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LE DISCOURS PHILOSOPHIQUE

Cours et travaux de Michel Foucault


avant le Collège de France

La Sexualité.
Cours donné à l’université de Clermont-Ferrand (1964)
suivi de
Le Discours de la sexualité.
Cours donné à l’université de Vincennes (1969)
Édition établie, sous la responsabilité de François Ewald,
par Claude-Olivier Doron
2018

Binswanger et l’analyse existentielle


Édition établie, sous la responsabilité de François Ewald,
par Elisabetta Basso
2021

Phénoménologie et Psychologie
1953‑1954
Édition établie, sous la responsabilité de François Ewald,
par Philippe Sabot
2021

La Question anthropologique
Cours. 1954‑1955
Édition établie, sous la responsabilité de François Ewald,
par Arianna Sforzini
2022
Michel Foucault

Le discours philosophique
Édition établie, sous la responsabilité de François Ewald,
par Orazio Irrera et Daniele Lorenzini

HAUTES ÉTUDES

EHESS
GALLIMARD
SEUIL
« Hautes Études » est une collection
des Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales,
qui en assurent le suivi éditorial,
des Éditions Gallimard et des Éditions du Seuil.

Édition établie, sous la responsabilité de François Ewald,


par Orazio Irrera et Daniele Lorenzini

isbn 978‑2-02‑131856‑

© Seuil/Gallimard, mai 2023

Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation
collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé
que ce soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une
contrefaçon sanctionnée par les articles L.  335‑2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

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AVERTISSEMENT

De 1952 à 1969, date de sa nomination à la chaire d’Histoire des


systèmes de pensée au Collège de France, Michel Foucault a enseigné
dans plusieurs universités et institutions : la psychologie à l’École nor‑
male supérieure (à partir de 1951), à Lille (1952‑1955) et à Clermont-
Ferrand (1960‑1966), ensuite la philosophie à Tunis (1966‑1968) et
à Vincennes (1968‑1969). Il a en outre prononcé en octobre 1965 à
l’université de São Paulo un cours sur le sujet de ce qui deviendra, en
1966, Les Mots et les Choses.
Michel Foucault n’avait lui-même conservé que quelques-uns des
manuscrits des cours prononcés pendant cette période. Ces manuscrits
sont déposés dans le fonds Foucault de la Bibliothèque nationale de
France (sous la cote NAF 28730). On trouve également, dans les
mêmes boîtes où sont conservés les cours, quelques textes, parfois très
développés, qui leur sont contemporains. Il nous a paru intéressant de
les intégrer parmi les volumes qui composent cette série de « cours et
travaux » datant de la période antérieure à la nomination de Michel
Foucault au Collège de France.

Les règles suivantes président à l’édition de ces volumes :

–  Le texte est établi à partir des manuscrits déposés à la Bibliothèque


nationale de France. Les transcriptions sont aussi fidèles que possible
aux manuscrits ; elles font l’objet d’une relecture collective au sein
de l’équipe éditoriale. Les difficultés que peut présenter la lecture de
certains mots sont indiquées en notes. N’ont été apportés au texte que
des aménagements mineurs (correction d’erreurs manifestes, ponctua‑
tion, disposition du texte) destinés à en faciliter la lecture et la bonne
compréhension. Ils sont toujours signalés.
–  Les citations sont vérifiées et les références des textes utilisés sont
indiquées. Le texte est accompagné d’un appareil critique visant à
élucider les points obscurs et à préciser les points critiques.
8 Le discours philosophique

–  Afin d’en faciliter la lecture, chaque leçon ou chapitre est précédé


d’un bref sommaire qui en indique les principales articulations.
–  Comme pour l’édition des cours du Collège de France, chaque
volume s’achève sur une « situation » dont l’éditeur scientifique garde
la responsabilité : elle a pour objet de donner au lecteur les éléments de
contexte nécessaires à la compréhension des textes et de lui permettre
de les situer dans l’œuvre publiée de Michel Foucault.

Le comité éditorial en charge du projet est composé de : ­Elisabetta


Basso, Arianna Sforzini, Daniel Defert, Claude-Olivier Doron, ­François
Ewald, Henri-Paul Fruchaud, Frédéric Gros, Bernard E. ­Harcourt,
Orazio Irrera, Daniele Lorenzini et Philippe Sabot.

Nous tenons tout particulièrement à remercier la Bibliothèque


nationale de France grâce à laquelle nous avons pu consulter les
manuscrits à partir desquels cette édition est établie.

François Ewald

Daniel Defert
est décédé le 7 février 2023 avant d’avoir vu achevée l’édi‑
tion des « Cours et travaux de Michel Foucault avant le
Collège de France », qu’il n’a cessé d’entourer de son
attention et de ses conseils. Le comité éditorial lui exprime
toute sa reconnaissance et son affection.
RÈGLES D’ÉTABLISSEMENT DU TEXTE  a

Le Discours philosophique a pendant longtemps été considéré comme


un cours que Michel Foucault aurait donné à l’université de Tunis
en 1966‑1967 1. Cela n’est pas le cas : il s’agit plutôt de la première
version d’un essai que Foucault a composé dans la foulée des Mots et
les Choses, très probablement (du moins pour la plus grande ­partie)
à Vendeuvre-du-Poitou pendant l’été 1966, donc avant de se rendre
en Tunisie. Cette hypothèse est confirmée par la date qu’il men‑
tionne dans la d ­ euxième section du Discours philosophique (voir infra,
p. 24 : « aujourd’hui, le 27 juillet 1966 »), par une lettre qu’il écrit
en juillet 1966 (« Essayer de dire ce que peut être un discours phi‑
losophique aujourd’hui 2 »), ainsi que par une série de notes de son
« Journal intellectuel » remontant à l’été 1966. L’essai se présente sous
la forme d’un manuscrit autographe de 209 pages recto verso, numé‑
rotées par Foucault jusqu’au feuillet 201. Ce manuscrit est conservé
dans les archives de la Bibliothèque nationale de France (BNF, Fonds
Foucault, cote NAF 28730, Boîte 58). Il est très rédigé et ne pose pas
de difficultés d’édition particulières.  b
Il nous a semblé important d’adjoindre, en annexe à ce texte, des
extraits du « Journal intellectuel » de Foucault, écrits entre la mi-juillet
et la mi-octobre 1966, au moment de la rédaction du Discours philo‑
sophique. Ces notes abordent plusieurs thèmes que Foucault analyse
plus en détail dans le manuscrit, et se trouvent au verso du Cahier
no 4 et dans le Cahier no 6 (BNF, Fonds Foucault, cote NAF 28730,
Boîte 91).

1.  Voir la « Chronologie » établie par Daniel Defert lors de la publication des
Dits et Écrits. 1954‑1988, t. I, 1954‑1975, éd. sous la dir. de Daniel Defert
et François Ewald, avec la collab. de Jacques Lagrange, Paris, Gallimard,
2001 [1994], p. 13‑90, ici p. 38.
2.  Ibid., p. 37.
10 Le discours philosophique

Les textes ont été établis de la manière la plus littérale possible.


Nous avons respecté au maximum la mise en page, la rédaction et la
numérotation adoptées par Foucault. Quand cela paraissait indispen‑
sable, nous avons seulement ajouté des mots manquants ou rectifié
la construction de phrases incorrectes, toujours en le signalant par
des crochets dans le corps du texte et par une note en bas de page.
Lorsque Foucault avait lui-même opéré une modification ou barré un
passage qui nous semblait significatif, nous l’avons indiqué par une
note en bas de page.
Le discours philosophique
[CHAPITRE 1]

Le diagnostic

La philosophie comme entreprise de diagnostic. – Interpréter et guérir.


– Le philosophe doit dire ce qu’il y a.

Depuis quelque temps déjà – est-ce depuis Nietzsche ? plus récem‑ [1]
ment encore ? –, la philosophie a reçu en partage une tâche qui
ne lui était point jusqu’ici familière : celle de diagnostiquer  a 1.
­Reconnaître, à quelques marques sensibles, ce qui se passe.
­Détecter l’événement qui fait rage dans les rumeurs que nous
n’entendons plus, tant nous y sommes habitués. Dire ce qui se
donne à voir dans ce qu’on voit tous les jours. Mettre en lumière,
soudain, cette heure grise où nous sommes. Prophétiser l’instant.
Est-ce là cependant une fonction si nouvelle ? En se voulant
entreprise de diagnostic, en se vouant à cette tâche si empirique,
si tâtonnante, si biaise et diagonale, il peut bien sembler que la [2]
philosophie s’écarte de la voie royale qui était la sienne quand
il s’agissait de fonder ou d’achever le savoir, d’énoncer l’être ou
l’homme. En fait, on pourrait dire aussi bien – mieux, même,
tant nous avons le goût de ces replis vers l’origine – que la philo­
sophie, en devenant discours diagnostique, retrouve sa vieille
parenté avec les arts millénaires qui nous ont appris à repérer les
signes, à les interpréter, à dévoiler le mal qui se cache, l’insup­
portable secret, à nommer ce qui, majestueusement, se tait au
cœur de tant de paroles confuses. Depuis le fond de l’âge grec,
le philosophe n’a jamais récusé la prétention d’être tant soit peu
devin : il y a toujours eu, chez lui, du médecin et de l’exégète.
Héraclite et Anaximandre lui ont appris à écouter la parole du

a.  Dans l’ensemble du manuscrit, les mots ou groupes de mots en italiques


sont soulignés par Michel Foucault dans l’original.
14 Le discours philosophique

dieu, à déchiffrer le secret des corps. Voilà bien plus de deux


mille ans que les philosophes lisent les signes.
Lorsque l’on dit que la philosophie aujourd’hui a pour tâche
de diagnostiquer, veut-on autre chose que l’ajuster à son plus
vieux destin ? Que peut bien signifier le mot « diagnostic » – cette [3]
idée d’une connaissance qui traverse et distingue –, si ce n’est
un certain regard en profondeur, une écoute plus fine, des sens
mieux alertés qui vont au-delà du sensible, de l’audible, du visible,
et qui font surgir, finalement, en pleine lumière, sous le texte la
signification, dans le corps le mal ? Depuis le début de la philo‑
sophie grecque, la raison d’être du philosophe n’a-t-elle pas été :
interpréter et guérir 2 ? Faire surgir, dans un discours où ils seraient
solidaires, l’énoncé du sens et la conjuration du mal. Tout au long
de la culture occidentale, obscurément ou sur le mode manifeste,
le mal et le sens n’ont cessé de s’appuyer, de se renforcer, de se
tenir l’un l’autre, dessinant ainsi une figure qui a été le lieu même
de notre philosophie et le motif à toujours philosopher de nou‑
veau. Parce que le mal de l’oubli, de l’obscurité, de la chute, de
la matière a étendu son voile, le sens a perdu l’illumination pre‑
mière où il scintillait ; il a reculé dans l’ombre, et il faut le guetter
patiemment à travers les signes qui, par bonheur, le manifestent
encore. Mais inversement, si nous nous acharnons à retrouver le [4]
sens, c’est que nous voulons obstinément lui faire dire d’où nous
sont venus ce mal et cet oubli, et comment réduire pour toujours
l’écart (franchi seulement par instants) qui nous sépare de la pléni­
tude toute donnée du sens. Et s’il n’y avait point, au-dessous de
toutes les formes qui nous sont offertes, cette sourde pression du
sens, saurions-nous jamais que nous appartenons à la dynastie
du mal ? Sans le mal, le sens, entièrement déployé, ne serait plus
un sens, mais la présence de l’être même ; et à défaut de ce sens,
souterrain mais actif, le mal entrerait en sommeil et s’effacerait
sans trace dans la douceur assoupie de notre être.
Tel fut l’espace de jeu donné à la philosophie par l’Occident.
C’est là, avant toute métaphysique, que s’est noué le rapport de
la philosophie avec Dieu ; avant tout idéalisme, son rapport avec
le Bien. C’est là que le philosophe s’est donné le double rôle
d’interprète ultime et de guérisseur des âmes. N’allons pas suppo‑
ser, cependant, qu’en devenant avec Descartes discours vrai sur la
Le diagnostic 15

vérité, la philosophie a rompu cette vieille parenté avec l’exégèse


et la thérapeutique ; car l’idée même d’une vérité que ni la per‑
ception ni le savoir ne pourraient garantir de l’erreur et assurer [5]
en toute certitude, cette idée suppose bien un ordre premier, mais
invisible, de la vérité qu’il faut restituer pour dissiper les périls de
l’illusion et conduire, comme il le faut, son entendement. N’allons
pas supposer non plus que la philosophie moderne depuis Hegel
s’est libérée du jeu, si difficile à vaincre, entre le sens et le mal :
toute parole qui veut nous ramener à la vérité de nous-mêmes,
nous réveiller de notre oubli, ranimer les actes fondamentaux
de notre connaissance, retrouver le sol originaire ou l’authenti‑
cité de l’existence, restituer tout le destin occidental à partir de
l’occultation de l’être 3 – toute parole qui a de telles visées veut
encore interpréter et guérir. Tant nous avons de difficultés, dans
la culture occidentale, à nous libérer de ce qui nous a été prescrit,
depuis des millénaires, à Milet, à Crotone et [à] Chios 4. Nous
philosophons, irrémédiablement, entre Dieu et la maladie ; entre
ce que nous entendons et ce que nous souffrons ; entre la parole
et le corps. Nous philosophons à la fois de leur extrême proxi‑
mité et de l’écart qui les tient malgré tout séparés. Là, en ce lieu
privilégié où naît l’étrange discours du philosophe se dessinent, [6]
brillent et s’effacent les formes qui l’occupent : la mort, l’âme, la
vérité, le bien, le tombeau et la lumière des sens, l’existence libre
de l’homme. Pour que la philosophie occidentale existe comme
elle a existé, il a fallu cette contamination du corps et de la parole,
cet enchevêtrement du mal visible et caché dans le corps avec le
sens caché et manifesté par la parole. Et si, dans la majorité des
cultures, le médecin et le prêtre ne sont guère éloignés l’un de
l’autre, leur voisinage n’a pas suffi, la plupart du temps, à faire
naître la figure tierce du philosophe ; c’est que n’importe quelle
proximité ne faisait pas l’affaire ; il a fallu, très précisément, que
le prêtre soit celui qui écoute une autre parole, et le médecin celui
qui devine l’intérieur du corps. C’est à cette double condition
seulement que l’Occident a inauguré cette grande allégorie de la
profondeur où nous avons coutume de reconnaître ce que nous
appelons la philosophie 5.
S’il est vrai que maintenant la philosophie se reconnaît la tâche
d’être un discours diagnostique, elle ne fait rien de plus sans doute
16 Le discours philosophique

que reconnaître cela même qu’elle a toujours été. Et cependant, ce [7]


n’est pas là pure et simple redondance par rapport à son histoire,
ce n’est pas non plus un repli, enfin, sur le lieu retrouvé de son
origine. Le paradoxe de la philosophie d’aujourd’hui, quand elle se
voue au diagnostic, c’est qu’elle échappe – c’est qu’elle commence à
échapper – à la figure entrecroisée du sens et du mal. Elle a devant
elle la tâche étrange d’établir un diagnostic qui ne serait pas une
interprétation et qui n’aurait pas pour fin une thérapeutique. De là,
sans doute, [le fait] que depuis des années déjà on proclame que la
philosophie est achevée, qu’elle n’a plus de rôle à jouer, qu’elle n’a
découvert aucune signification nouvelle, apaisé aucun mal. Certes
– mais c’est [ce] en quoi justement elle a soudain rajeuni, ayant
devant elle, pour la première fois, la tâche énigmatique de diagnos‑
tiquer, sans écouter une parole plus profonde, sans pourchasser un
mal invisible. Comme si, enfin, elle n’était plus surplombée par
les divinités de sa naissance, mais qu’elle surgissait maintenant de
plain-pied avec elles, ayant à dire ce qu’elle a à dire, sans les ruses
des sens, sans les ombres du mal.
Le philosophe doit savoir désormais que s’il est « médecin de [8]
la culture 6 », il n’a pas cependant reçu [pour] mission de guérir ;
il ne lui appartient ni d’améliorer les choses, ni d’apaiser les cris,
ni de réconcilier ; il n’accorde pas de nouveau ce qu’a bouleversé
la discorde. Médecin sans remède, à qui il ne sera jamais donné
de guérir, a-t-il même le pouvoir de dire où est le mal, de mettre
le doigt sur l’irréparable blessure, de dénoncer la maladie et de la
nommer par son nom ? Peut-il même être sûr qu’il y a quelque
chose « qui ne va pas » ? Alors, qu’il dise au moins ce qui est
caché ; s’il ne peut découvrir le mal pour le guérir, qu’il énonce
le secret qui nous échappe et qui nous traverse tous sans que nous
le soupçonnions ; faute d’apporter l’apaisement, qu’il nous réveille
au contraire et nous remette en mémoire ce que, de tout temps
peut-être, nous avons oublié. Mais il se pourrait bien qu’il n’y ait
pas plus d’énigme que de maladie ; il se pourrait bien que nulle
parole plus fondamentale  a ne parcoure, en silence, nos discours ;
qu’il n’y ait rien à la surface du monde qui soit de l’ordre du
signe. La prudence même de ce diagnostic qui définit aujourd’hui

a.  Rayé : « secrète ».


Le diagnostic 17

la tâche du philosophe exclut qu’on suppose d’entrée de jeu un [9]


sens, ou qu’on dédouble le visible pour faire apparaître, au-dessous
de lui ou comme dans sa transparence, une épaisseur cachée.
Si on [le] compare à [celui] des exégètes et des thérapeutes, ses
ancêtres et parrains, le labeur du philosophe apparaît maintenant
bien léger et discret – doucement inutile : le philosophe doit dire
tout simplement ce qu’il y a. Non pas l’être, ni les choses mêmes,
car il faudrait dévoiler, revenir à un originaire à la fois présent
et retiré, retrouver le vraiment naïf à travers l’usure du familier,
traverser en sens inverse toutes les accumulations de l’oubli. Mais
ce qu’il y a, sans recul ni distance dans l’instant même où il parle 7.
Et le philosophe sera quitte s’il lui arrive, enfin, de ramener,
pour le faire scintiller un moment au filet de ses mots, ce que
c’est qu’« aujourd’hui ». Il est seulement l’homme du jour et du
moment : passager, plus près que personne du passage.
C’est cet étrange discours, apparemment sans justification
puisqu’il n’a rien d’« autre » à dire, puisqu’il n’illumine rien, [10]
puisqu’il reste sur place et ne fait aucune promesse, c’est cet
étrange discours dérisoire qui constitue la philosophie en cette
activité de diagnostic où il lui faut aujourd’hui se reconnaître. Où
il lui faut reconnaître cet aujourd’hui qui est le sien.

NOTES

1.  En 1966‑1967, Michel Foucault aborde plusieurs fois l’idée de la philo­


sophie comme entreprise de diagnostic. Lors d’un entretien publié dans le quo‑
tidien La Presse de Tunisie en avril 1967, il présente le structuralisme comme
« une activité par laquelle des théoriciens, non spécialistes, s’efforcent de définir
les rapports actuels qui peuvent exister entre tel et tel élément de notre culture »,
et il soutient que, ainsi défini, « le structuralisme peut valoir comme une activité
philosophique, si l’on admet que le rôle de la philosophie est de diagnostiquer.
Le philosophe a en effet cessé de vouloir dire ce qui existe éternellement. Il a
la tâche bien plus ardue et bien plus fuyante de dire ce qui se passe. Dans cette
mesure, on peut bien parler d’une sorte de philosophie structuraliste qui pourrait
se définir comme l’activité qui permet de diagnostiquer ce qu’est aujourd’hui »
(M. Foucault, « La philosophie structuraliste permet de diagnostiquer ce qu’est
“aujourd’hui” » [1967], dans Dits et Écrits. 1954‑1988, t. I, 1954‑1975, éd. sous
la dir. de Daniel Defert et François Ewald, avec la collab. de Jacques Lagrange,
Paris, Gallimard, 2001 [1994] [dorénavant abrégé DE I ], no 47, p. 608‑613,
18 Le discours philosophique

ici p. 609). Sur ce thème, voir également infra, « Annexe », p. 252-253.


L’idée de la philosophie comme diagnostic du présent redevient centrale pour
­Foucault à la fin des années 1970 et au début des années 1980, notamment
lors de ses ­lectures successives du texte d’Immanuel Kant sur l’Aufklärung et
de l’élaboration de ce qu’il appelle « ontologie du présent ». Voir, par exemple,
M. Foucault, « Introduction by Michel Foucault » [1978], dans Dits et Écrits.
1954‑1988, t. II, 1976‑1988, éd. sous la dir. de D. Defert et F. Ewald, avec
la collab. de J. Lagrange, Paris, Gallimard, 2001 [1994] [dorénavant abrégé
DE II ], no 219, p. 429‑443, ici p. 431 ; id., « Pour une morale de l’inconfort »
[1979], dans DE II, no 266, p. 783‑788, ici p. 783 ; id., Le Gouvernement de soi
et des autres. Cours au Collège de France, 1982‑1983, éd. par Frédéric Gros sous
la dir. de François Ewald et Alessandro Fontana, Paris, Éditions de l’EHESS-
Gallimard-Seuil, 2008, p. 13‑15 et 22 ; id., « La culture de soi » [1983], dans
Qu’est-ce que la critique ?, suivi de La Culture de soi, éd. par Henri-Paul Fruchaud
et Daniele Lorenzini, introduction et apparat critique par Daniele Lorenzini
et Arnold I. Davidson, Paris, Vrin, 2015, p. 83‑84 ; id., « Qu’est-ce que les
Lumières ? »  [1984], dans DE II, no 339, p. 1381‑1397, ici p. 1390‑1396 ; id.,
« Qu’est-ce que les Lumières ? » [1984], dans DE II, no 351, p. 1498‑1507, ici
p. 1498‑1501 et 1506‑1507. Dans un entretien donné au Japon en avril 1978,
Foucault soutient que Friedrich Nietzsche est le premier à définir la philosophie
comme « l’activité qui sert à savoir ce qui se passe et ce qui se passe mainte‑
nant », en attribuant donc au philosophe le rôle de « diagnosticien » de l’actualité
(id., « La scène de la philosophie » [1978], dans DE II, no 234, p. 571‑595, ici
p. 573‑574). En octobre 1979, à l’occasion de ses Tanner Lectures on Human
Values à l’université Stanford, Foucault nuance quelque peu son propos : il
postule alors que, même si « toute l’œuvre de Nietzsche a à faire le diagnostic
de ce qui se passe dans le monde actuel et de ce qu’est “aujourd’hui” », cette
interrogation, inaugurée par Kant, est caractéristique de toute la philosophie alle‑
mande post-kantienne, de Georg Wilhelm Friedrich Hegel à l’École de Francfort
(id., Qu’est-ce que la critique ?, op. cit., p. 99‑101, note 5).
2.  Foucault allait revenir sur la fonction thérapeutique de la philosophie
antique dans ses écrits, cours et conférences des années 1980. Voir, par exemple,
M. Foucault, La Culture de soi, dans Qu’est-ce que la critique ?, op. cit., p. 94 : « Il
faut […] se rappeler quelques faits très anciens à propos de la culture grecque :
l’existence d’une notion comme celle de pathos, qui signifie la passion de l’âme
aussi bien qu’une maladie du corps ; l’ampleur d’un champ métaphorique qui
permet l’application au corps et à l’âme d’expressions telles que “guérir”, “soi‑
gner”, “amputer”, “scarifier”, “purger”, etc. Il faut aussi se rappeler le principe
familier aux épicuriens, aux cyniques et aux stoïciens, selon lequel le rôle de la
philosophie est de guérir les maladies de l’âme. » Voir aussi id., L’Herméneutique
du sujet. Cours au Collège de France, 1981‑1982, éd. par F. Gros sous la dir.
de F. Ewald et A. Fontana, Paris, Éditions de l’EHESS-Gallimard-Seuil, 2001,
p.  90‑96 ; id., Histoire de la sexualité, t. III, Le Souci de soi, Paris, Gallimard,
1997 [1984], p. 69‑74.
3.  C’est la première des nombreuses références, souvent critiques, aux thèses
de Martin Heidegger que l’on retrouve dans Le Discours philosophique. ­Foucault
vise ici principalement la conception heideggérienne de la philosophie et de
son histoire comme « oubli de l’être », à savoir l’idée que la pensée grecque
restituerait ce que plus de deux mille ans de métaphysique occidentale ont
Le diagnostic 19

caché : la différence ontologique fondamentale entre être et étant. La philo­


sophie pourrait ainsi reprendre son destin originaire et sa vocation archaïque
telle qu’on la retrouve chez les présocratiques, et détruire une fois pour toutes
cette métaphysique que ni Kant ni Nietzsche n’avaient réellement surmontée.
La philosophie, pour Heidegger, doit donc se rapprocher d’un dichten poétique
lui permettant de saisir au sein du langage l’être qui, dans son déploiement,
se retire tout en s’ouvrant aux hommes depuis sa retraite, et cela en raison de
sa pure différence vis-à-vis des étants et selon une temporalité spécifique (voir
infra, p. 72, p. 95, p. 102-103, p. 105, p. 143, p. 178, p. 179-180, p. 195
et p. 199). Il est pourtant difficile d’indiquer précisément à quels écrits de
Heidegger Foucault se réfère, ou dans quelle mesure ses lectures des textes de
Heidegger en allemand, effectuées notamment dans les années 1950 (voir les
références de Foucault aux ouvrages de Heidegger non encore parus en français
dans La Question anthropologique. Cours. 1954‑1955, éd. par Arianna Sforzini
sous la dir. de F. Ewald, Paris, Éditions de l’EHESS-Gallimard-Seuil, 2022,
p. 207‑217), se rapportent à la réception de Heidegger en France dans l’après-
guerre jusqu’aux années 1960. Ce dont on est sûr, c’est que deux figures cruciales
dans cette réception, Jean Wahl (1888‑1974) et Jean Beaufret (1907‑1982), ont
directement marqué la formation de Foucault ainsi que sa lecture de Heidegger,
notamment en rapport aux thèses évoquées, explicitement ou implicitement,
dans Le Discours philosophique (voir Didier Eribon, Michel Foucault, 3e éd. rev. et
augm., Paris, Flammarion, 2011 [1989], p. 59 ; David Macey, Michel Foucault,
trad. par Pierre-Emmanuel Dauzat, Paris, Gallimard, 1994 [1993], p. 55‑57).
Comme plusieurs fiches de lecture des archives de la Bibliothèque nationale de
France (BNF, Fonds Foucault, cote NAF 28730, Boîtes 37 et 38) l’attestent,
Foucault assiste régulièrement aux cours sur la philosophie antique, et en par‑
ticulier sur le Parménide de Platon, que Jean Wahl donne à la Sorbonne ; dès
1946, cette activité d’enseignement visait à introduire la pensée de Heidegger
en France (voir J. Wahl, Introduction à la pensée de Heidegger. Cours donnés en
Sorbonne de janvier à juin 1946, Paris, Librairie générale française, 1998 ; id.,
La Pensée de Heidegger et la Poésie de Hölderlin, Paris, Centre de documentation
universitaire, 1952). La question de la « plénitude de l’être » dans le Parménide
(BNF, Fonds Foucault, cote NAF 28730, Boîte 38, chemise 29) sera reprise
par Wahl quelques années plus tard dans le cadre de son commentaire du
cours de Heidegger, Introduction à la métaphysique (1935), publié en français
en 1953 (voir J. Wahl, Vers la fin de l’ontologie. Étude sur « L’introduction dans
la métaphysique » par Heidegger, Paris, Société d’édition d’enseignement supé‑
rieur, 1956 ; M. Heidegger, Introduction à la métaphysique, trad. par Gilbert
Kahn, Paris, PUF, 1958 [1953]). Pendant sa formation, Foucault fréquente
aussi les cours que Jean Beaufret – qui à l’époque préparait sa thèse de doc‑
torat sous la direction de Wahl – donne à l’École normale supérieure de la
rue d’Ulm (ENS), notamment celui sur Kant où l’interprétation de Heidegger
était souvent évoquée. Sur les origines présocratiques de la philosophie, il faut
remarquer qu’en 1955, Beaufret avait écrit, pour l’édition française du Poème
de Parménide (Paris, PUF, 1955), un long essai très influencé par Heidegger,
et qu’en 1958, il avait préfacé la traduction française de Vorträge und Aufsätze
(M. Heidegger, Essais et Conférences, trad. par André Préau, Paris, Gallimard,
1958 [1954]). Pour une référence foucaldienne au poème de Parménide et au
projet heideggérien de dire l’être, voir BNF, Fonds Foucault, cote NAF 28730,
20 Le discours philosophique

Boîte 70, chemise 3, « Descartes ». Ces questions à propos de l’interprétation


heideggérienne des présocratiques et de Nietzsche comme le « dernier métaphy‑
sicien » allaient d’ailleurs être relancées en 1962 à l’occasion de la parution de la
traduction française des Holzwege (M. Heidegger, Chemins qui ne mènent nulle
part, trad. par Wolfang Brokmeier, éd. par François Fédier, Paris, Gallimard,
1962 [1950]). Les réserves et les critiques que Foucault formule dans Le Dis‑
cours philosophique à l’égard de Heidegger seront reprises et explicitées dans un
entretien paru à l’automne 1966 autour de la question du diagnostic : « Pour
[Nietzsche], le philosophe était celui qui diagnostique l’état de la pensée. On
peut d’ailleurs envisager deux sortes de philosophes, celui qui ouvre de nouveaux
chemins à la pensée, comme Heidegger, et celui qui joue en quelque sorte le rôle
d’archéologue, qui étudie l’espace dans lequel se déploie la pensée, ainsi que les
conditions de cette pensée, son mode de constitution » (M. Foucault, « Qu’est-ce
qu’un philosophe ? » [1966], dans DE I, no 42, p. 580‑582, ici p. 581). On sait
bien de quel côté Foucault se situe.
4.  Dans le manuscrit, Foucault écrit « Chos ». Compte tenu du contexte, il est
aussi possible qu’il ait voulu se référer ici à Kos où, au ve siècle av. J.-C., est né
Hippocrate. Milet est la ville ionienne où, à partir du vie siècle av. J.-C., s’établit
l’école milésienne de philosophie à laquelle appartenaient Thalès, Anaximandre
et Anaximène. Crotone est la ville de la Grande-Grèce où, au vie siècle av. J.-C.,
Pythagore fonde son école philosophique et religieuse.
5.  « [T]oute cette verticalité si importante dans Zarathoustra, c’est, au sens
strict, le renversement de la profondeur, la découverte que la profondeur
n’était qu’un jeu, et un pli de la surface » (M. Foucault, « Nietzsche, Freud,
Marx » [1967], dans DE I, no 46, p. 592‑608, ici p. 596).
6.  Friedrich Nietzsche, Fragments posthumes. Été 1872-hiver 1873‑1874,
[23]15, [Der Philosoph als Arzt der Cultur] dans Œuvres philosophiques complètes,
t. II/1, éd. par Giorgio Colli et Mazzino Montinari, trad. par Pierre Rusch,
Paris, Gallimard, 1990, p. 290.
7.  Cette idée, déclinée de manière légèrement différente (et avec une référence
implicite à Ludwig Wittgenstein), revient lors d’une conférence que Foucault
prononce au Japon en avril 1978 : « Il y a longtemps qu’on sait que le rôle de
la philosophie n’est pas de découvrir ce qui est caché, mais de rendre visible ce
qui précisément est visible, c’est-à-dire de faire apparaître ce qui est si proche,
ce qui est si immédiat, ce qui est si intimement lié à nous-mêmes, qu’à cause
de cela nous ne le percevons pas » (M. Foucault, « La philosophie analytique de
la politique » [1978], dans DE II, no 232, p. 534‑552, ici p. 540‑541).
[CHAPITRE 2]

Maintenant

Le discours philosophique et son « aujourd’hui ». – Le « maintenant »


du discours quotidien, ou la triade du « je-ici-à présent ». – Les dis‑
cours scientifique et littéraire sont affranchis de ce maintenant.

Encore faut-il savoir ce que peut être, pour le philosophe, cet [11]
aujourd’hui auquel il a affaire. Auquel il a affaire de façon bien
décisive puisqu’il lui doit sa définition et sa raison d’être.
Les réponses viennent à foison : l’ensemble des savoirs, des
institutions, des pratiques, des conditions d’existence qui sont
contemporains du philosophe ; parmi les formes culturelles, celles
présentes ou passées, neuves ou déjà vieillies, qui sont en tout cas
assez vivantes pour pouvoir animer son discours ; l’horizon général,
parfois bien implicite et bien lointain, qui articule son expérience
singulière sur toutes celles qui appartiennent à la même aire et au
même calendrier ; la grille des systèmes effectivement en exercice
qui régissent sa langue, sa société, ses connaissances, ses désirs et
qui peuvent ainsi déterminer sa pensée avant même qu’il ait pensé.
Tout cela, en effet, et bien d’autres choses encore définissent la
synchronie où se trouve enfermé le discours du philosophe : c’est [12]
à elles que doivent s’adresser, s’ils veulent l’analyser, l’historien,
l’économiste, le sociologue, l’ethnologue qui parlent de la philo‑
sophie comme d’une formation parmi d’autres à l’intérieur d’une
culture 1. Mais ici, le discours philosophique doit être interrogé sur
ce qu’il a à dire et sur la manière dont il le dit ; ce qu’on voudrait,
c’est découvrir comment il est capable d’indiquer de lui-même
l’aujourd’hui où il se trouve situé, par quel système, sortant de
son propre déroulement interne, il pointe vers ce « maintenant »
pendant lequel il parle ; et quelle sorte d’actualité se trouve par
là désignée. On cherche à découvrir non pas tellement ce qui est
22 Le discours philosophique

« contemporain » du discours philosophique (ce qui, appartenant


à la même table objective des temps, lui est « synchrone »), mais
plutôt ce qui lui est « isochrone » et qui se désigne, à travers lui,
comme le « moment » même où il se déploie.
Il faut pour cela comparer le discours philosophique aux autres [13]
formes de discours. Dans les énoncés du langage quotidien, il
existe tout un jeu de signes qui renvoient à ce moment précis où se
tient le discours. Et il faut entendre « moment » au sens large : non
seulement l’instant du temps, mais [aussi] la région de l’espace et
le sujet qui est en train de parler. Or tous ces signes, les grammai‑
riens savent depuis longtemps qu’ils ont un caractère particulier ;
le système de la langue les met à la disposition du locuteur, mais
d’une façon telle que leur sens n’est jamais défini et fermé par
ce seul système. Aucun énoncé pris en lui-même (sauf, bien sûr,
s’il appartient à un métalangage) ne peut remplir la signification
d’adverbes comme « aujourd’hui », « demain », « ici », de pronoms
comme « je » et « tu », de formes comme le présent de l’indicatif,
d’un verbe aux deux premières personnes 2. Seul l’acte de parole
peut effectuer le sens de ces mots ou de ces formes ; et encore n’a
ce pouvoir que le versant extralinguistique de cet acte – c’est-à-dire [14]
l’individu en chair et en os, articulant réellement des paroles, ou
déposant, sur une surface quelconque, des signes d’écriture, et
cela en un moment donné et dans un lieu déterminé 3. C’est ce
« maintenant » muet, inarticulé, immédiatement sensible, donné à
la fois à travers le langage (puisqu’il est sans cesse repéré par des
éléments verbaux ou morphologiques très précis) et en retrait de
ce même langage (puisqu’il l’entoure, se profile seulement à ses
côtés, échappe toujours à une verbalisation exhaustive), qui sert
d’appui indispensable à l’usage quotidien du discours : autour de
ce présent, de cet ici, de ce sujet pointés par la parole comme
son plus proche dehors se distribuent, par différences successives,
tous les temps du passé et du futur, tous les lointains de l’espace,
tous les autres sujets, qu’ils soient présents ou absents. C’est grâce
à cette organisation que le système de la langue se transforme
quotidiennement en discours effectif. La triade non linguistique,
dessinée dans le langage par les marques ouvertes du « je-ici-à pré‑ [15]
sent », constitue, au cœur même du discours, une sorte de tache
aveugle, à partir de laquelle le discours trouve son actualité et
Maintenant 23

acquiert ses significations évidentes. Elle le fait « tenir » pendant


le moment même où il est, par quelqu’un, réellement « tenu ».
Pour simplifier, on désignera cette triade d’un mot surdéterminé
comme le « maintenant » du discours.
Or tout cela n’est vrai du discours que dans l’usage qu’on en fait
quotidiennement, lorsque des sujets situés échangent des phrases
qui sont de l’ordre du constat, de l’information, du récit, du com‑
mandement, etc. Il existe en revanche au moins deux sortes de
discours qui ne comportent pas de rapport à un pareil maintenant.
D’abord le discours scientifique. Si l’on met à part ce qui peut
être récit personnel de l’auteur racontant sa propre découverte, un
texte scientifique ne se réfère jamais par un « je-ici-à présent » à un
contexte extralinguistique qui demeurerait muet : en effet, [16]
­l’ensemble du discours scientifique est constitué d’énoncés dont
les éléments ont été définis, ou sont en droit définissables, dans le
discours ; et bien qu’il comporte toujours des références à ce qui
est déjà perçu, ou connu, ou saisi évidemment, ces références ne
demeurent silencieuses que dans la mesure où elles sont identi‑
quement reconnaissables et valables pour tous. Ce qui est tu, dans
le discours scientifique, loin d’être ce « maintenant » qui l’épingle
à un certain locuteur, en une région et dans un moment donnés,
c’est au contraire ce qui lui permet de circuler indéfiniment et
d’être repris avec la même valeur de vérité par n’importe quel
sujet parlant, sous n’importe quel ciel 4. Les sciences descriptives
elles-mêmes ou les éléments descriptifs d’une science ne font pas
exception : la notation d’un phénomène astronomique, le relevé
d’une faune ou d’une flore, le compte rendu d’une observation
médicale impliquent bien qu’on se réfère à un moment déterminé [17]
du temps, à un espace délimité et à la présence unique d’un sujet ;
mais toutes ces coordonnées ont ceci de particulier qu’elles
ne constituent pas le maintenant muet du discours, mais qu’elles
sont exhaustivement définies par le discours lui-même ; le présent
est fixé par des repères chronologiques prélevés sur un calendrier ;
l’« ici » est pointé sur un quadrillage géographique ; le « je » est
­neutralisé et objectivé par le protocole des conditions d’expérience.
Dans une science descriptive, les signes du « je », de l’« ici », de
l’« à présent » ne restent pas ouverts sur la tache aveugle d’un
­maintenant extralinguistique ; ils sont remplis par les éléments
24 Le discours philosophique

du discours, c’est-à-dire qu’ils sont réintroduits dans le discours


lui-même et par là esquivés. Certes, lorsqu’il s’agit de formaliser
un savoir, ou de définir les conditions d’objectivité d’une connais‑
sance, il est bien probable que discours analytiques et discours
descriptifs se révèlent inassimilables les uns aux autres. Mais cette
irréductibilité apparaît sur fond d’une différence qui, aux énoncés
quotidiens, n’oppose pas moins les sciences descriptives que les
sciences déductives. Lorsque dans le langage quotidien (dont les [18]
actes juridiques font partie, sous ce rapport) on dit : « aujourd’hui,
le 27 juillet 1966 », la mention de la date est une indication
­métalinguistique permettant de fixer, une fois pour toutes, dans
le texte en question, l’usage des signes verbaux ou grammaticaux
du présent. En revanche, lorsqu’un médecin ou un historien dit :
« le 27 juillet 1966 », l’indication fait partie de son discours ;
et même  a s’il lui prend [la] fantaisie d’indiquer que c’est ce jour-là
précisément, « aujourd’hui », qu’il écrit, il prend alors son propre
discours de médecin ou d’historien comme objet ; il mentionne
non plus la date de ce qu’il a vu, mais la date de l’énoncé de ce
qu’il a vu. Et cet « aujourd’hui » renvoie bien au « maintenant »
d’un discours quotidien : mais c’est qu’il est en position méta­
linguistique par rapport à sa description scientifique. Un discours
scientifique supprime, ou résorbe, son « maintenant ».
Le discours littéraire, ou plutôt « fictif », est lui aussi affranchi [19]
de ce maintenant. Comme le discours scientifique, il n’est pas
attaché à l’acte d’un sujet parlant qui seul pourrait accomplir
son sens. Le seul fait qu’il soit écrit pour être donné, entre les
parenthèses de la page blanche, à la lecture, ou encore qu’il soit
transmis pour être répété par une suite indéterminée de récitants,
dans le cycle jamais fermé de la fête, de la cérémonie ou de la
représentation – ce seul fait suffit à prouver qu’il n’est pas inséré
définitivement dans la situation qui l’a vu ou l’a fait naître.
Sa signification peut être effectuée à nouveau, sinon par n’importe
qui absolument, du moins par des sujets indéterminés, absents du
lieu et du moment de sa formulation. Pourtant, cette indépen‑
dance n’est pas du même type que celle du discours scientifique.
Dans le récit à la troisième personne – en apparence la forme la

a.  Rayé : « s’il indique que ce jour-là il a constaté telle chose, même ».
Maintenant 25

plus objective, la plus « historienne » de littérature –, il n’y a pas de


sujet parlant désigné par le pronom personnel et ordonnant tous
les temps et tous les espaces au lieu et au moment de son propre [20]
discours ; mais il y a une sorte de voix blanche et anonyme, qui
veut se placer en un lieu pour le décrire, en un instant pour le
raconter, dans les plis mêmes d’un personnage pour énoncer ce
qu’il pense et éprouve. Cette voix sans figure n’est ni souveraine
comme la parole de Dieu, ni neutre comme le discours scienti‑
fique ; elle peut bien changer de lieu et parcourir le temps, prendre
un masque et entrer dans un personnage : elle n’a pas l’univer­
salité d’un discours sans maintenant. On dirait plutôt qu’elle a,
en quelque sorte, une multiplicité de maintenants, mais qu’elle
se suscite à elle-même, de l’intérieur de son discours, comme
des supports quasi objectifs où, dans l’ombre, elle vient se poser
pour parler. Alors que dans l’énoncé scientifique, le maintenant
est désarmé par le discours lui-même, dans l’œuvre littéraire,
il est au contraire toujours exalté  a et mis par le discours comme
au premier plan. Mais c’est là justement [que] se manifeste la
différence avec le langage quotidien : celui-ci prend appui sur un
maintenant muet qui le rend possible, alors que la littérature [21]
– et c’est en cela justement qu’elle est fiction – fomente elle-même,
et fait étinceler dans ses mots, le maintenant de son discours.
On dira peut-être que l’introduction du « je » dans les œuvres
à la première personne rattache leur texte à l’acte même de par‑
ler et d’écrire, réduisant toute la fiction [au point] où la littéra‑
ture prenait son volume, et ramène inévitablement au sujet réel,
extralinguistique, qui écrit et qui parle. Du roman par lettres au
récit qui dit « je », de là à l’autobiographie, aux confessions, aux
­journaux intimes, aux notes enfin et aux confidences, n’a-t-on
[qu’]une longue dynastie qu’il n’est pas possible d’interrompre,
parce qu’elle joint, selon une gradation continue, les textes les plus
fictifs aux discours les plus quotidiens ? Si en effet le problème était
de la plus ou moins grande ressemblance entre le « je » du texte
et l’auteur réel, il est bien évident que le seuil de la littérature ne
pourrait jamais être assigné : seuls les critères de l’impression et
du goût permettraient éventuellement de la reconnaître. En fait, [22]

a.  Rayé : « exalté : c’est même lui qui constitue le discours ».


26 Le discours philosophique

le partage s’opère dès le mode d’être du discours : une œuvre


n’a pas à être définie par le rapport entre les personnages ou les
pronoms personnels et l’auteur lui-même, mais par la possibilité
pour le discours de remplir à lui seul le sens du « je », de l’« ici »,
de l’« à présent » qui, explicitement ou non, figurent dans le texte.
Tout discours appartient à la littérature à partir du moment où il
constitue de lui-même son propre maintenant. De là, le fait qu’en
s’approchant au plus près du sujet parlant et de l’acte d’écrire,
l’œuvre peut réduire à presque rien la part d’imaginaire qui se
déployait dans les romans traditionnels : elle ne fait qu’exalter
davantage ce seuil étrange à partir duquel le discours devient
­fiction. De là aussi le fait qu’une analyse qui prend l’auteur d’une
œuvre pour autre chose qu’un pur et simple nom aura [la] chance
de parler de tout ce qu’on voudra – sauf de littérature 5.

NOTES

1.  Foucault revient sur cet aspect dans les trois derniers chapitres du manus‑
crit, où il se réfère à une « ethnologie immanente » de notre culture au sein de
laquelle le discours philosophique doit être replacé (voir infra, p. 229).
2.  Pour mieux situer les apports de la linguistique à la définition du statut dis­
cursif de la philosophie qui caractérise Le Discours philosophique dans son entier,
et que Foucault commence à préciser dans ce chapitre, il convient de se référer
aux travaux du linguiste et phonologue russe Roman Jakobson (1896‑1982) et
du linguiste français Émile Benveniste (1902‑1976). Dans un entretien avec
Jean-Pierre Elkabbach paru en mars 1968, Foucault remarque l’importance
pour sa formation intellectuelle de « la linguistique à la manière de Jakobson [et]
d’une histoire des religions ou des mythologies à la manière de Dumézil » (et on
ajoutera Claude Lévi-Strauss, Louis Althusser et Jacques Lacan), qui lui auraient
permis de sortir des limites de la réflexion philosophique des années 1950, mar­
quée de façon générale par Edmund Husserl et, plus en particulier, par Jean-Paul
Sartre et Maurice Merleau-Ponty (M. Foucault, « Foucault répond à Sartre »
[1968], dans DE I, no 55, p. 690‑696, ici p. 695). En reprenant un aspect de la
leçon saussurienne, à savoir la distinction entre langue et parole, les travaux de
Jakobson sur le langage, l’aphasie et la littérature témoignent de l’influence des
formalistes russes et du cercle linguistique de Prague, et seront déterminants pour
les figures les plus importantes du structuralisme des années 1960 (notamment
Claude Lévi-Strauss, Jacques Lacan, Roland Barthes, Gérard Genette et Tzvetan
Todorov). Le premier tome des Essais de linguistique générale de Jakobson paraît
en français en 1963 (trad. par Nicolas Ruwet, Paris, Minuit), avec le sous-titre
Les fondations du langage. Dans ses conférences sur « Littérature et langage »
Maintenant 27

prononcées à l’Université Saint-Louis de Bruxelles en décembre 1964, Foucault


se réfère aux travaux de Jakobson sur les rapports entre la critique littéraire et
le « métalangage », en mentionnant aussi le rôle des « signes d’auto-implication »
de la littérature par elle-même, dont la manifestation verbale ou fictionnelle ne
se retrouve point dans le langage en général, mais seulement dans la littérature
(M. Foucault, « Littérature et langage », dans La Grande Étrangère, éd. par
­Philippe Artières et al., Paris, Édition de l’EHESS, 2013, p. 110‑115 et 125‑129).
Pour une référence encore plus ponctuelle à Jakobson et à la nature extralinguis­
tique de ces signes d’auto-implication du locuteur dans son discours (les shifters
ou « embrayeurs »), voir un texte que Foucault rédige vraisemblablement lors
de son séjour à Tunis, « L’analyse littéraire et le structuralisme », où il souligne
« l’importance et la difficulté de ces signes qui, à travers une structure gram­
maticale déterminée, renvoient au seul sujet [parlant], au moment où il parle
et dans la place où il se trouve parler. “Les shifters” » (M. Foucault, « L’analyse
littéraire et le structuralisme », dans Folie, Langage, Littérature, intro. par Judith
Revel, éd. par H.-P. Fruchaud, D. Lorenzini et J. Revel, Paris, Vrin, 2019,
p. 243‑262, ici p. 245 ; pour d’autres références à Jakobson, voir ibid., p. 251
et 260, ainsi que, dans le même recueil, « Les nouvelles méthodes de l’analyse
littéraire », p. 133‑152, ici p. 144 et 147 ; « [L’extralinguistique et la littérature] »,
p. 223‑242, ici p. 224). L’autre grande figure qui aide à saisir la manière dont
Foucault, dans ce manuscrit, infléchit la philosophie comme discours à l’aide de
la linguistique est celle de Benveniste qui, de 1937 à 1969, occupe la chaire de
Grammaire comparée au Collège de France, et qui en 1961, avec Claude Lévi-
Strauss et Pierre Gourou, fonde la revue d’anthropologie L’Homme. Ses travaux
sur la théorie de l’énonciation et la deixis, portant notamment sur la nature des
pronoms et sur les temps verbaux, avaient été rassemblés avec d’autres impor‑
tantes contributions dans la cinquième section (« L’Homme dans la langue »)
du premier tome des Problèmes de linguistique générale (Paris, Gallimard, 1966),
paru dans la même collection et la même année que Les Mots et les Choses.
Benveniste allait formuler de la manière la plus claire et aboutie sa théorie de
l’énonciation quelques années plus tard, dans l’article « L’appareil formel de
l’énonciation » (paru dans la revue Langages, Ve année, no 17, 1970, p. 12‑18 ;
repris dans le second tome des Problèmes de linguistique générale, Paris, Galli‑
mard, 1974, p. 79‑88), où il manifeste l’exigence d’aller au-delà de l’« usage
cognitif de la langue » et de distinguer « les entités qui ont dans la langue leur
statut plein et permanent et celles qui, émanant de l’énonciation, n’existent que
dans le réseau d’“individus” que l’énonciation crée et par rapport à l’“ici-­
maintenant” du locuteur » (ibid., p. 84).
3.  Dans une conférence qu’il prononce à Tunis en février 1967, Foucault
définit la notion d’« extralinguistique » en s’appuyant sur les travaux du linguiste
argentin Luis Jorge Prieto (1926‑1996), formé à l’école linguistique de Paris
d’André Martinet (1908‑1999), et du philosophe britannique John Langshaw
Austin (1911‑1960). D’une part, Foucault se réfère aux recherches de Prieto sur
le contexte et la situation d’énonciation telles qu’on les retrouve dans son ouvrage
Messages et Signaux (Paris, PUF, 1966). D’autre part, les études ­d’Austin sur
l’acte de parole (speech act) étaient évoquées à plusieurs reprises dans les débats
sur la linguistique structurale de l’époque, et Foucault connaissait ses cours,
recueillis de manière posthume dans How to Do Things with Words (Oxford,
Clarendon Press, 1962), bien avant leur parution en français (Quand dire, c’est
28 Le discours philosophique

faire, trad. par Gilles Lane, Paris, Seuil, 1970). Dans les archives de la Biblio‑
thèque nationale de France (BNF, Fonds Foucault, cote NAF 28730, Boîte 43),
on trouve plusieurs fiches de lecture sur Austin qui remontent probablement à
la période tunisienne et aux recherches que Foucault mène alors dans la biblio‑
thèque que son collègue Gérard Deledalle, spécialiste de Charles Pierce et de
la philosophie anglo-saxonne du langage, lui avait mis à disposition. Dans la
conférence de Tunis, Foucault soutient que les travaux de Prieto et d’Austin
montrent que « la structure linguistique d’un énoncé était loin de suffire à
rendre compte de son existence totale » ; au contraire, « les éléments contextuels
constitués par la situation même de l’individu parlant sont absolument néces‑
saires pour donner un sens à […] un grand nombre d’énoncés. Tout énoncé
s’appuie en fait silencieusement sur une certaine situation objective et réelle, et
l’énoncé n’aurait certainement pas la forme qu’il a si le contexte était différent »
(M. Foucault, « Structuralisme et analyse littéraire. Conférence prononcée au
Club Tahar Haddad à Tunis le 4 février 1967 », dans Folie, Langage, Littérature,
op. cit., p. 171‑222, ici p. 185‑186). Sur l’importance que Foucault accorde
à la notion d’extralinguistique dans l’analyse du discours littéraire, et sur sa
définition de l’acte de parole tirée d’Austin, voir ibid., p. 186‑189 et 191, ainsi
que « [L’extralinguistique et la littérature] » et « L’analyse littéraire et le struc‑
turalisme », art. cités.
4.  Foucault reprend plus en détail cette caractérisation du savoir scientifique
dans son cours au Collège de France de 1973‑1974, Le Pouvoir psychiatrique :
« [P]our la pratique scientifique en général, il y a toujours de la vérité ; la vérité
est toujours présente en toute chose ou sous toute chose, à propos de tout et
de n’importe quoi l’on peut poser la question de la vérité. […] Ceci veut dire
non seulement que la vérité habite partout et qu’à tout [instant] l’on peut
poser la question de la vérité, mais ceci veut dire aussi qu’il n’y a personne qui
soit exclusivement qualifié pour dire la vérité ; il n’y a personne non plus qui,
d’entrée de jeu, soit disqualifié pour dire la vérité, du moment, bien entendu,
que l’on a les instruments qu’il faut pour la découvrir, les catégories néces‑
saires pour la penser et le langage adéquat pour la formuler en propositions »
(M. ­Foucault, Le Pouvoir psychiatrique. Cours au Collège de France, 1973‑1974,
éd. par J. Lagrange sous la dir. de F. Ewald et A. Fontana, Paris, Éditions de
l’EHESS-Gallimard-Seuil, 2003, p. 235‑236). À cette « position philosophico-
scientifique de la vérité » (la « vérité-ciel ») Foucault oppose ce qu’il appelle
« vérité-foudre » ou « vérité-événement » (ibid., p. 238).
5.  Sur la « fonction-auteur » dans la littérature et l’idée plus générale selon
laquelle il faut « ôter au sujet (ou à son substitut) son rôle de fondement ori‑
ginaire, et […] l’analyser comme une fonction variable et complexe du dis‑
cours », voir M. Foucault, « Qu’est-ce qu’un auteur ? » [1969], dans DE I, no 69,
p. 817‑849.
[CHAPITRE 3]

Discours philosophique
et discours scientifique

Le rapport singulier du discours philosophique à son maintenant.


– La justification du discours philosophique. – La position ambiguë
du discours philosophique par rapport à la triade du je-ici-à présent.
– Deux formes de philosophie depuis Descartes : dévoilement et mani‑
festation. – Le problème du sujet. – Le rôle du cogito. – La différence
entre discours philosophique et discours scientifique.

Le discours philosophique ne peut être assimilé ni à une œuvre [23]


littéraire ni à une série systématique d’énoncés scientifiques. Non
qu’il soit incapable de prendre le style de l’une ou de l’autre,
de leur emprunter [leur] vocabulaire, d’en imiter la forme ou
les enchaînements. Mais un texte philosophique, quel qu’il soit,
entretient avec le sujet parlant, avec l’ici et l’à présent du philo‑
sophe, un rapport si singulier qu’il s’oppose, sans réduction pos‑
sible, à tous les autres types de discours. En effet, une philosophie
peut bien prendre une allure entièrement déductive à partir d’un
jeu de définitions et de postulats, il n’en reste pas moins qu’à la
différence d’un traité de géométrie, elle ne peut jamais se passer
d’une référence explicite au maintenant de son discours, au « je »,
à l’ici du philosophe qui pense en elle. Précisons tout de suite
que cette référence n’est pas liée nécessairement à l’apparition de
la première personne du singulier dans la grammaire du texte ;
qu’elle n’est point dirigée non plus vers l’individu réel, vers le [24]
« sujet » historique ou psychologique constitué par l’homme philo­
sophant ; car il existe peu de discours philosophiques qui usent
de la première personne, et bien moins encore qui fassent entrer
dans le discours la personne réelle du philosophe ; qui donc, sinon
30 Le discours philosophique

à la limite même de toute raison philosophique possible, aurait


l’audace de dire : « pourquoi je suis si intelligent 1 » ? En fait, la
référence inévitable du discours philosophique à son maintenant
concerne, non pas le visage ou le cœur de celui qui parle, mais le
point pur de son émergence dans l’univers des discours. Il n’y a
pas de vérité philosophique – qu’elle ait trait au monde, à Dieu,
à la nature, à l’être, à la philosophie elle-même – si elle ne dit,
en même temps et dans le mouvement qui la déploie, à quelles
conditions et comment elle s’est ouverte pour devenir accessible au
philosophe qui la formule. Le maintenant du discours, la triade du
« je-ici-à présent », doit figurer dans le discours pour y être fondé
en droit et se trouver ainsi justifié par la vérité même de l’avoir [25]
transformé en discours vrai.
Certes, un discours scientifique doit aussi être justifié : il
faut définir son domaine d’objets, établir la théorie de ses rai‑
sonnements (qu’ils soient déductifs ou non) et, le cas échéant,
la méthodologie de ses expériences. Mais ces justifications ne
concernent jamais que la forme du discours (sa morphologie, sa
cohérence) et son rapport à un champ d’objets réels ou possibles.
Pour le discours philosophique, ce qui est en question – outre
sa forme et le rapport à son objet –, c’est la possibilité même
de son existence : le fait nu qu’il puisse y avoir quelqu’un qui le
tienne, à l’instant même et du point précisément où il le tient.
Il faut donc distinguer avec soin deux types de justification  a :
celle du discours scientifique, qui ne porte jamais que sur sa
morphologie, sa syntaxe et sa sémantique, et la justification du
discours philosophique, qui peut bien également porter sur ces
caractères, mais qui, de toute façon, doit concerner en outre
la possibilité d’existence de ce philosophe qui [est] en train de [26]
parler. Le premier type de justification relève non pas d’une
philosophie de la science, mais d’un métalangage. Le second ne
peut en aucun cas être assimilé à un métalangage ; il est propre
à la philosophie. On peut désormais situer les deux confusions
qui n’ont cessé d’encombrer la philosophie occidentale  b depuis

a.  Dans le paragraphe qui suit, Foucault avait employé alternativement


« justification » et « fondation », avant de biffer finalement le second terme
pour ne conserver que le premier.
b.  Rayé : « moderne ».
Discours philosophique et  discours  scientifique 31

le xviie siècle : l’une consiste à croire que la justification du


discours scientifique conduit nécessairement à mettre en question
le maintenant de ce discours, c’est-à-dire le sujet connaissant ;
l’autre consiste à supposer que la justification du discours philo­
sophique, avec sa référence nécessaire au sujet parlant, peut se
faire dans la même forme que la justification des énoncés scien‑
tifiques. Ces deux confusions, qui s’appuient l’une sur l’autre,
expliquent que, de Descartes à Kant et de Kant à Husserl, le
même projet soit repris : justifier la science par un recours au
sujet connaissant qui donnera enfin au discours philosophique
une forme aussi justifiée que celle du discours scientifique. [27]
Les tâches précises et distinctes de la justification se perdent ainsi
dans la recherche inlassable du fondamental.
La singularité du discours philosophique exige donc que soit
justifiée l’existence de quelqu’un qui le profère. Ce « quelqu’un »
peut être n’importe qui, puisque le discours philosophique ne doit
pas sa valeur de vérité à une quelconque  a expérience passagère ;
il faut donc expliquer comment la vérité philosophique, cachée
par essence, ou du moins profondément reculée (puisqu’elle n’est
pas donnée à l’expérience immédiate), peut cependant venir à la
lumière et animer le discours d’un philosophe. Mais ce quelqu’un
a beau ne pas avoir de visage particulier, son individualité a beau
être interchangeable, il n’en reste pas moins  b que parmi tous
les sujets parlants depuis le commencement jusqu’à la fin du
monde, il n’a pas été saisi au hasard par l’irruption soudaine du
logos philosophique : le maintenant du discours est déterminé par [28]
sa propre vérité. La justification du discours philosophique par
lui-même suppose donc deux analyses qui n’ont pas la même
direction : l’une concerne l’accès malaisé mais possible, ouvert
mais caché, à la vérité ; l’autre concerne la nécessité qui, soudain,
révèle l’ouverture secrète et manifeste la possibilité de ce qui avait
été, jusque-là, refusé. À vrai dire, ces deux analyses ne peuvent
pas [être  c] indépendantes ; mais elles peuvent s’ordonner l’une à
l’autre de deux façons différentes.

a.  Rayé : « l’individualité d’une ».


b.  Rayé : « qu’il n’est pas choisi par hasard. Ou plutôt il a bien fallu une
nécessité ».
c.  Il s’agit ici d’une conjecture : le mot est manquant.
32 Le discours philosophique

Dans un cas, ce qui est défini d’abord, c’est la possibilité en


général d’un accès à la vérité, puis la possibilité, intérieure à
la première, que cet accès soit refusé, enfin la possibilité, pour
ce refus lui-même, d’être levé de manière [à ce] que la vérité
soit restaurée dans ses droits premiers et déployée enfin dans sa
simplicité d’origine. Mais ces trois possibilités ne sont pas du
même ordre : la première, c’est l’essence de la vérité, sa souveraine
et nécessaire transparence ; la [deuxième], c’est, à mi-chemin
de la nécessité et de l’événement, l’indispensable accident qui [29]
l’a dérobée aux yeux de tous (c’est l’oubli, c’est la chute, c’est
­l’emprisonnement dans le corps, le fatal détour) ; enfin, la troi‑
sième est un pur événement, mais dont bien des signes annoncent
l’inévitable approche : à ceux qui savent mieux regarder et user
de leur lumière naturelle, à ceux qui ont l’ouïe plus fine ou sont
assez patients pour se maintenir longtemps à l’écoute, il permet
de retrouver l’accès perdu à la vérité, de se replacer en lui, de
se saisir de cette lumière lointaine, ou de se laisser traverser par
sa fulguration – en tout cas, de se faire, ici et à présent, le sujet
parlant de ce discours enfin dévoilé. La part ainsi réservée par
la philosophie au maintenant de son propre discours est à la
fois mince et décisive : mince, puisque la possibilité première
du discours philosophique est donnée par la vérité et que, sur le
fond de cette vérité, l’irruption du discours réel est comme un
accident ; décisive, cependant, puisque ce discours attend pour
exister le supplément d’attention, le regard plus aigu, l’écoute [30]
meilleure qui ne peuvent venir que du bon vouloir du sujet.
Au bord extérieur du discours, et toujours repoussé par lui vers
l’inessentiel, le « je-ici-à présent » du sujet parlant libère par une
décision unique l’espace illuminé de la vérité.
Mais on peut avoir, entre la vérité du discours et son mainte‑
nant, un autre type de rapport. Ce qui est alors défini en premier
lieu, c’est l’ici, c’est l’à présent du philosophe qui parle. Il y a,
dans l’existence même de son discours, un fait irréductible : il a
fallu attendre ce jour-ci, il a fallu se trouver dans cette région-ci
de l’espace pour que la vérité vienne à se manifester dans un
discours. Cette attente et ce retard, ce recul où la vérité se tient
retirée, ne constituent point l’inévitable accident qui, pour un
temps, l’a masquée et mise hors de portée ; ils sont au contraire
Discours philosophique et  discours  scientifique 33

l’ombre fondamentale à partir de laquelle la vérité se manifeste.


Le fait que nul sujet parlant, jusqu’ici, n’ait été capable de tenir
le discours de la vérité, ce fait appartient à la vérité elle-même et [31]
au mouvement par lequel elle vient, de toute nécessité, jusqu’au
philosophe qui la formule. Au lieu d’avoir une résidence fragile
sur les marges de la vérité, le maintenant du discours philo­
sophique constitue le seul lieu, le seul instant, la seule forme où
la vérité puisse accéder au discours. Le philosophe, loin d’être
celui qui, sachant mieux qu’un autre éviter l’erreur, découvre
soudain l’accès au vrai, est celui en qui la vérité, après un che‑
minement obscur mais sans erreur, vient affleurer souveraine‑
ment. De là, la position ambiguë du discours par rapport à son
propre maintenant : en un sens, la triade du « je-ici-à présent » qui
repère le philosophe comme sujet parlant est entièrement reprise
à l’intérieur du discours qui en définit de lui-même la nécessité ;
mais inversement, le discours tout entier, avec sa vérité philo‑
sophique, se loge dans l’ouverture de ce maintenant puisqu’il [32]
était, en droit, le seul lieu possible de sa manifestation. Le sujet
parlant, avec son ici et son à présent, n’est pas dissous ni effacé
définitivement dans la toute-puissance et la définitive vérité du
discours philosophique. Il demeure toujours, aux limites exté‑
rieures du discours, le pur pouvoir de manifester la vérité. Et
ce pouvoir, s’il n’appartient plus au philosophe sous les espèces
de son attention, il lui revient en propre – et sans qu’on puisse
jamais l’en déposséder – sous la figure d’un amor fati 2.
Selon la position réciproque du discours et de son maintenant,
on a donc deux formes de philosophie qui se sont partagé la
pensée occidentale depuis Descartes 3. La première pourrait être
caractérisée comme philosophie du dévoilement : elle suppose une
ouverture originaire de la vérité (que ce soit l’entendement et la
volonté infinis de Dieu, l’étendue intelligible, l’identité de Dieu et
de la nature, l’immédiate évidence de l’impression 4), un obscurcis‑
sement inévitable qui dérobe la vérité (la chute, le péché, le corps, [33]
la finitude, le besoin), la possibilité de l’erreur en général (la limi‑
tation de l’entendement, la vivacité du sentiment, l’imagination,
l’abstraction du langage), la fondation  a et le déploiement, enfin,

a.  Rayé : « la remise au jour, enfin, ».


34 Le discours philosophique

d’un discours à la fois libéré par la liberté même du philosophe et


entièrement lié par les lois de la vérité. Le second type de discours
pourrait être caractérisé comme philosophie de la manifestation :
[cette dernière] suppose non plus une ouverture originaire, mais
une sorte de primitive inadéquation de la vérité à elle-même (un
décalage intérieur à soi, un retard qui l’empêche d’être entièrement
contemporaine de son apparition première, une immaturité qui la
voue au temps et fait du temps sa substance même) ; non plus un
oubli, mais une constitution de la vérité (qui transforme chacune
de ses formes successives en une erreur à la fois fondée, nécessaire
et féconde, et qui, en retour, transforme chacune de ses erreurs en
figures limitées, partielles ou symboliques de ce qu’elle doit être
en son déploiement effectif) ; non plus la libre découverte, mais
la reconnaissance par le philosophe de son propre destin comme [34]
manifestation de la philosophie elle-même 5. [Pourtant,] aucun
de ces deux types de philosophie ne parvient à éliminer de son
propre discours la référence à un maintenant qui ne peut jamais
être réduit aux formes pures de la vérité.
Ce maintenant irrépressible apparaît à l’intérieur du discours
philosophique sous les espèces d’une subjectivité, à la fois discrète
et souveraine, invisible mais insistante – une subjectivité sans cesse
en train de disparaître et de se reformer à nouveau. C’est elle qui
éclate (en ce double sens qu’elle brille et se dissocie) dans tous
les discours des philosophes occidentaux depuis Descartes.
Elle éclate dans l’illumination d’une vérité qu’il lui appartient (et
à elle seule) d’avoir dévoilée : elle se montre et s’installe solidement
dans les évidences qu’elle affirme, et qui lui permettent de joindre
le contenu d’une vérité à la forme pure d’une certitude ; mais peu
à peu, à ce discours qui est celui de son attention et de sa lumière
propres se substitue le discours sans nom, sans figure et sans âge [35]
de la vérité elle-même, ou de la raison, ou de la nature ; une voix
qui semble n’avoir plus de maintenant, parce qu’elle surplombe
tous les temps, tous les lieux et tous les sujets, vient doubler la
parole du philosophe pour lui souffler, en quelque sorte, l’essentiel
de ce qu’il a à dire. Mais elle éclate aussi, quoique d’une autre
façon, dans le mouvement par lequel la vérité vient se manifester
elle-même : au cœur de ce discours qui justifie, selon sa propre loi,
l’ici, l’à présent, le sujet à travers lesquels il apparaît, s’entend la
Discours philosophique et  discours  scientifique 35

voix du philosophe qui reconnaît son destin jusqu’à s’éprendre de


lui ; mais cette voix, à peine soupçonnée, est aussitôt dépossédée
d’elle-même ; n’est-elle pas la voix du temps qui vient accomplir
sa promesse ? N’est-elle pas la voix d’une vérité qui, en ce temps-ci
(mais en tous les instants de ce temps), en ce monde-ci (mais en
tous les points de ce monde), est en train de se transformer en
un discours universel ? Et c’est finalement dans la voix collective
et plurielle d’un « nous » – d’un « nous » [qui serait  a] l’indécom‑
posable sujet de son époque et de la vérité qui vient s’y manifes‑
ter – que cette philosophie trouve à se fonder. [36]
On comprend pourquoi, dans toute la philosophie occidentale
depuis Descartes, le problème du sujet a joué un rôle si décisif.
Il ne faut pas s’y tromper : en interrogeant le sujet avec tant d’in‑
sistance, on ne cherchait pas tellement, comme s’il s’agissait d’un
problème philosophique majeur, à cerner l’énigme de l’intériorité,
à analyser la conscience, à savoir ce que c’était que penser, ou à
définir ce que pouvait être le « je ». En tout cas, là n’était pas la
fonction première de la théorie du sujet : ce n’en étaient que les
conséquences visibles au niveau des thèmes et des objets philoso‑
phiques. En fait, si ces objets nous sont devenus maintenant à ce
point familiers qu’ils nous semblent faire partie nécessairement
de l’horizon de toute philosophie possible, il ne faut pas oublier
qu’ils ne sont apparus sans doute que depuis trois siècles à peine ;
mais surtout (et ceci explique cela) qu’ils ne sont apparus dans
le domaine d’objets à penser qu’en raison de la forme même du
discours philosophique. Dans la mesure, en effet, où ce discours
ne parvenait à esquiver tout à fait la triade de son maintenant, la [37]
laissant réapparaître obstinément sur ses bords extérieurs, la théo‑
rie du sujet avait une fonction très précise à exercer. Elle devait
empêcher cette irréductibilité du maintenant d’ôter au discours
la valeur de vérité et de vérité universelle ; il fallait donc qu’elle
soit telle qu’elle autorise le discours à circuler, sans altération,
comme un discours anonyme, et qu’elle lui permette ainsi, malgré
l’ineffaçable maintenant de sa formulation première, d’être proféré
sous n’importe quel ciel et par n’importe qui.

a.  Le passage entre crochets est rayé sur le manuscrit ; nous le rétablissons
car il nous semble nécessaire à la compréhension de la phrase.
36 Le discours philosophique

Les théories du sujet ne sont donc pas (sauf en apparence) [des]


réponses à une question constante du discours philosophique ;
elles accomplissent une fonction requise par son mode d’être 6.
Cette fonction, quand on l’examine à son tour, recouvre en fait
trois rôles distincts bien qu’ils s’enchaînent et prennent appui les
uns sur les autres. Pour que l’irréductibilité du « je-ici-à présent »
ne puisse pas contester la valeur du discours philosophique, il faut
que le maintenant ne soit pas seulement le support du discours, sa
visible limite, cette instance frontalière qui parle en lui sans être
elle-même parlée ; il doit être repris à l’intérieur du discours sous
la forme d’une conscience de soi. Cette conscience de soi peut [38]
bien éventuellement éclairer en leur contenu singulier le sujet qui
parle, le moment et le lieu d’où il parle ; prise en elle-même, elle
n’est rien d’autre qu’une forme pure dont la souveraineté pourrait
s’exercer de la même façon sur n’importe quel autre contenu.
La conscience de soi permet donc de substituer au maintenant
du discours, à son ancrage défini, un élément à la fois intérieur
au discours (puisque c’est l’énoncé du sujet par lui-même) et
extérieur (puisque c’est dans l’élément de la conscience de soi que
le discours va se déployer)  a.
À partir de ce premier rôle du sujet, les deux autres se [39]
déduisent facilement. Détaché du maintenant, transformé en
pure conscience de soi, le sujet peut, à travers un discours enfin
autonome, avoir accès à la vérité : elle s’ouvre à lui sous la forme
de l’évidence fondatrice ou sous la forme de la reconnaissance
terminale de soi par soi ; sans un sujet conscient de soi, il n’y
aurait [pas] de vérité pour le discours philosophique. Enfin,
ce sujet qui livre passage à la vérité se révèle par là même un
sujet universel : à travers la singularité du maintenant, c’étaient
des formes anonymes, identiques partout, qui étaient à l’œuvre.
Il n’y a donc plus à s’étonner qu’un discours inséparable du
maintenant de son énoncé puisse être universellement valable ;

a.  Rayé : « Ainsi replié sur soi et transformé en pur sujet conscient de soi, le
maintenant du discours peut trouver accès à la vérité (et c’est là le second
rôle du sujet) : en effet, c’est toujours dans la forme du sujet que la vérité
vient à s’éclairer : en première instance sous les espèces de l’évidence fon‑
datrice (quand le discours philosophique dévoile la vérité), ou en dernière
instance sous les espèces de la reconnaissance terminale. »
Discours philosophique et  discours  scientifique 37

c’est que le sujet qui parlait était de plein droit un sujet affranchi


du lieu et du temps : c’était l’entendement lui-même, c’était la
raison, c’était le sujet transcendantal, ou encore c’était ce « moi »
qui est un « nous ». Ainsi se boucle le cycle fonctionnel du sujet
par rapport au discours : seul un sujet conscient de soi et uni‑ [40]
versel peut garantir la validité d’un discours comme celui de la
philosophie occidentale.
Il n’y a pas à s’étonner, dans ces conditions, que son sort soit
lié à celui du cogito et que [la philosophie occidentale] puisse
éprouver comme danger pour elle-même ce qui met en péril
la souveraineté du « Je pense » ; pour elle, tout ce qui échap‑
perait à la forme du cogito ne peut être qu’illusion ou objecti‑
vité naïve 7. « Le Je pense doit pouvoir accompagner toutes mes
représentations 8 » est sans doute la phrase la plus générale et la
plus essentielle que la philosophie, depuis Descartes, ait jamais
prononcée sur elle-même. C’est que le cogito est à la fois la
ressaisie du discours par lui-même, la saisie apodictique de la
vérité, et la forme universelle de la subjectivité. Mais il faut bien
se convaincre que cet enchevêtrement indissociable du thème
du cogito avec l’existence même de notre philosophie n’est pas
le résultat d’un intérêt porté à l’être humain et aux secrets de
son intériorité ; et bien qu’on puisse dire, en un sens, que la
philosophie du sujet et de la conscience [s’]interpose comme
un élément tiers entre le langage et l’ouverture originaire de la [41]
vérité, il ne faut pas voir là l’oubli, de plus en plus profond,
de cette ouverture ; en fait, le mode d’être du discours philo‑
sophique dans la culture occidentale, depuis le xviie siècle au
moins, impliquait de toute nécessité le recours constamment
répété à une théorie du sujet.
On rejoint ici l’ineffaçable différence entre discours philo­
sophique et discours scientifique. Il est habituel de supposer que
cette différence tient pour une bonne part, sinon tout entière,
à l’obligation où se trouve la philosophie de parler du sujet :
dans la mesure où elle aurait affaire à ce qui, par définition,
n’est jamais objectivable, elle ne pourrait atteindre le statut et la
rigueur formelle d’une série d’énoncés scientifiques. C’est sans
doute cette parenté, obscurément reconnue, entre la théorie du
sujet et le caractère du discours philosophique qui explique deux
38 Le discours philosophique

phénomènes profondément corrélatifs : l’un, c’est que, chaque


fois qu’on a voulu définir la spécificité de la philosophie et la
fonder dans son droit à n’être pas scientifique, on a eu recours
à une philosophie qui serait celle de la subjectivité, de l’expé‑ [42]
rience vécue ou de l’existence. L’autre phénomène, plus impor‑
tant sans doute, c’est l’incessante reprise du projet de constituer
une théorie du sujet qui aurait valeur de discipline scientifique :
de là, les analyses empiriques du sujet qui le reconduisent au
niveau d’une nature ou d’une histoire, l’une et l’autre déchif‑
frables ; de là, aussi, l’essai de poursuivre le fondement des vérités
scientifiques dans une théorie pure du sujet constituant. Il peut
paraître étrange, mais seulement à un regard superficiel, que
dans l’histoire de la philosophie européenne, le thème de la
mathesis et celui du cogito soient apparus simultanément 9. C’est
qu’en fait la spécificité du discours philosophique, loin d’être
due à l’irréductibilité du « Je pense » et de la conscience, n’avait
de chance d’être effacée que par une doctrine rigoureusement
scientifique du sujet. Seule celle-ci aurait pu résorber définiti‑
vement le maintenant du discours philosophique. Mais c’est
le discours philosophique qui du même coup aurait disparu :
de là, la fascination apeurée de la philosophie devant toutes [43]
les théories ou disciplines qui traitent ou prétendent [traiter  a]
scientifiquement du sujet, ou de la conscience, ou de l’homme
parlant. Ces fascinations, on les connaît bien ; elles ont successi‑
vement pour nom : la psychologie, le marxisme, la psychanalyse,
l’ethnologie, la linguistique 10.
Mais il faut bien se garder de renverser l’ordre des choses :
ce n’est pas parce que la philosophie doit parler du sujet que son
discours a la forme incertaine qu’on lui connaît. C’est parce que
le discours philosophique est d’un type irréductible à celui des
sciences qu’il lui a bien [fallu  b] parler du sujet. Celui-ci, dans la
pensée européenne, n’est qu’un effet de discours.

a.  Conjecture : mot manquant.


b.  Idem.
Discours philosophique et  discours  scientifique 39

NOTES

1.  Référence au titre de la deuxième partie de Ecce homo de F. Nietzsche :


« Warum ich so klug bin » (dans Œuvres philosophiques complètes, t. VIII, éd. par
Giorgio Colli et Mazzino Montinari, trad. par Jean-Claude Hémery, Paris,
Gallimard, 1974 [1888], p. 258-274).
2.  Littéralement, « amour du destin ». Nietzsche, qui emprunte cette formule
au stoïcisme romain, l’utilise pour indiquer l’attitude consistant à accepter avec
joie – ou à dire « oui » à – la réalité telle qu’elle est. Voir, par exemple, ibid.,
« Pourquoi je suis si avisé », § 10, p. 275 ; id., Le Gai Savoir, dans Œuvres philo­
sophiques complètes, t. V, éd. par G. Colli et M. Montinari, trad. par Pierre
Klossowski, nouvelle éd. par Marc B. de Launay, Paris, Gallimard, 1982 [1882],
§ 276, p. 189.
3.  Foucault présente souvent la philosophie de Descartes comme établis‑
sant une ligne de partage fondamentale dans l’histoire de la pensée occiden‑
tale. Par exemple, dans l’Histoire de la folie à l’âge classique (Paris, Gallimard,
1976 [1961], p. 56‑59), c’est chez Descartes, et notamment dans les Méditations,
qu’aux yeux de Foucault se réalise l’exclusion de la folie hors de l’ordre moderne
du discours. Plus de vingt ans plus tard, dans L’Herméneutique du sujet (op. cit.,
p. 15‑20), c’est à nouveau le « moment cartésien » qui, selon Foucault, définit
le moment où la philosophie s’est séparée de la « spiritualité » antique et du
précepte « soucie-toi de toi-même » (epimeleia heautou) pour se lier à la structure
de connaissance qui caractérise la science moderne.
4.  Foucault songe ici, respectivement, aux philosophies de René Descartes,
Nicolas de Malebranche, Baruch Spinoza et David Hume.
5.  Foucault pense ici sans doute à la dialectique hégélienne.
6.  Dans la notice du 21 août 1966 du Cahier no 4, Foucault définit la « fonc‑
tion discursive » comme « la manière dont le discours se rapporte à lui-même
pour pouvoir correspondre à son mode d’être. Se rapporter à soi-même : se
rapporter à ce qu’il dit, mais aussi bien à celui qui le dit, au moment où il le
dit, puisque tout cela figure dans ce discours » (voir infra, « Annexe », p. 255).
7.  « [P]endant que je voulais ainsi penser que tout était faux, il fallait néces‑
sairement que moi, qui le pensais, fusse quelque chose. Et remarquant que
cette vérité : je pense, donc je suis, était si ferme et si assurée, que toutes les plus
extravagantes suppositions des sceptiques n’étaient pas capables de l’ébranler,
je jugeai que je pouvais la recevoir, sans scrupule, pour le premier principe de
la philosophie, que je cherchais » (R. Descartes, Discours de la méthode, 6e éd.,
éd. par Étienne Gilson, Paris, Vrin, 1987 [1637], p. 32).
8.  « Le : je pense doit pouvoir accompagner toutes mes représentations ; car
autrement quelque chose serait représenté en moi, qui ne pourrait pas du tout
être pensé, ce qui revient à dire ou que la représentation serait impossible, ou
que du moins elle ne serait rien pour moi » (I. Kant, Critique de la raison pure,
éd. sous la dir. de Ferdinand Alquié, trad. par Alexandre J.-L. Delamarre et
François Marty, Paris, Gallimard, 1980 [1787], B131‑132, p. 159, souligné
dans l’original ).
40 Le discours philosophique

9. Dans Les Mots et les Choses, Foucault définit la mathesis comme la « science
universelle de la mesure et de l’ordre », ou la « science générale de l’ordre », et
lui attribue un rôle capital dans l’économie du savoir classique : « [L]e fonda‑
mental, pour l’épistémè classique, ce n’est ni le succès ou l’échec du mécanisme,
ni le droit ou l’impossibilité de mathématiser la nature, mais bien un rapport
à la mathesis qui jusqu’à la fin du xviiie siècle demeure constant et inaltéré »
(M. Foucault, Les Mots et les Choses. Une archéologie des sciences humaines, Paris,
Gallimard, 1966, p. 70‑71). En revanche, Foucault soutient que l’unité de la
mathesis est rompue à partir du xixe siècle, lorsque « le domaine des formes
pures de la connaissance s’isole, prenant à la fois autonomie et souveraineté par
rapport à tout savoir empirique », et lorsque « les domaines empiriques se lient
à des réflexions sur la subjectivité, l’être humain et la finitude, prenant valeur
et fonction de philosophie, aussi bien que de réduction de la philosophie ou de
contre-philosophie » (ibid., p. 261).
10.  Le projet dans Les Mots et les Choses était précisément de retracer l’archéo‑
logie de ces sciences humaines : ibid., notamment les chapitres 8 (« Travail, vie,
langage ») et 10 (« Les sciences humaines »).
[CHAPITRE 4]

Fiction et philosophie

Le maintenant du discours philosophique et du discours de fiction.


– Leur justification. – Leurs formes fonctionnelles. – L’irréductibilité
du sujet parlant. – Le principe de clôture des œuvres. – La différence
entre discours philosophique et discours littéraire. – Le discours philo­
sophique comme exégèse ou interprétation.

À la différence des énoncés scientifiques, ceux de la philosophie [44]


ne sont donc pas séparables du maintenant de leur formulation :
l’ici, le présent, le sujet qui parle ne peuvent jamais être neutrali‑
sés par le discours qui s’articule à partir d’eux. La présence d’un
maintenant qui la borde est indispensable à la philosophie. Et
cependant, cette présence n’y est pas désignée comme elle l’est
dans le discours quotidien. Le langage de tous les jours se réfère
à un maintenant muet – à un point de l’espace, à un instant du
temps, à un individu en train de parler – qui reste obstinément
extérieur au discours : ce sont les choses, les corps, les gestes qui
viennent en remplir les formes vides. La philosophie, au contraire,
ne cesse de reprendre en soi ce maintenant qu’elle désigne ; elle
le restitue à l’intérieur de son propre discours comme le point [45]
lumineux du dévoilement dans l’évidence, comme le mouvement
de la vérité parvenue à l’instant de sa manifestation, comme la
conscience de soi se saisissant dans la pureté d’un « Je pense ».
C’est pourquoi la philosophie occidentale s’est déployée comme
doctrine de l’évidence, pensée de l’histoire et théorie du sujet.
En constituant ainsi, à l’intérieur de son propre discours, la
triade du « je », de l’« ici », de l’« à présent » qui est chargée de le
tenir et de le maintenir, la philosophie s’apparente à un autre type
de discours : on pourrait le désigner du nom de « littérature », mais
il serait plus exact sans doute de l’appeler « fiction ». La fiction
42 Le discours philosophique

en effet n’élimine pas les repères du maintenant, mais [ceux-ci]


ne renvoient pas à une disposition silencieuse des gens et des
choses ; c’est elle et elle seule qui, à travers son récit, et par mille
indications entrecroisées, trace à bas bruit cette disposition et la
modifie. La voix qui parle en elle n’a pas d’autre temps ni d’autre [46]
lieu que ceux qu’elle veut bien se donner à elle-même 1. Et s’il
est vrai que souvent ces signes du maintenant  a restent imprécis
et comme ouverts sur le vide (on ne sait au juste quelle est cette
voix étrange qui dit « je », ni d’où elle vient, depuis quand elle
parle, selon quel calendrier), ce n’est pas qu’ils renvoient à la réa‑
lité sans mots d’une situation, mais c’est plutôt qu’un espace sans
géographie, un temps sans commencement ni fin, un « je » sans
autre « identité » que celle de la grammaire sont constitués, par
le discours de la fiction, comme les repères, intentionnellement
brouillés, de sa parole. C’est pourquoi le discours littéraire n’est
pas sans analogie avec le mode d’être du discours philosophique.
Et sur deux points précis, on peut les rapprocher.
On a déjà vu comment la philosophie supposait toujours une
justification de soi (fort différente de la justification scientifique) :
une sorte d’autorisation que le discours philosophique se donne [47]
d’avoir accès à la vérité qui se manifeste en lui. Curieusement,
cette même fonction se retrouve dans la littérature : non pas,
certes, sous la forme d’une explication discursive, mais comme
indication, parfois directe, parfois diagonale, du rapport entre
ce qui est raconté et la voix qui en fait le récit ; il n’y a point de
fiction qui ne dise, d’une manière ou d’une autre, comment elle
s’est ouverte à un discours qui en est pourtant non seulement le
point de manifestation, mais le lieu même de naissance. Il arrive
que cette fonction de justification soit très apparente, au point
même de prendre, par rapport au récit, une autonomie et presque
un pouvoir de commandement : elle forme comme un récit second
qui devient vite, dans l’ordre de déroulement du texte, un récit en
apparence premier ; il est chargé de montrer comment l’histoire
principale – soit qu’elle fût enfouie trop loin dans le temps, soit
qu’elle fût trop distante dans l’espace, soit enfin qu’elle fût cachée
par quelque mystère – a pu venir à la connaissance du récitant : [48]

a.  Rayé : « (le “je” qui parle, l’instant et le lieu de son discours) ».
Fiction et philosophie 43

ainsi Cervantes déchiffre l’histoire de Don Quichotte sur de vieux


papiers qu’il a trouvés chez un marchand, et ne peut rapporter les
épisodes qui ont été mangés par les rats 2. Mais cette affabulation
visible n’est point nécessaire pour que le discours de fiction justifie
sa propre ouverture. Il arrive en effet que cette justification fasse
corps avec le récit lui-même, se mêlant à lui et racontant, d’un
seul tenant, l’aventure forgée par le discours et ce qui permet au
discours de la raconter : la voix qui parle appartient alors à un
des personnages de la fable et le récitant fait corps avec le récité
(on a un roman en première personne) ; ou bien au contraire,
se maintenant en retrait de la fable, la voix raconte comment
elle a inventé le récit, en obéissant à quel motif, pourquoi elle
[a] introduit tel épisode, interrompu tel autre, pour quelle rai‑
son elle a choisi tel personnage (on a alors des récits où la voix
de l’auteur vient interférer, comme dans Tristram Shandy 3 ou
Jacques le Fataliste 4) ; les romans qui racontent leur propre genèse [49]
superposent exactement ces deux procédés. Il se peut aussi que la
justification du récit soit tout à fait inapparente : celui-ci semble
raconté par une voix anonyme et toute-puissante qui s’arroge le
droit de parcourir tous les temps et tous les lieux, de traverser
toutes les consciences. Au début de L’Éducation sentimentale, qui
nulle part au long du texte n’indique de rapport entre la fable et
la voix parlante, [on  a] mentionne à la manière d’un historien la
date du premier événement ([15 septembre 1840  b]), le lieu (le
quai Saint-Bernard), l’extériorité du récitant par rapport à son
personnage (aperçu comme un jeune homme mêlé au groupe
des voyageurs) 5 ; ces notations, et toutes celles du même type
qui jalonnent le texte, fonctionnent comme des justifications du
récit laissées en blanc par le récitant : celui-ci définit son accès à
la fable comme perception par un sujet invisible, comme regard
porté sur les choses et les visages par une présence supplémentaire
et nécessairement inaperçue, comme attention mobile à travers
le temps et l’espace.
La fiction a beau se donner à elle-même et dans une liberté [50]
ludique une « vérité » que la philosophie est contrainte de découvrir

a.  Mot manquant.


b.  Foucault note par erreur « juillet 1846 » ; nous rétablissons la date du
roman de Flaubert (voir infra, note 5, p. 54).
44 Le discours philosophique

et de prouver, il n’en reste pas moins qu’on trouve chez l’une et


l’autre une fonction du discours qui ne se rencontre ni dans le
langage quotidien ni dans celui de la science : cette fonction, qui
est antérieure à tout partage entre entendement et imagination,
entre rationalité et non-rationalité, concerne le mode d’être du
discours ; elle est requise en effet par tout ensemble d’énoncés
qui ne peut supprimer  a le maintenant de sa parole, mais doit
cependant le reprendre sans résidu à l’intérieur de soi. Et tout
comme la philosophie assure cette fonction de deux manières
(en montrant comment la vérité se dévoile à l’attention du sujet,
ou en montrant comment la vérité enveloppe dans son propre
mouvement le sujet qui l’énonce), de même la littérature la fait
exercer par deux types de récit : l’un fait place, sur les bords de
la fable, à un auteur fictif chargé de la découvrir (ou de l’inven‑
ter) puis de la raconter ; l’autre enveloppe la voix qui parle dans [51]
l’épaisseur anonyme du récit. La théorie du dévoilement dans la
philosophie et la fiction d’un récitant dans la littérature sont deux
formes fonctionnelles analogues ; la théorie de la manifestation et
le développement autonome du récit constituent à leur tour deux
formes fonctionnelles qui se répondent dans le discours philo­
sophique et dans le discours littéraire. Il faut, peut-être, aller plus
loin : on a vu comment le mode d’être de son discours impliquait
que la philosophie, au moins sous sa forme occidentale et depuis
le xviie siècle, fût toujours liée à une théorie du sujet. On peut se
demander si le mode d’être du discours littéraire – entendu avec
les mêmes repères de la géographie et de l’histoire – n’implique
pas qu’il soit lié à une certaine fiction du sujet : non pas du tout
que la littérature occidentale suppose une « psychologie », ou une
théorie quelconque de l’individu humain ; mais que son discours
n’est pas détachable de la présence, au moins virtuelle, d’un sujet
percevant, éprouvant, se souvenant, écoutant, parlant, mourant. [52]
L’appui naïf que souvent la philosophie a cherché dans les récits
littéraires quand il s’agissait pour elle de définir ou d’analyser le
sujet, et l’appui, guère plus réfléchi, que la littérature a cherché
dans les conceptions théoriques du sujet, de l’âme, de la psyché,
de l’inconscient, ne sont que la manifestation visible de cette

a.  Rayé : « doit à la fois constituer ».


Fiction et philosophie 45

parenté, plus difficile à apercevoir, entre les modes d’être de leurs


discours respectifs.
Mais il existe une seconde analogie entre le discours de la philo­
sophie et celui de la littérature. Il est facile de la saisir, en les
comparant l’un et l’autre au discours scientifique. Celui-ci, parce
qu’il a éliminé toute référence au maintenant, est toujours suscep‑
tible de répétition ; c’est-à-dire que n’importe quel sujet parlant
peut le reprendre à son compte sans que sa valeur de vérité soit
altérée ; bien plus, il peut être poursuivi, on peut lui adjoindre, par
déduction ou expérience, de nouveaux énoncés, sans qu’il cesse
d’être, en substance, identique à lui-même. Certes, ces itérations
et ces développements ne se font pas, parfois, sans discontinuités
violentes : peut-on dire que la mathématique de Bourbaki 6 soit
celle de Viète, ou de d’Alembert, ou même de Lagrange 7 ? Peut-on [53]
dire que la chimie moléculaire soit celle de Berzelius 8 ? Mais, d’une
part, ces discontinuités sont toujours introduites de telle manière
qu’elles sauvent, au moins en partie et d’une certaine façon, la
vérité des énoncés qui précèdent ; et d’autre part, elles consistent
en une modification soit d’un énoncé ou d’un sous-ensemble
d’énoncés, soit de la structure formelle du discours. En fait, qu’il
y ait eu changement dans le sujet parlant, et que ce ne soit plus le
même maintenant qui soutienne le discours, n’est jamais pertinent
pour définir une discontinuité dans la reprise et la poursuite d’un
système scientifique : tout au plus, dans certaines disciplines, le
sujet observant et parlant peut-il être introduit comme variable
à l’intérieur de son propre discours, sans que la vérité de celui-ci
en soit affectée.
La position du discours philosophique et littéraire est tout à
fait différente. Sans doute une philosophie est-elle destinée à être
vraie, quel que soit le sujet qui l’énonce ; et une œuvre de fiction
à dire ce qu’elle dit, de la même façon, sous quelque ciel qu’on [54]
la lise ou qu’on la récite. Pourtant, dans ces textes, le sujet par‑
lant, avec son ici et son présent, se trouve indissociablement à
l’extérieur du discours (puisque c’est lui qui le prononce) et en
lui (puisque c’est le discours qui le définit et le justifie dans son
droit à parler). De sorte qu’on ne peut pas répéter et continuer
une œuvre littéraire ou philosophique comme on reprend et pour‑
suit une série d’énoncés scientifiques. Pour un autre sujet parlant,
46 Le discours philosophique

ailleurs et dans un autre temps (même s’il se place tout à côté et


aussitôt après), un texte philosophique ou littéraire n’offre que
deux possibilités. L’une consiste à identifier ce nouveau main‑
tenant de sujet parlant à la triade du « je-ici-à présent » qui est
indiquée et justifiée à l’intérieur même du texte premier : mais
par ce fait même, ce sujet second cesse d’être lui-même sujet ;
il prend la position du sujet tel qu’il a été déjà parlé dans le
premier discours ; il ne peut plus être locuteur, mais purement et
simplement lecteur. L’autre possibilité consiste, pour le nouveau [55]
sujet parlant, à approcher son maintenant au plus près de celui
qui supporte le discours précédent ; il s’agit donc d’imiter ce qui
a été déjà fait, de dire presque la même chose que ce qui a été
dit, en atténuant autant que possible, mais sans la masquer tout
à fait, l’ineffaçable différence entre les sujets parlants, entre les
temps et les lieux où s’accomplit leur parole ; il s’agit alors d’une
imitation. On voit que, de toute façon, l’irréductibilité des sujets
parlants et leur présence à l’intérieur du discours empêchent la
philosophie et la littérature d’avoir le même profil historique que
les sciences. Lire un texte scientifique, c’est en fait le comprendre,
c’est-à-dire refaire, après coup et pour soi, le même discours, sans
qu’il se trouve aucunement modifié ; et faire une imitation ne peut
vouloir [dire  a] qu’une chose : c’est le poursuivre selon la même
morphologie et la même syntaxe. En revanche, tout nouveau sujet
parlant qui veut continuer une œuvre philosophique ou un texte
littéraire est condamné à les pasticher ; et s’il veut les [reprendre  b]
à leur commencement, il ne peut que les lire 9.
[…  c] Sans doute existe-t-il une troisième possibilité : celle qui [56]
consiste à instaurer un discours absolument nouveau, ayant ses
repères à lui et son propre maintenant, mais se donnant pour
tâche de prendre pour objet un texte philosophique ou littéraire
déjà existant. Il s’agit alors de ce qu’on peut appeler, en attendant

a.  Conjecture : mot manquant.


b.  Rayé sur le manuscrit.
c.  Rayé : « De là le fait que les textes philosophiques comme ceux de fiction
sont fatalement clos sur eux-mêmes ; de l’un à l’autre, les rapports sont tou‑
jours difficiles à assigner, et on a l’habitude de symboliser grossièrement ces
rapports par des notions aussi confuses que celles de filiation, d’influence,
de communauté de style, d’identité dans les points de départ ou dans les
problèmes fondamentaux. »
Fiction et philosophie 47

une élucidation meilleure, un commentaire. On voit tout de suite


que la première règle de cette activité de commentaire doit être
d’admettre la clôture des œuvres de philosophie aussi bien que
des œuvres de fiction : chacune d’entre elles est irréductible à
toutes les autres et il leur est impossible à elles toutes (ou même
à quelques-unes d’entre elles) de former comme une grande série
unique d’énoncés, dans la mesure où le discours de chacune est [57]
maintenu  a, de l’intérieur, par la présence d’un sujet parlant, avec
son ici et son à présent. Cela ne veut pas dire, certes, qu’il n’est
pas possible de définir entre elles un certain réseau, mais que la
continuité ainsi établie ne pourra jamais être du même type que
celle instaurée par une œuvre scientifique quand elle en reprend
et continue une autre. C’est la méconnaissance de ce principe de
clôture, et par conséquent de la différence radicale entre le mode
d’être du discours scientifique et celui des discours littéraires ou
philosophiques, qui a suscité depuis bien longtemps toutes les
métaphores de la continuité : influence, tradition, descendance,
communauté de style, identité des problèmes, ressemblances des
points de départ. Tous concepts (si ce mot cependant n’est pas
trop lourd pour désigner des notions si légères, si confuses, si
imprécises) qui ont permis jusqu’à présent à l’histoire de la litté­
rature et à celle de la philosophie d’ignorer résolument le type de
discours auquel elles avaient affaire 10.
Le principe de clôture des œuvres a plusieurs conséquences.
La première, c’est que si un texte philosophique peut et doit être [58]
analysé dans sa singularité, s’il faut rechercher le jeu des rapports
qui lient les uns aux autres ses divers éléments, s’il faut en un mot
le traiter comme un système, la raison n’en est pas qu’il s’appa‑
rente forcément par son architecture, ses principes et ses formes
déductives à un ensemble d’énoncés scientifiques ; elle tient au
contraire à ce fait que son discours est inséparable de la présence,
dans le texte même, d’un sujet parlant. L’unité de l’œuvre et son
irréductibilité lui sont garanties par ce maintenant où se loge son
discours et qui se justifie en lui ; donc, par cela même qui la tient
le plus radicalement écartée du langage scientifique. Il se peut bien
qu’un discours philosophique prétende à la non-contradiction et à

a.  Rayé : « de l’extérieur et ».


48 Le discours philosophique

la rigueur dans l’enchaînement de ses propositions. Mais ce n’est


pas là le critère essentiel et premier de son unité : c’est tout au
plus une des manières possibles pour la philosophie de manifes‑ [59]
ter une unité qui ne vient pas de sa structure formelle, mais du
mode d’être de son discours 11. Cependant, cette fermeture des
œuvres sur elles-mêmes et l’obligation d’en faire l’analyse interne
ne signifient aucunement que le commentaire soit un discours
ayant pour vocation de se placer à l’intérieur d’un autre discours.
Il ne peut être au contraire, par rapport à l’œuvre qu’il commente,
qu’un langage décidément extérieur, dont le maintenant ne peut
jamais venir se superposer à celui qu’il étudie. Il va bien falloir
un jour que la critique, l’analyse et l’histoire des textes renoncent
une bonne fois au vieux mythe de l’intimité 12. Le bon évangile
de la compréhension, de la ressaisie interne, de la pénétration
jusqu’au secret de l’œuvre et de sa genèse repose en fait sur la
confusion entre commentaire, lecture et pastiche – trois activi‑
tés qui sont parfaitement distinctes, bien qu’elles soient rendues
simultanément possibles par un type de discours comme celui de
la philosophie ou de la littérature.
Malgré ces analogies essentielles, le discours philosophique ne [60]
peut pas être assimilé purement et simplement au discours litté‑
raire. Entre eux, il existe une différence majeure. La littérature est
un discours qui instaure à lui tout seul, comme une pure inven‑
tion, l’ici, le présent, le sujet à partir de quoi il parle : de sorte
que ce qui se forme en lui, ce qu’il ne cesse de susciter de son
propre mouvement, c’est l’image – ou, si on veut, l’ombre –
de ce maintenant muet, non verbal, jamais entièrement formulé
en mots, sur lequel s’articule le langage ordinaire 13. Au lieu d’éli‑
miner ou d’essayer d’épuiser ce support indispensable du discours
quotidien, il lui fait place à l’intérieur de soi et le reconstitue,
mais à sa fantaisie, selon sa seule souveraineté. C’est pourquoi
ce maintenant n’est jamais entièrement explicité ; aussi précises
que soient dans un roman une description, une chronologie ou [61]
l’analyse par lui-même du sujet qui parle, elles demeurent tou­
jours en suspens – n’étant différentes que par le degré de ces
pures indications vides que la fiction autorise également et qui
s’énoncent seulement par des adverbes sans géographie, des temps
verbaux sans histoire, des pronoms personnels sans identité et
Fiction et philosophie 49

sans nom. L’œuvre littéraire instaure bien elle-même sa propre


voix parlante, mais comme un analogon de l’individu réel : elle
fonctionne – c’est-à-dire qu’elle parle – comme l’ombre d’un
observateur invisible, ou le fantôme d’un personnage circulant
au milieu des autres, ou comme l’idole d’une conscience laissant
sourdre son langage au cœur de sa propre transparence. Le noyau
de la littérature, c’est l’imitation. Ce mot, certes, est de renommée
fâcheuse : tout ce qui a entrepris de bien penser, dans l’ordre de
la critique depuis le xixe siècle, sait et répète, jusqu’au terrorisme,
que la littérature n’est point faite pour imiter (comme l’avait cru
longtemps la naïveté des classiques et, avant eux probablement,
celle de toute l’Antiquité), mais pour manifester, chanter, signi­ [62]
fier, se signifier soi-même, signifier sa propre absence. En fait, si
à tel ou tel moment de son histoire, la fonction de la littérature
a bien été d’exprimer, ou de se signifier soi-même, ces fonctions
et toutes les autres qu’il lui est arrivé également d’exercer n’ont
été possibles que par le jeu de cette imitation essentielle qui fait
de la littérature un quasi-discours : un discours qui efface son
propre maintenant, mais pour le faire renaître sur un autre mode
en lui-même, et se constituer lui-même comme discours. C’est
sur fond de ce simulacre qu’apparaissent toutes les techniques
imitatives dont on a beau jeu de montrer qu’elles n’épuisent pas
l’essentiel de la littérature : rendre dans une image le scintillement
même des choses, se glisser dans le langage réel des hommes ou
dans leur monologue intérieur, essayer de reprendre le ressas­
sement bavard de leur conscience. Toutes ces imitations, dont la
littérature s’écarte toujours mais en y revenant sans cesse, ne sont
que les effets visibles, les « imitations » de l’imitation essentielle [63]
qui la définit. En son essence, la littérature est simulacre : non
pas reproduction de la réalité, non pas redoublement du langage
sur lui-même, mais imitation du discours.
La philosophie, elle, n’est en aucune manière une imitation.
S’il est vrai qu’elle reprend, à l’intérieur de soi, le maintenant
de son propre discours, ce n’est pas du tout pour en faire un
quasi-sujet et pour se déployer elle-même, à partir de lui, comme
l’analogon d’un discours ; c’est bien plutôt pour parler de ce
maintenant, pour le transformer lui-même en mots, en propo‑
sitions, en discours, bref, pour en faire son objet. Elle n’a pas
50 Le discours philosophique

à parler à partir de ce maintenant souverainement repris dans


son discours ; elle a à parler de ce maintenant que son discours
reprend en lui pour le justifier et pour en faire la théorie. C’est
pourquoi la philosophie ne sera pas, comme la littérature, ana‑
logon du discours quotidien, mais réflexion sur ce maintenant à
partir duquel (bien qu’il soit chaque fois différent) tout homme [64]
doit parler, même le philosophe : elle sera donc interrogation
sur ce que peut être pour un sujet parlant un ici, un présent
et sur ce que c’est précisément que parler. De là le voisinage
nécessaire, au moins depuis Descartes, entre la philosophie et les
théories de l’espace, du temps et du langage. À toute philosophie
apparue dans le monde occidental depuis le xviie siècle, il est
possible et il est à la limite suffisant de demander compte de ce
que sont pour elle l’étendue et la perception, la conscience du
temps et l’histoire, les formes et les règles de la pensée articulée
au discours.
Mais ce voisinage inévitable ne veut pas dire qu’un discours
philosophique peut se laisser entièrement déterminer par, ou à plus
forte raison identifier à, une géométrie ou une mécanique, une
physique du temps ou une analyse de l’histoire, une grammaire,
une philologie ou une linguistique. La philosophie n’est pas elle-
même une science de l’espace, une théorie du temps, une étude du
langage : car lorsqu’elle interroge l’étendue, ce n’est point tellement [65]
ni premièrement pour savoir ce qu’elle est, mais pour savoir ce que
doit être cette étendue pour que l’ici singulier où se trouve placé
tout sujet parlant puisse lui permettre d’énoncer dans son discours
la vérité de l’espace en général ; de même, lorsque la philosophie
interroge le temps, ce n’est pas pour savoir quels événements l’ont
peuplé, ni même ce qu’il est en lui-même, mais comment il se
peut qu’à partir de cet à présent où l’on parle, on puisse accéder
à un discours vrai sur le temps ; enfin, si la philo­sophie interroge
le langage, ce n’est [pas] pour savoir en quoi consiste son étrange
système, mais quelles formes en lui sont telles qu’elles permettent
d’articuler des vérités universellement ­reconnues comme telles.
Le discours philosophique ne cherche donc pas à être – ce que
serait un discours scientifique – un ensemble d’énoncés vrais à
propos du langage, du temps et de l’espace ; mais un discours
qui montre comment la vérité de l’espace, du temps, de la raison
Fiction et philosophie 51

discursive peut venir jusqu’à nous et se révéler à travers l’ici, [66]


l’à présent et le langage singulier du discours.
On voit que cette fonction du discours est symétriquement
inverse de celle qui avait été définie plus haut comme justifica‑
tion et qui permettait de distinguer les énoncés philosophiques des
énoncés scientifiques. La justification consistait pour le discours à
réintégrer son propre maintenant en lui-même et à fonder ainsi le
rapport qu’il pouvait avoir à la vérité. Ce dont il s’agit maintenant,
c’est au contraire de repousser le maintenant aux bords les plus
extérieurs du discours, de montrer de quelle manière ses différents
moments s’articulent sur le temps, l’espace et la raison [en] général,
comment à travers cet ici, ce présent, ce langage, c’est le lieu de
tous les ici, le temps de tous les présents, la forme universelle de
tout langage possible, qui s’esquissent et se manifestent tout en
les enveloppant. Le maintenant du discours se trouve ainsi requis
d’énoncer la vérité qui tout à la fois se cache et s’énonce en lui ;
on veut, à travers lui, faire venir au jour un discours d’en dessous [67]
et d’avant, ce discours premier qui n’a pas d’ici, pas d’à présent,
pas de langue singulière, ce discours sans maintenant qui supporte,
par sa vérité, tous les discours et rend compte finalement de leur
vérité à tous. Le discours philosophique va chercher, par-delà son
propre maintenant, le discours vrai qui, par morceaux, à travers
grilles et caches, parle souverainement en lui. Dans cette fonction,
le discours philosophique est exégèse ou interprétation 14 : [il] est,
par le relais des paroles manifestes, écoute d’un discours essen‑
tiel. Cette exégèse peut se faire dans deux directions différentes.
L’une cherchant à retrouver à travers l’ici, le maintenant, la parole
­comment l’espace, le temps, la raison ont pu donner lieu à leur
singularité ; il s’agit alors de restituer une genèse, à partir de ce qui
se donne dans la représentation : à savoir l’infini de l’espace, l’illi‑
mité du temps et l’universelle raison. L’autre type d’exégèse consiste
à montrer de quelle manière les structures générales de l’espace,
la plénitude et la dispersion du temps, les formes universelles du
discours viennent hanter secrètement une perception de l’espace [68]
située dans un ici, une conscience du temps attachée à un présent
toujours mobile, des paroles toujours prises dans les contraintes
déterminées d’un langage : il s’agit à ce moment-là de la mise au
jour d’un sens, à partir des formes finies de l’expérience. Tout
52 Le discours philosophique

comme la justification de son maintenant contraignait le discours


philosophique à se donner comme dévoilement ou comme mani‑
festation, l’interprétation de ce même maintenant le contraint à
être ou une recherche d’origine ou une recherche de sens 15.
On comprend que l’idée d’une découverte des significations
premières ait pu hanter la philosophie occidentale : l’équivoque
entre primitif et originaire, entre ce qui est premier dans l’ordre
de la genèse et premier dans l’ordre du sens, est aussi constitutive
de notre pensée que peut l’être, comme on l’a vu, l’inévitable
recours au sujet. De même que l’analyse du sujet, la recherche du
fondamental est inhérente à notre philosophie, au moins depuis [69]
Descartes. Mais la raison n’en est pas dans quelque obscure tra‑
dition de la philosophie ou dans des déterminations extérieures :
elle réside simplement dans le type de discours qui fut depuis
l’âge classique celui de la philosophie ; c’est en considérant ce type
[de discours] qu’on arrive à déduire, exactement, les concepts et
thèmes principaux de la philosophie, tels qu’ils sont apparus dans
l’histoire de notre culture. Le discours philosophique implique
par son seul mode d’être qu’il soit quête du fondamental ou de
l’originaire et théorie du sujet. C’est pourquoi, sans doute, la
philosophie occidentale n’a pas conçu de projet pour elle plus
décisif que la découverte des significations originaires du sujet, la
mise au jour de son être fondamental, la réconciliation avec son
sens oublié : bref, l’adéquation du sujet à cela même qui le fonde
comme sujet. Ne nous y trompons pas : les tentatives symétriques
pour découvrir ce qu’il peut y avoir d’ineffaçablement subjectif
au-delà du fondamental (ce qu’on appelle, semble-t-il, la trans‑ [70]
cendance), ou pour rendre à la lumière ce qu’il y a de plus fonda‑
mental que le sujet (sans doute l’ouverture même de l’être), font
encore partie, avec seulement le jeu d’un décalage supplémentaire,
de ce même projet 16. Ce qui jusqu’à « maintenant » n’a pas été
toléré, c’est un discours philosophique où il ne serait question ni
du sujet ni du fondement originaire.
Ajoutons encore un mot à propos de la différence entre littéra‑
ture et [philosophie  a]. On a vu que si la théorie du sujet signale
le partage entre philosophie et science, elle n’en est pas la raison

a.  Manuscrit : « fiction ».


Fiction et philosophie 53

réelle ; et c’est pourquoi, sans doute, on s’est remis tant de fois,


depuis le xviie siècle, à la tâche de constituer une théorie scienti‑
fique du sujet. De même, ce n’est pas le thème d’un sens originaire
qui sépare littérature et philosophie, mais le mode d’être de leurs
discours, qui fait que l’une est imitation quand l’autre est inter‑
prétation. Et c’est par une illusion qui fait face à la première [que [71]
l’]on a souvent conçu le projet de définir fiction et philosophie
comme des ensembles expressifs de la culture. On suppose que
la littérature est, elle aussi, interprétation, mise au jour du sens
caché, manifestation de ce qui se dit, à mi-voix, dans le monde ;
on suppose en même temps que la philosophie est image, sorte
d’analogon de tous les discours qui se tiennent à un moment
dans une civilisation. Et on en arrive ainsi au thème des fonctions
expressives qui seraient communes à l’œuvre philosophique et à
l’œuvre littéraire ; alors qu’en fait, la littérature n’exprime rien
(et surtout pas le monde), mais appartient à un type de discours
où celui-ci s’imite lui-même, et que la philosophie n’exprime rien
(et une civilisation moins que toutes choses), mais appartient à un
type de discours où celui-ci interprète le maintenant d’où il parle.

NOTES

1.  Sur l’importance pour Foucault des travaux de Jakobson autour de cette
question, voir supra, note 2 du chap. 2, p. 26-27.
2.  Miguel de Cervantes Saavedra, Don Quichotte de la Manche [1605], trad.
par Claude Allaigre et al., dans Œuvres romanesques complètes, t. I, éd. sous la dir.
de Jean Canavaggio, Paris, Gallimard, 2001, p. 385‑1428, ici chap. IX, p. 458
et chap. LII, p. 883-889 (Foucault semble se référer à la fin de la première partie
du Don Quichotte, où Cervantes écrit cependant que la suite du manuscrit a été
« rongée par les vers » et non par les rats). On trouve chez Foucault plusieurs
commentaires du Don Quichotte, le plus célèbre étant sans doute celui qui
ouvre le chapitre 3 des Mots et les Choses, où Foucault présente Don Quichotte
comme le « héros du Même », dont l’être « n’est que langage, texte, feuillets
imprimés, histoire déjà transcrite », et le roman de Cervantes comme dessinant
« le négatif du monde de la Renaissance » et comme « la première des œuvres
modernes puisqu’on y voit la raison cruelle des identités et des différences se
jouer à l’infini des signes et des similitudes ; puisque le langage y rompt sa vieille
parenté avec les choses, pour entrer dans cette souveraineté solitaire d’où il ne
54 Le discours philosophique

réapparaîtra, en son être abrupt, que devenu littérature » (M. Foucault, Les Mots


et les Choses, op. cit., p. 60‑64).
3.  Laurence Sterne, La Vie et les Opinions de Tristram Shandy, gentleman, trad.
par Alfred Hédouin, éd. par Alexis Tadié, Paris, Gallimard, 2012 [1759‑1767].
4.  Denis Diderot, Jacques le Fataliste et son maître, éd. par Pierre Chartier,
Paris, Librairie générale française, 2000 [1796].
5.  « Le 15 septembre 1840, vers six heures du matin, la Ville-de-Montereau,
près de partir, fumait à gros tourbillons devant le quai Saint-Bernard. […]
Un jeune homme de dix-huit ans, à longs cheveux et qui tenait un album
sous son bras, restait auprès du gouvernail, immobile. À travers le brouillard,
il contemplait des clochers, des édifices dont il ne savait pas les noms ; puis il
embrassa, dans un dernier coup d’œil, l’île Saint-Louis, la Cité, Notre-Dame ;
et bientôt, Paris disparaissant, il poussa un grand soupir » (Gustave Flaubert,
L’Éducation sentimentale, éd. par Stéphanie Dord-Crouslé, Paris, Flammarion,
2003 [1869], p. 49).
6.  Nicolas Bourbaki est le pseudonyme collectif d’un groupe de mathémati‑
ciens francophones formé dans les années 1930, qui a publié une série d’ouvrages
sous le titre Éléments de mathématique. Foucault en parle aussi dans un entretien
de 1967, où il remarque : « Notre rêve à tous serait de faire chacun dans notre
domaine quelque chose comme ce Bourbaki où les mathématiques s’élaborent
sous l’anonymat d’un nom de fantaisie » (M. Foucault, « Sur les façons d’écrire
l’histoire » [1967], dans DE I, no 48, p. 613‑628, ici p. 625).
7.  François Viète (1540‑1603), Jean Le Rond, dit d’Alembert (1717‑1783)
et Joseph-Louis Lagrange (1736‑1813) sont des mathématiciens français.
8.  Jöns Jacob Berzelius (1779‑1848) est un médecin et chimiste suédois,
considéré comme l’un des fondateurs de la chimie moderne.
9.  Dans la notice du 15 octobre 1966 du Cahier no 6, Foucault suggère que
ce qui relève ici de l’imitation ou du pastiche fait en réalité partie du commen‑
taire, dont il esquisse les caractéristiques dans le paragraphe suivant (voir infra,
« Annexe », p.  258).
10.  La critique des « vastes continuités de la pensée » que l’histoire des idées
ou des mentalités établit en faisant usage de ces notions constitue l’un des prin‑
cipaux objectifs de L’Archéologie du savoir (Paris, Gallimard, 1969, p. 9 et suiv.).
Foucault se réfère notamment aux travaux de Paul Hazard (1878‑1944), qui
de 1925 jusqu’à sa mort a été titulaire de la chaire d’Histoire des littératures
comparées de l’Europe méridionale et de l’Amérique latine au Collège de France.
Son ouvrage le plus célèbre, La Crise de la conscience européenne, 1680‑1715
(2 vol., Paris, Boivin, 1935), avait été mentionné par Foucault dans sa recension
du livre d’Ernst Cassirer, La Philosophie des Lumières, à l’occasion de sa traduc‑
tion française (trad. par Pierre Quillet, Paris, Fayard, 1966) ; voir M. Foucault,
« Une histoire restée muette » [1966], dans DE I, no 40, p. 573‑577, ici p. 575.
Foucault vise également les recherches d’Arthur Lovejoy (1873‑1962), professeur
de philosophie à l’université Johns-Hopkins de 1910 à 1938, dont le célèbre
recueil de conférences données à Harvard en 1933 était paru en 1936 sous le titre
The Great Chain of Being. A Study on the History of an Idea (Cambridge, Harvard
University Press), et qui à Baltimore avait fondé le History of Ideas Club (1923)
ainsi que le Journal of the History of Ideas (1940). Dans les fiches de lecture qui
remontent à sa période de formation, on trouve la transcription par Foucault
d’un extrait et l’amorce d’une traduction de l’article de Lovejoy, « Reflections
Fiction et philosophie 55

on the History of Ideas », paru dans le premier numéro de la revue mentionnée


plus haut (Journal of the History of Ideas, vol. 1, no 1, 1940, p. 3‑23 ; voir BNF,
Fonds Foucault, cote NAF 28730, Boîte 18, chemise 4). Peu après la rédaction
du Discours philosophique, dans son intervention de mars 1967 au séminaire
animé par Raymond Aron à la Sorbonne, Foucault évoque « l’histoire des idées,
telle qu’elle a été pratiquée jusqu’à maintenant (Baltimore) », et mentionne le
projet d’en retracer la « configuration épistémologique » (BNF, Fonds Foucault,
cote NAF 28730, Boîte 55, chemise 10). Sur l’importance pour Foucault de
ces deux références à Hazard et à Lovejoy, voir David Simonetta, « Michel
Foucault, le rapport de l’archéologie à l’histoire des idées éclairé par l’étude de
manuscrits inédits », dans David Simonetta et Alexandre de Vitry (dir.), Histoire
et Historiens des idées. Figures, méthodes, problèmes, Paris, Éditions du Collège
de France, 2020, p. 221‑242.
11.  Foucault songe ici aux approches de Martial Gueroult (1891‑1976) et
Jules Vuillemin (1920‑2001), qui seront évoquées plusieurs fois dans la suite
du manuscrit. Sans jamais les nommer explicitement, Foucault semble par‑
fois traiter leurs positions respectives comme si elles se recoupaient, en suivant
ainsi le souhait de Vuillemin lui-même, qui s’est toujours proclamé disciple de
Gueroult. Il y a pourtant des différences entre les deux que Vuillemin rendra
explicites seulement dans ses livres des années 1980 (J. Vuillemin, Nécessité ou
Contingence. L’aporie de Diodore et les systèmes philosophiques, Paris, Minuit,
1984 ; id., What Are Philosophical Systems ?, Cambridge, Cambridge University
Press, 1986), et que Foucault semble néanmoins indiquer dans ce passage : elles
portent notamment sur le privilège que l’histoire de la philosophie accorde à
l’œuvre considérée dans sa singularité et sur la clôture de la description des
systèmes philosophiques manifestant leur unité et leur cohérence par leurs struc‑
tures formelles. Ces remarques seront reprises plus avant dans le manuscrit, tant
dans le chapitre 8 (« Les deux modèles du discours », infra, p. 109-112) que, de
manière plus approfondie, dans le chapitre 10 (« Description de la philosophie »,
infra, p. 147-153 et p. 159‑162), où Foucault se penche sur « le commentaire
d’une philosophie, ce qu’on appelle curieusement son “histoire” », à l’aune d’une
comparaison entre sa propre méthode archéologique et la méthode utilisée par
Gueroult et Vuillemin (voir infra, p. 151 ; note 4 du chap. 8, p. 124-125, et
note 3 du chap. 10, p. 162-164). Sur les rapports et les différences entre les
perspectives de Gueroult et Vuillemin, voir aussi Jacques Bouveresse, Qu’est-ce
qu’un système philosophique ? Cours 2007 et 2008, Paris, Éditions du Collège
de France, 2012. Le fait que Foucault, tout en présentant les approches de ces
derniers comme similaires, mette aussi en lumière des différences entre elles qui
n’étaient point évidentes à l’époque s’explique sans doute par sa relation d’amitié
avec Vuillemin, qui s’était intensifiée au tout début des années 1960, lorsque
Vuillemin avait offert à Foucault un poste de maître de conférences en psycho‑
logie dans le département de philosophie de l’université de Clermont-Ferrand
dont il était le directeur, avant d’être élu au Collège de France en 1962 à la
chaire de Philo­sophie de la connaissance. Comme on l’a remarqué, c’est dans
cette même période, entre la publication de Mathématiques et Métaphysique chez
Descartes (Paris, PUF, 1960) et celle de La Philosophie de l’algèbre (Paris, PUF,
1962), que Vuillemin commence à infléchir sa réflexion sur les systèmes philo­
sophiques de manière plus personnelle par rapport aux travaux de Gueroult ;
voir Élisabeth Schwartz, « Le Descartes de Jules Vuillemin et sa contribution à
56 Le discours philosophique

sa Philosophie de l’algèbre », Les Études philosophiques, no 112, 2015, p. 31‑50 ;


Baptiste Mélès, « Jules Vuillemin, disciple hétérodoxe de Martial Gueroult »,
Revue internationale de philosophie, no 291, 2020, p. 63‑76.
12.  Foucault élabore sa critique la plus fameuse de ce qu’il appelle ici le
« mythe de l’intimité » dans son texte sur Maurice Blanchot, « La pensée du
dehors », publié dans la revue Critique (no 229) en juin 1966. En affirmant que
« l’être du langage est le visible effacement de celui qui parle », et que tout sujet
ne dessine dans le langage qu’un « pli grammatical », Foucault cite Blanchot qui,
dans Celui qui ne m’accompagnait pas. Récit (Paris, Gallimard, 1953), caracté‑
rise le langage comme étant « tout au-dehors » et, justement, « sans intimité »
(M. Foucault, « La pensée du dehors » [1966], dans DE I, no 38, p. 546‑568,
ici p. 565).
13.  De manière analogue, dans un manuscrit qu’il rédige probablement à
Tunis en 1967, Foucault définit la littérature comme « un discours constituant
lui-même, à l’intérieur de soi, la dimension extralinguistique qui échappe à la
langue et qui permet aux énoncés d’exister ». Dans ce texte, Foucault utilise la
notion d’extralinguistique pour différencier le discours littéraire du discours
quotidien et du discours scientifique : alors que dans le discours quotidien,
l’extralinguistique est extérieur à la langue et aux énoncés, et que dans le discours
scientifique, l’extralinguistique est neutralisé, en revanche dans le discours litté‑
raire, l’extralinguistique est immanent à l’énoncé. Voir M. Foucault, « L’analyse
littéraire et le structuralisme », art. cité, p. 250.
14.  Foucault n’apporte pas ici le changement suggéré dans la notice du
15 octobre du Cahier no 6 (voir infra, « Annexe », p. 258).
15.  Idem.
16.  Foucault songe ici sans doute, d’une part, à Jean-Paul Sartre et à son
ouvrage de 1936‑1937, La Transcendance de l’Ego (Paris, Vrin, 1992), et, d’autre
part, à la philosophie de Heidegger.
[CHAPITRE 5]

Le philosophique et le quotidien

Le rapport à l’« actualité » et au « présent » dans le discours ­philosophique


et le discours quotidien. – La différence entre discours philosophique et
discours quotidien. – La fonction critique de la philosophie occidentale.

Il va être maintenant beaucoup plus facile de distinguer le dis­ [72]


cours philosophique et le discours quotidien. Bien sûr, comme
les énoncés scientifiques, comme les œuvres littéraires, le discours
du philosophe n’est pas lié à la situation actuelle d’un individu
parlant, à l’espace dans lequel il se trouve enclos, ni à l’heure où
précisément il énonce ce qu’il a à dire. Le fait qu’il soit destiné à
une transmission indéterminée, anonyme et illimitée ; le fait qu’il
soit ouvert, dès le premier mot qu’il prononce, à une lecture qui
réactualise, mais en un autre temps, en un autre lieu, par l’inter‑
médiaire d’un autre sujet, son maintenant toujours disponible ;
le fait qu’il soit détaché, irrémédiablement, de son moment de
naissance et de son orientation initiale, par les parenthèses blanches
du livre ; tout cela suffit à montrer combien la philosophie (ni [73]
plus ni moins d’ailleurs que les discours littéraires ou scientifiques)
se trouve éloignée du moindre des propos quotidiens.
Cependant, la différence entre le discours des philosophes et
celui de chaque jour est tout à fait spécifique ; et si elle relève
bien d’une différence plus générale qui distingue du quotidien
le fictif et le scientifique, elle n’en a pas moins ses caractères
particuliers. On a vu en effet que le discours philosophique se
définit moins par ce qu’il a à dire, ou par la forme selon laquelle
il l’articule, que par le rapport qu’il entretient à ce qui le supporte
– à ce maintenant qui, de l’intérieur de ses énoncés, en repère
l’ici, l’à présent et le sujet. Ce maintenant, le philosophe n’entre‑
prend ni de le reconstituer par une fiction, ni de le neutraliser
58 Le discours philosophique

dans des propositions qui en seraient définitivement affranchies,


mais de le laisser valoir, à ses limites, comme lieu et temps privi‑ [74]
légiés, comme sujet d’élection. Alors que la science et la fiction
effectuent, dans ce qu’elles affirment ou inventent, une sorte de
­dénégation du maintenant qui supporte leur discours, la philo­
sophie au contraire le reconnaît, lui fait place, ne cesse de le dési‑
gner. Et de le désigner deux fois : par tous les signes grammaticaux
du présent, de l’emplacement et de l’actuelle situation du sujet
parlant, mais de plus par les justifications et l’interprétation qu’il
en propose. Le discours philosophique n’esquive pas cet extérieur
où se loge sa singularité ; il ne cesse au contraire de montrer
comme du doigt (quitte à le reprendre ensuite dans son propos)
le dehors qui l’entoure et sur fond duquel il apparaît, sans jamais
le contester, comme étant formulé ici et maintenant. En ce sens,
on peut dire que le discours philosophique n’est pas aussi éloigné
qu’on pourrait le croire du langage quotidien ; comme lui, et à
la différence de ce qui se passe dans la science ou la fiction, il ne [75]
dissocie pas la signification de ce qu’il dit du maintenant à partir
duquel il le profère.
De là, sans doute, une forme d’historicité qui, malgré l’appa‑
rence, rapproche la philosophie du discours quotidien, en mon‑
trant chez tous deux un fonctionnement analogue. D’abord, la
philosophie est en relation avec une « actualité », c’est-à-dire avec
un ensemble d’énoncés, de discours, d’expériences, d’institutions,
de pratiques dont elle reconnaît qu’ils lui sont contemporains,
qu’ils ont des repères temporels identiques aux siens, et qu’ils
cernent l’ici où elle apparaît 1. Mais n’est-ce pas, après tout, de la
même façon qu’un discours scientifique se reconnaît lui aussi une
actualité dans un ensemble d’énoncés désormais acquis, d’expé‑
riences faites, d’observations convenablement analysées ? Pourtant,
l’actualité que se reconnaît le discours scientifique, c’est celle de
ce qui est pour lui valable : c’est-à-dire de ce qui est requis pour
que lui-même soit vrai, et de ce qu’il pourrait aussi bien, plutôt [76]
[que] de s’y référer commodément par un jeu d’index, formuler
de lui-même, avec son propre vocabulaire et sa propre syntaxe. Si
bien que l’« actualité » pour une science, c’est un ensemble théori‑
quement fini ([même] si la tâche de recollection de cette actualité
devait être indéfinie), et c’est un ensemble faisant virtuellement
Le philosophique et le quotidien 59

partie du système lui-même. L’actualité d’un discours scientifique


n’est rien d’autre que le déploiement possible (mais, en général,
jamais effectué) de son entière cohérence : loin d’être, par consé‑
quent, l’extérieur du discours, elle en est plutôt le système interne
replié sur lui-même. Pour la philosophie, il en est tout autrement ;
l’actualité qu’elle désigne par son discours, c’est cela même qui
lui est extérieur – et extérieur non seulement parce qu’elle ne le
formule [pas] en énoncés explicites, mais [aussi] parce que cela
n’appartient en aucune manière à l’ordre de son discours. L’actua‑
lité d’une philosophie – et ce qu’elle vise elle-même lorsqu’elle
dit « je » ou « nous », lorsqu’elle emploie le présent de l’indicatif,
et même s’il s’agit de la philosophie la plus théorique, la plus
« éloignée du concret » comme on dit –, ce sont tous les énoncés [77]
scientifiques qui sont valables au moment où elle parle, tous les
corpus institutionnels et juridiques, tous les discours qui peuvent
tenir les hommes, ses contemporains, les pratiques économiques
et sociales, la politique, etc. Dans la mesure où le discours philo­
sophique doit assurer la théorie de son propre maintenant, il ne
peut éviter d’avoir affaire d’une manière ou d’une autre à cet
ensemble infini dont aucun système n’organise [ni] ne garantit
au préalable la cohérence.
Cet inévitable rapport à une actualité dont rien ne fixe le
contenu, les limites, les formes n’est pas sans analogie avec l’ac‑
tualité du discours quotidien. Le présent qui se trouve désigné
par celui-ci, le lieu qu’il marque comme étant ici même ne pos‑
sèdent pas de détermination intrinsèque et ne sont pas organisés
par un système que le discours n’aurait qu’à actualiser. C’est le
discours lui-même qui, par son irruption, fait apparaître un ici
dont les dimensions peuvent être très variables (de la portée de la
main jusqu’aux confins de la Terre), un à présent dont l’épaisseur
temporelle peut aller de l’instant le plus mince à l’accumulation [78]
des millénaires. De la même façon, l’actualité du discours philo­
sophique ne reçoit sa détermination que de ce discours, bien
qu’elle lui soit aussi extérieure que l’espace et le temps au langage
de tous les jours. En tout cas, c’est à partir de ce rapport ineffa‑
çable à un actuel qui lui est extérieur que la philosophie entretient
des relations qui ne peuvent jamais être tout à fait supprimées avec
ce qui n’est pas elle ; aussi fermée sur soi qu’elle puisse être, elle
60 Le discours philosophique

pointe toujours vers une actualité qui peut prendre les figures les
plus diverses : ce peut être  a un domaine singulier du savoir pris
comme modèle, ou comme révélation d’un fait positif ; ce peut
être aussi l’ensemble des formes actuellement vivantes du savoir,
ou les conditions réelles de l’existence (que ce soit de nos jours, ou
depuis l’apparition de la culture occidentale, ou depuis la Chute,
ou depuis l’émergence biologique de l’homme) ; ce peut être le
jeu actuel des mécanismes économiques, etc. Les philosophies
peuvent bien changer autant de fois qu’elles veulent ces repères [79]
de leur actualité, elles ne les effaceront jamais entièrement, ni
tous. Car le discours philosophique est fait d’un certain rapport
à un actuel non philosophique. Le maintenant de la philosophie
la contraint à un lien – qu’on ne peut dénouer malgré toutes les
formes qu’il peut prendre – à la non-philosophie. Et ce rapport
est isomorphe à celui que le langage quotidien entretient avec son
propre contexte extralinguistique.
On pourrait dire que la philosophie est à ce non-philosophique
qui forme le bruissement de son actualité ce que le langage quo‑
tidien est à l’espace et au temps, aux choses et aux gens entre
lesquels il circule. La philosophie vaut comme le langage quo‑
tidien de ce qui lui est actuel : elle s’articule sur lui comme sur
un déjà-là silencieux. Alors que la science ne reconnaît que les
énoncés qui pourraient être valables dans son propre discours (et
qui par conséquent ne lui sont pas véritablement antérieurs, et ne
le débordent pas réellement), la philosophie reconnaît toujours la
présence nue – valable ou non – de quelque chose qui est là  b, qui [80]
la borde, qui anticipe sur elle. Et par rapport à cette présence, le
discours philosophique ne peut être que quotidien et naïf. De là,
sans doute, le fait que le moment de la naïveté n’est jamais absent
d’aucune entreprise philosophique. Il peut apparaître à l’intérieur
d’un système comme une démarche méthodologiquement vou‑
lue : pur constat de l’apparence, acceptation de l’illusion, chemi­
nement empirique à travers les erreurs, spectateur qui porte sur
les choses et les hommes un regard sans préjugé, oubli volontaire
de tout ce qu’on peut avoir su ou pensé, attention portée au

a.  Rayé : « les formes actuellement vivantes ».


b.  Rayé : « lui préexiste ».
Le philosophique et le quotidien 61

vécu libéré de toute thèse  a, pure description de ce qui se donne


à l’expérience. Mais cette naïveté que la méthode a concertée, et
que la théorie justifiera par la suite, n’est que le redoublement
d’une naïveté plus naïve, car elle ne porte pas sur la manière de
penser et de croire, mais sur le mode d’être du discours : car même
dans une philo­sophie où la naïveté n’est pas requise comme une
étape pour accéder au vrai, elle est inévitablement présente dans [81]
la désignation d’une actualité extérieure (un certain état du savoir,
reconnu comme modèle ou au contraire comme système à fonder,
une certaine phase de l’histoire reconnue comme achèvement ou
comme crise). Le jeu entre ces deux naïvetés est d’ailleurs caracté‑
ristique de l’impossibilité où se trouve la philosophie de n’être pas
naïve : car la naïveté méthodologique – le projet de laisser venir
l’apparence telle qu’elle peut s’offrir – a toujours pour fonction
de conjurer la naïveté involontaire qui accepte l’extérieur et le
positif sans essayer de le réfléchir. Mais cette naïveté volontaire,
qui permet de tout remettre en question, accepte avec naïveté le
privilège, antérieur à son propre discours, d’un langage quotidien
dont rien encore n’aurait surchargé ou terni la native transparence.
Dans une philosophie volontairement naïve, c’est le discours quo‑
tidien qui, hors d’elle, se profile comme son actualité  b, mais elle
n’a d’actualité que dans la mesure où elle est analogue au discours
quotidien. Elle fait sa méthode de ce qu’elle est, au fond, par la [82]
loi infranchissable de son discours. En étant méthodiquement
naïve, la philosophie n’évite pas, à longue échéance, une naïveté
plus endormie et plus dangereuse : elle dit ce qu’elle est (et ne le
sachant pas, elle est une seconde fois naïve).
La philosophie manifeste aussi son historicité d’une seconde
manière : non plus par son rapport à une actualité, mais par un
rapport à ce qu’on pourrait appeler son présent. Là encore, elle
se rapproche du langage quotidien, mais au lieu de s’opposer aux
discours scientifiques, c’est de la littérature que cette fois-ci elle
se distingue. L’œuvre de fiction, puisqu’elle définit son main­
tenant à l’intérieur de son discours, puisqu’elle l’y constitue et
l’y enferme, vaut toujours comme un pur commencement ;

a.  Rayé : « et de toute croyance ».


b.  Rayé : « elle n’est alors que l’usage systématique du quotidien dans l’hori‑
zon naïf ».
62 Le discours philosophique

si elle instaure un rapport à une œuvre qui lui préexiste, ce n’est


pas qu’elle s’inscrive d’elle-même dans un temps qui la déborde,
c’est qu’elle la fait figurer à l’intérieur des repères que désigne son
maintenant. Si bien qu’en un sens aucune œuvre ne vient après
une autre (sauf aux yeux d’un historien qui les replace à l’intérieur [83]
d’une chronologie ou dans l’élément d’une culture) ; et l’Odyssée
qui figure dans l’Énéide 2 ou dans Ulysse 3, l’Énéide qui figure dans
la Mort de Virgile 4, et l’Amadis qui apparaît chez Cervantes 5 n’y
jouent point le rôle d’une actualité que ces œuvres désigneraient
du doigt, mais la forme de passé lointain (ou de tout proche voi­
sinage) que s’invente leur présent. C’est pourquoi la littérature
n’existe aucunement en dehors des œuvres qui la constituent à
chaque instant. Certes, chacun de ces textes dispose d’un certain
nombre de signes par lesquels il indique ce qu’est, ce que doit être
cette littérature dont il est la manifestation : mais c’est un rapport
vertical et instantané ; car, à la naissance de toute œuvre, en son
point d’émergence, la littérature s’engloutit tout entière, mais elle
ne sombre au seuil de l’œuvre que pour réapparaître, aussitôt qu’il
est franchi, transfigurée et absolument neuve : elle ne vit que de
ce crépuscule et de cette aurore perpétuels ; elle ne cesse de surgir [84]
de son propre évanouissement comme un murmure indéfini.
Le discours philosophique a beau être lui aussi individualisé
par le maintenant qui se manifeste en lui, il n’est pas soumis au
même type de recommencement que le murmure littéraire. La
philosophie ne se défait pas tout entière au premier mot d’un texte
pour se reconstituer en lui. Pour toute œuvre philosophique, il y
a déjà eu de la philosophie ; et si le philosophe qui parle actuelle‑
ment peut donner une certaine forme déterminée à son présent,
s’il peut le loger à l’intérieur d’un temps qui s’écoule, c’est que la
philosophie a d’une manière ou d’une autre anticipé sur sa parole
à lui. À l’égard de cette philosophie, son discours peut jouer des
rôles divers, qui pour l’instant n’importent pas en eux-mêmes :
il peut la continuer, reprendre en soi son destin, lui dévoiler ce
qu’était depuis le fond des temps sa vocation obscure ; il peut
la critiquer, en dénoncer les erreurs successives, ou faire surgir
soudain l’illusion dont elle serait toujours enveloppée, quel qu’ait [85]
été son effort de lucidité ; il peut même dire qu’elle n’a jamais
véritablement commencé et que son existence, jusque-là, n’a été
Le philosophique et le quotidien 63

qu’une chimère. Mais de toute façon, ces reprises, ces ruptures,


ces fondations nouvelles sont toujours rapportées à un passé de
la philosophie, dont le discours de maintenant accomplirait le
­présent. De même, chaque philosophie se définit toujours un ave‑
nir qui lui sera toujours extérieur, bien que ce soit elle et elle seule
qui le rende possible. Une œuvre de fiction n’ouvre sur aucune
autre possibilité qu’elle-même : la meilleure preuve en est que ces
romans qui racontent comment fut rendue possible une écriture
ne racontent jamais que leur propre naissance et se ­referment
infailliblement sur l’ouverture qui à la fois les achève et les libère
de leur propre tâche. La philosophie, en revanche, est tout entière
tournée vers les possibilités qu’elle ne cesse de constituer et  a que
d’autres discours devront un jour accomplir. Elle ne parle que
pour pouvoir inaugurer un avenir. Et s’il est vrai qu’elle a parfois [86]
pour fonction d’annoncer la fin de la philosophie, s’il lui arrive de
vouloir être le dernier mot de toute philosophie possible, ce n’est
encore qu’une manière d’indiquer que quelque chose se passera
après la clôture de son discours : quelque chose qui ne sera plus de
la métaphysique, plus de la philosophie, peut-être plus du langage
ni de l’histoire, mais quelque chose qui se placera sur le versant
extérieur de son discours.
D’une façon assez paradoxale, jamais la philosophie n’est plus
proche du discours quotidien qu’au moment où elle annonce, avec
une solennité prophétique ou dans une sorte d’horreur sacrée,
qu’elle est le recommencement de toute philosophie, la pure res‑
saisie d’une origine oubliée dès l’éveil de l’histoire, ou qu’avec
elle s’achève pour toujours le destin d’une pensée qui a accompli
son cycle. Ce faisant, elle loge son maintenant à l’intérieur d’un
temps qui justement n’est pas de l’ordre de son discours, mais
qui joue – soit sous la forme d’un bavardage préalable qu’il faut
faire taire, soit sous la forme d’un [sérieux  b] de l’histoire qui ne [87]
sera plus que silence – le rôle d’un « extradiscursif » semblable à
ce contexte extralinguistique sur lequel s’appuie le langage quo‑
tidien  c. Se définir comme pur recommencement de toute une
destination antérieure ou comme accomplissement ultime dans

a.  Rayé : « d’accomplir à mesure que ses discours se succèdent ».


b.  Il s’agit ici d’une conjecture : le mot est difficilement lisible.
c.  Manuscrit : « extra-quotidien ».
64 Le discours philosophique

lequel finalement elle va sombrer, c’est pour un discours qui veut


reprendre en lui son propre maintenant afin de le justifier et de
l’interpréter la manière d’être la plus proche possible d’un lan‑
gage quotidien : la seule manière de se reconnaître comme bordé
par autre chose que soi – par un temps, par un espace, par des
sujets parlants qui demeurent irréductibles à ce maintenant et le
définissent en sa singularité. Que l’œuvre littéraire et, en chaque
œuvre, la littérature commencent et finissent avec le maintenant
du discours, c’est la marque d’une différence irréductible entre
le littéraire et le quotidien. Que le discours philosophique ait
vocation à faire recommencer et finir toute la philosophie avec
lui, c’est [le] signe au contraire qu’il est proche du langage de
tous les jours.
Et tout comme le langage de tous les jours se lie avec des choses [88]
déjà là, et qui seront là plus tard, du langage déjà dit et du lan‑
gage qui sera dit par la suite, le discours philosophique, lui aussi,
s’articule sur quelque chose qui l’enveloppe et cerne de l’exté‑
rieur son maintenant ; mais puisque le discours philosophique a
[le] pouvoir de reprendre en soi ce maintenant, cet extérieur ne
peut pas lui être étranger : ce qu’il y a autour du maintenant du
discours philosophique (avant et après), c’est encore, sous une
forme souvent cachée, obscure, mal dite, illusoire, ­inconsciente,
de la philosophie. Tout discours philosophique a donc [un]
rapport avec la philosophie en général. Non point cependant
ce rapport intérieur, vertical et instantané que l’œuvre littéraire
entretenait avec la littérature dont elle était tout entière et à elle
seule l’essence manifestée ; mais plutôt un rapport longitudinal
et constant qui assure à l’œuvre philosophique [la possibilité] de
se loger dans la philosophie, quitte à n’en habiter que les points [89]
extrêmes, l’instant d’achèvement ou l’initiation enfin retrouvée.
On comprend pourquoi, si l’histoire ou l’analyse de la littérature
ne peut jamais prendre place dans une œuvre littéraire (et par
conséquent, elle ne peut jamais [être  a] littérature), l’histoire de
la philosophie n’est possible qu’à partir d’un rapport sans cesse
noué entre une œuvre de philosophie quelconque et la philosophie
à laquelle cette œuvre ne peut manquer de renvoyer comme au

a.  Conjecture : mot manquant.


Le philosophique et le quotidien 65

temps et à l’espace où elle se loge. L’histoire de la philosophie


fait donc partie de la philosophie : mais cela a pour conséquence
que la philosophie ne peut jamais être neutralisée dans l’histoire
ou l’analyse des philosophies. Il ne peut pas y avoir de discipline
des systèmes philosophiques qui soit [libérée  a] de ce rapport à
la philosophie en général. La philosophie est toujours là, longue
suite de paroles, déjà oubliées souvent, mal devinées encore, et
frappées en quelque sorte de stupeur, qui dessinent à l’entour de
chaque discours philosophique l’espace blanc où il fixera son ici, le
temps où il marquera l’encoche de son présent, le sujet anonyme [90]
auquel il prêtera sa première personne.
Malgré ces analogies, le discours philosophique ne se confond
pas avec le langage quotidien. Celui-ci, en effet, comporte un cer­
tain nombre d’éléments verbaux dont la signification ne peut être
accomplie que par la présence muette d’un espace orienté, d’un
temps avec ses heures, d’un sujet avec son corps et ses gestes.
Sa validité est liée à tout un foisonnement qui n’est jamais f­ormulé,
du moins de façon directe et positive, dans ce qu’il dit. Le discours
philosophique s’articule lui aussi sur un dehors – un dehors qui
est en quelque sorte resté muet, jusqu’à ce qu’il ait pris la parole,
et qui le redeviendra après lui –, mais qu’il a pour tâche, juste‑
ment, de reprendre dans ses énoncés. On voit que la philosophie
fonctionne au rebours du langage quotidien : celui-ci se caractérise
par la frange extérieure qu’il laisse toujours hors de ce qu’il énonce,
bien qu’il ne cesse jamais de s’y référer ; la philosophie indique, [91]
elle aussi, tout cet alentour qui la déborde, en jouant donc par
rapport à lui le rôle naïf d’un discours quotidien appuyé sur la
solidité de choses non dites – la philosophie a pour propos de le
transformer en mots et d’en faire son discours : elle a à dire toutes
ces choses muettes (même si ce sont déjà des discours) dont les
ombres peuplent son maintenant. Dire ces choses, ce n’est pas en
faire la théorie (au sens par exemple où la science énonce des
phénomènes dans un langage plus ou moins formalisé), ce n’est
pas en donner le simulacre verbal (comme le ferait la littérature) :
c’est plutôt transformer tous ces discours, ces expériences, ces
pratiques, cette histoire en une sorte de discours naïf, reposant

a.  Conjecture : mot difficilement lisible ; rayé : « autonome ».


66 Le discours philosophique

lui-même sur un maintenant qui lui est irréductible et qu’il ne


formule pas ; le rôle de la philosophie est alors d’énoncer le sup‑
port muet de tous ces discours (ou de tous ces quasi-discours), de
faire apparaître tout le contexte silencieux qui les a entourés, qui [92]
les a rendus possibles et qui, même à l’insu des sujets parlants,
venait remplir leur sens. En d’autres termes, le discours philo­
sophique n’exerce sa quotidienneté qu’en transformant tout ce
qu’il désigne autour en une sorte de discours quotidien, dont il
aurait à dénoncer la naïveté de tous les jours et à formuler le
contexte ou le support jamais réfléchi. Le discours philosophique
est bien dans une posture de langage quotidien par rapport au
reste du monde, mais c’est pour faire apparaître le reste du monde
comme la prose naïve de tous les jours.
La philosophie exerce donc ce qu’on pourrait appeler, au sens
large, une fonction critique. Cette fonction renverse du tout au
tout le rapport de quotidienneté que la philosophie entretient
avec ce qui l’entoure ; c’est cet entour qui apparaît alors comme
discours quotidien. Ce qui implique deux choses : d’abord, la
démonstration que tous les discours non quotidiens (et surtout
la science ainsi [que] toute la philosophie antérieure) sont, eux
aussi, malgré l’apparence et quelques singularités formelles, aussi [93]
naïfs que des discours quotidiens ; et [ensuite], la démonstration
que, au-dessous de tout ce qui n’est pas purement et simplement
discours (techniques, institutions, expériences vécues, pratiques),
il y a un discours qui les supporte, qui leur sert d’entourage et
sur lequel s’appuie leur mutisme. La tâche critique de la philo‑
sophie suppose donc la découverte d’un discours au-dessous et
tout autour de ce qui n’est pas discursif, et la mise au jour d’une
naïveté silencieuse des discours qui peuvent apparaître comme les
plus souverains et les plus exhaustifs. Comme critique, la philo­
sophie sera donc, d’une part, discours général du monde, mise en
parole de tout ce qui est muet, investissement rationnel de tout
ce qui paraît échapper au langage et valoir immédiatement par
soi-même (elle sera alors comme le savoir universel du monde) ;
d’autre part, elle sera le discours de tous les autres discours, elle
saura dire ce qu’ils ne peuvent pas énoncer sur eux-mêmes, elle
dira à quelles conditions ils peuvent exister, valoir et être vrais [94]
(elle sera alors, en un sens plus strict, la critique de tout savoir).
Le philosophique et le quotidien 67

Toute la philosophie occidentale n’est au fond depuis Descartes


que le projet de savoir (et de formuler dans un discours essentiel)
ce qui, jusqu’à présent, n’a pas été connu ; et le projet de dire (et
de savoir dans une connaissance spécifique et fondamentale) ce
qu’aucune connaissance ne peut savoir sur elle-même.
En apparence, ces deux tâches sont contradictoires et ne peuvent
être effectuées en même temps et par un seul discours. L’une en
effet consiste à instaurer, à propos de toutes choses et de n’importe
quoi, un savoir qui n’a besoin d’aucune autre élucidation, car il est
le déploiement, sans reste ni oubli, de tout ce qu’il y a à dire. Cette
constitution d’un savoir sans obscurité suppose que la critique soit
essentiellement analyse de l’illusion : non pas réfutation de l’erreur
(ce qui est la tâche de n’importe quel discours scientifique), mais
mise en lumière de ce qui rend inévitable l’erreur, tant qu’on
n’en connaît pas précisément les conditions et les mécanismes. [95]
Le discours philosophique, en assignant à l’illusion sa place, libère
le monde de toutes les plages d’ombre qui l’obscurcissaient et rend
possible, à propos de toutes choses, un discours qui jusque-là se
dérobait pour une très grande part. S’opposant à celle-ci, l’autre
tâche de la philosophie consiste au contraire à passer derrière
tous les discours positifs, toutes les affirmations du savoir, toutes
les formes démontrées ou reçues de la vérité pour en définir les
conditions nécessaires. C’est-à-dire qu’il ne s’agit pas tellement
pour elle de déterminer l’illusion que de mettre au jour ce que
la connaissance et le discours ne savent pas sur eux-mêmes : leur
sol de possibilité, les formes qui les déterminent, les limites et les
horizons qu’ils ne peuvent dépasser, les actes qui les constituent.
La critique est alors une prise de conscience de ce qui demeure
inapparent sous tous les visages les plus manifestes du monde.
Dans leur forme, on voit bien que ces deux tâches s’excluent ; par
leur fonction, cependant, elles jouent un même rôle : le discours [96]
universel que la philosophie entreprend de tenir sur le monde
n’est pas tellement la totalisation de tous les savoirs positifs que
l’énoncé du discours qui, par l’analyse de l’illusion et de la racine
de l’erreur, rendra possible le déploiement indéfini des discours
vrais ; la mise en lumière de tout ce qui demeure inconscient
dans l’expérience n’est pas la découverte d’une autre réalité, plus
obscure et mieux cachée, qu’il faudrait analyser selon un nouveau
68 Le discours philosophique

discours positif, mais l’énoncé des formes qui régissent tous les
discours qu’on peut tenir sur le monde. La constitution d’un
savoir universel à partir de l’analyse de l’illusion, et l’analyse de
la constitution du savoir à partir de la prise de conscience de
l’inapparent, ne sont en fait que les deux visages de cette même
fonction critique que le discours des philosophes n’a cessé d’exer‑
cer en Occident depuis Descartes.
C’est de là sans doute qu’est né pour la philosophie un projet
dont elle paraît difficilement séparable : celui d’être une éluci‑
dation assez radicale et assez universelle pour que la face du [97]
monde en soit changée. Ce qui est demandé au philosophe occi‑
dental, ce n’est pas de prendre le pouvoir ni d’édifier le savoir
­technique qui permettrait de métamorphoser la vie des hommes ;
mais d’inviter ces hommes, de les contraindre à une prise de
conscience à partir de laquelle tout le système de leur connais‑
sance sera fondé, toutes leurs chimères dissipées, et toute la vérité
du monde énonçable dans un discours que plus rien désormais
ne saurait interrompre. Et par là on voit que la spécificité du
discours philosophique par rapport au [discours] quotidien n’est
pas sans incidence sur celui-ci : car le rôle de la philosophie est
de chasser du discours quotidien tout ce qu’il peut avoir de naïf,
d’ignorant de ses propres conditions, par conséquent d’illusoire
et d’inconscient ; son rôle, c’est donc d’amener la prose quoti‑
dienne du monde jusqu’au niveau d’un discours philosophique
qui se tiendrait spontanément tous les jours et dont le mainte‑
nant occuperait sans limites toutes les dates du calendrier, toutes
les régions du monde, tous les sujets parlants. Toute la grande [98]
chimère philosophique de l’Occident, depuis Descartes, ce n’est
ni le philosophe-roi, ni le philosophe-sage, ni le philosophe qui
dit l’ordre naturel du monde ; c’est le philosophe qui change le
quotidien (celui de la science, comme celui de la vie) par la seule
irruption d’une lumière  a. Toute notre culture a rêvé d’une prise
de conscience qui serait une révolution 6.

a.  Rayé : « prise de conscience ».


Le philosophique et le quotidien 69

NOTES

1.  Sur le rôle crucial que la notion d’actualité joue dans la pensée du « der‑
nier » Foucault, voir supra, note 1 du chap. 1, p. 18.
2. Virgile, Énéide, trad. par Jacques Perret, Paris, Gallimard, 1991.
3.  James Joyce, Ulysse, trad. et éd. par Jacques Aubert, Paris, Gallimard,
2013 [1922].
4.  Hermann Broch, La Mort de Virgile, trad. par Albert Kohn, Paris,
­Gallimard, 1980 [1946].
5.  M. de Cervantes Saavedra, Don Quichotte de la Manche, op. cit.
6.  Dans sa réponse au Cercle d’épistémologie, publiée en 1968, Foucault
fait à nouveau référence à ce « rêve », qu’il lie alors explicitement à une certaine
manière d’écrire l’histoire comme un « discours du continu », ainsi qu’au projet
de « faire de la conscience humaine le sujet originaire de tout savoir et de toute
pratique ». Dans un tel système de pensée (que l’on reconnaîtra, par exemple,
chez Hegel), le temps « est conçu en termes de totalisation » et la révolution
n’« est jamais qu’une prise de conscience » (M. Foucault, « Sur l’archéologie
des sciences. Réponse au Cercle d’épistémologie » [1968], dans DE I, no 59,
p. 724‑759, ici p. 727‑728).
[CHAPITRE 6]

La naissance du discours philosophique

La singularité du discours philosophique depuis Descartes. – La muta‑


tion générale dans l’ordre des discours au xviie siècle. – Cervantes et le
nouveau régime des discours de fiction. – Galilée et le nouveau régime
du discours scientifique. – La parole de Dieu et le nouveau régime de
l’exégèse religieuse. – L’émergence du discours philosophique occidental.

Tel est l’espace de jeu de la philosophie occidentale depuis le [99]


xviie siècle.
Si tous les systèmes, toutes les expériences, toutes les pen­
sées philosophiques que l’Europe a connus pendant les trois
derniers siècles appartiennent à une seule et même configura­
tion, la raison n’en est pas dans une simple continuité de tradi‑
tion ; elle n’est pas non plus dans la permanence d’un problème
auquel chacun, à tour de rôle et dans son style propre, aurait
été confronté ; elle ne réside même pas dans l’existence d’une
proposition fondamentale qui servirait de principe à tous ou
d’un caractère formel commun à tous leurs raisonnements.
La philosophie depuis Descartes est une figure culturelle unique
et isolable (donc se distinguant non seulement de toutes les
philosophies d’une autre époque ou d’une autre aire de civilisa‑
tion, mais [aussi] de toutes les autres formes d’expression qui
peuvent exister dans notre monde), parce que le type de discours [100]
qui la rend possible et qu’en retour elle manifeste est parfaite‑
ment singulier. La philosophie n’est ni un domaine d’objets ni
une langue particulière. Elle est une « manière de parler », mais
en entendant par là non pas un choix stylistique, non pas une
certaine déviation par rapport aux règles de la syntaxe, non pas
un bouleversement plus ou moins discret des champs séman‑
tiques, non pas un jeu intérieur à la langue, mais une façon de
72 Le discours philosophique

poser l’un par rapport à l’autre le discours et le sujet parlant. Et


c’est du caractère propre à ce discours, de son étrange mode
d’être, que peuvent se déduire, en toute rigueur, les fonctions,
les formes théoriques et les domaines d’analyse qu’il est possible
de repérer empiriquement dans l’histoire de la philosophie.
Deux questions se posent auxquelles il faudra répondre à tour
de rôle. L’une concerne l’émergence historique de ce type de
discours : de quel droit peut-on dire qu’il a fait son apparition [101]
à peu près au temps de Descartes, coupant ainsi, d’une façon
radicale, la philosophie depuis le xviie siècle de tout ce qui aupa‑
ravant a pu être désigné du même mot ? L’autre question
concerne le rapport entre les déductions générales qu’on peut
faire à partir des caractères intrinsèques du discours philo­
sophique et la diversité des manifestations historiques qu’il est
possible de repérer dans l’histoire depuis maintenant trois siècles.
Avant de répondre à la première de ces deux questions, il faut
remarquer qu’en désignant vers le milieu du xviie siècle l’irruption
d’un certain mode de discours appelé désormais philosophique, on
ne veut en aucune manière nier la survie, ou la réapparition, ou le
transfert, ou les modifications partielles de certains concepts dont
l’existence se signale avant et après cette coupure : il serait vain
de refuser à l’idée cartésienne, ou à l’intentionnalité de Brentano,
leur origine manifeste dans la pensée médiévale ; on peut bien [102]
dire aussi que le nominalisme de Hobbes ou de Locke n’est pas
né tout armé au xviie siècle, [et] que la philosophie romantique
de la nature présente d’étonnantes analogies avec certaines formes
de panthéisme précartésien 1. On ne peut pas non plus exclure
la possibilité de rassembler tout ce qu’a pu être la philosophie
depuis le fond de la culture grecque, pour retrouver finalement en
sa destination d’ensemble ce discours qui, dès les présocratiques,
a parcouru notre civilisation sans s’interrompre jamais. Mais ces
réactivations régionales de concepts, comme la reprise en sa tota‑
lité de ce qui nous vient de la pensée grecque, ne sont possibles
qu’à l’intérieur de ce mode de discours où nous reconnaissons la
philosophie : la réanimation de ce qui a été déjà pensé, ou cette
courbure par quoi nous essayons de ressaisir notre pensée dans
son ouverture première relèvent de ce discours dans lequel nous
philosophons et des lois qui le régissent.
La naissance du discours philosophique 73

Or il semble bien que cette manière de discourir soit apparue [103]


au xviie siècle et qu’elle ait prévalu à peu près jusqu’à notre
époque. Encore faut-il savoir comment s’est faite cette appa‑
rition. On a l’habitude de dire que si la philosophie a pris à
partir de Descartes un cours si nouveau qu’elle est devenue
méconnaissable, c’est qu’elle a secoué une obédience séculaire à
la théologie, c’est qu’elle a pris appui et modèle sur des formes
encore inédites de mathématiques, c’est qu’elle s’est affranchie de
toutes les vieilles spéculations cosmologiques et qu’elle a entre‑
pris, de concert avec les sciences, une rationalisation générale de
la nature. Tout cela est à la fois vrai et inexact. Inexact, si on
veut dire que la philosophie, au xviie siècle, a commencé à se
passer de Dieu – car jamais Dieu en son existence, mais aussi
en sa volonté et son entendement, n’a été plus nécessaire qu’à
Descartes, Malebranche ou Spinoza. Inexact si on veut dire que [104]
la philosophie classique a été rendue possible par la constitution
d’une connaissance rationnelle de la nature – car pourquoi a-t-il
fallu que ce soit la mécanique de Galilée et de Descartes, et non
pas l’astronomie copernicienne, ou l’économie de Ricardo 2, [ou]
la physiologie de Claude Bernard qui ait joué ce rôle fondateur ?
Inexact également si on veut dire que toute la fable du monde
s’est dissipée avec le Novum Organum 3 ou les Regulae 4. Mais
tout cela est vrai si on veut dire qu’il s’est produit à cette époque
une mutation générale dans l’ordre des discours : le discours
religieux, celui de la science et celui de la fiction, celui enfin
de la philosophie, ont pris, les uns par rapport aux autres, des
positions différentes, et chacun, en lui-même, dans son propre
domaine, s’est mis à fonctionner sur un mode nouveau. Le phé‑
nomène décisif n’a pas été qu’on ait cessé de croire en Dieu,
ou qu’on ait observé les phénomènes de la nature avec plus de
soin et selon de meilleures méthodes ; mais c’est qu’un certain
mode de discours scientifique s’est instauré qui autorisait une [105]
nouvelle manière de percevoir, d’enregistrer, de décrire, de for‑
maliser les choses du monde ; c’est que le discours religieux et le
discours philosophique ont pris chacun (et l’un relativement à
l’autre) une modalité telle qu’il devenait possible (même si cette
possibilité ne fut pas effectuée tout de suite jusqu’à son terme)
de philosopher sans Dieu.
74 Le discours philosophique

Il est bien probable que ce qui découpe la diachronie d’une


culture selon de grandes formes qui demeurent, pendant un
temps, cohérentes avec elles-mêmes et où les choix individuels,
les styles, les changements locaux n’altèrent pas la totalité du
système, ce n’est jamais une découverte dans l’ordre du savoir,
aussi importante qu’elle soit, ni une rupture dans la continuité
des croyances, ni une modification dans la manière dont on voit
le monde. Les grandes discontinuités qui marquent l’histoire
des cultures, ce sont toujours de nouvelles distributions dans
l’ordre du discours. Ces phénomènes sont rendus sensibles par
le fait que, plus ou moins brusquement, on se met à dire des [106]
« choses nouvelles », à utiliser des notions, des concepts qu’on
n’avait pas encore définis de cette manière ; on perçoit diffé‑
remment, et on ne peut plus penser ce qui, naguère encore,
était le plus familier. Mais la raison en est que les discours ont
changé de régime : les paroles qui se prononcent, les textes qui
s’écrivent, bref, toutes les mobilisations effectives du langage
fixent d’une façon nouvelle les rapports entre les énoncés d’une
part, et d’autre part celui qui les articule, le moment où ils sont
prononcés et le lieu d’où ils le sont ; les discours se rapportent
autrement au présent et à l’ici de leur formulation, ainsi qu’au
sujet qui parle à travers eux. Ce qui change, plus essentiellement
que les choses dites ou les hommes qui les pensent en les disant,
c’est l’implication du sujet parlant à l’intérieur du discours et
la désignation de ce sujet parlant à l’extérieur de ce discours ;
sur toute la surface du discours en général (c’est-à-dire de tout [107]
ce qui s’énonce dans une culture à un moment donné) appa‑
raissent de nouvelles formes de cette implication désignatrice,
chacune d’elles définissant un mode nouveau de discours. C’est
alors qu’on peut voir surgir des choses qui n’avaient jusque-là
jamais figuré dans le discours, des descriptions qui auraient
été impossibles, des récits et des inventions sans précédent, des
commentaires, des explications, des enchaînements qui jamais
auparavant n’auraient eu de validité. On croit volontiers que
les grands changements culturels se jouent entre la pensée et les
choses, qu’on se met parfois à penser (à percevoir, à classer, à
lier les choses) différemment, et que réciproquement les choses
se donnent à la pensée sous de nouveaux profils, et selon un
La naissance du discours philosophique 75

ordre jusque-là […  a]. Mais avant que les discours changent dans
leur contenu (dans ce qu’ils disent) ou dans leur forme (dans
leur disposition et leur enchaînement interne), il faut qu’ils
changent dans leur mode, c’est-à-dire dans la manière dont ils
se déroulent à partir d’un ici, d’un à présent, d’un sujet parlant [108]
et de la manière dont ce support se désigne et se déploie à partir
du discours lui-même.
Le mode de discours propre à la philosophie, tel qu’il a été
analysé jusqu’ici, avec tout le jeu de ses implications, ne carac‑
térise pas n’importe quelle philosophie sous n’importe quel ciel ;
il est apparu, dans la culture occidentale, au xviie siècle, au cours
d’une mutation qui a modifié tout le régime du discours. Cette
mutation a été si importante qu’elle [a] affecté profondément les
discours scientifique, religieux, fictif et bien d’autres sans doute en
même temps que le discours philosophique ; et le régime auquel
elle a donné lieu est demeuré suffisamment stable pour que nous
n’en soyons pas encore tout à fait affranchis, pour que nous ne
soyons pas encore sortis de la mutation suivante, pour que nous
reconnaissions encore facilement notre pensée, notre système de
vérité, notre ordre des choses dans ce qui fut inauguré dans la
première moitié du xviie siècle. Puisque c’est à cette mutation [109]
que nous devons notre discours philosophique traditionnel, il
faut indiquer rapidement en quoi elle a consisté et comment elle
a pu donner lieu à cette manière de philosopher.
Et tout d’abord, le nouveau régime des discours de fiction.
Don Quichotte pourrait en figurer la naissance 5. Nul texte pour‑
tant ne semble plus proche que celui-là de toutes les formes de
narration qui l’ont précédé et qui ont peuplé de leurs inventions
le  xve et le xvie siècle ; on dirait qu’il [les  b] reprend toutes une
dernière fois dans une forme immense et caricaturale pour les
faire flamboyer et se consumer avec elles. En fait, le rapport de
Don Quichotte avec les formes traditionnelles de fiction est plus
complexe. Il a de commun avec elles la mise en jeu de personnages
(ou de types de personnages), d’épisodes, d’aventures, de ren‑
contres, de récits intérieurs au récit qui lui sont préexistants. Une
remarque est ici nécessaire : après Don Quichotte comme avant
a.  Mot manquant.
b.  Conjecture : mot manquant.
76 Le discours philosophique

lui et jusque dans notre littérature, la combinaison d’éléments


préalablement constitués fait partie de ce qu’on est accoutumé
d’appeler l’invention littéraire ; mais cette utilisation depuis l’âge
classique ne se fait de façon explicite et nominative que par un jeu [110]
de la littérature sur elle-même. Avant le xviie siècle, au contraire,
le discours de fiction se logeait spontanément à l’intérieur d’un
espace qui était comme indépendant des œuvres elles-mêmes et
où celles-ci, librement, circulaient, convoquant au passage un
épisode ou un personnage fictif, mais tout préparé et assez réel
au milieu de cet espace de limbes, pour attendre dans l’ombre,
d’une œuvre à venir, la suite de ses péripéties et la continuation
indéfinie de son existence. Don Quichotte lui aussi prend place
dans un monde fictif, et il convoque lui aussi, quand bon lui
semble, la gigantomachie, l’innocent persécuté, donc inacces­
sible, et le séjour dans l’auberge enchantée. Cependant, l’utili­
sation de ces éléments fictifs n’est pas directe, comme dans les
romans du xve siècle ; mais sournoisement indirecte, puisque ce
ne sont [pas  a] les épreuves d’Amadis ou les aventures de Tirant
ou les compagnons de Palmerin qui sont  b comme réactivés ;
ce sont les personnages, récits et chapitres de Palmerin, de Tirant
et d’­Amadis (c’est-à-dire des œuvres déjà constituées en livres) qui [111]
sont présents dans le texte de Cervantes 6. Ce tout petit décalage
fait que Don Quichotte ne se veut pas habiter l’espace de la fiction,
mais celui de la Bibliothèque ; et les personnages qu’il croise, les
épreuves obligées qu’il traverse, ne sont pas  c ces êtres ou ces évé‑
nements quasi intemporels et subsistant par eux-mêmes qui ont
servi de support à tel ou tel récit, mais bien des personnages et
des aventures qui sortent tout droit de livres où il serait bon de
les laisser à jamais enfermés 7.
Don Quichotte ramène la fiction à la seule puissance du dis‑
cours. Au lieu que celui-ci trouve ses repères dans un espace fictif
déjà déployé, c’est lui et lui seul qui fait scintiller à l’intérieur de
ses mots les chimères de la fiction. Le changement se manifeste
dans le texte de Cervantes de plusieurs manières. D’abord [par]
l’extrême méticulosité avec laquelle Cervantes feint d’emprunter

a.  Mot manquant.


b.  Rayé : « racontés et ».
c.  Rayé : « ceux dont on a raconté déjà la vie ou ».
La naissance du discours philosophique 77

tout son récit à un vieux parchemin qui n’aurait été lui-même que
la transcription d’un manuscrit arabe. Car il faut bien montrer
que si le Quichotte a des antécédents qui se perdent dans la nuit, [112]
ce n’est pas à l’existence immémoriale du héros, ce n’est pas à
sa dynastie arthurienne ou troyenne, ce n’est pas à la tradition
des apôtres qu’il le doit, mais tout bonnement à des textes : des
textes bel et bien déposés sur des feuilles, puisque certaines ont
été mangées par des rats, empêchant que l’histoire soit ­racon­tée
dans sa totalité 8. Don Quichotte mangé par les rats, c’est le signe
que désormais la fiction a son lieu dans l’existence même du dis‑
cours. Mais il y a plus : dans la seconde partie du récit, Don
Quichotte a à défendre son existence contre le mauvais continua‑
teur qui n’a raconté sur lui que mensonges et inepties 9. Il a à la
défendre, car Don Quichotte n’appartient à aucun autre livre que
Don ­Quichotte : et c’est en invoquant la loi de ce livre que le vrai
héros poursuit ses aventures dans un livre second qui n’échappe
au premier que pour en être tout entier sorti. Et lorsque, dans
cette seconde série d’épisodes, Don Quichotte est reconnu par les [113]
gens qu’il croise, il est reconnu pour ce qu’il est : héros du premier
livre, entièrement différent de ce qu’a imaginé le plagiaire.
L’œuvre de Cervantes est la figure première de ce qu’on peut
appeler le discours moderne de la fiction 10. Au xvie siècle encore,
le discours fictif se rapportait à ses personnages, à leurs aventures,
aux épisodes de l’histoire, bref, à son « contenu » comme à une
donnée qui lui aurait été extérieure. En ce sens, il était profon‑
dément anonyme, récitatif et répétitif. Il avait pour fonction de
dire, de redire après tant d’autres, ce qui s’était passé dans un
temps à la fois proche et lointain, familier (puisqu’on peut le dire
tout entier) et inaccessible (parce qu’on est sans repère commun
avec lui) ; il se donnait lui-même comme acte pur et simple de
récitation : le sujet parlant, le temps et le lieu du récit lui-même
n’étaient définis que par une voix qui demeurait en arrière de
ce qu’elle énonçait, si bien que cette voix blanche dont le sujet,
dont le présent, dont l’ici n’étaient jamais dans le récit lui-même, [114]
demeurait, par rapport à lui, une réalité à la fois sans nom et trans‑
parente, mais irréductiblement extérieure. L’œuvre de Cervantes
signale l’émergence dans le monde occidental d’une fiction dont
tous les éléments vont être désormais intérieurs au discours qui la
78 Le discours philosophique

libère : ce qui est raconté n’a d’autre lieu que le temps et l’espace
déterminés par la souveraineté du discours ; et celui qui raconte
est lui aussi, en son présent et en ce point d’où il parle, dessiné
entièrement par le discours qu’il tient. C’est à partir de cette
mutation que le discours de fiction a pris à l’égard du discours en
général une disposition de simulacre ; c’est à partir de ce moment
que les œuvres se sont mises à exister, les unes par rapport aux
autres, dans une fermeture essentielle ; à partir de ce moment
aussi qu’un univers anonyme de fiction, avec ses personnages et
ses épisodes obligés, a disparu ; à partir de ce moment [enfin] que
le discours de fiction s’est constitué comme littérature.
Comme l’œuvre de Cervantes pour la fiction, celle de Galilée [115]
manifeste bien la mutation qui s’est produite dans le discours
scientifique. On s’est demandé pourquoi la mécanique galiléenne
avait eu sur la pensée occidentale un effet de bouleversement plus
grand que l’astronomie de Copernic. Car si l’image du monde a
changé, si on a été obligé de percevoir sur un mode nouveau les
rapports du ciel et de la terre, si le savoir est entré en opposition
immédiate non seulement avec tout le système de croyances reli‑
gieuses, mais [aussi] avec tous les contenus de l’expérience quoti‑
dienne, c’est bien le jour où il fut dit pour la première fois – du
moins dans l’Europe chrétienne – que la Terre tournait autour
du Soleil. Or la science moderne s’est constituée moins à partir
de cette découverte qu’à partir de la définition par Galilée des lois
du mouvement 11. La raison n’en est pas que l’hypothèse coper‑
nicienne était encore entourée de tout un contexte métaphysique
et même théologique  a (bien plus coûteux et contraignant que le [116]
« platonisme » de Galilée 12), ni non plus que les lois galiléennes
allaient permettre à plus ou moins longue échéance l’unification
de la physique terrestre et de la mécanique du ciel, que la science
copernicienne laissait encore séparées. Ou plutôt ces deux raisons
ne font qu’en recouvrir une troisième dont elles sont sans doute les
effets visibles : avec Galilée, le discours scientifique, celui du moins
qui parle du déplacement des corps dans l’espace, non seulement
cesse d’avoir pour objet le monde fermé, orienté, différencié, de
la cosmologie aristotélicienne et chrétienne, mais surtout il cesse
a.  Rayé : « (dont les fameux anges recteurs sont le témoignage souvent
invoqué) ».
La naissance du discours philosophique 79

de parler à partir de ce monde-ci où se trouvent réellement situés


le sujet parlant, le présent pendant lequel il parle et le lieu d’où
il parle. Dans la science prégaliléenne, le discours venait toujours
de ce monde-ci et de ce temps qui est le nôtre ; il n’était jamais
détaché de son support ni de son maintenant ; il parlait à partir
de là où il était placé comme discours d’un homme (d’un homme
de chair, logé en un point précis du monde, et séparé de l’éternité
par le temps, le péché et la mort).
Cette position du discours scientifique jusqu’au début du [117]
xviie siècle explique qu’il ait été lié à une certaine forme de spé‑
culation cosmologique ; par là, il ne faut pas entendre une certaine
physique générale de l’univers, mais une explication et une justi‑
fication (morale, religieuse, théologique) de la place de l’homme
sur la Terre et de la place de la Terre dans un monde à la fois
plus vaste qu’eux, mais disposé en quelque sorte autour de leur
localisation singulière. L’anthropocentrisme et le géocentrisme ne
sont pas simplement des croyances, des dogmes ou des pseudo-
évidences qui s’imposent de l’extérieur pour des raisons d’ordre
sociologique à un discours scientifique qui est bien obligé d’en
subir la loi ; ils définissent en fait le mode d’être du discours scien‑
tifique, dans la mesure où ils ne font que manifester le rapport
essentiel qui s’instaure entre ce qui s’y énonce et celui qui le dit.
De même ce jeu incessant du microcosme et du macrocosme
n’est pas simplement un des thèmes de la pensée préclassique, [118]
ni même la forme générale de sa vision du monde ; c’est l’espace
dans lequel doit se déployer tout le discours du savoir puisqu’il ne
cesse d’aller de ce point précis qu’est l’homme connaissant à tous
ces visages plus ou moins éloignés qui se dévoilent à demi dans
les végétaux, dans les rochers, dans les animaux, dans les étoiles
et dans les planètes. On ne pouvait connaître que grâce à ce jeu
de communications, de signes, de ressemblances qui allaient de
ce petit monde que nous sommes à ce grand monde à l’intérieur
duquel nous avons notre place ; si bien que le discours était vrai,
se fondait, se justifiait entièrement lui-même lorsqu’il prouvait
que ce point d’où nous parlons (ce corps, cet instant mobile,
ce [centre  a] si étroit) était pareil à ce vaste espace duquel nous

a.  Conjecture : mot difficilement lisible ; rayé : « lieu ».


80 Le discours philosophique

parlons ; l’un renvoyait à l’autre, le manifestait, le rendait visible


et le confirmait 13.
Freud a eu raison de parler de cette blessure narcissique qui,
en découvrant à l’homme qu’il n’était pas le centre du monde,
a fondé la science moderne 14 ; mais la blessure, ce n’est point [119]
Copernic qui l’a portée, quand il a instauré ou plutôt restauré un
héliocentrisme tombé dans l’oubli, et quand il a déplacé l’homme
du centre à la périphérie du monde : c’est Galilée, en détachant le
discours sur le monde de tous les repères cosmologiques du sujet
qui le tient. Il ne faut pas s’y tromper : l’espace infini dans lequel
se maintient l’inertie galiléenne, c’est bien l’ouverture soudaine
d’un lieu fermé, et la possibilité d’appliquer les formes mathéma‑
tiques à un monde géométrisé et arithmétisé ; mais cette transfor‑
mation du cosmos en espace n’est possible que si le discours qu’on
tient sur lui est libéré de l’ici et de l’à présent qui le maintenaient
sur Terre  a. Il s’est ensuivi un ajustement de tous les discours sur
le monde au seul discours mathématique ; mais cet ajustement
n’est pas par essence une quantification de l’univers, il consiste
en ceci que tout discours qui voudra parler du monde devra,
autant que possible, avoir le même mode d’être que le discours
mathématique ; c’est-à-dire qu’il devra être constitué d’énoncés [120]
qui pourraient aussi bien être articulés (sans que rien n’en soit
modifié) par n’importe quel sujet (même s’il n’est pas limité par
un corps), en n’importe quel lieu (même s’il siège partout et nulle
part), en n’importe quel temps (même s’il est éternel et que le
présent pour lui n’est pas un instant privilégié). Établir à propos
de toutes les choses du monde des propositions qui ne soient
plus référées, dans leur possibilité même, à la position singulière
de l’homme, mais qui ne soient rien de plus que l’énoncé (hors
du temps et de l’espace) des relations de quantité, de grandeur,
d’identité et de différence entre les êtres  b, tel est le projet de
la mathesis classique 15. La cosmologie renaissante ne s’écrit qu’à
partir de la disposition réciproque (à la fois enveloppement et
face-à-face) de l’homme et du monde ; la mathesis du xviie et du
xviiie siècle, c’est l’ordre de l’univers se formulant lui-même.

a.  Rayé : « Cette modification a eu des conséquences nombreuses : d’abord


[…] ».
b.  Rayé : « choses du monde ».
La naissance du discours philosophique 81

De là un certain nombre de conséquences. Tout d’abord, la dis‑


parition de tous les privilèges que pouvait détenir, dans le savoir de
la Renaissance, l’être humain (lequel n’a rien à voir avec l’homme
tel qu’il a été découvert au xixe siècle, bien après la mutation [121]
galiléenne, et en un sens à l’intérieur de celle-ci 16). Ensuite, la
modification profonde subie par un certain nombre de sciences
que nous appellerions aujourd’hui descriptives : géographie, his‑
toire, étude des sociétés et des gouvernements, histoire naturelle.
Il s’agit là de sciences qui ne sont évidemment pas susceptibles de
s’articuler en propositions indépendantes de tout sujet parlant :
car il s’agit de dire ce qui, d’un certain lieu, à un certain moment a
été vu. Mais justement, ces connaissances deviendront aussi vraies
que celles de la mécanique ou de l’astronomie si on introduit, à
l’intérieur du discours, et comme variable dans les énoncés, les
repères du sujet regardant et racontant. Alors que le xvie siècle
fondait la vérité de ce qui était ainsi décrit sur le recours à d’autres
descriptions (références, citations, phénomènes analogues rappor‑
tés en d’autres [lieux  a] par d’autres personnes), le xviie siècle en
demandera la vérité à l’introduction dans le discours de toutes les
variables propres à celui qui le tient ; c’est alors que les énoncés [122]
des sciences descriptives deviendront vrais même pour ceux qui
ne sont pas ici et maintenant, même pour ceux qui auraient un
regard constitué autrement, même pour les Anges, même pour
Dieu  b. C’est ainsi que l’observation s’est introduite dans le savoir
occidental, non pas comme un progrès de la raison, mais comme
une modification des modes d’être du discours. Les règles de
Francis Bacon 17, qui fut si peu mathématicien pourtant, appar‑
tiennent à la même réorganisation que la mécanique de Galilée.
La dernière conséquence est peut-être la plus importante, et
[elle est] fort éloignée de ce qu’on a l’habitude de dire sur la
constitution d’un savoir enfin affranchi de la théologie ou de la
religion. Tant que le discours sur le monde était lié à la situa‑
tion de l’homme comme sujet parlant, il est bien évident que ce
n’était point à travers ce discours que l’homme pouvait découvrir

a.  Conjecture : mot manquant.


b.  Rayé : « L’Être éternel ne voit pas certainement et comme nous les forêts
d’Amérique, mais les descriptions qu’on peut en faire n’en sont pas moins
vraies. »
82 Le discours philosophique

le vrai visage de Dieu. Tout au plus l’homme pouvait-il devi‑ [123]


ner que le monde avait été disposé autour de lui par Dieu pour
qu’il le connaisse, pour qu’il en use et pour qu’il fasse son salut ;
il pouvait déchiffrer dans les figures naturelles des signes venus
de Dieu, ce n’était point l’abîme de l’intelligence divine qui, à
travers elles, s’ouvrait à ses yeux. C’est pourquoi la connaissance
même de Dieu a été si souvent, de Nicolas de Cusa à Bovillus
puis à Jakob Böhme, mais aussi chez Luther et Calvin, définie
comme un non-savoir. Entre la science de la Renaissance et cette
mystique de l’illumination qui serait nuit de la connaissance, qui
serait le gouffre de tout savoir, le lien était assurément profond.
En revanche, le savoir qui s’inaugure au xviie siècle est fait d’une
série d’énoncés qui seraient tout aussi valables s’ils étaient arti‑
culés par une tout autre voix, dans un autre coin du ciel, en un
point indifférent du temps : c’est-à-dire qu’ils sont valables de la
même façon pour Dieu, et que Dieu, bien avant l’homme, se
les soit formulés à lui-même. De là le fait que la connaissance [124]
vraie du monde nous fait pénétrer dans l’entendement même
de Dieu, et que jamais Dieu et l’homme n’ont été plus proches
qu’à partir de ce moment. Tout l’abîme de l’inconnaissable est
passé du côté de la volonté divine : c’est elle seule qui, sous la
forme de la grâce, empêche au moins une partie de nos discours
d’être, comme les énoncés de la science, la formulation sensible
du grand calcul silencieux. On comprend pourquoi les problèmes
de la grâce qui déséquilibre [pour  a] choisir, et celui inverse de
l’harmonie providentielle du monde  b, ont eu tant d’importance
à partir du xviie siècle. En tout cas, jamais, en ce qu’il dit, le dis‑
cours scientifique tel qu’il existe en Europe depuis Galilée n’est
irréversiblement athée (quelque contradiction qu’il apporte au
dogme) ; mais le fait essentiel – et qui justifie l’opinion courante
que la science depuis trois siècles a laïcisé le monde –, c’est que le
discours scientifique n’a plus pour point de départ et support un
homme de chair tombé dans un monde déterminé : il se supporte [125]
lui-même à partir de sa validité intrinsèque, de sorte qu’il est aussi
vrai dans un monde qui serait sans Dieu que dans un univers qui
serait tout entier pénétré et régi par un entendement illimité, par
a.  Conjecture : mot difficilement lisible.
b.  Rayé : « de la providence visible dans l’harmonie ».
La naissance du discours philosophique 83

une volonté sans bornes. Avant tout choix, avant toute preuve de
l’existence ou de l’inexistence de Dieu empruntée à ce qu’on sait
du monde, la possibilité d’être athée est inscrite dans la modalité
propre du discours scientifique.
Non moins que le discours du savoir, non moins que celui de
la fiction, l’immuable et éternelle parole de Dieu a pris au
xviie siècle un statut nouveau, entraînant dans sa modification
propre le commentaire ou l’exégèse qui tiennent [un] discours sur
elle  a. En apparence, le changement est simple : au lieu d’accepter,
telle qu’elle a été transmise, sans cesse alourdie et encombrée par
la tradition, la masse de l’Écriture, on a commencé à la soumettre [126]
à des critères d’authenticité. On lui a appliqué des méthodes philo­
logiques permettant de distinguer l’origine des textes, de leur
attribuer une date, d’en séparer les passages indûment interpolés,
d’établir d’une façon certaine leur sens univoque ; on lui a appliqué
des méthodes historiques qui permettent de savoir à quel genre
de peuples ces textes étaient adressés, dans quelles ­circonstances,
à quelles fins, pour obtenir quel résultat indispensable au grand
plan de la Providence et au triomphe de la chrétienté ; on lui a
enfin appliqué des méthodes d’examen rationnel permettant de
faire le tri entre ce qui était affirmation éternellement vraie et loi
universellement applicable à tous les hommes, et ce qui n’était
[que  b] formulation transitoire, ou figure symbolique ­chargée de
frapper, pendant un temps, l’esprit encore mal éveillé des hommes.
De tout cet immense travail, les œuvres de Richard Simon et de
Spinoza portent témoignage 18. Mais en fait, pour qu’elles aient
été possibles, il n’a pas fallu seulement que les commentaires exé‑ [127]
gétiques changent de forme et de contenu ; il a fallu que la parole
même de Dieu change de modalité et qu’elle se mette à exister
dans le monde comme un type nouveau de discours. C’est cette
mutation qui seule a autorisé le Tractatus ou l’Histoire critique,
mais qui en même temps les rendit proprement intolérables aussi
bien à la Contre-Réforme oratorienne qu’aux théologiens juifs
d’Amsterdam : car il ne s’agissait pas de parler autrement de la
parole de Dieu ; c’est Dieu qui s’était mis à parler autrement.

a.  Foucault avait d’abord écrit, puis rayé : « Une troisième mutation concerne
le statut accordé à la parole de Dieu. »
b.  Conjecture : mot manquant.
84 Le discours philosophique

En effet, jusqu’au xviie siècle, la parole de Dieu affleurait partout


dans tous les coins du monde et à tous les instants du monde.
Sous des formes diverses, parfois claires, parfois cachées, c’est elle
toujours qui parlait dans la Bible comme dans la tradition, chez les
Pères de l’Église comme chez leurs commentateurs, dans les textes
transmis comme dans les diverses figures, apparemment muettes,
du monde. Bien plus, en chacune de ces paroles ou de ces formes [128]
sans mots, le discours de Dieu se dédoublait et se multipliait :
superposant les significations qui passent à travers un seul et même
jeu d’éléments, Dieu disait plusieurs choses à la fois ; une seule
phrase de l’Écriture, un seul épisode de la Bible, un seul événement
dans l’histoire du monde, une seule forme de la nature, pouvaient
énoncer, au-delà de leur apparence, une vérité dans l’ordre du
divin, un précepte dans l’ordre de la morale, un avertissement dans
l’ordre de l’histoire. Si bien que la voix de Dieu parlait sans cesse,
de partout à la fois, et dans un enchevêtrement quasi inextricable
de discours qui utilisaient les signes les plus différents pour dire les
mêmes choses, et se servaient aussi bien d’un seul et même symbole
pour dire les choses les plus différentes. Mais à partir du xviie siècle
(et ici on peut reconnaître non pas sans doute dans la forme de
la conséquence, mais dans celle de la coordination, une relation
entre discours scientifique et parole religieuse), une distinction
radicale s’établit : d’une part, le monde ne sort plus du mutisme [129]
des choses que pour manifester, dans un discours sans autre sup‑
port que sa propre vérité, des lois qui valent identiquement pour
l’entendement de l’homme et pour l’intelligence divine ; et en ce
sens un énoncé scientifique peut bien valoir comme déploiement
du discours de Dieu. D’autre part, la parole de Dieu, celle du
moins qui se manifeste par des éléments verbaux, entendus, gravés
et retransmis par les hommes, n’a pu apparaître qu’en un point
bien situé du monde, à un instant déterminé, et comme une voix
s’adressant précisément à quelqu’un ; le discours de Dieu, donné
sous la forme de l’Écriture, est toujours lié à un ici, à un présent,
à un sujet qui parle, selon une certaine orientation ; il est toujours
supporté par un « maintenant ». On peut donc résumer ainsi la
mutation qui s’est produite au xviie siècle : la parole première et
absolue, au lieu d’être enchevêtrée avec la totalité du monde, au
lieu de sourdre de partout et à toutes les heures, au lieu de se faire
La naissance du discours philosophique 85

écho à elle-même en se multipliant sans cesse, se trouve logée dans


des épisodes assignables de l’histoire du monde, en des régions [130]
privilégiées et repérables, et la bouche qui la prononce la destine à
des oreilles singulières. Si la mutation du discours scientifique l’a
transformé en énoncé sans support de vérités qui n’ont ni temps ni
lieu et valent aussi bien pour un entendement infini, en revanche,
et corrélativement, la mutation du discours de Dieu l’a ramené du
bruissement infini où il se propageait à l’histoire précise de notre
monde. C’est pourquoi, au niveau des apparences, on peut dire
qu’à partir du xviie siècle la théologie a cessé d’être indispensable
à la science, mais qu’à la même époque précisément les disciplines
historiques ont commencé à prendre leur positivité à partir des
questions posées à l’Écriture.
Du même coup, l’exégèse ou, d’une façon plus générale, toutes les
disciplines qui avaient en charge la parole de Dieu se sont trouvées
modifiées. Leur tâche n’a plus été de surprendre cette parole partout
où elle pouvait se faire entendre, et là surtout où elle se cachait ;
elle a été au contraire d’en déterminer la localisation certaine. De là [131]
toute la série des recherches critiques destinées à remettre à leur
place et à insérer dans leur temps les différents textes qui constituent
l’Écriture : loin de multiplier toutes les quasi-paroles de Dieu pour
en faire un discours innombrable buissonnant à travers le monde,
il va falloir au contraire les restreindre aux seules manifestations
dont on puisse être certain. Le fil directeur sera donné par les cri‑
tères de l’authenticité, et ces critères seront d’autant plus certains
qu’ils sont plus extérieurs au sens ou au contenu du discours ;
on les demandera à l’étude du langage, des institutions, bientôt des
manuscrits ; les paroles de Dieu sont devenues rares, et le problème
est de retrouver les seules qui soient vraiment les siennes. De là
aussi toute la série des recherches historiques destinées à montrer
pourquoi la parole de Dieu a pris à tel ou tel moment la forme
qu’on lui connaît : toutes les figures diverses qu’il lui est arrivé de
revêtir n’ont plus pour motif de dédoubler les significations ou de
multiplier les occasions de les saisir, mais de s’ajuster précisément [132]
à ceux-là qui doivent l’entendre, à emprunter leur vocabulaire,
à choisir les images qui leur sont familières, à utiliser leurs passions
ou leurs sentiments les plus vifs. Le travail du commentaire a donc
subi deux déplacements : de la détection des signes innombrables,
86 Le discours philosophique

on est passé à la recherche des discours authentiques ; et de la cor‑


respondance multiple entre signes et sens, on est passé à l’analyse
des formes rhétoriques de la figuration. Et par suite de ce double
déplacement, on voit que les disciplines de l’Écriture n’ont plus
tellement [pour  a] rôle de deviner ou d’interpréter ce qu’a voulu
dire Dieu, mais de savoir où et quand il a parlé ; sous quelles figures
et pour quelles raisons il a symbolisé la vérité du monde, de l’his‑
toire, de la morale. Ainsi est-on entré dans le labyrinthe dont le
christianisme n’est pas encore sorti de nos jours : celui des rapports
entre la science positive de la nature et la révélation, entre la reli‑
gion naturelle et celle que prescrit l’Écriture, entre la souveraineté
de la raison et l’expérience religieuse qui lui est irréductible. Tous
problèmes qui n’ont pu naître que de la nouvelle modalité prise [133]
par le discours de Dieu.
Il y a eu à coup sûr bien d’autres modifications, au début du
xviie siècle, dans l’ordre général du discours. Celles-là suffisent
cependant à repérer la mutation du discours philosophique dont
l’œuvre de Descartes porte témoignage. Le discours philosophique
s’affranchit définitivement du commentaire de l’Écriture : celui-ci
se donne désormais pour tâche de définir le maintenant qui situe,
limite et modifie l’Éternelle parole de Dieu, alors que le discours
philosophique aura pour tâche de savoir comment le maintenant
du discours philosophique peut permettre d’accéder à une vérité qui
n’a ni temps ni lieu  b. On voit que la direction du discours philo‑
sophique et celle du discours religieux sont désormais exactement
inverses ; ce qui, au demeurant, expliquerait le parallélisme de leur
propos, et l’appui que très souvent jusqu’à nos jours ils ont pris l’un
sur l’autre ; mais en fait ils ne peuvent plus s’ordonner l’un à l’autre
(soit que l’un domine et répète l’autre, soit qu’ils appartiennent [134]
tous les deux à un discours plus large). De même le discours scien‑
tifique et le discours philosophique se partagent, et ne peuvent
plus faire partie tous les deux d’une sorte de savoir indifférencié ;
on aura d’un côté des énoncés qui ne devront pas leur vérité à leur
support dans ce monde-ci, et de l’autre des ensembles théoriques
qui auront pour propos de montrer le rapport nécessaire entre la

a.  Conjecture : mot manquant.


b.  Dans la marge, rayé : « Le philosophe interprétant sa propre vérité comme
parole de Dieu. »
La naissance du discours philosophique 87

vérité universelle du discours et la position du sujet parlant. Enfin,


la philosophie se séparera de tout ce qui peut être fiction, mythe et
fable : une littérature va naître qui inventera sans cesse le maintenant
d’où elle parle ; tandis que la philosophie entreprendra l’analyse de
ce maintenant, recherchant l’origine ou le sens qui se dessinent à
travers [lui] et qui le déterminent. En face de tous les autres grands
types de discours, la philosophie devient brusquement ce qu’elle
est restée jusqu’[à] aujourd’hui : un étrange discours qui prétend
arriver à la vérité à travers la vérité du maintenant qui la supporte.
On peut comprendre pourquoi, au milieu de ces quelques décennies [135]
qui ont vu apparaître Don Quichotte et le Novum Organum, Galilée
et Richard Simon, la philosophie moderne s’est instaurée à partir
de cette constatation, la seule qui lui était indubitable : Je pense.
En n’acceptant nul autre point de départ que cette simple évidence,
on peut dire que la philosophie occidentale se fondait, c’est-à-dire
qu’elle s’isolait de toute autre forme d’énoncés et qu’elle signalait
son apparition sous les espèces d’un discours nouant avec son propre
maintenant des rapports immédiats, ineffaçables et indéfinis.

NOTES

1.  Les sources médiévales de la pensée de Descartes, du concept d’intention‑


nalité (notamment chez Al-Fārābī, Avicenne, Roger Bacon, Thomas d’Aquin et
Jean Duns Scot) et du nominalisme (notamment chez Guillaume d’Ockham)
ont fait l’objet de plusieurs analyses, plus ou moins récentes. On rappellera
notamment É. Gilson, Études sur le rôle de la pensée médiévale dans la formation
du système cartésien, Paris, Vrin, 1930.
2.  Sur l’importance décisive que Foucault attribue aux analyses économiques
de David Ricardo lorsqu’il définit les contours de l’épistémè moderne, voir
M. Foucault, Les Mots et les Choses, op. cit., p. 265‑275.
3.  Francis Bacon, Novum Organum, trad. par Michel Malherbe et Jean-Marie
Pousseur, Paris, PUF, 2010 [1620].
4. R. Descartes, Règles pour la direction de l’esprit, trad. par Jacques
­Brunschwig, éd. par Kim Sang Ong-Van-Cung, Paris, Librairie générale fran‑
çaise, 2002 [1628].
5. Voir supra, note 2 du chap. 4, p. 53.
6.  M. de Cervantes Saavedra, Don Quichotte de la Manche, op. cit., chap. VI,
p. 437-444.
7.  Sur la notion de « Bibliothèque », voir M. Foucault, « Le langage à l’infini »
[1963], dans DE I, no 14, p. 278‑289, ici p. 288‑289 ; voir aussi id., « Distance,
88 Le discours philosophique

aspect, origine » [1963], dans DE I, no 17, p. 300‑313, ici p. 306 : « [Dans la
Bibliothèque], chaque livre était fait pour reprendre tous les autres, les consumer,
les réduire au silence et finalement venir s’installer à côté d’eux – hors d’eux et
au milieu d’eux ».
8.  M. de Cervantes Saavedra, Don Quichotte de la Manche, op. cit., p. 883‑889.
Voir supra, chap. 4, p. 43 et note 2, p. 53.
9.  Ibid., Prologue de la deuxième partie, p. 897-900.
10.  M. Foucault, Les Mots et les Choses, op. cit., p. 60‑64.
11.  Galileo Galilei, Dialogue sur les deux grands systèmes du monde, trad. par
René Fréreux, avec François De Gandt, Paris, Seuil, 2000 [1632]. Foucault
connaît bien les travaux sur Galilée d’Alexandre Koyré (Études galiléennes, Paris,
Hermann, 1939) et de Pierre Duhem (Le Système du monde. Histoire des doc‑
trines cosmologiques de Platon à Copernic, 10 vol., Paris, Hermann, 1913‑1959),
en plus de la lecture qu’en fait Husserl dans sa Krisis (E. Husserl, La Crise
des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, trad. par Gérard
Granel, Paris, Gallimard, 1976 [1936]), comme l’attestent plusieurs références
dans ses écrits et cours des années 1950 ; voir M. Foucault, Phénoménologie et
Psychologie. 1953‑1954, éd. par Philippe Sabot sous la resp. de F. Ewald, Paris,
Éditions de l’EHESS-Gallimard-Seuil, 2021, p. 27‑28, 265‑266 et 350‑351 ; id.,
La Question anthropologique, op. cit., p. 22‑27. En 1961, Foucault écrit d’ailleurs
une recension du livre de Koyré, La Révolution astronomique. Copernic, Kepler,
Borelli (Paris, Hermann, 1961) : M. Foucault, « Alexandre Koyré : La Révolution
astronomique. Copernic, Kepler, Borelli » [1961], dans DE I, no 6, p. 198‑199.
Voir aussi A. Koyré, « La loi de la chute des corps. Galilée et Descartes », Revue
philosophique de la France et de l’étranger, vol. 123, no 5/8, 1937, p. 149‑204 ; id.,
Du monde clos à l’univers infini, trad. par Raïssa Tarr, Paris, PUF, 1962 [1957].
12.  Sur le platonisme de Galilée, voir A. Koyré, « Galilée et Descartes »,
dans Raymond Bayer (dir.), Travaux du IXe Congres international de philosophie.
Congrès Descartes, vol. 1‑3, Études cartésiennes, vol. 2, Paris, Hermann, 1937,
p. 41‑46, § 11.
13.  Sur ce « jeu incessant du microcosme et du macrocosme » qui, selon
Foucault, caractérise l’épistémè du xvie siècle, voir M. Foucault, Les Mots et les
Choses, op. cit., p. 45‑47.
14.  Sigmund Freud, « Une difficulté de la psychanalyse » [1917], dans Œuvres
complètes. Psychanalyse, vol. 15, 1916‑1920, éd. par André Bourguignon et Pierre
Cotet, sous la dir. de Jean Laplanche, trad. par Janine Altounian et al., Paris,
PUF, 1996, p. 43‑51. « Freud dit quelque part qu’il y a trois grandes blessures
narcissiques dans la culture occidentale : la blessure imposée par Copernic ; celle
qui est faite par Darwin, quand il a découvert que l’Homme descendait du
singe ; et la blessure faite par Freud lorsque lui-même, à son tour, a découvert
que la conscience reposait sur l’inconscience » (M. Foucault, « Nietzsche, Freud,
Marx », art. cité, p. 595).
15. Voir supra, note 9 du chap. 3, p. 39-40.
16.  « Le mode d’être de l’homme tel qu’il s’est constitué dans la pensée
moderne lui permet de jouer deux rôles : il est à la fois au fondement de toutes
les positivités et présent, d’une façon qu’on ne peut même pas dire privilégiée,
dans l’élément des choses empiriques » (M. Foucault, Les Mots et les Choses,
op. cit., p. 355). Et Foucault de remarquer que cela n’indique point « l’essence
La naissance du discours philosophique 89

en général de l’homme, mais purement et simplement […] cet a priori historique


qui, depuis le xixe siècle, sert de sol presque évident à notre pensée » (ibid.).
17.  Francis Bacon défend l’importance capitale de l’observation et de l’expé‑
rimentation pour le progrès scientifique (F. Bacon, Novum Organum, op. cit.).
18. Richard Simon, Histoire critique du Vieux Testament, Rotterdam,
R. Leers, 1685 ; id., Histoire critique des versions du Nouveau Testament…,
Rotterdam, R. Leers, 1690 ; Baruch Spinoza, Œuvres, vol. 2, Traité théologico-
politique [1670], trad. par Charles Appuhn, Paris, Flammarion, 1992 [1965].
[CHAPITRE 7]

La disposition générale
du discours philosophique

Comparaison entre discours philosophique et exégèse religieuse.


– La fonction du commentaire. – Le mode d’être du discours philo­
sophique : quatre fonctions et quatre tâches fondamentales. – Les néces‑
sités discursives de la philosophie depuis l’âge classique. – Dieu, l’âme
et le monde. – La philosophie comme destruction de la métaphysique.
– La disparition de la metaphysica specialis et le déplacement de
la metaphysica generalis. – Kant et la constitution d’une nouvelle
ontologie.

Le dessin rapide des diverses mutations subies au xviie siècle par [136]


le régime général des discours autorise un certain nombre de
remarques.
En premier lieu, il permet de compléter la caractérisation du
discours philosophique. On a vu déjà comment il se distinguait
(et se rapprochait) d’un système d’énoncés scientifiques, et com‑
ment sa fonction de justification interne (si différente de la
manière dont une science se justifie) impliquait, avec une théorie
du sujet, le propos inlassablement repris de la constituer justement
comme un discours scientifique. On a vu aussi comment il se
distinguait des œuvres littéraires, et comment sa fonction d’inter‑
prétation impliquait la recherche d’un fondement et le projet
ultime de donner expression, comme une œuvre d’art, à un sens
originaire. On a vu enfin comment il s’opposait au discours quo‑
tidien, comment il exerçait naïvement la critique de toute naïveté, [137]
dissipant l’apparence, mettant au jour l’inconscient, et suscitant
la chimère de maîtriser et de changer l’ordre des choses par la
seule lumière d’une prise de conscience. On peut maintenant
92 Le discours philosophique

ajouter une quatrième distinction essentielle : ce discours philo­


sophique, depuis Descartes, se rapproche du commentaire reli‑
gieux de l’Écriture puisqu’il a à justifier, lui aussi, le rapport entre
une vérité sans lieu ni temps et la singularité d’un discours où elle
se manifeste ; et en ce sens, jamais il n’en a été plus proche, même
à l’époque où une citation de l’Ancien Testament pouvait servir
de preuve valable, même à l’époque où la pensée philosophique
occidentale était nécessairement chrétienne. Mais en même temps,
le discours philosophique se distingue, sans confusion possible,
de l’exégèse religieuse, puisqu’il s’agit pour lui, au lieu d’analyser
les modifications, symbolisations, figures par quoi la vérité vient
se manifester en une heure et en un point du monde, de montrer
comment le maintenant, quel qu’il soit, d’un discours peut lui [138]
permettre d’accéder à une vérité qui ne dépend pas de lui.
Cette fonction parallèle [à] et inverse [de] celle qu’on trouve
dans l’exégèse religieuse, c’est ce qu’on pourrait appeler la fonc‑
tion du commentaire 1 : retrouver, à travers tout ce qui peut être
considéré comme langage implicite ou explicite, verbal ou muet,
le profil plus ou moins voilé d’un discours vrai, qui enveloppe,
de sa vérité non située, non parlée, toutes les manifestations qui
peuvent en être données. Cette fonction du commentaire peut
prendre deux formes. Ou bien soumettre tout ce qui est dit aux
critères de la vérité elle-même (faire dans tout discours le partage
entre ce qui [est  a] exact et faux, essentiel et lié aux circonstances,
valable et périmé), décomposer ainsi tout ce qui se dit selon des
jugements de vérité, et le recomposer pour en former la vérité ;
ainsi la science, l’observation, l’histoire, la fiction ou la religion
seront soumises à la philosophie qui jugera de la part de vérité
qu’il faut y reconnaître ; mais en même temps, elles offriront à la [139]
philosophie les contenus immédiats de sa vérité ; la fonction du
commentaire prend ainsi la forme de l’encyclopédie 2. Ou bien,
au contraire, cette même fonction s’exercera en accueillant tout
ce qui a pu être dit par un sujet quelconque, en un temps et
un lieu déterminés, comme une figure au moins indirecte de la
vérité : il s’agira alors de trouver les transformations qu’il faut
faire subir à ce discours pour qu’il vienne prendre place dans la

a.  Conjecture : mot manquant.


La disposition générale du discours philosophique 93

vérité qui transparaissait si obscurément en lui ; la fonction du


commentaire prend alors la forme de la recollection, de l’écoute
patiente et indéfinie de tout ce qui peut être dit, car la parole
confuse qui se fait entendre dans tous ces murmures, c’est à elle
que le philosophe doit prêter sa voix : c’est elle qui, déployée,
tiendra le discours de la vérité. Ces deux formes de commentaire
sont incompatibles : mais à l’horizon de l’une et de l’autre, il y a
la grande chimère d’une philosophie qui serait en elle-même, dans
son discours propre, encyclopédie et recollection, logos du monde,
tout comme l’Écriture, dans l’expérience religieuse, est parole de [140]
l’Éternel. Ainsi se définit la quatrième dimension de l’entreprise
philosophique, telle qu’elle persiste depuis le xviie siècle dans le
monde occidental : être le logos du monde, comme elle veut être
une prise de conscience radicale, comme elle veut être expression
d’un sens absolument originaire, comme elle veut être une théorie
rigoureuse du sujet.
Tout le réseau du discours philosophique peut donc être
reconstitué selon ses lignes principales. Et cette reconstitution,
on voit qu’elle est accessible aussi bien à partir d’une analyse histo­
rique de l’événement cartésien ou plus généralement classique,
que d’une réflexion abstraite sur les différents modes possibles
de discours. En fait, les deux descriptions ne peuvent s’achever
isolément et on ne saurait empêcher qu’elles prennent appui l’une
sur l’autre. Il est possible en effet de déduire les dispositions géné‑
rales de toute philosophie de son mode de discours ; c’est lui en [141]
effet qui la singularise : parce qu’elle est un discours qui n’attend
pas de son maintenant l’achèvement de son sens, elle n’est pas
un discours quotidien ; parce que, cependant, elle ne se met pas
en tâche de neutraliser ce maintenant, ou de le constituer à son
gré, ou de le recevoir d’une parole antérieure et extérieure, elle
est irréductible au système scientifique, au langage quotidien, à
l’exégèse religieuse. Une fois ce mode d’être défini, les fonctions
intérieures qui lui permettent d’exister peuvent se dégager faci­
lement ; elles s’ordonnent toutes à ce rapport problématique qui
lie l’un à l’autre le support du discours et ce qui se dit en lui.
La philosophie fonctionne comme un ensemble de propositions
qui ont à dire, dans leur énoncé, d’où elles viennent (de quel point
de l’espace, de quel moment du temps, de quel sujet parlant),
94 Le discours philosophique

comment ce support ne les prive pas d’une vérité sans visage qui
enveloppe l’espace et domine le temps, et comment ce discours
qu’elles f­orment peut reprendre, exhaustivement, en sa vérité, le [142]
maintenant qui les [articule] : de là, la justification d’un discours
qui prétend être vrai bien que lié à un maintenant singulier ;
l’interprétation de ce maintenant comme possibilité d’affleurement
de la vérité ; la reprise critique de ce maintenant dans une prise
de conscience qui le métamorphose ; le commentaire des discours
prononcés et effectivement situés, comme support possible d’une
vérité. À un troisième niveau, on trouve les constructions discur‑
sives dans lesquelles s’exercent ces quatre fonctions : elles forment
en quelque sorte les grands plans organisateurs de la philosophie  a
– non pas tellement ce qui, de celle-ci, se donne au regard, mais
ce qui dans une demi-lumière en lie les éléments manifestes.
Ces constructions peuvent répondre de différentes façons à une seule
et même exigence fonctionnelle : la fonction de commentaire peut
s’accomplir dans la forme de l’encyclopédie ou de la mémoire ;
la fonction de la critique dans la forme d’une explication de l’appa­
rence ou d’une mise au jour de l’inconscient ; l’interprétation dans [143]
celle d’une analyse génétique ou d’une recherche du sens ; la justi­
fication peut s’organiser dans une théorie du dévoilement ou dans
une théorie de la manifestation. Enfin, à un dernier niveau, se des­
sinent les grandes tâches qui ont tenu en alerte toutes les initiatives
philosophiques et [les] ont vouées à un labeur qui, sans doute,
ne pouvait avoir de terme : énonciation du logos, changement du
monde quotidien, découverte d’une signification fondamentale et
originaire, théorie du sujet. Ces quatre tâches constituent comme
le corps visible de la philosophie : c’est à elles, à leurs thèmes, aux
problèmes qu’elles posent, aux concepts qu’elles ont mis en œuvre
– en les empruntant ou en les constituant de toutes pièces – que
les historiens de la philosophie se sont toujours attachés, comme
si c’était là le fond inaltérable et constant d’où naissaient les unes
après les autres toutes les philosophies. En fait, ces tâches ne sont
que la conséquence la plus lointaine de ce qu’est, en sa modalité
propre, le discours philosophique : elles sont comme l’horizon [144]
qu’il dessine devant soi à mesure qu’il avance et prend son volume.

a.  Rayé : « le corps visible de la philosophie ».


La disposition générale du discours philosophique 95

Mais pour comprendre ce que c’est que philosopher, il ne faut


point partir d’elles comme de problèmes immuables : il faut, par
une sorte de « déduction modale », restituer les nécessités intrin‑
sèques de ce discours qu’on appelle philosophie.
Pourtant, ce discours n’existe pas à partir d’un a priori aussi vieux
que le langage ou que la possibilité de parler. Tout cet ensemble
constitué par un mode singulier de discours, des fonctions, des
formes théoriques, des tâches toujours reconduites, est apparu, en
fait, au xviie siècle ; c’est en lui que nous avons appris à reconnaître
la philosophie – une philosophie dont nous imaginons volontiers
qu’elle a trouvé son origine première et sa possibilité dans la pensée
grecque. Il est vrai qu’il existait, et bien avant Platon, des discours
qu’on appelait philosophie ; nous les acceptons toujours comme tels [145]
dans la mesure, d’abord, où un certain nombre de thèmes peuvent
leur être communs avec notre philosophie (recollection générale
du savoir, critique de la présence et du quotidien, recherche de
l’origine, définition des discours vrais). Nous les acceptons aussi
comme tels dans la mesure où notre civilisation demande toujours à
la philosophie ce qu’elle lui demandait déjà à l’époque : de porter ce
diagnostic qui semble bien être (quand on l’interroge non plus en
termes de fonctionnement discursif, mais de rôle culturel) la raison
d’être de la philosophie. Depuis Descartes comme avant l’âge clas‑
sique, ce qui est demandé à la philosophie par la non-philosophie,
c’est bien toujours de dire ce qui se passe, ce qui se manifeste et se
cache dans le présent, quelle obscurité ou quel mal, quelle chute ou
quel oubli nous sépare de ce qui est, et quelle parole enfin nous le
restituera. Mais, malgré cette permanence du rôle dans la culture,
malgré l’analogie et peut-être l’identité de certains thèmes, le dis‑ [146]
cours philosophique qui nous est familier s’est constitué tout entier
au xviie siècle. Aucun autre discours philosophique, en aucune
autre époque, ne peut comme lui se caractériser par un tel mode
d’être, par un tel système de fonctions indispensables, par un tel
jeu de constructions théoriques possibles, par un tel ensemble de
tâches nécessaires ; bref, tout l’appareil qui soutient et lie les uns
aux autres les thèmes, les concepts, les problèmes visibles de la
philosophie occidentale depuis Descartes (même si elle reprend des
problèmes, réactive des thèmes, emprunte des concepts) n’appar‑
tient qu’à elle et à son discours.
96 Le discours philosophique

Sans doute, la définition abstraite et générale du discours


(opposé aussi bien à la langue qu’à la parole 3) permet bien de
repérer une virtualité singulière : celle d’un ensemble d’énoncés
qui aurait à reprendre le maintenant où il se prononce pour le
justifier et l’interpréter, pour y exercer sa critique ou pour en faire
le commentaire. Mais cette virtualité est inscrite seulement dans la
nature du discours. Pour qu’elle soit effectuée réellement dans une [147]
culture, une condition, et une seule, est requise ; mais elle est à la
fois […  a] et complexe ; il faut que toute la nappe constituée par
ces discours, avec chacun leur mode singulier, l’autorise et lui fasse
place. En d’autres termes, les virtualités du discours ne constituent
pas à elles seules [ses] conditions d’existence ; il existe pour chaque
culture une histoire de la « nappe discursive » ; il s’y produit par
moments des réorganisations d’ensemble où de nouveaux types
de discours apparaissent, où d’anciens s’évanouissent, où certains
tombent d’un bloc, où d’autres se modifient si profondément
qu’on ne sait plus au juste s’il faut les appeler les mêmes. Peut-on
dire vraiment que la philosophie qui s’est constituée depuis
­Descartes soit ce même discours qui, moins d’un demi-siècle plus
tôt, était encore science de la nature, connaissance de l’âme et
de Dieu, servante de la théologie, lumière naturelle convergeant
avec la lumière révélée ?
En tout cas, chacun des grands thèmes qu’on peut repérer dans [148]
la pensée depuis Descartes (et dont certains apparaissent pour la
première fois, tandis que d’autres avaient été depuis longtemps
formulés), chacun de ces grands thèmes n’a d’existence que dans
la mesure où il est appelé par les nécessités du discours lui-même :
ce n’est pas parce que le thème est là, devant les yeux du philo‑
sophe, transmis par toute une tradition, ou éclairé soudain par
l’illumination de son regard, qu’il est articulé en énoncés, saisi par
un jeu de concepts et transformé en théorie ; tout au contraire, s’il
prend figure dans un système, c’est parce que le discours philoso‑
phique, pour pouvoir exister lui-même, exige qu’il soit dit. Dans
l’espace ouvert entre les fonctions du discours philosophique et les
tâches inépuisables qu’il se donne en exerçant ces fonctions, tous
les concepts de la philosophie occidentale trouvent leur place et

a.  Mot manquant.


La disposition générale du discours philosophique 97

leur raison d’être. L’incompatibilité qui peut régner entre eux ne


renvoie pas à une opposition fondamentale entre les visions ou [149]
les systèmes philosophiques, mais simplement à l’ensemble des
variantes à travers lesquelles une seule et même fonction discur‑
sive peut s’exercer. Ainsi le sujet dont la philosophie, depuis le
xviie siècle, a entrepris de faire la théorie a pris successivement des
formes très différentes : substance pensante, idée de l’idée, impres‑
sion et conscience de l’impression, Moi, subjectivité transcendan‑
tale 4 ; mais pour un regard qui considère dans sa cohérence toute
la philosophie européenne à partir des Regulae 5, l’ensemble de
ces notions si différentes forme la classe des concepts par lesquels
le discours philosophique peut justifier le rapport à son propre
maintenant. De la même façon, dans l’intervalle entre la fonction
d’interprétation et la tâche, qui lui correspond, de mettre au jour le
fondement originaire, une série de concepts offre leur équivalence :
création d’un entendement limité par une volonté infinie, déter‑
mination d’une nature humaine avec ses virtualités et ses besoins [150]
fondamentaux, conditions de possibilité de l’expérience en général,
Esprit se constituant et se manifestant à travers l’histoire, couche
originaire des significations préconstituées. Entre la fonction cri‑
tique et la tâche de transfigurer le monde se loge également tout
un jeu de notions qui peuvent se substituer les unes aux autres
pour l’économie générale du discours : maîtrise des passions, de
l’imagination, du corps, à la limite de la nature tout entière par
la force calme de la connaissance ; découverte de la loi morale
dans son avènement au long de l’histoire ; prise de conscience
de toutes les aliénations à travers lesquelles l’homme s’est perdu.
Enfin, entre les fonctions du commentaire et le déchiffrement du
logos du monde peuvent prendre place une théodicée, une théorie
de l’histoire universelle, une logique générale, une dialectique par‑
courant toutes les contradictions qui sont à l’œuvre dans le monde.
Peut-être, en voyant toutes ces notions philosophiques ainsi
regroupées, aura-t-on l’impression qu’elles répondent moins à [151]
une fonction du discours qu’à de très anciens problèmes qui
relèvent sinon de l’inquiétude propre à tout être humain, du
moins de la culture occidentale  a avec tout son enchevêtrement

a.  Rayé : « dans toute son épaisseur ».


98 Le discours philosophique

complexe de religions, de mythologies, de morales, de spécula‑


tions cosmo­logiques, de sciences. Est-ce que ce ne sont pas après
tout des questions millénaires comme celle de l’âme, de l’ordre
et de la destinée du monde qui, transformées par d’autres lan‑
gages et d’autres systèmes, réapparaissent dans ces analyses du
sujet et du fondement originaire, dans ces efforts pour transformer
le monde ou en déchiffrer la raison ? De sorte que la déduction
de toute la philosophie occidentale à partir du seul mode de son
discours pourrait bien être illusoire. Est-ce que cette déduction
ne renverse pas par un simple jeu d’optique l’ordre des choses,
croyant découvrir les objets de la philosophie dans les nécessités
mêmes du discours, alors que ce sont peut-être ces objets qui, [152]
par leur nature propre, excluaient toute autre forme de discours ?
Est-ce que la philosophie, telle que nous la connaissons depuis le
xviie siècle, n’a pas été notre manière (ou l’une des manières qui
sont à notre disposition) de répondre à des questions bien plus
anciennes qu’elle, et bien plus profondément enracinées ?
C’est ici qu’il faut introduire une distinction importante. Avant
la grande réorganisation classique qui a disposé selon un mode
nouveau tout le régime général des discours, la philosophie n’avait
point avec son support – son ici, son à présent, son sujet par‑
lant – les relations qui l’ont caractérisée par la suite. Ce n’est pas,
certes, qu’elle ait été un discours semblable aux autres, et qui
n’aurait pas eu de critères distinctifs. Mais, quelle qu’ait été sa
singularité (et il faudrait toute une étude pour définir en quoi elle
consistait), le mode de son discours était tel qu’il lui permettait
de traiter ce dont elle parlait comme un domaine d’objets qui
s’offrait à elle de l’extérieur – lui posant les mêmes questions, se [153]
dérobant à elle selon les mêmes énigmes. De là, plusieurs consé‑
quences : c’est d’abord la permanence de ces objets qui assurait à
la philosophie sa continuité, l’autorisant ainsi à être – à travers les
différences d’opinions et la diversité des concepts – un discours
fondamentalement un. D’autre part, la philosophie entrait avec
les propositions théologiques et les énoncés scientifiques dans un
rapport souvent incertain, parfois malaisé, mais fort différent, en
tout cas, de celui qui a pu s’instaurer depuis Descartes : car la
philosophie avait un champ d’objets, au même titre que la théo‑
logie et la science (elle leur était donc homogène dans le principe
La disposition générale du discours philosophique 99

et la forme générale, mais distincte par le domaine) ; mais c’était


justement la définition de ses objets propres qui faisait question,
dans la mesure où ils lui étaient en partie communs avec la théo‑
logie et la science. La philosophie avait pour objets (au moins
dans certaines limites et sous certains aspects) Dieu, l’âme et le
monde. Par là, elle s’articulait sur la théologie – mais avec une
différence : c’est que celle-ci parlait de Dieu tel qu’il apparaît dans [154]
l’Écriture, c’est-à-dire de Dieu comme sujet parlant, et parlant de
lui-même. Elle s’articulait aussi sur la logique, les mathématiques
et la physique, mais là encore avec une différence : c’est que, par
opposition à celles-ci, elle prenait pour objets non point telle
partie du monde, ou telle façon de raison, mais l’âme elle-même
et le monde en sa totalité. Comme discipline ayant un domaine
d’objets définis par Dieu, l’âme et le monde, la philosophie était
tout entière métaphysique : metaphysica specialis quand elle avait
affaire, sous forme de théologie, psychologie et cosmologie ration‑
nelle, à l’un de ces trois objets ; metaphysica generalis lorsqu’elle
avait affaire à cet objet en général qui les regroupait tous trois et
qui formait en quelque sorte leur genre commun – à savoir l’être 6.
Jusqu’au xviie siècle (la question de l’origine n’est pas posée ici),
la métaphysique, c’était la philosophie en tant qu’elle formait un
discours ayant pour objets Dieu, l’âme et le monde.
On peut bien dire que la philosophie après le xviie siècle a [155]
continué, sous des formes plus ou moins différentes, à parler
de Dieu, de l’âme et du monde : […] l’ordre démonstratif des
Méditations en [est] bien la preuve, non moins que les textes
innombrables de l’Opus postumum prescrivant comme thèmes à
la philosophie transcendantale le Moi, le monde et Dieu 7. Mais
en fait, sous cette apparente continuité, un événement décisif s’est
produit – et qui est bien plus important sans doute que le boule‑
versement visible qui renverse entre les trois éléments l’ordre des
successions et des enchaînements discursifs. Cet événement, c’est
le fait que Dieu, l’âme et le monde ont cessé pour la philosophie
d’être des objets, et qu’ils sont devenus des éléments fonctionnels à
l’intérieur de son discours. C’est pour pouvoir exister à partir d’un
mode d’être comme le sien que le discours philosophique a bien
été obligé de parler de quelque chose comme Dieu, ou comme [156]
l’âme, ou comme le monde. Ceux-ci font partie désormais de
100 Le discours philosophique

l’économie du discours philosophique et du rapport indéfini qu’il


entretient avec son maintenant. C’est à partir de ce moment-là
que le Dieu de la philosophie et celui d’Abraham, d’Isaac et de
Jacob ont cessé d’être le même, bien qu’il leur soit arrivé d’échan‑
ger leur visage ; c’est à partir de ce moment-là que le monde a
été pour les philosophes un thème de réflexions de plus en plus
éloignées des propositions de la physique, même s’ils n’ont guère
cessé d’y chercher leur appui ; [c’est] à partir de ce moment-là,
enfin, que l’âme incarnée, l’âme de péché, l’âme de la direction
de conscience a cessé d’être l’âme de la substance pensante, l’âme
de l’union avec le corps, l’âme de l’impression et de l’imagination.
Mais surtout, en cessant d’être des objets de discours pour en
devenir des éléments fonctionnels, l’âme, le monde et Dieu ne
pouvaient plus être des référentiels extérieurs et stables ; ils ne
seront plus désormais que des variantes qui, au même titre que [157]
bien d’autres, peuvent, sous certaines conditions, satisfaire aux
exigences intrinsèques du discours philosophique. La fonction
discursive de Dieu pouvait bien être remplie par les conditions
a priori de l’expérience, ou par l’Esprit se manifestant dans le
monde, ou par l’expérience originaire de la finitude ; la fonction
discursive de l’âme pouvait être remplie par un « Je pense », ou
par une subjectivité transcendantale, ou par le corps lui-même,
ou par le lien constant et mobile du corps et du monde ; quant
au monde, son rôle dans le discours peut être exercé par l’éten‑
due créée, ou par la totalité de l’expérience, ou par la rationalité
souveraine et cachée à la fois des phénomènes. Bref, Dieu, l’âme
et le monde perdent leur privilège d’objets premiers et constitutifs
pour entrer dans un système où ils pourraient aussi bien ne pas
exister, puisque leur inexistence et les formes qu’elle peut prendre
jouent exactement le même rôle qu’eux. Le monde peut avoir une
forme close et constituer [un] cosmos parfait ou se dénouer au
contraire dans un espace infini ; l’âme peut être immortelle, mais [158]
elle peut être aussi bien mortelle, matérielle et, en sa substance,
identique au corps ; Dieu peut exister, il peut être mort ou n’avoir
jamais existé, peu importe : l’essentiel, c’est qu’il existe, en un
point déterminé du réseau discursif, un élément dont la forme
peut varier, mais dont la fonction demeure constante. Tout ce qui,
avant le xviie siècle, fixait le discours philosophique, le mettait en
La disposition générale du discours philosophique 101

présence d’un domaine constitué d’objets et l’instaurait comme


métaphysique, tout cela entre à l’époque classique dans le jeu
du discours ; tout cela devient relatif à ses exigences, si bien que
ce ne sont plus Dieu, l’âme immortelle, le monde fini qui sont
indispensables, mais un jeu de variables où ce Dieu, cette âme et
ce monde représentent seulement des valeurs possibles.
Dieu, désormais, ne sera plus présent à la philosophie que dans
la mesure où lui est très exactement substituable son inexistence
– celle-ci pouvant prendre la forme d’une nature toute-puissante,
d’un Esprit absolu, ou de l’homme lui-même dans sa finitude ; [159]
à l’âme est substituable un sujet pur, un principe spirituel, une
intériorité, un corps ; au monde, un espace vide, un temps relatif.
Tout un jeu d’oppositions se trouve ainsi logé dans la philo­
sophie : celle d’un Dieu qui existe et d’un Dieu qui n’existe pas,
celle d’une âme immatérielle et d’une âme corporelle, celle d’un
monde limité et décomposable en éléments indivisibles et d’un
monde illimité, divisible à l’infini. Mais ce jeu de termes opposés
ne désigne point un domaine d’objets inaccessibles à l’expérience,
et qui par là tomberait hors des limites d’un entendement fini :
il désigne plutôt le fait que ces termes, au lieu de renvoyer à des
objets du discours philosophique, indiquent des conditions de
fonctionnement qui, deux à deux, s’excluent, mais sont équiva‑
lentes. Ce n’est donc pas par une illusion naturelle de la raison
que ces antinomies renaissent indéfiniment et que leurs éléments
se répondent d’un système à l’autre : elles sont impliquées – non
pas [comme] contradictions mais comme alternatives – par la
modalité du discours philosophique 8.
Ainsi s’explique le fait que la philosophie occidentale n’ait pas [160]
cessé, depuis maintenant trois siècles, d’être destruction et fin
de la métaphysique. La métaphysique, en effet, telle qu’elle avait
été transmise au xviie siècle par la tradition, c’était un discours
qui avait pour objet l’âme, le monde, Dieu. Or, sans qu’on ait
eu besoin de démontrer leur inexistence indubitable, sans même
qu’on ait cessé de parler d’eux – ou de leurs équivalents – d’une
manière ou d’une autre, sans qu’on ait eu à s’en détourner, la
philo­sophie a renoncé à être une métaphysique à partir du moment
où, d’une manière paradoxale, elle s’est approchée au plus près de
ces « objets », elle les a assimilés et comme intériorisés, en en faisant
102 Le discours philosophique

des éléments fonctionnels de son discours. La philosophie occiden‑


tale n’a pas tué Dieu, n’a pas conjuré l’âme, n’a pas abandonné le
monde aux physiciens ; elle n’a cessé de leur contester un statut
d’objet, tout en établissant avec eux tout un système de relations
qui faisaient corps avec son propre discours, et où apparaissait [161]
en même temps la possibilité de leur inexistence. Il ne faut donc
pas confondre la mort de Dieu, la négation de l’âme, l’abandon
du problème du monde avec la fin de la métaphysique ; les deux
séries d’événements sont liées, mais distinctes : Dieu, l’âme, le
monde sont entrés dans un discours où leur inexistence est tout
aussi possible que leur existence ; ils n’ont pas disparu, mais sont
placés au seuil équivoque de la vie et de la mort, de l’ombre et
de la lumière, tandis que la métaphysique, elle, était bel et bien
détruite comme discours portant sur ces objets  a ; et c’est cette
destruction qui a fragilisé définitivement, mais sans les rendre
impossibles, l’existence d’un Dieu, d’une âme, d’un monde.
On comprend pourquoi la fin de la métaphysique occidentale
a été traditionnellement repérée à l’époque de Kant et considé‑
rée comme l’effet de la critique. C’est que Kant, en essayant de
définir ce que peut être un objet en général pour la connaissance,
mettait bien en lumière ce fait qu’il n’était pas possible d’établir [162]
avec Dieu, avec l’âme, avec le monde, un rapport d’objet ; et c’est
qu’en même temps, il entreprenait d’instaurer des discours philo­
sophiques où leur existence aurait cessé d’être proposée comme
objet 9. En ce sens, on peut bien dire que l’œuvre kantienne est
au point de gravité de la philosophie occidentale tout entière.
Il n’en reste pas moins que la mutation déterminante s’était faite au
xviie siècle, dès ces Méditations qui portaient justement le titre de
métaphysiques et où l’existence de Dieu, la connaissance de l’âme
et la réalité du monde étaient convoquées pour fonder la vérité
du discours 10. Tout ce que la tradition médiévale avait appelé la
metaphysica specialis trouvait dans ce texte une disposition géné‑
rale, un fondement, des fonctions qui l’engageaient fatalement sur
le chemin de sa destruction. Destruction qui est restée elle-même
longtemps équivoque : du moment en effet que la philosophie
continuait à parler des « mêmes choses », elle pouvait bien passer
a.  Rayé : « Ceci permet de comprendre deux faits historiquement impor‑
tants. »
La disposition générale du discours philosophique 103

pour être encore et toujours une métaphysique (et l’effort de


Wolff pour restaurer la philosophie première est possible à partir [163]
de là 11) ; mais dans la mesure où elle ne pouvait en parler qu’à
partir de la justification que le discours philosophique pouvait
se donner à lui-même, la possibilité d’une métaphysique pouvait
être récusée (comme chez Locke, ou Condillac) au nom des seules
vérités accessibles à l’esprit. Avec Kant, on sait désormais que
l’impossibilité d’une métaphysique est liée au statut de l’objet en
général ; alors ce sont les objets de cette métaphysique qui entrent
dans l’équivoque : Dieu, l’âme, le monde se mettent à pouvoir
ne pas exister. Et la destruction de la métaphysique ne sort de sa
propre équivoque post-cartésienne que pour se prolonger après
Kant de façon manifeste dans l’existence indécidable, dans la mort
menaçante de ce qui avait été ses objets.
Cette destruction de la metaphysica specialis dans le déploiement
même du discours philosophique n’a pas entraîné une destruc‑
tion symétrique de la metaphysica generalis, mais bien plutôt son
déplacement. Comme théorie de l’être, la philosophie première
du Moyen Âge définissait l’objet le plus général auquel pouvait [164]
atteindre l’intelligence ; c’est de lui que relevaient Dieu, l’âme, le
monde, comme d’un genre auquel tous trois auraient appartenu.
L’ontologie était le fond indispensable, le commencement absolu
de toute métaphysique. Mais à partir du moment où les objets
traditionnels de la philosophie disparaissent en tant qu’objets,
l’ontologie ne peut plus garder le même rôle. En un sens, même,
on peut dire qu’elle s’efface : et comment pourrait-elle se main‑
tenir, elle qui était théorie générale d’objets qui ne sont plus des
objets ? La philosophie classique ne connaîtra plus de préalable
ontologique. Et pourtant, le discours philosophique ne peut fonc‑
tionner selon ce mode qui lui est propre que dans la mesure où,
à partir de son support singulier, il est susceptible de dire la vérité
– dans la mesure par conséquent où ce dont il parle (le monde,
l’âme, Dieu) existe d’une manière ou d’une autre ; il faut donc
que, dans son parcours discursif, il ait le pouvoir d’énoncer ce
qui est. Il lui faut un pouvoir ontologique ; il n’a plus besoin de
comporter dans son développement un discours initial sur l’être
qui serait métaphysique générale ou philosophie première ; il doit [165]
être lui-même cette philosophie première. Alors que les objets de la
104 Le discours philosophique

métaphysique spéciale deviennent des fonctions du discours, le rôle


de la métaphysique générale est assumé par la philosophie comme
entreprise discursive. De là un certain nombre de traits propres
à la philosophie classique ; d’abord, le fait que chaque discours
philosophique entreprenne d’être lui-même le recommencement
de la philosophie, ce à partir de quoi la vérité pourra être fondée
de façon indubitable, et l’être reconnu sous sa forme et en son
lieu propres ; c’est que tout philosophe, en parlant, doit non pas
développer une ontologie, mais faire exister un discours qui soit à
lui-même sa propre ontologie. Il s’ensuit également que le langage,
au moins dans son usage raisonné et quand il forme un discours
cohérent, a cette propriété de pouvoir indiquer, nommer et démon‑
trer l’être ; celui-ci peut donc être représenté, en sa vérité, par le
langage. C’est dans le langage que réside la possibilité d’accéder à
ce qui est – mais aussi bien de le manquer : ainsi s’explique dans
la pensée du xviie et du xviiie siècle la présence jumelle et indisso‑
ciable d’une critique nominaliste des concepts et d’une théorie de [166]
la représentativité du langage. L’être n’est jamais tout donné, et par
conséquent ne permet pas une théorie générale qui dirait ce qu’il
est ; mais il peut être manifesté et prouvé dans le discours à propos
de ce qui s’y énonce ; le discours ne se déploie pas dans l’élément
universel de l’être, mais il peut et il doit le représenter ; il peut
dire ce qui existe, il doit dire pourquoi cette existence est certaine.
Il n’est pas étonnant que la philosophie classique se soit inaugurée
par l’argument ontologique qui permettait de prouver directement
l’existence de Dieu à partir de son concept et indirectement celle
du monde [et] des autres hommes 12. Mais même affranchi de cet
argument, le discours des philosophes classiques  a n’a jamais pu
éviter de démontrer l’existence de ce qui se représentait en lui : c’est
pourquoi il était de bout en bout une métaphysique (mais au sens
de la metaphysica generalis) de la représentation 13.
En revanche, à partir du moment où la disparition de la meta‑
physica specialis est assurée, avec Kant, par une théorie de l’objet,
c’est celle-ci qui va jouer le rôle de philosophie première. Alors
que chez les classiques la métaphysique générale était, au moins [167]
en apparence, conjurée, et que les thèmes de la métaphysique

a.  Rayé : « jusqu’à Kant ».


La disposition générale du discours philosophique 105

subsistaient (même s’ils avaient perdu leur statut d’objet), à partir


de Kant la situation se renverse terme à terme : la métaphysique,
avec ses thèmes propres, devient inaccessible ; et si elle est défi­
nitivement exclue, c’est grâce à une théorie explicite de l’objet
en général, qui fonctionne comme une ontologie. La révolution
kantienne a consisté, au lieu de modifier, comme les classiques,
le statut de la métaphysique par la suppression de l’ontologie,
à conjurer la métaphysique par une forme nouvelle d’ontologie.
Ce type nouveau d’ontologie a pour fin de constituer une théorie
générale de l’objet, tel qu’il se donne à l’expérience : il sera donc ou
bien identique, ou bien très voisin, ou bien lié en profondeur à une
phénoménologie. C’est-à-dire que le discours n’aura plus de preuve
d’existence à fournir, il n’aura pas à faire le partage, dans l’expé‑
rience, entre ce qui existe et ce qui n’existe pas ; il lui faudra faire la
théorie de cela même qui s’y manifeste et se donne comme objet 14.
Plus n’est besoin de faire le partage entre existence et apparence ; [168]
il faut faire l’ontologie du phénomène, et c’est cette existence dis‑
tincte de ce qui apparaît ou [est] caché derrière lui qu’on identifie
désormais à la métaphysique, et dont l’ontologie, enfin renouvelée,
doit faire disparaître le fantôme. Ainsi liée à la théorie de l’objet,
d’une part, et à la description phénoménologique du contenu de
l’expérience, [d’autre part,] l’ontologie prendra au xixe siècle deux
formes également possibles : ou bien elle cherchera, dans la théorie
de l’objet quelconque, les formes les plus générales sous lesquelles
les phénomènes peuvent se donner à l’expérience – et elle sera
ontologie formelle 15 ; ou bien elle cherchera, au-dessous de tous les
rapports d’objets, pour les fonder et en retrouver la constitution,
ce que les phénomènes peuvent indiquer, obscurément et comme
au bénéfice d’une béance dans l’objectivité, de plus fondamental
qu’elle ; alors elle sera le discours de ce qui, bien avant l’objet, bien
en retrait sur lui, est Volonté, Vie ou Être.
Mais on voit que de toute façon, dans la philosophie telle
qu’elle existe en Occident depuis le xviie siècle, il existe un rapport
ineffaçable entre la destruction de la métaphysique et la reconsti­ [169]
tution d’une ontologie. Il n’est point nécessaire de rechercher
l’origine de ce fait dans la vocation la plus archaïque de la pensée
occidentale 16 : la loi de ce rapport réside dans le mode d’être du
discours philosophique tel qu’il est défini depuis trois siècles.
106 Le discours philosophique

NOTES

1.  Foucault n’apporte pas ici le changement suggéré dans la notice du 21 août
du Cahier no 4 (voir infra, « Annexe », p. 254-256).
2.  Sur le lien entre commentaire et projet encyclopédique au xvie siècle, voir
M. Foucault, Les Mots et les Choses, op. cit., p. 49‑57.
3.  Ferdinand de Saussure définit la « langue » comme un système signifiant
particulier, avec ses conventions, ses règles et ses éléments spécifiques ; elle consti‑
tue la condition de possibilité de toute « parole », c’est-à-dire de tout produit
concret de l’usage d’une langue. Le « langage », en revanche, indique de manière
générale la faculté humaine de communiquer à l’aide de systèmes signifiants,
c’est-à-dire de langues particulières. Voir F. de Saussure, Cours de linguistique
générale [1916], éd. par Charles Bally et Charles-Albert Sechehaye, avec la collab.
d’Albert Riedlinger, Paris, Payot, 1972 [reprod. de la 3e éd. de 1931], p. 27‑32.
Dans un texte à peu près contemporain du Discours philosophique, Foucault
caractérise cette distinction ainsi : « Vous savez qu’on a distingué depuis longtemps
maintenant la langue (c’est-à-dire le code linguistique qui s’impose à tous les
individus qui parlent une langue : le vocabulaire, les règles de phonétique et de
grammaire, etc.) ; et puis la parole, c’est-à-dire ce qu’on prononce effectivement
a un moment donné (et qui obéit plus ou moins au code, assez en tout cas
pour qu’on soit compris d’un autre parlant ou comprenant la même langue) »
(M. Foucault, « La littérature et la folie. [La folie dans le théâtre baroque et le
théâtre d’Artaud] », dans Folie, Langage, Littérature, op. cit., p. 89‑107, ici p. 104).
4.  Foucault songe ici sans doute, respectivement, à Descartes, Spinoza,
Hume, Fichte et Husserl.
5.  R. Descartes, Règles pour la direction de l’esprit, op. cit.
6.  Christian Wolff distingue trois branches de la philosophie théorétique : la
métaphysique générale ou ontologie, les trois métaphysiques spéciales (théolo‑
gie naturelle, psychologie et cosmologie rationnelle), et la physique (C. Wolff,
­Discours préliminaire sur la philosophie en général, trad. par Thierry Arnaud et al.,
Paris, Vrin, 2006 [1728], § 92).
7.  R. Descartes, Méditations métaphysiques, éd. par Marie-Frédérique Pelle‑
grin, Paris, Flammarion, 2009 [1641] ; I. Kant, Opus postumum, trad. par Jean
Gibelin, Paris, Vrin, 1950 [1920].
8.  Dans ce paragraphe, Foucault repense à nouveaux frais la conception des
antinomies de la raison de Kant, c’est-à-dire des contradictions dans lesquelles
la raison tombe lorsqu’elle n’est pas en mesure de choisir entre deux thèses
opposées. Dans Critique de la raison pure, la première antinomie porte sur la
finitude du monde, la deuxième sur l’existence d’une entité simple indivisible,
la troisième sur l’existence de la liberté, et la quatrième sur l’existence de Dieu
(I. Kant, Critique de la raison pure, op. cit., « Chapitre second. L’antinomie de
la raison pure », A405/B432-A567/B595, p. 375‑498). Foucault fait ici impli‑
citement référence à toutes ces antinomies, à l’exception de celle concernant la
liberté de l’homme.
La disposition générale du discours philosophique 107

9. Kant soutient que les « objets » traditionnels de la métaphysique, à savoir


Dieu, l’âme et le monde, ne sont en réalité nullement des objets, mais des
illusions qui découlent de la tentation de la raison de connaître ce qu’elle ne
peut pas connaître. La critique kantienne établit en effet que les seuls objets
qui peuvent être connus sont les objets dont on peut faire l’expérience, alors
que les idées de la raison, qui ne correspondent à aucun objet extérieur, sont
considérées comme des concepts illusoires. Voir I. Kant, « Deuxième division.
Dialectique transcendantale », dans Critique de la raison pure, op. cit., A293/
B349-A704/B732, p. 318‑597.
10.  C’est notamment l’existence d’un Dieu bon et parfait qui, une fois
démontrée à partir de l’idée d’infini, permet à Descartes de rejeter le scepti‑
cisme et de fonder une fois pour toutes la distinction entre le vrai et le faux.
Voir R. Descartes, Méditations métaphysiques, op. cit., « Quatrième méditation »,
p. 143‑162.
11. Voir supra, note 6, p. 106.
12. Au Moyen Âge, Anselme de Cantorbéry formula une version de
­l’argument ontologique, à savoir un type d’argument visant à prouver l’existence
de Dieu à partir de la définition de son être, qui eut une postérité considérable
(Anselme, Proslogion, suivi de sa réfutation par Gaunilon et de la réponse d’Anselme,
trad. par Bernard Pautrat, Paris, Flammarion, 1993 [1077‑1078]). Cependant,
Foucault semble ici songer à l’argument ontologique développé par Descartes
dans son Discours de la méthode (op. cit., p. 33‑36) et dans la cinquième de ses
Méditations métaphysiques (op. cit., p. 163‑177).
13.  Sur le rôle capital que joue la représentation dans l’analyse foucaldienne
de l’épistémè classique, voir M. Foucault, Les Mots et les Choses, op. cit., p. 60‑91.
14. Voir supra, note 9.
15.  E. Husserl, Recherches logiques, trad. par Hubert Élie, Arion L. Kelkel et
René Scherer, 3 vol., Paris, PUF, 1959-1963 [2e éd. 1913].
16.  Sur ce point, voir supra, p. 15, note 3 du chap. 1, p. 18-20, et infra,
p. 143.
[CHAPITRE 8]

Les deux modèles du discours

Le discours philosophique comme condition de possibilité des systèmes


philosophiques apparus dans l’histoire. – Les deux séries de choix
autorisés par la philosophie depuis Descartes. – Le premier modèle
de discours philosophique post-cartésien : dévoilement, origine, appa‑
rence, encyclopédie. – Le second modèle de discours philosophique
post-cartésien : manifestation, sens, inconscient, mémoire.

Ce qui a été analysé jusqu’ici, c’est le niveau des nécessités discur‑ [170]
sives qui s’imposent à la philosophie depuis l’âge classique. Ces
nécessités ne sont point enracinées dans l’essence de la philosophie
en général, ou dans la destination que son origine lui a prescrite ;
mais on ne peut pas les identifier non plus à l’architecture inté‑
rieure des différents systèmes. Le discours philosophique a une
consistance propre, à la fois comme phénomène historique ayant
un point d’irruption déterminé dans le temps, et comme réseau
qui parcourt souverainement les divers ensembles de propositions
bâtis par les philosophes. Qu’il se tienne en retrait des systèmes
tels qu’ils apparaissent dans l’histoire ne l’empêche aucunement
d’avoir dans cette même histoire son lieu de naissance et ses
repères. Il faut donc le considérer non pas comme la loi formelle
[de] tous les systèmes, mais comme la condition de possibilité
historique d’un certain nombre de systèmes apparus effectivement [171]
dans l’histoire 1. Toutes les philosophies depuis Descartes obéissent
à la légalité de ce discours. Si elles diffèrent les unes des autres,
c’est que les conditions imposées par la modalité du discours
laissent indécis un certain nombre de points de choix ; et si, en
revanche, à travers ces divergences, on peut retrouver, de l’une à
l’autre, des analogies ou des parentés, c’est que les différents choix
possibles ne sont pas indépendants ; une décision en un point ou à
110 Le discours philosophique

un niveau donnés en appelle nécessairement une autre ailleurs ;


en d’autres termes, les systèmes ne s’individualisent pas d­ irectement
par une combinaison singulière de choix ; en plus des lois propres
au discours philosophique, et à l’intérieur de l’espace ainsi dessiné,
les systèmes sont soumis à des types de compatibilité.
Avant d’analyser les deux [systèmes les] plus importants qui
scandent toute la philosophie post-cartésienne, il faut indiquer
brièvement où se situent ces points de choix. Remarquons tout
de suite qu’ils ne se trouvent ni au niveau des quatre fonctions [172]
qui sont requises par le mode propre au discours philosophique,
ni non plus, à l’autre extrémité, au niveau des quatre domaines
primaires qui correspondent à ces fonctions. On les rencontre
en revanche dans l’entre-deux et répartis en plusieurs groupes.
Il y a d’abord le groupe (peu nombreux) des choix possibles entre
les diverses formations théoriques qui permettent aux grandes
fonctions de s’exercer. On les a déjà repérés 2 : la fonction de justi‑
fication du discours peut s’exercer à travers une théorie du dévoi‑
lement ou une théorie de la manifestation ; celle de l’inter­prétation
peut s’exercer à travers une théorie de l’origine ou une théorie du
sens ; celle de la critique à travers une théorie de l’appa­rence ou
une théorie de l’inconscient ; celle du commentaire, enfin, à tra‑
vers une théorie de l’encyclopédie ou de la recollection. Un autre
groupe (et celui-là est beaucoup plus nombreux) réunit l’ensemble
des concepts équivalents par lesquels on peut quadriller l’un des
grands domaines primaires : par exemple, le domaine du sujet peut [173]
être analysé par le concept de substance pensante (avec tous ceux
qui lui sont rattachés ou qui en dérivent), par le concept d’« idée
de l’idée », par celui d’activité synthétique, par celui d’esprit, par
celui de subjectivité transcendantale 3. Enfin, un troisième groupe
est constitué par le choix des enchaînements possibles : choix de
l’ordre entre les éléments parcourus, choix des formes de raison‑
nements. Ces deux derniers groupes sont les plus connus – et à
vrai dire les seuls ; car ce sont ceux qui constituent directement les
œuvres philosophiques telles qu’elles s’offrent à la lecture. C’est
par le choix des concepts qu’on définit en général ce qu’on appelle
une « philosophie » ; c’est par le choix des modes d’enchaînement
qu’on décrit les œuvres à travers lesquelles cette philosophie se
manifeste. Et les historiens de la philosophie n’ont pas d’autres
Les deux modèles du discours 111

jeux que de transporter les choix conceptuels d’un philosophe dans


le vocabulaire d’un autre choix, ou de déployer l’enchaînement
manifesté par une œuvre selon un autre ordre possible. Mais peu [174]
importe pour l’instant la raison d’être de ce procédé ; peu importe
également de savoir si on est plus « fidèle » en exhibant, dans un
ordre analogue, des concepts transposés, ou en restituant, mais
dans un ordre modifié, plus rigoureux et plus architectonique,
les concepts originaux eux-mêmes ; ces deux méthodes peuvent
bien s’opposer et revendiquer l’une plus de fécondité, l’autre plus
d’exactitude ; elles sont en fait de même niveau. Elles n’atteignent
que les couches les plus visibles de l’histoire de la philosophie,
et se logent elles-mêmes dans les possibilités offertes par cette
histoire : parce que, sur fond de dispositions absolument néces‑
saires et communes, un certain nombre de bifurcations demeurent
ouvertes ; il est permis, en déplaçant soit les concepts, soit les
enchaînements, soit une part plus ou moins grande des uns et
des autres, de constituer un analogon philosophique d’une philo­
sophie déjà faite. Mais l’essentiel, c’est de comprendre que ces
choix, facilement perceptibles, sont pris eux-mêmes à l’intérieur
de tout un ensemble d’autres décisions. Celles-ci, en définissant [175]
les formes majeures de l’exclusion et de la compatibilité, dessinent
les chemins que suit visiblement l’histoire. L’histoire de la philo‑
sophie, si du moins elle veut ressaisir ce qui la rend possible, ne
doit pas s’écrire à partir des systèmes pris en leur individualité
singulière, mais à partir des conditions générales qui sont imposées
par le mode du discours, puis de la hiérarchie des choix qui se
commandent et s’enveloppent les uns les autres 4.
On a vu que la première série de choix autorisés par la philo­
sophie depuis Descartes concernait les grandes formations théo‑
riques à travers lesquelles s’exercent les quatre fonctions majeures
du discours. En fait, les quatre décisions qui doivent être prises ne
sont pas indépendantes les unes des autres ; un seul choix suffit
à contraindre les trois qui vont le suivre. Si bien qu’à ce niveau
encore très général, il n’existe que deux grands types de compati‑
bilité, correspondant à deux manières de philosopher qu’on a pu
rencontrer en Occident depuis le xviie siècle.
Le premier de ces grands types enchaîne les unes aux autres [176]
les théories du dévoilement, de l’origine, de l’apparence et de
112 Le discours philosophique

l’encyclopédie. En effet, lorsque le discours philosophique se justi‑


fie comme la mise au jour d’une vérité dans un acte de pure atten‑
tion (acte libre en principe, mais entièrement déterminé en son
contenu et comme rempli par lui), il accorde au maintenant qui le
supporte, à l’acte même qui est en train de l’articuler, un privilège
absolu ; cet instant du discours devient point ­d’irruption de la
vérité. En un sens, il s’agit là d’un acte, puisqu’il n’est prescrit par
rien d’autre que la libre attention de celui qui parle ici et mainte‑
nant. Pourtant, cet acte n’est pas une opération complexe ni une
architecture d’activités ; ce n’est pas lui qui construit le discours
dans toute sa longueur : il ne fait que lui ouvrir une vérité qui était
déjà là et qui attendait le discours qui la dévoilerait. Sans doute
faut-il que cet acte qui hante et justifie le discours du philosophe
soit sans cesse renouvelé, pour supporter chacune des sous-unités
du discours (les propositions, le lien qui permet de passer de l’une
à l’autre, les [termes  a] qui la composent) ; mais il n’en reste pas
moins que cet acte n’est rien par lui-même, qu’il s’efface dans [177]
ce qu’il permet de dire, qu’il n’est rien de plus qu’une modalité
de l’énoncé ; il est la certitude indubitable de ce qui est en train
de se dire. Pour que le discours philosophique puisse exister – et
se justifier –, il faut donc qu’un acte soit possible, qu’il soit mis
en quelque sorte à la disposition de tout sujet parlant et qu’il lui
garantisse que l’ici, le présent de son discours lui livreront une
vérité qui n’a pas de temps. De là, la nécessité de replacer le sujet
du discours dans cette vérité qui le précède, de montrer comment
un certain acte, de pure liberté et de pure attention, peut la lui res‑
tituer telle qu’elle est, d’expliquer [que] cet acte toujours possible
est toujours demeuré en suspens, et de rendre compte de ce fait
que la vérité a dû attendre dans l’ombre l’irruption de l’actuel dis‑
cours. Ainsi, la théorie du dévoilement s’articule, lorsqu’il s’agit de
la fonction interprétative du discours, sur une analyse de l’origine :
le maintenant du discours ne peut être justifié comme porteur
de la vérité que si on définit un rapport premier, fondamental,
indestructible entre la vérité et tout sujet parlant quel qu’il soit, [178]
puis un ensemble d’événements, d’accidents ou de mécanismes
qui, sans exclure ni interrompre ce rapport initial, l’ont caché et

a.  Conjecture : mot difficilement lisible ; rayé : « concepts ».


Les deux modèles du discours 113

[lui ont] fait perdre sa force de contrainte. Ce rapport premier,


c’est l’évidence adamique, c’est la connaissance d’avant le péché,
ou encore l’impression telle qu’elle se donne aux sens avant toute
réflexion, avant toute abstraction des signes et du langage. Ainsi
le choix du dévoilement, quand il s’agit de justifier le discours
philosophique, entraîne le choix d’une théorie de l’origine quand
il s’agit d’interpréter son maintenant. Cette nécessité qui unit
dévoilement et origine prend corps à son tour dans une théorie
de la certitude – que ce soit l’évidence indubitable ou l’immédiate
impression des sens ; la certitude qui justifie le discours libère
un rapport à la vérité qui est absolument originaire et que nul
événement ultérieur n’a pu oblitérer. Et si on se souvient que la
fonction de justification avait pour corrélat le domaine primaire
du sujet, tandis que la fonction interprétative avait pour corrélat
celui du fondement, on comprend pourquoi la certitude (évidence
ou impression) découvre un domaine unifié où le sujet joue le [179]
rôle de fondement originaire. C’est à partir de cet acte, propre
au sujet parlant et intérieur à sa parole, que toute vérité pourra
s’énoncer : la certitude, c’est la forme ­subjective du fondement.
On pourra dire dans cette mesure que la doctrine de l’évidence
ou de l’impression constitue une grande unité synthétique entre
les fonctions de la justification et [de l’]interprétation, entre les
théories du dévoilement et de l’origine, entre les domaines pri‑
maires du sujet et du fondement  a.
Les deux autres choix sont commandés nécessairement par les [180]
premiers. Si le discours se justifie par une certitude qui est la forme
originaire du rapport à la vérité, sa fonction critique ne pourra
s’exercer que dans une analyse de l’apparence. En effet, le rapport
à la vérité qui fait irruption dans le discours philosophique doit
rendre compte (et dans ce discours précisément, où il apparaît
en lui-même) de ce fait singulier qu’il ne se révèle que dans l’acte
d’attention du sujet parlant, et que partout ailleurs il s’efface ou

a.  Rayé : « Les deux autres choix suivent aisément de là. Une fois en effet
qu’a été défini, par la certitude, le dévoilement de la vérité initiale, la fonc‑
tion critique du discours philosophique ne peut plus s’exercer que dans
une analyse de l’apparence. C’est que le rapport originaire à la vérité que
le sujet parlant retrouve par l’attention est un rapport qui doit expliquer
sa propre précarité : il faut que le vrai y soit donné, mais [de] telle manière
qu’il puisse être perdu. »
114 Le discours philosophique

en tout cas risque d’échapper. Le discours philosophique ne peut


pas se déployer dans la forme de la certitude sans énoncer et
expliquer, en même temps, la précarité du rapport, même ori‑
ginaire, à la vérité : il doit dire comment l’erreur est partout, à
chaque instant possible, sauf en ce point, en ce moment où le
sujet parlant articule son discours en toute certitude. Expliquer
l’erreur, ce n’est pas la définir comme rupture arbitraire, comme
oubli dû à quelque événement archaïque : c’est montrer en quoi [181]
elle est rendue possible par le rapport lui-même à la vérité ; même
le premier péché, même la chute doivent avoir en lui leur racine.
Or si la vérité qui est originairement donnée peut nous échapper,
c’est que nous ne pouvons pas la saisir entièrement : le fait que
nous soyons des créatures finies, et que ces créatures finies aient
un corps, nous empêche de saisir d’un seul regard l’ensemble des
relations intelligibles ; nous en surprenons des fragments, dans des
images, ou nous [en] recevons sous une forme sensible des parties
entières, repliées sur elles-mêmes, et offertes comme des signes ou
des symboles. Bref, par les sens et par tout ce qu’il y a de corporel
en nous, la vérité ne nous vient [pas] toujours et continûment sous
la forme de l’évidence, mais sous celle de l’imagination. Celle-ci
n’est point erreur : elle est seulement, mais c’est là l’essentiel, cette
virtualité dans notre lien originaire à la vérité qui nous permet de
la laisser échapper. Car ces images sous l’aspect desquelles la vérité
nous est donnée nous sont une occasion de les prendre pour le [182]
vrai lui-même, d’établir entre elles des relations qui ne sont pas
fondées, et de porter des jugements qui ne sont pas soumis à la
règle de l’attention. Or c’est cela, l’apparence : non point l’erreur
ou l’illusion elles-mêmes, mais ces formes sensibles, corporelles
et imaginaires de lien à la vérité qui apparaissent dans la percep‑
tion ou dans la mémoire, et qui sont une occasion de porter, par
réflexion, des jugements faux. La critique de l’apparence reposera
donc sur une sorte de genèse : retrouver dans le rapport au vrai le
point où se situe la virtualité de l’erreur ; puis analyser le méca‑
nisme de formation [de] ces apparences qui, loin d’être contraires
à la vérité, en sont le visage sensible, la forme ramassée, signifiante
ou symbolique (la perception de l’étendue, les jugements naturels,
la sensation des qualités, les sentiments spontanés) ; enfin, définir
les conditions dans lesquelles peuvent naître à partir de là tous les
Les deux modèles du discours 115

jugements faux que les esprits prévenus et non attentifs mêlent


à la vérité.
Le lien entre la fonction interprétative et la fonction critique du
discours philosophique s’établit nécessairement, dans ce type de [183]
discours, entre une théorie de l’origine et une théorie de l’appa‑
rence. Ce lien prend la forme d’une doctrine complexe où s’arti‑
culent, en une genèse idéale, une analyse de l’imagination et une
analyse de l’erreur. Or le domaine qui correspond à la théorie de
l’origine et à la fonction interprétative, c’est celui du fondement ;
et celui qui correspond à la fonction critique, à travers la théorie
de l’apparence, c’est celui d’un monde à transfigurer. De l’un de
ces domaines à l’autre, la genèse de l’erreur et de l’image joue
le rôle de principe syntactique : en effet, dans la mesure où on
aura déterminé la position originaire et idéale du sujet parlant
par rapport à la vérité, dans la mesure aussi où, à partir de cette
position, on aura situé l’origine de l’apparence, fixé la possibilité
de toute erreur, et montré par quels mécanismes elle s’instaure,
le discours philosophique pourra exercer sa fonction critique et
entreprendre de changer le monde, soit en constituant un savoir
entièrement vrai qui donnera maîtrise sur la nature, soit en per‑
mettant à l’homme de conduire son imagination de telle sorte [184]
qu’il ne se laissera emporter par aucune des occasions d’erreur
que lui offre l’apparence, soit encore en dénonçant les préjugés,
les chimères, les fausses croyances qui ont pris corps parmi les
hommes, se sont installés chez eux, et ont donné lieu aux institu‑
tions injustes, aux religions irrationnelles ou barbares, aux sciences
et aux philosophies erronées. En tout cas, c’est toujours à partir
d’une remise au jour du lien originaire à la vérité que l’homme
pourra prendre possession du monde, vaincre ses passions, faire
son salut, trouver la béatitude, améliorer le sort de ses semblables,
fonder une république heureuse.
Il est facile alors de montrer comment le choix d’une théo­
rie de l’apparence pour exercer la fonction critique du discours
entraîne fatalement la constitution d’un logos du monde qui ne se
fera pas dans la forme de la mémoire et de la recollection, mais
dans celle de l’encyclopédie. Il faut en effet considérer comme
pure et simple apparence (ni vraie ni fausse) tout ce qui n’a pas
encore subi l’épreuve de la certitude, c’est-à-dire tout ce qui n’a
116 Le discours philosophique

pas encore été reconduit à la forme originaire de la vérité ;


on devra considérer comme erreur ou illusion tout ce qui n’a pas [185]
résisté à cette épreuve, et comme vrai cela seulement qui aura
pu prendre place dans un discours certain. La règle de l’examen
et de l’examen entier se trouve requise. Pour le savoir de simple
expérience (les choses de la nature, telles qu’elles se donnent
à l’impression des sens, les faits que la tradition transmet aux
historiens), l’examen devra consister en une série d’observa­
tions singulières, chacune d’elles énonçant ce qui peut être ou
aurait pu être perçu et reconnu par tout individu  a se trouvant
ou s’étant trouvé au moment qu’il fallait, à l’endroit approprié.
En revanche, pour les connaissances qu’on peut établir par le pur
raisonnement, l’examen aura pour tâche de découvrir un point de
départ évident et par conséquent acceptable pour tous, à partir
duquel il sera possible d’enchaîner, en toute certitude, une série
de propositions vraies. De là, deux grands types de discours sur
le monde, ou plutôt deux manières de transformer le monde en
discours : l’une, c’est une chaîne ininterrompue d’énoncés liés les
uns aux autres par le raisonnement ; l’autre, c’est l’accumulation
d’observations et de faits vérifiés, qui se recoupent et s’entre‑ [186]
croisent. D’un côté, on aura un discours unique se déroulant
dans l’ordre qui lui est propre ; de l’autre, un ensemble d’unités
discursives entre lesquelles il faudra trouver la mise en ordre la
plus utile et le classement le plus naturel. Déduction et classifi‑
cation permettent de passer d’un examen critique et exhaustif des
apparences à la découverte de cette raison qui ne cesse de parler
dans le monde et que le discours du philosophe doit restituer,
tout comme le discours religieux doit restituer la parole de Dieu.
Le projet encyclopédique d’une philosophie de ce type sera néces‑
sairement double, mais sans aucune contradiction : il y aura d’un
côté l’enchaînement des connaissances à partir des plus simples,
des plus fondamentales et des plus immédiatement certaines
jusqu’aux plus complexes ; le discours philosophique prendra
alors la forme du traité démonstratif continu et complet (dont
les exemples sont évidemment les Principes ou l’Éthique 5, mais
aussi bien le Cours de Condillac, ou les Éléments d’idéologie 6) ;

a.  Rayé : « en n’importe quel moment et n’importe quel lieu ».


Les deux modèles du discours 117

en face, et corrélativement, on aura le quadrillage des ­connaissances [187]


vérifiées (le Dictionnaire de Bayle ou l’Encyclopédie 7).
Ainsi sont liés les unes aux autres les grandes fonctions du
discours philosophique et les quatre domaines primaires qui leur
correspondent ; mais cette unité n’a pu se constituer que par une
série de choix déterminés les uns par les autres. Le choix d’une
théorie du dévoilement impliquait le choix des trois autres for‑
mations théoriques (origine, apparence, encyclopédie), et par
là même apparaissaient de nouveaux éléments dans le discours
philo­sophique : les unités syntactiques de la certitude, de l’analyse
génétique et de l’examen. On pourrait d’ailleurs définir facilement
la quatrième de ces unités – celle qui joint la dernière fonction
(celle du commentaire) à la première (celle de la légitimation),
et accorde ainsi le domaine du logos ou de la raison du monde
à celui du sujet. Cet élément qui ferme le cycle fonctionnel du
discours établit le dévoilement de la vérité par le philosophe à
l’intérieur de ce logos du monde en train de se transformer en un
livre encyclopédique : si le discours philosophique a le pouvoir [188]
d’illuminer une vérité qui, jusque-là, n’avait pas été dite, c’est que
les connaissances vraies – celles du raisonnement comme celles
de l’expérience – ont commencé déjà à répandre leur lumière ;
les hommes maintenant sortent de leurs ténèbres, et cette clarté
que leur savoir répand sur les choses et sur les idées leur permet
justement d’user de cette lumière qui leur est naturelle. Si bien
que si le philosophe dit la vérité, ce n’est pas en dépit de ce
maintenant, de ce support singulier à partir duquel il parle ; au
contraire, il lui est donné d’articuler un discours dont la vérité
n’a ni temps ni lieu parce que son support se trouve situé ici et
maintenant, en ce point absolument privilégié où les Lumières se
répandent en toute générosité sur le monde. Le maintenant du
discours philosophique, c’est celui qui est représenté au frontispice
de l’Encyclopédie : l’instant où la vérité se dévoile à la lumière du
soleil qui se lève. Cette illumination constitue, sous la forme d’une
lumière naturelle, la récompense immédiate de tout sujet qui sait
user de sa liberté et de son attention.
L’unité du discours philosophique se referme ainsi sur elle- [189]
même en constituant un des deux grands types qui sont rendus
possibles par les règles internes de compatibilité. On voit les tâches
118 Le discours philosophique

qui s’imposent à tout philosophe qui entreprend de parler selon


ce modèle ; elles lui sont définies par les unités syntactiques qui
permettent de passer d’une fonction discursive à l’autre, d’ajuster
une des formations théoriques choisies à la suivante, et de faire
communiquer deux domaines primaires ; l’usage de la certitude,
l’analyse, en forme de genèse, de l’imagination, des passions et
de l’erreur, l’examen exhaustif des apparences, la multiplication
des lumières qui doivent éclairer le monde, constituent comme
l’impératif du discours philosophique – du moins de ce type de
discours. En apparence, il semble que ces lois, la philosophie les
ait empruntées à des domaines qui lui sont peut-être voisins, mais
certainement extérieurs : l’exemple des sciences, avec leur part de
vérité et leur part d’incertitude ; l’effort d’une culture, ou peut-
être seulement d’un groupe social pour se constituer une morale [190]
qui ne soit pas fondée sur la religion ; la crise d’une société ou
d’une classe qui cherche dans un savoir rationnel un instrument
de domination et une méthode de justification 8. Il se peut bien,
si on pose le problème en termes d’opinion (c’est-à-dire si on
se demande ce qu’étaient, dans leur réalité historique, ces sujets
parlants qui disaient la philosophie, qui l’écrivaient, la lisaient ou
la répétaient), il se peut bien donc qu’on puisse découvrir des
raisons de ce genre. Mais ce ne sont pas ces raisons qui ont en
elles-mêmes déterminé, en sa forme et son contenu, le discours
philosophique, car si on interroge ce discours dans son fonction‑
nement (c’est-à-dire en se demandant quelle est en général, par
rapport à ce qui [se] dit en lui, la position du sujet parlant quel
qu’il soit), alors on découvre que les tâches qu’il se propose lui
sont en réalité prescrites par l’économie qui lui est propre.
Une fois cette première analyse faite, il sera plus facile de [191]
décrire le second type de discours philosophique dont l’existence
était possible depuis Descartes. Il est constitué par une série
de choix exactement inverses de ceux qu’on a définis. Il opte
pour la manifestation, le sens, l’inconscient, la mémoire, là où
le premier avait choisi le dévoilement, l’analyse de l’origine,
la critique, la constitution de l’encyclopédie. Mais l’enchaî­
nement des décisions est aussi nécessaire dans ce deuxième cas
que dans le premier. Si le maintenant du discours n’est pas un
dévoilement souverain dû à l’attention du philosophe, mais le
Les deux modèles du discours 119

point nécessaire où la vérité arrive comme d’elle-même à sa


propre illumination, il n’est plus indispensable de définir le
rapport à la fois originaire et idéal à la vérité, car celle-ci se
donne elle-même dans un mouvement qui lui est propre ; elle
enveloppe, avant même qu’il le sache, le sujet qui va la dire.
Loin, par conséquent, de mesurer le maintenant du discours au
dévoilement initial de toute vérité, en s’efforçant de les rendre
adéquats l’un à l’autre, il faudra essayer de ressaisir ce qu’il peut [192]
y avoir de vérité qui affleure dans l’ici, le présent, le sujet du
discours philosophique. Vérité qui est cachée puisqu’elle attend
le discours pour se manifester, mais qui détient cependant, de
plein droit, sa propre visibilité, puisque c’est elle qui enveloppe
le discours du philosophe, le porte et le surplombe à la fois, le
tire jusqu’à la lumière et parle spontanément en lui. De sorte
que le discours du philosophe n’a pas tellement à faire usage de
sa certitude pour retrouver le lien premier et désormais définitif
à la vérité, mais plutôt à accueillir l’expérience telle qu’elle se
donne ; il doit lui faire place dans son discours, sans partage
et sans distinction, sans chercher au-delà d’elle ni avant elle
ce qui pourrait en fonder au moins un élément indubitable ;
il doit accepter l’expérience dans sa forme et son contenu immé‑
diats de phénomène et s’interroger non pas sur [son] origine
sans doute inaccessible, mais sur cela même qui se manifeste en
elle : c’est-à-dire sur son sens. La doctrine du phénomène lie la
théorie de la manifestation à celle du sens, comme la doctrine [193]
de la certitude liait les théories du dévoilement et de l’origine.
Elle fait aussi communiquer le domaine du sujet et celui du
fondement. Mais le rapport qu’elle établit entre eux est inverse
de celui qu’instaurait la doctrine de la certitude. Car s’il est
vrai que le discours philosophique en tant que manifestation
de la vérité doit énoncer le sens qui habite les phénomènes, en
revanche ce n’est pas le sujet lui-même qui, en son expérience,
se révèle être fondateur ; il est au contraire, en chacune de ses
formes de conscience (que ce soit la perception immédiate ou
l’entendement), déterminé et fondé par des significations qui
lui sont antérieures et qui s’imposent à lui comme un a priori
formel ou matériel, logique ou historique. Si donc le lien entre
les fonctions du discours rattache bien l’interprétation (avec la
120 Le discours philosophique

théorie du sens) à la légitimation (avec la théorie de la manifes‑


tation), en revanche le lien entre les domaines s’instaure selon la
direction inverse : ce sont les significations fondatrices qui déter‑
minent le pôle de manifestation du sujet. La même doctrine du
phénomène qui ordonne le sens au pur pouvoir de manifestation [194]
ordonne en revanche le sujet à des instances plus fondamentales.
De là le fait que ce type de discours n’avancera [pas] de façon
linéaire de certitude en certitude à partir de l’évidence initiale
donnée au sujet lui-même, mais il aura à chercher dans le sujet
la forme première de la manifestation, puis à chercher au-delà
de lui les formes et les significations qui le traversent ou le
dominent – remettant ainsi en question, pour une sorte d’auto‑
fondation, cela même qui avait été son point de départ. De là
aussi le fait que deux autres types de discours philosophique se
dessinent à partir de ce modèle plus général : les philosophies
purement déductives dans lesquelles le sujet se pose lui-même
dans le mouvement autonome de la vérité, de la pensée pure,
de l’esprit ou de l’être ; et celles au contraire où c’est à travers la
flexion subjective de l’expérience (le sujet comme phénomène)
que les significations doivent être déchiffrées, et la vérité du
discours fondée sur le mode régressif.
Une fois que le discours philosophique a opté pour l’analyse [195]
des phénomènes et l’interprétation de leur signification, sa fonc‑
tion critique ne peut plus s’exercer dans une réduction de l’appa‑
rence, mais dans une recherche des déterminations i­nconscientes.
Car la signification des phénomènes, si elle habite leur plé‑
nitude, si elle peuple ce qu’il y a en eux de plus manifeste,
ne se donne [pas] directement selon une lecture immédiate ;
elle requiert pour apparaître une analyse spécifique au terme
de laquelle se découvrent le sens ou la structure formelle ; mais
ils s’y découvrent comme étant déjà là, prescrivant en secret la
loi des phénomènes, leur imposant leur aspect, leur contenu,
leurs enchaînements. La signification ne définit pas, comme
l’origine, un rapport inaugural à la vérité ; elle ne met pas [au]
jour une forme absolue de certitude à partir de laquelle toutes
les autres connaissances pourraient être jugées ; elle montre au
contraire comment les phénomènes obéissent à des lois, dont
les unes sont abso­lument générales, et les autres particulières : et [196]
Les deux modèles du discours 121

c’est à l’intérieur seulement de cette légalité que quelque chose


comme la vérité peut apparaître. La signification n’ouvre pas
l’espace absolu et illimité du vrai ; elle définit au contraire entre
quelles limites fondamentales une expérience de la vérité peut
se constituer  a. Retrouver la signification à la fois présente dans
les phénomènes, mais extérieure à la conscience dans laquelle ils
se donnent, c’est donc définir les limites de l’expérience – des
limites qui ne doivent pas être seulement des barrières, mais
des formes constitutives. Le non-conscient que découvre l’ana‑
lyse critique à partir des significations immanentes aux phéno‑
mènes désigne la finitude de toute expérience. Celle-ci peut être
prescrite par des conditions extérieures à l’expérience (structure
biologique de l’être humain ou conditions historiques de l’exis‑
tence) ; mais elle peut être aussi une pure forme, une manière
déterminée de n’être pas l’infini. C’est donc dans une analy‑
tique de la finitude que la théorie de la signification et celle de [197]
l’inconscient peuvent s’articuler l’une sur l’autre 9, comme c’était
par une genèse de l’imagination et de l’erreur que se rejoignaient,
dans l’autre type de discours philosophique, la doctrine du rap‑
port originaire à la vérité et celle de l’apparence.
La dernière décision suit nécessairement les trois précédentes.
Si le rôle de la critique, c’est de faire apparaître les formes  b qui
limitent l’expérience, et si elle doit les faire apparaître comme le
non-conscient qui hante les contenus manifestes de l’expérience,
le discours philosophique n’a pas à faire le partage entre ce qui
est faux et ce qui est vrai, pour écarter le premier et ne recueillir
que le second ; il lui faut au contraire entreprendre la tâche infinie
de réunir tout ce qui peut se donner à l’expérience ; mais cette
recollection doit se faire de telle manière que tout ce qui se trouve
caché dans les phénomènes, tout ce qui s’y loge inconsciemment,
tout ce qui leur est en quelque sorte intérieurement étranger, tout
ce qui à la fois les anime, les constitue et les limite, soit désormais
présent et manifeste dans le discours qui les restitue. La fonction [198]
du commentaire ne sera donc plus exercée, comme dans l’autre
type de discours, par une encyclopédie de la vérité, mais par une

a.  Rayé : « Ces limites, par définition, ne peuvent pas se donner comme
telles à l’intérieur même des phénomènes. »
b.  Rayé : « non conscientes ».
122 Le discours philosophique

prise en charge, dans la mémoire, de tout ce qui a pu se donner


à l’expérience. Cependant, cette prise en charge ne sera pas seu‑
lement une chronique cumulative, elle sera la réconciliation de
l’expérience avec ce qui, en elle, lui est étranger, la reprise à son
propre compte de ses limites. Le passage de la fonction de critique
à celle de commentaire se trouve donc assuré par une doctrine de
ce qu’on pourrait appeler la « désaliénation 10 ». C’est cette prise
en charge de l’expérience par la mémoire qui voue le discours
philosophique à une perpétuelle tâche historique : car la grande
recollection de l’expérience doit montrer comment s’accomplit
à travers le temps le mouvement de la vérité, et comment par
conséquent ne peut manquer d’apparaître en ce point-ci de l’his‑
toire le discours philosophique qui l’a [manifesté]. L’histoire de
la philosophie, de la pensée et, d’une façon plus générale, de la
culture va servir de sol justificatif au discours du philosophe.
Et désormais toute philosophie se présentera, non plus comme le
moment où la lumière fait irruption, mais comme celui où la [199]
mémoire vient fermer la boucle et ressaisir en son essence pre­
mière la vocation historique de toute philosophie. La doctrine de
l’histoire correspond dans ce type de philosophie à ce qu’était
dans l’autre la doctrine des Lumières : elle fait communiquer la
fonction du commentaire et celle de la justification du discours
par lui-même.
Il faut à propos de ces trois dernières doctrines (analyse de la
finitude, tâche de désaliénation, réflexion historique) reprendre
une remarque qui avait déjà été faite à propos de la doctrine
du phénomène. Celle-ci ordonnait la théorie de la signification
à celle de la manifestation, mais inversement elle ordonnait le
domaine primaire du sujet (qui correspond à la justification) à
celui du fondement (qui correspond à l’interprétation). Cette
même oscillation se produit pour tous les autres modes de liai‑
son : s’il est vrai que c’est bien à partir de la signification des
phénomènes qu’on peut découvrir les limites inconscientes de
l’expérience, toute cette analyse de la finitude ne peut se faire
que si le monde a déjà changé, que s’il a de lui-même accom‑ [200]
pli sa propre critique, et si les conditions qui déterminent les
formes inconscientes de l’expérience sont devenues les condi‑
tions de la prise de conscience. La découverte des significations
Les deux modèles du discours 123

fondamentales s’ordonne à la transfiguration du monde. Mais


cette transfiguration du monde ne peut s’accomplir comme une
rupture, à la manière d’un événement pur et simple : elle n’a
lieu que si tout le logos s’est recueilli en lui-même, que si la
tâche gigantesque de la mémoire en est parvenue au point de
sa totalisation. Mais toute cette vision du monde enfin réconci‑
liée avec elle-même, comment se transformerait-elle en discours
manifeste, sinon parce que le philosophe la transforme, par sa
parole, en histoire ? Si bien que le logos du monde se trouve
confié à celui-là même qui parle, actuellement et ici, dans le
discours philosophique. On comprend pourquoi des philosophies
de ce type comportent toujours un double jeu de démarches : des
cheminements progressifs qui, par déduction ou explicitation,
font communiquer les unes avec les autres les fonctions majeures
du discours ; et des démarches régressives qui, en sens inverse, [201]
reviennent d’un domaine à celui [qui] le précède pour montrer
comment le second se trouvait déjà envelopper et fonder le pre‑
mier. Alors que les philosophies obéissant au premier modèle
discursif peuvent se constituer comme un discours unilinéaire qui
a pour origine un point de départ fixe, alors qu’elles conduisent,
en suivant une démarche droite, de la lumière naturelle et de la
certitude dont le philosophe fait usage dans son discours à un
progrès des Lumières dans le monde dont la philosophie est la
forme la plus générale, les autres ont au contraire à revenir sur
ce qu’elles viennent de déduire pour le fonder ; et après avoir
conduit leur discours de sa fonction première de manifestation  a
à sa fonction ultime de mémoire et de recollection du monde,
elles découvrent, dans une inquiétude qui ne cesse pas, que toute
la vision du monde est confiée à leur seul discours ; tandis que
l’illumination par le discours communiquait de plein droit avec
les Lumières du monde, les rapports du sujet et de l’histoire
ouvrent un labyrinthe infini.

a.  Rayé : « de la vérité ».


124 Le discours philosophique

NOTES

1.  La définition que Foucault donne ici du discours philosophique est très
proche de celle qu’il donne, dans Les Mots et les Choses, de l’« a priori historique » :
« [C]e qui, à une époque donnée, découpe dans l’expérience un champ de savoir
possible, définit le mode d’être des objets qui y apparaissent, arme le regard
quotidien de pouvoirs théoriques, et définit les conditions dans lesquelles on
peut tenir sur les choses un discours reconnu pour vrai. » L’a priori historique,
selon Foucault, est donc ce qui autorise des systèmes, des théories, des ana‑
lyses particulières « en leur dispersion, en leurs projets singuliers et divergents »
(M. Foucault, Les Mots et les Choses, op. cit., p. 171).
2. Voir supra, p. 94-97.
3. Voir supra, note 16 du chap. 6, p. 88.
4.  En posant ici la question de la distribution des points de choix à l’inté‑
rieur du fonctionnement discursif de la philosophie, Foucault souligne une
différence considérable entre sa méthode archéologique, visant à déterminer
les conditions de possibilité discursives et historiques de la description de la
philosophie, et les approches de Gueroult et Vuillemin (voir supra, note 11 du
chap. 4, p. 55 et note 3 du chap. 10, p. 162-164). D’après Gueroult, chaque
œuvre philosophique obéit, « selon l’ordre des raisons », à une « structure archi‑
tectonique » singulière donnée par les enchaînements démonstratifs qui, en tant
que moyens de preuve, assurent sa validité et font « système ». Ces structures
architectoniques ont une valeur incomparable pour l’historien de la philosophie,
puisque la validité d’une philosophie se mesure moins par sa capacité à fonder
en vérité ses énoncés portant sur une réalité extérieure que par la cohérence
interne de ses structures, ce qui pour l’historien constitue le « réel » même de
chaque philosophie. En outre, comme la prétention de validité ou de vérité
par rapport à une réalité extérieure à chaque philosophie est ici suspendue,
la réalité de ses structures architec­toniques ne peut pas être invalidée par des
doctrines successives – ce qui marque la différence entre la philosophie et les
sciences. Les structures architectoniques, dans l’autonomie qui leur est propre,
sont « indépendantes du temps » et de toute causalité historique qui leur est
exogène. Selon Gueroult, l’historien de la philosophie doit donc considérer
les structures architectoniques propres à chaque œuvre, tout comme à chaque
doctrine ou système qui se manifeste en elle, dans leur irréductible pluralité, à
savoir comme des « monuments » ; voir la Leçon inaugurale de Gueroult pour
sa chaire d’Histoire et technologie des systèmes philosophiques au Collège de
France prononcée le 4 décembre 1951 (Paris, Éditions du Collège de France,
1952). Cette approche infléchit clairement la pratique de l’historien de la philo­
sophie vers l’étude monographique de l’œuvre, car celle-ci constitue le lieu
privilégié pour rendre compte de la diversité des points de choix donnés par
les moyens de preuve qu’elle mobilise et par lesquelles elle se singularise. Face
à cette multi­plicité irréductible de points de choix posée par la méthode de
Gueroult, il est pourtant possible, d’après Vuillemin, de comparer les différentes
structures architectoniques, ainsi que les doctrines et les systèmes philosophiques
Les deux modèles du discours 125

qui leur correspondent. Il s’agit alors de transposer les points de choix à un


niveau supérieur qui se caractérise par une « clause de clôture » déterminée par
l’énumération d’une série restreinte de formes de prédication, c’est-à-dire de pro‑
cédés par lesquels le langage produit des assertions sur le monde sensible ; chaque
système philosophique pourra ainsi être étudié en fonction d’un petit nombre de
classes, de sorte qu’à chaque classe corresponde une seule forme de ­prédication.
Cette transposition, réalisée à l’aide de la philosophie anglo-saxonne du ­langage
et des outils de formalisation logico-mathématique, permet à V ­ uillemin de
déduire un système de classification a priori de la multitude des systèmes philo­
sophiques, ce qui à l’époque informait déjà son projet d’un d ­ euxième tome
de La Philosophie de l’algèbre, qui cependant ne sera jamais publié. Bien que
Foucault distingue les approches de Gueroult et Vuillemin, il les situe néan‑
moins ici à un même niveau, celui des couches les plus visibles de l’histoire de
la philosophie, alors qu’il développe pour sa part une analyse archéologique des
conditions de possibilité de cette histoire (voir infra, chap. 10, « Description de la
philosophie », p. 147 et suiv., en particulier p. 159). La c­ ritique que Foucault
adresse à Gueroult et Vuillemin consiste en d’autres termes à montrer que les
points de choix se distribuent hiérarchiquement au sein des différents niveaux
du fonctionnement du discours philosophique, et selon des contraintes qui lui
sont propres, sans qu’ils ne correspondent ni à la multiplicité irréductible et à
la discontinuité des œuvres en tant que « monuments » comme chez Gueroult,
ni à leur clôture à l’intérieur d’un système de classification a priori comme chez
Vuillemin (voir infra, p. 147-151 et p. 159-162).
5. R. Descartes, Principes de la philosophie. Première partie, trad. par
Claude Picot, nouv. trad. par Denis Moreau, éd. par Xavier Kieft, Paris,
Vrin, 2009 [1644] ; B. Spinoza, Éthique, trad. par B. Pautrat, Paris, Points,
2014 [1677].
6.  Étienne Bonnot de Condillac, Cours d’étude pour l’instruction du prince de
Parme, 16 vol., Paris, Hachette Livre-BNF, 2013‑2020 [1775] ; Antoine-Louis-
Claude Destutt de Tracy, Œuvres complètes, vol. 3‑6, Éléments d’idéologie, éd.
par Claude Jolly, Paris, Vrin, 2012‑2015 [1803‑1815].
7.  Pierre Bayle, Dictionnaire historique et critique, 3 vol., Paris, Hachette
Livre-BNF, 2020 [1702] ; D. Diderot et D’Alembert, Encyclopédie, ou Diction‑
naire raisonné des sciences, des arts et des métiers, 2 vol., éd. par Alain Pons, Paris,
Flammarion, 1986 [1751‑1772].
8.  Avant de constituer l’un des points majeurs de ses analyses généalogiques
de la première moitié des années 1970, cette question est aussi posée par
Foucault dans le cours sur « La place de l’homme dans la pensée occidentale
moderne » qu’il donne à l’université de Tunis entre 1966 et 1968. Il la déve‑
loppe notamment à propos du « cycle de la conscience morale du xixe  siècle »,
au sein duquel s’opposent une « conscience bourgeoise » et une « conscience
prolétarienne » (BNF, Fonds Foucault, cote NAF 28730, Boîte 58, chemise 2,
à paraître dans la même série des « Cours et travaux de Michel Foucault avant
le Collège de France » que le présent volume).
9.  Foucault définit l’« analytique de la finitude » comme l’entreprise consistant
à utiliser l’« être de l’homme » pour « fonder en leur positivité toutes les formes
qui lui indiquent qu’il n’est pas infini » (M. Foucault, Les Mots et les Choses,
op. cit., p. 323‑329).
126 Le discours philosophique

10.  Dans ses cours à l’université de Lille et à l’ENS de 1954‑1955, Foucault


consacre de longues analyses à la question de l’aliénation et de la désaliénation
dans le cadre de « l’anthropologie comme réalisation de la critique », notamment
chez G. W. F. Hegel, Ludwig Feuerbach et Karl Marx (M. Foucault, La Question
anthropologique, op. cit., p. 83‑119). Dans Les Mots et les Choses, l’analytique
de la finitude et de l’existence humaine exerce une fonction critique par rap‑
port à des tentations visant à reconstituer des formes de métaphysique. Parmi
celles-ci, Foucault mentionne la « métaphysique d’un travail libérant l’homme
de sorte que l’homme en retour puisse s’en libérer », qui sera ensuite reprise par
l’analytique de la finitude elle-même et dénoncée en tant que « pensée aliénée
et idéologie » (id., Les Mots et les Choses, op. cit., p. 328 ; voir infra, p. 134-136,
et note 7 du chap. 9, p. 144). Dans le cours de Tunis, Foucault soulève à nou‑
veau cette question à propos d’un hégélianisme qui « représentait une manière
de penser le discours philosophique moderne dans le langage de la philosophie
classique » à travers les concepts de savoir absolu, d’aliénation et de dialectique,
et qui visait à « libérer un sens qui est caché » dans l’histoire qui l’enveloppe.
Le concept d’aliénation sera ensuite repris au xixe siècle dans l’opposition entre
consciences bourgeoise et prolétarienne, avec leurs façons respectives d’opérer
une « confusion des valeurs » autour de la folie et de la criminalité. Dans ce
cadre, le concept d’aliénation a pour fonction d’assimiler le criminel au fou,
l’aliénation économique et sociale à l’aliénation de la maladie mentale, d’où
« le dangereux chatoiement et la splendeur équivoque du mot aliénation […]
au milieu de toutes ces confusions » (BNF, Fonds Foucault, cote NAF 28730,
Boîte 58, chemise 2, « La place de l’homme dans la pensée occidentale moderne.
Cours de Tunis, 1966‑1968 », à paraître). Cette question était déjà au cœur
du cinquième chapitre de Maladie mentale et Personnalité (Paris, PUF, 1954,
p. 76‑90), profondément modifié quelques années après dans la nouvelle version
du livre parue en 1962 sous le titre Maladie mentale et Psychologie (Paris, PUF,
1962, p. 76-89). Sur l’importance de ces modifications, voir Pierre Macherey,
« Aux sources de “L’histoire de la folie” : une rectification et ses limites », Critique,
nos 471‑472, août-septembre 1986, p. 753‑774.
[CHAPITRE 9]

Philosophie, métaphysique, ontologie

Deux modèles de discours philosophique et deux types de rapports entre


ontologie et métaphysique. – La philosophie pré-kantienne comme
métaphysique de la représentation et ontologie intérieure au discours.
– La philosophie post-kantienne comme anthropologie et ontologie exté‑
rieure au discours. – Les déplacements opérés par la critique k­ antienne.
– Fichte et Husserl.

La définition de ces deux modèles de discours philosophique [202]


appelle un certain nombre de remarques.
Chacune de ces descriptions est complète, puisqu’elle peut se
refermer sur elle-même, fonctions, réseaux théoriques et domaines
primaires s’ajustant exactement les uns sur les autres et s’enchaî‑
nant de manière à revenir à leur point de départ. Pourtant, à de
nombreuses reprises et presque à chaque instant, on a vu appa‑
raître de nouveaux points de choix : la doctrine de la certitude,
par exemple, peut donner lieu à une méthode de l’évidence, mais
aussi à une analyse à partir des impressions des sens ; la recherche
des conditions des phénomènes autorise aussi bien une déduction
à partir de principes formels qu’une interprétation de l’expérience
subjective ; le réseau théorique de la mise en ordre du monde peut
impliquer une chaîne linéaire de raisons qui s’ordonnent les unes
aux autres ou encore une classification arbitraire ; l’implicite 1 que
la critique cherche à mettre [au] jour peut être une ­détermination [203]
extérieure de l’expérience, une forme positive et observable de
la finitude, ou la limite interne d’une activité fondamentale de
constitution. À l’intérieur des premières décisions qui ont été
prises, on en voit apparaître toute une série de nouvelles ; celles-ci
à leur tour en permettront d’autres et, par ce buissonnement, les
systèmes philosophiques pourront s’individualiser et prendre la
128 Le discours philosophique

forme singulière qu’on reconnaît à chacun d’eux. Ce qui a été


décrit, dans les analyses précédentes, ce ne sont donc pas des
systèmes philosophiques et dont on pourrait constater l’existence
dans l’histoire ; ce n’est pas non plus le recueil des traits par les‑
quels les systèmes réels se ressemblent, mais deux ensembles de
conditions, exclusifs l’un de l’autre, entre lesquels toute entreprise
philosophique doit opter pour pouvoir exister comme philoso‑
phie. Et tous les concepts que les philosophes ont pu, depuis trois
siècles, inventer et utiliser, tous ceux également qu’ils ont emprun‑
tés à d’autres disciplines, tous ces concepts n’ont pu figurer dans
la philosophie que si leur place éventuelle et leur fonctionnement
possible étaient indiqués à l’avance par l’économie du discours. [204]
L’opposition des deux grands modèles de discours philo­
sophique ne se limite pas aux éléments qu’on vient de décrire.
Elle recoupe exactement une distinction qui a été faite un peu plus
tôt à propos des rapports entre l’ontologie et la métaphysique.
On a vu que tout le discours philosophique depuis Descartes entre­
prenait et recommençait sans cesse la destruction de ce rapport
d’objet à l’âme, à Dieu, au monde, qui fondait, dans la scolas­
tique, la metaphysica specialis ; on a vu aussi que cette destruction
pouvait prendre deux formes. Dans un cas, l’impossibilité de la
métaphysique n’était pas donnée directement ; mais la critique
de l’idée d’être, la disparition de la catégorie générale de ce qui
est ôtaient aux objets de la métaphysique leur fondement onto‑
logique, cependant qu’elles donnaient au discours (aux mots et à
la pensée) la possibilité de représenter ce dont il était à la fois le
nom et l’idée ; le fonctionnement ontologique du discours assurait
leur existence à des êtres qui n’avaient plus, dans la métaphysique,
leur statut traditionnel d’objets. Dans l’autre cas, le discours philo­ [205]
sophique contestait à l’âme, à Dieu, au monde la possibilité d’être
des objets, mais cette fois au nom d’une réflexion ontologique sur
l’être des choses et de l’homme. Or ces deux types de rapports
entre métaphysique et ontologie correspondent l’un au premier
modèle de discours philosophique (celui qui se caractérise par les
quatre choix de la légitimation par le dévoilement, de l’analyse
de l’origine, de la critique des apparences, et du commentaire
par la mise en ordre), l’autre au second modèle, caractérisé par
les choix inverses. C’est ce lien qu’il faut analyser maintenant.
Philosophie, métaphysique, ontologie 129

Mais on peut faire remarquer tout de suite que si ces deux formes
de philosophie ont été l’une et l’autre rendues possibles par la
grande mutation des discours au début du xviie siècle, elles se
sont manifestées à tour de rôle dans l’histoire, la première avant
Kant, la seconde après lui 2.
Une philosophie qui se légitime comme dévoilement suppose
qu’il peut y avoir un mode de discours lié à un ici, à un présent, à
un sujet singulier et qui peut, à l’intérieur même de ce maintenant [206]
qui le particularise, établir un rapport indubitable à une vérité sans
temps ni lieu. Ce rapport est immédiat ; il n’a besoin d’aucune
vérification ultérieure ; il n’est point conformation à un modèle ;
il est en lui-même saisie directe de ce qui est ; son énoncé est en
même temps perception indubitable de ce qu’il dit. Le discours
philosophique qui fonctionne comme un dévoilement doit être
nécessairement doué d’un pouvoir ontologique premier. Ce n’est
pas à l’intérieur du concept général de l’être (donc d’une onto­logie)
qu’il va rencontrer les objets auxquels il a affaire ; le discours se
donnera immédiatement ce qui est sur le mode du perçu. Si donc
le discours philosophique  a rencontre l’âme, Dieu et le monde, il
n’aura pas à les traiter comme des objets à l’intérieur du domaine
général de l’être ; il contraindra à percevoir qu’ils existent.
Mais avant même d’en arriver là, il se présente une nouvelle
possibilité de choix. Cette faculté propre au discours de donner à
voir ce qui est au lieu de le définir à partir du concept général de [207]
l’être, elle peut lui appartenir sur deux modes différents. Un tel
pouvoir peut être reconnu au discours, indépendamment des mots
ou des signes qu’il choisit, par le seul privilège de son maintenant :
l’acte d’attention qui le fait parler lui fait voir en même temps
ce qui est. Le discours dévoile la vérité, comme pensée instan‑
tanée, comme perception intuitive, et cela indépendamment de
son corps verbal ; les mots certes peuvent, par leurs équivoques,
par leur non-distinction, empêcher cette lumière de traverser le
discours – et c’est pour cette raison qu’il faut à la fois s’en méfier
et les choisir avec soin –, mais ce ne sont point eux qui la déter‑
minent. On comprend que, dans ce cas, le grand problème du
discours soit d’instaurer une continuité, de passer d’une saisie

a.  Rayé : « dans le cours de son fonctionnement ».


130 Le discours philosophique

évidente à l’autre, et de constituer ces longues chaînes de raisons


que connaissent les algébristes ou les géomètres. Mais le discours
peut aussi détenir son pouvoir ontologique des mots eux-mêmes ; [208]
son pouvoir de dévoilement sera alors indirect : il aura pour relais
nécessaire la nature signifiante de l’élément verbal. Si le mot a
le pouvoir de dire le vrai, c’est dans la mesure où il est signe et
où, soit par voisinage, soit par analogie, soit par participation,
il touche à ce dont il est signe ; le problème majeur sera donc
de faire une critique du langage et des signes en général, et de
n’user que de mots assez proches de leur signifié pour que le sens
puisse être reconnu par tous. Ainsi s’opposent à des philosophies
comme celles de Descartes et de Spinoza, où le discours est chargé
de lier par des inférences évidentes des propositions vraies, des
philosophies comme celles de Locke, de Condillac ou de Hume,
où le discours doit utiliser, selon une complexité progressive, des
combinaisons de signes (de mots) dont le signifié est évident.
Ce qu’on appelle le rationalisme cartésien ou spinoziste implique
que le discours philosophique s’enchaîne selon un modèle qui lui
est extérieur et qui est emprunté au seul système parfait de déduc‑
tion qu’on ait connu (mathématiques : algèbre ou géométrie).
Ce qu’on appelle l’« empirisme » de Locke, de Condillac ou de [209]
Hume ne requiert pas ce modèle déductif ; mais c’est un discours
qui a besoin de se redoubler à l’intérieur de lui-même, en faisant
la théorie des signes, des associations, de la formation des idées
à partir des impressions des sens, etc. ; l’analyse des signes, des
impressions et des idées, dans l’empirisme, joue à la fois le rôle de
discours philosophique et de théorie de sa possibilité ; de là l’aspect
critique qu’il prend à l’égard du « rationalisme », et d’une façon
générale de la philosophie. Mais cette disposition singulière a les
mêmes conditions de possibilité que la philosophie de Spinoza
et de Descartes.
Cette opposition à l’intérieur d’un même type de discours
philo­sophique explique, dans les premières années du xviiie siècle,
l’étrange symétrie de Leibniz et de Berkeley. Ils sont aux deux
extrêmes de la philosophie classique. Le projet leibnizien consiste
en effet – et en cela il se distingue de celui de Descartes – à consti‑
tuer un langage qui permette de former un corpus entièrement
discursif de ce qui se donnait à l’intuition immédiate ; il s’agit
Philosophie, métaphysique, ontologie 131

donc, là où le cartésianisme ne cherchait que l’acte de perception [210]


de l’esprit, de déployer un instrument grammatical qui permette
d’affecter d’un signe singulier tout ce qui peut être distingué ; un
discours articulé d’éléments distincts prendra la place de chaque
saisie immédiatement claire. Mais ce langage ne saurait être celui
qui s’est constitué spontanément dans l’expérience ; ce dernier en
effet n’a, avec ce qu’il désigne, que des rapports équivoques ; il faut
constituer un langage à travers lequel les éléments seront désignés
sans ambiguïté et les relations, aussi complexes soient-elles, pour‑
ront toujours être transcrites. Ainsi le discours philosophique n’aura
pas besoin d’un modèle extérieur qui garantira son mode d’enchaî‑
nement : il sera lui-même le calcul de toutes les combinaisons pos‑
sibles ; et il n’aura pas besoin de reconstituer la genèse empirique
de son propre langage puisque celui-ci aura été volontairement
constitué selon des règles formelles précises. Ainsi s’organisera un
langage qui sera de plein droit la combinatoire de l’être 3.
L’œuvre de Berkeley est exactement inverse de celle de Leibniz.
Car il s’agit pour lui de faire tomber toutes les idées générales, [211]
et par conséquent tous les signes mal formés qui voilent, pour le
discours du philosophe, la perception pure et simple. Car il n’y
a de perception que dans la forme de l’individualité : l’être est
tout entier en elle – dans le fait singulier de percevoir et dans le
fait singulier d’être perçu. Si bien que la perception, affranchie
de tous les signes qui la troublent, pourra être enfin pure saisie
de l’être. Mais cet être ne saurait être entendu comme substance
au-delà de ce qui apparaît ; il est cette apparence même comme
discours de Dieu adressé aux hommes. De sorte que, si toutes les
notions et tous les mots généraux doivent être tenus en suspens
pour que la perception se saisisse immédiatement de ce qu’elle a
à percevoir, c’est pour saisir ce langage de Dieu et cet ensemble
de signes par lesquels son être nous devient sensible dès le monde
d’ici-bas. Le langage parfait dans lequel Leibniz transforme le
monde tout entier lui permet de révéler par le discours le calcul
muet de Dieu ; la critique que Berkeley fait du langage lui permet
d’entendre, dans le monde apparemment silencieux de la percep‑
tion, le discours incessant de Dieu 4.
En tout cas, quels que soient les choix ainsi effectués, le dis­ [212]
cours de la philosophie classique dénoue le rapport d’objet que
132 Le discours philosophique

la métaphysique traditionnelle avait établi à l’âme, à Dieu et au


monde. Non pas qu’il essaie de démontrer leur inexistence, ni
même l’impossibilité de les atteindre par la connaissance ; mais,
au contraire, dans la mesure où il exige absolument leur existence
pour pouvoir assurer son propre fonctionnement de discours.
La doctrine de la certitude, par exemple, ne donne pas accès à l’âme
comme à un objet métaphysique ; mais elle fait de la pensée,
comme attribut essentiel ou activité première de l’âme, la forme
générale de la certitude ; il ne peut y avoir d’évidence, il ne peut
y avoir d’impression indubitable que dans la forme de la pensée 5.
Celle-ci sera donc la première chose dont on puisse être sûr, et
en ce sens, on saura toujours qu’on pense. Mais cela ne veut pas
dire qu’il est possible de percevoir distinctement tout ce qui se
passe dans la pensée (il peut y avoir des jugements si prompts
qu’on ne les saisit [pas], des petites […  a] si infiniment nombreuses
qu’on ne peut en faire le détail) ; cela veut dire seulement qu’on [213]
ne peut en aucune manière nier l’existence de cette pensée : et en
cela elle est plus aisée à connaître que le corps, dont l’existence
ne peut pas être certaine d’une manière aussi directe. La doctrine
de la certitude élude l’âme comme objet métaphysique, mais elle
en implique l’existence. L’âme fonctionnera dès lors comme un
index ontologique qui affectera la forme de tout ce qui se donne
dans la certitude, c’est-à-dire qui affectera la pensée. Ce qui est
visé par la pensée peut bien ne pas exister (et en ce sens l’âme
comme objet de pensée, de raisonnement et de savoir peut se
dérober au moins pour une bonne part) ; en revanche, la pensée
elle-même ne peut pas ne pas exister ; et c’est pourquoi le sujet
comme domaine corrélatif à la fonction de légitimation n’est pas
simplement un champ d’analyse possible, mais existe en toute cer­
titude. Le sujet, comme point de dévoilement, peut être en même
temps fondement de toute connaissance. C’est de la même façon
que Dieu est requis par l’analyse de l’erreur et de l’imagination et
par toute cette genèse qui conduit du fondement originaire à la
présence du monde. La certitude, en effet, donne le modèle d’une
connaissance fondamentale – celle qui doit idéalement et qui a dû, [214]
dans la genèse réelle, servir d’origine à toutes les expériences.

a.  Mot manquant.


Philosophie, métaphysique, ontologie 133

Or, la certitude n’est pas le fait de notre connaissance en son entier :


car à partir des premières certitudes notre esprit se trompe ; l’ima‑
gination et le corps lui offrent de perpétuelles occasions d’erreur ;
et la pensée, qui ne peut pas ne pas se savoir existante, ne peut pas
non plus ignorer qu’elle est finie et limitée. La genèse de l’erreur
et de l’imagination se fera toujours par rapport à un entendement
infini qui, lui, connaît toutes choses certainement. L’existence de
Dieu est requise de deux manières : soit comme cause ou principe
de cette idée d’infini par rapport à laquelle je me reconnais comme
limité, soit encore comme la garantie du rapport qu’il y a entre
l’apparence et la vérité que je peux découvrir en faisant usage de
la certitude 6. Il faut en effet qu’il y ait une cause de cette idée
d’infini ; il faut d’autre part que je puisse, à partir de l’imagination
et de l’apparence, découvrir ce qui est vrai : il faut donc qu’il y
ait, au moment même où personne ne la connaît, un enten­
dement qui possède toute la vérité, qui détienne toutes les lois du
monde (et Dieu sera comme le sujet absolu du monde vrai), et [215]
qui ait disposé autour de l’homme un monde d’apparences à
travers lequel l’ordre de la vérité soit perceptible (Dieu est alors
l’organisateur de toutes les finalités). On voit que là encore Dieu
n’est pas donné comme objet, mais comme index ontologique
de la vérité et de l’erreur, de l’imagination de l’apparence. Dieu
donne existence au fondement originaire, comme l’âme donnait
existence au sujet ; et c’est lui qui permet au fondement vrai d’être
en même temps le principe du monde tel qu’il apparaît. Quant
au monde lui-même, il n’est jamais donné comme objet, son infi­
nité n’est jamais offerte d’un coup à la connaissance ; mais il est
l’index ontologique de tous les examens qui mettent en ordre les
jeux indéfinis de l’apparence. L’ordre du monde a beau n’être pas
offert au regard ; les séries et les tableaux qu’on peut constituer ont
beau être pour une part artificiels et par conséquent arbitraires ;
le seul fait qu’il soit possible de les instaurer, le seul fait qu’il y
ait entre les choses des ressemblances, des identités, des liaisons
constantes, prouve qu’il existe bien un principe général qui régit
tout ce qui apparaît et qui est le monde. La mise en ordre n’est [216]
donc pas une pure et simple entreprise sur des apparences qui ne
sont peut-être pas réelles ; [elle] est une manière de se référer au
monde existant ; et cette transformation qu’[elle] impose au visage
134 Le discours philosophique

immédiat des choses peut être en même temps déchiffrement de


la raison du monde. Ainsi les trois doctrines de la certitude, de
la genèse et de l’examen, tout en supprimant l’âme, Dieu et le
monde comme objets, ne cessent d’indiquer leur existence irré‑
cusable. Le discours philosophique, en détruisant la métaphysique
par son mode de fonctionnement, reconstitue non plus comme
objets, mais comme existences ce à quoi la méta­physique avait
affaire. C’est pourquoi la philosophie a pu elle-même se considérer
(chez Descartes et chez Malebranche) comme une métaphysique,
et se considérer (chez Hume ou Condillac) comme la critique
radicale de la métaphysique ; c’est pourquoi aussi de l’extérieur
– c’est-à-dire après Kant –, elle apparaîtra comme une méta­
physique naïve. En fait, elle donnait au discours le pouvoir de
prouver l’existence de ce qu’il ne pouvait plus accueillir comme [217]
objet. Le discours philosophique n’accomplissait le cycle de ces
fonctions, il ne pouvait dire la vérité que si l’âme, Dieu et le
monde existaient. Le contenu de la métaphysique était devenu
condition de sa vérité. Le discours philosophique en tant qu’unité
de pensées et de mots, et en tant qu’il avait le pouvoir de repré‑
senter le vrai, reposait sur ces existences. C’est en ce sens qu’on
peut dire que la philosophie classique était une métaphysique de
la représentation. Et si on se demande quel index ontologique on
trouve dans cette doctrine des Lumières qui joint la fonction du
commentaire à celle de la justification, la théorie de la mise en
ordre à celle du dévoilement, à cette doctrine qui boucle le cercle
fonctionnel du discours philosophique, on s’apercevra que ce qui
est indiqué, c’est tout simplement l’existence du discours philo‑
sophique – le fait qu’il y a un philosophe qui parle  a. Ainsi, autour
des quatre grandes fonctions discursives, avec leur domaine propre,
avec les doctrines qui les lient, se trouvent sans [cesse  b] quatre
existences qui s’appuient les unes sur les autres : l’âme, Dieu, le
monde, le philosophe qui parle et qui découvre, dans son discours,
l’existence de son âme, dont l’analyse (idée d’infini, erreur) révèle [218]
que Dieu existe ; et c’est cette existence qui garantit l’ordre du
monde (on peut donc aussi le prouver à partir de celui-ci) ; celui-ci

a.  Dans la marge : « mais la philosophie n’est pas plus objet que l’âme,
Dieu ou le monde ».
b.  Conjecture : mot difficilement lisible.
Philosophie, métaphysique, ontologie 135

à son tour permet qu’il y ait des philosophes qui entreprennent


de manifester, d’instaurer, de rétablir dans le monde l’ordre du
monde lui-même. C’est pourquoi, au niveau des opinions, on
peut bien trouver, au xviie et au xviiie siècle, l’affirmation que
l’âme n’existe pas, mais seulement le corps, que Dieu est une
chimère inventée par les hommes, ou que le monde n’est qu’un
ensemble d’impressions des sens qu’on essaie tant bien que mal
de lier les unes aux autres. Quand on considère les discours phi‑
losophiques eux-mêmes, il faut bien reconnaître qu’il ne peut pas
y avoir, jusqu’à Kant, de philosophie absolument matérialiste,
absolument athée, absolument idéaliste.
Le second modèle de discours philosophique (celui qui opte
pour la théorie de la manifestation, pour l’analyse des conditions,
pour la critique de l’implicite et pour le commentaire en forme
de recollection et de mémoire) correspond au second type de rap­
ports entre la métaphysique et l’ontologie – c’est-à-dire également
à la philosophie post-kantienne. La nécessité de ce lien est facile [219]
à démontrer. Si le discours philosophique se légitime comme
mouvement de la vérité se manifestant elle-même, ce n’est plus
dans la forme de la certitude que le sujet lui apparaîtra avec son
existence indubitable, mais comme pur et simple phénomène.
Inutile de chercher, pour légitimer le point de départ du dis­
cours, une substance pensante qui ressaisit sa propre existence :
c’est seulement comme manifestation phénoménale que le sujet
pourra apparaître. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’aura pas d’exis‑
tence, mais que la seule existence qui sera manifeste sera celle qui
se donne, ou se cache, à l’intérieur des phénomènes. L’être est
donné dans le phénomène lui-même, le discours qui énonce le
phénomène est le discours de l’être et le sujet, loin de renvoyer à
une existence plus profonde, n’est que la forme première (initiale,
immédiate, naïve) sous laquelle l’être se donne comme phéno‑
mène. L’existence métaphysique du sujet disparaît en même temps
que se pose la question de savoir ce qu’est, en sa racine, l’être des
phénomènes – volonté, vie, logos ou bien l’Être lui-même. Dans [220]
l’espace ouvert par l’impossibilité d’une existence métaphysique
du sujet, une interrogation ontologique prend place qui met en
question l’être des phénomènes. De même, l’existence de Dieu
n’est pas indispensable à l’analyse des conditions fondamentales
136 Le discours philosophique

et des formes de la finitude, car cette existence ne pourrait être


accessible qu’à l’intérieur de ces conditions, de telle sorte que
Dieu apparaît seulement en rapport avec cette finitude (étant
la manière dont la finitude apparaît et s’annonce à elle-même,
dans le malheur et la malédiction ; ou étant la manière dont la
finitude essaie de se cacher à soi-même, s’oublie et se perd sous
une forme étrangère). La finitude ne prouve plus Dieu (ou plutôt,
n’a plus besoin de Dieu pour être pensée) ; c’est à partir d’elle,
au contraire, que toutes les existences pourront être définies (les
existences entendues comme phénomènes) ; c’est elle qui confère
l’être aux phénomènes. L’analytique de la finitude sera en elle-
même fondement ontologique. Enfin, l’existence d’un monde
n’est plus nécessaire pour passer de la critique à l’interprétation, [221]
et pour que la découverte de l’implicite, en modifiant le visage
du monde, en révèle le logos. Car ce qui se découvre ainsi, ce ne
sont point les lois de la nature, mais les significations qui ont
été inscrites et déposées par l’homme. De sorte que nulle exis­
tence n’est découverte par là mais seulement l’être de l’homme
se manifestant à travers toutes les choses du monde et les évé­
nements de son histoire. Alors que les doctrines de la certitude,
de la genèse et de l’examen supposaient l’âme, Dieu et le monde
comme index ontologique de ce qui fondait les certitudes, l’ori‑
gine de toute genèse et le principe de tous les ordres, les doc­
trines du phénomène, de la finitude, de la prise de conscience
n’impliquent aucune de ces existences, mais le rapport entre la
richesse indéfinie du phénomène et l’être fini de l’homme 7.
La destruction de la métaphysique se fera désormais dans une onto­
logie étrange, puisqu’on cherchera à y définir l’être de l’homme,
mais à partir de phénomènes dont les conditions d’apparition et
les limites sont définies elles-mêmes par cet être. C’est ce cercle [222]
anthropologique qui fait que la philosophie après Kant a connu,
d’une façon à peu près simultanée, deux formes opposées, mais
qui avaient les mêmes conditions d’apparition. L’une peut être
désignée par le mot de « positivisme » : il appartenait à la fatalité
du positivisme (bien que tel ne fût pas au départ son projet) de
ramener tout l’être au phénomène, mais [de] demander ensuite à
l’homme comme être social, ou comme individualité biologique,
ou comme sujet psychologique, de rendre compte de l’être des
Philosophie, métaphysique, ontologie 137

phénomènes ; l’analyse positive de l’être humain s’est mise, à par­


tir de ce moment-là, à fonctionner comme philosophie. L’autre
au contraire a consisté à vouloir arracher l’être de la finitude à
toutes les conditions qui peuvent lui être assignées au niveau des
phénomènes pour lui découvrir un fondement radical.
Quant au philosophe lui-même, il n’est plus, comme il l’était
au xviiie siècle, l’index ontologique démontrant l’existence des [223]
Lumières ; il est devenu dans son être même le phénomène de
l’histoire. C’est en elle qu’il enracine son être, et son apparition
en un point du temps n’est rien de plus que l’être même de l’his‑
toire se donnant dans le phénomène visible des discours. C’est
pourquoi, d’une part, le discours philosophique sera désormais
le repli de toute la philosophie sur elle-même, la ressaisie de tout
ce qu’elle a pu être depuis sa destination originaire. La philo­sophie
ne peut éviter la question de ce que c’est que la philosophie, quel
est donc cet être dont elle est pour l’instant, dans le discours qui se
tient, le phénomène. Et c’est pourquoi, d’autre part, elle ne cessera
de poser la question de son rapport à l’histoire : un philosophe
peut-il dire la vérité, lui qui appartient à l’histoire (et qui n’en est
après tout qu’un phénomène) ? Et l’histoire peut-elle continuer à
être, une fois que la totalité de son être est devenue phénomène
dans le discours du philosophe  a ?
Les deux grands modèles de discours qu’on a isolés corres‑ [224]
pondent donc, en termes de contenu, le premier à une méta­
physique de la représentation et à une ontologie intérieure au
discours lui-même, le second à une anthropologie et à une onto‑
logie extérieure au discours. Ils se sont partagé l’histoire de la
philosophie depuis la réorganisation générale des régimes discursifs
au début de l’âge classique. Quant à la mutation qui s’est opérée
et qui a fait passer d’un modèle à l’autre, elle se situe à la fin du
xviiie siècle, autour de l’œuvre de Kant. La critique kantienne peut
être analysée comme le déplacement systématique des éléments qui
constituent le premier modèle vers ceux qui composent le second.
On peut décrire ces déplacements de plusieurs façons. D’abord
comme une transformation des réseaux théoriques les uns dans les
autres : Kant a substitué au système classique du choix celui qui
a.  Rayé : « Si le philosophe n’est qu’un fonctionnaire de l’histoire, quelle
est donc sa fonction ? »
138 Le discours philosophique

va caractériser le xixe siècle. En prenant comme point de départ


de la critique non point l’incertitude de toutes les connaissances, [225]
ou le propos corrélatif de partir d’une seule certitude première
et absolument indubitable, mais le fait que la physique a pu se
constituer comme science, alors que la métaphysique poursui­
vait indéfiniment les mêmes débats 8, il contraignait le discours
philo­sophique à se légitimer d’une façon nouvelle : celui-ci devait
acquérir autant de certitude que le discours scientifique (et en ce
sens, le projet classique était conservé), mais cette certitude, il ne
la devait pas à la découverte par lui d’une vérité incontestable,
mais à l’analyse de la manière dont le discours scientifique consti‑
tue la sienne. C’est-à-dire que la philosophie n’a pas à dévoiler
une vérité qui n’appartient qu’à elle seule : elle est seule à pouvoir
manifester la vérité qui s’est constituée, sans elle, dans la science.
Or cette vérité, si on devait la manifester en analysant son origine,
on ne lui trouverait que des déterminations empiriques qui la
rendraient incertaine et lui ôteraient son universalité de droit :
en effet, chercher, par le discours philosophique, l’origine d’une
vérité qu’il a saisie lui-même et qui ne peut plus être mise en
doute ne peut en aucun cas la compromettre ; c’est seulement la
fonder. En revanche, chercher l’origine d’une vérité qui n’a pu
jusqu’à présent exhiber que son existence de fait serait la ­reconduire [226]
à une pure et simple relativité. Le discours philosophique ne peut
être manifestation de cette vérité que s’il en définit les conditions
universelles ; de là l’importance du jugement synthétique a priori 9 :
il permet de transformer une analyse de l’origine en une analyse
des conditions. Celle-ci à son tour n’aura pas pour rôle de mon‑
trer comment, à partir d’un rapport originaire à la vérité, le
monde des apparences peut se constituer, mais par quel ensemble
d’opérations et selon quelles formes la connaissance peut s’accom‑
plir : la critique ne consistera donc pas à analyser pour y ­reconnaître
ce qui est erreur et ce qui est vérité, mais à mettre au jour les
activités implicites qui fondent la connaissance. Enfin, puisque
la connaissance se trouve fondée à partir des actes qui la rendent
possible, ce qui se propose à l’esprit sans pouvoir être donné à la
connaissance ne doit pas être purement et simplement rejeté, il
doit être analysé et expliqué en un discours qui l’interprète. L’idée
Philosophie, métaphysique, ontologie 139

d’une dialectique comme analyse des conditions et des nécessités


de l’illusion se substitue à l’idée d’une encyclopédie de la vérité. [227]
Mais il existe bien d’autres moyens de décrire le déplacement
kantien : on pourrait montrer comment la doctrine du phénomène
s’est substituée à celle de la certitude (et cela dans l’Esthétique
transcendantale) ; comment l’analyse des actes d’un entendement
fini s’est substituée à la genèse de l’apparence (dans l’Analytique) ;
comment la prise de conscience de la nécessité de l’illusion trans‑
cendantale s’est substituée au principe d’un examen exhaustif de
la vérité et de l’erreur (dans la Dialectique) ; comment, enfin, la
Méthodologie définit les formes de cette science dont l’existence
concrète et historique permet au discours philosophique de mani‑
fester les conditions de toute connaissance (et par conséquent les
siennes propres) 10. On comprend pourquoi la Critique de la raison
pure, jusque dans son architecture interne, a formé l’instrument
qui a déplacé tout le discours philosophique moderne : chacune
de ces grandes articulations correspondait à l’un des éléments
doctrinaux qui liaient les unes aux autres les fonctions du discours [228]
philosophique. Il y a encore une troisième façon de décrire le
déplacement kantien : ce serait à partir des rapports qu’il établit
entre les quatre domaines primaires. On se souvient que, de
­Descartes jusqu’à la fin du xviiie siècle, c’est au sujet que ­s’ordonne
le fondement originaire, à ce fondement que s’ordonne la ­pratique,
à cette pratique que s’ordonne la raison du monde ; à partir du
xixe siècle, c’est dans le sens inverse que se font les subordinations.
Or chez Kant, il n’y a de subordination ni dans un sens ni dans
l’autre, mais adéquation et pour ainsi dire équilibre : le sujet est
de plein droit fondement, et le fondement ne se découvre jamais
que dans la forme de la subjectivité transcendantale. Ce fonde‑
ment qui est forme universelle de la raison est aussi bien, en tant
que loi morale, ce qui permet d’agir et [il] ouvre le domaine de
la pratique : la loi universelle et la liberté sont exactement réci‑
proques ; cette pratique à son tour est adéquate à un monde dont
l’ordre est aménagé par rapport à elle. On voit que cette fois les
trois Critiques correspondent chacune à la mise en rapport et à
l’adéquation de deux des domaines primaires que le discours phi‑ [229]
losophique s’était depuis longtemps constitués. Et si on ajoute
que pour Kant l’ordre du monde, tel qu’il se révèle dans sa finalité
140 Le discours philosophique

générale, tend à manifester l’homme et l’humanité comme sujets


de l’histoire, et que c’est bien vers cette manifestation que toute
l’histoire converge, on s’aperçoit que la théorie de l’histoire achève
nécessairement l’édifice de la critique kantienne. En un sens, tous
les déplacements fondamentaux étaient accomplis dès la [Critique
de la] raison pure ; et en même [temps] la première critique, qui
rend toutes les autres possibles, prend place à côté des autres
dans une architecture plus vaste, dont il est facile de montrer
qu’elle correspond au fonctionnement d’ensemble du discours
philosophique.
C’est à partir de ce déplacement kantien que le discours philo­
sophique a pris la forme qu’on lui connaît depuis le xixe siècle.
En ce sens, l’œuvre de Kant est exactement au centre, au point
d’équilibre de toute la philosophie occidentale telle qu’elle s’est
instaurée au début de l’âge classique. Kant n’a pas rompu avec le [230]
mode d’être de ce discours ; il ne lui a pas inventé d’objets ni de
thèmes nouveaux ; il l’a fait passer de l’un à l’autre de ces deux
modèles possibles ; il lui a trouvé, comme diraient les logiciens,
une nouvelle sémantique. Mais entre ce qui s’est passé avant la
Critique et ce qui s’est passé après, il n’y a pas symétrie parfaite.
Dans la mesure en effet où la fonction interprétative du dis­
cours philosophique est devenue mémoire et recollection, dans
la mesure où il s’est trouvé lié nécessairement à une doctrine de
l’histoire, le second modèle ne pouvait pas ignorer le premier et
ne pouvait pas éviter d’avoir rapport à lui. La coupure kantienne
et ce qui l’a précédée ont toujours été présents dans le discours
philosophique qui lui a fait suite. Toute la philosophie jusqu’à
aujourd’hui a été post-kantienne : ce qui veut dire à la fois qu’elle
ne doit son existence qu’à la mutation critique, qu’elle ne peut
manquer de trouver chez Kant sa condition de possibilité, et que
par conséquent cette ressaisie en son histoire, à laquelle le discours
philosophique est convié, l’oblige à une réflexion sur Kant 11. [231]
La philosophie depuis le xixe siècle ne peut pas dire ce qu’elle est
sans dire en même temps ce [que sont] pour elle l’œuvre de Kant
et le sens de la critique ; mais d’un autre côté, être post-kantien,
c’est entreprendre de cerner les conditions que la critique a faites
à la philosophie, c’est tenter d’échapper à ce qu’il y avait de seule­
ment programmatique dans l’œuvre kantienne pour retrouver une
Philosophie, métaphysique, ontologie 141

possibilité de la philosophie qui ne soit pas seulement réflexion


sur sa possibilité ; être post-kantien implique donc en même
temps la remontée au-delà de Kant. Si bien que le retour à Kant,
comme mot d’ordre sans cesse repris au xixe siècle, a toujours
été ambigu : ne pas oublier la mutation kantienne, au profit des
formes de philo­sophie qui lui étaient antérieures ; mais aussi ne
jamais oublier que si on peut encore philosopher et sous une
forme moderne, c’est grâce aux modifications opérées par Kant
dans le discours philosophique.
Toutes les philosophies post-kantiennes ont donc un invincible
rapport avec ce qui précède la critique, comme s’il s’agissait de [232]
retrouver à l’intérieur de l’espace défini par Kant ce qui avait été
possible avant sa constitution. De ce mouvement, la philosophie de
Fichte et, à l’autre extrémité, la phénoménologie sont sans doute
les exemples les plus manifestes 12. La déduction fichtéenne à partir
du principe d’identité fait fonctionner le discours philosophique
à la fois comme dévoilement d’une évidence qui doit le légitimer
lui-même et comme manifestation de ce qui rend possibles tous les
phénomènes et qui constitue ainsi leur condition générale ; l’analyse
de l’imagination et celle de la finitude seront identifiées puisque
c’est dans la forme de l’imagination que le sujet pose sa propre
finitude ; et l’activité libre par laquelle le sujet prend conscience de
ce qu’il est (absolue liberté) ne fait qu’une seule et même chose avec
le déchiffrement déductif de l’ordre du monde. On peut relever
dans la phénoménologie de Husserl le même effort pour retrou‑
ver le modèle pré-kantien du discours philosophique à partir du
modèle post-kantien. Mais alors que chez Fichte cet effort se fait
par  a la définition d’une structure formelle qui serait commune au [233]
phénomène et à la certitude (c’est le principe d’identité), à l’ana‑
lyse de l’imagination et à celle de la finitude (c’est la déduction),
à la prise de conscience et à l’examen (c’est l’idée même d’une
Wissenschaftslehre 13), chez Husserl il se fait en sens contraire, dans
une tentative pour fonder le formalisme et en saisir les condi‑
tions de possibilité : ressaisir dans la manifestation du phénomène
le dévoilement de l’évidence ; retrouver l’activité du sujet comme

a.  Rayé : « une identification des “doctrines” (phénomène et certitude),


chez Husserl, elle se fait par une identification des domaines [mot barré]
la définition d’une forme […] ».
142 Le discours philosophique

fondement originaire ; redécouvrir les formes de la finitude dans la


manière dont se donne l’apparence (l’implicite n’étant pas ce qui
se cache sous l’apparence, mais au contraire ce qui se donne en elle
comme horizon, comme explicitation possible). De sorte que la
prise de conscience n’est pas autre chose que l’effort pour retrouver
la téléologie qui anime tous ces horizons et qui fait que l’histoire
de la ratio occidentale est à la fois occultation et redécouverte de [234]
la lumière 14. On comprend pourquoi la remise en jeu du thème
transcendantal a été référée par Husserl à l’initiative cartésienne
et au dévoilement du cogito plus qu’à un retour à l’« orthodoxie »
kantienne : c’est qu’en fait le sens de la phénoménologie trans‑
cendantale était de retrouver, à partir du modèle post-kantien, le
modèle pré-kantien du discours philosophique. Husserl renversait
entièrement le sens de la démarche kantienne, ou plutôt il tentait,
à partir d’un point de vue transcendantal qui le garantissait contre
toute thématique naturelle, de redécouvrir l’évidence du discours
cartésien comme fondement ultime de tous les discours vrais 15.
Ainsi pouvait-il considérer que la phénoménologie reprenait en sa
totalité la vocation philosophique de l’Occident 16.
Ce déséquilibre qui fait que toutes les philosophies postérieures
à Kant sont dans un rapport insurmontable à ce qui l’a précédé
explique sans doute pourquoi la philosophie du xixe siècle s’est
toujours développée à la fois comme un programme à remplir et [235]
comme un achèvement imminent. Achèvement puisque, partant
de son modèle actuel de possibilité, le discours philosophique
essayait de récupérer et de couvrir l’autre modèle, celui dont il
était né par la grâce de [la] transformation kantienne, et avec
lequel il est incompatible : la philosophie essaie en une seule parole
d’assumer et d’épuiser toutes les possibilités du discours philo­
sophique. Mais programme puisque, depuis Kant, la philosophie
ne peut plus être que discours sur ce qui la rend possible : il se
révèle alors que ce qui la rend possible (l’utilisation des deux
modèles simultanés), c’est ce qui la rend impossible – ou bien la
terminant brutalement, ou la repoussant à l’horizon d’une tâche
infinie. L’espoir se dessine alors de sortir du mode de discours
philosophique défini à l’âge classique. Jamais cet espoir n’a été
plus vif, précisément, qu’après l’effort de totalisation du discours
philosophique dans la phénoménologie : jamais on [n’]a attendu
Philosophie, métaphysique, ontologie 143

plus impatiemment que la pensée grecque vienne libérer la philo­ [236]


sophie occidentale, et la rende possible dans un nouveau matin.
Mais il est bien probable que ce retour à la pensée grecque [ne
soit] qu’une exigence et un effet de mirage dus à la nécessité et
à l’impossibilité du retour à Kant. On croit demander à la pen‑
sée grecque de nous restituer ce que la métaphysique occidentale
nous a caché 17 ; en fait on lui demande, dans la grammaire de
notre discours, de rendre possible ce que ce discours nous rend
impossible : c’est-à-dire une philosophie qui aurait détruit défini‑
tivement la métaphysique, et qui serait de plein droit le discours
de l’être. Mais en fait le discours philosophique qui permet de
penser la destruction de la métaphysique ne peut avoir rapport à
l’être que par l’intermédiaire d’une théorie de la représentation
ou par l’intermédiaire d’une analyse de l’être de l’homme.

NOTES

1.  À partir de ce chapitre, conformément à l’indication de la notice du


21 août 1966 du Cahier no 4, Foucault remplace par le terme « implicite » ce qu’il
avait auparavant désigné comme « inconscient » (voir infra, « Annexe », p. 255).
2.  En situant l’« œuvre kantienne » au « point de gravité de la philosophie
occidentale tout entière » (voir supra, p. 102), Foucault aligne la discontinuité
qui sépare les deux modèles de discours philosophique, la métaphysique de la
représentation et l’anthropologie, à la discontinuité épistémique entre âge clas‑
sique et âge moderne qu’il avait repérée dans Les Mots et les Choses. Peu après,
dans son cours de Tunis, lorsqu’il est question d’expliquer comment la confi‑
guration « anthropologico-humaniste » du discours philosophique fonctionne
à l’intérieur de la culture occidentale moderne, c’est en revanche la pensée
de Hegel qui constitue pour Foucault la césure cruciale entre la metaphysica
specialis et l’anthropologie (BNF, Fonds Foucault, cote NAF 28730, Boîte 58,
chemise 2, « La place de l’homme dans la pensée occidentale moderne. Cours
de Tunis, 1966‑1968 », à paraître).
3. Dans Dissertatio de arte combinatoria (Leipzig, J. S. Fikium et J. P.
­Seaboldum, 1666), Gottfried Wilhelm Leibniz développe un système logique
fondé sur l’hypothèse que tous les concepts qui voient le jour dans le langage
dérivent de la combinaison d’un nombre restreint d’éléments simples.
4.  George Berkeley, Principes de la connaissance humaine, trad. par ­Dominique
Berlioz, Paris, Flammarion, 1991 [1710].
5.  R. Descartes, Méditations métaphysiques, op. cit., « Première méditation »,
p. 79‑90.
6.  Ibid., « Troisième médiation » et « Quatrième méditation », p. 109‑162.
144 Le discours philosophique

7.  Foucault oppose « une métaphysique de la représentation et de l’infini et


une analyse des êtres vivants, des désirs de l’homme, et des mots de sa langue »,
d’une part, à « une analytique de la finitude et de l’existence humaine, et […]
une perpétuelle tentation de constituer une métaphysique de la vie, du travail
et du langage », de l’autre (M. Foucault, Les Mots et les Choses, op. cit., p. 328,
souligné dans l’original ). Les premières caractérisent à ses yeux l’épistémè classique,
alors que les secondes caractérisent l’épistémè moderne.
8.  I. Kant, « Préface de la première édition [1781] », dans Critique de la raison
pure, op. cit., Avii-x, p. 31‑33.
9.  Les jugements synthétiques a priori (tels les jugements mathématiques)
sont pour Kant universels et nécessaires, car ils sont indépendants de l’expérience
et fondés exclusivement dans la raison (a priori), tout en étant en même temps
informatifs, puisqu’ils étendent notre connaissance (synthétiques). Poser la ques‑
tion de la possibilité de ces jugements signifie dès lors se demander comment la
pensée peut progresser sans l’aide de l’expérience : « L’expérience, comme synthèse
empirique, étant donc dans sa possibilité l’unique mode de connaissance, qui
donne de la réalité à toute autre synthèse, celle-ci, comme connaissance a priori,
n’a elle-même de vérité (d’accord avec l’objet) qu’autant qu’elle ne contient rien
de plus que ce qui est nécessaire à l’unité synthétique de l’expérience en général.
[…] C’est de cette manière que des jugements synthétiques a priori sont possibles,
lorsque nous rapportons à une connaissance expérimentale possible en général
les conditions formelles de l’intuition a priori, la synthèse de l’imagination et
son unité nécessaire dans une aperception transcendantale, et que nous disons :
Les conditions de la possibilité de l’expérience en général sont en même temps
conditions de la possibilité des objets de l’expérience, et ont de ce fait une validité
objective dans un jugement synthétique a priori » (I. Kant, Critique de la raison
pure, op. cit., A157/B196-A158/B197, p. 204‑205, souligné dans l’original ).
10.  Après les deux préfaces (aux éditions de 1781 et de 1787) et l’introduction,
la Critique de la raison pure de Kant se compose de la « Théorie transcendantale
des éléments » et de la « Théorie transcendantale de la méthode ». L’« Esthétique
transcendantale » correspond à la première partie de la « Théorie transcendantale
des éléments », alors que l’« Analytique transcendantale » et la « Dialectique trans‑
cendantale » sont les deux « divisions » qui composent la « Logique transcendan‑
tale », c’est-à-dire la seconde partie de la « Théorie transcendantale des éléments ».
Voir M. Foucault, Les Mots et les Choses, op. cit., p. 314‑354.
11.  Dans les dernières années de sa vie, Foucault revendique de plus en plus
clairement l’héritage kantien de son propre travail philosophique. Cependant,
ce n’est pas au Kant des Critiques qu’il se réfère, mais plutôt à celui de Qu’est-ce
que les Lumières ? (Was ist Aufklärung ?, 1784) et du Conflit des facultés (1798).
À plusieurs reprises, dans ces années-là, Foucault présente Kant comme l’initiateur
des deux « grandes traditions critiques entre lesquelles s’est partagée la philosophie
moderne » à partir du xixe siècle : d’une part, une « analytique de la vérité » posant
la « question des conditions sous lesquelles une connaissance vraie est possible » ; de
l’autre, une « ontologie du présent » ou une « ontologie de nous-mêmes » posant la
question de l’actualité, du « champ actuel des expériences possibles ». Et ­Foucault
de conclure : « C’est cette forme de philosophie [l’ontologie de l’actualité] qui, de
Hegel à l’École de Francfort en passant par Nietzsche et Max Weber, a fondé une
forme de réflexion dans laquelle j’ai essayé de travailler » (M. Foucault, « Qu’est-ce
que les Lumières ? », art. cité, p. 1506‑1507).
Philosophie, métaphysique, ontologie 145

12.  Pour une thèse analogue, voir M. Foucault, Les Mots et les Choses, op. cit.,
p. 260‑261 ; Foucault y soutient qu’à partir de Kant se sont posés, d’une part,
« le problème des rapports entre le champ formel et le champ transcendantal »
et, d’autre part, « le problème des rapports entre le domaine de l’empiricité et
le fondement transcendantal de la connaissance ». La première forme de phi‑
losophie se manifeste « dans l’entreprise fichtéenne où la totalité du domaine
transcendantal est génétiquement déduite des lois pures, universelles et vides
de la pensée », alors que la seconde apparaît d’abord avec la « phénoménologie
hégélienne » et ensuite chez Husserl, avec sa tentative « d’ancrer les droits et les
limites d’une logique formelle dans une réflexion de type transcendantal, et de
lier d’autre part la subjectivité transcendantale à l’horizon implicite des contenus
empiriques, qu’elle seule a la possibilité de constituer, de maintenir et d’ouvrir
par des explicitations infinies ».
13.  Le système philosophique élaboré par Johann Gottlieb Fichte sous le
nom de Die Wissenschaftslehre (littéralement, « doctrine de la science ») se fonde
sur le concept de subjectivité pure, ou de « Moi absolu », à savoir sur le prin‑
cipe d’autoposition du Moi (Moi = Moi). Voir J. G. Fichte, Œuvres choisies de
philosophie première. « Doctrine de la science » (1794‑1797), 3e éd. augm., trad.
par Alexis Philonenko, Paris, Vrin, 1990.
14.  Voir E. Husserl, La Crise des sciences européennes et la phénoménologie
transcendantale, op. cit.
15.  Id., Méditations cartésiennes. Introduction à la phénoménologie, nouv. éd.,
trad. par Emmanuel Levinas et Gabrielle Peiffer, Paris, Vrin, 1992 [1931].
16.  « On voit comment la tâche phénoménologique que Husserl se fixera
bien plus tard est liée, du plus profond de ses possibilités et de ses impos‑
sibilités, au destin de la philosophie occidentale tel qu’il est établi depuis le
xixe siècle » (M. Foucault, Les Mots et les Choses, op. cit., p. 261). Foucault
consacre une série d’analyses très détaillées à la phénoménologie de Husserl
dans la première moitié des années 1950 ; voir M. Foucault, Phénoménologie
et Psychologie, op. cit.
17.  Référence à Heidegger ; voir supra, p. 15, note 3 du chap. 1, p. 18-20,
et p. 105. Sur ce point, Foucault semble souscrire à la thèse de Vuillemin selon
laquelle la pensée de Heidegger, plutôt que marquer la fin de la métaphysique, ne
constituerait qu’un « déplacement post-kantien » de l’opposition entre nature et
liberté déjà dénoncée par Hegel, ce qui ferait en réalité de Heidegger un « héritier »
de Kant. Voir J. Vuillemin, L’Héritage kantien et la révolution copernicienne. Fichte,
Cohen, Heidegger, Paris, PUF, 1954. Dans les archives de la BNF (Fonds Foucault,
cote NAF 28730, Boîte 37, chemise 44), on trouve les notes d’un cours de Jean
Beaufret sur Kant qui contient déjà des références à Vuillemin à propos de l’inter‑
prétation heideggérienne de Kant. Foucault revient sur cette allusion à Husserl et à
Heidegger concernant « la vieille tâche philosophique qui était née en Occident avec
la pensée grecque » dans un entretien avec Alain Badiou de février 1965 : annonçant
déjà le programme des Mots et les Choses, Foucault affirme que les rapports entre
philosophie et psychologie s’articulent au sein d’une anthropologie envisagée comme
une « structure proprement philo­sophique » définie par la « finitude humaine » et
en vertu de laquelle l’enchevêtrement de la philosophie et des sciences humaines
constitue « ce que nous avons à penser peut-être à la fois maintenant, ici où nous
sommes, et puis en général dans les années à venir » (M. Foucault, « Philosophie
et psychologie » [1965], dans DE I, no 30, p. 466‑476, ici p. 467‑468 et suiv.).
[CHAPITRE 10]

Description de la philosophie

La méthode de description fonctionnelle. – Les systèmes philosophiques.


– Les quatre grands types d’histoire de la philosophie (système, expé‑
rience, idéologie, déchiffrement) comme moments fonctionnels du dis‑
cours philosophique. – L’irréductibilité de la description fonctionnelle
à l’histoire de la philosophie. – L’interstice des œuvres et l’histoire
comme espace de possibilités simultanées.

Puisque l’on a défini les deux grands types de discours philo‑ [237]
sophique qui se sont partagé l’histoire de la pensée occidentale
depuis l’événement premier où tous deux au xviie siècle ont trouvé
leur condition de possibilité, il faut s’arrêter un instant et s’inter‑
roger sur la méthode de description utilisée jusqu’ici et dont on
a feint de supposer qu’elle pouvait aller de soi.
Une première singularité est à remarquer. D’un côté, cette
analyse semble assez complète pour pouvoir se refermer sur elle-
même : elle prétend définir l’espace où toutes les philosophies
effectivement articulées dans l’histoire trouvent leur place, et le
définir d’une façon si générale que nulle d’entre elles ne puisse lui
échapper ; elle prétend de plus décrire le cycle fonctionnel du dis‑
cours philosophique d’une manière assez exhaustive pour que les
dernières instances analysées trouvent à la fois leur appui et leurs
conséquences dans les premières : le cercle est alors parfaitement [238]
bouclé. Mais d’un autre côté, cette description est demeurée essen‑
tiellement inachevée : à chaque instant, elle indiquait des lignes
de fuite qu’elle ne marquait que par des pointillés ; elle localisait
des points de choix, laissait en blanc des décisions possibles, qui
à leur tour sans doute en auraient appelé d’autres, plus particu‑
lières mais plus nombreuses. À partir du mode d’être du discours
philosophique qui, lui, détermine la philosophie et ne peut être
148 Le discours philosophique

choisi par elle, à partir des quatre fonctions qui sont nécessaires
pour assurer son existence, à partir des grands types de compati‑
bilité, tout un buissonnement d’options se dessine encore, dont
on ne voit pas très bien à quelles limites il devrait s’arrêter : choix
des concepts derniers, choix du sens et des règles d’utilisation de
ces concepts, choix entre tous les ordres et les modes possibles
de présentation, choix des mots, peut-être ? Car c’est l’ensemble
presque indéfini de toutes ces décisions, pour une bonne part
silencieuses, qui forme le corps visible des discours philosophiques
tels que nous pouvons les lire 1. [239]
Cette clôture de la description fonctionnelle, cette ouverture
en revanche sur une masse si grande de décisions qu’on ne saurait
même les recenser posent un certain nombre de problèmes.
Le premier concerne la réalisation historique [de] tous ces possibles.
Étant donné que des règles très strictes de compatibilité excluent
un certain nombre de combinaisons éventuelles, peut-on supposer
que tout ce que le discours philosophique rendait possible a été
effectivement réalisé dans les philosophies que nous connaissons ?
Ou existe-t-il encore des possibilités qui sont demeurées vides, qui
ne seront remplies que plus tard, ou qui peut-être resteront défini­
tivement dans la grisaille de la virtualité ? Ces questions, on le voit,
sont liées à la vieille interrogation sur le destin ou l’avenir de la
philosophie. Si le discours philosophique dont nous parlons n’a pas
encore délivré toutes ces possibilités, nous sommes encore placés à
l’intérieur de son horizon ; et tout ce qui peut se dire aujourd’hui à
son propos (et ce discours précisément qui se tient là sur ce papier)
fait partie de ses déterminations fondamentales ; il n’a donc ni
le droit ni la simple possibilité d’en parler de l’extérieur. Mais si [240]
toutes les possibilités ont été effectuées, alors nous voilà parvenus
à la fin de la philosophie, ou du moins de cet épisode actuel qui
a trouvé son origine au début du xviie siècle, et c’est peut-être cet
achèvement qui nous donne l’autorisation d’analyser comme une
architecture de possibles ce qui a été effectivement constitué dans
l’histoire. Se trouve ainsi formulé tout le problème du rapport entre
l’actuelle description et le discours philosophique lui-même : en est-
elle un simple élément (quelques décisions nouvelles qui n’avaient
pas été prises encore parmi celles qui demeurent possibles) ?
Ou marque-t-elle la naissance d’un épisode radicalement nouveau ?
Description de la philosophie 149

Ou n’est-elle pas, sur la philosophie, un discours qui, en lui-même,


est non philosophique ? Toutes ces questions renvoient à une autre,
qui leur est préalable à toutes : quelle position une pareille analyse
descriptive occupe-t-elle par rapport à ce qu’on entend tradition‑
nellement par « philosophie » ?
Pour répondre à cette question, le premier pas à faire consiste [241]
à s’interroger sur ce qui est décrit dans cette description  a : il faut
se demander si l’objet de la présente analyse est bien le même
que celui dont traite familièrement l’histoire de la philosophie.
À partir d’un certain nombre d’éléments fixes et indispensables,
on a esquissé le foisonnement de toute une série de décisions
subordonnées les unes aux autres et coordonnées entre elles ; si on
poursuivait l’analyse, si on traversait le domaine des choix les plus
généraux pour gagner la région des plus particuliers, si on suivait
systématiquement une des voies proposées à chaque fourche, en
vérifiant qu’elle est bien compatible avec les chemins empruntés
antérieurement, est-ce qu’on ne rejoindrait pas ainsi le niveau
décrit traditionnellement comme système philosophique 2 ? Pous‑
sée jusqu’à la définition des choix derniers, l’actuelle description
devrait être équivalente à l’analyse d’une philosophie réellement
existante selon ses concepts fondamentaux et leur mode d’enchaî‑ [242]
nement. Et si par impossible on pouvait la déployer entièrement
dans ses deux dimensions (en profondeur jusqu’aux choix ultimes
des systèmes particuliers, en largeur en tenant compte de toutes les
décisions possibles et de tout ce qu’implique chacune), on devrait
reconstituer tout bonnement l’histoire générale de la philo­sophie
depuis trois siècles. En un sens, ce recoupement au stade dernier
de la description pourrait avoir valeur, sinon de preuve, du moins
de confirmation par les faits. Mais à dire vrai, l’idée de ce recou‑
pement est plus périlleuse que ne sont rassurantes les garanties
qu’elle offre à la limite. C’est que, d’abord, la promesse d’une
redécouverte des systèmes, en leur corps visible, est repoussée à
l’infini : si grand est le nombre des embranchements qui séparent
les nécessités générales des décisions les plus localisées qu’il est
concrètement impossible de les parcourir tous. À supposer même
qu’on puisse, en passant successivement par tous ces filtres de
a.  Rayé : « et s’il s’agit bien de ce que les historiens ont l’habitude d’appeler
“les systèmes philosophiques” […] ».
150 Le discours philosophique

décision, parvenir jusqu’aux caractéristiques essentielles d’un sys‑


tème, que tout historien pourrait lui aussi découvrir, mais à la pure
et simple lecture du système, est-ce bien une confirmation qu’on [243]
obtiendrait ainsi ? Ne serait-on pas soupçonné d’avoir renversé
l’ordre de l’analyse, en présentant comme résultat ce qui avait
en fait joué le rôle d’un point de départ ? Toutes ces fonctions
générales du discours philosophique, dont on a essayé de faire
des conditions de possibilité antérieures à chaque énoncé effectif,
est-ce qu’on ne les a pas tout simplement obtenues par abstraction,
en partant de ce qui était manifeste dans les systèmes ? Est-ce
qu’on [n’]a pas extrapolé et métamorphosé en formes générales
des éléments dont l’expérience a montré, sans plus, qu’ils appar‑
tenaient en commun à plusieurs philosophies ?
Il faut faire ici une distinction importante : l’analyse présente a
bien affaire à « la philosophie » telle, du moins, qu’elle s’est consti‑
tuée et manifestée dans l’histoire de l’Occident depuis le début de
l’âge classique ; le fait brut de cette existence, le trait caractéristique
de notre ethnos, qu’il y a eu, qu’il y a encore un certain nombre
d’énoncés et discours qui se donnent pour « philosophie » et dont
beaucoup au moins sont immédiatement reconnus comme tels [244]
– ce fait est bien l’horizon de l’analyse : c’est de lui qu’elle parle, c’est
en lui qu’elle s’enferme, mais c’est lui, aussi bien, qu’elle s­’efforce
de contourner. Or ce fait n’est pas assimilable ni réductible à la suc­
cession ou à la simultanéité de systèmes philosophiques ayant entre
eux des ressemblances, des parentés ou des rapports de filiation.
Qu’il y ait « de la philosophie » parmi tant d’autres discours, dont
les uns sont anonymes et quotidiens, les autres désignés comme
scientifiques, politiques, littéraires, etc., est une chose ; que ces dis‑
cours revêtent des formes entre lesquelles des analogies peuvent être
constatées [en est une autre]. Mais quand on dit qu’il s’agit là de
deux choses différentes, on ne veut pas faire entendre qu’elles sont
l’une à l’égard de l’autre parfaitement indépendantes et qu’elles
obéissent à deux régimes qui s’ignorent. En fait, il n’y a pas de
doute que l’organisation conceptuelle des philosophies s’articule sur
les exigences internes du discours philosophique et de ses fonctions
premières. Mais cette articulation n’est pas de l’ordre de la pure
et simple continuité. En essayant d’analyser le fait qu’il y a de la
philosophie, et de cerner ce qu’il y a de propre à ce discours, on ne [245]
Description de la philosophie 151

cherche donc pas à définir ce qu’il peut y avoir de commun entre


plusieurs systèmes ; on ne veut pas mettre au jour les problèmes
fondamentaux dont on pourrait reconnaître la constance à moitié
secrète au-dessous des diverses solutions visibles ; il ne s’agit pas de
reconstituer, en termes un peu plus généraux, donc un peu moins
déterminés, le système d’ensemble, l’analogon d’œuvre, la quasi-
philosophie qu’aurait écrite, pendant trois siècles, la complicité
silencieuse de textes qui, pour une certaine part, s’opposent quand
ils ne s’ignorent pas. En d’autres termes, il ne s’agit pas d’instaurer
la table des « concepts de concepts » où les différentes philosophies
pourraient trouver comme le principe de leur généralisation et la
raison de leur parenté. Il s’agit plutôt d’établir le concept des fonc‑
tions qui permettent au discours de bâtir, d’inventer, d’emprunter,
de transformer ces concepts qu’on appelle « philosophiques ». Cette
différence entre « concepts de concepts » et « concepts du fonction‑
nement des concepts » permet d’opposer la description présente à
l’histoire de la philosophie et de montrer comment, malgré tout,
elles se rapportent l’une à l’autre.
D’ordinaire, on entend par la dimension discursive de la philo‑ [246]
sophie l’élaboration d’un certain domaine préalable et autonome
qui serait la philosophie elle-même dans la plénitude de ses droits,
mais qui ne pourrait jamais être manifesté autrement que dans un
discours ; cette élaboration comprendrait la mise en forme cOncep‑
tuelle d’expériences originaires ou d’autres concepts plus anciens ;
elle comporterait aussi la définition sémantique précise des mots
par lesquels sont désignées ces nouvelles formes conceptuelles ; elle
comporterait le dessin des enchaînements théoriques qui peuvent
les relier les unes aux autres ; enfin, le choix du parcours qui permet
de manifester ces formations conceptuelles et leur réseau d’appar‑
tenance, en une série de propositions qui se font suite. Une telle
analyse du discours philosophique suppose que la philosophie pré‑
existe à son discours comme un champ théorique qui détiendrait
en lui-même ses propres lois et prescrirait de loin la manière dont
on peut, dont il faut le transcrire en énoncés. Le commentaire
d’une philosophie, ce qu’on appelle curieusement son « histoire »,
consiste à rendre son discours aussi transparent que possible afin [247]
qu’apparaissent, au-dessous ou au travers des mots, des phrases, des
chapitres et des livres, la pure architecture des concepts, l’expérience
152 Le discours philosophique

unique qui se module indéfiniment, le jeu des propositions fonda­


mentales qui forment comme une axiomatique 3. De toute façon, il
s’agit de retrouver le champ prédiscursif dont le discours visible du
philosophe est un des modèles possibles, et à vrai dire le seul ; de ce
même champ prédiscursif, le discours de l’historien doit constituer
le modèle gris, paradoxal, annexe et dérivé. Puisqu’il énonce, lui
aussi, ce domaine antérieur au discours, puisqu’il a pour tâche
précise de le redécouvrir et d’en définir tous les éléments, il en
est, à côté de l’œuvre analysée, un autre modèle. Puisqu’il n’a pas
pour fin d’articuler directement ce domaine en lui-même, mais
seulement dans son rapport avec le modèle discursif qui l’a, une
fois et une seule fois, manifesté, il constitue le modèle du modèle ;
et ce dernier se met ainsi à fonctionner par rapport à lui comme
un champ prédiscursif. Puisque enfin le discours philosophique
n’est expliqué en sa nécessité que si on a pu montrer en lui le seul [248]
modèle possible du champ théorique qu’il parcourt et formule, le
modèle de l’historien doit être exactement identique à celui dont
il fait l’analyse. De là sans doute les paradoxes qui marquent la
tâche et les présomptions de l’histoire des philosophies : comme
second modèle d’un champ prédiscursif qui a déjà reçu un modèle,
elle peut prétendre à être une autre philosophie ; comme modèle
du premier modèle, elle fait de la philosophie qui lui préexiste
son objet théorique, et en la rapportant sans cesse à un domaine
prédiscursif dont elle serait la formulation, elle peut prétendre à
en faire à la fois la genèse et la critique ; enfin, puisqu’elle doit
être identique à cela même dont elle est le modèle, elle ne peut
avoir qu’une prétention, qu’un critère et qu’une récompense : dire
exactement ce qui a été dit par le philosophe. Tout cela se résume
en un paradoxe général : il s’agit pour l’historien de penser ce
qui a été pensé par la pensée du philosophe, mais sans que cette
pensée l’ait effectivement pensé. De là, le fait que l’histoire de la
philosophie – même celle qui se veut la plus objective, la moins
proche d’une histoire individuelle – ne peut pas se donner d’autre [249]
espace que la « pensée » du philosophe (ce qu’il considérait comme
vrai, ce qui avait sens pour lui, ce qu’il avait voulu dire) ; et [le
fait] qu’elle ne peut pas éviter – aussi hostile qu’elle puisse être à
toute psychologie – un certain partage à l’intérieur de la pensée
entre l’explicite et l’implicite, entre le manifeste et le sous-jacent.
Description de la philosophie 153

Sous toutes ses formes, l’histoire de la philosophie se propose de


dire l’impensé de la pensée, c’est-à-dire ce qui règne au-dessous
de tous les discours.
Mais il ne suffit pas d’opposer à ces analyses qui traversent le
discours philosophique une description qui se maintient dans
l’élément de ce discours. Il faut de plus savoir comment il peut
se faire que le discours philosophique autorise une telle forme
de commentaire et pourquoi il semble indiquer de lui-même
un champ théorique qui lui est préalable. C’est que l’histoire
de la philosophie fait depuis longtemps partie de la philosophie
elle-même, au point qu’elle est arrivée à en occuper aujourd’hui
la plus grande surface. Il existe en fait plusieurs grands types
d’histoire de la philosophie. Il est facile de caractériser chacun [250]
en quelques mots. On peut considérer une philosophie existante
comme un ensemble constitué par un nombre fini de concepts
ayant chacun, avec un domaine précis de signification, des règles
d’utilisation possibles. Certains de ces concepts ne peuvent être
obtenus que par des définitions initiales ; certaines règles doivent
être également posées au départ sans que rien d’autre puisse en
rendre compte. Tout le reste doit pouvoir être construit à partir
de ces éléments premiers. Le rôle de l’histoire de la philosophie est
alors de constituer le système qui constitue l’armature logique de
l’œuvre. Ce système est à la fois principe d’explication de toutes
les parties du discours, et de la manière dont elles s’enchaînent
malgré les discontinuités ou les contradictions apparentes, et cri‑
tère de leur cohérence. Les historiens de la philosophie peuvent
aussi traiter le discours comme la traduction verbale d’un cer‑
tain nombre d’expériences (d’une seule peut-être) antérieures à
toute conceptualisation : ces expériences sont à la limite originaire
de la philosophie ; elles en font partie puisqu’elles ne se mani‑ [251]
festent que dans le discours philosophique, et elles lui échappent
aussi puisque ce sont elles qui le rendent possible. Cette position
­ambiguë explique, en retour, que d’un côté, cette expérience fasse
corps avec une œuvre, ne puisse s’en détacher ni être valablement
traduite en d’autres termes ; et que pourtant, d’un autre côté,
cette œuvre jamais ne soit capable de l’épuiser, d’en venir à bout
et de la contourner entièrement. Il est aussi possible à l’histo‑
rien de la philosophie de traiter celle-ci comme la transcription,
154 Le discours philosophique

dans un discours qui se prétend vrai, d’un domaine ou d’une


série de domaines ayant tous leur organisation, leur rationalité,
leur discursivité propres ; de sorte que le champ prédiscursif de
la philosophie n’est tel que pour elle seule ; elle lui impose donc
une forme de discours supplémentaire qui n’articule pas sa vérité,
mais la transforme selon un autre système de représentation 4.
Enfin, ce domaine prédiscursif peut être conçu comme un autre
discours, mais si reculé, si obscur, si voilé qu’il ne viendrait jamais
à l’oreille de personne, si justement les différentes philosophies
n’étaient autant d’efforts pour le déchiffrer à travers les signes qui [252]
peuvent nous en parvenir : chaque œuvre philosophique, en son
unité interne, proposerait une sorte de code qui permettrait de
donner un sens à tous ces éléments déchiquetés et énigmatiques
qui nous viennent à travers la nature, le monde, l’histoire et la
parole des hommes 5. Bref, à partir du moment où l’on réfère le
discours philosophique à un domaine qui lui est antérieur, et qui
lui sert de fondement, on est amené à traiter la philosophie soit
comme système, soit comme expérience, soit comme idéologie,
soit comme déchiffrement.
À propos de ces quatre types d’histoire de la philosophie, il
convient de faire un certain nombre de remarques. Depuis le
moment où, pour les raisons qui ont été dites plus haut, le discours
philosophique a entretenu avec lui-même un rapport d’histoire, ces
quatre formes se sont succédé dans l’ordre inverse de l’exposé : on
a d’abord cherché à traiter chaque philosophie comme le déchif‑
frement partiel, à la fois fondé et illusoire, d’un logos unique dont
seule la philosophie vraie, c’est-à-dire dernière, serait la recollection
totale ; puis on a essayé de définir la manière dont les philo­
sophies transforment (en s’appuyant sur eux, mais en les cachant) [253]
les contenus scientifiques, religieux, politiques qui constituent pour
elles un domaine préalable ; on a essayé de reconstituer, derrière
chaque grand discours philosophique, l’expérience (intuition ou
perception du monde) dont il entreprend et recommence sans
cesse l’inépuisable transcription ; enfin, plus récemment, on a
­cherché à retrouver, en toute œuvre philo­sophique, la cohérence
systématique qui unit sans contradiction tous les segments du
discours 6. Or ces quatre grandes formes d’histoire que la philo­sophie
elle-même a suscitées et entretenues depuis cent cinquante ans
Description de la philosophie 155

ne sont point, même lorsqu’elles le cherchent de la manière la


plus explicite, des points de vue non philosophiques sur la philo‑
sophie ; mais ce ne sont point non plus, même lorsqu’elles
essaient de se faire passer pour telles, des philosophies presque
originales. Ce sont tout simplement des modes de fonctionnement
du discours philosophique à l’égard de lui-même. En effet, ces
quatre formes d’histoire correspondent terme à terme aux quatre
fonctions du discours philosophique. L’analyse du système corres­
pond à la fonction de légitimation, puisqu’il s’agit pour l’historien [254]
de trouver l’ensemble des définitions, des concepts, des règles de
déduction des propositions qui rendront vrai à l’intérieur du dis‑
cours chacun des énoncés qui se trouvent y figurer. L’analyse de
l’expérience fondamentale correspond à la fonction réflexive du
discours : elle entreprend en effet de remettre au jour ce qui peut
être à l’origine du discours dans cette genèse idéale qui le suscite
toujours à nouveau, et ce qui définit les limites de son horizon.
Expliquer une philosophie comme idéologie, c’est se replacer à
l’intérieur de la fonction critique du discours afin de l’exercer
sur lui-même ; c’est chercher à définir quelle charge d’éléments
implicites est présente dans le discours, quel système d’apparences
il suscite, et quelles sont les opérations pratiques qui sont visées
ou effectuées en lui. Enfin, traiter les philosophies comme les
déchiffrements balbutiants d’une parole unique, c’est reprendre la
fonction interprétative de tout discours philosophique, puisqu’il
s’agit de retrouver ce logos dont les philosophies seraient comme
l’oublieuse mémoire, l’encyclopédie parcellaire. L’histoire de la
philosophie n’a pas tort de considérer qu’elle « fait partie » de la
philosophie, et qu’en ce sens elle s’oppose à l’histoire des sciences [255]
qui, elle, n’a jamais encore été une science, et à l’histoire de la
littérature qui, elle, n’est jamais directement et de plein droit une
œuvre  a. L’histoire de la philosophie se loge dans le fonction­
nement du discours philosophique.
Mais elle n’en constitue pas simplement le reflet et la gratuite
image. Elle a par rapport à lui un rôle très précis à jouer. Au premier
regard, il semble que l’histoire de la philosophie, bien qu’elle prenne

a.  Note en bas de page de Foucault : « On ne nie pas ici l’existence d’un
rapport intrinsèque entre les discours littéraires ou scientifiques et la pos‑
sibilité d’en faire l’histoire. »
156 Le discours philosophique

pour objet singulier toutes les manifestations du discours philo­


sophique, ait pour résultat d’en effacer la forme particulière : et par
là, on ne vise pas simplement ces « réductions » qui font apparaître
les philosophies comme des survivances de formes religieuses, ou
comme des opérations politiques, on ne désigne pas simplement
la réduction « idéologique » de la philosophie, mais bien les quatre
modalités majeures de son histoire. Toutes quatre en effet font
valoir l’une des fonctions du discours à la place des trois autres ; [256]
de sorte qu’au lieu de l’hétérogénéité fonctionnelle qui assure le
cycle entier du discours, on n’a plus qu’un domaine unique et
absolument homogène – une nappe de notions liées [les] unes aux
autres, soit comme une série d’inférences nécessaires, soit comme
le déploiement thématique ou conceptuel d’une seule et même
expérience, soit comme ensemble de traductions idéologiques, soit
comme les différents moments d’une même entreprise de décryp‑
tage. Mais ce brouillage de l’hétérogénéité fonctionnelle du discours
philosophique a sa raison d’être, et dans ce discours précisément.
On a vu que la possibilité d’un rapport historique à soi-même s’est
constituée, dans la philosophie occidentale, à la fin de l’âge clas‑
sique, lorsque le second modèle de discours  a, en se substituant au
premier, ne l’avait pas effacé, mais déplacé et repris sans que jamais
cette référence disparaisse. De là le projet d’unifier l’un à l’autre
deux réseaux théoriques incompatibles ; de là les deux idées corré‑
latives que la tâche de la philosophie est infinie, son but toujours
reculé, et qu’elle ne peut se réaliser que dans sa proche, dans son [257]
imminente disparition. Or, c’est par rapport à cette tâche infinie,
par rapport à cette fin si menaçante que l’histoire de la philosophie
a un rôle très précis à jouer. Et si elle existe sous quatre formes
différentes, c’est que ce rôle, elle l’exerce dans les quatre régions
définies par les fonctions du discours, les réseaux théoriques qui en
assurent l’exercice, et les domaines primaires qui leur correspondent.
On a vu que le discours philosophique devait se légitimer lui-
même dans la mesure où, à la différence des énoncés scientifiques,
il ne faisait pas abstraction de l’ici et du présent à partir desquels
le sujet parlant l’articule. Or, en traitant les philosophies comme
des trames homogènes de définitions, de concepts et d’inférences,

a.  Rayé : « s’était transformé en celui qui caractérise la philosophie moderne ».


Description de la philosophie 157

l’historien se place dans une dimension idéale où le discours philo­


sophique pourrait avoir le même mode d’être qu’une série de
propositions scientifiques. Du même coup, on comprend que la
philosophie n’a plus à opter entre une théorie du dévoilement et
une théorie de la manifestation, puisque la vérité de son discours
se donne dans une pure évidence formelle qui vaut de la même [258]
façon pour toute série de propositions quelles qu’elles soient ; on
comprend aussi que le projet d’une théorie absolument rigoureuse
du sujet n’est plus une tâche indéfiniment reculée, puisque le sujet
parlant est désormais donné au départ, assuré et légitimé en tout
ce qu’il dit, sous la forme de principes universels de cohérence.
Dès lors, la philosophie n’est plus prête à disparaître dans le mou‑
vement de sa propre réalisation, puisqu’elle a effectivement existé
comme discours rationnel. On aperçoit les conséquences d’un
pareil type d’analyse historique : chaque philosophie doit pouvoir
s’isoler comme une série de propositions non contradictoires ; mais
toutes peuvent relever d’une critique précise – interne si sa cohé‑
rence est en défaut, externe si elle fait appel à des énoncés dont on
peut démontrer rationnellement qu’ils sont faux. Mais on voit que
toute cette démonstration de possibilité de la philosophie repose
sur le principe qu’il n’existe pas, en face des énoncés scientifiques,
de discours philosophique ayant un mode d’être singulier 7.
On pourrait recommencer la démonstration pour les trois autres [259]
formes d’histoire. Qu’il suffise d’en indiquer les lignes principales.
La fonction réflexive oppose le discours philosophique au discours
de fiction : elle est nécessaire en effet dans la mesure où le premier
ne constitue pas, comme le second, en l’inventant à chaque ins‑
tant, le sujet qui parle, le lieu et le temps d’où il parle ; il est donc
contraint de chercher un fondement à sa propre parole soit dans
un droit originaire à posséder la vérité, soit dans des conditions qui
l’autorisent à y accéder. Or, en traitant une philosophie comme la
transcription d’une intuition première ou d’une vision du monde 8,
l’historien place le philosophe (c’est-à-dire le sujet parlant) dans
l’élément d’une sorte de discours antérieur à son propre discours :
discours bref, instantané de l’intuition, discours illimité, quasi silen‑
cieux de la vision du monde, à l’intérieur duquel naissent et le
discours philosophique et celui qui le prononce. Ce discours est à
la fois condition et origine de la philosophie : il lui donne sa vérité
158 Le discours philosophique

et la lui limite en même temps. Et ce fondement que la philo­


sophie cherchait dans une tâche infinie, l’histoire montre qu’elle le [260]
possédait à l’avance, dans ce discours irréfléchi d’où elle a pris son
départ. Mais là encore, cette démonstration de possibilité repose sur
le principe d’une communauté de nature entre discours de fiction
et discours philosophique. De la même façon, l’histoire qui traite
la philosophie comme une idéologie démontre comment effective‑
ment la philosophie est liée à une pratique, bien plus, qu’elle consti‑
tue elle-même une pratique, et qu’elle peut réellement changer la
face du monde, mais à condition qu’elle appartienne au même
mode de discours que les énoncés politiques ou quotidiens. Enfin,
l’historien qui entreprend de prouver que le discours philosophique
met bien en lumière le logos du monde, et que la philosophie, dans
la succession de son devenir, constitue bien à la fois l’encyclopédie
et la recollection de ce logos, suppose nécessairement que le discours
philosophique, comme le discours religieux, reprend en lui-même
l’antériorité d’une parole absolue.
On voit comment l’histoire de la philosophie rendue néces­
saire (à partir d’un certain moment bien déterminé) par le mode [261]
d’être du discours philosophique n’est possible que comme discours
masquant ce mode d’être et présentant la philosophie comme un
analogon des énoncés scientifiques, fictifs, quotidiens ou religieux.
Il ne s’agit donc aucunement de dire que chacune de ces analyses
historiques est fausse en son genre ; ni de dire que l’histoire de la
philosophie en général est une vaste erreur dans laquelle la pensée
s’est égarée pendant plus d’un siècle et dont il faudra bien enfin
revenir si on veut libérer la philosophie pour la rendre, de nouveau,
possible. Au contraire, dans la mesure où on peut montrer que
cette histoire en général et les formes diverses qu’il lui arrive de
prendre font partie intégrante du discours et sont indispensables
à son régime, alors elles se trouvent philosophiquement fondées.
L’histoire de la philosophie n’est ni l’oubli de la philosophie elle-
même ni la dernière manifestation, le dernier repli sur soi d’une
pensée, ou d’une formation culturelle, ou d’une discipline en voie
de disparaître ; elle est un des moments fonctionnels du discours
philosophique. Moment fonctionnel à la fois important et para‑
doxal, puisqu’il a pour rôle d’homogénéiser entre eux tous les autres [262]
moments de ce discours au point de les faire apparaître comme une
Description de la philosophie 159

nappe continue de notions, et puisqu’il a pour autre rôle d’effacer


la spécificité du discours philosophique par rapport à tous les autres
modes du discourir. Mais il devient facile alors de saisir la diffé­
rence entre l’histoire de la philosophie et le genre de description
qui se propose ici. Ce dernier, en effet, s’est donné pour tâche de
ressaisir ce qu’était, en sa singularité, le discours philosophique.
Il peut donc, il doit donc, rejoindre l’histoire de la philosophie,
telle qu’elle existe ; cependant, il doit la rejoindre non pas pour y
trou­ver un recoupement – une sorte de plan perpendiculaire au
sien, énonçant en termes de constatations historiques précises ce
qu’il a essayé de déduire du seul mode d’être du discours philo­
sophique –, mais comme un des éléments qui font partie du dis‑
cours des philosophes. L’histoire de la philosophie n’est plus alors
une autre façon, irréductible à la première, de décrire la philo­
sophie : elle est elle-même objet de description à l’intérieur d’une
description plus générale qui concerne la philosophie elle-même.
Cette discontinuité entre l’histoire de la philosophie et l’actuelle [263]
description explique un certain nombre de différences qu’il est utile
de souligner. Dans l’histoire de la philosophie, le lieu privilégié
de l’analyse, c’est l’œuvre considérée en son individualité – soit
comme livre, soit comme série d’ouvrages successifs dérivant du
premier, le transformant et le développant, s’acheminant vers un
dernier qui achève les autres ou les laisse en suspens. L’espace qui
demeure en grisaille, c’est celui qui sépare les œuvres et devrait
constituer, s’il n’était négligé, leur lieu commun. De sorte que,
pour l’historien, n’existent que des philosophies ; quant à la conti‑
nuité qu’on pourrait établir entre elles, on ne peut la chercher que
dans ce domaine prédiscursif qui est antérieur à la philosophie
elle-même : c’est-à-dire dans une structure universelle de la raison,
ou dans une certaine permanence de l’intuition du monde, ou dans
le devenir propre aux domaines dont la philosophie assure la prise
de conscience critique, ou enfin dans le logos du monde venant
peu [à] peu jusqu’au point de sa manifestation. Le principe qui [264]
fait que la philosophie peut avoir une histoire est ainsi étranger à la
philosophie elle-même. De sorte que, d’une œuvre philosophique
à l’autre, la discontinuité est à peu près totale : car ce qui peut les
relier n’est jamais que le contenu ou l’élément non philosophique
du système 9. À partir du moment où commence ce qui est, en
160 Le discours philosophique

l’œuvre, proprement philosophique, alors toute continuité est rom‑


pue ; mais en même temps s’inaugure une homogénéité nouvelle :
celle des concepts et des notions dont l’enchaînement doit former
la trame ininterrompue de l’œuvre. L’histoire de la philosophie,
au moins sous sa forme traditionnelle, suppose une organisation
ternaire : le sol imprécis, mal élucidé d’un devenir, à la fois continu
et changeant, qui est étranger à la philosophie mais rend compte à
la fois de la ressemblance et des différences entre les systèmes ; puis
la philosophie elle-même, qui n’existe jamais que dans la disconti‑
nuité des philosophies, leur commencement toujours absolument
nouveau, et leur fin toujours irrémédiable ; enfin la continuité
philosophique interne de chacune de ces philosophies séparées.
Tout au plus arrive-t-il parfois qu’on superpose à cette série de [265]
continuités séparées un léger réseau de concepts qu’on suppose
commun à plusieurs philosophies, de problèmes transmis de l’une
à l’autre, de thèmes, un peu indifférenciés, qui parcourent tout un
groupe d’entre elles. Mais à y regarder de près, l’historien s’aperçoit
vite que ces thèmes, problèmes ou concepts deviennent autres par
leur contenu, leur sens, leurs règles d’utilisation dès qu’ils passent
d’une première philosophie à une seconde ; en d’autres termes, en
tant qu’ils font partie d’une philosophie, ils ne peuvent demeurer
les mêmes ; et si un système accueille ceux qui ont été formés et
utilisés dans une œuvre précédente, c’est en les traitant comme
extérieurs à son propre discours, au même titre qu’un concept
mathématique ou un problème posé par la politique.
Dans la méthode de description qu’on utilise ici, le jeu des dis‑
continuités est inverse. À l’intérieur d’une seule et même œuvre,
on reconnaît des fonctions discursives absolument hétérogènes,
mais absolument indispensables les unes aux autres. De sorte
qu’envisagés de ce point de vue, les différents éléments du dis‑ [266]
cours peuvent bien ne pas obéir à la règle de la cohérence, [mais]
ils ne peuvent éviter d’être fonctionnellement compatibles. Cela
a deux conséquences : d’abord, cette compatibilité ne peut jamais
être un instrument de critique ou une instance de jugement à
propos du système ; on n’a pas à se demander si les différents
éléments du discours sont compatibles ; ils ne peuvent pas ne
pas l’être puisque cette compatibilité est condition du fonction­
nement, donc de l’existence du discours ; le problème qui se pose
Description de la philosophie 161

à la description est de savoir par le choix de quelles possibilités les


fonctions du discours trouvent à s’exercer. L’autre conséquence,
c’est qu’à l’intérieur d’un discours, un seul et même concept peut
parfaitement assurer deux fonctions : dans chacun de ces rôles, il
a des règles précises d’utilisation qui peuvent très bien n’être pas
les mêmes ; de sorte que si on l’analyse seulement en termes de
cohérence conceptuelle, on le découvrira hétérogène ou même
contradictoire avec lui-même : cela ne juge pas la philosophie en
question, mais indique en tout et pour tout qu’on ne saurait faire
entrer ce concept dans un discours de type scientifique.
Or, ce lien indispensable entre les différentes fonctions du dis‑ [267]
cours ne renvoie pas à la décision du philosophe, à la rigueur de
sa pensée, à l’unité de son expérience, mais à des nécessités qui
appartiennent au discours philosophique en général (ou plutôt à
cette forme de discours apparue, dans le monde occidental, vers
le début du xviie siècle). Ce qui est commun aux diverses philo‑
sophies, ce n’est donc pas le non-philosophique qui les précède
ou les entoure, c’est au contraire ce qu’il y a de spécifique dans
la philosophie : la forme singulière de son discours. Le moment
essentiel, le temps plein de cette description, ce n’est donc pas
l’œuvre en son individualité, mais au contraire ce qui l’entoure,
ce qui la supporte, ce qui d’un texte à l’autre, d’un système à
celui qui le critique ou le contredit, constitue la permanence de la
philosophie comme discours. C’est l’interstice des œuvres qu’on a
essayé de faire venir à la lumière. On trouve alors la possibilité de
comparer les œuvres les unes aux autres. Cette comparaison peut
se faire de deux manières. [D’une part,] établir les équivalences
fonctionnelles : montrer que tels ensembles de propositions, tels [268]
jeux de concepts qui n’ont en apparence aucun trait commun,
occupent la même place dans le cycle fonctionnel de deux discours
philosophiques. Et d’autre part, montrer quels sont, à partir des
décisions fondamentales et communes à tous les discours, les choix
qui ont été communs et ceux qui ont été différents. On voit que
par là la description peut, au niveau même de la philosophie,
ouvrir une dimension historique que l’histoire traditionnelle de
la philosophie n’avait pu trouver qu’aux limites extérieures de la
philosophie : un espace se trouve donné, à l’intérieur duquel chaque
possibilité peut être située, chaque type de compatibilité défini, et
162 Le discours philosophique

décrit chaque ensemble de transformations qui permet de passer


de l’un de ces types à l’autre. On dira peut-être que c’est là une
bien piètre histoire : que la véritable histoire, elle, est prise dans la
grande coulée du temps, qu’elle est faite d’une continuité de causes
et d’effets, qu’elle a des déterminations profondes, et qu’elle va
d’une origine sourde vers la clarté d’un horizon qui recule toujours. [269]
Mais il va bien falloir enfin que notre époque revienne sur tous
ces vieux thèmes qui ont enchanté le siècle passé. Il va bien falloir
admettre enfin que le temps, c’est de l’espace, un espace de possi‑
bilités simultanées, et que l’histoire les parcourt selon des formes
qui ne naissent pas de la grande poussée du devenir, mais des lois
qui régissent le simultané et prescrivent sa transformation en un
autre simultané. Il faut en tout cas retourner du pour au contre et
du noir au blanc cette histoire qu’ont racontée jusqu’à présent les
historiens de la philosophie 10 : au lieu de placer des œuvres séparées
dans la pâleur sans densité d’un continuum jamais articulé, il s’agit
[de] faire surgir l’interstice des œuvres et de définir leur succession
dans la simultanéité des possibles. Car la philosophie est en ce lieu,
précisément : hors des œuvres, et là où elles se tiennent ensemble.

NOTES

1.  Sur les points de choix et le principe de clôture, voir respectivement


supra, p. 170 et suiv., et note 4 du chap. 8, p. 124-125 ; p. 47-48, et note 11
du chap. 4, p. 55.
2.  Sur la description de la philosophie comme système philosophique chez
Gueroult et Vuillemin, voir supra, p. 48 et note 11 du chap. 4, p. 55 ; p. 111
et note 4 du chap. 8, p. 124-125.
3.  Alors que les références à la « pure architecture des concepts » et au « jeu
des propositions fondamentales qui forment comme une axiomatique » renvoient
respectivement à la méthode de Gueroult et à celle de Vuillemin, l’allusion à
l’« expérience unique qui se module indéfiniment » vise un ensemble beaucoup
plus large de positions. Dans la suite du manuscrit (p. 153 et suiv.), Foucault
associe cette « expérience » à l’une des grandes formes de l’histoire de la philo­
sophie dont l’apparition précède celle des systèmes philosophiques envisagés par
Gueroult et Vuillemin, et à laquelle ces derniers s’opposent explicitement. Dans
sa Leçon inaugurale au Collège de France (op. cit.), Gueroult critique l’« excès
de subjectivisme » des approches en histoire de la philosophie qui se fondent
sur l’intuition du philosophe, fût-elle de nature spirituelle ou psychologique, ou
Description de la philosophie 163

encore recoupant « le processus spirituel historique qui aboutit à la formation


d’une certaine Weltanschauung », selon une lignée d’inspiration romantique dans
laquelle se situeraient Henri Bergson et Étienne Gilson (ibid., p. 29 ; voir égale‑
ment infra, note 8 du chap. 10, p. 166-167). C’est dans ce contexte que, dans
l’après-guerre, se développe la fameuse querelle autour du cogito cartésien oppo‑
sant Martial Gueroult et Ferdinand Alquié, ainsi que leurs différentes façons de
pratiquer l’histoire de la philosophie ; voir F. Alquié, La Découverte métaphysique
de l’homme chez Descartes, Paris, PUF, 1950 ; id., Descartes. L’homme et l’œuvre,
Paris, Hatier-Boivin, 1956 ; M. Gueroult, Descartes selon l’ordre des raisons, 2 vol.,
Paris, Aubier, 1953. La confrontation entre les deux à l’occasion du colloque de
Royaumont de 1956 sur Descartes fera date (Colloque philosophique de Royau‑
mont, Descartes, Paris, Minuit, 1957) ; sur ce débat en général, voir P. Macherey,
Querelles cartésiennes, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion,
2014, p. 13‑32. Dans Descartes. L’homme et l’œuvre, Alquié propose une lecture
de la pensée de Descartes à partir de l’« expérience de l’homme », en insistant sur
l’importance d’une « dimension verticale par laquelle l’homme entre en contact
avec la vérité », afin de « replacer son système dans la réalité concrète où il est né,
puisque Descartes, pour nous livrer ses pensées, croit nécessaire de nous entretenir
de leur histoire » (op. cit., p. 13). De là vient l’exigence de réinscrire la « réalité
concrète » de l’histoire et du vécu dans « l’ordre temporel dans lequel une pensée
vivante s’est développée » (ibid., p. 8). Il s’agit en d’autres termes de restituer une
histoire au sens d’une évolution personnelle, ou même d’une démarche existen­
tielle, afin de montrer que l’ordre argumentatif qui caractérise l’œuvre de Descartes
s’enchevêtre avec des expériences individuelles qui ne peuvent pas être reconduites
à l’ordre logique. Cette perspective permet, selon Alquié, de souligner les limites
de l’histoire de la philosophie telle qu’elle est pratiquée par Gueroult : « Les histo‑
riens de la philosophie, étudiant des doctrines plutôt que des hommes, des idées
plutôt que des pensées, attachent en général peu d’importance à la démarche par
laquelle on devient philosophe. Cette démarche paraît, chez eux, aller de soi, et
chaque penseur trouve place en une histoire où, par une sorte de filiation conti‑
nue, les doctrines engendrent les doctrines » (ibid., p. 93). Dans l’après-guerre, ces
débats s’inscrivent clairement dans un cadre phénoménologique et existentialiste
avec lequel le jeune Foucault entre en contact, non seulement par le biais de la
réception de Heidegger en France, mais aussi par l’intermédiaire de Maurice
Merleau-Ponty et d’Henri Gouhier. Dans les archives de la BNF (Fonds Foucault,
cote NAF 28730, Boîte 37), où sont recueillis nombreux documents remontant à
l’époque de la formation philosophique de Foucault, on trouve plusieurs fiches de
lecture se référant aux cours et travaux de Maurice Merleau-Ponty sur la science,
la perception et la phénoménologie (chemises 11 et 19) et d’Henri Gouhier sur la
psychologie, la métaphysique, Auguste Comte et Henri Bergson (chemises 21, 26
et 29). Dans son cours de 1947‑1948 à l’ENS consacré aux développements du
problème cartésien de l’union de l’âme et du corps, Merleau-Ponty affirme que
« l’objectivité de l’histoire de la philosophie ne se trouve que dans ­l’exercice de la
subjectivité » (M. Merleau-Ponty, L’Union de l’âme et du corps chez ­Malebranche,
Biran et Bergson. Notes prises au cours de Maurice Merleau-Ponty à l’École normale
supérieure, 1947‑1948, éd. par Jean Deprun, Paris, Vrin, 1968, p. 11). Cette
approche allait encourager Foucault à infléchir ses intérêts pour la psychologie
et les sciences humaines vers un projet de thèse complémentaire sur les post-
cartésiens (voir D. Eribon, Michel Foucault, op. cit., p. 74), à propos duquel
164 Le discours philosophique

Foucault contacte Gouhier, dont l’approche de l’histoire de la philosophie faisait


correspondre celle-ci à une « vision du monde », à une création de l’homme appelé
en philosophe à répondre aux questions de son époque. Son livre sur Descartes
paru en 1961 s’appuie en effet sur « deux postulats » : d’une part, celui selon lequel
« une philosophie n’a de sens que par référence à une certaine vision du monde
dont elle est l’expression » ; d’autre part, celui selon lequel « les philosophes par
qui existe une histoire de la philosophie sont des hommes qui ont parlé […].
La parole engage donc le philosophe dans son temps » (H. Gouhier, La Pensée
métaphysique de Descartes, 4e éd., Paris, Vrin, 1987 [1962], p. 9‑12). En 1961,
Gouhier est invité « en tant que spécialiste d’histoire de la philosophie » au jury
de thèse de Foucault dont il assure la présidence, et il est chargé de rédiger le
rapport de soutenance ; tout en reconnaissant, comme les autres membres du jury,
l’originalité et les mérites de Folie et Déraison, il remarque néanmoins que les textes
dont Foucault se sert, y compris les Méditations de Descartes, sont traités moins
en « exégète ou historien » que selon l’exigence de formuler sa propre position
philosophique, « une certaine “valorisation” de l’expérience de la folie », ce qui lui
fait rechercher « dans la conscience l’idée que les hommes d’une époque se font de
la folie et [déterminer] plusieurs “structures” mentales à l’“âge Classique” » (cité
par D. Eribon, Michel Foucault, op. cit., p. 198‑199).
4.  Foucault se réfère ici à l’ensemble des perspectives qui, à partir de Karl Marx
et Friedrich Engels, d’une part, s’attachent à décrire la philosophie comme une
transposition idéologique assurant la reproduction des rapports de production,
et de l’autre, présupposent l’existence d’un discours vrai ou scientifique (celui de
l’économique politique), extérieur au discours philosophique, mais capable de
démasquer ses liens avec ce dont la philosophie ne serait que l’expression ou le
reflet. Outre le fait de cibler une perspective marxiste au sens large sur le statut
idéologique de la philosophie, qui à l’époque était aussi enrichie par la traduction
d’une anthologie de textes d’Antonio Gramsci (voir Gramsci, éd. par Jacques
Texier, Paris, Seghers, 1966), Foucault fait ici allusion à ce qui le sépare de
l’approche d’Althusser, à maints égards déterminante pour la formulation de ses
positions antihumanistes (voir M. Foucault, « Entretien avec Madeleine Chapsal »
[1966], dans DE I, no 37, p. 541‑546, ici p. 544), même si, depuis ses années
de formation à l’ENS, Foucault reste toujours personnellement lié à Althusser.
Ce que Foucault vise ici, c’est notamment la notion althussérienne de « coupure
épistémologique », correspondant à une pratique de transformation théorique qui
« fonde une science en la détachant de l’idéologie de son passé et en révélant ce
passé comme idéologique » (L. Althusser, Pour Marx, Paris, François Maspero,
1965, p. 168 ; voir l’introduction de M. Foucault, L’Archéologie du savoir, op. cit.,
p. 12). Foucault avait déjà critiqué l’idée que Marx introduirait une coupure
épistémologique au sein de l’économie politique du xixe siècle dans Les Mots et
les Choses (op. cit., p. 273‑275). Il revient une fois de plus sur cette « différence
évidente » qui le sépare d’Althusser dans un entretien de 1967, mais à cette occa‑
sion il reconnaît aussi les apports considérables de « la notion d’histoire développée
par Althusser au début de Lire “Le Capital” », soulignant que, si Marx a introduit
une « coupure radicale », c’est bien dans la « conscience historique et politique des
hommes », et que « la théorie marxiste de la société a bien inauguré un champ épis‑
témologique entièrement nouveau » (M. Foucault, « Sur les façons d’écrire l’his‑
toire », art. cité, p. 615 ; voir aussi id., « Interview avec Michel Foucault » [1968],
dans DE I, no 54, p. 679‑690, ici p. 681). Certaines de ces considérations sont
Description de la philosophie 165

également reprises dans le cours que Foucault prononce à l’université de Tunis


peu après la rédaction du Discours philosophique, notamment lorsqu’il aborde la
question du fonctionnement de la structure anthropologico-humaniste du discours
philosophique dans la culture occidentale moderne (voir BNF, Fonds Foucault,
cote NAF 28730, Boîte 58, chemise 2, « La place de l’homme dans la pensée
occidentale moderne. Cours de Tunis, 1966‑1968 », à paraître).
5.  Allusion à Hegel, que Foucault définit comme le « premier historien de la
philosophie » visant à maîtriser le monde et l’histoire « sous la forme d’un savoir
universel qui aurait la forme de la subjectivité, et qui découvrirait à nos yeux que ce
monde est à nous – un tel savoir, Hegel y reconnaît la marque de cette philo­sophie
qu’il s’est donné lui-même la charge de conduire jusqu’à son accomplissement »
(voir BNF, Fonds Foucault, cote NAF 28730, Boîte 70, chemise 3, « Descartes »).
6.  Il est important de remarquer que Foucault envisage ces formes typolo‑
giques comme des moments fonctionnels de la description archéologique du
discours philosophique lui-même. Cela implique que l’ordre chronologique
d’apparition de ces formes n’exclut pas que certaines fonctions discursives qui
correspondent à des types différents d’histoire de la philosophie puissent à leur
tour être combinées dans une approche historico-philosophique déterminée,
comme par exemple chez Jean Hyppolite (1907‑1968). Comme Foucault le
déclare en 1969 dans l’hommage qu’il rend à Hyppolite après sa mort, ce dernier
« confrontait volontiers sa propre entreprise à deux des grandes œuvres qui lui
étaient contemporaines et qu’il a saluées l’une et l’autre dans sa leçon inaugurale
au Collège de France. Celle de M. Merleau-Ponty, recherche de l’articulation
­originaire du sens et de l’existence ; et celle de M. Gueroult, analyse axioma‑
tique des cohérences et des structures philosophiques. Entre ces deux repères,
l’œuvre de M. ­Hyppolite a toujours été, depuis le début, de nommer et de faire
apparaître – dans un discours à la fois philosophique et historique – le point où le
tragique de la vie prend sens dans un logos, où la genèse d’une pensée devient
structure d’un ­système, où l’existence elle-même se trouve articulée dans une
Logique. Entre une phénoménologie de l’expérience prédiscursive à la manière
de Merleau-Ponty et une épistémologie des systèmes philosophiques – comme
elle apparaît chez M. Gueroult –, l’œuvre de M. Hyppolite peut se lire aussi
bien comme une phénoménologie de la rigueur philosophique, ou comme une
épistémologie de l’existence philosophiquement réfléchie » (M. ­Foucault, « Jean
­Hyppolite. 1907‑1968 » [1969], dans DE I, no 67, p. 807‑814, ici p. 810‑811 ;
voir aussi, J. Hyppolite, « Leçon inaugurale au Collège de France », 19 décembre
1963, dans Figures de la pensée philosophique. Écrits de Jean ­Hyppolite, 1931‑1968,
Paris, PUF, 1971, t. II, p. 1003‑1028). Sur le rapport entre Foucault et ­Hyppolite,
voir également infra, note 5 du chap. 11, p. 186-188.
7.  Foucault se réfère ici à une idée que l’on retrouve, à quelques différences
près, tant chez Gueroult que chez Vuillemin, à savoir que la validité d’une œuvre
ou d’un système philosophique est donnée par les moyens de preuve restituant
ce que Foucault appelle son « armature logique » (voir supra, p. 153). C’est
surtout Vuillemin qui poursuit cette voie, en déclinant la question de la validité
d’une philosophie en termes de formalisation logico-mathématique et à l’aide
de la philosophie anglo-saxonne du langage (voir supra, note 4 du chap. 8,
p. 124-125), dont il déplore la méconnaissance presque complète – à l’exception
de Benveniste – dans le contexte philosophique français ; voir J. Vuillemin, « Un
Français peut-il encore comprendre les philosophes d’outre-Manche ? »
166 Le discours philosophique

[1966‑1967], éd. par B. Mélès, Les Études philosophiques, no 112, 2015, p. 9‑30.


Même s’il finira plus tard par reconnaître qu’il n’y a pas de critère rationnel
de décision en philosophie, dans Physique et Méta­physique kantiennes (Paris,
PUF, 1955), Vuillemin soutient que « la philosophie est elle-même une science »
(p. 3), et dans La Philosophie de l’algèbre (op. cit.) il se propose d’« utiliser les
analogies de la connaissance mathématique pour critiquer, reformer et définir,
autant qu’il se pourra, la méthode propre à la philosophie théorique », ce qui
l’amènera à revendiquer une « communauté de méthode entre les mathéma­
tiques et la philosophie », toutes deux soumises à la méthode axiomatique (ibid.,
p. 5). Sur ce point, voir J. Bouveresse, Qu’est-ce qu’un système philosophique ?,
op. cit., en particulier « Cours 8. Comment se fait le choix entre les systèmes ».
Foucault lui-même reconnaît que les mathématiques, après la mutation du dis‑
cours philosophique témoignée par Nietzsche, peuvent bien relever d’« actes
philosophiques » et participer par ce biais, notamment à travers la description des
structures formelles du langage, à un structuralisme au sens large recoupant une
philosophie capable d’effectuer un diagnostic de l’actualité ; voir M. Foucault,
« La philosophie structuraliste permet de diagnostiquer ce qu’est “aujourd’hui” »,
art. cité, p. 608 et suiv. Cependant, d’après Foucault, l’intérêt d’une description
logico-mathématique des structures formelles n’autorise pas Vuillemin à réduire
ou soumettre le discours philosophique aux mêmes critères de validité que le
discours scientifique et que la méthode axiomatique. En effet, l’application de
ces critères n’est rendue possible que par la suppression du rapport que le dis­
cours scientifique entretient avec son « maintenant », et ignore par conséquent
ce qui, pour Foucault, caractérise la singularité même du statut discursif qu’il
attribue à la philosophie et à ses énoncés. En d’autres termes, Foucault établit
une discontinuité nette entre le statut théorique de la philosophie, n’ayant de
rapport qu’à sa validité formelle et à la « connaissance pure », et le statut d­ iscursif
de la philosophie, ouvert à l’extériorité de son « maintenant » qui en infléchit le
fonctionnement tout en lui posant le problème des rapports du discours philo‑
sophique à la non-philosophie des autres types de discours. Cette critique de la
description de la philosophie comme système est reprise dans le chapitre 12
(« Penser après Nietzsche ») à propos de la tentative du positivisme logique de
répondre à la « décomposition du discours philosophique » opérée par Nietzsche
(voir infra, p. 195 et p. 197-198). Pour une mise en contexte plus large sur les
débats de l’époque concernant les statuts respectifs de la philosophie et de la
science, voir les discussions entre Michel Foucault, Alain Badiou, Georges
­Canguilhem, Dina Dreyfus, Jean Hyppolite et Paul Ricœur dans le cadre d’une
série d’émissions produites par la radio-télévision scolaire en 1965‑1966 :
M. ­Foucault, « Philosophie et vérité » [1965], dans DE I, no 31, p. 476‑492.
8.  Sur l’histoire de la philosophie comme expérience prédiscursive aboutissant
à une « vision du monde », voir supra, p. 151, et note 3, p. 162-164 ; p. 154,
et note 6, p. 165. Durant ses années de formation, Foucault s’était penché sur
la notion de Weltanschauung chez Wilhelm Dilthey et Karl Jaspers ; voir BNF,
Fonds Foucault, cote NAF 28730, Boîte 37, chemises 49 et 42, notamment
à propos de W. Dilthey, Die Typen der Welt­anschauung und ihre Ausbildung
in den metaphysischen Systemen (1911) et de K. Jaspers, Psychologie der Weltan‑
schauungen (1919). Dans ses cours de 1954‑1955, Foucault revient sur la notion
de « vision du monde » chez Dilthey et soutient que, si « le Leben est bien le sol
transcendantal à partir [duquel] le monde peut être un monde […], le malheur
Description de la philosophie 167

de Dilthey est d’avoir doublé cette démarche d’une genèse psychologique de la


Weltanschauung [vision du monde] à partir de la volonté, de la représentation et
de l’affectivité, comme triade psychologique caractéristique de la nature humaine »
(M. Foucault, La Question anthropologique, op. cit., p. 130). Dans sa « Chrono‑
logie », Daniel Defert remarque qu’en 1967, lors de la discussion qui fait suite
à l’intervention de Foucault au séminaire de Raymond Aron, ce dernier « veut
absolument assimiler épistémès et Welt­anschauung », et que cela « contribuera à
l’abandon du concept dans L’Archéologie du savoir » (D. Defert, « Chronologie »,
art. cité, p. 39). En effet, dans son livre de 1969, Foucault écrit : « Les relations
que j’ai décrites valent pour définir une configuration particulière ; ce ne sont
point des signes pour décrire en sa totalité le visage d’une culture. Aux amis de la
Weltanschauung d’être déçus ; la description que j’ai entamée, je tiens à ce qu’elle
ne soit pas du même type que la leur. Ce qui, chez eux, serait lacune, oubli, erreur,
est, pour moi, exclusion délibérée et méthodique » (M. Foucault, L’Archéologie du
savoir, op. cit., p. 207 ; voir aussi, plus tard, id., « Les problèmes de la culture. Un
débat Foucault-Preti » [1972], dans DE I, no 109, p. 1237‑1248, ici p. 1239).
9.  Dans son intervention du 17 mars 1967 au séminaire animé par Raymond
Aron à la Sorbonne, Foucault revient sur les travaux de Gueroult et, plus préci‑
sément, sur l’individualité de l’œuvre et sur l’introduction, entre une œuvre et
l’autre, d’un élément pré- ou extradiscursif. En mettant curieusement en rapport
la méthode de Gueroult avec celle de l’histoire des idées (voir supra, chap. 4,
note 10, p. 54-55), Foucault analyse ce qu’il désigne comme le « principe de la
cohérence de l’œuvre » qui permet de « décrire la manière dont un énoncé peut
en produire un autre, et comment par transformations successives on peut ainsi
parcourir l’ensemble de l’œuvre » (BNF, Fonds Foucault, cote NAF 28730,
Boîte 55, chemise 10). De là découle le problème suivant : une fois « qu’on
franchit la limite de l’œuvre, […] les phénomènes communs à plusieurs de
ces unités [i.e. les œuvres] doivent être décrits, analysés, expliqués dans un
domaine qui n’est plus celui des énoncés eux-mêmes […]. Ce principe, c’est
la loi de passage à l’extradiscursif. » C’est notamment à propos de la manière
d’envisager ce passage hors du discours que, dans ce chapitre du Discours philo‑
sophique, Foucault s’écarte des solutions proposées par Gueroult et Vuillemin,
le passage du discours hors de lui-même se faisant plutôt, à son avis, par ce que
dans la suite du manuscrit il désigne comme une « ethnologie immanente » à la
configuration culturelle de l’« archive-discours » (voir infra, chap. 14, p. 229).
Il n’en reste pas moins que ces réserves à l’égard de Gueroult seront laissées
de côté dans l’introduction à L’Archéologie du savoir où, au contraire, Foucault
se réfère à Gueroult comme l’un des historiens de la philosophie qui avaient
commencé à briser les grandes continuités de l’histoire des idées et à mettre au
jour les éléments de discontinuité constitués par les « unités architectoniques
des systèmes, […] pour lesquelles la description des influences, des traditions,
des continuités culturelles, n’est pas pertinente, mais plutôt celle des cohérences
internes, des axiomes, des chaînes déductives, des compatibilités » (M. Foucault,
L’Archéologie du savoir, op. cit., p. 11‑12).
10.  Sur le « mythe de l’histoire pour philosophes » dont Foucault déclare
être « ravi si je l’ai tué » avec Les Mots et les Choses, voir id., « Foucault répond à
Sartre », art. cité, p. 694‑695.
[CHAPITRE 11]

La nouvelle mutation

Les conditions historiques de possibilité de la philosophie. – La crise


et le vide philosophique du présent (détresse, oubli, recommencement,
écoute). – Nietzsche et la décomposition du discours philosophique.
– La perception négative de la crise et la richesse qui est en train de
naître : les actes philosophiques. – Le « grand pluralisme » de Nietzsche.

La description du discours philosophique n’est donc pas assimi‑ [270]


lable à ce qu’on entend couramment par l’histoire de la philo­
sophie ; non seulement elles ne sont pas deux modalités d’un
même genre, non seulement elles ne se recoupent pas par un
jeu de confirmations réciproques, mais elles sont de niveaux si
différents que l’une a le pouvoir – ou du moins la prétention –
d’envelopper la seconde. Il n’en demeure pas moins qu’elles ont
toutes deux pour objet la philosophie elle-même ; et si on a pu
montrer que le rapport d’objet entre la philosophie et son his‑
toire a son lieu et sa nécessité dans le fonctionnement même du
discours philosophique, on a laissé dans l’ombre, jusqu’à présent,
le statut de la description : comme s’il lui appartenait de plein
droit et sans justification de parler du discours philosophique
dans sa forme actuelle, de déchiffrer l’événement qui lui a donné
naissance, de définir les possibilités qu’il offre, par avance, à toute
philosophie quelle qu’elle soit, de formuler les règles de trans‑
formation qui permettent au discours de passer d’un système de [271]
compatibilité à un autre. Mais il faut interroger à son tour une
telle naïveté dogmatique, et se demander de quel droit ce discours
descriptif peut prendre la philosophie comme objet : quel rapport
y a-t-il entre cette description et la philosophie elle-même ? Cette
question ramasse en une seule deux interrogations qui sont corré­
latives et ne sauraient être tout à fait isolées, mais qui risquent
170 Le discours philosophique

fort de renvoyer indéfiniment l’une à l’autre si on ne prenait soin


de les formuler chacune pour elle-même. D’une part, il faut se
demander si la philosophie peut se contenter d’être pur et simple
objet de la description, ou plutôt si cette description peut bien,
à l’égard de la philosophie, instaurer et maîtriser jusqu’au bout
une distance qui lui permette de la parcourir comme un domaine
parfaitement neutralisé ; ne risque-t-on pas de découvrir que cette
description est soumise, tout comme l’histoire de la philosophie,
au régime général du discours des philosophes ? Elle ne serait
pas, par là, invalidée, mais elle perdrait le droit de parler de la [272]
philosophie comme d’un domaine qu’elle pourrait traverser, sans
jamais rencontrer la moindre opacité, de son regard souverain ;
non seulement elle ne pourrait plus valoir qu’à titre de moment
fonctionnel dans le discours, mais elle perdrait la certitude que
toutes les formes de la philosophie peuvent être contournées et
analysées à partir du seul mode d’être du discours. Mais d’un
autre côté, il faut se demander ce qu’il en est, aujourd’hui, des
possibilités de la philosophie : puisqu’on a pu décrire, dans leur
dessin général, toutes les éventualités que comporte, en lui-même,
le discours philosophique, puisqu’on a pu situer historiquement le
passage du premier type de compatibilité au second, est-ce qu’il
ne faut pas supposer que le règne de ce discours est en train de
s’achever ? Est-ce qu’on ne laisse pas entendre, d’une façon plus
ou moins explicite, qu’il est parvenu de lui-même à épuisement
et qu’il est bien contraint de faire place à un discours de type
entièrement nouveau ?
On voit bien comment chacune de ces deux questions pour‑ [273]
rait servir de réponse à l’autre. Le droit de décrire la philosophie
comme un objet pur et simple offert à l’observation pourrait se
fonder sur le fait historique que la philosophie, au moins sous
la forme que nous lui avons connue jusqu’ici, est en train de
disparaître ; que sa parole incessante se tait, et qu’il ne reste plus,
comme un phénomène culturel devenu à peu près inerte, que la
forme vide d’un discours inutilisable. Mais inversement, comment
montrer que le discours philosophique n’est plus, désormais, que
cette coquille vide, comment être sûr qu’il ne sera plus jamais
réactivé, sinon à ce signe qu’on peut dès maintenant le maîtriser
comme un objet ? La descriptibilité actuelle de la philosophie,
La nouvelle mutation 171

comme un mode de discours parmi d’autres, ne fait peut-être


qu’une seule et même chose avec ce destin qui, d’une façon de
plus en plus évidente depuis la mort de Hegel, la réduit au silence.
Mais cette identité, même s’il faut, en fin de compte, l’admettre,
ne saurait être prouvée par ce seul jeu de renvoi. La question
qui doit être posée pour qu’on puisse donner aux deux autres [274]
une réponse qui ne soit pas circulaire est une question purement
diagnostique : qu’est-ce donc qui se passe aujourd’hui, en ce main‑
tenant singulier où on parle de la philosophie comme d’un simple
mode de discours ? On peut tout de suite remarquer – mais en
laissant pour un temps ces notations en suspens – qu’avec cette
manière d’interroger, on a bien affaire à un discours qui traite
de son propre maintenant, comme la philosophie tout entière
depuis le xviie siècle ; cependant, il ne s’agit pas de lui demander
comment il lui est donné d’articuler la vérité, mais de dire quel est
cet événement – cette ouverture non encore nommée à l’intérieur
de laquelle il parle.
Il faut prudemment commencer par le plus simple et le plus
particulier, c’est-à-dire par cette description même du discours
philosophique. Il s’agissait, en entreprenant l’analyse de ce dis‑
cours, de montrer que si, au niveau des œuvres ou de quelques
groupes d’œuvres, la philosophie pouvait bien se caractériser par [275]
ses objets, ses concepts, le système d’inférences qui les relie, le
cheminement de son exposé, il n’en est pas de même quand on
s’adresse à de plus vastes ensembles historiques, comme la philo­
sophie occidentale depuis Descartes. Si l’on ne dispose, pour
une telle analyse, que d’instruments comme « concepts » ou « sys‑
tèmes », on ne trouve dans la philosophie qu’une série d’événe‑
ments individuels qui ont entre eux des relations de voisinage,
d’analogie ou de ressemblance. En revanche, si on se demande
ce que peut avoir de singulier, en son mode d’être, le discours
philosophique, alors on peut surplomber l’organisation générale
de la philosophie et les articulations majeures de son devenir.
Toutes les philosophies – telles qu’on peut les analyser à travers
les œuvres – ont leur condition d’existence dans ce discours. Mais
ce discours n’est point une forme générale qui aurait la même
universalité que la raison, ou qui serait contemporaine du langage
lui-même : il est une condition historique, qui a eu un lieu et une
172 Le discours philosophique

date de naissance très précis dans l’histoire. On peut donc dire [276]
que la description du discours philosophique est une analyse des
conditions de possibilité de la philosophie, mais de ses condi‑
tions historiques de possibilité. Un tel projet semble s’inscrire
à l’intérieur d’une tradition qui remonte pour le moins à Kant,
puisque (et pour les raisons qu’on a définies plus haut) le discours
philosophique n’a pas pu éviter, à partir d’un certain moment, de
poser la question de savoir comment la philosophie était possible
et à quelles conditions elle devait obéir pour pouvoir se déployer
enfin comme un discours vrai et reconnu. Mais ce même projet
semble également s’inscrire dans une autre tradition à peine moins
ancienne : celle qui consiste à trouver dans l’existence historique
de la philosophie, ou plutôt des philosophies, les éléments de sa
possibilité. Sans doute y a-t-il des différences importantes : d’un
côté, on ne cherche pas les conditions d’une philosophie à venir,
mais celles de la philosophie, telle qu’elle a existé ; et d’un autre
côté, on ne demande pas à l’histoire des [signes  a] de possibilité,
mais on définit au contraire l’histoire à partir des formes de la
possibilité. De sorte qu’il ne peut s’agir au sens strict ni d’une [277]
répétition voilée de l’entreprise critique, ni d’un travestissement
de l’histoire en une déduction abstraite.
Et cependant, malgré ces différences essentielles, ce projet d’une
description du discours philosophique paraît bien appartenir à
tout un horizon qui nous est maintenant familier. C’est celui
d’une philosophie qui n’est plus capable de mettre le monde,
ni Dieu, ni la nature, ni l’histoire en question, et qui ne peut
que s’interroger elle-même, mettant en jeu à la fois son droit à
parler et toute cette histoire qui l’a conduite finalement à une
telle réduplication. Est-ce que l’idée de parler de la philosophie
comme pur et simple discours n’est pas comme la pointe extrême
de cet appauvrissement ? Tant qu’on cherchait à la philosophie des
conditions générales de possibilité, c’était toute la connaissance
humaine qu’on était obligé de mettre en question, et à travers elle
le statut de l’objectivité, les limites de l’expérience, les formes de
la finitude ou les actes fondamentaux de la subjectivité. Quand [278]
on cherchait dans l’histoire de la philosophie les conditions de son

a.  Conjecture ; rayé : « preuves ».


La nouvelle mutation 173

existence, c’étaient non seulement tous les concepts effectivement


mis en jeu par la philosophie qu’on interrogeait, mais aussi éven‑
tuellement, à travers eux, des contenus scientifiques ou politiques
qui animaient toute l’histoire de la culture. Mais si on ne traite
plus que du mode de discours comme condition de possibilité, et
de l’histoire comme réalisation successive de ces possibilités, alors
de deux choses l’une : ou bien cette description est la philosophie
elle-même, et celle-ci se réduit à énoncer puis à développer les
principes de son discours ; ou bien elle est autre chose que la
philosophie, mais celle-ci, qui avait prétendu être le discours du
monde et de l’histoire, le fondement de la science, l’analyse de la
subjectivité ou de l’existence, n’était en réalité qu’une singulière
« façon de parler ». De toute façon, voici la philosophie conduite
à son point d’absolu dénuement ; la voici au plus profond d’une
crise d’où il n’y a d’autre issue pour elle qu’une disparition défi‑
nitive (après peut-être une pâle survie) ou une ressaisie radicale [279]
de soi-même et comme un second matin.
Cette idée d’une crise ne doit pas son importance au fait qu’elle
est devenue depuis bien longtemps un lieu commun, mais au fait
qu’elle signale une modification, peut-être décisive, dans la forme
du discours philosophique. Si l’on prend le mot dans son acception
la plus large, on peut dire que l’idée de crise n’a jamais été tout à
fait étrangère à la philosophie depuis Descartes. Elle ne pouvait
pas l’être d’ailleurs puisque le discours philosophique devait parler
à partir d’un point, d’un lieu et d’un sujet qui constituaient son
maintenant, et qu’il devait justifier ce maintenant comme support
d’un discours universellement vrai. Dans cette mesure, l’existence
même du discours philosophique, son irruption dans le temps
et l’espace, le fait qu’il se soit trouvé quelqu’un pour l’articuler,
tout cela renvoie au privilège d’un moment paradoxal. À l’instant,
vide encore mais déjà tout bruissant, où le philosophe se met à
parler ou à écrire, jamais certes la vérité ne fut plus imminente :
tout a dû entrer en complicité pour qu’elle puisse enfin s’illumi‑ [280]
ner dans un discours ; et pourtant, en ce même instant, elle est
encore parfaitement silencieuse et il faut attendre, avec le discours
du philosophe, la première proposition vraie pour qu’elle sorte
enfin de sa profonde retraite. Cet instant initial de la philosophie
signale le moment où la vérité se replie sur elle-même et trouve la
174 Le discours philosophique

possibilité d’entrer tout entière dans un discours ; et si, d’un côté,


le philosophe n’est rien d’autre que l’instrument de cette transfor‑
mation, celle-ci en revanche ne se serait jamais faite sans la pure
initiative qui commence son discours. Crise, donc, en deux sens ;
ou plutôt crise qui peut être repérée de deux façons, puisqu’elle
est, dans l’histoire de la vérité 1, une sorte de repli spontané où
vient se loger la parole singulière du philosophe ; et puisqu’elle
est la blessure ouverte par l’initiative du philosophe dans la trame
jusque-là silencieuse et pour une bonne part invisible de la vérité.
Cependant, cette crise inhérente, depuis Descartes, à la possi­
bilité même d’un discours philosophique est fort différente de
ce qui est en question quand la philosophie parle aujourd’hui [281]
de sa propre crise. Au xviie et au xviiie siècle, le moment philo­
sophique était réfléchi à partir du système de l’actualité : l’exis‑
tence d’un savoir certain (soit dans l’ordre des mathématiques, soit
dans l’ordre de la cosmologie) indiquait par contraste l’incertitude
contemporaine de la philosophie, et donnait en même temps
le modèle d’une philosophie vraie. La crise était donc définie
comme une distorsion dans l’actualité, une répartition inégale des
lumières, et la nécessité d’arracher à l’ombre les vérités premières
et fondamentales qui s’y trouvaient toujours enveloppées. Ainsi
s’explique cette continuité épistémologique entre la philosophie et
les sciences qui caractérise toute la pensée classique. La raison n’est
pas à en chercher dans le fait que les philosophes, alors, étaient
aussi des savants et qu’ils n’ignoraient ni les mathématiques, ni
la physique, ni les sciences de la nature ; en fait, il faut retourner
le raisonnement : si les philosophes étaient aussi mathématiciens,
c’est que l’existence même d’un discours philosophique, en ce
moment même où il s’inaugure, ne pouvait se justifier que par [282]
l’existence simultanée d’un discours vrai dans l’ordre des mathé‑
matiques, ou de la mécanique, ou de la cosmologie, etc. C’est
pourquoi la philosophie classique a toujours procédé par exten‑
sion et généralisation des formes épistémologiques qui lui étaient
contemporaines. C’est à cette grande continuité qu’appartiennent
le projet cartésien d’une pensée qui procéderait des évidences les
plus simples aux vérités les plus complexes selon un ordre algé‑
brique, le projet spinoziste d’une philosophie qui se démontrerait
comme une géométrie, l’entreprise leibnizienne d’un savoir unifié,
La nouvelle mutation 175

la tentative chez Condillac et Hume d’une analyse newtonienne de


la pensée, la définition de l’idéologie comme science de la nature 2.
Au xixe siècle, le moment philosophique – et la « crise » qui le
rend possible – est réfléchi sur un autre mode. Il n’est plus défini
par l’existence d’un savoir certain qui invite la vérité à se replier sur
elle-même et contraint la philosophie à utiliser des modèles formés
ailleurs ; mais par le fait que n’est point encore formulée la vérité
de toutes ces vérités constituées dans le savoir ; que leur fondement [283]
est resté implicite et qu’elles demeurent aveugles aussi bien à leur
propre possibilité qu’à leur téléologie. De là, deux conséquences.
La première, c’est que la philosophie ne pourra plus se déployer
sur le même plan épistémologique que les sciences : elle ne sera
plus jamais le savoir scientifique se généralisant, dans sa forme,
jusqu’aux principes premiers ; elle sera au contraire une remise en
question de tout ce qui peut être connu par l’analyse de ce qui
permet de connaître. Et si des modèles scientifiques sont encore
utilisés par la philosophie (modèle biologique, modèle énergé‑
tique, modèle économique), ce n’est plus du tout dans le même
sens qu’à l’époque classique : le modèle est transféré de son niveau
de validité naturelle (celui de la science où il est apparu et qui l’a
constitué) à un autre niveau, plus fondamental, où il lui est donné
de contester ou de justifier tout savoir quel qu’il soit, et celui-là
même où il a pris origine. C’est ce rôle, par exemple, que jouent
dans le positivisme de Comte les concepts biologiques et socio‑
logiques : ils font partie d’un domaine épistémologique constitué
(ou en voie de constitution), mais, par un redoublement qui les
superpose à eux-mêmes, ils permettent de décrire l’humanité et [284]
son histoire comme sujets, limites et normes de toute connaissance
possible 3. La seconde conséquence, c’est que la crise qui donne
lieu à la philosophie n’est pas tellement l’inégalité du savoir entre
les connaissances scientifiques et les connaissances philosophiques
que l’incapacité où se trouve la connaissance (quelle qu’en soit la
forme) d’être à elle-même sa propre philosophie. La philosophie
n’est plus requise parce qu’elle serait cette dernière part d’ombre
qui échappe à la lumière ; il faut philosopher parce que le monde
tout entier (et le savoir non moins que la vie quotidienne) est
plongé dans l’élément de la non-philosophie ; il s’agit de rendre
philosophique tout ce qui s’est constitué et qui a subsisté hors
176 Le discours philosophique

de la vérité fondamentale que seule la philosophie peut énoncer.


Ce sont moins les vérités actuelles que le vide philosophique du
présent qui exigent l’instauration d’un discours philosophique.
De là, un certain nombre d’idées corrélatives : que la philosophie
n’a pas encore commencé ; que tout ce qui s’est donné jusqu’ici
comme philosophie n’était pas tellement une erreur qu’une non-
philosophie qui ne se reconnaissait pas comme telle ; qu’en se
constituant pour la première fois, la philosophie allait faire passer [285]
le monde du non-philosophique à la philosophie ; et qu’ainsi son
commencement allait être aussi bien son terme. La « crise » prend
alors trois sens superposés : elle est l’état de non-philosophie du
monde ; elle est le point où cette non-philosophie va se renverser
en philosophie ; elle est le moment où la philosophie, en se réa‑
lisant, va à la fois s’achever, et commencer une tâche indéfinie.
C’est ce moment critique qui constitue le présent de la tentative
fichtéenne pour construire une doctrine de la science, de l’entre‑
prise hégélienne d’une encyclopédie des sciences philosophiques 4 ;
c’est lui qui constitue le présent du positivisme et le présent du
projet husserlien d’établir une discipline rigoureuse de la subjec‑
tivité constituante comme fondement de tous les savoirs.
Or la référence que la philosophie fait désormais à la crise qui
lui donne naissance et lieu est d’un tout autre type. La nécessité
de philosopher n’est plus commandée par le système de l’actualité ;
elle n’est plus commandée par la sourde poussée d’un présent qui
exige de recevoir sa philosophie et de s’accomplir en elle. S’il faut, [286]
si on peut philosopher, c’est dans la mesure où la philosophie s’est
elle-même perdue : non seulement elle est restée dans l’ombre, non
seulement tout ce qui s’est donné jusqu’ici comme philosophie
n’était encore peut-être qu’une non-philosophie, mais encore on
est [au  a] point le plus extrême de la non-philosophie puisqu’on ne
peut savoir où elle est, ni de quoi elle est faite. C’est en quelque
sorte de l’intérieur de soi-même que la philosophie s’est perdue :
et loin que l’actualité lui désigne ce qu’elle doit être, loin que
le présent soit sur le point de devenir la présence même de la
philosophie, rien ne tient plus éloignée la philosophie, ni plus
rigoureusement, que la philosophie elle-même. De sorte qu’il n’y

a.  Conjecture : mot manquant.


La nouvelle mutation 177

a plus à interroger l’actualité pour définir à partir d’elle et selon


ses modèles ce que doit être la philosophie ; il n’y a pas non plus
à interroger le présent pour savoir ce qui lui manque, et ce dont
il a besoin pour devenir effectivement la philosophie réalisée.
Il faut se demander ce qui se passe pour que la philosophie soit
ainsi séparée d’elle-même et comme vouée à sa propre absence ; [287]
quelle est donc cette ouverture qui la perd et qui découvre qu’elle
se perd, quelle est cette béance d’aujourd’hui 5. De là plusieurs
thèmes. D’abord, celui de l’extrême dénuement dans lequel se
trouve la philosophie : privée de ses objets, de ses concepts, de
ses méthodes propres, elle ne peut plus réfléchir que sur cette
dépossession de soi. Or, de cette dépossession la philosophie ne
pourra revenir que par une ressaisie de ce qu’elle est et dont elle
était séparée : par un retour à ce qu’elle n’a jamais cessé d’être,
bien qu’elle ait toujours cessé de l’être ; mais que peut être ce qui
est assez proche d’elle pour qu’elle n’ait jamais cessé de l’être, assez
distant pour qu’elle en soit absolument séparée, sinon ce qu’elle
a oublié ? Oubli profond que rien, en un sens, ne peut alléger
sinon l’attente légère, l’écoute d’un retour. Les quatre notions de
la détresse (du désert et du dénuement), de l’oubli, du recom‑
mencement et de l’écoute définissent à peu près, à l’heure qu’il
est, la manière dont la philosophie réfléchit non pas la forme de
son actualité, non pas le contenu sourd de son présent, mais le [288]
vide, sans avenir ni richesse, de son aujourd’hui.
On peut en gros rapporter à Nietzsche la mutation qui a intro‑
duit cet ensemble de notions. On les y voit désignées, la première
comme nihilisme (qui n’est point une forme de philosophie, mais
la disparition, pour la philosophie, de tous ses objets, à commencer
par Dieu, et la disparition, pour le monde, de toute philosophie
qui permet de le penser ; la philosophie a perdu Dieu, mais Dieu
aussi ses philosophes) ; la seconde comme retour (qui n’est pas
une courbe vers un point [très  a] originaire, mais le fait que chaque
instant recommence, et qu’il n’y a pas un seul fragment du temps
qui ne soit en lui-même retour) ; la troisième comme constitu‑
tion de toute la métaphysique occidentale selon les catégories du
bien et du mal, de l’apparence et de la réalité, de l’être et de la

a.  Conjecture : mot difficilement lisible.


178 Le discours philosophique

vérité (bref, de tout ce qui a permis la philosophie) ; la quatrième


comme irruption du vouloir et attente de cet événement 6. Or si on
confronte ces notions non pas à l’histoire de la philosophie – c’est- [289]
à-dire si on renonce à se demander si elles assurent bien la fin de
la métaphysique ou si elles font encore partie de sa destination et
de son oubli –, mais au fonctionnement du discours philosophique
tel qu’on a pu l’analyser ici, on peut saisir le déplacement très
important qu’[elles] constituent. En effet, si la philosophie n’est
rien d’autre que son propre dénuement, si ses objets, ses concepts
et ses formes lui sont définitivement dérobés, si elle n’a pas à dire
la vérité (pas même la vérité sur elle-même), mais seulement ce
qui l’écarte si loin de la vérité, alors on comprend que le discours
philosophique n’a plus à se légitimer par rapport et par opposition
au discours scientifique. Si la philosophie est retour (à la fois éclate‑
ment de ce retour, et manifestation), si elle est elle-même prise dans
ce retour même, il n’est nul besoin de chercher sur le mode réflexif
comment le discours peut avoir un rapport originaire et inenta‑
mable à la vérité ; il sera ce retour dans sa pure dispersion, et le
discours philosophique sera au plus loin et au plus près du langage [290]
de fiction : il sera poésie (la poésie étant ce mode de discours qui
ne s’invente pas à chaque instant un sujet parlant, qui ne réfléchit
[pas] non plus sur son droit à parler : qui le laisse parler dans son
irruption). Si la philosophie se meut à l’intérieur de cette dimen‑
sion de l’oubli qu’elle est elle-même, son discours n’aura pas cette
fonction critique qui analyse l’apparence ou énonce l’implicite : la
philosophie devra philosopher à coups de marteau 7, et en cela elle
ne se distinguera pas du discours politique ou quotidien, mais une
politique qui sera à l’échelle du monde et un quotidien qui sera
l’instant suprême où le temps du monde bascule sur lui-même.
Enfin, si la philosophie est bien cette écoute de ce qui va venir,
elle n’est point interprétation du logos du monde ; elle laisse venir
jusqu’à elle, comme les grandes oreilles du roi Midas, une rumeur
qui n’a pas besoin d’elle ; et en ce sens le discours philosophique
ne sera pas tellement éloigné du discours religieux : mais non point
d’exégèse ; la parole du Christ lui-même  a. [291]

a.  Rayé : « L’œuvre de Nietzsche inaugure toute une déstructuration du


discours philosophique tel qu’on le connaissait depuis le xviie  siècle ;
la forte armature qui lui permettait de se distinguer clairement des
La nouvelle mutation 179

Ce qui rend l’œuvre de Nietzsche si décisive, si déroutante aussi [292]


pour toute la philosophie occidentale, ce qui nous place de force
dans l’espace qu’elle ménage, mais nous maintient toujours hors
d’elle dès que nous voulons nous en approcher pour en parler, ce
n’est pas qu’elle rompt définitivement avec notre métaphysique
ni qu’elle reconduit la pensée à son origine grecque 8 ; c’est qu’elle
« décompose » le discours à travers lequel la philosophie euro‑
péenne avait pensé, et n’a pas encore cessé de parler ; elle brise,
désarticule, défait pièce à pièce la très forte armature qui isolait
le discours philosophique de tous les autres, en lui garantissant
son étrange fonctionnement. Philosopher, désormais, n’est plus
discourir sur un mode singulier et irréductible à tout autre, mais
discourir dans l’espace et la forme d’autres discours, en se glissant
sournoisement en ce lieu d’où ils parlent : voilà le philosophe
devenu philologue, historien, généalogiste, « psychologue », ana‑
lyste de la vie et de la force 9. Mais ce n’est pas qu’il ait retrouvé [293]
la vieille continuité épistémologique avec le savoir que la cri­
tique kantienne, jadis, avait interrompue ; ce n’est pas non plus
– comme le veulent aujourd’hui encore ceux qui entreprennent
de sauver la philosophie contre tant de naïveté positive – qu’il ait
repris, par une sorte [de] dogmatisme provisoire et méthodique,
quelques-uns des contenus de la science effective pour mieux
les contester par la suite ou les fonder à un autre niveau. C’est
qu’en fait, malgré toutes les différences de concepts, de formes
de raisonnement, de style ou de contenu, la vieille différence de
nature entre discours philosophique et énoncé scientifique s’est
maintenant effacée. Le philosophe peut discourir sans légitimation

autres modes de discours se défait. Et on a vu apparaître des discours


philosophiques qui étaient purement et simplement scientifiques, ou
poétiques, ou politiques ; et inversement, on a demandé à des dis‑
cours politiques, poétiques ou scientifiques de valoir comme philo‑
sophie. De plus, cette déstructuration du discours philosophique a
fait a­ pparaître des expériences qui étaient jusque-là impossibles pour
la pensée philosophique : la dissociation du sujet (dans la mesure où
celui-ci, depuis la substance pensante de Descartes jusqu’à la subjectivité
constituante de Husserl, assurait le lien de la fonction légitimante à la
fonction réflexive et l’existence d’un sujet qui était en même temps un
fondement) ; le polythéisme (dans la mesure où Dieu et l’absence de
Dieu assuraient l’un et l’autre le lien entre un fondement originaire et
la possibilité du pratique […]). »
180 Le discours philosophique

à partir d’un maintenant singulier, lui dont le maintenant est le


retour éternel du même : son discours est éternel comme ce retour
qu’il annonce, comme ce retour qui l’apporte lui-même, sans cesse
à nouveau, depuis Empédocle. Mais la philosophie ne se distingue
pas non plus de la fiction, au moins en tant que discours : le philo­
sophe est poète, il est dramaturge, sa pensée se donne comme [294]
chant, aphorisme ou dithyrambe ; et s’il semble ainsi retrouver
le scintillement énigmatique des présocratiques, ce n’est point
que la philosophie, se recourbant sur elle-même, reprend tout
son destin comme dans un autre commencement 10 ; c’est que la
parole du philosophe retrouve le droit de toute fiction à inventer
le lieu d’où elle parle, comme si le discours venait spontanément
par la force d’une voix qui fait naître, loge et déplace, « inspire »
le sujet parlant. Cette même parole philosophique n’est pas dif‑
férente non plus, en sa nature discursive, de ce que peut être
une parole politique : placée, comme elle est, en ce point décisif
où le temps rompt avec lui-même, où s’effondre tout le sol de
croyances sur lequel reposaient notre morale, notre religion, notre
église, nos institutions, la philosophie n’est point tellement dis‑
cours sur le monde et exigence d’une pratique ; elle est elle-même
une pratique, un acte politique, une attaque : elle n’adresse pas
au prince en général sa théorie du pouvoir ; elle envoie des lettres [295]
à Guillaume II et c’est le Kaiser Nietzsche qui signe des cartes
postales 11. Même effacement des discontinuités entre le discours
philosophique et le discours religieux : le philosophe, au fond,
ne dit rien de lui-même ; il est le prophète qui annonce le matin
et ne parle que pour préparer les voies d’une autre parole ; c’est
celle-là qu’il écoute et dont il essaie de restituer l’éternel murmure.
Ce que la mutation nietzschéenne a préparé pour nous, ce sont
les difficultés propres à un discours philosophique qui, en perdant
ses critères de distinction, a perdu en même temps ses modes essen‑
tiels de fonctionnement. Cela ne veut pas dire que la philosophie
disparaît à mesure que se décompose le discours philosophique :
car cette décomposition n’est que la perception négative que, dans
notre accoutumance au vieux discours des philosophes, nous nous
formons d’une nouvelle configuration en train de se dessiner. Nous
sommes en train de tenir des discours philosophiques dont nous
ne connaissons pas encore le statut ni le caractère, et dont nous ne
La nouvelle mutation 181

pouvons pas éviter de constater qu’ils n’ont plus ceux d’autrefois : [296]
de là ce fait que rien de ce qui nous est donné comme philosophie
(soit qu’elle relève de l’ancien mode de discours, soit qu’elle relève
du nouveau) ne nous paraît être vraiment de la philosophie, et que
chaque fois que nous entreprenons de philosopher, nous avons
l’impression de parler dans l’élément de la non-philosophie. Mais
en même temps, par une sorte de compensation qui n’est en fait
que l’autre aspect du même phénomène, de la philosophie s’articule
à l’intérieur de discours qui lui auraient été autrefois étrangers :
cela ne veut pas dire que les mathématiques, par exemple, ou la
littérature, ou la politique offrent maintenant à la philosophie des
thèmes ou des objets ignorés jusque-là ; mais que dans l’élément de
discours scientifiques (comme les mathématiques ou la linguistique,
comme la psychanalyse ou la logique), à l’intérieur de discours
littéraires (que ce soient de Mallarmé, de Rilke ou de Blanchot),
dans la forme de discours politiques, dans des expériences comme
celles d’Artaud ou de Bataille, des actes […  a] philosophiques sont [297]
effectivement accomplis, ni plus ni moins que dans le discours
philosophique des gens qui se donnent pour philosophes 12. Toute
une richesse est en train de naître là, et dans la proportion même
où la philosophie se reconnaît comme perdue. Encore faudra-t-il
essayer de déterminer ce que sont ces actes philosophiques dans
un univers de discours où celui de la philosophie se constitue sur
un mode entièrement nouveau 13.
Mais ce n’est pas là la seule conséquence de cette transforma‑
tion à laquelle on peut donner le nom de Nietzsche. À partir du
moment où le discours philosophique perd ses déterminations et
ses fonctions, tout ce qui pouvait garantir l’unité de son domaine
se dissocie à son tour : cet élément qui liait pour le discours philo­
sophique le domaine primaire du sujet à celui du fondement et
qui, depuis la substance pensante de Descartes jusqu’à la subjec‑
tivité constituante de Husserl, avait transformé l’âme, objet méta‑ [298]
physique, en fonction discursive, cet élément se dénoue dans la
pensée de Nietzsche pour devenir la pluralité des sujets ; corrélati‑
vement, c’est cette fracture du sujet qu’on va rencontrer dans des
discours scientifiques comme celui de la psychanalyse, ou dans

a.  Rayé : « (c’est-à-dire des discours) ».


182 Le discours philosophique

des expériences « religieuses » comme celle de Bataille. De la même


façon, se dissocie l’élément qui assurait l’unité entre le domaine du
fondement et celui de la pratique ; cet élément, dans la philosophie
européenne depuis Descartes, avait pu être aussi bien Dieu que
l’absence de Dieu ; c’est la racine commune de ce monothéisme
et de cet athéisme que Nietzsche arrache en proclamant le retour
des dieux innombrables ; et corrélativement, c’est cette forme poly‑
théiste de l’expérience qu’on va voir par la suite se manifester dans
les analyses positives du sacré, et dans les textes d’Artaud. Enfin, le
monde comme unité de la pratique et de l’interprétation est à son
tour dissocié : il devient dans le discours de Nietzsche à la fois un
nœud toujours défait de forces qui s’opposent sans se réconcilier et [299]
sans s’équilibrer jamais, et un entassement d’interprétations super‑
posées qui s’emparent les unes des autres et se confisquent à tour
de rôle leur sens. Corrélativement, on voit se multiplier les disci‑
plines de l’interprétation, la recherche des sens multiples, le travail
à l’infini des exégèses, en même temps que la littérature, au lieu
d’assurer l’expression du monde par le discours, effectue la destruc‑
tion de ce monde par le langage, par le seul usage du mot. Le grand
pluralisme de Nietzsche (plusieurs forces, plusieurs sens, toujours
plus de dieux, toujours plus de moi) qui va si fort à contre-courant
de toute la philosophie occidentale au moins depuis Descartes n’a
pu être affirmé que sous une condition : non pas la suppression de
la métaphysique (même de celle qui trouve son origine chez Platon
ou chez Socrate), mais la destruction de la modalité qui définissait
traditionnellement le discours philosophique.
Il faudrait sans doute mettre au compte de ce pluralisme (ou
plutôt du jeu des dissociations qui le libèrent) la dispersion, l’écla‑
tement du philosophe lui-même. C’est dans l’individualité para‑ [300]
doxale, mais bien close sur elle-même, du sujet philosophant que
le logos du monde venait, depuis Descartes, jusqu’au dévoilement
ou jusqu’à la manifestation : en cette individualité il trouvait la
forme de la certitude, mais inversement, il effaçait en elle toutes
les marques de sa singularité. Or, maintenant que ce logos est aussi
surchargé, multiple, équivoque qu’un palimpseste, maintenant que
la vérité du discours n’a plus à se justifier mais qu’elle s’affirme dans
la pluralité des voix entrecroisées, alors l’identité d’un philosophe
comme point premier et neutre du discours philosophique n’est
La nouvelle mutation 183

plus requise. Ou plutôt elle ne peut éviter de se dénouer, libérant


le philosophe comme personnage réel et faisant surgir de son iden‑
tité creuse une pluralité indéchiffrable de masques ou de visages.
Au lieu du philosophe qui s’efface de son propre discours, s’absente
de ce qu’il dit en se justifiant de le dire, au lieu du philosophe
qui fait sauter de son discours tous les démonstratifs pouvant ren‑
voyer à sa propre existence, on a désormais le philosophe qui fait
parler son caractère, sa complexion, sa maladie, l’irritation de ses [301]
nerfs, et qui doit alors désigner le sujet du discours philosophique
sous la forme rigoureusement démonstrative : Ecce homo 14. Cette
expression (qui est dernière chez Nietzsche, comme le « je » est
premier chez Descartes) inverse terme à terme les caractères du
sujet philosophant : là où régnait un pur pronom personnel, sans
aucune détermination, et dont le sens pouvait en droit être effectué
par tout sujet parlant à son tour, surgit un être que désignent à la
fois l’espèce qui en fait un homme et le démonstratif qui l’insère
très précisément ici et maintenant 15. À la résolution cartésienne
qui permettait au sujet de se détacher de son maintenant et de
le reprendre à l’intérieur de son propre discours s’est substituée
une pure et simple constatation faite par le philosophe à propos
de lui-même : le voici. Et le voici avec ses déterminations de sujet
tenant un discours : intelligent – si intelligent –, écrivant des livres
– de si bons livres –, étant lui-même un destin 16.
En se désignant ainsi, le philosophe sort de la neutralité vide où
le maintenait jadis son discours ; mais en même temps, il perd sa
souveraine identité ; il ne lui est plus donné de percevoir dans une [302]
expérience unique et continue la vérité de ce qu’il dit. Tout comme
est brisée la ligne ininterrompue de son discours qui se découpe et
recommence sans cesse dans l’aphorisme, de même le sujet parlant
disparaît et renaît en chaque éclat du langage. Le « voici » qui pointe
vers lui en désigne toujours un nouveau chaque fois que le dis‑
cours recommence. Cette identité, rompue et reprise, du discoureur
l’apparente au héros tragique, à Dionysos toujours renaissant, au
danseur de corde qui recommence sans cesse le périlleux passage où
se jouent et se symbolisent à la fois la vie et la mort, au dieu solaire,
au prophète qu’une voix venue d’ailleurs saisit et abandonne ; mais
elle apparente aussi le discours philosophique au théâtre qui r­ éitère
le temps, à la musique qui le recouvre et se déchire en lui, à l’écrit
184 Le discours philosophique

« intempestif », au chant et au pamphlet. Au moment où il se met


à parler, le philosophe commence à exister, mais comme un autre
que lui-même : n’étant rien avant de s’avancer lui-même dans son
discours, il n’a d’autre existence que celle promise par sa parole [303]
et naissant de ses mots successifs ; il est le prophète de ce qu’il
sera, le passeur de sa propre existence ; il ne fait qu’annoncer, et
ce qu’il annonce de lui-même est aussi bien sa propre fin, puisque
ce qu’il dit fera disparaître, comme un masque, ce visage d’un
instant qui est en train de parler. Et par ce discours souverain et
mortel, il retrouve tous ceux dont le symbole est l’enlacement du
serpent et de l’aigle (anneau brisé par les serres et le bec, envol
vertical rongé et envenimé), tous ceux que leur parole conduit droit
au soleil et à la mort. Le discours du philosophe, c’est encore, déjà,
celui de Dionysos et du Crucifié, c’est celui de tous les Césars. Dans
cette identité de ce qui recommence, le philosophe lui-même n’est
plus que le kaléidoscope délirant des noms.
Certes, ce n’est pas la première fois, dans la philosophie occi‑
dentale, que le philosophe se trouve exposé au jeu des identités
diverses. Kierkegaard déjà s’était servi du pseudonyme, déplaçant,
avec le nom, le sujet qui tient le discours. Mais il s’agissait juste‑
ment [de] « pseudonymes », c’est-à-dire de noms qui avaient pour [304]
rôle de maintenir sous des masques différents l’identité du sujet,
qui l’autorisaient, sous ces appellations qui le cachaient, à avoir rap‑
port au Dieu unique et lui permettaient d’entendre ainsi, alors que
nul parmi les hommes ne pouvait le reconnaître, l’appel que Dieu
lui adressait à lui seul – à lui nommément. Qu’à travers le masque
de ses faux noms Dieu ait pu [le] reconnaître, c’était la pierre de
touche de son élection : le Père n’a pas besoin de le désigner par son
nom pour dire à celui qui est son fils « Tu seras sauvé », car tous les
noms que peut porter le fils s’effacent comme des pseudonymes si
on les compare au geste souverain du Père qui désigne et reconnaît.
Le jeu des pseudonymes, chez Kierkegaard, c’est la ruse de qui se
cache devant Dieu dans l’espoir tremblant d’être démasqué : et
lorsqu’il sera dépouillé du faux nom, comme du vieil homme, il
se retrouvera moi en face de Dieu et en Dieu 17. Nietzsche n’est
pas pseudonyme, il est plutôt « polynyme » ; dans la désignation
éclatante de son individualité, dans le simple geste verbal qui lui [305]
fait dire, en retournant tout son langage vers lui seul, Ecce homo, il
La nouvelle mutation 185

découvre qu’il est tous ceux qui l’ont précédé, et ceux-là qui le sui‑
vront ; il se découvre dispersé tout au long du temps, D ­ ionysos et
empereur d’Allemagne, Antéchrist qui répond au Christ et annonce
son retour, Crucifié et Paraclet. Tous ces « autres » noms ne cachent
pas une identité à découvrir et à réconcilier avec elle-même ; ils
indiquent l’éclatement du sujet philosophant, sa multiple existence,
sa dispersion à tous les vents du discours.
Cette mutation du rapport entre le discours philosophique
et celui qui l’énonce ouvre sur la possibilité du philosophe fou.
Cette possibilité ne doit pas être comprise comme le droit donné
à une philosophie d’être irrationnelle ou même déraisonnable,
mais plutôt comme son droit à être irruption multiple du « oui »,
présence scintillante et disparition instantanée du philosophe
dans le seul cri de son affirmation. Au début des Méditations,
Descartes avait admis que le philosophe pouvait se tromper, que
ses sens pouvaient lui faire illusion, qu’il pouvait être endormi [306]
en se croyant éveillé ; mais il avait exclu pour lui la possibilité
d’être de ces hommes qui s’imaginent être des cruches ou avoir
un corps de verre : « Mais quoi, ce sont des fous 18… » Et s’il est
vrai que la folie est reprise ensuite, par le texte des Méditations et
par toute l’œuvre de Descartes, dans la forme plus générale du
rêve et selon le mécanisme maîtrisable de l’imagination, c’est pour
avoir été d’abord exclue absolument comme menace pour celui
qui discourait : je ne serais pas moins extravagant que les fous,
dit celui qui parle dans les Méditations, si je me réglais sur leurs
exemples. Ainsi commencent subrepticement la justification du
discours philosophique et la première définition de son droit à
atteindre la vérité 19. Avec Nietzsche, la décomposition du discours
philosophique le laisse sans protection ni défense contre la folie.
Celle-ci est désormais en droit de l’incendier, comme il lui arrive
de brûler la fureur des poètes, le délire des tyrans, l’ivresse des
hommes de Dieu : comme sur tous les autres types de discours
– littéraires, politiques ou religieux –, la folie peut exercer son [307]
droit sur la parole du philosophe 20. La folie réelle de Nietzsche
et le fait que, dans cette folie, sa pensée, dans ce qu’elle pouvait
avoir de constant et de déterminant, se soit trouvée mise en jeu et
comme manifestée de façon paroxystique, ne prouvent pas que sa
philosophie était d’entrée de jeu sillonnée par les fulgurations de
186 Le discours philosophique

la folie ; ils ne prouvent pas non plus – sauf aux bonnes volontés
un peu naïves – que Nietzsche n’était pas fou (en tout cas, pas
si fou…). Ils signalent, et sans doute est-ce plus important pour
l’histoire de notre culture, que le discours philosophique était
affranchi désormais du mode d’être qui avait été le sien depuis
Descartes, qu’il n’était plus voué au grand cycle fonctionnel qui
en avait soutenu jusque-là toutes les manifestations ; qu’il pou‑
vait lui-même, en demeurant philosophique, devenir délirant,
ou inversement que le délire pouvait valoir comme l’extrémité
d’un discours philosophique. Dans les toutes dernières lettres de
Nietzsche, dans la convocation aux souverains, dans la carte pos‑
tale à Strindberg, dans l’ultime message à Peter Gast, c’est bien
la pensée de Nietzsche qui s’engloutit. Mais que nous puissions [308]
y reconnaître les limites de sa philosophie – plutôt son suspens
que son interruption –, et que désormais à toute folie nous soyons
prêts à demander non point seulement ce qu’elle peut porter de
poésie, mais ce qu’elle peut énoncer, en son abîme, de philosophie,
c’est là le signe que le discours philosophique se déploie selon un
nouveau mode d’être et s’organise d’après un nouveau régime.
« Chante-moi une chanson nouvelle, le monde est transfiguré 21. »

NOTES

1.  Le projet de retracer l’histoire – ou l’« histoire politique » – de la vérité


joue un rôle fondamental dans les travaux de Foucault des années 1970 et 1980.
Voir, entre autres, M. Foucault, Leçons sur la volonté de savoir. Cours au Col‑
lège de France, 1970‑1971, Paris, Éditions de l’EHESS-Gallimard-Seuil, 2011,
p.  195‑210 ; id., « La vérité et les formes juridiques » [1974], dans DE I, no 139,
p.  1406‑1514 ; id., Le Pouvoir psychiatrique, op. cit., p. 235‑239 ; id., Histoire
de la sexualité, t. I, La Volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976, p. 80‑81 ; id.,
L’Herméneutique du sujet, op. cit., p. 15‑20.
2.  A.-L.-C. Destutt de Tracy, Éléments d’idéologie, op. cit.
3.  A. Comte, Cours de philosophie positive, 2 vol., éd. par Charles Le Verrier,
Paris, Classiques Garnier, 2021 [1830‑1842].
4.  G. W. F. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques, 3 vol., trad. par
Bernard Bourgeois, Paris, Vrin, 1970‑2004 [1817].
5.  Avant d’introduire la nouvelle mutation du discours philosophique qui se
fait jour dans la pensée de Nietzsche, Foucault établit une relation entre deux
points majeurs de discontinuité caractérisant la crise de la philosophie : d’une
La nouvelle mutation 187

part, la transformation du rapport de la philosophie avec son actualité et, de


l’autre, la modification du rapport de la philosophie à la non-philosophie. C’est
autour de ces deux points que, quelques années plus tard, Foucault reconstruit
l’itinéraire intellectuel de Jean Hyppolite à l’occasion de l’hommage qu’il lui
rend à l’ENS, dont Hyppolite fut le directeur de 1954 à 1963, avant d’être
élu, en succédant à Gueroult, à la chaire d’Histoire de la pensée philosophique
au Collège de France (Foucault lui succédera en 1970, lorsqu’il sera élu, avec
le soutien de Vuillemin, à la chaire d’Histoire des systèmes de pensée). Cela
permet de mieux situer la portée de la mutation que Foucault présente ici
sous un angle archéologique. Depuis sa traduction de la Phénoménologie de
l’esprit de Hegel (2 vol., Paris, Aubier, 1939‑1941), Hyppolite traduisait le
wirklich hégélien par « actuel » de sorte que, comme Foucault le rappelle dans
son hommage, son idée de « pensée philosophique » correspond à « ce qui dans
tout système – aussi achevé qu’il paraisse – le déborde, l’excède et le met dans
un rapport à la fois d’échange et de défaut avec la philosophie elle-même […] ;
[c’est] son inachèvement […] ; ce par quoi, aussi loin qu’il se poursuive, il
demeure en reste par rapport à la philosophie » (M. Foucault, « Jean Hyppolite »,
art. cité, p. 808). Par « pensée philosophique », poursuit Foucault, Hyppolite
« entendait aussi ce moment si difficile à saisir, recouvert dès son apparition,
où le discours philosophique se décide, s’arrache à son mutisme, et prend dis‑
tance par rapport à ce qui dès lors va apparaître comme la non-philosophie :
la pensée philosophique est alors moins la détermination obscure et préalable
d’un système, que le partage soudain et sans cesse recommencé par lequel il
s’établit […], cette torsion et ce redoublement, cette issue et cette ressaisie de
soi-même, par lesquels le discours philosophique dit ce qu’il est, prononce sa
justification, et, se décalant par rapport à sa forme immédiate, manifeste ce
qui peut le fonder et fixer ses propres limites » (ibid.). Ce même redoublement,
d’après Hyppolite, est au cœur de la philosophie de Hegel, qui marque « le
moment où le discours philosophique a posé lui-même, et à l’intérieur de
soi, le problème de son commencement et de sa fin : le moment où la pensée
philosophique se donne pour labeur inépuisable de dire le champ total de la
non-philosophie, et entreprend de parvenir, en toute souveraineté, à énoncer sa
propre fin. […] Avec Hegel, la philosophie qui, depuis Descartes au moins, était
dans un rapport ineffaçable à la non-philosophie, est devenue non seulement
conscience de ce rapport, mais discours effectif de ce rapport : mise en œuvre
sérieuse du jeu de la philosophie et de la non-philosophie » (ibid., p. 811‑812).
Ainsi, c’est en un sens dans le sillage de son ancien maître que Foucault pose
la question du rapport du discours philosophique à son actualité comme le
mouvement par lequel la philosophie est incessamment appelée à commencer
et à recommencer, sans jamais pouvoir trouver dans son discours sa réalisation,
son effectuation, son accomplissement ou son achèvement. Pourtant, à la diffé‑
rence d’Hyppolite, Foucault ne pose pas la question de l’actualité/actualisation
de la philosophie, et de son lien intrinsèque à la non-philosophie, par rapport
à Marx ou à la science (que ce soit à travers Fichte ou à propos de la théorie
de l’information), ni par rapport à la tension entre logique et existence, ni
non plus – en tant qu’historien de la philosophie – par rapport à Gueroult
et Merleau-Ponty (ibid., p. 810‑813). Comme il le soutient dans la suite du
manuscrit, c’est plutôt la pensée de Nietzsche qui constitue pour Foucault le
seuil archéologique de discontinuité d’un discours philosophique rompant avec
188 Le discours philosophique

la « finitude philosophique » qui, chez Hyppolite, redoublait encore malgré tout


le rapport à l’absolu visé par Hegel (ibid., p. 809).
6. Dans Les Mots et les Choses aussi Foucault attribue à la philosophie de
Nietzsche un rôle de rupture : non seulement c’est Nietzsche qui, avec Mallarmé,
aurait inauguré la question de l’« être unique et difficile » du langage lui-même
(« N’est-ce pas ce que Nietzsche préparait, lorsque à l’intérieur de son langage,
il tuait l’homme et Dieu à la fois, et promettait par là avec le Retour le scintil‑
lement multiple et recommencé des dieux ? »), mais c’est en outre chez lui que
Foucault voit « le premier effort de ce déracinement de l’Anthropologie, auquel
sans doute est vouée la pensée contemporaine » (M. Foucault, Les Mots et les
Choses, op. cit., p. 317‑318 et 353). Il est utile de rappeler qu’en 1967 Foucault
écrit, avec Gilles Deleuze, l’« Introduction générale aux Œuvres philosophiques
complètes de F. Nietzsche » (dans DE I, no 45, p. 589‑592 ; voir aussi id., « Michel
Foucault et Gilles Deleuze veulent rendre à Nietzsche son vrai visage » [1966],
dans DE I, no 41, p. 577‑580), et que la même année paraissent les Actes du
colloque de Royaumont de juillet 1964 contenant le fameux texte de Foucault,
« Nietzsche, Freud, Marx » (art. cité).
7.  F. Nietzsche, Crépuscule des idoles, ou Comment philosopher à coups de
marteau, éd. par G. Colli et M. Montinari, trad. par Jean-Claude Hemery,
Paris, Gallimard, 1988 [1889].
8.  Sur ce point, voir supra, p. 15 et note 3 du chap. 1, p. 18-20.
9.  Cela annonce déjà la voie au long de laquelle se poursuivront les inté‑
rêts de Foucault à l’égard de Nietzsche dans les années à venir, et indique
plus généralement l’un des nœuds cruciaux qui l’amèneront à inscrire la tâche
descriptive de l’archéologie dans une perspective généalogique. La philosophie
comme entreprise de diagnostic du présent ne sera alors plus seulement la des‑
cription de « l’espace dans lequel se déploie la pensée, ainsi que les conditions
de cette pensée, son mode de constitution » (M. Foucault, « Qu’est-ce qu’un
philosophe ? », art. cité, p. 581), mais le diagnostic portera désormais aussi « sur
le corps même du présent », en faisant du présent le théâtre « de ce qui est là en
nous dans notre corps » : c’est dans sa physiologie qu’il faudra en effet saisir les
« origines multiples » qui s’y sont inscrites sous forme d’instincts et de valorisa‑
tions contradictoires, comme Foucault l’affirme dans le cours sur Nietzsche qu’il
donne en 1969‑1970 au département de philosophie du Centre universitaire
expérimental de Vincennes (id., Nietzsche. Cours donné au Centre universitaire
expérimental de Vincennes, 1969‑1970, BNF, Fonds Foucault, cote NAF 28730,
Boîte 65, à paraître dans cette même série des « Cours et travaux de Michel
Foucault avant le Collège de France »). Par ce décalage, la tâche descriptive de
l’archéologie se trouve réarticulée au sein de l’analyse historique des commen‑
cements multiples et des rapports de force répondant au « besoin d’histoire du
généalogiste », car « il faut savoir diagnostiquer les maladies du corps, les états
de faiblesse et d’énergie, ses fêlures et ses résistances pour juger de ce qu’est un
discours philosophique » (id., « Nietzsche, la généalogie, l’histoire » [1971], dans
DE I, no 84, p. 1004‑1024, ici p. 1008).
10.  Sur ce point, voir supra, p. 15 et note 3 du chap. 1, p. 18-20.
11.  Foucault fait ici référence aux lettres et dédicaces que Nietzsche écrit
à Turin au début du mois de janvier 1889, et qu’il signe « Dionysos » (ou
« Nietzsche [César] Dionysos »), « Le Crucifié », etc. Voir F. Nietzsche, Dernières
Lettres, hiver 1887-hiver 1889. De « La Volonté de puissance » à « L’Antichrist »,
La nouvelle mutation 189

trad. par Yannick Souladié, Paris, Éditions Manucius, 2011 ; M. Foucault, « Sur
l’archéologie des sciences », art. cité, p. 731.
12.  Maurice Blanchot, Georges Bataille, Antonin Artaud et Stéphane
­Mallarmé sont parmi les auteurs les plus cités et commentés par Foucault dans
les années 1960. Sur Blanchot, voir notamment M. Foucault, « La pensée du
dehors », art. cité. Sur Bataille, voir en particulier id., « Préface à la transgression
(en hommage à Georges Bataille) » [1963], dans DE I, no 13, p. 261‑278. Sur
Artaud et Mallarmé, voir respectivement id., « La littérature et la folie », art. cité ;
id., « Le Mallarmé de J.-P. Richard » [1964], dans DE I, no 28, p. 455‑465.
En 1978, à l’occasion de ses conversations avec Duccio Trombadori, Foucault
déclare : « Nietzsche, Blanchot et Bataille sont les auteurs qui m’ont permis de
me libérer de ceux qui ont dominé ma formation universitaire, au début des
années 1950 : Hegel et la phénoménologie » (id., « Conversazione con Michel
Foucault » [1980], dans DE II, no 281, p. 860‑915, ici p. 867).
13.  Sur ce point, voir l’entretien avec Paolo Caruso paru en septembre 1967,
« Qui êtes-vous, professeur Foucault ? » [1967], dans DE I, no 50, p. 629‑648, ici
p. 640 : « Pour Nietzsche, philosopher consistait en une série d’actes et d’opéra‑
tions relevant de divers domaines : c’était philosopher que de décrire une tragé‑
die de l’époque grecque, c’était philosopher que de s’occuper de philo­logie ou
d’histoire. » Dans ses cours de 1954‑1955, Foucault utilise l’expression l’« acte de
philosopher » en parlant de l’interprétation que Jaspers donne de la philosophie
de Nietzsche ; voir id., La Question anthropologique, op. cit., p. 204.
14.  Foucault soutient que Nietzsche, après avoir maintenu jusqu’au bout
la question « Qui parle ? », fait enfin « irruption lui-même à l’intérieur de ce
questionnement pour le fonder sur lui-même, sujet parlant et interrogeant : Ecce
homo » (M. Foucault, Les Mots et les Choses, op. cit., p. 317).
15.  Dans un entretien qu’il donne avec Deleuze, publié en septembre 1966,
Foucault soutient que « l’apparition de Nietzsche constitue une césure dans
l’histoire de la pensée occidentale », car « le mode du discours philosophique
a changé avec lui » : « Auparavant, ce discours était un Je anonyme. Ainsi, les
Méditations métaphysiques ont un caractère subjectif. Cependant, le lecteur
peut se substituer à Descartes. Impossible de dire “je” à la place de Nietzsche »
(M. Foucault, « Michel Foucault et Gilles Deleuze veulent rendre à Nietzsche
son vrai visage », art. cité, p. 579).
16.  Foucault fait ici référence aux titres de la deuxième, la troisième et la
quatrième partie de Ecce homo : « Warum ich so klug bin », « Warum ich so gute
Bücher schreibe » et « Warum ich ein Schicksal bin » (F. Nietzsche, Ecce homo,
op. cit., p. 258-275, 276-332, 333-341).
17.  Sur le jeu des pseudonymes chez Søren Kierkegaard, voir aussi M.
­Foucault, « Qu’est-ce qu’un auteur ? », art. cité, p. 825.
18.  « [C]omment est-ce que je pourrais nier que ces mains et ce corps-ci
soient à moi, si ce n’est peut-être que je me compare à ces insensés, de qui le
cerveau est tellement troublé et offusqué par les noires vapeurs de la bile, qu’ils
assurent constamment qu’ils sont des rois, lorsqu’ils sont très pauvres, qu’ils
sont vêtus d’or et de pourpre, lorsqu’ils sont tout nus, ou s’imaginent être
des cruches, ou avoir un corps de verre ? Mais quoi ? ce sont des fous ; et je ne
serais pas moins extravagant, si je me réglais sur leurs exemples » (R. Descartes,
Méditations métaphysiques, op. cit., p. 81-82).
190 Le discours philosophique

19.  Pour une interprétation analogue de ce passage des Méditations comme


introduisant une césure entre raison et déraison qui s’avère cruciale pour l’his‑
toire de la pensée occidentale, voir M. Foucault, Histoire de la folie à l’âge
classique, op. cit., p. 56‑59. Dans « Cogito et histoire de la folie » (Revue de
métaphysique et de morale, vol. 68, no 4, 1963, p. 460‑494 ; repris dans L’Écriture
et la Différence, Paris, Seuil, 1967, p. 51‑97), Jacques Derrida avait critiqué la
lecture foucaldienne du rôle de la folie dans les Méditations. Pour la réponse de
Foucault, voir M. Foucault, « Réponse à Derrida » [1972], dans DE I, no 104,
p. 1149‑1163 ; une seconde version de ce texte apparaît en appendice à la réé‑
dition de l’Histoire de la folie chez Gallimard (id., « Mon corps, ce papier, ce
feu » [1972], dans DE I, no 102, p. 1113‑1136).
20.  En ce sens, la « possibilité du philosophe fou » dont Foucault parle
en 1963 dans son texte sur Bataille a été en réalité (r)ouverte par Nietzsche :
« C’est l’inverse exactement du mouvement qui a soutenu, depuis Socrate sans
doute, la sagesse occidentale : à cette sagesse le langage philosophique promet‑
tait l’unité sereine d’une subjectivité qui triompherait en lui, s’étant par lui et
à travers lui entièrement constituée. Mais si le langage philosophique est ce en
quoi se répète inlassablement le supplice du philosophe et se trouve jetée au vent
sa subjectivité, alors non seulement la sagesse ne peut plus valoir comme figure
de la composition et de la récompense ; mais une possibilité s’ouvre fatalement,
à l’échéance du langage philosophique […] : la possibilité du philosophe fou.
C’est-à-dire trouvant, non pas à l’extérieur de son langage (par un accident
venu du dehors, ou par un exercice imaginaire), mais en lui au noyau de ses
possibilités, la transgression de son être de philosophe » (M. Foucault, « Préface
à la transgression », art. cité, p. 271‑272).
21.  F. Nietzsche, Dernières Lettres, hiver 1887-hiver 1889, op. cit., Lettre du
4 janvier 1889 à Heinrich Köselitz (Peter Gast), Turin, p. 236.
[CHAPITRE 12]

Penser après Nietzsche

La réorganisation du régime général des discours après Nietzsche.


– La question de la philosophie posée par des discours à la limite de
la philosophie : positivisme logique, ontologie, description du vécu,
recherche des structures. – La phénoménologie et l’unité du dis‑
cours cartésiano-husserlien : pure description du concret et recherche
du fondement.

En parlant de la nouvelle mutation qui se manifeste dans l’œuvre [309]


de Nietzsche, on ne veut pas dire que Nietzsche lui-même et
Nietzsche tout seul l’a accomplie dans un geste à la fois sou‑
verain et solitaire. Si son œuvre a été possible, et s’il est éga‑
lement possible de l’entendre comme on l’entend aujourd’hui,
c’est qu’en elle, à travers elle, mais aussi bien tout autour d’elle,
le régime général des discours était en train de se réorganiser.
Pas plus que les Regulae ou les Méditations n’ont opéré à elles
seules, dans leur effort singulier, le bouleversement d’où est issu
le discours des philosophes de Descartes à Husserl, l’Ecce homo
n’effectue [pas], en une opération sans égale, le changement à
l’intérieur duquel nous voilà pris : en ce texte, c’est tout l’univers
du discours qui manifestait quelques-unes de ses modifications
essentielles. Cette mutation, il faudrait essayer de la ressaisir, dans
la mesure du moins où nous n’en sommes pas empêchés par sa
trop grande proximité. Elle semble, en tout cas, bien plus diffi‑ [310]
cile à dominer que celle du xviie siècle : d’une forme à l’autre du
discours – des mathématiques à la littérature ou de la politique
à la philo­sophie –, il est beaucoup plus difficile de définir l’ana­
logie des événements et l’unique processus qui affecterait leur uni‑
vers ­commun. En outre, la dispersion historique du phénomène
semble beaucoup plus grande qu’à l’époque classique ; il n’a pas
192 Le discours philosophique

fallu alors plus d’un demi-siècle pour que soit achevée la grande
mutation des discours ; maintenant, on a l’impression d’être enve‑
loppé à l’intérieur d’un processus inauguré il y a presque un siècle.
Sommes-nous parvenus au terme de ce qui s’annonçait presque
simultanément chez Nietzsche, Mallarmé ou Frege ? Sommes-nous
les contemporains involontaires et, pour une grande part, aveugles
d’un phénomène apparu bien avant nous et qui se prolongera bien
après nous, tant il est complexe, polymorphe et profond ? Mais
les illusions d’optique sont nombreuses quand il s’agit de voir ce
qui est en train, précisément, de se passer : peut-être l’événement
qu’on s’efforce de ressaisir est-il beaucoup plus proche qu’on ne [311]
croit ; et en situant, à la fin du xixe siècle, du côté de Nietzsche,
sa date de naissance, on essaie, par souci de justification, d’en
rechercher fort loin les signes précoces ; on se rassure, on apaise
son inquiétude, on cherche un sol stable – alors qu’il n’y a encore
que mobilité et vide –, on reconnaît un accomplissement là où les
préliminaires étaient à peine esquissés. Mais peut-être aussi est-on
victime de l’illusion contraire ; il se pourrait que nous nous ima‑
ginions participer encore à un événement clos déjà depuis long‑
temps ; et si nous croyons vivre dans un univers de discours encore
mobile et incertain, encore ouvert sur des mutations futures, ce
n’est pas [que] l’événement de sa transformation est inachevé,
c’est que nous sommes pris en lui sans pouvoir encore en deviner
les limites, ni pressentir du tout le moment de sa fin. L’œuvre
de Nietzsche nous a-t-elle légué un discours philosophique déjà
bouleversé de fond en comble, et libéré de toutes ses anciennes
exigences fonctionnelles ? Ou bien indique-t-elle seulement les
premières oscillations d’un discours dont le mode d’être ne cessera
pas, par la suite, de s’altérer davantage ? [312]
Avant d’esquisser, au moins dans ses lignes essentielles, cette
mutation du régime général des discours, il faut noter un fait
dont on peut être à peu près sûr : longtemps après Nietzsche, le
discours philosophique n’était pas parvenu au terme de sa trans‑
formation, et il semblait se loger dans une dimension encore indé‑
cise. À vrai dire, le terme d’« indécision » n’est pas très adéquat
pour décrire ce qui se passe ; car dans l’ordre de la pensée – si du
moins on n’essaie pas de l’analyser de l’intérieur, ni de répéter
les actes invisibles qui sont censés l’habiter, mais de définir son
Penser après Nietzsche 193

fonctionnement manifeste, extérieur et discursif –, il n’y a jamais


ni équivoque, ni ambiguïté, ni contradiction, ni solution indécise,
mais toujours un ensemble de déterminations rigoureuses. Ce
qu’on appelle contradiction n’est jamais que l’existence de deux
fonctionnements simultanément possibles et incompatibles ; ce
qu’on appelle ambiguïté n’est en fait que l’existence d’un certain
nombre de points de choix ; ce qu’on appelle confusion n’est
jamais qu’une certaine complexité dans les déterminations. S’il y
a eu, en effet, une « décomposition » du discours philosophique,
dont l’œuvre de Nietzsche manifeste, pour le moins, certains [313]
signes, cela ne veut pas dire que, depuis ce moment, il est entré
dans une phase d’incertitude, que sa physionomie propre s’est
effacée, qu’il s’est comme dénoué et qu’en attendant de reprendre
une configuration ferme et précise, il ne parle plus qu’un langage
informe, élément de sa crise actuelle. Dire qu’il y a eu, qu’il y a
décomposition du discours philosophique veut dire qu’il a perdu
la position qu’il occupait jusque-là à l’égard des autres types de
discours, que les caractères distinctifs qui l’isolaient ne peuvent
plus être les mêmes, que son fonctionnement par conséquent ne
peut plus s’analyser de la même façon ni comporter les mêmes
phases. Mais dans la mesure où il n’a pas encore rejoint son
régime nouveau, les fonctions qui apparaissent en lui peuvent
aussi bien être décrites comme autant de variations sur le thème
des fonctions primitives que sous l’aspect de déplacements qui les
altèrent jusqu’à les rendre peu à peu méconnaissables. La philo‑
sophie post-nietzschéenne, on peut la lire positivement ou néga‑
tivement. Positivement, elle sera la constitution d’un nouveau [314]
mode de discours philosophique, mais qu’on ne percevra en elle
que négativement, en gris et comme une forme vide ; elle sera
faite des déplacements, des écarts aveuglément systématiques qui
sont en train de faire place à sa cohérence encore secrète, mais
déjà souverainement active. Négativement, elle sera le maintien
des anciennes fonctions et des anciens caractères du discours, leur
sourde résistance à toute modification ; si bien qu’on ne percevra
en elle que ces éléments positifs, mais dans la seule inertie de
leur persistance. Au fond, peu importent ces deux interprétations
opposées qui ont pour trait commun non pas de définir l’événe‑
ment, mais de valoriser le présent d’une manière ou d’une autre.
194 Le discours philosophique

On peut caractériser la philosophie post-nietzschéenne en disant


qu’avec elle, les anciennes fonctions du discours philosophique
s’exercent dans un espace discursif où celui-ci ne peut plus avoir
le même emplacement ni les mêmes caractères.
On a là le principe général qui permet de décrire cette philo‑ [315]
sophie post-nietzschéenne dans son dessin d’ensemble. Depuis
Kant, l’interrogation sur la possibilité de la philosophie fait partie
de la philosophie, et on peut dire en un sens qu’elle en recouvre
toute la surface. Mais jusqu’à Nietzsche, c’est à l’intérieur du
discours philosophique et dans le jeu d’un fonctionnement dont
le principe général remonte à Descartes que cette interrogation a
trouvé sa place. En revanche, depuis qu’on a appris à « philosopher
à coups de marteau 1 », depuis que Nietzsche a mis en cause non
pas tellement la philosophie en général, en son essence, sa racine et
sa possibilité philosophiques, mais les philosophes comme espèce
parlante, alors la question de la philosophie a été posée et sans
cesse répétée dans un espace discursif qui n’était plus celui de la
philosophie. L’interrogation « qu’est-ce que la philosophie ? » n’a
certes pas cessé d’être une question philosophique ; mais elle est
devenue une question philosophique sur la philosophie, posée
dans un discours qui, en toute naïveté ou en toute profondeur,
ignorait la spécificité cartésiano-husserlienne du discours philo­ [316]
sophique. De là le fait que la philosophie ait pu apparaître comme
liée à l’histoire de l’Occident, soit comme un épisode culturel,
soit comme le corps visible de son destin. De là cet appétit de
radicalisme au nom duquel on met en question tout ce qui, dans
la philosophie, semble être admis comme allant de soi, et trahir
ainsi la confiance obscure que le discours philosophique s’accorde
à lui-même. Le projet de ne rien admettre dans le discours qui
n’ait été réexaminé et effectué à nouveau dans la pensée assurait,
de Descartes à Husserl, la fonction légitimante que le discours
philosophique exerçait à l’égard de lui-même ; désormais, il se
trouve déplacé : il est, dans la forme d’un discours qui se veut
non spécifié philosophiquement, l’analyse suspicieuse de ce que
le discours philosophique est contraint d’accepter ou de supposer
pour pouvoir exister. Ainsi se trouve-t-on placé dans un domaine
de l’en deçà radical du discours philosophique – lieu privilégié
aujourd’hui où la philosophie essaie de se fonder et de s’effectuer.
Penser après Nietzsche 195

Dimension du méta-, de l’archi-, qui paraît invinciblement pre‑


mière à nos contemporains 2.
Or, ce recul par rapport au discours philosophique ne se fait [317]
pas par une réflexion sur ce que c’est que le discours en général,
et quels en sont les différents types ; il ne se fait donc pas dans
l’élément d’un discours absolument général ou réellement neu‑
tralisé ; mais toujours dans la dimension acceptée « naïvement »
d’un des quatre types de discours auxquels traditionnellement la
philosophie s’opposait. Ainsi le positivisme logique analyse-t-il le
discours philosophique non pas du tout pour en nier la valeur ou
en contester radicalement la possibilité, mais pour en exclure toute
proposition qui n’est pas susceptible d’être vérifiée par les mêmes
moyens que les énoncés scientifiques ; et à partir de là – de cet
élément commun des méthodes de vérification qui affecterait de la
même façon tous les énoncés assertoriques –, le positivisme logique
peut poser le problème de savoir ce qui peut déterminer (dans
la forme ou le contenu) les énoncés proprement philo­sophiques ;
on appellera alors métaphysique tout énoncé qui se voudrait spé‑
cifiquement philosophique, mais voudrait échapper aux critères [318]
de validation dont tous les énoncés assertoriques doivent pourtant
relever 3. En d’autres termes, il s’agit de constituer un discours
philosophiquement vrai, mais qui n’ait pas à exercer cette fonc‑
tion interne de justification qui lui avait été reconnue depuis
le xviie siècle. Dans un style absolument différent, mais par un
mouvement analogue et qui a les mêmes conditions de possibilité,
on a vu apparaître un discours sur la philosophie qui la questionne
hors de toute fonction réflexive ; discours, par conséquent, qui se
constitue à lui-même, dans sa souveraineté, le lieu et le moment
où il parle, le sujet qui le prononce. Ce discours envelopperait
tout l’Occident (comme lieu unique de la philosophie), tout son
destin (comme histoire de la philosophie) et tous les philosophes
(comme sujets parlants du discours philosophique) dans une pen‑
sée où le partage ne se ferait pas entre discours poétique et discours
philosophique, entre « feindre » et philosopher. On se trouverait
dans la pure dimension, non spécifiée, de la pensée, dans la disper‑
sion première du logos, ou encore dans la différence de l’écriture [319]
comme trace 4. Et du coup deviennent « métaphysiques » tous les
discours qui veulent assurer leur forme philosophique et leur droit
196 Le discours philosophique

à atteindre le fondamental par la fonction réflexive qui s’exerçait


dans le discours philosophique traditionnel. Pour les mêmes rai‑
sons, on a vu apparaître une analyse de la philosophie à partir
d’un discours qui ne se distinguerait pas du discours politique :
la philosophie, avec sa fonction spéculative de critique, se trouve‑
rait ainsi replacée dans l’élément d’un discours où seraient immé‑
diatement engagées la liberté, l’activité et l’histoire des hommes ;
la philosophie ne serait pas pour autant supprimée, mais elle se
déploierait à l’intérieur d’une dialectique qui lui servirait de lieu
et de mouvement communs avec le discours politique, et avec le
discours quotidien de tous les hommes 5. Par opposition à cette
philosophie, serait métaphysique tout discours qui n’établirait son
rapport à la pratique que par l’intermédiaire d’une  a critique de [320]
l’apparaître ou de l’implicite (c’est-à-dire par une dialectique de
la nature). Enfin, se dessine également une interrogation sur la
possibilité de la philosophie, mais qui se fait cette fois dans une
dimension du discours indifférenciée entre l’exégèse religieuse et
l’interprétation philosophique : la philosophie s’établirait comme
un déchiffrement, et seraient métaphysiques toutes les formes
de discours qui se proposeraient d’interpréter les signes non pas
comme les chiffres d’une transcendance, mais comme les éléments
d’une série d’effets et de causes 6.
Que ces quatre façons de philosopher puissent être symboli‑
sées facilement par les noms de Russell et de Wittgenstein, de
­Hei­degger, de Sartre et de Jaspers importe finalement assez peu ;
moins encore d’ailleurs la position polémique qu’[elles] peuvent
occuper les un[e]s par rapport aux autres. L’essentiel, c’est qu’[elles]
soient tous pris[es] à l’intérieur de cet événement dont l’œuvre de
Nietzsche a signalé la sourde mais déjà souveraine présence ; l’essen‑
tiel, c’est qu’[elles] aient été rendu[e]s possibles les un[e]s et les
autres par le même jeu de conditions : la nécessité de repérer un dis‑ [321]
cours philosophique, affranchi de ses anciennes conditions internes
de fonctionnement, et déployé à partir d’un discours non encore
spécifié. Pourtant, ce saut hors de la modalité classique du discours
et de son fonctionnement ne remet pas en jeu l’univers entier du
discours avec toutes ses formes. La philosophie post-nietzschéenne
a.  Rayé : « critique des apparences (et d’une dialectique de la nature) ou
d’une explicitation ».
Penser après Nietzsche 197

sous ses quatre aspects majeurs a bien abandonné la modalité car‑


tésiano-husserlienne du discours ; elle s’en est assez déprise pour
pouvoir la considérer de l’extérieur. Mais elle est restée liée à elle par
un rapport qu’elle n’a pas maîtrisé  a. Car pour s’affranchir de cette
modalité, elle a pris appui sur les quatre grands modes de discours
qui, depuis le xviie siècle, entouraient le discours philosophique,
s’opposaient à lui, érigeaient en face de lui leurs caractères propres,
prenaient distance à son égard – donc lui faisaient place. Le recul
par rapport à la philosophie (au sens traditionnel du mot) se fait
dans ce même espace discursif qui lui donnait lieu. Ainsi se forment
des philosophies qui peuvent prendre pour objet la forme vide et [322]
maintenant abandonnée du discours philosophique, mais qui n’ont
pas encore dominé le dessin général à l’intérieur duquel cette forme
s’était constituée. Et par conséquent leur échappe encore ce fait
fondamental que l’effacement du discours philosophique sous sa
modalité classique était corrélatif d’une mutation générale de tout
l’univers du discours.
Cette position de la philosophie post-nietzschéenne dans
­l’espace général du discours explique un certain nombre de ses
thèmes. Elle ne peut en effet avoir d’autre objet que l’absence,
la disparition, l’oubli, la perte de la philosophie elle-même. Mais
cette perte n’est analysée ni comme l’effacement d’un mode sin‑
gulier de discours, ni comme un événement qui s’est produit à
une date toute récente, dans le régime discursif de notre culture ;
dans la mesure, en effet, où ce régime n’est jamais remis en ques‑
tion, mais vaut comme le contexte de toute parole possible, la
disparition du discours philosophique semble n’avoir pas de date ;
ou plutôt, sa disparition paraît être contemporaine de sa constitu­
tion, comme s’il n’avait pu naître que dans l’élément de sa mort,
comme si la place d’où il parle avait toujours dû être désertique, [323]
et vain son fonctionnement. Si bien que la promesse de quelque
philosophie future par-delà le vide d’aujourd’hui a pour prix le
retour de la philosophie sur son histoire entière. C’est seulement si
elle parvient à se ressaisir en cette pure origine qui fut à la fois son
commencement et le principe de sa disparition, c’est seulement
si elle parvient à contourner ce moment constitutif et ambigu

a.  Rayé : « Cette modalité est restée pour elle une forme vide. »
198 Le discours philosophique

que la philosophie aura [le] pouvoir de parler à nouveau.


Un grand mythe se dessine où les philosophies post-nietzschéennes
trouvent leur lieu idéal : celui d’un langage sans date, plus pro­
fond et plus archaïque que toute histoire et où les formes du
discours ne seraient pas encore séparées les unes des autres. Pour
rejoindre cette prime lumière du langage, aucune remontée n’est
assez lointaine, aucune contestation assez radicale ; toutes les his‑
toires réelles, tous les événements assignables sont trop chargés de
positivité, et tous les rappels discursifs trop engagés dans l’oubli.
La propédeutique à ce retour de la philosophie est aussi infinie
que le cheminement au long duquel elle n’a pas pu éviter de se
perdre. Propédeutique infinie et triste, car elle perçoit les premiers [324]
signes d’une pensée à venir dans l’espace nocturne, vide et défi‑
nitivement infertile où la philosophie ne montre plus désormais
que sa disparition.
Tous les domaines qui avaient été jusque-là en corrélation avec
les grandes fonctions du discours philosophique se trouvent, par
le fait même, mis entre parenthèses. La philosophie ne peut plus
se donner comme investigation du sujet, comme recherche d’un
fondement qui serait à la fois origine et condition de possibilité,
ni non plus comme théorie d’une pratique ou découverte du
logos du monde. On dira que depuis la transformation kantienne
déjà, le discours philosophique n’avait guère cessé de prendre
recul par rapport à tous ces domaines et qu’il ne se reconnaissait
plus le droit de les atteindre directement, ou de les dominer
d’une façon exhaustive. Mais au moins sous la forme d’une tâche
infinie, toujours à reprendre, jamais arrêtée, un rapport posi‑
tif demeurait établi entre ces domaines et ce discours. À l’hori‑
zon sans cesse reculé de ce discours se profilait le moment où il
serait devenu lui-même ce domaine, le moment où le discours [325]
serait devenu sujet absolu, fondement de tous les savoirs, pra‑
tique réelle et discours du monde lui-même. En revanche, dans
la philo­sophie post-nietzschéenne qu’on essaie pour l’instant de
décrire, le rapport à ces domaines ne se constitue que sur le
mode négatif : la philosophie ne pourra être rappelée de l’oubli
où elle s’est perdue elle-même qu’en renonçant à ces domaines
et en se détournant d’eux. C’est ainsi, par exemple, que dans une
philosophie comme celle du positivisme logique – c’est-à-dire
Penser après Nietzsche 199

dans un discours qui prétend demeurer indifférencié entre les


critères de l’énoncé scientifique et la spécificité des propositions
philosophiques –, la possibilité d’une philosophie ne sera donnée
que si elle renonce explicitement à une analyse du sujet comme
tel, si elle renonce à trouver le fondement absolument originaire
du discours (il n’y a pas de métalangage général), si elle renonce
à être de plein droit et directement une pratique (tout au plus
peut-elle être la théorie des énoncés impératifs ou des jugements
de valeur), si elle renonce à découvrir un discours du monde
(puisque le monde après tout n’est rien d’autre qu’un ensemble
d’énoncés). De même, dans un discours où la pensée serait au [326]
plus près de ce « feindre », de ce dichten où les Allemands recon‑
naissent bien l’essence de la poésie 7, la philosophie ne pourrait
être que retenue volontaire devant ces domaines traditionnels, et
détour qui  a permet de s’en affranchir : si l’être de l’homme est
interrogé, ce n’est point dans la mesure où il serait le sujet de
tout discours et où en lui la vérité s’accomplirait comme jugement
certain ou perception évidente, mais dans la mesure où en lui il
est question d’un être qui ne peut en aucune manière être défini
comme sujet ; et cet être à son tour n’est pas fondement de la
connaissance, sol et condition de l’objectivité, origine de tous les
étants, mais cela même qui dans son déploiement se retire et qui,
loin d’asseoir les phénomènes et de leur donner un lieu commun,
s’indique, avant tout ce qui apparaît, comme pure différence ;
toute pensée qui se voudrait pratique ne pourrait s’accomplir
que dans la forme d’un rapport légiférant ou créateur du sujet
à l’objet – dans la forme d’une volonté comme fondement sub‑
jectif des phénomènes. On ­comprend comment une pensée déjà
affranchie de la représentation du sujet et de la recherche d’un
fondement doit bien reconnaître dans toute philosophie pratique [327]
la manifestation d’une méta­physique de la volonté ; et si le logos
est interrogé, ce n’est pas parce qu’il serait une parole première ou
parce qu’il formerait le texte infini du monde, c’est parce qu’en
lui et à partir de lui se déploie la différence de l’être. On pourrait
montrer de la même façon comment, dans les deux autres grandes
formes de la philosophie, s’accomplit la mise en suspens de ce qui

a.  Rayé : « libère de leur représentation ».


200 Le discours philosophique

constituait jusque-là les domaines primaires du discours philo­


sophique. L’effacement de la spécificité du discours, la disparition
des fonctions à travers lesquelles elle s’assurait la recherche d’un
espace discursif mitoyen avec d’autres formes, tout cela implique
que la philosophie se détourne des domaines qui étaient autrefois
ses corrélatifs nécessaires, et qu’elle dénonce en eux le principe
de ses erreurs ou de son aveuglement.
Mais le plus important, dans toute cette philosophie qui nous
est encore à peu près contemporaine, c’est le sort qu’y subissent la
théorie de la représentation et le système anthropologique. On se
souvient que le discours philosophique, selon son premier modèle [328]
de fonctionnement, ne pouvait éviter de se constituer comme une
métaphysique de la représentation, et que, d’après son second
modèle, il prenait appui nécessairement sur une anthropologie.
Or, d’une façon ou d’une autre, toute la philosophie du xxe siècle
se donne comme une critique radicale de cette métaphysique,
ou comme un effort toujours recommencé pour échapper aux
postulats de cette anthropologie. En fait, pourtant, l’abandon de
l’anthropologie ou de la métaphysique de la représentation n’est
jamais total. Et il ne peut pas l’être, dans la mesure où la philo‑
sophie post-nietzschéenne ne s’affranchit de l’ancienne modalité
du discours que pour se maintenir sur ses limites extérieures,
au bord de l’espace qu’elle vient de laisser vide. Métaphysique
de la représentation et anthropologie sont plutôt transformées
que réellement supprimées : c’est-à-dire que leur rôle général est
conservé, mais à travers un ensemble de fonctions très différent.
La métaphysique de la représentation assurait au discours philo­ [329]
sophique la possibilité de rejoindre l’être lui-même à travers ce
qui, du monde et de l’ordre des choses, pouvait se donner à
l’âme sous la garantie de Dieu. Dans la pensée post-nietzschéenne,
le discours philosophique allégé de toutes les fonctions qui lui
donnaient accès à la fois à l’être et à l’ordre des choses (à l’être
comme ordonnance et système général des choses) devra détenir
en lui-même, et avant toute spécification fonctionnelle, le pou‑
voir de dire l’être ; ce pouvoir, loin de lui être garanti au terme
de tout un cycle discursif, il lui appartient déjà en tant qu’il est
un langage ; et plus ce langage est proche de soi, réservé, retenu,
rigoureux, économe, plus il est proche de dire l’être lui-même.
Penser après Nietzsche 201

Mais il est une autre façon exactement inverse de conserver le


rôle de la métaphysique de la représentation, en abandonnant
les fonctions qui l’assuraient : on demande alors au discours non
pas de dire l’être, mais de constituer, par sa seule organisation
syntactique, tous les ordres possibles des choses ; c’est dans le
déploiement de sa systématicité linguistique que le discours pourra
être le discours même des choses. On voit que, dans un cas comme [330]
dans l’autre, la métaphysique de la représentation, en son unité,
est abandonnée ; mais son rôle est maintenu, quoique d’une façon
dissociée. D’un côté, on donne au discours, en tant que langage, la
possibilité de dire l’être ; de l’autre, on donne au discours, mais en
tant que langue, la possibilité de dire l’ordre des choses 8. Pour un
discours de ce dernier type, une pensée comme celle de Heidegger
ne peut être encore qu’une métaphysique ; et pour un discours du
premier type, des analyses comme celles du positivisme logique
sont encore engagées dans le système de la représentation. C’est
qu’à dire vrai ces deux formes de philosophie maintiennent dans
leur face-à-face le rôle d’une métaphysique de la représentation
que l’unité d’un seul discours ne peut plus assurer, maintenant
qu’il a perdu à la fois ses critères et ses éléments fonctionnels.
Quant à l’anthropologie, son rôle, maintenu, est confié à [331]
d’autres formes de discours  a. Ce rôle, on s’en souvient, garantissait
au discours philosophique la possibilité de faire une critique de la
métaphysique à partir d’une analyse des phénomènes et des formes
de la finitude. Une réflexion sur l’être de l’homme, et sur les rap‑
ports qu’à travers ce mode d’être l’homme peut établir à toutes les
autres formes d’être et à l’être en général, définissait ainsi, dans le
discours philosophique lui-même, les conditions de son accès à la
vérité. Dans la philosophie post-nietzschéenne, le discours n’aura
plus besoin de passer par une réflexion sur le phénomène ou une
analytique de la finitude pour pouvoir énoncer l’être de l’homme :
c’est dans la description du phénomène comme expérience vécue
et accessible de plein droit à la lecture que l’être de l’homme se
trouve immédiatement manifesté. En ce sens, l’être de l’homme

a.  Foucault avait d’abord écrit, puis rayé : « Quant à l’anthropologie, elle est
elle aussi plutôt transformée que réellement supprimée. Son rôle, mainte‑
nant, est confié à d’autres formes de discours. Le système anthropologique
consisterait en ceci. »
202 Le discours philosophique

n’est jamais en retrait par rapport au phénomène qui le manifeste ;


il est ce phénomène lui-même entièrement traversé de signification
ou de liberté, et rien d’autre que lui. La condition de possibilité du [332]
phénomène n’est pas à chercher à un niveau ou dans une région
transcendantale, mais là précisément dans le sens que prend le
phénomène. Que le phénomène puisse être, sans reste ni opacité,
traversé de significations qui sont à la fois l’être et la liberté de
l’homme, et qu’il puisse [les  a] parcourir par une description qui
manifeste cette liberté et dissipe l’analytique d’un être humain
déterminé et fini, ces deux choses n’en font qu’une à vrai dire : il
s’agit ici et là d’accéder à l’être de l’homme et à ce qui, de l’être,
se donne ou se constitue en lui, à partir d’une description « pure »,
c’est-à-dire d’un discours qui a neutralisé ou suspendu toutes les
dispositions du discours philosophique. Cette description assure
ainsi, sous une forme nouvelle, la fonction d’une analytique de
l’être humain. Quant [à] l’autre fonction de l’anthropologie – défi‑
nition des rapports entre l’être humain [et toutes les autres formes
d’être  b] comme condition de possibilité de la connaissance –, elle
est assurée dans une forme de discours qui fait face à la descrip‑
tion du vécu : c’est la description des formes et des structures
à travers lesquelles toute l’expérience humaine doit se donner ;
que ces structures soient purement formelles, qu’elles reposent au [333]
contraire sur des ensembles de déterminations historiques, ou sur
des organisations linguistiques, ou sur des fonctions symboliques,
peu importe : la description d’un modèle structural doit permettre
à un discours qui n’a pas la forme ni le fonctionnement tradition‑
nels du discours philosophique d’énoncer le système des formes
qui structure à la fois l’être de l’homme et la connaissance 9.
On voit comment ces types nouveaux de discours qui se donnent
tous comme étant la philosophie et étant à la limite de la philosophie
(positivisme logique, ontologie, description du vécu et recherche des
structures) ont beau s’opposer en apparence et condamner la pensée
contemporaine à une dispersion où l’unité de la philosophie paraît
devoir se perdre définitivement ; en fait, ils appartiennent tous à
une disposition d’ensemble qui les lie et les empêche d’exister indé‑
pendamment les uns des autres. Cette disposition contraignante,
a.  Conjecture : mot manquant.
b.  Rayé sur le manuscrit.
Penser après Nietzsche 203

c’est l’obligation de maintenir le rôle du discours philosophique


à l’intérieur d’un discours qui n’en a plus la spécificité et qui ne [334]
peut plus se donner pour objet que la disparition et l’absence du
discours philosophique. À elles toutes, ces formes de philosophie
apparemment si opposées, si étrangères l’une à l’autre, relèvent
d’une très stricte cohérence. Cohérence qui ne peut s’apercevoir si
on adopte le point de vue de l’une d’entre elles, mais qui se mani‑
feste clairement quand on [se] place dans l’élément du discours
philosophique en général, ou plutôt à l’intérieur de ce discours qui
maintient le rôle de la philosophie sans en conserver les spécifica‑
tions et les grandes formes fonctionnelles.
Il est d’ailleurs caractéristique qu’une forme au moins de dis‑
cours a essayé de les reprendre toutes, de les parcourir et de les
animer d’un seul et même projet. Cette entreprise, en un sens
manifeste et éclatante, en un autre secrète et dispersée, c’est la
phénoménologie 10. On a vu, en fait, comment le discours husser­
lien appartient encore et toujours à cette disposition générale que
la philosophie classique a inaugurée, au point qu’on peut parler
comme d’une grande unité du discours cartésiano-­husserlien. [335]
Mais d’un autre côté, la phénoménologie appartient à la pensée
post-nietzschéenne, en ce sens qu’en elle, comme dans toute la
réflexion contemporaine, la disposition du discours classique se
défait. Elle est comme le recouvrement impossible de la non-
philosophie actuelle par la philosophie qui se dénoue en elle ;
et elle est le nouveau mode de discours qui déplace toutes les
formes et fonctions de la philosophie classique. C’est pourquoi
on retrouve la phénoménologie comme projet de fonder et de
justifier toutes les structures « naïves » de la rationalité et de la
logique ; comme l’élément à l’intérieur duquel s’annoncent le rap‑
port de l’être de l’homme à l’être lui-même, le discours rigoureux
du vécu et l’analyse des a priori structuraux de l’expérience. Elle
parcourt toutes les grandes formes de la pensée contemporaine, à
l’égard desquelles elle joue soit le rôle du fondement radical qui
leur manque, soit le rôle du discours descriptif qui leur sert de
propédeutique concrète. Cette dissociation de la phénoménologie
en une pure description du concret et en une recherche jamais
épuisée du fondement sont les deux manières pour elle d’entre‑
prendre la tâche irréalisable d’être le discours philosophique de [336]
204 Le discours philosophique

toutes ces non-philosophies, ou encore d’être le discours dans


lequel la philosophie se dépouille d’elle-même et de ces vieilles
fonctions pour accéder à un discours nouveau. C’est pourquoi elle
est à la fois l’explicitation infinie des a priori et le retour aux choses
mêmes ; le projet le plus radical et la description la plus naïve.
Dans cette position qui lui fait rattraper dans un discours philo­
sophiquement spécifié des discours qui ne le sont plus, et lui fait
inversement décomposer ce discours spécifié en d’autres qui ne le
sont pas, on peut dire que la phénoménologie est à la fois le carac‑
tère réel qui marque toutes nos entreprises de pensée et la chimère
qui les entrave. En tout cas, elle apparaît comme la plus épaisse
de toutes les superpositions possibles dans le fonctionnement et
la disposition du discours, puisqu’elle reporte tout le fonction‑
nement du discours cartésien sur des modes de discours qui lui
échappent, et inversement elle accueille ces autres modes comme
effectuation ultime du mode cartésien de discours philosophique.
Cette philosophie, [que son] projet de radicalisme et sa volonté [337]
de revenir aux choses mêmes font passer pour le degré zéro de la
philosophie, est en fait l’organisation la plus complexe, la plus his‑
toriquement surchargée qu’on ait vu apparaître depuis trois siècles.
Sans doute est-ce à cela qu’elle doit cette conscience de crise qui
lui a fait exiger sans cesse un retour au moment cartésien : à la
fois comme moment premier et caché sous les sédimentations de
l’histoire, et [comme] moment où s’est fait l’oubli de cela même
qu’il rendait possible. Revenir à ce moment cartésien, ressaisir le
cogito dans sa pureté, l’évidence même du nécessaire 11, redire l’être
qui se manifeste et se cache en lui, remettre au jour les a priori
formels de toute connaissance et de toute expérience, c’était bien
en apparence se replacer en ce moment cartésien où la philosophie
occidentale s’est fondée ; c’était réactiver toute sa vocation ; mais
c’était aussi reprendre les exigences complexes de tout le discours
philosophique tel qu’il existe depuis ; c’[était], en croyant revenir
à un discours premier – fondamental et absolument transparent –,
vouloir tout simplement répéter le discours philosophique tel que
notre culture l’a rendu possible, l’a fait fonctionner et l’a laissé
circuler. Il est caractéristique que cette philosophie qui se voulait [338]
première ait conduit au projet de reprendre, de recommencer, de
ressaisir la philosophie tout entière : d’en sortir en la redoublant.
Penser après Nietzsche 205

Elle qui avait pour programme tout un monde n’a pu faire naître
que les projets innombrables de recommencer, d’effacer en répé‑
tant, d’effacer pour répéter, de ressaisir ce moment où la répétition
efface et l’effacement répète. La phénoménologie, c’est l’ombre,
portée sur lui-même, de tout le discours philosophique, tel qu’il
a existé depuis trois siècles dans le monde occidental.

NOTES

1. Voir supra, chap. 11, p. 178, et note 7, p. 188.


2.  Foucault semble ici vouloir disjoindre les perspectives de Heidegger et
de Derrida sur la philosophie, l’originaire et la métaphysique, d’une part, et de
l’autre la « spécificité cartésiano-husserlienne » telle qu’elle se manifeste dans la
Krisis, à laquelle Foucault se réfère à plusieurs reprises à partir des années 1950
(voir E. Husserl, La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcen‑
dantale, op. cit.). Foucault se réfère à nouveau à la Krisis dans son cours de Tunis,
où il soutient que la phénoménologie husserlienne en général, et la Krisis en
particulier, jouent un « rôle intermédiaire » entre « un discours anthropologique
qui trouve son aboutissement dans l’existentialisme » et un discours formaliste
comme celui du structuralisme, qui manquerait la tentative de commencer par
des « problèmes de fondation des mathématiques » pour aboutir à « une des‑
cription de la Lebenswelt » (BNF, Fonds Foucault, cote NAF 28730, Boîte 58,
chemise 2, « La place de l’homme dans la pensée occidentale moderne. Cours de
Tunis, 1966‑1968 », à paraître). Quand il mentionne la « [d]imension du méta-,
de l’archi-, qui paraît invinciblement première à nos contemporains », Foucault
fait probablement allusion à J. Derrida, « Violence et métaphysique » [1964],
dans L’Écriture et la Différence, op. cit., p. 117‑228.
3.  Comme il l’explique dans le paragraphe suivant, Foucault songe ici
­notamment aux travaux de Bertrand Russell et de Ludwig Wittgenstein. Cette
association est d’ailleurs fréquente chez lui. Voir, par exemple, M. Foucault,
« L’homme est-il mort ? » [1966], dans DE I, no 39, p. 568‑573, ici p. 570 :
« Cette culture non dialectique qui est en train de se former est encore très
balbutiante pour un certain nombre de raisons. […] Elle a commencé avec
Nietzsche lorsque celui-ci a montré que la mort de Dieu n’était pas l’appa‑
rition, mais la disparition de l’homme […]. Elle est apparue également chez
Heidegger, lorsqu’il a essayé de ressaisir le rapport fondamental à l’être dans
un retour à l’origine grecque. Elle est aussi bien apparue chez Russell, lorsqu’il
a fait la critique logique de la philosophie, chez Wittgenstein, lorsqu’il a posé
le problème des rapports entre logique et langage, chez les linguistes, chez les
sociologues comme Lévi-Strauss. » Voir aussi id., « Sur les façons d’écrire l’his‑
toire », art. cité, p. 623 ; id., « [L’extralinguistique et la littérature] », art. cité,
p. 224. Entre fin 1966 et 1967, à Tunis, Foucault se plonge dans la lecture
de plusieurs philosophes « analytiques », en élargissant ainsi sa connaissance
206 Le discours philosophique

de ces débats bien au-delà de Russell et de Wittgenstein, ce qui allait s’avérer


capital pour la rédaction de L’Archéologie du savoir. La Boîte 43 des archives
de la BNF contient une quantité impressionnante de fiches de lecture sur John
Langshaw Austin, Rudolf Carnap, Willard Van Orman Quine, Gilbert Ryle,
John Rogers Searle, Peter Frederick Strawson et Ludwig Wittgenstein, entre
autres, ainsi que deux pochettes spécifiquement dédiées à Bertrand Russell.
Pour une description sommaire du contenu de cette boîte, voir l’« Annexe »,
établie par Martin Rueff, dans M. Foucault, « “Introduction” à L’Archéologie
du savoir », Les Études philosophiques, no 114, 2015, p. 327‑352.
4.  Foucault songe ici tout particulièrement à l’œuvre de Heidegger, mais il
vise aussi les positions de Derrida, explicitées dans plusieurs textes et conférences
de la première moitié des années 1960, avant qu’elles soient reprises en 1967
dans L’Écriture et la Différence (op. cit.) et De la grammatologie (Paris, Minuit,
1967). Voir également infra, p. 219-220.
5.  Dans le paragraphe suivant, Foucault rend explicite la référence à Jean-
Paul Sartre.
6.  Comme il le clarifie plus loin, c’est Karl Jaspers que Foucault a en tête
lorsqu’il aborde cette dernière manière d’analyser le discours philosophique
après Nietzsche. Foucault s’était penché sur cette question lors de ses cours
de 1954‑1955, où il avait abordé plus longuement l’interprétation que Jaspers
propose de la philosophie de Nietzsche. À cette occasion, Foucault avait remar‑
qué que, d’après Jaspers, Nietzsche est le premier à se débarrasser de « l’idéalisme
kantien de l’objet » et à découvrir « la présence de la vérité dans les phénomènes,
dans les apparences, sans aucune référence à une forme absolue ou à un sol
originaire de l’objectivité », en ouvrant ainsi la possibilité de « l’interprétation de
l’être par la vie, forme constituée de l’existence vivante » dont la vérité se loge
dans « ce rapport instantané de l’étant à l’être dans le devenir à l’intérieur duquel
transparaît le chiffre de la transcendance de l’être » (M. Foucault, La Question
anthropologique, op. cit., p. 195‑197). De là découle une tension entre le devenir
propre à cette transcendance de l’être et l’« historicité du Selbst » qui ne peut
la penser que « dans une totalité immanente de l’être-là […], au niveau d’une
planification du savoir, de l’action et du monde […], dans les concepts de la
biologie, de la psychologie et de la sociologie ». Ceux-ci ne seraient pourtant,
d’après Jaspers, que « des mouvements toujours ininterrompus, toujours rattrapés
vers la transcendance » (ibid., p. 198‑199). Mais pour Foucault cette interpréta‑
tion de Nietzsche ne relève que de l’effort de Jaspers visant à plier l’historicité
immanente du devenir nietzschéen à « son exigence philosophique » à lui, à
savoir celle de faire de Nietzsche « l’héritier de la philosophie chrétienne, dont
il suit les impulsions en les retournant contre le christianisme […]. La philo­
sophie de Nietzsche comme refus de la transcendance se déploie dans un monde
d’immanence auquel la transcendance chrétienne avait donné son sens » (ibid.,
p. 199‑203).
7.  Sur ce point, voir supra, p. 15 et note 3 du chap. 1, p. 18-20. Voir égale‑
ment J. Derrida, « Force et signification » [1963], dans L’Écriture et la Différence,
op. cit., p. 47 : « [L]a philosophie a été déterminée dans son histoire comme
réflexion de l’inauguration poétique. »
8.  Sur la distinction saussurienne entre langue et langage, voir supra, note 3
du chap. 7, p. 106.
Penser après Nietzsche 207

9.  Le rapport de Foucault au structuralisme est notoirement complexe.


Au cours d’un entretien publié dans La Presse de Tunisie au printemps 1967,
alors qu’il évoque des thèmes très proches de ceux qu’il traite au début du
Discours philosophique (voir supra, note 1 du chap. 1, p. 17), Foucault refuse
l’appellation de « prêtre du structuralisme » et soutient qu’il est « tout au plus »
son « enfant de chœur ». Il trace ensuite une distinction entre deux formes de
structuralisme : la première est une méthode utilisée dans la linguistique, l’ethno­
logie, la sociologie, l’histoire des religions, etc., qui consiste à analyser les « rap‑
ports qui régissent un ensemble d’éléments ou un ensemble de conduites » dans
leur équilibre actuel ; la seconde est « une activité par laquelle des théoriciens, non
spécialistes, s’efforcent de définir les rapports actuels qui peuvent exister entre
tel et tel élément de notre culture, telle ou telle science, tel domaine pratique et
tel domaine théorique, etc. ». Il s’agit, en d’autres termes, d’un « structuralisme
généralisé », qui n’est pas limité à un domaine scientifique précis, mais qui étu­
die notre culture dans son ensemble – et Foucault d’affirmer que c’est en cela
que le structuralisme est une « activité philosophique » à part entière, si seule­
ment l’on conçoit le philosophe comme « une sorte d’analyste de la conjoncture
culturelle » au sens large (M. Foucault, « La philosophie structuraliste permet
de diagnostiquer ce qu’est “aujourd’hui” », art. cité, p. 609‑610). À l’occasion
d’une conférence au club Tahar Haddad de Tunis en février 1967, Foucault
précise que le structuralisme – du moins dans la forme qui l’intéresse tout par­
ticulièrement – est un ensemble d’analyses qui ont en commun un même objet :
« la masse documentaire, c’est-à-dire l’ensemble des signes, traces ou marques
que l’humanité a laissé derrière soi et que l’humanité ne cesse pas de constituer
encore et tous les jours, et en nombre de plus en plus grand, autour d’elle ».
Le structuralisme tel que Foucault l’envisage lui-même à l’époque serait alors la
« discipline générale du document en tant que document », ou ce qu’il appelle
« deixologie » (id., « Structuralisme et analyse littéraire », art. cité, p. 175).
10. Voir supra, note 16, p. 145.
11.  Foucault parle à nouveau du « moment cartésien » comme d’une rupture
décisive dans l’histoire de la philosophie occidentale lors de son cours au Collège
de France de 1981‑1982, L’Herméneutique du sujet. Dans ce contexte, cepen‑
dant, il décrit le moment cartésien comme une opération de disqualification du
précepte « soucie-toi de toi-même » (epimeleia heautou), qui avait caractérisé la
pensée et la pratique philosophiques dans l’Antiquité, et de requalification du
précepte « connais-toi toi-même » (gnôthi seauton) sous la forme de l’évidence
telle qu’elle se donne à la conscience (M. Foucault, L’Herméneutique du sujet,
op. cit., p. 15‑16).
[CHAPITRE 13]

L’archive

La mutation actuelle de notre pensée et l’interrogation sur le lan‑


gage. – Le passage du langage hors de lui-même. – La constitution
de l’archive intégrale comme forme culturelle définissant la conserva‑
tion, la sélection et la circulation des discours. – La réalité à double
face de l’archive-discours. – L’archive-discours comme système des
contraintes du langage et de l’histoire. – L’archéologie comme disci‑
pline de l’archive-discours.

S’il est vrai que, depuis Nietzsche, le discours philosophique se [339]


trouve soumis à tout un jeu de mutations, la raison n’en est pas
dans une crise dont il serait frappé, et lui seul ; elle n’est pas à
chercher non plus dans quelque pouvoir de métamorphose qui lui
serait propre. Il est impliqué dans une réorganisation qui concerne
l’ordre général du discours. Par son ampleur, cette réorganisa‑
tion fait penser à celle dont la philosophie fut, au xviie siècle, la
contemporaine. Mais elle est pour nous beaucoup plus difficile
à analyser, puisque tout ce que nous pouvons en dire se trouve
pris en elle, sans échappée possible. Comment pourrait-on énon‑
cer le mode d’être d’un discours à l’intérieur duquel on parle ?
Comment désigner ce qu’il y a de plus général et de plus essentiel
dans notre discours, si ce doit être en même temps sa part la plus [340]
mobile, celle qui nous échappe forcément puisqu’elle trouble pour
nous-mêmes la limpidité de ce que nous disons ? Il n’est guère
possible, sans doute, de faire plus que d’indiquer de loin et d’une
manière discontinue, comme en pointillé, ce qui est en train de se
passer aujourd’hui dans l’ordre général du discours. Simple repé‑
rage diagnostique, qui ne peut pas jouer à l’égard des événements
le rôle d’un regard absolu : il est plutôt un élément de leur jeu,
un point d’application de leur efficace, un épisode – fort mince
210 Le discours philosophique

sans doute – dans leurs péripéties, et en lui-même un des signes


innombrables de leur existence. Il peut bien être, pour une grande
part, aveugle à ce qu’il cherche ; il n’est pas absolument arbitraire ;
il est enveloppé et comme porté par les événements vers lesquels
il essaie de se tourner.
En première approximation, on est tenté de caractériser [341]
­l’actuelle mutation de notre pensée, peut-être de toute notre
culture, par l’intérêt que nous portons au langage : c’est de lui
que sans cesse maintenant nous parlons dans tous nos discours 1.
Comme si, soudain, cet élément dont la transparence avait laissé
passer nos pensées, nos connaissances, nos paroles, s’était épaissi,
avait commencé à se brouiller et à faire problème ; comme si,
brusquement, nous avions porté attention à ce qui, trop proche
de nous, s’était laissé traverser par nos regards. Découverte que les
systèmes formels sont constitués, comme les langues, de symboles
avec des règles qui prescrivent la formation des expressions et leur
enchaînement ; découverte que des notions comme celles de code,
de message, de signal, d’émission et de réception, de mémoire per‑
mettent de décrire, d’une façon adéquate, des processus observés
dans des domaines empiriques – comme ceux de la physiologie, de [342]
la biologie, de la sociologie ; découverte de systèmes signifiants qui
organisent des domaines entiers du comportement ou de l’entou‑
rage humain ; découverte de techniques permettant de traduire
des séries d’événements en un langage qui en assure la régulation.
À tous ces faits, et comme pour les recouvrir, il faudrait ajouter
l’instauration d’une discipline ou d’un ensemble de disciplines
vouées à la langue en général, et sous toutes ses formes : alors
que les phénomènes linguistiques n’avaient guère été étudiés que
sous l’aspect de faits historiques propres à chacun des idiomes
connus, on s’efforce, depuis plusieurs décennies, d’analyser ce qui
constitue la langue en général ; et non seulement en cherchant ce
que peuvent avoir de commun toutes les langues naturelles, mais
également en essayant de définir une syntaxe ou une sémantique
absolument générales qui vaudraient de la même façon pour les
langues qu’on parle spontanément et pour celles qu’on bâtit à des
fins explicites de formalisation. Il y a plus encore, puisque par un [343]
curieux redoublement, on applique à des discours (les mythes, les
contes populaires, les récits, les textes littéraires) des méthodes
L’archive 211

d’analyse qui les font apparaître comme des mises en œuvre, par
le langage lui-même, de leurs propres structures linguistiques.
Enfin – et c’est peut-être le plus important –, une littérature
apparaît, mais aussi une musique, mais aussi des arts plastiques,
qui tous se déploient selon les possibilités formelles de la langue
qu’ils utilisent ou qu’ils se constituent.
Tous ces faits dont la parenté semble évidente renvoient sans
doute à un événement à la fois unique et essentiel. Encore s’agit-il
de l’indiquer là où il est, selon la forme qui est la sienne et dans
sa nouveauté propre. Or, il est devenu maintenant presque tra‑
ditionnel de le désigner comme la mise au jour de la fonction
universellement structurante du langage. Tout se serait passé
comme si la pensée occidentale en son ensemble avait entrepris,
depuis plusieurs siècles déjà, une grande recherche qui n’aurait
jamais été interrompue, mais qui n’aurait pas cessé d’être tou‑ [344]
jours plus régressive et plus radicale ; cette recherche serait celle
des conditions de la pensée elle-même – c’est-à-dire de sa vérité,
de ses formes et de ses limites. Et par une série de réduplications
successives, dans lesquelles on a mis en question l’objectivité de la
connaissance et l’être de l’homme, on en serait venu à se demander
finalement ce que nous faisons quand nous parlons, ce qu’est cette
langue à travers laquelle nous viennent toutes les connaissances et
toutes les vérités, à travers laquelle aussi nous avons accès à nous-
mêmes, et à cette existence que nous croyons plus archaïque ou
plus fondamentale que toute langue. En cette interrogation sur le
langage viendraient se résumer, mais aussi se fonder, la recherche
cartésienne d’un fondement premier pour le discours vrai, la
recherche kantienne des limites de la connaissance, la recherche
husserlienne d’une théorie générale des a priori formels ; mais en
même temps, cette analyse du langage nous approcherait au plus
près de ce qu’est l’homme en son essence singulière. De sorte
que les deux thèmes, si fondamentaux dans la pensée occidentale, [345]
mais si difficilement compatibles, d’une science de l’homme et
d’une critique radicale de la connaissance trouveraient enfin leur
point d’articulation, non pas comme on l’a cru longtemps dans
une conscience se ressaisissant elle-même, mais dans le langage
au moment où il se redouble. C’est en disant ce qu’est le langage
qu’on pourrait énoncer ce qu’est la connaissance, et ce qu’est
212 Le discours philosophique

l’homme qui connaît. Les plus vieux projets de notre discours


philosophique viendraient ici culminer et s’achever.
Une telle interprétation de notre présent est maintenant bien
familière ; mais elle a pour rôle de raconter l’actualité dans des
termes qui appartiennent à l’ancienne configuration du discours ;
elle permet ainsi d’esquiver la mutation où nous sommes pris,
et d’apaiser l’inquiétude qui surgit de tous les points d’où nous
parlons. Alors qu’il faut en fait accepter la discontinuité, même
et surtout lorsqu’elle dérobe le sol sur lequel on repose. Alors que
nous devons accepter d’être nous-mêmes la différence. Or on ne
doit pas imaginer que le langage, en son être énigmatique, est venu [346]
occuper une place et prendre des fonctions désignées à l’avance
dans notre culture. On ne s’interroge pas sur le langage après s’être
interrogé sur la vérité, sur la connaissance, sur la conscience, sur la
nature humaine, sur les systèmes déductifs. Toutes les questions
et toutes les disciplines qui aujourd’hui concernent le langage
sont rendues possibles et nécessaires par une mutation qui les
tient séparées du passé. Le souci du langage ne répond pas, en
des termes nouveaux, à de vieilles interrogations ; [il] fonctionne,
d’une manière précise, dans un univers de discours entièrement
réorganisé. En quoi consiste cette mutation dont nous sommes les
contemporains – plus encore : dont nous sommes les éléments ?
On pourrait la caractériser, d’un mot, en disant que dans la
culture actuelle, ce n’est pas le langage qui se ressaisit, ni l’homme
qui prend conscience de lui-même dans le langage ; mais qu’en fait
le langage ne cesse de passer hors de lui-même, de se déboîter, de
se constituer de nouveaux espaces toujours plus extérieurs, et de
franchir ses limites en multipliant ses formes. Et si en fait nous [347]
nous intéressons si fort au langage, ce n’est pas que nous avons
découvert tout autour de nous son importance, trop longtemps
secrète ; mais c’est qu’il s’est lui-même déployé dans un espace
multiplié, toujours croissant, et visiblement articulé. Les sciences
ou disciplines du langage, l’instauration d’arts formels ne sont
que la manifestation de surface de cet événement massif. Cela
entraîne un certain nombre de conséquences. La première, c’est
qu’il n’y a aucune correspondance, aucun isomorphisme, aucune
continuité entre ces formes nouvelles du savoir et de l’inven‑
tion, et les anciennes recherches d’une prise de conscience, d’une
L’archive 213

découverte de l’homme, d’une mise au jour des conditions de


son savoir et de son existence. La seconde, c’est qu’au fond de
toutes ces analyses qui tentent de découvrir le système linguistique
structurant le langage, il y a le mouvement du langage sortant
de lui-même pour parler de lui-même, c’est-à-dire l’étalement de
nouvelles nappes de discours : la découverte de la langue dans le [348]
langage n’est possible qu’à partir de nouvelles étendues discur‑
sives. Enfin, cette constitution de nouveaux espaces de discours
ne nous rapproche pas des conditions de possibilité [de] notre
connaissance (qu’elles soient empiriques ou a priori, qu’il s’agisse
d’une subjectivité psychologique ou transcendantale) : elle déploie
vers un horizon jusqu’à présent illimité les possibilités du savoir.
En d’autres termes, la mutation contemporaine substitue le savoir
à la connaissance, à l’expérience et au vécu ; elle fait apparaître
l’extension du discours au-dessous de toutes les interrogations
sur la langue ; elle ne ressaisit pas l’être de l’homme, elle déploie
l’extériorité respective des discours.
Il faut maintenant revenir avec un peu plus de détails sur les
différents aspects de cette mutation  a.
La mutation qui affecte aujourd’hui le régime général de nos [349]
discours peut se caractériser d’un mot : l’organisation d’une archive
intégrale. Dans toute culture, il existe un réseau de rapports,
­déterminants sans doute pour la caractériser, bien qu’il soit assez
difficile à saisir : il ne se donne pas, en effet, dans un discours
constitué, pour la bonne raison qu’il règne dans l’interstice de ce
qui se dit, dans l’espace blanc qui sépare les formes sensibles du
langage. Le réseau est fait d’un ensemble de rapports complexes
entre des éléments de niveaux divers : il lie les uns aux autres
les actes de parole (dont la nature peut être très diverse : ordres,
informations, règlements, prières, récits, débats, etc.), les formes
de discours (auxquels peuvent donner lieu ces différents actes :
discours anonymes enchaînant une série de propositions univer‑
selles ; discours référés au sujet parlant, mais d’une façon implicite,

a.  Rayé : « Le premier peut être défini comme la constitution d’une archive
universelle. Dès les formes les plus archaïques de notre culture (et par
définition les seules qui nous soient encore accessibles), il y a eu un rap‑
port fort complexe, mais ininterrompu, entre le discours et ces formes de
conservation. Peu importe. »
214 Le discours philosophique

par un certain nombre de signes qui restent vides ; discours  a dans


lequel le sujet parlant se réfléchit et s’indique lui-même, avec son [350]
identité et sa situation ; discours qui se lie à ses propres
­circonstances, en se rapportant à ses auditeurs par un système
d’adresse ou d’invocation) ; les objets, les matériaux, les institu‑
tions qui peuvent servir de support à la conservation de ces paroles
(la voix elle-même, quand il s’agit d’une tradition orale ; la pierre,
le mur ou le métal de l’inscription ; la feuille, le rouleau, le livre,
la bande de l’enregistrement ; le temple, la maison, la bibliothèque
où toutes ces traces sont déposées ; les règles qui déterminent la
durée de conservation, le secret, la mise en circulation des discours
ainsi préservés) ; enfin, les modes de la transcription et les diffé‑
rents systèmes qui peuvent transformer le discours en un autre
ensemble d’éléments (notations symboliques, rappels imagés des
paroles, résumé de ce qui a été dit, discours indirect, reconstitu‑
tion fictive, reproduction intégrale des mots employés, avec l’indi‑
cation de toutes les circonstances, inflexions et accents de la
parole).
Les rapports qui lient ces différents éléments définissent la
manière dont une culture met en communication les différents
actes de parole qui peuvent avoir lieu ; la manière dont elle rap‑ [351]
porte les discours les uns aux autres, dont elle les rassemble, les
sépare, les efface, les réactive, dont elle préserve leur validité ou
les laisse pour toujours retomber en poussière ; la manière dont
elle les fait circuler – permettant ou interdisant à de nouveaux
sujets parlants de répéter ce qui a été dit, d’y chercher un sens,
d’en reconnaître la vérité ou l’erreur ; la manière dont elle rattache
les actes présents de sa parole à tous ceux qui les ont précédés.
Il y a là tout un ensemble de caractéristiques culturelles qui ne
se confondent ni avec le système formel de la langue utilisée ni
avec la conception qu’on peut se faire de la parole, de sa nature
et de son efficace ; mais elles ne se confondent pas non plus avec
les formes psychologiques qui déterminent les actes de parole,
ni avec le sens ou le contenu idéologique qui hante les diffé‑
rents énoncés. Cette caractéristique culturelle, c’est la mise en
rapport des discours entre eux. Et si on songe que la constitution

a.  Rayé : « liés à une situation précise ».


L’archive 215

d’un univers mythique comme celle d’un savoir scientifique, que


l’organisation d’une discipline historique ou d’une littérature, [352]
que le déploiement continu d’un ensemble de techniques, que le
jeu des pratiques commerciales ou celui des décisions politiques
– si on songe que tout cela suppose toujours, comme condition
concrète de possibilité, une mise en rapport constante et indéfi‑
niment renouvelée de discours avec d’autres discours, alors on se
rend compte du caractère déterminant de ce réseau. Le présent,
le passé et l’avenir, le vrai et le faux, l’utile et l’accessoire se défi‑
nissent dans une culture sur fond de ces rapports interdiscursifs.
L’organisation du temps, par exemple la manière d’individualiser
le présent, d’établir sa continuité ou ses ruptures avec le passé et
l’avenir, implique nécessairement la constitution d’une trame de
discours : le rapport, pour une culture, de son présent à son passé
sera fait de l’ensemble des énoncés qui sont réactualisés ou qui
peuvent l’être, du système de transformations qui régit ces réactua‑
lisations, de la forme de discours qui indique la valeur ou l’utilité
des énoncés déjà articulés, des moyens mis en œuvre pour retrou‑
ver et faire réapparaître dans de nouveaux discours ceux qui ont [353]
été perdus. Le rapport à l’avenir sera établi à travers les discours
considérés comme devant être répétés selon une identité rituelle,
à travers ceux qu’on pose comme définitivement vrais, ceux qui
doivent être soumis à la vérification d’autres discours, ceux qui
valent prescription et règlement pour toute parole future, etc.
Il en est de même pour la vérité : dans une culture donnée, la
vérité est un certain type de rapports instauré entre deux, ou
plusieurs, ou une série indéfinie de discours ; dans une religion
de l’Écriture, la vérité est définie par une liaison entre un discours
actuellement prononcé (ou actuellement rejeté) et un texte posé
comme ­canonique et irréductible à tout critère de vérité, puisque
c’est lui qui le détermine (et encore cette liaison peut être de dif‑
férents types : identité formelle et jusque dans les mots mêmes,
identité de sens obtenue par des transformations symboliques,
simple compa­tibilité) ; dans un corpus scientifique comme celui
dont nous disposons, la vérité s’établit par la liaison entre une
proposition et une série d’autres énoncés (soit une série détermi‑ [354]
née, déjà posée et comportant un nombre fini d’éléments, comme
dans les systèmes formels où toute proposition doit pouvoir être
216 Le discours philosophique

déductible ; soit une série indéterminée et ouverte, non encore


achevée, comme dans les procédures de vérification empirique).
Sans doute ces formes de mise en rapport des discours les uns
avec les autres sont-elles déterminées en retour par cela même
qui est dit dans le discours : ce que nous pensons et disons de
la procédure de vérification, peut-être indéfinie, pour une pro‑
position empirique conditionne à coup sûr la manière dont à
l’heure actuelle nous enregistrons les phénomènes observables (ce
qui en est noté, le code selon lequel on les transcrit, le lieu de
leur mise en réserve, leur classement, leur mobilisation possible) ;
de même, la conservation rituelle d’un texte religieux, son secret
ou sa divulgation, la lecture qu’on en fait, la manière dont on le
recopie et jusqu’aux instruments qu’on emploie à cette tâche, les
techniques de traduction (quand elles sont permises), tout cela
est déterminé en retour par ce qui est dit, dans cette culture, de
la vérité religieuse, du souffle qui a inspiré la parole première,
des événements qui l’ont précipitée et manifestée dans son ins‑ [355]
cription initiale. Si bien qu’il se constitue des formes stables et
constamment renforcées où chaque discours prescrit, au moins
de façon implicite, la manière dont il sera mis en rapport avec les
autres, et les instruments qui sont pour cela nécessaires ; et où, en
revanche, les types d’enregistrement, de conservation, de liaison,
de combinaison servent de conditions de possibilité à tout cou‑
plage d’énoncés, ouvrant ainsi un espace indéfini pour des discours
nouveaux. Or on sait bien qu’il n’existe pas de discours premier ;
et s’il est vrai que certains au moins des énoncés qui sont articulés
par les hommes à un moment donné répondent (en tant qu’actes
de parole) à une situation non verbale, ou désignent (grâce à des
éléments [linguistiques  a]) des choses dont l’existence, elle, n’est
pas purement linguistique, il n’y a pas de discours, quel qu’il
soit – aussi naïf, aussi spontané, aussi descriptif qu’on veuille le
supposer –, qui ne soit conditionné par l’ensemble des discours
qui, de proche en proche, forme son entourage, et jusqu’au plus
lointain. Le discours n’a lieu que dans du discours – à l’intérieur
d’un système qui lui fait répondre actuellement à un discours [356]
passé, qui lui permet d’utiliser comme vrai ce qui a déjà été dit,

a.  Conjecture : mot difficilement lisible.


L’archive 217

qui lui promet d’être entendu, retransmis, communiqué, qui lui


garantit d’obtenir une réponse, de s’exposer à un démenti ou à une
vérification. Le moindre discours est toujours pris dans le réseau
des rapports interdiscursifs. De sorte que tous les discours pris
ensemble, avec les conditions qui les maintiennent, les trient et les
font circuler, forment un ensemble indissociable, cohérent et qui
a son autonomie. Cet ensemble qui existe dans toute civilisation
même si elle ne connaît pas l’écriture, c’est ce qu’on pourrait appe‑
ler son archive 2. Une culture peut bien se définir par sa langue,
par ses institutions, par ses mythes, par ses pratiques économiques
et commerciales ; elle doit se définir aussi – et à un titre qui n’est
sans doute pas moindre – par son archive.
Dans la mesure où elle est la forme selon laquelle les énoncés
sont choisis pour être conservés ou effacés, l’espace dans lequel
se totalisent ceux qu’on réserve, le groupe des transformations [357]
qui permettent d’assurer leur maintien, les voies au long des‑
quelles ils circulent, les possibilités de réactivation qui leur sont
offertes, l’archive constitue en quelque sorte l’autre face de ce
qu’on appelle le discours. Celui-ci en effet ne peut pas se réduire à
l’ensemble des actes de parole, ni au système formel de la langue ;
il est constitué par l’ensemble des énoncés effectivement articulés
à une époque donnée 3 – parmi eux, certains disparaissent aussitôt
tandis que d’autres sont conservés ; certains aussi sont enchaînés
dans un dialogue ou dans une série syntactique de propositions
qui s’enchaînent, tandis que d’autres sont purement et simple‑
ment répétés, par une tradition orale ou par un jeu de copies
écrites ; certains sont référés à des situations concrètes, d’autres
explicitement rapportés à des énoncés antérieurs qui, ainsi, d’une
manière diagonale et sans avoir besoin d’être directement réarti­
culés, viennent prendre place dans l’actualité du discours. Tous ces
énoncés se lient, s’effacent, s’entrecroisent, s’ignorent, s’appuient
les uns les autres, obéissent à différents systèmes de contrainte ; [358]
si bien que, malgré leur fourmillement, il est possible de découvrir
en cette masse des configurations et des régularités. On connaît
la contrainte de la langue elle-même ; on connaît – ou du moins
[on] essaie de connaître – les déterminations extralinguistiques
(psycho­logiques, économiques, politiques, idéologiques) qui
peuvent rendre compte de la présence de tels et tels énoncés et
218 Le discours philosophique

de l’absence de certains autres. Mais il existe aussi des contraintes


au niveau du discours lui-même : des types de rapports entre le
sujet parlant et ce qu’il dit, des formes de validité possible pour un
énoncé quand il se détache de l’acte de parole qui l’a fait naître ;
des possibilités de répétition, de prolongement, de réactivation ;
des systèmes de corrélations entre des groupes d’énoncés formulés
par des sujets différents en des moments différents. On voit que
ces contraintes qui définissent, du côté des énoncés, la légalité
interne du discours, ses grandes catégories, ses modes d’être et sa
combinatoire, correspondent, du côté des phénomènes culturels  a, [359]
aux formes de ce qu’on a appelé l’archive. On a donc affaire à
une réalité à double face : celle de l’archive-discours 4.
Que l’archive et le discours soient ainsi solidaires ne veut pas
dire qu’à toute figure d’un côté doit correspondre obligatoirement
la même disposition de l’autre. En fait, il s’agit d’un système com‑
plexe qui autorise aussi bien deux lectures différentes que la mise
en rapport de la première avec la seconde, mais jamais un seul
déchiffrement valant de la même façon aux deux niveaux. Il est
facile de comprendre que la face-archive et la face-discours ne
sont pas indépendantes l’une de l’autre. La face-discours permet
de voir la position que le sujet parlant occupe par rapport à ce
qu’il dit (totalement absent sauf dans l’articulation orale ou l’acte
matériel de transcription ; indiqué par un système de pronoms et
d’adverbes ; individualisé par des noms propres et des [dates  b] ;
raconté et constitué par l’ensemble des énoncés ; dédoublé, réel‑ [360]
lement ou fictivement, s’il rapporte des paroles tenues par un
autre) ; on voit bien que, selon cette position du sujet parlant, le
discours n’occupera pas la même place dans l’archive, ne reposera
pas sur les mêmes supports et ne circulera pas de la même façon :
un énoncé, lié par des éléments démonstratifs à une situation qui
seule peut lui donner un sens (du type : je suis ici ; ou untel peint
cela, ou cette maison, etc.), ne peut figurer intentionnellement
dans l’archive que lié sur le mode de l’inscription matérielle à
un monument (pierre, tombe, tableau, édifice, etc.) ou encore
rapporté à l’intérieur d’un autre discours qui en accomplit le sens
demeuré vide. De même, la face-discours permet de voir comment
a.  Rayé : « par leur face institutionnelle et ethnologique ».
b.  Conjecture : mot difficilement lisible.
L’archive 219

les énoncés divers peuvent se rapporter les uns aux autres et former
une trame ; or il est évident  a qu’une série d’énoncés universel­
lement vrais et découlant les uns des autres implique dans l’archive
un mode de conservation différent d’une série d’ordres liés à une [361]
situation et s’enchaînant les uns aux autres selon son dérou­lement.
Dans une culture donnée, il n’y a un univers de discours (autre
chose par conséquent qu’une poussière d’actes de parole enga‑
gés dans des processus psychologiques, pratiques ou sociaux) que
dans la mesure où[, d’une part,] il existe une archive  b ; il n’existe
d’autre part d’archive que dans la mesure où l’ensemble des énon‑
cés atteint, avec le discours, une certaine autonomie ; l’archive
n’est pas plus homogène en elle-même que le discours ; les dif‑
férences de celui-ci s’appuient sur les différences de celle-là, et
réciproquement. Mais il n’y a pas de rapport bi-univoque entre
les formes de l’archive et les types du discours. De sorte qu’il est
possible de décrire, pour eux-mêmes, les discours qui figurent
dans l’archive d’une culture, sans parler directement de son sys‑
tème d’archive ; il n’en reste pas moins que, au moins de façon
silencieuse, on fera apparaître la manière dont ces discours sont [362]
enregistrés, conservés, transformés, réactualisés, commentés, mis
en circulation. Et inversement, on peut décrire les modes d’oubli
et d’inscription, de secret et de publicité, de transformation ou de
répétition de ce qui est dit ; mais en même temps, on ne pourra
pas manquer de faire apparaître, du côté des discours, leurs formes
d’enchaînements, le système de leur validation, les rapports qu’ils
entretiennent avec les actes de parole, etc.
L’isolement de ce niveau de l’archive-discours a son importance
pour plusieurs raisons. La première, c’est qu’il permet de renvoyer
à son horizon fatalement mythologique la question de la priorité
entre parole et écriture ; il est en effet curieux de constater qu’à

a.  Rayé : « qu’un énoncé, s’il est universellement répétable par n’importe
qui, en n’importe quelle circonstance, découle d’un autre énoncé ».
b.  Note en bas de page de Foucault : « On objectera peut-être qu’il y a bien
des discours (les plus quotidiens, les plus liés à des situations passagères)
qui ne figurent pas dans l’archive. Mais, entendue comme on le fait ici,
l’archive n’est pas la masse de ce qui est en fait conservé : c’est, dans une
culture donnée à un moment donné, le principe de choix qui recueille ou
rejette ; en ce sens, le rejet, l’effacement, la négligence font partie aussi bien
que la conservation pieuse du système d’archive. »
220 Le discours philosophique

chaque changement décisif dans le régime de l’archive-discours (du


moins à l’intérieur de la culture occidentale), on voit r­ éapparaître
la même inlassable question 5. Ou plutôt, à chacune de ces muta‑ [363]
tions, les changements toujours visibles de l’archive (puisqu’ils
sont pour une grande part institutionnels et techniques) font
renaître le thème que l’écriture est première, et que la parole n’est
que la lecture mobile, transitoire, aérienne, absolument précaire
de ces traces fondamentales ; et la mutation une fois achevée,
l’univers de l’archive-discours ayant pris sa figure stable, l’archive
semble se mettre au service du discours, de son importance propre
et de ce qu’il veut dire, et le thème apparaît que la parole est
essentielle et que l’écriture n’en est que la version sensible.
On retrouvera plus tard quelques aspects de cette double théma‑
tique en indiquant les principales mutations subies dans notre
culture par l’univers de l’archive-discours. Mais l’essentiel, c’est
d’isoler dans leur indissociable corrélation – où toute priorité ne
peut être que rêverie – les deux faces, archive et discours, d’une
seule et même réalité complexe.
De plus, cette couche autonome de l’archive-discours fait surgir [364]
entre ce qu’on appelle la pensée et les conditions qui sont cen‑
sées la déterminer une instance qu’on n’a pas le droit d’omettre.
On connaît le lassant débat : est-il possible de décrire, d’analyser
et d’expliquer la science, la philosophie, la morale, la théorie poli‑
tique, les revendications, la conception de l’histoire d’une époque
donnée, la conscience qu’elle a d’elle-même, sans se référer aux
formes sociales, aux conditions économiques, à la vie  a réelle des
individus qui ont formulé ces idées, ou qui les ont partagées ? Si
l’on peut se passer de cette référence, quel est ce pouvoir de la
pensée ? D’où tient-elle son indépendance ? Quelle est la loi de
son historicité ? Et si l’on ne peut éviter d’établir ce rapport  b, quel
système de corrélation (analogie, déterminations psycho­logiques,
transformations symboliques) instaurer entre la pensée et les
conditions de vie ou de travail de ceux qui pensent ? Sans doute
ce débat, maintenant bien usé, n’a-t-il pas beaucoup de sens. [365]
Car il omet précisément le seul niveau où l’articulation pourrait

a.  Rayé : « position ».


b.  Rayé : « cette référence, quelle différence y a-t-il entre une science et
une idéologie ».
L’archive 221

éventuellement se faire : ce niveau qui, par une de ses faces, per‑


met de montrer comment les formes du discours déterminent, au
moins en partie, et non sans laisser de nombreux points de choix,
ce qu’on peut penser, et qui, par l’autre de ses faces, permet de
montrer comment est institutionnalisé dans une société le tri entre
les discours, leur circulation, leur mise en réserve, leur conser‑
vation rituelle, leur inscription dans un espace incontestable de
validité, etc. C’est tout au long de la surface de l’archive-discours
qu’une culture et la pensée qui se manifeste en elle – ou encore
une pensée et la culture en qui elle prend corps – sont absolument
coextensives l’une à l’autre.
Enfin, ce niveau singulier insère son système de contraintes
entre la langue et la parole. On sait par quel jeu de distinctions
successives se sont fondées les disciplines du langage. La philo‑
logie est née à la fin du xviiie siècle, lorsque la grande nappe
continue de la langue, avec les pouvoirs représentatifs qu’elle [366]
détenait en propre, a été découpée : alors sont apparus des groupes
et des familles de langues ayant chacun des propriétés formelles,
des lois de transformation et d’évolution, un système de racines
représentatives, des règles de composition, de flexion et d’ordre 6.
C’est cette unité qui a été rompue à la fin du xixe siècle lorsque
Saussure a introduit la différence entre langue et parole, faisant
surgir le système de corrélations qui à un moment définit une
langue, quelles que soient les paroles qui la manifestent et la
font à chaque instant imperceptiblement dévier 7. À partir de
cette distinction, on a pu d’un côté définir le système interne
qui caractérise chaque langue ; tandis que [de] l’autre on essayait
– dans une analyse du langage qui n’était plus linguistique – de
définir les différents types possibles d’actes de parole, et les dif‑
férents niveaux qu’on peut reconnaître à l’intérieur d’un seul et
même acte. Mais sans doute n’est-ce pas encore suffisant. Il faut,
entre l’acte de parole et la langue, reconnaître son autonomie au [367]
discours (et à l’archive qui en constitue l’autre versant). C’est
que le discours (l’ensemble de ce qui est dit effectivement en un
moment donné, et rien de plus) ne peut pas être décrit à partir
de la langue : celle-ci, en effet, définit le système de possibilités et
d’impossibilités à l’intérieur duquel tout discours se trouve pris ;
elle prescrit en chaque point de la chaîne parlée ou écrite le jeu
222 Le discours philosophique

des choix possibles ; et elle prescrit aussi les règles d’enchaînement


d’un point à un autre. Mais elle ne peut évidemment rendre
compte du fait que ce soit tel énoncé et non pas tel autre qui
apparaît à un moment donné ; elle ne peut pas rendre compte non
plus du fait qu’à telle proposition ou telle série de propositions,
c’est telle autre qui va faire suite ; elle ne peut pas rendre compte
du fait que, parmi toutes les possibilités linguistiques qui sont
données simultanément à une culture, seules quelques-unes soient
réalisées : l’espace linguistique possible est infiniment plus large
que la surface discursive réelle ; enfin, et surtout, cette surface dis‑
cursive n’a pas la même configuration que l’espace linguistique :
un énoncé peut bien – et doit bien – se loger à l’intérieur d’un [368]
champ sémantique ou d’une loi de syntaxe, il n’en est pas sim‑
plement l’exhibition. C’est pourquoi la description d’une langue
ne pourra jamais être identique à la description d’une « pensée »,
d’une « science », d’une « philosophie », d’une « littérature », bref
à la description d’une masse quelconque de discours réels – bien
que la description de ces discours doive s’inscrire dans des limites
fixées par celle de la langue.
De même, l’analyse des divers actes de parole ne peut épuiser
ni recouvrir exactement le niveau du discours. Cette analyse en
effet définit dans chaque énoncé l’opération qui se trouve effec‑
tuée : affirmation, ordre, invocation, « performation » – indépen­
damment aussi bien du résultat réel que des éléments linguistiques
choisis. Il est vrai que tout discours recouvre une certaine opé‑
ration qui définit l’acte de parole auquel il correspond ; il est
vrai aussi que ce discours n’aura pas la même forme selon l’acte
de parole qui l’aura fait naître. Mais, à l’inverse des possibilités
données par le champ linguistique, celles qui sont offertes par
ces différents actes de parole sont beaucoup trop peu nombreuses [369]
pour être adéquates à la masse immense des énoncés. La typologie
des actes de parole permet un certain classement des discours,
mais très général. De plus, les discours réels lient selon des unités
spécifiques des actes de parole de formes et de niveaux différents :
un discours scientifique peut comporter, selon un enchaînement
qui lui est propre, des énoncés de constatation, des prescriptions
pratiques, des propositions performatives (du type : « soit un
triangle ») ; or, [ce sont] la juxtaposition et l’organisation de ces
L’archive 223

différents énoncés dans une unité plus vaste qu’eux qui doi[ven]t
faire l’objet de l’analyse du discours 8.
La définition de ce niveau qu’on peut appeler aussi bien archive
que discours selon la perspective dans laquelle on se place impose
donc de nouvelles distinctions dans des domaines qu’on pensait,
qu’on espérait pouvoir unifier : dans le domaine désigné comme [370]
celui du langage, ce niveau fait surgir entre la structure de la
langue et la forme des actes de parole une couche spécifique qui
n’est réductible ni à l’une ni à l’autre – celle du discours ; dans
le domaine de l’histoire, il fait surgir entre les individus ou les
conditions de leur existence et ce qu’ils pensent et disent une
couche qu’on ne peut pas omettre et qui est celle de l’archive.
Or si l’on songe que toute discipline historique, quelle qu’elle
soit (et il faut entendre ici l’analyse d’une culture au sens large :
histoire, sociologie, ethnologie), ne peut se faire qu’à partir de ce
qui est donné dans l’archive, si l’on songe que toute analyse du
langage se fait à partir de ce référentiel qu’est le discours effectif,
on voit que ce niveau intermédiaire, coincé entre la langue et la
parole, entre la pensée et les conditions d’existence, est en fait ce
à partir de quoi tous ces éléments peuvent apparaître, se donner
à l’expérience et être objet d’analyse. L’archive-discours est à la
fois une instance intermédiaire et irréductible, et le lieu commun
où s’enracinent toutes ces distinctions. L’archive-discours, c’est [371]
l’universel interstice. Et s’il est possible de le faire apparaître pour
lui-même, de l’analyser selon ses formes propres, d’en déterminer à
la fois l’autonomie et les lois, on aura esquissé ainsi une discipline
qui sera à la fois relais, étape nécessaire entre d’autres disciplines
déjà constituées, et analyse de cela même qui les rend possibles.
Cette discipline de l’archive-discours, qui traite de ­l’archive
comme forme des lois de l’inscription, de la conservation, de la
circulation des discours, et qui traite des discours comme posi‑
tions réciproques des énoncés dans l’espace de l’archive – cette
discipline, on peut l’appeler archéologie 9.
224 Le discours philosophique

NOTES

1.  M. Foucault, Les Mots et les Choses, op. cit., p. 314‑318.


2.  Dans d’autres textes de la même période, Foucault définit l’archéologie
comme la science de « l’archive générale d’une époque à un moment donné »
(M. Foucault, « Michel Foucault, Les Mots et les Choses » [1966], dans DE I,
no 34, p. 526‑532, ici p. 527). L’objet de l’archéologie, explique-t-il, ce « n’est
pas le langage mais l’archive, c’est-à-dire l’existence accumulée des discours » (id.,
« Sur les façons d’écrire l’histoire », art. cité, p. 623), où par discours il ne faut
pas entendre que des textes ou des traces écrites, mais aussi « le jeu des règles
qui déterminent dans une culture l’apparition et la disparition des énoncés,
leur rémanence et leur effacement, leur existence paradoxale d’événements et
de choses » (id., « Sur l’archéologie des sciences », art. cité, p. 736). En d’autres
termes, Foucault entend par archive « l’ensemble des discours effectivement pro‑
noncés […] envisagé non pas seulement comme un ensemble d’événements
qui auraient eu lieu une fois pour toutes et qui resteraient en suspens, dans les
limbes ou dans le purgatoire de l’histoire, mais aussi comme un ensemble qui
continue à fonctionner, à se transformer à travers l’histoire, à donner possibilité
d’apparaître à d’autres discours » (id., « Michel Foucault explique son dernier
livre » [1969], dans DE I, no 66, p. 799‑807, ici p. 800). Foucault développe
une caractérisation plus détaillée de la notion d’archive dans L’Archéologie du
savoir (op. cit., p. 170‑173).
3.  Pour une définition analogue du discours, voir M. Foucault, « Sur les
façons d’écrire l’histoire », art. cité, p. 623 ; id., « Réponse à une question »
[1968], dans DE I, no 58, p. 701‑724, ici p. 709‑711 ; id., « Michel Foucault
explique son dernier livre », art. cité, p. 800 ; id., L’Archéologie du savoir, op. cit.,
p. 31‑43. Jocelyn Benoist a résumé de manière très efficace le caractère inno‑
vant du projet foucaldien par rapport à la philosophie analytique du langage :
« En premier lieu, donc – et c’est la réalité qui n’a pas été vue par la philosophie
analytique du langage qui, pourtant, en un sens en est passée très près en essayant
de rendre, à un certain stade de son développement, au langage son effectivité –
il y a les discours. Selon la représentation à laquelle nous a habitués une certaine
philosophie, on pourrait penser que pour tenir un discours, d’abord, il faut faire
des actes de langage. C’est l’inverse qui est vrai [pour Foucault] : de tels “actes”,
comme tout fait de langage, ne sont possibles – parce qu’effectifs – qu’au sein de
discours » (J. Benoist, « Des actes de langage à l’inventaire des énoncés », Archives
de philosophie, vol. 79, no 1, 2016, p. 55‑78, ici p. 78, souligné dans l’original).
4.  Cette notion d’archive-discours ne se retrouve pas dans les livres et les
autres textes publiés par Foucault, mais elle fait son apparition dans le Cahier
no 6 (Boîte 91), dans des notes datées 18 octobre 1966 : « 1. L’archive-discours.
2. Son histoire. 3. La “crise d’aujourd’hui” » (infra, p. 258). Ces trois « moments »
correspondent aux trois dernières sections du manuscrit du Discours philoso‑
phique : le présent chapitre (« L’archive ») introduit et développe la notion ; le cha‑
pitre 14 (que Foucault laisse sans titre) en retrace l’histoire ; et le chapitre 15
(« La mutation d’aujourd’hui ») en décrit la mutation, ou « crise », contemporaine.
L’archive 225

5.  Une fois de plus, Foucault vise ici les thèses de Derrida (voir, supra, p. 195
et note 4 du chap. 12, p. 206). La première partie de De la grammatologie
(op. cit.), « L’écriture avant la lettre », constitue un développement d’un essai
que Derrida avait originairement publié dans Critique (décembre 1965-jan‑
vier 1966) à partir des ouvrages suivants : Madeleine V. David, Le Débat sur les
écritures et l’hiéroglyphe aux xviie et xviiie siècles…, Paris, Sevpen, 1965 ; André
Leroi-Gourhan, Le Geste et la Parole, 2 vol., Paris, Albin Michel, 1964‑1965 ;
Centre international de synthèse, L’Écriture et la psychologie des peuples [actes du
colloque organisé en mai 1960], Paris, Armand Colin, 1963.
6.  Sur la naissance de la philologie, ou la constitution de la « positivité philo­
logique », voir M. Foucault, Les Mots et les Choses, op. cit., p. 294‑307.
7.  Sur la distinction saussurienne entre langue et langage, voir supra, note 3
du chap. 7, p. 106.
8. Voir supra, note 3, p. 224. Dans L’Archéologie du savoir (op. cit.), ­Foucault
soutient que l’enquête archéologique prend pour objets des « énoncés », mais
il prend soin de distinguer ces derniers des « actes de parole » ou des « actes
illocutoires » (p. 110‑115), en les définissant plutôt en termes de fonction
(p. 116‑138).
9.  Les trois derniers chapitres du Discours philosophique, rédigés sans doute
en Tunisie à l’automne 1966 (voir supra, note 4, p. 224), semblent donc consti‑
tuer le début des élaborations de l’étude « méthodologique » sur l’archéologie
à laquelle Foucault consacre deux années successives, et qu’il publie en 1969
sous le titre L’Archéologie du savoir. Pour la première définition de l’archéolo‑
gie comme « science de l’archive », voir l’entretien de Foucault avec Raymond
­Bellour paru dans Les Lettres françaises au début du mois d’avril 1966, à l’époque
même de la parution des Mots et les Choses : « [I]l faut avoir à disposition l’archive
générale d’une époque à un moment donné. Et l’archéologie est, au sens strict,
la science de cette archive » (« Michel Foucault, Les Mots et les Choses », art. cité,
p. 527). Voir aussi « Sur les façons d’écrire l’histoire », art. cité, p. 623 : « [M]on
objet n’est pas le langage mais l’archive, c’est-à-dire l’existence accumulée des
discours. L’archéologie, telle que je l’entends, n’est parente ni de la géologie
(comme analyse des sous-sols) ni de la généalogie (comme description des com‑
mencements et des suites), c’est l’analyse du discours dans sa modalité d’archive. »
[CHAPITRE 14]

[L’histoire de l’archive-discours  a]

L’impossibilité pour toute culture de sortir de son propre système


d’archive-discours. – L’ethnologie immanente de l’archive-discours.
– Les grandes étapes de l’histoire de l’archive discours. – Les disconti‑
nuités historiques selon les repères chronologiques envisagés. – L’inter‑
dépendance des stabilités et des ruptures dans l’histoire de l’archive et
dans celle du discours. – L’inaccessibilité à la totalisation de l’histoire
de l’archive-discours : un monde de la rupture.

Il existe dans toute culture, même lorsque l’écriture n’y est pas [372]
connue, une dimension de l’archive-discours ; car il existe tou‑
jours des formes de notation, de transmission, de répétition des
discours ; il existe des rites qui les insèrent obligatoirement dans
des gestes, dans des opérations ou des cérémonies ; il existe des
interdits et des règles de circulation des paroles prononcées. Et, à
vrai dire, une grande partie de ce que nous savons sur des cultures
étrangères à la nôtre est prélevée sur l’archive que celles-ci se
constituent spontanément. Or, que nos connaissances sur les
autres cultures soient empruntées ou non à leur archive propre
est indépendant de cet autre fait, pour nous capital : c’est que tout
ce que nous pouvons savoir à propos de civilisations ou de sociétés
qui ne sont pas les nôtres repose de toute façon sur notre propre
système d’archive et de discours. Si nous connaissons quelque
chose de la culture égyptienne ou bantoue, c’est dans la mesure
où nous en avons déposé dans nos archives à nous les discours, ou [373]
bien encore dans la mesure où nous avons transformé en discours
et mis ainsi en circulation dans notre espace d’archive ce que nous
pensions pouvoir en observer. C’est dire qu’il n’est jamais possible

a.  Titre manquant. Voir supra, note 4 du chap. 13, p. 224.


228 Le discours philosophique

à une culture quelle qu’elle soit (même si elle est aussi préoccupée
que la nôtre de celles qui lui sont étrangères ou antérieures) de
sortir de son propre système d’archive-discours. Une culture n’a
accès à ce qui n’est pas elle que dans l’élément de son archive et
selon les formes de son propre discours ; ce sont là pour elle des
limites qui sont infranchissables. Dans ces conditions, on voit que
l’analyse faite par une culture de son propre système d’archive et
de discours va nécessairement à la rencontre des limites qui sont
les siennes et qu’elle ne peut pas transgresser.
Quand une culture comme la nôtre entreprend de réfléchir sur
elle-même, elle rencontre plus ou moins vite ses propres limites :
celles de sa langue, de ses formes de pensée, de ses concepts fon‑
damentaux, de ses conditions d’existence ; elle rencontre aussi les
partages qu’elle opère entre le vrai et le faux, le bien et le mal, la [374]
folie et la raison. Mais ces limites peuvent toujours être contour‑
nées par le recours à un autre niveau d’analyse : on peut analyser
la structure propre aux langues indo-européennes, la comparer à
d’autres systèmes linguistiques, en inférer des conséquences dans
le domaine de la pensée réfléchie ou de l’expérience quotidienne ;
et le fait que cette analyse puisse se faire dans une langue indo-
européenne n’en compromet pas la valeur. En revanche, le système
de l’archive-discours impose à la culture des limites qu’elle ne
saurait franchir : car ce système détermine les énoncés qu’elle peut
articuler, les choses qui méritent d’être dites, conservées, répétées,
celles qui n’existent pas au niveau du langage – donc qui n’existent
pas du tout, celles qui doivent être tues, etc. Il n’est donc pas
possible, par définition, qu’une culture franchisse ce système pour
énoncer ce qu’elle ne dit pas, pour [faire] circuler des discours
qu’elle n’autorise pas : car dès qu’ils sont formulés, ils font déjà
partie de l’archive et de l’univers du discours. On c­ omprend dans
ces conditions que jamais une culture ne puisse faire véritablement
sa propre ethnologie 1 ; c’est-à-dire franchir toutes ses limites et se [375]
traiter rigoureusement comme un objet extérieur ; elle ne pourra
faire que des analyses ethnologiques partielles dans lesquelles,
sur tel ou tel [point  a] particulier, elle franchira ses limites en
se ­comparant avec d’autres formes de civilisation. Quant à une

a.  Conjecture : mot manquant.


L’histoire de l’archive-discours 229

ethnologie générale d’elle-même, une culture ne peut jamais y


atteindre : tout au plus peut-elle explorer de l’intérieur et comme
par tâtonnement les limites absolues et fatalement aveugles que lui
prescrit le système de son archive et de son discours. En d’autres
termes, lorsque notre civilisation actuelle entreprend de faire
l’ethno­logie d’autres cultures, elle doit en étudier l’archive-discours
parmi d’autres caractères ethnologiques aussi importants, et peut-
être beaucoup plus fondamentaux ; si, en revanche, elle essaie
d’appliquer sur elle-même un regard radicalement ethnologique,
elle se place dans l’élément indépassable de l’archive-discours et
ne peut rien de plus que tendre indéfiniment vers la limite tou‑
jours reculée de ce système. L’analyse de l’archive-discours vaut
comme une sorte d’ethnologie immanente : mouvement vers ce [376]
qui permettrait de saisir la découpe propre à notre culture, ce qui
l’isole absolument de toute autre ; et mouvement vers ce qui sert
de condition, d’élément et d’espace à tout ce que nous pouvons
dire et penser. Un parcours exhaustif de tout ce qui constitue
notre archive et nos discours nous permettrait à la limite (et s’il
était possible) de nous ressaisir nous-mêmes comme ethnos. Mais
c’est là une entreprise et une fonction de notre discours qui ne
peuvent jamais être totalement effectuées.
On peut cependant, à l’intérieur de cette culture où nous nous
reconnaissons et où nous déchiffrons notre filiation, fixer quelques
grandes étapes dans l’histoire de l’archive-discours. Ainsi, par cette
comparaison interne mais diachronique, pourrons-nous indiquer
quelques-uns des traits qui caractérisent notre actuel système de
discours et d’archive. Il faudrait indiquer d’abord la première
grande mutation dont nous ayons dans notre culture gardé une
certaine mémoire : celle qui se situe autour des viiie-viie siècles
avant J.-C., lorsque les Doriens parvinrent à combiner en un
alphabet l’écriture consonantique des Égyptiens et l’écriture syl‑
labique des Phéniciens ; la notation rapide, claire, presque sans
équivoque de la chaîne parlée devenait alors possible. C’est à [377]
partir de là que commence la transcription des chants épiques et
de toute une tradition orale : ils deviennent alors un texte premier,
à la fois présent et reculé, qui peut servir d’inspiration pour les
poètes, de lieu commun pour la tragédie, d’objet d’étude pour
les grammairiens, de citation ou de thème de commentaires pour
230 Le discours philosophique

les philosophes. En même temps, le discours se met en mouve‑


ment selon d’autres circuits : le texte appris par cœur, scandé
par des repères ou des sortes de refrains, déployé en énuméra‑
tions rituelles (qui formaient peut-être des occasions de prouesses
­mnémoniques comme le fameux inventaire de l’armée achéenne
dans l’Iliade 2), répété et modulé dans des récitations successives,
devient manuscrit qui doit être conservé soigneusement et reco‑
pié avec exactitude ; et en cette existence immuable, publique et
écrite, il devient le détenteur d’une sagesse, ou d’un savoir, que
tous pourront posséder s’ils le lisent, l’apprennent et en saisissent
le sens. Désormais, le poète n’a plus à invoquer la muse (et avant
tout la mémoire) ; il a à invoquer les poètes eux-mêmes et, à
partir de ces discours déjà transcrits, il peut apprendre ce qu’est
la poésie, et il peut l’enseigner (Simonide, qui passait pour avoir [378]
inventé les dernières lettres manquant encore à l’alphabet grec,
passait aussi pour avoir le premier vendu ses poèmes et fait payer
ses leçons 3). La loi aussi peut être écrite, connue et commentée
par tous : les sages qui ont donné ses lois à la Grèce prennent
ainsi la figure mythique de ces écrivains premiers dont le texte
est désormais intouchable, cependant que chacun peut, dans les
affaires de [la cité] ou dans ses procès personnels, appeler la loi à
lui, l’interpréter, montrer que malgré l’apparence, elle parle en sa
faveur et qu’il ne s’agit en fait désormais que de la restaurer dans
la plénitude de ses droits. Corrélativement à cette modification
de l’archive, on a une mutation dans tout le régime des discours ;
dans l’espace nouvellement constitué de la cité, un discours appa‑
raît qui se sépare du mythos et prétend être logos : équilibre des
opposés, saisie des rapports entre les choses, découverte de vérités
éternelles, mémoire qui parcourt le temps mais pour le surmonter,
effort pour produire ce qu’on sait déjà ou ce qui déjà est inscrit
dans la nature  a 4. À partir de cette grande mutation qui s’achève [379]
sans doute avec le viie siècle, l’archive va rester stable pendant plu‑
sieurs centaines d’années, et le mode d’être du discours demeurera
à peu près sans changement depuis Parménide jusqu’à la période
hellénistique. À peine gardera-t-on une mémoire mythologique
de ce bouleversement simultané de l’archive et du discours dans

a.  Note en bas de page de Foucault : « Sur tout cela, voir J.-P. Vernant. »
L’histoire de l’archive-discours 231

le thème repris encore par Platon que c’est Theuth, l’inventeur


de l’écriture et des arts, qui a donné aux hommes leur sagesse 5.
La seconde mutation se situe probablement à Alexandrie,
lorsque des langues, des textes, des écritures, des manuscrits, des
systèmes de notation ou d’enregistrement tous différents les uns
des autres se sont trouvés réunis, confrontés, assimilés, traduits ou
convertis. La bibliothèque d’Alexandrie et ses écoles, la coexistence
de diverses communautés ethniques, linguistiques et religieuses, les
grandes entreprises de traduction et de commentaire ne sont pas
simplement des institutions ou des événements singuliers : ce sont
des faits culturels globaux qui mobilisent, inquiètent, perturbent
et réorganisent toutes les masses de discours qu’ont pu constituer [380]
et maintenir pendant des siècles les cultures méditerranéennes 6.
Le syncrétisme n’est pas la tendance naturelle d’une pensée qui s’affai­
blit ; ce n’est pas une moindre philosophie ni une tentative pour
fonder une religion conciliatrice : c’est la mise en rapport de dis‑
cours qui étaient jusque-là demeurés étrangers les uns aux autres,
et n’avaient pas une archive assez large et un discours assez général
pour leur servir de lieu commun. L’utilisation des techniques
mises au point par les premiers grammairiens ou ­commentateurs
grecs, puis recueillies et systématisées par les stoïciens, ne doit pas
faire illusion : ce n’est pas la modalité grecque du discours et de
l’archive qui se maintient à Alexandrie, mais une nouvelle archive
et un type nouveau de discours qui se constituent de la confron‑
tation entre les cultures grecque, égyptienne, hébraïque, bientôt
romaine. On voit apparaître l’idée d’un logos qui serait commun
à tous les hommes, et qui serait chez chacun d’eux la marque
d’un rapport à la divinité ; on voit apparaître aussi des techniques
permettant de ramener à un ensemble d’éléments identiques des
discours religieux ou philosophiques appartenant à des époques ou [381]
à des communautés différentes ; on voit apparaître des méthodes
pour ramener à un sens acceptable pour la vision commune des
textes ou des fragments qui semblent lui échapper ; on voit se
codifier des types de déchiffrement qui permettent de reconnaître
un seul sens dans plusieurs figures (la typologie), plusieurs sens
dans une seule figure (l’allégorie) ; on voit se constituer de grands
recueils de textes, dans leur langue originaire ou en traduction,
certains d’entre eux étant destinés à la publicité, les autres n’étant
232 Le discours philosophique

accessibles qu’au terme d’une initiation. Et sans doute le plus


important est-il cette organisation d’une masse écrite et canonique
– dont on écarte, dans la mesure du possible, tout ce qui est
considéré comme faux, et par rapport à quoi on va juger vrais ou
erronés les autres textes, fidèles ou abusifs les commentaires qu’on
en fait. On entre dans une civilisation de l’Écriture, dans laquelle
le christianisme va s’insérer : d’une certaine manière, il lui doit sa
forme, tout comme, en retour, il n’a cessé de la renforcer et de
la ranimer. Et c’est en souvenir de ce grand bouleversement [382]
alexandrin de l’archive et du discours que la pensée chrétienne
cherchera dans un groupe de marques écrites, dans un Livre, son
rapport direct et manifeste à Dieu.
Est-ce cette disposition de l’archive et du discours qui vaut pour
nous jusqu’au xvie siècle ou faut-il supposer une autre mutation
– à l’époque de la renaissance carolingienne, de l’organisation
par Alcuin d’un cycle canonique d’études 7, de la constitution des
bibliothèques des couvents, de la reprise des copies de manus‑
crits, de la réactivation d’une partie de la culture antique (plato‑
nicienne et aristotélicienne) ? Il y a sans doute beaucoup à gager
qu’une étude des formes de conservation et de circulation du
discours à cette époque montrerait un très important changement,
et on pourrait voir sans doute que le savoir, la philosophie, la
théologie et la littérature de ce qu’on appelle le Moyen Âge ont
trouvé là leur lieu de naissance et leur espace de développement.
En tout cas, le xvie siècle a été marqué par une nouvelle mutation.
Elle nous est d’ailleurs bien plus familière que les autres. On en
connaît certains aspects techniques : l’invention de l’imprimerie [383]
et, assez notablement plus tard, la diffusion du livre qui en a été
la conséquence, la publication des textes anciens, mais aussi des
textes scientifiques, la modification des formes d’enseignement,
[la] constitution de bibliothèques encyclopédiques, tout un nou‑
veau réseau pour assurer la circulation des discours. En même
temps s’instaurent de nouveaux rapports au texte existant, manus‑
crit ou imprimé : critique des textes, recherche de l’authenticité,
commentaire visant à restituer un sens à la fois unique et fidèle,
comparaison de différents textes et vérification de l’un par l’autre.
C’est cette mobilisation de l’archive occidentale qu’on voit se
manifester dans les modes de discours et du savoir propres au
L’histoire de l’archive-discours 233

xvie siècle : l’érudition (comme lecture, accumulation, citations de


textes) devenant la forme majeure  a de la connaissance, le déchif‑
frement de la nature à la fois par les livres et comme un livre,
le thème que le monde est un enchevêtrement de marques et de
signes qu’il faut détecter, épeler, lire et comprendre, le mythe
enfin d’une écriture première – celle de Dieu lui-même manifes‑
tant et cachant dans ses signes les trésors de sa sagesse – dont le [384]
langage oral serait seulement la lecture à haute voix.
Le discours et l’archive classiques, avec leurs modalités singu‑
lières, se sont établis sur le fond de cette réorganisation dont le
xvie siècle marque à peu près l’achèvement. Désormais le langage,
ou plutôt tout cet ensemble de signes qui avait été, tout au long
de la Renaissance, à la fois instrument et contenu du savoir 8,
dont le fourmillement avait donné lieu à toutes formes érudites,
divinatoires, magiques de la connaissance, tout ce jeu de marques
qui formait l’écriture du monde et que les textes écrits à leur tour
transmettaient va passer du côté de la méthode concertée – à la
fois artificielle et fondée en nature. À partir du xviie siècle, les
signes et le langage ne s’entrecroisent plus avec les choses :
ils deviennent une méthode d’analyse, une manière de saisir entre
les choses (qu’il s’agisse de quantités ou de qualités) la plus petite
différence possible, un organon sans rigidité ni limite, grâce auquel
on peut mettre les êtres en séries ou les disposer en tableaux.
La connaissance ne consistera donc plus à repérer là où ils sont et [385]
se cachent, là où inlassablement ils clignotent pour nous faire
signe, les stigmates des choses, mais à instaurer le système d
­ ’éléments
simples et combinables qui permet de décomposer les choses, et de
les lier : bref, de les représenter elles-mêmes dans leur singularité,
dans leurs parties constituantes, dans leurs rapports réciproques.
Le langage, entendu soit comme l’algèbre des quantités indéter‑
minées, soit comme la description exacte des êtres naturels, n’est
plus cette écriture solide dont les traces ont été, dès l’origine,
gravées sur le visage du monde ; il fonctionne comme un jeu
conventionnel et transparent : il offre l’être à la représentation et
permet de déployer la représentation comme connaissance de la
vérité elle-même. Alors s’efface le thème de l’écriture première,

a.  Rayé : « une des formes ».


234 Le discours philosophique

semence et principe de tout savoir, tandis qu’apparaît le thème


inverse : le projet d’une connaissance qui pourrait affecter d’un
signe chaque élément indécomposable de la représentation, com‑
biner ces signes entre eux selon des règles définies, et constituer
ainsi une langue universelle en laquelle le savoir viendrait à se [386]
transcrire et à se multiplier indéfiniment. Le mode d’être du dis‑
cours est défini par sa représentativité 9.
Si l’on utilise des repères chronologiques relativement rappro‑
chés, il est facile de mesurer l’importance du changement qui sépare
la Renaissance de l’âge classique – tout comme on pourrait mesurer
toute la distance qui règne entre les premiers Alexandrins (Clément,
Philon) [et les] commentateurs du iie siècle. En revanche, si l’on
prend une chronologie longue, pour restituer les principaux événe‑
ments qui ont pu affecter les modalités de notre archive et de notre
discours, on s’aperçoit alors que la Renaissance, en éveillant dans
tout l’espace du monde le scintillement des signes, en reconnaissant
dans la figure de chaque chose la marque qui permet de s’en saisir,
en entrecroisant partout, pour le regard de l’homme, les lettres
d’une écriture divine, en nouant les êtres dans une grande trame
de mots, a rendu possible l’âge classique, et avec lui toute cette
culture dans laquelle le système du langage est devenu instrument
universel, docile et sans aucune opacité, pour la connaissance de [387]
la vérité et la représentation de la pensée. C’est dans cet élément
que s’est instauré avec Don Quichotte, avec les Dialogues de Galilée,
avec la Philologiae sacrae, avec les Méditations 10, le régime classique
du discours, tel qu’on a pu l’analyser plus haut ; c’est dans cet
élément que se sont isolés les uns des autres un discours scienti‑
fique dont les énoncés ont une validité indépendante de tout sujet
parlant (parce que les signes dont ils sont faits appartiennent à des
représentations nécessaires) ; un discours littéraire dont les énoncés
constituent leur propre sujet parlant (parce que les signes dont ils
sont composés représentent les représentations qui définissent le
sujet qui parle) ; un discours religieux dont les énoncés disent le
sens vrai d’un discours primordial (parce que les signes dont ils sont
faits décomposent en signes de second degré les représentations qui
peuplent ce discours) ; enfin, un discours philosophique qui doit
justifier et fonder la possibilité pour un sujet parlant d’énoncer une
proposition vraie dans la forme de l’ici et du maintenant. Toutes
L’histoire de l’archive-discours 235

ces modalités différentes ont leur lieu commun dans cet espace de
l’archive-discours, bouleversé au xvie siècle, et qu’on trouve stabilisé [388]
au début du xviie siècle.
Pour combien de temps cette stabilité du discours classique fut-
elle acquise ? Doit-on considérer qu’elle dure encore et que tout ce
que nous disons aujourd’hui repose silencieusement sur les formes
calmes, sur les insensibles lois de ce discours ? Si tel était le cas, le
sentiment de trouble que nous éprouvons à propos du langage,
l’impression que sa solidité se dérobe au moment même où nous
parlons et sous l’effet de ce que nous pouvons dire ne seraient
rien de plus que des illusions : illusions en quelque sorte naturelles
qui rendent le discours opaque et problématique pour qui en est
le contemporain obligé. Peut-être alors faudrait-il supposer que
ce discours classique, dont nous croyons à tort ­reconnaître la
déroute, a encore devant lui, et bien après nous, une très longue
survie : pourquoi sa dynastie ne s’étendrait-elle pas sur des siècles ?
Pourquoi n’aurait-elle pas droit, elle aussi, aux sept cents ou huit
cents ans qu’ont duré les autres grandes étapes de l’archive occi‑ [389]
dentale ? Il est vrai cependant que plusieurs faits pourraient faire
croire au contraire que le règne de ce discours fut le plus bref de
tous et que dès le début du xixe siècle sa limpidité était brouillée
irréparablement. Est-ce que l’âge classique n’est pas clos lorsque
les premiers philologues, avec Bopp et Rask, découvrent l’épais‑
seur historique du langage, fondent la grammaire comparée, et
donnent congé à l’analyse des signes en général 11 ? Est-ce qu’il
n’a pas achevé sa destinée à partir du moment où les sciences
empiriques se sont affranchies de la théorie de la représentation,
où la biologie des organismes s’est substituée aux classifications
systématiques de l’histoire naturelle, où l’économie politique a
[remplacé par] une analyse de la production une description des
échanges de signes monétaires 12 ?
En fait, le discours classique n’aura sans doute pas la longue
durée des autres grandes organisations discursives ; mais on aurait
tort de penser que la coupure du xixe siècle a été radicale et lui a
imposé un terme définitif. Il s’agit, en ce tournant, d’une modifi‑
cation interne au régime du discours tel qu’il fut instauré au début [390]
du xviie siècle. Cette modification fut certes importante, puisqu’elle
a donné lieu à la plupart des formes modernes du savoir et de la
236 Le discours philosophique

pensée. Mais si, pour une chronologie relativement brève (portant


sur les deux ou trois derniers siècles), elle peut valoir comme un
bouleversement de fond en comble, en revanche, pour une chrono‑
logie plus longue qui envisage toute l’histoire de l’archive-discours
dans notre culture, alors ce passage du « classique » au « moderne »,
de la représentation à l’anthropologie, du signe à l’objet, de l’ordre
à l’histoire est un événement assez limité ; on peut le voir se loger
tout entier dans l’élément d’une stabilité fondamentale 13. Cet évé‑
nement, on peut le résumer en quelques mots : le langage qui,
au xviie siècle, était devenu, comme système général de signes
et comme forme de la représentation, l’instrument général de la
connaissance se dédouble : il devient objet pour un savoir, perd
alors sa transparence  a, et reçoit de l’histoire des déterminations
qui lui font perdre son universalité et son pouvoir d’être [un] ins‑ [391]
trument général. Et pourtant, il demeure du côté des conditions,
mais transformé en pouvoir humain, fini et limité, de se représenter
les choses. Ce pouvoir – analysé tour à tour en termes empiriques
et transcendantaux – place l’homme en ce lieu laissé vide par le
langage. L’homme inventé au xixe siècle n’est, dans l’élément clas‑
sique de l’archive, que l’ombre laissée derrière par le langage une
fois qu’il a cessé d’occuper toute la surface des discours et qu’il est
devenu pur et simple objet, chose parmi les autres. Ainsi est née une
analytique de l’homme dont [ni] le xviie ni le xviiie siècle n’avaient
jamais eu besoin ; ainsi est née une configuration anthropologique
de toute la pensée ; ainsi les sciences humaines ont trouvé leur lieu
de naissance et leurs conditions historiques de possibilité 14.
Demeure la question de savoir si nous sommes, ou non, au
moment que voici, contemporains d’une nouvelle mutation dans le
système de l’archive-discours. Question qu’il faut reporter encore un
instant, pour introduire quelques observations générales sur les évé‑ [392]
nements déjà repérés et sur la possibilité d’en faire l’histoire. Toutes
ces grandes discontinuités qui marquent, à des siècles d ­ ’intervalle,
l’histoire de l’archive-discours peuvent être décrites simulta­
nément de plusieurs façons : en termes d’évolution des techniques,
puisqu’elles ne sont pas indifférentes à des faits comme l’inven‑
tion de graphismes, comme la découverte de l’imprimerie, comme

a.  Rayé : « prend alors une consistance et une opacité historiques ».


L’histoire de l’archive-discours 237

l’utilisation des tablettes, du parchemin, du vélin ou du papier,


comme les méthodes de copie ou de reproduction ; en termes de
société, puisqu’elles impliquent la constitution de nouveaux circuits
économiques, la constitution de classes ou de groupes privilégiés, la
métamorphose des types d’interdiction et de diffusion ; en termes
d’histoire de la pensée, puisque à leur tour la forme et le sens de
ce qu’on dit modifient la manière dont on inscrit, conserve et réu‑
tilise le discours. Mais cette possibilité de déchiffrement multiple
­n’indique pas un jeu de déterminismes superposés ; il n’y a pas d ­ ’effet
de saturation provoqué par des causes partielles et convergentes ;
il n’y a pas de motivation plus fondamentale qui, en les regroupant, [393]
donnerait efficace et signification globales à d’autres causes moins
essentielles. Il s’agit plutôt de faits culturels d’ensemble, qui doivent
se lire non pas comme un faisceau de continuités, mais comme un
groupe de différences formant système  a.
Toute l’histoire de l’archive-discours forme un système ­complexe
d’identités et de différences relatives les unes [aux] autres. Si l’on
prend le seul point de vue du discours, il apparaît constitué d’une [394]
série infinie de différences minuscules et ponctuelles, puisque
chaque fragment de discours n’existe, n’est prononcé ou enregistré
qu’au niveau de sa différence avec [un] autre, auquel il succède,
auquel il répond, qu’il reprend en le modifiant. Il n’y a pas deux
points identiques dans cette nappe du discours, mais deux discours
ne peuvent apparaître comme différents que dans la mesure où
ils appartiennent à un plan homogène, où l’un fait suite à l’autre
et appartient au même circuit, où l’événement du second peut
s’entrecroiser avec l’événement du premier. La différence qui per‑
met de définir les éléments du discours repose sur l’homogénéité
de l’archive. Inversement, une différence dans l’archive – dans la
circulation ou l’accumulation de ce qui est dit – n’existe que dans

a.  Rayé : « Peut-être ne faut-il pas essayer de faire l’histoire de l’archive-


discours comme on peut faire l’histoire des processus économiques, ou
comme on peut faire l’analyse d’une langue. L’archive-discours n’est peuplée
que de différences.
Aucun des événements singuliers par lesquels on peut signaler une muta‑
tion n’a en lui-même le pouvoir de la provoquer. Bien que la découverte
de l’imprimerie fasse partie et constitue, en termes de chronologie, un des
premiers éléments de la mutation qui devait donner naissance au discours
classique, elle n’en est pas, à proprement parler, la cause. »
238 Le discours philosophique

la mesure où le discours n’a pas changé, et où il existe des confi‑


gurations discursives stables. En un sens, l’archive et le discours ne [395]
cessent de se modifier, et toute leur histoire est peuplée de diffé‑
rences minuscules. Mais ces différences n’existent que par rapport
à la stabilité et à l’identité de l’autre face : ce sont tous les événe‑
ments des discours qui instaurent et maintiennent la continuité de
l’archive ; ce sont tous les événements de l’archive qui instaurent
des plans homogènes de discours. Sans ce jeu, il n’y aurait qu’un
pointillé d’événements, sans identité et sans différence.
Cela a plusieurs conséquences. La première, c’est qu’on ne peut
pas faire l’histoire du discours sans prendre appui sur la stabilité de
l’archive, c’est-à-dire sans en neutraliser l’histoire ; et on ne peut
pas faire l’histoire de l’archive sans supposer des plans homogènes
de discours, c’est-à-dire sans en neutraliser les différences conti‑
nues. Si bien qu’une histoire totale de l’archive-discours dans ses
modifications incessantes est impossible. Les seuls événements
globaux qu’on puisse détecter sont précisément des ruptures qui
concernent à la fois l’archive et le discours, et par rapport aux‑
quelles on peut définir des périodes de stabilité aussi bien pour
l’archive que pour le discours.
En d’autres termes, les seuls éléments globaux qui soient acces‑ [396]
sibles sont des ruptures, et par conséquent on ne peut les définir
que par un jeu de comparaisons. Ce qui rend fort malaisée la
tâche de définir en quoi consiste la rupture présente et ce boule­
versement de l’archive-discours que nous pressentons, un peu
à l’aveugle, tout autour de nous. On voit par conséquent que
l’histoire de l’archive et du discours ne peut jamais s’écrire dans
le style, si souvent revendiqué, de la totalisation 15. Tandis qu’un
système comme une langue peut être décrit comme un système
général de différences, tandis que des phénomènes comme ceux de
l’économie relèvent sans doute d’une interaction et de processus
circulaires, le niveau de l’archive-discours est inaccessible à toute
totalisation ; toute analyse qu’on en fait suppose une différence
préalable  a. On est dans un univers qui n’est pas celui des diffé‑
rences systématiques, mais celui des événements et des ruptures :
[on est] dans une sorte de discontinuité préalable dont on ne

a.  Rayé : « une coupure ».


L’histoire de l’archive-discours 239

peut jamais venir à bout et pour laquelle on ne rencontre ni sol


fondamental, ni point de départ, ni cause déterminante. Dans ce
nuage d’événements, on peut se déplacer : envisager une série peu [397]
nombreuse, ou envisager un ensemble beaucoup plus vaste, c’est-
à-dire instaurer une rupture plus ou moins profonde. On n’est
donc ni dans un monde de l’interaction ni dans un monde de la
différence, mais dans un monde de la rupture. De là la difficulté
à penser ce qui passe actuellement : en quoi consiste cette rupture
dont nous ne connaissons pas l’autre bord 16.

NOTES

1.  Cependant, lors d’un entretien publié en 1967, en répondant à la question


« À quelle discipline appartient selon vous votre recherche ? », Foucault affirme
qu’il pourrait la définir « comme une analyse des faits culturels qui caractérisent
notre culture », c’est-à-dire comme « une ethnologie de la culture à laquelle
nous appartenons » – ou du moins de notre « rationalité », de notre « discours »
(M. Foucault, « Qui êtes-vous, professeur Foucault ? », art. cité, p. 633‑634).
2. Homère, Iliade, trad. par Paul Mazon, préf. de Pierre Vidal-Naquet, Paris,
Gallimard, 1975, II.494‑759, p. 67‑73.
3.  Simonide de Céos (v. 556‑467 av. J.-C.) est un poète lyrique grec. Voir
Jean-Pierre Vernant, « Panta kala. D’Homère à Simonide », Annali della Scuola
Normale Superiore di Pisa, IIIe série, vol. 9, fasc. 4, 1979, p. 1365‑1374 ; repris
dans L’Individu, la Mort, l’Amour. Soi-même et l’autre en Grèce ancienne, Paris,
Gallimard, 1989, p. 91‑101.
4.  Id., Les Origines de la pensée grecque, Paris, PUF, 1962 ; id., Mythe et Pensée
chez les Grecs. Études de psychologie historique, Paris, François Maspero, 1965.
5. Platon, Phèdre, trad. par Léon Robin, dans Œuvres complètes, t. IV, 3e par‑
tie, Paris, Les Belles Lettres, 1933, 274c-275b, p. 87‑88.
6.  Pour une référence aux « exégètes d’Alexandrie » dans un cadre marqué
par l’histoire de l’herméneutique telle qu’on la retrouve chez Dilthey, et par
son concept de « compréhension » comme « figure mythique d’une science de
l’homme ramenée à son sens radical d’exégèse », voir M. Foucault, « Philosophie
et psychologie », art. cité, p. 475. Sur le « grand corpus de toutes les techniques
d’interprétation » jusque-là peu exploré, voir aussi id., « Nietzsche, Freud, Marx »,
art. cité, p. 592‑593. Ces références montrent que les toutes premières réflexions
de Foucault sur l’archive-discours et son histoire constituent également une
tentative de repenser, à l’aune de la méthode archéologique, des questions tradi­
tionnellement posées dans l’histoire de l’exégèse et de l’herméneutique.
7. Alcuin (v. 735‑804) est un savant et théologien anglais, conseiller de
­Charlemagne, qui dirigea l’école palatine d’Aix-la-Chapelle. Voir Arthur Klein‑
clausz, Alcuin, Paris, Les Belles Lettres, 1948.
240 Le discours philosophique

8.  M. Foucault, Les Mots et les Choses, op. cit., p. 32‑59.


9.  Foucault analyse en détail ce « mode d’être du discours » à l’âge classique
notamment dans le troisième chapitre des Mots et les Choses, op. cit., p. 60‑91.
10.  M. de Cervantes Saavedra, Don Quichotte de la Manche, op. cit. ; Galileo
Galilei, Dialogue sur les deux grands systèmes du monde, op. cit. ; Salomon Glass,
Philologiae sacrae, Leipzig, Jo. Friderici Gleditschii B. Filium, 1725 [1623‑1636] ;
R. Descartes, Méditations métaphysiques, op. cit.
11.  Sur l’œuvre de Franz Bopp et Rasmus Kristian Rask, et la constitution
de la philologie au xixe siècle, voir M. Foucault, Les Mots et les Choses, op. cit.,
p. 292‑307.
12.  Sur ces deux mutations, voir ibid., p. 265‑292.
13.  On pourrait interpréter ce passage comme une critique implicite que
Foucault formule à l’égard de ses propres analyses dans Les Mots et les Choses,
où il avait choisi, justement, une chronologie relativement brève (du xvie au
xixe siècle), au lieu de la chronologie plus longue qu’il adopte ici.
14.  M. Foucault, Les Mots et les Choses, op. cit., p. 355‑398.
15.  « Il est évident qu’on ne peut décrire exhaustivement l’archive d’une
société, d’une culture ou d’une civilisation ; pas même sans doute l’archive de
toute une époque. D’autre part, il ne nous est pas possible de décrire notre
propre archive, puisque c’est à l’intérieur de ses règles que nous parlons, puisque
c’est elle qui donne à ce que nous pouvons dire – et à elle-même, objet de notre
discours – ses modes d’apparition, ses formes d’existence et de coexistence, son
système de cumul, d’historicité et de disparition. En sa totalité, l’archive n’est
pas descriptible ; et elle est incontournable en son actualité. Elle se donne par
fragments, régions et niveaux, d’autant mieux sans doute et avec d’autant plus
de netteté que le temps nous en sépare […]. L’analyse de l’archive comporte
donc une région privilégiée : à la fois proche de nous, mais différente de notre
actualité, c’est la bordure du temps qui entoure notre présent, qui le surplombe
et qui l’indique dans son altérité ; c’est ce qui, hors de nous, nous délimite » (id.,
L’Archéologie du savoir, op. cit., p. 171-172).
16.  « La description de l’archive déploie ses possibilités (et la maîtrise de
ses possibilités) à partir des discours qui viennent de cesser justement d’être
les nôtres ; son seuil d’existence est instauré par la coupure qui nous sépare de
ce que nous ne pouvons plus dire, et de ce qui tombe hors de notre pratique
discursive ; elle commence avec le dehors de notre propre langage ; son lieu,
c’est l’écart de nos propres pratiques discursives. En ce sens elle vaut pour notre
diagnostic. Non point parce qu’elle nous permettrait de faire le tableau de nos
traits distinctifs et d’esquisser par avance la figure que nous aurons à l’avenir
[…]. Le diagnostic ainsi entendu n’établit pas le constat de notre identité par
le jeu des distinctions. Il établit que nous sommes différence, que notre raison
c’est la différence des discours, notre histoire la différence des temps, notre
moi la différence des masques. Que la différence, loin d’être origine oubliée et
recouverte, c’est cette dispersion que nous sommes et que nous faisons » (ibid.,
p. 172-173).
[CHAPITRE 15]

La mutation d’aujourd’hui

L’apparition d’une archive intégrale et la transformation de son fonc‑


tionnement. – La neutralisation des actes de parole et leur distri­
bution dans l’espace de prolifération des discours. – L’inépuisable
extériorité du discours : l’élément de la discursivité. – La constitution
du discours comme référentiel général et condition de possibilité du
non-discursif. – La transformabilité en discours comme propriété du
discours lui-même.

Malgré toutes les difficultés qui s’opposent au repérage de ce qui [398]


se passe aujourd’hui, on peut cependant indiquer quelques-unes
des modifications qui peuvent paraître certaines.
Le premier trait qui oppose notre système d’archive et de dis‑
cours à celui qui l’a précédé, c’est sans doute la constitution d’une
archive intégrale. Au premier regard, il semble en effet que notre
culture ait entrepris la tâche de tout conserver en fait de discours ;
qu’elle [se] soit mise à considérer que rien de ce qui avait pu être
dit ne méritait d’être absolument négligé ; et que d’une façon ou
d’une autre tout acte de parole devait bien laisser quelque trace
destinée à une éventuelle utilisation. L’extension de tous les procé­
dés d’enregistrement, la conservation de plus en [plus] méti­culeuse
de ce qui a pu être dit ou écrit, l’inventaire systématique des
archives dont nous disposons pour notre propre culture ou pour
celle des autres, tout cela porte bien, en un sens, témoignage de ce
projet de conserver et de garder à sa disposition la totalité des dis­ [399]
cours. Mais ce n’est là encore qu’un phénomène assez superficiel.
D’une façon plus profonde, ce qui a changé à notre époque, ce
n’est pas la quantité d’archive que l’on constitue (elle n’a pas cessé
de croître continûment depuis plusieurs siècles), c’est son fonc‑
tionnement. Pendant fort longtemps, et jusqu’à nous peut-être,
242 Le discours philosophique

la culture occidentale a conservé les discours pour se constituer


une mémoire : était enregistré, inscrit, gravé et entretenu tout
discours qui pouvait être – ou méritait d’être – ranimé par un
acte de parole idéalement identique, ou symétrique, ou analogue
à celui qui l’avait pour la première fois suscité. La conservation
du discours étendait une permanence d’un acte à un autre acte
de parole, et elle était tout entière destinée à permettre au second
de se lier au premier. Les modèles ou les formes canoniques de
la conservation du discours étaient donnés par l’enregistrement
d’une parole valant promesse et dont la notation constitue une
sorte de répétition renouvelée à chaque instant ; encore par l’enre‑
gistrement d’un récit qui doit pouvoir être raconté à nouveau, [400]
comme il l’a été une première fois ; ou encore par la notation
d’ordres transformés en règlements ou en institutions, d’observa‑
tions transformées en préceptes pratiques, d’un savoir considéré
comme définitivement vrai et pouvant être répété en n’importe
quel moment sans rien perdre de sa validité ; ou encore par la
transcription d’œuvres susceptibles d’être réactualisées dans un
acte de consommation ou de représentation. Le discours conservé
était tout entier tourné vers d’éventuels actes de parole dont la
possibilité, la nature et la forme étaient prévues à l’intérieur De
ce discours (lorsqu’il se destinait lui-même à la conservation), ou
du moins déterminées en partie par l’acte qui les avait fait naître.
Le discours, étalé ou resserré dans des processus de conservation,
était en fait dominé par l’ensemble des actes qui l’avaient fait naître,
et qui prescrivaient à la fois les formes de l’enregistrement et du
maintien et les actes seconds de la restitution. C’étaient ces actes
passés et futurs, dédoublés et redoublés, qui prescrivaient leurs
lois à la conservation des énoncés. De là le fait [que] l’existence
propre de l’archive et du discours n’était pas perçue en elle-même ; [401]
elle valait comme une sorte de matière neutre, inerte et transpa‑
rente permettant d’aller d’un acte de parole à un autre, ou d’un
acte de parole à sa pure et simple répétition. Le sujet parlant, ce
qu’il pense, ce qu’il éprouve, ce qu’il sait au moment où il parle,
l’intention qui l’anime, étaient la raison d’être du discours, mais
aussi la raison de le conserver et de le répéter dans de nouveaux
actes de parole. Le discours n’était rien de plus que la manifes­
tation de ces actes regroupés, liés et extrapolés sous les termes de
La mutation d’aujourd’hui 243

conscience, de connaissance, de représentation et de subjectivité.


L’archive-discours fonctionnait comme lieu de reconstitution des
actes de parole.
Or, c’est ce rapport de l’archive aux actes qui est inversé dans la
culture actuelle ; ou plutôt, il s’y trouve effacé, puisque l’archive,
aujourd’hui, existe uniquement en fonction du discours. On a
l’impression que l’archive de nos jours s’élargit de plus en plus,
s’encombre d’éléments qui n’y figuraient pas autrefois, devient de
moins en moins sélective et perd ses principes de choix. En fait,
cet encombrement de l’archive n’est que l’autre aspect d’un [402]
phéno­mène plus fondamental : le fait qu’elle n’est plus comman‑
dée par la nature des actes de parole et le projet de les répéter.
Tout discours a droit à l’archive, et inversement l’archive, au lieu
d’être le lieu de la reconstitution des actes de parole, est seulement
l’espace de juxtaposition des discours. Sans doute l’archive permet-
elle toujours et plus que jamais de nouveaux actes de parole qui
réactiveront le discours enregistré ; mais ces actes ne sont plus
déterminés dans leur nature ni dans leur forme par ceux qui ont
suscité les discours. Le discours dans l’archive, indépendamment
de la nature des actes qui l’ont fait naître, [est] offert à de nou‑
veaux actes de parole, mais entièrement indéterminés et suscep‑
tibles à leur [tour  a] de provoquer n’importe quel type de discours.
L’horizon de l’archive est indéterminé. De là le fait que tous les
discours, aussi mince que soit leur importance, aussi transitoire
que soit [leur] valeur, peuvent en droit faire partie de l’archive
et y être conservés ; nul ne peut dire à l’avance qu’ils ne méritent
pas d’être maintenus, et que jamais aucun nouvel acte de parole
ne se proposera sérieusement de les reprendre. De là aussi le fait [403]
que chacun d’eux doit être conservé, autant que faire se peut, dans
son intégralité : aucun privilège de choix n’est donné à l’avance
qui permette de trier ce qui, en lui, est essentiel ou accessoire.
Cette conservation intégrale de tout ce qui a pu être dit, et sous
sa forme exacte, est évidemment un idéal et qui ne pourra sans
doute jamais être atteint : mais l’essentiel, c’est le renversement
qui a fait passer la conservation du discours du simple rôle de
conséquence (quand il s’agissait en premier lieu de répéter des

a.  Conjecture : mot manquant.


244 Le discours philosophique

actes de parole ou d’en faire naître d’analogues) à celui de principe


inconditionné (puisqu’il s’agit de maintenir dans la coexistence
de l’archive des discours qui pourront donner lieu à des actes de
parole multiples, indéterminés, et qui attendent peut-être encore
d’être inventés). Cela nous conduit à la troisième conséquence :
c’est que l’archive tend à constituer un réseau de discours neutres
qui peuvent donner naissance à toute une série d’actes de parole
d’intention, de niveaux et de formes très différents. Un discours
étant donné dans l’archive, il pourra être réactivé par des actes fort [404]
différents les uns des autres et absolument étrangers à l’acte initial
(commentaires, recherche d’un sens caché, analyse linguistique,
définition et classement des thèmes, catalogue des images et des
figures rhétoriques, traduction en langage formel, découpage en
vue d’un traitement statistique, discours à côté ou superposé).
Ainsi, par cette neutralisation des actes de parole qui doivent
restituer le discours, celui-ci, au lieu d’être enfermé, déterminé et
filtré à l’avance, se trouve placé dans un espace indéfini, où il peut
toujours se multiplier et proliférer dans des directions multiples.
Le discours n’est plus un support plan pour des actes de parole, il
constitue un volume en expansion où les actes de parole viennent
se loger et assurer cette prolifération. Enfin, dernière conséquence :
dans la mesure où l’espace de l’archive-discours n’est pas dessiné
à l’avance par les actes de parole, il n’a pas à s’ordonner à une
conscience, à une subjectivité ou à une connaissance ; il n’en est
pas la manifestation visible et comme le versant extérieur ; il est
au contraire le lieu où les actes de parole viennent s’enraciner et
se situer ; le discours n’est pas la trace ou le phénomène d’une [405]
parole ; c’est chaque acte de parole qui trouve sa possibilité dans
l’élément déployé du discours. L’acte de parole est intérieur au
discours ; quant au discours, il est à l’égard de lui-même dans
une extériorité que rien ne peut vaincre ou épuiser 1. On est dans
l’élément de la discursivité.
En face de l’organisation de l’archive intégrale, un autre chan‑ [406]
gement peut être repéré  a : c’est la constitution du discours comme

a.  Foucault avait d’abord écrit, puis rayé : « L’autre trait par lequel on peut
caractériser notre actualité, c’est, en face de cette constitution d’une archive
intégrale, et corrélativement à elle, la constitution d’un référentiel général
de discours. Il faut entendre par là la transformation de tout ce qui peut
La mutation d’aujourd’hui 245

référentiel général 2. On veut dire par là que dans la culture d’au‑


jourd’hui le discours n’est plus rapporté, ni en son fonctionne‑
ment ni en son principe, à un univers prédiscursif – celui de
l’expérience, ou du vécu, ou des choses mêmes, ou du concret ;
mais c’est à lui au contraire que se trouve rapporté non seulement
tout ce qui se donne comme étranger au discours, mais aussi
le discours lui-même. Dans la culture qui nous a précédés, le
discours, quelque importance qu’on lui ait accordée, avait tou‑
jours un mode d’être second ; il était inévitablement référé. Cette
référence prenait des formes multiples. Le discours fonctionnait
comme désignation, description, analyse de ce qui s’offrait à la
représentation ; il donnait une forme communicable aux actes
du jugement ou du vouloir ; il servait de véhicule à l’évidence, [407]
manifestait l’enchaînement des vérités, donnait un corps visible
aux inférences ; il avait pour destination de faire passer à la lumière
tout le monde des choses muettes. Toute son existence était liée
d’entrée de jeu à un domaine plus fondamental que lui, où il
prenait place pour servir d’universel instrument. Tout discours
reposait sur la solidité antérieure et silencieuse d’un élément pré‑
discursif. Or ce qui se passe actuellement, dans notre culture,
sous nos yeux, et jusque dans le moindre de nos discours, c’est un
retournement par lequel le discours, échappant à cet espace non
discursif où il était logé et où il fonctionnait, devient le corps de
référence auquel tout se trouve ordonné. C’est entre les axes du
discours que le non-discursif, désormais, apparaît et se constitue.
Tout, de nos jours, trouve sa possibilité dans le discours : l’expé‑
rience, la réalité, l’existence, la subjectivité, l’être ne sont rien
d’autre que des figures discursives.
Il faut se garder ici d’une erreur d’interprétation. On ne veut pas [408]
dire que notre époque découvre, comme une vérité trop longtemps
maintenue dans l’ombre, le rôle souverain du discours ; on ne veut

être donné en discours. Il faut aussitôt répondre à trois objections : la


première consisterait à dire que, depuis fort longtemps déjà, depuis que
l’homme parle, il convertit en discours son expérience, et que ce n’est là
rien d’autre que le processus ordinaire de toute connaissance ; c’est parce
qu’on connaît qu’on peut transformer l’expérience en discours. La seconde
objection consisterait à dire que, si la constitution de ce référentiel consiste à
transformer en discours l’expérience, c’est celle-ci qui est alors fondamentale
et première ; c’est celle-ci qui […]. »
246 Le discours philosophique

pas dire que nous prenons conscience, enfin, de la structure uni‑


versellement discursive de l’expérience, du réel ou du vécu, et que
nous nous mettons à l’écoute d’un murmure de paroles embrouil‑
lées, où nul, jusqu’ici, n’avait su reconnaître autre chose que du
bruit. En fait, il s’agit d’une mutation dans le régime du discours
lui-même, et non pas dans l’attention qu’on lui porte ou dans les
instruments dont on dispose pour le déchiffrer. Nous sommes dans
une culture où il n’y a pas d’événement ni d’existence, de savoir ni
d’œuvre, qui ne soient en eux-mêmes discours et qui ne trouvent
dans le discours leurs conditions de possibilité. On dira peut-être
que ce phénomène n’est pas si nouveau dans la civilisation occi‑
dentale : à la fin du Moyen Âge et tout au long de la Renaissance, [409]
n’a-t-on pas vu apparaître le thème que le monde tout entier – les
êtres qui le peuplent, les choses qui se donnent à la perception,
celles qui se dérobent, les signes qui au loin scintillent – ne sont
que les éléments (lettres, syllabes ou mots) d’une parole fondamen‑
tale que Dieu, incessamment, adresse aux hommes ? Et peut-être
même, s’il faut en croire Hegel, les Grecs du ve siècle, lorsqu’ils
tendaient l’oreille vers la nature, y entendaient l’enchevêtrement de
voix articulées 3. Mais en fait ces analogies historiques ne sont que
de l’ordre de l’apparence. La nature ou le monde avaient beau être
déchiffrés comme un immense tissu de phrases, le discours n’était
pas, comme il le devient aujourd’hui, le référentiel général : trans‑
former les choses en éléments d’un discours n’était qu’un moyen
pour en trouver la raison, le principe secret, la justification, l’utilité
pour l’homme dans son rapport à Dieu, dans l’entreprise de son
bonheur ou de son salut. Il ne s’agissait point de mettre au jour [410]
l’espace de discursivité où prend place toute expérience, mais de
deviner la parole – ordre, conseil, précepte, leçon – qui dévoilerait
la raison d’être des choses : le discours dont on supposait l’existence
et dont on cherchait les divers énoncés n’était qu’un instrument
pour rendre compte du monde et de sa position intermédiaire
entre l’homme et Dieu. Ce n’était pas la discursivité en général
qui rendait compte de l’expérience, mais par tel et tel énoncé, dont
on retrouvait les fragments ou les indices, on rendait compte de
la figure des choses, de leur position, de leur existence singulière.
L’événement actuel qui instaure le discours comme référen‑
tiel général est d’un tout autre type. Il ne consiste pas dans la
La mutation d’aujourd’hui 247

découverte ou la reconstitution d’un texte premier, d’un acte de


parole initial et éternel, mais dans un mouvement propre à notre
culture et qui fait de la discursivité la forme générale de ce qui peut
être donné à l’expérience. Mais quel sens faut-il donner au terme
de « discursivité », et en quel sens a-t-on le droit de dire qu’elle [412]
est la forme de tout ce qui peut être donné à l’expérience ? La dis‑
cursivité n’est pas la propriété de ce qui recèle en soi un discours
caché, ce n’est pas non plus la propriété d’une configuration dont
les éléments entretiendraient entre eux les mêmes rapports que les
éléments d’un discours ; c’est la possibilité d’être transformé en dis‑
cours  a. Sera discursif tout ce qui peut devenir discours grâce à un
ensemble de transformations réglées. Ce qui n’est pas susceptible
d’une pareille transformation ne peut en aucune manière apparte‑
nir à l’expérience. Or en quoi peut consister cette transformation ?
Comment quelque chose qui n’est pas discours peut-il être modifié
de telle sorte qu’il devienne discours ? On sait bien comment le
problème a été traditionnellement résolu : ce qui n’est pas discours
devient discursif dans l’élément et par l’intermédiaire de la repré‑
sentation. Celle-ci, en offrant les choses à la réflexion et à l’analyse, [413]
permet de leur affecter un ensemble de signes qui, liés les uns aux
autres, forment le discours. Cette conception ne s’est jamais effa‑
cée, et c’est elle encore qu’on retrouve sous une forme légèrement
modifiée dans la conception apparemment inverse qui fait dériver
le découpage et l’identification des choses de l’organisation linguis‑
tique. Dans un cas comme dans l’autre, les signes verbaux sont liés
à des éléments non discursifs, mais que la représentation a déjà
approchés d’un discours possible. En fait, la fonction médiatrice de
la représentation ne suffit pas à masquer la radicale impossibilité
de cette transformation : si une chose reçoit un signe, c’est dans

a.  Foucault avait d’abord écrit, puis rayé : « En quel sens peut-on dire que [411]
la discursivité n’a pas été seulement prise pour cette forme générale, mais
qu’elle l’est effectivement devenue ? Par discursivité, il ne faut entendre ni
une série d’énoncés réels, animant en secret l’expérience, ni une structure
de langue qui serait un principe universel d’intelligibilité ; il faut entendre
que désormais n’a d’existence ou de réalité que le discours ou ce qui peut
être actuellement transformé en discours ; et si on songe que l’une des pro‑
priétés du discours est justement de pouvoir toujours être transformé en un
nouveau discours, on dira que, de nos jours, tout ce qui est transformable
en discours existe, mais cela seulement. »
248 Le discours philosophique

la mesure où elle peut faire partie d’un discours, où sa place dans


toute une série d’énoncés est effectivement aménagée, dessinée
encore de l’extérieur et laissée comme en blanc. Le signe n’est pas
un constituant élémentaire du discours : il en est le produit élaboré.
Si l’on se souvient que le discours a été défini comme le système
immanent à tous les énoncés possibles, on comprend que c’est le [414]
discours seul qui régit la désignation – l’instauration d’un rapport
de signe entre une « chose » et un « mot ». On ne peut donc pas
dire que la chose reçoit un signe ou que les signes découpent les
choses et les font apparaître dans leur individualité ; ou plutôt, ces
deux propositions ne sont vraies que sur fond du discours déjà
existant et déployé. Si bien que la « transformabilité » en discours
ne peut jamais être qu’une propriété du discours lui-même. On
voit dans ces conditions que ne peut exister, et ne peut être donné
à l’expérience, que ce qui est discours. La discursivité par quoi se
définit l’expérience et qui lui donne sa possibilité n’appartient
jamais qu’au discours lui-même  a.

a.  Variante à la fin du manuscrit :


« Il ne s’agissait point de mettre au jour l’espace de discursivité où prend place [410 bis]
toute expérience, mais de deviner la parole – ordre, conseil, précepte, leçon – qui
dévoilerait la raison d’être des choses ; le discours dont on supposait l’existence
et dont on cherchait les divers énoncés n’était qu’un instrument pour rendre
compte du monde et de sa position intermédiaire entre l’homme et Dieu. Ce
n’était pas la discursivité en général qui rendait compte de l’expérience ; mais
par tel et tel énoncé, dont on retrouvait les fragments ou les indices, on rendait
compte de la figure des choses, de leur position, de leur existence singulière.
L’événement actuel, qui instaure le discours comme référentiel géné‑
ral, est d’un tout autre type. Il ne consiste pas dans la découverte ou la
­reconstitution d’un texte premier, d’un acte de parole initial et éternel, mais
dans le mouvement propre à notre culture et qui fait de la discursivité la
forme générale de tout ce qui peut être donné à l’expérience. Ce mouvement [411 bis]
ne consiste pas à interpréter l’expérience et ce qui s’offre en elle comme
une série de propositions ou comme un texte codé de diverses manières ;
il consiste en ceci que rien ne peut plus exister dans notre monde qui ne
soit transformable en discours. La transformabilité en discours n’est pas
simplement un critère de vérité, ni le signe qu’on a affaire à un phénomène
qu’on peut décrire et observer, ni la marque qu’il relève d’une expérience
possible : elle est purement et simplement identique à l’existence. S’il fallait
très grossièrement faire une histoire [de] ce qu’“exister” a été dans la culture
occidentale depuis trois siècles, on pourrait dire que ce fut d’abord être vrai,
puis pouvoir être donné à l’expérience, et que maintenant exister, c’est être
transformable en discours. La vérité, l’expérience et la discursivité seraient
ainsi les trois formes selon lesquelles notre pensée a reconnu l’existence.
La mutation d’aujourd’hui 249

NOTES

1. Voir supra, note 3 du chap. 13, p. 224.


2.  Sur la notion de « référentiel », voir M. Foucault, « Sur l’archéologie des
sciences », art. cité, p. 740, où Foucault donne le nom de référentiel au discours
entendu comme « un ensemble d’énoncés dans ce qu’il a d’individuel », et sou‑
tient que la « folie », par exemple, n’est pas « l’objet (ou référent) commun a un
groupe de propositions, mais le référentiel, ou loi de dispersion de différents
objets ou référents mis en jeu par un ensemble d’énoncés, dont l’unité se trouve
précisément définie par cette loi ».
3.  G. W. F. Hegel, Leçons sur l’histoire de la philosophie, t. I, La Philosophie
grecque. De Thalès à Anaxagore, trad. par Pierre Garniron, éd. par Julien Farges,
Paris, Vrin, 2019 [1832].

En quel sens peut-on dire que la discursivité n’a pas été seulement prise [412 bis]
pour cette forme générale, mais qu’elle l’est réellement devenue ? Cette
question se subdivise aussitôt : que faut-il entendre par discursivité ? Et
comment peut-on dire [que] la discursivité est la forme la plus générale
de l’expérience ? À la première question, on peut répondre de la manière
suivante : si par discours on entend le système immanent de tout ce qui
a été effectivement énoncé, la discursivité, c’est ce système en tant qu’il
est capable de susciter des nouveaux énoncés ; or susciter de nouveaux
énoncés, c’est pouvoir transformer ceux qui existent déjà en propositions
qui n’ont jamais encore été articulées ; c’est donc, en même temps, faire
naître un nouveau discours – c’est-à-dire un nouveau système des énoncés.
La discursivité, c’est la propriété de pouvoir être transformé en discours
– propriété qui appartient précisément au discours lui-même. À la seconde
question, on peut répondre en disant que, de nous jours, ne se donne à
l’expérience que ce qui peut être transformé en discours ; non seulement [413 bis]
ce qui ne peut pas l’être « doit être tu », comme dit Wittgenstein [« Sur ce
dont on ne peut parler, il faut garder le silence » (L. Wittgenstein, Trac­
tatus logico-philosophicus, trad. par Gilles-Gaston Granger, Paris, Gallimard,
1993 [1921], prop. 7, p. 112)], mais n’a aucune forme d’existence possible.
Or si la “transformabilité” en discours, si la “discursivité” est une propriété
exclusive du discours lui-même, on voit, dans ces conditions, que seul le
discours existe, puisqu’il est seul à pouvoir être transformé en discours. »
ANNEXE

Extraits des Cahiers nos 4 et 6,


juillet-octobre 1966

[La mention de la date du 27 juillet 1966 dans le deuxième cha‑


pitre du Discours philosophique semble confirmer l’hypothèse que
Foucault ait rédigé l’essentiel de ce manuscrit pendant l’été 1966,
à Vendeuvre-du-Poitou, avant de se rendre en Tunisie. Cette
hypothèse est ultérieurement confirmée par une série de notes
écrites entre la mi-juillet et la mi-octobre 1966, qui se trouvent
dans le Cahier no 6 (BNF, Fonds Foucault, cote NAF 28730,
Boîte 91).
Dans ces notes, Foucault aborde plusieurs thèmes qui sont au
centre du Discours philosophique : la philosophie comme entreprise
de diagnostic ; le rapport du discours philosophique à son présent ;
la disparition de la figure de l’homme, qui n’entraîne pourtant
pas la disparition de la philosophie comme discours, mais plutôt
sa transformation ; l’archéologie comme méthode de description
de la pensée ; la notion d’archive-discours.
Il nous a donc semblé intéressant de les reproduire ici, avec
d’autres notes et deux schémas datés du 21 août 1966, qui
se trouvent au verso du Cahier no 4 (Boîte 91) et qui corres‑
pondent à l’analyse du premier « modèle » de la philosophie
post-cartésienne que Foucault développe dans le huitième cha‑
pitre du manuscrit.]
252 Le discours philosophique

15 juillet 1966
La philosophie comme entreprise de diagnostic. Les livres du temps.
L’archéologie de la pensée
Savoir – Feindre – Penser
(Connaissance) (Écriture) (Réflexion)

Introduction : la bibliothèque. Le commentaire. Le discours. La dis­


parition du sujet. Celle de l’homme ne suffit pas.
En fait, l’homme a disparu. Mais demeure encore ce qui l’a
rendu possible, l’accompagne et le maintient encore obscurément.
La connaissance, l’écriture, la réflexion.
Libérer la pensée de tout cela. Réparer la blessure faite par la
disparition de l’homme et par l’homme. Se mettre enfin à penser
et à parler d’autre chose que des hommes.

16 juillet 1966
Diagnostic : mais de qui ? De nous-mêmes qui parlons et faisons
le diagnostic ? Qu’est-ce que ce diagnostic ? Dire la différence,
l’écart. Dire cette déviation qui nous tient à l’écart. À l’écart de ce
qui est le passé et le futur. À l’écart du présent lui-même. Parler
de cet interstice. De ce défaut.
Mais c’est là qu’il faut faire attention : car on peut dire que,
depuis Kant, le discours philosophique a un rapport à son pré‑
sent de discours qui n’existait pas pour Descartes ou pour Leibniz.
Certes, il y avait pour Descartes, Spinoza, une tâche à accomplir et
qui n’était pas encore faite. Le présent du philosophe, c’était cette
exigence à remplir. Aucune connaissance n’était absolument fondée ;
aucune philosophie n’avait apporté le bonheur. À partir de Kant, la
philosophie est liée à une certaine actualité qui la contraint à dénon‑
cer des illusions, à énoncer le présent, à rendre possible un avenir.
En un sens, c’est un rapport à une philosophie de l’histoire ;
mais à dire vrai, ce rapport n’a été lui-même rendu possible que
dans la mesure où le discours philosophique s’est repéré par rap‑
port à une certaine actualité.
ANNEXE 253

Le diagnostic. La différence. Le défaut. Ce qui empêche la philo­


sophie d’être ce qu’a prévu Nietzsche.
Le rôle de la philosophie, c’est-à-dire son moment. Ce qui n’est
pas son intériorité, mais son dehors.

17 juillet 1966
Or ce qui se passe aujourd’hui (à la fois ce que diagnostique la
philosophie et ce qui permet à la philosophie d’être diagnostic),
c’est la disparition de ce qu’il y a eu sans doute de plus constant
dans la culture occidentale depuis le xviie siècle : c’est-à-dire ce
qui a constitué la dynastie de l’homme.
On peut dire que, si l’homme comme catégorie fondamentale
de la pensée et de la culture occidentale est apparu au xixe siècle,
par une mutation sans doute bien énigmatique, il a hérité de ce
qui s’était formé au xviie siècle, dans une tout autre configura‑
tion : à savoir, la représentation. L’âge classique n’avait pas besoin
de l’homme pour la bonne raison que la représentation assurait
l’ordre du savoir. Mais, à partir du xixe siècle, s’est instaurée la
dimension du sujet et de l’objet, et du coup la représentation est
devenue [un] phénomène intérieur à l’homme. D’où la tentation
psychologique et la nécessité du transcendantal.
Or, c’est cette configuration qui disparaît maintenant sous nos
yeux. Et cela même dans les sciences de l’homme et de la subjecti‑
vité. Et ce qui prend la place de l’homme et de la représentation,
c’est le discours.
Mais non pas le discours entendu comme à l’âge classique,
les discours comme ensembles de signes ayant (en dehors de la
langue) une cohérence propre. À l’égard de ce discours, les for‑
malismes représentent les dernières tentatives d’une entreprise
critique (analyse de ce qui les rend possibles en général). Alors que
le discours, ce n’est pas la langue ; mais bien certaines utilisations
de la langue, certaines mises en œuvre – en un sens postérieures
à la langue, et en un autre sens antérieures (puisque c’est à partir
des discours effectifs qu’on a pu bâtir la langue).
Il y a du langage. Il y a du discours. Le préalable de ce murmure.
Et si c’est bien un problème régional (d’une science) de savoir si ceci
est langage, le fait qu’il y a du discours, et quel rapport ces discours
254 Le discours philosophique

ont entre eux, et en quoi ces discours à l’heure actuelle, précisément,


quelle qu’en soit la date, concernent ce que nous sommes, forment
la limite que nous sommes – c’est cela, la question philosophique.
La philosophie, comme discours des discours. Ni formalisation
ni [expérience  a].
En quoi on voit bien que son champ est infini. À vrai dire,
jamais elle n’a eu autant à dire et à faire que maintenant ; on a
l’impression, dans ces conditions, qu’elle aura à vivre éternelle‑
ment. Mais à dire vrai, elle changera, lorsque la configuration
actuelle de notre culture aura elle-même changé.
Elle ne donnait l’impression de finir que dans la mesure où
elle avait partie liée avec l’homme. On croyait qu’elle mourrait de
l’avènement de l’homme – qu’elle n’existait que dans cet ­interstice
entre Dieu et l’homme. En fait, elle est morte de la mort de
l’homme, et elle renaît actuellement de cette mort même.
C’est nous qui sommes le murmure.

21 août 1966
Le discours des philosophes

Fonctions Théories Domaines Doctrines


Justification Dévoilement Sujet
Manifestation Certitude
Phénomène
Interprétation Origine Fondement
Signification Genèse
Analytique
de la finitude
Critique Apparence Transformation
Inconscient (pratique) Examen
Désaliénation
Commentaire Encyclopédie Logos
Mémoire (Épistémologie) Lumière
Histoire

a.  Conjecture ; mot difficilement lisible.


ANNEXE 255

Il faut réviser tous les mots, et les définir.


–  Fonction : la manière dont le discours se rapporte à lui-
même pour pouvoir correspondre à son mode d’être. Se rapporter
à soi-même : se rapporter à ce qu’il dit, mais aussi bien à celui
qui le dit, au moment où il le dit, puisque tout cela figure dans
ce discours.
Substituer « analyse » à « interprétation ».

–  Théories ou formations théoriques (mais les termes ne sont


pas bons) : réseaux (théoriques).
C’est la forme générale à laquelle obéissent les ensembles d’énon‑
cés qui assurent les fonctions des discours. Ces réseaux ne sont
pas des théories effectives (des séries de propositions enchaînées),
mais des formes de théories, ou plutôt des conditions de théories.
Ce qui suscite à la fois les concepts qui se lient et les raisons qui
déterminent les concepts. Le dévoilement est un réseau théorique
qui permet le concept de lumière naturelle, celui de saisie intui‑
tive de la vérité dans une évidence que la lumière naturelle rend
indubitable ; et ceci sous une forme instantanée. Le dévoilement,
c’est le réseau théorique qui supporte avec leurs enchaînements
les concepts de lumière naturelle, d’évidence, d’indubitabilité, de
saisie instantanée.
Dans la désignation de ces réseaux, il faut :
–  substituer : condition à signification,
• ordre à encyclopédie,
• implicite à inconscient ;
–  remplacer si possible mémoire.

–  Domaines : ce n’est pas tellement l’ensemble des objets dont


parle la philosophie que ce qui détermine le mode d’être de ce
dont elle parle (en ce sens le domaine est souvent placé en pre‑
mier : on oubliait qu’elle n’en parlait qu’à cause de son propre
mode d’être).
Substituer à « transformer le monde » : pratique.
256 Le discours philosophique

Fonction Réseaux Domaines Instruments


discursive théoriques primaires
Dévoilement
Légitimation Sujet Certitude
Manifestation Phénomène
Origine
(Analyse)
Fondement
Réflexion
Condition
Genèse
Décomposition Explicitation
des apparences
Critique (Pratique)
Découverte
Examen
de l’implicite
Prise de
Ordre Raison du conscience
Interprétation monde
Mémoire Logos
Encyclopédie
Histoire

21 août 1966
Pour le paragraphe 9.
–  Les isomorphismes : il ne s’agit pas de concepts mais de
fonctions.
– Rapport à la métaphysique de la représentation et à
l’anthropologie.
–  Le second type de philosophie est immédiatement spéculatif
et pratique. Le plus spéculatif et le plus pratique dans la mesure
où il y a une corrélation à double sens entre les sciences théo‑
riques qui parcourent les domaines primaires et ces domaines ;
au lieu que l’un et l’autre soient éclairés de façons simultanées ils
se modifiaient [l’un par l’autre  a].

Pour le paragraphe 10.

a.  Conjecture ; passage difficilement lisible.


ANNEXE 257

[…  a] méthode :
Il ne s’agit pas de concepts mais de discours des historiens qui
rabattent tout au niveau du concept.

23 août 1966
Archéologie : méthode de description du pensé. Mais étant bien
entendu que la pensée peut être investie dans une institution,
dans une pratique, etc.
Après l’analyse fonctionnelle du discours, il y aurait à décrire
la conceptualisation et la systématisation.
Mais ce ne sont là que des « élaborations secondaires ».

4 septembre 1966
Pour les derniers paragraphes.
L’archéologie essaie de retrouver l’unité du discours et de la
pensée. Non point à partir de la représentation, de l’analyse et
du signe (dans l’élément du sujet), mais à partir du discours lui-
même, de sa dispersion, de la manière dont ses divers éléments
[s’organisent  b] les uns à côté des autres et par rapport aux autres.
Le sujet comme élément constitué par le discours, par rapport
à lui. Dans l’extériorité.
Passage du discours hors de lui-même.

16 septembre 1966
Au chapitre 13, insister sur le fait que l’archive, c’est aussi bien
ce qui disparaît que ce qui est maintenu.

Tunis, 15 octobre 1966


Relecture pages [13‑16] : à propos de la triade du maintenant,
définir ce qu’est le discours par opposition à la langue et à la parole.
Peut-être le discours pourrait-il se caractériser :
–  par cette triade (et la manière dont elle fonctionne) ;
–  par la position du sujet parlant ;

a.  Mot illisible.


b.  Conjecture ; verbe manquant.
258 Le discours philosophique

–  par le mode d’être du référentiel qu’il constitue.

Pages [17‑20 et suiv.] : il faudrait sans doute justifier :


–  que l’analyse porte sur le discours ;
–  qu’elle porte sur l’état du discours, ou du moins la disposi‑
tion générale des discours depuis le xviie siècle.

Pages [54‑55] : à propos de l’imitation et du pastiche qui carac‑


térise la répétition d’une œuvre philosophique en littérature,
– il vaudrait mieux dire commentaire ! La littérature et la philo­
sophie ne se [continuent  a] ni ne se répètent. Elles sont objets de
commentaire.
C’est fait (pages [58‑59]), mais d’une façon trop étroite (pour‑
quoi le principe de clôture ?).

Pages [67‑68] : substituer réflexion à interprétation, et condition


à sens.

18 octobre 1966
1. L’archive-discours.
2.  Son histoire.
3.  La « crise d’aujourd’hui ». La philosophie :
–  comme discours diagnostique de ce qui se passe ;
–  comme discours du discours, le bord le plus extérieur du dis‑
cours, la forme et le moment dans lequel il passe hors de lui-même
(d’où la grande thématique extériorité-intériorité : il enveloppe
tous les discours hors desquels il passe) ;
–  comme ethnologie immanente.
Ce triple rôle du discours est familier dans la culture occi‑
dentale ; mais engagé dans des équivoques où il est masqué :
le ­diagnostic de ce qui se passe transformé en énoncé de ce qui
est ; le discours du discours en manifestation des choses en leur
vérité propre (indépendamment du langage qui est critiqué) ; l’eth‑
nologie immanente en une analytique de l’homme (sans tenir
compte des différences).

a.  Conjecture ; mot difficilement lisible.


ANNEXE 259

Le discours philosophique masque ces fonctions. À moins qu’on


ne puisse dire qu’elles se modifient actuellement sous l’effet d’une
mutation générale. D’une mutation qui fait apparaître la consis‑
tance propre du discours et son autonomie, et que le discours
philosophique a pour rôle précisément d’énoncer. La philosophie,
ce n’est plus un discours qui a un objet ou une forme propres ;
c’est un discours qui se meut dans l’interstice des discours, le
discours du rapport entre les discours.

Faire l’analyse de la philosophie du point de vue de l’archive-


discours. Comment est-ce qu’[elle] a fonctionné ? Comment se
fait-il qu’[elle] soit devenu[e] maintenant ce discours du discours ?
Définir la philosophie comme discours dans un discours qui,
en un sens, est extérieur à la philosophie, et en un autre sens vient
la rejoindre en cette place où elle est maintenant.
Orazio Irrera et Daniele Lorenzini

Situation
En juillet 1966, dans la demeure familiale de Vendeuvre-du-Poitou,
Michel Foucault commence à rédiger un manuscrit consacré au « dis-
cours philosophique », dont l’ampleur, l’ambition et la complexité
sont aussi remarquables que celles qui caractérisent son archéologie
des sciences humaines.
Les Mots et les Choses, remis à son éditeur en mai 1965, paraît en
avril 1966 dans la collection « Bibliothèque des sciences humaines » que
l’historien Pierre Nora vient de lancer chez Gallimard  1. La rédaction
du Discours philosophique démarre au moment où les controverses
s’amplifient autour du livre, notamment à propos de la proclamation
de la « mort de l’homme  2 ». La critique de l’humanisme qu’on y lit,

1.  Michel Foucault, Les Mots et les Choses. Une archéologie des sciences humaines,
Paris, Gallimard, 1966.
2.  Voir Daniel Defert, « Chronologie », dans M. Foucault, Dits et Écrits.
1954‑1988, t. I, 1954‑1975, éd. sous la dir. de Daniel Defert et François Ewald,
avec la collab. de Jacques Lagrange, Paris, Gallimard, 2001 [1994], p. 13‑90,
ici p. 37 (dorénavant abrégé DE I ). Parmi les entretiens donnés par Foucault et
les premières recensions des Mots et les Choses, voir Raymond Bellour, « Michel
Foucault, Les Mots et les Choses » [1966], suivi d’un entretien avec Foucault,
dans DE I, no 34, p. 526‑532 ; François Châtelet, « L’homme, ce Narcisse
incertain », La Quinzaine littéraire, avril 1966 ; M. Foucault, « Entretien avec
Madeleine Chapsal » [1966], dans DE I, no 37, p. 541‑546 ; M. Chapsal, « La
plus grande révolution depuis l’existentialisme », L’Express, mai 1966 ; Gilles
Deleuze, « L’homme, une existence douteuse », Le Nouvel Observateur, juin 1966.
La fameuse attaque de Jean-Paul Sartre contre le structuralisme et l’archéologie
foucaldienne ne paraît en revanche qu’à l’automne : « Jean-Paul Sartre répond.
Entretien avec Bernard Pingaud », L’Arc, octobre 1966. Pour la réponse (immé-
diatement désavouée) de Foucault, voir « Foucault répond à Sartre » [1968], dans
DE I, no 55, p. 690‑696. Sur la réception des Mots et les Choses, voir Philippe
264 Le discours philosophique

quoique très différente de celle de Heidegger, ravive l’une des questions


qui ont profondément marqué la philosophie française d’après-guerre,
et en particulier les débats sur l’existentialisme et le marxisme  3. D’après
Foucault, l’« homme » a été inventé au xixe siècle pour entretenir un
rêve : en connaissant sa nature ou son essence, il serait enfin possible
de le libérer du joug de toutes les aliénations et les déterminations.
Les sciences humaines, en poursuivant cette entreprise de connaissance
dont l’homme était à la fois l’objet et le fondement transcendantal,
ont cependant découvert que sa constitution n’était que l’effet de sur-
face de structures inconscientes : leur histoire et leur fonctionnement
échappaient tant à la conscience qu’à la liberté de l’homme. Ainsi,
l’« ordre » que celui-ci était initialement censé assurer dans le domaine
des sciences humaines finit par être assuré par les structures des sys-
tèmes signifiants, et l’étude de leurs corrélations engage désormais
non seulement la linguistique (Roman Jakobson, Georges Dumézil),
l’ethnologie (Claude Lévi-Strauss) ou la psychanalyse (Jacques Lacan),
mais aussi la philosophie (Louis Althusser).
Comment ne pas être frappé, au moment où s’affirment les
approches structuralistes en philosophie et en sciences humaines, par
la question de la disparition de l’homme sur laquelle s’achève Les Mots
et les Choses ? Cette disparition constitue pour Foucault la condition
de possibilité du recommencement de la philosophie elle-même :

Si la découverte [par Nietzsche] du Retour est bien la fin de la


philosophie, la fin de l’homme, elle, est le retour du commen-
cement de la philosophie. De nos jours on ne peut plus penser
que dans le vide de l’homme disparu. Car ce vide ne creuse pas
un manque ; il ne prescrit pas une lacune à combler. Il n’est rien
de plus, rien de moins, que le dépli d’un espace où il est enfin à
nouveau possible de penser  4.

Artières et al. (dir.), « Les Mots et les Choses » de Michel Foucault. Regards critiques,
1966‑1968, Caen, Presses universitaires de Caen, 2009.
3.  Voir notamment J.-P. Sartre, L’existentialisme est un humanisme, Paris, Nagel,
1946 ; Martin Heidegger, Lettre sur l’humanisme, trad. par Roger Munier, Paris,
Montaigne, 1957 [1947] ; Roger Garaudy, Humanisme marxiste. Cinq essais
polémiques, Paris, Éditions sociales, 1957. Sur ce point, voir aussi M. Foucault,
« Entretien avec Madeleine Chapsal », art. cité, p. 544.
4.  M. Foucault, Les Mots et les Choses, op. cit., p. 353.
Situation 265

Mais que signifie philosopher après la mort de l’homme ? Dans une


lettre de janvier 1966, Foucault remarque que « la philosophie est une
entreprise de diagnostic » et « l’archéologie une méthode de descrip-
tion du penser »  5. C’est dans le sillage de ces réflexions que s’inscrit
le manuscrit du Discours philosophique : au long de ces quinze cha-
pitres très rédigés, Foucault soumet à la méthode archéologique rien
de moins que la philosophie occidentale depuis Descartes jusqu’au
xxe siècle. Il y présente la philosophie moderne comme un type spé-
cifique de discours qui entretient un rapport tout à fait singulier avec
sa propre actualité, et la philosophie contemporaine – celle qui prend
au sérieux la « révolution » nietzschéenne – comme une entreprise de
diagnostic  6.

La philosophie comme diagnostic


À l’été 1966, on peut supposer que la question « Qu’est-ce que philo­
sopher ? » revêt une importance particulière pour Foucault : il vient
en effet de demander un détachement de l’université de Clermont-
Ferrand, où il enseigne officiellement la psychologie, afin d’occuper
pour la première fois de sa vie une chaire de philosophie, à l’université
de Tunis.
Durant les années 1950, le statut de la philosophie est d’ailleurs
au centre de plusieurs débats sur la scène intellectuelle et univer-
sitaire française. Martin Heidegger l’interroge à Cerisy-la-Salle dès
août 1955  7, rencontrant un retentissement considérable dans la France
d’après-guerre – chez Maurice Merleau-Ponty et Jean Wahl, puis chez
Paul Ricœur et Jacques Derrida, mais aussi dans les travaux des histo-
riens de la philosophie mobilisant de multiples concepts d’inspiration
heideggérienne  8. Au cours de la décennie suivante, le statut de la

5.  Cité par D. Defert, « Chronologie », art. cité, p. 36.


6. Voir supra, « Annexe », p. 252-254, notamment les notices des 15, 16 et
17 juillet 1966.
7.  Voir M. Heidegger, « Qu’est-ce que la philosophie ? », trad. par Kostas Axelos
et Jean Beaufret, dans Questions, t. II, Paris, Gallimard, 1968, p. 9-40.
8.  Sur la réception de Heidegger en France et la manière dont Foucault prend
position à son égard, voir supra, note 3 du chap. 1, p. 18-20 ; note 17 du chap. 9,
p. 145 ; note 4 du chap. 12, p. 206. À propos de l’influence de Heidegger sur
les historiens de la philosophie dans l’après-guerre, voir supra, chap. 10, p. 157
et suiv., ainsi que, toujours dans le chap. 10, note 3, p. 162-164, et note 8,
p. 166-167.
266 Le discours philosophique

philosophie fait encore l’objet de vives controverses dans les rangs du


marxisme français, de Jean-Paul Sartre à Louis Althusser, dont les posi-
tions hétérodoxes sur la philosophie de Karl Marx et Friedrich Engels
s’opposent au Parti communiste français, aligné sur la politique de
Moscou  9. Mais la perspective marxiste qu’Althusser développe lors de
ses séminaires à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm s’intéresse
également aux pratiques théoriques et à leur scientificité, et elle rejoint
ainsi d’autres débats qui animent le milieu universitaire français de
l’époque, notamment à propos des rapports de la philosophie avec les
sciences et la vérité  10. Enfin, cette discussion revient sur le devant de la
scène savante lorsqu’il s’agit d’en faire l’histoire par l’étude des œuvres
ou des systèmes, comme chez Martial Gueroult, Jules Vuillemin et, à
mi-chemin entre Gueroult et Merleau-Ponty, chez Jean Hyppolite  11.
À cette question traditionnelle – « Qu’est-ce que la philosophie ? » –,
Foucault apporte une réponse résolument originale : la philosophie
est un discours spécifique et historiquement déterminé, caractérisé par
des fonctions particulières que la méthode archéologique se propose
d’étudier. Pourtant, avant d’entreprendre cette historicisation du statut

9.  À partir de 1961, Althusser publie une série de contributions dans la revue
communiste La Pensée qui ne s’accordent point ni avec la politique culturelle ni
avec la conception de la philosophie marxiste avancées à la même époque par le
Parti communiste français. En 1965 paraissent chez François Maspero tant son
célèbre recueil d’articles Pour Marx que les deux volumes issus des séminaires
organisés avec ses disciples (Étienne Balibar, Roger Establet, Pierre Macherey et
Jacques Rancière), sous le titre Lire « Le  Capital ». Voir M. Foucault, « Entretien
avec Madeleine Chapsal », art. cité, p. 544 ; id., « Sur les façons d’écrire l’his-
toire » [1967], dans DE I, no 48, p. 613‑628, ici p. 615 et suiv. ; id., « Foucault
répond à Sartre », art. cité, p. 693. Voir également supra, note 3 du chap. 10,
p. 162-164. L’année suivante, dans le cadre du Centre d’études et de recherches
marxistes (CERM), Jacques Texier édite et traduit une anthologie de textes sur
la philosophie du marxisme d’Antonio Gramsci (Gramsci, Paris, Seghers, 1966).
10.  Voir par exemple la série d’émissions produites par la radio-télévision sco-
laire en 1965 à laquelle Foucault lui-même avait participé, aux côtés d’Alain
Badiou, Georges Canguilhem, Dina Dreyfus, Jean Hyppolite et Paul Ricœur :
« Philosophie et vérité » [1965], dans DE I, no 31, p. 476‑492. Dans ce même
cadre, voir aussi l’entretien de Foucault avec Badiou, « Philosophie et psycho-
logie » [1965], dans DE I, no 30, p. 466‑476.
11.  Sur Gueroult et Vuillemin, ainsi que sur les critiques formulées par F­ oucault
à l’égard de leur conception de l’histoire de la philosophie, voir supra, note 11
du chap. 4, p. 55 ; note 4 du chap. 8, p. 124-125 ; notes 3, 6 et 7 du chap. 10,
p. 162-164, 165 et 165-166. Sur Hyppolite, voir M. Foucault, « Jean-Hyppolite.
1907‑1968 » [1969], dans DE I, no 67, p. 807‑813, en particulier p. 810‑811 ;
voir aussi supra, note 6 du chap. 10, p. 165, et note 5 du chap. 11, p. 186-188.
Situation 267

discursif de la philosophie, Le Discours philosophique détaille le rôle


principal que Foucault attribue à la philosophie contemporaine telle
qu’il entend la pratiquer : le diagnostic du présent.
En assignant d’entrée de jeu à la philosophie une fonction de
diagnostic, Foucault prolonge l’approche de Nietzsche : comme lui,
il cherche à récuser la « grande allégorie de la profondeur  12 », cette
« invention des philosophes  13 » qui, depuis des millénaires, définit la
philosophie comme une entreprise visant à débusquer le sens caché
des choses et à libérer du mal l’homme et son corps. En rapprochant,
le premier, « la tâche philosophique d’une réflexion radicale sur le
langage », « Nietzsche le philologue »  14 a restitué à son sol archéolo-
gique toute sa mobilité et son instabilité. À la suite de cette mutation,
­Foucault soutient que la philosophie trouve désormais dans le ­diagnostic
une voie qui lui permet d’échapper à la fois à la phénoménologie et au
structuralisme, alors dominants en France, ainsi qu’à la tentative de les
combiner. En effet, si en 1964 Foucault avait inscrit « la découverte
[par Nietzsche] que la profondeur n’était qu’un jeu, et un pli de la
surface » au cœur de la question de l’interprétation et de l’histoire de
ses techniques  15, dans Le Discours philosophique la philosophie devient
une entreprise de diagnostic parce qu’elle se voit attribuer un travail
en apparence « léger et discret – doucement inutile : le philosophe
doit dire tout simplement ce qu’il y a […], sans recul ni distance dans
l’instant même où il parle  16 ». En énonçant ce qu’est « aujourd’hui »,
le philosophe est « seulement l’homme du jour et du moment : passa-
ger, plus près que personne du passage », à l’intérieur même de « cet
étrange discours dérisoire qui constitue la philosophie en cette activité
de diagnostic où il lui faut aujourd’hui se reconnaître »  17.
Le thème du diagnostic qui ouvre le manuscrit du Discours philo‑
sophique renvoie clairement aux pages du chapitre 11 consacrées au

12.  Supra, p. 15.


13. M. Foucault, « Nietzsche, Freud, Marx » [1967], dans DE I, no 46,
p. 592‑608, ici p. 596.
14.  Id., Les Mots et les Choses, op. cit., p. 316.
15.  Id., « Nietzsche, Freud, Marx », art. cité, p. 596.
16.  Supra, p. 17. Il convient néanmoins de remarquer que le statut de l’inter-
prétation, même reprise dans le manuscrit comme fonction discursive, reste
pour Foucault l’un des points majeurs d’hésitation de son projet d’archéologie
du discours philosophique.
17.  Supra, ibid.
268 Le discours philosophique

« grand pluralisme de Nietzsche » et à son « jeu des dissociations » : ce


dernier marque la transformation du discours philosophique en produi-
sant l’« éclatement du philosophe » dans Ecce homo, ou sa « dispersion
à tous les vents du discours »  18. Après Nietzsche, le sujet philo­sophant
n’est plus cette « espèce parlante  19 » qui, depuis Descartes, était censée
dévoiler ou manifester un discours universellement vrai. Il s’enracine
irréductiblement dans son aujourd’hui et son actualité, car c’est par là
que le « rapport entre le discours philosophique et celui qui l’énonce  20 »
est redéfini. Cette mutation s’accompagne, selon Foucault, de l’« impres-
sion de parler dans l’élément de la non-­philosophie  21 » : le discours phi-
losophique s’articule maintenant au sein de discours qui lui étaient
autrefois étrangers, mais où il est encore possible d’effectuer des « actes
philosophiques  22 », dont le diagnostic lui-même n’est qu’un exemple.
Le diagnostic constitue donc, pour Foucault, la tâche d’une philo-
sophie vouée à interroger malgré tout le sol archéologique qui, face à
la dispersion de ces discours et « alors qu’il n’y a encore que mobilité
et vide  23 », lui permet d’étudier « l’espace dans lequel se déploie la
pensée, ainsi que les conditions de cette pensée, son mode de consti-
tution  24 ». Dans Le Discours philosophique, le diagnostic permet à la
méthode archéologique de franchir un seuil : à partir de la surface
même de ses énoncés, la philosophie accède aussi bien au mode d’être
du langage, qui définit la singularité de son fonctionnement discursif,
qu’aux mutations historiques qui l’ont affecté.
Foucault évoque le diagnostic dans plusieurs entretiens immé-
diatement consécutifs à la rédaction du Discours philosophique. Il y
soutient que la tâche de la philosophie est de « diagnostiquer le pré-
sent » et de « dire en quoi notre présent est différent et absolument
différent de tout ce qui n’est pas lui, c’est-à-dire de notre passé »  25.

18.  Supra, p. 182 et 185.


19.  Supra, p. 194.
20.  Supra, p. 185.
21.  Supra, p. 181.
22.  Supra, ibid. Cette dispersion contemporaine de la philosophie dans d’autres
univers de discours est l’une des raisons qui conduisent Foucault à la replacer,
dans les derniers chapitres du manuscrit, au sein de l’« archive-discours » de
notre culture.
23.  Supra, p. 192.
24.  M. Foucault, « Qu’est-ce qu’un philosophe ? » [1966], dans DE I, no 42,
p. 580‑582, ici p. 581.
25.  Id., « Foucault répond à Sartre », art. cité, p. 693.
Situation 269

Plus précisément, l’activité de diagnostic consiste « à dire ce que nous


sommes aujourd’hui et ce que signifie, aujourd’hui, dire ce que nous
disons  26 » ; cet aujourd’hui, comme Foucault l’explique aussi dans les
trois derniers chapitres du manuscrit, correspond au « présent d’une
culture  27 », le diagnostic s’exerçant alors plus largement sur notre
« conjoncture culturelle  28 ». Ce rapport que la philosophie entretient
avec son propre aujourd’hui fait l’objet, dans Le Discours philosophique,
d’une série remarquable d’analyses visant à expliciter « sa définition
et sa raison d’être  29 », et ce qui singularise la philosophie en tant que
discours censé dire son maintenant. C’est le thème de l’« actualité »,
qui va d’ailleurs rester au cœur des recherches de Foucault jusqu’à la
fin de sa vie.

L’actualité du discours philosophique


Si le rapport à l’actualité définit la philosophie comme un discours, c’est
en premier lieu que Foucault envisage le « discours » comme l’ensemble
des « choses dites » à une époque donnée : il se distingue donc tant du
système des possibilités de la langue que des contraintes formelles de
la logique. Il ne peut pas non plus être ramené à un sujet « effectuant
les actes de parole  30 », car ce sujet ne se constitue que dans le discours
lui-même. La notion de discours a, dans Les Mots et les Choses, un
statut très particulier : localisée à l’intérieur de l’épistémè classique, elle
y indique le principe d’unité de la grammaire générale, et par là un
rapport spécifique au mode d’être du signe à l’âge classique  31. Dans
Le Discours philosophique, cette notion se trouve en revanche signi-
ficativement élargie : loin d’être historiquement située au sein d’une
épistémè particulière, elle recouvre à chaque époque à la fois l’ensemble
des propositions effectivement prononcées et le « système immanent  32 »

26.  Id., « Qui êtes-vous, professeur Foucault ? » [1967], dans DE I, no 50,


p. 629‑648, ici p. 634.
27.  Ibid., p. 648.
28.  Id., « La philosophie structuraliste permet de diagnostiquer ce qu’est
“aujourd’hui” » [1967], dans DE I, no 47, p. 608‑613, ici p. 610.
29.  Supra, p. 21 ; voir aussi M. Foucault, L’Archéologie du savoir, Paris, Galli-
mard, 1969, p. 172‑173.
30.  BNF, Fonds Foucault, cote NAF 28730, Boîte 91, Cahier no 6, 29 sep-
tembre 1966.
31.  Voir M. Foucault, Les Mots et les Choses, op. cit., p. 315.
32.  Supra, p. 247. Voir aussi supra, Annexe, p. 253.
270 Le discours philosophique

de régularités qui en assure la sélection, la circulation et la conservation,


dont la méthode archéologique est censée fournir une description. Mais
avant de replacer son analyse du discours dans l’archive, comme dans
les trois derniers chapitres du manuscrit, Foucault la développe à partir
de la manière singulière dont le discours philosophique actualise les
virtualités du système de la langue afin de « reconnaître cet aujourd’hui
qui est le sien  33 ».
Laissant provisoirement de côté « l’ensemble des savoirs, des insti-
tutions, des pratiques, des conditions d’existence qui sont contempo-
raines du philosophe  34 », Foucault s’attache donc au préalable à définir
ce « maintenant » : celui-ci n’est pas « synchronique » au discours phi-
losophique, mais il l’actualise en ce qui lui est plutôt « isochronique »,
à savoir ce qui se répète à chaque moment où un énoncé philosophique
est effectivement formulé. Pour déterminer la singularité du discours
philosophique, Foucault s’appuie sur ce qu’il considère comme une
analogie fondamentale entre celui-ci et le langage ordinaire. C’est la
clé de voûte qui lui permet de donner une forme archéologique aux
analyses portant sur la philosophie déjà déployées dans Les Mots et les
Choses et dans ses cours et travaux des années 1950  35.
En brouillant les frontières qui trop souvent sont tracées a priori
entre philosophie dite « continentale » et philosophie dite « analy-
tique »  36, Foucault s’appuie sur les apports récents de la linguistique,
de la théorie de l’énonciation et de la philosophie du langage ordi-
naire, notamment chez Roman Jakobson, Émile Benveniste, Luis Jorge
Prieto et John Langshaw Austin  37. Il affirme ainsi que l’actualisation

33.  Supra, p. 17.


34.  Supra, p. 21.
35.  Aux textes de cette décennie déjà édités dans le premier tome des Dits et
Écrits (op. cit.), il faut désormais ajouter trois des volumes parus sous la responsa-
bilité de F. Ewald, dans la série des « Cours et travaux de Michel Foucault avant
le Collège de France » (Paris, Éditions de l’EHESS-Gallimard-Seuil) : Binswanger
et l’analyse existentielle, éd. par Elisabetta Basso, 2021 ; Phénoménologie et Psycho‑
logie. 1953‑1954, éd. par Philippe Sabot, 2021 ; La Question anthropologique.
Cours. 1954‑1955, éd. par Arianna Sforzini, 2022.
36.  Sur ce point, voir Arnold I. Davidson, « Structures and Strategies of Dis-
course. Remarks Towards a History of Foucault’s Philosophy of Language »,
dans A. I. Davidson (dir.), Foucault and His Interlocutors, Chicago, University
of Chicago Press, 1997, p. 1‑17.
37.  Sur Roman Jakobson et Émile Benveniste, voir supra, note 2 du chap. 2,
p. 26-27 ; sur Luis Jorge Prieto et John Langshaw Austin, voir supra, note 3
du chap. 2, p. 27-28.
Situation 271

de n’importe quel acte de parole ne peut pas s’expliquer seulement par


sa structure linguistique. Si l’on veut saisir la manière dont un acte de
parole fait sens, il faut au contraire se tourner vers ce qui est extérieur
au système de la langue et analyser la dimension « extralinguistique »
de toute situation énonciative. Dans le fonctionnement du langage
ordinaire, tout énoncé garde avec son extériorité un rapport ineffaçable
et pourtant « muet, inarticulé  38 ». Ce rapport constitue ce que Foucault
appelle le « moment » (ou le « maintenant ») du discours quotidien :

Dans les énoncés du langage quotidien, il existe tout un jeu de


signes qui renvoient à ce moment précis où se tient le discours.
Et il faut entendre « moment » au sens large : non seulement l’ins-
tant du temps, mais [aussi] la région de l’espace et le sujet qui
est en train de parler  39.

Ce « moment » correspond plus précisément à la triade non linguis-


tique du « je-ici-à présent » qui assure le fonctionnement isochronique
du langage ordinaire. L’actualité du discours quotidien est donc le
produit de l’opération tacite qui reprend sans cesse ce dehors extra-
linguistique à travers les fonctions internes structurant le langage sur
lesquelles la linguistique depuis Jakobson s’était penchée. Mais alors
que le discours quotidien recouvre l’actualité de sa situation énoncia-
tive de façon implicite, le discours philosophique retrouve son actualité
en redoublant et en explicitant le rapport qu’il entretient avec son
maintenant, par-delà la « naïveté  40 » du langage ordinaire.
Foucault s’attache ensuite à préciser la singularité du discours philo­
sophique par une double opération : d’une part, en le comparant néga-
tivement avec d’autres types de discours selon leurs rapports respectifs
avec le sujet parlant ainsi que le lieu et le présent d’où il parle ; d’autre
part, en établissant positivement, à partir de ces différences, les fonc-
tions discursives des énoncés philosophiques.
Ainsi, à la différence du discours scientifique qui esquive ou neu-
tralise le rapport avec son maintenant, le discours philosophique
reprend ce maintenant à travers la fonction de justification, laquelle
fait de la philosophie un discours qui « prétend être vrai », comme

38.  Supra, p. 22.


39.  Supra, ibid.
40.  Supra, p. 60-61.
272 Le discours philosophique

la science, tout en étant intrinsèquement « lié à un maintenant sin-


gulier »  41. Le rapport de la philosophie à son maintenant n’est pas
non plus entièrement inventé par son propre discours, comme c’est
le cas de la fiction. En revanche, à travers sa fonction d’interpré‑
tation, le discours philosophique analyse comment, à partir d’une
certaine origine et sous conditions, un sens ou une vérité peuvent
s’exprimer dans ses énoncés  42. Comme on l’a déjà vu, le discours
philosophique se distingue aussi du langage ordinaire parce qu’il
ne se limite pas à actualiser de façon muette le sens quotidien de
ses énoncés. Au contraire, à travers sa fonction critique, il redouble
les énoncés ordinaires et incarne une « prise de conscience » qui, en
énonçant la transformation du quotidien, reflète une exigence pra-
tique ou politique  43. Enfin, le rapport à son maintenant qui définit
le discours philosophique est également différent de celui qui carac-
térise le discours religieux et sa révélation d’une « parole antérieure
et extérieure  44 ». Si ce dernier se rapporte à son maintenant à partir
d’une extériorité absolue et transcendante, le discours philosophique,
à travers sa fonction de commentaire, vise en revanche à expliquer
comment des « discours prononcés et effectivement situés » peuvent
constituer le support d’une vérité qui rend possible le déchiffrement
d’une « raison du monde »  45.
C’est par ces quatre fonctions – justification, interprétation, cri-
tique, commentaire – que Foucault caractérise la singularité du dis-
cours philosophique, aussi bien que sa place et son fonctionnement

41.  Supra, p. 94. La différence entre discours philosophique et discours scien-


tifique est abordée surtout dans le chapitre 3 (voir supra, p. 29 et suiv.).
42.  La différence entre discours philosophique et discours de fiction constitue
le thème du chapitre 4 (voir supra, p. 41 et suiv.).
43.  Foucault explore la différence entre discours philosophique et discours quo-
tidien dans le chapitre 5 (voir supra, p. 57 et suiv.).
44.  Supra, p. 93. Sur ce point, voir le chapitre 6 (voir supra, p. 71 et suiv.).
45.  Supra, p. 93-94. Les notices des Cahiers nos 4 et 6 (21 août et 15 octobre
1966) témoignent de quelques hésitations de la part de Foucault quant à la
dénomination de ces fonctions. Dans les deux schémas élaborés le 21 août
1966, Foucault remplace « justification » par « légitimation » et « interprétation »
par « réflexion » (ou « analyse »), et désigne finalement par « interprétation » la
fonction qu’il avait précédemment nommée « commentaire ». Ces modifica-
tions ne sont accueillies que partiellement dans le manuscrit, ce qui parfois en
rend la lecture un peu tortueuse, sans pourtant compromettre son intelligibilité
d’ensemble (voir supra, « Annexe », p. 254-256).
Situation 273

spécifiques au sein de la réorganisation du « régime général des dis-


cours  46 » qui eut lieu au xviie siècle.
Le rapport au maintenant et le système de ces fonctions discursives
constituent les deux premiers niveaux de l’analyse archéologique du
discours philosophique. Mais celle-ci gagne encore en ampleur et en
complexité lorsque Foucault introduit un troisième niveau d’analyse :
les « réseaux théoriques  47 » qui constituent les « grands plans organi-
sateurs de la philosophie  48 ». Chaque fonction s’exerce au sein de ces
réseaux, donnant lieu à quatre couples de « constructions discursives »
dont les termes sont entre eux exclusifs, car ils marquent des « points
de choix »  49. La justification s’accomplit ainsi soit dans une théorie du
dévoilement, soit dans une théorie de la manifestation ; l’interprétation
soit dans une analyse génétique, soit dans la recherche du sens ; la cri-
tique soit dans une explication qui décompose l’apparence, soit dans la
découverte de l’implicite ou de l’inconscient ; le commentaire, enfin,
soit dans l’ordre encyclopédique des savoirs, soit dans la recollection
indéfinie de la mémoire  50. À leur tour, ces réseaux théoriques président
à l’enchaînement des « éléments manifestes » du discours philosophique
et donnent lieu à un quatrième niveau d’analyse archéologique, celui
des « domaines primaires » ou des « grandes tâches » de la philosophie :
la théorie du sujet, la découverte d’une signification fondamentale et
originaire, la transformation pratique du monde quotidien, l’énon-
ciation d’un logos ou d’une raison du monde  51.
Un cinquième et dernier niveau d’analyse émerge quand Foucault
décrit les contraintes qui conditionnent la possibilité pour des fonc-
tions discursives, des réseaux théoriques avec leurs points de choix,
et des domaines primaires de se nouer entre eux. Cela se fait par
le biais des thèmes, problèmes, concepts ou doctrines qui servent

46.  Supra, p. 91 et 96.


47.  « Théories ou formations théoriques (mais les termes ne sont pas bons) :
réseaux (théoriques). C’est la forme générale à laquelle obéissent les ensembles
d’énoncés qui assurent les fonctions des discours. Ces réseaux ne sont pas des théo-
ries effectives (des séries de propositions enchaînées) mais des formes de théories,
ou plutôt des conditions de théories. Ce qui suscite à la fois les concepts qui se
lient et les raisons qui déterminent les concepts. » (voir supra, « Annexe », p. 255).
48.  Supra, p. 94.
49.  Le rôle et l’importance de ces points de choix sont élucidés par Foucault à
partir du chapitre 8 (voir supra, p. 109-110 et suiv.).
50.  Supra, p. 94.
51.  Supra, ibid.
274 Le discours philosophique

d’instruments de connexion et constituent ce que Foucault appelle des


« unités syntactiques  52 ». Ces connexions sont opérées, premièrement,
par la doctrine de la certitude ou par celle du phénomène qui articule
la fonction discursive de la justification et celle de l’interprétation
(ainsi que les réseaux théoriques et les domaines primaires corres-
pondants) ; deuxièmement, les doctrines de la genèse des erreurs dans
le corps ou dans l’imagination et d’une « analytique de la finitude »
raccrochent la fonction de l’interprétation sur celle de la critique ;
troisièmement, la doctrine de l’examen exhaustif des apparences et
celle de la ­désaliénation produite par une prise de conscience associent
la fonction critique et celle du commentaire ; enfin, la doctrine de
l’encyclopédie permettant aux Lumières de se répandre dans le monde
et celle de l’histoire bouclent le cercle des connexions fonctionnelles
en reliant la fonction du commentaire à celle de la justification  53.
Certes, dans la perspective foucaldienne, les domaines primaires et
les unités syntactiques avec leurs classes de concepts ne sont que des
« élaborations secondaires  54 » : ils ne constituent ni les conditions de
possibilité ni les nécessités intrinsèques du discours philosophique.
Et pourtant, ils restituent le « corps visible » de la philosophie auquel
« les historiens de la philosophie se sont toujours attachés, comme si
c’était là le fond inaltérable et constant d’où naissaient les unes après
les autres toutes les philosophies »  55. L’actualisation de la masse des
énoncés philosophiques est rendue possible, d’une part, par leur rap-
port intrinsèque avec le sujet philosophant ainsi qu’avec le lieu et le
moment d’où il parle (le maintenant du discours philosophique) et,
d’autre part, par les contraintes fonctionnelles qui lui sont associées.
Dès lors, l’archéologie à laquelle se livre Foucault vise non seulement à
décrire autrement l’émergence et les mutations historiques qui, depuis
le xviie siècle, ont caractérisé le discours philosophique, mais aussi
à résorber dans cette même description les différentes modalités de
pratique de l’histoire de la philosophie. Dans ce manuscrit, Foucault
prend ainsi position vis-à-vis des historiens de la philosophie de son
époque (notamment Martial Gueroult et Jules Vuillemin, mais aussi
Ferdinand Alquié et Henri Gouhier ainsi que, de manière plus voilée,

52.  Supra, p. 117-118.


53.  Voir le chapitre 8 (voir supra, p. 109 et suiv.).
54.  Supra, « Annexe », p. 257.
55.  Supra, p. 94.
Situation 275

Jean Hyppolite), sans pour autant les mentionner explicitement. Par


ce biais, il relance une question qui, depuis Hegel jusqu’aux historiens
de la philosophie qui lui sont contemporains, n’a jamais cessé de se
poser : comment et à quel titre l’histoire de la philosophie fait-elle
partie de la philosophie ?

Archéologie et histoire de la philosophie


En rompant avec la manière traditionnelle de considérer la philo-
sophie et son histoire comme une série de réponses différentes à un
petit groupe de questions fondamentales, Foucault soutient que la
philosophie depuis Descartes n’est pas simplement un discours qui
répond « à des questions bien plus anciennes qu’elle  56 ». La disconti­
nuité introduite au xviie siècle dans le régime général des discours,
et dans l’ordre du discours philosophique en particulier, consiste en
ce que ce dernier ne porte plus désormais sur un domaine d’objets
– Dieu, l’âme, le monde – qui s’offrent à lui de l’extérieur puisqu’ils
« lui étaient en partie communs avec la théologie et la science  57 ». Et
pourtant, ces objets ne disparaissent pas : l’originalité de la démarche
archéologique est plutôt de montrer que Dieu, l’âme et le monde « sont
devenus des éléments fonctionnels » du discours philosophique et du
« rapport indéfini qu’il entretient avec son maintenant »  58.
Ce n’est qu’avec Kant, à la fin du xviiie siècle, que d’après Foucault
la « fin de la métaphysique » se radicalise : Dieu, l’âme et le monde
indiquent alors tout ce qui est inaccessible à la connaissance. L’œuvre
kantienne constitue le « point de gravité de la philosophie occidentale
tout entière »  59 parce que, après elle, la destruction de la métaphysique
ne consiste plus dans la suppression de l’ontologie comme discours sur
l’être à l’avantage du pouvoir ontologique du langage (métaphysique de
la représentation), mais repose sur une « forme nouvelle d’ontologie »
correspondant à une « théorie générale de l’objet, tel qu’il se donne
à l’expérience » (ontologie du phénomène)  60. Cette « étrange  61 » onto­
logie cherche à déterminer l’être fini de l’homme se manifestant ou se

56.  Supra, p. 98.


57.  Supra, p. 98-99.
58.  Supra, p. 99-100.
59.  Supra, p. 102.
60.  Supra, p. 105.
61.  Supra, p. 136.
276 Le discours philosophique

cachant en deçà de la description des phénomènes : d’une « ontologie


intérieure au discours », on passe donc à une « ontologie extérieure au
discours », qui correspond finalement à une anthropologie  62.
Ainsi, tout comme dans les célèbres pages des Mots et les Choses
consacrées au « doublet empirico-transcendantal  63 », dans Le Discours
philosophique il est aussi question d’un « cercle anthropologique » :
celui-ci se caractérise par l’effort de faire de l’être de l’homme et de
sa finitude à la fois un fondement transcendantal et l’objet d’une
analyse positive visant à définir l’homme comme « individualité bio­
logique », « sujet psychologique » ou « être social »  64. Et, tout comme dans
Les Mots et les Choses, Foucault affirme ici qu’au cours du xixe siècle,
cette ontologie du phénomène infléchit le discours philosophique vers
les thèmes de la Volonté, de la Vie ou de l’Être  65. Il convient c­ ependant
de remarquer que la métaphysique de la représentation et l’anthro­
pologie analysées dans les chapitres 8 et 9 du Discours philo­sophique
ne sont pas traitées comme des épistémès à l’intérieur desquelles se
seraient ensuite constituées les sciences humaines, avec leur exigence
de vérité et leurs transferts conceptuels. L’archéologie du discours
philosophique, à la différence de celle des sciences humaines, porte
son attention au discours qui émerge dans sa singularité au contact
d’autres discours : non seulement celui de la science, mais aussi celui
de la fiction, du langage quotidien et de l’exégèse religieuse. Certes,
dans Les Mots et les Choses, l’analyse des épistémès évoque déjà des
relations avec d’autres types de discours, notamment philosophique
et littéraire ; mais l’ensemble de ces rapports ne fait pas encore l’objet
d’une description archéologique de la pensée  66. D’une part parce que,
comme Foucault le montre dans Le Discours philosophique, la disposi­
tion générale des discours ne peut pas être abordée avant d’avoir thé-
matisé le rapport à l’actualité comme socle permettant de dégager les
écarts d’un discours à l’autre. D’autre part parce que, dans Les Mots et
les Choses, la science n’est pas encore exactement envisagée sous l’angle

62.  Supra, p. 137.


63.  Voir M. Foucault, Les Mots et les Choses, op. cit., notamment le chapitre IX
(« L’homme et ses doubles »), p. 314‑354.
64.  Supra, p. 136.
65.  Supra, p. 105 et 135 ; voir aussi M. Foucault, Les Mots et les Choses, op. cit.,
p. 328.
66.  Voir la notice du 15 juillet 1966 du Cahier no 6 (voir supra, « Annexe »,
p. 252).
Situation 277

des discours, ni à plus forte raison comme un discours se caractérisant


par la suppression ou la neutralisation du rapport qu’il entretient avec
son maintenant.
Si dans les notes qui accompagnent la rédaction du Discours philo­
sophique, on trouve la curieuse définition de la philosophie comme
« discours des discours  67 », c’est donc moins parce que Foucault vou-
drait revendiquer la primauté du discours philosophique par rapport à
tous les autres discours qu’en raison de l’historicisation archéologique
du statut discursif de la philosophie : ses conditions de possibilité
s’ouvrent à partir du diagnostic de la « crise » de la philosophie, inau-
gurée au xixe siècle et qui constitue encore, d’après Foucault, son
actualité.
Loin de l’histoire de la philosophie telle qu’elle avait été jusqu’alors
pratiquée, cette historicisation ne s’appuie pas sur l’existence d’un
« domaine préalable et autonome qui serait la philosophie elle-même
dans la plénitude de ses droits », logée dans un « champ prédiscursif »
antérieur à toute mise en discours possible  68. En effet, si « la philo­
sophie préexist[ait] à son discours » et possédait déjà en soi ses « propres
lois », elle serait en mesure de prescrire « de loin la manière dont on
peut, dont il faut l[a] transcrire en énoncés »  69. Cela ferait alors du
« commentaire d’une philosophie, ce qu’on appelle curieusement son
“histoire” », un moyen de restituer ce noyau prédiscursif tel qu’il se
manifeste dans chaque discours philosophique particulier, soit par la
« pure architecture des concepts », soit par une « expérience unique
qui se module indéfiniment », soit encore par le « jeu des propositions
fondamentales qui forment comme une axiomatique »  70. Le discours
de l’historien de la philosophie passerait ainsi irrémédiablement « à côté
de l’œuvre analysée », se proposant de « dire l’impensé de la pensée,
c’est-à-dire ce qui règne au-dessous de tous les discours »  71.
Or Foucault considère que la description fonctionnelle élaborée
par son archéologie du discours philosophique ne passe pas à côté

67.  Voir les notices des 17 juillet et 18 octobre 1966 du Cahier no 6 (voir supra,
« Annexe », p. 254 et 258).
68.  Supra, p. 151-152.
69.  Supra, p. 151.
70.  Supra, p. 151-152. Foucault cible ici probablement les positions respectives
de Martial Gueroult, Ferdinand Alquié (ou même Henri Gouhier) et Jules
Vuillemin.
71.  Supra, p. 152-153.
278 Le discours philosophique

des œuvres analysées parce qu’elle se maintient intégralement « dans


l’élément de ce discours  72 », sans avoir recours à un champ extérieur.
Les historiens de la philosophie ont certes eu raison d’affirmer que,
à la différence de l’histoire des sciences ou de la littérature, l’histoire
de la philosophie fait partie de la philosophie. Cependant, ils n’ont
pas perçu qu’elle se loge tout entière « dans le fonctionnement du
discours philosophique  73 », et que ses grandes typologies, telles que
Foucault les retrace (l’histoire de la philosophie comme système,
comme expérience, comme idéologie et comme déchiffrement  74),
correspondent elles aussi à des « modes de fonctionnement du discours
philosophique à l’égard de lui-même  75 ». La démarche archéologique
déployée par Foucault ouvre donc une dimension historique au sein
même du discours philosophique. Le temps se trouve ainsi transformé
en un « espace de possibilités simultanées », et le mythe d’une histoire
« faite d’une continuité de causes et d’effets, [ayant] des détermina-
tions profondes, et qu[i] va d’une origine sourde vers la clarté d’un
horizon qui recule toujours »  76, peut être enfin rejeté. Foucault fait
surgir l’« interstice des œuvres », en définissant leur « succession dans
la simultanéité des possibles », c’est-à-dire « là où elles se tiennent
ensemble »  77.

L’effet Nietzsche
Réinterrogée par la méthode archéologique, l’histoire de la philosophie
ne constitue donc désormais qu’un « moment fonctionnel » du discours
philosophique. Cette opération est rendue possible, d’après Foucault,
par le « fait historique que la philosophie, au moins sous la forme que
nous lui avons connue jusqu’ici, est en train de disparaître  78 ». On ne
demande plus à quel titre et sous quelles conditions le discours philo­
sophique peut articuler la vérité à partir de son propre maintenant.
Ce qu’on demande à la philosophie, c’est plutôt de « dire quel est
cet événement – cette ouverture non encore nommée à l’intérieur

72.  Supra, p. 153.


73.  Supra, p. 155.
74.  Supra, p. 154.
75.  Supra, p. 155.
76.  Supra, p. 162.
77.  Supra, ibid.
78.  Supra, p. 170.
Situation 279

de laquelle [elle] parle  79 ». Pour comprendre comment la démarche


archéologique a pu advenir, Foucault aborde cette nouvelle mutation
du discours philosophique qui s’opère chez Nietzsche. La pensée de
ce dernier, en effet, bouleverse toutes les conditions qui avaient jadis
permis à la philosophie cartésienne et post-cartésienne de se dissocier
des autres types de discours et de « parler à partir d’un point, d’un lieu
et d’un sujet qui constituaient son maintenant », justifié à son tour
« comme support d’un discours universellement vrai »  80.
Dans la pensée de Nietzsche, le nihilisme et la mort de Dieu
indiquent d’abord le dénuement discursif de la philosophie, qui a
dorénavant perdu tous ses objets ainsi que les concepts et les formes
pour les penser. Elle ne peut plus accomplir la fonction de justifica-
tion ou de légitimation d’une vérité autrefois assurée par son discours
– c’est-à-dire ce qui depuis le xviie siècle lui avait permis de se dis-
tinguer du discours scientifique ; elle se limite plutôt à énoncer « ce
qui l’écarte si loin de la vérité  81 ». En se présentant chez Nietzsche
comme éternel retour, la philosophie cesse ensuite d’être un discours
qui se replie sur son origine, et devient au contraire un discours qui
recommence toujours. La fonction d’interprétation ou de réflexion
qui avait séparé la philosophie de la fiction n’est alors plus possible : la
philosophie, tout comme la fiction, est appelée à inventer son main-
tenant à chaque moment où il fait irruption dans son discours. Puis,
en condamnant à l’oubli tout ce qu’il y a encore de méta­physique
en lui, Nietzsche empêche le discours philosophique d’exercer sa
fonction critique qui, traditionnellement, le différenciait du langage
ordinaire. Au lieu d’être « discours sur le monde et exigence d’une
pratique  82 », il fait désormais corps avec le quotidien pour l’attaquer
à « coups de marteau  83 » dans « l’instant suprême où le temps du
monde bascule sur lui-même  84 ». Le discours philosophique énonce
la différence que l’actualité ne cesse d’inaugurer – et c’est d’ailleurs en
cela que le ­diagnostic devient, lui aussi, acte philosophique. Enfin,

79.  Supra, p. 171.


80.  Supra, p. 173.
81.  Supra, p. 178.
82.  Supra, p. 180.
83.  Friedrich Nietzsche, Crépuscule des idoles, ou Comment philosopher à coups
de marteau, éd. par G. Colli et M. Montinari, trad. par J.-C. Hémery, Paris,
Gallimard, 1988 [1889].
84.  Supra, p. 178.
280 Le discours philosophique

en tant qu’écoute de « ce qui va venir », le discours philosophique


n’est plus à même d’assurer la fonction de commentaire par laquelle
il énonçait ou interprétait le logos du monde, et qui le distinguait
auparavant de l’exégèse religieuse. La philosophie, chez Nietzsche,
devient au contraire un discours « qui annonce le matin […] pour
préparer les voies d’une autre parole […] dont il essaie de restituer
l’éternel murmure  85 ».
L’effacement de ce qui, depuis Descartes, avait détaché la philo-
sophie de la non-philosophie témoigne de la portée radicale de la
« crise » inaugurée par Nietzsche et qui, selon Foucault, n’a cessé de
s’approfondir après lui. La philosophie se voit dorénavant assignée
par cette crise à un espace discursif indéfini où elle se trouve irrémé-
diablement perdue. Si elle peut encore être qualifiée de « discours des
discours », ce n’est qu’à la condition de basculer du génitif subjectif
au génitif objectif : après Nietzsche, la philosophie se glisse dans les
interstices d’un discours à l’autre, et elle ne peut donc parler que
depuis son extrémité, là où s’effrite le sol qui avait autrefois défini
ses limites et ses conditions de possibilité. Ainsi, le discours philo­
sophique ne restitue plus « une vérité sans visage qui enveloppe l’espace
et domine le temps », mais plutôt « le vide, sans avenir ni richesse, de
son aujourd’hui »  86. Pourtant, la « perception négative » de la philo-
sophie qu’engendre cette crise n’est pour Foucault que l’effet d’une
« accoutumance aux vieux discours des philosophes ». En réalité, au
fur et à mesure que la philosophie s’articule à d’autres discours, « toute
une richesse est en train de naître », consistant en ce qu’il appelle des
« actes philosophiques »  87.
Dans un entretien paru en septembre 1967, Foucault mentionne,
parmi ces actes philosophiques introduits par la pensée de Nietzsche,
le « travail du diagnostic » qui consiste à se demander : « Que sommes-
nous aujourd’hui ? Quel est cet “aujourd’hui” dans lequel nous

85.  Supra, p. 180.


86.  Supra, p. 94 et p. 177. Voir aussi M. Foucault, « La philosophie structu-
raliste permet de diagnostiquer ce qu’est “aujourd’hui” », art. cité, p. 609 ; id.,
« Qui êtes-vous, professeur Foucault ? », art. cité, p. 635.
87.  Supra, p. 180-181 ; voir aussi M. Foucault, « Qui êtes-vous, professeur
Foucault ? », art. cité, p. 640. Dans son cours de 1954‑1955, Foucault utilise
déjà l’expression l’« acte de philosopher » à propos de l’interprétation que Karl
Jaspers donne de la philosophie de Nietzsche (id., La Question anthropologique,
op. cit., p. 204).
Situation 281

vivons  88 ? » En abordant la question du diagnostic, Foucault souligne


que l’archéologie appartient à ce nouveau mode de discours philo­
sophique. Cet « effet Nietzsche » structure les deux grands moments
qui jalonnent l’archéologie du discours philosophique au fur et à
mesure qu’elle se rapproche de l’actualité que nous sommes, de la
différence qu’elle introduit dans notre présent, et de la forme que
prend la philosophie aujourd’hui. Le premier moment consiste à rendre
compte des efforts partiels ou inaboutis des philosophies ayant essayé,
après Nietzsche, de répondre à la crise de la philosophie incarnée par
sa pensée. Le second moment développe jusqu’à ses conséquences les
plus lourdes et les plus actuelles la tâche nietzschéenne du diagnostic
qui assigne au philosophe le rôle de dire « ce qui se passe  89 ».

Philosopher après Nietzsche


Dans le chapitre 12 du Discours philosophique, Foucault décrit les prin-
cipales tentatives post-nietzschéennes de faire face à la « décomposition
du discours philosophique  90 ». Foucault les replace « dans un espace
discursif où [le discours philosophique] ne peut plus avoir le même
emplacement ni les mêmes caractères  91 ». À une exception près, sur
laquelle Foucault se penche à la fin du chapitre, les philosophies qu’il
aborde – le positivisme logique, l’ontologie, la description du vécu et
l’analyse des structures, associées respectivement à Bertrand Russell et
à Ludwig Wittgenstein, à Martin Heidegger, à Jean-Paul Sartre et, de
manière quelque peu elliptique, à Karl Jaspers – se révèlent toutes inca-
pables d’atteindre la cohérence qu’elles visent. S’efforçant de redéfinir
les limites du discours philosophique, elles se cantonnent à la dimen-
sion « acceptée “naïvement” d’un des quatre types de discours auxquels
traditionnellement la philosophie s’opposait  92 ». En d’autres termes,
elles s’appuient tour à tour sur une même opération de réduction de la
philosophie à l’un ou l’autre des discours dont elle s’était jadis séparée,
perdant dans ce contexte sa raison d’être et son opérativité.
Premièrement, en excluant du discours philosophique « toute pro-
position qui n’est pas susceptible d’être vérifiée par les mêmes moyens

88.  M. Foucault, « Qui êtes-vous, professeur Foucault ? », art. cité, p. 641.


89.  Ibid.
90.  Supra, p. 180, p. 185 et p. 193.
91.  Supra, p. 194.
92.  Supra, p. 195.
282 Le discours philosophique

que les énoncés scientifiques  93 », le positivisme logique opère en réalité


la réduction de son discours à celui de la science, qui constitue la
source exogène du critère de validation auquel la philosophie doit être
soumise. Deuxièmement, en qualifiant de métaphysique tout énoncé
visant à « atteindre le fondamental  94 », l’ontologie se présente comme
un discours « qui se constitue à lui-même, dans sa souveraineté, le
lieu et le moment où il parle, le sujet qui le prononce  95 » : l’Occident
devient ainsi le « lieu unique de la philosophie » au moment même
où son « destin » se pose comme « histoire de la philosophie » et « tous
les philosophes » ne peuvent parler que sur fond d’un même oubli
de l’Être  96. Le partage entre discours philosophique et discours de
fiction est par conséquent supprimé – le premier réduit au second.
Troisièmement, la philosophie qui se donne pour tâche la description
du vécu borne son discours au discours politique et au « discours
quotidien de tous les hommes », supprimant la « fonction spéculative
de la critique » ; elle l’engage de manière immédiate et naïve dans « la
liberté, l’activité et l’histoire des hommes »  97. Avant même que la
querelle avec Sartre éclate, on trouve dans ces pages les prémices des
réserves que Foucault formulera à l’égard des modalités humanistes
d’engagement de l’intellectuel universel. Enfin, en abolissant la dis-
tance qui la sépare de l’exégèse religieuse, l’analyse des structures vise
à interpréter les signes « comme les chiffres d’une transcendance », et
traite de métaphysique tout discours qui les interprète « comme les
éléments d’une série d’effets et de causes »  98. La cible de Foucault est
ici plus précisément Jaspers – et en particulier son interprétation de
la philosophie nietzschéenne –, dont il avait déjà proposé une ana-
lyse lors des cours donnés à l’université de Lille et à l’École normale
supérieure en 1954‑1955  99. Foucault avait alors critiqué l’effort de
Jaspers de plier l’historicité immanente du devenir nietzschéen à son
« exigence philosophique » à lui, en faisant de Nietzsche l’« héritier de
la philosophie chrétienne » : le refus nietzschéen de la transcendance
« se déploie[rait] dans un monde d’immanence » auquel pourtant « la

93.  Ibid.
94.  Supra, p. 196.
95.  Supra, p. 195.
96.  Ibid.
97.  Supra, p. 196
98.  Supra, ibid.
99.  Voir M. Foucault, La Question anthropologique, op. cit., p. 195‑207.
Situation 283

transcendance chrétienne avait donné son sens »  100. C’est justement


cette exigence qui informe la quatrième façon de philosopher après
Nietzsche dont Foucault parle dans le manuscrit : sous cet angle, la
recherche des structures correspond en effet à l’irréductibilité de la
transcendance de l’être dont le devenir infini ne peut se donner que
dans une expérience se manifestant à travers des structures finies. Si la
fonction d’interprétation ou de commentaire ne peut plus s’y exercer,
c’est donc parce que, dans l’indifférenciation du discours religieux et
du discours philosophique en tant que « description d’un modèle struc-
tural  101 », le logos du monde n’est désormais interrogé que « parce qu’il
serait une parole première ou parce qu’il formerait le texte infini du
monde, […] parce qu’en lui se déploie[rait] la différence de l’être  102 ».
En dépit de leur apparente diversité, le positivisme logique, l’onto-
logie, la description du vécu et l’analyse des structures s’appuient
néanmoins tous, selon Foucault, sur un « grand mythe » : « celui d’un
langage sans date, plus profond et plus archaïque que toute histoire et
où les formes du discours ne seraient pas encore séparées les unes des
autres  103 », auquel chacune de ces philosophies, sous un mode négatif,
ne donnerait qu’un accès partiel. En revanche, la phénoménologie est
présentée par Foucault comme une (cinquième) forme de philosophie
post-nietzschéenne qui, dans son projet général, est la seule à avoir
essayé d’instaurer un rapport positif à la cohérence secrète du langage
que les autres façons de philosopher avaient partiellement révélée,
mais finalement ratée.
Foucault décrit la phénoménologie, sous sa « modalité cartésiano-
husserlienne  104 », comme une entreprise consistant à reprendre la forme
générale, et désormais vidée, de l’ancien discours philosophique, mais
se proposant simultanément de déplacer « toutes les formes et fonctions
de la philosophie classique » et de recomposer les disiecta membra des
autres philosophies post-nietzschéennes par le biais d’un incessant
« retour au moment cartésien »  105. La phénoménologie jouerait alors le
double rôle de « pure description du concret » et de « recherche jamais

100.  Ibid., p. 199‑203.


101.  Supra, p. 202.
102.  Supra, p. 199.
103.  Supra, p. 198.
104.  Supra, p. 197.
105.  Supra, p. 204.
284 Le discours philosophique

épuisée du fondement »  106, en donnant corps au « projet de reprendre,


de recommencer, de ressaisir la philosophie tout entière : d’en sortir
en la redoublant  107 ». Pourtant, ce redoublement n’est pas suffisant
d’après Foucault pour saisir ce qui dépasse les limites d’un discours
philosophique que la phénoménologie se propose de refonder en le
réactivant sans cesse.
Il s’agit au contraire de renoncer définitivement à cette réactivation
de la vocation originaire de la philosophie occidentale et d’assumer une
fois pour toutes la discontinuité historique pointée par le ­diagnostic
nietzschéen. En d’autres termes, il s’agit de loger la question des
conditions de possibilité de la philosophie au sein de l’espace encore
incertain et mobile défini par la nouvelle disposition générale des dis-
cours. Ainsi, les conditions historiques de possibilité de la philosophie
coïncident finalement avec celles de l’archéologie, et leur objectif est
le même : décrire l’espace de dispersion ouvert par l’éclatement du
discours philosophique dans la multiplicité des interstices entre un
discours et l’autre, afin d’en repérer l’ordre ainsi que les mutations his-
toriques. Pour ce faire, Foucault suggère que le discours philosophique
doive opérer un « passage hors de lui-même  108 » : si le rôle de la philo-
sophie est dorénavant de dire « son moment », c’est parce que celui-ci
« n’est pas son intériorité, mais son dehors »  109. En octobre 1966,
Foucault note que, à la suite de ce passage en dehors de lui-même, le
discours philosophique est censé faire coïncider l’acte philosophique
du diagnostic du présent à l’« ethnologie immanente  110 » de notre
culture – une formulation qui reviendra dans certains entretiens de
la période tunisienne  111.

106.  Supra, p. 203.


107.  Supra, p. 204.
108.  Voir la notice du 4 septembre 1966 du Cahier no 6 (supra, « Annexe »,
p. 257).
109.  Voir la notice du 16 juillet 1966 du Cahier no 6 (supra, « Annexe », p. 253).
110.  Voir la notice du 18 octobre 1966 du Cahier no 6 (supra, « Annexe »,
p. 258) ; voir aussi supra, p. 228-229.
111.  Voir M. Foucault, « Sur les façons d’écrire l’histoire », art. cité, p. 626 ;
id., « Qui êtes-vous, professeur Foucault ? », art. cité, p. 633‑634.
Situation 285

La constitution de l’archive intégrale


L’articulation du statut de l’ethnologie comme « contre-science », déjà
abordée à la fin des Mots et les Choses  112, avec le passage du discours
philosophique hors de lui-même, en direction de l’extériorité indi-
quée par le diagnostic du présent, n’est possible qu’à partir de ce que
­Foucault désigne dans ce manuscrit comme l’« organisation de l’archive
intégrale  113 ». Ce thème est au cœur des trois derniers chapitres du
Discours philosophique, qui constituent le développement du second
moment de l’« effet Nietzsche », ainsi que les premières étapes d’un
parcours qui, non sans hésitations et impasses, conduira Foucault à
la rédaction de L’Archéologie du savoir.
Dans le chapitre 13 (« L’archive », terme qui dans Les Mots et
les Choses n’était guère employé), Foucault remarque que, pour
mesurer la portée de la mutation actuelle de notre pensée et de
notre culture, il n’est pas suffisant de se pencher sur l’« intérêt
que nous portons au langage » et à sa « fonction universellement
structurante »  114. On resterait en fait bien piégé par de « vieilles
interrogations » si l’on essayait encore de découvrir la vérité, la
connaissance ou la nature humaine derrière le langage, ou si par
ce « souci du langage » on espérait réaliser l’articulation, désormais
inévitablement problématique, « d’une science de l’homme et d’une
critique radicale de la connaissance »  115. Selon Foucault, c’est au
contraire dans la prolifération indéfinie des discours et des savoirs
qui s’articulent en eux qu’il faut maintenant saisir les nouvelles
conditions de possibilité de la philosophie  116. Dorénavant tour-
née vers l’archéologie, cette dernière cherche à mettre en lumière
l’ordre qui organise un réseau complexe de rapports interdiscursifs,
composé de plusieurs niveaux : non seulement les actes de parole et
les formes de discours qu’ils instaurent, mais aussi « les objets, les
matériaux, les institutions qui peuvent servir de support à la conser-
vation de ces paroles », et enfin « les modes de transcription et les
différents systèmes qui peuvent transformer le discours en un autre

112.  Id., Les Mots et les Choses, op. cit., p. 385 et suiv.


113.  Supra, p. 244.
114.  Supra, p. 210-211.
115.  Supra, p. 211.
116.  Supra, p. 213.
286 Le discours philosophique

ensemble d’éléments »  117. Par conséquent, à l’intérieur de chaque


culture, l­’ensemble des contraintes interdiscursives ne pourra plus
être dissocié de ce que Foucault désigne comme « archive » : c’est
elle, en effet, qui définit les conditions de possibilité permettant
la sélection, la circulation et la conservation des discours dans une
culture donnée, en rendant ainsi raison de leur existence concrète
et matérielle.
La « mise en rapport constante et indéfiniment renouvelée de dis-
cours avec d’autres discours  118 », combinée avec les conditions qui
permettent le maintien, le triage et la circulation de ces discours dans
l’archive, constitue d’après Foucault « une réalité à double face : celle
de l’archive-discours  119 ». Cette notion, dont Foucault fait largement
usage dans Le Discours philosophique, mais qu’il ne reprend pas par la
suite, désigne l’« universel interstice » :

[Coincée] entre la langue et la parole, entre la pensée et les condi-


tions d’existence, [l’archive-discours] est en fait ce à partir de quoi
tous ces éléments peuvent apparaître, se donner à l’expérience et
être objet d’analyse. L’archive-discours est à la fois une instance
intermédiaire et irréductible, et le lieu commun où s’enracinent
toutes ces distinctions  120.

Dans ces pages, Foucault (re)définit donc l’archéologie comme


« science de l’archive  121 », ou mieux, comme « discipline de l’archive-
discours » qui est « à la fois relais, étape nécessaire entre d’autres disci-
plines déjà constituées, et analyse de cela même qui les rend possibles » ;
elle étudie, d’une part, l’archive « comme forme des lois de l’inscrip-
tion, de la conservation, de la circulation des discours », et d’autre part,
les discours « comme positions réciproques des énoncés dans l’espace

117.  Supra, p. 214.


118.  Supra, p. 215.
119.  Supra, p. 218.
120.  Supra, p. 223.
121.  Pour la première définition de l’archéologie comme « science de l’archive »,
voir l’entretien avec R. Bellour (« Michel Foucault, Les Mots et les Choses »,
art. cité, p. 527) : « [I]l faut avoir à disposition l’archive générale d’une époque
à un moment donné. Et l’archéologie est, au sens strict, la science de cette
archive. »
Situation 287

de l’archive »  122. Bien entendu, cette démarche ne permet pas le recul


nécessaire pour « traiter rigoureusement comme un objet extérieur  123 »
ou selon le « style de la totalisation  124 » la configuration actuelle de
l’archive-discours. Si une « ethnologie générale » de notre culture est
par conséquent impossible, Foucault soutient que l’on peut néanmoins
avancer « par tâtonnements » et « analyses ethnologiques partielles »,
afin de saisir par une « comparaison interne mais dia­chronique » les
grandes ruptures dans l’histoire de l’archive-discours, ou les « événe-
ments » à même de restituer de manière archéologique « la découpe
propre à notre culture, ce qui l’isole absolument de toute autre »  125.
L’entreprise d’historicisation archéologique portant sur l’archive-
discours correspond alors à une « sorte d’ethnologie immanente » qui
suit le « mouvement vers ce qui sert de condition, d’élément et d’espace
à tout ce que nous pouvons dire et penser »  126.
Il devient ainsi possible pour Foucault d’esquisser quelques grandes
étapes dans l’histoire de l’archive-discours : de l’invention de l’alpha-
bet par les Doriens aux viiie-viie siècles avant J.-C. jusqu’à celle de
l’imprimerie au xvie siècle, en passant par les grammairiens alexan-
drins et la renaissance carolingienne. L’ensemble des transformations
qui ont caractérisé aussi bien la « face-archive » que la « face-discours »
forment à ses yeux un système à l’intérieur duquel elles ne cessent
de se modifier, mais où les transformations de l’une ne sont intelli-
gibles que sur fond de la stabilité et de l’identité de l’autre : « ce sont
tous les événements des discours qui instaurent et maintiennent la
continuité de l’archive ; ce sont tous les événements de l’archive qui
instaurent des plans homogènes de discours  127 ». Sans quoi, conclut
Foucault, « il n’y aurait qu’un pointillé d’événements, sans identité et
sans différence  128 ». Une question pourtant surgit : dans ce « monde de
la rupture  129 », comment peut-on penser ce qui passe actuellement ?
L’impossibilité de répondre systématiquement à cette question
indique sans doute un point aveugle de l’archéologie foucaldienne.

122.  Supra, p. 223.


123.  Supra, p. 228.
124.  Supra, p. 238.
125.  Supra, p. 229.
126.  Ibid.
127.  Supra, p. 238.
128.  Ibid.
129.  Supra, p. 239.
288 Le discours philosophique

Mais cela n’empêche pas Foucault d’indiquer, dans le dernier cha-


pitre du Discours philosophique, un trait qui pourrait aider à saisir
la mutation caractérisant l’actualité de l’archive-discours de notre
culture : la « constitution d’une archive intégrale  130 ». Cette « tâche
de tout conserver en fait de discours » ne correspond cependant pas
au projet, fort ancien dans la culture occidentale, de conserver les
discours « pour se constituer une mémoire », mais relève plutôt du
« fonctionnement » contemporain de l’archive-discours  131. À partir
du moment où le discours devient indépendant « de la nature des
actes qui l’ont fait naître », et où la réactivation de chacun de ces
actes de parole peut alors « provoquer n’importe quel type de dis-
cours »  132, l’horizon de l’archive s’ouvre nécessairement à la « conser-
vation intégrale de tout ce qui a pu être dit  133 ». À l’intérieur d’une
archive intégrale, il est en effet impossible d’établir au préalable
tant les discours qui doivent être conservés que les façons dont les
actes de parole sont censés les reprendre et les réactualiser. Le dis-
cours se situe au sein d’« un espace indéfini, où il peut toujours se
multiplier et proliférer dans des directions multiples  134 », et il se
trouve ainsi libéré de toute référence à un « univers prédiscursif »
(soit-il celui « de l’expérience, ou du vécu, ou des choses mêmes,
ou du concret »), de sorte qu’il constitue désormais le « référentiel
général »  135.
Les derniers chapitres du Discours philosophique font aussi allu-
sion à la distance qui sépare le projet archéologique de Foucault des
positions contemporaines de Derrida sur les rapports entre parole
et écriture. Comme dans les chapitres précédents, où il évoque des
thèmes que Derrida avait explorés dans ses essais de la première moitié
des années 1960  136, mais sans jamais mentionner son nom, Foucault
affirme ici que l’histoire de l’archive-discours et de ses mutations « per-
met de renvoyer à son horizon fatalement mythologique la question

130.  Supra, p. 241.


131.  Supra, p. 241-242.
132.  Supra, p. 243.
133.  Supra, ibid.
134.  Supra, p. 244.
135.  Supra, p. 245.
136.  Ces essais seront ensuite repris dans Jacques Derrida, L’Écriture et la Dif‑
férence, Paris, Seuil, 1967 ; id., De la grammatologie, Paris, Minuit, 1967. Voir
supra, note 4 du chap. 12, p. 206.
Situation 289

de la priorité entre parole et écriture  137 ». En effet, la constitution


de l’archive intégrale montre, d’une part, que ce n’est pas l’écriture
mais le discours qui, n’étant plus « la trace ou le phénomène d’une
parole », devient l’élément à l’intérieur duquel chaque acte de parole
trouve ses conditions de possibilité ; et d’autre part, que l’archive, en
n’étant plus le « lieu de reconstitution des actes de parole », s’ouvre
à la prolifération indéfinie des discours sans pour autant la réduire à
la dispersion erratique de l’écriture et de ses traces qui déstabilisent
silencieusement la parole même, mais en la situant plutôt au sein
d’un espace historique de contraintes qui règlent l’accumulation et
l’utilisation des discours  138.

Les apports du Discours philosophique


Avant d’être à son tour consignée aux dynamiques propres de l’archive
et à l’espace de dispersion plus large et complexe de notre culture, l’édi-
tion de ce manuscrit nous restitue un moment décisif dans le parcours
intellectuel de Foucault : une analyse archéologique de la philosophie
moderne, de ses mutations internes et des questions qui se posent aux
limites de la philosophie elle-même. Dans les années 1970 et 1980,
Foucault reviendra sur des thèmes comme l’émergence de la philo-
sophie en Grèce, notamment à partir de l’exclusion des sophistes  139,
ou le « moment cartésien » inaugurant une césure inédite entre philo­
sophie et spiritualité à l’époque moderne  140. Pourtant, ces analyses ne
constitueront plus le résultat d’une historicisation archéologique telle
que Foucault l’opère dans Le Discours philosophique : en 1966, cette
approche enracine la philosophie dans le diagnostic d’un présent qui
définit les contours de ce que nous sommes et de ce que nous pouvons
penser, à partir de l’exigence sans cesse renouvelée de dire l’actualité
qui rend notre aujourd’hui différent par rapport à notre hier. Il reste
que, en plus de montrer la manière originale dont Foucault réélabore

137.  Supra, p. 219.


138.  Supra, p. 243-244.
139. Voir id., Leçons sur la volonté de savoir. Cours au Collège de France,
1970‑1971, éd. par D. Defert sous la dir. de F. Ewald et Alessandro Fontana,
Paris, Éditions de l’EHESS-Gallimard-Seuil, 2011, p. 31‑50.
140. Voir id., L’Herméneutique du sujet. Cours au Collège de France, 1981‑1982,
éd. par Frédéric Gros sous la dir. de F. Ewald et A. Fontana, Paris, Éditions de
l’EHESS-Gallimard-Seuil, 2001, p. 15‑20.
290 Le discours philosophique

« archéologiquement » la philosophie à laquelle il s’était formé dans les


années 1940 et 1950, Le Discours philosophique anticipe plusieurs thèmes
et problèmes majeurs de son travail dans les deux décennies à venir.
Le diagnostic, le discours et l’archive constituent autant des
notions clés autour desquelles s’ordonne la description archéo­
logique de la philosophie et de son histoire que des noyaux cruciaux
de réflexion que Foucault reprend et développe par la suite. Tel
est le cas du fonctionnement du discours philosophique et de sa
« structure anthropologico-humaniste » dans la culture occidentale au
xixe siècle, qui est au cœur du cours public que Foucault prononce
à l’université de Tunis  141. C’est en outre à la lumière de la notion
d’archive-discours que l’on peut saisir l’importance du recul méthodo­
logique permettant de décrire dans toute sa complexité le régime
des discontinuités à l’œuvre dans les transformations historiques de
la pensée telle qu’elle se donne au sein des « choses dites ». Ce recul
méthodologique ouvre la voie, différente de celle de l’histoire des
mentalités et de l’histoire des idées, que Foucault explorera notam-
ment dans L’Archéologie du savoir.
Le Discours philosophique joue donc à plusieurs égards le rôle de
« commutateur » entre Les Mots et les Choses, d’une part, et L’Archéo‑
logie du savoir, de l’autre. De l’analyse archéologique de la philosophie
comme discours qui se trouve dans les douze premiers chapitres du
manuscrit – et qui prolonge l’entreprise des Mots et les Choses tout en
se focalisant désormais non plus sur les sciences humaines, mais sur
la philosophie –, Foucault passe, dans les trois derniers chapitres,
à l’analyse de l’« archive-discours » et à l’exploration de questions métho­
dologiques ouvrant la voie aux rédactions successives de L’Archéologie
du savoir entreprises dans les deux années suivantes. La notion de
discours, centrale dans l’approche du Discours philosophique, passera
alors à nouveau au second plan au profit de la notion de savoir,
comme d’ailleurs c’était déjà le cas dans Les Mots et les Choses, dont la
préface annonçait un ouvrage à venir censé examiner ses « problèmes
de méthode  142 ».

141.  BNF, Fonds Foucault, cote NAF 28730, Boîte 58, chemise 2, « La place


de l’homme dans la pensée occidentale moderne. Cours de Tunis, 1966‑1968 »,
à paraître dans la même série des « Cours et travaux de Michel Foucault avant
le Collège de France » que le présent volume.
142.  Id., Les Mots et les Choses, op. cit., note 1, p. 13.
Situation 291

En analysant les « fonctions internes » du discours comme autant de


« pratiques discursives », Foucault inscrit en outre Le Discours philoso‑
phique dans un horizon qui sera bientôt le théâtre d’une confrontation
avec Althusser et ses élèves  143. On peut également lire sa leçon inau-
gurale au Collège de France en 1970 comme le prolongement de cet
effort pour loger le discours dans l’archive : Foucault se penche alors
sur les procédures « internes » et « externes » par lesquelles « dans toute
société la production du discours est à la fois contrôlée, sélectionnée,
organisée et redistribuée »  144.
Enfin, dans le cours sur Nietzsche de 1969‑1970 au Centre univer-
sitaire expérimental de Vincennes, le diagnostic de nous-mêmes et de
notre actualité s’élargit de la description des contraintes culturelles de

143.  En octobre 1966, après la publication de Lire « Le Capital », Louis Althusser


transmet à ses disciples trois notes « se rapportant à la théorie des discours, dont
l’occasion est fournie par une réflexion sur le statut du discours inconscient,
et son articulation sur le discours idéologique » (« Trois notes sur la théorie des
discours », dans Écrits sur la psychanalyse. Freud et Lacan, éd. par Olivier Corpet
et François Matheron, Paris, Stock-IMEC, 1993, p. 111‑170) ; Étienne Balibar
réagit à ces notes quelques mois plus tard (« Note sur la théorie du discours »,
Décalages, vol. 2, no 1, 2016, p. 1‑37). Les vifs débats entre Althusser et ses
disciples sur ces questions, notamment dans la conjoncture de mai 1968, accom-
pagneront les réflexions de Foucault autour des relations entre le discursif et le
non-discursif dans les années à venir. Un autre moment significatif de confronta-
tion avec des disciples d’Althusser a lieu lorsque Foucault est invité à contribuer
à un numéro des Cahiers pour l’analyse – la revue du Cercle d’épistémologie
fondé en janvier 1966 par Jacques-Alain Miller et François Régnault – consacré
à la « Généalogie des sciences » et paru à l’été 1968. Voir D. Defert, « Chrono­
logie », art. cité, p. 36 et 41 ; M. Foucault, « Sur l’archéologie des sciences.
Réponse au Cercle d’épistémologie » [1968], dans DE I, no 59, p. 724‑759.
Ces discussions contribueront à amener Foucault à employer provisoirement,
tout en l’infléchissant à sa manière, un concept, celui d’« idéologie », par la suite
récusé dans son cours sur la sexualité donné en 1969 au Centre universitaire
expérimental de Vincennes (voir « Le discours de la sexualité. Cours donné à
l’université de Vincennes. 1969 », dans La Sexualité. Cours donné à l’université
de Clermont-Ferrand (1964), suivi de Le Discours de la sexualité. Cours donné à
l’université de Vincennes (1969), éd. par Claude-Olivier Doron sous la dir. de
F. Ewald, Paris, Éditions de l’EHESS-Gallimard-Seuil, 2018, p. 129‑133). Sur
les discussions entre Foucault et le marxisme althussérien dans les années 1970,
portant notamment sur la naissance de l’appareil d’État, voir la « Situation » de
François Ewald et Bernard E. Harcourt dans M. Foucault, Théories et Institutions
pénales. Cours au Collège de France, 1971-1972, éd. par B. E. Harcourt sous la
dir. de F. Ewald et A. Fontana, Paris, Éditions de l’EHESS-Gallimard-Seuil,
2015, p. 262 et suiv., ainsi que la « Lettre d’Étienne Balibar », ibid., p. 285-289.
144.  M. Foucault, L’Ordre du discours. Leçon inaugurale au Collège de France
prononcée le 2 décembre 1970, Paris, Gallimard, 1971, p. 10.
292 Le discours philosophique

l’archive-discours à l’analyse des « forces [qui] ont joué et jouent encore


pour que nous soyons là » : il constitue l’un des opérateurs cruciaux
de l’inscription de l’archéologie dans la généalogie. Le diagnostic y
est en effet redéfini comme un geste « qui porte sur le corps même
du présent » et qui fait du présent le théâtre « de ce qui est là en nous
dans notre corps » : il s’agit désormais, pour Nietzsche comme pour
­Foucault, de saisir dans notre physiologie les « origines multiples » qui
s’y déploient en tant qu’instincts, valorisations et éléments contradic-
toires en lutte les uns avec les autres  145. Ainsi, en 1971, le diagnostic
indique le « besoin d’histoire » du généalogiste, où la philosophie elle-
même est censée se loger si elle veut « diagnostiquer les maladies du
corps, les états de faiblesse et d’énergie, ses fêlures et ses résistances
pour juger de ce qu’est un discours philosophique »  146.
Si Foucault, dans le sillage de Nietzsche, présente le philosophe
comme « médecin de la culture  147 », c’est qu’il a, comme lui, une
idée agonistique de la médecine comme de la philosophie. Dans une
perspective de longue durée, on serait tenté de dire que l’attention
presque exclusive que Foucault porte à la philosophie dans Le Discours
philosophique disparaît immédiatement après, pour ne resurgir qu’à
la fin de sa vie, quoique de manière différente, à l’occasion de ses
analyses de la philosophie antique comme souci de soi et entreprise
parrèsiastique  148. Ce serait pourtant une erreur. Certes, les réticences
de Foucault à se présenter comme philosophe sont bien connues :
en 1965 déjà il déclare n’être pas « très philosophe  149 », une affirmation
qu’il réitère plusieurs fois, et de manière encore plus tranchante, dans

145.  BNF, Fonds Foucault, cote NAF 28730, Boîte 65, « Nietzsche. Cours


donné au Centre universitaire expérimental de Vincennes (1969‑1970) »,
à paraître dans cette même série des « Cours et travaux de Michel Foucault
avant le Collège de France ».
146.  M. Foucault, « Nietzsche, la généalogie, l’histoire » [1971], dans DE I,
no 84, p. 1004‑1024, ici p. 1008.
147.  Supra, p. 16.
148.  Voir notamment M. Foucault, L’Herméneutique du sujet, op. cit. ; id.,
Le Gouvernement de soi et des autres. Cours au Collège de France, 1982‑1983,
éd. par F. Gros sous la dir. de F. Ewald et A. Fontana, Paris, Éditions de
l’EHESS-Gallimard-Seuil, 2008 ; id., Discours et Vérité, précédé de La Parrêsia,
éd. par Henri-Paul Fruchaud et Daniele Lorenzini, intro. par F. Gros, Paris,
Vrin, 2016 ; id., Le Gouvernement de soi et des autres, t. II, Le Courage de la
vérité. Cours au Collège de France, 1983‑1984, éd. par F. Gros sous la dir. de
F. Ewald et A. Fontana, Paris, Éditions de l’EHESS-Gallimard-Seuil, 2009.
149.  Id., « Philosophie et psychologie », art. cité, p. 466.
Situation 293

les années 1970  150. Cependant, Le Discours philosophique nous permet


de repérer une continuité remarquable dans ses travaux : si l’on définit
la philosophie non pas comme un questionnement fondamental qui
aurait hanté l’humanité dès le début des temps, ni comme un discours
qui prolonge à l’infini d’autres discours traditionnellement considérés
comme « philosophiques », mais bien plutôt comme une activité de
diagnostic du présent ou comme une « histoire du présent  151 », on
s’aperçoit que Foucault n’a au fond jamais cessé d’être philosophe.
En effet, si la philosophie, après Nietzsche, apparaît dans la multi-
plicité des interstices entre un discours et un autre, c’est bien de cela
qu’il s’agit lorsque, à partir des années 1950 et jusqu’à la fin de sa
vie, Foucault développe ses analyses dans les espaces entre discours
littéraires, scientifiques, religieux, judiciaires, moraux et politiques, en
refusant – à quelques exceptions près – l’exercice de commentaire des
grandes œuvres philosophiques.
Dans un entretien de 1978, Foucault revient précisément sur cette
idée : « Ce qui fait que je ne suis pas philosophe dans le sens classique
du terme », explique-t-il, c’est que « je ne m’intéresse pas à l’éternel »,
mais à « l’événement »  152. Et il poursuit :

L’événement n’a guère été une catégorie philosophique, sauf peut-


être chez les stoïciens, à qui cela posait un problème de logique.
Mais c’est, là encore, Nietzsche qui le premier, je crois, a défini
la philosophie comme étant l’activité qui sert à savoir ce qui se
passe et ce qui se passe maintenant. Autrement dit, nous sommes
traversés par des processus, des mouvements, des forces ; ces pro-
cessus et ces forces, nous ne les connaissons pas, et le rôle du

150.  Voir, par exemple, id., « Folie, littérature, société » [1970], dans DE I,
no 82, p. 972‑995, ici p. 973 : « [V]ous avez dit au début que j’étais philosophe :
cela m’embarrasse et j’aimerais commencer par ce point. Si je suis arrêté par
ce mot, c’est que je ne me considère pas comme philosophe. Ce n’est pas de
la fausse modestie. Il s’agit plutôt de l’une des caractéristiques fondamentales
de la culture occidentale depuis cent cinquante ans : la philosophie, en tant
qu’activité autonome, a disparu. » Voir aussi id., « Je suis un artificier » [1975],
dans Roger-Pol Droit, Michel Foucault, entretiens, Paris, Odile Jacob, 2004, où
Foucault refuse de se définir historien ou philosophe, et soutient être plutôt
un « artificier » (p. 51).
151.  Id., Surveiller et Punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975, p. 35.
152.  Id., « La scène de la philosophie » [1978], dans DE II, no 234, p. 571‑595,
ici p. 573.
294 Le discours philosophique

philosophe, c’est d’être sans doute le diagnosticien de ces forces,


de diagnostiquer l’actualité  153.

La philosophie telle que Foucault la pratique est donc une philo­


sophie du présent et de l’événement  154. Elle possède une fonction
critique qui, loin d’être transcendantale, est « archéologique dans sa
méthode » et « généalogique dans sa finalité » : elle est archéologique
parce qu’elle ne cherche pas « à dégager les structures universelles de
toute connaissance ou de toute action morale possible », mais elle traite
« les discours qui articulent ce que nous pensons, disons et faisons
comme autant d’événements historiques » ; elle est généalogique parce
qu’elle ne déduit pas « de la forme de ce que nous sommes ce qu’il nous
est impossible de faire ou de connaître », mais dégage « de la contin-
gence qui nous a fait être ce que nous sommes la possibilité de ne
plus être, faire ou penser ce que nous sommes, faisons ou pensons »  155.
Bref, l’objectif du philosophe « médecin de la culture » est éminem-
ment critique. Il s’agit, comme le préconise Gaston Bachelard, de se
déprendre des valeurs et des hiérarchies traditionnelles et, « en lisant
tout », de jouer « contre sa propre culture, avec sa propre culture » :

[Bachelard] fait penser, si vous voulez, à ces joueurs d’échecs


habiles qui arrivent à prendre les grosses pièces avec des petits
pions. Bachelard n’hésite pas à opposer à Descartes un philosophe
mineur ou un savant… un savant, ma foi, un peu… un peu
imparfait ou fantaisiste du xviiie siècle. Il n’hésite pas à mettre
dans la même analyse les plus grands poètes et puis un petit
mineur qu’il aura découvert comme ça, au hasard d’un bou-
quiniste… Et faisant cela, il ne s’agit pas du tout pour lui de

153.  Ibid. ; voir aussi supra, p. 171 : « La question qui doit être posée […] est
une question purement diagnostique : qu’est-ce donc qui se passe aujourd’hui,
en ce maintenant singulier où on parle de la philosophie comme d’un simple
mode de discours ? On peut tout de suite remarquer […] qu’avec cette manière
d’interroger, on a bien affaire à un discours qui traite de son propre maintenant,
comme la philosophie tout entière depuis le xviie siècle ; cependant, il ne s’agit
pas de lui demander comment il lui est donné d’articuler la vérité, mais de dire
quel est cet événement – cette ouverture non encore nommée à l’intérieur de
laquelle il parle. »
154.  M. Foucault, « La scène de la philosophie », art. cité, p. 573.
155.  Id., « Qu’est-ce que les Lumières ? » [1984], dans DE II, no 339,
p. 1381‑1397, ici p. 1393.
Situation 295

reconstituer la grande culture globale qui est celle de l’Occident,


ou de l’Europe, ou de la France. Il ne s’agit pas de montrer que
c’est toujours le même grand esprit qui vit, fourmille partout, qui
se retrouve le même ; j’ai l’impression, au contraire, qu’il essaie
de piéger sa propre culture avec ses interstices, ses déviances, ses
phénomènes mineurs, ses petits couacs, ses fausses notes  156.

Si le travail de Foucault, d’un bout à l’autre de sa vie, est bien un


travail philosophique, c’est qu’il vise sans cesse à piéger sa propre
culture – et à nous piéger nous – afin d’ouvrir la possibilité de penser
et de vivre autrement.

O. I. et D. L.

156.  Id., « Piéger sa propre culture » [1972], dans DE I, no 111, p. 1250‑1251,


ici p. 1250.
Index des notions

Acte de parole : 22, 27‑28, 213‑214, Commentaire : 47‑48, 54‑55, 83, 85‑86,
216‑219, 221‑223, 225, 241‑244, 246, 92‑94, 96‑97, 106, 110, 117, 121‑122,
248, 269, 271, 285, 288‑289 128, 134‑135, 151, 153, 252, 254, 258,
Actualité : 18, 21‑22, 58‑62, 69, 144, 166, 272‑274, 277, 280, 283, 293
174, 176‑177, 187, 212, 217, 240, 244, Connaissance : 14‑15, 21, 24, 39‑40,
252, 265, 268‑269, 271, 276‑277, 279, 67‑68, 73, 81‑82, 96‑97, 102, 113,
281, 288‑289, 291, 293 116‑117, 120, 132‑133, 138‑139,
Âge classique : 52, 76, 95, 109, 137, 140, 144‑145, 166, 172, 175, 199, 202, 204,
142‑143, 150, 156, 164, 234‑235, 240, 210‑213, 227, 233‑234, 236, 243‑245,
253, 269 252, 264, 275, 285, 294
Âme : 14‑15, 18, 44, 96, 98‑103, 107, Conscience : 35‑38, 41, 43, 49‑51, 69,
128‑129, 132‑136, 163, 181, 200, 275 88, 97, 119, 121, 125‑126, 164, 187,
Anthropologie/anthropologique : 27, 126, 204, 207, 211‑212, 220, 243‑244, 264
136‑137, 143, 145, 165, 188, 200‑202, – prise de conscience : 67‑69, 91,
205, 236, 256, 276, 290 93‑94, 97, 122, 136, 139, 141‑142,
Apparence : 60‑61, 91, 94, 105, 110‑111, 159, 212, 246, 256, 272, 274
113‑118, 120‑121, 128, 131, 133, Continuité, discontinuité : 45, 47, 54, 71,
138‑139, 142, 155, 177‑178, 196, 206, 74, 98‑99, 125, 129, 143, 150, 153,
246, 254, 256, 273‑274 159‑160, 162, 166‑167, 174, 179‑180,
Archéologie/archéologique : 40, 55, 186‑187, 212, 215, 236‑239, 275, 278,
124‑125, 165, 187‑188, 223‑225, 284, 287, 290, 293
239, 251‑252, 257, 263, 265‑268, 270, Corps : 14‑15, 18, 32‑33, 41, 43, 65,
273‑279, 281, 284‑291, 294 78‑80, 97, 100‑101, 114, 132‑133,
Archive : 213, 217‑221, 223‑225, 227‑236, 135, 163, 185, 188‑189, 267, 274, 292
238, 240‑244, 257, 270, 285‑291 Crise : 61, 118, 173‑176, 186, 193, 204,
– archive-discours : 167, 218‑221, 209, 224, 258, 277, 280‑281
223‑224, 227‑229, 235‑239, 243‑244, Critique : 27, 48‑49, 62, 66‑67, 91,
251, 258‑259, 268, 286‑288, 290‑291 94‑96, 102, 104, 107, 110, 114, 116,
Aujourd’hui : 17‑18, 21, 24, 177, 267‑270, 118, 121‑122, 126‑128, 130, 134‑138,
280, 289 140‑141, 144, 152, 157, 159‑161, 172,
176, 179, 196, 200, 201, 205, 211, 232,
Certitude : 15, 34, 112‑120, 123, 127, 253‑254, 256, 273‑274, 285, 294
132‑136, 138‑139, 141, 182, 254, 256, –  fonction critique : 66, 68, 94, 97,
274 113, 115, 120, 122, 126, 155, 178,
Christianisme : 86, 206, 232 272, 274, 279, 282, 294
Chute, péché : 14, 32‑33, 60, 79, 95, 100, Culture/culturel : 15‑18, 21, 26, 52‑53,
113‑114 62, 68, 71‑72, 74, 95‑96, 118, 122,
Cogito : 37‑38, 142, 163, 204 158, 167, 170, 173, 186, 194, 204‑205,
298 Le discours philosophique

207, 210, 212‑224, 227‑229, 231‑232, 115, 124, 138‑139, 145, 155, 163‑164,
234, 236‑237, 239‑241, 243, 245‑248, 166, 173‑176, 178‑179, 181, 187, 207,
254, 266, 268‑269, 284‑289, 291‑292, 212, 220, 222, 224‑225, 234‑235, 253,
294‑295 256, 266, 271‑272, 275‑276, 278‑279,
–  culture occidentale : 14‑15, 37, 60, 282, 285‑286
75, 88, 97, 143, 165, 220, 242, 253, – discursivité, pratiques discursives :
258, 288, 290, 293 154, 240, 244, 246‑249, 291
–  extradiscursif : 63, 167
Déchiffrement : 97, 134, 141, 154‑155, –  non discursif : 245, 248, 291
196, 218, 231, 233, 237, 272, 278 – prédiscursif : 152, 154, 159, 245,
Dehors : 22, 56, 58, 62, 65, 190, 240, 277, 288
253, 271, 284
Désaliénation : 122, 125, 254, 274 Écoute/écouter : 13‑16, 32, 51, 93, 177‑178,
Dévoilement : 33, 41, 44, 52, 94, 110‑113, 180, 195, 246, 279
117‑119, 128‑130, 132, 134, 141‑142, Écrire/écriture : 22, 25‑26, 63, 69, 173,
157, 182, 254‑256, 273 217, 219‑220, 227, 229, 231, 233‑234,
Diagnostic/diagnostique/diagnostiquer : 238, 252, 288‑289
13‑20, 95, 166, 171, 188, 209, 240, –  Écriture sacrée : 83‑86, 92‑93, 99,
251‑252, 258, 265, 267‑269, 277, 215, 232,
279‑281, 284‑285, 289‑293 Empirisme/empirique : 13, 38, 40, 60,
Dieu : 14‑15, 25, 30, 33, 73, 81‑86, 88, 130‑131, 138, 144‑145, 210, 213,
96, 99‑104, 106‑107, 116, 128‑129, 216, 235‑236
131‑136, 172, 177, 179, 182‑185, 188, Encyclopédie/encyclopédique : 92‑94, 106,
200, 205, 232‑233, 246‑247, 254, 275, 110, 112, 115‑118, 121, 139, 155, 158,
279 176, 232, 254‑256, 273‑274
Discours : Énoncé : 14, 22‑25, 28‑29, 31, 36‑37, 41,
–  discours littéraire, fiction, littérature : 44‑45, 47, 50‑51, 56‑60, 65, 67‑68, 74,
24‑28, 41‑50, 52‑53, 56‑58, 61‑65, 73, 80‑82, 84‑87, 91, 93, 96, 98, 112, 116,
75‑78, 83, 87, 92, 155, 157‑158, 178, 124, 129, 150‑151, 155‑158, 166‑167,
180‑182, 191, 211, 215, 222, 232, 234, 179, 195, 199, 214‑219, 222‑225, 228,
258, 272, 276, 278‑279, 282, 293 234, 242, 246‑249, 255, 258, 268,
–  discours philosophique, philosophe, 270‑274, 277, 282, 286
philosophie : 21‑22, 26, 29‑38, 42, Erreur : 15, 33‑34, 60, 62, 67, 114‑116,
44‑45, 47‑48, 50‑52, 57‑60, 62, 64‑68, 118, 121, 132‑134, 138‑139, 158, 167,
72‑73, 75, 86, 91‑97, 99‑105, 109‑110, 176, 200, 214, 274
112‑131, 134‑135, 137‑143, 147‑148, Ethnologie/ethnologique : 26, 38, 167,
150‑159, 161, 164‑166, 169‑174, 176, 207, 218, 223, 228‑229, 239, 258‑259,
178‑183, 185‑189, 192‑198, 200‑206, 264, 284‑285, 287
209, 212, 234, 251‑252, 259, 263, Être : 13‑15, 17‑19, 30, 52‑53, 56, 99,
267‑268, 270‑285, 290, 292
103‑104, 120, 128‑129, 131, 135‑137,
–  discours quotidien : 24, 41, 48, 50,
143, 177, 199‑206, 211, 213, 233, 245,
56‑59, 61, 63, 65‑66, 68, 91, 93, 196,
271‑272, 282 275‑276, 282‑283
–  discours religieux, religion, théologie : Événement : 13, 28, 32, 50, 76, 84, 93,
26, 73, 78‑79, 81, 83, 85‑86, 92, 96, 99, 102, 112‑114, 123, 136, 147, 169,
98‑99, 106, 115‑116, 118, 158, 178, 171, 178, 191‑193, 196‑198, 209‑212,
180, 207, 215, 231‑232, 234, 240, 272, 216, 224, 231, 234, 236‑239, 246, 248,
275, 283 278, 287, 293‑294
–  discours scientifique, science : 23‑25, Évidence : 33‑34, 36, 41, 87, 113‑114,
30‑31, 37‑39, 44‑47, 50, 52, 56, 58‑61, 120, 127, 132, 141‑142, 157, 174, 204,
65‑68, 73, 75, 78‑86, 91‑92, 96, 98‑99, 207, 245, 255
Index des notions 299

Examen : 83, 116‑118, 133‑134, 136, 139, 245‑247, 251‑254, 259, 264, 267,
141, 254, 256, 274 275‑276, 282, 285
Exégèse : 15, 51, 83, 85, 92‑93, 178, 182,
196, 239, 276, 280, 282 Idéologie/idéologique : 126, 154‑156, 158,
Expérience : 21, 23, 30‑31, 38, 45, 51, 164, 175, 214, 217, 220, 278, 291
58, 61, 65‑67, 71, 78, 93, 97, 100‑101, Illusion : 15, 37, 53, 60, 62, 67‑68, 101,
105, 107, 116‑117, 119‑122, 124, 127, 107, 114, 116, 139, 185, 235, 252
131‑132, 144, 151, 153‑156, 161‑166, Imitation : 46, 49, 53‑54, 258
172, 179, 181‑183, 201‑204, 213, 223, Inconscient : 44, 64, 67‑68, 91, 94, 110,
228, 245‑249, 254, 275, 277‑278, 283, 118, 120‑122, 143, 254‑255, 264, 273,
286, 288 291
Interprétation : 16, 51‑53, 58, 91, 94,
Finitude : 33, 40, 100‑101, 106, 121, 127, 97, 110, 113, 119‑120, 122, 127, 136,
136‑137, 141‑142, 145, 172, 188, 201, 178, 182, 196, 239, 254‑256, 258, 267,
276 272‑274, 279, 283
– analyse/analytique de la finitude : Intuition : 130, 144, 154, 157, 159, 162
121‑122, 125‑126, 136, 144, 201, Imagination : 33, 44, 97, 100, 114‑115,
254, 274 118, 121, 132‑133, 141, 144, 185, 274
Folie, déraison : 39, 126, 164, 185‑186, Impression : 25, 33, 97, 100, 113, 116,
189‑190, 228, 249 127, 130, 132, 135,
Fondement/fondamental : 28, 31, 38, 52,
88, 91, 97‑98, 102, 113, 115, 119, 122, Je-ici-à présent : 22‑23, 30, 32‑33, 36,
128, 132‑133, 136‑137, 139, 142, 145, 46, 271
154, 157‑158, 173, 175‑176, 179,
Je pense : 37‑39, 41, 87, 100
181‑182, 196, 198‑199, 203, 211, 254,
Justification : 30‑31, 42‑43, 51, 58, 79,
256, 264, 276, 282, 284
91, 94, 103, 110, 113, 118, 122, 134,
185, 187, 195, 246, 254, 271‑274,
Histoire/historique, historicité : 16, 18, 26,
279
29, 38‑39, 41, 44, 46‑50, 52, 54‑55, 58,
61, 63‑65, 69, 72, 74, 77, 81, 83‑86,
Langage : 19, 22, 24‑28, 33, 37, 41, 44,
92‑93, 96‑97, 109, 111, 118‑119,
47‑51, 53, 56, 58‑61, 63‑66, 74, 85,
121‑124, 126, 128‑129, 136‑137,
92‑93, 95, 98, 104, 106, 113, 125‑126,
139‑140, 142, 147‑148, 150, 152,
130‑131, 143‑144, 165‑166, 171, 178,
154‑156‑159, 161‑165, 167, 170‑175,
186, 188‑191, 194, 196‑198, 202, 204, 182‑184, 188, 190, 193, 198, 200‑201,
206‑207, 210, 215, 220, 223‑224, 229, 205‑206, 210‑213, 221, 223‑225, 228,
235‑240, 246‑247, 252, 254, 256, 258, 233‑236, 240, 244, 253‑254, 258,
264, 267‑268, 274, 278, 282‑284, 267‑268, 270‑272, 275‑276, 279, 283,
287‑290, 292‑294 285
–  histoire/historiens de la philosophie : Langue : 21‑22, 26‑27, 51, 56, 71, 96,
64‑65, 72, 94, 110‑111, 122, 124‑125, 106, 144, 201, 206, 210‑211, 213‑214,
137, 149, 151‑167, 169‑170, 178, 187, 217, 221‑223, 225, 228, 231, 234,
195, 206‑207, 265‑266, 274‑275, 237‑238, 248, 253, 257, 269‑271, 286
277‑278, 282, 290 Légitimation : 117, 120, 128, 132, 155,
Homme : 13, 15, 17, 19, 29, 38, 49‑50, 179, 256, 272, 279
59‑60, 68, 74, 79‑84, 88, 97, 101, 104, Liberté/libre : 15, 34, 43, 106, 112, 117,
106, 115, 117, 125‑126, 128, 131, 133, 139, 141, 145, 196, 202, 264, 282
135‑136, 140, 143‑144, 154, 163‑164, Linguistique, extralinguistique : 22‑23,
183‑185, 188, 196, 199, 201‑203, 205, 25‑28, 38, 50, 56, 60, 63, 106, 181,
211‑213, 216, 231, 234, 236, 239, 201‑202, 207, 210‑211, 213, 216‑217,
300 Le discours philosophique

221‑222, 228, 231, 244, 248, 264, 236‑237, 240, 246, 253, 259, 267‑268,
270‑271 274, 279, 284‑285, 288‑289
Logos : 31, 94, 123, 135‑136, 154‑155, Mythe : 48, 56, 87, 167, 198, 210, 217,
165, 195, 199, 230‑231, 254, 256 233, 278, 283
–  logos du monde : 93, 97, 115, 117,
123, 158‑159, 178, 182, 198, 273, Nature/naturel : 30, 32‑34, 38, 40, 68,
280, 283 72‑73, 81‑82, 84, 86, 96‑97, 101,
Lumières : 117, 122‑123, 134, 137, 274 115‑116, 136, 142, 145, 154, 172,
174‑175, 196, 230, 233, 235, 246
Maintenant : 18, 21‑27, 29‑36, 38, 41‑42, –  nature humaine : 97, 167, 212, 285
44‑53, 57‑66, 68, 79, 81, 84, 86‑87, Nihilisme : 177, 279
92‑94, 96‑97, 100, 112‑113, 117‑119, Non-philosophie : 60, 95, 161, 166,
129, 166, 171, 173, 180, 183, 234, 257, 175‑176, 181, 187, 204, 268, 280
259, 269‑275, 277‑279, 293‑294
Manifestation : 27, 33‑34, 41‑42, 44, Objet : 24, 30, 35, 71, 98‑105, 107, 124,
52‑53, 62, 72, 85, 92, 94, 110, 118‑120, 128‑129, 131‑134, 140, 144, 152, 159,
122‑123, 135, 138, 140‑141, 156‑159, 169‑171, 177‑178, 181, 199, 206‑207,
178, 182, 186, 199, 212, 242, 244, 254, 214, 228, 236, 249, 253, 255, 259, 264,
256, 258, 273 275, 279, 285, 287
Mathématiques/mathématique : 45, Œuvre : 18, 25‑26, 29, 45‑49, 53, 55, 57,
54, 73, 80, 99, 125, 130, 144, 160, 61‑64, 76‑78, 83, 86, 91, 102, 110‑111,
165‑166, 174, 181, 191, 205 124‑125, 131, 137, 140, 143, 151‑155,
Mathesis : 38‑40, 80 159‑163, 165, 167, 171, 178‑179, 185,
Maladie, médecine/médical : 15‑16, 18, 191‑193, 196, 206, 240, 242, 246, 258,
23, 126, 183, 188, 292 266, 275, 277‑278, 293
Mémoire : 16, 94, 114‑115, 118, 122‑123, Ontologie : 18, 103‑106, 128‑129,
135, 140, 155, 210, 229‑230, 242, 135‑137, 144, 202, 275‑276, 281‑283
254‑256, 273, 288 Ordre : 15‑16, 38‑39, 42, 49, 52, 59, 63,
Métaphysique : 14, 18‑19, 63, 78, 99, 68, 73‑75, 80, 86, 91, 98‑99, 110‑111,
101‑107, 126, 128, 132, 134‑138, 116, 124, 127‑128, 133‑136, 139, 141,
143‑145, 163, 177‑179, 181‑182, 148, 150, 154, 163, 165, 174, 200‑201,
195‑196, 199‑201, 205, 256, 275‑276, 209, 221, 236, 253, 255‑256, 264, 273,
279, 282 275, 284‑285
Monde : 16, 18, 30‑31, 35, 50, 53, Origine/originaire : 13, 15‑17, 19, 28,
66‑68, 71, 73‑74, 76‑86, 92‑94, 32‑34, 37, 52‑53, 63, 69, 72, 83, 87,
97‑104, 106‑107, 115‑118, 122‑123, 91, 93‑95, 97‑100, 105, 109‑116,
125, 127‑129, 131‑136, 138‑139, 141, 117‑121, 123, 128, 132‑133, 136‑139,
154, 158‑159, 161, 165, 167, 172‑173, 142, 148, 151, 153, 155, 157, 162,
175‑178, 180, 182, 186, 198‑200, 165, 175, 177‑179, 182, 188, 197‑199,
205‑206, 233‑234, 239, 245‑247, 256, 205‑206, 231, 233, 240, 254, 256,
272‑275, 282‑283, 287 272‑273, 278‑279, 284, 292
Mort : 15, 79, 102‑103, 183‑184, 197 Oubli : 14‑15, 17‑18, 32, 34, 37, 60,
–  mort de Dieu : 100, 102, 205, 279 67, 80, 95, 114, 158, 167, 177‑178,
–  mort de l’homme : 254, 263, 265 197‑198, 204, 219, 279, 282
Moyen Âge : 103, 107, 232, 246
Mutation : 73, 75, 78, 81, 83‑86, 91, Parole : 13, 15‑16, 22, 26, 34, 42, 44,
102, 129, 137, 140‑141, 166, 177, 46, 51, 62, 65‑66, 74, 84, 93, 95‑96,
180, 185‑187, 191‑192, 197, 209‑210, 106, 113, 123, 142, 154‑155, 157‑158,
212‑213, 220, 224, 229‑230‑232, 164, 170, 174, 178, 180, 184‑185, 197,
Index des notions 301

199, 210, 214‑216, 218‑221, 223, 227, Réflexion : 50, 93, 100, 113‑114, 122,
242, 244, 246‑247, 257, 272, 280, 283, 128, 140‑141, 144‑145, 195, 201, 206,
285‑286, 288‑289 248, 252, 256, 258, 267, 272, 279
–  parole de Dieu : 25, 83‑86, 116 Renaissance : 53, 81‑82, 233‑234, 246
Pensée : 18, 20‑21, 33, 38‑39, 41, 50, Représentation : 24, 37, 39, 51, 104, 107,
52, 54, 63, 69, 71‑72, 74‑75, 78‑79, 134, 137, 143‑144, 154, 167, 199‑201,
88, 92, 95‑96, 104‑105, 120, 122, 233‑236, 242‑243, 245, 248, 253,
125‑126, 128‑129, 132‑134, 143‑145, 256‑257, 275‑276
147, 152‑153, 158, 161, 163, 165, Rupture : 63, 74, 114, 123, 188, 207, 215,
174‑175, 179‑180, 187‑190, 192, 238‑239, 287
1954‑195, 198‑200, 202‑205, 207,
210‑211, 220‑221‑223, 228, 231‑232, Savoir : 13, 15, 21, 24, 28, 39‑40,
234, 236‑237, 247, 251‑253, 257, 268, 60‑61, 66‑69, 74, 78‑79, 81‑83, 86,
276‑277, 285‑286, 290 95, 115‑118, 124, 126, 132, 165,
Perception : 15, 43, 50‑51, 114, 119, 129, 174‑176, 179, 198, 206, 212‑213, 215,
131, 154, 163, 199, 246, 280 230, 232‑236, 242, 246, 252‑253, 270,
Phénoménologie/phénoménologique : 273, 285, 290
105, 141‑142, 145, 163, 165, 189, Sciences humaines : 40, 145, 163, 211,
203‑205, 267, 283‑284 236, 239, 253, 263‑264, 276, 285,
Philologie/philologique : 50, 83, 189, 221, 290
225, 240 Signe : 13‑14, 16, 22‑24, 27, 32, 42, 53,
Physique : 50, 78‑79, 99‑100, 106, 138, 174 58, 62, 79, 82, 84‑86, 113‑114, 129,
130‑131, 154, 167, 170, 172, 192‑193,
Poésie/poétique : 19, 178‑179, 186, 195,
196, 198, 207, 210, 214, 233‑236, 246,
199, 206, 230
248‑249, 253, 257, 269, 271, 282
Politique : 59, 150, 154, 156, 158, 160,
Structuralisme, structure : 17, 26‑28, 39,
164, 173, 178‑181, 185‑186, 191, 196,
45, 48, 51, 55, 120‑121, 124, 141, 145,
215, 217, 220, 266, 272, 282, 293
159, 164‑166, 202‑203, 205, 207, 211,
Positivisme : 136, 175‑176 223, 228, 246, 248, 263‑264, 267, 271,
–  positivisme logique : 166, 195, 198,
281‑283, 290, 294
201‑202, 281‑283
Subjectivité, sujet : 22‑25, 28‑29, 32,
Présent : 18, 22‑24, 26, 29, 32‑34, 41, 45,
34‑38, 40‑41, 43‑46, 48, 52‑53, 56‑57,
47‑48, 50‑51, 57‑59, 61‑63, 65, 74‑75, 65, 69, 77, 80‑81, 91‑93, 97‑98, 101,
77‑80, 84, 95, 98, 112, 119, 129, 144, 110, 112‑113, 117, 119, 120, 122‑123,
156, 176‑177, 188, 193, 212, 215, 240, 129, 132‑133, 135‑136, 139‑141, 145,
251‑252, 267‑269, 271, 281, 284‑285, 157, 163, 165, 172‑173, 175, 179,
289, 292‑294 181‑185, 189‑190, 195, 198‑199,
Proposition : 28, 48‑49, 58, 71, 80‑81, 93, 213, 218, 243‑245, 252‑254, 256‑257,
98, 100, 109, 112, 116, 130, 151‑152, 268‑269, 271, 274, 276, 279, 282
155, 157, 161‑162, 173, 195, 199, 213, –  subjectivité constituante : 176, 179,
215‑217, 222, 234, 247, 249, 255, 269, 181
273, 277, 281 –  subjectivité transcendantale : 97, 100,
Psychanalyse : 38, 181, 264 110, 139, 145, 213
Psychologie/psychologique : 29, 38, 44, 55, – sujet parlant : 23‑27, 29, 31‑33,
99. 106, 136, 145, 152, 163, 167, 206, 45‑47, 50, 58, 64, 66, 68, 72, 74‑75,
213‑214, 217, 219‑220, 253, 265, 276 77, 79, 81, 84, 87, 93, 98‑99, 112‑115,
118, 156‑157, 178, 180, 183, 189, 195,
Rationalisme : 130 213‑214, 218, 234, 242, 258, 271
Recollection : 58, 93, 95, 110, 115, –  théorie du sujet : 35, 37‑38, 41, 44,
121‑123, 135, 140, 154, 158, 273 52, 91, 94, 273
302 Le discours philosophique

Système : 21‑22, 45, 47, 50, 59‑61, 213, 219, 223, 234, 236, 245‑246, 248,
68‑69, 71, 74‑75, 78, 91, 93, 95‑96, 268, 279, 282, 285‑286, 294
98, 100‑102, 106, 109‑111, 124‑125,
128, 130, 137, 143, 149‑150‑151, Vécu : 61, 66, 163, 201‑203, 213,
153‑155, 159‑161, 163, 165‑167, 245‑246, 281‑283, 288
169, 171, 174, 176, 187, 200‑202, Vérité/vrai : 14‑15, 23, 28, 30‑39, 41‑45,
210, 212‑221, 227‑229, 231, 233‑234, 50‑51, 58, 61, 66‑68, 75, 79, 81‑83,
236‑238, 240‑241, 247, 249, 264, 266, 84‑87, 92‑95, 102‑104, 107, 112‑124,
269‑271, 273, 278, 285, 187 129‑130, 133‑135, 137‑139, 142, 144,
–  système philosophique : 55, 65, 97, 152, 154‑155, 157, 163‑164, 171‑176,
124‑125, 127‑128, 145, 149‑150, 162, 178, 182‑183, 185‑186, 195, 199, 201,
165 206, 211‑212, 214‑216, 219, 228, 230,
232‑234, 242, 245, 247, 249, 255, 258,
Transcendance : 52, 196, 206, 282‑283 266, 268, 271‑272, 276, 278‑280, 285,
Transcendantal : 37, 97, 99‑100, 110, 294
139, 142, 144‑145, 167, 202, 213, 236, Vie : 68, 76, 102, 105, 135, 144, 165,
253, 264, 276, 294 175, 179, 183, 206, 220, 276
Vision du monde : 79, 123, 157, 164,
Universalité, universel : 25, 35‑37, 39, 166‑167
50‑51, 66‑68, 83, 87, 97, 104, 138‑139, Volonté/vouloir : 33, 73, 82, – 83, 97,
144‑145, 157, 159, 165, 171, 173, 211, 105, 135, 167, 178, 199, 245, 276
Index des noms

Abraham : 100 Bouveresse, Jacques : 55, 166


Alcuin : 232, 239 Bovelles, Charles de (Bovillus) : 82
Alembert, Jean Le Rond d’, dit : 45, 54, 125 Brentano, Franz : 72
Al-Fārābī : 87 Broch, Hermann : 69
Alquié, Ferdinand : 39, 163, 274, 277
Althusser, Louis : 26, 164, 264, 266, 291 Calvin, Jean : 82
Amadis : 76 Canguilhem, Georges : 166, 266
Anaximandre : 13, 20 Carnap, Rudolf : 206
Anaximène : 20 Cassirer, Ernst : 54
Anselme (saint) : 107 Cervantes Saavedra, Miguel de : 43, 53,
Aristote : 78, 232 62, 69, 71, 76-78, 87-88, 240
Aron, Raymond : 55, 167 Chapsal, Madeleine : 164, 263-264, 266
Artaud, Antonin : 181-182, 189 Charlemagne : 239
Artières, Philippe : 27, 264 Châtelet, François : 263
Austin, John Langshaw : 27-28, 206, 270 Clément d’Alexandrie : 234
Avicenne : 87 Comte, Auguste : 163, 175, 186
Condillac, Étienne Bonnot de : 103, 116,
Bachelard, Gaston : 294 125, 130, 134, 175
Bacon, Francis : 81, 87, 89 Copernic, Nicolas : 73, 78, 80, 88
Bacon, Roger : 87
Badiou, Alain : 145, 166, 266 Darwin, Charles : 88
Balibar, Étienne : 266, 291 David, Madeleine V. : 225
Barthes, Roland : 26 Davidson, Arnold I. : 18, 270
Bataille, Georges : 181-182, 189-190 Defert, Daniel : 9, 17-18, 167, 263, 265,
Bayle, Pierre : 117, 125 289, 291
Beaufret, Jean : 19, 145, 265 Deledalle, Gérard : 28
Bellour, Raymond : 225, 263, 286 Deleuze, Gilles : 188-189, 263
Benoist, Jocelyn : 224 Derrida, Jacques : 190, 205-206, 225, 265,
Benveniste, Émile : 26-27, 165, 270 288
Bergson, Henri : 163 Descartes, René : 14, 20, 29, 31, 33-35,
Berkeley, George : 130-131, 143 37, 39, 50, 52, 55, 67-68, 71-73, 86-87,
Bernard, Claude : 73 92-93, 95-96, 98, 103, 106-107, 109-
Berzelius, Jöns Jacob : 45, 54 111, 118, 125, 128, 130-131, 134, 139,
Blanchot, Maurice : 56, 181, 189 142-143, 163-165, 171, 173-174, 179,
Böhme, Jakob : 82 181-183, 185-187, 189, 191, 194, 197,
Bopp, Franz : 235, 240 203-205, 207, 211, 240, 251-252, 265,
Bourbaki, Nicolas : 45, 54 268, 275, 279-280, 283, 289, 294
304 Le discours philosophique

Destutt de Tracy, Antoine-Louis-Claude : Hume, David : 39, 106, 130, 134, 175
125, 186 Husserl, Edmund : 26, 31, 88, 106-107,
Diderot, Denis : 54, 125 127, 141-142, 145, 176, 179, 181, 191,
Dilthey, Wilhelm : 166-167, 239 194, 197, 203, 205, 211, 283
Dionysos : 183, 185 Hyppolite, Jean : 165-166, 187-188, 266,
Don Quichotte : 43, 53, 75, 77, 87, 234 275
Dreyfus, Dina : 166, 266
Duhem, Pierre : 88 Isaac : 100
Dumézil, Georges : 26, 264
Duns Scot, Jean : 87 Jacob : 100
Jakobson, Roman : 26-27, 53, 264, 270-271
Elkabbach, Jean-Pierre : 26 Jaspers, Karl : 166, 189, 196, 206, 280-283
Empédocle : 180 Jésus-Christ : 178, 185
Engels, Friedrich : 164, 266 Joyce, James : 69
Eribon, Didier : 19, 163-164
Establet, Roger : 266 Kant, Immanuel : 18-19, 31, 39, 91, 102-
107, 127, 129, 134-137, 139-145, 172,
Feuerbach, Ludwig : 126 179, 194, 198, 206, 211, 252, 275
Fichte, Johann Gottlieb : 106, 127, 141, Kierkegaard, Søren : 184, 189
145, 176, 187 Kleinclausz, Arthur : 239
Flaubert, Gustave : 43, 54 Köselitz, Johann Heinrich (Gast, Peter) :
Frege, Gottlob : 192 186, 190
Freud, Sigmund : 80, 88 Koyré, Alexandre : 88

Galilei, Galileo (Galilée) : 71, 73, 78-82, Lacan, Jacques : 26, 264
87-88, 234, 240 Lagrange, Joseph-Louis : 45, 54
Gast, Peter – voir Köselitz, Johann Hein- Leibniz, Gottfried Wilhelm : 130-131, 143,
rich 174, 252
Genette, Gérard : 26 Leroi-Gourhan, André : 225
Gilson, Étienne : 39, 87, 163 Lévi-Strauss, Claude : 26-27, 205, 264
Glass, Salomon : 240 Locke, John : 72, 103, 130
Gouhier, Henri : 163-164, 274, 277 Lovejoy, Arthur Oncken : 54-55
Gourou, Pierre : 27 Luther, Martin : 82
Gramsci, Antonio : 164, 266
Gueroult, Martial : 55, 124-125, 162-163, Macey, David : 19
165, 167, 187, 266, 274, 277 Macherey, Pierre : 126, 163, 266
Guillaume d’Ockham : 87 Malebranche, Nicolas de : 39, 73, 134
Guillaume II (empereur allemand) : 180 Mallarmé, Stéphane : 181, 188-189, 192
Martinet, André : 27
Hazard, Paul : 54-55 Marx, Karl : 38, 126, 164, 187, 266
Hegel, Georg Wilhelm Friedrich : 15, 18, Mélès, Baptiste : 56, 166
39, 69, 126, 143-145, 165, 171, 176, Merleau-Ponty, Maurice : 26, 163, 165,
186-189, 246, 249, 275 187, 265-266
Heidegger, Martin : 18, 20, 56, 145, 163, Midas : 178
196, 201, 205-206, 264-265, 281 Miller, Jacques-Alain : 291
Héraclite : 13
Hippocrate : 20 Nicolas de Cusa : 82
Hobbes, Thomas : 72 Nietzsche, Friedrich : 13, 18-20, 39, 144,
Homère : 239 166, 169, 177-192, 194, 196-198, 200-
Index des noms 305

201, 203, 205-206, 209, 253, 264-265, Searle, John Rogers : 206
267-268, 278-285, 291-293 Simon, Richard : 83, 87, 89
Nora, Pierre : 263 Simonetta, David : 55
Simonide de Céos : 230, 239
Palmerin : 76 Socrate : 19-20, 72, 180, 182, 190
Parménide : 19, 230 Spinoza, Baruch : 39, 73, 83, 89, 106, 125,
Philon d’Alexandrie : 234 130, 174, 252
Pierce, Charles Sanders : 28 Sterne, Laurence : 54
Platon : 19, 78, 88, 95, 182, 231-232, Strawson, Peter Frederick : 206
239 Strindberg, August : 186
Prieto, Luis Jorge : 27-28, 270
Pythagore : 20 Texier, Jacques : 164, 266
Thalès : 20
Quine, Willard Van Orman : 206 Theuth : 231
Thomas d’Aquin (saint) : 87
Rancière, Jacques : 266 Tirant : 76
Rask, Rasmus Kristian : 235, 240 Todorov, Tzvetan : 26
Régnault, François : 291 Trombadori, Duccio : 189
Ricardo, David : 73, 87
Ricœur, Paul : 166, 265-266 Vernant, Jean-Pierre : 230, 239
Rilke, Rainer Maria : 181 Viète, François : 45, 54
Rueff, Martin : 206 Virgile : 69
Russell, Bertrand : 196, 205-206, 281 Vuillemin, Jules : 55, 124-125, 145, 162,
Ryle, Gilbert : 206 165-167, 187, 266, 274, 277

Sartre, Jean-Paul : 26, 56, 196, 206, 263- Wahl, Jean : 19, 265
264, 266, 281-282 Weber, Max : 144
Saussure, Ferdinand de : 26, 106, 206, Wittgenstein, Ludwig : 20, 196, 205-206,
221, 225 247, 281
Schwartz, Élisabeth : 55 Wolff, Christian : 103, 106
Table

Avertissement  ................................................................................... 7
Règles d’établissement du texte ..................................................... 9

Le discours philosophique......................................................... 11

[Chapitre 1.] Le diagnostic ............................................................ 13
La philosophie comme entreprise de diagnostic. – Interpréter et guérir.
– Le philosophe doit dire ce qu’il y a.

[Chapitre 2.] Maintenant ............................................................... 21
Le discours philosophique et son « aujourd’hui ». – Le « maintenant »
du discours quotidien, ou la triade du « je-ici-à présent ». – Les discours
scientifique et littéraire sont affranchis de ce maintenant.

[Chapitre 3.] Discours philosophique


et discours scientifique .................................................................... 29
Le rapport singulier du discours philosophique à son maintenant.
– La justification du discours philosophique. – La position ambiguë
du discours philosophique par rapport à la triade du je-ici-à présent.
– Deux formes de philosophie depuis Descartes : dévoilement et mani-
festation. – Le problème du sujet. – Le rôle du cogito. – La différence
entre discours philosophique et discours scientifique.

[Chapitre 4.] Fiction et philosophie ............................................ 41


Le maintenant du discours philosophique et du discours de fiction.
– Leur justification. – Leurs formes fonctionnelles. – L’irréductibilité
du sujet parlant. – Le principe de clôture des œuvres. – La différence
entre discours philosophique et discours littéraire. – Le discours philo-
sophique comme exégèse ou interprétation.
[Chapitre 5.] Le philosophique et le quotidien ......................... 57
Le rapport à l’« actualité » et au « présent » dans le discours philosophique
et le discours quotidien. – La différence entre discours philosophique et
discours quotidien. – La fonction critique de la philosophie occidentale.

[Chapitre 6.] La naissance du discours philosophique ............. 71


La singularité du discours philosophique depuis Descartes. – La muta-
tion générale dans l’ordre des discours au xviie siècle. – Cervantes et le
nouveau régime des discours de fiction. – Galilée et le nouveau régime
du discours scientifique. – La parole de Dieu et le nouveau régime de
l’exégèse religieuse. – L’émergence du discours philosophique occidental.

[Chapitre 7.] La disposition générale du discours


philosophique  ................................................................................... 91
Comparaison entre discours philosophique et exégèse religieuse.
– La fonction du commentaire. – Le mode d’être du discours philo­
sophique : quatre fonctions et quatre tâches fondamentales. – Les néces-
sités discursives de la philosophie depuis l’âge classique. – Dieu, l’âme
et le monde. – La philosophie comme destruction de la métaphysique.
– La disparition de la metaphysica specialis et le déplacement de la meta‑
physica generalis. – Kant et la constitution d’une nouvelle ontologie.

[Chapitre 8.] Les deux modèles du discours .............................. 109


Le discours philosophique comme condition de possibilité des systèmes
philosophiques apparus dans l’histoire. – Les deux séries de choix autori-
sés par la philosophie depuis Descartes. – Le premier modèle de discours
philosophique post-cartésien : dévoilement, origine, apparence, encyclo-
pédie. – Le second modèle de discours philosophique post-cartésien :
manifestation, sens, inconscient, mémoire.

[Chapitre 9.] Philosophie, métaphysique, ontologie ................. 127


Deux modèles de discours philosophique et deux types de rapports entre
ontologie et métaphysique. – La philosophie pré-kantienne comme
métaphysique de la représentation et ontologie intérieure au discours.
– La philosophie post-kantienne comme anthropologie et ontolo-
gie extérieure au discours. – Les déplacements opérés par la critique
­kantienne. – Fichte et Husserl.

[Chapitre 10.] Description de la philosophie ............................ 147


La méthode de description fonctionnelle. – Les systèmes philo­
sophiques. – Les quatre grands types d’histoire de la philosophie
(système, expérience, idéologie, déchiffrement) comme moments fonc-
tionnels du discours philosophique. – L’irréductibilité de la description
fonctionnelle à l’histoire de la philosophie. – L’interstice des œuvres et
l’histoire comme espace de possibilités simultanées.

[Chapitre 11.] La nouvelle mutation ........................................... 169


Les conditions historiques de possibilité de la philosophie. – La crise
et le vide philosophique du présent (détresse, oubli, recommencement,
écoute). – Nietzsche et la décomposition du discours philosophique.
– La perception négative de la crise et la richesse qui est en train de
naître : les actes philosophiques. – Le « grand pluralisme » de Nietzsche.

[Chapitre 12.] Penser après Nietzsche ......................................... 191


La réorganisation du régime général des discours après Nietzsche.
– La question de la philosophie posée par des discours à la limite de
la philosophie : positivisme logique, ontologie, description du vécu,
recherche des structures. – La phénoménologie et l’unité du discours
cartésiano-husserlien : pure description du concret et recherche du
­fondement.

[Chapitre 13.] L’archive ................................................................. 209


La mutation actuelle de notre pensée et l’interrogation sur le langage.
– Le passage du langage hors de lui-même. – La constitution de l’archive
intégrale comme forme culturelle définissant la conservation, la sélection
et la circulation des discours. – La réalité à double face de l’archive-
discours. – L’archive-discours comme système des contraintes du langage
et de l’histoire. – L’archéologie comme discipline de l’archive-discours.

[Chapitre 14. L’histoire de l’archive-discours] ........................... 227


L’impossibilité pour toute culture de sortir de son propre système
d’archive-discours. – L’ethnologie immanente de l’archive-discours.
– Les grandes étapes de l’histoire de l’archive discours. – Les disconti-
nuités historiques selon les repères chronologiques envisagés. – L’inter-
dépendance des stabilités et des ruptures dans l’histoire de l’archive et
dans celle du discours. – L’inaccessibilité à la totalisation de l’histoire
de l’archive-discours : un monde de la rupture.

[Chapitre 15.] La mutation d’aujourd’hui .................................. 241


L’apparition d’une archive intégrale et la transformation de son fonc-
tionnement. – La neutralisation des actes de parole et leur distribution
dans l’espace de prolifération des discours. – L’inépuisable extériorité
du discours : l’élément de la discursivité. – La constitution du discours
comme référentiel général et condition de possibilité du non-discursif.
– La transformabilité en discours comme propriété du discours lui-
même.

Annexe. Extraits des Cahiers nos 4 et 6,


juillet-octobre 1966 ......................................................................... 251
15 juillet 1966 .................................................................................. 252
16 juillet 1966 .................................................................................. 252
17 juillet 1966 ..................................................................................... 253
21 août 1966 ....................................................................................... 254
21 août 1966 ....................................................................................... 256
23 août 1966 ....................................................................................... 257
4 septembre 1966 ................................................................................ 257
16 septembre 1966 .............................................................................. 257
Tunis, 15 octobre 1966 ....................................................................... 257
18 octobre 1966 .................................................................................. 258

Situation  ............................................................................................ 261


Index des notions ............................................................................ 297
Index des noms ................................................................................ 303
DANS LA MÊME COLLECTION

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L’Exercice de la parenté
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Du frankisme au jacobinisme
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alias Franz Thomas von Schönfeld
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La Jungle et le Fumet des viandes
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1982

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Une histoire en construction
Approche marxiste et problématiques conjoncturelles
1982

Robert Darnton
Bohème littéraire et Révolution
Le monde des livres au xviiie siècle
1983

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L’Économie comme science morale et politique
1984

Colloque de l’École des hautes études


en sciences sociales
L’Allemagne nazie et le Génocide juif
1985

Jacques Julliard
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Études sur le syndicalisme d’action directe
1988
Edward P. Thompson
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1988
« Points Histoire », no 460, 2012

Marshall Sahlins
Des îles dans l’histoire
1989

Maurice Olender
Les Langues du Paradis
Aryens et Sémites : un couple providentiel
1989
« Points Essais », no 294, 1994

Claude Grignon et Jean-Claude Passeron


Le Savant et le Populaire
Misérabilisme et populisme en sociologie et en littérature
1989
« Points Essais », no 770, 2015

Colloque de la Fondation Guizot-Val Richer


François Guizot et la culture politique de son temps
1991

Richard Hoggart
33, Newport Street
Autobiographie d’un intellectuel
issu des classes populaires anglaises
1991
« Points Essais », no 720, 2013

Jacques Ozouf et Mona Ozouf


avec Véronique Aubert et Claire Steindecker
La République des instituteurs
1992
« Points Histoire », no 284, 2001

Louis Marin
De la représentation
1994
Bernard Lahire
Tableaux de famille
Heurs et malheurs scolaires en milieux populaires
1995
« Points Essais », no 681, 2012

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(textes rassemblés et présentés par)
Jeux d’échelles
La micro-analyse à l’expérience
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Érasme hérétique
Réforme et Inquisition dans l’Italie du xvie  siècle
1996

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« Il faut défendre la société »
Cours au Collège de France 1975‑1976
1997

Reinhart Koselleck
L’Expérience de l’histoire
1997
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Michel Foucault
Les Anormaux
Cours au Collège de France 1974‑1975
1999

Hervé Le Bras
Naissance de la mortalité
L’origine politique de la statistique et de la démographie
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L’Herméneutique du sujet
Cours au Collège de France 1981‑1982
2001
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2001

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Michel Foucault
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2003
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2013
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Michel Foucault
La Société punitive
Cours au Collège de France 1972‑1973
2013
« Points Essais », no 950, 2023

Michel Foucault
Subjectivité et Vérité
Cours au Collège de France 1980‑1981
2014

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Essais d’anthropologie historique
2014

Michel Foucault
Théories et Institutions pénales
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