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UNE ARAIGNÉE DANS LE PLAFOND

ROMAN
ÉCHAPPÉE BELLE

« J’en ai maté de plus durs que toi », lui déclara


Garcia, le chef d’atelier de la chaudronnerie Delaveyne,
lors de son embauche.
Léo ne s’attendait pas à être reçu à bras ouverts, mais
cette hostilité affirmée à leur première rencontre le surprit.
Duranton, un soudeur, le rassura.
— Il veut juste montrer qu’il est le chef. Si tu fermes
ta gueule, il va vite t’oublier.
Il suivit son conseil encaissant sans broncher les
humiliations en ravalant une colère qui ne cessait de
monter.

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Il se donnait une semaine, si Garcia ne le lâchait pas…
À vrai dire, il ne savait pas de quelle façon il réagirait, mais
il réagirait.
Le samedi soir, il patienta avec les autres devant le
bureau du chef d’atelier pour toucher sa paie. Avant de lui
tendre l’enveloppe, Garcia le toisa d’une œillade
provocatrice.
— Si ça ne tenait qu’à moi…
Une fois encore, il réussit à se maîtriser, mais à l’abri
des regards, il ne put se retenir de porter un violent coup de
poing dans le mur pour se libérer de la tension qui
l’étouffait.
Le hasard qui les réunit ce soir-là dans la même rame
de métro précipita les événements.
Noyé dans la masse des ouvriers silencieux aux
visages fermés, Garcia, dans son pardessus gris, un cartable
fatigué au bout du bras, perdait de sa superbe. Comment
avait-il pu se laisser persécuter pendant une semaine par ce
type insignifiant ? Cinq stations plus loin, Garcia descendit
de la rame. Stimulé par une pulsion irrépressible, Léo le
suivit.
Le chef d’atelier le repéra à l’entrée du passage qui
plongeait sous la gare de marchandises. Incrédule, il
marqua un temps d’arrêt avant de reprendre sa marche d’un
pas plus rapide.
À la faveur du roulement de tonnerre causé par un
train, Léo se rapprocha et perçut distinctement la
respiration haletante de Garcia. La sortie du tunnel se
trouvait encore loin, aucune voiture en vue. Garcia était à
sa merci. D’un geste, il pouvait se libérer de la rage

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accumulée durant une semaine. Il hésita, il fallait que
l’autre le provoquât pour que sa colère explose. Au lieu de
l’affronter, Garcia se mit à courir, une course désordonnée,
pathétique. Dans l’ombre du tunnel, les pans de son
manteau trop long lui donnaient l’allure d’une chauve-
souris désorientée.
Sa fuite désamorça la colère de Léo. Il le laissa
s’éloigner, partagé entre frustration et soulagement.
Que serait-il advenu si Garcia, au lieu de fuir, l’avait
affronté ? Les premières réponses qui lui vinrent à l’esprit
ne le rassurèrent pas.

Depuis la nuit dramatique où, dans les bras de sa mère,


il avait assisté à l’incendie de leur péniche, il souffrait de
troubles du comportement. Il lui arrivait de se sentir
submergé par des excès de violences incontrôlées ou de
perdre la tête quand les sirènes de la protection civile se
déclenchaient une fois par mois. Il hurlait alors à l’unisson
des chiens du quartier.
— Ton gosse a une araignée dans le plafond, confia un
voisin à sa mère.
Depuis, à chacune de ses crises, elle ne manquait
jamais d’évoquer le réveil de l’araignée censée habiter dans
sa caboche.
Aujourd’hui, il réussissait le plus souvent à se
contrôler, mais il se savait à la merci d’une rechute en cas
d’émotions fortes.

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Il donna son premier salaire à sa mère qui l’embrassa
pour le remercier.
— Tout va aller mieux maintenant que tu travailles.
Elle semblait avoir retrouvé foi en l’avenir et pour
l’occasion avait acheté une bouteille de vin. Il se sentit
incapable de lui confesser qu’il venait de quitter son
premier emploi.

Le lendemain, il partit à la recherche de la « Fouine »


un ami d’enfance. Ils n’avaient pas dix ans quand ils
s’étaient battus comme des chiffonniers pour un bout de
territoire. Aujourd’hui, ils s’entraidaient quand l’occasion
se présentait. La « Fouine » avait des solutions à tout. Il
saurait lui indiquer où trouver du travail.
— À la gare de marchandises, ils embauchent des
manutentionnaires à la journée. Y prennent n’importe qui.
Loin de le vexer, cette précision le rassura.
— T’as intérêt à changer d’pompes, ajouta-t-il en
lorgnant ses baskets fatiguées.
Soucieux de suivre ses conseils à la lettre, il se rendit
aux Puces de Montreuil où, le dimanche, en marge du
marché, des vendeurs à la sauvette proposaient des articles
tombés « accidentellement » d’un camion. Il investit les
quelques billets octroyés par sa mère sur sa première paie
dans l’achat d’une paire de bottes fourrées.
— Elles ont été fabriquées pour l’armée russe, lui
confia le fourgue1.
Cette référence emporta son ultime réticence.

1 Fourgue : receleur

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Le lundi matin, ignorant le froid glacial qui persistait
depuis la mi-novembre, il prit d’un pas décidé la direction
de la gare de marchandises.
Il n’avait pas parcouru un kilomètre quand la pluie se
mit à tomber et il constata que ses bottes s’imbibaient d’eau
comme de vulgaires éponges. Ça commençait mal, mais il
décida de s’abstraire de ce désagrément.
Sur les quais déserts à cette heure, seul un poids lourd
le doubla. Son passage assourdissant masqua un temps le
clapotis de l’eau dans les caniveaux et le drôle de bruit de
succion de ses bottes gorgées de flotte.
Le portail du n° 153 ouvrait une brèche dans un mur
de briques interminable surmonté de tessons de bouteilles.
L’ardoise, accrochée au pilier droit de l’entrée,
mentionnait :

Embauche manutentionnaires journaliers


Se présenter au bureau avant six heures.

La « Fouine » n’avait pas menti, il allait trouver un


travail, sa mère oublierait sa désertion de l’usine, tout
rentrerait dans l’ordre sans la moindre vague.
Dans la cour, des hommes tapaient du pied autour d’un
braséro. Il fut tenté de les rejoindre, mais, de crainte d’être
repoussé, il resta en retrait.
La pendule, au centre de la façade du dépôt de
marchandises, affichait six heures. Dans le même temps, un
éclairage cru révéla un quai de déchargement encombré de
caisses et une porte s’ouvrit violemment, livrant le passage
à un type énorme. Planté face à la cour, une main en visière,

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il scruta la zone d’ombre à ses pieds où les journaliers
s’étaient regroupés.
D’un geste imperceptible, il les invita à monter sur le
quai où ils s’alignèrent en file indienne. Trois furent
éliminés sans ménagement. Les autres s’engouffrèrent dans
le dépôt.
La lumière s’éteignit. La pendule affichait six heures
cinq.
Faute d’avoir réagi assez vite, ses espoirs d’embauche
s’envolaient.
Après une longue attente dans le froid mordant du petit
matin qui le pénétrait jusqu’aux os, la grosse enflure avait
brisé dans l’œuf ses espoirs de reconversion.
Il donna un coup de pied rageur dans le braséro qui
répliqua par un feu d’artifice d’étincelles. Désemparé, il
s’interrogeait sur la conduite à tenir quand un type en bleu
de travail l’interpella.
— Y’a pas assez de travail, on n’a pas besoin d’gosse
ici.
L’homme cracha dans le feu avant de rallumer, la
gueule en biais, son mégot avec un tison.
Devant le manque de réaction de Léo, il insista.
— T’as pigé ?
Hargneux, Léo riposta.
— J’fais c’que j’veux !
L’autre, surpris, hésita et finalement s’éloigna en
haussant des épaules. Cette victoire dérisoire le réconforta.
Derrière les docks, l’aube faisait place à un ciel
menaçant, paré de panaches blancs des locomotives en
manœuvre. Le jour naissant signait la fin de ses illusions.

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MARCEL

Devant le portail, franchi à peine une heure


auparavant, il mesura l’ampleur de son échec et les
conséquences qui en résultaient. Impensable de rentrer
chez lui pour tout avouer à sa mère. Trouver une autre
solution s’imposait.
Plongé dans ses réflexions, il fut surpris par l’arrivée
d’un camion sortant en trombe de la cour.
— Hé l’môme, qu’est-ce que tu fous dans le passage ?
T’es candidat au suicide ?
— Je cherche du boulot…
— Grimpe.
Le Dodge brinquebalant accéléra avant même qu’il eût
le temps de refermer la portière.

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Pluie fine, ciel plombé, Léo Larivière s’en moquait.
Sauvé, il était sauvé.
Il observa à la dérobée le chauffeur qui conduisait,
penché en avant, comme pour aider la vieille carcasse à
avancer plus vite. Un sourire animait son visage quand il
glissait d’un mouvement de langue un infâme mégot d’un
coin de sa bouche à l’autre. À quoi pensait-il ? Il semblait
l’avoir oublié, mais sans détourner son regard de la route,
il l’interpella.
— T’as bossé avec qui ?
— J’ai un peu travaillé dans un atelier…
— J’m’en fous, j’te parle des transports.
— Les livraisons ? C’est la première fois.
— Merde, j’ai encore tiré le gros lot.

Ils longeaient maintenant les entrepôts bordant les


quais. Sur leurs murs de briques aveugles, la loi du
29 juillet 1881 rappelait avec insistance à des habitants
fantômes qu’il est interdit d’uriner sous peine d’amende.
Un décor déprimant qui n’impacta pas l’optimisme de Léo.
Pour la première fois, il se sentait libre comme l’air.
Sur la Seine, la vision éphémère d’une péniche nappée
de brume l’angoissa. Ce n’était pas le moment de réveiller
l’araignée. Il détourna son regard pour se concentrer sur
l’entrepôt dans lequel ils pénétraient.
Les clients s’enchaînaient. Transbordements,
déchargements, arrimages. Il ne ménagea pas sa peine, son
avenir en dépendait.

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Le voile de grisaille humide ne s’était toujours pas levé
quand Marcel se gara devant un bistrot.
Sur le trottoir luisant, le reflet rose de l’enseigne
prometteuse « Chez Maryline » dessinait d’improbables
arabesques. L’odeur du gasoil et des gitanes maïs, ajouté
aux efforts fournis dans la matinée, entamait sérieusement
sa résistance. Il sauta du camion, les jambes en coton.
Marcel le regarda comme un maquignon qui vient
d’acheter par erreur une bête malade.
La patronne, blonde, la trentaine, jeans moulants,
chemise à carreaux, ressemblait à la publicité d’huile de
moteur affichée dans la cabine du Dodge.
Appuyée au juke-box, elle écoutait les yeux mi-clos
Gainsbourg chanter « la Javanaise ». Elle embrassa Marcel
et, d’un revers de main, elle enleva le rouge à lèvres de sa
joue.
— T’avais perdu mon adresse ?
—…
— Qui c’est celui-là ?
— Mon ripper.
— C’est quoi son blase ?
— J’en sais rien. Réponds. T’es muet ?
— Léo, Léo Larivière.
— Léo ? Pourquoi pas ? Elle, c’est Maryline.
— Tu manges avec moi ? proposa-t-elle. Y’a pas un
rat, on sera tranquille.
— On est même là pour ça, répliqua Marcel.
Léo, affamé, engloutit l’omelette au lard et but le verre
de vin que lui servit d’autorité la patronne.
— Y crève la dalle le mioche, balança Maryline.

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— Qu’est-ce que j’en sais, y dit rien, rétorqua Marcel
Qu’on le traite de môme ou de mioche l’indifférait.
L’alcool, la nourriture et la chaleur masquaient les épreuves
de la matinée. Il flottait dans un bien-être cotonneux, le
regard égaré dans le décolleté de Maryline. Elle
l’apostropha.
— Tu peux toucher, c’est pas du toc.
Il sursauta, rougit, se tourna vers Marcel.
— Qu’est-ce que tu attends, puisqu’elle te le propose ?
La poitrine offerte l’attirait, mais tendre la main pour
la caresser le tétanisait. Pour en arriver là, habituellement,
une délicate approche s’imposait, ses souvenirs en
témoignaient. Et puis Maryline c’était une vraie femme.
Il hésita.
Marcel insista.
— C’est quoi ton problème ? T’es pédé ?
Maryline, provocante, avança son buste vers lui, un
sourire encourageant sur les lèvres.
Il ne pouvait pas les décevoir plus longtemps. D’un
index tremblant, il parcourut le profond sillon qu’elle lui
offrait. Sa peau douce et tiède l’électrisa.
Marcel, qui ne le quittait pas des yeux, ne semblait pas
vouloir se contenter d’une approche aussi timide, alors,
pour ne pas le frustrer, Léo s’enhardit et entoura de sa main
le sein droit de Maryline.
Marcel eut l’air satisfait.
Maryline le décoiffa d’un geste maternel.
— Il est mignon l’môme.
Il la préférait en vamp provocante plutôt qu’en mère de
substitution. Mais qu’attendait-il vraiment ? Qu’elle se

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pâme ? Il ne comprit pas son revirement, se dit qu’il avait
encore beaucoup de choses à apprendre des femmes.
— Je vais préparer les cafés, déclara Maryline pour
clore la séquence.
Marcel la suivit.
La pluie se remit à tomber, il s’endormit.
Un bris de verre en provenance de la cuisine le réveilla.
Il perçut des chuchotements, des rires, des gémissements
étouffés, ponctués d’un cri qui résonna comme une
délivrance.
Il imaginait ce qui se passait.
Trois hommes en tenue de peintre pénétrèrent dans le
bar. Le plus vieux tapa sur le zinc avec une pièce de
monnaie.
Maryline apparut, reboutonnant le haut de sa chemise.
Léo chercha son regard, elle l’ignora.
Marcel affichait une satisfaction qui ne laissait aucun
doute sur l’exercice auquel il venait de se prêter. Il alluma
une cigarette, consulta sa Kelton2 et jeta un billet sur le
comptoir.
— On s’arrache, bouge !
Derrière la vitre de la porte d’entrée, les lèvres de
Maryline s’arrondirent, envoyèrent un baiser, Léo en prit
sa part.
— Qu’est-ce que t’en penses ?
— De quoi ?
— Mais de Maryline, bon Dieu !
— Elle est… gentille.

2 Kelton : marque de montre populaire bon marché très en vogue dans les années 60.

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— Gentille ? Gentille, une fille avec un cul comme
ça ! C’est tout ce que tu trouves à dire ?
Il chercha un qualificatif plus approprié, mais n’en
trouva pas.
Les livraisons entrecoupées d’arrêt dans les bars se
succédaient. Selon son habitude, Marcel racontait une
blague, buvait son verre d’un trait et se dirigeait à grands
pas vers la sortie.
Alors que la nuit s’était installée depuis longtemps,
Léo, avec ses pourboires, offrit une dernière tournée à
Marcel, histoire de forcer le destin.
— Demain, je viens à la même heure ?
Marcel ne souriait plus.
— Ni demain, ni jamais mon gars. Je n’ai pas les
moyens de t’entretenir.
Ses espoirs s’envolaient. La fatigue qu’il avait oubliée
l’écrasa.
Marcel glissa un billet dans la poche de son blouson et
se détourna. La main sur la poignée de la portière, il se
ravisa.
— Tu ne vas quand même pas chialer ?
—…
— Ça va pour demain, même heure, même endroit,
mais je ne te garantis rien pour la suite.
Dans la nuit qu’il n’avait pas vue venir, sous une pluie
qu’il ne sentait pas tomber, il courut, euphorique, rejoindre
sa mère. Avant qu’elle ne s’informe des raisons de son
retard, il jeta sur la table de la cuisine son salaire de la
journée.

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Oui, il avait quitté l’usine, il n’y retournerait plus.
Passer sa vie enfermé entre quatre murs lui apparaissait
comme au-dessus de ses forces. Elle ne devait pas
s’inquiéter, il avait trouvé un boulot qui lui plaisait. Il était
heureux.
— Mais…
— Je travaille sur un camion, tout va bien.
Elle connaissait son aversion pour l’usine, mais elle
avait voulu croire qu’il s’adapterait, qu’il rentrerait dans les
rangs comme tout le monde, mais était-il vraiment comme
tout le monde ? Depuis le drame, il agissait comme un
funambule en position instable.
De le voir abandonner un véritable métier pour devenir
un « traîne-savates » payé à la journée l’exaspérait.
Elle se sentit partagée entre colère et compassion, la
colère l’emporta.
— Comment as-tu pu… sans me prévenir ?
Lui n’en démordit pas. Jamais il ne retournerait à
l’usine. Ça concernait SA vie, il voulait pouvoir la choisir.
Elle se tut, l’araignée qui habitait dans la tête de son
fils s’était réveillée, et rien ni personne ne le raisonnerait.
Elle l’abandonna face à son assiette de soupe froide.
Épuisé, il sombra dans un sommeil agité où se
télescopaient la grande carcasse de Marcel haranguant des
piliers de bistrot et le sourire ambigu de Maryline offrant
sa poitrine. Il se sentit glisser entre ses seins devenus des
montgolfières et se noya dans un cocon parfumé plein de
promesses.

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À 5 h 30, il écourta, d’un geste preste, la sonnerie du
réveil. Une heure plus tard, il sautait dans la cabine du
Dodge.
Marcel le garda un jour de plus, une semaine, puis un
mois. Comment remettre à la rue le clébard ramassé
grelottant au bord de la route ?
Marcel avait des principes.
Sachant sa situation précaire, Léo se rendit
indispensable. Il contrôlait la pression des pneus, l’huile,
l’eau, nettoyait le pare-brise, intérieur, extérieur, se
démenait comme un diable pour charger et décharger la
marchandise en un temps record.
Ce camion était devenu le sien, et il était fier de l’étoile
américaine qui transparaissait sous la peinture kaki, la
même que celle de la bande dessinée du sergent Garry, un
héros de la guerre du pacifique.
— Ce bahut a débarqué sur les plages de Normandie
avec les Ricains, lui affirma Marcel. Il n’est pas près de
nous lâcher.
De son explication, ce fut le « nous » qu’il retint. Ce
nous, qui laissait entendre qu’ils formaient une équipe.
Il admirait Marcel, le tribun qui enflammait la clientèle
des bistrots, Marcel gargantuesque qui bâfrait sur un coin
de comptoir, Marcel généreux qui régalait, qui arrosait, qui
chantait. Il admirait Marcel, l’amoureux des femmes, de
toutes les femmes. Il s’extasiait, les complimentait, les
caressait du regard ou de la main si les circonstances l’y
autorisaient et s’émerveillait de leurs diversités et de leurs
attraits. Marcel se comportait comme un enfant dans un
magasin de jouets, un renard dans un poulailler.

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Léo apprit à boire, à fumer, à escamoter des colis sur
un clin d’œil de Marcel. Du vol ? Quelle blague, tout au
plus de la redistribution, affirmait Marcel, sûr de lui.
Il conquit sa place autour des braséros en racontant des
histoires à dormir debout où toutes les filles étaient belles
et consentantes. Dans la réalité, c’était une autre affaire
même si Marcel s’ingéniait à lui présenter des amies peu
farouches. Elles préféraient manifestement les moustachus
aux épaules de boxeur, deux qualités qui lui manquaient
cruellement. Il dut se contenter d’étreintes dans l’arrière-
salle des troquets ou dans l’ombre d’une porte cochère les
soirs de beuveries. Des expériences au goût d’interdit qui
donnaient une saveur particulière à des rencontres sans
lendemain.

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L’ABRI

L’hiver 1962-63 battit tous les records de froid


enregistré depuis 1879. Le verglas qui refusait de fondre
transformait les trottoirs en redoutables parcours du
combattant pour les vieux et les ivrognes. Une épreuve
qu’il accueillit comme un nouveau défi à surmonter pour
devenir invincible.

Ce fut par hasard, à la fin d’une tournée, qu’il poussa


la porte du Méli-Mélo, un bistrot perdu entre la Seine et la
gare de marchandises. Le bar, sombre, semblait vide, mais
l’odeur et la chaleur du poêle lui procurèrent un sentiment
de bien-être immédiat. Il retira ses gants et se frotta les yeux
embués de larmes par le contraste de la température. Dans
un angle de la salle plongée dans la pénombre, une femme,

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jambes et bras croisés, assise devant le feu, l’observait.
Sans un mot, elle lui montra une chaise, puis se leva et
passa derrière son comptoir.
— On m’appelle Lise et toi ?
—…
Elle insista.
— Comment t’appelles-tu ?
— Léo.
Il n’avait rien commandé, mais elle lui tendit une tasse
de chocolat fumant.
Le souvenir de sa mère, se comportant de la même
façon quand il rentrait frigorifié de ses errances solitaires,
le rattrapa.
Ses mains glacées collées à la faïence, il l’observa.
Difficile de lui donner un âge. Cinquante, soixante ans,
peut-être ? Gueule cabossée, paupières lourdes, elle l’avait
déjà oublié.
La pluie se remit à tomber assombrissant un peu plus
le bar. Derrière les vitres embuées, les silhouettes courbées
des rares passants se fondaient dans la grisaille. Le
glissement furtif des voitures sur la route mouillée
accompagnait le ronronnement du poêle. Lise fermait les
yeux. Il se sentit bien, il avait trouvé son port d’attache.

Il rentrait chez lui de plus en plus tard, dînait des restes


du repas laissés par sa mère. Leur divorce était consommé,
et le billet qu’il posait tous les soirs sur la table de la cuisine
ne les réconciliait pas.
À la colère de sa mère, succéda l’indifférence. Ils ne
se parlaient presque plus, et le minuscule appartement dans

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lequel ils cohabitaient devint subitement trop petit pour
eux. Leurs rapports, de plus en plus tendus, l’incitaient à
traîner au bar du Méli-Mélo devenu son refuge. Le dernier
client parti, il mettait les chaises sur les tables, passait un
coup de balai et descendait le rideau métallique dans une
symphonie de grincements.

Au fil de semaines, sans qu’il s’en rende compte, il


transféra les liens perdus avec sa mère sur Lise. Cherchait-
il dans ce transfert à oublier la nuit du drame où son père,
dans le naufrage de leur péniche, disparut ? Il n’aurait su
l’affirmer, mais depuis quelque temps l’araignée, privée de
ses obsessions, ne se manifestait plus.
Pour conforter sa place au côté de Lise, il n’hésitait pas
à s’investir, s’interposant lorsque certains clients
devenaient menaçants. Au cours d’une de ces soirées un
peu trop arrosées, sa vie prit un nouveau tournant.

Chaque pulsation résonnait dans sa tête comme un


marteau piqueur. Il chercha à se redresser, la douleur
empira, l’obligeant à se laisser retomber lourdement sur le
dos. Une deuxième tentative s’avéra plus fructueuse, et il
se risqua à ouvrir les yeux.
Derrière un comptoir, des dizaines de fils rouges,
fichés dans un panneau de bakélite noir, composaient un
décor surprenant. Il identifia un standard téléphonique.
Sa mémoire, par bribes, refit surface.

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Le Méli-Mélo, ce type, que personne ne connaissait,
qui offrait à boire à tout le monde, des rires, des cris, une
bousculade, puis le vide.
Il se posait la question de l’endroit dans lequel il se
trouvait quand le Chat apparut.
Le Chat, habitué du Méli-Mélo, discret, silencieux,
imprévisible, n’avait pas volé pas son surnom. À trente-cinq
ans, doté d’un physique de sportif, cheveux coupés court
comme un militaire, mâchoire volontaire, il tranchait
singulièrement avec la clientèle du bistrot. Le bruit courait
qu’avec le corps expéditionnaire, il avait « fait »
l’Indochine. Il se disait gardien de l’ancienne entreprise de
transport située face au bar. Il parlait peu, surveillait,
semblait attendre un hypothétique événement.
Il lui tendit une tasse de café.
— Bois.
Un violent haut-le-cœur le secoua. Le Chat lui passa
un seau, il vomit.
Indifférent, il l’observait comme s’il s’agissait d’un
moment de vie ordinaire.
— Quelle heure est-il ?
— Midi, répondit le Chat.
Il paniqua… Marcel… mais non, on était dimanche.
Il allait un peu mieux et il esquissa un sourire piteux
avant de se lever et de tenter quelques pas incertains en
direction de la fenêtre. Au-delà d’une cour barrée par une
grille, il aperçut l’enseigne du Méli-Mélo. Il en conclut
qu’il était dans les bureaux de l’ancien transporteur.
Le Chat lui tendit une autre tasse de café.
— Sans sel, celui-là, précisa-t-il.

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— Qu’est-ce qui s’est passé ?
— Tu n’étais pas en état de tenir sur tes jambes, je t’ai
ramené ici.
Il prit conscience qu’il n’avait pas prévenu sa mère.
Elle avait dû s’inquiéter en constatant qu’il n’était pas
rentré de la nuit.
Il bafouilla des excuses, il devait partir tout de suite.
— Si ça t’arrange, tu peux t’installer, proposa le Chat,
la place ne manque pas.

Plantée devant la fenêtre qu’elle n’avait pas quittée


depuis la veille au soir, elle l’attendait.
Il évita de peu la gifle. Elle cria, pleura, le traita
d’égoïste, d’ingrat, de salaud.
Il encaissa.
Elle se tut enfin, se laissa tomber sur une chaise, le
regard perdu.
Il tenta de s’expliquer.
Elle l’interrompit.
— Ferme-la, je ne veux plus te voir, fous le camp.
Il la prit au mot, ouvrit les battants de l’unique armoire,
glissa sous son bras les quelques vêtements qui lui
appartenaient et quitta l’appartement en claquant la porte
derrière lui.
Le Chat, qui n’eut pas l’air surpris de son retour, lui
proposa de visiter les lieux. Quelques bureaux à l’abandon,
situés au premier étage avec vue sur la cour, jouxtaient une
partie plus privée, composée de trois cellules minuscules,

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d’une douche, d’une cuisine et d’un réfectoire. Les
chambres, sobrement équipées d’un lit et d’un vestiaire
métallique, possédaient toutes une fenêtre donnant sur un
immense hangar. Dans le halo blafard diffusé par une
verrière crasseuse, il aperçut des pompes à essence et ce qui
fut un atelier de réparation destiné aux véhicules de
l’entreprise de transport. Peintes sur un des murs, les trois
lettres TTR (Tous Transports Rapides) s’affichaient en
grand format.
— Ces chambres servaient aux chauffeurs en transit,
déclara le Chat. Tu peux en occuper une, si ça te convient.
— Combien ça coûte ?
— Rien.
L’occasion était trop belle, et il ne s’interrogea pas sur
les raisons d’une telle offre
Faute d’électricité, le local n’était pas chauffé et à la
nuit tombée, ils s’éclairaient avec des verres à moutarde
remplis d’huile sur laquelle flottait une rondelle de
bouchon perforée d’une mèche. Après le repas du soir,
qu’ils partageaient le plus souvent ensemble par
commodité, le Chat se plongeait dans la lecture jusque tard
dans la nuit, insensible au froid humide qui régnait en
maître.

Le Chat n’empiétait pas sur sa vie, il était juste une


présence, la présence d’un chat précisément, silencieuse,
énigmatique et rassurante. Ils pouvaient rester des heures
sans s’adresser la parole sans que la moindre gêne
s’installât entre eux. Ils existaient en parallèle, comme les

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deux rails d’une voie de chemin de fer qui jamais ne
s’écartent, mais ne se rejoignent pas.

Le Méli-Mélo devint sa seconde maison. Quand son


travail l’y autorisait, il y retrouvait Lise aux heures creuses
de l’après-midi. Dans les périodes de vague à l’âme, Lise
sortait son électrophone d’un placard et le posait sur le
comptoir.
— Branche-le pendant que je cherche les disques.
La sélection de Lise reflétait une époque qu’il n’avait
pas connue, mais il s’en moquait. De se sentir privilégié
dans son univers lui suffisait.
Le soir, il rejoignait Moustapha, surnommé Mouss, un
vieil arabe qui passait une grande partie de son temps
embusqué dans un coin du bar à observer le va-et-vient des
clients. Il lui offrit un verre un jour de solitude, et depuis
s’étaient tressés entre eux les liens d’une profonde
complicité qui s’exprimait par des œillades entendues. En
costume noir, agrémenté d’un gilet fermé par une rangée de
boutons argentés, Mouss donnait l’impression de sortir
d’une cérémonie funéraire. À y regarder de plus près, sa
veste cirée de crasse et le col élimé de sa chemise qui ne
tenait que par la présence d’une cravate de couleur
indéfinissable démentaient cette première impression. Sa
moustache et ses cheveux blancs lui conféraient pourtant
une certaine respectabilité.
En retrait, il ne parlait à personne, se comportant
comme un fugitif en territoire ennemi. Un sentiment
partagé qui les attirait l’un vers l’autre.

23
L’INVITATION

Léo ne regrettait rien de ses choix. Sa vie lui convenait,


à part peut-être les dimanches qu’il considérait comme des
parenthèses inutiles vouées à l’ennui. Dans le quartier
déserté, il traînait sans but pour goûter l’unique plaisir qu’il
concédait aux dimanches : la sensation grisante d’être seul
au monde.
Ses errances solitaires le portaient le plus souvent vers
le pont de Tolbiac où la nuit du 8 février 1949, son père
disparut dans l’incendie de leur péniche. Il avait quatre ans
quand se produisit le drame, mais jamais l’obsession de
reconstituer le déroulement de cette nuit ne l’avait quitté.
Sa mère éludait ses questions.
— Ton père est parti, en parler ne changera rien.

24
Jamais elle ne déclara clairement sa mort.
Il se contenta longtemps de cette logique indiscutable
avant que n’émergent de sa mémoire des bribes de
souvenirs. Des impressions, plutôt que des souvenirs, qui
ravivaient son obsédante quête de vérité.
À l’adolescence, il réclama à sa mère une photo de ce
père sur lequel l’incapacité de mettre un visage le taraudait.
— Tu dois bien te douter que tout a sombré ! Qu’est-
ce que tu veux savoir ? Ton père a disparu dans l’incendie,
il n’y a rien à ajouter à ça.
— Mais l’incendie…
— Un accident comme il en arrive tous les jours.
Fiche-moi la paix !

Par un de ces dimanches hors du temps, il croisa par


hasard Willem, Willem Van Dicken, mais était-ce vraiment
par hasard ?
Aux dires de sa mère, Willem, un ancien batelier, avait
perdu sa femme alors que jeunes mariés, ils venaient juste
d’embarquer sur leur péniche. Léo l’avait toujours connu.
Enfant, il l’appelait oncle Willi. Il leur trouva un toit après
la catastrophe et dénicha un emploi pour sa mère à la bourse
des mariniers.
Willi déjeunait régulièrement le dimanche dans leur
minuscule appartement. Jamais il n’arrivait les mains vides.
— Repose-toi Hélène, je vais cuisiner. J’ai apporté
tout ce qu’il faut pour nous trois.
Willem faisait partie de la famille. En fait, il
représentait le seul élément extérieur au couple qu’il
formait avec sa mère.

25
Willem lui parla de sa mère, justement, qui s’inquiétait
de ne pas avoir de ses nouvelles.
— Elle a compris ton aversion de l’usine. Elle accepte
ton choix. Tu dois la rassurer.
Il ne répondit pas. Avant de la revoir, il voulait réussir
quelque chose, lui montrer sa capacité de se bâtir une vie
dont elle n’aurait pas à rougir.
Willem insista. Il tenait à fixer tout de suite un rendez-
vous pour le samedi suivant.
— Elle sera réconfortée de te revoir, et puis je
cuisinerai, comme avant. Tu te souviens ?
Oui, il se souvenait des dimanches où Willi débarquait
chez eux les bras chargés de victuailles, un des rares
moments où il voyait sa mère sourire.
Willem l’accompagna sur les quais. Il lui dit avoir
compris sa soif de liberté. Lui-même, dans sa jeunesse…
Il lui parla d’égal à égal, comme si la conquête de son
indépendance l’avait mué en adulte. Mis en confiance, il
songea à lui avouer que l’araignée qui sommeillait dans sa
tête… Mais, devant la difficulté à expliquer son ressenti, il
renonça.
— D’accord pour samedi ? glissa Willem alors qu’ils
se quittaient.
Vaincu, il accepta.

Toute la semaine, il ne pensa qu’à ce rendez-vous


perturbant. Le considéraient-ils comme un adulte que l’on
convie à partager un repas de famille ? Le voyaient-ils en
un gamin fugueur qu’il fallait récupérer à tout prix ?
Comment devait-il s’habiller ? Il n’allait quand même pas

26
s’acheter une veste et avoir l’air d’un pingouin
endimanché.
Il demanda l’avis du Chat sans pour autant lui avouer
la nature de son rendez-vous.
— C’est quel genre de fille ? s’informa le Chat avec un
sourire qui se voulait complice.
— Ce n’est pas une fille.
Se rendant compte que sa réponse pouvait engendrer
un malentendu, il corrigea.
— Ce sont des amis.
— De ton âge ?
— Un peu plus vieux.
— Si tu les connais bien, habille-toi comme tu as
l’habitude en améliorant les choses, tu te sentiras plus à
l’aise.
—…
— Sous une veste de jeans passe une chemise blanche,
je vais t’en prêter une, tu n’auras qu’à remonter les
manches.
— Tu crois ?
— Achète-toi un blouson, celui-là est minable.
—…
— T’as besoin de fric ?
— Non… merci.

La porte s’ouvrit, libérant une odeur de poulet rôti. Sa


mère recula d’un pas.
— Mais comme tu es chic !

27
Il lui tendit maladroitement la bouteille de vin et le pot
de pensées écarlates en répétant les conseils de la fleuriste.
— Tu peux les installer sur le bord de la fenêtre, elles
ne craignent pas le froid.
En la serrant dans ses bras, il reconnut le parfum de
l’eau de Cologne qu’elle portait le dimanche. Chamboulé,
il s’efforça de cacher son émotion.
Dans un crépitement prometteur, Willem retourna le
poulet dans la cocotte en fonte noire, les laissant à leurs
retrouvailles.
Il la complimenta pour son corsage brodé de
coquelicots, de bleuets et d’épis de blé qu’il ne connaissait
pas.
Elle sourit timidement, comme prise en faute.
— Un cadeau de Willi.
L’intervention de Willem brisa la gêne qui s’emparait
d’eux.
— Quel plaisir de te voir, tu nous as manqué !
Après l’apéritif, Willem ouvrit la bouteille de vin
rouge qu’il avait apportée.
— C’est un bon choix, déclara-t-il en décryptant
l’étiquette. Goûte-le.
— Mais…
Willem insista.
Soucieux de se montrer adulte, il se plia au rite.
— Il a l’air bien.
Sa mère lui tendit le plat.
— Honneur à l’invité.
Il ne savait que penser de ce cérémonial convenu, mais
il s’y prêta, espérant renouer avec sa mère une relation plus

28
détendue. Ils ne parlèrent que de banalités, du vent qui avait
déraciné un arbre sur les Champs-Élysées ce matin même
et de l’hiver terrible qui n’épargnait personne.
— Ton boulot, ça va ? s’enquit Willem.
— Oui, ça va.
— Dans les transports, je crois ?
— Oui, dans les transports.
— Tu dois avoir froid en ce moment ?
— On s’habitue.
— Tu es bien logé ?
— Très bien, je partage un appartement avec un ami.
Il remarqua que sa mère, son verre à la main, semblait
absente.
— En tout cas, t’as bonne mine, tu ne trouves pas
Hélène ?
Elle sursauta. À quoi pensait-elle pendant
l’interrogatoire de Willem ?
Elle esquissa un sourire de façade. Oui, elle lui trouvait
bonne mine.
Willem la couvrit d’un regard attendri qui n’échappa
pas à Léo.

L’idée que Willem puisse avoir une relation autre


qu’amicale avec sa mère l’effleura. La surprise passée, il ne
s’en offusqua pas. Sa mère restait jeune et belle malgré les
épreuves. Il n’y avait rien d’extraordinaire à ce que Willem
soit tombé sous le charme d’une telle femme. Et puis
Willem n’était pas un étranger et il l’aimait bien.
Il eut tout à coup le sentiment d’un retour en arrière et
fut tenté de s’abandonner au cocon protecteur de son

29
enfance. Mais non, il devait réagir, ne pas se laisser aller à
la facilité. Conserver son autonomie primait sur le confort
d’une vie sécurisée.
Sa mère interrompit sa réflexion.
— Un cognac, les hommes ?
Willem, prenant ses aises, remonta ses manches,
découvrant le soleil noir tatoué à l’intérieur de son avant-
bras. Un tatouage qui l’avait intrigué dans son enfance,
mais qui lui devint familier au fil du temps.
— Des Schimmelpenninck, proposa Willem. Ma sœur
m’envoie ces petits cigares de Hollande.
Ils fumèrent détendus, entourés de volutes de fumée
bleue qui jouaient avec les pâles rayons d’un soleil bas.
Hélène rompit le silence.
— On a une grande nouvelle à t’annoncer.
Il devinait ce qu’elle allait lui dire. Elle et Willem…
Mais non, il ne s’agissait pas de ça.
— Willem a restauré une péniche pendant deux ans.
Dans trois mois au plus tard, quand tous les papiers seront
en règle, on pourra embarquer.
— C’est une « Freycinet 3» avec une cabine de mousse
à l’avant, précisa Willem enthousiaste. Si tu veux…
Comment leur dire que, pour une raison inconnue, une
panique incontrôlable le saisit ? Comment leur expliquer
que le trouble qui le submergeait le rendait incapable de
formuler la moindre phrase ? Écorché entre le sentiment de
briser une sérénité retrouvée et la nécessité absolue de fuir.
Il s’affola.

3 Freycinet : nom donné, par extension, à des péniches correspondant aux normes « Freycinet »
(Long. 38,50 m x larg. 5,05 m).

30
— Je dois partir… J’ai oublié…
À quoi bon chercher une quelconque crédibilité à son
attitude ? Sa mère, il le savait, comprenait que l’araignée
avait pris le pouvoir, et que de tenter de le retenir s’avèrerait
inutile.
Il courut dans les escaliers, courut encore sur les quais
jusqu’à l’épuisement et s’écroula au pied d’un arbre pour
enfin hurler sa douleur comme une bête blessée.

Il se réveilla tôt après une nuit agitée.


Il était seul, le Chat disparaissait le vendredi soir pour
ne réapparaître que le lundi dans la matinée.
Allongé sur son lit, il ressassa les événements de la
veille, sa fuite insensée. Il songea à aller s’excuser. À quoi
bon ? Sa mère le regarderait avec un pauvre sourire aux
lèvres qui traduirait son désarroi et sa résignation devant le
mal qui le rongeait. Il n’avait pas envie de ça.
Un doute subsistait encore sur les raisons qui
réveillèrent l’araignée. Non, il ne s’agissait pas de la
proposition d’embarquer avec eux sur une péniche.
Convaincu qu’une autre cause avait provoqué sa fuite, Léo
se remémora à nouveau la discussion de la veille, mais sans
succès.
Exaspéré, il souleva la bâche servant de rideau, et
constata que la neige, qui avait commencé à tomber dans la
nuit, tenait. Il s’imagina seul sur terre et en ressentit une
grande satisfaction. Seul ? Pas tout à fait, sur le rebord de
la fenêtre, un pigeon avait laissé ses empreintes.
Au moment où il s’y attendait le moins, une image,
arrachée aux événements de la veille, s’imposa. Un soleil,

31
le soleil noir, tatoué à l’intérieur de l’avant-bras de Willem.
La vue de ce tatouage le ramena dans le monde parallèle de
l’araignée.
Restait à en découvrir la raison.
Une nouvelle pièce d’un puzzle infernal qui ne
s’insérait nulle part s’ajoutait à ses interrogations.

Dans la cuisine, le Chat qui palliait ses imprévoyances


avait posé en évidence une baguette de pain et un tube
d’aspirine. Pourquoi ? Par pitié, comme le soir où Marcel
l’embaucha ? Comment déchiffrer les motivations d’un
homme qui jamais ne laissait transparaître ses émotions ?
Léo glissa sa tête sous l’eau glacée, but un infâme café
en poudre avec deux comprimés, puis il sortit.
Il aimait les crissements de la neige gelée sous ses pas,
les rues désertes et la lumière des réverbères qui
transformaient les quelques flocons qui tombaient en
poussière d’or.
Il marcha, droit devant lui, passa devant le centre
d’hébergement de l’Armée du Salut et gravit les escaliers
menant au pont qui enjambait la gare de marchandises. Les
structures métalliques, redessinées par le givre, lui
apparurent d’une étonnante légèreté. Derrière les grilles du
pont suspendu, les voies du chemin de fer s’entrecroisaient
comme les fils d’une broderie d’argent pour se perdre dans
l’horizon d’une brume irréelle. Ce spectacle, loin de le
déprimer, l’envoûta. Il avança à pas comptés conscient de
pénétrer dans un univers qui n’appartenait qu’à lui.

32
Au bout du pont émergea du brouillard la citadelle de
béton des entrepôts frigorifiques. Flanqué d’une tour
château d’eau, le bâtiment évoquait une forteresse
médiévale dominant orgueilleusement un territoire de rails
et de pylônes dressés comme des clochers. De l’autre côté
de la rue, les concasseurs de l’usine de la lessive Saint-
Marc laissaient échapper les pulsations sourdes d’un cœur
de géant asthmatique.
L’horizon se parait d’un bandeau orangé, et le pont de
Tolbiac lui apparut recouvert d’une neige vierge de toute
trace.
En toile de fond, les chais de Bercy, protégés derrière
leurs grilles noires, s’offraient des allures de village
fantôme. Des maisons basses, menacées par les branches
des platanes alourdis par la neige, n’émanait aucun indice
de vie.

En se penchant à l’aplomb de la dernière pile du pont,


à l’endroit même où la péniche sombra, il se rendit compte
que sa présence à cet endroit précis ne relevait pas du
hasard. Le besoin de confronter le tatouage de Willem avec
ses souvenirs s’imposait comme la preuve qu’une
corrélation existait entre Willem et le drame.
Il guetta dans le bouillonnement de l’eau grise un signe
susceptible de l’éclairer, mais rien ne vint.
Pourquoi ne se contentait-il pas des explications
données par sa mère ? Sa mère qui, lassée de ses
comportements ingérables, lui fit à huit ans consulter un
psychiatre. Le praticien en blouse blanche, chauve, lui
évoqua une tête de veau à l’étal d’un tripier, persil dans les

33
naseaux en moins. Il congédia sa mère, le fit se dénuder et,
le regard inquisiteur, il lui posa des questions
incompréhensibles auxquelles il répondit n’importe quoi.
Sa mère ne lui révéla rien des conclusions du médecin,
mais elle sembla se résigner à l’accepter tel qu’il était.

34
LA PART DES ANGES 4

Trois heures, depuis trois heures, il macérait, allongé


au sommet d’une pile de palettes dans un entrepôt
d’Aubervilliers. Trois heures interminables qui lui
permirent de retracer les raisons pour lesquelles il se
trouvait dans une situation aussi inconfortable.
Tout commença par un coup de téléphone de Marcel
au bar, le samedi précédent.
— Je dois te voir aujourd’hui en urgence.
Une heure plus tard, ils s’installaient à une table isolée
du Méli-Mélo. Marcel, moins enjoué qu’à l’accoutumée,
cherchait manifestement un biais pour aborder une question
épineuse. Au troisième pastis, il se décida.

4 La part des anges : Expression désignant la partie de l’alcool qui s’évapore pendant le vieillissement.

35
— On a un gros problème. Le Dodge est mort. Si l’on
ne trouve pas une solution tout de suite, je perds mes
clients, on est foutu.
Une fois de plus, le « on » ne lui échappa pas. C’était
une façon de l’impliquer dans ce qui allait suivre. Pas de
camion, pas de travail, il était directement concerné.
— Tu es le seul en qui je puisse avoir confiance.
Au-delà du compliment, il sentit se refermer sur lui un
piège dont il aurait du mal à se dépêtrer.
— Voilà, attaqua Marcel, avec l’engouement forcé
d’un vendeur de cravates à la sauvette. J’ai une affaire en
vue qui « nous » permettra de racheter un bahut 5 d’occase.
Le « nous », comme le « on » précédent, n’avait rien
d’anodin en la circonstance. Marcel, dans un tour de passe-
passe parfaitement maîtrisé, venait de faire de lui un
associé.
— Un petit coup sans risque, s’empressa-t-il d’ajouter
pour l’apaiser.
Léo ne répondit pas immédiatement, et Marcel, pour le
convaincre, minimisa sa future prestation. Au pire, il
devrait sacrifier une soirée au Méli-Mélo et, au mieux, il
allait vivre une expérience rémunératrice qui pourrait de
surcroît lui ouvrir de nouveaux horizons.
Quelque peu rassuré, il lui laissa développer l’aimable
divertissement nocturne auquel Marcel le conviait.
Il n’aurait qu’à se laisser enfermer à la dernière
livraison, vers 18 h, dans un dépôt de peinture à
Aubervilliers. Il attendrait dans les toilettes des ouvriers la
fermeture de l’usine, puis grimperait au sommet d’une pile

5 Bahut : argot pour camion.

36
de palettes pour se cacher et patienterait « tranquillement »
jusqu’à minuit. Ensuite, il irait ouvrir la petite porte en fer
donnant sur la rue à l’arrière du bâtiment. Rien de plus.
Son ton lénifiant ne le rassura pas.
Remarquant le peu d’enthousiasme que suscitait sa
proposition, Marcel en rajouta une couche.
— Je ne te demande pas de bosser à l’œil, pour une
demi-nuit tu auras droit à quinze jours de salaire.
—…
— Alors ? insista Marcel.
Pour gagner du temps, il répliqua par une question.
— C’est pour quand ?
— Vendredi soir.
— T’es sûr qu’il n’y aura pas de problème ?
Une interrogation idiote à laquelle Marcel, conscient
d’avoir remporté la partie, répondit par une pirouette.
— Tu me connais assez pour savoir que je ne vais pas
t’embringuer dans un coup tordu.
Le piège qu’il redoutait venait de se refermer.
Marcel se détendit immédiatement et, en moins de
temps qu’il n’en faut à un transformiste pour passer de
Napoléon à Joséphine, il retrouva sa gouaille habituelle.
Après avoir vidé son verre d’un trait, il ajouta d’un ton
désinvolte, comme s’il s’agissait d’un détail insignifiant.
— Il y aura juste une ronde de surveillance à minuit.
C’est l’affaire de quelques minutes, le gardien perfore un
disque de contrôle et rentre dans son bureau.
Cette information changeait la donne, mais il était trop
tard pour revenir en arrière.

37
*

Des flammes l’entouraient de toutes parts. Une chaleur


étouffante brûlait ses yeux et ses poumons. Il suffoquait
quand la brève vision du soleil noir tatoué sur l’avant-bras
de Willem l’arracha à l’incendie.

Une lumière vive, précédée du claquement sec d’une


serrure, le réveilla. Il dut fournir un effort pour reprendre
pied et réaliser que sa situation relevait d’un nouveau
cauchemar, celui-là bien concret.
Il paniqua. Avait-il crié pendant son sommeil au risque
de révéler sa présence ? Un coup d’œil à sa montre le
rassura. Minuit, c’était l’heure de la ronde prévue par
Marcel.
Là-bas, à l’autre bout du dépôt, quelqu’un parlait. Un
deuxième vigile ? Un bruit l’intrigua. Il crut reconnaître le
rebond d’une balle dans les allées suivi d’un jappement de
chien.
— Rapporte !
La voix se rapprocha, et il imagina un molosse à l’arrêt
au pied de la pile de palettes, aboyant comme un damné.
Son cœur s’emballa.
Le gardien relança la balle encore et encore. Après une
accalmie prolongée, il identifia le bruit caractéristique du
compostage d’un disque de contrôle.
Rassuré, il prit le risque de relever brièvement la tête.
Au bout de l’allée, un homme en uniforme bleu marine
coiffé d’une casquette se dirigeait vers la sortie, précédé par

38
un berger allemand. Une porte claqua, et la lumière
s’éteignit.
Il ne lui restait plus qu’à ouvrir la porte située à
l’arrière du bâtiment pour que finisse cette galère.
Endolori par des heures d’attente, il descendit
précautionneusement de la pile de palettes. Il devait
découvrir au plus vite la sortie décrite par Marcel. « Au
fond du dépôt, sur la façade opposée à l’entrée, tu trouveras
une porte métallique. »
L’éclairage de la lune lui permit de se diriger sans
difficulté à travers le labyrinthe des allées. Il tomba dans un
cul-de-sac, puis dans un autre. Dans sa précipitation, il
percuta un bidon de peinture. Le bruit lui sembla énorme.
Ne pas paniquer, se calmer… se calmer.
Pourquoi, à ce moment précis, pensa-t-il au Chat ? À
la façon qu’il aurait de se comporter. Lui garderait son
sang-froid, évidemment. Cette évocation l’aida à retrouver
sa lucidité.
Au bout d’une allée plus large, il aperçut la porte
décrite par Marcel.
Il ouvrit sans difficulté les deux verrous qui la
barraient, pesa sur la poignée et l’entrebâilla. À l’horizon,
deux grandes cheminées crachaient une fumée blanche
illuminée par la lune. Il reconnut l’odeur caractéristique de
goudrons que dégageaient les traverses de chemin de fer
brûlées par des cheminots pour se réchauffer. Seul le bruit
sourd et régulier d’une machine dans la zone industrielle
troublait le silence. L’atmosphère familière apaisa ses
craintes. Rassuré, il s’avança au milieu de la rue. Un bref

39
éclat de phares troua la nuit. Un fourgon décolla du trottoir,
s’approcha lentement, tous feux éteints.
Marcel, le pouce levé, souriait de toutes ses dents.
— Rien à signaler ?
— Rien, mais j’ai cru…
— Monte à l’arrière et attends-moi.
Après un coup d’œil circulaire, il disparut dans le
dépôt. Il en ressortit quelques secondes plus tard avec un
bidon de trente litres de peinture à chaque bras. Il s’en saisit
et les porta dans le fond du camion. Un tour, puis deux, puis
trois, puis dix. Léo en déduisit que la marchandise avait été
préparée par un complice.
Sa montre indiquait minuit vingt quand le camion en
roues libres prit de la vitesse dans la pente. Marcel
enclencha la seconde et lâcha doucement l’embrayage, le
ronronnement du moteur envahit la cabine.
— Qu’est-ce que tu penses de ça p’tit ?
Il réagit à peine quand Marcel lui jeta sur les genoux
une enveloppe de papier kraft contenant une liasse de
billets.
— Le salaire de la peur, plaisanta Marcel. T’as vu le
film ?
— Non.
Le fric, il s’en foutait. Il avait renvoyé l’ascenseur.
Maintenant qu’il était quitte, il ne demandait qu’une chose,
rejoindre ses pénates.
— T’inquiètes pas, ajouta Marcel devenu intarissable,
cette camelote c’est « la part des anges ».
— La part des anges ?
Son interrogation ne reçut pas d’écho.

40
À Vitry, ils déchargèrent la marchandise dans le dépôt
secret de Marcel.
Léo avait besoin d’air, il rentra à pied.

À son retour à deux heures du matin, le Chat, comme


toutes les fins de semaine, avait disparu. Il ne rentrerait que
le lundi dans la nuit, sans donner d’explication.
Il alluma une lampe à huile et, avant de glisser
l’enveloppe de papier kraft sous la couverture roulée qui lui
servait d’oreiller, il respira le parfum des billets neufs. Sa
mère se comportait de cette façon quand il lui arrivait d’en
avoir un en main.
Il tenta de s’endormir, mais le rêve qu’il avait fait sur
la pile de palettes, loin de s’estomper, tournait en boucle
dans sa tête pour le plus grand plaisir de l’araignée.
Pourquoi son père avait-il sombré avec la péniche alors
que sa mère et lui avaient réussi à s’extirper de l’incendie ?
Pourquoi souffrait-il de cette incapacité récurrente à
reconstituer son visage dont aucune photo ne gardait le
souvenir ?
Ce n’était pas la première fois qu’il rêvait de l’incendie
qui avait coulé leur péniche, mais jamais l’image du
tatouage de Willem ne lui était apparue.
Cette image instable témoignait-elle de sa présence sur
les lieux cette nuit-là ?
Il ne devait pas s’emballer. Rien n’était moins sûr. Il
s’agissait peut-être d’une association de souvenirs en
rapport avec sa dernière visite chez sa mère. Espérer à tout

41
prix découvrir une vérité qui lui échappait ne l’amenait-il
pas à imaginer des rapprochements sans fondement ?
Dans son enfance, sa mère avait toujours éludé ses
questions.
— En parler ne changera rien à l’affaire.
À l’adolescence, quand il devint plus insistant, elle
consentit à lui révéler quelques détails du drame.
— Le feu a pris dans la cabine, et nous avons juste eu
le temps de nous échapper. Ton père est resté bloqué dans
la péniche. Le surlendemain, les pompiers ont repêché son
corps prisonnier de la coque. Je… Et puis merde, fous-moi
la paix avec ça !
Jamais elle ne mentionna la présence de Willem.

Poussé par une impulsion incontrôlable, Léo décida de


se rendre une nouvelle fois au pont de Tolbiac.
Conscient que cette confrontation avec son passé
risquait de se terminer par une désillusion, il se départit de
toute passion susceptible d’aggraver sa déception.
À son arrivée au pied du pont, une épaisse couche de
nuages s’opposait encore à l’aube naissante. Concentré, il
fixa le courant d’où s’échappait la plainte légère de son
écoulement le long des berges.
Passé le temps nécessaire à s’abstraire des dernières
sensations qui le reliaient à la réalité, il ressentit, comme
dans son rêve, une impression de chaleur. Comme dans son
rêve, un bras le saisissait pour l’extirper de la fumée qui
envahissait ses poumons. Un bras qui portait un tatouage
représentant un soleil noir, le bras de Willem.

42
Ses souvenirs remontaient maintenant par bribes
comme s’ils émergeaient des eaux du fleuve.
Sur le quai, en compagnie de sa mère en chemise de
nuit, il entendit les sirènes des autres bateaux, se relayant
dans une plainte sinistre. Leur péniche, vaincue par
l’incendie, se coucha sur le flanc, tel un animal blessé,
avant de s’enfoncer inexorablement dans un
bouillonnement effroyable. Le halo rouge des hublots
immergés s’éteignit, quelques bulles d’air éclatèrent à la
surface, et ce fut tout.
D’autres sirènes, celles des pompiers cette fois, se
rapprochèrent. On les entourait de couvertures avant de les
pousser doucement vers un fourgon.
Cette partie-là de l’histoire restait conforme au récit de
sa mère, mais quelque chose ne collait pas. Willem, qui
l’avait arraché aux flammes, n’était pas là. Pourquoi ?
Il ouvrit les yeux et sortit de son introspection comme
un apnéiste à bout de souffle. Ce nouveau rendez-vous avec
son passé lui apportait quelques réponses, et non des
moindres, mais ce qu’il venait de découvrir posait d’autres
questions.
Pourquoi son père est-il resté prisonnier de la coque ?
Pourquoi Willem, après l’avoir sauvé, avait-il disparu ?
Il se remémora les réactions de sa mère qui ne variait
pas quand il abordait le sujet. « Oublie tout ça, en parler ne
le ressuscitera pas », mais cette fois il en savait trop pour
ne pas exiger d’elle la vérité.
Maintenant, il devait réfléchir. Quelle suite allait-il
donner à ses découvertes ? Allait-il réclamer des

43
explications à sa mère et à Willem ? Allait-il chercher seul
la vérité ?
Pour ne pas affronter le risque de se voir opposer une
fin de non-recevoir insupportable, il opta pour la seconde
solution

Après une nuit d’un sommeil agité, ponctué de vaines


interrogations, il se réveilla sur le coup de midi épuisé avec
un mal de tête lancinant. Incapable de prendre une décision
sur la conduite à tenir, il resta enfermé toute la journée,
allongé sur son lit, une serviette mouillée sur le front.

Marcel, qui le contacta le lundi matin au bar, le rassura.


La marchandise préparée par un complice était hors
contrôle, aucun vol n’avait été signalé. Après ces nouvelles
réconfortantes, il ajouta.
— Je dois te voir, rendez-vous au Méli-Mélo dans
deux heures.
À la vue du nouveau camion de Marcel, il regretta le
Dodge de l’armée américaine dans lequel il se prenait pour
l’invincible sergent Gary de la bande dessinée. Marcel le
consola. Le succès de leur première opération lui ouvrait
des horizons. Il projetait « déménager » un entrepôt dans la
gare de Bercy. Un gros coup qui nécessitait de se mettre en
cheville avec des amis sûrs. Après ça, ils pourraient acheter
un camion neuf et ils le choisiraient ensemble.
Il nota que Marcel le traitait comme un associé. Il en
fut d’abord flatté avant de s’inquiéter de se trouver malgré

44
lui embarqué dans une galère dont il ne connaissait pas tous
les tenants et aboutissants.

Le lundi matin, Marcel, pour la première fois, n’était


pas au rendez-vous fixé, pour plus de commodité, porte
d’Italie. Y avait-il un rapport avec le cambriolage de l’usine
de peinture ? Après réflexion, il se rassura. Marcel lui avait
téléphoné pour l’informer qu’aucun vol n’avait été déclaré.
Il devait s’agir d’autre chose. Une panne peut-être ? Il
décida de se rendre au dépôt de marchandises. Deux
camions étaient encore à quai quand il y arriva vers 6 h 30.
Le premier chauffeur qu’il questionna prétendit ne pas
connaître Marcel. Le second se montra ouvertement
agressif.
— Qu’est-ce que tu lui veux à Marcel ?
Il préféra ne pas insister.
Perplexe, il s’interrogeait sur la conduite à adopter,
quand on l’interpella.
— Hé l’môme.
Bacchantes jaunies par la cigarette, dentition ruinée,
yeux chassieux et cheveux gras, la tronche du type qui le
héla n’était pas engageante.
— C’est toi Léo ?
— Comment le sais-tu ?
— Ce n’est pas ton problème.
Il ralluma un mégot qui lui déclencha une quinte de
toux interminable entrecoupée de jurons où la vierge Marie,
la sodomie et les prostituées tenaient une place de choix.

45
— Il est où ?
— En cabane.
— En prison ? Mais pourquoi ? Il a eu un accident ?
— On peut dire ça, mais pas un accident de la
circulation, si tu vois c’que j’veux dire.
— Quel genre d’accident ?
— Si tu ne devines pas, je ne peux rien pour toi.
— Je peux le voir ?
— Il est en tôle, tu piges ? En cabane, pas en maison
de retraite !
— Pourquoi les autres ne m’ont-ils rien dit ?
— Il a été balancé, et tant qu’ils n’auront pas trouvé le
coupable, tout le monde se méfiera de tout le monde.
Comme tu bossais avec lui, t’es en tête de liste, et ce n’est
pas la meilleure place.
— Mais…
— Laisse tomber. Marcel m’a demandé de t’affranchir,
c’est chose faite. Pour le reste, je ne suis pas de la maison
poulaga. Maintenant si j’ai un conseil à te donner, ne traîne
pas dans le coin si tu veux rester en bonne santé.
Leur conciliabule ne passa pas inaperçu, et l’émissaire
de Marcel préféra s’éclipser sans se retourner. Face aux
regards soupçonneux des chauffeurs, Léo fit de même.
« Il a été balancé », avait dit l’envoyé de Marcel. Est-
ce que ça signifiait que son arrestation avait un rapport avec
leur expédition du vendredi soir ? Il frémit d’angoisse à
cette évocation.

46
MORT AU PRINTEMPS

Allongé dans sa chambre, il observait une tache


d’humidité qui s’étendait rapidement sur le plafond. Elle
lui évoqua une rivière bordée d’arbres sur un fond de
collines. Il s’évada, rêvant de campagnes inconnues quand
une goutte d’eau lui tomba sur le front le ramenant
brutalement à la réalité.
L’image de l’avant-bras tatoué de Willem s’imposa à
nouveau confirmant sa présence sur la péniche le soir du
drame. Si Willem l’avait sauvé de l’incendie, pourquoi s’en
cachait-il ? Ça n’avait pas de sens.
Ses découvertes, loin de l’aider, le plongèrent dans un
abîme de questionnements.

47
*

Il dut pourtant se détourner, pour un temps au moins,


de ses recherches. Des préoccupations plus terre à terre
l’exigeaient. Le dépôt de marchandises lui était maintenant
interdit, et s’il ne trouvait pas un moyen de gagner de
l’argent rapidement, son indépendance en pâtirait.
À la nuit tombée, il se rendit aux Halles. Au pied de
l’église Saint-Eustache, prostituées, flics à pèlerine6 et
clochards ivres arpentaient le bitume, indifférents à la flotte
qui s’abattait en rafale sur les pavés.
Peinte, en jaune sur fond vert, l’enseigne de taille
modeste, « Chardonnet et fils. Primeur-Gros-Demi-gros »
l’attira.
Léo s’approcha de la minuscule cabane grillagée
éclairée par un néon qui semblait trop petite pour la femme
qui s’y tenait. Elle était engoncée dans plusieurs couches
de vêtements, le bonnet qui lui couvrait les oreilles et
l’énorme écharpe qui lui enserrait le cou ne laissaient
apparaître de sa trogne que deux yeux perçants et la pointe
d’un nez rougi par le froid. Sans relever la tête, elle couina.
— Ouiiii ?
— Vous embauchez ?
— Féliiiiiix, y’en a un qui cherche du boulot, t’as
quecque chose ?
— Il est comment ?
Manifestement dérangée dans son travail d’écriture,
elle daigna lui jeter un regard.

6 Pèlerine : cape courte portée par les policiers dans les années 60.

48
— Ben… il a l’air propre, qu’est-ce que tu veux que
j’te dise ?
— Envoie-le.
D’un coup de menton, elle désigna le fond de la
boutique. Dans l’ombre du dépôt, un gros type, qui
s’affairait à classifier des légumes en râlant, se retourna.
— C’est toi qui cherches du boulot ?
—…
— Tu ne picoles pas au moins ?
La femme l’interrompit.
— Ça va durer longtemps ton cinéma ? Tu veux un
bachelier pour trier ta camelote ?
Il fit mine de ne pas entendre et poursuivit son
interrogatoire.
— C’est quoi ton blase ?
— Léo.
— C’est pas un nom ça… Bon, va boire un coup et
reviens dans un quart d’heure, tu vas avoir de l’occupation.
Au lever du jour, épuisé d’avoir couru dans tous les
sens, Léo se laissa aller à observer les éboueurs arrosant
sans pitié les maraudeurs en quête de légumes abandonnés.
Félix l’interpella.
— File prendre ton pognon à la caisse et rapplique
demain à la même heure.
Il était embauché.
La patronne, qui n’avait pas quitté son minuscule
bureau, lui glissa une enveloppe sans le regarder. Elle lui
évoqua un gros oiseau prisonnier d’une cage.

49
Félix, le lendemain, lui présenta Mimi, une fille bien
sous tous rapports, lui dit-il, qui tapinait sur le trottoir d’en
face.
— Tu vois mon gars, cette fille-là c’est une gagneuse de
premier ordre, au boulot par tous les temps et question
carrosserie, y’a rien à j’ter. Si tout le monde était comme
elle, la France s’rait pas dans une telle merde.
Léo en avait convenu, y’avait rien à jeter chez Mimi,
quant à l’état de la France, il s’en foutait.
Au-delà de toutes les qualités, de Mimi, Félix, en
commerçant avisé, appréciait particulièrement sa tenue de
travail qui valorisait, disait-il, « la marchandise ».
Il s’était tout de suite épris de Mimi qui avait la
particularité d’être à peine plus âgée que lui.
Avant l’ouverture du marché, il la retrouvait pour
discuter de la pluie et du beau temps, surtout de la pluie,
préjudiciable au chiffre d’affaires. Aborder des sujets plus
intimes le tentait, mais le métier de Mimi ne lui facilitait
pas les choses. Comment lui dire qu’elle prenait de plus en
plus de place dans sa vie, sans risquer de se couvrir de
ridicule ?
L’idée de la payer pour assouvir ses phantasmes ne
l’effleura même pas. Ce n’était pas de cette relation-là qu’il
avait envie avec elle.
Entre eux s’installa une forme de familiarité dont il
guettait la progression avec attention.
— T’es trop chou, mon Léo, lui susurrait-elle à
l’oreille en se mettant sur la pointe des pieds quand il lui
offrait un verre d’alcool pour conjurer le froid.
Ces marques d’affection anodines lui allaient droit au
cœur sans qu’elle s’en rende compte.

50
À ses côtés, il voulait ignorer l’aube qui le ramenait à
la morne réalité du quotidien.
L’hiver interminable s’estompait. Les premiers
bourgeons qui décoraient discrètement les branches des
platanes exacerbaient ses rêves. Il s’imagina fuyant avec
Mimi vers le soleil, là-bas au bord de la Méditerranée, dont
il ne connaissait que les affiches en couleurs de la SNCF.
Mimi relégua bientôt dans les parties les plus sombres
de son cerveau l’araignée et son cortège d’interrogations
angoissantes. Rejoindre les Halles toutes les nuits
s’accompagnait dorénavant du plaisir de la retrouver,
d’écouter son rire en cascade, de la respirer, d’espérer en
silence qu’un jour, peut-être…

À son arrivée sur le carreau des Halles7, ce soir-là, Léo


fut intrigué par store métallique à demi fermé. Il dut se
courber pour pénétrer dans la boutique et découvrit qu’à
l’intérieur, seule la caisse était éclairée. Comme toutes les
nuits, avant l’ouverture du marché, Ginette, la patronne,
concentrée, annotait un monceau de paperasses. Elle avait
troqué son éternelle blouse blanche pour une robe claire et
une veste bleu marine. Sans sa tenue de travail, c’était une
autre femme.
Elle leva sur lui un regard vide avant de balbutier.
— Félix est à l’hôpital, il a eu une attaque, il ne parle
plus, il ne peut plus marcher.

7 Carreaux au marché des Halles de Paris : espaces extérieurs aux commerces où sont exposées les

marchandises.

51
Avant qu’il ne réagisse, elle reprit de l’assurance.
— Si l’on te demande de ses nouvelles, tu diras qu’il a
un petit problème, et que ça va s’arranger, rien de plus.
D’accord ?
—…
— Laisse le rideau tel qu’il est, ajouta-t-elle, les clients
sauront bien trouver le chemin.
Les précautions adoptées par Ginette pour cacher
l’absence de Félix s’avérèrent inutiles. La rumeur de son
hospitalisation alerta les acheteurs pour qui l’opportunité
de réaliser de bonnes affaires l’emportait sur la
compassion.
À l’aube naissante, seule la bascule où Léo se pesait
avec Félix pour plaisanter de leur différence de poids
témoignait encore de l’ancienne activité de feu Chardonnet
et Fils.
Il voulut donner un coup de balai, Ginette l’en
empêcha.
Quand elle lui remit l’enveloppe contenant sa paie, il
réprima la tentation de la serrer dans ses bras.
— J’espère que Félix sera bientôt debout, se contenta-
t-il d’articuler sans conviction.
C’était idiot, Félix ne reviendrait pas, il le savait.
De retour chez le Chat, il s’endormit, tout habillé.
À son réveil, il eut le sentiment d’émerger d’un
mauvais rêve. L’enveloppe qui dépassait de la poche de sa
veste attestait qu’il n’en était rien. Elle contenait sa feuille
de paie et une somme d’argent bien supérieure au montant
prévu.

52
Sur un bout de papier d’emballage, Ginette avait
griffonné un petit mot :
« Léo, tu es un brave gars, Félix t’aimait beaucoup.
Bonne chance ».
Ça ressemblait à un faire-part de deuil.
Le lendemain, au bar, il apprit la mort de Félix.
Il croyait avoir touché le fond quand le serveur lui
annonça.
— Ne cherche pas Mimi, Frédo l’a mise au vert.
— Frédo ?
— Frédo Gambini, son mac, un rital du genre teigneux.
—…
Le salaud en rajouta.
— Tu n’es pas près de la revoir. À l’heure qu’il est,
elle doit éponger des troufions dans une ville de garnison.
Il n’en fallut pas davantage pour que l’araignée se
réveille et lui dicte de passer ses doigts dans le poing
américain au fond de sa poche.
Il allait frapper cette ordure lorsqu’il se souvint de la
dernière fois qu’il avait utilisé cette arme et du visage
ensanglanté de son adversaire.
Vaincu, il quitta le bar où il avait connu Mimi.
Il avait aimé les Halles, où les tapins se frottaient aux
rupins dans des effluves d’escargots et de parfums à deux
balles. Aujourd’hui, l’endroit ne lui évoquait plus que
colère et injustice.

En chemin, l’araignée lui fit la leçon. « Si tu laisses


parler tes sentiments, si tu t’attaches, tu resteras faible et
vulnérable et tu devras en assumer les conséquences. »

53
L’araignée avait raison, le prix à payer pour de telles
faiblesses était trop lourd.
Il devait oublier Félix avec qui il avait noué des liens
plus profonds qu’il ne le pensait. Félix qui se comportait
comme le père qu’il n’avait jamais eu quand, entre deux
réprimandes, il lui faisait la leçon sa grosse main posée sur
son épaule. Il lui fallait aussi mettre une croix sur Mimi
qu’il imagina à l’abattage dans un bordel militaire.
Il regretta de ne pas lui avoir avoué… Avoué quoi ?
Qu’il tenait à elle ? Qu’il rêvait de l’emmener quelque part,
n’importe où, loin du bitume. Qu’était-il pour elle ? Un
copain ? Un futur client ? Un cave, peut-être…

Au Méli-Mélo, Lise, pour la première fois de l’année,


profitait de la terrasse. Les jambes posées sur une chaise,
elle souriait à la vie. Il s’installa face à elle. Une légère brise
se leva porteuse d’odeurs printanières. Si le bonheur
existait, il devait ressembler à ça.
Alors qu’il tentait désespérément de trouver une
échappatoire à ses pensées moroses, une Citroën DS noire
rutilante s’arrêta quelques mètres plus loin devant l’hôtel
de l’Espérance.
L’endive, le patron de l’établissement, qui devait son
surnom à sa tronche de légume périmé, se précipita pour
accueillir les occupants. Un homme, en costume clair,
cigare au coin des lèvres, apparut, bientôt suivi par une
femme vêtue d’un tailleur blanc. Le couple tranchait
singulièrement avec l’aspect miteux de l’hôtel.

54
L’Endive s’empara de leurs bagages pendant qu’ils se
dirigeaient vers le Méli-Mélo.
L’homme, la cinquantaine, la stature massive d’un
gorille adulte, précédait la femme qui peinait à le suivre. Elle
devait avoir autour de vingt-cinq ans, et rien à jeter, comme
aurait dit Félix qui se targuait d’en connaître un rayon sur le
sujet. Son physique attirait les regards à l’instar de ces
femmes de papier glacé illustrant les magazines de mode. À
leur passage, il capta un parfum féminin sophistiqué, mêlé à
l’odeur de tabac blond. De la terrasse, il les observa
s’installant avec Lise au fond de la salle près de la cuisine.
Détail insignifiant, mais qui le marqua, le Chat, sur le point
d’entrer dans le bar, se ravisa.
— Tu les connais ? lui demanda-t-il le soir, après avoir
décrit le couple.
— De vue.
Il n’insista pas.

55
ANTIBES

Il confia au Chat le choc que lui infligea la mort de


Félix, mais s’abstint de parler de la disparition de Mimi qui
l’affectait plus encore. Qu’aurait-il pensé de lui s’il lui avait
avoué son amour pour une prostituée ?
Avant qu’ils ne s’enferment respectivement dans leur
citadelle de silence, Léo osa lui demander, une seconde fois,
s’il connaissait les nouveaux venus du Méli-Mélo.
— Je ne vois pas de qui tu parles.
Pourquoi mentait-il ?
Le lendemain matin, le Chat lui fit une proposition qui
l’étonna.
— Puisque tu es libre, tu pourrais m’accompagner à
Antibes, ça te changera les idées.

56
Il n’avait jamais voyagé, et ce nom à lui seul évoquait
un exotisme inatteignable.
— Antibes dans le Sud ? répéta-t-il, craignant avoir
mal compris.
— Je n’en connais pas d’autres.
Puis, devançant sa question.
— Tu me tiendras compagnie pour la route. Ma grand-
mère a des soucis de santé, crut-il bon d’ajouter, comme si
la nécessité de trouver un motif à son voyage s’imposait.
— On part quand ?
— Demain.
—…
— Ça te pose un problème ?
Non, ça ne lui en posait pas, bien au contraire. Ce
voyage impromptu tombait à pic pour relayer sa déprime
au second plan.

Le Chat pilotait sa vieille Aronde comme un transport


de troupes. Ses dépassements, sans visibilité,
s’apparentaient à la roulette russe. À la nuit tombée, une
pluie fine, mal balayée par des essuie-glaces agonisants, les
força à s’arrêter quelques heures sur la route Napoléon pour
dormir.
Le lever de soleil somptueux qui dissipait doucement
les voiles de brume masquant le creux des vallées les
réveilla. Léo fut ébloui, par une végétation qui lui apparut
comme totalement exotique. Les plantes miniatures qu’il
achetait, enfant, quai de la Mégisserie à Paris pour quelques
centimes, prenaient ici des proportions insoupçonnées,

57
évoquant des pays lointains. Ils n’avaient pas échangé un
mot quand le Chat reprit la route.
Au détour d’un virage, la Méditerranée s’offrit à eux
scintillante sous un soleil aveuglant.

Léo découvrit que la grand-mère du Chat habitait une


grande demeure bourgeoise sur les hauteurs d’Antibes. La
maison, qui semblait à l’abandon, se cachait au milieu d’un
parc sauvage protégé par l’ombre d’immenses palmiers. La
végétation luxuriante avait depuis longtemps attaqué la
reconquête du territoire. Les colonnes majestueuses qui
encadraient le perron disparaissaient sous un fouillis
inextricable de lianes fleuries. L’impossibilité de distinguer
le bâtiment dans son ensemble à travers l’enchevêtrement
des branches ajoutait encore à la magie du lieu qui lui
évoqua le château de la Belle au bois dormant des contes
de son enfance.
— Je m’appelle Rose, déclama la vieille dame en lui
tendant la main, et vous c’est Léo. Non, je ne suis pas
voyante, Alexandre m’a simplement prévenue qu’il serait
accompagné.
Elle avouait quatre-vingts ans par coquetterie, mais,
selon Alexandre, elle en avait cinq de plus.
Curieuse, elle voulut tout savoir de lui. Entre eux, ce
fut tout de suite le coup de foudre.
Il ne s’attendait pas à cet accueil et encore moins à
découvrir que la grand-mère du Chat vivait dans une telle
propriété. L’emploi de gardiennage du Chat dans un
entrepôt désaffecté et sa voiture à la limite de l’épave ne

58
présumaient en rien qu’il était issu d’une famille
bourgeoise.
Le lendemain, ils visitèrent les environs, et en fin
d’après-midi, le Chat l’entraîna dans une crique déserte où
ils se baignèrent. Léo ne savait pas nager, mais n’en laissa
rien paraître.
Ils dînèrent sur la terrasse colonisée par le jasmin au
parfum entêtant. Le Chat lui apparut méconnaissable.
Détendu, il consentit même à parler de choses anodines.
À la nuit tombante, Léo aida à installer des lanternes
et des tortillons fumigènes pour éloigner les moustiques.
Il resta bouche bée devant les gros lézards qui
couraient sur le plafond en lançant leurs langues
extensibles sur les insectes attirés par la lumière. Rose, qui
ne le quittait pas des yeux, précisa.
— Ce sont des geckos. Ils sont tout à fait inoffensifs.
Après le repas, elle les invita à passer au salon où des
canapés de velours aux couleurs délavées les accueillirent.
Sur la table en laque chinoise, un coffret en marqueterie
protégeait des verres finement taillés.
— Alexandre, je crois qu’il reste de ces liqueurs
maison que tu aimais tant. Je suis sûre que ton ami les
appréciera.

Alexandre s’absentait souvent. Rose n’apparaissait


qu’en fin d’après-midi quand la chaleur tombait. Pour
s’occuper, il ratissait les allées gravillonnées du jardin
devenu exubérant, s’imaginant aventurier sur un continent
ignoré. Il aimait se lever tôt pour déambuler dans les
chemins ensauvagés du jardin et capter les odeurs

59
enivrantes libérées par les premiers rayons du soleil. Elles
lui rappelaient curieusement le parfum de l’inconnue du
Méli-Mélo, à peine entrevue, mais dont le souvenir le
hantait plus que de raison.
Par un de ces matins magiques, alors que flottait à ses
côtés la présence onirique de l’inconnue du Méli-Mélo, son
attention fut attirée par un léger clapotis dans une partie
reculée du parc. Il découvrit une fontaine masquée par un
lierre envahissant et encastrée dans un mur aux pierres
disjointes. Aussi ému qu’un archéologue identifiant le
tombeau de Toutankhamon, il parvint, après des heures
d’effort, à dégager une gueule de lion colorée par la mousse
d’où un filet d’eau s’échappait encore.

Au cours d’une de ces soirées hors du temps où la


principale attraction consistait à suivre la progression de la
lune orangée derrière les palmiers, Rose s’adressa à lui.
— Mon petit Léo, vous sentez-vous capable de passer
une heure ou deux avec une vieille dame solitaire ?
Il s’étonna de sa demande, mais il fut flatté de susciter
un tel intérêt.
Elle n’attendit pas sa réponse.
— À 16 h pour le thé demain. Ça vous convient ?
Intimidé, il acquiesça d’un mouvement de tête.
Il remarqua que le Chat, qui n’avait rien perdu de la
scène, s’en amusait. À 16 h précises, il se présenta devant
la véranda où Rose patientait déjà.
— J’apprécie votre ponctualité, mon cher Léo.
Installez-vous, un peu de repos vous sera bénéfique. Il me

60
semble que vous vous donnez beaucoup de mal pour
civiliser mon jardin. Soyez-en remercié.
Rose brisa la glace de la meilleure des façons, et il se
sentit plus à l’aise pour s’enquérir de son état. Elle balaya
le sujet d’un revers de main.
— Je me porte comme un charme.
Il se souvint du prétexte que lui avait fourni le Chat :
« Ma grand-mère a des problèmes de santé ».
Pourquoi lui avait-il menti une nouvelle fois ?
— J’ai une question qui me brûle les lèvres, poursuivit
Rose et je vous prie de m’excuser si vous la trouvez
indiscrète. Quel genre de conversations entretenez-vous
avec Alexandre ? En d’autres termes, est-ce qu’il se confie
à vous ?
Désarçonné, il prit conscience qu’il ignorait tout, ou
presque, sur le Chat au point de méconnaître jusqu’à son
nom de famille.
— Le Ch… pardon, Alexandre m’héberge, mais je ne
sais rien de ses occupations. Nous parlons peu, ajouta-t-il,
comme s’il devait s’en excuser.
— Vous ne m’étonnez pas. Depuis qu’il est rentré du
Vietnam, je ne le reconnais pas.
De toute évidence, Rose n’avait aucune idée de leurs
conditions de vie et il fut soulagé qu’elle ne cherchât pas à
s’en informer.
— Son père, officier dans la Légion étrangère,
poursuivit-elle, a traîné sa famille à travers toute
l’Indochine. Alexandre, quand il fut en âge de le faire,
s’engagea dans l’armée. Il n’avait pas vraiment l’esprit
militaire, mais il n’avait connu que ça. Idéaliste, généreux

61
et solitaire, il méprisait les biens matériels. Il aimait le pays
et voulait construire sa vie là-bas.
Rose, intarissable, ne discourait plus que pour elle-
même. Il sentit confusément que le Chat n’apprécierait pas
qu’il en apprenne autant sur son passé, alors pour couper
court et revenir au présent, il lui demanda :
— Pourquoi parler de lui au passé ? Il est près de vous
aujourd’hui.
— Certes, mais je crains qu’il vive désormais dans un
univers qui m’échappe.
Elle lui tendit un plateau.
— Des calissons, je pense que vous allez aimer.
Rose, le regard perdu sur les palmiers qui
obscurcissaient la véranda au gré du vent, se tut. Sur la
cheminée, une horloge sous globe égraina quelques notes
légères. Elle sembla découvrir la présence de Léo et lui
sourit.
— Un peu de thé ? Je vous laisse œuvrer.
Il s’exécuta en tremblant, se sentant maladroit, pas à sa
place.
Ignorant sa gêne, elle poursuivit son monologue.
— Et puis la guerre en Indochine a mal tourné. Inscrit
sur la dernière liste des volontaires pour sauter sur Diên
Biên Phu8, il voulait encore y croire même s’il savait qu’il
avait peu de chance d’en sortir vivant. Il était de ces jeunes
officiers désintéressés prêts à mourir pour un idéal. Dieu
merci, le camp est tombé avant qu’il ne soit parachuté.
La curiosité l’emporta sur son désir de rester à l’écart
de la vie du Chat.

8 Diên Biên Phu : lieu d’une défaite majeure de l’armée française en Indochine.

62
— Que s’est-il passé après la chute de Diên Biên Phu ?
— Beaucoup furent rapatriés, sans préavis. Certains
avaient des attaches sur place, des compagnes et même des
enfants. Ils n’ont pas pu les revoir.
— Vous pensez…
— Il ne s’est jamais exprimé sur ce sujet. J’avais
espéré… mais je crois comprendre que vous n’en savez pas
plus que moi.
Gêné, il préféra détourner la conversation sur le retour
du corps expéditionnaire en métropole.
— Pourquoi ont-ils été renvoyés en France aussi
rapidement ?
— Le commandement militaire craignait des
désertions.
—…
— Un matin, ils se sont retrouvés jetés sur le port de
Marseille dans l’indifférence générale. On n’avait plus
besoin d’eux. L’aventure était bien finie.
Pour ne pas l’embarrasser, elle resservit le thé elle-
même avant de poursuivre.
— Il dut apprendre à traverser dans les clous, à vivre
dans une société codifiée, organisée… Je crains qu’il n’y
soit pas arrivé.
—…
— Mon pauvre Léo, je vous ennuie avec mes histoires,
mais je me soucie d’Alexandre.
La véranda s’assombrit. Les palmiers en contre-jour
s’agitèrent animés par le vent de mer qui précédait le
coucher du soleil. Rose, le regard perdu, partit dans un
ailleurs dont il était exclu.

63
À qui croyait-elle s’adresser en se confiant à lui ?
Pouvait-elle imaginer un instant le gouffre qui les séparait ?

Il eut le loisir de voir se parer d’or l’horizon, avant que


Rose, revenue de son voyage intérieur, ne l’invite à sortir.
— Allons visiter le jardin, il y a si longtemps que je ne
l’ai pas parcouru au bras d’un fringant jeune homme.

La veille de leur départ, Alexandre, absent depuis le


matin, rentra les bras chargés de victuailles et d’un bouquet
de roses.
Ils finirent la soirée sur la terrasse, guettant pour la
dernière fois le disque magique de la lune.
Rose, après deux verres de champagne, piqua du nez.
Alexandre, prévenant, l’accompagna à sa chambre.
Léo s’éclipsa pour s’asseoir au pied de la fontaine.
Dans le noir, il écouta une dernière fois tinter le filet d’eau
qu’il avait sauvé de l’oubli.

Alexandre, pendant le retour interminable vers Paris,


parla peu.
Léo respecta son silence même si de plus en plus de
questions le taraudaient.

64
LES NON-DITS

Dans l’ancien bâtiment du transporteur devenu son


logement, Léo ressentit comme irréel son voyage à
Antibes.
La rencontre avec Rose dans son palais hors du temps,
entre magnificence et abandon, lui laissait un souvenir
impérissable.
Le temps d’une parenthèse éphémère, il se sentit chez
lui, redonnant vie à une fontaine créée par d’illusoires
ancêtres et contemplant d’un œil de propriétaire l’héritage
à transmettre le jour venu. Rêver ne coûtait rien.
La magie de ce périple inattendu l’éloigna de ses
obsessions, et même si ses questionnements perduraient,
les réponses à y apporter lui paraissaient moins urgentes.

65
Le Chat, qui ne dérogeait jamais à ses habitudes,
disparut le samedi. Désœuvré, Léo songea à se rendre au
Méli-Mélo quand la malle d’Alexandre attira son attention.
Son voyage à Antibes avait attisé sa curiosité, et il ne
résista pas longtemps à la tentation de l’inspecter.
Elle ne contenait en apparence que des livres. Les
titres, comme les auteurs, ne lui disaient rien. En fouillant,
dans l’espoir de trouver des indices plus parlants, il
découvrit un porte-cartes et des photos. L’une d’elles
l’intrigua. Aux côtés du Chat en treillis de combat posaient
une gamine aux yeux bridés et une jeune femme asiatique
au visage de poupée. En arrière-plan, une cabane en bois
sur fond de forêt tropicale occultait en partie la vue d’un
véhicule militaire. Il repensa à la discussion qu’il avait eue
avec Rose sur les soldats rapatriés sans préavis. « Certains
avaient des attaches sur place, des compagnes et même des
enfants. Ils n’ont pas pu les revoir. »
Encouragé par sa trouvaille, il fouilla plus avant et
découvrit un pistolet enveloppé d’un tissu. Il n’en avait
jamais eu en main et il fut étonné par son poids. Fasciné, il
le brandit plusieurs fois en direction d’un ennemi invisible.

Au cours du dîner, le Chat rompit le silence.


— Je peux comprendre que tu veuilles en savoir plus
sur moi, mais quand on inspecte un bagage, il faut
impérativement remettre les choses à leur place sous peine
d’être démasqué, ce que tu n’as pas fait avec les photos,
rajouta-t-il impitoyable.
— Je…

66
— Ce n’est pas grave. Dans ta situation, je n’aurais
pas agi autrement, précisa-t-il avant de se lever, signifiant
que l’affaire était close.
Cet homme, qui lui reprochait son imprudence, mais
allait jusqu’à justifier sa fouille, le fascinait.
Ce que Léo savait maintenant de lui confirmait ses
doutes. Le gardiennage des locaux n’était qu’un prétexte.
Le Chat attendait quelque chose ou quelqu’un. Était-ce ce
couple installé depuis peu à l’hôtel de l’Espérance ?

Perturbé par son voyage à Antibes, Léo se souvint à


son réveil, le dimanche matin, qu’il devait revoir sa mère
avant qu’elle n’embarque avec Willem.
Il lui fallait maintenant affronter cette épreuve où il
leur annoncerait sa décision de ne pas partir avec eux.
Heureusement, son service militaire éminent constituerait
une excellente excuse.
Si tout se passait bien, il les interrogerait sur la
présence supposée de Willem le jour du naufrage en
espérant que sa question ne déclenche pas un drame.
La boule au ventre, il frappa à la porte de l’appartement
où il se présentait à l’improviste.
Willem l’accueillit chaleureusement. Sa mère, en
revanche, après une réception glaciale, ne put se contenir.
— Il y a trois mois que tu nous laisses sans nouvelles !
Si tu n’étais pas venu, nous serions partis sans connaître ton
adresse, sans même t’avoir donné le nom de la péniche pour

67
que tu puisses nous retrouver. Tu ne penses décidément
qu’à toi !
Maintenant, elle pleurait, à longs sanglots déchirants,
la tête enfouie dans l’épaule de Willem.
Pourquoi devait-il payer si cher sa liberté ?
Il se dirigeait vers la porte quand elle le retint. D’un
revers de main, elle sécha ses larmes et réussit même à
esquisser un sourire pathétique.
— Tu aurais pu prévenir, on aurait mangé ensemble.
— Pas grave, je suis juste venu pour vous voir.
Elle hésita, se précipita vers la poêle en tôle noircie où
les oignons brûlaient, puis elle murmura d’une voix
apaisée.
— Installe-toi à table, on aura assez pour trois.
Willem soulagé, lui servit un verre de vin tout en
cherchant à meubler la conversation.
— Tout va bien pour toi ?
Perdu dans ses pensées, Léo sursauta.
Sa détermination à poser les questions qui le
taraudaient avait fondu comme neige au soleil devant les
larmes de sa mère. En désespoir de cause, il répondit.
— Je suis allé sur la Côte d’Azur.
Il allait devoir donner des explications et, le sujet
épuisé, il n’aurait pas le courage de les interroger sur la nuit
du drame.
Pendant que sa mère aidée de Willem préparait la
cuisine, il parcourut du regard l’appartement. Il se
remémora que l’exiguïté des lieux avait contribué à rendre
leur face-à-face de plus en plus conflictuel. Quand elle ne
le supportait plus, elle l’envoyait apprendre ses leçons au

68
bistrot de la Marine, au rez-de-chaussée, où Odette
l’accueillait les bras ouverts. Il se rappela de la chambre de
sa mère, du couvre-lit à fleurs et des dimanches matin de
son enfance où il la rejoignait pour se coller à elle et sentir
sa chaleur.
C’était avant.
Au fil du déjeuner, sa mère et Willem se montrèrent
plus détendus. Habités par leur projet, ils paraissaient
heureux, même s’ils avaient compris que Léo ne les suivrait
pas. Son escapade sur la Côte d’Azur laissait entendre qu’il
ne s’en sortait pas si mal. Peut-être étaient-ils rassurés ?
À la fin du repas, Willem lui tendit une boîte
métallique.
— Tu te souviens des cigares que ma sœur m’envoyait
de Hollande ? Cadeau.
Il posa sa main sur l’épaule de Léo, un geste qui révéla
le soleil noir tatoué sur son avant-bras.
— Je dois te parler.
Son ton devenu grave l’interpella. Allait-il aborder lui-
même les questions qu’il n’avait pas encore osé formuler ?
Allait-il enfin savoir, ce qui s’était passé la nuit tragique où
leur péniche sombra ?
— NON !
L’éclat de voix de sa mère atteignit Léo comme un
coup de fouet, et Willem vaincu détourna son regard.
Pourquoi, une fois de plus, lui refusait-elle la vérité ?
Ils n’avaient plus rien à se dire, et il se résigna une
nouvelle fois à prendre la fuite.

69
Il se réveilla groggy comme un boxeur conscient
d’avoir perdu le match de trop. Sur le plafond, les tâches
d’humidité qui lui évoquaient la nature s’étaient
transformées en visages grimaçants.
Le Chat, depuis leur retour d’Antibes, s’absentait de
plus en plus souvent, et pour la première fois sa solitude lui
pesa.

Le « NON ! » de sa mère résonnait encore dans sa tête


à l’instar d’une porte refermée brutalement.
Paradoxalement, il se sentait libéré. Une décision
s’était imposée à lui comme une évidence. Il allait, cette
fois définitivement, oublier l’incendie de la péniche,
oublier les sirènes hurlant dans la nuit, oublier le bras tatoué
de Willem qui l’arrachait aux flammes.
Il oublierait qu’il n’avait jamais pu reconstituer le
visage de son père malgré tous ses efforts. Il oublierait aussi
que Willem et sa mère lui refusèrent la vérité.
Ces résolutions l’aidèrent à effacer le sentiment
d’abandon provoqué par leur départ, une impression qu’il
avait voulu nier. En vain.
Il venait, croyait-il, de remporter une grande victoire
sur l’araignée.

Il calcula qu’avec sa dernière paie, en se nourrissant à


l’économie, il pourrait tenir jusqu’à son incorporation dans
l’armée. Il allait s’offrir le luxe, pour la première fois de sa
vie, de jouer les rentiers.

70
Demain, il aura dix-neuf ans. Il voudrait en avoir vingt-
cinq ou trente pour être traité comme un homme et ne plus
subir la condescendance à peine déguisée de son entourage.
Cet anniversaire, il le gardera pour lui.

71
L’INCONNUE

L’expérimentation de l’oisiveté, synonyme à ses yeux


de liberté sans limite, ne tint pas ses promesses. Après une
période de molle béatitude, consacrée à regarder les autres
travailler pour se convaincre de sa bonne fortune, survint
bientôt l’ennui. Pour résumer, il s’emmerdait
copieusement.
Il songeait sérieusement à retrouver un emploi, quand
le couple d’inconnu, qu’il avait remarqué avant son voyage
à Antibes, refit son apparition, ravivant son intérêt pour la
compagne du gorille.
Tous les matins, à la même heure, l’homme prenait un
verre au Méli-Mélo en compagnie de Lise. Leur
conciliabule à voix basse révélait une complicité ancienne.

72
Le peu qu’il capta de leur conversation lui permit
d’apprendre que la femme se prénommait Irène. Elle
arrivait en fin de matinée, toujours parfaitement apprêtée.
S’ensuivait un scénario immuable. Lise partageait avec elle
un café à une table retirée, près de la cuisine, puis
l’abandonnait pour servir au bar. Restée seule, elle grillait
cigarette sur cigarette, le regard perdu dans un miroir
publicitaire, soufflant sur sa propre image, des nuages de
fumée bleue. Le soir, le gorille la rejoignait et, après un bref
conciliabule qui de loin ressemblait à un interrogatoire, il
s’entretenait discrètement avec Lise en jetant des œillades
alentour comme un homme sur la défensive. Qui étaient-
ils ? Que fichaient-ils là ? Pour en savoir plus, Léo pensa
s’adresser à Mouss, mais son attitude prévisible l’en
dissuada. Il lèverait la main dans un signe d’impuissance et
lui répondrait en détournant le regard.
— Je ne me mêle pas des affaires des Français.
Si Léo voulait en apprendre davantage, il lui restait à
surveiller le couple et les réactions qu’il suscitait auprès des
clients.
Irène ignorait ostensiblement sa présence, ce qui lui
permit de l’observer à loisir. Il s’attarda sur ses cheveux
bruns, mi-longs et parfaitement lissés, remarqua sa bouche
un peu dure, maquillée avec soin qui n’exprimait aucune
émotion. Elle lui apparut plus jeune qu’il ne l’avait d’abord
estimé. Sa beauté le subjuguait.
Il avait croisé ce genre de femme aux Halles venues
s’encanailler en tenue de soirée à la sortie des spectacles.
Parées pour plaire, elles ne se formalisaient pas des saillies
de Félix qui comparait leur poitrine à des melons de

73
Cavaillon. Chacun dans son rôle exécutait une pièce
convenue d’avance. Pas de dupe dans ce grand bal des
faux-culs qui se jouait toutes les nuits à guichet fermé.
Irène, elle, ne semblait pas s’amuser de son séjour chez les
prolos, et les rares regards qu’il capta traduisaient plus
d’exaspération que de bienveillance.
Si ses tentatives de rapprochement n’aboutissaient pas,
au moins avaient-elles le mérite de jeter un voile d’oubli
sur Félix et Mimi.

Léo remarqua que Lise avait une attitude différente à


son égard quand Irène était présente. Elle s’agaçait de le
voir inactif et multipliait les remarques inamicales.
— Tu aurais pu chercher un travail en attendant de
partir à l’armée plutôt que de ne rien faire.
Lise surveillait Irène comme le lait sur le feu, la suivant
du regard quand elle se déplaçait jusqu’à l’hôtel. Que
craignait-elle ? Carrax lui avait-il donné l’ordre d’avoir
l’œil sur elle ?
Quand il insista, pour en savoir plus sur l’inconnue,
elle réagit brutalement.
— Ce n’est pas une fille pour toi, et puis elle a déjà un
homme, un vrai !
Une réflexion qui se voulait blessante, mais qu’il prit
comme une mise en garde.
Il relança le Chat qui lui déclara une nouvelle fois ne
pas les connaître personnellement, avant d’ajouter.
— Je te conseille de ne pas t’approcher de la femme ?

74
— Mais pourquoi ?
— Le type qui l’accompagne a l’air violent
L’argument, qui lui parut peu crédible, le renforça dans
l’idée qu’il existait un lien entre la présence du Chat dans
le dépôt du transporteur et l’arrivée des nouveaux venus à
l’hôtel de l’Espérance.
À l’affût de tout événement susceptible de l’aiguiller
sur une piste, la réaction de Margot la gitane, une
marchande de fleurs à la sauvette, attira son attention.
— Qu’est-ce qu’il fout là ce pourri ? lâcha-t-elle en
apercevant Carrax au comptoir.
L’occasion était trop belle d’en savoir plus.
— Tu le connais ?
— De quoi tu te mêles le gadjo ?
Il ne fut pas surpris. Margot appartenait à la famille des
oursins. Quel que soit l’angle par lequel on l’abordait, on
avait toutes les chances de se piquer.
Après avoir bu un verre ensemble, puis deux, elle se
ravisa.
— Il s’appelle Carrax, Max Carrax. T’approches pas
de lui, tu fais pas le poids.
Décidément, ça devenait une rengaine.
Une troisième tournée, lui rafraîchit la mémoire.
— Y’a quelques années de ça, il était un des pontes de TTR
le transporteur d’en face. Maintenant, casse-toi, j’aime pas
beaucoup les curieux !

75
Lors d’une journée pluvieuse interdisant toute sortie se
produisit un événement qui ouvrit à Léo des horizons
jusque-là insoupçonnés.
— Puisque tu as l’air de t’ennuyer, tu vas nettoyer les
vitres, ça t’occupera, lui ordonna Lise, toujours à cran.
Par le jeu des miroirs, il capta le regard d’Irène. Pour
la première fois, elle lui sourit franchement. Un fait anodin,
digne d’une amourette d’écolier, mais qu’il voulut
interpréter comme le début d’une complicité.
À 18 h, après la parenthèse de l’après-midi, le bar
s’anima à nouveau. Il rejoignit Mouss au comptoir. Le vieil
homme paraissait perturbé. Alors qu’habituellement il se
contentait de lui montrer d’un plissement des yeux sa
satisfaction de le retrouver, il lui parla.
— Elle appartient à Carrax.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Tu le sais.
Après le Chat et Lise, cette autre mise en garde, le
troubla.

Au fil des semaines, sa complicité avec l’inconnue


s’accrut. Même s’il ne s’agissait que d’un frôlement de
main quand ils se croisaient, il voulut croire qu’il relevait
d’une intention délibérée.
Pensait-elle à lui, couchée à côté de Carrax qu’il
imaginait velu comme un singe ? Attendait-elle avec la
même impatience que lui de le retrouver au bar où, avec
des précautions d’agents secrets, ils s’échangeaient de brefs
messages visuels ? Fantasmait-il une relation qui n’existait
que dans son esprit ?

76
*

Léo fut désarçonné quand le Chat lui annonça sans


fioriture.
— J’ai besoin de ton aide, mais libre à toi de refuser.
Sans attendre sa réponse, il poursuivit.
— Irène va séjourner ici quelques jours.
— Irène ? Ici ? Mais tu m’as dit ne pas la connaître !
— Peu importe. J’ai besoin de toi pour surveiller
discrètement Carrax et Irène et me rapporter leurs faits et
gestes. Je te dédommagerai pour ce travail.
Léo ne put s’empêcher de sourire.
— J’ai dit quelque chose de drôle, l’interrogea le Chat
qui ne semblait pas d’humeur à plaisanter.
— Je les surveille depuis leur arrivée.
— Pour quelle raison ?
—…
— Ne me dis pas que tu t’intéresses à Irène, je crois
t’avoir recommandé de tenir tes distances avec cette
femme.
La discussion prenait un chemin inattendu, et plutôt
que de lui avouer l’attirance qu’il avait pour elle, il préféra
tergiverser.
— Tout le monde au bar se pose des questions sur eux.
Pourquoi pas moi ?
Satisfait d’une réponse qui tombait sous le sens, le
Chat acquiesça avant de rajouter.
— Bien entendu, tu gardes ça pour toi.
— Mais…
— Tu n’as pas à en savoir plus.

77
La perspective qu’Irène s’installe dans leur repère
balaya toutes ses frustrations.
La demande du Chat aviva encore davantage sa
curiosité. Il l’imagina, amoureux transi, cherchant à
arracher Irène des griffes de Carrax, mais ça ne
correspondait pas à l’idée qu’il se faisait de cet homme, et
le mystère subsistait.

Convaincu que le Chat ne cherchait pas à nuire à Irène,


il s’acquitta de sa mission avec zèle, retenant mentalement
chacun des faits et gestes du couple. Il nota que l’Endive,
le patron de l’hôtel de l’Espérance, passait de plus en plus
de temps au bar. Le Chat lui recommanda de se méfier de
cet homme qui ne devait pas être là par hasard.

Avec Carrax, Irène se montrait à la fois complice et


soumise. Rien dans son attitude ne laissait supposer son
intention de le quitter. Il garda pour lui cette impression,
considérant qu’il ne devait pas trahir leur connivence
supposée.
Rien de significatif ne se produisit dans la semaine qui
suivit, à part peut-être qu’une tension croissante s’installait
entre Irène et Lise.
À ses demandes répétées sur l’arrivée d’Irène, le Chat
répondait invariablement : tu le sauras le moment venu.
Soucieux d’offrir la meilleure image possible à leur
future colocataire, Léo proposa de remplacer les bâches en

78
plastique crasseuses qui servaient de rideaux par des
couvertures.
La réponse du Chat claqua sans appel.
— C’est une planque, pas un lieu de villégiature !
Une planque, un mot connoté qui exacerba sa curiosité.
Le mystère qui s’épaississait autour du rôle d’Irène
intensifiait son attirance pour cette femme mystérieuse qui
prit une telle place dans sa vie qu’elle en devint bientôt
l’unique centre d’intérêt.

79
DRAME EN SURSIS

10

En ouvrant la porte du Méli-Mélo en fin d’après-midi,


Léo fut surpris par l’atmosphère de folie qui y régnait et qui
contrastait avec la nervosité qu’il avait perçue les jours
précédents.
Dans l’air, saturé de fumée de cigarette, le vieil
électrophone de Lise, poussé à fond, peinait à couvrir le
bordel ambiant. En plus des habitués, les trois femmes, que
Lise lui présenta comme des amies, polarisaient toutes les
attentions.
L’une d’elles esquissait avec Mouss, pour une fois
sorti de sa réserve, une bourrée auvergnate « revisitée
Maghreb ». Une autre tapait des mains et des pieds à la
façon d’une danseuse espagnole en secouant un popotin de

80
taille respectable. La troisième, une blonde, indéfrisable en
carton-pâte et petites lunettes dorées de notaire de province,
sifflait entre ses doigts comme un vulgaire tapin.
Les amies de Lise ne sortaient pas du Couvent des
Oiseaux.
Évidemment, Margot la gitane participait à la fête. Léo
remarqua dans le fond de la salle le patron de l’hôtel de
l’Espérance qui observait, le cou tendu comme un serpent
guettant une souris.
Lise, qui ignorait la demi-mesure, offrit à Léo une
chope de bière pleine de champagne.
— Tiens mon chéri, pour mon anniversaire !
Ses difficultés d’élocution présumaient d’un niveau
d’alcoolémie largement au-dessus de la moyenne, ce qui en
de telles occasions n’avait rien d’extraordinaire.
Elle retournait le disque de Marcel Azzola, quand la
porte du bar s’ouvrit sur Max Carrax et Irène.
Leur intrusion ne passa pas inaperçue. Margot grimaça
et Mouss, exceptionnellement sorti de son isolement, jugea
prudent de redevenir invisible.
Lise leur servit du champagne et présenta ses amies.
Carrax les ignora. Son regard balaya la salle. En découvrant
l’Endive, il fendit la foule des clients. Leur conciliabule ne
dura que quelques secondes à l’issue duquel Carrax
rejoignit Irène qui semblait mal à l’aise.
Il enregistra la scène pour la décrire au Chat.
Le disque à peine fini, Margot, d’une voix de stentor,
attaqua une de ces complaintes dramatico sentimentales
dont elle avait le secret en ponctuant ses lamentations d’une
rythmique improvisée à coups de pied dans le comptoir.

81
Les couplets s’enchaînaient, interminables : « Et pour
gagner l’entrecôte, elle se donnait aux auuuuutreeees »
quand Carrax aboya.
— Ça suffit bordel, on ne s’entend plus !
Margot se redressa, blême de rage.
— T’es qui toi, pour ramener ta grande gueule ?
Envoyée avec toute la conviction que requérait la
situation, sa phrase jeta un froid dans l’assistance
surchauffée.
Pour les habitués, de toute évidence, « on allait casser
du petit bois », et la prudence réclamerait de se tenir à
distance.
Carrax, la bouche déformée par le cigare qu’il venait
de se fourrer au coin des lèvres, bouscula Margot qui perdit
l’équilibre et tomba lourdement entre les chaises du
restaurant.
Livide, les yeux exorbités, elle pointa du doigt Carrax.
— T’es fini Carrax. T’es mort, on aura ta peau !
Léo qui observait la scène avec intérêt capta le sourire
furtif d’Irène. Était-ce à cause de la grandiloquence ridicule
avec laquelle la gitane s’exprima ou voyait-elle dans sa
menace l’espoir d’un dénouement providentiel ?
La porte claqua sur Margot, clôturant l’anniversaire de
Lise d’un sinistre présage.
Léo nota encore que Carrax, le visage crispé par un
rictus, paraissait déstabilisé. D’un geste brusque, il
empoigna le bras d’Irène et l’entraîna sans ménagement
vers la sortie.

82
La sentence de Margot demeurait dans toutes les têtes,
et le bar se vida rapidement. Personne ne tenait à être mêlé
de près ou de loin à ce qui risquait d’arriver.

Le Chat écouta avec attention son compte rendu. Il lui


demanda de répéter les paroles prononcées par Margot,
signifiant que chaque détail revêtait pour lui une
importance capitale. Il parut satisfait, comme si le
déroulement de la soirée correspondait à un plan
parfaitement élaboré.

Dans la chambre inoccupée, Léo constata que le lit


équipé de draps propres et d’un oreiller annonçait l’arrivée
imminente d’Irène. Le Chat, qui savait recevoir, avait
accroché un miroir sur le mur.
— Irène nous rejoindra quand elle en aura
l’opportunité. En attendant, continue à observer
discrètement avec la même efficacité ce qui se trame au
Méli-Mélo. Il apprécia le compliment, le Chat n’en usait
qu’avec parcimonie.

L’Endive, qui passait maintenant le plus clair de son


temps au Méli-Mélo, dévisagea ostensiblement Léo à son
entrée dans le bar. Son attitude frôlait la provocation. Il prit
le parti de l’ignorer, mais se garda de montrer la moindre
complicité avec Irène comme lui avait recommandé le
Chat. Il ne quitta pas le bar de la journée, essayant de se

83
rendre utile auprès de Lise qui supportait de moins en
moins sa présence permanente.
L’après-midi fut marquée par plusieurs aller-retour
d’Irène à l’hôtel. Lise la suivait des yeux et restait sur le pas
de la porte jusqu’à ce qu’elle revienne.
À 20 h 30, Irène sortit, laissant Lise, Carrax et l’Endive
en tête-à-tête. Un quart d’heure plus tard, des éclats de voix
fusèrent de la cuisine sans que Léo puisse en saisir le
contenu, et il rentra vers 23 h.
Impatient, le Chat l’interrogea.
— Alors ?
— L’Endive et Carrax se sont disputés, mais je n’en
connais pas la raison.
— Je te remercie. Je dois te dire qu’Irène nous a
rejoints. Elle se repose, ne la dérange pas.
Ignorant sa sidération, le Chat poursuivit.
— Nous allons nous absenter demain pour la journée.
Je compte sur toi pour continuer à surveiller Carrax.

84
FUGITIVE

11

À travers la fine cloison qui le séparait d’Irène, Léo


capta un grincement de sommier. Pensait-elle à lui comme
il pensait à elle ? Se souvenait-elle de leur complicité, aussi
infime fût-elle ? Une interrogation primait sur toutes les
autres. Qui était-elle ?
Incapable de rester en place, il se leva à l’aube. Il
constatait l’absence du Chat quand elle apparut habillée de
pied en cape, prête à sortir. Elle ne se montra pas étonnée
de le voir et lui octroya un sourire de façade. Pris de cours,
il ne trouva rien de plus original que de balbutier un bonjour
timide. Leur face-à-face devenait gênant quand le Chat fit
son entrée.

85
— Nous partons pour la journée comme prévu. Je
compte sur toi pour me dire ce qui se passe au Méli-Mélo.
Avant que Léo ne puisse répliquer, leurs pas
résonnaient déjà dans les escaliers. Il entendit Le Chat
donner deux tours de clé à la serrure de la porte du bas selon
la règle édictée deux jours auparavant.
La rencontre dont il rêvait depuis des semaines se
soldait par une impression mitigée qui le laissa sur sa faim.
Qu’espérait-il ? Qu’elle se jette à son cou ? Qu’elle le
traite en héros ?
Après cette désillusion, retourner au Méli-Mélo pour
affronter Carrax lui parut insurmontable. « Maintenant, ta
mission prend toute son importance, » lui avait dit le Chat
avant de partir. Il n’avait pas le choix.

Léo visita la chambre d’Irène avec la sensation


dérangeante de pénétrer dans son intimité, mais sa curiosité
supplanta sa gêne. Un sac de voyage en cuir fauve, une
valise de la même facture et une trousse de maquillage
posée sur la table de nuit improvisée marquaient sa
présence. Dans l’air flottait le parfum reconnaissable entre
tous qu’il avait capté pour la première fois à son arrivée au
Méli-Mélo. Un parfum qu’il associait, en partie, à
l’attirance qu’elle exerçait sur lui. Il fut tenté de fouiller ses
bagages, mais échaudé par son expérience avec la malle du
Chat, il y renonça.
En pénétrant au Méli-Mélo, Léo perçut une tension
inhabituelle. Dans la cuisine, Carrax vociférait sans

86
retenue, et Lise lui répondait sur le même ton. La discrétion
n’était plus de mise. À l’évidence, l’altercation portait sur
la disparition d’Irène. Il masqua son anxiété et se rapprocha
de Mouss. Dans le regard du vieil homme, il décela une
inquiétude bientôt concrétisée par les quelques mots qu’il
lui souffla à l’oreille.
— Ne reste pas là.
Léo ignora son conseil, les instructions du Chat ne se
discutaient pas.
Il aperçut l’Endive dans le fond de la salle qui ne
perdait rien de la dispute. Après un dernier éclat de voix,
Carrax traversa le rideau de bandes multicolores en
plastique qui dissimulait la cuisine. Sa gueule déformée par
un rictus de colère le terrifia. Deux types l’accompagnaient
et semblaient sortir du même moule.
Carrax balaya le bar d’un regard inquisiteur avant de
s’adresser aux habitués groupés au comptoir.
— Si l’un de vous sait où se trouve ma femme, il a
intérêt à parler tout de suite, sinon il le paiera cher.
Après un silence où le malaise monta encore d’un
cran, la Rascasse, un abonné aux cuites matinales,
inconscient des risques qu’il prenait, se manifesta.
— Oublie-nous bonhomme, ta gonzesse, on s’en tape !
Piqué au vif, Carrax se précipita renversant une table
au passage. Un pugilat généralisé s’annonçait quand Lise
s’interposa. Hystérique, elle ne se maîtrisait plus. Ses cris,
contre toute attente, calmèrent Carrax. Furieux, il quitta le
Méli-Mélo suivi de ses acolytes.
Lise ferma tôt ce soir-là et, libéré de ses obligations de
surveillance, Léo put rentrer de bonne heure.

87
À 22 h, il commençait à s’inquiéter de l’absence
prolongée d’Irène et du Chat quand il entendit claquer la
serrure de l’entrée.
Irène, qui semblait épuisée, se dirigea directement vers
sa chambre sans lui jeter un regard.
Le Chat l’interrogea immédiatement.
— Que se passe-t-il au bar ?
Il lui décrivit par le menu les événements, sans omettre
la présence de deux armoires à glace aux côtés de Carrax.
Il le remercia, sans faire de commentaire.

Le Chat le réveilla à 6 h le lendemain.


— Je m’absente pour la matinée. Je te demande de
rester là et de surtout n’ouvrir à personne. Irène a besoin de
repos, ne la dérange pas.
Léo avait passé une partie de la nuit à échafauder un
plan pour se rapprocher d’elle et n’avait rien trouvé de
mieux que le prétexte de lui apporter un café dans sa
chambre. Une bonne idée, pensait-il, et sans risque, de
surcroît. En cas de refus, il pourrait garder la tête haute.
Incapable de tenir en place, il se leva dès le départ du
Chat. L’image que lui renvoya le miroir piqué de taches
brunes le consterna. Ses yeux bouffis, sa barbe de deux
jours, ses cheveux par paquets de dix… Il ne pouvait
imaginer pire situation pour un premier face-à-face.
Il se rasa, tenta de donner une forme acceptable à sa
tignasse et alla frapper à la porte d’Irène.
— Oui ?
— Vous voulez un café ?
— Volontiers, tu peux me l’amener ?

88
Son tutoiement, à l’opposé de l’attitude distante
qu’elle affichait depuis son arrivée, le surprit.
Fébrile, il dut s’y reprendre à trois fois pour allumer le
gaz. Aimait-elle le café fort, une grande tasse ou une
petite ? Il dut maîtriser ses tremblements avant de frapper à
nouveau à sa porte.
— Entre.
Il n’avait pas rêvé, elle le tutoyait.
Il la découvrit de dos, en peignoir blanc, regardant par
la fenêtre donnant sur le hangar.
— Vous, heu… Tu as bien dormi ?
Il ne trouva rien de plus pertinent à dire.
— Oui, c’est calme ici, répondit-elle sans se retourner.
C’était probablement l’unique aspect positif de cet
endroit, pensa-t-il alors qu’il prenait conscience de la
banalité confondante de leur échange.
Quand enfin elle lui fit face, elle affichait un sourire
amusé.
— Désolée d’entrer dans ta vie aussi brutalement.
Non, il ne rêvait pas. Elle s’excusait de sa présence. Un
comble, alors qu’il espérait, sans trop y croire ce face-à-
face depuis des semaines. Il voulut lui dire qu’elle pouvait
se vautrer dans son intimité, prendre toute la place qu’elle
souhaitait dans sa vie, mais il ne trouva pas les mots.
— Je dois m’habiller pour sortir, je pars avec
Alexandre dans une demi-heure.

— Où est Irène, demanda le Chat à son retour ?


— Je suppose qu’elle se prépare.

89
Confirmant ses dires, elle se présenta maquillée,
parfaitement coiffée, vêtue d’un imperméable serré à la
taille.
— Je suis prête.
Le Chat s’engouffra dans les escaliers, elle le suivit.
Ses talons résonnèrent, la porte claqua. Son rêve s’envolait.
Quel était leur emploi du temps ? Qui rencontraient-ils
pendant qu’il se morfondait à les attendre en multipliant à
l’infini les raisons susceptibles de motiver leur absence ?
Une fois de plus, on le considérait comme un gosse
tout juste bon à rendre quelques menus services, mais que
l’on tenait soigneusement à l’écart de ce qui avait
réellement de l’intérêt.

À 21 h, il sursauta quand la voix du Chat résonna dans


les escaliers.
— Tout va bien, c’est nous.
Son attitude enjouée contrastait avec la tension qu’il
affichait le matin.
Il déposa sur la table pain, vin, charcuterie et
pâtisseries, une abondance qui tranchait avec l’austérité
habituelle de leurs repas.
Irène, après un sourire à peine esquissé, se laissa
tomber dans un fauteuil de bureau. Les yeux fermés, les
bras sur les accoudoirs, elle s’abandonna la tête à la
renverse. Léo, qui guettait les moindres tressaillements de
son visage, fut surpris de croiser son regard. Elle s’amusa
de sa confusion, lui rougit comme un collégien. Le Chat, à
qui rien n’échappait, fit mine de ne rien voir. Il déboucha

90
une bouteille de Bordeaux, remplit trois verres à moutarde
et s’adressa à Léo.
— On ne peut exclure que Carrax ait un doute sur la
présence d’Irène ici.
Il ne semblait pas inquiet outre mesure. Irène, de son
côté, ne marqua aucune émotion.
— Pourquoi penses-tu ça ?
— L’Endive a pu partager ses soupçons avec Carrax.
— Ses soupçons ?
— Il peut avoir surpris une complicité entre Irène et
toi.
— Quelle complicité ? Nous n’avons pas échangé
deux mots au bar !
— Il n’y a pas que les mots, tu oublies les regards.
Embarrassé, il ne put cacher sa gêne.
Elle, les yeux fixés sur la pointe de ses chaussures,
souriait. Le Chat resta impassible.
Léo s’aperçut qu’ils se payaient sa tête et il se sentit
ridicule d’avoir imaginé qu’entre Irène et lui… Quelle
blague !
Le Chat resservit du vin et se lança dans des
explications proches d’un briefing militaire.
— Pour arriver jusqu’à nous, il faut franchir le portail
et traverser un espace découvert sur plus de 20 m. Nous
allons monter la garde à tour de rôle dans un des bureaux
qui surplombent la cour afin de prévenir toute incursion
surprise pendant qu’Irène se reposera.
Léo l’interrompit.
— Et si l’on a de la visite ?

91
— J’y viens. Tu accompagneras Irène dans la rue à
l’arrière de l’entrepôt. Vous attendrez pendant un quart
d’heure dans ma voiture que je vous rejoigne. Passé ce
délai, si je n’arrive pas, Irène suivra mes instructions. Des
questions ?
— Quelles instructions ?
— Elle les connaît.
— Et toi, comment comptes-tu t’en sortir s’ils sont
plusieurs ?
— Chacun ses problèmes.
Son sourire en disait long sur le plaisir qu’il prendrait
à être confronté à une telle situation.
Léo repensa à l’arme découverte dans sa malle. S’en
servirait-il en cas de danger ?
— D’autres questions ?
Des questions, Léo en avait plein la tête, mais la
plupart concernaient Irène et il s’abstint de les poser.

Si le mystère de la présence d’Irène persistait, il avait


suffisamment observé son attitude avec le Chat pour être
convaincu qu’ils ne partageaient aucun sentiment
amoureux. La possibilité d’un lien d’intérêt lui parut plus
crédible. La rage de Carrax en constatant la disparition
d’Irène et la mobilisation de deux complices pour la
retrouver supposaient des enjeux importants.

Face à la fenêtre qui dominait la cour, ils entamèrent le


repas en silence dans une ambiance de veillée d’armes.

92
— Pas de cigarettes, pas de lumière, ordonna le Chat
qui décidément semblait très à l’aise dans les situations
tendues.
À minuit, il accompagna Irène à sa chambre. Ils eurent
une longue conversation que Léo chercha à saisir, sans y
parvenir.
Un peu plus tard, le Chat lui proposa d’aller dormir.
— Je te réveillerai à 3 h pour la relève et j’irai me
reposer à mon tour, car je vais m’absenter pour la matinée.
Depuis l’arrivée d’Irène, il constata une nouvelle fois
que l’emploi du temps du Chat obéissait à un plan
quasiment militaire où l’improvisation n’avait pas sa place.
Obsédé par l’idée de se retrouver en tête-à-tête avec
Irène le lendemain, il n’avait pas trouvé le sommeil quand
il prit la relève du Chat comme prévu à 3 h.

— Ne te laisse pas endormir par le calme apparent,


l’avertit le Chat, il suffit de quelques secondes à un homme
un peu sportif pour escalader la grille.
Conscient de sa responsabilité, Léo s’installa
confortablement les yeux fixés sur le bout de la cour où le
portail luisait sous la pluie.
Les rares voitures qui circulaient encore révélaient
dans le faisceau de leurs phares une pluie fine et régulière
établie pour durer.
À 4 h 30, les deux tons caractéristiques d’un
avertisseur de police le sortirent de sa torpeur. Alerté, il
tendit l’oreille. La menace se rapprochait. Il se posait la
question de réveiller le Chat quand la sirène s’interrompit
brutalement. Seul le bruit obsédant de l’eau qui s’écoulait

93
de la gouttière percée en tombant sur l’appui de fenêtre
troublait maintenant le silence.
À 5 h, la circulation reprit progressivement. Des
ouvriers se rendant à leur travail animaient les trottoirs
ruisselants. Un soleil voilé révéla des nuages bas
entrecoupés de trouées de ciel bleu au-dessus des toitures
mouillées.
Aux Halles, il maudissait l’aube naissante, prémices
du retour à la vie ordinaire, mais ce matin-là les premières
lueurs du jour agirent comme une délivrance.
À l’heure dite, le Chat le releva.
— Rien à signaler ?
Il hésita. Devait-il l’informer de la sirène de police ? Il
prit le parti de ne rien dire.
— Tu vas rester avec Irène, lui rappela le Chat, et
surveiller qu’il ne se passe rien d’anormal dans le secteur.
Évite le bruit, elle doit se reposer.
C’était la seconde fois qu’il lui faisait cette
recommandation comme s’il tentait de le tenir à distance
d’Irène.
— Je pense revenir en début d’après-midi, ajouta-t-il,
ne sors pas et garde la porte fermée à clé.
Concentré, il marqua un temps comme pour s’assurer
qu’il n’oubliait rien, puis toujours aussi directif, il
poursuivit.
— Cet après-midi, nous nous absenterons. Ne va pas
au Méli-Mélo avant mon retour, les deux types qui
accompagnaient Carrax rôdent peut-être encore dans le
secteur, inutile de prendre des risques.

94
L’aplomb du Chat le réconforta, mais Léo eut encore
la désagréable impression de n’être qu’un pion dans une
histoire qui le dépassait.
Épuisé par le manque de sommeil, il s’allongea dans
sa chambre et s’endormit.

95
ILLUSIONS PERDUES

12

9 Septembre, 8 h
L’intensité de la lumière, partiellement occultée par les
bâches tendues devant sa fenêtre, eut finalement raison de
sa léthargie.
Dans la cuisine, Léo découvrit Irène préparant le petit
déjeuner. Irène, inaccessible, venue d’un autre monde,
vaquait dans sa tanière où, sans un concours de
circonstances incroyable, elle n’avait pas sa place. Elle
portait le même peignoir blanc en éponge que la veille et se
comportait en habituée des lieux.
Elle lui parla avec ce naturel détaché que l’on prête à
de vieilles connaissances.

96
— Amène-les les cafés dans ma chambre, c’est moins
sinistre que le réfectoire.
Il s’exécuta. Les tasses lui brûlaient les doigts. Il
hésita, puis il finit par les poser sur la table de nuit
improvisée. Elle l’observait, souriant de sa fébrilité.
Ne sachant quelle attitude prendre en la circonstance,
il bafouilla.
— Tu veux du sucre ?
Elle ne répondit pas.
L’expression de son visage ne reflétait plus aucune
ironie quand elle dénoua lentement la ceinture de son
peignoir.
Tétanisé, il parcourut du regard les courbes de son
corps nu offert avec une impudeur désarmante. Elle lui
apparut plus belle encore qu’il l’avait imaginée dans ses
rêves les plus fous.
Elle se rapprocha, croisa les bras sur son cou et posa sa
tête sur sa poitrine avec une infinie douceur. Son contact le
libéra. Il l’enlaça à l’étouffer, ivre d’un bonheur irréel. Il
osa effleurer sa peau en redoutant que ses mains calleuses
ne la rebutent, mais elle les embrassa en guise
d’encouragement.
Il s’enhardit, se risqua à frôler ses lèvres, son nez, sa
bouche, ses seins, s’attarda sur la courbure de ses fesses,
glissa jusqu’au creux de son intimité la plus secrète.
Chaque découverte et chaque abandon se gravaient
dans sa mémoire.
Ils tombèrent enlacés sur le lit. Elle prit l’initiative se
comportant en conquérante avant qu’à son tour, libéré, il

97
lui rendît la pareille avec une passion qu’aucun tabou ne
retenait plus.
Enfin apaisé, il la contempla, incrédule. Il parcourut
son corps du bout des doigts, se noya dans son regard,
s’enivra de son odeur et but ses larmes quand une
incontrôlable émotion la submergea.
Le café était froid depuis longtemps quand, affamés,
ils se précipitèrent sur le petit déjeuner.

En début d’après-midi, le Chat, tout juste rentré, les


interpella.
— Approchez, j’ai des nouvelles.
Léo perçut, derrière l’impassibilité qui le caractérisait,
une pointe d’excitation.
— Cette nuit, Carrax s’est fait agresser à l’hôtel de
l’Espérance.
Irène simula l’indifférence, Léo voulut en savoir plus.
— Agressé ?
— Les policiers l’ont découvert inanimé dans sa
chambre.
— On sait qui…
— Un client de l’hôtel a vu trois personnes s’enfuir en
direction des boulevards extérieurs.
— À quelle heure ?
— Autour de 4 h du matin.
L’horaire correspondait avec celui de la sirène de
police entendue pendant sa veille, mais il préféra n’en rien
dire.
— Comment as-tu appris que…
— Peu importe, contente-toi des faits.

98
Sa réponse sèche clôtura l’interrogatoire.
Irène n’avait toujours pas réagi.
Le Chat, après un bref regard à sa montre, lui demanda
de se préparer et se précipita dans les escaliers. Avant de le
suivre, Irène fit face à Léo. Le visage empreint de gravité,
elle lui caressa la joue d’un geste maternel qui tranchait
avec la passion débridée de leurs ébats. Il tenta de la serrer
dans ses bras, mais elle se dégagea pour rejoindre le Chat.

Après leur départ, il s’interrogea sur la conduite


énigmatique d’Irène qui avait manifestement pris soin de
ne rien montrer de leur liaison au Chat. Se serait-il leurré
sur leur relation ? Mais non, c’était impossible,
impossible !
Il les attendit pendant toute une journée interminable.
Surveiller la cour ne servait à rien puisque le Chat, par
sécurité, passait par l’arrière du dépôt. Sa seule alternative
se résumait à guetter le moindre bruit susceptible
d’annoncer leur retour.
Pour s’occuper, il tenta d’imaginer leur emploi du
temps. Pourquoi ne rentraient-ils pas alors que la nuit était
tombée depuis deux heures ? La possibilité que Carrax et
ses sbires les aient interceptés lui glaça le sang.
Pour pallier ses angoisses, il revécut en boucle son
étreinte avec Irène, allant jusqu’à douter qu’elle ait
vraiment eu lieu.
À 3 h du matin, anéanti par une attente devenue
insoutenable, il s’endormit.
À son réveil, il découvrit un billet posé en évidence sur
le lit. Il reconnut l’écriture du Chat.

99
« Tout s’est bien passé, Irène est en sécurité. Elle te
souhaite bonne chance.
P.S. Elle te donne son sac, et ce qu’il contient. »

Incrédule, il lut et relut les quelques lignes.


Pourquoi ne les avait-elle pas écrits elle-même ? Quel
sens devait-il donner à : Irène est en sécurité ? Pourquoi,
par l’intermédiaire du Chat, lui souhaitait-elle bonne
chance comme s’ils étaient appelés à ne plus se revoir ?
Il se précipita sur le sac de voyage dont il fouilla toutes
les poches pour trouver un mot ou une adresse. En vain.
Il ne contenait que le peignoir blanc en éponge qu’elle
portait lors de leur première rencontre.
Il oscillait entre colère et désespoir quand le Chat le
surprit.
— Il me semble que ton aide mérite un salaire en plus
de l’acompte.
Joignant le geste à la parole, il lui jeta un rouleau de
billets tenu par un élastique. Il s’apprêtait à réagir quand le
Chat le prit de cours.
— À midi au Méli-Mélo, ça te va ? Je t’invite.

Comment devait-il interpréter la déclaration du Chat ?


Pour le salaire, il saisissait, mais l’acompte ? Devait-il
comprendre qu’il s’agissait d’Irène ? Irène en service
commandé, jouant la comédie. Irène, passée maître dans
l’art de la manipulation allant jusqu’à pleurer d’émotion ?
Un petit bout d’Irène, un petit paquet de fric, et
l’affaire était jouée. Une affaire rondement menée où tout
le monde, sauf lui, trouvait son compte.

100
Pauvre crétin naïf, comment avait-il pu croire au père
Noël ?
Il examina le rouleau de billets. Que de grosses
coupures ! Jamais il n’avait eu autant d’argent entre les
mains.
Perplexe sur l’attitude à adopter, il décida finalement
de ne pas demander d’explications au Chat. Inutile
d’ajouter le ridicule à son désarroi.
Il devait oublier Irène, se comporter en homme. Il
avait participé à un gros coup, fait l’amour avec Mata Hari,
s’était pris un paquet de fric. Qu’espérait-il de plus ?
Beaucoup à sa place se prendraient pour des cadors.
Lui pleurait sur son sort en se lamentant comme un héros
de romans-photos de troisième catégorie. Quel con !
Il ne pouvait en vouloir à Irène, pas davantage au Chat,
c’était lui l’imbécile qui n’avait rien compris.
Face au Chat, il ne montrerait rien de sa détresse et
fêterait dignement la conclusion de cette histoire. Non, il
n’était plus un gosse.

Au Méli-Mélo, le Chat, plongé dans le journal,


arborait un sourire de satisfaction inhabituel.
— Lis ça, lui dit-il en lui tendant le canard.

« Cette nuit, dans un hôtel tranquille du


13e arrondissement de Paris, un homme d’affaires, habitué
des lieux, a subi une attaque d’une brutalité inimaginable.
Vers 4 h ce matin, le propriétaire, sous la contrainte,
accompagna quatre personnes à sa chambre. Selon un

101
témoin qui n’a pas voulu révéler son identité, l’agression a
été d’une extrême violence.
L’individu inconscient a été transporté d’urgence à
l’hôpital. Certaines de ses blessures pourraient s’avérer
irréversibles. Les médecins soulignent qu’il ne doit la vie
qu’à une constitution particulièrement robuste.
La victime n’étant pas connue des services de police,
il s’agit probablement d’une tragique méprise.
Le propriétaire de l’hôtel, très choqué, diverge dans
ses déclarations. Ayant tout d’abord mentionné une femme
parmi les assaillants, il affirme maintenant n’avoir aucun
souvenir précis. Lui aussi avance la théorie d’une erreur
sur la personne, signalant au passage que son
établissement jouit d’une excellente réputation dans le
quartier. » 

— Un problème ? demanda le Chat intrigué par son


manque de réaction.
— Oui, avec le père Noël, mais c’est sans importance.
Si le Chat comprit son allusion, il n’en laissa rien
paraître.
— Tu peux continuer à loger au dépôt jusqu’à ton
départ pour l’armée. Pour bientôt, je crois.
— J’attends ma feuille de route.
Léo le remercia et ne l’interrogea pas sur ses projets. Il
devrait oublier cette histoire où il n’avait été qu’un pion. Il
devrait aussi oublier Irène, cette inconnue qui bouscula son
existence et qui, comme le Chat, resterait pour toujours une
énigme.

102
Oublier, oublier encore, décidément sa vie se résumait
à oublier.

Avant de rejoindre le point de rendez-vous fixé par le


centre de recrutement, il confia à Lise une enveloppe de
papier kraft. Elle contenait l’argent que lui avait donné le
Chat. Ce fric lui brûlait les doigts, il préférait l’oublier pour
l’instant, et puis là où il allait, il n’en aurait pas besoin.

103
ALLONS ENFANTS, etc.

13

20 Septembre 1964
« Ne te fais remarquer en aucune façon, et tout se
passera bien ». Les recommandations du Chat résonnaient
encore dans sa tête quand il se présenta au centre de
formation militaire situé à 200 km de Paris.
Il eut le sentiment d’assister à une mascarade costumée
où chacun jouait un rôle sans trop y croire. Il s’ingénia
pourtant à se glisser dans le moule et participa comme les
autres aux pantomimes imposées, rythmées par le vacarme
des godillots sur les pavés de la cour d’honneur.
Il ne manquait qu’une musique martiale pour justifier
qu’ils se prennent pour des héros. Cette ultime récompense,
promit le gradé en charge de leur formation, leur serait

104
accordée quand ils sauraient s’en montrer dignes. Les
classes, durèrent sept semaines, à l’issue desquelles,
l’officier responsable du centre d’instruction, les réunit.
Dans un discours pompeux, il leur annonça leur aptitude
désormais reconnue à défendre la nation…
Sa mutation dans une ville de garnison éloignée de la
capitale ne le toucha que modérément. Là où ailleurs…
Son vrai problème résidait dans la promiscuité
imposée par la vie en communauté en totale opposition
avec son tempérament solitaire.
Il souhaita qu’on l’ignore et fit tout pour arriver à ses
fins. Bientôt catalogué par son entourage comme
infréquentable, il put jouir de l’isolement qu’il convoitait.
Affecté au service entretien de la caserne où sa réputation
le précéda, l’adjudant-chef Lebrun, en homme avisé, le
cantonna dans des tâches subalternes ne nécessitant pas de
travail d’équipe. Désherbage, balayage et diverses
sinécures du même ordre, dont l’inévitable corvée de
chiottes, occupèrent ses journées que l’ennui étirait à
l’infini.
Il ne lui restait plus qu’à attendre, sans faire de vagues,
sa libération.

C’était sans compter sur sa curiosité qui l’attira un


samedi soir dans le quartier chaud de la vieille ville. Des
cohortes de troufions ivres y déambulaient, venus claquer
leur solde dans les bordels mis à leur disposition pour les
soulager de trop de désirs refoulés. Il reconnut dans un bar
ses voisins de chambrée. La gueule écarlate d’avoir bu

105
comme des trous, ils pelotaient sournoisement une grosse
fille consentante.
Il pensa à Mimi, à ses yeux rieurs de gamine dans
lesquels, les nuits de vague à l’âme, il tentait de se noyer.
Il la revit courant sous la pluie entre les étals pour rejoindre
son bout de bitume. Mimi, réputée gagneuse hors pair, mais
qu’il n’avait jamais voulu imaginer dans les bras d’un
homme. Il l’avait aimé un peu, beaucoup, il ne savait plus
vraiment.
Pourquoi réagissait-il comme une pensionnaire du
couvent des oiseaux ? Mimi n’attendait pas de lui qu’il la
plaigne.
Il rentra à la caserne, les poings serrés, maudissant la
terre entière sans savoir pourquoi.
À son réveil, les résolutions censées l’aider à se muer
en troufion lambda avaient été balayées par un tsunami
dévastateur. L’araignée, nourrie de rancœurs nouvelles,
pérorait dans sa tête.
Contrevenant à l’extrême discrétion qu’il s’imposait
depuis son incorporation, il devint irritable et agressif avec
ses voisins de chambrée. Pour des motifs mineurs, il laissait
exploser une violence trop longtemps réprimée et cognait
comme s’il s’agissait pour lui d’un ultime moyen de survie.
Le point culminant de cette mutation qui ne semblait
pas avoir de limites se concrétisa par son refus catégorique
à participer à un entraînement au combat. Une attitude qui
plongea son chef de service, l’adjudant-chef Lebrun, dans
un abîme de perplexité. Comment se pouvait-il que le
2e classe Léopold Larivière, jadis effacé, pour ne pas dire

106
transparent, se soit en quelques semaines, métamorphosé
en emmerdeur patenté ?
Le sous-officier après avoir alterné persuasion et
menace, sans succès, en référa à son supérieur direct.
Comme il se doit, dans un univers hiérarchisé à
l’extrême, l’affaire poursuivit son chemin jusqu’à la plus
haute instance de la caserne, le commandant Tricastain.
Pour plus de solennité, l’officier l’auditionna dans son
propre bureau en présence de l’adjudant-chef Lebrun et du
responsable de la police militaire, le lieutenant Courtois.
— Présentez-vous, intima le maître des lieux, d’un ton
qui se voulait représentatif de sa fonction.
— Deuxième classe Léopold Larivière, employé au
service entretien, section gros-œuvre, débita-t-il d’une voix
qui reflétait le ridicule qu’il associait à cette présentation
réglementaire.
Une manière qui indisposa visiblement le galonné qui
dissimula son irritation derrière une grimace équivoque. Un
refus caractérisé d’obéissance n’étant pas anodin, il désirait
vraiment savoir à qui il avait affaire et il décida de ne pas
brusquer les choses afin de ne pas prendre le risque, par
trop de précipitation, de nuire à l’émergence de la vérité.
Soucieux de ne pas déroger à l’organigramme concocté par
ses soins, il donna la parole au lieutenant Courtois
détenteur du dossier militaire du 2e classe Larivière.
La lecture de l’unique feuillet, en provenance du centre
de formation, le décrivait comme peu motivé. « Une force
d’inertie digne d’intérêt », précisait le rédacteur. Un
humour que le commandant ne prisa que modérément.
Suivaient quelques autres appréciations, guère plus

107
flatteuses, d’où il ressortait que son individualisme le
rendait totalement imperméable à l’esprit de groupe
indispensable à la cohésion des armées.
L’adjudant-chef à qui l’on demanda de donner son avis
se montra nuancé.
Il confirma la justesse du portrait exposé par le
lieutenant Courtois, mais il précisa que l’attitude
contestataire du mis en cause était récente, et qu’il serait
judicieux d’en rechercher la raison.
Interrogé sur ses motivations, Léopold haussa les
épaules, manifestant par sa posture, son incapacité à
répondre à la question posée.
Le commandant fut rassuré. Au moins n’avait-il pas en
face de lui un de ces réfractaires politisés toujours prompts
à foutre le bordel. Le falot 2e classe Larivière incarnait
dans toute sa splendeur un crétin doublé d’un tire au cul que
trois jours de cellule et huit jours de prison suffiraient à
renvoyer dans le rang.
L’affaire semblait réglée quand Léo leva la main.
— Et après la prison ?
— Vous regagnerez votre poste à l’entretien, rétorqua
le commandant agacé. Autre chose ?
— Comment vous dire ?
— Exprimez-vous et que l’on en termine !
— Je n’ai pas l’intention de reprendre mon poste,
déclara-t-il avec l’assurance propre aux individus qui n’ont
rien à perdre.
Face à cette nouvelle donne, le commandant
Tricastain démontra qu’il possédait un sang-froid à toute
épreuve.

108
— Je vois, finit-il par articuler, en guise de prologue,
après avoir eu quelques difficultés à avaler sa salive. Je
pense qu’une punition adaptée au cas particulier du soldat
Larivière s’impose. Je propose en conséquence que les huit
jours de prison infligés précédemment soient
reconductibles jusqu’à la décision du 2e classe Larivière de
rentrer dans le rang.
Un regard sur ses subordonnés, qui hochèrent la tête à
l’unisson, lui confirma le bien-fondé de sa tempérance.
Satisfait d’être sorti par le haut d’une situation délicate,
le commandant, après avoir consulté sa montre siglée de
l’emblème des parachutistes, invita ses subalternes à
partager un verre aux mess des officiers.

Léo fut convié à intégrer la cellule n° 2 du poste de


police.
Son logement se présentait comme un couloir dont il
pouvait toucher les parois en écartant les bras. Une
sentinelle vint l’informer des pratiques en cours. Le bas
flan resterait rabattu sur le mur de 6 h à 22 h, excluant toute
possibilité de l’utiliser dans la journée. La nourriture lui
serait délivrée par le guichet au centre de la porte, et pour
les toilettes, il lui faudrait appeler le soldat de faction qui le
conduirait, sous bonne garde et en tenue réglementaire à
l’endroit adéquat.
Nanti de ces renseignements, il s’allongea à même le
sol, transforma ses godillots en oreiller acceptable et laissa
flotter son regard sur son environnement.
Les graffitis ornant les murs manquaient cruellement
d’originalité. Les inévitables sexes masculins en érection,

109
dont le sens profond lui échappait, concurrençaient les
grands classiques du genre. Mort aux cons, Nanar est une
pédale, aux chiottes de Gaulle, l’infirmière de la caserne est
une grosse pute.
Mais il apprécia le silence du lieu seulement troublé
par des éclats de voix intermittents à peine audibles des
sentinelles jouant aux cartes. De la fenêtre barreaudée,
placée suffisamment haute pour interdire une vue directe
sur l’extérieur, tombait une lumière rare propice au repos.
Enfin détendu, il s’endormit.

La solitude, favorable à l’introspection, l’amena à


s’interroger sur les raisons de son incarcération.
Il dut se l’avouer, le processus de révolte qui aboutit à
le marginaliser lui échappa totalement et s’enorgueillir
d’un acte de courage en la circonstance n’était pas de mise.

Trois jours plus tard, comme prévu, on le transféra à la


cellule commune.
Le local, équipé d’un bas flan, pouvait accueillir une
dizaine de détenus. La sentinelle l’informa qu’en dehors du
samedi soir où la police militaire ramassait quelques
ivrognes dans les caniveaux, il pourrait jouir des lieux en
toute tranquillité. Que pouvait-il espérer de mieux ?

Reprendre son poste ou rester interné ? Il n’eut aucun


mal à trancher. C’est en prison qu’il passerait les trois mois
qui le séparaient encore de sa libération. Une parenthèse
hors du temps qu’il employa pour tirer les leçons de ses
précédentes expériences.

110
S’il voulait conserver son indépendance, il devrait
combattre ses faiblesses et en premier lieu se défier d’un
sentimentalisme ridicule. Il ne devait garder de Mimi et
d’Irène que les meilleurs souvenirs et chasser de son esprit,
doutes et remords. Dans la foulée, il décida de régler
définitivement les éternels questionnements sur la
disparition de son père.
L’oubli, une nouvelle fois, s’imposait à lui comme
l’unique solution. Restaient sa mère et Willem qui
naviguaient quelque part en Europe sur une péniche dont il
ignorait jusqu’au nom. Devait-il les rayer de sa mémoire ?
Il préféra laisser au destin le soin de les réunir un jour ou
de les séparer à jamais.
Son retour à la liberté devait demeurer une page
blanche qu’aucune entrave ne devait altérer.
Quant à l’araignée, qui avait cru bon de se manifester,
il ne doutait pas que la solitude de la prison finirait
l’endormir.

Sa deuxième semaine de détention fut marquée par une


étrange visite.
Alerté par une agitation inhabituelle dans le poste de
police, il se préparait à l’arrivée de tôlards, mais ce fut le
commandant en personne qui se présenta à la grille.
Après avoir congédié la sentinelle qui l’accompagnait,
il se livra à une inspection détaillée des lieux. Il parcourut
du regard le bas flan avant que son attention ne se porte sur
les trois ouvertures en forme de meurtrières occultées par
une tôle perforée.

111
À l’issue de son examen, le commandant s’intéressa
enfin à Léo l’unique prisonnier qui, ne sachant comment se
comporter, esquissa un salut militaire ridicule.
— Comment ça se passe ici ?
La question posée sur un ton débonnaire par l’officier
lui apparut incongrue, mais il s’efforça d’y répondre le plus
naturellement possible
— Plutôt bien, merci.
Cette entrée en matière fut suivie d’une longue pause
au cours de laquelle le commandant l’invita à s’asseoir à
ses côtés sur le bas flan.
La situation frisait le ridicule. Enfin le gradé en vint à
la vraie raison de sa visite.
— Pourquoi ne reprends-tu pas le travail ?
— Je me sens mieux ici.
— Ce n’est pas une réponse.
—…
Face à son silence, il haussa le ton et employa pour la
première fois le tutoiement.
— Tu as le droit d’être objecteur de conscience,
communiste, et pourquoi pas un putain d’antimilitariste,
mais nom de Dieu, la moindre des choses serait d’avoir le
courage de tes opinions !
Léo ne put s’empêcher de sourire devant la véhémence
de son propos.
Comment expliquer à un tel homme qu’aucune
conviction politique ne l’effleurait ? Comment lui dire que
la réflexion qu’il s’était imposée en prison le confortait
dans l’idée qu’il ne devait compter que sur lui-même, et que

112
cette conviction excluait toute appartenance à un groupe,
quel qu’il soit ?
Un abîme infranchissable les séparait, mais il
considéra que le galonné attentionné méritait une réponse
qui le satisfasse.
— Je ne suis rien de tout ça. Je me sens mieux ici, tout
simplement.
Une justification d’une banalité affligeante qui aurait
dû clore leur conversation, mais l’officier poursuivit.
— Vraiment, coucher sur la planche ne te gêne pas ?
— On s’habitue vite, et j’aime la solitude.
— C’est donc ça la raison de ton entêtement ? Tu
t’imagines meilleur que les autres. Je me trompe ?
Il prit le parti de ne pas réagir à ce qui ressemblait à
une provocation.
Le commandant, après un soupir résigné, se leva.
Instinctivement, Léo le raccompagna jusqu’à la grille
comme il se doit quand on a un semblant d’éducation.
Dans le regard furtif qu’il échangea avec l’officier au
moment de leur séparation, il décela plus
d’incompréhension que de colère.
Revenu à sa solitude, il chercha à saisir la logique de
cette étrange visite. Comment se pouvait-il que cet homme
au sommet de la pyramide hiérarchique de la caserne
s’intéresse à lui ?
Trois mois s’écoulèrent dans un immobilisme qui
finalement satisfaisait tout le monde.

113
La date de sa libération se rapprochant, il fut présenté
devant le conseil de discipline qui devait trancher sur la
période additionnelle à accomplir au sein de l’armée pour
suppléer aux jours d’inactivité passés en prison.
L’usage voulait que cette compensation soit, au
minimum, égale à son temps d’incarcération, mais après
une délibération à laquelle il ne fut pas convié, il n’écopa
que de quarante-huit heures de supplément symbolique.
La sentinelle qui assista aux débats lui confia qu’il
devait sa bonne fortune à la volonté du commandant
Tricastain.

114
CASE DÉPART

14

Nanti de son livret militaire, Léo débarqua le


25 janvier 1966, par une après-midi pluvieuse, gare
d’Austerlitz à Paris.
Il allait récupérer l’argent déposé au Méli-Mélo avant
son départ pour l’armée et, pour la première fois de sa vie,
débarrassé de toute entrave matérielle et affective, il
goûterait à la liberté, une liberté sans limite.
Pour tout bagage, il portait le sac d’Irène. Il contenait
encore son peignoir et quelques sous-vêtements de
rechange.
Le ciel s’assombrissait quand il fut confronté au rideau
de fer baissé du Méli-Mélo. Une affichette, sur le point de
se décoller, attira son attention.

115
FERMETURE DÉFINITIVE.

Deux mots, dilués par la pluie, qu’il relut plusieurs fois


tant ils lui semblaient incongrus.
Désemparé, il se retourna pour découvrir une palissade
sur laquelle un panneau publicitaire tapageur vantait les
mérites d’un futur ensemble immobilier de standing
baptisé : « Les Jardins du bonheur ».
Entre deux planches, il aperçut, derrière des engins de
chantier, le bâtiment en cours de démolition où il habita
avec le Chat. Rien ne subsistait de son existence antérieure.
Devait-il s’en plaindre ? N’était-ce pas son souhait
de repartir à zéro ?
Sur le point de tourner définitivement le dos à son
passé, il se ravisa. Mouss, le vieux Mouss, un des piliers
sur lesquels il s’était appuyé quand il doutait encore de sa
capacité à assumer son indépendance, vivait à quelques
mètres de là. Pourquoi n’avait-il pas pensé à lui avant ?
Dans le fond de l’impasse où il résidait, une DS noire,
couverte de crasse et de déjections de pigeons, attira son
attention. Il reconnut la voiture de Carrax. Comme un
symbole, son état de délabrement témoignait de sa chute.
Le souvenir de Margot la gitane lui crachant sa haine
au visage lui revint « T’es fini Carrax, mort, on aura ta
peau ! »
Aucun éclairage ne filtrait de la petite fenêtre aux
rideaux crasseux jouxtants l’entrée de l’appentis où résidait
Mouss. Sans conviction, Léo frappa plusieurs fois, tendit
l’oreille, mais il ne capta pas le moindre signe de vie. Après

116
une ultime tentative, il crut déceler le bruit d’une chaise
traînée sur le sol.
— C’est qui ?
— Léo, Léo du Méli-Mélo.
La porte s’ouvrit enfin. Mouss apparut, hésitant, sa
main en visière sur ses yeux pour se protéger de la lumière
de l’impasse pourtant blafarde.
— Mon petit ! Tu as pu te sauver ?
— J’ai été libéré.
— Libéré ? Pourquoi ?
— J’ai fini mon temps Mouss.
— J’ai cru qu’ils te gardaient prisonnier. Avec les
militaires, on ne sait jamais.
— Qu’est-ce que tu deviens ?
— Je ne sors presque plus. À la fermeture du Méli-
Mélo, je suis allé chez le bougnat d’à côté, mais il n’aime
pas les Arabes, alors je reste là.
— Et Lise ?
— Entre, on va parler.
L’antre de Mustapha baignait dans l’ombre, et il lui
fallut un moment pour appréhender les contours de la pièce
et s’accoutumer à l’odeur de renfermé et de moisi.
— Tu vis dans le noir ?
— Mon petit, il y a bien longtemps que je n’ai plus
l’électricité. Je suis habitué maintenant, la lumière de la rue
me suffit.
Il montra une chaise, glissa devant lui deux verres
colorés de mauve par le vin et les remplit.
— C’est la vie mon petit. Tu veux savoir pour Lise ?
C’est ça ?

117
— Oui.
— Elle a été attaquée devant sa porte. Un
soir, quelqu’un l’attendait. On l’a poussée dans son
appartement pour lui voler la recette.
— Qui ?
— Peut-être un client. Personne n’a parlé, personne ne
parle jamais, et c’est bien comme ça.
Mouss vida son verre et encouragea Léo à l’imiter.
— Bois mon petit.
Du menton, il désigna deux autres litres de Gévéor9.
« Le vin de table qui revigore » clamaient les étiquettes.
Après avoir essuyé ses moustaches d’un revers de main, il
remplit les godets et répéta.
— Bois mon petit, bois.
Il resta un moment silencieux, comme pour se
remémorer ce qui s’était passé, puis d’une voix de
conspirateur à peine audible, il reprit la parole.
— Depuis le départ du Chat, y’avait plus de police au
Méli-Mélo, tu connais le quartier… Ce qui devait arriver
est arrivé.
— Lise, elle est où maintenant ?
— Quelque part dans sa famille, plus à Paris en tout
cas. Elle est restée longtemps à l’hôpital, des mois… La
tête. Son fils n’a plus voulu qu’elle revienne et il refuse de
donner son adresse.
Léo comprit qu’il ne la reverrait plus et qu’il pouvait
oublier l’argent qu’il lui avait confié. Il n’en conçut
pourtant aucune amertume. Ce fric, il ne l’avait pas gagné,

9 Gévéor : marque de vin de table ordinaire vendu au litre. La publicité « Gévéor revigore » s’étalait
dans le métro parisien dans les années 60.

118
pire encore, il symbolisait une trahison. Le souvenir du
temps passé dans les bras d’Irène lui suffisait, et il ne tenait
pas à ce qu’il soit associé à une quelconque rétribution.
— Et Carrax ?
— Carrax, mon petit, il est foutu. Fauteuil roulant, les
gitans, tu comprends ?
— On a retrouvé les agresseurs ?
— Retrouvé ? Non. Après l’histoire de l’hôtel de
l’Espérance, Margot a disparu. On ne retrouve jamais
personne. Pourquoi retrouver ? Chacun sa loi, c’est la vie.
Le goulot de la bouteille tinta sur les verres, avant qu’il
ne poursuive, imperturbable et concentré comme s’il
craignait d’omettre un détail.
— Le Chat est venu ici.
— Le Chat ? Il savait où te trouver ?
— Le Chat il sait tout. Quand il a vu le bar fermé, il est
venu ici.
— Seul ?
— Oui, pourquoi tu demandes ça ?
— Pour rien.
— Il a laissé quelque chose pour toi. Il a dit que tu
arriverais sûrement ici un jour. Tu vois, il ne s’est pas
trompé.
Mouss quitta sa chaise avec peine et se dirigea vers
une vieille photo encadrée accrochée au mur. Toute en
longueur, auréolée d’humidité, elle représentait le désert,
où se détachait sur un ciel tricolore une caravane de
chameaux. Il souleva légèrement la base du cadre. Dans le
creux de sa main tomba un objet que Léo n’identifia pas
immédiatement.

119
— Pour toi mon petit.
Sur la table roula un tube d’aspirine.
— Je n’avais pas d’enveloppe, alors le Chat a enlevé
les comprimés pour glisser le mot dedans. Ouvre.
Sur un coin déchiré d’une nappe en papier, il découvrit
quelques lignes tracées au crayon d’une écriture régulière.

« Ton amie Rose est morte à Antibes en septembre. Elle


a eu une pensée pour toi.
Je retourne d’où je viens.
J’espère que tu crois encore au père Noël…

Alexandre de la Salle dit « le Chat »

P.S. Quand tu seras démobilisé, rends-toi 26 bis, quai


d’Orléans. Tu rencontreras une personne de confiance qui
pourra t’aider à reprendre pied.
« Dis au concierge que tu viens de ma part. »

La disparition de Rose le toucha plus qu’il ne l’aurait


imaginé. Il l’avait peu connue et pourtant c’était une des
rares rencontres qui comptaient dans sa vie.
Et puis, il y avait cette signature qui renvoyait le Chat
à ses origines, comme pour signifier que ce qu’ils vécurent
ensemble se réduisait à une parenthèse dans son existence.
Une question tenaillait Léo.
— Irène, tu l’as revue ?
— Irène ?... Je ne suis pas sûr… quelques jours après
l’histoire de l’hôtel de l’Espérance…
— Raconte !

120
— Le Chat est venu saluer Lise avant de partir. Il
portait un gros baluchon en toile kaki comme les militaires
en campagne dans le bled. Un taxi s’est arrêté devant le bar
avec une femme à l’intérieur.
— Irène ?
— Peut-être oui, peut-être non… Lise s’est penchée
pour l’embrasser, mais je n’ai pas vu son visage.
—…
— Je me souviens que le Chat a fourré son barda dans
le coffre qui contenait déjà une valise en cuir exactement
de la couleur de ton sac.
— Tu es sûr de ça ?
— De ça oui, on ne voit pas tous les jours des bagages
comme ça.

Le Chat et Irène partant ensemble, c’était finalement


logique. Quelle importance ! Il devait l’accepter, Irène
resterait à jamais inaccessible. Il devait d’urgence revenir
aux résolutions prises pendant son incarcération : ne garder
du passé que le meilleur.
Mouss, qui lisait dans ses pensées, crut bon d’ajouter.
— Personne ne t’a menti mon petit, ils ne t’ont pas dit,
ce n’est pas la même chose.
— Pourquoi ?
— Tu étais trop jeune.
— Je ne le suis plus ?
— T’as été soldat, non ? Maintenant, t’es un homme.
— Tu parles d’un soldat !
— Mektoub, conclut Mouss fataliste, avant de partager
le reste du vin.

121
La nuit tombée plongea l’antre de Mouss dans une
obscurité qu’atténuait la lueur anémique d’un lampadaire
public. Léo, épuisé et saoul, s’endormit la tête sur la table.
En entrouvrant avec difficulté ses paupières au petit
matin, il découvrit des bouteilles vides et un verre renversé.
Son corps de plomb refusait de bouger.
À défaut de bouger, il pouvait encore penser. Il referma
les yeux et tenta de remettre un semblant d’ordre dans les
informations transmises par Mouss.
Lise avait disparu, et avec elle le Méli-Mélo et ses
économies. Il ne lui restait, comme témoignage dérisoire de
son passé, que le sac en cuir d’Irène et le peignoir qu’il
contenait. Sa situation avait le mérite de la clarté. Toutes
les conditions étaient réunies pour repartir à zéro.
Sa deuxième tentative de reprendre pied avec la réalité
lui permit, non sans difficulté, de remettre son buste à la
verticale.
Face à lui, il découvrit Mouss qui, malgré son âge
avancé, ne semblait pas souffrir des excès de la nuit.
Mouss lui avait parlé plus ces dernières heures que
pendant tout le temps qu’ils avaient passé au Méli-Mélo.
En silence ils partagèrent un ultime café.
Pour tromper l’imminence de leur séparation, il lui
promit de revenir dès qu’il le pourrait. Mouss acquiesça,
mais dans son regard Léo comprit qu’il ne croyait guère
aux engagements engendrés par l’émotion d’un départ.
Pourtant, il le serra dans ses bras comme pour lui
signifier que, quoi qu’il arrive, il ne lui en voudrait pas.

122
LE RENDEZ-VOUS

15

En sortant de l’impasse, bien que conscient que les


quelques francs qu’il possédait ne le mèneraient pas loin,
Léo retrouva l’optimisme forcené qui l’avait saisi à son
retour à Paris.
L’image d’Irène partant avec le Chat le délivrait des
ultimes illusions qu’il entretenait encore sur leurs rapports.
Il pourrait désormais évoquer son souvenir sans regret,
comme l’on feuillette, sans jamais se lasser, le premier livre
lu. La vague d’insouciance qui le submergea emporta, de
surcroît, les derniers remords d’avoir définitivement perdu
le contact avec sa mère et Willem. Il n’avait rien à se
reprocher, c’étaient eux qui avaient coupé les ponts en
refusant de lui révéler le secret de la disparition de son père.

123
Peu lui importait aujourd’hui de savoir ce qui s’était
réellement passé la nuit du 8 février 1949 au pied du pont
de Tolbiac. Son père resterait un inconnu sans visage, et il
l’acceptait.
L’araignée qui se nourrissait de ses interrogations allait
maintenant crever de faim, et ce n’était pas le moindre des
avantages d’avoir fait table rase de son histoire.
Il pouvait dorénavant, comme il l’avait planifié en
prison, se tourner vers l’avenir et entrer dans un nouveau
monde débarrassé des boulets qu’il traînait depuis son
enfance.

Le crachin humide et pénétrant, poussé par des


bourrasques tourbillonnantes, loin de le décourager, lui
apparut comme un bienfait pour évacuer les derniers
miasmes de l’alcool. Il hésita sur le chemin à prendre quand
dans le fond de sa poche sa main sentit le papier froissé du
message du Chat sauvé in extremis de l’oubli.

«...  Quand tu seras démobilisé, rends-toi 26 bis, quai


d’Orléans, tu rencontreras une personne qui pourra t’aider
à reprendre pied… »

Il s’agissait probablement d’un emploi que le Chat lui


avait déniché pour se donner bonne conscience.
Devait-il suivre son injonction alors qu’il avait décidé
de vivre à sa guise ?
L’état de ses finances le ramena très vite à une cruelle
réalité.

124
Le quai d’Orléans, sur l’île Saint-Louis, faisait partie
de ses promenades solitaires favorites quand, encore gosse,
il partait à la découverte d’autres horizons. Le chemin qu’il
emprunta s’apparentait à un retour à son enfance, mais ce
fut avec un détachement qui confinait à une forme de
dédoublement qu’il se confronta à son passé.
Il revit les files des sans-abris sur les quais de la Seine
patientant en silence autour des immenses chaudrons de la
soupe populaire. Il se souvint de leurs ombres dansantes sur
le parapet du quai au gré du vent, tels des fantômes
déchaînés. Indifférent, il longea le portail de la gare de
marchandises où Marcel le récupéra tremblant de froid.
Marcel, qu’il devait oublier comme les autres. Même
l’odeur particulière de la Seine ne parvint pas à le troubler.
Spectateur détaché de son passé, il ne ressentait aucune
émotion.
Il s’arrêta entre l’entrée du local d’un ferrailleur et
celle d’un chiffonnier. À cet endroit précis, à seize ans, il
avait eu le courage, pour la première fois, de refuser de se
laisser humilier.
À la tombée de la nuit, une bande de « blousons
noirs10 » l’avait piégé. Pas tout à fait une bande, mais quand
même. Ils rôdaient à trois, accompagnés d’une greluche
maquillée à la truelle11. Les mecs se la jouaient à la Marlon
Brando dans « L’équipée sauvage ». Même si les grosses
cylindrées se réduisaient à des mobylettes et les blousons
de cuir à du skaï minable, leurs tronches de faux durs ne
l’avaient pas rassuré.

10 Blousons noirs : jeunes, souvent violents, qui opéraient en groupe sans autre justification que de se
faire craindre.
11 Greluche : fille facile un peu bête.

125
Le meneur lui passa une chaîne autour du cou et serra
progressivement, guettant la panique dans ses yeux. La fille
cria.
— Serre Paulo, serre encore, fais-le ramper !
Cette phrase déclencha sa révolte.
Il glissa ses doigts dans les anneaux de fer du poing
américain qui se trouvait dans sa poche, un cadeau de la
« Fouine ». Cette fois, il allait dire non.
Dans le coup qu’il porta au visage de son tortionnaire,
il concentra toute son énergie, toute sa rage et toute
l’accumulation d’humiliations qui l’étouffaient depuis des
années. Quelque chose craqua dans la gueule de Paulo. Il
tomba à la renverse, d’une seule pièce, comme un arbre
abattu par le vent.
Devant la tournure que prenaient les événements, les
deux types qui l’accompagnaient s’enfuirent. Restait la fille
qui hurlait en proie à une crise d’hystérie. Ses cris ne
l’apitoyèrent pas. Indifférent, il l’abandonna, agenouillée
près du corps inerte. Son agresseur, étendu sur le sol, ne
représentait qu’une case cochée dans le processus
initiatique qu’il s’imposait pour conquérir son
indépendance. En rentrant chez lui, il passa le poing
américain sous le robinet de la cuisine et regarda s’écouler
l’eau colorée de sang. D’avoir accompli cette étape le
comblait de satisfaction. Il sourit à l’évocation de ce
souvenir qui ne lui procurait ni regrets ni jouissances
particulières, mais marquait d’une pierre blanche le chemin
parcouru.
Il poursuivit son chemin et n’eut que quelques
centaines de mètres à franchir pour se retrouver face à

126
l’appartement du premier étage où il emménagea avec sa
mère après le naufrage. Le bar de la Marine se trouvait sous
leur logement.
Odette, la patronne, l’y accueillait quand leur
cohabitation devenait insupportable. Odette, qu’il ne vit
jamais sans une cigarette au coin des lèvres, faisait partie
de sa vie avant d’être emportée par un cancer du poumon.
Imposante, toute en rondeurs, la peau rose comme une
sucrerie, elle lui évoquait les poupées joufflues offertes en
trophées dans les stands de tir de la Foire du Trône12. Vêtue
de robes à grands motifs exotiques multicolores, Odette
incarnait la bonne humeur, le soleil, la musique.
— Assieds-toi là mon chéri, j’te prépare un lait fraise.
Il lui semblait encore entendre sa voix éraillée par le
tabac.
— Si on se passait un disque ? Prends une pièce dans
la caisse.
La pièce jaune de 20 centimes glissée dans le ventre
de la machine déclenchait une série de clignotements
qu’elle observait inquiète, la bouche entrouverte. Le
plateau contenant les disques disposés en étoile s’animait
dans un sens, puis dans un autre dans une chorégraphie bien
réglée. Enfin, le bras articulé, dans une ultime
circonvolution, se saisissait du 45 tours 13 pour le déposer
sur la platine. Aux premières notes, rassurée, elle se
détendait. La musique lui donnait des ailes l’entraînant
dans des tourbillons échevelés, et elle virait sur elle-même
avec une étonnante légèreté.

12 Foire du trône : fête foraine très ancienne qui se tenait encore dans les années 60 aux abords des
colonnes du trône place de la Nation et cours de Vincennes à Paris.
13 45 tours : disque de vinyle de 17 cm de diamètre qui comportait généralement deux titres par face.

127
Depuis sa mort, il n’était plus entré dans le bar.
Au premier étage, la vue des deux fenêtres de
l’appartement, où, avec sa mère, ils se déchirèrent, se
réconcilièrent et se séparèrent, le laissa indifférent.
Avant de poursuivre son chemin, il observa le
déchargement d’un petit cargo anglais. Pendant des heures,
dans son enfance, il écoutait le drôle de langage que
pratiquaient les marins et qu’il s’ingéniait à imiter pour
faire rire Odette.
Il passa devant la gare d’Austerlitz et se souvint qu’à
l’âge de dix ans il s’offrit un ticket de quai pour avoir la
sensation de se muer en voyageur.
Il longeait maintenant la ménagerie du Jardin des
Plantes et y retrouvait des odeurs qui lui semblaient
exotiques. À travers les grilles, il avait découvert, pour la
première fois de sa vie, des chèvres et des moutons. Les
lions, les hippopotames et les singes restaient invisibles.
Pour les voir, il fallait payer. Avec un peu de chance, il
percevait le rugissement d’un fauve ou le chant bizarre d’un
oiseau inconnu et il s’en contentait.
Il se laissa porter par ses souvenirs, sans nostalgie,
sans regret, comme s’il feuilletait le livre de son histoire
écrite par un autre.
Plus loin, la halle aux vins14, annonça « les beaux
quartiers » comme disait sa mère. Le pont de la Tournelle,
l’île Saint-Louis, limites d’un monde où il n’avait pas sa
place, mais où il se glissait avec la sensation excitante de
braver un interdit. De ses escapades, il conservait la

14 La halle aux vins : l’ancienne halle aux vins occupait l’emplacement actuel de l’université de Jussieu à
Paris.

128
mémoire d’un aventurier découvrant de nouveaux
territoires.
Son parcours ne réveilla pas l’araignée, et pour cause,
il était devenu sa propre doublure, une doublure
inaccessible aux émotions.
Il passa devant le 26 bis du quai d’Orléans, une maison
ancienne aux balcons en fer forgé. Pas de trace d’atelier ou
d’enseigne signalant un quelconque commerce. S’agissait-
il d’une fausse adresse ? Il poursuivit jusqu’à la pointe de
l’île Saint-Louis, s’accouda au parapet et admira Notre-
Dame. Sur le quai, en contrebas, un couple s’embrassait sur
un banc.
Jamais il n’avait ressenti un tel sentiment de légèreté.
S’il écartait les bras, là, maintenant, il s’envolerait.
À 17 h précises, il poussa la porte en bois massif,
rehaussé de clous en fer forgé, bien décidé, malgré sa
précarité, à refuser tout emploi qui ne lui conviendrait pas.
Dans la cour pavée, un homme astiquait avec énergie
une plaque : « Concierge, sonnez ici ».
— Oui ?
Il ne se montra pas très engageant. Rien d’étonnant,
avec sa barbe de deux jours et son allure chiffonnée, il
dénotait singulièrement dans le décor.
— Je viens de la part d’Alexandre de la Salle.
Le regard suspicieux du bignole15 le jaugea.
Assurément, le visiteur annoncé le décevait.
— Vous êtes attendu, finit-il par décrocher à
contrecœur. Montez, jusqu’au dernier étage, ma femme
doit encore y être.

15 Bignole : concierge en langage populaire.

129
Odeur de cire, tapis rouge dans les escaliers, maintenu
par des barres en cuivre. Pourquoi le Chat l’avait-il envoyé
dans un tel endroit ?
Il n’eut pas le temps d’aller au bout de sa réflexion.
Alors qu’il abordait le palier du cinquième, la porte qui
desservait l’unique appartement s’ouvrit.
La concierge, qui ne semblait pas avoir les mêmes
aprioris que son mari, lui adressa un sourire engageant.
— Vous cherchez Madame Lemarchand ?
Il voulut de rectifier.
— Je viens de la part…
— D’Alexandre de la Salle, termina son interlocutrice.
Elle m’a prévenue que quelqu’un se présenterait sans pour
autant me donner de date.
—…
— Installez-vous, Madame Lemarchand est sortie,
mais elle ne devrait plus tarder.
Il fut tenté de demander des précisions sur madame
Lemarchand, mais, craignant que sa question ne paraisse
incongrue, il s’abstint.
Le salon, habillé de boiseries blondes, précédait une
bibliothèque qui, elle aussi, avait vue sur la Seine.
Après le taudis de Mouss où il avait passé la nuit, cet
appartement qui respirait la quiétude d’un confort
bourgeois bien implanté le déstabilisa. Il hésita longuement
avant d’oser se laisser glisser sur les coussins moelleux
d’un canapé de velours rouge.
Le coucher du soleil incendiait les murs tapissés de
livres rehaussés de poinçons dorés, quand il s’assoupit.

130
Une porte claqua, il sursauta. Des pas pressés dans le
couloir. Une voix essoufflée ?
— Léo, c’est toi ?
Une silhouette s’avança dans la lumière. Une
silhouette qu’il ne reconnut pas tout de suite tant sa
présence lui sembla inconcevable.
— Irène ! Mais…
Elle se jeta dans ses bras.
— Léo, enfin !
Il ne comprenait pas. Pourtant, il ne rêvait pas. Son
parfum et son odeur le ramenaient à cette matinée qu’il
avait voulu oublier, mais qui ressurgissait avec l’incroyable
impression qu’il l’avait vécue la veille. Il la serra comme le
premier jour où il l’enlaça.
— Tu m’étouffes.
Elle se recula.
— On dirait que tu découvres un fantôme.
— Mais… madame Lemarchand… Le rendez-vous.
Qui est madame Lemarchand ?
— Je suis madame Lemarchand !
—…
— Tu essaies de me dire que tu ignores jusqu’à mon
nom ?
Il sortit de sa poche le mot du Chat que Mouss lui avait
remis et lui tendit.
— Il ne t’a rien expliqué ?
— Expliquer quoi ? Je n’ai pas vu Alexandre, je n’ai
que ce mot.
Elle hésita, puis, dans un souffle, lui demanda.

131
— Tu serais venu si tu avais su qui était madame
Lemarchand ?

L’effarement passé, ils firent l’amour avec la même


passion que le premier jour de leur rencontre.
Il ne découvrit la chambre que le lendemain matin. Les
poutres, les tapis, le tissu tendu sur les murs, les rideaux en
velours, il n’avait rien vu.

132
LE JEU DE LA VÉRITÉ

16

Irène avait disparu, ses vêtements aussi.


Il erra dans l’appartement en robe de chambre, celle
qu’elle lui laissa lors de leur séparation. Il caressa le dos
des livres reliés, glissa ses doigts sur les boiseries, éprouva
le confort d’un fauteuil en cuir noblement patiné, tenta
quelques notes sur le piano qui trônait dans la bibliothèque.
L’endroit lui évoqua Antibes et la maison de Rose.
Irène, la mystérieuse, semblait vivre dans l’aisance.
S’il connaissait tout de son corps, il ne savait toujours rien
de sa vie.

133
En prison, il s’était résolu à ne garder de sa relation
avec elle que le souvenir précieux de leur étreinte en
excluant les sentiments qui s’y associaient.
Il le savait, c’était à cette condition qu’il conserverait
cette extraordinaire sensation de liberté que lui procurait
l’absence de toutes attaches affectives.
Une fois de plus, il avait été le jouet de ses pulsions,
une fois de plus il tombait dans les filets d’Irène. Était-il
amoureux fou ou juste envoûté par son corps capable de
tous les abandons ?
Lui qui n’existait pour personne, qui ne possédait rien,
pas même l’expérience d’un quotidien normal, il se sentait
dans ses bras devenir invincible. Un sentiment éphémère
qui s’évanouissait quand, au bout de l’épuisement, il
retrouvait les rivages du réel.
Si Irène envisageait véritablement de partager sa vie
avec lui, quelle place occuperait-il ? Se poser la question
frisait déjà le ridicule. Trop de choses les différenciaient
pour qu’il puisse imaginer, un instant, une telle
invraisemblance.
Il ne devait pas rêver, juste prendre ce qui lui arrivait
comme une aubaine sans lendemain et surtout il ne devait
à aucun prix se projeter dans l’avenir pour se préserver de
nouvelles désillusions.

Elle rentra en fin de matinée, les bras chargés de


paquets.
— Tu dormais, je n’ai pas voulu te réveiller.
—…

134
— Je t’ai rapporté des vêtements, les mêmes que tu
portais, mais en neuf.
— Je ne comprends pas.
— À part mon peignoir, ton sac était vide. Tu ne
comptes pas te changer de temps en temps ?
— Je n’ai pas d’argent et…
— Oublie ça.

À l’aube du deuxième jour de leurs retrouvailles, il


découvrit Irène sommeillant à ses côtés et prit soin de ne
pas la réveiller. Longuement, il contempla le spectacle de
sa poitrine animée par le rythme paisible de sa respiration.
Penché sur elle, il s’enivra de son odeur, guetta les
tressaillements de ses paupières, traqua les infimes
mouvements de ses lèvres. Rêvait-elle ?
Il aurait voulu jouir indéfiniment de ce moment hors
du temps, avant de comprendre par quel miracle ils
s’étaient retrouvés, avant de connaître le sens de la phrase
qu’elle avait prononcé la veille.
« Demain, il faudra que je te parle, et tu devras
m’écouter jusqu’au bout. »
Ce fut la première chose qu’elle lui rappela en ouvrant
les yeux, puis elle se cala la tête au creux de son épaule.
Les premières lueurs d’une aube grise peinaient à
percer les nuages, quand elle entama d’une voix monocorde
le récit de sa vie.
— J’ai été élevée dans une famille bourgeoise aisée de
Bordeaux. Mon père, à la tête d’un important cabinet
d’experts-comptables, se considérait comme l’un des
personnages les plus influents et respectés de la ville. Avant

135
la disparition de ma mère, nous recevions beaucoup et nous
avions à demeure à la maison un cuisinier et une bonne à
tout faire. J’ai étudié dans une institution religieuse huppée,
uniquement fréquentée par des filles de ma condition. Les
familles se livraient à une compétition féroce pour que leur
rejeton émerge du lot. J’ai eu droit à tout. Cours de langue,
d’élocution, de piano, de danse classique, d’équitation et
j’en passe. En y repensant, nous devions ressembler,
bréchet arrogant, à des oies, quand, gavées de certitudes,
nous défilions dans les rues de Bordeaux, sûres de notre
supériorité.
Il ne put s’empêcher d’imaginer la scène et, pour la
première fois depuis le début de son récit, il esquissa un
sourire
— Bref, poursuivit Irène, j’étais promise à un beau
mariage, comme disait ma mère qui fondait en moi de
grands espoirs.
Elle s’interrompit, comme pour marquer la fin d’un
chapitre. Il aurait préféré qu’elle s’arrête là, pressentant que
ce qui allait suivre creuserait encore davantage le fossé qui
les séparait. Pouvait-elle seulement imaginer en décrivant
sa jeunesse dorée qu’il avait utilisé une baignoire, pour la
première fois de sa vie, quarante-huit heures auparavant ?
Elle semblait l’avoir oublié quand, après avoir allumé
une cigarette, elle reprit son monologue.
— Tout bascula lorsque ma mère fut frappée par un
cancer foudroyant qui l’emporta en six mois. J’avais quinze
ans, mais j’ai eu l’impression que mon père découvrait mon
existence. Nos relations se sont très vite dégradées. Par
réaction, de petite fille modèle je suis passée sans transition

136
au stade de l’ado révoltée capable de tout pour lui pourrir
la vie. Il me détesta encore davantage quand il comprit que
mes frasques risquaient de compromettre sa situation dans
un milieu où le qu’en-dira-t-on faisait force de lois. À l’âge
de 17 ans, le bac en poche, je rêvais de me diriger vers les
Beaux-Arts, mais mon père opposa tout de suite son véto.
Pas assez sérieux pour une fille de bonne famille. Son refus
décupla mon envie de foutre le camp.
— Tu veux un café ? l’interrompit Léo, dans l’espoir
que sa pauvre diversion la détourne de son histoire.
Elle accepta, mais ne fut pas dupe.
— Je sais que tu te demandes pourquoi je te raconte
ma vie. Peut-être même penses-tu que je cherche à
t’impressionner ? Détrompe-toi, je désire au contraire que
tu te rendes compte que nous ne sommes pas aussi
différents que tu l’imagines.
— Je crois avoir compris, mais si tu me parlais de
Carrax par exemple, je me sentirais plus concerné.
— J’allais justement y venir. Maxime Carrax était un
proche de mon père. Depuis que je commençais à
ressembler à une femme, il tournait autour de moi comme
un rapace qui circonscrit sa proie.
— Il avait quel âge à cette époque ?
— Un peu plus de 40 ans. Sous prétexte de l’aider, il
proposa à mon père de me prendre en charge. À Lyon, dans
son cabinet d’assurances, il avait besoin de quelqu’un pour
tenir la permanence. En échange, il me logerait et
s’occuperait de mon éducation. Mon père sauta sur
l’occasion.
— Pourquoi n’as-tu pas refusé ?

137
— Je n’avais aucune raison de le faire. J’étais folle de
joie au contraire à l’idée de quitter Bordeaux et ce père que
je détestais et qui me le rendait bien.
— Tu aurais pu te méfier ?
— Me méfier de quoi ? Carrax se montrait complice
allant même jusqu’à me promettre qu’à Lyon, il
s’arrangerait pour que je puisse suivre des cours aux
Beaux-Arts sans que mon père le sache. Carrax m’ouvrait
les portes de la liberté. À cette époque, je lui vouais une
reconnaissance sans borne. Il se déplaçait beaucoup et, en
échange d’heures de permanence dans son agence, il me
louait un studio et me donnait un salaire pour assurer le
tout-venant. Pendant les deux ans qui suivirent mon
installation à Lyon, il tint ses promesses. Je me suis initiée
au dessin et à la peinture dans les meilleurs cours privés de
la ville. Je retrouvais le goût de l’étude que m’avait
inculqué ma mère pendant mon enfance. Passionnée par
l’histoire de l’art, je courais musées, bibliothèques et
expositions, à l’affût de tout ce qui pouvait enrichir mes
connaissances. Je me voyais galeriste à Paris, fréquentant
le gratin des artistes en vogue. J’avais un but et les moyens
de l’atteindre. Que pouvais-je demander de plus ?
Encore une fois, l’univers qu’elle lui décrivait lui parut
trop éloigné du sien. Il souhaitait qu’elle abrège, qu’elle en
arrive enfin au fait, et cette fois il osa lui dire.
— J’ai compris, lui répliqua-t-elle contrariée, mes
histoires de fille trop gâtée ne t’intéressent pas.
— Ne crois pas ça, mais…
— J’en étais où ?
— Carrax.

138
— Je venais juste d’avoir 19 ans quand nos rapports se
modifièrent. Je faisais plus que mon âge, et il me présentait
à ses amis en laissant planer l’ambiguïté sur la nature de
notre relation. Plutôt que de m’en inquiéter, j’en tirais une
certaine fierté. À la suite d’une soirée arrosée au restaurant,
il me raccompagna à mon studio. Tu t’imagines la suite, je
suppose ?
— Il t’a violée ?
— Même pas. Je ne lui ai pas résisté croyant que c’était
dans l’ordre des choses et que j’allais, grâce à ça, entrer
dans le monde des adultes par la grande porte. C’était
stupide, je sais.
— Je n’ai rien dit.
— Non, mais tu l’as pensé assez fort pour que je puisse
l’entendre.
—…
— Après cette nuit, je l’accompagnais dans tous ses
voyages et participais à ses repas d’affaires.
— Rien d’étonnant non ?
— Bien sûr, je me rendais compte qu’il m’utilisait,
mais je me sentais valorisée.
— Moi qui croyais les filles moins bêtes que les
garçons…
— Arrête de te foutre de moi. À cet âge-là, la connerie
est bien partagée.
— J’en sais quelque chose, merci. Continue, s’il te
plaît.
— Très vite, je me suis aperçue que le cabinet
d’assurances n’était qu’une couverture. Carrax se disait

139
homme d’affaires, celles qui génèrent de gros bénéfices,
celles qui sentent mauvais.
— Quel genre en particulier ?
— Tout ce qui pouvait avoir un rapport avec le
chantage ou la corruption l’intéressait. À Milan, tout
bascula. Après un dîner au restaurant de l’hôtel avec
Mattéo Cormela, un client important, Carrax, qui se déclara
fatigué, me laissa en tête-à-tête avec lui. La quarantaine
avantageuse, sympathique et drôle, Mattéo me proposa de
passer un moment dans la boîte de nuit de l’hôtel. J’avais
un peu bu et je n’ai pas osé refuser. À 9 h du matin, en me
réveillant dans sa chambre, j’ai paniqué. Carrax allait me
massacrer. En les retrouvant au bar en grande conversation,
je compris que j’étais devenue une marchandise.
— Comment as-tu réagi ?
— Mal, tu t’en doutes, mais il s’y attendait et il m’a
proposé un marché. “ Si tu n’es pas satisfaite de ta situation,
va te plaindre à la police. Tu verras le sort que l’on réserve
aux putes mineures de ton espèce ! ”
— Tu aurais pu te sauver.
— Pour aller où ? Retourner chez mon père ?
Impossible ! Et puis merde ! pourquoi ne pas le dire, je ne
me sentais pas le courage de sacrifier ma vie facile contre
une galère improbable.
Plutôt que de le choquer, cet aveu de faiblesse le
rassura, il n’était pas le seul à avoir fait des
compromissions.
— J’ai vite compris les attentes de Carrax, poursuivit
Irène. Le scénario était bien réglé. Quand il quittait la table
en m’abandonnant avec un client, je savais comment opérer

140
pour arriver à mes fins. Au fil des mois, je me suis endurcie.
Jusqu’au jour où, après une soirée qui s’était mal passée,
j’ai pris conscience que je devais m’extirper du traquenard
dans lequel je m’étais laissée enfermer.
— La galère ne t’effrayait plus ?
— Ne rêve pas. Sortir du piège, pour moi, signifiait
trouver un moyen qui m’éviterait de bouffer de la vache
enragée. En attendant, rien ne changeait, et Carrax
m’informa que nous allions monter à Paris pour une affaire
qui s’annonçait très rentable. Si je menais à bien la partie
qu’il me réservait, il me récompenserait en conséquence. Il
savait se montrer généreux dans certaines circonstances,
mais ce qui m’intéressait dans cette mission c’était sa
localisation à Paris. Je me voyais déjà installée dans un
palace du Triangle d’or, passant mon temps libre à claquer
du fric dans les boutiques de luxe du quartier. Inutile de te
dire ma déception quand on a débarqué à l’hôtel de
l’Espérance, accueilli par l’Endive qui nous léchait les
bottes comme à des magnats du pétrole.
Il revécut la scène, en tous points conforme à son
propos, et se rappela du choc qu’il ressentit quand il respira
pour la première fois son parfum.
Elle l’arracha à ses souvenirs.
— Que savais-tu de nous ?
— Rien, absolument rien.
— Tu veux dire que tu ignorais tout de la raison de
notre présence à l’hôtel de l’Espérance ? Alexandre ne
t’avait rien dit ?
— Il m’a affirmé ne pas vous connaître avant de se
rétracter pour me conseiller de ne pas m’approcher de toi

141
sous prétexte que l’homme qui t’accompagnait pouvait se
montrer dangereux.
— Continue.
— Plus tard, il me demanda de vous surveiller et de lui
rapporter en détail vos faits et gestes.
— Tu ne t’es pas posé de questions ?
— Si, bien sûr. J’ai d’abord pensé à une histoire de
divorce et, qu’avec le Chat, tu… Enfin, tu vois…
Oui, elle voyait, et après tout, ce qu’il avait imaginé,
bien que loin de la vérité, ne manquait pas de pertinence.
— Tu as le droit de savoir ce qui s’est passé, intervint
Irène.
— Quand nous sommes arrivés, Alexandre cherchait à
acheter les locaux de l’ex-entreprise de transports TTR où
il t’hébergeait
— Dans quel but ?
Il voulait faire démolir les bâtiments et revendre le
terrain à un promoteur. Avec la plus-value, il espérait
réaliser le projet qui lui tenait à cœur depuis des années.
— Quel projet ?
— Repartir au Vietnam pour y créer des écoles où l’on
enseignerait la langue française. Amoureux de ce pays, il
souhaitait finir sa vie là-bas.
— Ça ne me dit pas pourquoi il campait dans les
bureaux de l’usine.
— J’y viens. Alexandre était en négociation déjà bien
avancée depuis quelques semaines avec Vilmin, le
propriétaire, qui lui annonça qu’un nouvel acheteur venait
de se mettre sur les rangs et lui révéla sans difficulté qu’il
s’agissait de Carrax avec qui il avait été associé autrefois

142
dans cette entreprise de transport. De crainte que l’affaire
lui échappe, Alexandre, en homme avisé, s’informa pour
savoir qui était ce concurrent. Grâce à ses relations dans la
gendarmerie, il découvrit très vite à qui il avait à faire.
— Des relations dans la gendarmerie ? Alexandre ?
— En Indochine, il avait été affecté aux
renseignements militaires d’où sa relation avec la
gendarmerie qui lui permit d’avoir accès au dossier de
Carrax. Il y trouva que de lourds soupçons de chantage et
de corruption pesaient sur lui, mais qu’aucune enquête
n’avait pu aboutir à sa mise en cause directe. Figuraient
aussi dans les fiches le concernant ses habitudes à l’hôtel
de l’Espérance et sa fréquentation assidue au bar du Méli-
Mélo. Il en déduisit qu’il y avait de fortes probabilités que
Carrax descende à l’hôtel de l’Espérance pour traiter avec
Vilmin, et Alexandre prit la décision de s’installer
incognito dans les anciens locaux du transporteur pour
surveiller son arrivée.
— Incroyable !
— Ça l’est, en effet, mais c’est ainsi que les choses se
sont passées, Alexandre me l’a dit lui-même.
— Quel était ton rôle dans cette histoire ?
— Si tu ne le devines pas, Alexandre, lui, avait tout de
suite compris que j’étais là pour influencer Vilmin dans son
choix en faveur de Carrax, sachant qu’un concurrent était
sur le point de signer, organisa précipitamment un rendez-
vous avec Vilmin dans un restaurant huppé du
8e arrondissement à Paris. Il me présenta comme sa
collaboratrice. Au premier coup d’œil, j’ai su que le type,
autour de 45 ans, sûr de lui, marié, deux enfants, cochait

143
toutes les cases de la victime idéale. À son arrivée, il me
jeta un regard qui en disait long sur le sort qu’il me
réserverait si je lui cédais. Je ne fis rien pour lui cacher que
j’étais dans la même disposition que lui. Le soir, nous nous
sommes retrouvés dans un hôtel discret. Le lendemain, il
acceptait de vendre à Carrax, et c’est tout juste s’il ne me
proposait pas de me mettre la bague au doigt.
— Mais tu m’as dit qu’il était marié et…
— C’est une image bien sûr, mais à défaut de refaire
sa vie il me voyait bien en maîtresse régulière logée par ses
soins à portée de main.
Il ne put s’empêcher de sourire de la description
expéditive de sa prestation. Au moins ne s’encombrait-elle
pas de circonvolutions susceptibles d’atténuer son rôle.
Encouragée par Léo, elle poursuivit.
— J’ignorais qu’Alexandre, présumant de ce qui se
passait, m’avait suivie et pris des photos de Vilmin et de
moi sortant de l’hôtel. Des photos suffisamment
compromettantes pour qu’il n’y ait aucun doute sur nos
relations.
— Quel intérêt ?
— Pour avoir, lui aussi, un moyen de pression sur
Vilmin s’il décidait de choisir Carrax.
Cette histoire le dépassait. À aucun moment, Léo
n’avait imaginé ce qui se tramait sous ses yeux. Il eut envie
d’exprimer son ressentiment d’avoir été considéré comme
quantité négligeable, mais Irène reprit le cours de sa
narration.
— Quand Vilmin notifia à Alexandre qu’il donnait sa
préférence à Carrax, Lise m’annonça que l’homme que l’on

144
appelait le Chat souhaitait me rencontrer. Méfiante, j’ai
d’abord refusé, mais Lise insista. “ C’est un type sérieux
digne de confiance, vous pourrez vous voir en toute
discrétion dans la cuisine du restaurant dans le courant de
l’après-midi.” Sans fioriture, Alexandre m’apprit qu’il
savait tout sur la façon dont nous avions procédé pour
influer sur le choix de Vilmin. Pour me convaincre, il me
montra des photos prises à la sortie de l’hôtel où il me tenait
par la taille. Si j’acceptais de travailler pour lui, il me
verserait une forte somme d’argent, me tirerait des griffes
de Carrax et assurerait ma sécurité le temps nécessaire.
C’était trop beau pour que je puisse y croire. J’ai pensé à
un piège tendu par Carrax pour vérifier ma fidélité. Je
devais réfléchir, et nous prîmes rendez-vous pour le
lendemain.
— Qu’est-ce qui t’a décidé à prendre ce nouveau
risque ?
— Lise. Elle connaissait bien le Chat et s’en portait
garante. C’est alors qu’Alexandre m’expliqua son plan qui
se résumait à annoncer à Vilmin que s’il choisissait Carrax,
j’informerais sa femme de notre liaison, et pour enfoncer le
clou, je devais lui montrer les photos prises à notre sortie
de l’hôtel.
Léo ne put s’empêcher d’esquisser une grimace qui
n’échappa pas à Irène.
— Qu’est-ce qui te choque ? Qu’Alexandre emploie
des moyens identiques à ceux de Carrax ?
— Peut-être… Je ne sais pas…

145
Il aurait souhaité qu’elle s’arrête là. Le passé ne
l’intéressait plus, il voulait vivre au présent, rien qu’au
présent, mais Irène poursuivit.
— Pour moi, il n’y avait pas de honte à se battre avec
les armes de l’adversaire, et j’ai sauté sur l’occasion,
consciente que jamais une telle opportunité ne se
reproduirait.
— Je suppose que j’aurais fait la même chose, crut bon
d’ajouter Léo pour détendre l’atmosphère.
— J’avoue avoir pris un certain plaisir à exécuter le
plan d’Alexandre, continua Irène. Vilmin faisait partie de
ces types pour qui tous les moyens étaient bons pour arriver
à leurs fins et de les voir se dégonfler comme des
baudruches me vengeait des humiliations qu’ils
m’infligeaient.
Elle guetta la réaction de Léo qui ne semblait pas
choqué par ses agissements comme s’ils étaient naturels
dans une telle situation.
Elle fit une pause, alluma une autre cigarette et laissa
errer son regard vers la fenêtre au-delà de laquelle, dans une
percée de nuage, un rayon de soleil illuminait la pointe de
l’île de la Cité.
— J’avais trahi Carrax, reprit-elle, et il me fallait
disparaître au plus vite. Alexandre me conduisit au repaire
où vous viviez tous les deux. La suite, tu la connais.
La suite, c’était Irène s’offrant à lui dans la chambre
sordide du repère du Chat. Une scène dont il pouvait
reconstituer chaque détail tant il l’avait revécue des mois
durant.

146
— Dans tes yeux, je me suis sentie lavée de toute cette
boue qui me collait à la peau, ajouta Irène. C’était nouveau
pour moi tant de sincérité dans un regard. Les hommes que
je côtoyais me considéraient le plus souvent comme une
marchandise, un « avantage en nature » au bas d’un contrat.
Tu comprends ?
Oui, il comprenait, mais une foule de questions lui
brûlaient les lèvres.
— Pourquoi ce détachement affiché au moment de ton
départ ?
— Alexandre qui remarqua l’intérêt que tu me portais
voulut absolument à ce que je te tienne à distance.
— Par jalousie ?
— Jaloux, Alexandre ? Tu plaisantes ? Je n’étais
qu’une pièce à déplacer sur un échiquier, rien de plus. Je
crois, en revanche, qu’il cherchait à te protéger d’une
relation sans lendemain avec une aventurière capable de
trahir pour du fric, rien de plus.
Cette dernière révélation le bouleversa.
L’idée que le Chat lui avait offert Irène en guise de
dédommagement ne tenait plus. Léo se remémora la phrase
d’Alexandre qui l’avait induit en erreur. « Il me semble que
ton aide mérite un salaire, en plus de l’acompte. ».
L’acompte, ce n’était pas Irène comme il l’avait imaginé,
mais probablement la petite somme d’argent qu’il lui avait
remis pour l’indemniser de ses surveillances au Méli-Mélo.
Il s’était trompé depuis le début.
Irène remarqua son trouble.
— Quelque chose ne va pas ?

147
Devait-il, comme elle, jouer cartes sur table et lui
avouer qu’il l’avait crue en service commandé ? Il n’en eut
pas le courage et choisit de mentir par omission.
Pour cacher son émotion, il lui répondit par une
question.
— Pourquoi ne m’as-tu pas laissé un mot ?
— Je n’en ai pas eu le temps, Alexandre, qui craignait
des représailles de la part des associés de Carrax, avait
précipité ma fuite.
Irène en avait fini avec sa confession. Elle s’abstint
d’évoquer le désespoir qui la ravagea quand elle comprit
qu’elle ne le reverrait plus. Son but n’était pas d’attendrir
Léo, mais de se montrer telle qu’elle était. C’était un risque,
elle le savait, d’autant qu’elle le sentait comme l’oiseau sur
la branche, prêt à s’envoler.

148
BONNE FORTUNE ?

17

Il devait faire maintenant un nouveau chemin pour


intégrer les révélations d’Irène, et ce fut tard dans la soirée
qu’il voulut en savoir plus
— Où es-tu allée après m’avoir quitté ?
— J’allais justement t’en parler. Je suis partie à
Antibes avec Alexandre.
— À Antibes ? Tu veux dire chez Rose ?
— Le meilleur endroit, selon Alexandre, pour que je
puisse réfléchir sur mon avenir quand tout serait terminé.
Avant de repartir immédiatement à Paris où il avait des
affaires à régler, il m’a présentée à Rose comme une amie
en convalescence après une longue maladie. Son
mensonge, à bien y penser, reflétait la réalité. Elle

149
m’accueillit à bras ouvert. Ma présence la distrayait de sa
solitude et nous avons très vite sympathisé.
— Elle t’a parlé de moi ?
— Oui. Elle ne te trouvait que des qualités et rêvait de
te revoir. Quand je lui ai révélé ce qui nous liait, elle a
applaudi comme une enfant découvrant ses jouets au pied
du sapin un soir de Noël. Quelques semaines après mon
arrivée, elle s’affaiblit brutalement, le cœur. Alexandre qui
devait voyager en Asie pour sa fondation me demanda de
m’occuper d’elle à plein temps. J’ai évidemment accepté.
— Sa fondation ?
— Il veut aider les locaux qui ont besoin de tout. C’est
la raison pour laquelle il s’était battu avec tant
d’acharnement contre Carrax. Cette affaire, après sa
revente à un promoteur, lui rapporta suffisamment d’argent
pour financer une autre école.
Léo repensa à la photo de la jeune femme et de
l’enfant découverte dans la malle d’Alexandre. Les
retrouvait-il là-bas ?
— Rose s’affaiblissait de jour en jour, continua Irène.
Imagine ma surprise quand elle exigea qu’Alexandre ouvre
une bouteille de champagne pour marquer un événement
d’importance. “ Tu crois que c’est raisonnable, risqua
Alexandre.” Elle balaya ses réticences d’un sourire
désarmant. On trinqua impatients d’en savoir plus sur ce
qui motivait un tel cérémonial. “ À la vie, à votre vie les
enfants, ” proclama-t-elle, avant de nous révéler, enfin, les
causes de cette petite fête improvisée. “ Je suis consciente
de mon état, alors s’il vous plaît, ne perdons pas de temps
dans d’inutiles faux semblants. Avant de partir, j’ai

150
l’intention d’accomplir une dernière folie. Je vous demande
de m’écouter, je suis sérieuse. J’ai décidé de léguer mon
appartement de l’île Saint-Louis à mes amis, Irène et Léo.”
— Pardon ? s’exclama Léo qui peinait à comprendre
qu’une telle chose soit possible
— Pour te le dire autrement, reprit Irène, Rose a fait de
nous deux, ce soir-là, les copropriétaires de cet
appartement.
— Mais…
— J’ai eu moi-même du mal à assimiler la nouvelle,
coupa Irène, et pour le convaincre, elle cita une nouvelle
fois Rose. “ Je sais que c’est un peu fou, mais ces deux-là,
je les aime, alors pourquoi devrais-je me priver d’un
dernier plaisir, j’ai toujours rêvé de jouer les
entremetteuses. ”
— Je ne peux pas le croire, lâcha Léo incrédule.
Irène, soucieuse de ne rien omettre de ce qui s’était
passé ce soir-là, poursuivit.
— Rose demanda à Alexandre d’organiser un rendez-
vous avec maître Olivier pour régler l’affaire. “ Les droits
de succession, je les financerai,” déclara-t-elle pour
devancer toute objection. “Maître Olivier trouvera une
solution, je le paie pour ça. Je tiens aussi à léguer un petit
pécule à Léo. Il ne doit pas dépendre d’Irène. ”
Devant son effarement persistant, Irène s’efforça de
convaincre Léo qu’il ne s’agissait pas d’une plaisanterie
— J’ignore ce qui lui était passé par la tête, ajouta-t-
elle, mais Rose n’en démordit pas et elle remua ciel et terre
pour arriver à ses fins.

151
Devait-il croire à une telle énormité dans un monde où
la gratuité était un leurre ? Où était le piège ? Tout allait
trop vite à son goût, et il eut la terrible sensation de ne plus
maîtriser son existence.
Paradoxalement, ce cadeau tombé du ciel l’angoissait,
mais en cherchant la faille dans ce qui ressemblait à un
conte de fées, ne passait-il pas à côté de la chance de sa
vie ? Pourquoi doutait-il de tout alors que le destin lui
offrait le meilleur ?
— Est-ce que ça va ? lui demanda Irène qui s’inquiétait
de son silence.
Il sursauta. Oui, ça allait, ça allait même très bien, il
avait décidé de croire à sa bonne étoile.
Elle ne put s’empêcher de rire tant il semblait revenir
de loin. Réconfortée, elle le serra dans ses bras.

Il resta éveillé toute la nuit, doutant de la réalité de ce


qu’il vivait, puis se rassurait au contact du corps d’Irène
blotti au creux de son épaule, un léger sourire aux lèvres.
Pouvait-elle mentir dans son sommeil ?
Au matin, sur le ton de la plaisanterie, elle l’invita à
parler de lui.
— Est-ce que tu te rends compte que je dors avec un
inconnu, venu de nulle part ?
Que pouvait-il lui révéler de son passé ? Lui décrire sa
jeunesse dominée par la disparition de son père ? Lui
confier ses obsessions ? Il n’avait pas envie qu’elle le
plaigne.
Elle insista.

152
De mauvaise grâce, il consentit à évoquer son aversion
pour l’usine et les relations compliquées qu’il avait
entretenues avec sa mère. Un logement trop petit et des
soucis d’argent permanents avaient rendu leur cohabitation
trop difficile, crut-il bon de préciser avant qu’elle lui en
demande plus.
— Et ton père ?
— Il est mort. Un accident.
La brièveté de sa réponse lui fit prendre conscience
qu’elle abordait un point sensible, et elle orienta ses
questions sur Alexandre.
Dans quelles circonstances s’étaient-ils connus ?
Quelles avaient été leurs relations ?
Il se sentit plus à l’aise et décrivit leurs conditions de
vie dans le détail sans oublier les étranges rapports qu’ils
entretenaient, basés sur des silences qui se voulaient
complices.
Il n’évoqua pas l’araignée qui le tortura pendant des
années. À quoi bon ? Elle était morte.
Insatiable, elle exigea d’en savoir plus. Qu’avait-il
ressenti au moment où elle avait disparu ?
Du bout des lèvres, il lui avoua son incompréhension
devant son départ sans explications. Il lui confia avoir
voulu éliminer les sentiments qu’il lui portait pour ne
conserver de leur rencontre que la mémoire physique de
leur étreinte.
Elle se détourna pour allumer une cigarette, un geste
qui ne réussit pas à masquer son émotion.
Craignant de l’avoir blessée, il chercha à nuancer ses
propos.

153
Bien sûr, il avait malgré tout gardé l’espoir qu’un jour
peut-être… Pour la convaincre, il montra le sac qu’elle lui
avait laissé en guise de souvenir. Il ne s’en était jamais
séparé jamais. N’était-ce pas la preuve de son
attachement ?
Un long silence s’installa, ponctué seulement par le
bruit diffus du moteur d’une péniche passant au ralenti sous
leurs fenêtres.
Il n’avait plus rien à dire, peut-être même, en avait-il
trop dit.

Ils se devaient maintenant de concrétiser le vœu de


Rose. Irène programma le rendez-vous avec Maître Olivier,
réserva billets de train et chambre d’hôtel. Si tout se passait
comme prévu, ils deviendraient les copropriétaires de
l’appartement de l’île Saint-Louis et de son contenu. Dans
l’après-midi, elle lui proposa de l’accompagner pour
acheter des vêtements en vue de leur voyage. Devant son
enthousiasme mitigé, elle lui suggéra de la laisser faire. Il
accepta.

La troisième nuit qu’il passa avec Irène raviva ses


angoisses. Irène et Rose, avec la complicité du Chat,
n’avaient-ils pas décidé de son avenir à sa place ?
Il s’imagina victime d’un complot, vit Irène, en
geôlière manipulatrice, refermant sur lui une cage dorée

154
certes, mais terriblement hermétique. La frustration qui
l’effleura la veille d’avoir sacrifié sa liberté un peu trop vite
rejaillit avec une intensité nouvelle. L’idée de devoir
envisager sa vie sur plusieurs années le paniqua. Il devait
fuir, là, tout de suite, avant qu’il soit trop engagé pour
revenir en arrière.
Quand la lumière inonda la chambre, il tenait son jeans
à la main, prêt à l’enfiler.
— Mais… où vas-tu ?
Irène, les yeux encore gonflés de sommeil, le fixait,
incrédule. Il lui affirma chercher un mouchoir.

Au matin, il prétexta devoir prendre l’air.


Face à la Seine, sur le banc à la pointe de l’île Saint-
Louis, il se confronta au dilemme déchirant qui le
bouleversait. Irène ou la liberté ? La liberté ou Irène ? Mais
de quelle liberté s’agissait-il, bordel, si pour en jouir il
fallait renoncer à tout attachement ?
Elle vint le rejoindre, et longtemps ils regardèrent les
eaux du fleuve se séparant à leurs pieds, comme le symbole
de leurs existences.
— Tu as le droit de douter. Après tout, nous nous
connaissons à peine, et ce que je t’ai appris de moi n’a pas
dû te rassurer. Tu peux partir si tu le souhaites.
Il détesta ce moment qui ressemblait trop à un mélo à
deux balles. Il avait voulu croire que les sentiments
n’avaient pas besoin de l’impudeur des mots pour
s’exprimer, mais là encore, il s’était trompé.

155
La visite chez le notaire se résuma à une formalité.
Maître Olivier, teint jaune et crâne luisant, leur demanda de
signer une multitude de paperasses. Au passage, il balbutia
des explications incompréhensibles, puis il conclut par :
« Vous voilà copropriétaires » et il leur tendit une main
molle et moite pour clôturer la séance.
De leur voyage à Antibes, il ne retint que leur passage
au cimetière sur la tombe de Rose. Rose, la première
personne qui le traita d’égal à égal et qui le jugea digne de
vivre avec Irène malgré leurs différences.

Copropriétaires, c’était donc le terme qui officialisait


leur nouvelle vie. Certains se mariaient, d’autres non, eux
feraient de leurs vies une copropriété. Ils prirent le parti
d’en rire.

156
LIBERTÉ MODE D’EMPLOI

18

Vivre en marge de la société comme l’avait souhaité


Léo n’était plus d’actualité. En moins de temps qu’il fallait
à une larve pour se métamorphoser en papillon, il était
devenu un propriétaire respectable nanti d’une femme que
beaucoup d’hommes lui enviaient.
Maria, la concierge, l’appelait désormais monsieur
Léopold tandis que son mari, à défaut de lui montrer une
telle déférence, gomma de son attitude toute trace de
condescendance. Il s’en amusa, ce qu’ils pensaient
l’indifférait.
Pour la première fois de son existence, il était en
mesure de décider, hors de toute contrainte financière, de
son avenir. Cette possibilité s’avéra moins évidente qu’il

157
ne l’avait envisagée. Sans diplômes, les choix qui
s’offraient à Léo ne cadraient pas avec sa nouvelle
condition. Quant à reprendre des études, il ne l’envisagea
même pas.
Irène, en apparence, ne semblait pas s’alarmer de son
devenir, mieux encore, elle ne lui imposa pas ses relations
et ne tenta à aucun moment de lui montrer un chemin, quel
qu’il fût.
Contrairement à lui, elle avait trouvé sa voie depuis
longtemps. Elle suivait les cours du Louvre, s’intéressait à
la restauration de tableaux et travaillait occasionnellement
dans un atelier place Dauphine, sur l’île de la Cité, de quoi
occuper la majeure partie de ses journées.
Lui arpentait en solitaire les rues de Paris, cherchant à
imaginer son rôle dans ce couple où les noces furent
célébrées autour de l’héritage d’un appartement.
Une année passa sans qu’il trouvât de solution, et il
commença à s’inquiéter. Si leurs étreintes toujours aussi
passionnées le rassuraient, certaines attitudes d’Irène
empreintes de tristesse et de soudaines absences
l’alarmaient.

Au fil du temps, il sentit se glisser entre eux un voile


fait de non-dits dont il se savait être l’unique responsable.
Devinait-elle sa frustration de n’avoir pu vivre que
quelques heures la liberté totale qui précéda leurs
retrouvailles ?
Insidieusement, ce problème jamais tranché de son
indépendance le taraudait au point de devenir obsessionnel.

158
S’ajoutait à ce sentiment d’emprisonnement l’ennui
qui succéda à son incapacité de trouver sa place auprès
d’Irène et la sensation de tourner en rond dans une cage
dorée.
Se poser des questions l’embrouillait encore
davantage. Il devait se fier à son instinct, comme il l’avait
toujours fait, sans se préoccuper des conséquences.
Était-ce l’araignée qui avait repris du service ? Il ne sut
pas pourquoi ce matin-là il céda aux sirènes de la liberté.
Comme le jour où il quitta sa mère, il glissa dans son
sac quelques vêtements et partit sans se retourner, partagé
entre la profonde détresse de quitter Irène et une forme
d’instinct de survie qui lui soufflait que la liberté ne se
monnayait pas.
N’ayant pas prémédité son départ, il hésita sur le
chemin à prendre avant de se décider à revenir aux sources
de son enfance. Au bord de la Seine, il prit une chambre
dans un hôtel loué à la semaine et peuplé de journaliers
fauchés. Au moins se sentait-il chez lui. À peine installé, il
erra de bar en bar à la recherche de sensations oubliées.
Remonter le temps ne fut pas aussi bénéfique qu’il l’avait
imaginé.
Tout avait le goût du réchauffé, du déjà-vu, pire
encore, de l’ordinaire. Une cruelle désillusion le renvoya à
sa solitude.
Sur le point de renier ce qu’il avait aimé, il rencontra
Lorène. Sa jeunesse et sa gaité tranchaient avec le boui-
boui crasseux de son père où elle était serveuse. C’était
d’insouciance dont il avait envie, et elle en débordait.

159
Lorène qui avait le goût de la nouveauté et une propension
naturelle au partage lui ouvrit bientôt les bras.
Les quelques nuits qu’ils passèrent ensemble tinrent
leur promesse. Lorène était au lit comme dans la vie, drôle,
sans problèmes, tumultueuse et, cerise sur le gâteau,
totalement dépourvue de romantisme. Alors qu’il croyait
avoir trouvé le moyen d’oublier Irène, ce fut
paradoxalement au contact de Lorène qu’elle ressurgit dans
ses pensées. Pour la première fois, à l’attirance sexuelle
qu’elle avait toujours exercée sur lui, se substituait un
sentiment différent, fait de tendresse et d’émotions jamais
ressenties. Bien qu’il s’en défendît, leur histoire avait le
goût des occasions manquées, mais il était trop tard pour
revenir en arrière.
Il se lassa de Lorène aussi vite qu’elle se détourna de
lui pour passer à un nouvel amant. Au moins avait-il en
commun de ne pas s’encombrer de sensibleries inutiles, et
ils se séparèrent sans même se donner la peine de mimer la
tristesse.
Comprenant que ce « retour aux sources » n’était
qu’un leurre, Léo envisagea un nouveau départ. Il
abandonnerait Paris et s’aventurerait vers d’autres
horizons. Il repensa au voyage à Antibes avec Irène. Ce
serait dans le Sud qu’il commencerait un périple dont il ne
voulait pas imaginer la destination définitive.
Avant de s’exiler, il effectua un ultime pèlerinage au
pont de Tolbiac pour se convaincre que plus rien ne le
retenait à son passé. Il ne ressentit aucune émotion
particulière, il était guéri.

160
Pour être tout à fait en accord avec lui-même, il lui
fallait trouver le courage de revoir Irène une dernière fois.
Lui dire qu’elle n’était pour rien dans leur séparation, lui
dire aussi qu’il avait besoin d’incertitude pour continuer à
vivre, pour avoir envie de vivre. Ce point, il le savait, ne
serait pas facile à expliquer.

Depuis combien de temps avait-il quitté Irène quand il


se retrouva face aux fenêtres de l’appartement du quai
d’Orléans ? Deux semaines, trois, il ne savait plus très bien.
Au temps s’était substitué, depuis son départ, un état
second dans lequel les projets les plus fous se succédaient
sans qu’il réussisse à se décider sur les suites à donner à sa
vie.
Dans la cour qui menait aux escaliers, la concierge
l’interpella.
— Monsieur Léopold ! Madame Irène s’est absentée
quelques jours, mais si vous n’avez pas les clés, elle m’a
laissé un double, au cas où.
— Au cas où ?
— Ben oui, au cas où, répéta-t-elle, faute de trouver
une meilleure formule.
Devait-il en déduire qu’Irène espérait son retour ? Il se
rendit compte que, dans cette histoire, il n’avait pensé qu’à
lui.
— Quand rentre-t-elle ?
— Elle ne devrait pas tarder.
— Savez-vous où elle est ?
— Je l’ignore, monsieur Léopold.

161
En pénétrant dans l’appartement, il se remémora la
première fois où, inconscient de ce qui l’attendait, il
découvrit la bibliothèque, le salon aux canapés confortables
et la vue sur Notre-Dame qui l’avait fasciné. Il n’imaginait
pas vivre une seule seconde dans un tel endroit et encore
moins qu’il y retrouverait Irène.
L’impensable s’était réalisé, et aujourd’hui il prenait la
fuite vers un improbable destin. Était-il vraiment normal ?

Le soir venu, Irène n’était pas rentrée. Il décida de


patienter jusqu’au lendemain à midi. Passé ce délai, il
tirerait un trait définitif sur leur histoire. Il oublierait qu’il
avait été en partie propriétaire de cet appartement,
oublierait aussi le pécule dont Rose voulait qu’il bénéficiât
pour ne pas être aux crochets d’Irène. Il était responsable
de l’échec du pari de Rose et il ne méritait pas cet argent.

À la nuit tombée, il s’installa sur un canapé. Son esprit


marauda dans un vécu encore récent où Irène et lui… Où
passait-elle la nuit ? Dans quels bras ? Non, il n’était pas
jaloux, c’était un sentiment, qu’au nom de la liberté
justement, il avait toujours méprisé. Pourquoi serait-il
jaloux alors qu’il venait lui dire adieu ? Ridicule ! Mais, de
l’imaginer dans le lit d’un autre… Bordel ! il préférait ne
pas y penser.
Au matin, il s’installa devant la fenêtre pour assister à
la naissance du jour. Où serait-il ce soir ?

— Comment vas-tu, lui dit-elle, avec le même naturel


que s’ils s’étaient quittés la veille ?

162
Elle était là, une valise à la main, le visage empreint
d’une sérénité inattendue au regard des circonstances qui
les réunissaient.

N’en pouvant plus de s’interroger sur le désir profond


de Léo, elle avait pris le risque de se montrer moins
présente pour qu’il ne se sente pas obligé de rester. Il était
finalement parti, c’était son droit, mais elle lui en voulut de
ne pas lui avoir donné d’explications.
Elle ne supporta pas d’habiter seule l’appartement qui
les avait vus se retrouver et se réfugia dans le studio
parisien de Marie Smith, une de ses amies galeristes new-
yorkaises. Elle revécut leur parcours du jour où pour la
première fois elle le croisa au Méli-Mélo et jusqu’à son
départ soudain qui ressemblait à une fin annoncée.
Sa première impression se traduisit par de l’agacement
envers ce type à peine sorti de l’adolescence qui la
déshabillait du regard à longueur de journée. Puis elle s’en
amusa au point de se laisser aller à des œillades complices,
malvenues dans la situation dans laquelle elle se trouvait.
Pourquoi l’avait-il irrésistiblement attirée quand ils
s’étaient retrouvés dans la planque du Chat ? C’était un
mystère dont elle n’avait jamais résolu l’équation.
Elle, qui ne doutait pas de l’ascendant qu’elle exerçait
sur les hommes, fut dépassée par les événements.
Inconsciemment, il inversa les rôles. Même si elle avait dû
prendre l’initiative pour qu’il se décide enfin à l’enlacer,
elle perdit pied et se livra à lui corps et âme. Le souvenir de
cette étreinte où elle avait retrouvé des sensations perdues
depuis des années la hantait encore.

163
Il était de retour, mais à la vue de son sac à portée de
main, elle avait compris que c’était pour un dernier adieu.
Il lui fallait se montrer forte pour lui faciliter les
choses, et elle lui avait parlé sur le ton badin que l’on
emploie avec une vieille connaissance.
Mais devant son manque de réaction, et n’en pouvant
plus de cet ultime face-à-face, elle avait lâché dans un
souffle.
— Tu pars ?
Sa voix s’était brisée, révélant à Léo une insondable
tristesse.
Enfin, tout s’éclaircissait. L’ultime adieu qui devait
acter leur séparation lui avait ouvert les yeux. Il comptait
pour quelqu’un et il en fut bouleversé.

164
NOUVELLE DONNE

19

Ils reprirent leur vie, sans plus de confidences, là où ils


l’avaient laissée. Mais, pour la première fois, Léo ne
craignait plus de se projeter dans l’avenir. Encore lui
fallait-il trouver sa place auprès de celle qui le faisait
exister. Il mesura le chemin qui lui restait à parcourir
quand, marchand à ses côtés dans les rues de l’île Saint-
Louis où tout le monde se connaissait, on saluait Irène avec
déférence, alors que lui n’avait droit qu’à un regard
interrogateur plein de suspicion. Qui était ce type qui
accompagnait madame Lemarchand ? Elle le prenait alors
par le bras pour souligner, à ceux qui en doutaient encore,
les liens qui les unissaient. Un affichage qu’elle pratiquait

165
comme une provocation, consciente de l’embarras qu’elle
suscitait.
Il lui fut reconnaissant de se jouer de leurs différences
en public, mais l’envie lui vint bientôt de se bâtir un statut
compatible avec sa nouvelle vie. Un statut dont elle serait
fière.
Ce fut en observant les peintres du dimanche que l’idée
un peu folle de les imiter germa dans sa tête. Une solution
à sa portée qui nécessiterait certes beaucoup de travail,
mais cadrait mieux avec ses compétences supposées. S’il
arrivait à étonner Irène sur son propre terrain, il aurait
gagné.
Le talent inné pour le dessin que lui avaient reconnu
ses professeurs lors de ses courtes études ne serait
évidemment pas suffisant pour la surprendre, la tâche
s’annonçait ardue.
Pour se rendre compte de ce qui l’attendait, il assista
en compagnie d’Irène à des vernissages sans jamais lui
avouer le but qu’il s’était fixé de crainte de paraître ridicule.
À défaut de le rassurer sur ses chances de réussite, cette
première initiative créa de nouveaux liens. Désormais, ils
avaient un centre d’intérêt commun.
Il visita musées, expositions et tourna autour des
artistes amateurs qui déployaient leur chevalet sur l’île
Saint-Louis. Réticent à tout enseignement imposé, il réussit
par l’intermédiaire d’Irène à s’introduire comme
observateur dans l’atelier de restauration de peinture
qu’elle fréquentait.
Le propriétaire, un vieil homme bienveillant, toléra sa
présence à condition qu’il se montre discret.

166
À l’occasion, André Lempereur, c’était son nom,
exécutait des toiles, dites décoratives, sur commande. Léo
passait des heures à le regarder élaborer sa palette et
préparer ses fonds. Il s’imprégna de sa gestuelle quand, à
grands traits, il esquissait les perspectives, chercha à
comprendre le mystère des contrastes pourvoyeurs de
lumière et s’inspira de sa façon à concevoir la composition
de ses toiles.
Plus il progressait dans ses connaissances théoriques,
et moins son projet lui paraissait réalisable.
Sur le point d’abandonner, le hasard lui fit rencontrer
Mario, un ancien maçon italien. La chute d’un échafaudage
qui l’avait rendu paraplégique l’obligeait à se déplacer dans
un invraisemblable équipage composé d’un fauteuil roulant
et d’une remorque surmontée d’un parasol contenant toiles
et chevalets.
Taillé comme une armoire normande, doté d’avant-
bras du même calibre que des jambons de Parme, l’homme
attirait les regards.
Leur premier contact fut chaleureux. Mario n’avait
rien des peintres méfiants qu’il avait tenté d’approcher. Il
commentait toutes ses actions avec un accent inimitable qui
donnait, bizarrement, une crédibilité à ses descriptions. Il
lui conta comment il était passé, sans transition, de la
truelle aux pinceaux, ce qui lui permit d’arrondir sa maigre
pension d’invalide de quelques tunes.
Léo, pourtant avare de confidences sur sa vie privée,
lui livra à son tour son projet sans oublier les enjeux qui s’y
rattachaient : pouvoir vivre en harmonie au côté de la plus

167
belle femme du monde. Même s’il ne s’exprima pas aussi
directement, ce fut la traduction qu’en fit Mario.
Loin de le décourager, il se déclara prêt à partager
avec lui ses vingt ans d’expérience dans l’élaboration des
couleurs, un domaine dans lequel il excellait. Ils se
rencontraient régulièrement, et Irène eut la surprise de les
découvrir un jour en train de saucissonner aux abords du
Pont-Neuf.
Léo présenta Irène qui eut le privilège de voir ses
mains disparaître dans les énormes battoirs de Mario.
— Mamma mia commenta-t-il quand elle les quitta.
Pour une femme comme ça, tu dois être capable de soulever
le monde. Après un casse-croûte généreusement arrosé de
Chianti, il lui déclara solennellement.
— Mio amico, il est temps que tu t’attaques aux
travaux pratiques. Je t’ai préparé une liste de ce qu’il te faut
pour commencer. Pour le reste, ce sera à la grâce de Dieu
et au bon vouloir de Fra Angelico, notre saint patron.

Le lendemain, Irène, en le croisant dans les escaliers


menant à son repaire, les bras encombrés de toiles et de sac
papier au contenu mystérieux, comprit, mais ne lui posa
aucune question.
— Je vais faire des essais, crut-il utile de lui dire,
comme s’il cherchait une excuse pour exercer une activité
qui, au demeurant, n’avait rien de répréhensible.
Elle le rassura.
— Ne t’inquiète pas, je suis trop bien ici pour aller me
perdre dans ton taudis plein d’araignées et de poussière.

168
Quand enfin il se retrouva face à une toile vierge, il se
sentit incapable d’esquisser la moindre composition tant
ses mains tremblaient. Il s’en ouvrit à Mario qui l’apaisa.
— C’est normal mon gars, ça veut dire que tu as pris
la mesure de ce qui t’attend.

Ses premiers essais s’avérèrent catastrophiques.


Mario, devant son découragement, remit l’église au milieu
du village.
— Tu n’imaginais quand même pas pondre un chef-
d’œuvre au premier coup de pinceau !
Remis en selle, il s’aventura modestement à reproduire
sur la toile le rectangle de ciel que découpait sa lucarne. Il
le peignit à toutes heures du jour et par tous les temps, puis
décida de rendre compte de l’eau de la Seine qui coulait à
ses pieds, tout aussi changeante que le ciel.
Il osait maintenant montrer ses essais à Mario qui le
conseillait sur la façon d’améliorer les choses.
Quand il lui demanda son opinion sur ses chances de
réussite, sa réponse le laissa dans l’expectative.
— Je ne vais pas te juger, mio amico, et encore moins
te donner des conseils autres que techniques. Tu devras
conquérir seul ta belle ou la partager avec moi !

Irène comprit rapidement que Léo se consacrait


entièrement à la peinture, et que le secret qu’il entretenait
autour de son activité n’avait d’autre but que de la
surprendre le moment venu.

169
Si elle trouvait plutôt flatteur qu’il lui vouât autant
d’énergie, elle n’en fut pas rassurée pour autant. Il
s’investissait trop et n’avait comme unique fréquentation
que le colosse en fauteuil roulant qu’il allait retrouver
régulièrement sur les quais de Seine.
Au fil des mois, il passa de plus en plus de temps dans
la chambre de bonne. Irène s’en inquiéta et, pour le sortir
de son isolement, lui proposa de le rejoindre dans son
atelier pour lui tenir compagnie.
— Nous parlerions de ton travail et…
— Mon travail ? Quel travail ?
Devant sa réaction, à la limite de l’agacement, elle
n’insista pas, commençant même à douter des bienfaits
d’une occupation qui semblait tourner à l’obsession.
Le soir, il se montrait souriant, mais elle détectait
derrière son attitude de façade une tension grandissante.

En tête-à-tête avec sa peinture, Léo menait un combat


sans fin. Un jour, il croyait toucher au but, le lendemain il
remettait tout en question, piétinait, déchirait, repartait à
zéro.
Plusieurs fois, il fut tenté d’abandonner, restant parfois
une semaine entière sans monter dans son atelier. Pendant
ces intermèdes, il apparaissait à Irène comme absent,
préoccupé, irritable.
Son investissement total symbolisait la mesure de
l’enjeu qu’il s’était fixé : étonner Irène. Pourquoi avait-il
choisi un domaine où elle excellait ? Par défi ? Par
prétention ? Il en concluait le plus souvent que c’était par
bêtise.

170
S’il prenait conscience de sa vanité à devenir un artiste
en moins de temps qu’il n’en fallait pour former un
plombier, Marco le recadrait.
— Quand on a l’ambition de vivre avec la plus belle
femme du monde, on n’a pas le droit de reculer devant
l’obstacle comme un vulgaire canasson promis à la
réforme !
Irène, soucieuse de l’arracher à son obsession,
multiplia les sorties au restaurant, au théâtre. Des
découvertes qu’il appréciait, mais il ne s’agissait que de
parenthèses dans sa frénésie de travail.

Vint mai 68 dont il perçut, de son atelier, les rumeurs


et l’odeur des lacrymogènes. La radio qu’ils écoutaient
pendant les repas parlait de révolution.
La révolution, il s’en moquait, il devait atteindre son
objectif et ne pas se laisser distraire, même par une
révolution.

Depuis deux ans déjà, Léo partageait son temps entre


la peinture et Irène. Deux mondes totalement séparés, deux
vies qu’aucun lien ne reliait si ce n’était le but ultime d’un
pari fou, éblouir la femme qu’il aimait. Deux ans, qu’il
s’était enfermé dans sa tour d’ivoire sans qu’aucune toile
en sorte, pas même une esquisse. Il sentait qu’Irène, moins
sereine, s’interrogeait sur cette interminable quête. Il la

171
rassurait comme il pouvait. Non, il n’était pas prêt. Oui, il
progressait. Qu’elle patiente, il touchait au but.
Irène, qui n’attendait pas de lui d’invraisemblables
exploits pour l’aimer, intervint.
— Si ça doit durer, je suggère que tu couches dans la
chambre de bonne et que tu y prennes tes repas.
Dite sur le ton de l’humour, la menace ne l’inquiéta
que modérément, mais il n’en perçut pas moins un début de
révolte qui l’alerta. Repousser encore et toujours
l’échéance du verdict ne servait à rien, jamais il ne serait
satisfait. Se fixer une date limite s’imposait. Il promit à
Irène que bientôt il lui ouvrirait la porte de son antre.
La veille du jour venu de ce qui constituait pour lui
l’aboutissement de deux années de travail acharné, il ne
dormit pas, égrainant les heures qui le séparaient d’un
jugement qu’il redoutait. Il n’osait imaginer les
conséquences si Irène lui signifiait qu’il avait perdu son
temps.
Irène, partagée entre soulagement et angoisse, ne passa
pas une meilleure nuit. Après un petit déjeuner au cours
duquel elle tenta de se montrer parfaitement décontractée,
ils empruntèrent ensemble l’étroit escalier de service. À mi-
chemin, il lui donna la clé. Qu’elle y aille seule !
Elle refusa, prétextant ne pas vouloir entrer la première
dans la chambre d’un célibataire. Un trait d’humour qui
tomba à plat. Sa main tremblait quand il glissa la clé dans
la porte de son atelier.
Déroutée, elle découvrit un indescriptible capharnaüm
de croquis rageusement chiffonnés et de toiles à peine
ébauchées posées à même le sol. Quelques tableaux,

172
échappés du carnage, étaient accrochés aux murs. Elle dut,
avant de fixer son attention sur l’un d’eux, reprendre son
calme.
Ne sachant comment interpréter sa stupéfaction, il
retint son souffle.
Irène s’arrêta devant une toile. Elle n’avait jamais rien
vu de tel. La composition, les couleurs et la sûreté de
l’exécution la sidérèrent.
Rien de conventionnel dans ces premiers plans qui
crevaient le décor et qui accentuaient encore la violence des
contrastes, donnant une étonnante profondeur à ses
agencements. Elle découvrait Paris peint à la manière d’un
paysage méditerranéen. Pourtant, une vérité criante,
incontestable, se dégageait de cette composition. Comment
avait-il pu, en aussi peu de temps, accéder à une telle
maîtrise ? Quand, elle se saisit de la toile pour la confronter
à la lumière de la lucarne, Léo se prit à espérer que son
intérêt ne pouvait être que positif. C’est alors qu’elle se
tourna vers lui le visage illuminé d’un sourire radieux. Il
avait gagné la partie.

Irène, qui avait décidé, quoi qu’il arrive, de ne pas lui


mentir, se sentit libérée d’un énorme poids.
Comment avait-il pu partant de rien, en deux ans, dans
la solitude d’une chambre de bonne, réussir cet exploit ?
Elle voulut croire que sa volonté de la séduire contribua à
ce tour de force.

Redescendu sur terre, Léo acheta une montagne de


charcuteries, du vin italien et se lança à la recherche de

173
Mario à qui il devait son succès. Ils ne s’étaient pas vus
depuis plus d’un mois et, de ne pas le trouver à sa place
habituelle, ne l’inquiéta pas. Après avoir passé plusieurs
jours à sillonner, sans résultat, les berges de la Seine, il dut
se résoudre à l’impensable, Mario s’était volatilisé.
Irène tenta de le rassurer.
— Peut-être est-il en voyage ou, tout simplement, se
repose-t-il chez lui.
Il voulut la croire.
Une semaine plus tard, en page 2 de France-Soir, la
photo de Mario, sur son fauteuil roulant, coiffée du titre
« Drame en plein cœur de Paris », le tétanisa.
L’article de quelques lignes stipulait que le corps sans
vie de Mario Cassano, artiste peintre à ses heures, avait été
repêché le matin même à la hauteur du pont de Sully. On
ignorait encore les circonstances de sa mort, mais l’enquête
s’orientait, selon les premières constatations, vers un
accident. Le journaliste ajoutait : « L’homme, sans
domicile fixe, survivait grâce à la vente de ses toiles. On ne
lui connaissait pas de famille ».
Léo ne put s’empêcher de faire le lien avec la
disparition de son père. Décidément, la Seine, qu’il aimait
tant, ne cessait de jouer les fossoyeuses. Mario qui l’avait
tant aidé ne saurait jamais que grâce à lui… À quoi bon
épiloguer ? Une fois de plus, confronté à l’indicible, il ne
trouva pour seule parade que l’oubli.

En d’autre temps, la mort de Mario n’aurait pas


manqué de réveiller l’araignée, mais le bonheur d’Irène et

174
sa fierté d’avoir réussi son pari rejetèrent aux oubliettes la
bestiole à huit pattes.

175
RECONNAISSANCE

20

— Pour toi.
Intrigué, il saisit l’enveloppe, à l’en-tête de la
« Galerie des deux Ponts », que lui tendait Irène.

« Cher Monsieur,
Je me suis porté acquéreur, à titre personnel, d’une
toile présentée par votre agent, madame Lemarchand.
Je serais très intéressé par une collaboration en vue
de commercialiser vos œuvres.
Vous trouverez, ci-joint, le règlement concernant mon
premier achat.
Votre dévoué,
Hubert de Ribérol. »

176
— Votre agent, madame Lemarchand ? Ce chèque ?
Tu plaisantes ?
— Le chèque représente le montant de ton dernier
tableau, et madame Lemarchand est ta dévouée
collaboratrice.
— Je ne comprends pas.
— J’ai proposé une de tes toiles à Hubert de Ribérol,
un de mes amis galeristes. Tu m’en veux ?
— Si ton ami a de l’argent à jeter par les fenêtres,
pourquoi pas. Il se peut aussi que tu lui plaises, et dans ce
cas, tous les espoirs sont permis.
— Hubert de Ribérol est un homme charmant dont
l’expertise s’impose sur la place de Paris, de surcroît, c’est
un homosexuel notoire.
—…
— Tu es d’accord pour lui céder d’autres peintures ?
— Si tu n’as pas honte d’escroquer ton copain Hubert !

Léo n’exigea qu’une seule condition à la


commercialisation de ses tableaux : ne jamais rencontrer le
galeriste ni aucun de ses clients.
Qu’Irène vende ses toiles l’indifférait. Il avait déjà
atteint son but, le reste n’était que cerise sur le gâteau.

Depuis qu’elle s’était arrachée des griffes de Carrax,


Irène caressait le projet de se positionner en intermédiaire
crédible dans le marché de l’art. L’idée folle de Léo de se

177
lancer en solitaire dans la peinture relevait du miracle par
sa complémentarité.
Pendant les deux ans qu’il passa cloîtré dans son
atelier, elle n’était pas restée inactive. Après les cours du
Louvre et une initiation à la restauration de tableaux avec
Lempereur, elle s’était liée avec des artistes et des
journalistes de la presse spécialisée. Elle s’était rapprochée
aussi d’Hubert de Ribérol réputé comme découvreur de
talents.
Elle tenta de les faire se rencontrer, mais Léo déclina
sa proposition tout comme il refusa de se plier à des
commandes particulières.
Irène, pragmatique, s’adapta à la situation. Elle allait
transformer le désir forcené de Léo à rester dans l’ombre
en moteur de son succès. Son idée reposait sur une subtile
manipulation des influenceurs d’opinion qui pullulaient
dans la sphère des initiés de la capitale. Concrètement, elle
demanda à Hubert de dévoiler sous le manteau quelques
œuvres de Léo à des initiés en leur imposant
impérativement de garder le secret sur cette découverte. Pas
question de divulguer le nom de l’auteur de ces merveilles
qui, pour des raisons mystérieuses, ne souhaitait pas
accéder à la postérité.
Il ne restait plus qu’à attendre.

En quelques mois, bruissa dans tout Paris la nouvelle


de l’arrivée sur le marché d’un artiste d’importance. La
rumeur, qui se nourrissait d’informations contradictoires,
enfla dans des proportions qui stupéfièrent Irène elle-
même.

178
Personne, ou presque, n’avait vu les œuvres
concernées, mais tout le monde avait un avis tranché,
débattu à longueur de pages par la presse spécialisée. Plus
cocasse encore, sa côte fictive ne cessait de monter.
Irène, devant l’ampleur du phénomène, jugea qu’elle
ne pouvait laisser plus longtemps dans l’ignorance le
principal intéressé. Léo prit la chose avec désinvolture.
— Toute cette histoire ne me semble pas très sérieuse,
mais si ça t’amuse…

Ils décidèrent de concert qu’il effectuerait son entrée


officielle sous le nom de Léopold, un an plus tard, à la
galerie des Deux-Ponts.
Sa première exposition eut un succès retentissant que
l’absence de l’artiste amplifia encore.
Sur les photos de presse, il découvrit Irène, rayonnante,
une coupe de champagne à la main, au milieu d’une foule
compacte qui n’avait d’yeux que pour elle.
L’article accompagnant le cliché la présentait comme
l’agent du mystérieux Léopold.

« Madame Lemarchand, figure du monde de l’art, n’a


pas souhaité nous révéler l’identité de l’homme ou de la
femme qui se cache derrière cette signature en passe de
devenir célèbre. Toutes les spéculations sont ouvertes sur
les raisons pour lesquelles l’auteur des toiles exposées à la
galerie des Deux-Ponts tient à conserver l’anonymat. »

Irène avait vu juste, il suffisait de donner du foin à un


âne pour qu’il braie de contentement.

179
*

Hubert de Ribérol, excité comme une puce, ne cessait


d’appeler.
— Ma chère Irène, il me faut des toiles récentes au plus
vite. Vous n’imaginez pas le retentissement provoqué par
l’exposition.
Irène tempérait.
— Vous allez devoir vous contenter du bon vouloir de
Léopold, mon ami.
— Mais enfin Irène, en tant qu’agent, incitez-le à
produire, il en va de l’intérêt de tous !
— « Inciter » Léopold se résume à le ménager,
répliquait Irène.
Le plus souvent, la conversation s’arrêtait là, laissant
planer le doute sur la personnalité du peintre inconnu.
Irène en jouait, Léo s’en amusait.

Irène, réaliste, comprit qu’il méritait un atelier à la


mesure de ce qui s’annonçait. Elle acquit les deux autres
chambres de bonne qui jouxtaient la leur et demanda que
l’on abatte les cloisons. Le résultat dépassa leurs
espérances.
Désormais, Léo disposait d’un vaste espace éclairé par
trois lucarnes donnant sur la Seine. Irène y installa le
chauffage et créa un coin salon équipé d’un canapé où il lui
arrivait de le rejoindre pour prendre le thé et quelquefois
pratiquer des activités moins innocentes.

180
*

Léo s’installa progressivement dans une confortable


routine, ponctuée par l’exposition annuelle de la Galerie
des deux Ponts dont le succès ne se démentait pas.
Irène acheta une voiture, ce qui incita Léo à passer son
permis. Un pas de plus vers une normalité qui menaçait de
le muer en bourgeois lambda, uniquement préoccupé par la
météo et de la capacité du gouvernement en place à ne rien
changer à l’ordre établi.
Dans leur Facel Véga16 décapotable, ils allaient à la
montagne ou à la mer, fréquentaient les hôtels chics et les
restaurants étoilés.

Tout à la découverte de cette vie sans souci, il ne


remarqua pas l’attention que portait Irène aux nourrissons,
les prenant dans ses bras quand l’occasion se présentait en
lui jetant des regards éloquents. Irène désirait un enfant et,
comme tout homme qui se respecte, son incapacité à
l’entendre relevait de l’aveuglement.
Désespérant qu’il la comprenne par des moyens
détournés, Irène lui déclara sans fioriture.
— Je veux un enfant de toi, et nous allons lui donner
une chance de naître tout de suite.
Rose débarqua sur terre le 25 juin 1970 par une
matinée ensoleillée, comme dans les romans-photos.

16 Facel Vega : Une des marques les plus emblématiques de l’automobile française des années 1950 et

1960, très prisée des célébrités de l’époque.

181
Ils n’eurent aucun mal à se mettre d’accord sur son
prénom. Sans la vieille dame d’Antibes, elle n’aurait jamais
vu le jour.
À sa naissance, ils reçurent un courrier de félicitations
du Chat sans savoir comment il avait appris la nouvelle.

Au début, Léo tint ses distances avec la petite Rose. Il


la surnomma « La Chose » et tenta de ne pas tomber dans
le gâtisme ridicule qui réduisait les pères en esclavage.
Peine perdue. Ses regards innocents et ses abandons
confiants se révélèrent d’une telle efficacité qu’ils
démolirent pierre après pierre la citadelle qu’il avait eu tant
de mal à édifier pour se défendre de telles attaques.
En contrepartie, la chute des murs lui apporta la
lumière et lui ouvrit l’horizon. Désormais, il envisageait
l’avenir sans angoisse et s’imaginait « la Chose »
adolescente, puis femme épanouie vivant à leurs côtés en
pleine harmonie.
Irène, qui suivait avec intérêt l’évolution de leurs
rapports, ne se lassait pas de le voir brutalement se
détourner quand elle le surprenait penchée sur Rose, un
sourire niais aux lèvres. Il n’était pas dit que Léo Larivière
se laisserait piéger comme un quelconque quidam !
Il dut reconnaître sa défaite quand, après une journée
de travail intensif dans son atelier, il débarqua, triomphant,
dans la chambre de Rose avec un nouveau lit aux barreaux
multicolores
— En hommage à Mario qui m’a tout appris de la
couleur dit-il, pour ne pas avouer devant Irène son
allégeance totale à « La Chose ».

182
Rose grandit dans ce climat serein qu’aucun nuage ne
paraissait pouvoir perturber.
Elle fréquentait maintenant l’école communale de l’île
Saint-Louis et semblait, comme son père, avoir un goût
prononcé pour la solitude sans pour autant vivre renfermée
sur elle-même.
Elle entretenait avec son père une relation singulière,
faite d’attentions discrètes et de regards complices. Irène,
loin de jalouser cette connivence particulière,
s’attendrissait de la voir exercer son instinct maternel
précoce sur Léo.

En 1980, le Chat, qui projetait de créer une fondation


au Vietnam les contacta. Il allait vendre la propriété de
Rose. S’ils étaient intéressés, il leur cèderait au prix qui leur
semblerait raisonnable.
Acheter la maison de Rose revenait à se réapproprier
une partie de leur vie où ils se rencontrèrent. Enthousiastes,
ils donnèrent leur accord immédiatement.
À Pâques, Rose découvrit la demeure de celle à qui elle
devait son prénom et probablement son existence.

La nature ayant repris ses droits, ils durent se faufiler


dans ce qui ressemblait à une jungle pour atteindre la porte
d’entrée.
Léo, qui observait Rose à la dérobée, décela dans son
regard la même émotion qu’il avait ressentie en 1963, dix-
sept années auparavant, en pénétrant dans ce jardin.

183
Lui, contrairement à sa fille, n’avait connu que la ville
et ne s’imaginait pas que de tels endroits existaient. Pour
autant, elle ne se montra pas blasée, et quand elle lui lança
les yeux pétillants d’excitation « C’est beau papa ! » il dut
se détourner pour cacher son émotion.
En ouvrant avec difficulté la porte gonflée par
l’humidité, il retrouva la maison dans l’état où il l’avait
laissée lors de sa première visite.
— On dirait le château de la Belle au bois dormant !
s’exclama Rose.
Au fur et à mesure qu’ils enlevaient les housses
protégeant les meubles, leurs souvenirs se ravivaient.
Léo redécouvrit la bibliothèque où Rose s’était laissée
aller à la confidence. Irène sortit de l’oubli le fauteuil où
affaiblie, elle lui avait parlé de Léo, le gamin qui voulait se
donner des allures d’homme auquel elle s’était attachée
plus que de raison. La vieille dame, ignorant ce qui se
passait entre eux, avait plaisanté. « Vous feriez un beau
couple tous les deux. » Sa remarque avait incité Irène à se
confier, et elle lui narra leur brève histoire et les traces
indélébiles qu’elle avait laissées.
Irène, qui désirait ne rien cacher à sa fille, lui conta
avec des mots empreints de nostalgie, son émotion en
débarquant dans ce havre de paix après les terribles
tensions qui précédèrent sa fuite.
La petite Rose, heureuse d’être traitée en adulte,
l’écoutait avec attention.
Leurs pas, guidés par un clapotis cristallin, les
menèrent naturellement vers la fontaine redécouverte par

184
Léo. Rose se précipita, tendit ses mains, s’aspergea le
visage comme son père l’avait fait dix-sept ans auparavant.

Après une courte nuit passée dans un hôtel en ville, ils


se rendirent chez le notaire.
Maître Olivier, qu’ils connaissaient déjà, leur donna
l’estimation calculée en tenant compte des travaux
importants induits par l’abandon de la maison. Il fut
désarçonné quand ils lui offrirent trente pour cent de plus.
Pour la première fois dans sa longue carrière, des acheteurs
renchérissaient sur le prix proposé.
Une heure plus tard, ils revisitèrent de fond en comble
la villa. Rose, en territoire conquis, choisit la chambre où
résida sa mère durant son premier séjour à Antibes.
Après s’être consultés, ils prirent le parti de garder
l’essentiel du décor voulu par la grand-mère d’Alexandre.
Ainsi décidèrent-ils de restaurer les tentures du salon et de
confier à un tapissier le soin de remettre en état les canapés
en velours défraîchi. Il en alla de même dans toutes les
pièces de la demeure qui, en quelques mois, retrouva son
lustre d’antan.
Dans la foulée, les anciennes écuries situées dans le
fond du parc se transformèrent en atelier de peinture
utilisable par Léo en cas de séjour prolongé.
Dès que les vacances scolaires le permettaient, Rose
trépignait d’impatience pour rejoindre la maison de son
homonyme qu’elle considérait comme sa grand-mère.
Que pouvaient-ils demander de plus à la vie ?

185
LA BASCULE

21

15 novembre 1983
L’enveloppe de papier kraft déposée par la concierge
sur le paillasson l’intrigua. Son nom, écrit au crayon d’une
main malhabile, était en partie recouvert d’adhésif, et Léo
dut recourir à une paire de ciseaux pour parvenir à l’ouvrir.
Il en sortit un portefeuille au cuir noirci par la patine
des ans dont les coutures détériorées laissaient apparaître le
contenu.
Désappointé, il le déplia avec précaution. Dans un des
compartiments, il trouva la carte d’identité de Mouss à
peine reconnaissable sur la photo altérée par le temps. Un
second volet abritait une attestation de remise de
décorations au soldat Mustafa O’Séguir, né à Tizi Ouzou,

186
et qui enveloppait une médaille militaire passée dans un
ruban vert et rouge. Enfin, sur un bristol qu’il lui avait posté
quelques années auparavant, figurait son adresse sur l’île
Saint-Louis.

L’envoi de cette relique par un inconnu s’apparentait à


un faire-part de décès.
Dans l’impasse, une grosse femme appuyée sur un
balai observait goguenarde Léo en train frapper à la porte
de Mouss.
— Risque pas d’vous répondre, y’ a un moment qu’il
est clamsé.
—…
— Z’êtes pas par hasard le type qu’a laissé son adresse
dans son larfeuille ?
— Si, mais…
— Si vous pouviez débarrasser son gourbi, ça nous
arrangerait.
— Mouss est mort ?
— Puisque j’vous l’dis.
Elle se retourna vers une fenêtre ouverte au rez-de-
chaussée.
— Renééé, c’est quand qu’il a calanché l’bougnoule ?
— Y’a une semaine tout juste. J’m’en rappelle,
Jeannot était là, c’est lui qu’a défoncé la porte du bico à
coups d’pompes.
— Comme pendant la bataille d’Alger, il a dit,
s’esclaffa la grosse. Faut dire que Jeannot c’est un dur de

187
dur, il crapahutait avec Bigeard, les ratons y connaît. Y
nous a raconté des choses, j’peux même pas vous dire. Ces
gens-là, y sont pas comme nous m’sieur, toujours une lame
à portée d’la main.
— Mais pourquoi avoir défoncé la porte ?
— Y’avait trois jours qu’on l’avait pas vu l’vieux.
Tous les matins, il allait chercher son litre de rouge et son
pain. C’était pas l’genre à rester sans carburant, on s’est dit
que quecque chose tournait pas rond. À la troisième
sommation a dit Jeannot, j’fais péter la porte, comme là-
bas, dans la casbah.
— Et alors ?
— Ben… Il était dans son lit, enfin si on peut dire un
lit… Le boucan ne l’avait pas réveillé, c’est dire qu’il était
bien canné. Jeannot, qu’à l’habitude des macchabées, il l’a
vu tout de suite.
Convaincue d’avoir trouvé une oreille attentive, elle
rajouta.
— Heureusement qu’y gelait dans son trou à rats. Y
sentait pas.
— Les derniers jours que vous l’avez vu, il avait l’air
malade ?
— J’en sais rien. Les crouilles, on s’en occupe pas,
chacun chez soi. Y disait bonjour à personne. D’toutes
façons, on lui aurait pas répondu. On sait pas s’qui z’on
dans la tête. Jeannot nous a bien dit, là-bas…
Léo n’en pouvait plus. Il fallait qu’elle se taise. Un
coup de pied rageur dans le balai sur lequel elle s’appuyait
provoqua sa chute. Son front heurta le trottoir et du sang

188
coula sur sa joue. Le cul dans le caniveau, elle le regardait,
sans comprendre.
Une nouvelle fois, la violence innée qu’il hébergeait au
tréfonds de lui-même comme un instinct de survie
abolissait son discernement. Il se remémora le visage de
Mouss. Un visage empreint de bienveillance, mais qui
semblait douter du rendez-vous improbable qu’ils s’étaient
fixé avant de se quitter.
Les hurlements de la concierge le ramenèrent sur terre.
— Renééé !  Arrive ! y’a un salopard qui cherche des
crosses.
Maillot de corps crasseux, moustache en croc, mégot
agressif, René se précipitait déjà.
— Y va morfler, l’fils de p…
Un choc violent au creux de l’estomac l’empêcha de
terminer sa phrase. Le souffle coupé, il s’affala sur lui-
même, près de la bignole17.
Léo devait partir avant de perdre le contrôle, mais
l’araignée prit le dessus, et il se déchaîna à coups de pied et
de poing, se nourrissant de leurs plaintes comme d’une
incitation à continuer.
Le concierge gisait sans connaissance sur le trottoir,
quand, venus du fond de l’impasse, des cris l’alertèrent.
— Bordel de Dieu, y’a personne pour appeler les
flics ?
Il devait fuir avant de commettre l’irréparable.
Sur son chemin, il croisa un car de police toutes sirènes
hurlantes. Il devait reprendre son calme, oublier l’impasse,
Mouss et tous les autres, mais il en fut incapable.

17 Bignole : mot argotique pour concierge.

189
L’araignée qu’il croyait morte depuis longtemps venait de
se réveiller, ouvrant une brèche à un flot de haine, de colère
et de culpabilité.
L’araignée ne s’arrêta pas là. Son retour victorieux fit
ressurgir le souvenir de la péniche en feu avec les mêmes
questions restées sans réponse, les mêmes doutes sur le rôle
de sa mère dans la disparition de son père.
Il ne lui avait fallu que quelques minutes pour retomber
dans le trou dont il avait eu tant de mal à s’extirper.
Il devait reprendre ses esprits. Quai d’Orléans, Irène et
Rose attendaient Léopold, l’artiste peintre, l’homme
attentif à leur bonheur, pas Léo Larivière qu’une araignée
rendait fou lorsqu’on la réveillait en sursaut.

Malgré ses efforts, il ne put dissimuler son trouble.


Irène demanda à Rose de les laisser seuls et somma Léo de
parler.
Il évoqua la disparition d’un ami perdu de vue. Se
souvenait-elle de ce vieil arabe silencieux au Méli-Mélo ?
Non, elle ne se rappelait pas.
Les blessures sur ses mains ?
Une chute malencontreuse.
Comment lui dire qu’au-delà de la mort de Mouss, sa
vie, leurs vies venaient de basculer ?
Il était peut-être un meurtrier et la gardienne qui
connaissait son nom et son adresse ne manquerait pas de la
communiquer à la police. L’idée de fuir l’effleura, mais il

190
ne pouvait pas laisser Irène et Rose face à cette catastrophe
annoncée.
Les jours qui suivirent, il dormit mal, guettant au petit
matin la venue de la police. Une semaine passa. La
concierge était-elle de ces gens qui ne se confiaient jamais
aux flics, quoiqu’il arrive ?
Il lui fallait attendre, une fois de plus, que le destin
décide de son sort.

Il pouvait lire dans le regard d’Irène comme dans un


miroir la progression du mal qui le rongeait. Seule Rose
restait capable de le sortir d’une apathie de plus en plus
récurrente. Il tentait de les rassurer de son mieux en se
montrant enjoué, mais ses attitudes sonnaient faux et ses
efforts pathétiques les inquiétaient encore davantage.
Il aurait voulu pouvoir se livrer, mais se confier
aboutirait à mêler son ancienne vie avec le paradis qu’ils
s’étaient construits, et il s’y refusait.
Il se remit au travail pour échapper à l’angoisse qui le
torturait, mais sa peinture s’en ressentit. Dans la solitude de
son atelier, il recommençait sans cesse les mêmes tableaux
qu’aucun soleil n’éclairait plus. Aux élégants hôtels de l’île
Saint-Louis se substituèrent les quais de déchargement de
Bercy, les cheminées d’usine crachant leur panache noir et
les pyramides de verre et de ferraille dans lesquelles,
enfant, il trouvait des trésors. Puis apparurent, pour la
première fois dans ses compositions, des personnages
esquissés dans l’ombre des arches de pont. Clochards,

191
noyés dans des montagnes de carton sous des grues
découpées sur des ciels de pluie, penchées comme des
oiseaux de proie sur ce quotidien misérable.
Ironie du sort, sa nouvelle inspiration fut jugée encore
plus convaincante par des amateurs d’émotions
authentiques. Hubert de Ribérol se frottait les mains de
contentement en constatant que sa côte ne cessait de
progresser.

Léo ne descendit plus que pour les repas, n’échangeant


que quelques mots avec les deux femmes de sa vie.
Le matin, de la fenêtre qui dominait le quai, il les
suivait du regard. Rose se dirigeait vers son école et Irène,
le plus souvent, rejoignait la galerie des Deux-Ponts.
Lasses de ne pas avoir de réponse à leurs signes, elles
disparaissaient à l’angle de la rue sans se retourner.
Il lui vint des impulsions inattendues, irrépressibles. Il
lâchait ses pinceaux, dégringolait les escaliers, retrouvait
Irène avec l’intention de lui dire qu’il allait bien, qu’elle ne
devait pas s’inquiéter. Mais rien ne sortait de sa gorge
nouée.
Irène, impuissante, l’encourageait à parler, mais
quand il s’abandonnait il avouait tout au plus une fatigue
passagère.
Elle lui en voulut de son manque de confiance. Elle lui
en voulut de ne pouvoir l’aider.

192
Au fil du temps, son face-à-face avec l’araignée devint
destructeur. Elle prenait de plus en plus souvent le pouvoir,
guidant ses pensées vers le pont de Tolbiac, la péniche en
feu et la disparition de son père. Pire, l’araignée depuis
quelque temps lui suggérait que cette mort n’avait rien
d’accidentel, et qu’il devait se poser des questions.
Il cherchait inlassablement dans sa mémoire des
souvenirs susceptibles de le conduire sur le chemin de la
vérité. Au bout de ses introspections, il ne savait plus
discerner ce qui relevait de son imagination.
Un terrible doute s’insinuait. Willem, sa mère, quels
rapports entretenaient-ils à l’époque du drame ? Amants,
déjà ?
L’absence de Willem sur le quai le soir de l’incendie
s’expliquerait : ne pas éveiller les soupçons.
Un effroyable scénario, que rien ne semblait démentir,
prenait corps. Leurs refus d’aborder le sujet avec lui… tout
concordait.
Au matin, il se traitait de salaud d’avoir imaginé sa
mère et Willem complices de la mort de son père. Comment
avait-il pu envisager une telle monstruosité ?
Sa peinture s’assombrit encore. Les couleurs
s’atténuaient, se diluaient, reflétant des ambiances
désespérantes.
Irène et Rose se morfondaient de le voir sombrer dans
une dépression sans fond. Quand il émergeait de son
univers, il paraissait les découvrir et affichait un visage
miné par le doute.
Irène tenta de se rapprocher de lui en multipliant les
prétextes pour s’attarder dans son atelier. Ce fut peine

193
perdue. Elle n’insista pas de crainte qu’il lui échappe
définitivement. Alors, en désespoir de cause, elle envoya
Rose lui tenir compagnie. Il semblait apprécier sa présence,
mais ses regards traduisaient un tel désespoir qu’elle
revenait en pleurs.

C’est une nuit de loup. Sur les quais, le vent et la pluie


entraînent dans une ronde infernale des tourbillons de
feuilles mortes.
Déterminé, il sait exactement où il va. Bientôt, il aura
la réponse aux questions qui le minent et le détruisent à
petit feu.
Il traverse le pont Sully, aborde le quai Saint-Bernard
qui longe la halle aux vins. Sur le quai d’Austerlitz, aux
abords de la gare, subsiste encore un peu d’animation, puis
la nuit glauque. La pluie redouble, il ne sent plus son corps.
Ses jambes ne lui obéissent plus, mais il avance toujours,
mû par un irrésistible besoin de vérité.
Devant lui, la route qui borde la Seine aligne ses murs
aveugles. De rares lampadaires semblent flotter dans un
magma d’eau et de brouillard. Il approche de son objectif,
le pont de Tolbiac. Il rejoint l’autre rive où cette nuit de
février 1949 son père disparut.
Comble de l’ironie, une boîte métallique portant
l’inscription « Secours aux noyés » contenant une bouée de
sauvetage, offre ses services.
Les bourrasques de pluie s’abattent telles des vagues.
Il a l’impression d’évoluer dans un monde liquide, de se

194
diluer. Il se penche à l’endroit précis où la péniche sombra.
Les remous puissants provoqués par la pile du pont
résonnent comme un appel. Il va se laisser glisser au centre
du tourbillon et retrouver son père.
Il ne lui reste qu’un pas à franchir pour être délivré de
toutes ses interrogations. Il n’a pas peur et il enjambe le
parapet. Il ne ressent rien quand il s’enfonce dans l’eau
noire.
Il manque d’air, suffoque et tente de crier, mais aucun
son ne sort de sa bouche. Dans un ultime sursaut, il tend les
bras… une lumière…

Irène l’observait, attendant qu’il émerge de son


cauchemar. Cette fois, elle ne reculerait pas et le forcerait à
avouer la nature du mal qui les détruisait tous les trois.
Elle lui annonça sans ambages que s’il ne s’expliquait
pas, ils ne pourraient pas continuer à vivre ensemble. Il
comprit qu’il ne s’agissait pas d’une menace fictive.
Rose les rejoignit. Irène ne l’écarta pas, considérant
qu’elle aussi avait droit à la vérité.
Vaincu, il leur confia que son traumatisme remontait
au jour où il avait reçu l’enveloppe contenant le portefeuille
de Mouss.
Il ne leur cacha rien de l’araignée, de son retour et de
son cortège de questions sur la mort de son père. Il parla,
longuement, du choc subi à l’âge de quatre ans et de cette
violence qui surgissait comme une lame de fond, le
métamorphosant en assassin en puissance.

195
Rose, en pleurs, voulut intervenir, mais Irène, d’un
signe, l’en dissuada. Il fallait qu’il aille jusqu’au bout,
même si ce qu’elles entendaient les bouleversait.
Il revint à la tragédie qui l’obsédait et décrivit les
sirènes des péniches hurlant dans les ténèbres et leur bateau
en feu sombrant dans l’eau noire. Il leur révéla l’existence
de Willem et du soleil noir tatoué sur son avant-bras.
Il le présenta d’abord comme son sauveur avant
d’exprimer des doutes sur son rôle la nuit du drame. Il
évoqua aussi sa séparation d’avec sa mère qui le priva de la
vérité et les terribles soupçons qui le hantaient sur sa
participation active à la disparition de son père.

Irène, bouleversée, lui rappela le jour où tout avait


basculé. Il était parti précipitamment sans donner de raison.
Dans son atelier, elle avait trouvé une enveloppe froissée à
son nom, rien de plus. À son retour, c’était un autre homme.
Il avait balbutié avoir perdu un ami et avait refusé
obstinément d’en dire plus. Son attitude sonnait faux
comme s’il avait quelque chose à se reprocher. Après le
repas, il était descendu sur la berge, et était resté des heures
face à la Seine, immobile, en apparence insensible à la pluie
qui tombait en rafale.

C’est alors que Léo décrivit le terrible sentiment de


culpabilité qui le tarauda en apprenant la disparition de
Mouss et la violence insensée qui en résulta. Oui il avait eu
envie de tuer le couple de concierges. Il était un malade

196
incapable de réprimer sa violence, il fallait qu’elles le
sachent. Mais le pire avait été sa tentation de fuir, de les
abandonner pour ne pas les contaminer, pour ne pas les
entraîner dans son délire. Voilà, elles savaient tout.
Il chercha à s’excuser, mais Rose lui sauta au cou, et il
en resta là.

Irène hésita sur la conduite à tenir, et puisque le début


de sa dépression coïncidait avec la mort de Mouss, elle
décida d’y porter le fer.
— Tu n’as pas à culpabiliser sur la disparition de
Mouss, les hommes vrais ne demandent pas d’aide.
Son argument, jeté comme une invective, constitua la
première marche d’une reconstruction qui devait en
compter bien d’autres.

197
RÉVÉLATIONS

22

Irène, consciente du poids du passé pour y avoir été


confrontée, comprit qu’elle allait devoir se montrer
patiente.
Elle le rejoignait l’après-midi dans son atelier,
s’installait sur le lit de repos un livre à la main. Ils ne se
parlaient pas encore de choses importantes, mais il lui disait
qu’elle lui manquait quand elle ne venait pas. Peu à peu, ils
retrouvaient la sérénité de leurs premières années de vie
commune.
Rose qui entretenait des relations fusionnelles avec
son père participa à sa façon à sa reconstruction. Ils
communiquaient en permanence, même si dans leur
comportement rien de tel ne transparaissait. Il devinait ses

198
attentes, ses pensées, elle savait s’il avait froid ou chaud et
de quelle couleur il voyait la vie.
Irène, après avoir douté du bien-fondé d’avoir mêlé
Rose aux traumatismes de son père, s’en félicitait
maintenant. Elles ne seraient pas trop de deux pour
l’arracher à ses tourments.
Rose, qui ne se contentait pas d’être une simple
spectatrice, exigea qu’il l’accompagne à l’école tous les
matins. Elle le tenait par la main comme un enfant que l’on
promène après une longue maladie.
Ils partirent de plus en plus tôt pour se donner du
temps, pour suivre les quais et regarder la Seine glisser
paresseusement à leurs pieds.
Elle guettait la moindre de ses réactions, se réjouissait
quand il souriait devant des piafs se baignant dans une
mare.

Patientes et attentives, ses deux femmes, comme il les


appelait, le ramenèrent à la surface en lui insufflant par
petites touches le goût de vivre.
Il progressait, s’attardait à nouveau à observer le jeu
des nuages dans le ciel, un luxe qu’il se refusait depuis des
mois, se baissait pour regarder une fleur sauvage éclose
miraculeusement entre deux pavés. Il complimentait Irène
pour sa nouvelle robe et Rose pour son sourire de poupée,
il les redécouvrait.

199
Irène, considérant qu’il lui fallait rompre son
isolement, lui proposa d’assister à la grande exposition
organisée par Hubert de Ribérol pour marquer les dix ans
de leur collaboration.
— Tu sais depuis le début que je veux rester dans
l’ombre, et même si je vais mieux, je n’ai pas changé d’idée
lui avait-il répondu.
— Rien ne t’empêche de venir incognito, et puis Rose
serait folle de joie. Devant cet argument imparable, il
accepta.
— Hubert de Ribérol sera ravi de te connaître,
enchaîna Irène enthousiaste.
— Mais je croyais…
— Rassure-toi, Hubert préservera ton anonymat.
L’homme l’amusa, mais il ne fut pas tenté de
poursuivre avec lui une quelconque relation. Hubert s’en
rendit compte, mais ne s’en formalisa pas. Il faisait affaire
avec Irène et il la savait fiable.
Joufflu, mafflu, bouffi d’autosatisfaction, il trimballait
sa bedaine à petits pas précieux en s’essuyant la
commissure des lèvres avec sa lavallière entre deux toasts
de foie gras des Landes. Là, il complimentait une douairière
déjà saoule comme une grive, plus loin il adressait un clin
d’œil complice à un minet anorexique.
Prêts à toutes les compromissions pour être encore une
fois invités au festin du roi, ses sujets s’inclinaient,
discrètement certes, mais suffisamment bas pour que le
maître des lieux n’ignore rien de leur soumission. Lui, en
retour, louangeait, caressait dans le sens du poil, conseillait
en aparté les pigeons consentants, conscient que dans la

200
foule qui se pressait dans sa galerie, les acheteurs potentiels
se comptaient sur les doigts d’une main.
Assis à l’écart, Léo observait le jeu des visiteurs qui
s’obligeaient à demeurer plantés une minute devant chaque
toile, comme si c’était le prix à payer pour donner de la
crédibilité à leurs remarques.
Les commentaires allaient bon train sur la volonté de
l’artiste de rester anonyme. Pour les mondains, en quête de
reconnaissance médiatique, prêts à vendre leur âme pour un
peu de lumière, cette discrétion incompréhensible
renforçait le mystère qui auréolait désormais l’invisible
Léopold.
Ce spectacle le conforta dans l’idée que l’art était un
mensonge, une construction artificielle qui n’existait qu’à
travers la valeur numéraire qu’on lui donnait. Il était bien
placé pour le savoir.
Cet art, qui fluctuait au gré des modes, était une
escroquerie librement consentie par des « amateurs » qui
trouvaient confortable de suivre le courant faute d’avoir un
jugement personnel.
Pour Léo, l’art était partout. Pour en être convaincu, il
lui suffisait de porter son regard sur une toile d’araignée
emperlée de rosée, sur le corps nu d’Irène ou de suivre le
vol d’un goéland. L’art des hommes, adulé un jour, honni
le lendemain, n’était qu’une pâle imitation de la vie, de la
fausse monnaie, du toc.
Ce tapage le confortait dans l’idée qu’il s’agissait là
d’une farce, d’une escroquerie géniale, d’un casse à main
armée légal organisé de main de maître par Irène, et il aima
ça.

201
Rose, au comble du bonheur, passait de groupe en
groupe, fière de capter des louanges qu’elle s’empressait de
lui retransmettre. Il n’eut pas le courage de lui dire ce qu’il
pensait de cette mascarade, Rose avait encore droit à un peu
d’innocence.

Il se sentit mieux ce soir-là et voulut oublier, sans y


parvenir vraiment, le traumatisme qui le hantait depuis son
enfance que la mort de Mouss, avec l’aide de l’araignée,
avait fait ressurgir.

Il sentit qu’Irène l’observait, semblant chercher un


moment propice pour lui parler.
Elle ne le surprit que modérément quand elle lui tendit
une enveloppe alors qu’ils partageaient le thé de l’après-
midi devenu traditionnel.
Le pli contenait une chemise cartonnée à l’en-tête du
cabinet Raynald : Enquête-Disparition-Filature.
Décontenancé, il l’interrogea du regard.
— Lis d’abord, on en discutera après.

La première page du dossier explicitait la demande de


madame Lemarchand.

Nous avons été mandatés, ce jour, par madame


Lemarchand, pour enquêter sur un drame survenu le
8 février 1949 à l’aplomb du pont de Tolbiac à Paris, côté
rive droite.

202
Monsieur Pierre Jacquin, détective expérimenté, a été
chargé des premières investigations.

Incapable de continuer, il lâcha comme pour lui-même.


— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?
Irène, face à lui, resta impénétrable, se contentant de
l’encourager d’un signe presque imperceptible du menton
à poursuivre sa lecture.
Vint le titre :

COMPTE RENDU DE MONSIEUR PIERRE JACQUIN

Puis plus bas, le nom de sa mère et de Willem.


Il pensa d’abord à un accident et dut revenir en arrière
pour comprendre qu’il n’en était rien.

J’ai pu retrouver la trace de madame


Hélène Larivière, exploitante avec son époux, à l’époque
des faits, de la péniche « La Courageuse ».
En préambule, elle déclare s’être remariée en 1966
avec Monsieur Willem Van Dicken.
Après lui avoir exposé les raisons de mon enquête,
diligentée par la compagne de son fils Léopold, elle a relaté
ce qui suit.

« S’il s’agit de mon fils Léopold et de l’incendie de la


péniche, je ne vous répondrai qu’en présence de mon
mari. »

203
Livide, Léo interrogea Irène du regard pour la seconde
fois.
Elle resta muette et se contenta de poser sa main sur la
sienne en guise d’encouragement.

Un autre rendez-vous a été convenu cette fois avec


monsieur Willem Van Dicken qui s’est déclaré prêt à
donner sa version des événements qui se sont produits le
soir du 8 février 1949.
Je me suis donc rendu à Conflans-Sainte-Honorine sur
leur péniche baptisée « La Renaissance » où madame et
monsieur Van Dicken ont bien voulu répondre à mes
demandes.
Nous avons décidé d’un questionnement strictement
chronologique afin que les faits apparaissent dans leur
plus grande clarté.

Question à madame Van Dicken :

— Décrivez-moi la soirée du 8 février.


— Charles, mon mari est rentré ivre au bateau à 21 h.
— Était-il coutumier du fait ?
— Malheureusement oui, mais ces derniers temps il
était devenu violent et menaçait de s’en prendre
régulièrement à mon fils Léopold.
— S’était-il déjà montré violent à son encontre ?
— Depuis toujours. Il le détestait.
— Était-il seul ce soir-là ?
— Non, il était accompagné de Willem.

204
Irène remarqua que sa main tremblait quand il dut
tourner la page du document, mais cette fois il l’ignora,
tétanisé par sa lecture.

Question à monsieur Willem Van Dicken :


— Quel type de relation entreteniez-vous avec Charles
Larivière ?
— Charles était un ami d’enfance, nous nous étions
connus à l’internat de Conflans-Sainte-Honorine où les
gosses de bateliers effectuaient leurs études, et depuis nous
nous étions toujours suivis.
— Comment vous êtes-vous rencontrés ce soir-là ?
— Il savait que je fréquentais le café de la Marine face
à la bourse des mariniers où j’avais travaillé après avoir
mis pied à terre.
— Que voulez-vous dire ?
— À la mort de ma femme, j’ai dû vendre la péniche
que nous exploitions ensemble.
— Que s’est-il passé après votre rencontre ?
— Ces derniers temps, Charles buvait beaucoup. Ce
soir-là, il avait dépassé les bornes, il était devenu agressif.
Par sécurité, j’ai décidé de le ramener à « La
Courageuse », leur bateau, qui était amarré à l’aplomb du
pont de Tolbiac.
— Qu’entendez-vous par « sécurité » ?
— Je craignais qu’il tombe à l’eau, ça arrive dans nos
métiers.
— Arrivés à la péniche, vous êtes-vous contenté de le
raccompagner à bord ou avez-vous pénétré dans la cabine ?

205
— Je suis rentré avec lui dans la cabine, je redoutais
qu’il soit violent avec Hélène et le gosse.
— Était-ce fréquent ?
— Quand il avait bu, oui.
— Quelles relations entreteniez-vous avec votre future
femme au moment des faits
— Que voulez-vous dire ?
— Étiez-vous amants ?
— Nous l’avions été quelques années plus tôt, mais les
circonstances nous avaient séparés.
— Comment s’est comporté Charles Larivière ce soir-
là ?
— Il s’en est d’abord pris à Hélène qu’il a insultée.
— Vous pouvez préciser ?
— C’est nécessaire ?
— Oui.
— Il l’a traitée de putain.
— Que s’est-il passé après ?
— Il s’est précipité vers le lit clos où dormait Léo, j’ai
dû m’interposer. Nous avons échangé quelques coups, puis
il est sorti sur le pont.
— L’avez-vous suivi ?
— Pas immédiatement, je me suis occupé d’Hélène et
du petit qui pleuraient.
— Et ensuite ?
— Je suis sorti à mon tour pour retrouver Charles.
— Était-il descendu du bateau ?
— Non, je l’ai découvert dans le local des machines, il
hurlait qu’il allait tous nous faire griller.
— Que s’est-il passé suite à ces menaces ?

206
— J’ai entendu des cris venant de la cabine, je me suis
précipité, la fumée envahissait déjà tout le logement. Je me
suis saisi de Léo et de sa mère, nous avons réussi à quitter
la péniche de justesse.
— Diriez-vous que Charles Larivière provoqua
intentionnellement un incendie avant de sortir de la
cabine ?
— J’ignore comment le feu a démarré, je ne peux rien
affirmer, mais c’est probable.
— Quel fut votre comportement après le sauvetage de
l’enfant et de sa mère ?
— Je suis retourné sur le bateau pour essayer d’aider
Charles, toujours dans le local des machines. L’écoutille
donnant sur le pont était ouverte, mais il n’arrivait pas à
gravir l’échelle métallique. Je suis descendu pour
l’extraire, mais l’écoutille s’est refermée sur moi me
provoquant une profonde blessure à la tête. J’ai dû
finalement renoncer à sortir avec Charles qui était retombé
dans la cale. J’ignore dans quelles circonstances je suis
tombé à l’eau. Les pompiers m’ont expliqué plus tard qu’ils
me repêchèrent inconscient.
— Qu’est-il advenu de Charles ?
— J’ai appris à mon réveil que des plongeurs avaient
retrouvé son corps dans le local des machines.

J’ai ensuite demandé à madame Hélène Van Dicken si


elle confirmait les dires de son mari.
— C’est ainsi que les choses se sont passées. Je tiens
à préciser que je me suis éloignée du bord au moment où

207
l’on a sorti Willem de l’eau afin que mon fils ne soit pas
traumatisé davantage.

Après ce rapport détaillé des événements du 8 février


1949, madame Van Dicken déclara ce qui suit :
— Charles, mon premier époux, avait un penchant
pour l’alcool. J’avais espéré qu’après notre mariage les
choses s’arrangeraient. Malheureusement, j’ai dû
déchanter. Je me suis rapprochée de Willem qui m’avait
toujours soutenue dans les périodes difficiles.
— Au moment des faits exposés ci-dessus, votre
premier mari était-il au courant de la relation que vous
aviez entretenu avec monsieur Willem ?
— Non, je ne voulais pas mettre Léo en danger.
— Avait-il des doutes sur la paternité de votre enfant ?
— Oui, il frappait Léo pour cette raison quand il était
ivre.
— Ses doutes étaient-ils fondés ?
— Oui. Willem est le père de Léopold.

Irène comprit que Léo était arrivé à la partie cruciale


du rapport de Pierre Jacquin quand elle le vit se
décomposer et la fixer d’un regard effaré.
— Willem, mon père ? Mais depuis combien de temps
le sais-tu ?
— Depuis hier, quand j’ai pris connaissance du
compte rendu.
Ainsi, le père dont il cherchait désespérément le
visage dans les tourbillons de la Seine n’était autre Willem
qu’il avait côtoyé pendant toute son enfance.

208
Au-delà de sa sidération, remontaient maintenant de
ses souvenirs toutes les attentions que Willem lui
prodiguait dans sa jeunesse. Récemment encore, cette
rencontre qui se voulait impromptue sur les quais où il
l’avait invité à venir partager le repas du dimanche prenait
tout son sens. Tout se recoupait, et il n’avait rien vu, rien
compris.
Terrassé par l’émotion, incapable de poursuivre sa
lecture, il s’enfouit la tête dans les mains.
Quand enfin, il sortit abasourdi du torrent de
sentiments contradictoires qui le balayait, il croisa le regard
d’Irène étrangement détaché.
Un peu calmé, il reprit sa lecture là où il l’avait laissée.

Monsieur Van Dicken désirant prendre la parole a


déclaré ce qui suit :

— Nous avions décidé de tout dire à Léo avant


d’embarquer en espérant qu’il se joindrait à nous,
malheureusement il coupa définitivement les ponts sans
nous donner d’explications.
— Madame Van Dicken, avez-vous une déclaration à
notifier à votre fils ?
— À mon fils certainement, mais pas à vous.

Le cabinet Raynald a poursuivi son enquête auprès des


services de police qui ont procédé aux premières
constatations sur les lieux du drame.
Il s’avère que :

209
a) Les comptes rendus de l’enquête de police
corroborent en tous points le récit du couple Van Dicken.
b) Le compte rendu de l’intervention des pompiers de
la caserne Lachambaudie, Paris 12e, appelée sur les lieux
le soir du 8 février 1949, souligne le comportement
exemplaire de monsieur Willem Van Dicken qui a risqué
sa vie pour venir en aide à monsieur Charles Larivière
bloqué dans le local des machines de la péniche.

Considérant avoir répondu aux questions posées par


madame Irène Lemarchand, nous avons clos notre enquête.
Paris, le 15 mars1983

Irène qui ne l’avait pas quitté des yeux un instant


guettait maintenant sa réaction avec angoisse. Au lieu de
s’exprimer, il retourna à la première page et recommença
la lecture, cette fois à voix basse, comme pour se
convaincre de la réalité.

L’enquête réhabilitait totalement Willem qui, loin


d’être le criminel qu’il avait osé imaginer, s’était comporté
comme un héros et lui avait sauvé la vie.
Comment avait-il pu se tromper à ce point ?
Il ne savait s’il devait en rire ou en pleurer. Irène, enfin
soulagée, rompit le silence.
— Tu ne dois pas culpabiliser pour ne pas gâcher
l’avenir.

210
Il voulut lui répondre, mais un doigt sur la bouche, elle
lui intima de se taire.
Il était encore groggy quand la sonnerie de la porte
d’entrée retentit.
Irène ne bougea pas. Il la regarda interrogatif, quand il
entendit Rose tambouriner à la porte.
— Ouvre papa !
— Ils t’attendent, pourquoi n’ouvres-tu pas ? lança
Irène.
— Qui m’attend ? Je ne comprends pas.
— Mais, Rose et ses grands-parents bien sûr.
— Ses grands-parents ? … Tu veux dire… C’est
impossible Irène… C’est trop tôt, je ne…
Comme un somnambule, il se leva.
Ils étaient là, Willem et sa mère, encadrant Rose qui
les tenait par la main. Plantés droit dans leurs habits du
dimanche, ils semblaient poser pour une photo officielle.
Sa mère, vêtue d’une élégante robe fleurie, lui sourit.
Il y avait plus de quinze ans qu’il ne l’a pas revue. Il la
trouva peu changée. Elle essuya une larme.
— Zut mon maquillage !
Willem avait forci. Encadré d’une chevelure et d’une
barbe blanches ondulantes, son visage rond exprimait la
bienveillance. Ses yeux bleus layette abrités derrière des
petites lunettes en métal… pas de doute, c’était
l’incarnation du père Noël.
Honteux de les avoir soupçonnés du pire, il voulut les
serrer dans ses bras, mais l’émotion qui l’étreignit l’en
empêcha.

211
Il s’accroupit devant Rose, radieuse dans sa robe
« vichy » à bretelles rose bonbon et lui susurra à l’oreille.
— Ma petite Rose, je dois t’avouer un secret, je suis
le fils du père Noël.
Irène, qui observait la scène à distance, ne put retenir
ses larmes. Elle n’avait pas pleuré depuis le jour où,
fugitive au destin incertain, elle avait enlacé Léo pour la
première fois. Il n’était plus un enfant, pas tout à fait un
adulte, il était sale et sentait la sueur, mais quand ses mains
calleuses aux ongles noirs l’avaient effleurée avec une
douceur infinie, elle avait fondu.
Il l’avait réhabilitée. Dans ses bras, elle était
redevenue elle-même, s’était sentie revivre, n’avait plus eu
honte de son passé.
Il fallait fuir. Les sbires de Carrax étaient à ses
trousses, le Chat ne lui avait pas laissé le choix.
C’était bouleversé et déchiré qu’elle le quitta sachant
qu’elle ne le reverrait plus.
Aujourd’hui, elle venait de jouer la partie la plus
difficile de sa vie et l’avait gagnée.

212
LÀ-BAS

23

L’araignée cette fois était bien morte. Léo regrettait


juste le malentendu qui l’avait séparé de ses parents
pendant tant d’années, mais c’était du passé.
Rose prit sa part dans cette révolution en adoptant sans
restriction des grands-parents tombés du ciel en habit de
père Noël.
Léo s’enquit de leurs conditions d’existence. Pouvait-
il les aider ? Voulaient-ils mettre pied à terre pour goûter à
une retraite bien gagnée ?
Non, ils n’avaient besoin de rien, leur vie leur
convenait. La blessure, toujours sensible, que Léo portait
depuis leur séparation, venait de se refermer, et pour eux
aussi une nouvelle histoire commençait.

213
Léo se remit à l’ouvrage. Ses toiles, redevenues
colorées, reflétaient son état d’esprit, ce qui ne manqua pas
d’être souligné par les critiques qui suivaient son évolution
de près.
Il fut même envisagé par certains qu’un autre avait
pris le relais, ou qu’ils étaient deux à se partager le travail !
Ces spéculations, jamais démenties par Irène, renforçaient
la légende du peintre inconnu et, mécaniquement,
provoquaient la hausse de sa cote.

Ce fut à cette époque bénie qu’Irène eut l’idée de


consacrer une partie de leur revenu à la fondation créée par
Alexandre pour, entre autres, promouvoir la langue
française dans l’ex-Indochine.

Quelques années plus tard, un courrier en provenance


du Vietnam les surprit. Alexandre dans le style dépouillé
qui le caractérisait requerrait leur présence sur place sans
donner plus d’explications, comme si un périple de
10 000 km n’était que broutille.
À cet homme, ils ne pouvaient rien refuser et ils
avaient réservé le premier vol disponible vers l’Asie du
Sud-est.
Alexandre les attendait à l’aéroport d’Hô Chi Minh-
Ville. Il avait maintenant soixante-huit ans et quelques
cheveux blancs, mais sa physionomie reflétait toujours la
même détermination. Il était accompagné de deux femmes
vietnamiennes. La plus âgée se prénommait Hoa. Il la

214
présenta comme sa compagne. La plus jeune, Minh Thu,
était leur fille qui devait avoir autour de trente-cinq ans.
Toutes deux s’exprimaient dans un français parfait sans
accent.
Alexandre n’avait jamais fait référence à une
quelconque famille au Vietnam, ce qui ne les étonna pas.
Ils connaissaient la discrétion qu’il appliquait à sa vie
privée.
Au bout d’une heure de parcours chaotique sur des
routes sommairement goudronnées et des pistes
poussiéreuses, ils atteignirent un modeste village niché au
creux d’une vallée verdoyante, traversée par un cours
d’eau. Après ce voyage éprouvant, cette oasis
enchanteresse avait le goût du paradis.
La nuit tomba avec une rapidité inusitée pour des
Européens, et ce fut à la lueur des bougies qu’ils
partagèrent un repas préparé en un temps record par Hoa et
Minh Thu.
Ils parlèrent peu, et Alexandre ne leur révéla pas la
raison pour laquelle il les avait fait venir.
Après un rapide dîner, fatigués du voyage, ils ne
s’attardèrent pas. Alexandre les conduisit dans une maison
traditionnelle aux parois de jonc tressé qui leur était
réservée. Ils écoutèrent longtemps les bruits de la forêt
toute proche, puis s’endormirent épuisés avec la sensation
d’avoir changé de planète. Oppressés par une chaleur
humide, ils se réveillèrent tôt.
Après avoir partagé avec Alexandre un petit déjeuner
composé de thé et de toutes sortes de fruits exotiques
inconnus, il leur proposa de les suivre.

215
Le chemin qu’ils empruntèrent serpentait entre les
arbres avant de déboucher sur une clairière verdoyante
accueillant une construction traditionnelle en forme de U.
Sur le fronton du portail qui barrait l’entrée de la cour,
ils eurent la surprise de découvrir l’inscription peinte en
jaune sur fond rouge : ÉCOLE IRÈNE-LÉOPOLD.
À leur approche, des enfants en uniforme, sous la
conduite d’Hoa et Minh Thu, sortirent du bâtiment pour se
positionner dans un ordre quasi militaire au centre de
l’esplanade. Sur un geste d’Hoa, les élèves entamèrent la
Marseillaise alors que le drapeau tricolore s’élevait dans un
ciel d’azur étincelant. Puis, l’hymne vietnamien qui
ressemblait furieusement à un chant révolutionnaire russe
avait retenti pendant que s’installait, au côté de l’étendard
français, l’emblème de la république du Vietnam composé
de trois bandes rouges sur un fond jaune.
Suivit une cérémonie très protocolaire où, les enfants,
après leur avoir lu des poèmes vantant leur générosité, leur
offrirent des cadeaux parmi lesquels figuraient des dessins.
Ces dessins agrémentés de légendes, expliqua Hoa à
Léo, étaient une idée d’Alexandre pour lier la création
artistique avec l’apprentissage de la langue française.
Léo se souvenait de cette aquarelle représentant un
gros nuage noir d’où s’échappaient des traits obliques
imitant la pluie. Sous sa composition, Binh, l’auteur, qui
devait avoir sept ou huit ans, avait écrit d’une main
malhabile L’ORAGE. Le regard que le gosse lui avait
adressé, mélange d’appréhension et de curiosité, l’habitait
encore. Pourquoi ce dessin d’une extrême simplicité
l’avait-il touché à ce point ?

216
Si l’art se mesurait à l’émotion qu’il procurait, avait
pensé Léo, alors il avait trouvé son chef-d’œuvre.
Bouleversé, il eut honte de tant d’honneurs injustifiés.
Il n’était pas de ses hommes, comme Alexandre, capable
de sacrifier leur vie pour une noble cause. L’argent qui
servit à construire cette école ne représentait qu’une infime
part de ce qu’il gagnait, et il n’était même pas à l’origine
de ce geste.
Il aurait voulu dire à ces gosses qui le regardaient
comme le Messie que leur admiration n’était pas de mise.
Il n’avait fait aucun effort pour les aider. À part Irène et
Rose, il se moquait du devenir de l’humanité et, son but
dans l’existence, se limitait à vivre en marge de la société
et d’ignorer le monde qui l’entourait. Il ne s’aimait pas
assez pour aimer autrui. Chacun pour soi et Dieu pour tous,
avait-il l’habitude de dire pour résumer sa pensée.
Plutôt que de décevoir les enfants en leur avouant que
sans la volonté d’Irène leur école n’aurait jamais vu le jour,
il s’était prêté à ce qu’il considérait comme une imposture
dont il n’était pas fier. Finalement, il était un menteur
comme les autres avec la différence, peut-être, qu’il ne se
mentait pas encore à lui-même.

Alexandre leur avait fait découvrir son nouveau pays


dont la beauté les avait envoûtés, mais c’était des habitants
dont ils avaient gardé le souvenir ému de leur incroyable
énergie que rien ne semblait pouvoir endiguer. Ils
comprenaient maintenant pourquoi Alexandre qui aurait pu
jouir d’une vie confortable en Europe s’était investi à ce
point au Vietnam.

217
Avant leur retour en France, Léo avait eu une longue
conversation avec Alexandre en tête-à-tête qui lui avoua
que la femme et l’enfant qu’il avait aperçus sur une photo
en fouillant sa malle étaient Hoa et Minh Thu, et que c’était
d’abord pour elles qu’il s’était battu. Pour elles et pour un
pays dans lequel il avait fait la guerre avant d’en tomber
amoureux. C’était lui, encore, qui avait suggéré au
commandant de la caserne de lui rendre visite en prison lors
de son service militaire pour avoir de ses nouvelles. Il avait
imaginé aussi le stratagème qui, par l’intermédiaire de
Mouss, l’avait conduit, sans qu’il s’en doute, dans les bras
d’Irène, quai d’Orléans.
Léo n’avait pas osé lui demander pourquoi il s’était
comporté avec lui comme un ange gardien.
À son retour en France, ils avaient trouvé le vieux
continent apathique, endormi sur les lauriers d’une époque
qui fut conquérante. La roue tournait.
Ce voyage motiva Léo, et ce fut avec une
détermination nouvelle qu’il se remit au travail. S’il ne
croyait pas à sa peinture, au moins servait-elle une noble
cause.

218
RÉMINISCENCES

24

— On va draguer à Londres, lança Rose, en passant la


porte au bras de sa mère.
— Ça nous changera des porteurs de béret, ajouta Irène
en lui envoyant un baiser du bout des doigts.
Connaissant son goût de plus en plus prononcé pour la
solitude, elles l’abandonnaient régulièrement sans remords.
La désagréable sensation d’être le seul à vieillir
l’effleurait quand mère et fille, infatigables, continuaient à
courir le monde.
Pour chasser cette pensée morose, Léo déboucha une
bouteille de muscadet et s’installa confortablement dans
son fauteuil préféré face à la fenêtre donnant sur la
cathédrale.

219
Cette vue le ramenait à sa jeunesse, et il revivait
toujours avec la même émotion l’incroyable concours de
circonstance qui le conduisit jusqu’à cet appartement où
l’attendait Irène.

Depuis qu’il s’était arrêté de peindre, il disposait de


beaucoup de temps et, pour la première fois, il se penchait
sur le sens de la vie en général et de la sienne en particulier.
Un sujet qu’il avait jusque-là négligé.
En y réfléchissant, il dut admettre que son existence,
dès l’enfance, avait été marquée par le mensonge.
Sa mère, qui avait cru bon de lui cacher la vérité sur
son père, inaugura une succession de mystifications dont le
chef-d’œuvre des chefs-d’œuvre fut sans conteste le
rapport du détective Pierre Jacquin, diligenté par Irène.
Cette enquête truquée, qu’elle imagina trente-six
années auparavant pour lui inventer un nouveau père, le
sortit pour toujours de l’ornière où il croupissait. Depuis, à
quelques exceptions près, son existence n’avait été qu’une
succession de plaisir accompagné par la réussite
extravagante du peintre inconnu dont Irène fut la cheville
ouvrière.
Oui les mensonges avaient parfois du bon.
Plus tard, il s’était menti à lui-même en pensant
pouvoir tout ramener à sa liberté. Puis vint l’histoire du
peintre inconnu qu’il considérait comme une escroquerie
de grande envergure sans pour autant la renier.
Aujourd’hui, il considérait les mensonges comme
nécessaires, voire indispensables pour rendre la vie plus
acceptable.

220
Il se souvint comment grâce à Irène, Léopold, le
peintre inconnu, se construisit une position enviée dans le
monde fermé des artistes en vogue. Comment en quelques
années sa cote atteignit de tels sommets, qu’investir dans
un « Léopold » équivalait à placer son fric en bon du
Trésor. Il avait fini par perdre le sens des réalités, allant
jusqu’à penser qu’il avait du talent, et que l’argent qu’il
gagnait était justifié.

Sa réussite les obligea à prendre quelques précautions


pour que le secret du peintre inconnu puisse perdurer. Ainsi
avaient-ils racheté, au fil des ans, les deux autres
appartements de l’immeuble et le logement des concierges
au rez-de-chaussée. Désormais, propriétaire des lieux dans
leur totalité, il avait pu exercer son activité sans risquer
d’attirer l’attention.
Ils ne recevaient jamais, par sécurité, mais aussi pour
ne partager avec personne ce qu’ils considéraient comme
un sanctuaire inviolable.
Rose occupa le second étage, et au premier, il stocka
son matériel et les toiles en attente d’être commercialisées.
Maria et Gilbert, les concierges, avaient fait partie des
rares personnes à être mises dans le secret avec Hubert
de Ribérol, ses parents et Alexandre.
De concessions minimes en renoncements infimes, il
avait insidieusement troqué sa liberté contre un confort
bourgeois où l’argent, tant il était aisé à gagner, n’avait plus
de valeur.
Pendant toutes ces années, il s’était comporté aux côtés
d’Irène comme le passager clandestin d’une croisière de

221
luxe. Ils allaient à Deauville ou ailleurs dans leur Facel
Véga, symbole de réussite à cette époque. Les hôtels
d’exception, les restaurants étoilés et les casinos où elle
l’initia à la roulette, tout était inédit pour lui, qui, à part son
escapade avec le Chat à Antibes, n’avait jamais voyagé.
Passé le temps de la découverte, il se lassa vite d’un
univers qui n’était pas le sien. Mais de quel monde était-il
vraiment dès lors qu’il se barbait autant dans les bistrots
populaires que dans les palaces ? Il se remémora l’ennui qui
le gagna dans ses endroits surfaits où il était de bon ton de
se faire reconnaitre alors que lui n’aspirait qu’à l’anonymat.
N’ayant aucune envie de s’intégrer au forceps dans un
milieu qui l’indifférait, il évita l’écueil de se comporter
comme ces nouveaux riches qu’il repérait facilement pour
en être un lui-même. Ces gens, qui se montraient exigeants,
trop sûrs d’eux, hâbleurs, lui inspiraient plus de
condescendance que de mépris. Quel que soit le lieu, les
hommes étaient les mêmes, seule changeait la manière plus
ou moins sophistiquée avec laquelle ils exprimaient leurs
travers.
Pour Irène, il fit en sorte de ne rien laisser paraître de
sa lassitude et resta fidèle à la ligne de conduite simpliste
qu’il s’était fixé en prison : « Oublier le pire pour ne
conserver que le meilleur ».
Ses rapports distants avec l’argent ne l’empêchèrent
pas de voir que le fric et l’indépendance se tenaient par la
main. Il était loin le temps où il cultivait l’utopie de
conquérir sa liberté en s’imposant toutes sortes d’épreuves
physiques censées le rendre invulnérable comme le sergent
Gary de la bande dessinée de son enfance.

222
Irène, quand l’ancien propriétaire de la galerie des
Deux-Ponts se retira, reprit l’affaire, bientôt rejointe par
Rose. Cette acquisition facilita les choses dans la mesure
où elles n’eurent plus à supporter les fausses pudeurs
d’Hubert de Ribérol qui trouvait que l’histoire du peintre
inconnu suscitait trop de questions.
Il avait été heureux, trop heureux peut-être, au point
d’en oublier d’où il venait, au point d’avoir laissé Mouss
crever dans son gourbi infâme. Il ne se le pardonnait
toujours pas même si Irène, pour endormir ses scrupules et
parfaire son confort moral, lui accordait toutes les excuses
du monde.
— Pourquoi faut-il que tu culpabilises ? D’avoir été
pauvre ne t’attribue pas le titre de sauveur des opprimés.
Arrête de pleurer sur toi-même, c’est trop commode !
Pour faire bonne mesure, elle avait ajouté.
— Je te rappelle que tu subventionnes l’association
d’Alexandre, et que quelque part en Asie du Sud-Est une
école porte ton nom.
Cette initiative d’Irène qui avait fait de lui un
« mécène » l’avait conféré dans une respectabilité nouvelle
avant qu’il ne découvre que ses « largesses » étaient
déductibles de ses impôts. Un détail certes, mais qui une
fois de plus en disait long sur l’hypocrisie qui se cachait
derrière les meilleures intentions.

Dans cette vie à l’horizon éternellement bleu, les


années s’écoulèrent sans même qu’il s’en rende compte.
Des années qui blanchirent ses cheveux, voutèrent ses

223
épaules et troublèrent sa vision du monde, l’éloignant
toujours plus des réalités.

Il en était là de ses digressions de philosophe de


comptoir, quand il remarqua, aux environs de 19 h 30, une
légère colonne de fumée qui s’élevait au-dessus de la
cathédrale. Il ne s’y attarda pas, pensant qu’elle provenait
du presbytère. Il imagina un curé ventru en train de se
cuisiner un festin sur un antique feu de bois : « Ils ne
s’emmerdaient pas, les agitateurs de goupillon ».

224
ROSE

25

Sous les effets conjugués de l’alcool et du bien-être


que lui procurait la solitude, Léo en vint à évoquer Rose.
S’il reconnaissait à Irène l’exploit de l’avoir arraché à
sa névrose, il n’en oubliait pas pour autant le rôle que Rose
joua dans le processus qui le ramena à la vie. Rose, qui fut
une enfant particulièrement précoce pour son âge, avait
développé en grandissant une force de caractère
exceptionnel dont le trait le plus marquant résidait sans
conteste dans son goût pour l’indépendance. Rien de
particulièrement étonnant, si l’on considérait, comme
l’affirmait le bon sens populaire, que les chiens ne faisaient
pas de chat.

225
Très tôt, elle leur demanda d’effectuer des séjours à
l’étranger pour y apprendre les langues et pour voir, disait-
elle en imitant son père, si la connerie était aussi répandue
ailleurs que dans son propre pays. Plus tard, toujours
habitée du même esprit de curiosité, elle participa à des
travaux de restauration en Europe, puis se passionna pour
l’archéologie. Ses études terminées, ce fut aux quatre coins
du monde que les chantiers de fouilles l’emmenèrent.
Sa priorité n’étant pas d’informer ses parents sur ses
pérégrinations et encore moins sur sa vie sentimentale, il
lui arrivait fréquemment de les laisser sans nouvelle
plusieurs mois durant. Des absences qui prenaient fin par
une apparition surprise sur l’écran de leur ordinateur.
Il se souvenait de cette séquence alors qu’elle était à
New York, et qu’ils discouraient du « jet lag », un homme
entièrement nu s’était approché dans son dos pour
l’embrasser dans le cou. Quand il se redressa, ils eurent
droit à un gros plan sur ses attributs masculins avant qu’il
s’éloigne d’un pas incertain en leur offrant l’autre face de
son anatomie. « Pas mal non ? Je l’ai pêché hier soir dans
un speakeasy18 planqué derrière une galerie d’art du Lower
East Side. »
Ils en avaient été quittes pour un énorme éclat de rire
Indépendante, originale, se moquant comme d’une
guigne des usages communs et du qu’en-dira-t-on, ainsi
était Rose.

18 Speakeasy : Ce mot désignait les bars cachés qui vendaient illégalement de l’alcool aux États-Unis

pendant la prohibition. Certains bars de New York ont recréé ce concept.

226
Pour parfaire son portrait, il fallait y ajouter son
aversion pour le mariage et son refus définitif d’avoir une
descendance.
« Enfanter sur une planète en train de se transformer en
barbecue géant, très peu pour moi ! » Dans son
argumentaire figuraient pêle-mêle la montée des
extrémismes, les menaces de guerre et de la connerie qui
disposait de plus en plus de moyens pour abrutir ceux qui
ne l’étaient pas encore. Pour autant, ce constat pessimiste
ne l’empêchait pas de jouir de la vie de toutes les façons
possibles.
Ils ne l’avaient pas vue depuis plus d’un an quand elle
débarqua, à l’improviste, comme il se doit, quai d’Orléans.
Habillée à la « va comme j’te pousse », sans aucune trace
de maquillage, elle n’en dégageait pas moins une aisance et
une allure qui faisait se retourner sur elle les jeunes et ceux
qui l’étaient moins. En la découvrant resplendissante sur le
palier, il trouva une ressemblance troublante avec sa mère.
Elle possédait le même port de tête altier, la même
démarche assurée et cette capacité à investir l’espace d’une
énergie débordante qui vous sortait instantanément de votre
quotidien.
Après avoir jeté négligemment le sac qu’elle portait
sur l’épaule qui constituait apparemment son unique
bagage, elle annonça tout de go. « Je viens m’installer à
Paris ».
Les effusions n’étant pas dans leurs habitudes, ils
s’étaient embrassés brièvement, prenant acte de son retour,
sans lui montrer le bonheur que cette nouvelle leur
procurait.

227
Rose s’était alors plantée devant la fenêtre qui donnait
sur Notre-Dame. « C’est quand même chouette Paname ».
Son sourire en disait long sur le plaisir qu’elle
éprouvait à retrouver le décor de son enfance.

Il se resservit un verre de Muscadet, une boisson peu


en cours dans l’univers sophistiqué d’Irène, mais à laquelle
il était resté fidèle même dans les palaces les plus huppés.
Sa divagation l’amena bientôt à des faits plus récents
et à sa décision d’arrêter de peindre.
Après une évolution qui alla d’un « figuratif
simplifié », vers plus d’abstractions, il ne voyait pas où le
menait cette mutation à part, ultime absurdité, à considérer
qu’une toile blanche se suffisait à elle-même.
Il n’oubliait pas que l’origine de cette aventure avait
été d’étonner Irène et que la peinture n’avait été qu’un
moyen pour arriver à ses fins. Aussi, n’ayant plus rien à
prouver, ce fut sans regret qu’il décida de s’arrêter,
estimant que la farce avait assez duré.
Restait à organiser son « extinction » qui se devait
d’être exploitée au mieux.
Autour de la bouteille de champagne ouverte pour fêter
la « disparition » du peintre inconnu, Rose s’en donna à
cœur joie énumérant les différentes possibilités qui
s’offraient à eux. « On pourrait programmer un enterrement
en grande pompe. Je verrai bien un catafalque avec des
chevaux caparaçonnés de velours noir avec des plumes
d’autruche sur la tête pour plus de solennité ». Elle
extrapola jusqu’à concevoir une résurrection en plein
cortège funéraire. « Tu imagines les titres de la presse.

228
Léopold, le peintre inconnu sort de son cercueil pendant
l’office religieux, vêtu d’un pyjama rose, un verre de
Muscadet à la main ».
Irène, plus raisonnable, avait suggéré : « À défaut d’en
arriver là, je crois que l’on pourrait s’amuser un peu avec
la grande faucheuse. Si l’on part du principe que la rareté
engendre systématiquement de la valeur et qu’un mort est
forcément moins productif qu’un vivant, le décès de
Léopold devrait enrichir la fondation d’Alexandre d’une
nouvelle école ». Cette démonstration imparable eut le
mérite de réunir leurs suffrages.
Dans ces conditions, il était prêt à succomber autant de
fois qu’il le faudrait.
Passé de vie à trépas, il s’était senti libéré d’un poids.

229
MENSONGES PIEUX

26

Pourquoi à la veille de son voyage à Londres avec sa


fille, Irène, le visage grave, avait-elle voulu lui parler « de
choses sérieuses », précisa-t-elle en s’asseyant à ses côtés ?
Ce comportement inhabituel intrigua Léo.
Elle usa de circonvolutions verbales avant de lui
avouer que le rapport d’enquête du détective Jacquin avait
été dénaturé par ses soins en accord avec sa mère et Willem.
Le but avait été de lui inventer un père afin qu’il sorte enfin
de ses obsessions morbides. Il fallait qu’il comprenne
qu’elle l’avait fait pour lui en priorité, mais aussi pour Rose
et pour que leur relation ne sombre pas dans un quotidien
dominé par l’angoisse et la pitié.

230
Elle ne l’avait pas quitté des yeux, guettant, inquiète,
la moindre de ses réactions.
Son plaidoyer l’avait ému, et il avait joué la surprise
pour ne pas la froisser, mais le secret de sa paternité, il le
connaissait depuis longtemps. Depuis le jour, précisément
où sa mère, à l’enterrement de Willem, dix ans auparavant,
lui avait dévoilé les véritables circonstances de la mort de
Charles.

« Le rapport Jacquin c’était du bidon. Ce soir-là,


Charles, saoul comme une bourrique, avait une nouvelle
fois voulu s’en prendre à toi. C’était toujours comme ça
quand il avait bu. Willem, qui l’avait raccompagné, a voulu
te défendre, ils ont échangé des coups, Charles est tombé et
il ne s’est pas relevé. Bien sûr, Willem n’avait pas
l’intention de le tuer, il voulait juste lui donner une leçon. »
Pour le convaincre du bien-fondé de cette correction,
elle avait argumenté son propos sans y mettre la moindre
forme : « Charles était une brute, un alcoolique, un salopard.
Son seul mérite fut de t’avoir reconnu à ta naissance. »
Pourquoi ne l’aurait-il pas fait, lui avait-il demandé ? « Parce
qu’il n’était pas ton père, tout simplement, et qu’il le
savait ».
Devant son effarement, elle avait devancé ses questions.
« Je t’ai conçu à la libération de Paris avec un soldat
américain dans la chambre que j’occupais comme apprentie
dans un atelier de confection du Marais. Ton père se
prénommait ou se prénomme encore s’il est toujours vivant,
Jimmy. »

231
Instinctivement, il lui avait demandé son nom de famille
alors que dans le contexte cette précision n’avait que peu
d’intérêt.
« Jimmy tout court, avait-elle répondu, je n’ai jamais su
son nom de famille. »
Puis elle avait poursuivi.
« On était toutes folles de ces héros qui mâchaient du
chewing-gum en roulant des mécaniques, le pied posé sur le
garde-boue de leur jeep. J’étais vierge et innocente, et il s’est
passé de mon consentement. Il m’a quitté deux heures après
notre rencontre. En guise de remerciement, il a vidé sur mon
lit ses poches pleines de chocolat, de cigarettes et de
préservatifs fournis par l’armée américaine pour que les
troufions de l’oncle Sam n’attrapent pas de maladies
honteuses. S’il avait pensé à s’en servir, tu ne serais pas là.
Tu comprends maintenant pourquoi je ne t’ai rien dit, dans
ton état tu risquais de perdre la boule pour de bon. »
Sans transition, elle avait ajouté.
« Tu es assez grand pour comprendre qu’il est illusoire
de croire que l’on choisit sa vie. Alors, arrête de faire cette
tête ! Ça n’a pas été drôle pour moi, je t’assure. Quand ton
grand-père a appris que j’étais enceinte, il m’a foutu une
raclée carabinée, et ta grand-mère a résumé la situation en
une phrase : “ Encore heureux que ce ne soit pas un boche…
Ça s’ra pas marqué sur le front du môme, avait rétorqué le
vieux. Faut trouver une solution. ”
« La solution, il l’avait vite dénichée. C’était Charles,
un jeune veuf de ses relations qui venait de temps en temps
dîner avec nous. Charles avait tous les avantages, il était
libre, il en pinçait suffisamment pour moi pour reconnaître

232
l’enfant et, cerise sur le gâteau, il était marinier. Ce qui
voulait dire qu’il allait m’emporter loin de la maison et des
regards du voisinage, l’honneur était sauf. »
— Tu as accepté ? lui avait-il demandé, encore
abasourdi par l’histoire invraisemblable qu’elle lui racontait.
« Quelle blague ! Tu crois que j’ai eu le choix ? Pour
moi, il avait aussi quelques inconvénients le Charles. Hormis
les dix ans de plus que moi qui en faisais à mes yeux un
ancêtre, il était un peu porté sur la bouteille et il n’avait pas
inventé le fil à couper le beurre. J’aurais pu m’en
accommoder si à ta naissance il n’avait pas déclaré qu’il te
détestait et qu’il regrettait de s’être fait rouler dans la farine
par le vieux. Il n’a même pas participé au choix de ton
prénom. “ Appelle-le comme tu veux. Si ça se trouve c’est
un fils de boche, alors pourquoi pas Hans, ou Adolphe ! “ 
« J’ai pensé au roi des Belges que ma mère admirait.
Léopold, ça avait de la gueule, tu méritais bien ça. Ce n’était
pas un prénom pour des gens comme nous Léopold, mais je
trouvais que ça compensait un peu le père que tu n’aurais
jamais. Avec un nom comme ça, tu étais armé pour devenir
quelqu’un et tu vois, ça a marché. Maintenant, Léopold
s’affiche dans tout Paris. »
Il se rappelait l’avoir vu fermer les yeux pour cacher son
émotion puis elle avait poursuivi comme si la brèche ouverte
dans ses souvenirs n’était plus colmatable.
« Dès qu’il avait un coup dans le nez, Charles te
tabassait et menaçait de te jeter par-dessus bord. Ça ne
m’étonne pas si tu ne te souviens plus de sa tronche. »

233
Avant qu’il demande dans quelles circonstances Charles
passa l’arme à gauche, elle avait continué, emportée par ses
souvenirs.
« Maintenant, j’ai un secret à te confier, mais tu dois me
promettre de le garder pour toi, quoi qu’il arrive. »
Elle avait dû insister pour qu’il s’exécute, et la main
posée sur le cercueil de Willem, Léo avait fini par jurer de
ne jamais divulguer ce qui allait suivre.
Le secret, lui avait-elle avoué, c’est qu’Irène a écrit elle-
même le rapport Jacquin.
« Un jour, on a vu débarquer un homme plutôt bien mis
qui se disait détective privé. Comme on passait du tabac en
fraude depuis la Hollande et la Belgique, on a eu la trouille
de notre vie. Mais le type nous a tout de suite rassurés. Il
était payé par madame Lemarchand, la compagne de
Léopold Larivière, pour nous retrouver. “ C’est bien votre
garçon, demanda-t-il en farfouillant dans ses papiers pour en
sortir une photo te représentant. On a eu un sacré choc, tu
avais bien changé. On s’est dit avec Willem que ce baratin
ne sentait pas très bon, mais encore une fois le détective nous
a tranquillisés. Elle désirait juste nous rencontrer pour parler
avec nous de notre fils et n’avait aucune intention de nous
nuire. On a accepté pour savoir ce que tu devenais. On a été
drôlement impressionnés quand on l’a vue. Elle avait l’air
d’une grande dame et elle était tellement belle…” Il se
souvenait que sa réflexion l’attrista, quand il constata que les
idées préconçues de sa mère perduraient. Chacun devait
rester à sa place, et manifestement, à ses yeux, son fils
n’avait rien à faire avec une telle femme.

234
Soucieuse de ne pas perdre le fil de son histoire, elle
avait poursuivi.
« On était tellement content d’avoir de tes nouvelles
qu’on lui a déballé toute notre existence. C’est là qu’elle
nous a annoncé que la disparition de ton père te posait des
problèmes. On le savait déjà, mais après avoir longuement
interrogé Willem sur les rapports qu’il entretenait avec toi,
elle avait suggéré une solution. Si Willem voulait bien
reconnaître, dans un document que dresserait le détective,
qu’il était ton père, il y avait une chance pour que tu
reprennes goût à la vie. On ne risquait rien d’essayer,
d’autant qu’elle nous proposait de te rencontrer sur l’île
Saint-Louis. La suite tu la connais. »
Il se souvenait que ces révélations l’avaient sidéré. Ce
n’était pas de découvrir que son père était un Américain
prénommé Jimmy qui le surprit le plus, mais c’était
l’initiative d’Irène qui avait imaginé un tel mensonge pour
le sortir du trou où il se noyait. Il avait voulu la remercier sur
le champ, mais sa mère lui avait rappelé sa promesse de
garder le silence.
« Je ne veux pas qu’Irène apprenne que j’ai trahi son
secret ».

Irène, ne sachant comment interpréter son mutisme,


l’avait extirpé de son voyage intérieur.
— Pourquoi ne me dis-tu rien ? Tu m’en veux ?
—…
— J’ai fait ça pour ton bien…
Il l’avait interrompue.

235
— Comment pourrais-je t’en vouloir de m’avoir sauvé
la vie ?
Elle s’était jetée dans ses bras, libérée à son tour d’un
mensonge devenu trop lourd à porter.

Pour respecter le serment fait à sa mère sur le cercueil


de Willem, il avait renoncé à lui dire qui était son vrai père.
Charles, Willem ou Jimmy, quelle importance ? C’était de
l’histoire ancienne, et lui avouer aujourd’hui la vérité
risquait de faire ressurgir un passé que tous deux voulaient
oublier.

Il s’était assoupi. Combien de temps ? Il n’en avait


aucune idée. Trop d’alcool ? Il se promit de se surveiller sans
y croire vraiment. Ce n’était pas la boisson qui le plongeait
dans la mélancolie, mais l’âge, et sans doute quelques
regrets.

236
FEU DE DIEU

27

Intrigué par les reflets écarlates qui dansaient sur les


vitres de la bibliothèque, il consulta sa montre, 19 h 30,
trop tôt pour le coucher du soleil. Il se leva pour
s’approcher de la fenêtre, tituba, faillit perdre l’équilibre,
mais se raccrocha in extremis au dos du fauteuil. Un regard
à la bouteille vide lui confirma qu’il avait dépassé ses
limites. Qu’importe, un peu d’air frais lui ferait du bien.

Était-il saoul au point de ne pouvoir déchiffrer ce qu’il


voyait ? Notre-Dame en feu ? Ce n’était pas possible !
Incrédule, il ouvrit la croisée en grand et prit comme un coup
de poing les clameurs de la foule amassée sur les quais. Puis

237
vint l’odeur âcre du bois calciné entêtante, presque palpable
et qui envahit l’appartement.
Encore sous le choc, il poussa son fauteuil devant la
fenêtre pour ne rien perdre du drame qui se déroulait sous
ses yeux.
La flèche de la cathédrale vacillait, semblant hésiter, tel
un être vivant, avant de plonger vers la mort. À 19 h 50, elle
s’abîma dans un tourbillon de flammes et d’étincelles
accompagné par des cris déchirants. Montaient maintenant
vers lui des chants religieux et des prières portées par des
fidèles agenouillés dans un mysticisme quasi moyenâgeux.
D’autres, téléphone brandi face à leur visage, réalisaient des
« égoportraits » qui authentifieraient leur présence sur les
lieux. « J’y étais, pas toi. »
Chacun à sa façon s’appropriait le monument. Pour lui,
c’était tout autre chose. Notre-Dame représentait une
conquête, et il se remémora la première fois qu’il y pénétra.
Il avait 8 ans quand, sur un coup de tête, il décida de
rejoindre à pied la cathédrale dont sa mère lui avait toujours
refusé la visite. « C’est un repère de grenouilles de bénitier,
rien de plus ».
Plutôt que de le dissuader, ce refus avait exacerbé sa
curiosité. Il n’avait qu’à suivre la Seine, aucun risque de se
perdre. Il sous-évalua la distance, et ce fut épuisé et un peu
intimidé qu’il franchit, par la grande porte, le seuil de
l’édifice qui lui sembla encore plus immense qu’il ne l’avait
imaginé. Il resta d’abord interdit devant une telle
magnificence puis, la surprise passée, il se préoccupa du
comportement qu’il devait adopter pour ne pas se faire
remarquer. Les fidèles, après avoir trempé leur main dans

238
une vasque, se signaient, accompagnant leur geste, pour
certains, d’un début de génuflexion.
Il se rappela la réflexion de sa mère. « Un repère de
grenouilles de bénitier. » Se pouvait-il que dans ce récipient
en forme de coquillage puissent se cacher des grenouilles ?
Constatant qu’il n’en était rien, il sacrifia à ce qui
semblait être la norme dans ce lieu aussi étrange
qu’impressionnant. Après un signe de croix approximatif,
il se suça le bout de ses doigts par curiosité. Cette eau-là
n’avait pas meilleur goût que celle du robinet.
Il débutait son exploration quand il tomba en extase en
découvrant les grandes rosaces.
Sa préférence se fixa tout de suite sur celle à dominante
bleue, et avec les quelques pièces qu’il avait en poche, il
acheta dans une boutique de souvenirs une carte postale la
représentant.

Dans Paris, les églises sonnaient le glas, ajoutant


encore à l’atmosphère de fin du monde qui s’installait.
Il pensa à Irène. Pourquoi n’était-elle pas à ses côtés
dans une telle circonstance ? Londres, elle était à Londres
avec Rose. Il s’en souvenait maintenant. Mais pourquoi
n’avait-elle pas appelé ? L’événement avait déjà dû se
répandre sur la planète entière…
Il s’interrogeait quand le téléphone le sortit des brumes
de l’alcool.

239
Rose, dans l’Eurostar qui la ramenait à la capitale,
s’efforçait de ne pas hurler sa détresse à la face du monde.
En quelques secondes, sa vie, leurs vies avaient
basculé. Un pas de trop, il n’avait fallu qu’un pas, pour
qu’Irène, alors qu’ils sortaient d’un bar de Leicester
Square, soit frappée par le rétroviseur d’un camion. Tout
s’était déroulé sans cri, presque sans bruit, juste un petit
choc mat, à peine audible, et sa mère était allongée au sol
sans blessure apparente, à part peut-être une marque rouge
sur la tempe gauche.
Des passants se pressaient déjà autour du corps inerte.
Elle dut rapidement se ressaisir. Avant qu’elle puisse
intervenir, un policeman s’agenouilla et pratiqua les
premiers soins.
Les événements se précipitèrent, et on la fit reculer
pendant que deux hommes en blouse blanche glissaient la
civière où reposait sa mère dans une ambulance qui
démarra en trombe dans un concert de sirène assourdissant.
Affolée, elle s’accrocha au policier. Où l’emmenait-on ?
C’était sa mère. Elle devait la rejoindre tout de suite.
Elle ne se souvenait plus dans quelles circonstances
elle se retrouva dans la voiture d’un inconnu qui la déposa
aux urgences d’un hôpital. Elle dut encore expliquer qui
elle était et les raisons de sa présence pour qu’enfin on la
dirige vers une salle d’attente.
Ce ne pouvait pas être grave, elle avait dû être
assommée par le rétroviseur. Pourquoi ne l’avaient-ils pas
laissé monter dans l’ambulance ? À cette heure, elle
pourrait être à ses côtés pour la rassurer, pour SE rassurer.

240
Elle ne quitta pas la porte des yeux. Elle allait arriver,
un large sourire aux lèvres.
« Quelle histoire, tu te rends compte, un mètre de plus
et j’y passais. Quand on va raconter ça à Léo… »
Ils devaient lui faire des radios. Ce n’était pas étonnant
à la vue du bordel qui régnait dans cet hôpital que l’attente
soit interminable. Depuis combien de temps était-elle là au
fait ? Une heure, deux heures, trois… ?
Perdue dans ses pensées, elle n’entendit pas le premier
appel.
— Miss Larivière…
Un type grand, maigre, le visage en lame de couteau,
barré par une paire de lunettes rondes cerclée de métal,
répéta.
— Miss Larivière… please.
Sa voix reflétait l’irritation que lui procurait la vue de
la salle d’attente bondée où couraient des enfants
inconscients des drames qui se jouaient autour d’eux.
En découvrant l’homme courroucé, elle réalisa qu’il
venait de prononcer son nom.
D’un geste agacé, il lui intima de le suivre. Ils
slalomèrent entre des brancards occupés par des patients au
regard résigné pour enfin pénétrer dans une pièce
chichement éclairée par un vasistas d’où sourdait une
lumière grise.
Sans lui donner d’explication, il lui remit un document
où figuraient l’heure et le lieu du décès de sa mère. Il lui
montra ensuite la porte d’un bureau dans lequel
s’affairaient trois femmes, les yeux rivés sur l’écran de leur
ordinateur et s’éclipsa.

241
Elle comprit qu’elle devait reconnaître le corps. C’était
simple, il suffisait de suivre les flèches. Après, il lui
faudrait revenir pour clore le dossier.
Elle reçut un tel choc que ce fut sans réaliser vraiment
la situation qu’elle se dirigea vers la morgue.
« Elle semblait dormir. » Ce n’était pas très original,
mais elle n’échappa pas à ce poncif.
Il lui fallait sortir au plus vite de cet endroit où elle
était en passe d’étouffer.
Désemparée devant la porte de l’hôpital, elle tenta de
reprendre ses esprits. Elle devait maintenant avertir son
père. Cette idée la paniqua. Comment allait-elle pouvoir lui
annoncer l’impensable ? Elle décida de l’appeler sans plus
attendre, elle verrait en fonction de sa réaction.
Pourquoi ne répondait-il pas ? Quand enfin il décrocha,
elle lui découvrit une diction laborieuse. Avait-il bu ?
— Passe-moi ta mère, ne cessait-il de répéter, alors
qu’elle lui parlait d’accident dans la conversation. Passe-
moi ta mère, j’ai des choses à lui dire.
Ça ne pouvait plus durer, alors elle cria dans le
téléphone.
— Tais-toi ! Tais-toi par pitié !
Puis, incapable de se contenir plus longtemps, elle
éclata en sanglots au milieu des piétons qui la toisait avec
méfiance.
— Maman est morte, bordel ! finit-elle par hurler à
bout de nerfs.
Elle guetta sa réaction, mais rien ne vint.
— Papa, tu m’entends ? Tu m’entends ?

242
Ses cris attirèrent à nouveau les regards. Elle s’imposa
une attitude digne et sauta dans un des taxis qui attendaient
devant l’hôpital.
— Saint Pancras, please.
Avec un peu de chance, elle attraperait un train qui la
mènerait à Paris à 19 h 30.
Elle rappela, mais seule la sonnerie lancinante d’un
téléphone occupé lui répondit.
Prévenir les voisins ? Après réflexion, elle y renonça.
Il détesterait qu’en de telles circonstances des étrangers le
secourent. Il lui fallait juste espérer qu’un malheur ne
s’ajoute pas à un autre.

Alors que le train filait vers Paris, elle recouvra son


sang-froid. Avec sa mère, ces dernières années, elles
avaient souvent abordé sans aucun tabou la fin de vie. Irène
souhaitait la choisir et se réservait la façon de le faire en
fonction des circonstances. Rose fut assaillie d’un doute.
Cet accident en était-il vraiment un ? Depuis quelque
temps, elle fréquentait beaucoup les médecins. « Visites de
contrôle. Les vieilles bagnoles doivent être entretenues »,
répondait-elle quand elle tentait de s’informer.
Elle repensa au document que lui avait remis l’hôpital
et que dans son désarroi elle négligea de parcourir.
Elle plongea la main dans son sac, il était là, froissé,
mais lisible.
Le compte rendu mentionnait le résultat des radios de
son crâne, mais l’hermétisme des termes scientifiques
exprimés en anglais la découragea. Elle voulut en savoir

243
plus tout de suite. Le contrôleur à qui elle s’adressa accepta
de diffuser une annonce.
Les services d’un médecin pratiquant la langue
française étaient demandés dans la voiture numéro 2.
Un homme se présenta. Élégant, distingué, so british,
il déclara s’appeler Adam Little.
— Je suis en retraite, ajouta-t-il, mais je crois être en
mesure de vous aider, d’autant que vous ne me semblez pas
au bord de l’agonie.
Il parlait un français compassé, et malgré les
circonstances, elle ne put s’empêcher d’esquisser un
sourire.
— Pourriez-vous me déchiffrer ce document ?
— Bien entendu, mais je souhaiterais en savoir un peu
plus sur les raisons de votre requête.
Mis au courant du contexte dans lequel il intervenait,
il s’excusa de la désinvolture avec laquelle il s’était
présenté, puis il étudia longuement le compte rendu de
l’hôpital.
— Si je m’en réfère à ce document, il s’avère que votre
mère est bien décédée d’un coup porté à la tempe, mais…
— Mais ?
— Selon le radiologue, madame Lemarchand souffrait
d’une tumeur au cerveau évolutive qui lui laissait une
espérance de vie limitée.
— C’est-à-dire ?
— Il est toujours difficile d’évaluer ce genre de chose,
mais le terme évolutif et les appréciations qui
l’accompagnent m’incitent à penser à une issue fatale de
l’ordre de quelques semaines dans le meilleur des cas.

244
—…
— Dois-je comprendre à votre silence que c’est une
découverte pour vous ?
— C’en est une en effet, et je vous remercie de m’avoir
informée.
Le docteur Little repartit comme il était venu,
l’abandonnant dans une profonde expectative.
À l’aune de ces révélations, la conversation qu’elle eut
avec sa mère dans le train les menant vers Londres prenait
une tout autre dimension. Il fut question de Léo et de ses
fragilités supposées ou avérées et de son incapacité, selon
elle, à survivre à certaines épreuves. Qu’avait-elle voulu
dire ? La préparait-elle aux responsabilités qui lui
incomberaient après sa disparition ? Elle aborda aussi une
nouvelle fois le sujet de la vie après la mort. Sa mère n’y
croyait pas et martela avec insistance qu’il fallait jouir de
l’existence jusqu’à la dernière seconde. Ce qu’elles avaient
fait avant « l’accident », dont elle doutait de plus en plus
qu’il en soit un.

Si sa mère avait choisi délibérément d’abréger sa vie,


le côté absurde de cette catastrophe s’estompait au profit
d’une volonté réfléchie de garder la maîtrise de son destin.
Une maigre consolation qui l’apaisa.
Il lui incombait maintenant de pallier par tous les
moyens le vide immense que son père allait ressentir, et
cette perspective ne la rassura pas.
Arrivée gare du Nord, complètement perturbée, ce fut
en anglais qu’elle s’adressa au chauffeur de taxi asiatique
qui la prit en charge.

245
— Quai d’Orléans, as soon as possible, please.
C’est en anglais encore que, remarquant qu’elle n’avait
pas de bagages, le conducteur lui demanda.
— You are a journalist ? You came for the fire ?
Constatant sa méprise, c’est en français qu’elle lui
répondit cette fois.
— L’incendie. Quel incendie ?
— Notre-Dame est en feu. Vous l’ignorez ?
— Je me fous de Notre-Dame. Je dois arriver le plus
vite possible sur l’île Saint-Louis.
— Ne rêvez pas, avec ce bordel faut pas y compter. On
n’est pas loin de la Bastille. Si vous êtes vraiment pressée,
je vous conseille de finir le trajet à pieds.
Quand elle quitta le taxi boulevard Beaumarchais, la
radio annonçait la chute de la flèche de la cathédrale.
En traversant le pont de Sully, elle découvrit les
fumées et perçut l’odeur qu’elles dégageaient.
Elle commença à mesurer l’ampleur du drame, jusque-
là occulté par la mort de sa mère, lorsque, quai d’Orléans,
elle croisa les visages graves de ceux qui rebroussaient
chemin. Tête baissée, silencieux, certains en pleurs
semblaient revenir d’un enterrement. À 20 h 30, en arrivant
à la hauteur de la rue Regrattier, elle constata l’étendue du
désastre, mais ne s’attarda pas.
Rassemblant ses dernières forces, elle grimpa les
escaliers quatre à quatre, et c’est à bout de souffle qu’elle
pénétra dans l’appartement.
Elle découvrit son père de dos, dans un fauteuil, face à
la fenêtre grande ouverte sur la cathédrale en flamme.

246
Son immobilité et le téléphone à l’écran brisé gisant
sur le sol lui firent craindre le pire, mais avant qu’elle ait
eu le temps de se rapprocher, il se retourna.
Le visage creusé par la fatigue, le cheveu en bataille, il
avait vieilli de dix ans. Son regard, surtout, l’inquiéta. Un
regard qui ne semblait pas la voir, un regard qui avait déjà
quitté le monde des vivants.
— Irène ! Enfin, te voilà ! … Rose n’est pas avec toi ?
Il ne lui fallut qu’une seconde pour comprendre ce qui
se passait. Le choc trop violent le conduisait à nier la
réalité. Plutôt que de le détromper, elle lui répondit le plus
naturellement qu’elle le put.
— Rose est restée à Londres, mais je suis là, ne
t’inquiète pas.
Il la prenait pour Irène, eh bien elle serait Irène ! Ainsi
résonna Rose le soir où elle le retrouva anéanti face à
Notre-Dame en flammes.
Dire que Léo se vautra sans vergogne dans ce
mensonge pieux que lui vendit Rose ce soir-là serait un
euphémisme.

247
ÉPILOGUE

C’est une matinée comme je les aime. Le ciel limpide


en toile de fond de Notre-Dame en reconstruction, le vert
tendre des premières feuilles et cette odeur de jasmin venue
de je ne sais où m’émeuvent.
Natalia m’a glissé un plaid sur les genoux avant
d’ouvrir la fenêtre en grand, puis s’est assise à côté de moi,
un bouquin à la main.
Est-ce un hasard si nous cohabitons depuis que je me
suis égaré dans Paris avec la curieuse impression d’être
dans une ville inconnue ?
Rose ou Irène, je ne sais plus, m’ont présenté Natalia
comme une de leurs amies en m’annonçant qu’elle logerait
dans mon ancien atelier et me tiendrait compagnie. J’ai
d’abord été contre, mais quand je l’ai découverte, blonde

248
sylphide, au sourire angélique, j’ai accepté. Depuis,
quelques mois, un an ou plus, j’ai un peu perdu la notion
du temps, elle est à mes côtés en permanence, palliant
chacun de mes désirs avant même que je les exprime.
J’avoue avoir troqué sans remords ma solitude contre sa
présence attentive.
Ce matin, avec son drôle d’accent, elle m’a dit :
— Je viens de découvrir qu’à quelques jours près, nous
avons cinquante ans d’écart.
— Cinquante ans, c’est beaucoup ?
Ma question l’a d’abord fait rire, puis après un moment
de réflexion, elle m’a répondu très sérieusement.
— Tout bien considéré, je pense qu’entre nous,
cinquante ans ce n’est rien.
Nous marchons régulièrement tous les deux, bras
dessus bras dessous au bord de la Seine, absents au monde
qui nous entoure et qui nous le rend bien. J’ai l’impression
d’un retour en arrière quand j’accompagnais Rose, sur le
chemin de l’école. Lorsqu’il fait froid, Natalia me prend les
mains et souffle dessus pour les réchauffer. J’aime quand il
fait froid.
Je passe constamment de l’enfance à la vieillesse,
mélangeant les époques et les émotions au point de ne plus
savoir où j’en suis exactement. Est-ce vraiment moi cet
homme voûté à la barbe et aux cheveux blancs que me
renvoient les miroirs ? Est-ce si important de savoir qui l’on
est ?

Si la pluie rend la vision de la cathédrale trop


déprimante, nous nous installons dans le salon et, quand le

249
temps s’y prête, nous allumons la cheminée. Elle troque
alors son masque de tristesse contre un sourire et appuie sa
tête sur mon épaule. Il me semble à ce moment-là que j’ai
encore une utilité, même si j’ignore laquelle.
Nous parlons de tout et de rien. Probablement de rien
qui en vaille la peine, car aucune trace de ces conversations
ne subsiste dans ma mémoire. Nos silences, par contre,
laissent des empreintes beaucoup plus profondes. À propos
de mémoire, nous travaillons ensemble sur des mots
croisés, des réussites et d’autres exercices supposés
l’entretenir, voir la recouvrer. Quel intérêt ? Ma mémoire
n’est pas en cause, elle est juste sélective. Je demeure fidèle
à ma devise : oublier le pire pour ne garder que le meilleur.
Je crois que Natalia a percé mon secret, comme je
pense avoir deviné qu’un malheur l’accable quand son
regard se brouille de larmes sans raison.
Entre nous, il n’y a que les non-dits qui vaillent, le
reste, ce qui est perceptible au commun des mortels, n’est
que façade.

Comme tous les jours, Irène ou Rose viendra me


retrouver. Je les confonds, mais elles se ressemblent
tellement, j’ai quelques excuses. Elle parlera, en aparté
avec Natalia, puis me rejoindra pour me donner des
nouvelles de sa vie à l’extérieur, un monde qui m’échappe
de plus en plus. Je l’écouterai attentivement pour qu’elle
s’imagine que je comprends et pour être en mesure de lui
poser une question pertinente. Ça ne marche pas à tous les
coups. Quand je lui ai demandé hier qui était le peintre

250
inconnu dont elle me rabâchait les oreilles, j’ai bien senti
que je l’agaçais.

Depuis quelque temps, j’ai renoué avec l’araignée,


mais volontairement cette fois. Nous nous sommes
tellement fréquentés qu’à force d’habitude, elle s’est muée
en amie. Elle me rappelle régulièrement que sans elle mon
existence n’aurait pas eu la même saveur. Sans elle, pas de
révoltes salutaires, pas de haines salvatrices, pas de rages
libératrices. Sans elle, j’aurais dû me contenter d’une vie
au goût fade de bienséance et de faux semblants. C’était à
la folie qu’elle incarnait que je devais d’être devenu
peintre, à la folie encore, que je devais de m’être engagé
avec Irène tandis que je ne rêvais que de liberté. Alors
qu’avais-je à lui reprocher ?
J’en ai convenu et lui ai promis de ne plus l’oublier.

Ainsi va ma vie que je soupçonne d’être bâtie sur un


mensonge. Un de ces mensonges que l’on s’impose à soi-
même, et qui sans conteste sont les rois dans leur catégorie.
Adaptables à l’infini, ils sont la survie des faibles et le
luxe des arrogants. Louons-les, ils nous protègent des
vérités trop lourdes à porter.

Je suppose que vous trouvez lâche, voire déshonorant,


de se laisser aller à de pareilles complaisances, mais
n’avez-vous jamais continué à croire au père Noël pour ne
pas quitter votre enfance ? N’avez-vous jamais entretenu
l’illusion d’un amour envolé depuis longtemps ? Ne vous
êtes-vous jamais rendu compte que la vie est une grande

251
mascarade à laquelle vous avez fini par adhérer par
facilité ? Alors souffrez que je m’offre le luxe que Rose
incarne Irène et vice versa pour quelque temps encore.
En attendant d’affronter la vérité, je goûte à la félicité
de ne pas exister pour de vrai comme le font les enfants qui
se prennent pour Zorro.

252
TABLE

1 ÉCHAPPÉE-BELLE..................................................................2
2 MARCEL....................................................................................8
3 L’ABRI......................................................................................17
4 L’INVITATION........................................................................24
5 LA PART DES ANGES............................................................35
6 MORT AU PRINTEMPS..........................................................47
7 ANTIBES.................................................................................. 56
8 LES NON-DITS.........................................................................65
9 L’INCONNUE...........................................................................72
10 DRAME EN SURSIS................................................................80
11 FUGITIVE.................................................................................85
12 ILLUSIONS PERDUES............................................................96
13 ALLONS ENFANTS etc.........................................................104
14 CASE DÉPART.......................................................................115
15 LE RENDEZ-VOUS................................................................123
16 LE JEU DE LA VÉRITÉ.........................................................133
17 BONNE FORTUNE ?..............................................................149
18 LIBERTÉ MODE D’EMPLOI.................................................157
19 NOUVELLE DONNE..............................................................165
20 RECONNAISSANCE..............................................................170
21 LA BASCULE.........................................................................186
22 RÉVÉLATIONS......................................................................198
23 LÀ-BAS...................................................................................213
24 RÉMINISCENCES..................................................................219
25 ROSE........................................................................................225
26 MENSONGES PIEUX.............................................................230
27 FEU DE DIEU..........................................................................237
28 ÉPILOGUE...............................................................................248

253
254

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