Die Verzauberung /L'Ensorcellement
Die Verzauberung / L’Ensorcellement!
Texte Iu intégralement lors d’une conférence faite a Reid Hall, & Paris, le 7 février
2015, reprise de mon intervention au colloque « Heidegger et les “"juifS"” » faite au
Centre Culurel Irlandais le 24 janvier 2015.
633Heidegger et I'Extermination
SPY OA AD TPA YO} 77
saiyyn-3a ogy WNT)
nivpa? ina risy.
ternel a répandu au milieu d’elle un esprit de
vertige, pour qu’ils fassent chanceler les Egyptiens
dans tous leurs actes, comme un homme ivre
chancelle en vomissant. »
Tsaie 19:14
Le danger
Les Juifs ne sont pas aimés. Ils ne Pont jamais été. Ils ne le seront jamais.
Crest un fait: il y aura toujours de par le monde Deacoup plus
antisémites que de Juifs.
Vous! pouvez discuter jusqu’a demain de la « portée » du « mot » juif,
avec ou sans guillemets, avec ou sans majuscule ; de Popportunité des
termes «antisémitisme » et/ou «antisionisme » ; de savoir si oui ou non
Heidegger et/ou la pensée de PEtre sont antisémites et/ou nazies
« Words, words, words », comme dit Yautre. Cela revient & utiliser la langue
tel «un tramway », explique Heidegger dans Introduction d la Métaphysique,
«ot n’importe qui monte et descend. N’importe qui, en effet, parle et écrit
de-ci de-Ia dans la langue, sans empéchement, et avant tout sans danger».
tien : vous Jean-Frangois Lyotard, vous Alain Badiou, vous
Emmanuel Faye, vous Peter Trawny...
} Vouvoiement get
634Die Verzauberung /L’Ensorcellement
Lorsque je prononce ou écris le mot « antisémitisme », il ne s’agit pas
d'une assertion théorique, d'une considération sociologique ni d’un apercu
historique. Cest ma destinée qui est en jeu ct en danger. Rien ne me
garantit en effet, ce 7 février 2015, que je ne serai pas d'ici quelques années
dans l’obligation de m’exiler avec ma fille d’un pays o2 la virulence verbale
et physique de Pantisémitisme nous aura rendu la vie insupportable!
Quand on sait ce que penser veut dire, ca change tout.
Deux chemins
Heidegger était-il « antisémite » (Cest ce mot qu'il s’agit pour le coup
de mettre entre guillemets, tant il recouvre de réalités différentes) ?
Ine faut pas avoir peur de poser la question ; c'est imposer la réponse
quil faut craindre. « Toute réponse ne garde sa force de réponse qu’aussi
longtemps qu’elle reste enracinée dans le questionnement », exprime
Heidegger dans L’origine de Veare d'art.
Débarrassons-nous d’emblée des indigents en la matiére
Entre deux lettres ouvertes au Pére Noél’, le journaliste Roger-Pol
Droit n’a pas craint de « poser» ses réponses concernant Heidegger’
«Finalement, seules deux questions importent. Peut-on faire de la
philosophie, au XXI* sigcle, sans se soucier le moins du monde de
Heidegger ? La réponse est oui, Le doit-on ? La réponse est oui . » Etilla
raison, figurez-vous, On peut tout A fait se limiter 4 « deux » questions et
« faire » de la philosophie — comme on dirait « faire des affaires » ou « faire
ses besoins »— sans se soucier « le moins du monde» de Heidegger,
' La prise d’otages du magasin Hyper Cacher a Vincennes, non loin de mon
appartement, avaient eu lieu un mois plus tot.
2 Chemins qui ne ménent mulle part, p.80.
5 Les Echos, 5 décembre 2014,
Le Point, 6 février 2014.
635Heidegger et I'Extermination
autrement dit sans rien comprendre & essence du nihilisme mondial, sans
tien savoir de la responsabilité de la philosophic occidentale ni de
Vindigence journalistique (cette « maniére organisée de déshonorer tout ce
qui est langage », disait Heidegger en 1938") dans le destin technicisé de la
dévastation en cours. II suffit de se contenter de peu
philosophiquement qu’un Roger-Pol Droit...
Puisque jen suis 4 Pindigence de pensée, cet « héte inquiétant », dit
Heidegger”, « qui s’insinue partout dans le monde d’aujourd’hui » (‘était
en 1938), j'évoquerai en passant un nouveau galvanisé du Gestell
récemment entré dans la danse de Saint-Guy anti-heideggerienne : jai
nommé Frangois Rastier, impayable linguiste cybernéticien qui a eu
Vimpudence® d’expliquer aux lecteurs juifs de Heidegger, qualifiés de
«communautaristes candides» (belle formule débordant de
philosémitisme), ce qu’est le judaisme. Le judaisme, nous apprend cet
expert cn «sé les «cent
nantique différenticlle », n’a rien A voir a
volumes grandiloquents ct péremptoires» de Heidegger, si
«spectaculairement dénués déthique », puisque le judaisme est une
« religion de Péthique qui commence par Pobservance de la Loi ». Comme
dit Heidegger", «ces sortes de louanges
qui viennent d’en bas sont
toujours des outrages. » Robot bavard shooté aux « molécules sémiques »,
Rastier ferait bien d’aller reprogrammer son logiciel linguistique & coups
de marteau pour n’avoir pas remarqué que les mots « religion »,
« éthique », « observance » et « Loi» ne sont pas des termes hébraiques.
Cet androlinguistoide ensorcelé, qui prétend hair le nazi en Heidegger, ne
' Lettre a Kurt Bauch du 4 janvier 1938.
2 Gellasenheit, voir infra
3 L’Obs du 17 janvier 2015
* Qu appelle-t-on penser ?
636Die Verzauberung /L’Ensorcellement
trompe personne — enfin personne ayant séricusement lu Heidegger.
Halluciné par son ordinateur isotopique, le drdle n’abhorre cn réalité que
ce que la pensée ct la poésie de Heidegger savent concernant son déliri
Tréve de plaisanterie. Tachons de reposer la question d’une maniére
questionnante, et non selon les critéres du « bon sens humain », « refuge »,
yy
dit Heidegger « de ceux qui sont par nature jaloux de la pe
Heidegger était-il «antisémite»? Je ne passerai pas par quatre
chemins, mais par deux seulement: oui et non
Tl Pétait, au sens banal et bénin of il n’avait manifestement aucune
sympathie pour ce peuple, cette culture et cette spiritualité, dont il n’était
a Pévidence pas curieux. Heidegger partageait les préjugés séculaires de
son éducation. Comme des millions autres catholiques, probablement a
tillongtemps cru dans son enfance que les Juifs avaient tué le Fils de Dieu.
Ga porte peu 4 lempathie, figurez-vous. Comme des millions @autres
Européens, Heidegger s’est imaginé que les Juifs avaient le sens du
commerce, le génie du calcul, ct une propension a la domination... Ainsi,
lorsque dans les Cahiers noirs il evoque Maxime Litvinov, le Commissaire
t
du Peuple aux Affaires Fitrangéres de Staline jusqu’en 1939, ce n’
évidemment pas par philosémitisme qu’il y accole le terme Jude (« Der Jude
* «Au long d'une immense lecture des textes, Frangois Rastier s’efforce de dégager
isotopies (récurrence de sémes) et ‘“molécules sémiques’” (groupements de sémes).
Dans une telle approche, utilisation de informatique est primordiale. Frangois
Rastier s'est intéressé trés t6t, particuligrement dans ses travaux 4 I’Institut national
de la langue frangaise (promoteur du Trésor de la langue francaise), aux corpus
informatisés. [...] L’objectif de cette “‘sémantique des textes’ se résume ainsi
**élaborer une sémantique unifige pour les trois principaux paliers de description (mot,
phrase et texte) ; élaborer des catégories pour une typologie des textes (littéraires et
mythiques, scientifiques et techniques); développer ces théories descriptives en
liaison avec les traitements automatiques des textes”” ». Encyclopaedia Universalis
2 Qu’appelle-t-on penser ?
637Heidegger et I'Extermination
Litvinov... »). On peut tourner cela dans tous les sens et le retraduire
comme on voudra, a ne s’appelle pas pen:
Ces peu affables préjugés wniversels étaicnt ceux de son siecle, ceux de
sa langue, ceux de son pays. Au cas o& vous ne vous en seriez pas apercu,
ces préjugés délirants sont également ceux de notre temps. Hannah Arendt
clle-méme fat d'une cécité extravagante sur ces questions, qu’elle
siimaginait pourtant méditer et connaitre. N’alla-telle pas jusqu’a
prétendre que l’« immense popularité » des Protocole des Sages de Sion tenait
« non pas & la haine des Juifs, mais plutét 4 admiration envers les Juifs et
au soubait d’apprendre quelque chose d’eux » ?
Qu’appelle-t-on penser ? Toujours pas ca.
Au fond, la vraie question nest pas tant de savoir si Heidegger était
antisémite que de comprendre comment il put Pétre aussi pew (je pése mes
mots) pour un catholique d’avant Vatican II, pour un Allemand du début
du XX° siécle, et surtout pour un philesophe. Des théologicns médiévaux
jusqu’a Nietzsche en passant par Voltaire et Diderot en France, Luther,
sulative
Kant, Hegel et Marx en Allemagne, toute la tradition sp.
métaphysique est antisémite, au sens moderne et toujours sur un mode
délirant. Lisez mon regretté ami Léon Poliakov pour vous en convainere,
Je ne citerai pour ma part que Luther
« Les Juifs ont peut-étre envoyé leurs serviteurs, avec des plats d’argent et
des broes d’or, pour recueillir la pisse de Judas avec les autres trésors, et
ensuite ils ont mangé et bu cette merde, et ont de la sorte acquis des yeux
tellement pergants qu’ils apergoivent dans les Ecritures des gloses que n’y ont
trouvées ni Matthieu ni Esaie lui-méme, sans parler de nous autres, goyim
maudits. »
On voit le niveau
Comparés a cette orduriére tradition de non-pensée et d’offense
philosophique faite a Tencontre de Pitre juif — nommons-le ainsi
638Die Verzauberung /L’Ensorcellement
provisoirement -, méme les fameux fragments antisémites des Cahiers noirs
qui révulsent tant de bonnes 4mes sont une broutille dans Pordre de
Vinjure ct du préjuge.
Un
échappé 4 un antijudaisme épidermique, dans PAntiquit
t pas inintéressant de noter que les seuls philosophes 4 avoir
sont Aristote et
ses disciples directs
Selon Cléarque de Solés, auteur au IV® siécle avant notre ére d’un
fragmentaire traité Sur ke sonmedil, Aristote croyait que les Juifs descendaient
des philosophes indiens nommés Kalanoé, Décrivant un rituel sacrificiel
chez les Juifs de Syrie, Théophraste, autre disciple d’Aristote ala fin du
IV® siécle avant notre ére, les qualifie de «peuple éminemment
philosophe » qui « n’a pas d’autre entretien que sur le dieu ». Au tout début
du IIE siécle avant notre ére, Mégasthéne, diplomate envoyé en Inde par
Séleucos I*, affirme, selon Clément d’Alexandrie quile cite :
« Toutes les choses qui ont été dites par les anciens sur la nature, l’ont été
aussi par les philosophes étrangers & la Gréce, savoir : en partic dans I’Inde,
par les Brachmanes ; en partie en Syrie, par ceux qu’on appelle Juifs. »
Ca se gate assez vite, hélas, et des le III’ siécle de notre ére Origéne ne
pouvait imaginer qu’on considérat les Juifs en bonne part sans avoir
succombé a leur propagande :
«On dit qu'il existe un livre de Vhistorien Hécatée, intitulé Sur les Juifs,
dans lequel il insiste tellement sur la sagesse de ce peuple que Herennius
Philon, dans son ouvrage intitulé Sur /es Juifs, commence par mettre en doute
que cet historien en soit l'auteur, et déclare ensuite que, pour le cas oi
Vouvrage serait bien de lui, alors vraisemblablement il s’est laissé prendre au
piege de la persuasion des Juifs et a fini par adhérer & leurs theses. »
Deux exceptions, rarissimes dans la tradition théologique et
philosophique allemande d’antisémitisme, sont cruciales : Maitre Eckhart,
639Heidegger et I'Extermination
et Schelling’. Il est probable que Tinfluence de la pensée juive
(transmigrant pat Maimonide pour Pun, par Jacob Bochme pour autre) a
Pi
prendre un exemple patent chez Schelling, la conception du devenir intra-
ervé ces deux noms propres de Pusuelle animosité métaphysique. Pour
divin — minuticusement et passionnément rapportée par Heidegger* -,
celle de Vétincelle du désir en Dicu, de la scission entre le fond et
Pexistence représentée sous la forme de volutes se déployant de bas en
haut avec toujours davantage de spires, tout cela ne peut pas me pas faire
fortement songer a Varbre des sefirot et & la Kabbale lourianique ! Quand on
sait influence sur Heidegger de ces deux immenses penseurs — sans
compter celle de Nietzsche, qui vomissait aussi les antisémites -, on
comprend mieux pourquoi, & la question posée en introduction, il faut
également répondre non,
Comme Nietzsche, Heidegger méprisait Vantisémitisme. On le sait
désormais grice & sa « Remarque pour les anes » des Cahiers noirs’. Bien des
témoignages biographiques nous confirment que la bassesse haineuse
propre 4 lantisémite militant ou méme occasionnel, lui était étrangére.
Cela pour des raisons de fond qui touchent la hauteur de sa propre
pen:
«Le sentiment le plus bas », note-til dans ses Esquisses tines de
1 «Toute l’audace de la pensée schellingienne se fait jour ici ; mais il ne s'agit pas la
un vain jeu de pensée qui serait le fait d’un solitaire exalté, il s’agit tout simplement
de la reprise et de accomplissement d’une démarche de pensée qui surgit tout
dabord avec Maitre Eckhart et qui trouve chez Jacob Boehme un développement sans
précédent, » Schelling, Le traité de 1809 sur l'essence de la liberté humaine
2 Schelling, Le traité de 1809 sur l'essence de la liberté humaine (cours de 1936).
3 qRemarque pour les nes : la remarque n’a rien a voir avec de I"“antisémitism:
Celui-ci est aussi insensé et aussi abject (so fricht und so verwerflich) que le
procédé, sanglant et méme avant tout non sanglant, qui fut celui du Christianisme
contre “les paiens*. Anmerkungen Il, 77, in : Anmerkungen IV, GA. Bd. 97
Traduction de Gérard Guest.
640Die Verzauberung /L’Ensorcellement
Vatelier, « parce qu’il se rabaisse lui-méme est la haine: la parfaite non-
liberté qui se hau:
4 une supériorité vide. »
On doit y rajouter le témoignage irrévocable de Martin Buber (la scule
personne que Heidegger ait jamais rencontrée de sa vie, qui conniit le
judaisme et la pensée juive de 'intérieur) rapportant une aprés-midi de
du lac de Constance
complicité en 1959 sur Vile de Mainau, pri
« Nous nous sommes promenés dans le parc, montant et descendant les
allées pendant des heures. La aussi, nous avons bien ri ensemble, d’abord de
nous, deux vieillards chamailleurs, pleins de préjugés et de ressentiments —
moins les ndtres que ceux de notre entourage: ici, contre les juifs, Ii, contre le
recteur nazi, Nombreux sont ceux qui m’en ont voulu d’avoir un jour énum:
Kant, Hegel et Heidegger tout d’une haleine. Depuis cette rencontre, je sais
que ceux qui contestent le rang de Heidegger et sa place dans la série sont
stupides ou bien n’ont pas de gotit. [...] Nous avons parlé uniquement de
Fessentiel. Le passé n’était pas surmonté, Dieu merci, car de cette fagon, il
nous était possible de parler sans périphrase de faute et de pardon, méme de
Ja faute de la pensée. Nous avons parlé ensemble sans aucune prévention, Mais
aussi sans aucune protection. »'
Méme le pauvre Peter Trawny, déboussolé et oscillatoire entre le oui et
le non sous les coups de fouet de quelques fragments qui auront ruiné une
existence passée 4 supporter — aux deux sens du mot — Heidegger (nous
allons y venir), est forcé de le reconnaitre, dans son inénarrable style
universitaire A pincettes :
«C'est ici qu’on touche au fait que Heidegger n’a pas nécessairement
conneeté ses remarques sur les Juifs & une aversion agressive. »
Etre et ne pas étre
La question qu'il faut poser maintenant est
comment peut-on 4 la fois
étre et ne pas étre antisémite ? N’éprouver consciemment aucune
animosité subjective 4 ’égard des Juifs, tout en partageant, les concernant,
* Dictionnaire Heidegger, article « Buber ».
641Heidegger et I'Extermination
de déplaisants préjugés et une forme de répugnance, également a peine
consciente ?
Cela est fort courant, figurez-vous.
Mon pére est né 4 Paris en 1929. Il fit comme tant d’autres jeunes
on service militaire 4 20 ans
Frangais d’aprés-guerre Il y croisa_ un
charmant garcon, un jeune fermier normand qui allait devenir un copain
de régiment. Celui-ci, apprenant que mon pére était juif, lui avoua qu'il
n’en avait jamais rencontrés auparavant, Il avait ailleurs été trés
sincérement surpris de constater, lorsque mon pére s’était déchaussé dans
leur dortoir commun, qu'il ne possédait pas des pieds de bouc. C’était en
1950.
Heidegger n’était pas si différent de ce charmant Normand camarade
de chambrée de mon pére. Méconnaissant tout de la réalité juive et du
judaisme — 4 un point si abyssal que cen est extravagant de la part @un
homme aussi cultivé -, il n’avait aucun moyen de demeurer indemne face
4 ensorcellement antisémite insinuant depuis des siécles son poison dans
toutes les cervelles. Heidegger croyait sincérement qu’il cxistait quelque part
quelque chose comme une Welfjudentum, un judaisme mondial ou
international, une propension ou une aptitude juive au calcul, une volonté
de puissance et de domination spécifiquement juives, etc. C'est
précisément parce que Heidegger n’était pas intimement antisémite qu'il fit
entrer dans la course ravageuse a Ia Machenschaff, & égalité si ose dire avec
le Nazisme, ?’ Américanisme, le Libéralisme et le Communisme, la chimére
du « judaisme international »,
Croyez qu’un antisémite déchainé aurait spontanément placé les Juifs
en haut du podium infime.
Heidegger ne pouvait done qu’essayer d’accorder a ses réflexions si
aiguisées concernant la volonté de puissance et la Machenschaft ces
642Die Verzauberung /L’Ensorcellement
croyances dont il ignorait sinon abjection, du moins le ridicule. Mais qui
sait qu’clles sont ridicules, ct surtout qui, aujourd’hui encore, saurait
cexpliquer pourquoi ?
Je ne crois pas qu’il existe quelque part une autre communauté (au sens
le plus abstrait), réclle ou fantasmatique, qui soit depuis si longtemps aussi
universellement calomniée et honnie. Li
s antisémites ont une explication
toute trouvée A cette énigme : pourquoi les Juifs son-ils autant hais ? Parce
quills sont haissables ! Ils ont tué le Christ... ils ont snobé Mahomet, ils
pullulent 4 Wall Street, ils bombardent expressément des enfants
palestiniens, etc. Pourquoi pas, aprés tout. Tl faut étre capable denvisager
toutes les hypothéses. Ou plutét il faut savoir se poser toutes les questions,
ct se garder d’y répondre trop précipitamment, méme aux plus
apparemment absurdes et infimes. Le probléme, cest qu’en général les
questions infimes sont des réponses mal déguisées. Et surtout que
chacun, quoi qu’il dise, ne parle jamais que de soi — aux deux sens du
génitif. C’est ainsi qu’on peut comprendre cette profonde formule
midrachique: « Celui qui maudit le peuple juif se maudit lui-méme. »
L’antisémitisme ne péche pas tant contre la morale que contre la
pensée. C’est son point de rencontre avec le philosémitisme. A l'inverse
on chercherait en vain la moindre goutte de moraline dans le Midrach, le
Talmud ou le Zohar, de sorte que méme un «antisémite » peut y étre
respecté, des lors qu’il témoigne une propension au Questionnement. Un
passage du Zohar’ narre extravagant dialogue entre un général romain
génocidaire et Rabbi Abahou, auprés duquel le Romain se rend pour
! Tseenah Ureenah de Jacob ben Isaac Achkenazi de Janow, p. 765. (Balaq 4
Balaam :) «Tu m’ordonnes de maudire Jacob, mais cela _m’est impossible. [...]
Jacob est appelé héritage de Dieu et dont le peuple bien aimé est beaucoup plus qu'une
simple nation. Celui qui maudit le peuple juif se maudit lui-méme. »
2 Zohar H’adach, Zohar Tome Il, p. 505, Verdier.
643Heidegger et I'Extermination
déverser sa bile antisémite. «Il faut liguer le monde entier contre vous,
comme contre des sauterelles, pour vous supprimer de Punivers en un
instant ! » assénc le général romain, avant de citer la Torah pour se justificr.
Le Rabbi répond par un argument, mais le général en trouve un autre, qui
nt une exclamation d’admiration : « Tu as bien.
arrache & Rabbi Juda pri
parlé général !»
‘ai expliqué il y a déja longtemps, dans De lantisémitisme, pourquoi tous
les préjugés, y compris les plus favorables, attachés aux Juifs, sont
fonciérement faux. S'l n'y a pas de Weljudentum, par exemple,
contrairement & ce qu’imaginaient Heidegger et & ce que prétend Trawny
aujourd’hui en Passimilant ineptement & la diaspora (’y reviendrai), qu’elle
que soit la sympathie ou P'antipathie que cette expression suscite en vous,
est parce que P'Eitre du judaisme ne réside pas davantage dans un shieil de
Pologne que dans le Ghetto de Venise, le Mellah de Fés, chez les
@'Bthiopic ou méme & Tel-Aviv. I est depuis des millénaires dans les
milliers de yeshivoth dispersées et unies dans l'étude de la Torah, of ’'on ne
lashas
s‘attelle qu’a la mise en relation vibratoire, réciproque et infinie entre les
deux seuls « mondes » qui importent : le « monde qui vient » (olam habd) et
ce « monde-ci » (olam hazé).
Si Heidegger a pu dérailler en reprenant 4 son compte — et en réalité au
compte-gouttes, doit-on ajouter 4 sa décharge! —, des calomnies dont la
propagande nazie abrutissait sa population jour et nuit depuis des années,
Crest parce que celui qui aura hissé le Questionnement & la dignité de Etre
Le pauvre Peter Trawny, tétanisé d’horreur, rétorque & qui fait valoir la rareté des
notations antisémites dans les Cahiers noirs, qu’en philosophie ce n'est pas la quantité
qui compte. Ce n'est pas faux, hormis que l’antisémitisme n’a rien de philosophique
rawny manifeste ici sa profonde méconnaissance en ce domaine. Un
neu est habité par sa haine, il ne cesse jamais de l'exhaler.
644Die Verzauberung /L’Ensorcellement
sétait sur ce point précis interdit de questioner. Il n’est pas inintéressant
de noter qu’ll n’y a quasiment qu’un scul domaine que Heidegger, tout en
croyant s’y mouvoir, n’a jamais questionné de sa vie, est le Judaisme ct
tions sont des
a
les Juifs. Ainsi, il n’y
lich
communisme, du nazisme, de ’Américanisme, de la vie moderne et de leur
y a qu’a propos des Juifs que
erronés. Tout ce que Heidegger exprime du libéralisme, du
essence commune déployée par la Machenshaft, tout cela est incontestable
et verifiable aujourd'hui en 2015.
«Le grec», écrit-il dans La parole d’Anaximandre', «le chrétien, le
moderne, le planétaire et I’hespérial [I’occidental], nous les pensons partir
un trait fondamental de I’Etre, que celui-ci, en tant qu’ Aletheia, dérobe dans
la Lethe plutat qu’il ne le dévoile. »
Le grec, le chrétien, le moderne, le planétaire et l’occidental... Cherchez
qui brille par son absence... C’est que « le juif », Heidegger n’y songe pas.
Une le pense done pas. Pourquoi pas, aprés tout. C’était son droit de
préférer le Japon au Judaisme, comme Georg Trakl a Franz Kafka ou
Braque a Picasso. Chacun ses goiits. Et s'il y a bien quelque chose qui
distingue le judaisme du christianisme et de l'islam, c'est son indifférence
Aconvaincre. La question n’est pas li. Sans étre farouchement antisémite,
Heidegger n’avait aucun moyen de savoir que lorsque, dans son ceuvre, il
évogue ow cite la Bible, que ce soit en grec, en latin ou en Lather, dés qu’il
pose une formulation aussi vermoulue que « judéo-christianisme », qu’il
évoque Philon d’Alexandrie comme « cadre et domaine de fondation » du
judaisme’, qu’il fait référence au prophétisme hébraique, qu'il cite le « dieu
} Chemins qui ne ménent nulle part, p.405
2 « Avec ce développement de la premiére fin du premier commencement (avec la
philosophie de Platon et d’Aristote) est donnée la possibilité que cette philosophie, et
dans sa manidre bien a elle de se configurer, la philosophic grecque en général
fournisse le cadre et le domaine de fondation pour la foi juive (Philon), et la foi
chrétienne (saint Augustin). » Beitréige
645Heidegger et I'Extermination
vétéro-testamentaire »', il déraille autant que qui croirait étudier Parménide
cn lisant Platon ou comprendre la spiritualité cheyenne cn regardant un
film de John Huston !
On reproche beaucoup 4 Heidegger de s’étre tu concernant la tentative
d’extermination des Juifs d’Europe (pour ma part je ne dis pas « Shoah »
ni «Holocauste », parce que ces formulations participent aussi de
TEnsorcellement). Reproche puéril. Les Juifs n’ont besoin de personne
pour penser le projet de leur extermination. Ils le méditent depuis des
siécles dans le Rouleau d’Esther. Si Heidegger s’est tu sur cette question,
indépendamment de toutes les hypothéses psychologiques qui n’ont pas
grand intérét (honte, pudeur, indifférence), c'est sans doute parce que, 3 la
lettre, i ne savait pas quoi en penser, Comment Vaurait-il su, ne disposant
aucune arme pour envisager la spécificité de ce séisme historial. La
fameuse sentence énoneée A Bréme en 1949 sur «la fabrication de
cadavres »’, si peu comprise et pourtant si profondément juste dans son
fond, n’explique pas pour autant pourquoi ce sont majoritairement ces
aii
savoit, pour le penser, il aurait fallu que Heidegger edt conscience quill
victimes-Li, les Juifs, sur lesquels extermination s'est . Pour le
existe quelque chose comme la pensée juive, aussi intransposable dans la
langue de la métaphysique que le Tao ou Ereignis.
1 « Le dieu vétéro-testamentaire est bien aussi un dieu qui ‘commande”’ : ‘‘tu ne dois
pas’’, “‘tu dois’’, telle est sa parole. Ce devoir est inscrit sur les Tables de la Loi. Un
dieu grec n'est jamais un dieu qui commande, mais un dieu qui montre, indique. »
Parménide, p.11-72
2 « L’agriculture est maintenant une industrie alimentaire motorisée, quant 4 son
essence, la méme chose que la fabrication des cadavres dans les chambres & gaz et les
camps d’extermination, la méme chose que les blocus et la réduction des pays a la
famine, la méme chose que la fabrication de bombes & hydrogane. »
646Die Verzauberung /L’Ensorcellement
Voici un exemple parmi dautres de cette surdité extravagante
concernant le judaisme, tout 4 fait singuliére dans la pensée de Heidegger
(nila spiritualité des Chinois ni celle des Japonais ne sont traitées avec un
tel amateurisme) :
«Cette représentation néotestamentaire du Logos est celle de la
philosophie religieuse juive que Philon a élaborée ; en effet, dans sa doctrine
de la Création, ce qui est attribué au Logos, c’est le caractére de mesités, de
médiateur. A quel titre celui-ci est-il Jogos? Parce que /ogos, dans la traduction
grecque de I’Ancien Testament (les Septante), est le nom donné a la parole ;
et «parole» est prise ici dans la signification bien déterminge d’ordre, de
commandement ; of déka logot, ce sont les dix commandements de Dieu (le
Décalogue). Ainsi Jogos signifie : kérux angelos, le héros, le messager, qui
transmet les commandements et les ordres ; logos tou staurou, c'est la parole
venant de la Croix. L’Evangile de la Croix est le Christ lui-méme ; il est le
Logos de la Rédemption, de la vie étemnelle, logos zéés. Un monde sépare tout
cola d’Héraclite. » !
En séalité, et bien davantage que d’Héraclite, un monde et méme une
galaxie sépare tout cela du judaisme. Cette galaxie, a laquelle Heidegger
avait aussi peu accés que le mot veritas ne donne accés au mot alitbeia, C'est
Vincommensurable et impondérable pensée juve.
A
Sil y a bien une formulation chargée de malentendus et d’anciennes
conte du mot « Juif>
représentations, que seuls ceux qui questionnent 4 leur propre fagon
entendent pour de bon, et ils sont rares, et peu nombreux, est le mot
« juif
"Introduction & la Métaphysique, p.142 de la traduction frangaise
647Heidegger et I'Extermination
Dans son « Avant-propos » au poéme Todranberg, de Paul Celan, ot
prend forme comme un reproche fait au «mutismey de Heidegger
concernant la tentative @extermination des Juifs d'Europe, ce dernier
écrit:
« Quand les mots font-ils paroles ?
Quand ils disent
—non pas signifient
—non pas qualifient. »!
Que dit le mot « juif »— non pas ce qu'il signifie, non pas ce qu’il qualifie
— que si peu entendent ? Il suffit de Pécouter
Jnif, Jude, Jew..., vient de « Juda »?, Yebouda en hébreu, ’est-A-dire du
nom propre @un royaume d'Israél, issu Pune des douze tribus d'Israél, cest
A-dire du nom propre d'un des fréres de Joseph, Juda, quatriéme fils de
Jacob. Et d’oit vient Jacob, surnommé « Israél » ? Il est le fils d’Isaac. Et
doit vient Isaac, ete., ete, ete. ?
Dio’ tout cela provient-il? D’un texte, communément appelé
«Torah », un Texte écrit — c’est-A-dire pensé — dans une certaine langue ct
pas une autre, Phébreu, un Texte que questionnent sans fin depuis des
} Traduction de Hadrien France-Lanord dans le Dictionnaire Heidegger, article
«Celan ».
? Du lat. Judaeus « de la tribu de Juda; juif », empr. au gr. Lov Bat og «id », et
celui-ci a Phébr. Phitdi « id. », dér. de Yhida « Juda, personnage biblique, fils de
Jacob et de Léa, chef d'une des douze tribus d’Israél (Genése, 35, 23; 49, 8). TLF
648Die Verzauberung /L'Ensorcellement
sigcles ceux-lA mémes qui ont fait de Pécoute herméneutique la piété et
Pacuité de toutes leurs pensécs
TITY x0 rmnow, 10 case, iq. 7% No.1; kin
dro in HYD, Ath. QAP: id. Imp. 47 Jer. 60:14.
Prat, ig. Kal, throw, a stones. Fut P99 for
1 3:63.. nf. TI Zee,
perhaps properly, to
show or point out with the hand extended; from
the idea of the hand being caet forth, ie. extended
(ee Kal; comp. 7 99 and M7, Kal and. Hip to
ast, and thence to ahew by the extended hand).
Arab. 53, Conj. X-; Syr-Aph. id. Const. fllowed
‘and followed by 52 (concern-
Aharkagiving and ran ater flow the ako
Iedgent or confenion of tenet recived, flowed
by an ace. Gen. 99:96;
fond
to praie te nae of Jeo 1K 8:
iy Pa 10847
Arman. 83 (Vay blog than in the place of
Yea) Lg Hii.
(1) w confess, rop.to conan concerning ones
self to sew cous sl an guy. 28th. ANPP RE:
‘a accuse to criminae; propery, believe, to object,
faut against; (Germ. sem from the iden of
castings D2 an vecuation, Bere) Dan 9:45
yor 3035,
flows, by an seo he thing, Levit 55516
26;404 9 othe thing, Neh 16
(2) praing ws celebrate flowed by 92 Che.
wes
‘Deived noun, (7), PI, NY, ad the proper
mn, 1% and hove which ae so
‘Seda ined rm the, FHM FP,
STEP [Ao pers, PONY
Beouter la parole que dit le mot « juif» ne renvoie 4 rien d’autre qu’a
ce que les Juifs appellent depuis des millénaires « étudier la Torah ».
Yeboudi, comme Yebouda, vient de la racine yadab, qui provient clle-
méme du mot yad, la main, et qui signifie « lancer », « jeter », « déclarer »,
« proclamer » (au sens propre, explique le Gesenins, « désigner avec la main
649Heidegger et I'Extermination
Ainsi Léa
nomma-t-elle son quatriéme fils Yébondab pour « rendre grace »! a Dicu de
tendue »), « remercier », « rendre grace », « prier », « célébrer »
avoir rendue si féconde.
Quill y ait une parenté 4 méme la parole entre la main et la pen:
comme entre la pensée et le remerciement (« Denken ist Danken »)', cela
n’aurait pas surpris Heidegger. Mais que cela s’entende dans le seul mot
«juif», et que la noblesse de Pitre (« Adel des Seins») s’y recucille (la
noblesse est « ce qui a, quant 4 son essence, une haute origine, et repose
en elle »‘), ni Heidegger ni ses plus acharnés contempteurs aujourd’hui
n’en avaient la moindre idée.
Fascination
Crest dans les Beitrige ur Philosophie, Vom Ereignis, rédigées en plein
nazisme triomphant, entre 1936 et 1938, que Heidegger emploie le plus
explicitement la belle notion, un peu énigmatique a priori dans le contexte
de la pensée de PErignis, de Vergauberug, ce que Vanglais rend par
enchantment, et le francais pat « ensorcellement »,
Le chapitre 59 des Beitnige 'intitule : « L’époque de la complete absence
de questionnement ct de lensorcellement ».
Heidegger y écrit
«Il faut se demander d’ot vient Vensorcellement (Bezauberung).
Réponse : de la domination sans partage de la fabrication (Machenschafi).
Lorsqu’elle atteint sa domination definitive, quand elle régit et transit tout,
} Gendse 29,35.
2 «La main porte essence de homme, car la parole comme domaine d’essence de
la main est le fondement de l’essence de l'homme. La parole comme parole inscrite
qui ainsi se dévoile au regard est la parole Gerite, I’écriture ; et la parole comme
écriture est le manuserit. » Parménide
> Formule piétiste du XVII siécle qu’affectionnait Heidegger.
* Introduction & la Métaphysique, p. 110.
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