
finalement « les TIC ne sont pas tant photographes comme Ken Kitano, Denis en avant le plaisir collectif et partagé de
employées comme un moyen de réaliser Darzacq, Hendrik Kerstens ou encore l’oeuvre collective, comme si la place des
une tâche, une action précise, un projet, Philippe Halsman qui jouent tous avec le corps se retrouvait au centre du jeu.
ou de communiquer un message spéci- portrait photographique classique, afin
fique, mais comme une manière d’affi- de “mettre en danger” physiquement
cher une image de soi, de se construire leurs sujets. Les élèves ont pu se rendre Le dernier axe de ce cycle de projets
et de maintenir la sociabilité avec son compte que beaucoup de photographes artistiques est constitué par une volonté
groupe de pairs » ce qu’a aussi révélé se sont pliés au genre de l’autoportrait de faire découvrir le travail de trans-
cette expérience de projection vidéo et que certains sont allés plus loin dans disciplinarité autour du numérique qui
dans le lycée. (10) le jeu du miroir et du regard de l’autre. se développe dans le spectacle vivant
et en particulier dans le monde de la
Dans un deuxième temps, nous avons
danse contemporaine. Les deux projets
proposé aux élèves une série d’auto-
menés avec les classes de terminale se
Portable, portraits à réaliser avec leurs portables.
L’ensemble des portraits exposés ont
sont développés, chacun pendant une
semaine de création artistique, dans
mon amour… été réalisés par les élèves, dans une
une perspective de corps à corps avec
démarche de groupe, tout en suivant
Le second projet a eu comme point de les objets numériques en interrogeant
les indications de prise de vue. Plusieurs
départ la pratique du selfie chez les ado- le rapport entre corps virtuel et corps
séries ont ainsi émergé : portrait en
lescents afin d’élaborer une réflexion sur incarné.
sautant, portrait en pied, portrait avec
la photographie à l’ère numérique. téléphone portable, portrait de profil,
Ainsi les élèves ont travaillé sur l’auto- portrait selfie; avec toujours des indica-
portrait et le portrait photographique en
partant de leur pratique quotidienne du
tions scéniques, d’attitudes du sujet et
de prises de vues très précises.
Image flottante -
selfie. Encore une fois, l’idée était de En parallèle, un travail d’autoportrait Corpus am
prendre appui sur leurs pratiques numé-
riques quotidiennes et de les inclure
dessiné a vu aussi le jour, ainsi qu’un tra-
vail de photodéformation; sans oublier
angegebenen Ort -
dans une histoire des arts et des pra-
tiques artistiques, pour les faire réflé-
l’écriture d’un texte d’une dizaine de
ligne, dans lequel les élèves devaient
Corpus au lieu
chir à l’art photographique et à la
notion de point de vue. La première
décrire, évoquer leur relation à leur indiqué
portable. Un travail de prise de son de
séquence a consisté à regarder et à ana- lecture à haute voix de leurs productions
lyser ensemble des séries photogra- écrites respectives a aussi été effectué Le collectif a. a. O (11) interroge le corps
phiques autour du portrait, afin de pour la restitution du projet. et ses différentes représentations à
mettre en place des outils d’analyse et
La valorisation du projet a eu lieu lors travers les langages de la danse et de
un vocabulaire commun, que les élèves
d’une exposition des travaux au Lavbot’ la vidéo. Alors que le Melkior théâtre /
ont ensuite redéployés lors de la pra-
en mars 2015. Nous avons sélectionné Gare mondiale (12) , lieu de recherche et de
tique, ainsi que lors de leur épreuve orale
une série autour du selfie avec un travail confrontation artistique, situé sur Ber-
finale.
graphique, à la manière des planches gerac, accompagne ce collectif au long
contacts dessinées de William Klein, terme, et se trouve dans une démarche
une série de portraits en sautant, une de coconstruction de projets avec le
série de portraits en pieds, disposés lycée agricole et viticole de Bergerac, il
dans le couloir le long du foyer, afin de nous semblait opportun d’instaurer un
jouer sur la perspective et de surprendre dialogue avec cette compagnie dans le
le spectateur, une fresque photogra- cadre de ce projet intitulé Image flot-
phique, composées de portraits en saut tante - Corpus am angegebenen Ort -
et en pied, sur le mur du hall d’entrée Corpus au lieu indiqué.
du Lavbot’. Nous avons aussi réalisé une L’envie était de proposer la marche, à
création sonore, à partir des textes écrits la fois, comme sujet d’étude et comme
et lus par les élèves, sur leur relation au pratique artistique et chorégraphique,
portable qui a été diffusée lors de l’ex- et d’utiliser cette thématique dans une
position, ainsi qu’un stopmotion à partir démarche de travail, dans laquelle les
de la série portraits de profil. deux expressions artistiques se croisent,
Toutes ces expériences autour du se répondent, s’entrechoquent.
selfies se voulaient avant tout parta- Les élèves de Terminale Bac profes-
gées, les élèves ont ainsi dû mutualiser sionnel ont, tout d’abord, découvert le
Flyer de Portable mon amour
un portable à plusieurs, réaliser des travail de la compagnie, avec un échange
portraits en groupe, s’organiser collec- sur le corps et ses représentations par
tivement pour les prises de vues, porter diverses expressions artistiques dont la
un regard autre que celui porté avec
(10) Florian Dauphin, « Culture et pratiques numé- distance grâce aux technologies d’inter-
riques juvéniles : Quels usages pour quelles face. Finalement le selfie a constitué un (11) http://www.collectifaao.fr
compétences ? », Questions Vives [En ligne],
Vol.7 nº 17 | 2012. point de départ, qui a été rapidement (12) http://www.melkiortheatrelagaremondiale.com
62 CULTURES NUMERIQUES : NOUVELLES RELATIONS AUX TERRITOIRES ET AUX ŒUVRES

danse et la vidéo. Le second moment de les corps d’adolescents filmés de dos qui ATELIER DANSE
mise en bouche a été la vidéoconnection parcourent une zone pavillonnaire d’une
avec les intervenants, lors d’une répéti- ville française moyenne, peu importe Le second groupe d’élèves a travaillé
tion du collectif a.a.O, alors en résidence laquelle ! En solo, en groupes, ils déam- sur la marche à travers la danse et
sur la Gare mondiale. Par caméras inter- bulent, se croisent dans un décor de l’engagement corporel. Mettre un voile
posées, les élèves ont ainsi dialogué avec rues, de routes, de terrain vague, d’un d’hivernage entre l’autre et moi, pouvoir
les danseurs présents sur le plateau, lieu surréaliste comme abandonné par me recentrer sur mes sensations, redé-
ainsi que Carole Vergne, chorégraphe du le vivant, par les centres de décisions. Le couvrir les pieds, les jambes, les bras,
collectif a.a.O. Avec cette expérience, seul événement est l’instant de tension le buste de mon corps et jouer avec la
dans le cadre de la création d’un réseau présent lors de leur entrecroisement et matière. Jouer aussi avec l’image flot-
d’hyperlieux sur l’agglomération berge- puis, très rapidement c’est la marche tante de mon corps, unir mon corps avec
racoise, l’idée était d’utiliser l’outil skype qui prend le devant et nous suivons ces celui de l’autre danseur en jouant avec
comme lien social, comme expérience adolescents dont les corps paraissent l’ombre projetée sur le voile, filtre visuel
artistique augmentée. survoler les lieux à la recherche d’une d’où émerge une force, une forme ima-
issue. L’un d’entre eux rentre dans une ginaire, qui prend la figure d’une femme,
barre d’immeuble abandonnée d’un pas d’une ombre, d’une présence plus ou
décidé et, une fois à l’intérieur du bâti- moins humaine.
ment, semble avoir perdu ses repères et La demande des participants a été,
tourne en rond tel un animal hagard et dès le début, d’utiliser ce voile pour se
pris en chasse par une meute imaginaire. protéger du regard physique d’autrui,
La marche comme appartenance à un afin, pour une fois, de se laisser aller à
groupe, comme une confrontation phy- son corps en toute tranquillité, comme
sique à l’altérité et la différence. pour préserver une intimité dans une
image, dans un jeu avec son propre
reflet ; tout ceci dans le cadre d’un
Vidéo 2 - La deuxième vidéo situe les tableau collectif régulièrement alimenté
mêmes corps dans l’enceinte d’un lycée, par les intentions corporelles des diffé-
la marche est plus rapide, empressée, rents participants pour la création d’une
les croisements sont plus rapides et présence visuelle globale simplement
chaque adolescent parcourt son tracé suggérée.
avec le mécanisme d’un robot télé-
guidé. L’enceinte du lycée comme lieu
d’enfermement quotidien, auquel le
corps répond par une programmation
des parcours et un isolement dans les
Champs
différentes postures adoptées tout au vibratoires
Image flottante
long de la journée, d’une année scolaire,
d’une scolarité. Le lycée, qui pourrait être
La semaine de pratique artistique pensé comme un lieu d’apprentissage Pour cette seconde expérience avec
s’est déroulée dans les deux salles de la liberté et de la pensée nuancée, ne une compagnie de danse, la volonté
de répétition de la Gare mondiale. La représente plus qu’un lieu de passage partagée avec les artistes a été celle de
journée type débutait avec un travail contraint, dans lequel on ne fait plus que penser le numérique comme instrument
d’échauffement pour tous les élèves quantifier les apprentissages et com- possible d’un nouveau lien social avec
sur le plateau, suivaient ensuite des pétences. L’essentiel n’est qu’affleuré la convocation des participants à une
moments d’échanges, de rencontres et le lycéen d’adopter des postures célébration shamanique numérique.
à partir de la présentation de travaux stéréotypées… Les élèves ont tout d’abord rencontré
artistiques qui abordent la thématique la Compagnie Médulla en filage lors de
de la marche. Cette approche transver- leur venue sur l’Auditorium de Berge-
sale a bien entendu alimenté la réflexion Vidéo 3 - La troisième proposition rac dans le cadre de la programmation
commune et les élèves ont alors, en ate- vidéo est un triptyque avec une image du Centre Culturel. Après un moment
liers vidéo et danse, donné corps à leur en noir et blanc : les protagonistes d’observation du travail sur le plateau, ils
propre interprétation de la thématique rentrent dans le champ et leur marche ont échangé avec Naomie Mutoh qui a
de la marche. L’objectif final était la mise révèle toute la mise en scène déployée répondu avec attention à leur question
en place d’une restitution de fin d’atelier par tout un chacun pour paraître plus ou sur la mise en scène, sur le Butô, sur les
dans le Lavbot’, laboratoire artistique moins humain. L’intention est un aperçu costumes. Laurent Paris a dévoilé les
du lycée agricole et viticole de Berge- des marches possibles et une réflexion intentions musicales du spectacle, les
rac, sous forme de performance et ceci sur le regard que chacun porte sur l’autre contraintes scéniques avec une présence
devant l’ensemble des classes du lycée. seulement à travers sa démarche et son visuelle très atténuée des musiciens. Il a
rapport à son propre corps. aussi évoqué le futur travail en commun
que nous avons effectué en janvier 2014
ATELIERS VIDÉO afin de préparer les élèves à la confron-
tation scénique.
Vidéo 1 - À l’image du film Elephant
de Gus van Sant ou des personnages de
jeux vidéo, la caméra suit longuement
CULTURES NUMERIQUES : NOUVELLES RELATIONS AUX TERRITOIRES ET AUX ŒUVRES 63

Le second moment du projet a été la


semaine de création artistique qui a été Conclusion
très intense et complètement différente
de la première expérience que nous
avions eu avec la Compagnie Medulla A travers tous ces projets artistiques,
en octobre 2011 avec le projet Radix en nous avons expérimenté ce corps à corps
terroir viticole. Cette Compagnie qui avec les objets numériques et ceci tou-
associe Danse Butô et musiques élec- jours dans une perspective d’interroga-
troniques a, dans un premier temps, tra- tion des identités, du regard sur l’image
vaillé avec les élèves à la Gare Mondiale, exposée aux autres et du rapport au
autour de la thématique de la communi- corps et à ce qui fait le lien social en
cation et de l’utilisation des outils numé- dehors des rapports virtuels.
riques et en particulier des téléphones Comme l’écrit Renaud Hétier, « D’une
portables. manière ou d’une autre, pour que les
Il apparaît, au fur et à mesure des pro- élèves ne soient pas présents de façon
jets, que ce moment, en dehors du lycée, seulement …virtuelle, il faut tout faire
constitue une sorte de seuil important pour qu’ils habitent leur corps, qu’ils
au cours duquel les élèves découvrent soient présents là où ils se trouvent
leur potentiel, dépassent leur peur loin (dans leur corps) et qu’ils habitent un
de l’enceinte du lycée et des habitudes espace où les corps se rencontrent pour
de chacun. Pouvoir aussi bénéficier des apprendre à se tenir ensemble.
infrastructures de la Gare mondiale est Un tel investissement du corps, de
aussi important quand on aborde, en la relation, de leur mise en jeu dans un
particulier, la danse, le travail corporel espace réservé comme celui de l’école
avec les élèves. Les artistes peuvent eux pourrait contribuer à redonner de la gra-
aussi mesurer d’autant mieux les envies, vité aux corps. » (13)
les capacités des uns et des autres, les
postures et l’énergie qui se dégage ou Face au ciel numérique, au « cloud »,
non du groupe à travers le travail sur un le travail de l’enseignant en éducation
plateau professionnel. Cette fois-ci, les socioculturelle doit intensifier mainte-
élèves ont montré une volonté collec- nant et ici une incarnation physique des
tive de concentration et d’engagement corps des élèves pour maintenir un lien
sincères. physique au-delà des écrans, car l’insti-
tution d’un rapport à autrui ne peut s’ef-
Ensuite, le groupe a investi le Lavbot’, fectuer sans la présence substantielle
laboratoire artistique du lycée, pour pré- des élèves. A nous aujourd’hui d’interro-
parer la restitution présentée à l’issue ger, via les expériences artistiques avec
de cette semaine devant l’ensemble de les professionnels du spectacle vivant,
la communauté éducative. Avec l’aide cet évitement du corps-à-corps avec les
du travail de lumière et de vidéopro- outils numériques, ce qui finalement
jection de Frédéric Valet, la Compagnie nous empêche aussi d’éprouver notre
Medulla a mesuré les contraintes du lieu propre fragilité corporelle.
et est restée dans le souci de protéger
au mieux les élèves d’une confrontra- Enfin, il nous faudrait aussi pen-
tion physique avec le public « à fleur ser l’ALESA (14) comme un laboratoire
de peau ». Le lieu a ainsi influencé la pour une confrontation physique aux
conscience d’appartenance à cette tribu. matières, aux matériaux, aux objets, aux
L’entrée physique dans le Lavbot’ de outils pour faire et défaire. Ce temps
chaque spectateur était aussi accom- d’animation doit aujourd’hui se réactiver
pagnée par un signe calligraphique comme un espace de pratiques numé-
d’appartenance à la création d’une tribu riques à l’image des Fablab, comme des
commune; ce qui s’est aussi concrétisé tiers-lieux, un espace - temps ouvert à
par de réelles vibrations corporelles col- l’expérimentation… Et si le devenir de
lectives présentes lors de la restitution notre corps n’était-il pas de prendre le
de fin de projet. maquis du numérique ?

Face à cette emprise numérique qui


est aujourd’hui quotidienne pour l’en-
semble des élèves, la démarche a donc
consisté à remettre les échanges corpo-
rels au centre de la tribu, alors que dans
leur quotidien ils ne communiquent qua-
(13) Renaud Hétier, Aspiration numérique et mise
siment plus que via leurs portables et à distance du corps, Recherche en Education –
que les corps s’effacent et ne sont plus n°18 – Janvier 2014. p. 129.
que transparence. (14) Association des lycéens étudiants stagiaires et
apprentis
EPILOGUE
EPILOGUE 65

Translittératie :
pour une éducation critique
aux médias et à l’information
Divina Frau Meigs
Professeure à l’université Sorbonne Nouvelle en sciences de l’information et de la communication et en langues et cultures des
mondes anglophones. Elle pilote l’ANR TRANSLIT sur la convergence entre l’éducation aux médias, à l’information et à l’informa-
tique. Elle co-pilote le projet européen ECO pour la création de MOOC.

L’ère numérique a profondément bouleversé les usages en matière de communication et


d’information. Alors que l’Internet entre dans sa propre phase d’institutionnalisation,
quels sont les périmètres de ces bouleversements ? Quels usages, quels biens culturels,
quels besoins cognitifs affectent désormais notre relation à l’intimité, aux autres et au
monde ? En quoi l’ère numérique renouvelle-t-elle les enjeux en termes de cultures de
l’information et de pédagogie, mais également de liberté et de droits humains ? Quelles
sont les retombées en matière éducative, quand l’apprentissage passe par la régulation
des interactions pédagogiques avec un tiers socio-technique virtuel ?

Jeux, avatars, web séries… Les cultures Les médias audiovisuels demeurent
numériques ont un impact radical Vers un nouvel des instruments clé pour propager
sur la culture dans la mesure où elles
modifient les relations entre les usa-
univers de signes massivement l’information (et la désin-
formation), la fiction et la culture au
gers et entre les usagers et le monde.
Maîtriser ces usages et leur donner du
cohérents : la sens large. Les médias numériques
contribuent à la conversation et à la
sens passe par une éducation critique culture médiée et participation des individus entre eux,
aux Médias et à l’Information comme souvent par rapport à ce que diffusent
enseignement transversal et comme ambiante les médias audiovisuels car ce sont
discipline constituée. Le statu quo pré- souvent des amateurs ou des fans dans
Le numérique est profondément
numérique, - selon lequel certaines leurs pratiques (1) . Au niveau des usages
médiatique, comme le révèlent les
institutions comme les médias ou de lecture, d’écriture et de publication,
pratiques des jeunes et des adultes. Il
l’école, seraient épargnées par le chan- la continuité entre le hors-ligne et le
consiste en des usages de communica-
gement - ne peut plus faire illusion face en-ligne existe, qui établit une culture
tion par interaction et interactivité tout
à la force tellurique de l’Internet, de ses médiée où l’accès aux contenus origi-
autant que d’information par recherche,
réseaux sociaux et de ses applications naux de l’art (musique, cinéma…) se fait
curation et publication. Ces usages
multi-morphes. Les industries culturelles par des plateformes de toutes sortes.
transforment chaque individu en média
et leurs infomédiaires (bibliothèques, Cette culture médiée est désormais
potentiel car ils lui confèrent une grande
musées, écoles, universités…) subissent ambiante, enveloppante, avec des outils
capacité d’agir communicationnel et
d’énormes pressions qui risquent de les portables, mobiles, ubiquitaires. La
informationnel, avec des outils portables
marginaliser s’ils ratent leur transition négociation des frontières des médias a
et conviviaux pour (se) publier. Ces
digitale. Au micro-niveau cette transi- des implications pour les frontières de
usages rencontrent les médias institués,
tion détruit ou « ubérise » les métiers la culture, car les médias interviennent
qu’ils soient pré-numériques (papier et
et les institutions, au macro-niveau elle de plus en plus dans la manière dont les
analogique) ou en ligne, qui s’adossent
détient le potentiel de reconnecter les individus ont du pouvoir d’agir sur leur
aux data, car les modes d’entrée et de
individus avec leurs besoins cognitifs créativité, leur sociabilité et leur partici-
sortie des données se recombinent entre
et de les placer au sein du processus pation culturelle. (2)
haut débit audiovisuel (broadcast) et
du design social ou entrepreneurial.
haut débit de bande passante numé-
Ces évolutions sont durables et inexo-
riques (broadband) (1).
rables, remettant en cause la chaine
de valeur de la culture et de l’édu- (1) P. Flichy, Le sacre de l’amateur : Sociologie des
passions ordinaires à l’ère numérique, Paris, Seuil,
cation au moment où la révolution
2010.
numérique entre dans sa propre phase (2) F. Gire et F. Granjon, « Les pratiques des écrans
d’institutionnalisation. des jeunes français », RESET [En ligne], 1 |
2012, URL : http://reset.revues.org/132 ; DOI :
10.4000/reset.132.
66 EPILOGUE

LA SITUATION D’ÉCRAN-NAVETTE peinture…) et cohabitent avec d’autres littérature les plus diverses, car elles
ENTRE LE TUBE ET LA TOILE formes culturelles nouvelles (jeu, simu- reflètent des besoins cognitifs et senso-
lation). Les formes narratives longues riels différenciés qui ont de tous temps
Le mode d’intervention des médias et linéaires, longtemps dominantes, le produit des médias hétérogènes et évo-
et la production d’une culture médiée cèdent désormais aux formes narratives lutifs, porteurs de récits engageants (8) .
se concrétisent dans la phase actuelle courtes et fragmentées. Ces récits engageants contribuent à l’in-
du web 2.0 par une situation d’écran- telligence distribuée et à l’être ensemble
navette : les récits (films, jeux, mangas, d’une culture perçue comme un « réseau
séries,…) qui sont produits et proposés La situation d’écran-navette cognitif(9) ». Comme vecteurs de repré-
sur l’écran de surface - celui des médias sentations et supports de diffusion, les
audiovisuels (le Tube (3)) - sont discutés médias font partie de cette culture qui
et commentés sur l’écran de profondeur transmet les valeurs et les informations
- celui des réseaux sociaux (la Toile (4)) pour nous aider à faire sens du monde.
qui ne manquent pas de réagir et de
produire en retour des suggestions,
voire d’autres récits (les fans fictions par Les 4 espaces de l’écran-navette
exemple). Les médias audiovisuels conti-
nuent d’être les principaux pourvoyeurs
de récits partagés et engageants qui
sont recyclés et remixés par les médias
numériques en réseaux, pour produire
de nouveaux contenus, mais aussi des
commentaires, des annotations, des
Pour les usagers, cette culture médiée
recommandations car les récits par-
produit une expérience fluide et sans
tagés, en ligne ou pas, sont centraux
suture car les médias se retrouvent
à toute culture humaine, pour leurs
tous sur une interface écran et non Toujours du côté des usagers, le
valeurs de socialisation et d’interaction.
plus papier (même quand ils utilisent numérique a retiré le monopole des
Dans leurs usages, les jeunes trouvent
le texte). L’écran est un espace qui récits engageants au système pré-numé-
leur actualité sur la télévision puis sur
ouvre sur des figurations construites rique dominant issu du support papier.
Facebook; la presse papier, en ligne
de l’espace réel dans un seul et même Les récits proviennent de plus en plus
et les blogs arrivent bons derniers. Le
volume imaginaire. L’usager bénéficie d’autres institutions que les médias et
smartphone est omniprésent car il
à la fois de quatre espaces conjoints : d’autres individus que les artistes, avec
leur permet de tout faire, y compris la
l’espace-bureau où il opère ses tris, des perceptions différentes de la chaine
navette entre écrans (5) .
l’espace-studio où il accède aux choix de de la valeur et de la qualité. Les parti-
Les deux écrans font la navette et fabrication des récits et spectacles par cipants se sont émancipés des figures
favorisent la navigation transmédia, les producteurs de services, l’espace- dominantes de l’auteur comme créateur
grâce à l’Internet, cette réalité unique et parcours qui lui donne des relations et de l’usager comme consommateur.
inédite qui transmet l’information par en réseaux avec la réalité extérieure, Souvent ils contribuent à des pièces
des protocoles de transfert de données. même si elle est construite pour créer collaboratives pour lesquelles nul ne
Les deux sous-systèmes des cultures une connivence et une communauté en réclame l’autorat ou la propriété intel-
de l’information, - la TV connectée abolissant la distance par une extrême lectuelle. Les volumes de vidéos sur You-
fondée sur l’audiovisuel (broadcast) présence et des possibilités décuplées Tube par exemple proposent un mélange
d’une part, le Web fonctionnant sur de navigation. Enfin l’espace-monde lui très hétérogène d’extraits de films et de
l’Internet (broadband) pour consulter permet d’agir directement sur la réalité séries télévisées, de productions maison
des sites et y créer des pages d’autre extérieure (achat, publication…) (6) . A ces générées par les usagers et de juxtaposi-
part - se concurrencent et se complètent espaces correspondent autant de figures tions de parodies, copies et compilations
à travers toute une série de formats de l’usager : l’espace-bureau est celui du dont la valeur et la qualité sont difficiles
comme les tablettes, les liseuses, les nétayer qui y travaille, l’espace-studio à évaluer si ce n’est par l’engagement
smartphones et autres e-dispositifs celui du spectacteur qui y consomme, des autres participants qui sont invités à
en devenir. Les formes culturelles clas- l’espace-parcours est celui du gameur recommander et commenter(10) .
siques perdurent (livre, film, musique, qui y joue et l’espace-monde est celui du
netoyen qui s’y active (7) . Les retombées Du côté des institutions, les acteurs et
sont décuplées en termes de mobi- communautés d’intérêts économiques
lité, d’ubiquité, de simultanéité et de issus du support papier sont celles qui
(3) C’est le nom familier donné à la télévision
depuis les origines car elle était diffusée via un partage. Les équivalents numériques
tube cathodique (d’où YouTube pour la plate-
forme de mise en ligne de vidéos).
du cinéma, de l’opéra, de la peinture
(4) C’est le nom familier donné au Web pour rendre continuent, ainsi que les formes de (8) L.E. Harrison and S.P. Huntington, Culture Mat-
compte du réseau de liens hypertextes qui réu- ters: How Values Shape Human Progress, New
nit les pages et les sites. York, Basic Books, 2000 ; M. Tomasello, The
Cultural Origins of Human Cognition, Cam-
(5) Voir les résultats de l’ANR TRANSLIT 2016 dans
(6) Inspiré de E. Fouquier et E. Veron, Les spectacles bridge, Harvard UP, 1999.
N. Pinède et V. Lespinet-Najib « Mutations et
permanences des usages numériques person- scientifiques télévisés. Figures de la production (9) M. Donald, Origins of the Modern Mind: Three
nels chez les jeunes lycéens : quelle(s) réalité(s) et de la réception, Paris, La Documentation fran- Stages in the Evolution of Culture and Cognition,
en 2014 ? » K. Zreik, G.Azemard, S. Chaudiron, G. çaise, 1985. Cambridge, Harvard UP, 1991.
Darquié (dir.), Livre post-numérique. Historique, (7) D. Frau-Meigs, Penser la société de l’écran. Dis- (10) D. Frau-Meigs, Penser la société de l’écran. Dis-
mutations et perspectives, Europia, 2014, p. positifs et usages, Paris, Presses de la Sorbonne positifs et usages, Paris, Presses de la Sorbonne
117-126. Nouvelle, 2011, pp.106-110. nouvelle, 2011.
EPILOGUE 67

risquent d’y perdre le plus. Issus de sont fondés sur les Technologies de l’In- réviser(13) . En socio-cognition, elle est loin
l’Europe des Lumières, leur modèle éco- formation-Communication (TIC) mais ils d’être la réaction « à chaud » qu’on lui
nomique et symbolique (le copyright, s’appuient sur les besoins relationnels de prête traditionnellement et correspond à
les maisons d’édition, les librairies, …) et la culture comme réseau cognitif, reliée la perception d’un dilemme information-
leur système de légitimation des récits par des récits engageants, ce en quoi ce nel : ce qui est attendu ne fonctionne
engageants ayant le droit d’être publiés sont des Biens Relationnels de l’Informa- plus et doit être ré-évalué pour faire face
sont menacés. Le support numérique - et tion-Communication (BRIC). à des changements rapides, comme ceux
en particulier le Web - propose d’autres qui arrivent dans la simultanéité numé-
Ces besoins relationnels viennent
modèles économiques, chamboule les rique (le clic) et la fébrilité des réseaux
des 3 grands objectifs cognitifs qui ont
modes de diffusion et multiplie les sys- sociaux (le tweet).
conduit les humains à créer des médias
tèmes de légitimation.
depuis les origines et qui justifient D’où l’émergence de deux types de
Les changements dans les pratiques leur utilité sociale : « la surveillance de biens complémentaires (quoiqu’opposés
des usagers ne permettent plus à ces l’environnement, le traitement de l’infor- dans l’ère pré-numérique et l’économie
institutions de se maintenir seules sur mation issue de cette surveillance et la positiviste) : les biens relationnels et
le marché de la culture, car les pratiques résolution de problèmes par la prise de les biens expérientiels. Les biens rela-
numériques sont aussi en train de décision à partir des données recueil- tionnels favorisent des relations inter-
s’institutionnaliser et de produire leurs lies. (11) » D’emblée, ces objectifs cognitifs personnelles durables et sont des biens
propres modèles économiques, leurs expliquent plusieurs dimensions des publics locaux (dans la tradition des
instances éditoriales et leurs straté- usages numériques (qui ne sont pas en « communs »), pas nécessairement atta-
gies légitimantes. Issus de la Vallée du rupture avec le passé) : la prépondé- chés au marché des échanges fiduciaires,
Silicone en Californie, d’autres acteurs rance de l’image et du son (la vue res- maintenus par des actions coordonnées
émergent et dominent le marché de tant notre sens principal), l’extension du non-contractuelles (14) . Leur valeur est
leurs standards et plateformes, comme système visuel et sonore à toutes sortes prédiquée sur l’interaction et l’interacti-
les multinationales GAFAM (Google, de supports qui prolongent l’audio- vité, notamment la recherche de la réci-
Apple, Facebook, Amazon et Microsoft). vision (câble, satellite, fibre, téléphonie…) procité, de l’intimité et des perceptions
Leurs intérêts économiques et les com- et enfin la poussée continue vers des réciproques de compréhension et de soin
munautés qu’ils génèrent créent des technologies de la mobilité qui per- (care). Leur valeur se traduit clairement
institutions très différentes avec des mettent l’action à proximité comme à dans les réseaux sociaux où beaucoup
initiatives partant d’individus-entrepre- distance, sans prise de risque, par écran de temps est consacré à des activités
neurs traités comme des héros (Larry interposé. comme le « liking », le « friending », la
Page et Sergueï Brin, Steve Jobs, Mark curation, etc. Les retombées dans la vie
Ces besoins relationnels, rendus
Zuckerberg, Jeff Bezos et Bill Gates) plu- réelle se sont massivement manifestées
hyper-visibles dans la situation de
tôt que des collectivités. Ces individus dans les divers printemps arabes et les
l’écran-navette, génèrent donc des biens
cherchent à monétiser la réalité des mouvements d’indignés, qui se sont
relationnels qui leur correspondent,
pratiques générées par le numérique au tous retrouvés sur des places publiques
dans la culture comme réseau cognitif
travers des entreprises nouvelles qu’ils locales (à Tunis, au Caire, à Rio, à New
médié. Leur logique ne correspond pas
ont créées, qui deviennent de facto la York, à Berlin, à Sydney…), c’est-à-dire
uniquement à celle des biens culturels
nouvelle norme et profilent les nouvelles des communs, suite à une mobilisation
pré-numériques. Elle ne s’aligne pas
institutions. Ils créent systématique- médiée par les réseaux sociaux (Face-
exclusivement sur les choix rationnels
ment un dérèglement numérique et par book et Twitter).
des consommateurs (comme le conçoit
contrecoup, ils obligent les anciennes
la science économique positiviste) Les biens expérientiels se fondent
instances à s’inscrire dans le numérique
mais sur les « réseaux adaptatifs non- sur l’usage et la pratique, pour tester
aussi. Le terme « numérique » devient
linéaires (12) » où la logique de l’usage en grandeur réelle la performance
un terme fourre-tout pour parler en
et de l’émotion est plus forte que la d’un produit ou d’un service avant de
fait de la complexité des cultures de
logique de l’offre et de la demande. Les considérer la décision d’acheter. Leur
l’information.
mécanismes de la prise de décision sont valeur est aussi prédiquée sur l’interac-
liés à des choix non-rationnels fondés tion et l’interactivité, notamment la
sur des motivations liées à l’environ- confiance, l’échange, l’effet de réseau,
LES BIENS RELATIONNELS nement, à l’information et au vivre- la co-construction. La valeur d’usage
DE L’INFORMATION- ensemble (comme l’appartenance et l’emporte sur la valeur de propriété
COMMUNICATION (BRIC) l’attachement, la communauté et l’ami- (contrairement aux biens de consomma-
tié, le jeu et la résolution de problème…). tion courante qui ne peuvent être testés
Mais les GAFAM ne sont qu’une façon
L’émotion est en effet revalorisée dans avant d’être achetés) (15) . Ils reposent
de regarder la situation de la culture
ce contexte adaptatif non-linéaire car sur l’apprentissage social, les pratiques
médiée car elles bénéficient de toute
cognitivement, elle est ce qui permet au et la connaissance, ce qui se traduit
une série d’inventions cruciales même
cerveau de revoir ses idées rationnelles,
si elles les institutionnalisent chemin
soit pour les conforter, soit pour les
faisant. Les transformations actuelles
(13) P. Livet, Émotions et rationalité morale, Paris,
nécessitent de prendre en compte PUF, 2002.
l’émergence de biens culturels nouveaux (14) C. J. Uhlaner, « Relational goods and partici-
qui s’inscrivent dans les développements pation: incorporating sociability in a theory
(11) D. Frau-Meigs, Socialisation des jeunes et éduca- of rational action » Public Choice 62, 1989, pp.
socio-cognitifs issus des neurosciences, tion aux médias, Toulouse, Eres, 2011, chap 1. 253-285.
sur lesquels s’adosse l’Internet depuis les (12) J. H. Holland, « Studying Complex Adaptive (15) R. E. Caves, Creative Industries: Contracts
origines. Ces biens culturels nouveaux Systems » Journal of Systems Science and Com- Between Art and Commerce, Cambridge, Harvard
plexity 19,1, 2006, pp. 1-8. UP, 2000.
68 EPILOGUE

par beaucoup de temps passé en ligne Le premier de ces besoins est trois premiers dont il est tributaire car
à améliorer le produit ou le service, à ­­
l’« actualisation (17)
». Cette mise à jour de il ne peut passer que par la motivation
examiner les données générées par les soi se définit comme le désir de se réa- et l’estime de soi qu’ils construisent.
usagers, etc. Les retombées dans la vie liser et d’utiliser toutes les affordances Il permet la participation dans la
réelle se manifestent par des appels à des médias à cet effet. Elle apparaît culture de manière collective et non
contribution du type « crowd-sourcing » dans la quête de la réputation, l’usage plus individuelle. Il permet d’aller dans
ou « crowd-funding », donc des formes intense du micro-blogging, les mises à l’espace-monde avec ou sans écrans,
de mobilisation médiées par les réseaux jour de profils. Elle participe de la sur- pour disséminer l’information, pour
sociaux pour améliorer un service, une veillance de ce que font les autres sur aider les autres à prendre des décisions.
plateforme ou une application par la les sites de partage pour savoir où se L’agentivité citoyenne porte à la coopé-
force des liens faibles. Le tout apparaît positionner soi-même. Elle s’inscrit dans ration sur des problèmes d’intérêt public
très chaotique alors qu’il s’agit d’une l’espace-bureau. même dans des situations où les points
pensée de la complexité (16) . Celle-ci de vue sont divergents. Toutes sortes
Le deuxième de ces besoins est la
permet l’innovation sans autorisation de normes, de symboles et de pratiques
« réorientation des choix (18) ». Cette
et donc la créativité basée en fait sur la viennent soutenir l’action collective par
satisfaction des désirs d’avenir se mani-
participation et l’intelligence distribuée l’internalisation individuelle des proces-
feste par la mise en place de stratégies
des usagers. Les biens expérientiels sus de co-construction et de révision
de compensation ou de supplémenta-
du coup ont développé des User-Cen- des valeurs. L’information et la com-
tion, comme des modes d’auto-régula-
tered Design (UCD) qui renforcent leur munication sont recyclées, remixées et
tion évolutifs, soit pour réparer des dom-
proximité avec les biens relationnels. ré-agencées pour fournir un répertoire
mages antérieurs, soit pour suppléer à
YouTube ou Skype donnent le sentiment de stratégies dynamiques qui donnent
une incomplétude, soit pour compenser
d’être des biens relationnels, gratuits une participation appropriée dans une
des projets ou désirs frustrés par les
et ouverts, alors que ce sont des biens culture donnée, médiée par ses propres
conditions sociales et économiques. Elle
expérientiels, qui fonctionnent sur le réseaux cognitifs (21) .
apparaît dans l’exhibition de ses goûts
modèle de la publicité et du courtage,
et préférences sur des sites qui se pré- Ces formes de culture de la participa-
avec des logiciels propriétaires.
sentent comme des galeries d’art ou des tion et de l’usage diffèrent des cultures
maisons d’édition de fan fictions. Elle de la consommation et de la propriété et
se trace dans les pratiques de curation reconfigurent l’environnement média-
LES BESOINS SOCIO-COGNITIFS qui révèlent des violons d’Ingres et des tique tout autant qu’elles sont reconfi-
DES USAGERS : ACTUALISATION talents inassouvis ou irréalisés dans gurées par lui. Ces changements offrent
DE SOI, RÉORIENTATION DES le monde du travail et de la carrière, des opportunités inespérées aux partici-
CHOIX, MODÉLISATION LUDIQUE si caractéristique des « pro-ams ». Elle pants mais présentent aussi des risques
ET ENGAGEMENT CITOYEN (ARME) participe du traitement de l’information sans précédents. Ils n’annoncent pas la
en-ligne pour en mesurer le rapport fin de la culture mais plutôt l’avènement
Les BRIC s’inscrivent donc dans les coût-bénéfice et pour faire sens des d’une ère d’amplification et de diversifi-
trois grands objectifs cognitifs qui ont pratiques proposées. Elle s’inscrit dans cation des médias sans précédent. Cette
mené à la création des médias (surveil- l’espace-parcours. ère détient des promesses de démocra-
lance, traitement et décision) et à la tisation, de pouvoir d’agir communica-
situation de l’écran-navette. La centra- Le troisième est la « modélisation
tionnel et informationnel, de création
lité des usages et des usagers les carac- ludique (19) ». C’est le jeu dans sa relation
de capital culturel. Elle apporte aussi
térise. Avec leur puissance de participa- à la résolution de problèmes et dans la
des périls en termes d’accès aux biens
tion et de proximité, ils répondent à des modélisation dynamique de processus
relationnels et aux communs et pose des
besoins socio-cognitifs profonds qu’ils du monde réel sans prise de risque. Elle
défis énormes aux institutions et aux
facilitent à leur tour, avec des approches participe de l’aide à la décision si carac-
infrastructures physiques qui ont fourni
adaptives et des choix non-rationnels. téristique des jeux vidéos dominés par la
l’accès aux biens culturels dans l’ère pré-
création d’avatars, le gain de points d’ex-
numérique (les écoles, les bibliothèques,
périence, l’accumulation d’accessoires et
les musées, …). Elle implique un énorme
de rôles, sans parler des niveaux de stra-
besoin de préparation au changement et
tégie dans des environnements simulés.
de médiation.
Elle s’inscrit dans l’espace-studio.
Le dernier besoin est l’ « engage-
ment(20)  », au sens de l’agentivité
publique ou citoyenne. Il découle des

(17) A. Maslow, Motivation and personality (2nd ed.),


New York, Harper & Row, 1970.
(18) S. Scheibe, A.M. Freund and P.B. Baltes, « Toward
a Developmental Psychology of Sehnsucht (life-
longings): the optimal (Utopian) life » Develop-
mental Psychology, 2007 pp. 778-795.
(19) D
 .W. Winnicott, Playing and Reality, London,
(16) R .D. Stacey, Complexity and creativity in Routledge, 1971.
organizations, San Francisco, Berrett-Koehler (20) P. Dahlgren, « Doing Citizenship. The
Publishers, 1996 ; R.A. Thiétart et B. Forgues, B. Cultural Origins of Civic Agency in the Public
« Chaos theory and organization », Organization Sphere », European Journal of Cultural Studies 9 (21) D. Frau-Meigs, 2011, Socialisation des jeunes et
Science, 6(1), 1995, 19-31. 3, 2006, pp. 267-286. éducation aux médias, Toulouse, Eres.
EPILOGUE 69

à la sphère publique et la création d’une elle la recherche, l’évaluation et l’orga-


Translittératie opinion éclairée. Elle essaie de favoriser nisation tandis que l’info-Data draine
et cultures de l’engagement chez les jeunes, souvent
en proposant des activités qui ont lieu à
avec elle le code, la créativité et la parti-
cipation. Créativité et Participation sont
l’information l’extérieur du cadre scolaire. Enseignants
et apprenants travaillent ensemble avec
les deux mots-clés qui se rajoutent à la
Citoyenneté chère à l’Info-Médias. La
d’autres acteurs pour s’engager dans des créativité propose l’utilisation directe
Dans ce contexte de BRIC et de situa- événements médiatiques (la Semaine de des médias eux-mêmes et encourage
tion d’écran-navette, les cultures de la Presse, la fête de l’Internet, …) qui sont toutes sortes d’appropriations des biens
l’information sont cruciales, à la fois des événements d’apprentissage. culturels et des BRIC - et ce, d’autant
levier et pivot. Elles permettent de pas- que les technologies sont devenus
Mais le numérique augmente ce
ser de l’éducation 1.0 à l’éducation 2.0, à conviviales, avec des coûts réduits et
périmètre. Deux autres modes de l’Infor-
savoir un accès à la connaissance appuyé des fonctionnalités accrues (mémoire,
mation sont en effet rendus possibles
sur les applications du Web 2.0 et les édition, commentaire…). La participation
par le passage du papier au broadcast
réseaux sociaux. Elles invitent à se saisir privilégie la coopération, et s’appuie sur
et au broadband car la transformation
des opportunités de la culture médiée, les réseaux sociaux pour augmenter
de tout document en pixels le rend
en réseaux cognitifs. Elles se composent l’effet de réseau, à savoir l’améliora-
sécable, mixable et portable. La capacité
de trois littératies distinctes, qui ont tion des services et des spectacles par
du numérique à remanier tout contenu,
l’information en partage : Info-Médias, des contributions actives des usagers
indépendamment de son support d’ori-
info-Doc et info-Data. Elles impliquent (comme l’indiquent les pratiques de
gine, s’amplifie des besoins cognitifs des
de modifier le périmètre de l’Education crowdsourcing). (25)
individus (ARME) du fait des valeurs de
aux Médias et à l’Information (EMI) , du partage, d’interopérabilité et d’ouver-
fait de l’augmentation numérique (22) . ture associées à l’informatique depuis
EMI numérique ou Translittératie :
ses origines. Ce processus promeut la
les 3 cultures de l’information
réflexivité (suivre ses traces par le biais
(Info-Médias, Info-Doc et Info-Data)
LA NÉCESSITÉ D’UNE des données), la collaboration (mixer
MODÉLISATION DU PÉRIMÈTRE DE ses traces avec celles des autres) et la
L’EMI DANS LE NUMÉRIQUE créativité (de l’apprentissage par imita-
tion à l’apprentissage par l’action et la
Le périmètre pré-numérique de l’in- simulation). La computation, essentielle
formation est de l’ordre de l’Info-Médias, à la littératie informatique, fait entrer
fondée sur le modèle de l’éducation aux la donnée dans le périmètre de l’EMI
médias (EAM) et la valeur du papier et sous la forme de l’Info-Data tandis que
de la presse en démocratie où l’informa- le document numérique se prête à tous
tion vaut pour son actualité. En dehors les besoins de recherche et validation
et dans l’école, ce modèle se focalise sur de la littératie info-documentaire, ou
3 grandes compétences (les 3C) : Culture, Info-Doc. Cette convergence des trois
Critique et Citoyenneté. (23) cultures de l’information se résume
dans la « translittératie », définie
Tous ces modèles bénéficient des
comme :
BRIC. Les compétences numériques
EAM pré-numérique : les 3C
1 - la capacité de s’approprier le mul- exigées pour la translittératie sont
(Culture, Critique et Citoyenneté)
timédia avec des compétences de opérationnelles (calculer, traiter, créer),
lecture, écriture et calcul appli- éditoriales (rédiger, trier, publier) et
cables à tous les outils disponibles organisationnelles (rechercher, éva-
(du texte à l’image, du livre au wiki) luer, naviguer) (26) . Quoiqu’elles puissent
être maîtrisées par un individu, elles
2 - la capacité de naviguer à tra-
relèvent davantage de « compétences
vers des domaines multiples qui
distribuées», pour prendre en compte
incluent l’aptitude à rechercher,
le modèle participatif, les BRIC et les
évaluer, tester, valider et modifier
besoins socio-cognitifs (ARME) : il n’est
l’information selon ses contextes
plus indispensable à une personne
pertinents d’utilisation (code,
de tout maîtriser mais davantage de
actualité et document) » (24) .
s’insérer dans un assemblage de compé-
Dans cette perspective augmentée, tences apportées par d’autres, qu’il est
les compétences pré-numériques, les
3C (Culture, Critique, Citoyenneté)
L’EAM met l’accent sur la citoyenneté, (25) D
 . Frau-Meigs, « Augmented Media and Infor-
restent valables, mais s’enrichissent
s’appuie sur l’esprit critique et a ten- mation Literacy (MIL): How can MIL harness the
de la convergence des trois cultures de affordances of digital information cultures? » R.
dance à présenter les médias par rapport
l’information : l’info-Doc amène avec Kupiainen and S. Kotilainen (eds). Media Educa-
tion Futures, Goteborg, Clearinghouse, 2015.
(26) A. Serres, Dans le labyrinthe. Évaluer
l’information sur internet. Caen, C&F éditions,
(22) Voir les travaux de l’ANR TRANSLIT, pilotée par (24) E. Delamotte, V. Liquète et D. Frau- 2012 ; B. Drot-Delange et E. Bruillard, « Éduca-
D. Frau-Meigs, www.translit.fr Meigs, « La translittératie dans les cultures de tion aux  TIC, cultures informatique et du numé-
(23) C
 . Bazalgette, Teaching Media in Primary l’information: supports, contextes et modalités rique : quelques repères historiques » Etudes de
Schools, London, Sage, 2010. », Spirale 53, 2013, pp. 145-156. Communication 38, 2012, pp. 69-80.
70 EPILOGUE

possible d’acquérir (ou pas) par le « faire • Agrégation de contenus (content- (ARME et maîtrise des quatre espaces de
ensemble et avec ». D’où la fortune d’ex- aggregation) : encourage l’expres- l’écran). Dans le cas de la translittératie,
pressions en lien au mode bricolage (Do sion d’identités alternatives pour la l’apport supplémentaire tient au suffixe
It Yourself ou DIY) et au mode partage réorientation des choix « -tion » qui se rajoute au préfixe « trans-
(Share It With Others ou SIWO). », par lequel la médiation s’augmente
• Echantillonnage (sampling) : expéri-
de la médiatisation à savoir d’un cadre
La translittératie est donc une Edu- mente avec le remixage des produits
d’action socialisée, avec ses propres pra-
cation aux Médias et à l’Information médiatiques pour une meilleure
tiques et ses modes de faire. Du côté de
augmentée par le numérique qui per- compréhension de la culture et la
l’Info-Média, il s’agit de passer du scé-
met aux apprenants de mobiliser leurs mise à jour de soi (Do It Yourself)
nario à la scénarisation et de l’édition à
propres scénarios cognitifs et de faire
• Multi-modalisation (multitasking) : l’éditorialisation. Dans le cadre de l’Info-
appel aux différents espaces de l’écran
aide à l’interaction entre divers Doc, le spectre s’élargit du document
pour savoir lorsqu’ils sont en contrôle
médias et diverses options au sein à la documentarisation et de l’index
(espace bureau), lorsqu’ils sont en
d’un même support à l’indexation. Dans le cadre de l’Info-
dépendance des autorités qui gèrent
Data, le calcul devient computation et la
la prestation des outils numériques • Mise en commun de ressources
vision visualisation…
(espace studio) ou lorsqu’ils sont en (pooling) : contribue à l’intelligence
co-dépendance pour les adapter à leurs distribuée par agrégats de savoirs
propres besoins (espace parcours et partagés (Share It With Others)
espace monde). La translittératie intègre MÉDIATION PÉDAGOGIQUE ET
• Navigation transmédias (transmedia HUMANITÉS CRÉATIVES
donc des bases informatiques (variables,
navigation) : favorise le contrôle sur
algorithmes, …) pour que le code trouve En matière éducative, pour aboutir
l’information qui est accessible dans
ses applications au quotidien, mais elle à l’apprentissage, la régulation des
le domaine public et la création de
inclut aussi la pensée critique propre à interactions pédagogiques passe par le
nouveaux contenus
l’éducation aux médias pour évaluer la tiers qu’est l’enseignant mais il est de
façon dont les plateformes commer- • Réseautage (networking) : facilite la plus en plus appuyé par un tiers socio-
ciales ou pédagogiques manipulent recherche et la distribution de l’in- technique virtuel. Celui-ci se manifeste
les contenus et affectent leurs perfor- formation ainsi que l’engagement par le répertoire de e-stratégies et les
mances. Elle donne ainsi du sens à la dite citoyen BRIC qui amènent une composante
« littératie numérique » et lui confère relationnelle accrue et porteuse de l’état
des valeurs humanistes (Citoyenneté, •Coordination pair-à-pair (peer to
peer coordination) : peut produire plus satisfaisant qu’est la communication
Critique) absentes du discours néo-libé- interactive et le sentiment d’un
ral actuel sur la culture numérique (la de la négociation entre diverses
communautés en ligne et hors pouvoir d’agir communicationnel et
Créativité étant de l’ordre de l’injonction informationnel satisfaisant aux besoins
industrielle). ligne pour trouver des procédés
alternatifs et générer des solutions cognitifs (ARME).
innovantes (27) . Cette médiation passe désormais par
LA NÉCESSITÉ D’UNE MÉDIATION Ce répertoire de e-stratégies installe une jointure des espaces disjoints de
une médiation numérique intrinsèque, l’école et de la maison, de l’école et du
NUMÉRIQUE : LE RÉPERTOIRE DES
qui vient appuyer la médiation pédago- travail. Elle passe aussi par la nécessité
E-STRATÉGIES de dispositifs socio-techniques avec des
gique pré-numérique, seulement fournie
Les fonctionnalités des plateformes par l’enseignant dans l’espace clôt de la conditions minimales d’apprentissage :
numériques et de certains logiciels classe sans écrans. Cette médiation est un projet explicité, des consignes, la
reproduisent fortement des stratégies réelle et obéit à la définition proposée levée de blocages techniques éventuels,
cognitives du cerveau, ce qui explique par J. Davallon comme « action de servir l’accompagnement par des enseignants
qu’elles donnent le sentiment d’être d’intermédiaire ou d’être ce qui sert qui eux-mêmes sont mobilisés sur les
intuitives et faciles d’usage. Elles d’intermédiaire. Avec l’idée que cette questions de littératies et pas seulement
recoupent également les besoins cogni- action n’établit pas une simple relation sur les contenus de leurs programmes
tifs (ARME) et jouent sur les effets de ou une interaction entre deux termes disciplinaires. Elle implique d’assumer
réseau des BRIC avec une ergonomie de même niveau, mais qu’elle est pro- des formats d’apprentissage nouveaux,
robuste et un design attractif. Elles sus- ductrice de quelque chose de plus, par avec une nouvelle grammaire des
citent auprès des usagers des stratégies exemple d’un état plus satisfaisant » (28) . usages, qui englobe des compétences
en ligne partiellement contrôlées par individuelles et des compétences distri-
Dans le cas de la translittératie, la buées, des répertoires de e-stratégies
la machine, de sorte que s’installe une
médiation est donc un mode opératoire, mis en place autour d’outils et de dispo-
médiation numérique en co-dépen-
avec à la fois une composante relation- sitifs choisis pour leur gestion des quatre
dance, le répertoire d’action humaine
nelle (BRIC) et une composante de régu- espaces de l’écran-navette. Elle suppose
étant appuyé sur la communication inte-
lation des interactions socio-cognitives enfin un accompagnement pédagogique
ractive numérique.
spécifique, intégré dans le système sco-
• Jeu (game) : aide à la résolution de laire et la formation des enseignants,
problèmes, sans prise de risques avec la participation des apprenants au
(27) Adapté de H. Jenkins et al. Confronting the
• Simulation (simulation) : permet de Challenges of Participatory Culture. Media Edu- centre du projet.
cation for the 21st Century, Cambridge, MIT Press,
tester des modèles dynamiques de 2009, repris dans Frau-Meigs, Socialisation des De fait, la translittératie ne peut
processus applicables au monde réel jeunes, chapitre 6. pas s’accommoder d’une simple aide
(28) J. Davallon « La médiation : la communication transversale aux disciplines constituées,
en procès ? » MEI 19, 2003, pp.1-23.
EPILOGUE 71

comme c’est le cas actuellement de Les humanités numériques ne sont numérique. Ces nouvelles littératies
l’EMI dans les établissements du secon- pas un copier-coller des humanités patri- affectent en effet la liberté d’expres-
daire et dans les ESPE du supérieur. Elle moniales. Elles revisitent les fondements sion, d’éducation et de participation et
doit être aussi une réflexion en amont et de l’enseignement littéraire, de l’his- sont affectées en retour et doivent être
en aval, voire en surplomb, pour aider à toire-géo, des langues… Elles sont fon- investies de sens pour être adoptées par
réfléchir les changements qui affectent dées sur des modes de financement et les enseignants et les apprenants. C’est
les disciplines et leurs programmes ainsi des pratiques numériques maîtrisées par en cela qu’elles restent éminemment
que le socle commun de connaissances, l’usager et non par les institutions pré- critiques et doivent de plus en plus
de compétences et de culture. Elle numériques. C’est la notion de participa- s’engager sur les questions d’Internet, de
constitue à proprement parler le bagage tion, - individuelle ou collaborative -, qui gouvernance des réseaux et de droits de
nécessaire pour permettre aux autres est au cœur des enjeux de ces humani- l’homme.
compétences du XXIe siècle de se déve- tés à proprement parler créatives et qui
Le nouvel horizon de l’éducation 3.0,
lopper. Elle est le levier du changement les différencie des humanités classiques.
celle qui allie médiation numérique
numérique et de son accompagnement Cela tient aux BRIC, aux deux versants
et médiation pédagogique à la parti-
réfléchi et réflexif, c’est-à-dire une des biens culturels à l’ère numérique, le
cipation des apprenants, nécessite de
connaissance non experte mais toute- relationnel et l’expérientiel, fortement
prêter attention à l’Internet, s’il doit
fois raisonnée et critique du numérique. imprégnés par la culture des réseaux
être le média de prédilection sur lequel
et par une représentation de la culture
Outre le répertoire de e-stratégies, la convergent les cultures de l’informa-
comme réseau cognitif médié. (31)
convergence entre Info-Médias, Info-Doc tion. Sa gouvernance est en train de se
et Info-Data produit des fonctionnalités Appuyées aux cultures de l’informa- régler elle aussi de manière institution-
spécifiques qui augmentent la médiation tion, ces humanités créatives opèrent nelle, avec des principes sur lesquels les
pédagogique et ont des conséquences l’articulation des structures cognitives, citoyens doivent s’engager s’ils veulent
sur les humanités classiques ou patri- des modes de représentation des savoirs préserver du pouvoir d’agir : ouverture,
moniales pré-numériques. Ces fonction- et des cadres d’action socialisés. Elles interopérabilité, neutralité, protection
nalités se retrouvent dans des logiciels, ont un impact sur les communautés des données personnelles, protection
pour la plupart gratuits, qui permettent de pratique, sur les interfaces homme- de la vie privée, portabilité des don-
de nouveaux modes de représentation machine et les productions des partici- nées, déréférencement (droit à l’oubli),
des savoirs fondés sur les cultures de pants, avec des gains en engagement et pluralisme des moteurs de recherche,
l’information : le traitement du langage en motivation. A terme, elles ne peuvent transparence de l’information, frugalité
naturel (par exemple Alceste), l’infor- que produire une modification profonde des systèmes (empreinte carbone) et
mation géographique et le position- de notre façon de percevoir le savoir et biens communs volontaires (34) . Toutes
nement spatio-temporel (par exemple de construire la connaissance (modèles ces notions font partie du cadre critique
Neatline), l’analyse des réseaux sociaux ouverts, co-construction, co-design, de l’Education aux Médias et à l’Infor-
(par exemple Gephi) et la visualisation industries créatives…). Elles vont dépla- mation comme autant de valeurs de la
de données (par exemple TableauPublic). cer les humanités de l’ère pré-numé- citoyenneté connectée en devenir. Elles
Elles sont résolument du côté de la créa- rique si celles-ci s’arqueboutent sur leur constituent les conditions d’usage et
tivité et de la participation, puisqu’elles approche patrimoniale alors que leurs d’appropriation des cultures de l’infor-
peuvent aider à visualiser cette par- domaines d’enquête et leurs commu- mation qui ne sont pas que des outils ou
ticipation par des cartographies, des nautés de pratique restent pertinents des compétences mais aussi des prin-
learning analytics, etc. Elles permettent (histoire, géographie, lettres, biologie…). cipes liés aux droits de l’homme et à la
de développer la critique parce qu’elles culture médiée dont les jeunes doivent
Les humanités créatives peuvent
font apparaître des liens et des relations s’emparer.
alors contribuer à la constitution des
non visibles à l’œil nu (29) . Les recherches
nouvelles industries du XXIe siècle,
des journalistes sur les paradis fiscaux
notamment les industries « créatives »
(opération « offshore Leaks » menée par
(médias, musique, design, architecture,
Le Monde et le Consortium International
jeux…) par contraste avec les indus-
des Journalistes d’Investigation), des
tries culturelles pré-numériques (32) . Le
chercheurs sur les réseaux de radicalisa-
débat peut donc être posé en termes
tion ou des jeunes sur l’environnement
d’humanisme numérique (33) . Il s’agit de
donnent des indications sur l’innovation
dépasser la seule perspective produc-
en cours (30) .
tiviste et de préserver les acquis des
droits de l’homme en relation à l’école
avec le passage aux technologies du

(29) V
 oir les travaux de Bruno Latour sur la carto-
graphie des controverses scientifiques dans le
paysage médiatique à l’institut des Sciences (31) D. Frau-Meigs, « industries créatives », D. Frau-
Politiques. http://controverses.sciences-po.fr/ Meigs et A. Kiyindou (eds), La diversité culturelle
archive/pointg/index.php/presentation/qu- à l’ère numérique : glossaire critique, Paris, La
est-ce-que-la-cartographie-des-controverses- Documentation française, 2014, pp. 132-34.
scientifiques/ (32) Frau-Meigs, D. et Hibbard Lee. Education 3.0 and
(30) www.icij.org/; P. Marchand, « expliquer Internet governance: A new global alliance for
la radicalisation » https://theconversation. children and young people’s sustainable digital
com/expliquer-la-radicalisation-individus-inte- development. ONU: Global Internet Governance
ractions-identites-et-croyances-53520; http:// Commission, 2015.
frequence-ecoles.org/2014/05/20/43-posters- (33) M
 . Doueihi, Pour un humanisme numérique, (34) Voir la NETmundial initiative
de-dataviz-exposes-a-la-region-ra/ Paris, Seuil, 2011. https://www.netmundial.org
72 EPILOGUE
Contact
COORDINATION GRAND EST CORSE

CORRESPONDANTS RÉGIONAUX
Claire LATIL DUCASTEL Sabine CLAUS Cécile
Animatrice nationale du réseau sabine.ducastel@educagri.fr cecile.claus@educagri.fr
« Animation & Développement LEDOUX Laurent
Culturel » laurent.ledoux@educagri.fr
ILE DE FRANCE
DGER – Sous direction des Poli- CABANAC Sophie
tiques de Formation et d’Educa- sophie.cabanac@educagri.fr GASQUEZ Paquita
tion – Bureau de la vie scolaire, DUPONT Franck françoise.gasquez@educagri.fr
étudiante et de l’insertion franck.dupont@educagri.fr DRIAAF-SRFD
Résidence administrative :
EPL du Tarn OCCITANIE
Lycée agricole d’Albi LA NOUVELLE AQUITAINE
05 63 49 43 75 DURAND Catherine
FAURE Auriane
claire.latil@educagri.fr auriane.faure@educagri.fr catherine.durand@educagri.fr
DRAAF-SRFD JANER Géraldine
CONTACT DGER SOLDERMANN Delphine geraldine.janer@educagri.fr
delphine.soldermann@educagri.fr
Emmanuel HEMERY TABOURY Myriam HAUTS DE FRANCE
S/D des Politiques de Forma- myriam.taboury@educagri.fr
tion et d’Education CHAIGNEAUD James DERAEVE Odile
Chef du Bureau de la vie sco- james.chaigneaud@educagri.fr odile.deraeve@educagri.fr
laire, étudiante et de l’insertion DRAAF-SRFD
1 ter, avenue de Lowendal
75700 PARIS 07 SP NORMANDIE
emmanuel.hemery@ RHONE-ALPES-AUVERGNE
agriculture.gouv.fr GUERIN Xavier
HERITIER Catherine xavier.guerin@educagri.fr
catherine.heritier@educagri.fr GIRAT-QUIBEL Marion
CONTACT ENFA DRAAF-SRFD marion.girat-quibel@educagri.fr
TRIPIER Marie RAPEAUD Anaïs
Francis GAILLARD
marie.tripier@educagri.fr
ENFA – BP 22687 anais.rapeaud@educagri.fr
31326 CASTANET CEDEX
Tel : 05 61 75 32 75 BOURGOGNE-FRANCHE-
francis.gaillard@educagri.fr
PAYS DE LA LOIRE
COMTE
CUSSONNEAU Thierry
THIBAULT Guillaume thierry.cussonneau@educagri.fr
MINISTÈRE DE LA CULTURE
guillaume.thibault@educagri.fr
ET DE LA COMMUNICATION
HUNSINGER Marie-Pierre
PROVENCE-ALPES-COTE
Secrétariat général marie-pierre.hunsinger@educagri.fr
Service de la coordination des D’AZUR
politiques culturelles et de
l’innovation - département de BRETAGNE DECHY Agnès
l’éducation et du développe- agnès.dechy@educagri.fr
ment artistique et culturel LE MOUEL Claudie
claudie.le-mouel@educagri.fr
182, rue Saint-Honoré
75001 PARIS
CENTRE-VAL DE LOIRE
BOUTTIER Marie-Laure
marie.laure-bouttier@educagri.fr
COULANGES Claire
claire.coulanges@educagri.fr
DRAAF-SRFD

La revue Champs culturels est distribuée dans tous les établissements. Elle est donc consul-
table dans les CDI des établissements agricoles publics. Elle est par ailleurs diffusée dans les
DRAC, les DRAAF, les DRJS, les missions culturelles des rectorats, les associations conven-
tionnées par le Ministère de l’Agriculture. Elle n’est ni vendue, ni diffusée par abonnement.

http://escales.enfa.fr
le web consacré à l’éducation artistique et culturelle, où Champs Culturels est aussi dispo-
nible en ligne.
DIRECTEUR DE LA PUBLICATION :
Philippe VINÇON
Directeur général de l’enseignement et de la
recherche
Ministère de l’Agriculture, de l’Agroalimen-
taire, et de la Forêt

MINISTÈRE DE L’AGRICULTURE, DE L’AGROALI-


MENTAIRE ET DE LA FORÊT
Direction Générale de l’Enseignement et de la
Recherche (DGER)
Sous direction des Politiques de Formation et
d’Education
Bureau de la vie scolaire, étudiante et de
l’insertion
Réseau Animation et Développement Culturel
1, ter avenue de Lowendal 75007 PARIS

MINISTÈRE DE LA CULTURE
ET DE LA COMMUNICATION

Secrétariat Général
Service de la coordination des politiques
culturelles et de l’innovation
Département de l’éducation et du développe-
ment artistique et culturel
182, rue Saint-Honoré – 75033 PARIS CEDEX 01

Expérimentation graphique, illustrations


et technique d’ombro-cinéma
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Conception graphique
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Impression
Imprimerie Messages - Toulouse

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