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Une Araignee Dans Le Plafond Copie 3
Une Araignee Dans Le Plafond Copie 3
ROMAN
ÉCHAPPÉE BELLE
2
Il se donnait une semaine, si Garcia ne le lâchait pas…
À vrai dire, il ne savait pas de quelle façon il réagirait, mais
il réagirait.
Le samedi soir, il patienta avec les autres devant le
bureau du chef d’atelier pour toucher sa paie. Avant de lui
tendre l’enveloppe, Garcia le toisa d’une œillade
provocatrice.
— Si ça ne tenait qu’à moi…
Une fois encore, il réussit à se maîtriser, mais à l’abri
des regards, il ne put se retenir de porter un violent coup de
poing dans le mur pour se libérer de la tension qui
l’étouffait.
Le hasard qui les réunit ce soir-là dans la même rame
de métro précipita les événements.
Noyé dans la masse des ouvriers silencieux aux
visages fermés, Garcia, dans son pardessus gris, un cartable
fatigué au bout du bras, perdait de sa superbe. Comment
avait-il pu se laisser persécuter pendant une semaine par ce
type insignifiant ? Cinq stations plus loin, Garcia descendit
de la rame. Stimulé par une pulsion irrépressible, Léo le
suivit.
Le chef d’atelier le repéra à l’entrée du passage qui
plongeait sous la gare de marchandises. Incrédule, il
marqua un temps d’arrêt avant de reprendre sa marche d’un
pas plus rapide.
À la faveur du roulement de tonnerre causé par un
train, Léo se rapprocha et perçut distinctement la
respiration haletante de Garcia. La sortie du tunnel se
trouvait encore loin, aucune voiture en vue. Garcia était à
sa merci. D’un geste, il pouvait se libérer de la rage
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accumulée durant une semaine. Il hésita, il fallait que
l’autre le provoquât pour que sa colère explose. Au lieu de
l’affronter, Garcia se mit à courir, une course désordonnée,
pathétique. Dans l’ombre du tunnel, les pans de son
manteau trop long lui donnaient l’allure d’une chauve-
souris désorientée.
Sa fuite désamorça la colère de Léo. Il le laissa
s’éloigner, partagé entre frustration et soulagement.
Que serait-il advenu si Garcia, au lieu de fuir, l’avait
affronté ? Les premières réponses qui lui vinrent à l’esprit
ne le rassurèrent pas.
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Il donna son premier salaire à sa mère qui l’embrassa
pour le remercier.
— Tout va aller mieux maintenant que tu travailles.
Elle semblait avoir retrouvé foi en l’avenir et pour
l’occasion avait acheté une bouteille de vin. Il se sentit
incapable de lui confesser qu’il venait de quitter son
premier emploi.
1 Fourgue : receleur
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Le lundi matin, ignorant le froid glacial qui persistait
depuis la mi-novembre, il prit d’un pas décidé la direction
de la gare de marchandises.
Il n’avait pas parcouru un kilomètre quand la pluie se
mit à tomber et il constata que ses bottes s’imbibaient d’eau
comme de vulgaires éponges. Ça commençait mal, mais il
décida de s’abstraire de ce désagrément.
Sur les quais déserts à cette heure, seul un poids lourd
le doubla. Son passage assourdissant masqua un temps le
clapotis de l’eau dans les caniveaux et le drôle de bruit de
succion de ses bottes gorgées de flotte.
Le portail du n° 153 ouvrait une brèche dans un mur
de briques interminable surmonté de tessons de bouteilles.
L’ardoise, accrochée au pilier droit de l’entrée,
mentionnait :
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il scruta la zone d’ombre à ses pieds où les journaliers
s’étaient regroupés.
D’un geste imperceptible, il les invita à monter sur le
quai où ils s’alignèrent en file indienne. Trois furent
éliminés sans ménagement. Les autres s’engouffrèrent dans
le dépôt.
La lumière s’éteignit. La pendule affichait six heures
cinq.
Faute d’avoir réagi assez vite, ses espoirs d’embauche
s’envolaient.
Après une longue attente dans le froid mordant du petit
matin qui le pénétrait jusqu’aux os, la grosse enflure avait
brisé dans l’œuf ses espoirs de reconversion.
Il donna un coup de pied rageur dans le braséro qui
répliqua par un feu d’artifice d’étincelles. Désemparé, il
s’interrogeait sur la conduite à tenir quand un type en bleu
de travail l’interpella.
— Y’a pas assez de travail, on n’a pas besoin d’gosse
ici.
L’homme cracha dans le feu avant de rallumer, la
gueule en biais, son mégot avec un tison.
Devant le manque de réaction de Léo, il insista.
— T’as pigé ?
Hargneux, Léo riposta.
— J’fais c’que j’veux !
L’autre, surpris, hésita et finalement s’éloigna en
haussant des épaules. Cette victoire dérisoire le réconforta.
Derrière les docks, l’aube faisait place à un ciel
menaçant, paré de panaches blancs des locomotives en
manœuvre. Le jour naissant signait la fin de ses illusions.
7
MARCEL
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Pluie fine, ciel plombé, Léo Larivière s’en moquait.
Sauvé, il était sauvé.
Il observa à la dérobée le chauffeur qui conduisait,
penché en avant, comme pour aider la vieille carcasse à
avancer plus vite. Un sourire animait son visage quand il
glissait d’un mouvement de langue un infâme mégot d’un
coin de sa bouche à l’autre. À quoi pensait-il ? Il semblait
l’avoir oublié, mais sans détourner son regard de la route,
il l’interpella.
— T’as bossé avec qui ?
— J’ai un peu travaillé dans un atelier…
— J’m’en fous, j’te parle des transports.
— Les livraisons ? C’est la première fois.
— Merde, j’ai encore tiré le gros lot.
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Le voile de grisaille humide ne s’était toujours pas levé
quand Marcel se gara devant un bistrot.
Sur le trottoir luisant, le reflet rose de l’enseigne
prometteuse « Chez Maryline » dessinait d’improbables
arabesques. L’odeur du gasoil et des gitanes maïs, ajouté
aux efforts fournis dans la matinée, entamait sérieusement
sa résistance. Il sauta du camion, les jambes en coton.
Marcel le regarda comme un maquignon qui vient
d’acheter par erreur une bête malade.
La patronne, blonde, la trentaine, jeans moulants,
chemise à carreaux, ressemblait à la publicité d’huile de
moteur affichée dans la cabine du Dodge.
Appuyée au juke-box, elle écoutait les yeux mi-clos
Gainsbourg chanter « la Javanaise ». Elle embrassa Marcel
et, d’un revers de main, elle enleva le rouge à lèvres de sa
joue.
— T’avais perdu mon adresse ?
—…
— Qui c’est celui-là ?
— Mon ripper.
— C’est quoi son blase ?
— J’en sais rien. Réponds. T’es muet ?
— Léo, Léo Larivière.
— Léo ? Pourquoi pas ? Elle, c’est Maryline.
— Tu manges avec moi ? proposa-t-elle. Y’a pas un
rat, on sera tranquille.
— On est même là pour ça, répliqua Marcel.
Léo, affamé, engloutit l’omelette au lard et but le verre
de vin que lui servit d’autorité la patronne.
— Y crève la dalle le mioche, balança Maryline.
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— Qu’est-ce que j’en sais, y dit rien, rétorqua Marcel
Qu’on le traite de môme ou de mioche l’indifférait.
L’alcool, la nourriture et la chaleur masquaient les épreuves
de la matinée. Il flottait dans un bien-être cotonneux, le
regard égaré dans le décolleté de Maryline. Elle
l’apostropha.
— Tu peux toucher, c’est pas du toc.
Il sursauta, rougit, se tourna vers Marcel.
— Qu’est-ce que tu attends, puisqu’elle te le propose ?
La poitrine offerte l’attirait, mais tendre la main pour
la caresser le tétanisait. Pour en arriver là, habituellement,
une délicate approche s’imposait, ses souvenirs en
témoignaient. Et puis Maryline c’était une vraie femme.
Il hésita.
Marcel insista.
— C’est quoi ton problème ? T’es pédé ?
Maryline, provocante, avança son buste vers lui, un
sourire encourageant sur les lèvres.
Il ne pouvait pas les décevoir plus longtemps. D’un
index tremblant, il parcourut le profond sillon qu’elle lui
offrait. Sa peau douce et tiède l’électrisa.
Marcel, qui ne le quittait pas des yeux, ne semblait pas
vouloir se contenter d’une approche aussi timide, alors,
pour ne pas le frustrer, Léo s’enhardit et entoura de sa main
le sein droit de Maryline.
Marcel eut l’air satisfait.
Maryline le décoiffa d’un geste maternel.
— Il est mignon l’môme.
Il la préférait en vamp provocante plutôt qu’en mère de
substitution. Mais qu’attendait-il vraiment ? Qu’elle se
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pâme ? Il ne comprit pas son revirement, se dit qu’il avait
encore beaucoup de choses à apprendre des femmes.
— Je vais préparer les cafés, déclara Maryline pour
clore la séquence.
Marcel la suivit.
La pluie se remit à tomber, il s’endormit.
Un bris de verre en provenance de la cuisine le réveilla.
Il perçut des chuchotements, des rires, des gémissements
étouffés, ponctués d’un cri qui résonna comme une
délivrance.
Il imaginait ce qui se passait.
Trois hommes en tenue de peintre pénétrèrent dans le
bar. Le plus vieux tapa sur le zinc avec une pièce de
monnaie.
Maryline apparut, reboutonnant le haut de sa chemise.
Léo chercha son regard, elle l’ignora.
Marcel affichait une satisfaction qui ne laissait aucun
doute sur l’exercice auquel il venait de se prêter. Il alluma
une cigarette, consulta sa Kelton2 et jeta un billet sur le
comptoir.
— On s’arrache, bouge !
Derrière la vitre de la porte d’entrée, les lèvres de
Maryline s’arrondirent, envoyèrent un baiser, Léo en prit
sa part.
— Qu’est-ce que t’en penses ?
— De quoi ?
— Mais de Maryline, bon Dieu !
— Elle est… gentille.
2 Kelton : marque de montre populaire bon marché très en vogue dans les années 60.
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— Gentille ? Gentille, une fille avec un cul comme
ça ! C’est tout ce que tu trouves à dire ?
Il chercha un qualificatif plus approprié, mais n’en
trouva pas.
Les livraisons entrecoupées d’arrêt dans les bars se
succédaient. Selon son habitude, Marcel racontait une
blague, buvait son verre d’un trait et se dirigeait à grands
pas vers la sortie.
Alors que la nuit s’était installée depuis longtemps,
Léo, avec ses pourboires, offrit une dernière tournée à
Marcel, histoire de forcer le destin.
— Demain, je viens à la même heure ?
Marcel ne souriait plus.
— Ni demain, ni jamais mon gars. Je n’ai pas les
moyens de t’entretenir.
Ses espoirs s’envolaient. La fatigue qu’il avait oubliée
l’écrasa.
Marcel glissa un billet dans la poche de son blouson et
se détourna. La main sur la poignée de la portière, il se
ravisa.
— Tu ne vas quand même pas chialer ?
—…
— Ça va pour demain, même heure, même endroit,
mais je ne te garantis rien pour la suite.
Dans la nuit qu’il n’avait pas vue venir, sous une pluie
qu’il ne sentait pas tomber, il courut, euphorique, rejoindre
sa mère. Avant qu’elle ne s’informe des raisons de son
retard, il jeta sur la table de la cuisine son salaire de la
journée.
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Oui, il avait quitté l’usine, il n’y retournerait plus.
Passer sa vie enfermé entre quatre murs lui apparaissait
comme au-dessus de ses forces. Elle ne devait pas
s’inquiéter, il avait trouvé un boulot qui lui plaisait. Il était
heureux.
— Mais…
— Je travaille sur un camion, tout va bien.
Elle connaissait son aversion pour l’usine, mais elle
avait voulu croire qu’il s’adapterait, qu’il rentrerait dans les
rangs comme tout le monde, mais était-il vraiment comme
tout le monde ? Depuis le drame, il agissait comme un
funambule en position instable.
De le voir abandonner un véritable métier pour devenir
un « traîne-savates » payé à la journée l’exaspérait.
Elle se sentit partagée entre colère et compassion, la
colère l’emporta.
— Comment as-tu pu… sans me prévenir ?
Lui n’en démordit pas. Jamais il ne retournerait à
l’usine. Ça concernait SA vie, il voulait pouvoir la choisir.
Elle se tut, l’araignée qui habitait dans la tête de son
fils s’était réveillée, et rien ni personne ne le raisonnerait.
Elle l’abandonna face à son assiette de soupe froide.
Épuisé, il sombra dans un sommeil agité où se
télescopaient la grande carcasse de Marcel haranguant des
piliers de bistrot et le sourire ambigu de Maryline offrant
sa poitrine. Il se sentit glisser entre ses seins devenus des
montgolfières et se noya dans un cocon parfumé plein de
promesses.
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À 5 h 30, il écourta, d’un geste preste, la sonnerie du
réveil. Une heure plus tard, il sautait dans la cabine du
Dodge.
Marcel le garda un jour de plus, une semaine, puis un
mois. Comment remettre à la rue le clébard ramassé
grelottant au bord de la route ?
Marcel avait des principes.
Sachant sa situation précaire, Léo se rendit
indispensable. Il contrôlait la pression des pneus, l’huile,
l’eau, nettoyait le pare-brise, intérieur, extérieur, se
démenait comme un diable pour charger et décharger la
marchandise en un temps record.
Ce camion était devenu le sien, et il était fier de l’étoile
américaine qui transparaissait sous la peinture kaki, la
même que celle de la bande dessinée du sergent Garry, un
héros de la guerre du pacifique.
— Ce bahut a débarqué sur les plages de Normandie
avec les Ricains, lui affirma Marcel. Il n’est pas près de
nous lâcher.
De son explication, ce fut le « nous » qu’il retint. Ce
nous, qui laissait entendre qu’ils formaient une équipe.
Il admirait Marcel, le tribun qui enflammait la clientèle
des bistrots, Marcel gargantuesque qui bâfrait sur un coin
de comptoir, Marcel généreux qui régalait, qui arrosait, qui
chantait. Il admirait Marcel, l’amoureux des femmes, de
toutes les femmes. Il s’extasiait, les complimentait, les
caressait du regard ou de la main si les circonstances l’y
autorisaient et s’émerveillait de leurs diversités et de leurs
attraits. Marcel se comportait comme un enfant dans un
magasin de jouets, un renard dans un poulailler.
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Léo apprit à boire, à fumer, à escamoter des colis sur
un clin d’œil de Marcel. Du vol ? Quelle blague, tout au
plus de la redistribution, affirmait Marcel, sûr de lui.
Il conquit sa place autour des braséros en racontant des
histoires à dormir debout où toutes les filles étaient belles
et consentantes. Dans la réalité, c’était une autre affaire
même si Marcel s’ingéniait à lui présenter des amies peu
farouches. Elles préféraient manifestement les moustachus
aux épaules de boxeur, deux qualités qui lui manquaient
cruellement. Il dut se contenter d’étreintes dans l’arrière-
salle des troquets ou dans l’ombre d’une porte cochère les
soirs de beuveries. Des expériences au goût d’interdit qui
donnaient une saveur particulière à des rencontres sans
lendemain.
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L’ABRI
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jambes et bras croisés, assise devant le feu, l’observait.
Sans un mot, elle lui montra une chaise, puis se leva et
passa derrière son comptoir.
— On m’appelle Lise et toi ?
—…
Elle insista.
— Comment t’appelles-tu ?
— Léo.
Il n’avait rien commandé, mais elle lui tendit une tasse
de chocolat fumant.
Le souvenir de sa mère, se comportant de la même
façon quand il rentrait frigorifié de ses errances solitaires,
le rattrapa.
Ses mains glacées collées à la faïence, il l’observa.
Difficile de lui donner un âge. Cinquante, soixante ans,
peut-être ? Gueule cabossée, paupières lourdes, elle l’avait
déjà oublié.
La pluie se remit à tomber assombrissant un peu plus
le bar. Derrière les vitres embuées, les silhouettes courbées
des rares passants se fondaient dans la grisaille. Le
glissement furtif des voitures sur la route mouillée
accompagnait le ronronnement du poêle. Lise fermait les
yeux. Il se sentit bien, il avait trouvé son port d’attache.
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lequel ils cohabitaient devint subitement trop petit pour
eux. Leurs rapports, de plus en plus tendus, l’incitaient à
traîner au bar du Méli-Mélo devenu son refuge. Le dernier
client parti, il mettait les chaises sur les tables, passait un
coup de balai et descendait le rideau métallique dans une
symphonie de grincements.
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Le Méli-Mélo, ce type, que personne ne connaissait,
qui offrait à boire à tout le monde, des rires, des cris, une
bousculade, puis le vide.
Il se posait la question de l’endroit dans lequel il se
trouvait quand le Chat apparut.
Le Chat, habitué du Méli-Mélo, discret, silencieux,
imprévisible, n’avait pas volé pas son surnom. À trente-cinq
ans, doté d’un physique de sportif, cheveux coupés court
comme un militaire, mâchoire volontaire, il tranchait
singulièrement avec la clientèle du bistrot. Le bruit courait
qu’avec le corps expéditionnaire, il avait « fait »
l’Indochine. Il se disait gardien de l’ancienne entreprise de
transport située face au bar. Il parlait peu, surveillait,
semblait attendre un hypothétique événement.
Il lui tendit une tasse de café.
— Bois.
Un violent haut-le-cœur le secoua. Le Chat lui passa
un seau, il vomit.
Indifférent, il l’observait comme s’il s’agissait d’un
moment de vie ordinaire.
— Quelle heure est-il ?
— Midi, répondit le Chat.
Il paniqua… Marcel… mais non, on était dimanche.
Il allait un peu mieux et il esquissa un sourire piteux
avant de se lever et de tenter quelques pas incertains en
direction de la fenêtre. Au-delà d’une cour barrée par une
grille, il aperçut l’enseigne du Méli-Mélo. Il en conclut
qu’il était dans les bureaux de l’ancien transporteur.
Le Chat lui tendit une autre tasse de café.
— Sans sel, celui-là, précisa-t-il.
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— Qu’est-ce qui s’est passé ?
— Tu n’étais pas en état de tenir sur tes jambes, je t’ai
ramené ici.
Il prit conscience qu’il n’avait pas prévenu sa mère.
Elle avait dû s’inquiéter en constatant qu’il n’était pas
rentré de la nuit.
Il bafouilla des excuses, il devait partir tout de suite.
— Si ça t’arrange, tu peux t’installer, proposa le Chat,
la place ne manque pas.
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d’une douche, d’une cuisine et d’un réfectoire. Les
chambres, sobrement équipées d’un lit et d’un vestiaire
métallique, possédaient toutes une fenêtre donnant sur un
immense hangar. Dans le halo blafard diffusé par une
verrière crasseuse, il aperçut des pompes à essence et ce qui
fut un atelier de réparation destiné aux véhicules de
l’entreprise de transport. Peintes sur un des murs, les trois
lettres TTR (Tous Transports Rapides) s’affichaient en
grand format.
— Ces chambres servaient aux chauffeurs en transit,
déclara le Chat. Tu peux en occuper une, si ça te convient.
— Combien ça coûte ?
— Rien.
L’occasion était trop belle, et il ne s’interrogea pas sur
les raisons d’une telle offre
Faute d’électricité, le local n’était pas chauffé et à la
nuit tombée, ils s’éclairaient avec des verres à moutarde
remplis d’huile sur laquelle flottait une rondelle de
bouchon perforée d’une mèche. Après le repas du soir,
qu’ils partageaient le plus souvent ensemble par
commodité, le Chat se plongeait dans la lecture jusque tard
dans la nuit, insensible au froid humide qui régnait en
maître.
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deux rails d’une voie de chemin de fer qui jamais ne
s’écartent, mais ne se rejoignent pas.
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L’INVITATION
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Jamais elle ne déclara clairement sa mort.
Il se contenta longtemps de cette logique indiscutable
avant que n’émergent de sa mémoire des bribes de
souvenirs. Des impressions, plutôt que des souvenirs, qui
ravivaient son obsédante quête de vérité.
À l’adolescence, il réclama à sa mère une photo de ce
père sur lequel l’incapacité de mettre un visage le taraudait.
— Tu dois bien te douter que tout a sombré ! Qu’est-
ce que tu veux savoir ? Ton père a disparu dans l’incendie,
il n’y a rien à ajouter à ça.
— Mais l’incendie…
— Un accident comme il en arrive tous les jours.
Fiche-moi la paix !
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Willem lui parla de sa mère, justement, qui s’inquiétait
de ne pas avoir de ses nouvelles.
— Elle a compris ton aversion de l’usine. Elle accepte
ton choix. Tu dois la rassurer.
Il ne répondit pas. Avant de la revoir, il voulait réussir
quelque chose, lui montrer sa capacité de se bâtir une vie
dont elle n’aurait pas à rougir.
Willem insista. Il tenait à fixer tout de suite un rendez-
vous pour le samedi suivant.
— Elle sera réconfortée de te revoir, et puis je
cuisinerai, comme avant. Tu te souviens ?
Oui, il se souvenait des dimanches où Willi débarquait
chez eux les bras chargés de victuailles, un des rares
moments où il voyait sa mère sourire.
Willem l’accompagna sur les quais. Il lui dit avoir
compris sa soif de liberté. Lui-même, dans sa jeunesse…
Il lui parla d’égal à égal, comme si la conquête de son
indépendance l’avait mué en adulte. Mis en confiance, il
songea à lui avouer que l’araignée qui sommeillait dans sa
tête… Mais, devant la difficulté à expliquer son ressenti, il
renonça.
— D’accord pour samedi ? glissa Willem alors qu’ils
se quittaient.
Vaincu, il accepta.
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s’acheter une veste et avoir l’air d’un pingouin
endimanché.
Il demanda l’avis du Chat sans pour autant lui avouer
la nature de son rendez-vous.
— C’est quel genre de fille ? s’informa le Chat avec un
sourire qui se voulait complice.
— Ce n’est pas une fille.
Se rendant compte que sa réponse pouvait engendrer
un malentendu, il corrigea.
— Ce sont des amis.
— De ton âge ?
— Un peu plus vieux.
— Si tu les connais bien, habille-toi comme tu as
l’habitude en améliorant les choses, tu te sentiras plus à
l’aise.
—…
— Sous une veste de jeans passe une chemise blanche,
je vais t’en prêter une, tu n’auras qu’à remonter les
manches.
— Tu crois ?
— Achète-toi un blouson, celui-là est minable.
—…
— T’as besoin de fric ?
— Non… merci.
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Il lui tendit maladroitement la bouteille de vin et le pot
de pensées écarlates en répétant les conseils de la fleuriste.
— Tu peux les installer sur le bord de la fenêtre, elles
ne craignent pas le froid.
En la serrant dans ses bras, il reconnut le parfum de
l’eau de Cologne qu’elle portait le dimanche. Chamboulé,
il s’efforça de cacher son émotion.
Dans un crépitement prometteur, Willem retourna le
poulet dans la cocotte en fonte noire, les laissant à leurs
retrouvailles.
Il la complimenta pour son corsage brodé de
coquelicots, de bleuets et d’épis de blé qu’il ne connaissait
pas.
Elle sourit timidement, comme prise en faute.
— Un cadeau de Willi.
L’intervention de Willem brisa la gêne qui s’emparait
d’eux.
— Quel plaisir de te voir, tu nous as manqué !
Après l’apéritif, Willem ouvrit la bouteille de vin
rouge qu’il avait apportée.
— C’est un bon choix, déclara-t-il en décryptant
l’étiquette. Goûte-le.
— Mais…
Willem insista.
Soucieux de se montrer adulte, il se plia au rite.
— Il a l’air bien.
Sa mère lui tendit le plat.
— Honneur à l’invité.
Il ne savait que penser de ce cérémonial convenu, mais
il s’y prêta, espérant renouer avec sa mère une relation plus
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détendue. Ils ne parlèrent que de banalités, du vent qui avait
déraciné un arbre sur les Champs-Élysées ce matin même
et de l’hiver terrible qui n’épargnait personne.
— Ton boulot, ça va ? s’enquit Willem.
— Oui, ça va.
— Dans les transports, je crois ?
— Oui, dans les transports.
— Tu dois avoir froid en ce moment ?
— On s’habitue.
— Tu es bien logé ?
— Très bien, je partage un appartement avec un ami.
Il remarqua que sa mère, son verre à la main, semblait
absente.
— En tout cas, t’as bonne mine, tu ne trouves pas
Hélène ?
Elle sursauta. À quoi pensait-elle pendant
l’interrogatoire de Willem ?
Elle esquissa un sourire de façade. Oui, elle lui trouvait
bonne mine.
Willem la couvrit d’un regard attendri qui n’échappa
pas à Léo.
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enfance. Mais non, il devait réagir, ne pas se laisser aller à
la facilité. Conserver son autonomie primait sur le confort
d’une vie sécurisée.
Sa mère interrompit sa réflexion.
— Un cognac, les hommes ?
Willem, prenant ses aises, remonta ses manches,
découvrant le soleil noir tatoué à l’intérieur de son avant-
bras. Un tatouage qui l’avait intrigué dans son enfance,
mais qui lui devint familier au fil du temps.
— Des Schimmelpenninck, proposa Willem. Ma sœur
m’envoie ces petits cigares de Hollande.
Ils fumèrent détendus, entourés de volutes de fumée
bleue qui jouaient avec les pâles rayons d’un soleil bas.
Hélène rompit le silence.
— On a une grande nouvelle à t’annoncer.
Il devinait ce qu’elle allait lui dire. Elle et Willem…
Mais non, il ne s’agissait pas de ça.
— Willem a restauré une péniche pendant deux ans.
Dans trois mois au plus tard, quand tous les papiers seront
en règle, on pourra embarquer.
— C’est une « Freycinet 3» avec une cabine de mousse
à l’avant, précisa Willem enthousiaste. Si tu veux…
Comment leur dire que, pour une raison inconnue, une
panique incontrôlable le saisit ? Comment leur expliquer
que le trouble qui le submergeait le rendait incapable de
formuler la moindre phrase ? Écorché entre le sentiment de
briser une sérénité retrouvée et la nécessité absolue de fuir.
Il s’affola.
3 Freycinet : nom donné, par extension, à des péniches correspondant aux normes « Freycinet »
(Long. 38,50 m x larg. 5,05 m).
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— Je dois partir… J’ai oublié…
À quoi bon chercher une quelconque crédibilité à son
attitude ? Sa mère, il le savait, comprenait que l’araignée
avait pris le pouvoir, et que de tenter de le retenir s’avèrerait
inutile.
Il courut dans les escaliers, courut encore sur les quais
jusqu’à l’épuisement et s’écroula au pied d’un arbre pour
enfin hurler sa douleur comme une bête blessée.
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le soleil noir, tatoué à l’intérieur de l’avant-bras de Willem.
La vue de ce tatouage le ramena dans le monde parallèle de
l’araignée.
Restait à en découvrir la raison.
Une nouvelle pièce d’un puzzle infernal qui ne
s’insérait nulle part s’ajoutait à ses interrogations.
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Au bout du pont émergea du brouillard la citadelle de
béton des entrepôts frigorifiques. Flanqué d’une tour
château d’eau, le bâtiment évoquait une forteresse
médiévale dominant orgueilleusement un territoire de rails
et de pylônes dressés comme des clochers. De l’autre côté
de la rue, les concasseurs de l’usine de la lessive Saint-
Marc laissaient échapper les pulsations sourdes d’un cœur
de géant asthmatique.
L’horizon se parait d’un bandeau orangé, et le pont de
Tolbiac lui apparut recouvert d’une neige vierge de toute
trace.
En toile de fond, les chais de Bercy, protégés derrière
leurs grilles noires, s’offraient des allures de village
fantôme. Des maisons basses, menacées par les branches
des platanes alourdis par la neige, n’émanait aucun indice
de vie.
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naseaux en moins. Il congédia sa mère, le fit se dénuder et,
le regard inquisiteur, il lui posa des questions
incompréhensibles auxquelles il répondit n’importe quoi.
Sa mère ne lui révéla rien des conclusions du médecin,
mais elle sembla se résigner à l’accepter tel qu’il était.
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LA PART DES ANGES 4
4 La part des anges : Expression désignant la partie de l’alcool qui s’évapore pendant le vieillissement.
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— On a un gros problème. Le Dodge est mort. Si l’on
ne trouve pas une solution tout de suite, je perds mes
clients, on est foutu.
Une fois de plus, le « on » ne lui échappa pas. C’était
une façon de l’impliquer dans ce qui allait suivre. Pas de
camion, pas de travail, il était directement concerné.
— Tu es le seul en qui je puisse avoir confiance.
Au-delà du compliment, il sentit se refermer sur lui un
piège dont il aurait du mal à se dépêtrer.
— Voilà, attaqua Marcel, avec l’engouement forcé
d’un vendeur de cravates à la sauvette. J’ai une affaire en
vue qui « nous » permettra de racheter un bahut 5 d’occase.
Le « nous », comme le « on » précédent, n’avait rien
d’anodin en la circonstance. Marcel, dans un tour de passe-
passe parfaitement maîtrisé, venait de faire de lui un
associé.
— Un petit coup sans risque, s’empressa-t-il d’ajouter
pour l’apaiser.
Léo ne répondit pas immédiatement, et Marcel, pour le
convaincre, minimisa sa future prestation. Au pire, il
devrait sacrifier une soirée au Méli-Mélo et, au mieux, il
allait vivre une expérience rémunératrice qui pourrait de
surcroît lui ouvrir de nouveaux horizons.
Quelque peu rassuré, il lui laissa développer l’aimable
divertissement nocturne auquel Marcel le conviait.
Il n’aurait qu’à se laisser enfermer à la dernière
livraison, vers 18 h, dans un dépôt de peinture à
Aubervilliers. Il attendrait dans les toilettes des ouvriers la
fermeture de l’usine, puis grimperait au sommet d’une pile
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de palettes pour se cacher et patienterait « tranquillement »
jusqu’à minuit. Ensuite, il irait ouvrir la petite porte en fer
donnant sur la rue à l’arrière du bâtiment. Rien de plus.
Son ton lénifiant ne le rassura pas.
Remarquant le peu d’enthousiasme que suscitait sa
proposition, Marcel en rajouta une couche.
— Je ne te demande pas de bosser à l’œil, pour une
demi-nuit tu auras droit à quinze jours de salaire.
—…
— Alors ? insista Marcel.
Pour gagner du temps, il répliqua par une question.
— C’est pour quand ?
— Vendredi soir.
— T’es sûr qu’il n’y aura pas de problème ?
Une interrogation idiote à laquelle Marcel, conscient
d’avoir remporté la partie, répondit par une pirouette.
— Tu me connais assez pour savoir que je ne vais pas
t’embringuer dans un coup tordu.
Le piège qu’il redoutait venait de se refermer.
Marcel se détendit immédiatement et, en moins de
temps qu’il n’en faut à un transformiste pour passer de
Napoléon à Joséphine, il retrouva sa gouaille habituelle.
Après avoir vidé son verre d’un trait, il ajouta d’un ton
désinvolte, comme s’il s’agissait d’un détail insignifiant.
— Il y aura juste une ronde de surveillance à minuit.
C’est l’affaire de quelques minutes, le gardien perfore un
disque de contrôle et rentre dans son bureau.
Cette information changeait la donne, mais il était trop
tard pour revenir en arrière.
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*
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un berger allemand. Une porte claqua, et la lumière
s’éteignit.
Il ne lui restait plus qu’à ouvrir la porte située à
l’arrière du bâtiment pour que finisse cette galère.
Endolori par des heures d’attente, il descendit
précautionneusement de la pile de palettes. Il devait
découvrir au plus vite la sortie décrite par Marcel. « Au
fond du dépôt, sur la façade opposée à l’entrée, tu trouveras
une porte métallique. »
L’éclairage de la lune lui permit de se diriger sans
difficulté à travers le labyrinthe des allées. Il tomba dans un
cul-de-sac, puis dans un autre. Dans sa précipitation, il
percuta un bidon de peinture. Le bruit lui sembla énorme.
Ne pas paniquer, se calmer… se calmer.
Pourquoi, à ce moment précis, pensa-t-il au Chat ? À
la façon qu’il aurait de se comporter. Lui garderait son
sang-froid, évidemment. Cette évocation l’aida à retrouver
sa lucidité.
Au bout d’une allée plus large, il aperçut la porte
décrite par Marcel.
Il ouvrit sans difficulté les deux verrous qui la
barraient, pesa sur la poignée et l’entrebâilla. À l’horizon,
deux grandes cheminées crachaient une fumée blanche
illuminée par la lune. Il reconnut l’odeur caractéristique de
goudrons que dégageaient les traverses de chemin de fer
brûlées par des cheminots pour se réchauffer. Seul le bruit
sourd et régulier d’une machine dans la zone industrielle
troublait le silence. L’atmosphère familière apaisa ses
craintes. Rassuré, il s’avança au milieu de la rue. Un bref
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éclat de phares troua la nuit. Un fourgon décolla du trottoir,
s’approcha lentement, tous feux éteints.
Marcel, le pouce levé, souriait de toutes ses dents.
— Rien à signaler ?
— Rien, mais j’ai cru…
— Monte à l’arrière et attends-moi.
Après un coup d’œil circulaire, il disparut dans le
dépôt. Il en ressortit quelques secondes plus tard avec un
bidon de trente litres de peinture à chaque bras. Il s’en saisit
et les porta dans le fond du camion. Un tour, puis deux, puis
trois, puis dix. Léo en déduisit que la marchandise avait été
préparée par un complice.
Sa montre indiquait minuit vingt quand le camion en
roues libres prit de la vitesse dans la pente. Marcel
enclencha la seconde et lâcha doucement l’embrayage, le
ronronnement du moteur envahit la cabine.
— Qu’est-ce que tu penses de ça p’tit ?
Il réagit à peine quand Marcel lui jeta sur les genoux
une enveloppe de papier kraft contenant une liasse de
billets.
— Le salaire de la peur, plaisanta Marcel. T’as vu le
film ?
— Non.
Le fric, il s’en foutait. Il avait renvoyé l’ascenseur.
Maintenant qu’il était quitte, il ne demandait qu’une chose,
rejoindre ses pénates.
— T’inquiètes pas, ajouta Marcel devenu intarissable,
cette camelote c’est « la part des anges ».
— La part des anges ?
Son interrogation ne reçut pas d’écho.
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À Vitry, ils déchargèrent la marchandise dans le dépôt
secret de Marcel.
Léo avait besoin d’air, il rentra à pied.
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prix découvrir une vérité qui lui échappait ne l’amenait-il
pas à imaginer des rapprochements sans fondement ?
Dans son enfance, sa mère avait toujours éludé ses
questions.
— En parler ne changera rien à l’affaire.
À l’adolescence, quand il devint plus insistant, elle
consentit à lui révéler quelques détails du drame.
— Le feu a pris dans la cabine, et nous avons juste eu
le temps de nous échapper. Ton père est resté bloqué dans
la péniche. Le surlendemain, les pompiers ont repêché son
corps prisonnier de la coque. Je… Et puis merde, fous-moi
la paix avec ça !
Jamais elle ne mentionna la présence de Willem.
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Ses souvenirs remontaient maintenant par bribes
comme s’ils émergeaient des eaux du fleuve.
Sur le quai, en compagnie de sa mère en chemise de
nuit, il entendit les sirènes des autres bateaux, se relayant
dans une plainte sinistre. Leur péniche, vaincue par
l’incendie, se coucha sur le flanc, tel un animal blessé,
avant de s’enfoncer inexorablement dans un
bouillonnement effroyable. Le halo rouge des hublots
immergés s’éteignit, quelques bulles d’air éclatèrent à la
surface, et ce fut tout.
D’autres sirènes, celles des pompiers cette fois, se
rapprochèrent. On les entourait de couvertures avant de les
pousser doucement vers un fourgon.
Cette partie-là de l’histoire restait conforme au récit de
sa mère, mais quelque chose ne collait pas. Willem, qui
l’avait arraché aux flammes, n’était pas là. Pourquoi ?
Il ouvrit les yeux et sortit de son introspection comme
un apnéiste à bout de souffle. Ce nouveau rendez-vous avec
son passé lui apportait quelques réponses, et non des
moindres, mais ce qu’il venait de découvrir posait d’autres
questions.
Pourquoi son père est-il resté prisonnier de la coque ?
Pourquoi Willem, après l’avoir sauvé, avait-il disparu ?
Il se remémora les réactions de sa mère qui ne variait
pas quand il abordait le sujet. « Oublie tout ça, en parler ne
le ressuscitera pas », mais cette fois il en savait trop pour
ne pas exiger d’elle la vérité.
Maintenant, il devait réfléchir. Quelle suite allait-il
donner à ses découvertes ? Allait-il réclamer des
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explications à sa mère et à Willem ? Allait-il chercher seul
la vérité ?
Pour ne pas affronter le risque de se voir opposer une
fin de non-recevoir insupportable, il opta pour la seconde
solution
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lui embarqué dans une galère dont il ne connaissait pas tous
les tenants et aboutissants.
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— Il est où ?
— En cabane.
— En prison ? Mais pourquoi ? Il a eu un accident ?
— On peut dire ça, mais pas un accident de la
circulation, si tu vois c’que j’veux dire.
— Quel genre d’accident ?
— Si tu ne devines pas, je ne peux rien pour toi.
— Je peux le voir ?
— Il est en tôle, tu piges ? En cabane, pas en maison
de retraite !
— Pourquoi les autres ne m’ont-ils rien dit ?
— Il a été balancé, et tant qu’ils n’auront pas trouvé le
coupable, tout le monde se méfiera de tout le monde.
Comme tu bossais avec lui, t’es en tête de liste, et ce n’est
pas la meilleure place.
— Mais…
— Laisse tomber. Marcel m’a demandé de t’affranchir,
c’est chose faite. Pour le reste, je ne suis pas de la maison
poulaga. Maintenant si j’ai un conseil à te donner, ne traîne
pas dans le coin si tu veux rester en bonne santé.
Leur conciliabule ne passa pas inaperçu, et l’émissaire
de Marcel préféra s’éclipser sans se retourner. Face aux
regards soupçonneux des chauffeurs, Léo fit de même.
« Il a été balancé », avait dit l’envoyé de Marcel. Est-
ce que ça signifiait que son arrestation avait un rapport avec
leur expédition du vendredi soir ? Il frémit d’angoisse à
cette évocation.
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MORT AU PRINTEMPS
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*
6 Pèlerine : cape courte portée par les policiers dans les années 60.
48
— Ben… il a l’air propre, qu’est-ce que tu veux que
j’te dise ?
— Envoie-le.
D’un coup de menton, elle désigna le fond de la
boutique. Dans l’ombre du dépôt, un gros type, qui
s’affairait à classifier des légumes en râlant, se retourna.
— C’est toi qui cherches du boulot ?
—…
— Tu ne picoles pas au moins ?
La femme l’interrompit.
— Ça va durer longtemps ton cinéma ? Tu veux un
bachelier pour trier ta camelote ?
Il fit mine de ne pas entendre et poursuivit son
interrogatoire.
— C’est quoi ton blase ?
— Léo.
— C’est pas un nom ça… Bon, va boire un coup et
reviens dans un quart d’heure, tu vas avoir de l’occupation.
Au lever du jour, épuisé d’avoir couru dans tous les
sens, Léo se laissa aller à observer les éboueurs arrosant
sans pitié les maraudeurs en quête de légumes abandonnés.
Félix l’interpella.
— File prendre ton pognon à la caisse et rapplique
demain à la même heure.
Il était embauché.
La patronne, qui n’avait pas quitté son minuscule
bureau, lui glissa une enveloppe sans le regarder. Elle lui
évoqua un gros oiseau prisonnier d’une cage.
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Félix, le lendemain, lui présenta Mimi, une fille bien
sous tous rapports, lui dit-il, qui tapinait sur le trottoir d’en
face.
— Tu vois mon gars, cette fille-là c’est une gagneuse de
premier ordre, au boulot par tous les temps et question
carrosserie, y’a rien à j’ter. Si tout le monde était comme
elle, la France s’rait pas dans une telle merde.
Léo en avait convenu, y’avait rien à jeter chez Mimi,
quant à l’état de la France, il s’en foutait.
Au-delà de toutes les qualités, de Mimi, Félix, en
commerçant avisé, appréciait particulièrement sa tenue de
travail qui valorisait, disait-il, « la marchandise ».
Il s’était tout de suite épris de Mimi qui avait la
particularité d’être à peine plus âgée que lui.
Avant l’ouverture du marché, il la retrouvait pour
discuter de la pluie et du beau temps, surtout de la pluie,
préjudiciable au chiffre d’affaires. Aborder des sujets plus
intimes le tentait, mais le métier de Mimi ne lui facilitait
pas les choses. Comment lui dire qu’elle prenait de plus en
plus de place dans sa vie, sans risquer de se couvrir de
ridicule ?
L’idée de la payer pour assouvir ses phantasmes ne
l’effleura même pas. Ce n’était pas de cette relation-là qu’il
avait envie avec elle.
Entre eux s’installa une forme de familiarité dont il
guettait la progression avec attention.
— T’es trop chou, mon Léo, lui susurrait-elle à
l’oreille en se mettant sur la pointe des pieds quand il lui
offrait un verre d’alcool pour conjurer le froid.
Ces marques d’affection anodines lui allaient droit au
cœur sans qu’elle s’en rende compte.
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À ses côtés, il voulait ignorer l’aube qui le ramenait à
la morne réalité du quotidien.
L’hiver interminable s’estompait. Les premiers
bourgeons qui décoraient discrètement les branches des
platanes exacerbaient ses rêves. Il s’imagina fuyant avec
Mimi vers le soleil, là-bas au bord de la Méditerranée, dont
il ne connaissait que les affiches en couleurs de la SNCF.
Mimi relégua bientôt dans les parties les plus sombres
de son cerveau l’araignée et son cortège d’interrogations
angoissantes. Rejoindre les Halles toutes les nuits
s’accompagnait dorénavant du plaisir de la retrouver,
d’écouter son rire en cascade, de la respirer, d’espérer en
silence qu’un jour, peut-être…
7 Carreaux au marché des Halles de Paris : espaces extérieurs aux commerces où sont exposées les
marchandises.
51
Avant qu’il ne réagisse, elle reprit de l’assurance.
— Si l’on te demande de ses nouvelles, tu diras qu’il a
un petit problème, et que ça va s’arranger, rien de plus.
D’accord ?
—…
— Laisse le rideau tel qu’il est, ajouta-t-elle, les clients
sauront bien trouver le chemin.
Les précautions adoptées par Ginette pour cacher
l’absence de Félix s’avérèrent inutiles. La rumeur de son
hospitalisation alerta les acheteurs pour qui l’opportunité
de réaliser de bonnes affaires l’emportait sur la
compassion.
À l’aube naissante, seule la bascule où Léo se pesait
avec Félix pour plaisanter de leur différence de poids
témoignait encore de l’ancienne activité de feu Chardonnet
et Fils.
Il voulut donner un coup de balai, Ginette l’en
empêcha.
Quand elle lui remit l’enveloppe contenant sa paie, il
réprima la tentation de la serrer dans ses bras.
— J’espère que Félix sera bientôt debout, se contenta-
t-il d’articuler sans conviction.
C’était idiot, Félix ne reviendrait pas, il le savait.
De retour chez le Chat, il s’endormit, tout habillé.
À son réveil, il eut le sentiment d’émerger d’un
mauvais rêve. L’enveloppe qui dépassait de la poche de sa
veste attestait qu’il n’en était rien. Elle contenait sa feuille
de paie et une somme d’argent bien supérieure au montant
prévu.
52
Sur un bout de papier d’emballage, Ginette avait
griffonné un petit mot :
« Léo, tu es un brave gars, Félix t’aimait beaucoup.
Bonne chance ».
Ça ressemblait à un faire-part de deuil.
Le lendemain, au bar, il apprit la mort de Félix.
Il croyait avoir touché le fond quand le serveur lui
annonça.
— Ne cherche pas Mimi, Frédo l’a mise au vert.
— Frédo ?
— Frédo Gambini, son mac, un rital du genre teigneux.
—…
Le salaud en rajouta.
— Tu n’es pas près de la revoir. À l’heure qu’il est,
elle doit éponger des troufions dans une ville de garnison.
Il n’en fallut pas davantage pour que l’araignée se
réveille et lui dicte de passer ses doigts dans le poing
américain au fond de sa poche.
Il allait frapper cette ordure lorsqu’il se souvint de la
dernière fois qu’il avait utilisé cette arme et du visage
ensanglanté de son adversaire.
Vaincu, il quitta le bar où il avait connu Mimi.
Il avait aimé les Halles, où les tapins se frottaient aux
rupins dans des effluves d’escargots et de parfums à deux
balles. Aujourd’hui, l’endroit ne lui évoquait plus que
colère et injustice.
53
L’araignée avait raison, le prix à payer pour de telles
faiblesses était trop lourd.
Il devait oublier Félix avec qui il avait noué des liens
plus profonds qu’il ne le pensait. Félix qui se comportait
comme le père qu’il n’avait jamais eu quand, entre deux
réprimandes, il lui faisait la leçon sa grosse main posée sur
son épaule. Il lui fallait aussi mettre une croix sur Mimi
qu’il imagina à l’abattage dans un bordel militaire.
Il regretta de ne pas lui avoir avoué… Avoué quoi ?
Qu’il tenait à elle ? Qu’il rêvait de l’emmener quelque part,
n’importe où, loin du bitume. Qu’était-il pour elle ? Un
copain ? Un futur client ? Un cave, peut-être…
54
L’Endive s’empara de leurs bagages pendant qu’ils se
dirigeaient vers le Méli-Mélo.
L’homme, la cinquantaine, la stature massive d’un
gorille adulte, précédait la femme qui peinait à le suivre. Elle
devait avoir autour de vingt-cinq ans, et rien à jeter, comme
aurait dit Félix qui se targuait d’en connaître un rayon sur le
sujet. Son physique attirait les regards à l’instar de ces
femmes de papier glacé illustrant les magazines de mode. À
leur passage, il capta un parfum féminin sophistiqué, mêlé à
l’odeur de tabac blond. De la terrasse, il les observa
s’installant avec Lise au fond de la salle près de la cuisine.
Détail insignifiant, mais qui le marqua, le Chat, sur le point
d’entrer dans le bar, se ravisa.
— Tu les connais ? lui demanda-t-il le soir, après avoir
décrit le couple.
— De vue.
Il n’insista pas.
55
ANTIBES
56
Il n’avait jamais voyagé, et ce nom à lui seul évoquait
un exotisme inatteignable.
— Antibes dans le Sud ? répéta-t-il, craignant avoir
mal compris.
— Je n’en connais pas d’autres.
Puis, devançant sa question.
— Tu me tiendras compagnie pour la route. Ma grand-
mère a des soucis de santé, crut-il bon d’ajouter, comme si
la nécessité de trouver un motif à son voyage s’imposait.
— On part quand ?
— Demain.
—…
— Ça te pose un problème ?
Non, ça ne lui en posait pas, bien au contraire. Ce
voyage impromptu tombait à pic pour relayer sa déprime
au second plan.
57
évoquant des pays lointains. Ils n’avaient pas échangé un
mot quand le Chat reprit la route.
Au détour d’un virage, la Méditerranée s’offrit à eux
scintillante sous un soleil aveuglant.
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présumaient en rien qu’il était issu d’une famille
bourgeoise.
Le lendemain, ils visitèrent les environs, et en fin
d’après-midi, le Chat l’entraîna dans une crique déserte où
ils se baignèrent. Léo ne savait pas nager, mais n’en laissa
rien paraître.
Ils dînèrent sur la terrasse colonisée par le jasmin au
parfum entêtant. Le Chat lui apparut méconnaissable.
Détendu, il consentit même à parler de choses anodines.
À la nuit tombante, Léo aida à installer des lanternes
et des tortillons fumigènes pour éloigner les moustiques.
Il resta bouche bée devant les gros lézards qui
couraient sur le plafond en lançant leurs langues
extensibles sur les insectes attirés par la lumière. Rose, qui
ne le quittait pas des yeux, précisa.
— Ce sont des geckos. Ils sont tout à fait inoffensifs.
Après le repas, elle les invita à passer au salon où des
canapés de velours aux couleurs délavées les accueillirent.
Sur la table en laque chinoise, un coffret en marqueterie
protégeait des verres finement taillés.
— Alexandre, je crois qu’il reste de ces liqueurs
maison que tu aimais tant. Je suis sûre que ton ami les
appréciera.
59
enivrantes libérées par les premiers rayons du soleil. Elles
lui rappelaient curieusement le parfum de l’inconnue du
Méli-Mélo, à peine entrevue, mais dont le souvenir le
hantait plus que de raison.
Par un de ces matins magiques, alors que flottait à ses
côtés la présence onirique de l’inconnue du Méli-Mélo, son
attention fut attirée par un léger clapotis dans une partie
reculée du parc. Il découvrit une fontaine masquée par un
lierre envahissant et encastrée dans un mur aux pierres
disjointes. Aussi ému qu’un archéologue identifiant le
tombeau de Toutankhamon, il parvint, après des heures
d’effort, à dégager une gueule de lion colorée par la mousse
d’où un filet d’eau s’échappait encore.
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semble que vous vous donnez beaucoup de mal pour
civiliser mon jardin. Soyez-en remercié.
Rose brisa la glace de la meilleure des façons, et il se
sentit plus à l’aise pour s’enquérir de son état. Elle balaya
le sujet d’un revers de main.
— Je me porte comme un charme.
Il se souvint du prétexte que lui avait fourni le Chat :
« Ma grand-mère a des problèmes de santé ».
Pourquoi lui avait-il menti une nouvelle fois ?
— J’ai une question qui me brûle les lèvres, poursuivit
Rose et je vous prie de m’excuser si vous la trouvez
indiscrète. Quel genre de conversations entretenez-vous
avec Alexandre ? En d’autres termes, est-ce qu’il se confie
à vous ?
Désarçonné, il prit conscience qu’il ignorait tout, ou
presque, sur le Chat au point de méconnaître jusqu’à son
nom de famille.
— Le Ch… pardon, Alexandre m’héberge, mais je ne
sais rien de ses occupations. Nous parlons peu, ajouta-t-il,
comme s’il devait s’en excuser.
— Vous ne m’étonnez pas. Depuis qu’il est rentré du
Vietnam, je ne le reconnais pas.
De toute évidence, Rose n’avait aucune idée de leurs
conditions de vie et il fut soulagé qu’elle ne cherchât pas à
s’en informer.
— Son père, officier dans la Légion étrangère,
poursuivit-elle, a traîné sa famille à travers toute
l’Indochine. Alexandre, quand il fut en âge de le faire,
s’engagea dans l’armée. Il n’avait pas vraiment l’esprit
militaire, mais il n’avait connu que ça. Idéaliste, généreux
61
et solitaire, il méprisait les biens matériels. Il aimait le pays
et voulait construire sa vie là-bas.
Rose, intarissable, ne discourait plus que pour elle-
même. Il sentit confusément que le Chat n’apprécierait pas
qu’il en apprenne autant sur son passé, alors pour couper
court et revenir au présent, il lui demanda :
— Pourquoi parler de lui au passé ? Il est près de vous
aujourd’hui.
— Certes, mais je crains qu’il vive désormais dans un
univers qui m’échappe.
Elle lui tendit un plateau.
— Des calissons, je pense que vous allez aimer.
Rose, le regard perdu sur les palmiers qui
obscurcissaient la véranda au gré du vent, se tut. Sur la
cheminée, une horloge sous globe égraina quelques notes
légères. Elle sembla découvrir la présence de Léo et lui
sourit.
— Un peu de thé ? Je vous laisse œuvrer.
Il s’exécuta en tremblant, se sentant maladroit, pas à sa
place.
Ignorant sa gêne, elle poursuivit son monologue.
— Et puis la guerre en Indochine a mal tourné. Inscrit
sur la dernière liste des volontaires pour sauter sur Diên
Biên Phu8, il voulait encore y croire même s’il savait qu’il
avait peu de chance d’en sortir vivant. Il était de ces jeunes
officiers désintéressés prêts à mourir pour un idéal. Dieu
merci, le camp est tombé avant qu’il ne soit parachuté.
La curiosité l’emporta sur son désir de rester à l’écart
de la vie du Chat.
8 Diên Biên Phu : lieu d’une défaite majeure de l’armée française en Indochine.
62
— Que s’est-il passé après la chute de Diên Biên Phu ?
— Beaucoup furent rapatriés, sans préavis. Certains
avaient des attaches sur place, des compagnes et même des
enfants. Ils n’ont pas pu les revoir.
— Vous pensez…
— Il ne s’est jamais exprimé sur ce sujet. J’avais
espéré… mais je crois comprendre que vous n’en savez pas
plus que moi.
Gêné, il préféra détourner la conversation sur le retour
du corps expéditionnaire en métropole.
— Pourquoi ont-ils été renvoyés en France aussi
rapidement ?
— Le commandement militaire craignait des
désertions.
—…
— Un matin, ils se sont retrouvés jetés sur le port de
Marseille dans l’indifférence générale. On n’avait plus
besoin d’eux. L’aventure était bien finie.
Pour ne pas l’embarrasser, elle resservit le thé elle-
même avant de poursuivre.
— Il dut apprendre à traverser dans les clous, à vivre
dans une société codifiée, organisée… Je crains qu’il n’y
soit pas arrivé.
—…
— Mon pauvre Léo, je vous ennuie avec mes histoires,
mais je me soucie d’Alexandre.
La véranda s’assombrit. Les palmiers en contre-jour
s’agitèrent animés par le vent de mer qui précédait le
coucher du soleil. Rose, le regard perdu, partit dans un
ailleurs dont il était exclu.
63
À qui croyait-elle s’adresser en se confiant à lui ?
Pouvait-elle imaginer un instant le gouffre qui les séparait ?
64
LES NON-DITS
65
Le Chat, qui ne dérogeait jamais à ses habitudes,
disparut le samedi. Désœuvré, Léo songea à se rendre au
Méli-Mélo quand la malle d’Alexandre attira son attention.
Son voyage à Antibes avait attisé sa curiosité, et il ne
résista pas longtemps à la tentation de l’inspecter.
Elle ne contenait en apparence que des livres. Les
titres, comme les auteurs, ne lui disaient rien. En fouillant,
dans l’espoir de trouver des indices plus parlants, il
découvrit un porte-cartes et des photos. L’une d’elles
l’intrigua. Aux côtés du Chat en treillis de combat posaient
une gamine aux yeux bridés et une jeune femme asiatique
au visage de poupée. En arrière-plan, une cabane en bois
sur fond de forêt tropicale occultait en partie la vue d’un
véhicule militaire. Il repensa à la discussion qu’il avait eue
avec Rose sur les soldats rapatriés sans préavis. « Certains
avaient des attaches sur place, des compagnes et même des
enfants. Ils n’ont pas pu les revoir. »
Encouragé par sa trouvaille, il fouilla plus avant et
découvrit un pistolet enveloppé d’un tissu. Il n’en avait
jamais eu en main et il fut étonné par son poids. Fasciné, il
le brandit plusieurs fois en direction d’un ennemi invisible.
66
— Ce n’est pas grave. Dans ta situation, je n’aurais
pas agi autrement, précisa-t-il avant de se lever, signifiant
que l’affaire était close.
Cet homme, qui lui reprochait son imprudence, mais
allait jusqu’à justifier sa fouille, le fascinait.
Ce que Léo savait maintenant de lui confirmait ses
doutes. Le gardiennage des locaux n’était qu’un prétexte.
Le Chat attendait quelque chose ou quelqu’un. Était-ce ce
couple installé depuis peu à l’hôtel de l’Espérance ?
67
que tu puisses nous retrouver. Tu ne penses décidément
qu’à toi !
Maintenant, elle pleurait, à longs sanglots déchirants,
la tête enfouie dans l’épaule de Willem.
Pourquoi devait-il payer si cher sa liberté ?
Il se dirigeait vers la porte quand elle le retint. D’un
revers de main, elle sécha ses larmes et réussit même à
esquisser un sourire pathétique.
— Tu aurais pu prévenir, on aurait mangé ensemble.
— Pas grave, je suis juste venu pour vous voir.
Elle hésita, se précipita vers la poêle en tôle noircie où
les oignons brûlaient, puis elle murmura d’une voix
apaisée.
— Installe-toi à table, on aura assez pour trois.
Willem soulagé, lui servit un verre de vin tout en
cherchant à meubler la conversation.
— Tout va bien pour toi ?
Perdu dans ses pensées, Léo sursauta.
Sa détermination à poser les questions qui le
taraudaient avait fondu comme neige au soleil devant les
larmes de sa mère. En désespoir de cause, il répondit.
— Je suis allé sur la Côte d’Azur.
Il allait devoir donner des explications et, le sujet
épuisé, il n’aurait pas le courage de les interroger sur la nuit
du drame.
Pendant que sa mère aidée de Willem préparait la
cuisine, il parcourut du regard l’appartement. Il se
remémora que l’exiguïté des lieux avait contribué à rendre
leur face-à-face de plus en plus conflictuel. Quand elle ne
le supportait plus, elle l’envoyait apprendre ses leçons au
68
bistrot de la Marine, au rez-de-chaussée, où Odette
l’accueillait les bras ouverts. Il se rappela de la chambre de
sa mère, du couvre-lit à fleurs et des dimanches matin de
son enfance où il la rejoignait pour se coller à elle et sentir
sa chaleur.
C’était avant.
Au fil du déjeuner, sa mère et Willem se montrèrent
plus détendus. Habités par leur projet, ils paraissaient
heureux, même s’ils avaient compris que Léo ne les suivrait
pas. Son escapade sur la Côte d’Azur laissait entendre qu’il
ne s’en sortait pas si mal. Peut-être étaient-ils rassurés ?
À la fin du repas, Willem lui tendit une boîte
métallique.
— Tu te souviens des cigares que ma sœur m’envoyait
de Hollande ? Cadeau.
Il posa sa main sur l’épaule de Léo, un geste qui révéla
le soleil noir tatoué sur son avant-bras.
— Je dois te parler.
Son ton devenu grave l’interpella. Allait-il aborder lui-
même les questions qu’il n’avait pas encore osé formuler ?
Allait-il enfin savoir, ce qui s’était passé la nuit tragique où
leur péniche sombra ?
— NON !
L’éclat de voix de sa mère atteignit Léo comme un
coup de fouet, et Willem vaincu détourna son regard.
Pourquoi, une fois de plus, lui refusait-elle la vérité ?
Ils n’avaient plus rien à se dire, et il se résigna une
nouvelle fois à prendre la fuite.
69
Il se réveilla groggy comme un boxeur conscient
d’avoir perdu le match de trop. Sur le plafond, les tâches
d’humidité qui lui évoquaient la nature s’étaient
transformées en visages grimaçants.
Le Chat, depuis leur retour d’Antibes, s’absentait de
plus en plus souvent, et pour la première fois sa solitude lui
pesa.
70
Demain, il aura dix-neuf ans. Il voudrait en avoir vingt-
cinq ou trente pour être traité comme un homme et ne plus
subir la condescendance à peine déguisée de son entourage.
Cet anniversaire, il le gardera pour lui.
71
L’INCONNUE
72
Le peu qu’il capta de leur conversation lui permit
d’apprendre que la femme se prénommait Irène. Elle
arrivait en fin de matinée, toujours parfaitement apprêtée.
S’ensuivait un scénario immuable. Lise partageait avec elle
un café à une table retirée, près de la cuisine, puis
l’abandonnait pour servir au bar. Restée seule, elle grillait
cigarette sur cigarette, le regard perdu dans un miroir
publicitaire, soufflant sur sa propre image, des nuages de
fumée bleue. Le soir, le gorille la rejoignait et, après un bref
conciliabule qui de loin ressemblait à un interrogatoire, il
s’entretenait discrètement avec Lise en jetant des œillades
alentour comme un homme sur la défensive. Qui étaient-
ils ? Que fichaient-ils là ? Pour en savoir plus, Léo pensa
s’adresser à Mouss, mais son attitude prévisible l’en
dissuada. Il lèverait la main dans un signe d’impuissance et
lui répondrait en détournant le regard.
— Je ne me mêle pas des affaires des Français.
Si Léo voulait en apprendre davantage, il lui restait à
surveiller le couple et les réactions qu’il suscitait auprès des
clients.
Irène ignorait ostensiblement sa présence, ce qui lui
permit de l’observer à loisir. Il s’attarda sur ses cheveux
bruns, mi-longs et parfaitement lissés, remarqua sa bouche
un peu dure, maquillée avec soin qui n’exprimait aucune
émotion. Elle lui apparut plus jeune qu’il ne l’avait d’abord
estimé. Sa beauté le subjuguait.
Il avait croisé ce genre de femme aux Halles venues
s’encanailler en tenue de soirée à la sortie des spectacles.
Parées pour plaire, elles ne se formalisaient pas des saillies
de Félix qui comparait leur poitrine à des melons de
73
Cavaillon. Chacun dans son rôle exécutait une pièce
convenue d’avance. Pas de dupe dans ce grand bal des
faux-culs qui se jouait toutes les nuits à guichet fermé.
Irène, elle, ne semblait pas s’amuser de son séjour chez les
prolos, et les rares regards qu’il capta traduisaient plus
d’exaspération que de bienveillance.
Si ses tentatives de rapprochement n’aboutissaient pas,
au moins avaient-elles le mérite de jeter un voile d’oubli
sur Félix et Mimi.
74
— Mais pourquoi ?
— Le type qui l’accompagne a l’air violent
L’argument, qui lui parut peu crédible, le renforça dans
l’idée qu’il existait un lien entre la présence du Chat dans
le dépôt du transporteur et l’arrivée des nouveaux venus à
l’hôtel de l’Espérance.
À l’affût de tout événement susceptible de l’aiguiller
sur une piste, la réaction de Margot la gitane, une
marchande de fleurs à la sauvette, attira son attention.
— Qu’est-ce qu’il fout là ce pourri ? lâcha-t-elle en
apercevant Carrax au comptoir.
L’occasion était trop belle d’en savoir plus.
— Tu le connais ?
— De quoi tu te mêles le gadjo ?
Il ne fut pas surpris. Margot appartenait à la famille des
oursins. Quel que soit l’angle par lequel on l’abordait, on
avait toutes les chances de se piquer.
Après avoir bu un verre ensemble, puis deux, elle se
ravisa.
— Il s’appelle Carrax, Max Carrax. T’approches pas
de lui, tu fais pas le poids.
Décidément, ça devenait une rengaine.
Une troisième tournée, lui rafraîchit la mémoire.
— Y’a quelques années de ça, il était un des pontes de TTR
le transporteur d’en face. Maintenant, casse-toi, j’aime pas
beaucoup les curieux !
75
Lors d’une journée pluvieuse interdisant toute sortie se
produisit un événement qui ouvrit à Léo des horizons
jusque-là insoupçonnés.
— Puisque tu as l’air de t’ennuyer, tu vas nettoyer les
vitres, ça t’occupera, lui ordonna Lise, toujours à cran.
Par le jeu des miroirs, il capta le regard d’Irène. Pour
la première fois, elle lui sourit franchement. Un fait anodin,
digne d’une amourette d’écolier, mais qu’il voulut
interpréter comme le début d’une complicité.
À 18 h, après la parenthèse de l’après-midi, le bar
s’anima à nouveau. Il rejoignit Mouss au comptoir. Le vieil
homme paraissait perturbé. Alors qu’habituellement il se
contentait de lui montrer d’un plissement des yeux sa
satisfaction de le retrouver, il lui parla.
— Elle appartient à Carrax.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Tu le sais.
Après le Chat et Lise, cette autre mise en garde, le
troubla.
76
*
77
La perspective qu’Irène s’installe dans leur repère
balaya toutes ses frustrations.
La demande du Chat aviva encore davantage sa
curiosité. Il l’imagina, amoureux transi, cherchant à
arracher Irène des griffes de Carrax, mais ça ne
correspondait pas à l’idée qu’il se faisait de cet homme, et
le mystère subsistait.
78
plastique crasseuses qui servaient de rideaux par des
couvertures.
La réponse du Chat claqua sans appel.
— C’est une planque, pas un lieu de villégiature !
Une planque, un mot connoté qui exacerba sa curiosité.
Le mystère qui s’épaississait autour du rôle d’Irène
intensifiait son attirance pour cette femme mystérieuse qui
prit une telle place dans sa vie qu’elle en devint bientôt
l’unique centre d’intérêt.
79
DRAME EN SURSIS
10
80
taille respectable. La troisième, une blonde, indéfrisable en
carton-pâte et petites lunettes dorées de notaire de province,
sifflait entre ses doigts comme un vulgaire tapin.
Les amies de Lise ne sortaient pas du Couvent des
Oiseaux.
Évidemment, Margot la gitane participait à la fête. Léo
remarqua dans le fond de la salle le patron de l’hôtel de
l’Espérance qui observait, le cou tendu comme un serpent
guettant une souris.
Lise, qui ignorait la demi-mesure, offrit à Léo une
chope de bière pleine de champagne.
— Tiens mon chéri, pour mon anniversaire !
Ses difficultés d’élocution présumaient d’un niveau
d’alcoolémie largement au-dessus de la moyenne, ce qui en
de telles occasions n’avait rien d’extraordinaire.
Elle retournait le disque de Marcel Azzola, quand la
porte du bar s’ouvrit sur Max Carrax et Irène.
Leur intrusion ne passa pas inaperçue. Margot grimaça
et Mouss, exceptionnellement sorti de son isolement, jugea
prudent de redevenir invisible.
Lise leur servit du champagne et présenta ses amies.
Carrax les ignora. Son regard balaya la salle. En découvrant
l’Endive, il fendit la foule des clients. Leur conciliabule ne
dura que quelques secondes à l’issue duquel Carrax
rejoignit Irène qui semblait mal à l’aise.
Il enregistra la scène pour la décrire au Chat.
Le disque à peine fini, Margot, d’une voix de stentor,
attaqua une de ces complaintes dramatico sentimentales
dont elle avait le secret en ponctuant ses lamentations d’une
rythmique improvisée à coups de pied dans le comptoir.
81
Les couplets s’enchaînaient, interminables : « Et pour
gagner l’entrecôte, elle se donnait aux auuuuutreeees »
quand Carrax aboya.
— Ça suffit bordel, on ne s’entend plus !
Margot se redressa, blême de rage.
— T’es qui toi, pour ramener ta grande gueule ?
Envoyée avec toute la conviction que requérait la
situation, sa phrase jeta un froid dans l’assistance
surchauffée.
Pour les habitués, de toute évidence, « on allait casser
du petit bois », et la prudence réclamerait de se tenir à
distance.
Carrax, la bouche déformée par le cigare qu’il venait
de se fourrer au coin des lèvres, bouscula Margot qui perdit
l’équilibre et tomba lourdement entre les chaises du
restaurant.
Livide, les yeux exorbités, elle pointa du doigt Carrax.
— T’es fini Carrax. T’es mort, on aura ta peau !
Léo qui observait la scène avec intérêt capta le sourire
furtif d’Irène. Était-ce à cause de la grandiloquence ridicule
avec laquelle la gitane s’exprima ou voyait-elle dans sa
menace l’espoir d’un dénouement providentiel ?
La porte claqua sur Margot, clôturant l’anniversaire de
Lise d’un sinistre présage.
Léo nota encore que Carrax, le visage crispé par un
rictus, paraissait déstabilisé. D’un geste brusque, il
empoigna le bras d’Irène et l’entraîna sans ménagement
vers la sortie.
82
La sentence de Margot demeurait dans toutes les têtes,
et le bar se vida rapidement. Personne ne tenait à être mêlé
de près ou de loin à ce qui risquait d’arriver.
83
rendre utile auprès de Lise qui supportait de moins en
moins sa présence permanente.
L’après-midi fut marquée par plusieurs aller-retour
d’Irène à l’hôtel. Lise la suivait des yeux et restait sur le pas
de la porte jusqu’à ce qu’elle revienne.
À 20 h 30, Irène sortit, laissant Lise, Carrax et l’Endive
en tête-à-tête. Un quart d’heure plus tard, des éclats de voix
fusèrent de la cuisine sans que Léo puisse en saisir le
contenu, et il rentra vers 23 h.
Impatient, le Chat l’interrogea.
— Alors ?
— L’Endive et Carrax se sont disputés, mais je n’en
connais pas la raison.
— Je te remercie. Je dois te dire qu’Irène nous a
rejoints. Elle se repose, ne la dérange pas.
Ignorant sa sidération, le Chat poursuivit.
— Nous allons nous absenter demain pour la journée.
Je compte sur toi pour continuer à surveiller Carrax.
84
FUGITIVE
11
85
— Nous partons pour la journée comme prévu. Je
compte sur toi pour me dire ce qui se passe au Méli-Mélo.
Avant que Léo ne puisse répliquer, leurs pas
résonnaient déjà dans les escaliers. Il entendit Le Chat
donner deux tours de clé à la serrure de la porte du bas selon
la règle édictée deux jours auparavant.
La rencontre dont il rêvait depuis des semaines se
soldait par une impression mitigée qui le laissa sur sa faim.
Qu’espérait-il ? Qu’elle se jette à son cou ? Qu’elle le
traite en héros ?
Après cette désillusion, retourner au Méli-Mélo pour
affronter Carrax lui parut insurmontable. « Maintenant, ta
mission prend toute son importance, » lui avait dit le Chat
avant de partir. Il n’avait pas le choix.
86
retenue, et Lise lui répondait sur le même ton. La discrétion
n’était plus de mise. À l’évidence, l’altercation portait sur
la disparition d’Irène. Il masqua son anxiété et se rapprocha
de Mouss. Dans le regard du vieil homme, il décela une
inquiétude bientôt concrétisée par les quelques mots qu’il
lui souffla à l’oreille.
— Ne reste pas là.
Léo ignora son conseil, les instructions du Chat ne se
discutaient pas.
Il aperçut l’Endive dans le fond de la salle qui ne
perdait rien de la dispute. Après un dernier éclat de voix,
Carrax traversa le rideau de bandes multicolores en
plastique qui dissimulait la cuisine. Sa gueule déformée par
un rictus de colère le terrifia. Deux types l’accompagnaient
et semblaient sortir du même moule.
Carrax balaya le bar d’un regard inquisiteur avant de
s’adresser aux habitués groupés au comptoir.
— Si l’un de vous sait où se trouve ma femme, il a
intérêt à parler tout de suite, sinon il le paiera cher.
Après un silence où le malaise monta encore d’un
cran, la Rascasse, un abonné aux cuites matinales,
inconscient des risques qu’il prenait, se manifesta.
— Oublie-nous bonhomme, ta gonzesse, on s’en tape !
Piqué au vif, Carrax se précipita renversant une table
au passage. Un pugilat généralisé s’annonçait quand Lise
s’interposa. Hystérique, elle ne se maîtrisait plus. Ses cris,
contre toute attente, calmèrent Carrax. Furieux, il quitta le
Méli-Mélo suivi de ses acolytes.
Lise ferma tôt ce soir-là et, libéré de ses obligations de
surveillance, Léo put rentrer de bonne heure.
87
À 22 h, il commençait à s’inquiéter de l’absence
prolongée d’Irène et du Chat quand il entendit claquer la
serrure de l’entrée.
Irène, qui semblait épuisée, se dirigea directement vers
sa chambre sans lui jeter un regard.
Le Chat l’interrogea immédiatement.
— Que se passe-t-il au bar ?
Il lui décrivit par le menu les événements, sans omettre
la présence de deux armoires à glace aux côtés de Carrax.
Il le remercia, sans faire de commentaire.
88
Son tutoiement, à l’opposé de l’attitude distante
qu’elle affichait depuis son arrivée, le surprit.
Fébrile, il dut s’y reprendre à trois fois pour allumer le
gaz. Aimait-elle le café fort, une grande tasse ou une
petite ? Il dut maîtriser ses tremblements avant de frapper à
nouveau à sa porte.
— Entre.
Il n’avait pas rêvé, elle le tutoyait.
Il la découvrit de dos, en peignoir blanc, regardant par
la fenêtre donnant sur le hangar.
— Vous, heu… Tu as bien dormi ?
Il ne trouva rien de plus pertinent à dire.
— Oui, c’est calme ici, répondit-elle sans se retourner.
C’était probablement l’unique aspect positif de cet
endroit, pensa-t-il alors qu’il prenait conscience de la
banalité confondante de leur échange.
Quand enfin elle lui fit face, elle affichait un sourire
amusé.
— Désolée d’entrer dans ta vie aussi brutalement.
Non, il ne rêvait pas. Elle s’excusait de sa présence. Un
comble, alors qu’il espérait, sans trop y croire ce face-à-
face depuis des semaines. Il voulut lui dire qu’elle pouvait
se vautrer dans son intimité, prendre toute la place qu’elle
souhaitait dans sa vie, mais il ne trouva pas les mots.
— Je dois m’habiller pour sortir, je pars avec
Alexandre dans une demi-heure.
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Confirmant ses dires, elle se présenta maquillée,
parfaitement coiffée, vêtue d’un imperméable serré à la
taille.
— Je suis prête.
Le Chat s’engouffra dans les escaliers, elle le suivit.
Ses talons résonnèrent, la porte claqua. Son rêve s’envolait.
Quel était leur emploi du temps ? Qui rencontraient-ils
pendant qu’il se morfondait à les attendre en multipliant à
l’infini les raisons susceptibles de motiver leur absence ?
Une fois de plus, on le considérait comme un gosse
tout juste bon à rendre quelques menus services, mais que
l’on tenait soigneusement à l’écart de ce qui avait
réellement de l’intérêt.
90
une bouteille de Bordeaux, remplit trois verres à moutarde
et s’adressa à Léo.
— On ne peut exclure que Carrax ait un doute sur la
présence d’Irène ici.
Il ne semblait pas inquiet outre mesure. Irène, de son
côté, ne marqua aucune émotion.
— Pourquoi penses-tu ça ?
— L’Endive a pu partager ses soupçons avec Carrax.
— Ses soupçons ?
— Il peut avoir surpris une complicité entre Irène et
toi.
— Quelle complicité ? Nous n’avons pas échangé
deux mots au bar !
— Il n’y a pas que les mots, tu oublies les regards.
Embarrassé, il ne put cacher sa gêne.
Elle, les yeux fixés sur la pointe de ses chaussures,
souriait. Le Chat resta impassible.
Léo s’aperçut qu’ils se payaient sa tête et il se sentit
ridicule d’avoir imaginé qu’entre Irène et lui… Quelle
blague !
Le Chat resservit du vin et se lança dans des
explications proches d’un briefing militaire.
— Pour arriver jusqu’à nous, il faut franchir le portail
et traverser un espace découvert sur plus de 20 m. Nous
allons monter la garde à tour de rôle dans un des bureaux
qui surplombent la cour afin de prévenir toute incursion
surprise pendant qu’Irène se reposera.
Léo l’interrompit.
— Et si l’on a de la visite ?
91
— J’y viens. Tu accompagneras Irène dans la rue à
l’arrière de l’entrepôt. Vous attendrez pendant un quart
d’heure dans ma voiture que je vous rejoigne. Passé ce
délai, si je n’arrive pas, Irène suivra mes instructions. Des
questions ?
— Quelles instructions ?
— Elle les connaît.
— Et toi, comment comptes-tu t’en sortir s’ils sont
plusieurs ?
— Chacun ses problèmes.
Son sourire en disait long sur le plaisir qu’il prendrait
à être confronté à une telle situation.
Léo repensa à l’arme découverte dans sa malle. S’en
servirait-il en cas de danger ?
— D’autres questions ?
Des questions, Léo en avait plein la tête, mais la
plupart concernaient Irène et il s’abstint de les poser.
92
— Pas de cigarettes, pas de lumière, ordonna le Chat
qui décidément semblait très à l’aise dans les situations
tendues.
À minuit, il accompagna Irène à sa chambre. Ils eurent
une longue conversation que Léo chercha à saisir, sans y
parvenir.
Un peu plus tard, le Chat lui proposa d’aller dormir.
— Je te réveillerai à 3 h pour la relève et j’irai me
reposer à mon tour, car je vais m’absenter pour la matinée.
Depuis l’arrivée d’Irène, il constata une nouvelle fois
que l’emploi du temps du Chat obéissait à un plan
quasiment militaire où l’improvisation n’avait pas sa place.
Obsédé par l’idée de se retrouver en tête-à-tête avec
Irène le lendemain, il n’avait pas trouvé le sommeil quand
il prit la relève du Chat comme prévu à 3 h.
93
de la gouttière percée en tombant sur l’appui de fenêtre
troublait maintenant le silence.
À 5 h, la circulation reprit progressivement. Des
ouvriers se rendant à leur travail animaient les trottoirs
ruisselants. Un soleil voilé révéla des nuages bas
entrecoupés de trouées de ciel bleu au-dessus des toitures
mouillées.
Aux Halles, il maudissait l’aube naissante, prémices
du retour à la vie ordinaire, mais ce matin-là les premières
lueurs du jour agirent comme une délivrance.
À l’heure dite, le Chat le releva.
— Rien à signaler ?
Il hésita. Devait-il l’informer de la sirène de police ? Il
prit le parti de ne rien dire.
— Tu vas rester avec Irène, lui rappela le Chat, et
surveiller qu’il ne se passe rien d’anormal dans le secteur.
Évite le bruit, elle doit se reposer.
C’était la seconde fois qu’il lui faisait cette
recommandation comme s’il tentait de le tenir à distance
d’Irène.
— Je pense revenir en début d’après-midi, ajouta-t-il,
ne sors pas et garde la porte fermée à clé.
Concentré, il marqua un temps comme pour s’assurer
qu’il n’oubliait rien, puis toujours aussi directif, il
poursuivit.
— Cet après-midi, nous nous absenterons. Ne va pas
au Méli-Mélo avant mon retour, les deux types qui
accompagnaient Carrax rôdent peut-être encore dans le
secteur, inutile de prendre des risques.
94
L’aplomb du Chat le réconforta, mais Léo eut encore
la désagréable impression de n’être qu’un pion dans une
histoire qui le dépassait.
Épuisé par le manque de sommeil, il s’allongea dans
sa chambre et s’endormit.
95
ILLUSIONS PERDUES
12
9 Septembre, 8 h
L’intensité de la lumière, partiellement occultée par les
bâches tendues devant sa fenêtre, eut finalement raison de
sa léthargie.
Dans la cuisine, Léo découvrit Irène préparant le petit
déjeuner. Irène, inaccessible, venue d’un autre monde,
vaquait dans sa tanière où, sans un concours de
circonstances incroyable, elle n’avait pas sa place. Elle
portait le même peignoir blanc en éponge que la veille et se
comportait en habituée des lieux.
Elle lui parla avec ce naturel détaché que l’on prête à
de vieilles connaissances.
96
— Amène-les les cafés dans ma chambre, c’est moins
sinistre que le réfectoire.
Il s’exécuta. Les tasses lui brûlaient les doigts. Il
hésita, puis il finit par les poser sur la table de nuit
improvisée. Elle l’observait, souriant de sa fébrilité.
Ne sachant quelle attitude prendre en la circonstance,
il bafouilla.
— Tu veux du sucre ?
Elle ne répondit pas.
L’expression de son visage ne reflétait plus aucune
ironie quand elle dénoua lentement la ceinture de son
peignoir.
Tétanisé, il parcourut du regard les courbes de son
corps nu offert avec une impudeur désarmante. Elle lui
apparut plus belle encore qu’il l’avait imaginée dans ses
rêves les plus fous.
Elle se rapprocha, croisa les bras sur son cou et posa sa
tête sur sa poitrine avec une infinie douceur. Son contact le
libéra. Il l’enlaça à l’étouffer, ivre d’un bonheur irréel. Il
osa effleurer sa peau en redoutant que ses mains calleuses
ne la rebutent, mais elle les embrassa en guise
d’encouragement.
Il s’enhardit, se risqua à frôler ses lèvres, son nez, sa
bouche, ses seins, s’attarda sur la courbure de ses fesses,
glissa jusqu’au creux de son intimité la plus secrète.
Chaque découverte et chaque abandon se gravaient
dans sa mémoire.
Ils tombèrent enlacés sur le lit. Elle prit l’initiative se
comportant en conquérante avant qu’à son tour, libéré, il
97
lui rendît la pareille avec une passion qu’aucun tabou ne
retenait plus.
Enfin apaisé, il la contempla, incrédule. Il parcourut
son corps du bout des doigts, se noya dans son regard,
s’enivra de son odeur et but ses larmes quand une
incontrôlable émotion la submergea.
Le café était froid depuis longtemps quand, affamés,
ils se précipitèrent sur le petit déjeuner.
98
Sa réponse sèche clôtura l’interrogatoire.
Irène n’avait toujours pas réagi.
Le Chat, après un bref regard à sa montre, lui demanda
de se préparer et se précipita dans les escaliers. Avant de le
suivre, Irène fit face à Léo. Le visage empreint de gravité,
elle lui caressa la joue d’un geste maternel qui tranchait
avec la passion débridée de leurs ébats. Il tenta de la serrer
dans ses bras, mais elle se dégagea pour rejoindre le Chat.
99
« Tout s’est bien passé, Irène est en sécurité. Elle te
souhaite bonne chance.
P.S. Elle te donne son sac, et ce qu’il contient. »
100
Pauvre crétin naïf, comment avait-il pu croire au père
Noël ?
Il examina le rouleau de billets. Que de grosses
coupures ! Jamais il n’avait eu autant d’argent entre les
mains.
Perplexe sur l’attitude à adopter, il décida finalement
de ne pas demander d’explications au Chat. Inutile
d’ajouter le ridicule à son désarroi.
Il devait oublier Irène, se comporter en homme. Il
avait participé à un gros coup, fait l’amour avec Mata Hari,
s’était pris un paquet de fric. Qu’espérait-il de plus ?
Beaucoup à sa place se prendraient pour des cadors.
Lui pleurait sur son sort en se lamentant comme un héros
de romans-photos de troisième catégorie. Quel con !
Il ne pouvait en vouloir à Irène, pas davantage au Chat,
c’était lui l’imbécile qui n’avait rien compris.
Face au Chat, il ne montrerait rien de sa détresse et
fêterait dignement la conclusion de cette histoire. Non, il
n’était plus un gosse.
101
témoin qui n’a pas voulu révéler son identité, l’agression a
été d’une extrême violence.
L’individu inconscient a été transporté d’urgence à
l’hôpital. Certaines de ses blessures pourraient s’avérer
irréversibles. Les médecins soulignent qu’il ne doit la vie
qu’à une constitution particulièrement robuste.
La victime n’étant pas connue des services de police,
il s’agit probablement d’une tragique méprise.
Le propriétaire de l’hôtel, très choqué, diverge dans
ses déclarations. Ayant tout d’abord mentionné une femme
parmi les assaillants, il affirme maintenant n’avoir aucun
souvenir précis. Lui aussi avance la théorie d’une erreur
sur la personne, signalant au passage que son
établissement jouit d’une excellente réputation dans le
quartier. »
102
Oublier, oublier encore, décidément sa vie se résumait
à oublier.
103
ALLONS ENFANTS, etc.
13
20 Septembre 1964
« Ne te fais remarquer en aucune façon, et tout se
passera bien ». Les recommandations du Chat résonnaient
encore dans sa tête quand il se présenta au centre de
formation militaire situé à 200 km de Paris.
Il eut le sentiment d’assister à une mascarade costumée
où chacun jouait un rôle sans trop y croire. Il s’ingénia
pourtant à se glisser dans le moule et participa comme les
autres aux pantomimes imposées, rythmées par le vacarme
des godillots sur les pavés de la cour d’honneur.
Il ne manquait qu’une musique martiale pour justifier
qu’ils se prennent pour des héros. Cette ultime récompense,
promit le gradé en charge de leur formation, leur serait
104
accordée quand ils sauraient s’en montrer dignes. Les
classes, durèrent sept semaines, à l’issue desquelles,
l’officier responsable du centre d’instruction, les réunit.
Dans un discours pompeux, il leur annonça leur aptitude
désormais reconnue à défendre la nation…
Sa mutation dans une ville de garnison éloignée de la
capitale ne le toucha que modérément. Là où ailleurs…
Son vrai problème résidait dans la promiscuité
imposée par la vie en communauté en totale opposition
avec son tempérament solitaire.
Il souhaita qu’on l’ignore et fit tout pour arriver à ses
fins. Bientôt catalogué par son entourage comme
infréquentable, il put jouir de l’isolement qu’il convoitait.
Affecté au service entretien de la caserne où sa réputation
le précéda, l’adjudant-chef Lebrun, en homme avisé, le
cantonna dans des tâches subalternes ne nécessitant pas de
travail d’équipe. Désherbage, balayage et diverses
sinécures du même ordre, dont l’inévitable corvée de
chiottes, occupèrent ses journées que l’ennui étirait à
l’infini.
Il ne lui restait plus qu’à attendre, sans faire de vagues,
sa libération.
105
comme des trous, ils pelotaient sournoisement une grosse
fille consentante.
Il pensa à Mimi, à ses yeux rieurs de gamine dans
lesquels, les nuits de vague à l’âme, il tentait de se noyer.
Il la revit courant sous la pluie entre les étals pour rejoindre
son bout de bitume. Mimi, réputée gagneuse hors pair, mais
qu’il n’avait jamais voulu imaginer dans les bras d’un
homme. Il l’avait aimé un peu, beaucoup, il ne savait plus
vraiment.
Pourquoi réagissait-il comme une pensionnaire du
couvent des oiseaux ? Mimi n’attendait pas de lui qu’il la
plaigne.
Il rentra à la caserne, les poings serrés, maudissant la
terre entière sans savoir pourquoi.
À son réveil, les résolutions censées l’aider à se muer
en troufion lambda avaient été balayées par un tsunami
dévastateur. L’araignée, nourrie de rancœurs nouvelles,
pérorait dans sa tête.
Contrevenant à l’extrême discrétion qu’il s’imposait
depuis son incorporation, il devint irritable et agressif avec
ses voisins de chambrée. Pour des motifs mineurs, il laissait
exploser une violence trop longtemps réprimée et cognait
comme s’il s’agissait pour lui d’un ultime moyen de survie.
Le point culminant de cette mutation qui ne semblait
pas avoir de limites se concrétisa par son refus catégorique
à participer à un entraînement au combat. Une attitude qui
plongea son chef de service, l’adjudant-chef Lebrun, dans
un abîme de perplexité. Comment se pouvait-il que le
2e classe Léopold Larivière, jadis effacé, pour ne pas dire
106
transparent, se soit en quelques semaines, métamorphosé
en emmerdeur patenté ?
Le sous-officier après avoir alterné persuasion et
menace, sans succès, en référa à son supérieur direct.
Comme il se doit, dans un univers hiérarchisé à
l’extrême, l’affaire poursuivit son chemin jusqu’à la plus
haute instance de la caserne, le commandant Tricastain.
Pour plus de solennité, l’officier l’auditionna dans son
propre bureau en présence de l’adjudant-chef Lebrun et du
responsable de la police militaire, le lieutenant Courtois.
— Présentez-vous, intima le maître des lieux, d’un ton
qui se voulait représentatif de sa fonction.
— Deuxième classe Léopold Larivière, employé au
service entretien, section gros-œuvre, débita-t-il d’une voix
qui reflétait le ridicule qu’il associait à cette présentation
réglementaire.
Une manière qui indisposa visiblement le galonné qui
dissimula son irritation derrière une grimace équivoque. Un
refus caractérisé d’obéissance n’étant pas anodin, il désirait
vraiment savoir à qui il avait affaire et il décida de ne pas
brusquer les choses afin de ne pas prendre le risque, par
trop de précipitation, de nuire à l’émergence de la vérité.
Soucieux de ne pas déroger à l’organigramme concocté par
ses soins, il donna la parole au lieutenant Courtois
détenteur du dossier militaire du 2e classe Larivière.
La lecture de l’unique feuillet, en provenance du centre
de formation, le décrivait comme peu motivé. « Une force
d’inertie digne d’intérêt », précisait le rédacteur. Un
humour que le commandant ne prisa que modérément.
Suivaient quelques autres appréciations, guère plus
107
flatteuses, d’où il ressortait que son individualisme le
rendait totalement imperméable à l’esprit de groupe
indispensable à la cohésion des armées.
L’adjudant-chef à qui l’on demanda de donner son avis
se montra nuancé.
Il confirma la justesse du portrait exposé par le
lieutenant Courtois, mais il précisa que l’attitude
contestataire du mis en cause était récente, et qu’il serait
judicieux d’en rechercher la raison.
Interrogé sur ses motivations, Léopold haussa les
épaules, manifestant par sa posture, son incapacité à
répondre à la question posée.
Le commandant fut rassuré. Au moins n’avait-il pas en
face de lui un de ces réfractaires politisés toujours prompts
à foutre le bordel. Le falot 2e classe Larivière incarnait
dans toute sa splendeur un crétin doublé d’un tire au cul que
trois jours de cellule et huit jours de prison suffiraient à
renvoyer dans le rang.
L’affaire semblait réglée quand Léo leva la main.
— Et après la prison ?
— Vous regagnerez votre poste à l’entretien, rétorqua
le commandant agacé. Autre chose ?
— Comment vous dire ?
— Exprimez-vous et que l’on en termine !
— Je n’ai pas l’intention de reprendre mon poste,
déclara-t-il avec l’assurance propre aux individus qui n’ont
rien à perdre.
Face à cette nouvelle donne, le commandant
Tricastain démontra qu’il possédait un sang-froid à toute
épreuve.
108
— Je vois, finit-il par articuler, en guise de prologue,
après avoir eu quelques difficultés à avaler sa salive. Je
pense qu’une punition adaptée au cas particulier du soldat
Larivière s’impose. Je propose en conséquence que les huit
jours de prison infligés précédemment soient
reconductibles jusqu’à la décision du 2e classe Larivière de
rentrer dans le rang.
Un regard sur ses subordonnés, qui hochèrent la tête à
l’unisson, lui confirma le bien-fondé de sa tempérance.
Satisfait d’être sorti par le haut d’une situation délicate,
le commandant, après avoir consulté sa montre siglée de
l’emblème des parachutistes, invita ses subalternes à
partager un verre aux mess des officiers.
109
dont le sens profond lui échappait, concurrençaient les
grands classiques du genre. Mort aux cons, Nanar est une
pédale, aux chiottes de Gaulle, l’infirmière de la caserne est
une grosse pute.
Mais il apprécia le silence du lieu seulement troublé
par des éclats de voix intermittents à peine audibles des
sentinelles jouant aux cartes. De la fenêtre barreaudée,
placée suffisamment haute pour interdire une vue directe
sur l’extérieur, tombait une lumière rare propice au repos.
Enfin détendu, il s’endormit.
110
S’il voulait conserver son indépendance, il devrait
combattre ses faiblesses et en premier lieu se défier d’un
sentimentalisme ridicule. Il ne devait garder de Mimi et
d’Irène que les meilleurs souvenirs et chasser de son esprit,
doutes et remords. Dans la foulée, il décida de régler
définitivement les éternels questionnements sur la
disparition de son père.
L’oubli, une nouvelle fois, s’imposait à lui comme
l’unique solution. Restaient sa mère et Willem qui
naviguaient quelque part en Europe sur une péniche dont il
ignorait jusqu’au nom. Devait-il les rayer de sa mémoire ?
Il préféra laisser au destin le soin de les réunir un jour ou
de les séparer à jamais.
Son retour à la liberté devait demeurer une page
blanche qu’aucune entrave ne devait altérer.
Quant à l’araignée, qui avait cru bon de se manifester,
il ne doutait pas que la solitude de la prison finirait
l’endormir.
111
À l’issue de son examen, le commandant s’intéressa
enfin à Léo l’unique prisonnier qui, ne sachant comment se
comporter, esquissa un salut militaire ridicule.
— Comment ça se passe ici ?
La question posée sur un ton débonnaire par l’officier
lui apparut incongrue, mais il s’efforça d’y répondre le plus
naturellement possible
— Plutôt bien, merci.
Cette entrée en matière fut suivie d’une longue pause
au cours de laquelle le commandant l’invita à s’asseoir à
ses côtés sur le bas flan.
La situation frisait le ridicule. Enfin le gradé en vint à
la vraie raison de sa visite.
— Pourquoi ne reprends-tu pas le travail ?
— Je me sens mieux ici.
— Ce n’est pas une réponse.
—…
Face à son silence, il haussa le ton et employa pour la
première fois le tutoiement.
— Tu as le droit d’être objecteur de conscience,
communiste, et pourquoi pas un putain d’antimilitariste,
mais nom de Dieu, la moindre des choses serait d’avoir le
courage de tes opinions !
Léo ne put s’empêcher de sourire devant la véhémence
de son propos.
Comment expliquer à un tel homme qu’aucune
conviction politique ne l’effleurait ? Comment lui dire que
la réflexion qu’il s’était imposée en prison le confortait
dans l’idée qu’il ne devait compter que sur lui-même, et que
112
cette conviction excluait toute appartenance à un groupe,
quel qu’il soit ?
Un abîme infranchissable les séparait, mais il
considéra que le galonné attentionné méritait une réponse
qui le satisfasse.
— Je ne suis rien de tout ça. Je me sens mieux ici, tout
simplement.
Une justification d’une banalité affligeante qui aurait
dû clore leur conversation, mais l’officier poursuivit.
— Vraiment, coucher sur la planche ne te gêne pas ?
— On s’habitue vite, et j’aime la solitude.
— C’est donc ça la raison de ton entêtement ? Tu
t’imagines meilleur que les autres. Je me trompe ?
Il prit le parti de ne pas réagir à ce qui ressemblait à
une provocation.
Le commandant, après un soupir résigné, se leva.
Instinctivement, Léo le raccompagna jusqu’à la grille
comme il se doit quand on a un semblant d’éducation.
Dans le regard furtif qu’il échangea avec l’officier au
moment de leur séparation, il décela plus
d’incompréhension que de colère.
Revenu à sa solitude, il chercha à saisir la logique de
cette étrange visite. Comment se pouvait-il que cet homme
au sommet de la pyramide hiérarchique de la caserne
s’intéresse à lui ?
Trois mois s’écoulèrent dans un immobilisme qui
finalement satisfaisait tout le monde.
113
La date de sa libération se rapprochant, il fut présenté
devant le conseil de discipline qui devait trancher sur la
période additionnelle à accomplir au sein de l’armée pour
suppléer aux jours d’inactivité passés en prison.
L’usage voulait que cette compensation soit, au
minimum, égale à son temps d’incarcération, mais après
une délibération à laquelle il ne fut pas convié, il n’écopa
que de quarante-huit heures de supplément symbolique.
La sentinelle qui assista aux débats lui confia qu’il
devait sa bonne fortune à la volonté du commandant
Tricastain.
114
CASE DÉPART
14
115
FERMETURE DÉFINITIVE.
116
une ultime tentative, il crut déceler le bruit d’une chaise
traînée sur le sol.
— C’est qui ?
— Léo, Léo du Méli-Mélo.
La porte s’ouvrit enfin. Mouss apparut, hésitant, sa
main en visière sur ses yeux pour se protéger de la lumière
de l’impasse pourtant blafarde.
— Mon petit ! Tu as pu te sauver ?
— J’ai été libéré.
— Libéré ? Pourquoi ?
— J’ai fini mon temps Mouss.
— J’ai cru qu’ils te gardaient prisonnier. Avec les
militaires, on ne sait jamais.
— Qu’est-ce que tu deviens ?
— Je ne sors presque plus. À la fermeture du Méli-
Mélo, je suis allé chez le bougnat d’à côté, mais il n’aime
pas les Arabes, alors je reste là.
— Et Lise ?
— Entre, on va parler.
L’antre de Mustapha baignait dans l’ombre, et il lui
fallut un moment pour appréhender les contours de la pièce
et s’accoutumer à l’odeur de renfermé et de moisi.
— Tu vis dans le noir ?
— Mon petit, il y a bien longtemps que je n’ai plus
l’électricité. Je suis habitué maintenant, la lumière de la rue
me suffit.
Il montra une chaise, glissa devant lui deux verres
colorés de mauve par le vin et les remplit.
— C’est la vie mon petit. Tu veux savoir pour Lise ?
C’est ça ?
117
— Oui.
— Elle a été attaquée devant sa porte. Un
soir, quelqu’un l’attendait. On l’a poussée dans son
appartement pour lui voler la recette.
— Qui ?
— Peut-être un client. Personne n’a parlé, personne ne
parle jamais, et c’est bien comme ça.
Mouss vida son verre et encouragea Léo à l’imiter.
— Bois mon petit.
Du menton, il désigna deux autres litres de Gévéor9.
« Le vin de table qui revigore » clamaient les étiquettes.
Après avoir essuyé ses moustaches d’un revers de main, il
remplit les godets et répéta.
— Bois mon petit, bois.
Il resta un moment silencieux, comme pour se
remémorer ce qui s’était passé, puis d’une voix de
conspirateur à peine audible, il reprit la parole.
— Depuis le départ du Chat, y’avait plus de police au
Méli-Mélo, tu connais le quartier… Ce qui devait arriver
est arrivé.
— Lise, elle est où maintenant ?
— Quelque part dans sa famille, plus à Paris en tout
cas. Elle est restée longtemps à l’hôpital, des mois… La
tête. Son fils n’a plus voulu qu’elle revienne et il refuse de
donner son adresse.
Léo comprit qu’il ne la reverrait plus et qu’il pouvait
oublier l’argent qu’il lui avait confié. Il n’en conçut
pourtant aucune amertume. Ce fric, il ne l’avait pas gagné,
9 Gévéor : marque de vin de table ordinaire vendu au litre. La publicité « Gévéor revigore » s’étalait
dans le métro parisien dans les années 60.
118
pire encore, il symbolisait une trahison. Le souvenir du
temps passé dans les bras d’Irène lui suffisait, et il ne tenait
pas à ce qu’il soit associé à une quelconque rétribution.
— Et Carrax ?
— Carrax, mon petit, il est foutu. Fauteuil roulant, les
gitans, tu comprends ?
— On a retrouvé les agresseurs ?
— Retrouvé ? Non. Après l’histoire de l’hôtel de
l’Espérance, Margot a disparu. On ne retrouve jamais
personne. Pourquoi retrouver ? Chacun sa loi, c’est la vie.
Le goulot de la bouteille tinta sur les verres, avant qu’il
ne poursuive, imperturbable et concentré comme s’il
craignait d’omettre un détail.
— Le Chat est venu ici.
— Le Chat ? Il savait où te trouver ?
— Le Chat il sait tout. Quand il a vu le bar fermé, il est
venu ici.
— Seul ?
— Oui, pourquoi tu demandes ça ?
— Pour rien.
— Il a laissé quelque chose pour toi. Il a dit que tu
arriverais sûrement ici un jour. Tu vois, il ne s’est pas
trompé.
Mouss quitta sa chaise avec peine et se dirigea vers
une vieille photo encadrée accrochée au mur. Toute en
longueur, auréolée d’humidité, elle représentait le désert,
où se détachait sur un ciel tricolore une caravane de
chameaux. Il souleva légèrement la base du cadre. Dans le
creux de sa main tomba un objet que Léo n’identifia pas
immédiatement.
119
— Pour toi mon petit.
Sur la table roula un tube d’aspirine.
— Je n’avais pas d’enveloppe, alors le Chat a enlevé
les comprimés pour glisser le mot dedans. Ouvre.
Sur un coin déchiré d’une nappe en papier, il découvrit
quelques lignes tracées au crayon d’une écriture régulière.
120
— Le Chat est venu saluer Lise avant de partir. Il
portait un gros baluchon en toile kaki comme les militaires
en campagne dans le bled. Un taxi s’est arrêté devant le bar
avec une femme à l’intérieur.
— Irène ?
— Peut-être oui, peut-être non… Lise s’est penchée
pour l’embrasser, mais je n’ai pas vu son visage.
—…
— Je me souviens que le Chat a fourré son barda dans
le coffre qui contenait déjà une valise en cuir exactement
de la couleur de ton sac.
— Tu es sûr de ça ?
— De ça oui, on ne voit pas tous les jours des bagages
comme ça.
121
La nuit tombée plongea l’antre de Mouss dans une
obscurité qu’atténuait la lueur anémique d’un lampadaire
public. Léo, épuisé et saoul, s’endormit la tête sur la table.
En entrouvrant avec difficulté ses paupières au petit
matin, il découvrit des bouteilles vides et un verre renversé.
Son corps de plomb refusait de bouger.
À défaut de bouger, il pouvait encore penser. Il referma
les yeux et tenta de remettre un semblant d’ordre dans les
informations transmises par Mouss.
Lise avait disparu, et avec elle le Méli-Mélo et ses
économies. Il ne lui restait, comme témoignage dérisoire de
son passé, que le sac en cuir d’Irène et le peignoir qu’il
contenait. Sa situation avait le mérite de la clarté. Toutes
les conditions étaient réunies pour repartir à zéro.
Sa deuxième tentative de reprendre pied avec la réalité
lui permit, non sans difficulté, de remettre son buste à la
verticale.
Face à lui, il découvrit Mouss qui, malgré son âge
avancé, ne semblait pas souffrir des excès de la nuit.
Mouss lui avait parlé plus ces dernières heures que
pendant tout le temps qu’ils avaient passé au Méli-Mélo.
En silence ils partagèrent un ultime café.
Pour tromper l’imminence de leur séparation, il lui
promit de revenir dès qu’il le pourrait. Mouss acquiesça,
mais dans son regard Léo comprit qu’il ne croyait guère
aux engagements engendrés par l’émotion d’un départ.
Pourtant, il le serra dans ses bras comme pour lui
signifier que, quoi qu’il arrive, il ne lui en voudrait pas.
122
LE RENDEZ-VOUS
15
123
Peu lui importait aujourd’hui de savoir ce qui s’était
réellement passé la nuit du 8 février 1949 au pied du pont
de Tolbiac. Son père resterait un inconnu sans visage, et il
l’acceptait.
L’araignée qui se nourrissait de ses interrogations allait
maintenant crever de faim, et ce n’était pas le moindre des
avantages d’avoir fait table rase de son histoire.
Il pouvait dorénavant, comme il l’avait planifié en
prison, se tourner vers l’avenir et entrer dans un nouveau
monde débarrassé des boulets qu’il traînait depuis son
enfance.
124
Le quai d’Orléans, sur l’île Saint-Louis, faisait partie
de ses promenades solitaires favorites quand, encore gosse,
il partait à la découverte d’autres horizons. Le chemin qu’il
emprunta s’apparentait à un retour à son enfance, mais ce
fut avec un détachement qui confinait à une forme de
dédoublement qu’il se confronta à son passé.
Il revit les files des sans-abris sur les quais de la Seine
patientant en silence autour des immenses chaudrons de la
soupe populaire. Il se souvint de leurs ombres dansantes sur
le parapet du quai au gré du vent, tels des fantômes
déchaînés. Indifférent, il longea le portail de la gare de
marchandises où Marcel le récupéra tremblant de froid.
Marcel, qu’il devait oublier comme les autres. Même
l’odeur particulière de la Seine ne parvint pas à le troubler.
Spectateur détaché de son passé, il ne ressentait aucune
émotion.
Il s’arrêta entre l’entrée du local d’un ferrailleur et
celle d’un chiffonnier. À cet endroit précis, à seize ans, il
avait eu le courage, pour la première fois, de refuser de se
laisser humilier.
À la tombée de la nuit, une bande de « blousons
noirs10 » l’avait piégé. Pas tout à fait une bande, mais quand
même. Ils rôdaient à trois, accompagnés d’une greluche
maquillée à la truelle11. Les mecs se la jouaient à la Marlon
Brando dans « L’équipée sauvage ». Même si les grosses
cylindrées se réduisaient à des mobylettes et les blousons
de cuir à du skaï minable, leurs tronches de faux durs ne
l’avaient pas rassuré.
10 Blousons noirs : jeunes, souvent violents, qui opéraient en groupe sans autre justification que de se
faire craindre.
11 Greluche : fille facile un peu bête.
125
Le meneur lui passa une chaîne autour du cou et serra
progressivement, guettant la panique dans ses yeux. La fille
cria.
— Serre Paulo, serre encore, fais-le ramper !
Cette phrase déclencha sa révolte.
Il glissa ses doigts dans les anneaux de fer du poing
américain qui se trouvait dans sa poche, un cadeau de la
« Fouine ». Cette fois, il allait dire non.
Dans le coup qu’il porta au visage de son tortionnaire,
il concentra toute son énergie, toute sa rage et toute
l’accumulation d’humiliations qui l’étouffaient depuis des
années. Quelque chose craqua dans la gueule de Paulo. Il
tomba à la renverse, d’une seule pièce, comme un arbre
abattu par le vent.
Devant la tournure que prenaient les événements, les
deux types qui l’accompagnaient s’enfuirent. Restait la fille
qui hurlait en proie à une crise d’hystérie. Ses cris ne
l’apitoyèrent pas. Indifférent, il l’abandonna, agenouillée
près du corps inerte. Son agresseur, étendu sur le sol, ne
représentait qu’une case cochée dans le processus
initiatique qu’il s’imposait pour conquérir son
indépendance. En rentrant chez lui, il passa le poing
américain sous le robinet de la cuisine et regarda s’écouler
l’eau colorée de sang. D’avoir accompli cette étape le
comblait de satisfaction. Il sourit à l’évocation de ce
souvenir qui ne lui procurait ni regrets ni jouissances
particulières, mais marquait d’une pierre blanche le chemin
parcouru.
Il poursuivit son chemin et n’eut que quelques
centaines de mètres à franchir pour se retrouver face à
126
l’appartement du premier étage où il emménagea avec sa
mère après le naufrage. Le bar de la Marine se trouvait sous
leur logement.
Odette, la patronne, l’y accueillait quand leur
cohabitation devenait insupportable. Odette, qu’il ne vit
jamais sans une cigarette au coin des lèvres, faisait partie
de sa vie avant d’être emportée par un cancer du poumon.
Imposante, toute en rondeurs, la peau rose comme une
sucrerie, elle lui évoquait les poupées joufflues offertes en
trophées dans les stands de tir de la Foire du Trône12. Vêtue
de robes à grands motifs exotiques multicolores, Odette
incarnait la bonne humeur, le soleil, la musique.
— Assieds-toi là mon chéri, j’te prépare un lait fraise.
Il lui semblait encore entendre sa voix éraillée par le
tabac.
— Si on se passait un disque ? Prends une pièce dans
la caisse.
La pièce jaune de 20 centimes glissée dans le ventre
de la machine déclenchait une série de clignotements
qu’elle observait inquiète, la bouche entrouverte. Le
plateau contenant les disques disposés en étoile s’animait
dans un sens, puis dans un autre dans une chorégraphie bien
réglée. Enfin, le bras articulé, dans une ultime
circonvolution, se saisissait du 45 tours 13 pour le déposer
sur la platine. Aux premières notes, rassurée, elle se
détendait. La musique lui donnait des ailes l’entraînant
dans des tourbillons échevelés, et elle virait sur elle-même
avec une étonnante légèreté.
12 Foire du trône : fête foraine très ancienne qui se tenait encore dans les années 60 aux abords des
colonnes du trône place de la Nation et cours de Vincennes à Paris.
13 45 tours : disque de vinyle de 17 cm de diamètre qui comportait généralement deux titres par face.
127
Depuis sa mort, il n’était plus entré dans le bar.
Au premier étage, la vue des deux fenêtres de
l’appartement, où, avec sa mère, ils se déchirèrent, se
réconcilièrent et se séparèrent, le laissa indifférent.
Avant de poursuivre son chemin, il observa le
déchargement d’un petit cargo anglais. Pendant des heures,
dans son enfance, il écoutait le drôle de langage que
pratiquaient les marins et qu’il s’ingéniait à imiter pour
faire rire Odette.
Il passa devant la gare d’Austerlitz et se souvint qu’à
l’âge de dix ans il s’offrit un ticket de quai pour avoir la
sensation de se muer en voyageur.
Il longeait maintenant la ménagerie du Jardin des
Plantes et y retrouvait des odeurs qui lui semblaient
exotiques. À travers les grilles, il avait découvert, pour la
première fois de sa vie, des chèvres et des moutons. Les
lions, les hippopotames et les singes restaient invisibles.
Pour les voir, il fallait payer. Avec un peu de chance, il
percevait le rugissement d’un fauve ou le chant bizarre d’un
oiseau inconnu et il s’en contentait.
Il se laissa porter par ses souvenirs, sans nostalgie,
sans regret, comme s’il feuilletait le livre de son histoire
écrite par un autre.
Plus loin, la halle aux vins14, annonça « les beaux
quartiers » comme disait sa mère. Le pont de la Tournelle,
l’île Saint-Louis, limites d’un monde où il n’avait pas sa
place, mais où il se glissait avec la sensation excitante de
braver un interdit. De ses escapades, il conservait la
14 La halle aux vins : l’ancienne halle aux vins occupait l’emplacement actuel de l’université de Jussieu à
Paris.
128
mémoire d’un aventurier découvrant de nouveaux
territoires.
Son parcours ne réveilla pas l’araignée, et pour cause,
il était devenu sa propre doublure, une doublure
inaccessible aux émotions.
Il passa devant le 26 bis du quai d’Orléans, une maison
ancienne aux balcons en fer forgé. Pas de trace d’atelier ou
d’enseigne signalant un quelconque commerce. S’agissait-
il d’une fausse adresse ? Il poursuivit jusqu’à la pointe de
l’île Saint-Louis, s’accouda au parapet et admira Notre-
Dame. Sur le quai, en contrebas, un couple s’embrassait sur
un banc.
Jamais il n’avait ressenti un tel sentiment de légèreté.
S’il écartait les bras, là, maintenant, il s’envolerait.
À 17 h précises, il poussa la porte en bois massif,
rehaussé de clous en fer forgé, bien décidé, malgré sa
précarité, à refuser tout emploi qui ne lui conviendrait pas.
Dans la cour pavée, un homme astiquait avec énergie
une plaque : « Concierge, sonnez ici ».
— Oui ?
Il ne se montra pas très engageant. Rien d’étonnant,
avec sa barbe de deux jours et son allure chiffonnée, il
dénotait singulièrement dans le décor.
— Je viens de la part d’Alexandre de la Salle.
Le regard suspicieux du bignole15 le jaugea.
Assurément, le visiteur annoncé le décevait.
— Vous êtes attendu, finit-il par décrocher à
contrecœur. Montez, jusqu’au dernier étage, ma femme
doit encore y être.
129
Odeur de cire, tapis rouge dans les escaliers, maintenu
par des barres en cuivre. Pourquoi le Chat l’avait-il envoyé
dans un tel endroit ?
Il n’eut pas le temps d’aller au bout de sa réflexion.
Alors qu’il abordait le palier du cinquième, la porte qui
desservait l’unique appartement s’ouvrit.
La concierge, qui ne semblait pas avoir les mêmes
aprioris que son mari, lui adressa un sourire engageant.
— Vous cherchez Madame Lemarchand ?
Il voulut de rectifier.
— Je viens de la part…
— D’Alexandre de la Salle, termina son interlocutrice.
Elle m’a prévenue que quelqu’un se présenterait sans pour
autant me donner de date.
—…
— Installez-vous, Madame Lemarchand est sortie,
mais elle ne devrait plus tarder.
Il fut tenté de demander des précisions sur madame
Lemarchand, mais, craignant que sa question ne paraisse
incongrue, il s’abstint.
Le salon, habillé de boiseries blondes, précédait une
bibliothèque qui, elle aussi, avait vue sur la Seine.
Après le taudis de Mouss où il avait passé la nuit, cet
appartement qui respirait la quiétude d’un confort
bourgeois bien implanté le déstabilisa. Il hésita longuement
avant d’oser se laisser glisser sur les coussins moelleux
d’un canapé de velours rouge.
Le coucher du soleil incendiait les murs tapissés de
livres rehaussés de poinçons dorés, quand il s’assoupit.
130
Une porte claqua, il sursauta. Des pas pressés dans le
couloir. Une voix essoufflée ?
— Léo, c’est toi ?
Une silhouette s’avança dans la lumière. Une
silhouette qu’il ne reconnut pas tout de suite tant sa
présence lui sembla inconcevable.
— Irène ! Mais…
Elle se jeta dans ses bras.
— Léo, enfin !
Il ne comprenait pas. Pourtant, il ne rêvait pas. Son
parfum et son odeur le ramenaient à cette matinée qu’il
avait voulu oublier, mais qui ressurgissait avec l’incroyable
impression qu’il l’avait vécue la veille. Il la serra comme le
premier jour où il l’enlaça.
— Tu m’étouffes.
Elle se recula.
— On dirait que tu découvres un fantôme.
— Mais… madame Lemarchand… Le rendez-vous.
Qui est madame Lemarchand ?
— Je suis madame Lemarchand !
—…
— Tu essaies de me dire que tu ignores jusqu’à mon
nom ?
Il sortit de sa poche le mot du Chat que Mouss lui avait
remis et lui tendit.
— Il ne t’a rien expliqué ?
— Expliquer quoi ? Je n’ai pas vu Alexandre, je n’ai
que ce mot.
Elle hésita, puis, dans un souffle, lui demanda.
131
— Tu serais venu si tu avais su qui était madame
Lemarchand ?
132
LE JEU DE LA VÉRITÉ
16
133
En prison, il s’était résolu à ne garder de sa relation
avec elle que le souvenir précieux de leur étreinte en
excluant les sentiments qui s’y associaient.
Il le savait, c’était à cette condition qu’il conserverait
cette extraordinaire sensation de liberté que lui procurait
l’absence de toutes attaches affectives.
Une fois de plus, il avait été le jouet de ses pulsions,
une fois de plus il tombait dans les filets d’Irène. Était-il
amoureux fou ou juste envoûté par son corps capable de
tous les abandons ?
Lui qui n’existait pour personne, qui ne possédait rien,
pas même l’expérience d’un quotidien normal, il se sentait
dans ses bras devenir invincible. Un sentiment éphémère
qui s’évanouissait quand, au bout de l’épuisement, il
retrouvait les rivages du réel.
Si Irène envisageait véritablement de partager sa vie
avec lui, quelle place occuperait-il ? Se poser la question
frisait déjà le ridicule. Trop de choses les différenciaient
pour qu’il puisse imaginer, un instant, une telle
invraisemblance.
Il ne devait pas rêver, juste prendre ce qui lui arrivait
comme une aubaine sans lendemain et surtout il ne devait
à aucun prix se projeter dans l’avenir pour se préserver de
nouvelles désillusions.
134
— Je t’ai rapporté des vêtements, les mêmes que tu
portais, mais en neuf.
— Je ne comprends pas.
— À part mon peignoir, ton sac était vide. Tu ne
comptes pas te changer de temps en temps ?
— Je n’ai pas d’argent et…
— Oublie ça.
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la disparition de ma mère, nous recevions beaucoup et nous
avions à demeure à la maison un cuisinier et une bonne à
tout faire. J’ai étudié dans une institution religieuse huppée,
uniquement fréquentée par des filles de ma condition. Les
familles se livraient à une compétition féroce pour que leur
rejeton émerge du lot. J’ai eu droit à tout. Cours de langue,
d’élocution, de piano, de danse classique, d’équitation et
j’en passe. En y repensant, nous devions ressembler,
bréchet arrogant, à des oies, quand, gavées de certitudes,
nous défilions dans les rues de Bordeaux, sûres de notre
supériorité.
Il ne put s’empêcher d’imaginer la scène et, pour la
première fois depuis le début de son récit, il esquissa un
sourire
— Bref, poursuivit Irène, j’étais promise à un beau
mariage, comme disait ma mère qui fondait en moi de
grands espoirs.
Elle s’interrompit, comme pour marquer la fin d’un
chapitre. Il aurait préféré qu’elle s’arrête là, pressentant que
ce qui allait suivre creuserait encore davantage le fossé qui
les séparait. Pouvait-elle seulement imaginer en décrivant
sa jeunesse dorée qu’il avait utilisé une baignoire, pour la
première fois de sa vie, quarante-huit heures auparavant ?
Elle semblait l’avoir oublié quand, après avoir allumé
une cigarette, elle reprit son monologue.
— Tout bascula lorsque ma mère fut frappée par un
cancer foudroyant qui l’emporta en six mois. J’avais quinze
ans, mais j’ai eu l’impression que mon père découvrait mon
existence. Nos relations se sont très vite dégradées. Par
réaction, de petite fille modèle je suis passée sans transition
136
au stade de l’ado révoltée capable de tout pour lui pourrir
la vie. Il me détesta encore davantage quand il comprit que
mes frasques risquaient de compromettre sa situation dans
un milieu où le qu’en-dira-t-on faisait force de lois. À l’âge
de 17 ans, le bac en poche, je rêvais de me diriger vers les
Beaux-Arts, mais mon père opposa tout de suite son véto.
Pas assez sérieux pour une fille de bonne famille. Son refus
décupla mon envie de foutre le camp.
— Tu veux un café ? l’interrompit Léo, dans l’espoir
que sa pauvre diversion la détourne de son histoire.
Elle accepta, mais ne fut pas dupe.
— Je sais que tu te demandes pourquoi je te raconte
ma vie. Peut-être même penses-tu que je cherche à
t’impressionner ? Détrompe-toi, je désire au contraire que
tu te rendes compte que nous ne sommes pas aussi
différents que tu l’imagines.
— Je crois avoir compris, mais si tu me parlais de
Carrax par exemple, je me sentirais plus concerné.
— J’allais justement y venir. Maxime Carrax était un
proche de mon père. Depuis que je commençais à
ressembler à une femme, il tournait autour de moi comme
un rapace qui circonscrit sa proie.
— Il avait quel âge à cette époque ?
— Un peu plus de 40 ans. Sous prétexte de l’aider, il
proposa à mon père de me prendre en charge. À Lyon, dans
son cabinet d’assurances, il avait besoin de quelqu’un pour
tenir la permanence. En échange, il me logerait et
s’occuperait de mon éducation. Mon père sauta sur
l’occasion.
— Pourquoi n’as-tu pas refusé ?
137
— Je n’avais aucune raison de le faire. J’étais folle de
joie au contraire à l’idée de quitter Bordeaux et ce père que
je détestais et qui me le rendait bien.
— Tu aurais pu te méfier ?
— Me méfier de quoi ? Carrax se montrait complice
allant même jusqu’à me promettre qu’à Lyon, il
s’arrangerait pour que je puisse suivre des cours aux
Beaux-Arts sans que mon père le sache. Carrax m’ouvrait
les portes de la liberté. À cette époque, je lui vouais une
reconnaissance sans borne. Il se déplaçait beaucoup et, en
échange d’heures de permanence dans son agence, il me
louait un studio et me donnait un salaire pour assurer le
tout-venant. Pendant les deux ans qui suivirent mon
installation à Lyon, il tint ses promesses. Je me suis initiée
au dessin et à la peinture dans les meilleurs cours privés de
la ville. Je retrouvais le goût de l’étude que m’avait
inculqué ma mère pendant mon enfance. Passionnée par
l’histoire de l’art, je courais musées, bibliothèques et
expositions, à l’affût de tout ce qui pouvait enrichir mes
connaissances. Je me voyais galeriste à Paris, fréquentant
le gratin des artistes en vogue. J’avais un but et les moyens
de l’atteindre. Que pouvais-je demander de plus ?
Encore une fois, l’univers qu’elle lui décrivait lui parut
trop éloigné du sien. Il souhaitait qu’elle abrège, qu’elle en
arrive enfin au fait, et cette fois il osa lui dire.
— J’ai compris, lui répliqua-t-elle contrariée, mes
histoires de fille trop gâtée ne t’intéressent pas.
— Ne crois pas ça, mais…
— J’en étais où ?
— Carrax.
138
— Je venais juste d’avoir 19 ans quand nos rapports se
modifièrent. Je faisais plus que mon âge, et il me présentait
à ses amis en laissant planer l’ambiguïté sur la nature de
notre relation. Plutôt que de m’en inquiéter, j’en tirais une
certaine fierté. À la suite d’une soirée arrosée au restaurant,
il me raccompagna à mon studio. Tu t’imagines la suite, je
suppose ?
— Il t’a violée ?
— Même pas. Je ne lui ai pas résisté croyant que c’était
dans l’ordre des choses et que j’allais, grâce à ça, entrer
dans le monde des adultes par la grande porte. C’était
stupide, je sais.
— Je n’ai rien dit.
— Non, mais tu l’as pensé assez fort pour que je puisse
l’entendre.
—…
— Après cette nuit, je l’accompagnais dans tous ses
voyages et participais à ses repas d’affaires.
— Rien d’étonnant non ?
— Bien sûr, je me rendais compte qu’il m’utilisait,
mais je me sentais valorisée.
— Moi qui croyais les filles moins bêtes que les
garçons…
— Arrête de te foutre de moi. À cet âge-là, la connerie
est bien partagée.
— J’en sais quelque chose, merci. Continue, s’il te
plaît.
— Très vite, je me suis aperçue que le cabinet
d’assurances n’était qu’une couverture. Carrax se disait
139
homme d’affaires, celles qui génèrent de gros bénéfices,
celles qui sentent mauvais.
— Quel genre en particulier ?
— Tout ce qui pouvait avoir un rapport avec le
chantage ou la corruption l’intéressait. À Milan, tout
bascula. Après un dîner au restaurant de l’hôtel avec
Mattéo Cormela, un client important, Carrax, qui se déclara
fatigué, me laissa en tête-à-tête avec lui. La quarantaine
avantageuse, sympathique et drôle, Mattéo me proposa de
passer un moment dans la boîte de nuit de l’hôtel. J’avais
un peu bu et je n’ai pas osé refuser. À 9 h du matin, en me
réveillant dans sa chambre, j’ai paniqué. Carrax allait me
massacrer. En les retrouvant au bar en grande conversation,
je compris que j’étais devenue une marchandise.
— Comment as-tu réagi ?
— Mal, tu t’en doutes, mais il s’y attendait et il m’a
proposé un marché. “ Si tu n’es pas satisfaite de ta situation,
va te plaindre à la police. Tu verras le sort que l’on réserve
aux putes mineures de ton espèce ! ”
— Tu aurais pu te sauver.
— Pour aller où ? Retourner chez mon père ?
Impossible ! Et puis merde ! pourquoi ne pas le dire, je ne
me sentais pas le courage de sacrifier ma vie facile contre
une galère improbable.
Plutôt que de le choquer, cet aveu de faiblesse le
rassura, il n’était pas le seul à avoir fait des
compromissions.
— J’ai vite compris les attentes de Carrax, poursuivit
Irène. Le scénario était bien réglé. Quand il quittait la table
en m’abandonnant avec un client, je savais comment opérer
140
pour arriver à mes fins. Au fil des mois, je me suis endurcie.
Jusqu’au jour où, après une soirée qui s’était mal passée,
j’ai pris conscience que je devais m’extirper du traquenard
dans lequel je m’étais laissée enfermer.
— La galère ne t’effrayait plus ?
— Ne rêve pas. Sortir du piège, pour moi, signifiait
trouver un moyen qui m’éviterait de bouffer de la vache
enragée. En attendant, rien ne changeait, et Carrax
m’informa que nous allions monter à Paris pour une affaire
qui s’annonçait très rentable. Si je menais à bien la partie
qu’il me réservait, il me récompenserait en conséquence. Il
savait se montrer généreux dans certaines circonstances,
mais ce qui m’intéressait dans cette mission c’était sa
localisation à Paris. Je me voyais déjà installée dans un
palace du Triangle d’or, passant mon temps libre à claquer
du fric dans les boutiques de luxe du quartier. Inutile de te
dire ma déception quand on a débarqué à l’hôtel de
l’Espérance, accueilli par l’Endive qui nous léchait les
bottes comme à des magnats du pétrole.
Il revécut la scène, en tous points conforme à son
propos, et se rappela du choc qu’il ressentit quand il respira
pour la première fois son parfum.
Elle l’arracha à ses souvenirs.
— Que savais-tu de nous ?
— Rien, absolument rien.
— Tu veux dire que tu ignorais tout de la raison de
notre présence à l’hôtel de l’Espérance ? Alexandre ne
t’avait rien dit ?
— Il m’a affirmé ne pas vous connaître avant de se
rétracter pour me conseiller de ne pas m’approcher de toi
141
sous prétexte que l’homme qui t’accompagnait pouvait se
montrer dangereux.
— Continue.
— Plus tard, il me demanda de vous surveiller et de lui
rapporter en détail vos faits et gestes.
— Tu ne t’es pas posé de questions ?
— Si, bien sûr. J’ai d’abord pensé à une histoire de
divorce et, qu’avec le Chat, tu… Enfin, tu vois…
Oui, elle voyait, et après tout, ce qu’il avait imaginé,
bien que loin de la vérité, ne manquait pas de pertinence.
— Tu as le droit de savoir ce qui s’est passé, intervint
Irène.
— Quand nous sommes arrivés, Alexandre cherchait à
acheter les locaux de l’ex-entreprise de transports TTR où
il t’hébergeait
— Dans quel but ?
Il voulait faire démolir les bâtiments et revendre le
terrain à un promoteur. Avec la plus-value, il espérait
réaliser le projet qui lui tenait à cœur depuis des années.
— Quel projet ?
— Repartir au Vietnam pour y créer des écoles où l’on
enseignerait la langue française. Amoureux de ce pays, il
souhaitait finir sa vie là-bas.
— Ça ne me dit pas pourquoi il campait dans les
bureaux de l’usine.
— J’y viens. Alexandre était en négociation déjà bien
avancée depuis quelques semaines avec Vilmin, le
propriétaire, qui lui annonça qu’un nouvel acheteur venait
de se mettre sur les rangs et lui révéla sans difficulté qu’il
s’agissait de Carrax avec qui il avait été associé autrefois
142
dans cette entreprise de transport. De crainte que l’affaire
lui échappe, Alexandre, en homme avisé, s’informa pour
savoir qui était ce concurrent. Grâce à ses relations dans la
gendarmerie, il découvrit très vite à qui il avait à faire.
— Des relations dans la gendarmerie ? Alexandre ?
— En Indochine, il avait été affecté aux
renseignements militaires d’où sa relation avec la
gendarmerie qui lui permit d’avoir accès au dossier de
Carrax. Il y trouva que de lourds soupçons de chantage et
de corruption pesaient sur lui, mais qu’aucune enquête
n’avait pu aboutir à sa mise en cause directe. Figuraient
aussi dans les fiches le concernant ses habitudes à l’hôtel
de l’Espérance et sa fréquentation assidue au bar du Méli-
Mélo. Il en déduisit qu’il y avait de fortes probabilités que
Carrax descende à l’hôtel de l’Espérance pour traiter avec
Vilmin, et Alexandre prit la décision de s’installer
incognito dans les anciens locaux du transporteur pour
surveiller son arrivée.
— Incroyable !
— Ça l’est, en effet, mais c’est ainsi que les choses se
sont passées, Alexandre me l’a dit lui-même.
— Quel était ton rôle dans cette histoire ?
— Si tu ne le devines pas, Alexandre, lui, avait tout de
suite compris que j’étais là pour influencer Vilmin dans son
choix en faveur de Carrax, sachant qu’un concurrent était
sur le point de signer, organisa précipitamment un rendez-
vous avec Vilmin dans un restaurant huppé du
8e arrondissement à Paris. Il me présenta comme sa
collaboratrice. Au premier coup d’œil, j’ai su que le type,
autour de 45 ans, sûr de lui, marié, deux enfants, cochait
143
toutes les cases de la victime idéale. À son arrivée, il me
jeta un regard qui en disait long sur le sort qu’il me
réserverait si je lui cédais. Je ne fis rien pour lui cacher que
j’étais dans la même disposition que lui. Le soir, nous nous
sommes retrouvés dans un hôtel discret. Le lendemain, il
acceptait de vendre à Carrax, et c’est tout juste s’il ne me
proposait pas de me mettre la bague au doigt.
— Mais tu m’as dit qu’il était marié et…
— C’est une image bien sûr, mais à défaut de refaire
sa vie il me voyait bien en maîtresse régulière logée par ses
soins à portée de main.
Il ne put s’empêcher de sourire de la description
expéditive de sa prestation. Au moins ne s’encombrait-elle
pas de circonvolutions susceptibles d’atténuer son rôle.
Encouragée par Léo, elle poursuivit.
— J’ignorais qu’Alexandre, présumant de ce qui se
passait, m’avait suivie et pris des photos de Vilmin et de
moi sortant de l’hôtel. Des photos suffisamment
compromettantes pour qu’il n’y ait aucun doute sur nos
relations.
— Quel intérêt ?
— Pour avoir, lui aussi, un moyen de pression sur
Vilmin s’il décidait de choisir Carrax.
Cette histoire le dépassait. À aucun moment, Léo
n’avait imaginé ce qui se tramait sous ses yeux. Il eut envie
d’exprimer son ressentiment d’avoir été considéré comme
quantité négligeable, mais Irène reprit le cours de sa
narration.
— Quand Vilmin notifia à Alexandre qu’il donnait sa
préférence à Carrax, Lise m’annonça que l’homme que l’on
144
appelait le Chat souhaitait me rencontrer. Méfiante, j’ai
d’abord refusé, mais Lise insista. “ C’est un type sérieux
digne de confiance, vous pourrez vous voir en toute
discrétion dans la cuisine du restaurant dans le courant de
l’après-midi.” Sans fioriture, Alexandre m’apprit qu’il
savait tout sur la façon dont nous avions procédé pour
influer sur le choix de Vilmin. Pour me convaincre, il me
montra des photos prises à la sortie de l’hôtel où il me tenait
par la taille. Si j’acceptais de travailler pour lui, il me
verserait une forte somme d’argent, me tirerait des griffes
de Carrax et assurerait ma sécurité le temps nécessaire.
C’était trop beau pour que je puisse y croire. J’ai pensé à
un piège tendu par Carrax pour vérifier ma fidélité. Je
devais réfléchir, et nous prîmes rendez-vous pour le
lendemain.
— Qu’est-ce qui t’a décidé à prendre ce nouveau
risque ?
— Lise. Elle connaissait bien le Chat et s’en portait
garante. C’est alors qu’Alexandre m’expliqua son plan qui
se résumait à annoncer à Vilmin que s’il choisissait Carrax,
j’informerais sa femme de notre liaison, et pour enfoncer le
clou, je devais lui montrer les photos prises à notre sortie
de l’hôtel.
Léo ne put s’empêcher d’esquisser une grimace qui
n’échappa pas à Irène.
— Qu’est-ce qui te choque ? Qu’Alexandre emploie
des moyens identiques à ceux de Carrax ?
— Peut-être… Je ne sais pas…
145
Il aurait souhaité qu’elle s’arrête là. Le passé ne
l’intéressait plus, il voulait vivre au présent, rien qu’au
présent, mais Irène poursuivit.
— Pour moi, il n’y avait pas de honte à se battre avec
les armes de l’adversaire, et j’ai sauté sur l’occasion,
consciente que jamais une telle opportunité ne se
reproduirait.
— Je suppose que j’aurais fait la même chose, crut bon
d’ajouter Léo pour détendre l’atmosphère.
— J’avoue avoir pris un certain plaisir à exécuter le
plan d’Alexandre, continua Irène. Vilmin faisait partie de
ces types pour qui tous les moyens étaient bons pour arriver
à leurs fins et de les voir se dégonfler comme des
baudruches me vengeait des humiliations qu’ils
m’infligeaient.
Elle guetta la réaction de Léo qui ne semblait pas
choqué par ses agissements comme s’ils étaient naturels
dans une telle situation.
Elle fit une pause, alluma une autre cigarette et laissa
errer son regard vers la fenêtre au-delà de laquelle, dans une
percée de nuage, un rayon de soleil illuminait la pointe de
l’île de la Cité.
— J’avais trahi Carrax, reprit-elle, et il me fallait
disparaître au plus vite. Alexandre me conduisit au repaire
où vous viviez tous les deux. La suite, tu la connais.
La suite, c’était Irène s’offrant à lui dans la chambre
sordide du repère du Chat. Une scène dont il pouvait
reconstituer chaque détail tant il l’avait revécue des mois
durant.
146
— Dans tes yeux, je me suis sentie lavée de toute cette
boue qui me collait à la peau, ajouta Irène. C’était nouveau
pour moi tant de sincérité dans un regard. Les hommes que
je côtoyais me considéraient le plus souvent comme une
marchandise, un « avantage en nature » au bas d’un contrat.
Tu comprends ?
Oui, il comprenait, mais une foule de questions lui
brûlaient les lèvres.
— Pourquoi ce détachement affiché au moment de ton
départ ?
— Alexandre qui remarqua l’intérêt que tu me portais
voulut absolument à ce que je te tienne à distance.
— Par jalousie ?
— Jaloux, Alexandre ? Tu plaisantes ? Je n’étais
qu’une pièce à déplacer sur un échiquier, rien de plus. Je
crois, en revanche, qu’il cherchait à te protéger d’une
relation sans lendemain avec une aventurière capable de
trahir pour du fric, rien de plus.
Cette dernière révélation le bouleversa.
L’idée que le Chat lui avait offert Irène en guise de
dédommagement ne tenait plus. Léo se remémora la phrase
d’Alexandre qui l’avait induit en erreur. « Il me semble que
ton aide mérite un salaire, en plus de l’acompte. ».
L’acompte, ce n’était pas Irène comme il l’avait imaginé,
mais probablement la petite somme d’argent qu’il lui avait
remis pour l’indemniser de ses surveillances au Méli-Mélo.
Il s’était trompé depuis le début.
Irène remarqua son trouble.
— Quelque chose ne va pas ?
147
Devait-il, comme elle, jouer cartes sur table et lui
avouer qu’il l’avait crue en service commandé ? Il n’en eut
pas le courage et choisit de mentir par omission.
Pour cacher son émotion, il lui répondit par une
question.
— Pourquoi ne m’as-tu pas laissé un mot ?
— Je n’en ai pas eu le temps, Alexandre, qui craignait
des représailles de la part des associés de Carrax, avait
précipité ma fuite.
Irène en avait fini avec sa confession. Elle s’abstint
d’évoquer le désespoir qui la ravagea quand elle comprit
qu’elle ne le reverrait plus. Son but n’était pas d’attendrir
Léo, mais de se montrer telle qu’elle était. C’était un risque,
elle le savait, d’autant qu’elle le sentait comme l’oiseau sur
la branche, prêt à s’envoler.
148
BONNE FORTUNE ?
17
149
m’accueillit à bras ouvert. Ma présence la distrayait de sa
solitude et nous avons très vite sympathisé.
— Elle t’a parlé de moi ?
— Oui. Elle ne te trouvait que des qualités et rêvait de
te revoir. Quand je lui ai révélé ce qui nous liait, elle a
applaudi comme une enfant découvrant ses jouets au pied
du sapin un soir de Noël. Quelques semaines après mon
arrivée, elle s’affaiblit brutalement, le cœur. Alexandre qui
devait voyager en Asie pour sa fondation me demanda de
m’occuper d’elle à plein temps. J’ai évidemment accepté.
— Sa fondation ?
— Il veut aider les locaux qui ont besoin de tout. C’est
la raison pour laquelle il s’était battu avec tant
d’acharnement contre Carrax. Cette affaire, après sa
revente à un promoteur, lui rapporta suffisamment d’argent
pour financer une autre école.
Léo repensa à la photo de la jeune femme et de
l’enfant découverte dans la malle d’Alexandre. Les
retrouvait-il là-bas ?
— Rose s’affaiblissait de jour en jour, continua Irène.
Imagine ma surprise quand elle exigea qu’Alexandre ouvre
une bouteille de champagne pour marquer un événement
d’importance. “ Tu crois que c’est raisonnable, risqua
Alexandre.” Elle balaya ses réticences d’un sourire
désarmant. On trinqua impatients d’en savoir plus sur ce
qui motivait un tel cérémonial. “ À la vie, à votre vie les
enfants, ” proclama-t-elle, avant de nous révéler, enfin, les
causes de cette petite fête improvisée. “ Je suis consciente
de mon état, alors s’il vous plaît, ne perdons pas de temps
dans d’inutiles faux semblants. Avant de partir, j’ai
150
l’intention d’accomplir une dernière folie. Je vous demande
de m’écouter, je suis sérieuse. J’ai décidé de léguer mon
appartement de l’île Saint-Louis à mes amis, Irène et Léo.”
— Pardon ? s’exclama Léo qui peinait à comprendre
qu’une telle chose soit possible
— Pour te le dire autrement, reprit Irène, Rose a fait de
nous deux, ce soir-là, les copropriétaires de cet
appartement.
— Mais…
— J’ai eu moi-même du mal à assimiler la nouvelle,
coupa Irène, et pour le convaincre, elle cita une nouvelle
fois Rose. “ Je sais que c’est un peu fou, mais ces deux-là,
je les aime, alors pourquoi devrais-je me priver d’un
dernier plaisir, j’ai toujours rêvé de jouer les
entremetteuses. ”
— Je ne peux pas le croire, lâcha Léo incrédule.
Irène, soucieuse de ne rien omettre de ce qui s’était
passé ce soir-là, poursuivit.
— Rose demanda à Alexandre d’organiser un rendez-
vous avec maître Olivier pour régler l’affaire. “ Les droits
de succession, je les financerai,” déclara-t-elle pour
devancer toute objection. “Maître Olivier trouvera une
solution, je le paie pour ça. Je tiens aussi à léguer un petit
pécule à Léo. Il ne doit pas dépendre d’Irène. ”
Devant son effarement persistant, Irène s’efforça de
convaincre Léo qu’il ne s’agissait pas d’une plaisanterie
— J’ignore ce qui lui était passé par la tête, ajouta-t-
elle, mais Rose n’en démordit pas et elle remua ciel et terre
pour arriver à ses fins.
151
Devait-il croire à une telle énormité dans un monde où
la gratuité était un leurre ? Où était le piège ? Tout allait
trop vite à son goût, et il eut la terrible sensation de ne plus
maîtriser son existence.
Paradoxalement, ce cadeau tombé du ciel l’angoissait,
mais en cherchant la faille dans ce qui ressemblait à un
conte de fées, ne passait-il pas à côté de la chance de sa
vie ? Pourquoi doutait-il de tout alors que le destin lui
offrait le meilleur ?
— Est-ce que ça va ? lui demanda Irène qui s’inquiétait
de son silence.
Il sursauta. Oui, ça allait, ça allait même très bien, il
avait décidé de croire à sa bonne étoile.
Elle ne put s’empêcher de rire tant il semblait revenir
de loin. Réconfortée, elle le serra dans ses bras.
152
De mauvaise grâce, il consentit à évoquer son aversion
pour l’usine et les relations compliquées qu’il avait
entretenues avec sa mère. Un logement trop petit et des
soucis d’argent permanents avaient rendu leur cohabitation
trop difficile, crut-il bon de préciser avant qu’elle lui en
demande plus.
— Et ton père ?
— Il est mort. Un accident.
La brièveté de sa réponse lui fit prendre conscience
qu’elle abordait un point sensible, et elle orienta ses
questions sur Alexandre.
Dans quelles circonstances s’étaient-ils connus ?
Quelles avaient été leurs relations ?
Il se sentit plus à l’aise et décrivit leurs conditions de
vie dans le détail sans oublier les étranges rapports qu’ils
entretenaient, basés sur des silences qui se voulaient
complices.
Il n’évoqua pas l’araignée qui le tortura pendant des
années. À quoi bon ? Elle était morte.
Insatiable, elle exigea d’en savoir plus. Qu’avait-il
ressenti au moment où elle avait disparu ?
Du bout des lèvres, il lui avoua son incompréhension
devant son départ sans explications. Il lui confia avoir
voulu éliminer les sentiments qu’il lui portait pour ne
conserver de leur rencontre que la mémoire physique de
leur étreinte.
Elle se détourna pour allumer une cigarette, un geste
qui ne réussit pas à masquer son émotion.
Craignant de l’avoir blessée, il chercha à nuancer ses
propos.
153
Bien sûr, il avait malgré tout gardé l’espoir qu’un jour
peut-être… Pour la convaincre, il montra le sac qu’elle lui
avait laissé en guise de souvenir. Il ne s’en était jamais
séparé jamais. N’était-ce pas la preuve de son
attachement ?
Un long silence s’installa, ponctué seulement par le
bruit diffus du moteur d’une péniche passant au ralenti sous
leurs fenêtres.
Il n’avait plus rien à dire, peut-être même, en avait-il
trop dit.
154
certes, mais terriblement hermétique. La frustration qui
l’effleura la veille d’avoir sacrifié sa liberté un peu trop vite
rejaillit avec une intensité nouvelle. L’idée de devoir
envisager sa vie sur plusieurs années le paniqua. Il devait
fuir, là, tout de suite, avant qu’il soit trop engagé pour
revenir en arrière.
Quand la lumière inonda la chambre, il tenait son jeans
à la main, prêt à l’enfiler.
— Mais… où vas-tu ?
Irène, les yeux encore gonflés de sommeil, le fixait,
incrédule. Il lui affirma chercher un mouchoir.
155
La visite chez le notaire se résuma à une formalité.
Maître Olivier, teint jaune et crâne luisant, leur demanda de
signer une multitude de paperasses. Au passage, il balbutia
des explications incompréhensibles, puis il conclut par :
« Vous voilà copropriétaires » et il leur tendit une main
molle et moite pour clôturer la séance.
De leur voyage à Antibes, il ne retint que leur passage
au cimetière sur la tombe de Rose. Rose, la première
personne qui le traita d’égal à égal et qui le jugea digne de
vivre avec Irène malgré leurs différences.
156
LIBERTÉ MODE D’EMPLOI
18
157
ne l’avait envisagée. Sans diplômes, les choix qui
s’offraient à Léo ne cadraient pas avec sa nouvelle
condition. Quant à reprendre des études, il ne l’envisagea
même pas.
Irène, en apparence, ne semblait pas s’alarmer de son
devenir, mieux encore, elle ne lui imposa pas ses relations
et ne tenta à aucun moment de lui montrer un chemin, quel
qu’il fût.
Contrairement à lui, elle avait trouvé sa voie depuis
longtemps. Elle suivait les cours du Louvre, s’intéressait à
la restauration de tableaux et travaillait occasionnellement
dans un atelier place Dauphine, sur l’île de la Cité, de quoi
occuper la majeure partie de ses journées.
Lui arpentait en solitaire les rues de Paris, cherchant à
imaginer son rôle dans ce couple où les noces furent
célébrées autour de l’héritage d’un appartement.
Une année passa sans qu’il trouvât de solution, et il
commença à s’inquiéter. Si leurs étreintes toujours aussi
passionnées le rassuraient, certaines attitudes d’Irène
empreintes de tristesse et de soudaines absences
l’alarmaient.
158
S’ajoutait à ce sentiment d’emprisonnement l’ennui
qui succéda à son incapacité de trouver sa place auprès
d’Irène et la sensation de tourner en rond dans une cage
dorée.
Se poser des questions l’embrouillait encore
davantage. Il devait se fier à son instinct, comme il l’avait
toujours fait, sans se préoccuper des conséquences.
Était-ce l’araignée qui avait repris du service ? Il ne sut
pas pourquoi ce matin-là il céda aux sirènes de la liberté.
Comme le jour où il quitta sa mère, il glissa dans son
sac quelques vêtements et partit sans se retourner, partagé
entre la profonde détresse de quitter Irène et une forme
d’instinct de survie qui lui soufflait que la liberté ne se
monnayait pas.
N’ayant pas prémédité son départ, il hésita sur le
chemin à prendre avant de se décider à revenir aux sources
de son enfance. Au bord de la Seine, il prit une chambre
dans un hôtel loué à la semaine et peuplé de journaliers
fauchés. Au moins se sentait-il chez lui. À peine installé, il
erra de bar en bar à la recherche de sensations oubliées.
Remonter le temps ne fut pas aussi bénéfique qu’il l’avait
imaginé.
Tout avait le goût du réchauffé, du déjà-vu, pire
encore, de l’ordinaire. Une cruelle désillusion le renvoya à
sa solitude.
Sur le point de renier ce qu’il avait aimé, il rencontra
Lorène. Sa jeunesse et sa gaité tranchaient avec le boui-
boui crasseux de son père où elle était serveuse. C’était
d’insouciance dont il avait envie, et elle en débordait.
159
Lorène qui avait le goût de la nouveauté et une propension
naturelle au partage lui ouvrit bientôt les bras.
Les quelques nuits qu’ils passèrent ensemble tinrent
leur promesse. Lorène était au lit comme dans la vie, drôle,
sans problèmes, tumultueuse et, cerise sur le gâteau,
totalement dépourvue de romantisme. Alors qu’il croyait
avoir trouvé le moyen d’oublier Irène, ce fut
paradoxalement au contact de Lorène qu’elle ressurgit dans
ses pensées. Pour la première fois, à l’attirance sexuelle
qu’elle avait toujours exercée sur lui, se substituait un
sentiment différent, fait de tendresse et d’émotions jamais
ressenties. Bien qu’il s’en défendît, leur histoire avait le
goût des occasions manquées, mais il était trop tard pour
revenir en arrière.
Il se lassa de Lorène aussi vite qu’elle se détourna de
lui pour passer à un nouvel amant. Au moins avait-il en
commun de ne pas s’encombrer de sensibleries inutiles, et
ils se séparèrent sans même se donner la peine de mimer la
tristesse.
Comprenant que ce « retour aux sources » n’était
qu’un leurre, Léo envisagea un nouveau départ. Il
abandonnerait Paris et s’aventurerait vers d’autres
horizons. Il repensa au voyage à Antibes avec Irène. Ce
serait dans le Sud qu’il commencerait un périple dont il ne
voulait pas imaginer la destination définitive.
Avant de s’exiler, il effectua un ultime pèlerinage au
pont de Tolbiac pour se convaincre que plus rien ne le
retenait à son passé. Il ne ressentit aucune émotion
particulière, il était guéri.
160
Pour être tout à fait en accord avec lui-même, il lui
fallait trouver le courage de revoir Irène une dernière fois.
Lui dire qu’elle n’était pour rien dans leur séparation, lui
dire aussi qu’il avait besoin d’incertitude pour continuer à
vivre, pour avoir envie de vivre. Ce point, il le savait, ne
serait pas facile à expliquer.
161
En pénétrant dans l’appartement, il se remémora la
première fois où, inconscient de ce qui l’attendait, il
découvrit la bibliothèque, le salon aux canapés confortables
et la vue sur Notre-Dame qui l’avait fasciné. Il n’imaginait
pas vivre une seule seconde dans un tel endroit et encore
moins qu’il y retrouverait Irène.
L’impensable s’était réalisé, et aujourd’hui il prenait la
fuite vers un improbable destin. Était-il vraiment normal ?
162
Elle était là, une valise à la main, le visage empreint
d’une sérénité inattendue au regard des circonstances qui
les réunissaient.
163
Il était de retour, mais à la vue de son sac à portée de
main, elle avait compris que c’était pour un dernier adieu.
Il lui fallait se montrer forte pour lui faciliter les
choses, et elle lui avait parlé sur le ton badin que l’on
emploie avec une vieille connaissance.
Mais devant son manque de réaction, et n’en pouvant
plus de cet ultime face-à-face, elle avait lâché dans un
souffle.
— Tu pars ?
Sa voix s’était brisée, révélant à Léo une insondable
tristesse.
Enfin, tout s’éclaircissait. L’ultime adieu qui devait
acter leur séparation lui avait ouvert les yeux. Il comptait
pour quelqu’un et il en fut bouleversé.
164
NOUVELLE DONNE
19
165
comme une provocation, consciente de l’embarras qu’elle
suscitait.
Il lui fut reconnaissant de se jouer de leurs différences
en public, mais l’envie lui vint bientôt de se bâtir un statut
compatible avec sa nouvelle vie. Un statut dont elle serait
fière.
Ce fut en observant les peintres du dimanche que l’idée
un peu folle de les imiter germa dans sa tête. Une solution
à sa portée qui nécessiterait certes beaucoup de travail,
mais cadrait mieux avec ses compétences supposées. S’il
arrivait à étonner Irène sur son propre terrain, il aurait
gagné.
Le talent inné pour le dessin que lui avaient reconnu
ses professeurs lors de ses courtes études ne serait
évidemment pas suffisant pour la surprendre, la tâche
s’annonçait ardue.
Pour se rendre compte de ce qui l’attendait, il assista
en compagnie d’Irène à des vernissages sans jamais lui
avouer le but qu’il s’était fixé de crainte de paraître ridicule.
À défaut de le rassurer sur ses chances de réussite, cette
première initiative créa de nouveaux liens. Désormais, ils
avaient un centre d’intérêt commun.
Il visita musées, expositions et tourna autour des
artistes amateurs qui déployaient leur chevalet sur l’île
Saint-Louis. Réticent à tout enseignement imposé, il réussit
par l’intermédiaire d’Irène à s’introduire comme
observateur dans l’atelier de restauration de peinture
qu’elle fréquentait.
Le propriétaire, un vieil homme bienveillant, toléra sa
présence à condition qu’il se montre discret.
166
À l’occasion, André Lempereur, c’était son nom,
exécutait des toiles, dites décoratives, sur commande. Léo
passait des heures à le regarder élaborer sa palette et
préparer ses fonds. Il s’imprégna de sa gestuelle quand, à
grands traits, il esquissait les perspectives, chercha à
comprendre le mystère des contrastes pourvoyeurs de
lumière et s’inspira de sa façon à concevoir la composition
de ses toiles.
Plus il progressait dans ses connaissances théoriques,
et moins son projet lui paraissait réalisable.
Sur le point d’abandonner, le hasard lui fit rencontrer
Mario, un ancien maçon italien. La chute d’un échafaudage
qui l’avait rendu paraplégique l’obligeait à se déplacer dans
un invraisemblable équipage composé d’un fauteuil roulant
et d’une remorque surmontée d’un parasol contenant toiles
et chevalets.
Taillé comme une armoire normande, doté d’avant-
bras du même calibre que des jambons de Parme, l’homme
attirait les regards.
Leur premier contact fut chaleureux. Mario n’avait
rien des peintres méfiants qu’il avait tenté d’approcher. Il
commentait toutes ses actions avec un accent inimitable qui
donnait, bizarrement, une crédibilité à ses descriptions. Il
lui conta comment il était passé, sans transition, de la
truelle aux pinceaux, ce qui lui permit d’arrondir sa maigre
pension d’invalide de quelques tunes.
Léo, pourtant avare de confidences sur sa vie privée,
lui livra à son tour son projet sans oublier les enjeux qui s’y
rattachaient : pouvoir vivre en harmonie au côté de la plus
167
belle femme du monde. Même s’il ne s’exprima pas aussi
directement, ce fut la traduction qu’en fit Mario.
Loin de le décourager, il se déclara prêt à partager
avec lui ses vingt ans d’expérience dans l’élaboration des
couleurs, un domaine dans lequel il excellait. Ils se
rencontraient régulièrement, et Irène eut la surprise de les
découvrir un jour en train de saucissonner aux abords du
Pont-Neuf.
Léo présenta Irène qui eut le privilège de voir ses
mains disparaître dans les énormes battoirs de Mario.
— Mamma mia commenta-t-il quand elle les quitta.
Pour une femme comme ça, tu dois être capable de soulever
le monde. Après un casse-croûte généreusement arrosé de
Chianti, il lui déclara solennellement.
— Mio amico, il est temps que tu t’attaques aux
travaux pratiques. Je t’ai préparé une liste de ce qu’il te faut
pour commencer. Pour le reste, ce sera à la grâce de Dieu
et au bon vouloir de Fra Angelico, notre saint patron.
168
Quand enfin il se retrouva face à une toile vierge, il se
sentit incapable d’esquisser la moindre composition tant
ses mains tremblaient. Il s’en ouvrit à Mario qui l’apaisa.
— C’est normal mon gars, ça veut dire que tu as pris
la mesure de ce qui t’attend.
169
Si elle trouvait plutôt flatteur qu’il lui vouât autant
d’énergie, elle n’en fut pas rassurée pour autant. Il
s’investissait trop et n’avait comme unique fréquentation
que le colosse en fauteuil roulant qu’il allait retrouver
régulièrement sur les quais de Seine.
Au fil des mois, il passa de plus en plus de temps dans
la chambre de bonne. Irène s’en inquiéta et, pour le sortir
de son isolement, lui proposa de le rejoindre dans son
atelier pour lui tenir compagnie.
— Nous parlerions de ton travail et…
— Mon travail ? Quel travail ?
Devant sa réaction, à la limite de l’agacement, elle
n’insista pas, commençant même à douter des bienfaits
d’une occupation qui semblait tourner à l’obsession.
Le soir, il se montrait souriant, mais elle détectait
derrière son attitude de façade une tension grandissante.
170
S’il prenait conscience de sa vanité à devenir un artiste
en moins de temps qu’il n’en fallait pour former un
plombier, Marco le recadrait.
— Quand on a l’ambition de vivre avec la plus belle
femme du monde, on n’a pas le droit de reculer devant
l’obstacle comme un vulgaire canasson promis à la
réforme !
Irène, soucieuse de l’arracher à son obsession,
multiplia les sorties au restaurant, au théâtre. Des
découvertes qu’il appréciait, mais il ne s’agissait que de
parenthèses dans sa frénésie de travail.
171
rassurait comme il pouvait. Non, il n’était pas prêt. Oui, il
progressait. Qu’elle patiente, il touchait au but.
Irène, qui n’attendait pas de lui d’invraisemblables
exploits pour l’aimer, intervint.
— Si ça doit durer, je suggère que tu couches dans la
chambre de bonne et que tu y prennes tes repas.
Dite sur le ton de l’humour, la menace ne l’inquiéta
que modérément, mais il n’en perçut pas moins un début de
révolte qui l’alerta. Repousser encore et toujours
l’échéance du verdict ne servait à rien, jamais il ne serait
satisfait. Se fixer une date limite s’imposait. Il promit à
Irène que bientôt il lui ouvrirait la porte de son antre.
La veille du jour venu de ce qui constituait pour lui
l’aboutissement de deux années de travail acharné, il ne
dormit pas, égrainant les heures qui le séparaient d’un
jugement qu’il redoutait. Il n’osait imaginer les
conséquences si Irène lui signifiait qu’il avait perdu son
temps.
Irène, partagée entre soulagement et angoisse, ne passa
pas une meilleure nuit. Après un petit déjeuner au cours
duquel elle tenta de se montrer parfaitement décontractée,
ils empruntèrent ensemble l’étroit escalier de service. À mi-
chemin, il lui donna la clé. Qu’elle y aille seule !
Elle refusa, prétextant ne pas vouloir entrer la première
dans la chambre d’un célibataire. Un trait d’humour qui
tomba à plat. Sa main tremblait quand il glissa la clé dans
la porte de son atelier.
Déroutée, elle découvrit un indescriptible capharnaüm
de croquis rageusement chiffonnés et de toiles à peine
ébauchées posées à même le sol. Quelques tableaux,
172
échappés du carnage, étaient accrochés aux murs. Elle dut,
avant de fixer son attention sur l’un d’eux, reprendre son
calme.
Ne sachant comment interpréter sa stupéfaction, il
retint son souffle.
Irène s’arrêta devant une toile. Elle n’avait jamais rien
vu de tel. La composition, les couleurs et la sûreté de
l’exécution la sidérèrent.
Rien de conventionnel dans ces premiers plans qui
crevaient le décor et qui accentuaient encore la violence des
contrastes, donnant une étonnante profondeur à ses
agencements. Elle découvrait Paris peint à la manière d’un
paysage méditerranéen. Pourtant, une vérité criante,
incontestable, se dégageait de cette composition. Comment
avait-il pu, en aussi peu de temps, accéder à une telle
maîtrise ? Quand, elle se saisit de la toile pour la confronter
à la lumière de la lucarne, Léo se prit à espérer que son
intérêt ne pouvait être que positif. C’est alors qu’elle se
tourna vers lui le visage illuminé d’un sourire radieux. Il
avait gagné la partie.
173
Mario à qui il devait son succès. Ils ne s’étaient pas vus
depuis plus d’un mois et, de ne pas le trouver à sa place
habituelle, ne l’inquiéta pas. Après avoir passé plusieurs
jours à sillonner, sans résultat, les berges de la Seine, il dut
se résoudre à l’impensable, Mario s’était volatilisé.
Irène tenta de le rassurer.
— Peut-être est-il en voyage ou, tout simplement, se
repose-t-il chez lui.
Il voulut la croire.
Une semaine plus tard, en page 2 de France-Soir, la
photo de Mario, sur son fauteuil roulant, coiffée du titre
« Drame en plein cœur de Paris », le tétanisa.
L’article de quelques lignes stipulait que le corps sans
vie de Mario Cassano, artiste peintre à ses heures, avait été
repêché le matin même à la hauteur du pont de Sully. On
ignorait encore les circonstances de sa mort, mais l’enquête
s’orientait, selon les premières constatations, vers un
accident. Le journaliste ajoutait : « L’homme, sans
domicile fixe, survivait grâce à la vente de ses toiles. On ne
lui connaissait pas de famille ».
Léo ne put s’empêcher de faire le lien avec la
disparition de son père. Décidément, la Seine, qu’il aimait
tant, ne cessait de jouer les fossoyeuses. Mario qui l’avait
tant aidé ne saurait jamais que grâce à lui… À quoi bon
épiloguer ? Une fois de plus, confronté à l’indicible, il ne
trouva pour seule parade que l’oubli.
174
sa fierté d’avoir réussi son pari rejetèrent aux oubliettes la
bestiole à huit pattes.
175
RECONNAISSANCE
20
— Pour toi.
Intrigué, il saisit l’enveloppe, à l’en-tête de la
« Galerie des deux Ponts », que lui tendait Irène.
« Cher Monsieur,
Je me suis porté acquéreur, à titre personnel, d’une
toile présentée par votre agent, madame Lemarchand.
Je serais très intéressé par une collaboration en vue
de commercialiser vos œuvres.
Vous trouverez, ci-joint, le règlement concernant mon
premier achat.
Votre dévoué,
Hubert de Ribérol. »
176
— Votre agent, madame Lemarchand ? Ce chèque ?
Tu plaisantes ?
— Le chèque représente le montant de ton dernier
tableau, et madame Lemarchand est ta dévouée
collaboratrice.
— Je ne comprends pas.
— J’ai proposé une de tes toiles à Hubert de Ribérol,
un de mes amis galeristes. Tu m’en veux ?
— Si ton ami a de l’argent à jeter par les fenêtres,
pourquoi pas. Il se peut aussi que tu lui plaises, et dans ce
cas, tous les espoirs sont permis.
— Hubert de Ribérol est un homme charmant dont
l’expertise s’impose sur la place de Paris, de surcroît, c’est
un homosexuel notoire.
—…
— Tu es d’accord pour lui céder d’autres peintures ?
— Si tu n’as pas honte d’escroquer ton copain Hubert !
177
lancer en solitaire dans la peinture relevait du miracle par
sa complémentarité.
Pendant les deux ans qu’il passa cloîtré dans son
atelier, elle n’était pas restée inactive. Après les cours du
Louvre et une initiation à la restauration de tableaux avec
Lempereur, elle s’était liée avec des artistes et des
journalistes de la presse spécialisée. Elle s’était rapprochée
aussi d’Hubert de Ribérol réputé comme découvreur de
talents.
Elle tenta de les faire se rencontrer, mais Léo déclina
sa proposition tout comme il refusa de se plier à des
commandes particulières.
Irène, pragmatique, s’adapta à la situation. Elle allait
transformer le désir forcené de Léo à rester dans l’ombre
en moteur de son succès. Son idée reposait sur une subtile
manipulation des influenceurs d’opinion qui pullulaient
dans la sphère des initiés de la capitale. Concrètement, elle
demanda à Hubert de dévoiler sous le manteau quelques
œuvres de Léo à des initiés en leur imposant
impérativement de garder le secret sur cette découverte. Pas
question de divulguer le nom de l’auteur de ces merveilles
qui, pour des raisons mystérieuses, ne souhaitait pas
accéder à la postérité.
Il ne restait plus qu’à attendre.
178
Personne, ou presque, n’avait vu les œuvres
concernées, mais tout le monde avait un avis tranché,
débattu à longueur de pages par la presse spécialisée. Plus
cocasse encore, sa côte fictive ne cessait de monter.
Irène, devant l’ampleur du phénomène, jugea qu’elle
ne pouvait laisser plus longtemps dans l’ignorance le
principal intéressé. Léo prit la chose avec désinvolture.
— Toute cette histoire ne me semble pas très sérieuse,
mais si ça t’amuse…
179
*
180
*
16 Facel Vega : Une des marques les plus emblématiques de l’automobile française des années 1950 et
181
Ils n’eurent aucun mal à se mettre d’accord sur son
prénom. Sans la vieille dame d’Antibes, elle n’aurait jamais
vu le jour.
À sa naissance, ils reçurent un courrier de félicitations
du Chat sans savoir comment il avait appris la nouvelle.
182
Rose grandit dans ce climat serein qu’aucun nuage ne
paraissait pouvoir perturber.
Elle fréquentait maintenant l’école communale de l’île
Saint-Louis et semblait, comme son père, avoir un goût
prononcé pour la solitude sans pour autant vivre renfermée
sur elle-même.
Elle entretenait avec son père une relation singulière,
faite d’attentions discrètes et de regards complices. Irène,
loin de jalouser cette connivence particulière,
s’attendrissait de la voir exercer son instinct maternel
précoce sur Léo.
183
Lui, contrairement à sa fille, n’avait connu que la ville
et ne s’imaginait pas que de tels endroits existaient. Pour
autant, elle ne se montra pas blasée, et quand elle lui lança
les yeux pétillants d’excitation « C’est beau papa ! » il dut
se détourner pour cacher son émotion.
En ouvrant avec difficulté la porte gonflée par
l’humidité, il retrouva la maison dans l’état où il l’avait
laissée lors de sa première visite.
— On dirait le château de la Belle au bois dormant !
s’exclama Rose.
Au fur et à mesure qu’ils enlevaient les housses
protégeant les meubles, leurs souvenirs se ravivaient.
Léo redécouvrit la bibliothèque où Rose s’était laissée
aller à la confidence. Irène sortit de l’oubli le fauteuil où
affaiblie, elle lui avait parlé de Léo, le gamin qui voulait se
donner des allures d’homme auquel elle s’était attachée
plus que de raison. La vieille dame, ignorant ce qui se
passait entre eux, avait plaisanté. « Vous feriez un beau
couple tous les deux. » Sa remarque avait incité Irène à se
confier, et elle lui narra leur brève histoire et les traces
indélébiles qu’elle avait laissées.
Irène, qui désirait ne rien cacher à sa fille, lui conta
avec des mots empreints de nostalgie, son émotion en
débarquant dans ce havre de paix après les terribles
tensions qui précédèrent sa fuite.
La petite Rose, heureuse d’être traitée en adulte,
l’écoutait avec attention.
Leurs pas, guidés par un clapotis cristallin, les
menèrent naturellement vers la fontaine redécouverte par
184
Léo. Rose se précipita, tendit ses mains, s’aspergea le
visage comme son père l’avait fait dix-sept ans auparavant.
185
LA BASCULE
21
15 novembre 1983
L’enveloppe de papier kraft déposée par la concierge
sur le paillasson l’intrigua. Son nom, écrit au crayon d’une
main malhabile, était en partie recouvert d’adhésif, et Léo
dut recourir à une paire de ciseaux pour parvenir à l’ouvrir.
Il en sortit un portefeuille au cuir noirci par la patine
des ans dont les coutures détériorées laissaient apparaître le
contenu.
Désappointé, il le déplia avec précaution. Dans un des
compartiments, il trouva la carte d’identité de Mouss à
peine reconnaissable sur la photo altérée par le temps. Un
second volet abritait une attestation de remise de
décorations au soldat Mustafa O’Séguir, né à Tizi Ouzou,
186
et qui enveloppait une médaille militaire passée dans un
ruban vert et rouge. Enfin, sur un bristol qu’il lui avait posté
quelques années auparavant, figurait son adresse sur l’île
Saint-Louis.
187
dur, il crapahutait avec Bigeard, les ratons y connaît. Y
nous a raconté des choses, j’peux même pas vous dire. Ces
gens-là, y sont pas comme nous m’sieur, toujours une lame
à portée d’la main.
— Mais pourquoi avoir défoncé la porte ?
— Y’avait trois jours qu’on l’avait pas vu l’vieux.
Tous les matins, il allait chercher son litre de rouge et son
pain. C’était pas l’genre à rester sans carburant, on s’est dit
que quecque chose tournait pas rond. À la troisième
sommation a dit Jeannot, j’fais péter la porte, comme là-
bas, dans la casbah.
— Et alors ?
— Ben… Il était dans son lit, enfin si on peut dire un
lit… Le boucan ne l’avait pas réveillé, c’est dire qu’il était
bien canné. Jeannot, qu’à l’habitude des macchabées, il l’a
vu tout de suite.
Convaincue d’avoir trouvé une oreille attentive, elle
rajouta.
— Heureusement qu’y gelait dans son trou à rats. Y
sentait pas.
— Les derniers jours que vous l’avez vu, il avait l’air
malade ?
— J’en sais rien. Les crouilles, on s’en occupe pas,
chacun chez soi. Y disait bonjour à personne. D’toutes
façons, on lui aurait pas répondu. On sait pas s’qui z’on
dans la tête. Jeannot nous a bien dit, là-bas…
Léo n’en pouvait plus. Il fallait qu’elle se taise. Un
coup de pied rageur dans le balai sur lequel elle s’appuyait
provoqua sa chute. Son front heurta le trottoir et du sang
188
coula sur sa joue. Le cul dans le caniveau, elle le regardait,
sans comprendre.
Une nouvelle fois, la violence innée qu’il hébergeait au
tréfonds de lui-même comme un instinct de survie
abolissait son discernement. Il se remémora le visage de
Mouss. Un visage empreint de bienveillance, mais qui
semblait douter du rendez-vous improbable qu’ils s’étaient
fixé avant de se quitter.
Les hurlements de la concierge le ramenèrent sur terre.
— Renééé ! Arrive ! y’a un salopard qui cherche des
crosses.
Maillot de corps crasseux, moustache en croc, mégot
agressif, René se précipitait déjà.
— Y va morfler, l’fils de p…
Un choc violent au creux de l’estomac l’empêcha de
terminer sa phrase. Le souffle coupé, il s’affala sur lui-
même, près de la bignole17.
Léo devait partir avant de perdre le contrôle, mais
l’araignée prit le dessus, et il se déchaîna à coups de pied et
de poing, se nourrissant de leurs plaintes comme d’une
incitation à continuer.
Le concierge gisait sans connaissance sur le trottoir,
quand, venus du fond de l’impasse, des cris l’alertèrent.
— Bordel de Dieu, y’a personne pour appeler les
flics ?
Il devait fuir avant de commettre l’irréparable.
Sur son chemin, il croisa un car de police toutes sirènes
hurlantes. Il devait reprendre son calme, oublier l’impasse,
Mouss et tous les autres, mais il en fut incapable.
189
L’araignée qu’il croyait morte depuis longtemps venait de
se réveiller, ouvrant une brèche à un flot de haine, de colère
et de culpabilité.
L’araignée ne s’arrêta pas là. Son retour victorieux fit
ressurgir le souvenir de la péniche en feu avec les mêmes
questions restées sans réponse, les mêmes doutes sur le rôle
de sa mère dans la disparition de son père.
Il ne lui avait fallu que quelques minutes pour retomber
dans le trou dont il avait eu tant de mal à s’extirper.
Il devait reprendre ses esprits. Quai d’Orléans, Irène et
Rose attendaient Léopold, l’artiste peintre, l’homme
attentif à leur bonheur, pas Léo Larivière qu’une araignée
rendait fou lorsqu’on la réveillait en sursaut.
190
ne pouvait pas laisser Irène et Rose face à cette catastrophe
annoncée.
Les jours qui suivirent, il dormit mal, guettant au petit
matin la venue de la police. Une semaine passa. La
concierge était-elle de ces gens qui ne se confiaient jamais
aux flics, quoiqu’il arrive ?
Il lui fallait attendre, une fois de plus, que le destin
décide de son sort.
191
noyés dans des montagnes de carton sous des grues
découpées sur des ciels de pluie, penchées comme des
oiseaux de proie sur ce quotidien misérable.
Ironie du sort, sa nouvelle inspiration fut jugée encore
plus convaincante par des amateurs d’émotions
authentiques. Hubert de Ribérol se frottait les mains de
contentement en constatant que sa côte ne cessait de
progresser.
192
Au fil du temps, son face-à-face avec l’araignée devint
destructeur. Elle prenait de plus en plus souvent le pouvoir,
guidant ses pensées vers le pont de Tolbiac, la péniche en
feu et la disparition de son père. Pire, l’araignée depuis
quelque temps lui suggérait que cette mort n’avait rien
d’accidentel, et qu’il devait se poser des questions.
Il cherchait inlassablement dans sa mémoire des
souvenirs susceptibles de le conduire sur le chemin de la
vérité. Au bout de ses introspections, il ne savait plus
discerner ce qui relevait de son imagination.
Un terrible doute s’insinuait. Willem, sa mère, quels
rapports entretenaient-ils à l’époque du drame ? Amants,
déjà ?
L’absence de Willem sur le quai le soir de l’incendie
s’expliquerait : ne pas éveiller les soupçons.
Un effroyable scénario, que rien ne semblait démentir,
prenait corps. Leurs refus d’aborder le sujet avec lui… tout
concordait.
Au matin, il se traitait de salaud d’avoir imaginé sa
mère et Willem complices de la mort de son père. Comment
avait-il pu envisager une telle monstruosité ?
Sa peinture s’assombrit encore. Les couleurs
s’atténuaient, se diluaient, reflétant des ambiances
désespérantes.
Irène et Rose se morfondaient de le voir sombrer dans
une dépression sans fond. Quand il émergeait de son
univers, il paraissait les découvrir et affichait un visage
miné par le doute.
Irène tenta de se rapprocher de lui en multipliant les
prétextes pour s’attarder dans son atelier. Ce fut peine
193
perdue. Elle n’insista pas de crainte qu’il lui échappe
définitivement. Alors, en désespoir de cause, elle envoya
Rose lui tenir compagnie. Il semblait apprécier sa présence,
mais ses regards traduisaient un tel désespoir qu’elle
revenait en pleurs.
194
diluer. Il se penche à l’endroit précis où la péniche sombra.
Les remous puissants provoqués par la pile du pont
résonnent comme un appel. Il va se laisser glisser au centre
du tourbillon et retrouver son père.
Il ne lui reste qu’un pas à franchir pour être délivré de
toutes ses interrogations. Il n’a pas peur et il enjambe le
parapet. Il ne ressent rien quand il s’enfonce dans l’eau
noire.
Il manque d’air, suffoque et tente de crier, mais aucun
son ne sort de sa bouche. Dans un ultime sursaut, il tend les
bras… une lumière…
195
Rose, en pleurs, voulut intervenir, mais Irène, d’un
signe, l’en dissuada. Il fallait qu’il aille jusqu’au bout,
même si ce qu’elles entendaient les bouleversait.
Il revint à la tragédie qui l’obsédait et décrivit les
sirènes des péniches hurlant dans les ténèbres et leur bateau
en feu sombrant dans l’eau noire. Il leur révéla l’existence
de Willem et du soleil noir tatoué sur son avant-bras.
Il le présenta d’abord comme son sauveur avant
d’exprimer des doutes sur son rôle la nuit du drame. Il
évoqua aussi sa séparation d’avec sa mère qui le priva de la
vérité et les terribles soupçons qui le hantaient sur sa
participation active à la disparition de son père.
196
incapable de réprimer sa violence, il fallait qu’elles le
sachent. Mais le pire avait été sa tentation de fuir, de les
abandonner pour ne pas les contaminer, pour ne pas les
entraîner dans son délire. Voilà, elles savaient tout.
Il chercha à s’excuser, mais Rose lui sauta au cou, et il
en resta là.
197
RÉVÉLATIONS
22
198
attentes, ses pensées, elle savait s’il avait froid ou chaud et
de quelle couleur il voyait la vie.
Irène, après avoir douté du bien-fondé d’avoir mêlé
Rose aux traumatismes de son père, s’en félicitait
maintenant. Elles ne seraient pas trop de deux pour
l’arracher à ses tourments.
Rose, qui ne se contentait pas d’être une simple
spectatrice, exigea qu’il l’accompagne à l’école tous les
matins. Elle le tenait par la main comme un enfant que l’on
promène après une longue maladie.
Ils partirent de plus en plus tôt pour se donner du
temps, pour suivre les quais et regarder la Seine glisser
paresseusement à leurs pieds.
Elle guettait la moindre de ses réactions, se réjouissait
quand il souriait devant des piafs se baignant dans une
mare.
199
Irène, considérant qu’il lui fallait rompre son
isolement, lui proposa d’assister à la grande exposition
organisée par Hubert de Ribérol pour marquer les dix ans
de leur collaboration.
— Tu sais depuis le début que je veux rester dans
l’ombre, et même si je vais mieux, je n’ai pas changé d’idée
lui avait-il répondu.
— Rien ne t’empêche de venir incognito, et puis Rose
serait folle de joie. Devant cet argument imparable, il
accepta.
— Hubert de Ribérol sera ravi de te connaître,
enchaîna Irène enthousiaste.
— Mais je croyais…
— Rassure-toi, Hubert préservera ton anonymat.
L’homme l’amusa, mais il ne fut pas tenté de
poursuivre avec lui une quelconque relation. Hubert s’en
rendit compte, mais ne s’en formalisa pas. Il faisait affaire
avec Irène et il la savait fiable.
Joufflu, mafflu, bouffi d’autosatisfaction, il trimballait
sa bedaine à petits pas précieux en s’essuyant la
commissure des lèvres avec sa lavallière entre deux toasts
de foie gras des Landes. Là, il complimentait une douairière
déjà saoule comme une grive, plus loin il adressait un clin
d’œil complice à un minet anorexique.
Prêts à toutes les compromissions pour être encore une
fois invités au festin du roi, ses sujets s’inclinaient,
discrètement certes, mais suffisamment bas pour que le
maître des lieux n’ignore rien de leur soumission. Lui, en
retour, louangeait, caressait dans le sens du poil, conseillait
en aparté les pigeons consentants, conscient que dans la
200
foule qui se pressait dans sa galerie, les acheteurs potentiels
se comptaient sur les doigts d’une main.
Assis à l’écart, Léo observait le jeu des visiteurs qui
s’obligeaient à demeurer plantés une minute devant chaque
toile, comme si c’était le prix à payer pour donner de la
crédibilité à leurs remarques.
Les commentaires allaient bon train sur la volonté de
l’artiste de rester anonyme. Pour les mondains, en quête de
reconnaissance médiatique, prêts à vendre leur âme pour un
peu de lumière, cette discrétion incompréhensible
renforçait le mystère qui auréolait désormais l’invisible
Léopold.
Ce spectacle le conforta dans l’idée que l’art était un
mensonge, une construction artificielle qui n’existait qu’à
travers la valeur numéraire qu’on lui donnait. Il était bien
placé pour le savoir.
Cet art, qui fluctuait au gré des modes, était une
escroquerie librement consentie par des « amateurs » qui
trouvaient confortable de suivre le courant faute d’avoir un
jugement personnel.
Pour Léo, l’art était partout. Pour en être convaincu, il
lui suffisait de porter son regard sur une toile d’araignée
emperlée de rosée, sur le corps nu d’Irène ou de suivre le
vol d’un goéland. L’art des hommes, adulé un jour, honni
le lendemain, n’était qu’une pâle imitation de la vie, de la
fausse monnaie, du toc.
Ce tapage le confortait dans l’idée qu’il s’agissait là
d’une farce, d’une escroquerie géniale, d’un casse à main
armée légal organisé de main de maître par Irène, et il aima
ça.
201
Rose, au comble du bonheur, passait de groupe en
groupe, fière de capter des louanges qu’elle s’empressait de
lui retransmettre. Il n’eut pas le courage de lui dire ce qu’il
pensait de cette mascarade, Rose avait encore droit à un peu
d’innocence.
202
Monsieur Pierre Jacquin, détective expérimenté, a été
chargé des premières investigations.
203
Livide, Léo interrogea Irène du regard pour la seconde
fois.
Elle resta muette et se contenta de poser sa main sur la
sienne en guise d’encouragement.
204
Irène remarqua que sa main tremblait quand il dut
tourner la page du document, mais cette fois il l’ignora,
tétanisé par sa lecture.
205
— Je suis rentré avec lui dans la cabine, je redoutais
qu’il soit violent avec Hélène et le gosse.
— Était-ce fréquent ?
— Quand il avait bu, oui.
— Quelles relations entreteniez-vous avec votre future
femme au moment des faits
— Que voulez-vous dire ?
— Étiez-vous amants ?
— Nous l’avions été quelques années plus tôt, mais les
circonstances nous avaient séparés.
— Comment s’est comporté Charles Larivière ce soir-
là ?
— Il s’en est d’abord pris à Hélène qu’il a insultée.
— Vous pouvez préciser ?
— C’est nécessaire ?
— Oui.
— Il l’a traitée de putain.
— Que s’est-il passé après ?
— Il s’est précipité vers le lit clos où dormait Léo, j’ai
dû m’interposer. Nous avons échangé quelques coups, puis
il est sorti sur le pont.
— L’avez-vous suivi ?
— Pas immédiatement, je me suis occupé d’Hélène et
du petit qui pleuraient.
— Et ensuite ?
— Je suis sorti à mon tour pour retrouver Charles.
— Était-il descendu du bateau ?
— Non, je l’ai découvert dans le local des machines, il
hurlait qu’il allait tous nous faire griller.
— Que s’est-il passé suite à ces menaces ?
206
— J’ai entendu des cris venant de la cabine, je me suis
précipité, la fumée envahissait déjà tout le logement. Je me
suis saisi de Léo et de sa mère, nous avons réussi à quitter
la péniche de justesse.
— Diriez-vous que Charles Larivière provoqua
intentionnellement un incendie avant de sortir de la
cabine ?
— J’ignore comment le feu a démarré, je ne peux rien
affirmer, mais c’est probable.
— Quel fut votre comportement après le sauvetage de
l’enfant et de sa mère ?
— Je suis retourné sur le bateau pour essayer d’aider
Charles, toujours dans le local des machines. L’écoutille
donnant sur le pont était ouverte, mais il n’arrivait pas à
gravir l’échelle métallique. Je suis descendu pour
l’extraire, mais l’écoutille s’est refermée sur moi me
provoquant une profonde blessure à la tête. J’ai dû
finalement renoncer à sortir avec Charles qui était retombé
dans la cale. J’ignore dans quelles circonstances je suis
tombé à l’eau. Les pompiers m’ont expliqué plus tard qu’ils
me repêchèrent inconscient.
— Qu’est-il advenu de Charles ?
— J’ai appris à mon réveil que des plongeurs avaient
retrouvé son corps dans le local des machines.
207
l’on a sorti Willem de l’eau afin que mon fils ne soit pas
traumatisé davantage.
208
Au-delà de sa sidération, remontaient maintenant de
ses souvenirs toutes les attentions que Willem lui
prodiguait dans sa jeunesse. Récemment encore, cette
rencontre qui se voulait impromptue sur les quais où il
l’avait invité à venir partager le repas du dimanche prenait
tout son sens. Tout se recoupait, et il n’avait rien vu, rien
compris.
Terrassé par l’émotion, incapable de poursuivre sa
lecture, il s’enfouit la tête dans les mains.
Quand enfin, il sortit abasourdi du torrent de
sentiments contradictoires qui le balayait, il croisa le regard
d’Irène étrangement détaché.
Un peu calmé, il reprit sa lecture là où il l’avait laissée.
209
a) Les comptes rendus de l’enquête de police
corroborent en tous points le récit du couple Van Dicken.
b) Le compte rendu de l’intervention des pompiers de
la caserne Lachambaudie, Paris 12e, appelée sur les lieux
le soir du 8 février 1949, souligne le comportement
exemplaire de monsieur Willem Van Dicken qui a risqué
sa vie pour venir en aide à monsieur Charles Larivière
bloqué dans le local des machines de la péniche.
210
Il voulut lui répondre, mais un doigt sur la bouche, elle
lui intima de se taire.
Il était encore groggy quand la sonnerie de la porte
d’entrée retentit.
Irène ne bougea pas. Il la regarda interrogatif, quand il
entendit Rose tambouriner à la porte.
— Ouvre papa !
— Ils t’attendent, pourquoi n’ouvres-tu pas ? lança
Irène.
— Qui m’attend ? Je ne comprends pas.
— Mais, Rose et ses grands-parents bien sûr.
— Ses grands-parents ? … Tu veux dire… C’est
impossible Irène… C’est trop tôt, je ne…
Comme un somnambule, il se leva.
Ils étaient là, Willem et sa mère, encadrant Rose qui
les tenait par la main. Plantés droit dans leurs habits du
dimanche, ils semblaient poser pour une photo officielle.
Sa mère, vêtue d’une élégante robe fleurie, lui sourit.
Il y avait plus de quinze ans qu’il ne l’a pas revue. Il la
trouva peu changée. Elle essuya une larme.
— Zut mon maquillage !
Willem avait forci. Encadré d’une chevelure et d’une
barbe blanches ondulantes, son visage rond exprimait la
bienveillance. Ses yeux bleus layette abrités derrière des
petites lunettes en métal… pas de doute, c’était
l’incarnation du père Noël.
Honteux de les avoir soupçonnés du pire, il voulut les
serrer dans ses bras, mais l’émotion qui l’étreignit l’en
empêcha.
211
Il s’accroupit devant Rose, radieuse dans sa robe
« vichy » à bretelles rose bonbon et lui susurra à l’oreille.
— Ma petite Rose, je dois t’avouer un secret, je suis
le fils du père Noël.
Irène, qui observait la scène à distance, ne put retenir
ses larmes. Elle n’avait pas pleuré depuis le jour où,
fugitive au destin incertain, elle avait enlacé Léo pour la
première fois. Il n’était plus un enfant, pas tout à fait un
adulte, il était sale et sentait la sueur, mais quand ses mains
calleuses aux ongles noirs l’avaient effleurée avec une
douceur infinie, elle avait fondu.
Il l’avait réhabilitée. Dans ses bras, elle était
redevenue elle-même, s’était sentie revivre, n’avait plus eu
honte de son passé.
Il fallait fuir. Les sbires de Carrax étaient à ses
trousses, le Chat ne lui avait pas laissé le choix.
C’était bouleversé et déchiré qu’elle le quitta sachant
qu’elle ne le reverrait plus.
Aujourd’hui, elle venait de jouer la partie la plus
difficile de sa vie et l’avait gagnée.
212
LÀ-BAS
23
213
Léo se remit à l’ouvrage. Ses toiles, redevenues
colorées, reflétaient son état d’esprit, ce qui ne manqua pas
d’être souligné par les critiques qui suivaient son évolution
de près.
Il fut même envisagé par certains qu’un autre avait
pris le relais, ou qu’ils étaient deux à se partager le travail !
Ces spéculations, jamais démenties par Irène, renforçaient
la légende du peintre inconnu et, mécaniquement,
provoquaient la hausse de sa cote.
214
présenta comme sa compagne. La plus jeune, Minh Thu,
était leur fille qui devait avoir autour de trente-cinq ans.
Toutes deux s’exprimaient dans un français parfait sans
accent.
Alexandre n’avait jamais fait référence à une
quelconque famille au Vietnam, ce qui ne les étonna pas.
Ils connaissaient la discrétion qu’il appliquait à sa vie
privée.
Au bout d’une heure de parcours chaotique sur des
routes sommairement goudronnées et des pistes
poussiéreuses, ils atteignirent un modeste village niché au
creux d’une vallée verdoyante, traversée par un cours
d’eau. Après ce voyage éprouvant, cette oasis
enchanteresse avait le goût du paradis.
La nuit tomba avec une rapidité inusitée pour des
Européens, et ce fut à la lueur des bougies qu’ils
partagèrent un repas préparé en un temps record par Hoa et
Minh Thu.
Ils parlèrent peu, et Alexandre ne leur révéla pas la
raison pour laquelle il les avait fait venir.
Après un rapide dîner, fatigués du voyage, ils ne
s’attardèrent pas. Alexandre les conduisit dans une maison
traditionnelle aux parois de jonc tressé qui leur était
réservée. Ils écoutèrent longtemps les bruits de la forêt
toute proche, puis s’endormirent épuisés avec la sensation
d’avoir changé de planète. Oppressés par une chaleur
humide, ils se réveillèrent tôt.
Après avoir partagé avec Alexandre un petit déjeuner
composé de thé et de toutes sortes de fruits exotiques
inconnus, il leur proposa de les suivre.
215
Le chemin qu’ils empruntèrent serpentait entre les
arbres avant de déboucher sur une clairière verdoyante
accueillant une construction traditionnelle en forme de U.
Sur le fronton du portail qui barrait l’entrée de la cour,
ils eurent la surprise de découvrir l’inscription peinte en
jaune sur fond rouge : ÉCOLE IRÈNE-LÉOPOLD.
À leur approche, des enfants en uniforme, sous la
conduite d’Hoa et Minh Thu, sortirent du bâtiment pour se
positionner dans un ordre quasi militaire au centre de
l’esplanade. Sur un geste d’Hoa, les élèves entamèrent la
Marseillaise alors que le drapeau tricolore s’élevait dans un
ciel d’azur étincelant. Puis, l’hymne vietnamien qui
ressemblait furieusement à un chant révolutionnaire russe
avait retenti pendant que s’installait, au côté de l’étendard
français, l’emblème de la république du Vietnam composé
de trois bandes rouges sur un fond jaune.
Suivit une cérémonie très protocolaire où, les enfants,
après leur avoir lu des poèmes vantant leur générosité, leur
offrirent des cadeaux parmi lesquels figuraient des dessins.
Ces dessins agrémentés de légendes, expliqua Hoa à
Léo, étaient une idée d’Alexandre pour lier la création
artistique avec l’apprentissage de la langue française.
Léo se souvenait de cette aquarelle représentant un
gros nuage noir d’où s’échappaient des traits obliques
imitant la pluie. Sous sa composition, Binh, l’auteur, qui
devait avoir sept ou huit ans, avait écrit d’une main
malhabile L’ORAGE. Le regard que le gosse lui avait
adressé, mélange d’appréhension et de curiosité, l’habitait
encore. Pourquoi ce dessin d’une extrême simplicité
l’avait-il touché à ce point ?
216
Si l’art se mesurait à l’émotion qu’il procurait, avait
pensé Léo, alors il avait trouvé son chef-d’œuvre.
Bouleversé, il eut honte de tant d’honneurs injustifiés.
Il n’était pas de ses hommes, comme Alexandre, capable
de sacrifier leur vie pour une noble cause. L’argent qui
servit à construire cette école ne représentait qu’une infime
part de ce qu’il gagnait, et il n’était même pas à l’origine
de ce geste.
Il aurait voulu dire à ces gosses qui le regardaient
comme le Messie que leur admiration n’était pas de mise.
Il n’avait fait aucun effort pour les aider. À part Irène et
Rose, il se moquait du devenir de l’humanité et, son but
dans l’existence, se limitait à vivre en marge de la société
et d’ignorer le monde qui l’entourait. Il ne s’aimait pas
assez pour aimer autrui. Chacun pour soi et Dieu pour tous,
avait-il l’habitude de dire pour résumer sa pensée.
Plutôt que de décevoir les enfants en leur avouant que
sans la volonté d’Irène leur école n’aurait jamais vu le jour,
il s’était prêté à ce qu’il considérait comme une imposture
dont il n’était pas fier. Finalement, il était un menteur
comme les autres avec la différence, peut-être, qu’il ne se
mentait pas encore à lui-même.
217
Avant leur retour en France, Léo avait eu une longue
conversation avec Alexandre en tête-à-tête qui lui avoua
que la femme et l’enfant qu’il avait aperçus sur une photo
en fouillant sa malle étaient Hoa et Minh Thu, et que c’était
d’abord pour elles qu’il s’était battu. Pour elles et pour un
pays dans lequel il avait fait la guerre avant d’en tomber
amoureux. C’était lui, encore, qui avait suggéré au
commandant de la caserne de lui rendre visite en prison lors
de son service militaire pour avoir de ses nouvelles. Il avait
imaginé aussi le stratagème qui, par l’intermédiaire de
Mouss, l’avait conduit, sans qu’il s’en doute, dans les bras
d’Irène, quai d’Orléans.
Léo n’avait pas osé lui demander pourquoi il s’était
comporté avec lui comme un ange gardien.
À son retour en France, ils avaient trouvé le vieux
continent apathique, endormi sur les lauriers d’une époque
qui fut conquérante. La roue tournait.
Ce voyage motiva Léo, et ce fut avec une
détermination nouvelle qu’il se remit au travail. S’il ne
croyait pas à sa peinture, au moins servait-elle une noble
cause.
218
RÉMINISCENCES
24
219
Cette vue le ramenait à sa jeunesse, et il revivait
toujours avec la même émotion l’incroyable concours de
circonstance qui le conduisit jusqu’à cet appartement où
l’attendait Irène.
220
Il se souvint comment grâce à Irène, Léopold, le
peintre inconnu, se construisit une position enviée dans le
monde fermé des artistes en vogue. Comment en quelques
années sa cote atteignit de tels sommets, qu’investir dans
un « Léopold » équivalait à placer son fric en bon du
Trésor. Il avait fini par perdre le sens des réalités, allant
jusqu’à penser qu’il avait du talent, et que l’argent qu’il
gagnait était justifié.
221
luxe. Ils allaient à Deauville ou ailleurs dans leur Facel
Véga, symbole de réussite à cette époque. Les hôtels
d’exception, les restaurants étoilés et les casinos où elle
l’initia à la roulette, tout était inédit pour lui, qui, à part son
escapade avec le Chat à Antibes, n’avait jamais voyagé.
Passé le temps de la découverte, il se lassa vite d’un
univers qui n’était pas le sien. Mais de quel monde était-il
vraiment dès lors qu’il se barbait autant dans les bistrots
populaires que dans les palaces ? Il se remémora l’ennui qui
le gagna dans ses endroits surfaits où il était de bon ton de
se faire reconnaitre alors que lui n’aspirait qu’à l’anonymat.
N’ayant aucune envie de s’intégrer au forceps dans un
milieu qui l’indifférait, il évita l’écueil de se comporter
comme ces nouveaux riches qu’il repérait facilement pour
en être un lui-même. Ces gens, qui se montraient exigeants,
trop sûrs d’eux, hâbleurs, lui inspiraient plus de
condescendance que de mépris. Quel que soit le lieu, les
hommes étaient les mêmes, seule changeait la manière plus
ou moins sophistiquée avec laquelle ils exprimaient leurs
travers.
Pour Irène, il fit en sorte de ne rien laisser paraître de
sa lassitude et resta fidèle à la ligne de conduite simpliste
qu’il s’était fixé en prison : « Oublier le pire pour ne
conserver que le meilleur ».
Ses rapports distants avec l’argent ne l’empêchèrent
pas de voir que le fric et l’indépendance se tenaient par la
main. Il était loin le temps où il cultivait l’utopie de
conquérir sa liberté en s’imposant toutes sortes d’épreuves
physiques censées le rendre invulnérable comme le sergent
Gary de la bande dessinée de son enfance.
222
Irène, quand l’ancien propriétaire de la galerie des
Deux-Ponts se retira, reprit l’affaire, bientôt rejointe par
Rose. Cette acquisition facilita les choses dans la mesure
où elles n’eurent plus à supporter les fausses pudeurs
d’Hubert de Ribérol qui trouvait que l’histoire du peintre
inconnu suscitait trop de questions.
Il avait été heureux, trop heureux peut-être, au point
d’en oublier d’où il venait, au point d’avoir laissé Mouss
crever dans son gourbi infâme. Il ne se le pardonnait
toujours pas même si Irène, pour endormir ses scrupules et
parfaire son confort moral, lui accordait toutes les excuses
du monde.
— Pourquoi faut-il que tu culpabilises ? D’avoir été
pauvre ne t’attribue pas le titre de sauveur des opprimés.
Arrête de pleurer sur toi-même, c’est trop commode !
Pour faire bonne mesure, elle avait ajouté.
— Je te rappelle que tu subventionnes l’association
d’Alexandre, et que quelque part en Asie du Sud-Est une
école porte ton nom.
Cette initiative d’Irène qui avait fait de lui un
« mécène » l’avait conféré dans une respectabilité nouvelle
avant qu’il ne découvre que ses « largesses » étaient
déductibles de ses impôts. Un détail certes, mais qui une
fois de plus en disait long sur l’hypocrisie qui se cachait
derrière les meilleures intentions.
223
épaules et troublèrent sa vision du monde, l’éloignant
toujours plus des réalités.
224
ROSE
25
225
Très tôt, elle leur demanda d’effectuer des séjours à
l’étranger pour y apprendre les langues et pour voir, disait-
elle en imitant son père, si la connerie était aussi répandue
ailleurs que dans son propre pays. Plus tard, toujours
habitée du même esprit de curiosité, elle participa à des
travaux de restauration en Europe, puis se passionna pour
l’archéologie. Ses études terminées, ce fut aux quatre coins
du monde que les chantiers de fouilles l’emmenèrent.
Sa priorité n’étant pas d’informer ses parents sur ses
pérégrinations et encore moins sur sa vie sentimentale, il
lui arrivait fréquemment de les laisser sans nouvelle
plusieurs mois durant. Des absences qui prenaient fin par
une apparition surprise sur l’écran de leur ordinateur.
Il se souvenait de cette séquence alors qu’elle était à
New York, et qu’ils discouraient du « jet lag », un homme
entièrement nu s’était approché dans son dos pour
l’embrasser dans le cou. Quand il se redressa, ils eurent
droit à un gros plan sur ses attributs masculins avant qu’il
s’éloigne d’un pas incertain en leur offrant l’autre face de
son anatomie. « Pas mal non ? Je l’ai pêché hier soir dans
un speakeasy18 planqué derrière une galerie d’art du Lower
East Side. »
Ils en avaient été quittes pour un énorme éclat de rire
Indépendante, originale, se moquant comme d’une
guigne des usages communs et du qu’en-dira-t-on, ainsi
était Rose.
18 Speakeasy : Ce mot désignait les bars cachés qui vendaient illégalement de l’alcool aux États-Unis
226
Pour parfaire son portrait, il fallait y ajouter son
aversion pour le mariage et son refus définitif d’avoir une
descendance.
« Enfanter sur une planète en train de se transformer en
barbecue géant, très peu pour moi ! » Dans son
argumentaire figuraient pêle-mêle la montée des
extrémismes, les menaces de guerre et de la connerie qui
disposait de plus en plus de moyens pour abrutir ceux qui
ne l’étaient pas encore. Pour autant, ce constat pessimiste
ne l’empêchait pas de jouir de la vie de toutes les façons
possibles.
Ils ne l’avaient pas vue depuis plus d’un an quand elle
débarqua, à l’improviste, comme il se doit, quai d’Orléans.
Habillée à la « va comme j’te pousse », sans aucune trace
de maquillage, elle n’en dégageait pas moins une aisance et
une allure qui faisait se retourner sur elle les jeunes et ceux
qui l’étaient moins. En la découvrant resplendissante sur le
palier, il trouva une ressemblance troublante avec sa mère.
Elle possédait le même port de tête altier, la même
démarche assurée et cette capacité à investir l’espace d’une
énergie débordante qui vous sortait instantanément de votre
quotidien.
Après avoir jeté négligemment le sac qu’elle portait
sur l’épaule qui constituait apparemment son unique
bagage, elle annonça tout de go. « Je viens m’installer à
Paris ».
Les effusions n’étant pas dans leurs habitudes, ils
s’étaient embrassés brièvement, prenant acte de son retour,
sans lui montrer le bonheur que cette nouvelle leur
procurait.
227
Rose s’était alors plantée devant la fenêtre qui donnait
sur Notre-Dame. « C’est quand même chouette Paname ».
Son sourire en disait long sur le plaisir qu’elle
éprouvait à retrouver le décor de son enfance.
228
Léopold, le peintre inconnu sort de son cercueil pendant
l’office religieux, vêtu d’un pyjama rose, un verre de
Muscadet à la main ».
Irène, plus raisonnable, avait suggéré : « À défaut d’en
arriver là, je crois que l’on pourrait s’amuser un peu avec
la grande faucheuse. Si l’on part du principe que la rareté
engendre systématiquement de la valeur et qu’un mort est
forcément moins productif qu’un vivant, le décès de
Léopold devrait enrichir la fondation d’Alexandre d’une
nouvelle école ». Cette démonstration imparable eut le
mérite de réunir leurs suffrages.
Dans ces conditions, il était prêt à succomber autant de
fois qu’il le faudrait.
Passé de vie à trépas, il s’était senti libéré d’un poids.
229
MENSONGES PIEUX
26
230
Elle ne l’avait pas quitté des yeux, guettant, inquiète,
la moindre de ses réactions.
Son plaidoyer l’avait ému, et il avait joué la surprise
pour ne pas la froisser, mais le secret de sa paternité, il le
connaissait depuis longtemps. Depuis le jour, précisément
où sa mère, à l’enterrement de Willem, dix ans auparavant,
lui avait dévoilé les véritables circonstances de la mort de
Charles.
231
Instinctivement, il lui avait demandé son nom de famille
alors que dans le contexte cette précision n’avait que peu
d’intérêt.
« Jimmy tout court, avait-elle répondu, je n’ai jamais su
son nom de famille. »
Puis elle avait poursuivi.
« On était toutes folles de ces héros qui mâchaient du
chewing-gum en roulant des mécaniques, le pied posé sur le
garde-boue de leur jeep. J’étais vierge et innocente, et il s’est
passé de mon consentement. Il m’a quitté deux heures après
notre rencontre. En guise de remerciement, il a vidé sur mon
lit ses poches pleines de chocolat, de cigarettes et de
préservatifs fournis par l’armée américaine pour que les
troufions de l’oncle Sam n’attrapent pas de maladies
honteuses. S’il avait pensé à s’en servir, tu ne serais pas là.
Tu comprends maintenant pourquoi je ne t’ai rien dit, dans
ton état tu risquais de perdre la boule pour de bon. »
Sans transition, elle avait ajouté.
« Tu es assez grand pour comprendre qu’il est illusoire
de croire que l’on choisit sa vie. Alors, arrête de faire cette
tête ! Ça n’a pas été drôle pour moi, je t’assure. Quand ton
grand-père a appris que j’étais enceinte, il m’a foutu une
raclée carabinée, et ta grand-mère a résumé la situation en
une phrase : “ Encore heureux que ce ne soit pas un boche…
Ça s’ra pas marqué sur le front du môme, avait rétorqué le
vieux. Faut trouver une solution. ”
« La solution, il l’avait vite dénichée. C’était Charles,
un jeune veuf de ses relations qui venait de temps en temps
dîner avec nous. Charles avait tous les avantages, il était
libre, il en pinçait suffisamment pour moi pour reconnaître
232
l’enfant et, cerise sur le gâteau, il était marinier. Ce qui
voulait dire qu’il allait m’emporter loin de la maison et des
regards du voisinage, l’honneur était sauf. »
— Tu as accepté ? lui avait-il demandé, encore
abasourdi par l’histoire invraisemblable qu’elle lui racontait.
« Quelle blague ! Tu crois que j’ai eu le choix ? Pour
moi, il avait aussi quelques inconvénients le Charles. Hormis
les dix ans de plus que moi qui en faisais à mes yeux un
ancêtre, il était un peu porté sur la bouteille et il n’avait pas
inventé le fil à couper le beurre. J’aurais pu m’en
accommoder si à ta naissance il n’avait pas déclaré qu’il te
détestait et qu’il regrettait de s’être fait rouler dans la farine
par le vieux. Il n’a même pas participé au choix de ton
prénom. “ Appelle-le comme tu veux. Si ça se trouve c’est
un fils de boche, alors pourquoi pas Hans, ou Adolphe ! “
« J’ai pensé au roi des Belges que ma mère admirait.
Léopold, ça avait de la gueule, tu méritais bien ça. Ce n’était
pas un prénom pour des gens comme nous Léopold, mais je
trouvais que ça compensait un peu le père que tu n’aurais
jamais. Avec un nom comme ça, tu étais armé pour devenir
quelqu’un et tu vois, ça a marché. Maintenant, Léopold
s’affiche dans tout Paris. »
Il se rappelait l’avoir vu fermer les yeux pour cacher son
émotion puis elle avait poursuivi comme si la brèche ouverte
dans ses souvenirs n’était plus colmatable.
« Dès qu’il avait un coup dans le nez, Charles te
tabassait et menaçait de te jeter par-dessus bord. Ça ne
m’étonne pas si tu ne te souviens plus de sa tronche. »
233
Avant qu’il demande dans quelles circonstances Charles
passa l’arme à gauche, elle avait continué, emportée par ses
souvenirs.
« Maintenant, j’ai un secret à te confier, mais tu dois me
promettre de le garder pour toi, quoi qu’il arrive. »
Elle avait dû insister pour qu’il s’exécute, et la main
posée sur le cercueil de Willem, Léo avait fini par jurer de
ne jamais divulguer ce qui allait suivre.
Le secret, lui avait-elle avoué, c’est qu’Irène a écrit elle-
même le rapport Jacquin.
« Un jour, on a vu débarquer un homme plutôt bien mis
qui se disait détective privé. Comme on passait du tabac en
fraude depuis la Hollande et la Belgique, on a eu la trouille
de notre vie. Mais le type nous a tout de suite rassurés. Il
était payé par madame Lemarchand, la compagne de
Léopold Larivière, pour nous retrouver. “ C’est bien votre
garçon, demanda-t-il en farfouillant dans ses papiers pour en
sortir une photo te représentant. On a eu un sacré choc, tu
avais bien changé. On s’est dit avec Willem que ce baratin
ne sentait pas très bon, mais encore une fois le détective nous
a tranquillisés. Elle désirait juste nous rencontrer pour parler
avec nous de notre fils et n’avait aucune intention de nous
nuire. On a accepté pour savoir ce que tu devenais. On a été
drôlement impressionnés quand on l’a vue. Elle avait l’air
d’une grande dame et elle était tellement belle…” Il se
souvenait que sa réflexion l’attrista, quand il constata que les
idées préconçues de sa mère perduraient. Chacun devait
rester à sa place, et manifestement, à ses yeux, son fils
n’avait rien à faire avec une telle femme.
234
Soucieuse de ne pas perdre le fil de son histoire, elle
avait poursuivi.
« On était tellement content d’avoir de tes nouvelles
qu’on lui a déballé toute notre existence. C’est là qu’elle
nous a annoncé que la disparition de ton père te posait des
problèmes. On le savait déjà, mais après avoir longuement
interrogé Willem sur les rapports qu’il entretenait avec toi,
elle avait suggéré une solution. Si Willem voulait bien
reconnaître, dans un document que dresserait le détective,
qu’il était ton père, il y avait une chance pour que tu
reprennes goût à la vie. On ne risquait rien d’essayer,
d’autant qu’elle nous proposait de te rencontrer sur l’île
Saint-Louis. La suite tu la connais. »
Il se souvenait que ces révélations l’avaient sidéré. Ce
n’était pas de découvrir que son père était un Américain
prénommé Jimmy qui le surprit le plus, mais c’était
l’initiative d’Irène qui avait imaginé un tel mensonge pour
le sortir du trou où il se noyait. Il avait voulu la remercier sur
le champ, mais sa mère lui avait rappelé sa promesse de
garder le silence.
« Je ne veux pas qu’Irène apprenne que j’ai trahi son
secret ».
235
— Comment pourrais-je t’en vouloir de m’avoir sauvé
la vie ?
Elle s’était jetée dans ses bras, libérée à son tour d’un
mensonge devenu trop lourd à porter.
236
FEU DE DIEU
27
237
vint l’odeur âcre du bois calciné entêtante, presque palpable
et qui envahit l’appartement.
Encore sous le choc, il poussa son fauteuil devant la
fenêtre pour ne rien perdre du drame qui se déroulait sous
ses yeux.
La flèche de la cathédrale vacillait, semblant hésiter, tel
un être vivant, avant de plonger vers la mort. À 19 h 50, elle
s’abîma dans un tourbillon de flammes et d’étincelles
accompagné par des cris déchirants. Montaient maintenant
vers lui des chants religieux et des prières portées par des
fidèles agenouillés dans un mysticisme quasi moyenâgeux.
D’autres, téléphone brandi face à leur visage, réalisaient des
« égoportraits » qui authentifieraient leur présence sur les
lieux. « J’y étais, pas toi. »
Chacun à sa façon s’appropriait le monument. Pour lui,
c’était tout autre chose. Notre-Dame représentait une
conquête, et il se remémora la première fois qu’il y pénétra.
Il avait 8 ans quand, sur un coup de tête, il décida de
rejoindre à pied la cathédrale dont sa mère lui avait toujours
refusé la visite. « C’est un repère de grenouilles de bénitier,
rien de plus ».
Plutôt que de le dissuader, ce refus avait exacerbé sa
curiosité. Il n’avait qu’à suivre la Seine, aucun risque de se
perdre. Il sous-évalua la distance, et ce fut épuisé et un peu
intimidé qu’il franchit, par la grande porte, le seuil de
l’édifice qui lui sembla encore plus immense qu’il ne l’avait
imaginé. Il resta d’abord interdit devant une telle
magnificence puis, la surprise passée, il se préoccupa du
comportement qu’il devait adopter pour ne pas se faire
remarquer. Les fidèles, après avoir trempé leur main dans
238
une vasque, se signaient, accompagnant leur geste, pour
certains, d’un début de génuflexion.
Il se rappela la réflexion de sa mère. « Un repère de
grenouilles de bénitier. » Se pouvait-il que dans ce récipient
en forme de coquillage puissent se cacher des grenouilles ?
Constatant qu’il n’en était rien, il sacrifia à ce qui
semblait être la norme dans ce lieu aussi étrange
qu’impressionnant. Après un signe de croix approximatif,
il se suça le bout de ses doigts par curiosité. Cette eau-là
n’avait pas meilleur goût que celle du robinet.
Il débutait son exploration quand il tomba en extase en
découvrant les grandes rosaces.
Sa préférence se fixa tout de suite sur celle à dominante
bleue, et avec les quelques pièces qu’il avait en poche, il
acheta dans une boutique de souvenirs une carte postale la
représentant.
239
Rose, dans l’Eurostar qui la ramenait à la capitale,
s’efforçait de ne pas hurler sa détresse à la face du monde.
En quelques secondes, sa vie, leurs vies avaient
basculé. Un pas de trop, il n’avait fallu qu’un pas, pour
qu’Irène, alors qu’ils sortaient d’un bar de Leicester
Square, soit frappée par le rétroviseur d’un camion. Tout
s’était déroulé sans cri, presque sans bruit, juste un petit
choc mat, à peine audible, et sa mère était allongée au sol
sans blessure apparente, à part peut-être une marque rouge
sur la tempe gauche.
Des passants se pressaient déjà autour du corps inerte.
Elle dut rapidement se ressaisir. Avant qu’elle puisse
intervenir, un policeman s’agenouilla et pratiqua les
premiers soins.
Les événements se précipitèrent, et on la fit reculer
pendant que deux hommes en blouse blanche glissaient la
civière où reposait sa mère dans une ambulance qui
démarra en trombe dans un concert de sirène assourdissant.
Affolée, elle s’accrocha au policier. Où l’emmenait-on ?
C’était sa mère. Elle devait la rejoindre tout de suite.
Elle ne se souvenait plus dans quelles circonstances
elle se retrouva dans la voiture d’un inconnu qui la déposa
aux urgences d’un hôpital. Elle dut encore expliquer qui
elle était et les raisons de sa présence pour qu’enfin on la
dirige vers une salle d’attente.
Ce ne pouvait pas être grave, elle avait dû être
assommée par le rétroviseur. Pourquoi ne l’avaient-ils pas
laissé monter dans l’ambulance ? À cette heure, elle
pourrait être à ses côtés pour la rassurer, pour SE rassurer.
240
Elle ne quitta pas la porte des yeux. Elle allait arriver,
un large sourire aux lèvres.
« Quelle histoire, tu te rends compte, un mètre de plus
et j’y passais. Quand on va raconter ça à Léo… »
Ils devaient lui faire des radios. Ce n’était pas étonnant
à la vue du bordel qui régnait dans cet hôpital que l’attente
soit interminable. Depuis combien de temps était-elle là au
fait ? Une heure, deux heures, trois… ?
Perdue dans ses pensées, elle n’entendit pas le premier
appel.
— Miss Larivière…
Un type grand, maigre, le visage en lame de couteau,
barré par une paire de lunettes rondes cerclée de métal,
répéta.
— Miss Larivière… please.
Sa voix reflétait l’irritation que lui procurait la vue de
la salle d’attente bondée où couraient des enfants
inconscients des drames qui se jouaient autour d’eux.
En découvrant l’homme courroucé, elle réalisa qu’il
venait de prononcer son nom.
D’un geste agacé, il lui intima de le suivre. Ils
slalomèrent entre des brancards occupés par des patients au
regard résigné pour enfin pénétrer dans une pièce
chichement éclairée par un vasistas d’où sourdait une
lumière grise.
Sans lui donner d’explication, il lui remit un document
où figuraient l’heure et le lieu du décès de sa mère. Il lui
montra ensuite la porte d’un bureau dans lequel
s’affairaient trois femmes, les yeux rivés sur l’écran de leur
ordinateur et s’éclipsa.
241
Elle comprit qu’elle devait reconnaître le corps. C’était
simple, il suffisait de suivre les flèches. Après, il lui
faudrait revenir pour clore le dossier.
Elle reçut un tel choc que ce fut sans réaliser vraiment
la situation qu’elle se dirigea vers la morgue.
« Elle semblait dormir. » Ce n’était pas très original,
mais elle n’échappa pas à ce poncif.
Il lui fallait sortir au plus vite de cet endroit où elle
était en passe d’étouffer.
Désemparée devant la porte de l’hôpital, elle tenta de
reprendre ses esprits. Elle devait maintenant avertir son
père. Cette idée la paniqua. Comment allait-elle pouvoir lui
annoncer l’impensable ? Elle décida de l’appeler sans plus
attendre, elle verrait en fonction de sa réaction.
Pourquoi ne répondait-il pas ? Quand enfin il décrocha,
elle lui découvrit une diction laborieuse. Avait-il bu ?
— Passe-moi ta mère, ne cessait-il de répéter, alors
qu’elle lui parlait d’accident dans la conversation. Passe-
moi ta mère, j’ai des choses à lui dire.
Ça ne pouvait plus durer, alors elle cria dans le
téléphone.
— Tais-toi ! Tais-toi par pitié !
Puis, incapable de se contenir plus longtemps, elle
éclata en sanglots au milieu des piétons qui la toisait avec
méfiance.
— Maman est morte, bordel ! finit-elle par hurler à
bout de nerfs.
Elle guetta sa réaction, mais rien ne vint.
— Papa, tu m’entends ? Tu m’entends ?
242
Ses cris attirèrent à nouveau les regards. Elle s’imposa
une attitude digne et sauta dans un des taxis qui attendaient
devant l’hôpital.
— Saint Pancras, please.
Avec un peu de chance, elle attraperait un train qui la
mènerait à Paris à 19 h 30.
Elle rappela, mais seule la sonnerie lancinante d’un
téléphone occupé lui répondit.
Prévenir les voisins ? Après réflexion, elle y renonça.
Il détesterait qu’en de telles circonstances des étrangers le
secourent. Il lui fallait juste espérer qu’un malheur ne
s’ajoute pas à un autre.
243
plus tout de suite. Le contrôleur à qui elle s’adressa accepta
de diffuser une annonce.
Les services d’un médecin pratiquant la langue
française étaient demandés dans la voiture numéro 2.
Un homme se présenta. Élégant, distingué, so british,
il déclara s’appeler Adam Little.
— Je suis en retraite, ajouta-t-il, mais je crois être en
mesure de vous aider, d’autant que vous ne me semblez pas
au bord de l’agonie.
Il parlait un français compassé, et malgré les
circonstances, elle ne put s’empêcher d’esquisser un
sourire.
— Pourriez-vous me déchiffrer ce document ?
— Bien entendu, mais je souhaiterais en savoir un peu
plus sur les raisons de votre requête.
Mis au courant du contexte dans lequel il intervenait,
il s’excusa de la désinvolture avec laquelle il s’était
présenté, puis il étudia longuement le compte rendu de
l’hôpital.
— Si je m’en réfère à ce document, il s’avère que votre
mère est bien décédée d’un coup porté à la tempe, mais…
— Mais ?
— Selon le radiologue, madame Lemarchand souffrait
d’une tumeur au cerveau évolutive qui lui laissait une
espérance de vie limitée.
— C’est-à-dire ?
— Il est toujours difficile d’évaluer ce genre de chose,
mais le terme évolutif et les appréciations qui
l’accompagnent m’incitent à penser à une issue fatale de
l’ordre de quelques semaines dans le meilleur des cas.
244
—…
— Dois-je comprendre à votre silence que c’est une
découverte pour vous ?
— C’en est une en effet, et je vous remercie de m’avoir
informée.
Le docteur Little repartit comme il était venu,
l’abandonnant dans une profonde expectative.
À l’aune de ces révélations, la conversation qu’elle eut
avec sa mère dans le train les menant vers Londres prenait
une tout autre dimension. Il fut question de Léo et de ses
fragilités supposées ou avérées et de son incapacité, selon
elle, à survivre à certaines épreuves. Qu’avait-elle voulu
dire ? La préparait-elle aux responsabilités qui lui
incomberaient après sa disparition ? Elle aborda aussi une
nouvelle fois le sujet de la vie après la mort. Sa mère n’y
croyait pas et martela avec insistance qu’il fallait jouir de
l’existence jusqu’à la dernière seconde. Ce qu’elles avaient
fait avant « l’accident », dont elle doutait de plus en plus
qu’il en soit un.
245
— Quai d’Orléans, as soon as possible, please.
C’est en anglais encore que, remarquant qu’elle n’avait
pas de bagages, le conducteur lui demanda.
— You are a journalist ? You came for the fire ?
Constatant sa méprise, c’est en français qu’elle lui
répondit cette fois.
— L’incendie. Quel incendie ?
— Notre-Dame est en feu. Vous l’ignorez ?
— Je me fous de Notre-Dame. Je dois arriver le plus
vite possible sur l’île Saint-Louis.
— Ne rêvez pas, avec ce bordel faut pas y compter. On
n’est pas loin de la Bastille. Si vous êtes vraiment pressée,
je vous conseille de finir le trajet à pieds.
Quand elle quitta le taxi boulevard Beaumarchais, la
radio annonçait la chute de la flèche de la cathédrale.
En traversant le pont de Sully, elle découvrit les
fumées et perçut l’odeur qu’elles dégageaient.
Elle commença à mesurer l’ampleur du drame, jusque-
là occulté par la mort de sa mère, lorsque, quai d’Orléans,
elle croisa les visages graves de ceux qui rebroussaient
chemin. Tête baissée, silencieux, certains en pleurs
semblaient revenir d’un enterrement. À 20 h 30, en arrivant
à la hauteur de la rue Regrattier, elle constata l’étendue du
désastre, mais ne s’attarda pas.
Rassemblant ses dernières forces, elle grimpa les
escaliers quatre à quatre, et c’est à bout de souffle qu’elle
pénétra dans l’appartement.
Elle découvrit son père de dos, dans un fauteuil, face à
la fenêtre grande ouverte sur la cathédrale en flamme.
246
Son immobilité et le téléphone à l’écran brisé gisant
sur le sol lui firent craindre le pire, mais avant qu’elle ait
eu le temps de se rapprocher, il se retourna.
Le visage creusé par la fatigue, le cheveu en bataille, il
avait vieilli de dix ans. Son regard, surtout, l’inquiéta. Un
regard qui ne semblait pas la voir, un regard qui avait déjà
quitté le monde des vivants.
— Irène ! Enfin, te voilà ! … Rose n’est pas avec toi ?
Il ne lui fallut qu’une seconde pour comprendre ce qui
se passait. Le choc trop violent le conduisait à nier la
réalité. Plutôt que de le détromper, elle lui répondit le plus
naturellement qu’elle le put.
— Rose est restée à Londres, mais je suis là, ne
t’inquiète pas.
Il la prenait pour Irène, eh bien elle serait Irène ! Ainsi
résonna Rose le soir où elle le retrouva anéanti face à
Notre-Dame en flammes.
Dire que Léo se vautra sans vergogne dans ce
mensonge pieux que lui vendit Rose ce soir-là serait un
euphémisme.
247
ÉPILOGUE
248
sylphide, au sourire angélique, j’ai accepté. Depuis,
quelques mois, un an ou plus, j’ai un peu perdu la notion
du temps, elle est à mes côtés en permanence, palliant
chacun de mes désirs avant même que je les exprime.
J’avoue avoir troqué sans remords ma solitude contre sa
présence attentive.
Ce matin, avec son drôle d’accent, elle m’a dit :
— Je viens de découvrir qu’à quelques jours près, nous
avons cinquante ans d’écart.
— Cinquante ans, c’est beaucoup ?
Ma question l’a d’abord fait rire, puis après un moment
de réflexion, elle m’a répondu très sérieusement.
— Tout bien considéré, je pense qu’entre nous,
cinquante ans ce n’est rien.
Nous marchons régulièrement tous les deux, bras
dessus bras dessous au bord de la Seine, absents au monde
qui nous entoure et qui nous le rend bien. J’ai l’impression
d’un retour en arrière quand j’accompagnais Rose, sur le
chemin de l’école. Lorsqu’il fait froid, Natalia me prend les
mains et souffle dessus pour les réchauffer. J’aime quand il
fait froid.
Je passe constamment de l’enfance à la vieillesse,
mélangeant les époques et les émotions au point de ne plus
savoir où j’en suis exactement. Est-ce vraiment moi cet
homme voûté à la barbe et aux cheveux blancs que me
renvoient les miroirs ? Est-ce si important de savoir qui l’on
est ?
249
temps s’y prête, nous allumons la cheminée. Elle troque
alors son masque de tristesse contre un sourire et appuie sa
tête sur mon épaule. Il me semble à ce moment-là que j’ai
encore une utilité, même si j’ignore laquelle.
Nous parlons de tout et de rien. Probablement de rien
qui en vaille la peine, car aucune trace de ces conversations
ne subsiste dans ma mémoire. Nos silences, par contre,
laissent des empreintes beaucoup plus profondes. À propos
de mémoire, nous travaillons ensemble sur des mots
croisés, des réussites et d’autres exercices supposés
l’entretenir, voir la recouvrer. Quel intérêt ? Ma mémoire
n’est pas en cause, elle est juste sélective. Je demeure fidèle
à ma devise : oublier le pire pour ne garder que le meilleur.
Je crois que Natalia a percé mon secret, comme je
pense avoir deviné qu’un malheur l’accable quand son
regard se brouille de larmes sans raison.
Entre nous, il n’y a que les non-dits qui vaillent, le
reste, ce qui est perceptible au commun des mortels, n’est
que façade.
250
inconnu dont elle me rabâchait les oreilles, j’ai bien senti
que je l’agaçais.
251
mascarade à laquelle vous avez fini par adhérer par
facilité ? Alors souffrez que je m’offre le luxe que Rose
incarne Irène et vice versa pour quelque temps encore.
En attendant d’affronter la vérité, je goûte à la félicité
de ne pas exister pour de vrai comme le font les enfants qui
se prennent pour Zorro.
252
TABLE
1 ÉCHAPPÉE-BELLE..................................................................2
2 MARCEL....................................................................................8
3 L’ABRI......................................................................................17
4 L’INVITATION........................................................................24
5 LA PART DES ANGES............................................................35
6 MORT AU PRINTEMPS..........................................................47
7 ANTIBES.................................................................................. 56
8 LES NON-DITS.........................................................................65
9 L’INCONNUE...........................................................................72
10 DRAME EN SURSIS................................................................80
11 FUGITIVE.................................................................................85
12 ILLUSIONS PERDUES............................................................96
13 ALLONS ENFANTS etc.........................................................104
14 CASE DÉPART.......................................................................115
15 LE RENDEZ-VOUS................................................................123
16 LE JEU DE LA VÉRITÉ.........................................................133
17 BONNE FORTUNE ?..............................................................149
18 LIBERTÉ MODE D’EMPLOI.................................................157
19 NOUVELLE DONNE..............................................................165
20 RECONNAISSANCE..............................................................170
21 LA BASCULE.........................................................................186
22 RÉVÉLATIONS......................................................................198
23 LÀ-BAS...................................................................................213
24 RÉMINISCENCES..................................................................219
25 ROSE........................................................................................225
26 MENSONGES PIEUX.............................................................230
27 FEU DE DIEU..........................................................................237
28 ÉPILOGUE...............................................................................248
253
254