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Table of Contents

Titre
Dédicace
I. Cid Hamet Benengeli
II. Le nom de don Quichotte
III. Dulcinée du Toboso
IV. La veillée d’armes
V. Sancho
VI. La chevalerie errante
VII. Les troupeaux et les armées
VIII. La lettre de Dulcinée
IX. Le heaume de Mambrin
X. Le livre
XI. Vers le Toboso
XII. La grotte de Montesinos
XIII. Le Duc et la Duchesse
XIV. L’ ínsula Barataria
XV. La fuite de Sancho
XVI. Les chausses démaillées de don Quichotte
XVII. La mort
Ce livre doit beaucoup…
Copyright
Du même auteur
Présentation
Achevé de numériser
Pietro Citati
DON
QUICHOTTE
TRADUIT DE L’ITALIEN
PAR BRIGITTE PÉROL

GALLIMARD | L’ARPENTEUR
À Elena Alia, Pietro et Gaia
I
Cid Hamet Benengeli
Qui raconte Don Quichotte ? Miguel de Cervantès tourne autour de la question avec
élégance, discrétion, ironie, bouffonnerie, mensonge et vérité ; et plus il insiste et poursuit son
jeu, plus la réponse devient secrète et mystérieuse. À quelques lignes du début du prologue, il
déclare : « Mais moi, même si je passe pour son père, je ne suis que le beau-père de don
Quichotte » : non point père, mais beau-père ; Cervantès n’est donc pas le créateur absolu de la
trame, de l’intrigue, des personnages, des couleurs, des ombres, de la philosophie, de la
psychologie, des variations du Don Quijote de la Mancha. Il serait plus juste de dire — mais
jamais Cervantès ne se trahirait aussi complètement — : je ne suis pas les pères, mais les beaux-
pères de mon livre si complexe.
Quand le récit commence, on dirait vraiment que Cervantès en est lui-même le père.
Lorsqu’il dit : « Dans un village de la Manche dont je ne veux pas me rappeler le nom », il
renvoie à un je qui, pour une raison inconnue, ne veut pas révéler le village dans lequel vit celui
qui s’appelle alors Quijada ou Quesada ou Quijana, et adoptera plus tard d’autres noms. Au fil
des glissements du récit, qui feint pourtant de rester quasiment immobile, les choses se
compliquent. Sans aucun doute, les aventures du futur don Quichotte devaient être vivantes dans
la mémoire des habitants de son village natal et des environs ; puis la mémoire vive devint un
mémoire écrit, et les annales de la Manche s’emplirent de traditions que Cervantès rechercha et
fouilla au prix d’un immense labeur. Mais lui, don Quichotte, n’avait guère confiance dans les
archives, fréquentées par des personnages douteux, d’une fidélité approximative. Il avait une
autre idée. Derrière lui, il y avait un sabio, un sage, lequel avait écrit son histoire « véridique » et
« singulière » ; et un jour, en un âge heureux et un siècle non moins heureux, ses hauts faits
viendraient à la lumière, dignes d’être gravés dans le bronze, sculptés dans le marbre et peints sur
la toile, éternelle « mémoire du futur ». La mémoire infinie d’un sage, d’un mage, d’un
nécromant, d’un enchanteur : telles étaient les véritables archives dont fut extrait Don Quichotte.
Quelle que soit sa source, au bout d’une centaine de pages, à la fin du chapitre VIII, le livre
s’interrompt. Don Quichotte et le « valeureux Biscayen », l’épée brandie hors du fourreau, se
portaient de telles estocades que, si elles avaient atteint leur but, ils se seraient tous deux fendus
de haut en bas comme des aubergines ; et, en cet instant de toutes les incertitudes, l’histoire reste
tronquée, sans que les annales de la Manche ou le sage enchanteur nous donnent la moindre
information. Si le ciel, le hasard ou la fortune n’étaient intervenus, le récit serait resté à jamais
obscur ; et nous n’aurions jamais connu de près don Quichotte, Sancho Panza, le Duc, la
Duchesse, Samson Carrasco, Cardenio, Dorothée, le Curieux malavisé et le fantôme de Dulcinée.
Le hasard intervint heureusement. Un jour, Cervantès se trouvait dans l’Alcaná de Tolède,
quand arriva un jeune garçon qui vendait de vieux cahiers et des paperasses à un marchand de
soieries juif. Cervantès avait la manie de lire tous les petits bouts de papier, même ceux qui
traînaient par terre, et il prit l’un de ces feuillets, couvert de caractères arabes. Il alla trouver un
morisco, et le pria de lui lire le livre. Très vite, l’interprète se mit à rire. Comme Cervantès lui
demandait pourquoi il riait, il répondit que c’était à cause d’une annotation inscrite en marge du
manuscrit : annotation dont nous ne savons pas à quelle main elle est due. « Cette Dulcinée du
Toboso, tant de fois mentionnée dans cette histoire, il n’y avait pas, dit-on, deux femmes comme
elle dans toute la Manche pour saler le cochon. » En entendant prononcer « Dulcinée du Toboso
», Cervantès resta stupéfait, le souffle coupé, car il se rendit compte que ces paperasses
contenaient l’histoire de don Quichotte. Le titre du livre disait : Histoire de don Quichotte de la
Manche, écrite par Cid Hamet Benengeli, historien arabe : Cid signifie « seigneur », Hamet est
le nom arabe Hamed, Benengeli « fils de l’Évangile » — (Ben-Engel) — ou bien « aubergine »
(berenjena) ; l’aubergine était très appréciée des moriscos.
Ce jour-là, dans l’Alcaná de Tolède, Cervantès dissimula sa joie ; et pour un seul réal,
somme dérisoire, il acheta tous les papiers et les cahiers du garçon. Puis il s’adressa au morisco
et le pria de lui traduire en castillan tous ces papiers, du moins ceux qui concernaient don
Quichotte, sans rien ajouter ni retrancher. Comme salaire, le morisco ne demanda que deux petits
sacs de raisins secs, fort goûtés des Arabes, et deux mesures de blé, et promit de traduire bien
fidèlement. Cervantès voulut lui simplifier la tâche : pour ne pas perdre de vue sa découverte, il
invita le morisco chez lui où, en un peu plus d’un mois, l’homme traduisit les cahiers du premier
mot au dernier. Ainsi le livre mystérieux, le livre disparu, qui avait vécu dans la mémoire d’un
sage et dans les annales de la Manche, devint un texte castillan, que Cervantès s’appropria au
pied de la cathédrale de Tolède.
Le premier des nombreux « beaux-pères » de Don Quichotte était donc Cid Hamet
Benengeli, qui avait rédigé tout, ou presque tout, le texte du livre. Comme il était arabe, il ne
pouvait être qu’un menteur, un escroc, un faussaire, puisque, dans l’Espagne de Philippe II, les
Arabes étaient considérés comme auteurs et victimes de mensonges ; aussi Cervantès, protégé
sur ses arrières par l’orthodoxie et la complicité de Cid Hamet Benengeli, s’abandonna-t-il aux
fantaisies et aux élucubrations les plus invraisemblables. Pourtant, ce grand affabulateur croyait
dans la vérité : il croyait et multipliait les serments comme peut jurer un chrétien catholique. Il
était un historien véridique, impartial ; jamais il n’abandonna la voie de la vérité, qui « a pour
mère l’histoire, émule du temps, dépositaire de nos actions, témoin du passé, exemple et annonce
du présent, avertissement pour l’avenir ». Si parfois Cid Hamet avait un défaut, que Cervantès
parodie, c’était celui d’être trop précis, trop exact même sur des choses fort mineures, qui ne
méritaient peut-être pas tant d’attention. Cid Hamet, l’« historien aubergine », est le signe de la
radicale ambiguïté de Don Quichotte, où tout est en même temps absolument faux et absolument
vrai ; où le vrai, sans cesser d’être vrai, est absolument faux, et où le faux, sans cesser d’être
faux, est absolument vrai.
Le texte de Cid Hamet se remet lui-même en question et fait sa propre critique. Quand le
traducteur parvient au chapitre de l’aventure dans la grotte de Montesinos, il trouve ces mots,
écrits en marge, de la main même de Cid Hamet : « Je ne puis donner à entendre, et ne peux me
persuader qu’il soit arrivé au valeureux don Quichotte tout ce que rapporte le précédent chapitre.
La raison en est que toutes les aventures survenues jusqu’ici étaient possibles et vraisemblables ;
mais celle de la grotte, il n’est pas moyen de la juger authentique, car elle est au-dehors des
limites de la raison … Si cette aventure paraît apocryphe, ce n’est pas ma faute ; je l’écris donc
sans affirmer qu’elle soit vraie ou fausse. » Le texte original de Cid Hamet, personne ne l’a lu,
sinon le jeune garçon qui l’a cédé à Cervantès pour un demi-réal, ou le morisco qui l’a traduit
pour deux petits sacs de raisins secs et deux mesures de blé. Nous ne connaissons que le livre de
ce traducteur, qui se permet des corrections sur l’original inconnu.
Ce livre traduit est extrêmement mobile, inquiet, flexible, plein de vagabondages et de
variations, et tous les romans modernes le considèrent comme leur modèle, même si leurs auteurs
savent parfaitement qu’ils ne parviendront jamais à l’imiter. Il ne reste jamais en place. Il est
toujours ailleurs. Un livre est fait de noms, d’événements, d’intrigues : tandis que Don Quichotte
se moque des noms, des événements et de l’intrigue. Dans le cas de la femme de Sancho Panza,
Teresa Panza, il lui attribue toutes sortes de noms différents, parce que les noms n’existent pas,
ou se multiplient et varient, comme le sait si bien don Quichotte, qui change de nature chaque
fois qu’il change de nom. La précision des événements n’existe guère plus, car Cervantès ne
nous dit pas ce qu’il advient de l’âne bien-aimé de Sancho, ni comment il disparaît et réapparaît ;
et c’est là un fait vraiment important.
Quant à l’intrigue, Cervantès est conscient d’être un héritier des Métamorphoses d’Apulée,
des Éthiopiques d’Héliodore et de l’immense tradition du roman de chevalerie ; à ceci près qu’il
porte à l’extrême tout ce qu’avaient inventé les Grecs, les Latins et le Moyen Âge, en engendrant
une parodie grandiose et désopilante. « Je n’ai jamais vu, dit le chanoine, sans savoir qu’il parle
de Don Quichotte, un roman de chevalerie dont la fable forme un corps entier avec tous ses
membres, de sorte que le milieu corresponde au commencement, et la fin au commencement et
au milieu. D’ordinaire, le roman est au contraire composé de tant de membres qu’ils semblent
vouloir former une chimère ou quelque autre monstre plutôt qu’une figure harmonieuse. »
Comme Héliodore dans Les Éthiopiques, Cervantès construit des dizaines d’histoires secondaires
ou intercalaires. Après quelques chapitres, il imagine une histoire, un affluent de l’intrigue
principale ; puis une deuxième histoire couplée avec la première, et qui s’entrecroise avec elle.
Puis il fait réémerger l’histoire principale, et la cache à nouveau sous une troisième narration, et
ainsi de suite, à l’infini, avec un plaisir qui jamais ne s’épuise, surtout dans la première partie du
roman.
« Heureux furent les temps bénis où vint au monde l’intrépide chevalier don Quichotte de la
Manche, écrivit Cid Hamet Benengeli. Sa noble décision de ressusciter et de rendre au monde
l’ordre perdu et presque défunt de la chevalerie errante nous permet de goûter, en un âge qui a
tant besoin de divertissements joyeux, non seulement l’agrément de sa véridique histoire, mais
ses contes à épisodes, qui ne sont pas moins plaisants, vrais et remplis d’art que l’histoire elle-
même. » Ainsi, ce qui importe dans la littérature narrative moderne, c’est le divertissement : à
condition que ce divertissement soit imaginé par un écrivain mélancolique, qui « presse sa main
sur sa joue » comme l’ange de Dürer, et fait traverser la terre d’Espagne à un cavalier tout aussi
mélancolique que lui.
II
Le nom de don Quichotte
Le roman de Cervantès abonde en portraits de don Quichotte, comme si l’auteur ne se
lassait jamais de représenter son personnage et qu’il lui restait toujours une touche, une nuance à
ajouter. Le voici dans la première page : « Notre gentilhomme frisait la cinquantaine ; il était de
complexion vigoureuse, sec de corps, maigre de visage, fort matinal et passionné de chasse. »
Quand, dans la seconde partie de Don Quichotte, il revient dans la bouche du Chevalier du Bois,
il y a peu de variantes, et de peu d’importance : « le nez aquilin et un peu recourbé », « de
grandes moustaches noires et tombantes ». Puis Cervantès intervient encore, donnant parfois à la
figure de son héros quelque chose de sinistre et de spectral.
Nous ne savons pas ce que don Quichotte a fait des cinquante premières années de sa vie.
Mais nous pouvons facilement l’imaginer. Celui qui s’appellera don Quichotte, et n’est encore
que Quijada ou Quesada ou Quijana, était un hidalgo ; il ne travaillait donc pas, ne payait pas
d’impôts ; et il menait une vie retirée et monotone, comme la multitude des hidalgos qui
peuplaient l’Espagne à l’époque de Philippe II. Nous savons ce qu’il mangeait : vache, mouton,
hachis de viande, œufs au jambon, lentilles « et le dimanche un pigeonneau » en plus du reste. Il
n’avait ni femme ni enfants : probablement avait-il connu quelques rares inclinations amoureuses
dans sa jeunesse, parmi lesquelles nous ne pouvons identifier qu’une paysanne. Une gouvernante
de plus de quarante ans, une nièce d’à peu près vingt ans et un valet qui labourait ses champs et
sellait sa rosse formaient toute sa maisonnée. Il avait quelques amis, parmi lesquels le curé et le
barbier de ce lieu sans nom. Tout, autour de lui et en lui, se répétait : tout était identique, comme
dans la vie de madame Bovary. Aussi faut-il commencer par un paradoxe : l’homme de la
répétition est, ou va devenir, l’homme de la rareté — quelqu’un qui invente complètement sa vie
et celle des autres, et voit des châteaux à la place des auberges, des armées au lieu de troupeaux.
L’une de ses habitudes l’emporte hors du monde de la répétition, dans le cœur de la rareté.
Dans ses moments d’oisiveté (c’étaient, dans l’année, les plus nombreux), l’hidalgo lisait des
livres de chevalerie avec tant de passion, tant de plaisir qu’il en vint à négliger l’exercice de la
chasse et l’administration de ses biens, vendant plusieurs hectares de terres pour acheter des
romans de chevalerie et emplissant sa maison de tous ceux qu’il parvint à se procurer. La nuit, il
restait éveillé pour comprendre ses romans et en débrouiller le sens, même si — commente
Cervantès — Aristote lui-même n’y eût rien entendu. Souvent l’auteur interrompait son récit, et
promettait la suite de cette aventure interminable dans un autre ouvrage : alors l’hidalgo
éprouvait le désir de prendre, lui, la plume et d’écrire la fin ; et il l’aurait certainement fait, si
d’autres pensées ne l’en avaient empêché. Il discutait avec le curé et le barbier pour savoir qui
était le meilleur chevalier : Palmerin d’Angleterre ou Amadis de Gaule, ou le Chevalier de
Phébus.
L’hidalgo s’absorba tant dans la lecture qu’il y passait toutes ses nuits, du crépuscule à
l’aube, et toutes ses journées, de la première lueur à la dernière ; de sorte qu’à si peu dormir et
toujours lire il finit par se dessécher la cervelle et en perdre le jugement. Son imagination était
pleine de tout ce qu’il lisait dans les livres : enchantements, querelles, batailles, défis, blessures,
amours, tempêtes ; et tout cet édifice d’inventions et d’extravagances lui semblait pure vérité : il
n’y avait pas pour lui au monde histoire plus digne de foi. Il suivait les exploits du Cid Ruiz
Díaz, du Chevalier de l’Ardente Épée, de Bernardo del Carpio, de Renaud de Montauban. Il lui
arrivait parfois de lire des livres d’aventures pendant deux jours et deux nuits d’affilée, après
quoi il mettait la main à l’épée, portant de grands coups à ses murs ; puis, quand il n’en pouvait
plus, il prétendait avoir tué quatre géants hauts comme des tours, et assurait que la sueur dont il
ruisselait après tout cet effort était le sang des blessures reçues dans la bataille. Alors il buvait
une cruche d’eau froide et, apaisé et guéri, assurait que c’était là un breuvage précieux que lui
avait donné Alquife, grand magicien de ses amis.

Quand l’hidalgo lisait ses livres de chevalerie, son esprit était double : tantôt chaud et
humide, tantôt sec et aride. C’était, en un mot, celui du Grand Mélancolique : l’ange de Dürer, le
héros de Burton, Watteau, Sterne, Füssli, Chateaubriand, Baudelaire, et de ces Romantiques
allemands qui aimaient tant le Chevalier à la Triste Figure. De sorte qu’il pouvait aussi bien
s’abandonner aux déchaînements de l’imagination la plus fervente qu’à une sécheresse glacée —
les deux pôles de la Mélancolie. En tant que mélancolique, l’hidalgo était l’étranger, l’être
lointain, dissemblable, le fugitif, l’exilé ; et tous les personnages du livre « mouraient du désir de
savoir de quelle race d’homme il était, si différent du caractère des autres hommes ». Ainsi,
comme nous l’assure la première ligne du roman, il n’appartenait à aucun lieu : il vivait en marge
de toute réalité, tangible, réelle ou invraisemblable ; il n’avait même pas pour patrie la grotte de
Montesinos. Cervantès lui aussi qui, comme nous l’apprend le Prologue, était là « hésitant, le
papier devant [lui], la plume à l’oreille, le coude sur la table et la joue dans la main » dans
l’attitude de l’ange de Dürer, était un Mélancolique. Mais entre lui et sa créature, il y avait une
profonde différence. Don Quichotte ne riait pas ; ou il riait rarement, pour imiter Sancho ; alors
que Cervantès extrayait de la mélancolie le rire fantastique et fantasmagorique qui l’habite dans
ses profondeurs, afin de la changer en délicieux braiments d’âne, ou en cheval de bois qui
s’envolait dans les cieux.
L’hidalgo ne s’en tient pas exclusivement aux livres de chevalerie. Sa nièce se moque
affectueusement de lui : « Ah, pauvre de moi, disait-elle, monsieur sait tout, il réussit en tout : je
parie que s’il voulait se faire maçon, il saurait aussi bien construire une maison qu’une cage pour
les fous. — Je t’assure, ma nièce, répondait don Quichotte en plaisantant, que si ces pensées
chevaleresques n’occupaient pas tous mes sentiments, il n’est rien que je ne saurais faire, aucune
curiosité qui ne sortirait de mes mains, particulièrement des cages à fous et des cure-dents. » Il
ne fait pas de doute que don Quichotte possédait une excellente culture : celle d’un humaniste du
XVIe siècle. Depuis l’enfance, il aimait le théâtre ; il prêchait aussi bien qu’un excellent
prédicateur ; et il aurait su éduquer avec une affectueuse compétence les enfants qu’il n’avait
pas. Capable de converser avec grâce, élégance et à-propos aussi bien avec Sancho qu’avec des
gentilshommes, c’était un moraliste mordant ; quand l’occasion le stimulait, il élaborait des
discours précis et éloquents sur l’âge d’or, les armes ou la littérature. Ce n’était pas un spécialiste
; en tout cas, Cid Hamet Benengeli glissa dans sa conversation de petites étourderies, concernant
surtout la culture classique. Ce n’est pas la seule fois où le grand historien arabe véridico-
menteur se divertit ainsi aux dépens d’un personnage pour lequel il avait tant de tendresse qu’il
s’identifiait avec lui.
*
Dans les temps modernes, qui sont nés juste après ceux de don Quichotte, nous avons pris
l’habitude de croire que le monde du livre n’a rien à faire avec celui de la réalité. Dans les
bibliothèques des palais aristocratiques et des couvents du XVIIe siècle, on trouve des milliers de
livres, avec leurs magnifiques couvertures reliées en cuir, leurs ornements, leurs illustrations,
leurs miniatures et surtout un entrelacement de personnages, d’événements, de thèmes, qui
dessinent presque toujours une harmonie parfaite. Chez nous au contraire, sur cette terre, aucune
harmonie, aucune merveilleuse irréalité ; nous avons oublié le parfum des bibliothèques. Seuls
quelques écrivains tentent de retrouver ce parfum, recherchant sa trace dans notre vie
quotidienne ou l’inventant, si sa saveur s’est dissipée et perdue à jamais.
Dans le monde antique existaient les modèles, que beaucoup regrettent comme si, en les
perdant, nous avions perdu tout à fait le goût et l’idée du monde. Alexandre le Grand fut le plus
célèbre de ces modèles. Lui-même à son tour en avait quatre : un dieu, un demi-dieu, un héros et
un souverain — Dionysos, Hercule, Achille, Cyrus le Grand de Perse. Comme Achille, dont sa
famille maternelle prétendait descendre, il désirait avant tout être un héros guerrier. Alors que ses
rivaux combattaient entourés de dix mille gardes, il était, lui, toujours à la tête de ses troupes, le
premier à escalader murs et tours, la lance et l’épée à la main, le casque surmonté d’un panache
extraordinairement grand et blanc. L’Iliade, qu’il emportait toujours avec lui serrée dans un
coffret, et lisait et relisait tous les soirs, lui apprit qu’il ne pouvait cultiver que deux passions, la
colère furieuse et l’amitié la plus désintéressée. D’Hercule, ancêtre mythique de sa famille
paternelle, il apprit la vertu opposée : la force de supporter avec une patience inlassable toutes les
souffrances du monde — celles, rapides et violentes, de la guerre, et les souffrances
interminables de la faim, de la soif et du désespoir.
Quand il était enfant, sa mère l’avait initié aux mystères, aux orgies et aux ravissements de
Dionysos ; et Alexandre aima jusqu’à sa mort les banquets rituels qui se prolongeaient des nuits
et des jours, exaltant les forces et rendant sensible, dans l’ivresse, tout ce que l’existence
quotidienne nous dissimule. De Dionysos, Alexandre hérita l’extrême mobilité, qui fit de lui un
roi vagabond, dont le véritable royaume était une tente ; le désir anxieux de dépasser toutes les
limites, et cette fureur de lacération qui, par moments, faisait dans sa vie de terribles irruptions.
Aucun autre homme ne parvint peut-être à réunir en lui tant de personnes diverses, disposées
autour d’un centre qui continue à nous échapper. Il fut multiforme, multiple : un nœud
imprévisible de contradictions, si bien qu’il ne semble pas appartenir à la race des puissants,
mais à celle de ces écrivains gigantesques, Shakespeare et Balzac, qui portent dans leur sein
toutes les créatures humaines, les choses possibles et impossibles, les villes réelles et
imaginaires. N’étant pas un, mais plusieurs, il pouvait comprendre n’importe quelle situation, et
y adhérer de la façon la plus subtile et la plus sinueuse. En lui alternaient la fureur et la froideur,
la prudence et la témérité, la lenteur et la vélocité, la démesure et la modération, la cruauté et la
pitié, l’élan vers l’infini et l’attention portée aux plus infimes nuances.
Avant d’adopter son vrai nom, don Quichotte vécut lui aussi dans le monde des modèles,
qui, Alexandre le savait bien, se trouvaient surtout dans les livres. Les auteurs arabes — il en
avait, lui, feuilleté quelques- uns — pensaient comme lui qu’« un livre est le meilleur et le plus
sûr des amis, il relie ce qui est loin et ce qui est proche, le passé et le présent, c’est un mort qui te
parle au nom des morts et te traduit le langage des vivants ». Don Quichotte n’avait pas de
doutes : il était certain que les leçons des livres donnaient presque toujours une expérience des
choses plus sûre que celle que fournit la vue ; le lecteur s’arrête continuellement sur ce qu’il lit
avec une attention permanente, tandis que celui qui se contente de regarder, même longuement,
ne s’arrête sur rien. « Voilà pourquoi la littérature l’emporte sur la vue », disaient les Arabes.
Don Quichotte se nourrit profondément de ce message : il vécut de livres et de modèles, et
pas seulement de romans de chevalerie ; il les grava dans sa mémoire, en répéta les moindres
détails, les relia entre eux, les fondit, bâtit autour d’eux une figure formée de répétitions. Comme
le savent bien tous ceux qui ont suivi cette voie, vivre avec un modèle n’est pas chose facile,
surtout pour un homme qui, comme don Quichotte, menait une existence aussi compliquée que
celle des chevaliers. Il ne cessa de rencontrer des problèmes insolubles ou quasi insolubles. Par
exemple, Sancho Panza suivait l’hidalgo avec son âne bien-aimé ; et don Quichotte passa en
revue les innombrables livres de chevalerie qu’il avait lus dans sa vie, pour voir si un chevalier
errant avait jamais eu un écuyer à cheval sur un âne. Il n’en retrouva aucun ; mais il résolut
d’accepter le baudet, ne serait-ce que pour la sympathie que Rossinante — son cheval — et le
grison sans nom de Sancho éprouvaient l’un pour l’autre. Les problèmes étaient infinis. Pouvait-
on donner un salaire à un écuyer ? Avec l’aide de Sancho, don Quichotte résolut cette difficulté,
porté par le bon sens et la tolérance — qualités qu’il possédait dans une mesure bien plus vaste
qu’il n’y paraissait. La question la plus ardue tenait au fait qu’il vivait dans les temps modernes,
à la fin du XVIe siècle, siècle fort différent par nature de ceux d’Amadis de Gaule ou de Palmerin
d’Angleterre. Il fallait être héroïque pour habiter des temps si différents de ceux de son modèle ;
mais don Quichotte, justement, était un héros.
Comment fait-on pour imiter un modèle et devenir un livre ? Comment distinguer ce qui est
écrit, depuis peut-être des milliers d’années, et ce qui est simplement, vulgairement parlé et
entendu à chaque instant dans la rue ? Imiter uniquement les objets du monde ancien, comme le
fait don Quichotte quand il fabrique sa visière de carton, laquelle ne résistera pas (à la différence
des visières véritables) au premier coup d’épée, ne peut que mener à l’échec. Mais après
quelques pages, don Quichotte comprend le véritable secret. Il faut, avant tout, inventer la
méthode des noms, découvrir noms et généalogies, en commençant par les siens propres :
changer de nom est une forme d’initiation et de renaissance religieuse ; cela suppose des
passions et des idées nouvelles ; et cela vous libère des liens de la société : ainsi don Quichotte,
après avoir acquis son nouveau nom, n’est plus un simple hidalgo qui vit à l’époque de Philippe
II, mais un héros sans espace ni temps.
Quand s’ouvre le livre, don Quichotte possède des noms issus de traditions diverses : pour
certains il s’appelait Quijada, pour d’autres Quesada, pour d’autres encore, Quijana ; chacun de
ces noms avait une signification qu’il est impossible ou inutile de formuler, car pour le nouveau
chevalier elle n’avait aucune importance. Celui-ci changea d’abord le nom de son cheval, et
après la multitude de noms qu’il forma, effaça, retrancha, ajouta, défit puis refit à nouveau dans
son esprit, finit par l’appeler Rossinante, nom, à son avis, « noble et sonore » et riche de
signification. Après huit jours supplémentaires de méditation tout aussi profonde, il décida de
s’attribuer le nom de don Quichotte. Il ne le fit pas, me semble-t-il, sans doutes ni scrupules, car
il savait très bien, comme le lui rappelèrent malicieusement aussi bien Sancho que Teresa Panza,
qu’il n’avait nul droit de s’envelopper dans le glorieux et fastueux manteau du don : ce don, seul
un caballero peut se l’attribuer, pas un simple hidalgo comme lui, avec sa maigre rente qui lui
permettait à peine d’acheter le bouilli de vache, la viande froide, les lentilles et le pigeonneau qui
le nourrissaient toute la semaine. Ce don usurpé, dérobé à un caballero, révèle l’exaltation de
don Quichotte, sa mythomanie, son désir de gloire, son amour pour la pure apparence.
Quant à Quichotte, c’est un nom plein d’allusions : il renvoie à Lanzarote, le grand Lancelot
des romans de chevalerie, cependant qu’en espagnol le suffixe -ote est en soi grotesque ;
Quichotte dérive du français cuissot qui désigne la partie de l’armure recouvrant la cuisse ; enfin,
de la Manche prend exemple sur Amadis de Gaule ou d’autres héros similaires. Don Quichotte
de la Manche contient donc en lui une auto-exaltation inconcevable — tout le monde
chevaleresque —, un trait grotesque, et une allusion réaliste, qui contient à son tour un autre trait
grotesque. Lorsqu’il construit minutieusement le nom fondateur qui lui ouvrira une autre vie, don
Quichotte est parfaitement conscient des fortes nuances parodiques et autoparodiques que ce
nom contient. Son sort est ainsi déterminé : les entreprises dont le roman s’emplira seront
sublimes, tragiques, farcesques, parodiques ; notre héros connaît parfaitement, dès l’invention de
son nom, les diverses formes de son destin. Il comprend aussi que la parodie, et l’auto-parodie,
sont pour lui le seul moyen de réaliser le sublime, et d’incarner le modèle du livre sur la terre.
D’aucuns affirment que toutes les entreprises de don Quichotte sont des échecs, car toute
tentative d’incarner le livre dans la réalité ne peut que mener à l’échec. Pourquoi l’échec ? Les
combats de don Quichotte contre les moulins à vent ou contre les moutons-armées sont un
grandiose triomphe de l’imagination, que Cervantès prend soin de souligner, bien que son héros
finisse blessé et roué de coups de façon burlesque. Don Quichotte n’échoue que vers la fin de la
seconde partie du roman, quand il se replie sur lui-même, attendant vainement de voir Dulcinée
délivrée de son enchantement ; et son imagination s’assombrit, se stérilise, renonçant à ses
conquêtes légendaires.
III
Dulcinée du Toboso
Don Quichotte est un répertoire de la passion amoureuse, qui développe tous les thèmes de
la tradition pétrarquienne et de la Renaissance, notamment dans les récits enchâssés. Parfois la
femme est déguisée en homme, selon un modèle androgyne cher à Cervantès : le supposé jeune
homme ôte son bonnet ; il se met à secouer la tête d’un côté et de l’autre, et dans ce geste se
défont et se répandent des cheveux dont les rayons du soleil seraient jaloux. Les longs cheveux
blonds ne recouvrent pas seulement les épaules de la jeune fille, ils enveloppent toute sa
personne ; et s’il n’y avait ses pieds — deux éclats de cristal blanc parmi les galets du fleuve —
on ne distinguerait rien d’elle. Toutes les formes d’amour-passion sont présentes dans le livre :
l’amour solitaire, l’amour radieux, l’amour malheureux, l’amour repoussé, l’amour irrationnel,
l’amour-mort, l’amour sans pudeur, l’amour omniprésent, l’amour incestueux, l’amour jaloux,
l’amour qui vole, l’amour plein de lenteur, l’amour-obsession, l’amour silencieux, l’amour qui
écrit, l’amour-malédiction, l’amour-folie.

L’amour de don Quichotte pour Dulcinée est exactement le contraire de ces exemples
d’amour-passion : son caractère unique s’oppose à la multiplicité des sentiments amoureux qui
courent par les campagnes et les montagnes d’Espagne, où ils semblent trouver le lieu qui leur
convient. La première question que le lecteur se pose est celle-ci, élémentaire : don Quichotte
connaît-il Dulcinée du Toboso, l’a-t-il au moins vue ? Cervantès joue de façon exquise autour de
Dulcinée ou, pour citer son nom entièrement, d’Aldonza Lorenzo, fille de Lorenzo Corchuelo («
Petit Bouchon ») et d’Aldonza Nogales (« Noyers »). Dans le premier chapitre du roman,
Cervantès dit qu’Aldonza était une jeune paysanne « de belle mine », dont notre hidalgo avait été
un temps amoureux bien qu’en douze ans il ne l’eût guère vue plus de quatre fois ; quant à elle, à
ce qu’on nous laisse supposer, elle ne s’était même pas aperçue de cette inclination de son jeune
et mûr soupirant. D’ailleurs, don Quichotte se contredit. Quand il traverse, de nuit, le Toboso, il
dit à Sancho : « Ne t’ai-je pas dit mille fois que de toute ma vie je n’ai jamais vu l’incomparable
Dulcinée, ni franchi le seuil de son palais, et que je suis tombé amoureux d’elle par ouï-dire, pour
avoir entendu vanter sa beauté et sa sagesse ? » Que don Quichotte ait ou n’ait pas vu Aldonza
Lorenzo est un fait qui appartient lui aussi au merveilleux royaume des noms : Dulcinée était un
nom qui lui paraissait « mélodieux, singulier et significatif comme tous ceux qu’il avait choisis
pour lui et pour ce qui touchait à lui ».
Tout ce que don Quichotte et Sancho ont vu de Dulcinée est inessentiel : car, dans le livre
de Cervantès, Dulcinée existe uniquement comme fantaisie et obsession, jamais comme réalité.
Personne, ni don Quichotte ni Sancho, ne la contemple. Dulcinée est un immense personnage
absent : une sorte de dieu négatif, comme dans le Corpus du Pseudo-Denys. Et si elle n’existe
pas pour don Quichotte, elle existera encore moins pour les autres personnages. Quand l’hidalgo
rencontre sept marchands de Tolède qui vont acheter de la soie à Murcie, il s’affermit sur ses
étriers, empoigne sa lance, serre son écu contre sa poitrine ; il se campe au milieu de la route,
parle d’une voix forte et crie avec arrogance : « Halte-là, nul ne passera s’il ne confesse d’abord
qu’il n’est au monde demoiselle plus belle que l’Impératrice de la Manche, l’incomparable
Dulcinée du Toboso. » Les marchands s’arrêtent, et l’un d’entre eux dit : « Monsieur le
chevalier, nous ne savons pas qui est cette noble dame dont vous parlez ; montrez-la-nous ; et si
elle est vraiment aussi belle que vous le dites, nous reconnaîtrons bien volontiers, et sans
contrainte aucune, la vérité que vous nous demandez de partager. » C’est la requête d’un
empirisme ingénu, qui veut voir et connaître les choses. Mais don Quichotte répond : « Si je vous
la faisais voir, quel mérite auriez-vous à reconnaître une vérité aussi évidente ? L’important est
que, sans la voir, vous devez le croire et le confesser, l’affirmer, le jurer et le défendre ; sans
quoi, à vos armes, engeance monstrueuse de superbe ! » Ainsi donc, la beauté de Dulcinée n’est
pas une chose réelle, dont la preuve serait donnée par la vue, ce sens infime : c’est une création
mentale, dans laquelle il faut croire comme dans les idées de Platon, que personne ne voit mais
que chaque fidèle reconnaît.

Si, néanmoins, don Quichotte voulait décrire Dulcinée, jamais il ne pourrait la dépeindre, la
figurer et la représenter « point par point et trait pour trait ». « Une telle entreprise exigerait les
pinceaux de Parrhasios, de Timanthe et d’Apelle et les burins de Lysippe, insiste don Quichotte,
pour la peindre et la graver sur la toile, dans le bois, dans le marbre, dans le bronze ; et
l’éloquence de Démosthène et de Cicéron. » Sa beauté est surhumaine : c’est qu’en elle
deviennent vrais tous les chimériques attributs que les poètes prêtent à leur dame. Ses cheveux
sont de l’or, son front, des champs élyséens, ses sourcils des arcs célestes et ses yeux des soleils,
ses joues des roses, ses lèvres des coraux ; de perle sont ses dents, d’albâtre son cou, de marbre
sa gorge, d’ivoire ses mains ; et tout le reste est incomparable. La femme négative, la femme qui
ne se trouve point, comme dit Leopardi, est colorée de toutes les images de la tradition littéraire,
d’Homère à Garcilaso de la Vega.
Si impossible que cela puisse sembler, il existe, entre l’âme de Dulcinée et celle de don
Quichotte, une absolue identité amoureuse : cette même identité amoureuse qui, dans le Nouveau
Testament, unit le Christ et son fidèle. « Vivo autem, iam non ego : vivit vero in me Christus »,
dit l’épître de Paul aux Galates (2, 20). « Celle que je porte gravée et imprimée dans l’intimité de
mon cœur, et dans les replis les plus obscurs de mes entrailles » ; « c’est elle qui combat en moi,
et en moi triomphe, et je vis et respire en elle, et d’elle je tiens la vie et l’être », dit don
Quichotte, en des termes imprégnés de l’Ancien et du Nouveau Testament et de Garcilaso. Leurs
deux vies se dissolvent et se fondent doucement l’une dans l’autre, comme en un lac sans
remous. Peu importe que la dame aimée repousse l’amour du chevalier : elle n’a aucune
obligation de répondre à son amour, ni même d’accepter d’être aimée. Ce qui compte, c’est
l’amour absolu de don Quichotte, qui culmine dans le refus et la négation de la part de Dulcinée.
« Ô Dulcinée du Toboso, déclame le chevalier, jour de ma nuit, gloire de mon tourment,
boussole de mes itinéraires, étoile de ma destinée… »
Quand Amadis de Gaule, le modèle et l’exemple de don Quichotte, voit Oriane, sa dame
bien-aimée, son cœur bondit dans sa poitrine, ses regards contemplent celle qu’il aime plus que
tout, il baisse les yeux à terre, et elle lui paraît si belle que ses sens troublés font mourir les mots
sur ses lèvres. Oriane le regarde à son tour, le modère, l’apaise, et lui permet de parler d’elle avec
elle librement. Dans le cas de don Quichotte, le moindre frémissement érotique a disparu : il
n’ose, ne serait-ce que par la pensée, toucher la main de Dulcinée. L’image de sa dame est peinte
sur la toile vierge de son âme de telle sorte qu’il est impossible de l’effacer : si l’on peint sur elle
une autre image, celle-ci n’a point de prise et ne se voit pas. Dulcinée semble à don Quichotte
une chose plus divine qu’humaine, et il est étroitement enserré dans les filets inextricables de
l’amour. Le cœur étreint d’angoisse, il ne sait comment faire pour vaincre le silence. Tout à sa
pensée, il ne dort pas, imitant les anciens chevaliers errants qui passaient sans dormir des nuits et
des nuits dans des forêts désertes, en compagnie du souvenir de la femme aimée.
La nuit, sous la clarté de la lune, don Quichotte dit à Dulcinée, de la voix la plus tendre,
délicate et amoureuse : « Ô ma dame Dulcinée du Toboso, fleur de toute beauté, couronnement
suprême de la sagesse, somme de la grâce la plus pure, réceptacle de la vertu, modèle enfin de
tout ce qu’il y a au monde de fécond, d’honnête et de délectable ! À cette heure, que fait ta Grâce
? Peut-être tournes-tu tes pensées vers le chevalier, ton esclave, qui à tant de périls, pour ton seul
service, a voulu s’exposer de son propre gré ? Donne-moi de ses nouvelles, ô lune, luminaire au
triple visage ! » L’image de Dulcinée est consacrée aussi bien à la triple lune qu’au soleil ; mais
elle est tendre, délicate ; et plus en harmonie avec la lune, qui enveloppe toutes choses d’un
voile, car le baiser du soleil pourrait altérer et faner son visage.
Le dernier mot sur Dulcinée est prononcé dans une conversation entre le Duc, la Duchesse
et don Quichotte. Dulcinée est-elle noble ou pas ? Le Duc est sceptique. « Quant à la hauteur du
lignage, Dulcinée ne peut rivaliser avec les Oriane, les Alastrajarée, les Madasime et autres de
même qualité dont sont pleins les récits que vous connaissez bien. » Don Quichotte répond que
Dulcinée est « fille de ses œuvres », que ce sont les vertus qui anoblissent le sang, que les
mérites d’une femme belle et vertueuse peuvent produire des miracles et que Dulcinée possède,
dans son blason imaginaire, « de quoi devenir reine avec sceptre et couronne ». Ainsi, conclut-il,
« virtuellement sinon formellement, Dulcinée porte en elle les plus hautes destinées ».
La Duchesse vient à peine de formuler une objection bien plus sérieuse. Du roman de
Cervantès, tout juste paru, l’on déduit que don Quichotte n’a jamais vu Dulcinée, et qu’elle n’est
donc pas de ce monde : c’est une dame imaginaire, que le chevalier « a conçue et engendrée dans
son esprit, en lui prêtant toutes les grâces et les perfections qu’il a voulues ». Une idée
platonicienne, en somme, contre laquelle la Duchesse formule son objection réaliste. La réponse
de don Quichotte est d’une grande subtilité. Il refuse de prendre une position objective, car « seul
Dieu sait s’il y a ou non une Dulcinée en ce monde, si elle est imaginaire ou non ». Il commente
avec un merveilleux bon sens : « Ce ne sont pas là des choses dont la preuve doive être
recherchée de façon trop approfondie. » Il sait seulement, lui, qu’il n’a « ni conçu ni engendré
[sa] dame ». Dulcinée est parfaite : « belle sans défauts, grave sans orgueil, amoureuse mais
honnête, aimable par courtoisie, courtoise par bonne éducation, noble enfin par la naissance ».
Dulcinée n’est pas parfaite parce qu’elle existe : c’est sa perfection sans tache qui a engendré son
existence ; son idée a engendré sa réalité. Elle existe de façon virtuelle ; mais, du fait justement
de cette virtualité, elle « porte en elle les plus hautes destinées ».
IV
La veillée d’armes
Avant de se lancer dans ses entreprises, don Quichotte imagina que le monde ressentait un
manque, car il avait trop tardé à entrer dans la carrière de chevalier errant. « Il y avait, pensait-il,
tant d’offenses à laver, d’injustices à réparer, d’erreurs à corriger, d’abus à redresser, de dettes à
rembourser. » Il fallait combler ce manque au plus vite. C’est ainsi qu’un matin de juillet il partit.
Il s’arma de toutes pièces, monta sur Rossinante, serra contre lui son bouclier, empoigna sa lance
et, par une porte dérobée de la cour, sortit dans la campagne. Le jour n’était pas encore levé. Ce
départ était une initiation, qui ne pouvait avoir lieu que dans les dernières heures de la nuit. Il
n’avait encore rien accompli : ses armes étaient blanches, c’est-à-dire sans devise, comme celles
des nouveaux chevaliers ; et pourtant, il lui semblait que ses aventures étaient déjà survenues, et
déjà célèbres. Tourné vers le soleil, il s’exclama : « Heureux âge et siècle bienheureux, où
viendront à la lumière mes exploits fameux, dignes d’être gravés dans le bronze, sculptés dans le
marbre et peints sur des tableaux, en mémoire pour les temps futurs ! » Il était tout joyeux de
voir combien il avait été facile de mettre son plan en œuvre.
Bien vite le soleil fut haut dans le ciel : par cette ardente journée de juillet, il brûlait si fort
qu’il aurait suffi à faire fondre sa cervelle si — commente perfidement Cervantès — « il en avait
eu tant soit peu ». Don Quichotte allait sans but, sans projet préétabli, comme c’est le propre des
chevaliers errants. Il suivit l’allure paresseuse et capricieuse de Rossinante, qui le menait tantôt
vers le levant, tantôt vers le couchant, tantôt vers le midi. Le destin était, pour lui, une série de
possibilités, d’aventures et de hasards qui n’avaient pas de sens précis. Il obéissait au grand
esprit inquiet du Vagabondage. Ainsi anticipait-il sur l’inspiration de Cid Hamet Benengeli, le
narrateur sage et menteur, qui refusa d’imposer à son livre une architecture rigide et une
structure, et vagabonda sans limites sur les routes du roman, comme don Quichotte sur les routes
d’Espagne.
Au cœur de son désir, don Quichotte fut saisi par une pensée terrible. Il chevauchait à
travers la Manche ; il avait son écu et sa lance ; mais personne ne l’avait armé chevalier, et, selon
les lois de la chevalerie, il ne pouvait ni ne devait prendre les armes contre d’autres chevaliers ni
entrer légitimement dans aucune aventure. Il chemina toute la journée sans que rien ne survînt
qui fût digne d’être raconté : il s’en désespérait, car il aurait voulu rencontrer un chevalier sur
lequel éprouver la valeur de son bras. Certains parlent d’aventures à Port-Lapice, ou contre des
moulins à vent ; mais les annales de la Manche, le fondement solide sur lequel Cervantès prenait
appui, assurent que don Quichotte voyagea tout le jour et que, le soir venu, sa monture et lui
étaient épuisés et morts de faim. Il regarda de tous côtés pour voir s’il n’y avait pas quelque
château, et à la fin il aperçut une auberge. Ce fut comme s’il avait vu une étoile qui le guiderait
non sur le seuil mais dans la forteresse de son salut.
C’était une simple auberge ; mais comme tout ce qu’il pensait, voyait ou imaginait lui
semblait tout à l’image de ce qu’il avait lu, don Quichotte se la représenta aussitôt comme un
château avec ses quatre tours et ses flèches « d’argent luisant », son pont-levis et ses fossés
profonds. Il vit deux jeunes prostituées, qui lui semblèrent « deux dames exquises » ; un porcher
qui sonnait de son cornet ; et enfin l’aubergiste, « un homme qu’un fort embonpoint avait rendu
fort pacifique ». Il descendit de cheval, et lui confia sa monture ; il tenta vainement de se dégager
de son gorgerin et de sa visière ; il déclina le nom de son cheval, « Rossinante », et le sien, « don
Quichotte de la Manche », et enfin une idée lui vint. Il lui fallait être armé chevalier, et cet
aubergiste faisait justement son affaire.
Dans les Siete Partidas, le roi Alphonse le Sage avait défini les conditions dans lesquelles
on armait un chevalier. Il affirmait que seul un chevalier peut en armer un autre ; que l’on ne
peut adouber pour rire ; enfin, que ni un fou ni un pauvre n’ont la possibilité de recevoir les
saintes enseignes. Les romans de chevalerie contenaient d’autres prescriptions : celui que l’on va
armer chevalier doit veiller dans la chapelle, ses armes sur l’autel, entendre une messe et prier et
(dit Amadis de Gaule) contempler le corps du Christ. Tout ce qui, bientôt, va se passer dans Don
Quichotte contredira point par point les prescriptions du roi Alphonse le Sage et d’Amadis.
Cervantès s’amuse de la chevalerie, de don Quichotte, du livre qu’il est en train d’écrire,
avec sa grâce habituelle, légère et ironique. L’aubergiste, stupéfiant d’impudence, prétend qu’il a
lui aussi, dans sa jeunesse, été chevalier, et « exercé la légèreté de ses pieds et l’habileté de ses
mains, commettant plus d’un tort, courtisant bien des veuves, déflorant quelques jeunes filles et
dupant quelques orphelins, bref se faisant connaître de tous les tribunaux de toute l’Espagne ou
presque ; et que pour finir, il s’était retiré dans ce château ». Don Quichotte ne comprit pas que
cette étrange autobiographie était une parodie des biographies de tous les chevaliers errants, et en
premier lieu de la sienne propre, encore à venir, dont elle inversait toutes les phases, l’une après
l’autre.
L’astucieux aubergiste avait une idée fantaisiste de la chevalerie et de la veillée d’armes,
dont il fit part à don Quichotte, lequel l’accepta et s’en imprégna comme s’il n’avait jamais lu
Amadis. D’abord, assura-t-il, il n’était nullement nécessaire, pour un chevalier errant, de veiller
dans une chapelle, de faire bénir ses armes et d’entendre la messe. On pouvait veiller n’importe
où. Par exemple, dans la vaste cour qui flanquait son château-auberge. C’est là, au clair de lune,
que don Quichotte posa ses armes contre un puits, puis embrassa son bouclier, empoigna sa lance
et, l’air digne, se mit à déambuler alentour. Tantôt il allait et venait, tantôt, reposant sa lance, il
fixait ses armes, sans en détourner ses pensées. Il jeta à terre (en invoquant sa reine, Dulcinée)
deux muletiers qui avaient eu l’idée de donner à boire à leurs bêtes ; il fut agressé, criblé de
pierres, donna de la voix contre le tavernier et les muletiers qu’il traita de lâches et de traîtres. Le
gros aubergiste intervint. Il aurait dû, conformément aux rites de la chevalerie, lire à haute voix
un livre saint ; mais, emporté par l’esprit de la parodie, il feuilleta le livret dans lequel il
consignait les rations de paille et d’orge fournies aux muletiers ; et, lisant dans son manuel
(comme s’il récitait quelque pieuse formule), il ordonna à don Quichotte de se mettre à genoux.
Il leva la main et lui donna une tape sur la nuque, puis, du plat de son épée, un coup sur l’épaule,
murmurant toujours entre ses dents ses feintes oraisons. Cette fois — il le savait ou l’ignorait —
l’aubergiste respecta les rites de la chevalerie : car les documents attestent que, en cas d’urgence,
pour être armé chevalier, il suffit de la pescozada et l’espaldarazo, autrement dit la tape sur la
nuque et le coup porté du plat de l’épée.
Auparavant, l’aubergiste s’était diverti en racontant, avec la grâce d’un Cervantès, des
histoires de chevalerie. Parfois, les chevaliers errants pouvaient être blessés. Souvent, dans les
déserts ou en rase campagne, là où ils affrontaient leurs ennemis, un chevalier ami pansait leurs
blessures, ou un savant magicien les secourait, leur envoyant dans les airs, sur un nuage, une
demoiselle qui tenait à la main une fiole emplie d’une eau à la vertu si miraculeuse qu’il suffisait
d’en prendre quelques gouttes pour que les blessures guérissent aussitôt. Mais il n’y avait pas
toujours un chevalier ami, un savant magicien ou une jeune fille porteuse de l’eau miraculeuse.
Aussi les écuyers, ou les chevaliers eux-mêmes, emportaient-ils avec eux, sur les flancs de leur
cheval, des besaces pleines de charpie et d’onguents ; et leurs écuyers les pansaient avec un soin
jaloux.
Don Quichotte fut donc armé chevalier, même si l’aubergiste-châtelain n’était pas habilité à
le faire, et la cérémonie fut quelque peu invraisemblable et caricaturale. La chevalerie de don
Quichotte naquit ainsi d’un faux, et ne cessa d’être fausse, même si lui-même n’en savait rien,
tout le temps qu’elle s’exerça. Il lui tardait désormais de monter sur son cheval et de se mettre en
quête d’aventures. Il sella Rossinante, l’enfourcha et, serrant dans ses bras le tavernier, lui tint
des propos incompréhensibles pour le remercier de la faveur de l’avoir fait chevalier. L’aube
venue, il sortit du château-auberge si heureux et grisé que « sa joie s’échappait des harnais de son
cheval ». Il avait besoin d’une pause. Il voulait rentrer chez lui, « pour se munir de toutes les
choses nécessaires, notamment d’argent et de chemises », de charpie et d’onguents, et peut-être
d’un écuyer, à qui confier les tâches qu’il n’aimait pas.
V
Sancho
Le roman de Cervantès contient plusieurs portraits de don Quichotte, mais très peu de
Sancho, et presque toujours identiques. Nous le voyons petit, gros, les jambes grêles, et parfois la
barbe longue : « Il faudra que tu te fasses la barbe un peu plus souvent, lui reproche don
Quichotte, car tu l’as si épaisse, hérissée et mal taillée que si tu n’y mets le rasoir tous les deux
jours au moins, à portée d’escopette on saura d’où tu sors. — S’il le faut, répond Sancho, je ferai
venir un barbier qui me suivra partout, comme le palefrenier d’un grand seigneur. »
Les portraits de Sancho sont peu nombreux mais cela ne veut pas dire qu’il soit peu
complexe ou peu compliqué : Sancho est très compliqué et multiple, plus peut-être que don
Quichotte. Don Quichotte, nous l’avons vu, s’invente, se crée, et donc se transforme : don
Quichotte n’est pas Quijada, et Alonso Quijano el Bueno n’est pas Quesada ; cette autocréation
lui permet de devenir un héros de chevalerie. Sancho n’imagine pas le moins du monde de se
créer ou de se transformer. À la différence de don Quichotte, il n’est pas don : il s’appelle
Sancho Panza, et son père s’appelait Sancho Panza, son grand-père, Sancho, et tous sont Panza,
sans l’appendice du don. Il ne change jamais : il reste ce qu’il est — fidèle à sa nature et à sa
vocation : « nu je suis né et nu je me retrouve », dit l’un de ses dictons bien-aimés.
Si les hommes dépendent aussi de leurs vêtements et de leurs fonctions, il n’est pas de
vêtement ou de fonction qui puisse changer Sancho Panza. Quand le Duc, après l’avoir nommé
gouverneur, lui dit : « Ce soir, on vous fournira le costume que vous devez porter », Sancho
répond : « On peut m’habiller comme on voudra : habit ou pas, je resterai toujours Sancho
Panza. » Et quand il quitte l’ínsula Barataria, monté sur son âne chéri, il prononce un magnifique
discours plein de faconde, dans lequel il défend son moi et sa liberté : « Écartez-vous, messieurs,
et laissez-moi retrouver ma liberté d’antan ; laissez-moi aller à la recherche de ma vie passée,
pour qu’elle me ressuscite de cette mort présente. Je ne suis pas né pour être gouverneur, ni pour
défendre des ínsulas ou des cités des ennemis venus les attaquer. Je m’y entends mieux à
labourer et à bêcher, ou à tailler la vigne, qu’à donner des lois ou défendre des provinces ou des
royaumes. Saint Pierre se sent chez lui à Rome. »
Sancho Panza existe, vit, respire, et il est libre, parce qu’il est avant tout un corps « de
complexion sanguine », frémissant de sens et de sensations, et riche d’une intensité et d’une joie
que don Quichotte, surtout après être devenu don, ne connaît nullement. Tous ses sens sont en
action, en mouvement : il mange, entend, sent, touche, voit. Il mange, surtout. La nourriture est
son sacrement : la vision de mets qui cuisent réveille en lui une force extatique furieuse, un
appétit furieux, qui est aussi un furieux odorat, comme dans le merveilleux épisode des noces de
Camacho, où la vie tout entière devient un mets que les lecteurs doivent se préparer à mastiquer
et engloutir avec la même passion que Sancho.
Tout son office d’écuyer d’un chevalier errant, accompli auprès du maigrissime don
Quichotte, est un exercice dans lequel le boire et le manger interviennent sans cesse. Aussi
Sancho s’arrange-t-il du mieux qu’il le peut sur son âne : il sort de son bissac tout ce qu’il a
emporté, trottine et mange avec une grande lenteur derrière son maître, et de temps en temps lève
sa gourde avec un tel plaisir que « le meilleur tavernier de Malaga l’aurait regardé avec envie ».
Ou bien il attend, assis, l’heure du dîner. Il lui tarde fort de voir le repas arriver : bien qu’il ait
l’impression que le temps est arrêté toujours au même point, arrive enfin l’instant béni où on lui
offre une pièce de bœuf aux oignons et des pieds de veau. Ou encore, il tâte son outre et la trouve
un peu moins gonflée que la veille : son cœur se serre à l’idée qu’il ne pourra combler ce vide
assez tôt. Sancho mange surtout des mets rustiques : bouilli de vache, lard, viande fumée, raves,
oignons, fromage. Peut-être son plat préféré est-il au cœur de son imagination : l’olla podrida —
les différentes sortes de viandes cuites lentement, dans très peu d’eau, accompagnées de
légumes, se défont, en exhalant leur fumet ; et il semble à Sancho que c’est là le parfum de la
nourriture suprême.
Un homme qui aime l’olla podrida ne peut qu’être avide et avare. Tout au long du voyage,
Sancho récolte des sacs d’argent — tout ce qui luit et brille — et sa famille est comme lui. À don
Quichotte, Sancho réclame un salaire, bien qu’aucun écuyer suivant un chevalier n’ait jamais
touché de salaire ; il rêve de posséder et gouverner une ínsula, lieu qu’il ne connaît pas mais qui
recèle sûrement une grande quantité de pièces d’or. Le salut de Dulcinée apporte avec lui
d’autres richesses. Lorsque Sancho renonce au gouvernement de l’ínsula Barataria, nous croyons
qu’il rejette toute possession, pour retourner à sa simple condition de paysan. En réalité, il ne
renonce à rien : car, après son serment solennel, il oublie bien vite qu’il l’a prononcé, et se remet
à rêver de richesses imaginaires.
Un autre aspect de la vie de Sancho, c’est le sommeil. Il dort avec la même imagination, la
même fureur, la même profondeur, la même intensité que lorsqu’il mange. Enseveli dans le
sommeil, étendu sur le bât de son âne, il oublie jusqu’à la mère qui l’a mis au monde. Et si
certains de nous ont ce qu’on appelle un « deuxième sommeil », lui en ignore tout, car son
sommeil dure du soir au matin. Comme tous les grands dormeurs, il apprécie le don du réveil :
quand les rayons du soleil viennent frapper ses yeux, Sancho s’éveille subitement, et se dégourdit
en remuant et étirant ses membres. Nous comprenons alors pourquoi il exalte si ardemment le
sommeil : il le fait avec une ferveur si sentencieuse qu’il nous fait venir à l’esprit un passage de
Shakespeare. « Béni soit celui qui inventa le sommeil, répond-il à don Quichotte qui le critique,
manteau qui recouvre toutes les pensées humaines, aliment qui guérit la faim, eau qui fuit la soif,
feu qui réchauffe le froid, froid qui calme l’ardeur, monnaie universelle en somme, qui achète
toutes choses, balance et poids qui égale le berger au roi et l’ingénu au sage. »
Corps lui-même, Sancho comprend infailliblement les autres corps : non seulement ceux des
hommes, mais aussi ceux des animaux. Bien que cela soit réprouvé par l’éthique chevaleresque,
il est monté sur un âne : un âne sans nom, son grison, comme il l’appelle. Il a pour lui une
tendresse infinie : l’amour que l’on peut avoir pour un fils ; et, avec lui, non content de courir les
routes et les bois d’Espagne, il va à la chasse. C’est son compagnon « perpétuel dans la bonne
fortune comme dans la mauvaise ». Don Quichotte a pour Rossinante une sorte d’indifférence,
même si le vieux cheval se sacrifie pour lui, reçoit des horions, des coups de bâton, est piétiné
par des armées de moutons ; alors que la tendresse de Sancho pour son grison grandit et
s’approfondit avec le temps, et ne supporte aucune séparation.
Avec son corps, Sancho mange, boit, dort ; mais surtout, il rit. Pour lui, le monde est
immensément comique ; totalement comique ; et les prescriptions, les observations de don
Quichotte ne sont pas moins comiques et insensées. Sancho rit d’un rire énorme : énorme comme
sa faim, sa soif, sa peur, son sommeil — toutes passions qui semblent inspirées et enveloppées
par le rire. Parfois, don Quichotte le regarde ; il voit Sancho les joues gonflées, la bouche pleine
de rire comme elle pourrait l’être de nourriture : il est sur le point d’éclater ; enfin il ne peut plus
se retenir et doit se tenir les côtes avec les mains pour ne pas mourir de rire. Alors don Quichotte
lui-même est incapable de résister : voyant Sancho, il rit lui aussi ; et le monde, pour un instant,
révèle son essence : un rire libéré et déchaîné, qui défie toutes les passions et tous les sentiments,
même la ténébreuse mélancolie.
*
Quand don Quichotte parle, Sancho déforme ses propos : qu’elles soient normales,
recherchées, érudites ou exquises, les paroles de don Quichotte sont dégradées et
involontairement parodiées. Ce qui est docte devient farcesque. Don Quichotte parle du baume
de Fierabras : baume qui, dans la tradition légendaire, avait oint Jésus avant son ensevelissement
; dans la bouche de Sancho Panza, le nom savant, religieux et légendaire devient un nom
grotesque, feo Blas, autrement dit le breuvage de Blaise le fétide ; de la même façon, le
mystérieux heaume de Mambrin devient, plus vulgairement, le heaume de Malandrin. Les
erreurs et les lapsus de Sancho sont innombrables et fort divertissants. Divertissants pour nous,
lecteurs de 1604 ou d’aujourd’hui ; mais non pour don Quichotte, qui ne se divertit que très
rarement et, d’ordinaire, corrige impitoyablement les erreurs de Sancho, comme si sa mission de
chevalier était, en premier lieu, une mission de rectitude linguistique. Conquérir une auberge-
château, ou vaincre une armée de moutons, n’est pas fondamentalement différent, pour don
Quichotte, de s’exprimer dans un castillan correct. Sancho ne supporte pas ces corrections, dans
lesquelles il voit un excès d’ostentation et d’érudition : il proteste, avec une violence parfois
excessive. La langue n’est pas, pour lui, une question de précision et de culture ; elle est fluidité,
expressivité, couleur : sa langue, sa merveilleuse langue plébéienne.
Sancho raconte ; et il raconte avec tant de couleur et de précision qu’il parvient parfois à
divertir don Quichotte lui-même, et presque toujours la Duchesse. Ces narrations extraordinaires
sont obtenues à travers une série d’entorses à la langue officielle et à la logique qui gouverne don
Quichotte. Quand il raconte, Sancho divague, oublie, perd le fil, dit des choses qui n’ont rien à
voir, s’arrête en chemin, rapporte de faux témoignages, suivant tous les caprices et les souvenirs
de son esprit et de celui de l’univers. L’effet est d’un comique impayable.
Le cœur du langage de Sancho, ce sont les proverbes : son corps en est plein, comme d’olla
podrida et de rires. Don Quichotte a une idée précise des proverbes : ceux-ci, pour lui, doivent
présenter un raccourci, une synthèse d’un événement, d’une histoire, d’un sentiment, d’un
complexe d’idées, dans la vérité immuable d’une sentence. En ce sens, il les aime et les apprécie.
Peu importe à Sancho la vérité des sentences : ce qui l’intéresse, c’est la vérité de la langue. Le
fait singulier, c’est que les proverbes commencent assez tard à se multiplier dans sa langue :
comme s’ils se développaient à mesure que cette langue entre en relation de plus en plus étroite
avec celle de don Quichotte, du Duc et de la Duchesse. À la fin, les proverbes deviennent
incroyablement nombreux, chargés de souvenirs bibliques, jusqu’à former une forêt démesurée
qui occupe toute la conversation.
Quel est leur sens ? Ce n’est guère facile à dire : les proverbes expriment le bon sens
populaire de Sancho, la sagesse (ce qui n’est pas la même chose), la feinte ingénuité, l’astuce, la
subtilité, la fantaisie, la sottise, la folie de Sancho. Mais ils expriment quelque chose de
beaucoup plus profond : l’élan verbal, la pure force de la langue, l’abondance, le flux ondoyant
de la parole parlée. Le sens n’a qu’une importance relative. Les proverbes de Sancho ressemblent
aux futurs discours de Dickens (grand admirateur de Cervantès). Comme l’eût dit Chesterton, «
ces grandes gorgées de paroles » étaient, pour Cervantès et pour Sancho, « comme de grandes
gorgées de vin, piquantes et rafraîchissantes ».
Sancho ne cesse de se présenter comme un ingénu ; et, ainsi que chacun sait, nul n’est
moins ingénu, nul n’est plus rusé, malicieux, futé, subtil, que celui qui exalte sa propre ingénuité
verbale. Sancho met en pièces cette prétendue ingénuité par des accès de bizarrerie, de fantaisie,
d’extravagance, comme lorsque, dans le ciel complètement obscur, il décrit les broderies
invisibles des cieux. Il est un seul point sur lequel Sancho est vraiment et profondément ingénu.
Il parle continuellement de sa qualité de « vieux chrétien », c’est-à-dire de non-converti, à la
différence des moriscos ; et il revendique sa foi dans le Christ, dans Marie, sa qualité de
catholique de corps et d’âme, sans déficiences ni lacunes. Étant « vieux chrétien », il est «
ennemi mortel des juifs », hostile aux moriscos, et se méfie de leurs machinations. « Quand bien
même je n’aurais que la croyance, comme je crois toujours, fermement et véritablement en Dieu
et en tout ce que professe et croit la Sainte Église catholique romaine … les historiens devraient
avoir miséricorde de moi et me traiter bien dans leurs écrits. Mais qu’ils disent ce qu’ils veulent
car nu je suis né et nu je me trouve. »
Malgré sa profession de « vieux chrétien », la philosophie de Sancho (car c’est bien une
philosophie) n’est pas fanatique, ni statique, ni rationnelle, ni rectiligne. Dans son monde, tout
obéit à la mobilité et à la contradiction : Dieu châtie et pardonne ; les choses bougent et se
déplacent à tout instant ; l’univers s’incline devant le caprice de la fortune et des femmes ; et
nous ignorons totalement le visage ténébreux de l’avenir. « Dieu, qui inflige la plaie, dit Sancho
dans l’un de ses discours les plus inspirés, donne aussi le remède. Personne ne sait ce qui doit
advenir : d’ici à demain, il y a bien des heures, et en une heure, en un instant, la maison s’écroule
; j’ai vu pleuvoir et faire grand soleil en même temps ; qui le soir se couche sain, le lendemain
parfois ne peut plus bouger. Et, dites-moi, est-ce que quelqu’un peut se vanter d’avoir mis un
clou dans la roue de la fortune ? Non, pour sûr ; et entre le oui et le non des femmes, je ne me
hasarderais pas à glisser la pointe d’une aiguille, car elle n’y entrerait pas … Comme j’ai entendu
dire, l’amour regarde avec de certaines lunettes qui changent le cuivre en or, la misère en
richesse, et les loupes en perles. »

Don Quichotte se moque de lui et l’accuse d’enfiler proverbes et fariboles, clous et roues de
la fortune. Mais Sancho sait que son maître ne le comprend pas : sa philosophie est trop vraie,
profonde et compliquée pour qu’un simple chevalier errant puisse la comprendre. « Si on ne me
comprend pas, rien de surprenant à ce que mes maximes passent pour absurdes. »
VI
La chevalerie errante
Don Quichotte adorait les romans de chevalerie : ceux, innombrables, qu’il avait lus dans sa
bibliothèque, et l’infinité d’autres qu’il inventait et imaginait au cours de ses voyages. Ils étaient
la joie de son âme, et les délices de sa vie. Il adorait en eux l’imaginaire, le romanesque, le
grandiose, l’invraisemblable, l’impossible, le chimérique, mêlés à de soudains accès de
prosaïsme et de réalisme.
Il les lisait du début à la fin, sans jamais s’arrêter, en se pénétrant de chaque ligne, car ils
laissaient toujours le champ libre à l’imagination. Il appréciait surtout en eux le jeu de l’informe
et de la forme : les extravagances concertées et agencées avec art. En apparence, aucun de ces
romans ne constituait un corps entier, avec tous ses membres, formé de telle sorte que le centre
correspondait au commencement, et la fin au commencement et au centre. Ils ressemblaient à des
chimères ou à des monstres. Mais l’art intervenait : il rendait acceptables les choses impossibles,
nivelait les grandeurs, tenait l’esprit en suspens, enchantait, divertissait, de sorte que joie et
émerveillement allaient de pair, dissipant les flots sombres de la mélancolie.
Lorsque don Quichotte discutait avec le chanoine, il lui semblait entendre des blasphèmes :
son ami ne croyait pas à l’histoire de tous ces Amadis, de toute cette multitude infinie de
chevaliers, et pensait qu’un homme comme don Quichotte, intelligent et respectable, ne devait
pas ajouter foi à tant d’« aberrations aussi absurdes » que celles qui peuplaient les romans de
chevalerie. Don Quichotte, en revanche, croyait fermement que les romans étaient vrais. Il n’en
fournissait aucune démonstration historique, ne se fondait nullement sur des documents ou des
témoignages, comme l’eût fait un érudit de profession. Il se contentait d’observer que ces romans
avaient une telle apparence de vérité qu’ils indiquaient le père, la mère, la patrie, la lignée, l’âge,
le lieu et les prouesses accomplies par un ou plusieurs chevaliers.
Nier leurs entreprises était une absurdité que seul un fou pouvait proférer. Donner à
entendre qu’Amadis n’habita jamais ce monde, pas plus que les autres chevaliers dont ces
histoires sont pleines, c’était « soutenir que le soleil n’éclaire pas, que la glace n’est pas froide,
que la terre n’est pas sous nos pieds ». Il n’était pas possible de nier une évidence, même
dépourvue de preuve écrite. Et puis il y avait des gens qui se souvenaient presque, par exemple,
d’avoir vu la duègne Quintagnone, qui fut le meilleur échanson de toute la Grande-Bretagne. Par
exemple, une grand-mère de don Quichotte du côté de son père, lorsqu’elle voyait une matrone
dans ses voiles de veuve, disait : « Cette femme, mon petit, m’a tout l’air de la duègne
Quintagnone. » Comment aurait-elle pu s’exprimer ainsi, si elle ne l’avait connue ou, du moins,
n’en avait vu quelque portrait ?
Au centre du monde se tenait le chevalier errant. Don Quichotte aimait particulièrement les
plus anciens d’entre eux, qui appartenaient déjà à l’âge d’or de la chevalerie. C’étaient des
hommes universels, capables de toutes les fantaisies et de tous les combats : aussi mobiles
qu’inébranlables, robustes et délicats à la fois. Ils excellaient en toutes choses. Dans les siècles
passés, il n’en manquait pas qui, tout en étant de purs chevaliers errants, savaient prêcher ou
disputer comme des bacheliers de l’Université de Paris. C’étaient de grands trouvères et de
grands musiciens : ils maniaient la plume avec la même habileté que la lance ou l’épée. Jamais
ils ne restaient en repos. Avec le secours des nécromanciens leurs amis, ils quittaient le lieu dans
lequel ils dormaient et, sans savoir comment ni par quel moyen, s’éveillaient le lendemain à
mille lieues de l’endroit où ils s’étaient endormis. C’est ainsi qu’ils se portaient mutuellement
secours. Un chevalier se battait, dans les montagnes d’Arménie, contre un dragon, un monstre,
ou un chevalier ennemi. Il avait le dessous dans la bataille et allait être tué. Au moment où il ne
s’y attendait plus, voilà qu’au même endroit surgissait, d’un nuage ou d’un char de feu, un
chevalier de ses amis, qui un instant plus tôt était en Angleterre et venait à son secours, le
sauvant du trépas. Ce que don Quichotte admirait le plus dans leurs figures, c’étaient l’art et le
naturel avec lesquels ils procédaient les uns des autres : un chevalier armait un chevalier, qui
armait un autre chevalier, lequel en armait un troisième, et ainsi de suite à l’infini, à travers les
aléas du temps, tandis que chacun reflétait et répétait en lui les vertus des plus anciens.
*
Dans la bouche des anciens chevaliers errants, et dans celle de don Quichotte qui les imitait,
fleurissaient les citations du Nouveau Testament — notamment de l’Évangile de Matthieu et des
Épîtres aux Corinthiens — que Cervantès reprend, paraphrase et entrelace avec un art
consommé. Don Quichotte exaltait la Providence divine : son omniprésence, même dans les plus
petites choses ; sa pitié, envers les bons comme envers les méchants : « Monte sur ton baudet,
mon bon Sancho », dit-il dans un discours mémorable inspiré du cinquième (45) et du sixième
chapitre de Matthieu (26-29), « et suis-moi, car Dieu, qui pourvoit à tout, ne nous fera point
défaut quand nous allons ainsi à son service, lui qui ne fait défaut ni au moucheron dans l’air, ni
au vermisseau sur la terre, ni au têtard sous l’eau, et dont la miséricorde est telle qu’il fait luire
son soleil sur les bons et les méchants, et fait pleuvoir sur les injustes et les justes. »
Pour don Quichotte, la chevalerie errante était fondamentalement une institution religieuse :
comme il ne cessait de le répéter, les chevaliers étaient des « ministres de Dieu sur terre » et leur
vie, une veillée éternelle. Ils ne se contentaient pas de faire le bien à leurs amis : ils aimaient
leurs ennemis et protégeaient les persécutés, comme le suggère Matthieu, car « aimable est le
joug, et doux le poids » (11, 30) de la chevalerie. Les chevaliers s’asseyaient côte à côte,
mangeaient ensemble et confondaient leurs cœurs, comme l’affirme don Quichotte, qui fait de
Sancho un chevalier, son égal. « Afin que tu reconnaisses, Sancho, l’excellence de la chevalerie
errante … je veux que tu prennes place à mes côtés … et que tu ne fasses qu’un avec moi, qui
suis ton maître et ton seigneur naturel ; que tu manges dans mon plat et boives où je boirai », dit-
il à son écuyer, rappelant l’exaltation de la charité de la première épître aux Corinthiens. Tout
donne à penser que Cervantès partage cet hymne de don Quichotte à cette Providence qui
s’occupe des moucherons, des vermisseaux et des têtards, des bons et des méchants, des justes et
des injustes. Mais, dans Don Quichotte, pas de trace de la Providence ; ou le hasard est bien plus
puissant.
Celui qui vit à l’âge de la chevalerie n’habite pas seulement le monde évangélique, mais
l’âge d’or : celui d’Hésiode, de la quatrième Bucolique et des Géorgiques, celui des
Métamorphoses d’Ovide, dont les images sont reprises : « Heureux âge et siècles fortunés,
proclame don Quichotte, auxquels les Anciens donnèrent le nom d’âge d’or … car ceux qui
vivaient en ce temps ignoraient ces deux mots : tien et mien. En ces jours bénis, toutes choses
étaient communes ; personne, pour trouver le soutien ordinaire de sa vie, n’avait à fournir d’autre
effort que de lever la main et prendre le fruit des robustes chênes … Les sources claires et les
fleuves impétueux offraient en fastueuse abondance des eaux limpides et délicieuses. Dans les
fentes des rochers, au creux des arbres, les abeilles industrieuses et avisées avaient formé leur
république, offrant à toutes les mains, sans intérêts, la féconde récolte de leur doux labeur …
Tout alors était paix, amitié et concorde. » Don Quichotte, qui entonne cet hymne, doit
aujourd’hui mettre en œuvre avec Sancho, par ses voyages et ses pérégrinations, à mesure que le
livre s’écrit, cet âge d’or oublié — même s’il ne s’agit que d’un projet parodique, d’un rêve
dénué de fondement.
Comme tous les chevaliers errants, don Quichotte remplit une mission. Il doit explorer
chaque recoin du monde : pénétrer dans les labyrinthes les plus inextricables ; affronter à chaque
pas l’impossible ; souffrir, l’été, des rayons ardents du soleil et, l’hiver, de la cruelle inclémence
des vents et du froid ; ne craindre ni les lions ni les dragons. Il secourt les veuves, protège les
demoiselles et vient en aide aux femmes mariées, aux orphelines et aux pupilles, rend la liberté
aux enchaînés, délivre les prisonniers, relève ceux qui sont tombés, soulage ceux qui sont dans le
besoin. Comme le dit Virgile dans l’Énéide, il doit parcere subiectis et debellare superbos (VI,
853). Mais sa mission n’a nullement pour but de conforter la loi et d’instaurer la justice : il peut,
au contraire, violer la loi, en tuant ses ennemis à coups d’épée, en libérant les galériens qui
parcourent les routes d’Espagne. « Qui peut ignorer, soutient rageusement don Quichotte, que les
chevaliers errants sont dispensés de la justice des tribunaux, qu’ils n’ont d’autre loi que leur
épée, d’autre règle que leur vaillance, et qu’ils n’ont d’autre frein que leur volonté ? » « Quel
chevalier errant a jamais payé tailles, gabelles, taxes, et octrois ? Quel tailleur lui a jamais fait
payer l’habit qu’il lui a confectionné ? » Le chevalier n’appartient pas à ce qu’on appelle le
monde civilisé, avec ses règles et ses prescriptions. Il vit en dehors de toute obligation, de toute
limite, de toute frontière, dans l’immense liberté de sa condition imaginaire.
Don Quichotte n’aime guère la réalité ; il l’aime beaucoup moins qu’Amadis de Gaule et les
grands chevaliers du passé. Il ne l’aime pas parce qu’il ne la connaît ou ne la reconnaît pas : il ne
parvient littéralement pas à la voir ; un simple plat de barbier, sans parler de deux troupeaux qui
soulèvent des nuages de poussière, suscite en lui un profond sentiment d’étrangeté. Il ne
comprend la réalité que s’il peut la ramener aux grands modèles qui vivent dans sa pensée : eux
seuls sont vrais et réels. Pour le reste, il est entièrement impénétrable à l’expérience. Si Sancho
est lent, don Quichotte est en revanche d’une grande vivacité ; et une monture aussi médiocre
que Rossinante introduit souvent une rapidité effrénée, un rythme sinistrement allègre, dans les
bois ou sur les routes d’Espagne. Dans ses grandes entreprises, don Quichotte n’applique pas ses
modèles à l’existence quotidienne ; il n’interprète pas les événements selon les pages d’un livre :
il voit, rêve, délire. Ce délire est la manie des Grecs : une hallucination toute-puissante, qui fait
de lui un visionnaire sans limites, et cependant héroï-comique.
Des nombreux discours que don Quichotte développe avec éloquence et élégance, l’un des
plus beaux est son discours sur les armes et les lettres. Le sachant homme des livres, ou plutôt du
livre, on s’attendrait à le voir exalter les lettres. Pourtant, après avoir fait une place à part aux
lettres sacrées, domaine privilégié, il discrédite ces autres lettres que sont pour lui la culture
juridique, la culture des licenciados qui, au temps de Philippe II, dominait l’Espagne. Il exalte les
armes plus que les lettres, parce que les armes, loin d’exercer seulement le corps, sont filles de
l’intelligence : il faut pénétrer et deviner les intentions de l’ennemi, concevoir des plans, élaborer
des stratagèmes, triompher des difficultés — toutes choses qui sont des actes d’intelligence. La
guerre a pour objet et pour fin la paix, qui est le plus grand bien que les hommes puissent désirer
dans cette vie : « Gloire à Dieu au plus haut des cieux et paix sur la terre aux hommes de bonne
volonté », dit don Quichotte, rappelant l’Évangile, et « la paix soit dans cette maison », « je vous
donne ma paix », « la paix soit avec vous » ; c’est un joyau offert et accordé par une main
céleste. Or, la chevalerie errante est fruit des armes ; ou plutôt, elle se dresse au-dessus d’elles,
comme une parole dorée et évangélique, qui représente la fleur de la vertu humaine.
*
Pendant qu’il parle avec Sancho, don Quichotte ne voit pas autour de lui les personnages,
les aventures, les lumières, les ombres de l’ancienne chevalerie errante. Il est une chose dont il a
l’amère certitude. La grande chevalerie errante, celle qui culmina dans un chef-d’œuvre comme
Amadis de Gaule, est finie, épuisée, tarie. Nous vivons dans une époque de décadence : l’âge de
fer, comme disaient les Anciens, et la chevalerie errante connaît elle aussi son âge de fer. Selon
le roman, don Quichotte est le premier à tenter de faire renaître l’antique chevalerie errante : « le
premier qui à notre époque et en des temps si calamiteux s’est consacré à l’exercice et aux
fatigues des armes errantes, et à la tâche de redresser les torts, de secourir les veuves, de protéger
les jouvencelles ». Il est donc digne de « louanges infinies et mémorables », que l’on ne saurait
refuser également à l’auteur du livre.
Don Quichotte ignore quelle est la différence entre l’ancienne chevalerie errante et la
nouvelle. Il est profondément perplexe. Dans un sens, il est sûr qu’aujourd’hui, en ce temps de
décadence, les chevaliers errants ne naissent pas les uns des autres, comme des fleurs engendrent
d’autres fleurs — Amadis suscitant Galaor, et les fils de leurs fils après eux. Les chevaliers sont
désespérément isolés, sans passé, sans avenir, sans présent. Lorsqu’on l’enferme dans une cage,
don Quichotte découvre qu’il est lent, terriblement lent, car jadis les chevaliers étaient emportés
« dans les airs, à une vitesse prodigieuse, enveloppés dans un sombre nuage gris, ou sur un char
de feu, ou sur quelque hippogriffe ». Or lui n’est pas plus rapide que le char à bœufs qui le
transporte. Mais ce n’est pas là peut-être la véritable différence. Le monde chevaleresque est
désormais irréel, inconsistant, formé d’air : comme le dit l’Évangile de Luc (24, 39), les esprits
n’ont ni chair ni os ; et le monde chevaleresque actuel est un enchantement qui se renouvelle
constamment.

Les incertitudes de don Quichotte sont sans fin. Tout d’abord, il parle de lois chevaleresques
sans existence ou qu’il a inventées lui-même en conversant avec Sancho. Il déclare par exemple :
« Dans tous les livres de chevalerie que j’ai pu lire, et ils sont innombrables, je n’ai trouvé aucun
écuyer qui causait avec son maître comme tu le fais avec le tien. » En réalité, aucun roman de
chevalerie ne soumet un écuyer à l’obligation du silence. Ou bien il raconte un épisode d’Amadis
— celui du chevalier attaché et fouetté par un enchanteur, son ennemi mortel — qui n’est pas
dans le texte original. Je ne m’étendrai pas sur d’autres infractions : obligations inventées, règles
violées ou oubliées, comme Sancho le fait perfidement observer. En un mot, si don Quichotte est
le premier chevalier d’une époque nouvelle de la chevalerie errante, il est aussi un fort mauvais
chevalier, malgré les louanges exaltées qu’il se décerne continuellement.
*
Dans le grand roman de l’enchantement et des enchanteurs, tout n’est pas enchanté. Au
cœur d’un des plus beaux paysages d’Espagne, don Quichotte et Sancho parviennent au bord de
l’Èbre. Don Quichotte contemple le fleuve et admire l’aménité de ses rives, la transparence de
ses eaux, le calme de leur cours, l’abondance des « flots cristallins ». Au milieu de sa
contemplation, il aperçoit une barque sans rames attachée à un tronc d’arbre, le long de la berge :
elle sert probablement aux pêcheurs. Suivi de Sancho, don Quichotte met pied à terre ; il attache
Rossinante et l’âne à un peuplier tout proche ; il monte sur la barque, coupe la corde, et la barque
s’éloigne lentement du rivage ; et tandis qu’elle dérive tranquillement au milieu du courant, le
lecteur a la sensation que ne la pousse « aucune intelligence occulte, aucun enchantement
invisible, mais le mouvement même des eaux, doux et paisible en cet instant ». Rien ici d’irréel,
d’invisible, de chimérique, d’occulte, comme dans tant de pages du roman. Tandis que l’eau
s’écoule et que la barque glisse à la surface, tout est absolument réel.
Le reste de l’univers est tout frémissant d’enchantements : peu importe que seuls don
Quichotte (pas toujours) et Sancho (parfois) en soient convaincus. Il nous faut, avant tout,
écouter le chevalier né dans le village oublié. « Des enchanteurs m’ont persécuté, des
enchanteurs me persécutent, des enchanteurs me persécuteront, jusqu’à ce qu’ils m’aient fait
sombrer, avec mes entreprises chevaleresques, dans l’abîme sans fond de l’oubli ; ils me frappent
et me blessent là où ils me savent le plus sensible ; car ravir sa dame à un chevalier errant, c’est
lui ôter les yeux qu’il a pour voir, le soleil qui l’éclaire, l’aliment qui le nourrit. » Les
enchanteurs malfaisants font apparaître ce qu’ils veulent devant nous : il leur suffit d’un geste de
la main, et deux armées deviennent deux troupeaux. Mais si Sancho monte sur son âne et suit
prudemment les moutons et les brebis, il verra qu’à peine éloignés ceux-ci cesseront d’être des
brebis et des moutons pour redevenir capitaines, soldats, généraux, rois, empereurs — comme
don Quichotte les avait décrits, avec une vérité et une exactitude parfaites.

Parfois, don Quichotte admet qu’il est coupable. Il tente une épreuve ; il échoue ; il tente
derechef la même épreuve, échouant à nouveau, inexorablement. S’il repensait à son cher
Amadis, il comprendrait qu’un chevalier ne doit jamais répéter une épreuve dans laquelle il a
déjà échoué. Aussi désire-t-il l’épée d’Amadis, contre laquelle il n’est enchantement qui vaille ;
il maudit son propre sort, s’exagère le besoin que le monde a de sa présence ; il repense à sa
bien-aimée Dulcinée du Toboso, et invoque le nom de sa bonne amie, la fée Urgande, protectrice
d’Amadis. Il y a certes également le « savant magicien » qui prend soin de ses affaires ; mais les
magiciens bons et protecteurs doivent être peu nombreux, distraits et inattentifs, car notre héros
est toujours en fâcheuse posture, bastonné, rossé, jeté à terre par les moulins à vent et les moulins
à eau, ou enfermé dans une cage traînée par des bœufs. Don Quichotte n’a aucun doute :
l’enchantement, dont souffrent surtout les chevaliers modernes, est une expérience hautement
tragique, le signe du malheur éternel qui poursuit le chevalier errant — bien que l’expérience la
plus tragique soit le paradoxal enchantement de Dulcinée, l’opposé symbolique de tous les
enchantements.
*
On pourrait définir Don Quichotte comme une longue promenade à travers les bois et les
routes d’Espagne ; longue, mais pas très longue : elle ne dure que quelques mois, même si le
rythme du récit ralentit et prolonge le temps de l’aventure. Le chevalier et son écuyer parlent,
divaguent, se perdent, inventent, sautent du coq à l’âne ; et ce sont sans doute les plus belles
conversations à deux du roman européen. Je ne leur vois guère d’équivalent, sinon peut-être
celles de Sterne et de Dickens, tous deux grands admirateurs de Cervantès. Don Quichotte entend
que les discours soient brefs : « Sois bref dans tes raisonnements, dit-il à Sancho, car il n’en est
aucun qui soit agréable s’il est long. » Sancho ne supporte pas le silence, il préfère l’abondance
et la variété des échanges : « Monsieur, dit-il à son maître, veuillez m’accorder votre bénédiction
et me donner congé, car je préfère m’en retourner chez moi près de ma femme et de mes
enfants ; avec eux au moins je pourrai parler et raisonner à mon gré de tout ce qui me plaira.
Prétendre comme vous le faites que je chemine jour et nuit dans ces solitudes sans avoir le droit
de vous parler quand il m’en prend l’envie, c’est tout comme m’enterrer vivant… »
À force de longues promenades et d’aventures communes, des rapports très étroits finissent
par se nouer entre don Quichotte et Sancho Panza. Sancho aime tendrement son maître : c’est, lui
semble-t-il, le premier saint à cheval qu’il ait vu de toute sa vie, et il voudrait lui baiser les pieds.
Quand don Quichotte lui parle de sa mort future, et du testament qu’il a préparé pour lui, et de
l’ínsula promise, Sancho se met à pleurer et décide de ne pas le quitter jusqu’à la fin de ses jours.
Quant à don Quichotte, dès que pointe l’aurore, voyant Sancho dormir, il lui dit, avant de le
réveiller, avec un lyrisme abondant et éloquent : « Ô toi, heureux entre tous ceux qui vivent sur
la face de la terre ! Tu n’es ni envieux ni envié, et dors l’esprit en paix : pas d’enchanteurs pour
te poursuivre, pas d’enchantements pour te tourmenter ! Tu dors, toi, tu dors, je le redirai cent
fois, sans la jalousie de ta dame pour t’alarmer sans cesse et le souci de dettes impayées pour
venir t’éveiller. »
Malgré son affection, don Quichotte éprouve une sorte de mépris social pour Sancho, ce
plébéien, ce paysan ; il veut être respecté, et le raille volontiers. Parfois, il s’emporte : il le frappe
avec violence, lui assène des coups de lance qui pourraient le tuer. Ou bien il fait preuve d’un
égoïsme féroce, comme dans l’épisode des ânes. Quant à Sancho, il croit souvent aux grands
récits chevaleresques que don Quichotte lui raconte, et aux enchantements qui retiennent son
maître prisonnier. Mais, d’autres fois, le monde chevaleresque tout entier n’est pour lui qu’un
amas de vantardises et de mensonges, et son scepticisme n’est pas moins profond que celui du
chanoine, du barbier et de la gouvernante.
Comme chevalier, et peut-être futur gouverneur, roi et empereur, don Quichotte promet à
Sancho tous les privilèges ; non pas dans un futur lointain, mais tout de suite, au pied levé. « Il
est bien possible, dit-il, qu’avant six jours j’aie conquis un royaume qui s’est lui-même acquis de
nombreux États, ce qui viendrait fort à propos pour te faire roi de l’un d’eux. Et n’y vois rien
d’extraordinaire : il arrive à certains chevaliers errants tant de choses inouïes et inimaginables
que je pourrais aisément te donner bien plus que je ne te promets. »

Comme Amadis qui faisait don d’ínsulas à ses écuyers, lui aussi ferait cadeau d’une ínsula à
Sancho. L’ínsula est un lieu purement romanesque et chevaleresque, qui n’a rien à voir avec une
simple île au milieu de la mer, avec ses rivages et ses collines. Sancho ne comprend pas de quoi
il s’agit, pas plus que sa femme Teresa. Lorsqu’il deviendra gouverneur de l’ínsula Barataria, il
ne s’étonnera nullement de découvrir une contrée en tout point semblable à toutes les terres que
possèdent le Duc et la Duchesse. Il est une chose dont Sancho est convaincu. Contrairement à ce
que soupçonne don Quichotte, il possède le naturel, les facultés, l’imagination nécessaires pour
gouverner une ínsula, comme il le démontrera dans la seconde partie du roman. « Si mon maître
me donnait un royaume, il n’aurait pas à le regretter, assure-t-il à Samson Carrasco : je me suis
tâté le pouls, et j’ai assez de santé pour régner sur des royaumes et gouverner des ínsulas. »
VII
Les troupeaux et les armées
Comme ils cheminaient paisiblement, don Quichotte et Sancho aperçurent un énorme nuage
de poussière dense, soulevée par deux troupeaux de brebis et de moutons qui venaient de deux
directions opposées, et que l’on ne pouvait distinguer au milieu de ce nuage. C’est du moins ce
que nous pensons, et ce que Sancho pensait également. En réalité, à ce moment même, don
Quichotte commençait à créer : il n’incarnait pas un livre, comme les autres fois ; sans aucun
précédent, sans modèle ni exemple, il créait avec toute la force et la manie de son imagination.
Devant lui, il n’y avait ni brebis ni moutons. Il imagina deux armées, qui se ruaient l’une contre
l’autre dans la vaste plaine — et les chevaliers, les noms des chevaliers, les noms de leurs
nations, leurs armes, leurs domaines nobiliaires, leurs devises. Il vit et entendit, comme Dieu le
jour de la Création ; « Dieu, que de provinces il cita, que de nations il nomma, donnant à chacune
les attributs qui lui revenaient ! » s’exclama Cervantès. Jamais don Quichotte n’avait montré une
imagination aussi déchaînée, aussi frénétique ; ni une promptitude aussi stupéfiante.
Voir était, pour lui, une façon de créer des noms comme, peu de temps plus tôt, il avait créé
le sien. Avec une grandiose inventivité héroï-comique, et sans aucune conscience de sa propre
part de bouffonnerie, il combinait les racines verbales, forgeait des dérivés, mêlait le grec,
l’italien, l’espagnol, le français, toutes les langues existantes ou imaginaires. Seul Rabelais, me
semble-t-il, peut lui être comparé. Surgissent des noms somptueux et comiques, répartis dans
chacune des deux armées. Le grand empereur Alifanfaron, de l’île de Trapobane ; le roi
Pentapolin au Bras Retroussé, seigneur des Garamantes ; Laurcalco, seigneur du Pont-d’Argent ;
Micocolembo, grand-duc de Quirocie ; Brandabarbaran de Boliche, seigneur des Trois Arabies ;
Timonel de Carcassonne, prince de la Nouvelle-Biscaye ; Miaouline, fille du duc Alfeñiquen de
l’Algarve, et le duc de Nerbie, Espartafilard du Bocage. Les noms sonnaient, résonnaient,
retentissaient, pleins d’échos et de tumulte : ils multipliaient et entrelaçaient leurs significations.
Les noms s’étendaient démesurément dans le temps. Il y avait l’écho d’Ajax de Grèce ; et
puis un homme réel, Pierre Papin, un Français bossu, qui avait à Séville une boutique de cartes à
jouer, et était doctor in utroque iure. On pouvait tout jeter dans ce chaudron de noms : tout s’y
fondait, s’y mêlait, puis bouillait, bouillonnait, crépitait dans l’air, comme dans le chaudron
shakespearien des sorcières de Macbeth.
Venaient ensuite les escadrons des sans-noms : ceux qui boivent les douces eaux du célèbre
Scamandre ; ceux qui foulent les territoires montagneux de Massylie ; ceux qui tamisent la fine
poudre d’or de l’Arabie heureuse ; ceux qui goûtent la fraîcheur renommée des rives du clair
Thermodon ; ceux qui saignent de mille façons le Pactole doré ; les Perses, fameux pour leurs
arcs et leurs flèches, les Scythes blancs et cruels ; les Éthiopiens aux lèvres percées ; ceux qui
boivent les flots cristallins du Bétis bordé d’oliviers ; ceux qui lavent et polissent leur visage
dans la liqueur du Tage, toujours riche et doré ; les hommes de la Manche, couronnés de blonds
épis ; ceux qui mènent paître leurs troupeaux dans les vastes pâturages du tortueux Guadiana ; et
les autres peuples, innombrables, dont le visage était connu de don Quichotte, même si parfois il
avait oublié leur nom. Le texte tend à l’encyclopédie. Cervantès voudrait ne rien exclure de son
livre, jusqu’au dernier habitant de Séville ou de Cordoue — même si ce livre total, Don
Quichotte, s’amuse de toute forme de totalité.
De son œil minutieux, don Quichotte perçoit les moindres détails : l’armure à fleurons d’or,
et l’écu à trois couronnes d’argent sur champ d’azur de Micocolembo ; l’armure de Timonel de
Carcassonne, écartelée d’azur, de sinople, d’argent et d’or avec, sur l’écu, un chat d’or en champ
de gueules, et pour devise Miaou en souvenir du nom de sa dame, l’incomparable Miaouline.
Tout devient petit, infime, et disparaît presque — tel est le cas du grand roman bâti sur des
objets, des événements, des épisodes minuscules comme des grains de sable.

Don Quichotte avait beau multiplier les noms, Sancho ne distingua pas le moindre guerrier
ou soldat ; et quand la vue de son maître se fit ouïe — « N’entends-tu pas le hennissement des
chevaux, la sonnerie des clairons, le roulement des tambours ? » —, il n’y eut pour lui que
bêlements de moutons et de brebis. Don Quichotte déclara que la vision de Sancho était un effet
de la peur : « Car l’un des effets de la crainte est de troubler les sens et de faire que les choses ne
paraissent plus ce qu’elles sont. » Et aussitôt il éperonna Rossinante, dévalant la colline comme
la foudre, pour aider le chevalier chrétien Pentapolin au Bras Retroussé contre son ennemi
musulman, l’empereur Alifanfaron de la Trapobane. Sancho cria : « Revenez, seigneur don
Quichotte, je vous jure Dieu que ce sont des moutons et des brebis que vous allez attaquer … Il
n’y a pas plus de géants que de chevaliers, de chats, d’armures, d’écus partis ou entiers, de
champs d’azur ou du diable. »
Don Quichotte se jeta au milieu de l’escadron des brebis, et commença à frapper de sa lance
avec autant de courage et d’audace que s’il pourfendait des ennemis mortels. Les gardiens et les
bergers qui accompagnaient le troupeau lui hurlaient d’arrêter, mais, voyant que cela ne servait à
rien, ils délièrent leurs frondes et commencèrent à lui caresser les oreilles avec des pierres
grosses comme le poing. Don Quichotte n’en eut cure, mais dit en courant de tous côtés : « Où
es-tu, orgueilleux Alifanfaron ? Viens ici ! Je suis seul et je veux seul à seul éprouver ta valeur et
t’ôter la vie. »
À ce moment lui arriva une de ces « lisses dragées de rivière » qui le frappa au flanc et lui
enfonça deux côtes. Se voyant ainsi accommodé, don Quichotte se souvint de son baume
miraculeux ; il sortit sa burette, la porta à sa bouche, et commença à téter la liqueur ; mais avant
d’avoir pu boire la dose voulue il fut atteint par un nouveau galet, qui vint frapper la main qui
tenait la burette, brisant le flacon et lui emportant, au passage, trois ou quatre dents, tout en lui
écrasant vilainement deux doigts de la main. Don Quichotte tomba de cheval. Quand les bergers
accoururent, ils crurent l’avoir tué, et rassemblèrent en toute hâte leur troupeau, chargèrent les
bêtes tuées et s’enfuirent sans demander leur reste.
Sancho, voyant son maître étendu à terre, descendit de la colline pour le retrouver : il le
trouva fort mal en point, bien qu’il n’eût pas perdu les sens. « Je ne vous avais pas dit de faire
demi-tour, car vous alliez attaquer non pas une armée, mais un troupeau de moutons ? — Cette
fripouille d’enchanteur, mon ennemi, répondit don Quichotte, s’y entend bien à disparaître et se
déguiser ! Apprends, Sancho, qu’il est très facile à ces magiciens de nous faire voir ce qu’ils
veulent ; ce scélérat qui me poursuit, jaloux de la gloire que j’aurais acquise dans cette bataille, a
changé les escadrons ennemis en troupeaux de moutons. »
VIII
La lettre de Dulcinée
Don Quichotte était un grand imitateur de toute forme de folie. Il aurait pu perdre l’esprit
pour une raison spécifique : à la suite d’une démence, d’un soudain traumatisme, d’une terrible
frayeur, de tortures. Mais il ne désirait pas devenir fou à cause de quelque chose. Il n’aimait pas,
de manière générale, tout ce qui avait un motif et pouvait être expliqué, analysé par Cid Hamet
Benengeli. Il voulait perdre l’esprit sans raison, sans que Dulcinée l’ait méprisé ou rejeté, sans
avoir été vaincu dans une entreprise chevaleresque. Aussi pleurait-il sans avoir de raison de
pleurer, et cependant ses larmes véritables grossissaient les eaux d’un ruisseau ; il soupirait sans
cause, et cependant ses soupirs véritables agitaient sans trêve le feuillage des arbres. Sancho, qui
était (en partie du moins) un réaliste, ne comprenait pas comment on pouvait perdre l’esprit sans
motif, et croyait que tout ce que son maître pensait ou ressentait était faux. Il avait entièrement
tort. Tout ce que faisait don Quichotte était irrationnel, mais parfaitement vrai et tragique : on
pourrait même soutenir que la véritable tragédie de ce livre (de tous les livres), c’est celle qui n’a
pas de fondement.
Il existe plusieurs formes de folie ; ou du moins, il y en a deux principales : celle, douce et
larmoyante, d’Amadis, et la fureur déchaînée de Roland. Don Quichotte éprouva l’une et l’autre.
Comme Roland, il se jeta contre les rochers, arracha ses vêtements, roula et culbuta la tête la
première, les pieds en l’air. Mais, en réalité, il n’aimait guère pourfendre des géants, décapiter
des dragons, terrasser des monstres, mettre des armées en déroute, couler des navires à pic,
comme Roland aurait pu le faire. Il préférait le modèle d’Amadis. « Je veux que tu saches, dit-il
à Sancho, que le célèbre Amadis de Gaule fut l’un des chevaliers errants les plus parfaits. Que
dis-je, fut l’un ; il fut le seul, le premier, l’unique, le seigneur de tous ceux qu’il y eut au monde
en son temps … Amadis fut la boussole, l’astre, le soleil des chevaliers valeureux et amoureux,
et c’est lui que nous devons imiter, nous tous qui combattons sous la bannière de l’amour et de la
chevalerie. Et l’une des occasions où il montra le mieux sa sagesse, sa vaillance, sa valeur, sa
patience, sa fermeté et son amour, ce fut lorsque, dédaigné par sa dame Oriane, il se retira pour
faire pénitence sur la Roche Pauvre, et changea son nom en celui de Beau Ténébreux. » C’est
ainsi, en imitant le Beau Ténébreux, que lui, don Quichotte, le Chevalier à la Triste Figure,
accéderait aux cimes inaccessibles de la chevalerie.
Don Quichotte s’adresse à Dulcinée avec les formules pétrarquiennes les plus exquises, en
partie inspirées par son don de la contradiction. « Ô Dulcinée du Toboso, jour de ma nuit, gloire
de mon tourment, boussole de mes errances, étoile de ma destinée. » Il l’aimait pour sa beauté et
sa réputation. Ces deux qualités se trouvaient en elle au suprême degré : pour la beauté, nulle
femme ne l’égalait, et quant à la réputation, bien peu en approchaient. « J’imagine qu’elle est
comme je le dis, sans rien à retrancher ni ajouter, et je me la dépeins en imagination telle que je
la désire, dans sa beauté et sa souveraineté que ne peuvent approcher ni Hélène, ni Lucrèce, ni
aucune autre des dames illustres des temps passés, grecque, barbare ou latine. » Lorsqu’il
s’approchait d’elle, il sentait un parfum : ce même parfum que l’on respire à la lecture du
Cantique des cantiques, « … flos campi et lilium convallium, sicut lilium inter spinas … et odor
vestimentorum tuorum sicut odor turis ».
Quand Sancho et don Quichotte se séparèrent, l’écuyer demanda à son maître sa
bénédiction, et prit congé de lui, non sans grandes effusions de larmes de part et d’autre. Comme
on lui avait volé son âne, Sancho monta sur Rossinante, que don Quichotte lui recommanda
vivement, l’adjurant d’en avoir soin comme de sa propre personne ; il se mit en route vers la
plaine, semant de temps en temps sur son chemin des branches de genêt qui devaient lui servir de
signaux et de points de repère. Avant le départ de Sancho, don Quichotte avait écrit sur son
carnet une lettre d’amour que l’écuyer devait apporter à Dulcinée du Toboso. La voici :

Haute et souveraine dame,


Celui qu’a blessé la pointe de lance de l’absence, et qu’elle a déchiré au plus profond du
cœur, te souhaite, ô très douce Dulcinée du Toboso, la santé qu’il n’a plus. Si ta beauté me
dédaigne, si ta vertu ne parle point en ma faveur, si tes mépris me sont seuls réservés, pour
patient que je sois, je ne pourrai guère endurer tant d’affliction, qui depuis si longtemps
m’éprouve. Mon bon écuyer Sancho te fera une relation fidèle, ô belle ingrate ! ô mon ennemie
bien-aimée ! de l’état où je me trouve à cause de toi : s’il te plaît de me secourir, je suis à toi ;
sinon, fais ce qui te plaira : car mettant fin à ma vie, je m’en vais satisfaire ta cruauté et mon
désir.
À toi jusqu’à la mort,
Le Chevalier à la Triste Figure
Tandis que don Quichotte s’enveloppait de vers et de soupirs, Sancho prit la grand-route, à
la recherche du chemin du Toboso. Le lendemain il arriva dans une auberge, où il rencontra le
curé et le barbier de son village. Ceux-ci, dès qu’ils reconnurent Sancho avec Rossinante,
s’approchèrent de lui, inquiets du sort de don Quichotte. Le curé l’appela par son nom et lui
demanda : « Sancho Panza, mon ami, où est ton maître ? » L’écuyer décida de garder secret le
lieu dans lequel il avait laissé don Quichotte ; mais il leur raconta les aventures qui lui étaient
arrivées et parla de la lettre dont il était porteur pour Dulcinée du Toboso. Le curé et le barbier
lui demandèrent de la montrer. Sancho plongea la main sous sa chemise ; mais il ne trouva pas le
pli, qui était resté entre les mains de don Quichotte. Sur les conseils du curé et du barbier,
l’écuyer renonça à porter la lettre inexistante à l’inexistante Dulcinée du Toboso, et chercha les
branches de genêt qu’il avait semées sur le chemin en guise de jalons. Quand il eut retrouvé don
Quichotte, Sancho se garda de lui avouer qu’il n’était pas allé chez Dulcinée, et n’avait donc pas
lu ni remis la lettre. Ici vient se glisser l’une des histoires les plus exquises du roman. Sancho
raconta à don Quichotte sa rencontre imaginaire avec sa dame, avec tous les détails possibles, et
les plus compliqués. La rencontre était doublement imaginaire : d’abord parce qu’elle n’était
jamais advenue ; et ensuite, parce qu’elle était racontée dans un style réaliste et coloré qui, dans
les intentions de Sancho, devait contraster avec le récit rêvé par l’imagination noble et
fantastique de don Quichotte. La supposée Dulcinée réelle et sanchesque n’était pas moins
chimérique que la noble créature de don Quichotte.
« Quand tu es arrivé, demanda don Quichotte à Sancho, que faisait cette reine de beauté ?
Tu l’as trouvée, sûrement, qui enfilait des perles ou brodait un ouvrage pour ce chevalier qui la
sert en esclave.
— Point du tout, répondit Sancho Panza, je l’ai trouvée qui vannait deux sacs de grain dans
la cour de sa maison.
— Tu peux être sûr, dit don Quichotte, que ces grains de blé devenaient des perles entre ses
doigts. Et as-tu remarqué si c’était du froment ou du blé noir ?

— Ce n’était guère que du méteil1, répondit Sancho.


— Eh bien, je t’assure que vanné par ses mains on en aura fait du pain blanc, sans aucun
doute. Mais poursuis. Quand tu lui as donné la lettre, l’a-t-elle portée à ses lèvres ? Pressée
contre son cœur ? Lui a-t-elle réservé l’accueil qu’elle méritait ?
— Quand j’ai voulu la lui donner, répondit Sancho, elle était fort occupée à passer son grain
au crible, et m’a dit : “L’ami, pose là ta lettre, je la lirai quand j’aurai fini de cribler tout ce qu’il
y a là.”
— Oh femme avisée, dit don Quichotte. Elle aura fait cela pour pouvoir lire la lettre à son
aise et s’en délecter. Poursuis, Sancho. Et pendant qu’elle était à son ouvrage, quels propos a-t-
elle tenus ? Qu’a-t-elle demandé de moi ? Et toi, que lui as-tu répondu ? Allons, raconte-moi tout
; et n’oublie pas le plus petit détail.
— Elle ne m’a rien demandé, répondit Sancho, mais je lui ai dit comment, pour la servir,
retiré dans ces montagnes comme un sauvage à dormir par terre, sans pain ni table, sans vous
peigner la barbe, vous étiez resté à faire pénitence, nu jusqu’à la ceinture, pleurant et maudissant
votre sort.
— Tu as eu tort de dire que je maudissais mon sort, dit don Quichotte, car au contraire je le
bénis et le bénirai chaque jour de ma vie de m’avoir rendu digne de mériter et d’aimer une aussi
noble dame que Dulcinée du Toboso. Mais, poursuivit-il, il y a une chose que tu ne pourras pas
nier, Sancho. Quand tu t’es approché d’elle, n’as-tu pas senti un parfum d’Arabie, une fragrance,
un arôme, un je ne sais quoi d’exquis, que je ne puis nommer ? Je veux dire une senteur subtile,
comme si tu étais dans la boutique d’un gantier raffiné ?
— Ce que je peux vous dire, fit Sancho, c’est que j’ai senti un certain fumet de mâle ; peut-
être bien qu’après tant d’efforts elle était un peu moite de sueur.
— Ça ne se peut pas, objecta don Quichotte, tu devais être enrhumé, ou c’est toi que tu
auras respiré ; car moi je sais comme elle embaume, cette rose au milieu des épines, ce lis des
champs, cet ambre liquide.
— Tout est possible, admit Sancho, parce qu’il y a souvent sur moi cette drôle d’odeur qui
m’a semblé venir de Sa Grâce madame Dulcinée…
— Mais dis-moi encore, reprit don Quichotte, quel joyau t’a-t-elle donné en te congédiant,
pour les nouvelles que tu lui avais apportées de ma part ? C’est un usage ancien fort répandu
parmi les chevaliers errants et leurs dames, que d’offrir aux écuyers, aux suivantes ou aux nains
qui apportent des nouvelles d’une dame à son chevalier, ou d’un chevalier à sa dame, un joyau
en cadeau, pour les remercier du message.
— C’est bien possible, dit Sancho, et ça me paraît un très bon usage ; mais ça devait être
dans les temps passés ; maintenant, l’usage c’est de donner juste un morceau de pain et de
fromage, et c’est ce que m’a donné madame Dulcinée par-dessus le mur de la cour, quand j’ai
pris congé d’elle ; pour être plus précis, c’était du fromage de brebis. »
Ainsi ou presque s’acheva le récit que Sancho Panza fit à son maître. Il ne pourrait être plus
riche de détails, tant il nous semble respirer le parfum, ou l’odeur de sueur, d’Aldonza Lorenzo,
dite Dulcinée du Toboso. Mais rien n’est vrai. Sancho n’a rien vu, rien senti ; il n’y a eu ni
grains, ni perles, ni fumet viril, ni parfums d’Arabie. Sancho a simplement imaginé une histoire
tout aussi fantastique que celle des moulins à vent ou du cheval de bois.

1. Mélange de grains qui produisait une farine de très mauvaise qualité (N.d.A.).
IX
Le heaume de Mambrin
Sur une route d’Espagne, il y avait deux hameaux. Le premier était le plus petit, et n’avait
même pas d’apothicaire ni de barbier. Tout près de là, il en était un autre, avec échoppe
d’apothicaire et de barbier-chirurgien, qui servait aussi au plus petit des villages, quand un
malade avait besoin d’une saignée, ou qu’un paysan voulait se faire la barbe. Un jour, monté sur
son âne, le barbier se dirigea vers le hameau plus modeste. Il se mit soudain à pleuvoir. Pour ne
pas gâter son chapeau tout neuf, le barbier se mit sur la tête un bassinet si brillant qu’on le voyait
reluire à une demi-lieue. Telle est la version que nous offre Cervantès de l’un des épisodes les
plus modestes et les plus importants de son roman.
Chemin faisant, don Quichotte et Sancho rencontrèrent le barbier. Or, comme nous le
savons, don Quichotte adaptait avec une incroyable facilité tout ce qu’il voyait à ses pensées et à
son imagination. Ainsi, lorsqu’il aperçut le barbier sur son âne, il crut rencontrer un cheval gris
pommelé, et un homme qui portait sur la tête un heaume d’or : le heaume de Mambrin, le
heaume merveilleux qui, selon don Quichotte, « coûta si cher à Sacripant », et en réalité avait
coûté la vie, dans Roland furieux, à Dardinel d’Almonte. Sancho était réaliste : il ne croyait pas
aux enchantements, et ne voyait pas de chevaux gris ni de heaumes d’or, mais « un homme
monté sur un âne gris comme le mien, avec sur la tête quelque chose qui brille » : un plat à
barbe.
Sancho ne parvint pas à persuader don Quichotte de la réalité de sa vision. Envoûté par cet
éclat d’or — ou d’or supposé —, le chevalier lança Rossinante au grand galop, et fondit avec sa
lance sur le barbier, qu’il voulait percer de part en part. Comme il arrivait sur lui, et sans ralentir
la fureur de sa course, il lui cria : « Défends-toi, misérable créature, ou cède-moi de plein gré ce
qui me revient à juste titre. » Voyant fondre sur lui ce fantôme furibond, le barbier se laissa
tomber de son âne ; et à peine eut-il touché terre qu’il se releva, plus léger qu’un chevreuil, et
s’enfuit à travers champs ; filant comme le vent, il abandonna son plat à barbe ; don Quichotte
ordonna à Sancho de ramasser le heaume. L’écuyer, l’empoignant, s’exclama : « Ma foi, le
bassin est bon, et vaut bien huit réaux ou un maravédis » ; et il le tendit à son maître qui aussitôt
s’en coiffa. Don Quichotte le tourna et le retourna dans tous les sens à la recherche de la visière,
et ne la trouvant pas déclara : « Sans doute le païen pour qui ce heaume célèbre a jadis été forgé
sur mesure avait-il une bien grosse tête ; et le pire, c’est qu’il en manque la moitié. » Quand
Sancho entendit appeler « heaume » ce plat à barbe, il ne put s’empêcher de pouffer ; mais, par
peur de son maître, il étouffa son rire à mi-chemin. Don Quichotte reprit : « Sais-tu ce que je
pense, Sancho ? Que cette pièce fameuse, ce heaume enchanté a dû, par quelque hasard étrange,
tomber entre les mains de quelqu’un qui n’a su ni le reconnaître ni en estimer la valeur : sans
savoir ce qu’il faisait, voyant que c’était de l’or très pur, il en aura fondu la moitié pour la
monnayer, et de l’autre moitié, il a tiré cette chose qui ressemble à un plat à barbe, comme tu le
dis. Mais quoi qu’il en soit, pour moi qui connais le heaume, sa transmutation ne me touche
nullement, car dans le premier village où il y aura un forgeron, je le ferai si bien raccommoder
qu’il égalera et éclipsera même le heaume que forgea Vulcain. »
Cet épisode est un point capital dans la théorie de l’enchantement selon don Quichotte.
Dans le jeu infini des formes qui traversent le monde, il n’existe chaque fois qu’une seule forme :
tantôt c’est l’armée d’Alifanfaron, tantôt celle de Pentapolin, tantôt un cheval gris pommelé.
Toutes les autres formes, les moutons, les brebis, le plat à barbe, sur lequel Sancho suppute, sont
des formes fausses, filles des enchantements. Don Quichotte n’est nullement, comme on le dit,
un perspectiviste : peut-être est-il un platonicien. Mais il propose ici une idée tout à fait
différente, lorsqu’il dit à Sancho : « Est-il possible que, depuis le temps que tu vis près de moi, tu
ne te sois pas rendu compte que toutes les choses qui touchent aux chevaliers errants semblent
chimères, sottises, absurdités, et qu’elles sont toutes l’inverse des autres ? Non qu’il en soit
vraiment ainsi, mais parce qu’il y a toujours autour de nous une foule d’enchanteurs qui changent
et échangent les choses et les transforment toutes à leur gré, selon celui qu’ils veulent favoriser
ou anéantir ; ainsi, ce qui te semble être un plat à barbe est à mes yeux le heaume de Mambrin, et
un autre y verrait encore autre chose. » Ainsi, tout s’inverse : il n’y a plus de heaume de
Mambrin, ce modèle des modèles ; mais « ce qui te semble être un plat à barbe est à mes yeux le
heaume de Mambrin ». La clé de ce monde — qui n’est qu’une partie du monde de Cervantès —
c’est sa dépendance à la perspective, autrement dit son perspectivisme.
Plus loin, don Quichotte est encore plus clair. Il répète que le prétendu plat à barbe est, en
réalité, le fameux heaume de Mambrin, mais à propos du bât de l’âne ou du harnachement du
cheval du barbier, il ne peut trancher. Le voilà on ne peut plus incertain : « Pour ce qui est de
savoir si c’est là un plat à barbe, comme on le prétend, et non un heaume, j’ai déjà donné ma
réponse ; mais quant à déclarer si ceci est un bât ou un harnachement, je n’ose rendre une
sentence définitive : je m’en remets, messieurs, à votre jugement ; peut-être, comme vous n’êtes
pas comme moi des chevaliers errants, les enchantements du lieu ne vous concernent-ils pas et
vous pourrez donc, l’esprit libre, juger des choses de ce château (ou ce château-auberge) telles
qu’elles sont vraiment et non point telles qu’elles me paraissent. » Tout est donc enchantement,
différent selon celui qui le provoque ou le subit : toute chose est une apparence singulière ; un
nom différent selon celui qui le prononce. Et si nous parlons d’une chose, qui est ou peut être en
même temps deux choses, nous ne pourrons parler de plat à barbe et de heaume, mais de «
heaume-à-barbe », baciyelmo, autrement dit bacía et yelmo. Ainsi s’exprime, fortuitement mais
en toute vérité, le très sage et très tolérant Sancho Panza, le vrai philosophe de Don Quichotte.
X
Le livre
Le curé et le barbier se proposèrent de guérir don Quichotte de sa folie, véritable ou
supposée. L’aubergiste, les valets et les archers se couvrirent le visage, et se masquèrent chacun
à sa façon, pour sembler à don Quichotte des personnages tout à fait différents. Ils
s’approchèrent de lui et, tandis qu’il dormait tranquillement, sans se douter de rien, ils
l’empoignèrent de vive force et l’enfermèrent pieds et poings liés dans une cage montée sur un
chariot. Le chevalier se réveilla médusé de se voir entouré de visages si étranges ; mais il eut tôt
fait d’imaginer que ces figures étaient des fantômes du château enchanté, et que lui aussi se
trouvait enchanté.
Quand don Quichotte se vit ainsi mis en cage, il déclara : « J’ai lu bien des histoires fort
sérieuses de chevaliers errants ; mais jamais je n’ai lu, vu ou entendu dire que les chevaliers
enchantés étaient emportés de cette manière et avec tant de lenteur ; car, généralement, ils sont
enlevés à travers les airs, à une vitesse prodigieuse, enveloppés dans une nuée sombre et grise,
ou sur un char de feu, ou un hippogriffe … Mais qu’on veuille m’emmener, moi, sur un char à
bœufs, voilà qui me confond ! Peut-être, de nos jours, la chevalerie et les enchantements doivent-
ils suivre une autre voie que celle des Anciens. Et il se pourrait bien, si je suis, en ce monde, un
modèle nouveau de chevalier … qu’on ait aussi inventé de nouveaux modes d’enchantements, et
des manières nouvelles de mener les enchantés. » Don Quichotte était assis dans la cage, les
mains liées, les jambes allongées, le dos appuyé aux barreaux, si résigné et silencieux qu’au lieu
d’un homme de chair et d’os il semblait une statue de pierre. Dans cette lenteur et ce silence, ils
cheminèrent environ deux lieues, jusqu’à un vallon qui semblait le lieu idéal pour se reposer et
faire manger les bêtes. Tout donne à penser que Cervantès avait en tête un grand modèle
littéraire : don Quichotte prisonnier dans sa cage est le Lancelot prisonnier dans une cage du
Chevalier à la charrette, le roman de Chrétien de Troyes.
Sancho avait sur l’enchantement des idées très claires. Celui qui ne mange pas, ne boit pas,
ne dort pas, ne parle pas, reste sans repartie, n’urine pas, ne défèque pas — celui-là est un
homme enchanté. Et il était certain que don Quichotte n’était nullement un homme enchanté. «
Mon maître don Quichotte, dit-il, n’est pas plus enchanté que ma pauvre mère : il a tout son
jugement, mange, et boit, et fait ses besoins comme tout le monde et comme il les faisait hier
avant d’être mis dans cette cage … Mon maître, si on le laissait faire sans l’interrompre, parlerait
plus que trente procureurs. »

Au bout de trois jours, le chariot arriva dans le village de don Quichotte, où il entra en plein
jour, et un dimanche ; toute la population était sur la place qu’il devait traverser. Tous coururent
voir ce qui se passait, et quand ils reconnurent leur compatriote ils restèrent stupéfaits ; un gamin
fila annoncer à la gouvernante et à la nièce la nouvelle que leur maître et oncle respectif arrivait,
maigre et jaune, allongé sur un tas de foin dans un char à bœufs. Les deux femmes poussèrent
des cris stridents, se donnèrent de grandes claques, couvrirent de malédictions les maudits livres
de chevalerie. Puis elles déshabillèrent leur seigneur et maître et le mirent au lit. Lui les épiait
d’un œil torve sans parvenir à comprendre où il se trouvait.
*
Le curé et le barbier restèrent presque un mois sans voir don Quichotte, pour ne pas lui
remettre le passé en mémoire ; mais ils ne cessèrent pas de rendre visite à la nièce et à la
gouvernante, leur recommandant de bien le traiter, de lui donner des aliments propres à nourrir
son cœur et sa cervelle, dont venaient tous ses malheurs. Elles assuraient qu’elles le faisaient, et
continuaient à le faire avec la plus grande diligence et la meilleure des volontés, car elles
constataient que, par moments, leur maître se montrait en pleine possession de ses facultés.
Enfin, le curé et le barbier vinrent rendre visite à don Quichotte. Ils le trouvèrent assis sur son lit,
dans une robe de chambre verte, un bonnet tolédan rouge sur la tête, et si maigre, si racorni
qu’on eût dit une momie. Il leur fit bon accueil ; ils s’enquirent de sa santé ; il les en informa
avec une grande sagesse et une parfaite élégance dans le propos ; ils en vinrent à parler de la
raison d’État et des systèmes de gouvernement. Chacun, à qui mieux mieux, corrigeait un abus,
en condamnait un autre, réformait une coutume : tous trois tenaient le rôle du Lycurgue moderne,
du nouveau Solon.
Un jour Sancho, qui rendait visite à son maître et débattait avec lui de leurs aventures
passées, lui apprit qu’était arrivé la veille Samson Carrasco, fils de Bartolomé Carrasco, qui
revenait de Salamanque où il était devenu bachelier. Quand Sancho était allé lui souhaiter la
bienvenue, Carrasco lui avait raconté que les histoires de don Quichotte faisaient déjà l’objet
d’un livre, qui avait pour titre L’Ingénieux Hidalgo don Quichotte de la Manche, et dans lequel
étaient aussi mentionnés Sancho Panza et Dulcinée du Toboso, ainsi que toutes sortes de choses
connues d’eux seuls.
« Je t’assure, Sancho, dit don Quichotte, que l’auteur de notre histoire doit être quelque
savant enchanteur, car à ceux-là, on ne peut rien dissimuler de ce qu’ils veulent écrire. — Ce sera
sûrement un savant et un enchanteur, confirma Sancho. De fait, d’après ce que dit Samson
Carrasco, l’auteur de cette histoire s’appelle Cid Hamet Berengine, ou Aubergine. — C’est un
nom de Maure, commenta don Quichotte. — Probablement, dit Sancho, car j’ai toujours entendu
dire que les Maures aimaient les aubergines. »
Don Quichotte, en attendant Samson Carrasco, se perdait en conjectures sans comprendre
comment pouvait bien exister un tel récit de ses hautes entreprises chevaleresques. Peut-être, se
disait-il, qu’un magicien, ami ou ennemi, les avait fait imprimer par enchantement : ami, pour les
élever au-dessus des prouesses les plus fameuses des autres chevaliers errants ; ennemi, pour les
ravaler au niveau des contes les plus vulgaires jamais écrits sur des écuyers, quoique (songeait-il)
personne n’eût jamais conté les actions d’un écuyer. Alors ce ne pouvait être que l’histoire d’un
chevalier errant, et donc une histoire « solennelle, élevée, insigne, magnifique et véridique ».
C’est là l’une des définitions que Cervantès donna de son livre. Il en est une autre, plus belle et
plus appropriée : « cette histoire imposante, grandiose, minutieuse, plaisante et ingénieuse ».
De telles pensées consolaient don Quichotte ; mais l’idée le troublait que l’auteur, à en juger
par son nom, Cid Hamet Benengeli (que Sancho avait déformé en Berengine, aubergine), fût un
écrivain arabe. Des Arabes, pensait-il, il ne fallait attendre aucune vérité, car ils étaient tous «
faux et trompeurs ». Il craignait qu’on n’eût traité de ses amours de façon indécente, portant ainsi
tort et préjudice à son incomparable Dulcinée du Toboso. Il aurait voulu voir proclamés la
fidélité et le respect qu’il lui avait toujours conservés, méprisant reines, impératrices et
damoiselles de tout rang, et réprimant les élans de ses instincts naturels. Aussi était-il fort occupé
à tourner et retourner dans sa tête tous ces soucis imaginaires quand Sancho vint le trouver avec
Samson Carrasco, que don Quichotte accueillit avec une grande courtoisie.
Samson Carrasco était de stature modeste, mais d’une grande astuce ; le teint pâle, mais
l’intelligence vive ; il avait environ vingt-quatre ans, le visage rond, le nez épaté, la bouche bien
fendue — autant de signes, selon la psychologie de l’époque, d’une nature malicieuse et amie
des farces et des plaisanteries. Dès qu’il vit don Quichotte, il mit le genou à terre devant lui et lui
dit : « Seigneur don Quichotte de la Manche, que Votre Grandeur me donne ses mains à baiser
… Votre Grâce est l’un des plus fameux chevaliers errants que toute la rotondité de la Terre ait
jamais porté, et portera jamais. Béni soit Cid Hamet Benengeli, qui de vos grandeurs a écrit
l’histoire, et deux fois béni le curieux érudit qui prit la peine de le faire traduire de l’arabe dans
notre langue vulgaire de Castille, pour l’universel ravissement des nations. » Le plus
extraordinaire — mais l’ingénieux hidalgo ne s’en était pas aperçu — c’était que don Quichotte
était sorti à peine quelques mois plus tôt de son village innommé de la Manche ; et en si peu de
temps, il avait vécu toutes ces aventures, un écrivain arabe avait écrit un gros livre, un morisco
l’avait traduit en castillan ; et voilà que le livre avait déjà connu un immense succès auprès du
public. Tout s’était passé avec une rapidité invraisemblable.
Comme l’assura Samson Carrasco, en quelques jours on avait imprimé douze mille
exemplaires du livre, au Portugal, à Barcelone et à Valence ; à ce qu’il semblait, on allait
l’imprimer à Anvers ; « et j’ai dans l’idée, ajoutait Carrasco, qu’il n’y aura ni nation ni langue
qui ne le traduise ». Un tel succès exalta les deux protagonistes, qui s’empressèrent d’en exagérer
les chiffres. Peu après, don Quichotte déclara que de son histoire on avait publié trente mille
exemplaires, dans presque toutes les nations du monde, et que, même, « l’on s’apprêtait à en
imprimer trente mille fois mille, si le ciel n’y mettait d’obstacle ». Tous portaient le livre aux
nues. Les enfants le feuilletaient ; les jeunes gens le lisaient ; les hommes faits le comprenaient ;
les riches le célébraient. Bref, il était tellement lu, relu et reconnu de personnes de toute
condition qu’à la vue d’une rosse efflanquée tout le monde aussitôt s’exclamait : « Voilà
Rossinante ! » C’étaient les pages qui le lisaient le plus : il n’y avait pas d’antichambre de
seigneur qui n’eût son Don Quichotte ; on l’y laissait, on l’y prenait ; on le dérobait, on le
demandait. « En somme, conclut Samson, c’est l’histoire la plus divertissante et la moins nocive
que l’on ait jamais vue jusqu’ici. »
Chaque lecteur avait ses passages préférés. Les uns penchaient pour l’aventure des moulins
à vent, que don Quichotte prenait pour des géants et des Briarée ; d’autres, pour celle des
moulins à foulon ; d’autres préféraient la description des deux armées, qui n’étaient que deux
troupeaux de brebis et de moutons ; ou bien on encensait l’histoire du mort qu’on allait enterrer à
Séville. Certains disaient que la meilleure aventure était celle des galériens délivrés ; d’autres
assuraient que rien ne surpassait celle des deux géants bénédictins, ou le combat contre le preux
Biscayen.
Nul ne se délectait plus que Sancho Panza à écouter Samson Carrasco. Il éprouvait une joie
immense à l’idée que Cid Hamet Benengeli avait écrit ses aventures de façon si agréable. S’il
avait écrit des choses indignes d’un homme comme lui, de pur sang chrétien, il aurait crié si fort
que même les sourds l’auraient entendu. Le plus amusant, c’est que lui, l’analphabète, avait
envers le livre les plus hautes exigences : des exigences de véritable critique littéraire. S’il
poursuivait le récit, Cid Hamet ne devait pas viser — insistait Sancho avec force — l’argent et le
gain. Car s’il agissait ainsi, il ne ferait que bâcler sa tâche, comme un tailleur une veille de fête :
les ouvrages faits à la hâte n’offrent jamais la perfection nécessaire. Il me semble merveilleux
que Sancho parle de perfection. « En tout cas, Maure ou pas Maure, que ce monsieur fasse bien
attention car mon maître et moi allons lui donner tant d’aventures et d’événements divers, qu’il
pourra composer non pas une deuxième partie, mais cent autres. »
Don Quichotte aborda des questions plus compliquées, reprenant certaines idées de Samson
Carrasco. Samson avait rappelé une maxime aristotélicienne chère à la Renaissance : « C’est une
chose que d’écrire en poète, une autre en historien ; le poète peut raconter ou chanter les choses
non comme elles ont été, mais comme elles devaient être ; et l’historien [c’était le cas de Cid
Hamet] doit les écrire non comme elles devaient être, mais comme elles ont été, sans rien ajouter
ou retrancher à la vérité. » Samson ajouta que certains faisaient à l’ouvrage la même critique que
Cervantès lui adresserait plus tard : ils reprochaient à Cid Hamet d’y avoir inséré une histoire
intitulée Le Curieux malavisé, et d’autres de même nature. « Non qu’elle soit mauvaise ou mal
racontée, mais elle est hors de propos, n’ayant rien à voir avec les aventures du grand don
Quichotte. » « Alors, dit don Quichotte, l’auteur de mon histoire n’est pas un savant homme,
mais un bavard ignorant qui s’est mis à l’écrire au hasard et sans aucun plan, au fil de sa plume,
et vienne ce qui viendra ! » Puis il demanda si l’auteur annonçait une deuxième partie : « Il la
promet, répondit Samson, mais il dit que jusqu’ici il ne l’a pas trouvée, et ne sait qui peut bien
l’avoir, de sorte qu’on ignore si elle sortira ou non. » La seconde partie de l’histoire « imposante
et minutieuse » fut retrouvée ; et c’est celle que nous lisons avec un plaisir insatiable.
Il est un fait singulier. Si enthousiastes que soient don Quichotte et Sancho Panza du succès
universel de leur histoire, ni l’un ni l’autre ne semble éprouver le moindre intérêt à la lire. Le
livre qui les célèbre les laisse indifférents : ils n’en connaissent que les faits et les épisodes que
leur raconte Samson Carrasco. Cette distraction nous laisse pantois. Mais, en réalité, don
Quichotte comprend parfaitement le mécanisme de son œuvre. Il a été un grand lecteur de
romans de chevalerie, et sa vie est devenue le reflet des livres qu’il a lus. Et lui, le lecteur-
créateur, est désormais un personnage que nous connaissons dans un livre qui lui est consacré —
comme le connaissent Samson Carrasco, le Duc, la Duchesse, et bien d’autres. Il est désormais
un objet qui réside hors de lui, dans la première partie. Mais à mesure qu’il agit, et devient peu à
peu la seconde partie, la première assume le rôle que les romans de chevalerie jouaient pour lui
au début : il doit être fidèle au livre qu’il est réellement devenu, le protéger des erreurs, des
remaniements, des continuations apocryphes. Ce que nous appelons, on ne sait pourquoi, la
littérature moderne est née de cent façons, mais aussi, indubitablement, des jeux de Cid Hamet
Benengeli avec lui-même, et du premier don Quichotte lecteur avec le second don Quichotte
lecteur.
XI
Vers le Toboso
Il faisait nuit. Don Quichotte avait décidé de se rendre au Toboso pour y recevoir la
bénédiction et le congé de Dulcinée, avant de connaître le péril de nouvelles aventures. Il n’avait
jamais vu Dulcinée, cette beauté absente, cette fleur pétrarquienne. Il l’avait imaginée enfilant
des perles, exhalant un parfum d’Arabie, celui que l’on respire dans les boutiques des gantiers
raffinés ; elle lisait ses lettres d’amour ; elle remettait à Sancho, avant de lui donner congé, un
joyau magnifique. C’était la seule connaissance, purement imaginaire, qu’il avait d’elle. En
venant au Toboso, don Quichotte était sûr de connaître enfin la vraie Dulcinée : la lumière de ce
soleil de beauté ; un éblouissement d’or, des épingles de perles, des diamants, des rubis, des
brocarts ; et des cheveux comme des rayons de soleil qui jouent dans le vent. C’était le degré
suprême de toutes les valeurs désirées.
Vers minuit, don Quichotte et Sancho Panza entrèrent au Toboso ; le village — mais tous
deux l’ignoraient sans doute — comptait un grand nombre de moriscos. Il reposait dans un
silence paisible, car tous ses habitants étaient couchés et dormaient à poings fermés. Une faible
clarté pâlissait la nuit. On entendait seulement des aboiements de chiens, qui résonnaient aux
oreilles de don Quichotte et troublaient le cœur de Sancho ; de temps en temps, un âne se mettait
à braire, des porcs à grogner, des chats à miauler ; et tous les sons de ces voix diverses
devenaient immenses dans le silence nocturne.
Don Quichotte dit à Sancho : « Sancho, mon garçon, mène-moi au palais de Dulcinée : peut-
être la trouverons-nous éveillée.
— Dans quel palais voulez-vous que je vous guide ? répondit Sancho. Là où j’ai vu sa
grandeur, ce n’était qu’une toute petite maison.
— Sans doute s’était-elle retirée, répondit don Quichotte, dans un petit appartement de son
palais, pour se délasser avec ses suivantes, comme c’est l’usage et la coutume des nobles dames
et des princesses.
— Monsieur, dit Sancho, si vous voulez, quoi que j’en dise, que la maison de madame
Dulcinée soit un palais, est-ce l’heure d’y trouver la porte ouverte ? Et jugez-vous convenable de
cogner à grands coups, pour qu’on nous entende et nous ouvre, au risque d’ameuter tout le
monde ?
— Commençons par trouver ce palais, répliqua don Quichotte, et je te dirai alors ce qu’il
faudra faire. Mais regarde, Sancho, ou je n’y vois guère, ou cette grande masse, cette ombre
qu’on aperçoit d’ici, doit être le palais de Dulcinée. »
Quand il eut fait deux cents pas, don Quichotte parvint à cette masse qui projetait de
l’ombre, et vit une grande tour ; il comprit que l’édifice n’était pas le palais de Dulcinée, mais
l’église paroissiale du village, et dit à Sancho : « Nous sommes tombés sur l’église, Sancho.
— C’est ce que je vois, répondit Sancho. Si je me souviens bien, je vous ai dit que la maison
de cette dame se trouvait dans un cul-de-sac.
— Dieu te maudisse, imbécile, s’exclama don Quichotte. Où as-tu vu que les châteaux et les
palais royaux étaient construits dans des culs-de-sac ?
— Monsieur, répondit Sancho, chaque pays a ses usages. Qui sait si, au Toboso, on n’a pas
coutume de construire les palais et les grands édifices dans des impasses ? Je vous en prie,
laissez-moi donc chercher dans ces ruelles. Il se peut qu’à un coin de rue je tombe sur ce palais,
que je donnerais bien en pâtée aux chiens, tellement il nous fait courir et nous donne de tracas.
— Parle avec respect, Sancho, de ce qui regarde ma dame, dit don Quichotte.
— Je vais surveiller ma langue, répondit Sancho. Mais comment rester patient quand vous
prétendez que moi, qui n’ai vu qu’une seule fois la maison de notre maîtresse, je m’en souvienne
toujours et la retrouve en pleine nuit, alors que vous ne parvenez pas à la trouver, vous qui devez
l’avoir vue des milliers de fois ?
— C’est à désespérer, Sancho, dit don Quichotte. Viens ici, hérétique. Ne t’ai-je pas dit
mille fois que, de toute ma vie, je n’ai jamais vu l’incomparable Dulcinée, ni franchi le seuil de
son palais, et que je ne suis tombé amoureux d’elle que par ouï-dire, tant sont renommées sa
beauté et sa sagesse ? »
Tandis que don Quichotte et Sancho étaient occupés à ces propos, le jour se levait.
« Il ne serait pas bon, dit Sancho, que le soleil nous surprenne dans cette rue ; il vaut mieux
que nous sortions du village, et que vous alliez vous cacher dans un bois près d’ici ; je reviendrai
ici de jour, et ne laisserai pas un seul recoin sans y chercher la maison, ou palais, ou château de
ma maîtresse. Il faudrait que je sois bien malchanceux pour ne pas la trouver. Quand je l’aurai
trouvée, je parlerai à Sa Grâce, et lui dirai où et comment est mon maître, espérant qu’elle
prendra ses dispositions pour lui permettre de la voir sans nuire à son honneur et à sa renommée.
— Tu as su en peu de mots, Sancho, enclore mille justes sentences. Le conseil que tu m’as
donné me convient, et je l’accueille de fort bon gré. »
Sancho ne se tenait plus d’impatience d’entraîner son maître loin du Toboso, tant il
redoutait de voir découvert son mensonge, lorsqu’il lui avait apporté dans la Sierra Morena les
réponses de Dulcinée. À deux milles du village, ils rencontrèrent un bois, où don Quichotte
s’embusqua tandis que Sancho retournait au bourg pour parler avec Dulcinée. L’écuyer tourna le
dos à son maître et donna du bâton à son âne, cependant que don Quichotte demeurait à cheval,
calé dans ses étriers et reposant sur sa lance, la tête pleine de pensées tristes et confuses. Dès
qu’il fut sorti du bois, Sancho descendit de son âne et, assis au pied d’un arbre, se mit à
converser tout seul, avec cette éloquence qui ne l’abandonnait jamais. « Mon maître, j’ai bien vu
à mille signes qu’il était fou à lier ; et moi aussi, puisque je l’accompagne ; je suis même plus
fêlé que lui, de le suivre et de le servir… Eh bien, s’il est fou, et si fou qu’il prend tout le temps
une chose pour une autre, et le blanc pour le noir ou le noir pour le blanc, comme quand il disait
que les moulins à vent étaient des géants, et les deux troupeaux de moutons, des armées
ennemies, je n’aurai pas trop de peine à lui faire croire qu’une paysanne, la première que je
trouverai, est madame Dulcinée ; et s’il ne me croit pas, je jurerai ; et s’il jure le contraire, je
jurerai encore, et s’il insiste, j’insisterai moi aussi. » Nous avons atteint là l’un des sommets du
roman. Nous avions vu plusieurs fois Sancho se moquer de don Quichotte et du monde entier.
Mais ici, dans le Toboso, au milieu des moriscos, la façon dont il se joue de don Quichotte a
quelque chose de prodigieux ; sa comédie est une farce sans limites. Jamais Sancho n’avait été
aussi léger ; jamais il ne s’était aventuré avec une folie si radieuse dans l’univers du rire. Et
jamais il n’avait possédé un pareil talent de mime. Quand il parlait de la fausse Dulcinée, c’était
un Pétrarque ou un Garcilaso : il filait les métaphores, orchestrait des images lumineuses, et
semblait dépasser don Quichotte dans la voie de l’exaltation amoureuse.
Lorsqu’il monta sur son âne, pour retourner dans le bois où il avait laissé don Quichotte,
Sancho vit venir droit sur lui, du Toboso, trois paysannes montées sur trois poulains, ou trois
pouliches, ou plus probablement des ânesses, qui sont la monture habituelle des paysannes. Dès
qu’il les aperçut, il revint vite chercher son maître, et le trouva qui soupirait et poussait mille
lamentations amoureuses. Don Quichotte, le voyant arriver, lui demanda : « Qu’en est-il, ami
Sancho ? Dois-je marquer ce jour d’une pierre blanche, ou d’une pierre noire ? — Il vaudrait
mieux le marquer en rouge, comme les listes de lauréats. — Alors, dit don Quichotte, tu apportes
de bonnes nouvelles. — Si bonnes, répondit Sancho, qu’il vous suffit, monsieur, d’éperonner
Rossinante et de sortir du bois pour voir madame Dulcinée, qui vient à votre rencontre avec deux
autres demoiselles. — Pardieu, Sancho, que dis-tu ! s’exclama don Quichotte. Prends garde à ne
pas me tromper, et ne cherche pas à dissiper par de fausses joies mes tristesses trop réelles. — Et
qu’est-ce que je gagnerais à vous tromper, monsieur, dit Sancho, d’autant que vous êtes si près
de découvrir la vérité ? Allons, monsieur, donnez de l’éperon, et venez voir la princesse, notre
dame, vêtue et parée selon son rang. Elle et ses demoiselles sont toutes flamboyantes d’or, toutes
couvertes d’épingles de perles, et ruissellent de diamants, de rubis, des brocarts les plus raffinés ;
leurs cheveux, dénoués sur leurs épaules, sont autant de rayons de soleil jouant avec le vent ; et
surtout, elles chevauchent trois cavales alezanes qui sont merveille à voir. »
Don Quichotte et Sancho sortirent du bois et aperçurent, non loin d’eux, les trois paysannes.
Don Quichotte scruta la route du Toboso : il ne vit rien d’autre que les trois paysannes, et, fort
alarmé, demanda à Sancho s’il avait quitté les demoiselles à la sortie du bourg.
« Comment, à la sortie du bourg ? répondit Sancho. Monsieur, vous avez donc les yeux
derrière la tête, que vous ne voyez pas qu’elles viennent vers nous, resplendissantes comme le
soleil en plein midi ? — Je ne vois rien d’autre, Sancho, dit don Quichotte, que trois paysannes
sur trois ânes. — Seigneur, délivrez-moi du diable ! répliqua Sancho. Est-il Dieu possible que
trois cavales blanches comme la candeur éblouissante de la neige vous paraissent des ânes ? Si
c’était vrai, aussi sûr que Dieu est vrai, je m’arracherais la barbe. — Eh bien moi je t’assure, ami
Sancho, dit don Quichotte, que ce sont là des ânes, ou des ânesses, aussi vrai que je m’appelle
don Quichotte et toi Sancho Panza ; ou du moins, ils me semblent tels. — Chut, monsieur, ne
dites pas des choses pareilles ; frottez-vous donc les yeux, et venez faire votre révérence à la
dame de vos pensées, que voilà tout près maintenant. »
À ce moment précis, le livre opère un retournement. Dans le cas des moulins à vent pris
pour des géants, des moutons pris pour des armées, ou des moulins à eau pris pour des châteaux
et des forteresses, le livre procède toujours de la même façon. Don Quichotte décrit le spectacle
imaginaire ou enchanté qu’il est sûr et certain de voir devant lui ; et Sancho répond, stupéfait ou
exaspéré, décrivant avec précision les moulins à vent, ou les moutons, ou les moulins à eau. Ici,
au contraire, l’inverse se produit. C’est don Quichotte qui voit trois paysannes sur des ânes ;
Sancho, lui, avait vu (avait feint de voir) trois dames dans un flamboiement d’or, de diamants, de
rubis, les cheveux flottant sur les épaules comme des rayons de soleil. Don Quichotte est donc
devenu un lecteur réaliste du roman : comme nous, il perçoit la réalité ; et Sancho fait semblant
de se perdre dans les images de la fantaisie et de l’enchantement. Mais il est aisé de supposer que
don Quichotte n’aura pas la force de supporter la vue de la réalité — cette réalité qu’il a fuie sur
toutes les routes d’Espagne.
Sancho s’approcha pour saluer les trois paysannes et, descendant de son grison, prit par la
bride l’âne de l’une d’elles. Il se mit à genoux sur le sol et dit : « Reine, princesse et duchesse de
beauté, que Votre Altesse et Grandeur daigne recevoir de bonne grâce ce chevalier, son esclave,
que voici là, tel un bloc de marbre, tout interdit et le pouls muet de se voir en votre présence
magnifique. Je suis Sancho Panza, son écuyer, et lui, l’aventureux chevalier don Quichotte de la
Manche, autrement nommé le Chevalier à la Triste Figure ».
Pendant ce temps, don Quichotte s’était agenouillé à son tour à côté de Sancho et scrutait
avec de grands yeux effarés celle que son écuyer appelait reine et souveraine. Il ne voyait guère
devant lui qu’une fille de la campagne, au visage sans grâce, avec sa bouche toute ronde et son
nez écrasé ; et il restait figé, ahuri, sans oser dire un mot. Les paysannes aussi étaient stupéfaites,
à la vue de ces deux hommes si différents l’un de l’autre, qui restaient là, à genoux, et
empêchaient leur compagne de passer.
« Lève-toi, Sancho, dit don Quichotte. Je vois bien que la Fortune, jamais lassée de mes
maux, a fermé tous les chemins par où pouvait venir un peu de bonheur à cette pauvre âme que
j’ai dans le corps. Et toi, inestimable objet de tous les désirs, suprême degré de la grâce humaine,
unique remède de ce cœur affligé qui t’adore ! Puisque l’enchanteur maléfique ne me laisse
aucune trêve, qu’il a mis sur mes yeux nuages et cataractes, et pour eux seuls, non pour d’autres,
avili ta beauté sans égale, donnant à ton visage incomparable les traits d’une pauvre paysanne,
s’il n’a pas donné au mien l’aspect de quelque horrible monstre pour le rendre odieux à tes yeux,
ne cesse point de me regarder avec douceur et amour, et de voir dans la soumission que je
montre, à genoux, à ta beauté contrefaite, l’humilité avec laquelle mon âme t’adore. »
Sancho s’écarta et laissa passer la paysanne. Celle-ci, dès qu’elle se vit libre, s’élança à
travers le pré, piquant son ânesse d’un bâton à bout pointu. Et l’ânesse, sentant l’aiguillon la
meurtrir plus que d’ordinaire, se mit à ruer tant et si bien qu’elle jeta à terre la fausse Dulcinée.
Don Quichotte courut relever sa dame ; Sancho rajusta et sangla le bât. Alors que don Quichotte
voulait serrer dans ses bras sa belle enchantée, celle-ci se releva, recula, prit son élan et,
s’appuyant des deux mains sur la croupe de la bête, se remit en selle d’un bond, plus légère
qu’un faucon, et à califourchon comme un homme. À peine la fausse Dulcinée fut-elle remontée
que les autres paysannes, à sa suite, se mirent à piquer leurs bourriques, et filèrent à toute allure
sans se retourner pour plus d’une demi-lieue.
Quand don Quichotte vit Dulcinée disparaître, il dit à Sancho : « Que t’en semble Sancho,
de cet acharnement sur moi des enchanteurs ? Vois jusqu’où arrivent leur malignité et leur
aversion : ils ont voulu me priver de la joie que m’aurait donnée la vue de ma maîtresse telle
qu’elle est. À vrai dire, je suis né pour servir de modèle aux malheureux, et de cible aux flèches
de ma destinée qui plantent en moi leurs dards. Et remarque bien, Sancho, qu’ils ne se sont pas
contentés, les traîtres, de changer et transformer ma Dulcinée, mais qu’ils ont fait d’elle une
créature laide et grossière comme cette paysanne ; et surtout, ils lui ont ôté ce qui est l’apanage
des nobles dames : leur parfum, car elles vivent toujours parmi l’ambre et les fleurs. Apprends,
Sancho, que quand j’ai voulu remettre Dulcinée en selle sur sa jument alezane (comme tu
l’appelles, car pour moi c’était une bourrique) il m’est arrivé une odeur d’ail cru qui m’a soulevé
le cœur et oppressé l’âme.
— Ah ! canailles, cria Sancho, enchanteurs malveillants et funestes ! Trop habiles, puissants
et forts ! Il ne vous suffisait donc pas, vile engeance, d’avoir changé les perles des yeux de ma
maîtresse en glands de chêne, et ses cheveux d’or pur en crins roux comme une queue de vache,
et tous ses traits de beaux en laids, sans l’offenser encore dans son odeur … quoique, à vrai dire,
je n’aie jamais vu sa laideur, mais seulement sa précieuse beauté, dont le prix était encore accru
par une marque qu’elle a sur la lèvre supérieure, plantée d’une manière de moustache, sept ou
huit poils cuivrés comme des fils d’or, et longs de plus d’une palme. »
Avec la collaboration terrifiante de don Quichotte et celle, exquise, de Sancho, Cervantès a
raconté une histoire horrible. La terrible odeur d’ail cru ; les yeux comme des glands de chêne-
liège ; les cheveux d’or mués en crins d’une queue de bœuf ; et jusqu’au grain de beauté avec ses
poils d’or rouge, longs d’une palme — même si Sancho feint d’y voir une beauté extraordinaire.
Cette transformation, cette « beauté contrefaite », comme dit don Quichotte, est une tragédie : la
plus grande tragédie du roman, car elle dégrade la perfection suprême en abîme de laideur
vulgaire et infâme. Cette odeur d’ail cru est pire que la pire des catastrophes : comme le dit don
Quichotte, elle « oppresse l’âme ». Mais au moment même où surgit la pire catastrophe, don
Quichotte exalte la perfection et la grâce suprêmes. Quoi qui ait pu se produire, Dulcinée
demeure la cime, le degré suprême de l’univers, et il se soumet, il s’agenouille, pour l’adorer de
toute son âme.
La tragédie de don Quichotte est insupportable. Mais don Quichotte a besoin de supporter,
de subir. Si Dulcinée exhale désormais une terrible odeur d’ail cru, qui lui oppresse l’âme, il peut
supporter cette chute, à condition de croire qu’un magicien malveillant — lequel, nous
l’ignorons — l’a entièrement enchantée. L’enchantement est plus tolérable que la réalité, que
don Quichotte ne peut supporter en elle-même, pas plus que Cervantès, ni aucun de nous,
lecteurs. Sauf que supporter une telle dégradation est affreusement difficile. Le vrai don
Quichotte meurt ici, sur la prairie du Toboso, quand une paysanne saute, légère, à dos d’ânesse et
s’enfuit, aussi vive qu’un faucon, pour se perdre on ne sait où.
XII
La grotte de Montesinos
Fasciné par la grandeur romantique de la légende, don Quichotte décida de visiter la
fameuse grotte de Montesinos. Sancho l’accompagna, ainsi qu’un étudiant amoureux des livres
de chevalerie. Ils passèrent la nuit dans un minuscule village, à deux lieues de la grotte, où ils se
munirent de près de cent coudées de corde pour s’attacher et descendre dans les profondeurs de
l’abîme. Le lendemain, à deux heures de l’après-midi, ils atteignirent la grotte, dont l’ouverture
était large et spacieuse, mais tout encombrée de pruniers et de figuiers sauvages, d’épineux et de
ronces, si denses et entremêlés qu’ils la dissimulaient entièrement. Sancho et l’étudiant
attachèrent solidement don Quichotte avec la longue corde.
Comme ils la lui serraient autour du corps, Sancho dit à don Quichotte : « Prenez bien
garde, monsieur, à ce que vous faites. Que voulez-vous ? Être enseveli vivant, ou finir suspendu
comme une gourde mise au frais dans un puits ? Ce n’est pas à vous de jouer les explorateurs
dans cette grotte qui doit être pire qu’un cachot. — Attache-moi et tais-toi, répondit don
Quichotte, car une telle entreprise, mon cher Sancho, m’était réservée. »
Alors l’étudiant prit la parole : « Je supplie Votre Grâce, seigneur don Quichotte, de
regarder et d’observer avec cent yeux tout ce qu’il y a dans cette grotte. »
Don Quichotte se mit à genoux et, à voix basse, adressa au ciel une prière, implorant Dieu
de l’aider. Puis il proclama à haute voix : « Ô maîtresse de mes actes et de mes gestes, illustre et
incomparable Dulcinée du Toboso ! S’il est possible que parviennent à ton oreille les prières et
les supplications de ton aventureux amant, je te conjure, par ton ineffable beauté, de les entendre.
Je veux simplement te prier de ne pas me refuser ta faveur et ton appui, à l’heure où j’en ai tant
besoin. Je vais me précipiter, m’abîmer dans un puits, sombrer dans ce gouffre, afin seulement
de faire savoir au monde qu’avec ta protection il n’est rien d’impossible que je ne puisse
entreprendre et accomplir. »
Sur ces mots, il s’approcha de l’abîme et vit qu’il n’était pas possible de s’y jeter, ni d’en
dégager l’ouverture, sinon à la force des bras ou d’une arme tranchante. Il mit la main à l’épée ;
il commença à couper et jeter à terre les ronces qui obstruaient la grotte. Tout ce tapage fit lever
une multitude de gros corbeaux, de corneilles et de chauves-souris qui volaient si serrés, si
rapides qu’ils renversèrent don Quichotte. Quand les oiseaux se furent enfuis, notre chevalier
descendit vers le fond de la caverne.
Don Quichotte criait de lui donner de la corde ; toujours plus de corde ; Sancho et l’étudiant
lui en lâchèrent un peu à la fois ; et quand ses cris, qui remontaient par le canal du gouffre,
s’interrompirent, ils avaient déjà lâché les cent brasses, et songeaient à faire remonter don
Quichotte. Ils laissèrent passer une demi-heure. Après quoi, ils se mirent à tirer la corde — mais
avec trop de facilité, sans sentir aucun poids. Ils supposèrent alors que don Quichotte était resté
au fond. Sancho pleura amèrement, tirant la corde en toute hâte, aidé de l’étudiant. Quand ils
furent parvenus, leur sembla-t-il, à un peu moins de quatre-vingts brasses, ils sentirent un poids.
Cela les emplit de joie. Enfin, après avoir tiré dix brasses de plus, ils virent distinctement don
Quichotte, et Sancho lui cria : « Bienvenue parmi nous, monsieur. Nous pensions que vous étiez
resté là-bas dedans pour toujours. »
Don Quichotte ne répondit pas un mot. Quand ils l’eurent entièrement remonté à l’extérieur,
ils s’aperçurent qu’il avait les yeux fermés et l’air de dormir. Ils l’étendirent sur le sol et le
détachèrent ; mais il ne se réveillait pas ; enfin, comme on le retournait, le remuait, le secouait, il
finit au bout d’un moment par revenir à lui, s’étirant comme s’il s’éveillait d’un sommeil profond
et pesant. Il regardait de tous côtés, l’air éperdu, et dit : « Que Dieu vous pardonne, amis, qui
m’avez arraché à la vie et au spectacle les plus exquis qu’un homme ait jamais contemplés ou
vécus. Je sais bien à présent que toutes les joies de cette vie passent comme une ombre ou un
songe, et se fanent comme la fleur des champs. Ô malheureux Montesinos ! Et Durandart si
cruellement blessé ! Ô Belerma l’affligée ! Guadiana ruisselante de pleurs, et vous, filles
infortunées de Ruidera, dont les flots révèlent combien de larmes vos yeux ont dû verser ! »
Sancho et l’étudiant écoutèrent avec la plus grande attention les paroles de don Quichotte,
qui les prononçait comme s’il se les arrachait des entrailles dans une immense douleur. Ils le
supplièrent de mieux s’expliquer et de raconter ce qu’il avait vu dans cet enfer.
« Enfer, dites-vous ? s’étonna don Quichotte ; il ne faut pas l’appeler ainsi : il ne le mérite
pas, et vous le verrez bientôt. »
Il demanda d’abord quelque chose à manger, car il avait terriblement faim. Ils étendirent sur
l’herbe la toile de l’étudiant, et puisèrent dans le contenu de ses besaces ; puis, assis tous trois
dans la bonne humeur, ils prirent à la fois le goûter et le dîner. À la fin, don Quichotte leur dit : «
Que personne ne se lève. Prêtez-moi tous attention, mes amis.
« Quand je fus descendu, raconta le chevalier, à douze ou quatorze strates de profondeur
dans la grotte, je vis, à main droite, une cavité qui pouvait contenir un grand chariot, avec toutes
ses mules. Il y pénétrait une faible lumière, par des ouvertures qui amenaient le jour de fort loin,
à la surface de la terre. Cette cavité, je l’aperçus alors que j’étais las de me voir, pendu à une
corde, descendre dans cette région obscure sans savoir quel chemin suivre. Je décidai donc d’y
entrer et de m’y reposer un peu. Je criai, pour vous dire de ne plus lâcher de corde tant que je ne
vous le demanderais pas ; mais je ne fus pas entendu. Je me mis à enrouler la corde que vous
laissiez tomber : j’en fis un tas et m’assis dessus, fort soucieux et ne sachant comment faire pour
descendre au fond de la grotte.
« J’étais en proie à ces pensées et à ces perplexités, quand tout à coup un grand sommeil me
prit. Au moment où je m’y attendais le moins, et sans savoir comment, je me retrouvai au cœur
de la prairie la plus amène et la plus riante jamais créée par la nature, ou née de l’imagination
humaine la plus raffinée. J’ouvris les yeux, les frottai, et vis que je ne dormais pas, que j’étais
parfaitement éveillé ; je me tâtai la tête, la poitrine, pour m’assurer que j’étais bien là : ce
contact, ma sensibilité, les raisonnements que je me tenais m’attestèrent qu’à ce moment j’étais
bien moi, celui que je suis en ce moment. Aussitôt s’offrit à ma vue un palais magnifique, dont
tous les murs semblaient faits d’un cristal limpide et transparent. Il s’ouvrait par deux grandes
portes et je vis sortir, venant à ma rencontre, un vieillard vénérable, vêtu d’une longue robe
violette qui traînait à terre ; il avait la tête couverte d’un bonnet noir et sa barbe, très blanche, lui
descendait plus bas que la ceinture. Il ne portait aucune arme ; mais il tenait à la main un rosaire
à gros grains. L’allure, la démarche, la gravité de ce vieillard me frappèrent d’admiration. »
Le vieillard s’approcha de don Quichotte, le serra étroitement dans ses bras et lui dit : «
Depuis très longtemps, valeureux chevalier don Quichotte de la Manche, nous qui vivons,
enchantés, dans ces solitudes, nous attendions que tu viennes et révèles au monde ce que cache et
renferme la caverne profonde où tu as pénétré, et qu’on appelle grotte de Montesinos : entreprise
que seuls devaient accomplir ton invincible cœur, ton courage prodigieux. Viens avec moi,
illustre seigneur : je veux te montrer les merveilles que recèle ce château transparent, dont je suis
le gouverneur perpétuel, car je suis Montesinos en personne, celui dont la grotte tient son nom. »
Ainsi, don Quichotte pénétra dans le monde du mythe, des archétypes, de la chevalerie, de
l’enchanteur Merlin, des ténèbres, de l’Hadès : monde qui résidait là, enchanté, dans la grotte, et
que don Quichotte mit en relation avec notre espace. Il entra dans un palais de cristal où il vit,
étendu dans une salle d’albâtre, un chevalier en chair et en os : vivant et mort, il se lamentait et
soupirait. Merlin l’avait enchanté, Dieu sait pourquoi, et il attendait d’être délivré, Dieu sait
quand, de cet enchantement. C’était Durandart, la fleur et le miroir de la chevalerie de son
temps ; Montesinos lui avait découpé le cœur avec un poignard très effilé et l’avait donné à sa
bien-aimée, dame Belerma ; elle le portait, momifié, dans un mouchoir de fine batiste. Il y avait
aussi dans la caverne, également vivantes et enchantées, dame Ruidera et ses sept filles, et deux
nièces qui versaient des flots de larmes. Puis don Quichotte aperçut la prétendue Dulcinée et ses
deux compagnes, rencontrées lorsqu’elles couraient follement sur la prairie du Toboso :
enchantées elles aussi, comme d’autres dames, parmi lesquelles la reine Guenièvre et sa
gouvernante Quintagnone. Don Quichotte s’adressa à Dulcinée, qui ne lui répondit pas et s’enfuit
avec tant de hâte qu’une flèche n’aurait pu l’atteindre.

Quand ce récit mi-chevaleresque mi-burlesque eut pris fin, l’étudiant s’étonna qu’en si peu
de temps don Quichotte eût tant vu, tant parlé et répondu. Pour lui, comme pour Sancho, le
chevalier était resté à peine plus d’une heure dans la grotte de Montesinos ; tandis que don
Quichotte assurait qu’en bas il avait fait nuit, puis jour et ainsi de suite, par trois fois. Tout donne
à penser que le voyage dans la grotte de Montesinos a été un rêve. Rien n’est certain. Bien que
Montesinos annonce une prochaine révélation, celle-ci n’a pas lieu : Cid Hamet Benengeli note
dans la marge du livre que l’histoire est invraisemblable, et qu’il ne peut garantir qu’elle soit
vraie ou fausse. Par la suite, l’épisode de la grotte et du monde mystérieux de l’enchantement
suscitera de nombreuses curiosités qui ne seront pas satisfaites. Or, à la fin de son supposé
voyage dans le ciel avec Sancho, don Quichotte, qui donne rarement des réponses équivoques,
parle ironiquement pour une fois : « Sancho, si vous voulez qu’on vous croie sur ce que vous
avez vu dans le ciel, je veux que vous me croyiez sur ce que j’ai vu dans la grotte de Montesinos.
» Au ciel, Sancho avait vu l’impossible et l’invraisemblable.
XIII
Le Duc et la Duchesse
Un soir, à la sortie d’un bois, don Quichotte porta son regard sur une prairie et vit, au fond,
des gens qu’il reconnut comme des chasseurs, chassant au faucon. Parmi eux, il remarqua une
très belle dame sur un palefroi blanc, tout harnaché de vert, avec une selle d’argent. La dame
était vêtue de vert elle aussi, et avec une telle élégance qu’elle semblait personnifier l’élégance
même. Sur son poing gauche, elle portait un autour : don Quichotte comprit qu’elle était la
maîtresse de tous ces chasseurs. Aussi dit-il à Sancho : « Va vite, ami Sancho, dire à cette dame
au palefroi et à l’autour que moi, Chevalier aux Lions [c’était son dernier nom], je rends
hommage à sa très grande beauté ; et si Sa Grandeur y consent, je suis prêt à lui baiser les mains
et à la servir en tout ce que mes forces me permettront et que Son Altesse voudra me
commander. »
Sancho partit en courant, forçant l’allure de son âne ; il arriva devant la belle chasseresse,
mit pied à terre, s’agenouilla devant elle, et lui dit : « Belle dame, ce chevalier que vous voyez
là-bas, nommé le Chevalier aux Lions, est mon maître, et moi je suis son écuyer, qu’on appelle
chez lui Sancho Panza. Ce Chevalier aux Lions, qui voici peu s’appelait Chevalier à la Triste
Figure, me charge de prier Votre Grandeur qu’il lui plaise de lui donner sa permission pour, avec
son accord, bon plaisir et consentement, mettre en œuvre le désir de mon maître, qui n’est autre,
à ce qu’il dit et comme je pense, que de servir Votre Haute Altesse et Sa Beauté.
— Relevez-vous donc, car il n’est pas juste que l’écuyer d’un preux chevalier comme le
Chevalier à la Triste Figure, dont nous avons tant entendu parler ici, reste ainsi à genoux. Levez-
vous, mon ami, et dites à votre maître qu’il nous fasse le plaisir, au Duc mon mari et à moi,
d’être notre hôte dans une maison de campagne que nous avons près d’ici. »
Puis la Duchesse demanda : « Dites-moi, cher écuyer, votre maître n’est-il point ce
chevalier sur lequel court une histoire imprimée appelée L’Ingénieux Hidalgo don Quichotte de
la Manche, et qui a pour dame de ses pensées une certaine Dulcinée du Toboso ?
— C’est lui, madame, répondit Sancho, et l’écuyer qui chemine, ou devrait cheminer dans
cette histoire, et qu’on appelle Sancho Panza, c’est moi, à moins qu’on ne m’ait échangé au
berceau — je veux dire, à l’imprimerie. »
Le Duc et la Duchesse adoraient le livre de Cervantès, admiraient les extravagances de don
Quichotte, ce mélange de chimérique et de comique, de merveilleux et de purement farcesque, et
les proverbes de Sancho : bref, le chef-d’œuvre « de rêve et de fumée », « l’histoire solennelle,
élevée, minutieuse, humble et imaginaire » de Cid Hamet Benengeli ne leur dissimulait aucun de
ses secrets. Ils étaient heureux de voir de leurs yeux ces personnages de roman, incarnés en
créatures humaines. Don Quichotte et Sancho n’étaient pas moins heureux. Ils se rendaient
compte que, désormais, les yeux qui se poseraient pleins de curiosité sur leurs personnes ne
verraient pas en eux des figures humaines communes mais les applications des figures d’un livre,
imprimé à des dizaines de milliers d’exemplaires, et adoré des maîtres comme des pages de tous
les salons d’Espagne.
*
Les chapitres consacrés au Duc et à la Duchesse — qui forment de très loin la plus vaste
partie du roman — composent une grande Farce. Avec le concours de certains courtisans
ingénieux, le Duc organisa une succession serrée de repas, de spectacles avec lumières,
explosions, chars, chevaux de bois, hommes et femmes masqués, facéties et mystifications. Il
avait hérité de l’imagination théâtrale propre à don Quichotte dans la première partie du roman.
Aussi s’amusait-il du chevalier et de son écuyer comme de deux pantins. Son esprit parodique
était extrêmement aigu, parfois cruel — d’une cruauté aristocratique, qui s’enchantait d’elle-
même, et d’une hauteur, d’une arrogance impavides. Cid Hamet eut ce commentaire : « Pour
moi, les trompeurs sont aussi fous que les trompés. Il s’en est fallu d’un fil que le Duc et la
Duchesse aient fait figure de sots, tant ils mettaient de cœur à se jouer de deux sots. »
Don Quichotte se pavana sur sa selle, se cala dans ses étriers, baissa sa visière, lança
Rossinante et, avec une audace élégante, alla baiser la main de la Duchesse. Celle-ci et son mari
l’attendaient avec autant de plaisir que de curiosité ; ils se proposaient de seconder sa manie et de
prendre au sérieux tout ce qu’il dirait, en le traitant comme un chevalier errant, avec tout le
cérémonial des livres de chevalerie dont ils étaient tous deux des lecteurs passionnés.
Don Quichotte arriva, la visière relevée. Comme il allait mettre pied à terre, Sancho se
précipita pour lui tenir l’étrier. Mais par malchance, alors qu’il descendait de son âne, son pied se
prit dans la corde du bât, si bien qu’il ne put se dégager et resta suspendu, la bouche et la poitrine
à terre. Don Quichotte, qui n’était pas habitué à mettre pied à terre sans personne pour lui tenir
l’étrier, se laissa aller de tout son poids et entraîna à sa suite la selle de Rossinante qui n’avait pas
été bien sanglée ; cheval et selle roulèrent à terre, à la grande honte du chevalier, qui couvrit
d’imprécations l’infortuné Sancho. Le Duc ordonna à ses chasseurs d’aider le chevalier et
l’écuyer. Don Quichotte, remis sur pied, s’avança tant bien que mal pour s’agenouiller devant
Leurs Altesses. Mais le Duc ne voulut y consentir : il descendit de cheval et vint embrasser le
Chevalier à la Triste Figure.
Sitôt que don Quichotte arriva avec la Duchesse aux portes du château, deux laquais en
sortirent, ou deux palefreniers, couverts jusqu’aux pieds d’une longue robe de très fin satin
cramoisi. Ils prirent don Quichotte dans leurs bras et, sans être entendus, lui glissèrent : « Allez,
Votre Grandeur, aider madame la Duchesse à mettre pied à terre. »
Don Quichotte s’exécuta. Mais entre lui et la Duchesse, il y eut force cérémonies ; la
victoire finit par revenir à l’insistance de la Duchesse, qui ne voulut descendre de son palefroi et
mettre pied à terre qu’entre les bras du Duc, disant qu’elle ne se sentait pas digne d’imposer
inutilement un tel fardeau à un si grand chevalier. Comme ils pénétraient dans une vaste cour,
deux jouvencelles se présentèrent, qui jetèrent sur les épaules de don Quichotte un grand
manteau de fine pourpre ; en un instant, toutes les galeries de cette cour se couronnèrent de
domestiques, hommes et femmes, qui criaient : « Bienvenues soient la fleur et la crème des
chevaliers errants. » Tous répandaient des eaux parfumées sur le chevalier, le Duc et la
Duchesse. Don Quichotte n’en croyait pas ses yeux. Jamais on ne l’avait appelé « chevalier
errant », et, voyant qu’on le traitait en tout point comme il l’avait lu dans les romans de
chevalerie, pour la première fois il se convainquit qu’il était bien l’un de ces héros.
Arrivé à l’étage supérieur, il entra dans une salle tendue de précieuses étoffes de brocart et
d’or ; on lui ôta ses armes, et six jeunes filles, averties et instruites par le Duc et la Duchesse, lui
servirent de pages. Dépouillé de son armure, don Quichotte resta en culottes bouffantes et
pourpoint de peau, haut, sec, les mandibules creusées à se toucher de l’intérieur. Si les jeunes
filles qui le servaient n’avaient pris garde à se contenir comme le leur avaient ordonné le Duc et
la Duchesse, elles auraient éclaté de rire.
Don Quichotte s’habilla, ceignit son baudrier et son épée, jeta sur ses épaules un manteau de
pourpre et se coiffa d’une toque de satin vert. Ainsi vêtu, il entra dans le grand salon, où il trouva
les jeunes filles, disposées en deux rangées égales, et pourvues chacune du nécessaire pour lui
verser de l’eau sur les mains, avec toutes sortes de révérences. Dix pages se présentèrent à la
suite du maître d’hôtel, pour l’accompagner à la table du dîner, où Leurs Seigneuries
l’attendaient. Ils le placèrent entre eux et le conduisirent, en grande pompe et majesté, dans une
autre salle où une table somptueuse était dressée. Ici, la scène est tout imprégnée de sources
classiques prestigieuses. Elle rappelle le premier chant de l’Énéide, où les serviteurs de Didon
versent de l’eau sur les mains des convives, puisent dans les corbeilles les présents de Cérès,
apportent des serviettes de drap fin et satiné ; pendant que cinquante servantes sont chargées de
disposer une longue file de plats, cent autres couvrent les tables de mets et emplissent les coupes.
*
La Duchesse pria don Quichotte de lui décrire les traits et les beautés de madame Dulcinée
du Toboso, puisqu’elle s’était convaincue que ce devait être la plus belle créature du monde, et
même de toute la Manche. Don Quichotte soupira en entendant ce que la Duchesse lui
demandait, et dit : « Si je pouvais m’ôter le cœur et le mettre sous les yeux de Votre Seigneurie,
ici, sur cette table, dans une assiette, j’épargnerais à ma langue l’embarras d’exprimer ce qui se
conçoit à peine, afin que Votre Excellence puisse y voir ma dame exactement dépeinte ; mais à
quoi bon tenter maintenant de figurer et décrire point par point la beauté de l’incomparable
Dulcinée, quand c’est là œuvre digne de bien plus grand que moi ? Entreprise qui devrait
employer les pinceaux de Parrhasios, de Timanthe et d’Apelle, ou le ciseau de Lysippe, pour la
peindre et sculpter sur la toile, dans le marbre et le bronze, et la rhétorique cicéronienne et
démosthine pour la célébrer ?
— Que veut dire démosthine, seigneur don Quichotte ? demanda la Duchesse. C’est un
terme que je n’ai jamais entendu de toute ma vie. — Rhétorique démosthine, répondit don
Quichotte, veut dire rhétorique de Démosthène, de même que cicéronienne vient de Cicéron : ce
furent les deux plus grands rhétoriciens du monde. »
La Duchesse s’amusait de don Quichotte. L’ingénieux hidalgo avait tort : en espagnol, pour
signifier démosthénienne, on ne dit pas demostina, mais demostenina ; demostina est une de ces
contractions populaires chères à Sancho. Aussi la Duchesse raillait-elle la culture fautive ou
approximative dont notre chevalier avait fait montre toute sa vie, et faisait montre alors dans son
palais.
*

La partie la plus délicieuse de cet épisode a trait au rapport entre la Duchesse et Sancho,
rapport qui se répète, se renouvelle, s’enrichit, explose. La Duchesse se divertit à écouter Sancho
; elle aime son langage, rit à ses saillies ; lui ordonne de s’asseoir près d’elle, sur une chaise
basse ; et elle s’amuse de lui sans qu’il s’en aperçoive (mais peut-être s’en aperçoit-il). Sancho
comprend qu’on le prend en considération, et s’en réjouit : il exalte la beauté de la grande dame ;
il parle constamment de lui, comme si c’était un sujet de premier ordre ; et, en discourant ainsi, il
se situe sur le même plan que la Duchesse, tel un égal. Parfois il est effronté et impudent : il prie
la Duchesse de bien traiter son âne, son grison, car c’est la lumière de ses yeux. « Quel grison ?
demande la Duchesse. — Mon âne, répond Sancho, que, pour ne pas l’appeler ainsi, je nomme
grison. » La Duchesse répondit que oui, assurément, elle prendrait soin de l’âne : « Puisque c’est
le trésor de Sancho, j’y veillerai comme sur la prunelle de mes yeux. — Il me suffit que vous le
gardiez à l’écurie, répondit Sancho, car ni lui ni moi ne sommes dignes d’être même un instant
sur la prunelle des yeux de Votre Grandeur, et je ne le permettrai pas plus que si on voulait me
donner des coups de poignard. »
Dans la première partie du livre, Sancho avait usé avec parcimonie de ses proverbes bien-
aimés. Et maintenant, devant la Duchesse, nous imaginions qu’il allait y renoncer entièrement et
s’efforcer de parler « dans la langue des seigneurs ». En réalité, il se produisit tout le contraire :
Sancho multiplia les proverbes. Il disait une chose, souvent une sentence tirée de l’Évangile ou
de la Bible ; mais il la répétait des dizaines de fois, avec des proverbes toujours renouvelés,
comme s’il ne lui fallait jamais cesser de parler ; et la Duchesse lui donnait la réplique, car elle
aussi, qui jusque-là parlait sans proverbes, se mit à les entremêler, comme s’ils étaient sa
véritable langue. Elle demanda à Sancho de lui expliquer son jugement sur don Quichotte, qu’il
venait de définir comme fou à lier. « Si don Quichotte est fou, sot et sans cervelle, et que Sancho
Panza, son écuyer, le sait, dit la Duchesse, et cependant le suit et le sert et prête foi à ses vaines
promesses, il doit sans aucun doute être encore plus fou et stupide que son maître. Et s’il en est
ainsi, qui t’oblige, madame la Duchesse, à confier à ce Sancho une ínsula à gouverner ?
Comment, s’il ne peut se gouverner lui-même, saura-t-il gouverner les autres ?
— Par Dieu, madame, dit Sancho, si j’étais sage, voilà longtemps que j’aurais dû quitter
mon maître, mais c’est la faute au destin et à ma mauvaise étoile ; j’ai beau faire, il faut que je le
suive ; nous sommes du même village, j’ai mangé son pain ; je l’aime bien, lui m’a de la
reconnaissance ; il m’a fait don de ses ânons et surtout, moi, je suis fidèle ; impossible donc que
quoi que ce soit vienne nous séparer, hormis la pelle du fossoyeur. Et si Votre Altesse ne devait
plus consentir à ce que je reçoive le gouvernement promis, Dieu m’a fait naître sans lui, et il se
pourrait bien que ne pas le recevoir tourne à l’avantage de ma conscience ; si sot que je sois, je
puis comprendre le sens de ce proverbe qui dit : “Les ailes poussent à la fourmi pour son
malheur”, et il se pourrait bien que Sancho écuyer ait plus tôt fait d’aller au ciel que Sancho
gouverneur. On cuit bien le pain ici comme en France, et la nuit tous les chats sont gris, et
malheureux qui à deux heures n’a point dîné ; il n’est ventre d’un pied plus grand qu’un autre, et
paille ou foin, qu’importe si la panse est pleine ; les oiseaux des champs ont Dieu pour les
pourvoir, et quatre aunes de drap de Cuenca tiennent plus chaud qu’autant de serge de Ségovie,
et quand on quitte ce monde pour s’en aller sous terre, prince ou vilain, la voie est toujours
étroite, et si haut placé qu’il ait été, le corps du pape n’occupe pas plus de place que celui du
sacristain, et tous, en entrant dans la fosse, doivent se tasser et se serrer, ou l’on se charge de
nous tasser bien serrés, contents ou pas, et bonsoir messieurs. Et je le redis, si Votre Seigneurie
n’entend pas me donner l’ínsula parce qu’elle me trouve sot, je saurai m’en consoler en sage ; on
dit souvent que derrière la croix le diable se cache et que tout ce qui brille n’est pas d’or. »
Sancho avait raconté à la Duchesse comment il avait fait croire à don Quichotte que la
paysanne rencontrée sur la prairie du Toboso était Dulcinée. Mais si Sancho s’était joué de son
maître, c’était au tour de la Duchesse de se jouer de Sancho. Elle lui dit : « Je suis sûre et
certaine que cette idée de Sancho, de duper son maître en lui faisant croire que la paysanne était
Dulcinée et qu’il ne la reconnaissait pas parce qu’elle était enchantée, a été tout entière
l’invention d’un de ces enchanteurs qui persécutent don Quichotte. Car je sais vraiment de
source sûre que la villageoise qui a sauté sur l’ânesse était Dulcinée du Toboso, et que ce bon
Sancho, croyant berner, a été berné. » Elle-même et le Duc avaient eux aussi des enchanteurs qui
les aimaient et leur racontaient tout ce qui se passait dans le monde, sans machinations ni
artifices. Et la Duchesse avait appris de leur bouche que la paysanne « était, et est » Dulcinée du
Toboso. « Et quand nous nous y attendrons le moins, nous la verrons sous sa forme propre. Alors
Sancho sera tiré de l’illusion dans laquelle il vit. »
À ce moment, l’écuyer rappela que son maître lui avait raconté comment il avait vu, dans la
grotte de Montesinos, Dulcinée vêtue exactement comme lui, Sancho, l’avait vue sur la prairie
du Toboso. La Duchesse trouva dans cet aveu une confirmation de ses propres idées. Si don
Quichotte avait vu dans la grotte de Montesinos la même paysanne que Sancho avait croisée à la
sortie du Toboso, « il s’agissait sans aucun doute de Dulcinée, et c’est là l’ouvrage d’enchanteurs
fort rusés et extrêmement actifs ». « Si madame Dulcinée du Toboso est enchantée, dit Sancho,
tant pis pour elle : j’ai mieux à faire que de chercher noise aux ennemis de mon maître, qui
doivent être nombreux et malfaisants. Moi, à vrai dire, tout ce que j’ai vu, c’était une paysanne,
et pour paysanne je l’ai prise, et pour paysanne je la tiens ; maintenant, si c’était Dulcinée, ce
n’est pas mon affaire, et je n’y suis pour rien. Qu’est-ce qu’on me veut ? Me prendre à partie à
tout moment : “Sancho a dit ci, Sancho a fait ça, Sancho par-ci, Sancho par-là”, comme si
Sancho était n’importe qui. Alors que Sancho, continuait l’écuyer, parcourt le monde dans les
livres, Samson Carrasco me l’a dit, qui pour le moins est bachelier à Salamanque, et des gens
comme lui ne peuvent mentir. »
Nous ne savons pas si Sancho s’est joué de don Quichotte, ou la Duchesse de Sancho ; nous
ne savons pas si la paysanne à l’ânesse était ou n’était pas Dulcinée ; si l’enchantement s’était
produit ou pas. Le grand roman devient un jeu infini d’enchantements. Personne ne peut soutenir
une vérité ; personne ne peut soutenir un mensonge ; toutes les vérités, tous les mensonges, les
enchantements et les non-enchantements, les paroles, les bavardages, les silences forment un
merveilleux méli-mélo dont Sancho est à la fois la victime et le maître.
*
Dès la tombée de la nuit, un peu après le crépuscule, tout le bois qui entourait le château
sembla soudain s’embraser de toutes parts, et à tous les échos résonnèrent une multitude de cors
et d’autres instruments guerriers, comme si plusieurs troupes de cavalerie traversaient les lieux.
L’éclat des feux et le son des fanfares militaires éblouirent les yeux et rompirent les oreilles des
personnes présentes et de toutes celles qui se trouvaient dans le bois. Puis on entendit d’infinis
hallalis, comme quand les Maures se lancent dans la bataille : trompettes et clairons retentirent,
et les tambours roulèrent, les fifres sonnèrent tous en même temps, si rapides et continus qu’il
aurait fallu être sourd pour ne pas être tout à fait assourdi par le vacarme de tant d’instruments.
Le Duc pâlit, la Duchesse se troubla, don Quichotte s’étonna, Sancho trembla, et même ceux qui
en savaient la cause furent impressionnés.
La nuit tomba tout à fait, et dans le bois se mirent à voleter des lumières nombreuses,
comme errent dans le ciel les exhalaisons ardentes de la terre, qui semblent à nos yeux des étoiles
filantes. Un bruit épouvantable se fit entendre, comme celui que font les roues massives des
chars à bœufs. À toute cette tempête s’en ajouta une autre, qui en décupla les effets. Il semblait
qu’aux quatre coins du bois quatre batailles se déroulaient en même temps : ici grondait
furieusement le sinistre tonnerre de l’artillerie ; là crépitaient des fusils innombrables ; plus près
s’élevaient les cris des combattants ; au loin, c’étaient les hallalis répétés des Maures. Bref, les
cors, les cornets, les buccins, les clairons, les trompettes, les tambours, l’artillerie, les arquebuses
et surtout le bruit effroyable des chars formaient à eux tous un vacarme si confus et si
assourdissant que don Quichotte eut besoin de tout son courage pour le supporter ; mais celui de
Sancho s’effondra, l’envoyant rouler, évanoui, dans les jupes de la Duchesse, qui l’y reçut et
ordonna de lui jeter de l’eau au visage.
Les chars arrivèrent. Le char du Diable, lequel disait d’une voix horripilante et effrontée
qu’il cherchait don Quichotte de la Manche. Un deuxième char, tiré par quatre bœufs lents,
caparaçonnés de noir ; à chaque corne, ils portaient attachée une grande torche de cire ; et sur le
char était assis un vénérable vieillard à la barbe plus blanche que neige, si longue qu’elle lui
descendait plus bas que la ceinture. Sur un troisième char, un autre vieillard trônait, qui déclara :
« Je suis le mage Alquife, grand ami d’Urgande l’Inconnue. » Sur un quatrième char, un gros
homme membru, au regard torve, annonça d’une voix rauque : « Je suis Archalaüs l’enchanteur,
ennemi mortel d’Amadis de Gaule et de toute son engeance. »
Vint enfin un char de triomphe, tiré par six mules grises, couvertes de housses blanches. Sur
chaque mule, un pénitent, vêtu de blanc lui aussi, tenait à la main une grande torche de cire qui
flamboyait. Sur un siège était assise une jeune nymphe enveloppée des mille replis d’une légère
étoffe d’argent. Elle avait la tête couverte d’un voile de soie délicat et transparent qui laissait
entrevoir un délicieux visage de jeune fille. Pour l’imagination des courtisans du Duc, c’était
Dulcinée. Une autre figure, vêtue d’une pèlerine longue jusqu’aux pieds, avait le chef couvert
d’un voile noir. Dès que le char arriva à la hauteur du Duc, de la Duchesse et de don Quichotte,
la figure en pèlerine noire ôta le voile de son visage, révélant la face hideuse et décharnée de la
mort. La mort vivante se mit debout et, « d’une voix un peu endormie et d’une langue mal
éveillée », entonna un chant, dans lequel elle déclarait être Merlin, « celui dont les histoires
prétendent qu’il est né du démon ». Le chant s’achevait par ces vers :
Ô toi, gloire et honneur de ceux qui revêtent
Les tuniques d’acier et de diamants,
Lumière et phare, chemin, boussole et guide
De ceux qui dédaignent le sommeil obtus
Et la plume oisive des lits pour embrasser
L’exténuant exercice des armes

Pesantes et ensanglantées !
Je te le dis, homme que jamais
On ne peut assez louer ! ô valeureux
Et sage aussi don Quichotte,
Splendeur de la Manche, étoile de l’Espagne :
Pour rendre à son état premier
L’incomparable Dulcinée du Toboso,
Sancho, ton écuyer, se doit donner
Trois mille et trois cents coups de fouet
Sur chacune de ses fesses valeureuses
Découvertes à l’air, et de façon
Qu’il lui en cuise et coûte et pèse.
Sancho réagit avec violence à ce cruel désenchantement, pratiqué sur ses fesses rebondies. «
Je ne comprends pas, protesta-t-il, ce que mes fesses ont à voir avec les enchantements. » Don
Quichotte, furieux, lui promit de le pendre à un arbre, nu comme sa mère l’avait fait, et de lui
donner non pas trois mille trois cents, mais six mille six cents coups de fouet. Merlin (qui était en
réalité un acolyte déguisé du Duc) fit sagement remarquer que Sancho ne devait pas recevoir de
force les trois mille trois cents coups de fouet. L’écuyer s’emporta de nouveau, jurant qu’aucune
main ne le toucherait. La fausse Dulcinée enveloppée dans ses voiles d’argent (une autre acolyte
du Duc) l’invita d’une voix point trop féminine à se flageller les chairs. Le Duc dit à Sancho que
s’il ne devenait pas plus tendre qu’une figue mûre, il ne recevrait pas d’ínsula à gouverner.
Merlin lui imposa de se décider sur-le-champ, sans quoi Dulcinée retournerait à son état
antérieur de paysanne, ou irait dans les Champs Élysées attendre que s’accomplisse la
fustigation.
« Puisque tout le monde insiste, et bien que je n’en ressente pas pour ma part le besoin, dit
enfin Sancho, je déclare que je serai content de me donner les trois mille trois cents coups de
fouet, mais à condition de me les donner quand ça me plaira, sans qu’on m’impose ni jours ni
délais. Je tâcherai de solder ma dette le plus vite possible, afin que le monde puisse jouir de la
beauté de madame Dulcinée du Toboso. Et au cas où je me tromperais dans le compte, messire
Merlin, puisqu’il sait tout, devra veiller à noter les coups de fouet, et m’avertir si je m’en donne
trop ou trop peu.
— Pour les coups de trop, pas besoin d’avertissement, répondit Merlin, car, le compte
atteint, madame Dulcinée, reconnaissante, sera aussitôt désenchantée, et viendra trouver le bon
Sancho pour lui exprimer ses remerciements et lui remettre le prix de sa bonne action.
— Eh bien soit ! À la grâce de Dieu ! dit Sancho. Je consens à ma malchance. Je déclare que
j’accepte la pénitence aux conditions indiquées. »
Sancho avait à peine prononcé ces mots que la musique des clarinettes retentit à nouveau, et
de nouveau on tira d’innombrables coups d’arquebuse. Don Quichotte sauta au cou de Sancho, le
couvrant de baisers sur le front et les joues. Le Duc et la Duchesse et toutes les personnes
présentes manifestèrent une joie immense : en passant, la fausse Dulcinée inclina la tête devant
Leurs Altesses et fit une révérence à Sancho.

*
La plus remarquable et divertissante des grandes Farces fut celle de Chevillard le Véloce, le
cheval de bois. Elle n’était pas nouvelle, car elle s’inspirait des Mille et une nuits et des romans
de chevalerie.
« Que monte sur cet engin, dirent les comparses, le chevalier qui en aura le courage. — Je
ne monte pas, dit Sancho, parce que je n’en ai pas le courage et ne suis pas chevalier. »
La peur de Sancho était infondée. Il suffisait aux deux navigateurs de monter en croupe, en
tournant une cheville que Chevillard avait au cou. Le cheval traverserait les airs à une vitesse
prodigieuse, puisqu’il devait parcourir trois mille lieues ; les voyageurs connaîtraient l’ivresse de
l’atmosphère ; mais tout, sur le cheval, resterait stable et ferme. Les navigateurs pourraient tenir
à la main un verre plein d’eau sans en verser une goutte, tant le vol serait paisible et doux.
Sancho monta à contrecœur, le plus lentement possible ; il se hissa du mieux qu’il put sur la
croupe du cheval, mais la trouva dure et peu accueillante pour ses chairs trop tendres. Il demanda
au Duc de lui faire donner, si possible, un coussin ou un oreiller, pris de préférence au palanquin
de la Duchesse, ou au lit de quelque page : car la croupe de Chevillard semblait de marbre plutôt
que de bois. Mais on lui répondit depuis le sol que Chevillard ne supportait aucune sorte
d’ornement d’aucun genre : Sancho pouvait s’asseoir de côté, comme les dames, et ressentirait
moins la dureté du bois. C’est ce qu’il fit. Après avoir dit « Adieu », il se laissa bander les yeux
puis, quand on les lui eut bandés, les découvrit derechef, pour regarder tous ceux qui se
trouvaient dans le jardin. Ému aux larmes, il les implora de l’assister dans cette aventure en
récitant des Pater et des Ave.
Pendant ce temps, don Quichotte explorait le cheval. Il se demandait ce qu’il avait dans le
ventre, et se souvint du fameux épisode du siège de Troie : il avait toujours en mémoire un
exemple à confronter à ce qu’il voyait ou à ce qui lui arrivait. Mais, comme nous l’avons
constaté, sa culture classique était pleine de lacunes, ses souvenirs assez flous ; il voyait dans le
Palladium dont parlent les mythes « un cheval de bois que les Grecs offrirent à Pallas, tout empli
de chevaliers armés qui furent ensuite la ruine complète de Troie », alors que le Palladium était
une image d’Athéna. Don Quichotte tournait d’un air soupçonneux autour de Chevillard, comme
Déiphobe explorait, soupçonneux, le cheval de bois où étaient cachés Ménélas et Diomède,
Ulysse et Anticlos, tandis qu’Hélène appelait les Grecs par leur nom en imitant la voix de leurs
épouses lointaines. Au lieu de redoutables guerriers grecs, Chevillard avait le ventre plein de
pétards ; et les serviteurs du Duc ne permirent pas à don Quichotte d’explorer ses flancs.
Quand don Quichotte toucha la cheville de Chevillard, toutes les duègnes et toutes les
personnes présentes donnèrent de la voix, criant : « Que Dieu te guide, valeureux chevalier ! », «
Que Dieu soit avec toi, intrépide écuyer », « Vous voici fendant l’air, plus rapides que la flèche
», « Et déjà vous frappez et emplissez d’admiration ceux qui vous regardent depuis la terre », «
Tiens-toi, valeureux Sancho. Quelles secousses ! Prends garde à ne pas tomber, ta chute serait
plus grave que celle de Phaéton ! ».
En réalité, les voix des duègnes mentaient. Chevillard était resté immobile, à terre, et les
voix étaient toutes proches, aux pieds des deux chevaliers. Don Quichotte jura que de toute sa vie
il n’avait jamais connu une chevauchée à l’allure plus paisible. « L’impression qu’elle donne,
dit-il, est que nous sommes toujours immobiles au même endroit. Les choses vont comme elles
doivent aller. Nous avons le vent en poupe. — C’est vrai, dit Sancho, car il me vient de ce côté
un vent aussi fort que s’il était produit par mille soufflets. »
Et de fait il en était ainsi, car de grands soufflets leur faisaient du vent. Sentant ce souffle,
don Quichotte, qui connaissait son Ptolémée et son Macrobe, déclara : « Il ne fait pas de doute,
Sancho, que nous arrivons dans la deuxième région de l’air, où se forment les grêles et les neiges
; les tonnerres, les éclairs et la foudre se forment en revanche dans la troisième. Et si nous
continuons à nous élever de cette façon, nous serons bien vite dans la région du feu, et je ne sais
comment manœuvrer cette cheville pour ne pas monter là où nous pourrions être rôtis. »
Pendant ce temps, avec des étoupes rapidement enflammées puis éteintes, on échauffait de
loin le visage des deux cavaliers. Sancho, qui sentit la chaleur, s’exclama : « Que je sois pendu si
nous ne sommes pas déjà dans la région du feu, ou tout près, car je me sens roussir une grande
partie de la barbe. »
Ces propos de don Quichotte et de Sancho n’étaient pas perdus pour le Duc, la Duchesse et
tous ceux qui se trouvaient dans le jardin de la villa, qui s’en amusaient énormément. Pour
couronner cette étrange aventure, ils mirent le feu à la queue de Chevillard avec des morceaux
d’étoupe. Et aussitôt, le cheval, qui était farci de pétards, vola dans l’air avec un fracas inouï,
jetant à terre don Quichotte et Sancho Panza à demi brûlés. Les gens de la villa restèrent étendus
à terre, comme évanouis. Don Quichotte et Sancho demeurèrent stupéfaits de se retrouver dans le
même jardin d’où ils étaient partis et de voir tant de gens étendus à terre.
La Duchesse demanda à Sancho comment s’était passé son long voyage ; et celui-ci
raconta : « J’ai senti, madame, que je volais, comme me l’a dit mon maître, dans la région du feu.
Je voulais me découvrir un peu les yeux, mais mon maître me l’a défendu ; alors, comme je suis
curieux, bien doucement, sans être vu, j’ai soulevé tout près du nez le foulard qui me bandait les
yeux, et j’ai regardé par là, vers la terre. On aurait dit qu’en tout elle n’était pas plus grosse qu’un
grain de moutarde, et les hommes, dessus, étaient à peine plus gros que des noisettes. »
La Duchesse répondit : « Cher Sancho, réfléchissez à ce que vous dites. Si la terre vous a
semblé comme un grain de moutarde, et chaque homme comme une noisette, il suffisait d’un
seul homme pour recouvrir toute la terre.

— C’est vrai, dit Sancho, mais en tout cas je l’ai épiée par un petit côté, et je l’ai vue tout
entière.
— Songez, Sancho, que par un petit côté il n’est pas possible de voir tout ce que l’on
regarde.
— Je ne connais rien à tous ces points de vue, répliqua Sancho. Je sais seulement que Votre
Altesse doit se rendre compte que nous volions par enchantement, et que par enchantement je
pouvais très bien voir toute la terre et tous les hommes, de n’importe quel point où je les
regardais. Si vous ne me croyez pas sur cet article, alors Votre Grandeur ne me croira pas non
plus si je dis qu’en soulevant le bandeau près de mes sourcils je me suis vu si près du ciel que de
moi à lui il n’y avait pas une palme et demie de distance, et je peux aussi jurer, madame, qu’il
était fort grand. Et il est apparu que nous allions juste à l’endroit où se trouvent les sept chèvres 1,
et je jure sur Dieu et sur mon âme que, comme dans ma jeunesse, j’ai gardé les chèvres, dès que
je les ai vues, l’envie m’a pris de rester un peu avec elles… Et si je ne l’avais pas fait, je sens que
j’en aurais crevé de dépit. Alors, qu’est-ce que j’ai fait ? Sans rien dire à personne, même à mon
maître, tout doucement, je suis descendu de Chevillard et je me suis arrêté environ trois quarts
d’heure avec les chèvres, qui sont comme des giroflées, et Chevillard est resté là sans avancer
d’un pas. »
En entendant le discours de Sancho, don Quichotte déclara, sur la base de sa culture
ptolémaïque, que son écuyer « mentait ou bien rêvait ». Sancho rêvait l’un de ses mensonges
habituels, bien qu’il soit difficile de dire pourquoi il mentait. Ces mensonges ne ressemblaient
pas à ses mensonges énormes et grotesques : ils étaient délicats et poétiques et semblaient
dériver, à l’insu de Sancho, de l’imagination de Lucien — comme le ciel à une palme et demie
de distance et les chevrettes des Pléiades qui jouaient avec le vieux chevrier. Sancho mentait et
s’amusait aux dépens du Duc, de la Duchesse, de don Quichotte et de toute l’assistance, comme
le Duc et la Duchesse s’étaient amusés à ses dépens.
Après avoir distribué ordres et instructions, le Duc dit à Sancho qu’il devrait, le lendemain,
se préparer et s’habiller pour aller gouverner l’ínsula Barataria. Ses insulaires l’attendaient
désormais comme pluie en mai. Sancho se prosterna et dit : « Depuis que je suis descendu du
ciel, et que de tout là-haut j’ai regardé la terre et l’ai vue si petite, j’ai senti tiédir en moi cette
énorme envie de devenir gouverneur. Parce que quelle grandeur y a-t-il à régner sur un grain de
moutarde, ou quelle dignité et quel pouvoir à gouverner une demi-douzaine d’hommes gros
comme des noisettes ? Car, à mon avis, il n’y avait rien d’autre sur toute la terre. Si Votre
Altesse voulait bien me donner un petit morceau de ciel, même rien qu’une demi-lieue, je
l’accepterais bien plus volontiers que la plus grande ínsula du monde. »
Sancho Panza nous emplit à nouveau d’étonnement, comme quand il jouait parmi les
chevrettes et les giroflées du ciel. Nous le connaissons depuis des mois. Il nous a toujours semblé
un homme totalement terrestre, avec son énorme appétit, son besoin d’argent, sa soif de vin et de
sommeil, son amour pour son grison, et ses pensées pesantes comme son postérieur rebondi. Et
voilà que, soudain, Sancho devient un homme céleste. Il regarde la terre de haut ; il désire une
portion — pas plus d’une demi-lieue — de ciel. Mais nous avons tort de nous étonner. La figure
de Sancho a toujours été très vaste et contradictoire ; et elle ne cessera pas de se contredire,
jusqu’au moment où Alonso Quijano el Bueno, dit don Quichotte de la Manche, abandonnera
avec mélancolie cette terre de songes et de mensonges.

1. Sancho pensait à la constellation des Pléiades (N.d.A.).


XIV
L’ ínsula Barataria
Quand le Duc nomma Sancho gouverneur de l’ínsula Barataria, don Quichotte envia son
écuyer. Il lui avait promis que, devenu empereur, roi, ou archevêque, il lui donnerait une ínsula à
gouverner ; et voilà que sans que son maître fût devenu empereur, roi ou archevêque, sans aucun
mérite, Sancho devenait gouverneur par la grâce du Duc. Aussi don Quichotte exprima-t-il sa
rancœur : « Toi qui pour moi n’es qu’une buse, sans doute possible, te voilà maintenant, sans te
lever tôt le matin ni veiller tard le soir, sans le moindre effort, par le seul souffle dont t’a effleuré
la chevalerie errante, fait rien de moins que gouverneur d’une ínsula, comme si de rien n’était. Je
te dis tout cela, Sancho, pour que tu n’attribues pas une telle faveur à tes mérites, mais en rendes
grâce au ciel, qui dispose les choses avec tant de douceur. »
Tout cela n’avait été qu’un souffle. Maintenant que ce souffle l’avait effleuré, Sancho devait
appliquer le précepte grec : ne pas perdre de vue ce qu’il était, afin de bien se connaître lui-même
— la connaissance la plus difficile qu’on puisse imaginer. Sancho devait donc — insistait don
Quichotte — se rappeler qu’il avait été, dans son village, gardien de porcs. « C’est vrai, rétorqua
Sancho, mais j’étais tout gamin ; ensuite, en grandissant, ce sont les oies que j’ai gardées, non les
porcs. » Don Quichotte continua de dispenser ses conseils, tandis que Sancho l’écoutait
dévotement. Si Sancho devenait juge, l’essentiel était une phrase inspirée des Évangiles. «
Quoique les attributs de Dieu soient tous égaux, celui de la miséricorde brille à nos yeux de plus
d’éclat que celui de la justice. » Et puis, quantité de petites choses à ne pas oublier : Sancho
devait être propre et se couper les ongles. Il ne devait jamais être négligé ou débraillé. Il ne
devait pas manger d’ail et d’oignon, pour qu’on ne pût deviner à son haleine qu’il était un
paysan. Il devait manger peu à midi et moins encore au souper. Être mesuré dans sa boisson. Il
ne devait pas roter devant les gens. Il ne devait pas, comme à son habitude, dire trop de
proverbes. Et ainsi, après avoir fait son éducation, don Quichotte laissa partir Sancho pour
l’ínsula Barataria.
Quand Sancho partit, il avait revêtu, comme le Duc le lui avait recommandé, un costume
fait pour moitié de celui d’un homme de loi et, pour l’autre, de l’équipement d’un homme
d’armes car, pour gouverner l’ínsula, les armes et les lettres étaient également nécessaires.
Quantité de gens l’accompagnaient ; il portait une grande pelisse de couleur fauve, à reflets, avec
un bonnet de même étoffe ; un mulet le suivait, avec des arçons blancs ; et derrière, sur ordre du
Duc, venait l’âne paré et harnaché d’ornements de soie resplendissants. De temps en temps,
Sancho tournait la tête pour regarder son grison, « si content de sa compagnie qu’il n’aurait pas
changé son sort pour celui de l’empereur d’Allemagne ». Il arriva enfin à l’ínsula Barataria. Mais
qu’était-ce qu’une ínsula ? En réalité, Sancho ne savait pas du tout qu’une île était un morceau
de terre entouré par la mer : il n’avait jamais vu et ne verrait jamais d’île. Il ne connaissait que
les ínsulas. Don Quichotte lui en avait longuement parlé quand il lui racontait ce que les
chevaliers errants donnaient à leurs écuyers, en récompense d’un service ou d’une prouesse ; et
ce que lui, don Quichotte, donnerait à Sancho quand il deviendrait empereur, roi ou archevêque,
après avoir conquis un royaume et tué des géants. Ínsula était un lieu riche, un lieu d’élection.
Quelques jours plus tôt, Sancho avait dit qu’il aimerait savoir ce que l’on éprouve quand on
est gouverneur. « Si vous l’éprouvez une fois, Sancho, avait dit le Duc, vous vous en lécherez les
doigts, car c’est bien douce chose que de commander et d’être obéi. Assurément, quand votre
maître parviendra à devenir empereur, et il y parviendra sans aucun doute, de la façon dont vont
les choses, il ne sera pas facile du tout de l’arracher de là, et il aura bien de la peine et du
déplaisir au fond de l’âme, de tout le temps où il avait négligé de l’être. » La femme de Sancho,
Teresa, devait diriger elle aussi ; ou, pour être plus précis, aller en carrosse. « Sache, Teresa, lui
avait écrit Sancho avant de partir pour Barataria, que j’ai décidé que tu irais en carrosse, ce qui
est la meilleure des choses ; car toute autre manière d’aller est comme aller à quatre pattes. »

Il est un point sur lequel Sancho n’avait pas écouté les conseils de don Quichotte : manger.
Il attendait avec une grande impatience le soir et l’heure du souper ; et, bien qu’il eût
l’impression que le temps s’était arrêté toujours au même moment, l’instant désiré arriva tout de
même, où on lui donna une pièce de bœuf avec des oignons et des pieds de génisse bien avancée
en âge. Il leur fit honneur, plus réjoui que s’il avait reçu des francolins de Milan, des faisans de
Rome, une génisse de Sorrente, des perdrix de Morón ou des oies de Lavajos. Mais au matin,
quand Sancho se leva pour aller chez le docteur Pedro Recío, on le fit déjeuner d’un peu de
confiture et de quatre cuillerées d’eau rafraîchie avec de la neige, comme c’était la mode chez les
personnes de prestige. Sancho aurait bien volontiers échangé cette collation contre un morceau
de pain ou une grappe de raisin ; mais, faisant de nécessité vertu, il s’en accommoda avec un peu
de chagrin dans l’âme et d’embarras dans l’estomac, car Pedro Recío lui expliqua que manger
peu et légèrement gardait l’esprit éveillé. Sancho ressentait la faim ; au point qu’il maudissait
dans son cœur son gouvernement et celui qui le lui avait confié.
À Barataria, Sancho appliqua une politique : ce n’était pas, comme on le dit à tort, la
politique de l’utopie ou de l’âge d’or, mais celle de la réalité, menée judicieusement et avec un
rare sens des limites. C’était celle-là même que Philippe II appliquait, au jour le jour, en Castille,
sans grandioses extensions dans la Méditerranée orientale et l’Europe du Nord. Sancho cultivait
les menus soins quotidiens : ce qui arrive aujourd’hui et non demain. Quand il jugeait, ce qui lui
arriva quelquefois, il le faisait avec le plus honnête bon sens. Il changea de langage. Il n’usa plus
d’une multitude de proverbes, comme il l’avait fait, par jeu, avec la Duchesse. Il employa un
langage clair, avisé, limpide : celui que lui avait enseigné don Quichotte dans leurs longues
conversations à travers les bois et sur les routes d’Espagne.
*
Le bref gouvernement de Sancho sur l’ínsula Barataria s’acheva sur la plaisante application
d’un paradoxe aussi exquis que difficile : l’antique paradoxe grec d’Épiménide. Ce paradoxe
connut une grande fortune dans l’histoire de la philosophie et de la littérature occidentales :
Cicéron le rappelle, et aussi saint Paul, Lucien et beaucoup d’autres — même si un analphabète
comme Sancho ne connaissait ni le texte grec antique, ni Cicéron, ni Lucien. Le paradoxe était le
suivant.
Un Crétois, Épiménide, dit que « les Crétois sont des menteurs ». Comme il était crétois, lui
aussi devait être menteur, et son affirmation était donc nécessairement fausse. Mais si, au
contraire, Épiménide disait vrai, dans ce cas aussi la chose serait fausse, puisque, s’il avait dit
vrai, tous les Crétois n’étaient pas menteurs.
Lors de l’audience au tribunal, un étranger posa cette question à Sancho, devant les juges : «
Monseigneur, un large fleuve séparait une propriété en deux parties. Sur ce fleuve, il y avait un
pont, et au bout du pont une potence et une sorte de tribunal, où quatre juges appliquaient la loi
imposée par le seigneur du fleuve et du pont. Cette loi disait : “Si quelqu’un traverse ce pont, il
doit d’abord déclarer sous serment où il va et ce qu’il va faire. S’il dit la vérité, il faut le laisser
passer ; si au contraire il ment, il doit être pendu sur ce gibet, sans rémission possible.”
Connaissant cette loi, beaucoup de gens traversaient le fleuve : dans leur serment, on distinguait
aussitôt la vérité, et les juges les laissaient passer librement. Un jour, un individu se présenta.
Quand on lui demanda de prêter serment, il jura qu’il allait mourir sur la potence, un point c’est
tout. » L’étranger demanda à Sancho quel serait son jugement.
Sancho répondit : « Pour moi, cette affaire se résout par deux et deux font quatre comme
ceci : cet homme jure qu’il va mourir sur la potence. S’il meurt là, il a dit la vérité, et selon la loi
mérite d’être laissé libre et de franchir le pont. Mais si on ne le pend pas, il a juré à tort et selon
la loi mérite d’être pendu. » Malgré son absence de culture philosophique, Sancho s’était montré
si subtil qu’il avait appliqué à la perfection le paradoxe d’Épiménide.
« Alors je dirai donc, moi, ajouta Sancho, qu’on laisse passer la partie de cet homme qui a
juré la vérité, et qu’on pende celle qui a menti. Ainsi, les conditions du passage seront
accomplies à la lettre.
— Dès lors, monsieur le Gouverneur, répliqua l’étranger, il faut que l’homme soit coupé en
deux moitiés, celle qui ment et celle qui dit la vérité. Si on le coupe en deux, il mourra
forcément, et l’on n’obtiendra rien de ce que la loi réclame, alors que son accomplissement est
rigoureusement prescrit. »
Sancho eut à nouveau recours à sa culture, réelle cette fois : un épisode de la Bible, qu’il
avait certainement entendu dans l’église de son village. Il se rappela un passage du premier Livre
des Rois (3, 16-28) : la célèbre histoire des deux femmes qui réclament leur enfant, vivant ou
mort, au roi Salomon. Si l’histoire de Salomon avait été inventée pour exalter la justice, Sancho
voulait exalter la miséricorde, qui est au-dessus de la justice. « Je suis d’avis, dit-il à l’inconnu,
que vous alliez dire à ces messieurs qui vous ont adressé à moi que, du moment que les raisons
pour condamner cet homme et pour l’absoudre s’équilibrent, ils doivent le laisser passer
librement, car il est plus louable de faire le bien que le mal. Il m’est venu en mémoire un
précepte parmi tous ceux que m’a enseignés mon maître don Quichotte, la nuit qui précéda ma
venue comme gouverneur de cette ínsula : il m’avisa, quand la justice était incertaine, de
m’incliner et de m’en remettre à la miséricorde. »
XV
La fuite de Sancho
La septième (ou la dixième) nuit de son gouvernement, Sancho était au lit ; rassasié non de
pain et de vin, mais de jugements et de sentences. Comme le sommeil commençait à lui fermer
les paupières, il entendit un tel vacarme de cloches et de cris qu’on eût dit que l’ínsula tout
entière s’abîmait. Il s’assit sur son lit et écouta attentivement. Au tumulte des cris et des cloches
s’ajouta celui d’innombrables trompes et trompettes ; il en fut encore plus perplexe et tout plein
de crainte et de terreur. Il se leva, enfila ses pantoufles et, sans même se couvrir d’un peignoir,
sortit par la porte de sa chambre, au moment où arrivaient plus de vingt personnes, tenant à la
main des torches allumées et des épées hors du fourreau, qui criaient toutes à tue-tête : « Aux
armes ! Aux armes ! Monsieur le Gouverneur, aux armes ! Des hordes d’ennemis ont pénétré sur
l’ínsula, et si votre vaillance ne nous sauve, nous sommes perdus. »
Au milieu de cette clameur, de ce tumulte et de cette furie, ils vinrent trouver Sancho, tout
ébahi et étourdi de ce qu’il voyait et entendait. Quand ils furent près de lui, l’un d’eux dit : «
Monseigneur, armez-vous vite, si vous ne voulez pas être perdu, et cette ínsula avec vous !
— M’armer ? répondit Sancho. Qu’est-ce que je sais, moi d’armes et de secours ? Il vaut
mieux laisser ces choses-là à mon maître don Quichotte, qui en moins de deux les expédiera et
mettra tout en sûreté.
— Ah, monsieur le Gouverneur, dit un autre, armez-vous, armez-vous ; nous apportons ici
armes offensives et défensives. Descendons dans la rue, soyez notre chef et notre capitaine. »
À l’instant même, ils apportèrent deux pavois. Et sur sa chemise, sans lui laisser endosser
aucun vêtement, ils lui appliquèrent un pavois devant et un autre derrière ; on lui étendit les
bras ; on l’attacha avec des cordes, si bien qu’il demeura emprisonné et serré entre deux
planches, droit comme un fuseau, sans pouvoir plier les genoux ni faire un pas. On lui mit une
lance dans la main et il dut s’y appuyer pour se tenir debout. Il essaya de se mouvoir, et alla
s’abattre sur le sol avec un tel choc qu’il se crut brisé en mille morceaux. Il resta là comme une
tortue, pressé et enfermé entre ses deux carapaces, ou comme une barque échouée sur le sable.
En le voyant étendu à terre, ces farceurs n’eurent aucune pitié de lui. Au contraire, ils éteignirent
leurs flambeaux et se mirent à crier encore plus fort, à appeler « Aux armes ! », passant et
repassant sur le corps de Sancho et frappant des coups innombrables sur les pavois. Si Sancho ne
s’était tassé et recroquevillé, en rentrant bien la tête, les choses auraient mal fini pour lui.
Comprimé dans cet espace étroit, il suait et transpirait, et se recommandait à Dieu de tout son
cœur. C’était à qui le piétinerait, à qui lui tomberait dessus. L’un d’eux se jucha sur son dos un
bon moment et, comme d’une tour de garde, il commandait à ses troupes.
Au moment où Sancho s’y attendait le moins, il entendit des voix qui disaient : « Victoire !
Victoire ! Les ennemis sont vaincus ! Allons, monsieur le Gouverneur, levez-vous, venez vous
réjouir de la victoire, venez partager le butin pris à l’ennemi, grâce à la valeur de votre invincible
bras. » La grande Farce du Duc et de ses acolytes avait pris fin.
*
« Relevez-moi », dit Sancho d’une voix brisée. On l’essuya, on lui apporta du vin, on
détacha les pavois ; lui s’assit sur son lit et s’évanouit de peur, d’épouvante et de souffrance.
Quand il revint à lui, il demanda quelle heure il était. On lui répondit qu’il faisait maintenant
jour. Il se tut et, sans dire un mot, commença à s’habiller, enseveli dans le silence, et tous le
regardaient tandis qu’il s’habillait. Quand il eut fini, à tout petits pas, car il était épuisé et ne
pouvait se hâter, il alla vers l’écurie et, s’approchant de son âne, le serra dans ses bras et le baisa
au front, puis, les yeux pleins de larmes, il lui dit : « Viens là, mon compagnon, mon ami, toi qui
portes avec moi mes peines et mes misères. Quand je n’avais d’autre souci que de raccommoder
tes harnais et de nourrir ton humble corps, heureuses étaient mes heures, mes journées, mes
années » : sans le savoir, il citait un sonnet de Pétrarque. « Mais quand je vous quittai pour
m’élever sur les tours de l’ambition et de la superbe, mille misères, mille tourments, quatre mille
inquiétudes pénétrèrent dans mon âme. » Tout en parlant ainsi, il bâtait son âne, sans que
personne ne lui dît rien. Quand il eut fini, il se hissa à grand-peine sur son grison.
Don Quichotte s’était inventé un idéal, un personnage, un don, une image livresque ; et il
était sorti de lui-même, de l’ancien Quijada ou Quesada ou Quijana, qui vivait de chimères reclus
dans sa maison, pour devenir un chevalier errant et traverser l’Espagne. En un certain sens, il
s’était trahi, mais ce n’est qu’en se trahissant qu’il avait pu pénétrer dans le monde de
l’imagination et de l’enchantement, où il rêvait de vivre. Sancho voulait rester fidèle à lui-même.
Il était fait pour labourer et bêcher, pour tailler les vignes, plus que pour donner des lois ou
défendre des provinces et des royaumes. « La place de saint Pierre est à Rome 1 », déclara-t-il,
parlant comme l’un de ses proverbes. La faux lui seyait mieux à la main qu’un sceptre de
gouverneur ; il préférait se repaître d’olla podrida qu’être soumis aux prétentions d’un médecin
insolent ; il préférait aller dormir, l’été, à l’ombre d’un chêne, ou s’envelopper, l’hiver, dans une
peau de mouton retournée, plutôt que de rester au lit avec la responsabilité du gouvernement,
dans des draps de lin de Hollande et des pelisses de zibeline.
« Messieurs, dit-il au secrétaire, au majordome et au médecin du Duc, dites au Duc, mon
seigneur, que nu je suis né et nu je m’en retourne. » C’étaient les termes mêmes de la Bible. « Je
ne perds ni ne gagne : je suis entré dans ce gouvernement sans un liard, je le quitte sans un liard.
Et maintenant, écartez-vous, et laissez-moi aller … Je suis de la race des Panza, qui ont tous la
tête dure, et une fois qu’ils disent non, c’est non, même si c’est oui, en dépit de tous. Qu’elles
restent dans cette stalle, ces ailes de fourmi qui m’ont élevé dans l’air ; revenons marcher sur
terre, en y posant bien les pieds. Si mes pieds ne se vantent plus de porter des souliers de cuir de
Cordoue au petit point, ils ne manqueront pas de rudes sandales de corde. Les brebis avec les
brebis, et que nul n’allonge la jambe plus loin que le drap. Laissez-moi passer, qu’il se fait tard. »
Abandonnant son ínsula, Sancho renouait avec ses chers proverbes.
Le majordome, le secrétaire, le maître d’hôtel et le médecin Pedro Recío laissèrent Sancho
partir avec son âne bien-aimé. Ils lui offrirent vainement une escorte. Sancho leur dit qu’il lui
fallait seulement un peu d’orge pour son âne et, pour lui, une demi-tomme et la moitié d’un pain.
La distance était si brève qu’il n’était guère besoin de plus grandes ou de meilleures provisions.
Tous l’embrassèrent et lui, en pleurant, les embrassa tous et les laissa pleins d’admiration tant de
ses arguments que de sa décision si ferme et si judicieuse.
*
Sancho Panza tourna le dos au monde fictif et burlesque de l’ínsula Barataria ; et, mi-triste
mi-joyeux, il cheminait sur son âne à la recherche de son maître « dont la compagnie lui était
plus chère que d’être gouverneur de toutes les ínsulas du monde ». Il ne s’était guère éloigné de
Barataria quand la réalité colorée de l’Espagne le reprit entre ses bras. Il vit six pèlerins étrangers
avec leurs bourdons, qui demandaient l’aumône en chantant. Quand ils arrivèrent à sa hauteur, ils
se mirent à chanter dans une langue incompréhensible, où l’on ne distinguait que le mot «
aumône ». Alors Sancho tira de ses bissacs la demi-tomme et la moitié de pain, en leur signifiant
par des gestes qu’il n’avait rien d’autre à donner. Les pèlerins les prirent de bon gré, répétant «
Guelte ! Guelte ! », d’après le terme allemand Geld, « argent ».
« Je ne comprends pas, dit Sancho, ce que vous me demandez, braves gens. »
L’un des pèlerins le scruta attentivement, lui passa les mains autour de la taille et dit à voix
haute, en castillan : « Pour l’amour de Dieu ! Que vois-je ? Est-il possible que je serre dans mes
bras mon très cher ami, mon bon voisin Sancho Panza ? »
Sancho fut tout ébaubi de s’entendre appeler par son nom et étreindre de la sorte par le
pèlerin étranger. Il avait beau le regarder attentivement sans dire un mot, il ne parvenait pas à le
reconnaître ; voyant sa perplexité, le pèlerin s’exclama : « Comment ? Est-ce possible, cher
Sancho Panza, que tu ne reconnaisses pas ton compère Ricote le morisco, le commerçant de ton
village ? » Alors Sancho l’observa de plus près, commença à le remettre et enfin le reconnut ; et,
sans descendre de son âne, il lui jeta les bras autour du cou et lui dit : « Et qui diable aurait pu te
reconnaître, Ricote, avec cet habit que tu portes ? »
Après que Ricote eut parlé aux autres pèlerins, ils se retirèrent tous ensemble dans un
bosquet de peupliers assez éloigné de la grand-route. Ils se débarrassèrent de leurs bourdons, et
restèrent en manches de chemise. Tous portaient des bissacs bien fournis de choses appétissantes
qui font venir la soif à deux lieues de distance. Ils s’étendirent sur le sol et, prenant l’herbe pour
nappe, y disposèrent pain, sel, couteaux, noix, tranches de fromage, os de jambon dépouillés de
leur chair, mais qu’ils continuaient à sucer. Ils y mirent même du caviar, « grand allié de l’outre
». Il ne manquait pas d’olives bien sèches et savoureuses pour distraire la faim.
Mais rien ne put rivaliser, dans ce banquet, avec les six outres de vin : car chacun tira la
sienne de sa besace ; Ricote lui-même, qui de morisco s’était changé en Allemand, sortit son
outre, qui par la grandeur pouvait rivaliser avec les cinq autres. Ils commencèrent à manger
lentement et avec grand plaisir, savourant bien chaque bouchée, qu’ils prenaient à la pointe du
couteau, goûtant de chaque chose par petites quantités. Puis, d’un seul coup et tous en même
temps, ils levaient les outres en l’air : bouche au goulot, les yeux rivés au ciel, ils semblaient
viser une cible ; et ainsi, hochant la tête d’un côté et de l’autre, pour montrer le plaisir qu’ils y
prenaient, ils restèrent longtemps à transvaser dans leurs estomacs les entrailles des récipients.
Quatre fois, ils permirent aux outres de s’élever, mais à la cinquième ce ne fut plus possible, car
elles étaient désormais sèches et taries, ce qui tarit la joie qu’ils avaient jusque-là manifestée. De
temps en temps, l’un d’eux tendait la main à Sancho et disait : « Español y tudesqui, tuto uno :
bon compaño. » Et Sancho répondait : « Bon compaño, ¡ jura Di ! » en éclatant d’un rire qui
durait une bonne heure, sans plus rien se rappeler de ce qui lui était arrivé dans son
gouvernement. La fin du vin marqua le début d’un somme qui saisit tous les convives sur la
nappe improvisée, à l’exception de Ricote et de Sancho.
Nous venons de résumer l’une des pages les plus extraordinaires que la littérature
universelle ait consacrées au plaisir de manger et de boire. Les tristes déjeuners de l’ínsula
Barataria, avec la cuillerée de confiture et les quatre gorgées d’eau glacée, bues pour imiter les
collations à la mode de Madrid, sont complètement oubliés. Le merveilleux réside dans les
détails : les os de jambon bien nettoyés, qu’on continue à sucer ; le caviar, ami de l’outre ; les
olives sèches, pour distraire la faim : nourritures toutes savourées avec grand plaisir, en prenant
son temps, tandis que les pèlerins s’échangent les mots de la lingua franca. Et enfin, l’extase du
vin : les bouches collées au goulot des outres, les regards tournés vers le ciel, la tête qui
dodeline ; et le profond sommeil, le corps abandonné sur la nappe d’herbe. Cervantès est
rarement aussi intense et physique, même dans les autres pages écrites sous l’inspiration de
Sancho.
Ricote était un morisco, c’est-à-dire un de ces musulmans qui s’étaient convertis au
christianisme. Il en était resté plusieurs millions, surtout en Andalousie. Beaucoup étaient riches,
comme Ricote : ils travaillaient le cuir, fabriquaient des armes et de la poudre à fusil,
produisaient de la soie ; souvent, comme Ricote, ils rassemblaient et dissimulaient des trésors ;
d’autres, plus pauvres, élevaient des vers à soie, creusaient des canaux pour l’eau fertilisante,
entretenaient les murets des cultures en terrasses, conduisaient des mules, tenaient de petits
commerces qui concurrençaient les commerces chrétiens car, comme le disait le proverbe :
Quien tiene moro, tiene oro. Puis, à partir de 1569, de nombreux moriscos furent expulsés ; le roi
leur interdit d’emporter leurs biens avec eux et, au fil du temps, jour après jour, les uns après les
autres, tous les moriscos furent expulsés, jusqu’à l’époque de la publication de la seconde partie
de Don Quichotte. L’Islam espagnol disparut.
Les « vieux chrétiens », auxquels appartenait Sancho, les détestaient : ils les calomniaient,
les torturaient, les volaient ; ils violaient leurs femmes ; on répétait à qui mieux mieux que les
moriscos étaient dangereux et avaient l’intention de se révolter, avec le soutien du sultan de
Constantinople ou du bey d’Alger. Parmi les moriscos, certains, comme l’admettait Ricote lui-
même, nourrissaient « des projets insensés », autrement dit couvaient encore les idées de
rébellion qui les avaient inspirés lors du soulèvement de Grenade (1569). Mais beaucoup d’entre
eux, comme les proches de Ricote, étaient plus chrétiens que musulmans, ou opéraient une
synthèse des deux religions. Les autorités espagnoles avaient chassé leurs pères ; et ils
cherchaient en Europe, en Allemagne surtout, un lieu où cultiver leur religion sans être
persécutés. Ils souffraient de la nostalgie de l’exil : car ils voyaient l’Espagne comme leur patrie
naturelle. « Nous n’avons connu notre bonheur qu’après l’avoir perdu, disait Ricote ; et le désir
que nous avons presque tous de retourner en Espagne est si grand que la plupart de ceux (et ils
sont nombreux) qui parlent bien la langue, comme moi, y reviennent : tel est l’amour que nous
lui portons ; et je commence maintenant à éprouver combien est doux l’amour de la patrie »,
disait-il comme jadis Homère et après lui Ovide.
*
Le temps que Sancho avait passé avec Ricote ne lui permit pas d’atteindre dans la journée le
château du Duc. Arrivé à une demi-lieue, il fut surpris par une nuit assez sombre et nuageuse ;
mais, comme c’était l’été, il ne s’en alarma guère. Il s’écarta de la route dans l’intention
d’attendre le jour. Mais, alors qu’ils cherchaient un endroit où ils seraient plus à l’aise, l’âne et
lui tombèrent dans une cavité sombre et profonde. Sancho, à l’instant, se recommanda à Dieu de
tout son cœur, croyant que sa chute ne s’interromprait qu’au plus profond de l’abîme. Toutefois,
après quelques mètres, l’âne toucha le fond, avec Sancho toujours en croupe, et sans la moindre
égratignure. Sancho se palpa en retenant son souffle, pour voir s’il était entier ; se sentant sain et
sauf et intact, il n’eut de cesse de remercier Dieu. Puis il tâta de la main les parois de la cavité,
pour voir s’il lui était possible de sortir sans l’aide de personne ; mais il les trouva entièrement
lisses, sans aucun point d’appui. Cela l’angoissa terriblement.
« Qui aurait jamais dit, s’exclama alors Sancho Panza, que celui qui hier se voyait
gouverneur d’une ínsula devait aujourd’hui se voir enseveli dans une caverne, sans personne
pour le secourir. Je ne serai même pas aussi chanceux que mon maître don Quichotte, quand il
descendit dans la grotte enchantée de ce Montesinos, et y trouva des gens pour le traiter mieux
que chez lui. Il eut là des visions belles et sereines, tandis que je ne verrai ici, je suppose, que des
crapauds et des vipères. » Sancho ne comprenait pas que cette cavité sombre et profonde était,
pour lui, l’équivalent de la grotte de Montesinos pour don Quichotte : tout à la fois son au-delà et
son Hadès, même si c’étaient un ciel et un au-delà sans visions. « Ah ! pauvre de moi, se
lamentait-il, où m’ont mené mes folies et mes fantaisies ? D’ici, quand il plaira au ciel qu’on me
retrouve, on emportera mes os, bien lisses et blancs et rongés, et à côté ceux de mon âne. Ô mon
compagnon, mon ami, dit-il, tourné vers son grison, comme je t’ai mal récompensé de tes bons et
loyaux services ! Pardonne-moi, et conjure le sort du mieux que tu pourras, pour nous tirer de
cette malheureuse affaire. »
Après avoir passé la nuit dans des lamentations à faire pitié, comme le jour se levait, Sancho
vit dans sa pleine clarté qu’il était absolument impossible de sortir du puits, et commença à crier
pour voir si quelqu’un l’entendait ; mais c’était là « crier dans le désert ». Puis, sur un côté de la
cavité, il aperçut un trou, dans lequel une personne aurait pu se glisser. Il s’en approcha et,
s’aplatissant, y pénétra et remarqua qu’à l’intérieur le boyau était long et spacieux ; or il put
l’examiner, car il y entrait d’en haut un rayon de soleil qui l’éclairait tout entier. Il vit que la
galerie se dilatait et s’élargissait, formant une seconde cavité spacieuse ; avec une pierre, il
commença à gratter la terre autour du trou, si bien qu’en peu de temps il eut assez élargi celui-ci
pour y faire passer son âne.
Il prit le grison par le licol, et s’avança dans la grotte, pour chercher une issue de l’autre
côté. Il marchait tantôt dans la pénombre, tantôt sans lumière, mais jamais sans peur. « Oh, Dieu
tout-puissant ! murmura-t-il à part lui. Ce qui pour moi est une mésaventure aurait été une
aventure pour mon maître don Quichotte. Lui, pour sûr, aurait pris ces profondeurs et cette prison
pour des jardins et des palais, et aurait espéré déboucher de ce boyau tout noir dans une prairie
fleurie. » Ruminant ainsi ces pensées, il lui sembla avoir marché un peu plus d’une demi-lieue,
avant de distinguer, au bout, une clarté confuse qui lui sembla celle du jour.
Ce matin-là, don Quichotte lança Rossinante au galop et arriva si près d’un grand trou que
s’il n’avait tiré avec force sur la bride, les sabots de sa monture l’auraient entraîné dans le vide. Il
réussit à retenir la bête et ne tomba pas. S’approchant de plus près, sans mettre pied à terre, il
regarda dans ce gouffre : et comme il regardait, il entendit monter de grands cris ; il écouta
attentivement, et distingua une voix qui criait : « Holà ! Là-haut ! Y a-t-il un chrétien qui
m’entende ? Un chevalier charitable qui ait pitié d’un pécheur enterré vivant, d’un malheureux
gouverneur mal gouverné ? »
Il sembla à don Quichotte qu’il entendait la voix de Sancho Panza, et il resta stupéfait et
ébahi. Il cria, le plus fort qu’il put : « Qui va là ? Qui est-ce qui se lamente ?
— Et qui ça peut-il être, qui peut bien se lamenter, répondit la voix, sinon l’infortuné
Sancho Panza, gouverneur, pour ses péchés et son malheur, de l’ínsula Barataria, et qui fut
l’écuyer du célèbre chevalier don Quichotte de la Manche ? »
À ces mots, l’étonnement de don Quichotte redoubla, et sa stupéfaction grandit encore, car
la pensée lui vint que Sancho était mort, et que son âme était là en peine. C’était la première fois
qu’il se trouvait dans une telle situation : être à même de parler avec un mort, de lui porter
secours, d’obéir à ses requêtes, de descendre dans l’autre monde ; et peut-être de le ramener en
vie parmi les humains.
Don Quichotte dit alors : « Je t’en conjure, au nom de tout ce par quoi je peux te conjurer,
comme chrétien et comme catholique, dis-moi qui tu es. Et si tu es une âme en peine, dis-moi ce
que tu veux que je fasse pour toi. Si c’est ma profession de protéger et secourir tous ceux qui, en
ce monde, sont dans le besoin, ce le sera aussi d’aider et secourir les malheureux de l’autre
monde, qui ne peuvent s’aider seuls.
— Alors, répondit Sancho, vous qui me parlez devez être mon maître don Quichotte de la
Manche. C’est bien le son de sa voix, il n’y a pas de doute.

— Je suis don Quichotte, répliqua le chevalier, celui qui fait profession d’aider et secourir
dans la nécessité les vivants et les morts. Aussi, dis-moi qui tu es, car tu me fais perdre l’esprit.
Si tu es mon écuyer Sancho Panza, et que tu es mort ; si tu n’es pas descendu en enfer, enfin si
par la miséricorde de Dieu tu es au purgatoire, notre sainte mère l’Église catholique et romaine a
assez d’oraisons pour t’arracher à tes peines et, pour ma part, je les solliciterai d’elle autant que
je le pourrai.
— Par Dieu, je vous jure, répondit Sancho, que je suis votre écuyer Sancho Panza, et que je
n’ai jamais été mort un seul jour de ma vie. C’est juste qu’ayant quitté mon gouvernement, pour
toutes sortes de raisons qu’il faudrait plus de temps pour vous dire, hier soir je suis tombé dans
cette caverne où je me trouve, avec mon âne, qui vous dirait que je ne mens pas et, pour preuve,
est ici avec moi. »
On eût dit que l’âne avait compris ce que disait Sancho, car il se mit aussitôt à braire, si fort
que toute la caverne en résonna.
« Ô témoin incomparable, dit don Quichotte. Je reconnais ce braiment comme si je l’avais
enfanté, et ta voix aussi, mon cher Sancho. Attends-moi : j’irai au château du Duc, qui est près
d’ici, et j’en ramènerai des gens qui te sortiront de ce gouffre où tes péchés ont dû t’entraîner.
— Allez, monsieur, dit Sancho, et revenez vite, par le Dieu unique, car je ne puis supporter
d’être ainsi enterré vivant, et je me meurs de peur. »

1. Traduction d’Aline Schulman (N.d.T).


XVI
Les chausses démaillées
de don Quichotte
Les huit ou dix jours que Sancho Panza passa comme gouverneur de l’ínsula Barataria
furent très longs et pesants pour don Quichotte. D’abord, il se languissait de son écuyer, auquel il
était profondément lié ; ses observations lui manquaient, ses réflexions, son babil, et tous ses
proverbes qui n’en finissaient pas. Et puis il souffrait d’avoir abandonné, même pour peu de
temps, sa mission de chevalier errant ; il sentait que le monde avait besoin de son épée et de son
cheval ; il se sentait prisonnier, livré à la paresse, parmi les divertissements que le Duc et la
Duchesse lui offraient ; et il lui semblait devoir rendre compte au ciel de ces journées oisives. Un
soir, après avoir dîné, il se retira chastement dans sa chambre, sans laisser personne entrer chez
lui pour le servir. Il ferma sa porte et se déshabilla à la lumière de deux bougies de cire ; or, en
enlevant ses chausses vertes, « il sentit que s’échappaient non des soupirs, mais deux douzaines
de mailles d’une de ses chausses, ajourée comme un volet ». Don Quichotte en fut vivement
affligé : c’était l’un des plus graves indices de misère pour un hidalgo ; et, à ce moment-là, il eût
donné une once d’argent pour disposer d’un peu de fil de soie verte. Ces mailles filées, ces fils
verts manquants, qui en eux-mêmes n’avaient aucune importance, lui firent sentir cruellement sa
tristesse, sa misère, sa solitude.
Après le retour de Sancho de l’ínsula Barataria, le maître et le serviteur quittèrent ensemble
le palais du Duc et de la Duchesse, et reprirent le chemin sans but qui devait les ramener à leur
point de départ. Don Quichotte avait changé : passif, désenchanté, isolé, silencieux, avec une
sorte de répugnance pour la mission qu’il avait tant aimée. De nouveau, il aurait voulu imiter
Amadis, quand il changea de nom et prit celui de Beau Ténébreux. Et puis Dulcinée s’était
trouvée enchantée : une grossière paysanne qui puait l’ail ; c’est en vain qu’il rêvait d’un
désenchantement dont Sancho ne semblait pas pressé de se soucier. Il lui semblait être « né pour
vivre en mourant ». Quand il avait quitté sa maison, pour combattre les géants-moulins à vent et
les guerriers-moutons, il était dominé par l’imagination créatrice, par la manie la plus profonde et
la plus délirante. Or son imagination l’avait abandonné. Autrefois, toutes les auberges étaient
pour lui des châteaux, peuplés de monstres, de chevaliers et de dames. Et voilà que les auberges
étaient simplement des auberges, avec des aubergistes qui préparaient pour Sancho, et aussi un
peu pour lui, de maigres pitances.
Parvenu dans l’une de ces auberges, don Quichotte se retira dans sa chambre en attendant le
dîner. La chambre voisine n’était séparée de la sienne que par une mince cloison, et il entendit
dire : « Je vous en prie, don Jerónimo, en attendant qu’on nous apporte le dîner, lisons un autre
chapitre de la seconde partie de Don Quichotte de la Manche. » Don Quichotte ne le savait pas,
mais, après la première partie du livre que lui avait consacré Cid Hamet Benengeli, un faussaire,
sous le nom d’Alonso Fernández de Avellaneda, avait publié en 1614, à Tarragone, le Segundo
tomo del ingenioso hidalgo Don Quijote de la Mancha : livre médiocre et mystérieux, dont le
vrai nom de l’auteur ne nous est pas connu.
En entendant son nom, don Quichotte se leva aussitôt et resta, l’oreille tendue, à écouter ce
qui se disait. Il entendit don Jerónimo répondre : « Pourquoi donc voulez-vous que nous lisions
ces sottises, don Juan ? Qui a lu la première partie de Don Quichotte de la Manche ne peut
éprouver aucun plaisir à lire la seconde ! — Cela n’empêche pas de la lire », dit don Juan, et,
rappelant une phrase de Pline l’Ancien, il ajouta : « car il n’est pas de livre si mauvais qu’il n’ait
en lui quelque chose de bon. Ce qui me déplaît le plus dans cet ouvrage, c’est que don Quichotte
y soit décrit comme n’aimant déjà plus Dulcinée du Toboso. »
En entendant ces mots, don Quichotte, plein de colère et de dépit, éleva la voix et dit : «
Quiconque dira que don Quichotte de la Manche a oublié, ou peut oublier Dulcinée du Toboso,
je lui ferai comprendre les armes à la main combien il est éloigné de la vérité ; car on ne peut
oublier l’incomparable Dulcinée du Toboso, et chez don Quichotte, il n’y a pas de place pour
l’oubli. Son blason est la constance, et sa profession, de la garder avec douceur et sans aucun
effort.
— Qui est celui qui nous répond ? demanda-t-on dans l’autre chambre.
— Et qui cela peut-il être, intervint Sancho, sinon don Quichotte de la Manche en
personne ? »
À peine Sancho eut-il prononcé ces mots que par la porte de la chambre entrèrent deux
gentilshommes, et l’un d’entre eux, jetant les bras au cou de don Quichotte, lui dit : « Votre
présence ne peut démentir votre nom, et votre nom ne peut qu’accréditer votre présence ; sans
aucun doute, monsieur, vous êtes le vrai don Quichotte de la Manche, boussole et astre de la
chevalerie errante, n’en déplaise à celui qui a voulu usurper votre nom et réduire à néant vos
exploits, comme l’a fait l’auteur de ce livre que je vous remets. »
Il tendit à don Quichotte un livre ; sans dire un mot, l’hidalgo se mit à le feuilleter et le lui
rendit sans attendre en disant : « Si peu que j’aie vu de ce livre, j’ai déjà trouvé chez son auteur
trois choses à blâmer. La première, ce sont certains mots que j’ai lus dans le prologue ; l’autre,
que sa langue est aragonaise, car il écrit parfois sans articles ; la troisième, celle qui révèle le plus
son ignorance, c’est qu’il s’éloigne de la vérité dans la partie la plus importante de l’histoire : il
dit que la femme de Sancho Panza, mon écuyer, s’appelle Mari Gutiérrez. Or elle ne se nomme
pas ainsi, mais Teresa Panza ; et pour se tromper sur un point aussi important, il est à craindre
qu’il se trompe sur tous les détails de l’histoire. »
En réalité, le point souligné par don Quichotte n’avait guère d’importance : il était même
minime car, dans l’architecture du livre, le nom de la femme de Sancho Panza ne jouait aucun
rôle. D’ailleurs, si quelqu’un se trompait (parce qu’il voulait se tromper), c’était Cervantès. Le
roman parlait de Juana Gutiérrez, puis de Mari Gutiérrez, puis de Juana Panza, et de Teresa
Panza, et de Teresa Cascajo, de Teresa Sancha et enfin de Teresona et de Teresina. Comme dans
d’autres circonstances, mais jamais de façon aussi spectaculaire, Cervantès jouait avec les noms,
attribuant plusieurs noms à un personnage, et, en même temps, jouait avec les événements. Il
procédait ainsi afin de rendre les choses multiples, afin aussi de s’amuser de son livre, pour
lequel il avait autant de tendresse que Sancho pour son grison.
Les deux gentilshommes prièrent don Quichotte de venir dîner avec eux dans leur chambre.
Don Quichotte accepta l’invitation ; il conversa avec eux, répondant à leurs questions sur
Dulcinée du Toboso : « S’était-elle mariée, était-elle mère, ou enceinte, ou bien, ayant préservé
son intégrité, se souvenait-elle (dans les limites de l’honnêteté et de la décence) des amoureuses
pensées du seigneur don Quichotte ? »
Il répondit : « Dulcinée est toujours fille ; mes pensées, plus constantes que jamais ; sa
rigueur, aussi grande qu’autrefois ; sa beauté cachée sous les traits d’une vulgaire paysanne. »
Puis il raconta par le menu l’enchantement de Dulcinée, ce qui s’était passé dans la grotte de
Montesinos, l’ordre que le sage Merlin avait donné pour désenchanter Dulcinée, c’est-à-dire les
coups de fouet de Sancho.

« Si cela était possible, ajouta don Juan, il faudrait interdire à quiconque ne serait pas Cid
Hamet, son premier auteur, de se hasarder à traiter des aventures du grand don Quichotte, tout
comme Alexandre ne permit à personne de faire son portrait, sinon à Apelle. »
Une grande partie de la soirée se passa dans de tels propos ; don Juan aurait voulu faire lire
à don Quichotte d’autres passages du livre, pour écouter ses commentaires. Mais il ne put y
parvenir, car don Quichotte déclara que c’était comme s’il avait déjà lu l’ouvrage, qu’il le
trouvait absolument stupide et qu’il ne voulait pas que la nouvelle qu’il l’avait tenu entre ses
mains pût parvenir aux oreilles de son auteur. Ils lui demandèrent où son voyage le menait. Il
répondit : « À Saragosse, pour prendre part aux joutes d’armes qui se tiennent chaque année dans
cette ville. » Don Juan lui apprit que dans la nouvelle histoire d’Avellaneda, on racontait que don
Quichotte, ou qui que ce fût, y avait justement pris part au jeu de l’anneau. « Pour cette même
raison, repartit don Quichotte, je ne mettrai pas les pieds à Saragosse, et ferai ainsi savoir au
monde entier le mensonge de cet historien moderne, et tous verront que je ne suis pas le don
Quichotte dont il parle. »
*
Le faux Segundo tomo réapparut plusieurs fois dans le livre de Cid Hamet Benengeli, et
entre les mains du véritable don Quichotte. À Barcelone, où il arriva quelques jours plus tard, le
chevalier entra dans une imprimerie, lieu où il n’avait jamais pénétré ; et il vit « d’un côté le
tirage, de l’autre la correction des épreuves, ici la composition, là le report des corrections, enfin
tout le mécanisme que l’on voit dans les grandes imprimeries ». Don Quichotte s’approcha d’un
groupe d’ouvriers et leur demanda ce qu’ils faisaient ; les ouvriers lui donnèrent des
explications ; il en fut admiratif, et passa aux suivants. Avec un écrivain qui se trouvait là, il
parla d’un livre traduit de l’italien, Les Bagatelles, qui semble-t-il n’a jamais existé ; de certains
mots italiens, de l’art de la traduction ; du problème de la relation aux livres ; de Luz del Alma,
sans doute un catéchisme de frère Felipe de Meneses. Mais quand on lui montra le Segundo tomo
del ingenioso hidalgo Don Quijote de la Mancha, il donna des signes d’impatience et sortit de
l’imprimerie.
Quelque temps après, dans Don Quichotte, quelque chose de plus divertissant se produisit.
Dans le Segundo tomo apparaissait le personnage de don Alvaro Tarfe, qui n’avait aucun rapport
avec le roman de Cervantès. Mais Cervantès l’obligea à entrer dans son livre. Au chapitre LXXII
de la seconde partie, don Alvaro Tarfe rencontra don Quichotte sous le porche d’une auberge.
Don Quichotte lui dit : « Je vois, monsieur, que vous devez être, sans aucun doute, le don Alvaro
dont on parle dans la seconde partie de l’Histoire de don Quichotte de la Manche, récemment
imprimée et mise au jour par un auteur moderne.
— C’est moi-même, répondit don Tarfe, et ce don Quichotte, personnage principal de cette
histoire, fut un grand ami à moi. C’est moi qui l’ai tiré de son village, ou du moins, l’ai persuadé
de prendre part à des joutes qui se tenaient à Saragosse.
— Et dites-moi donc, seigneur Alvaro, si je ressemble un peu à ce don Quichotte dont vous
parlez.
— Pas du tout, répondit le gentilhomme, en aucune façon.
— Et ce don Quichotte, avait-il avec lui un écuyer nommé Sancho Panza ?
— Oui, tout à fait, et bien qu’il eût la réputation d’être très fort plaisant, je ne lui ai jamais
entendu dire un bon mot qui le fût vraiment.
— Je le crois bien, dit alors Sancho, donnant libre cours à son tempérament mobile et
emporté, car ce n’est pas donné à tout le monde de faire des bons mots ; et ce Sancho dont vous
parlez, monsieur, doit être une grande fripouille et aussi un voleur ; car le vrai Sancho Panza,
c’est moi, qui ai plus de bons mots que s’il en pleuvait ; et si vous ne me croyez pas, jugez par
vous-même et suivez-moi pendant au moins une année ; vous verrez qu’il m’en sort de la bouche
à tout moment, tellement et si drôles que sans savoir moi-même parfois ce que je dis, je fais rire
tous ceux qui m’écoutent. Et le vrai don Quichotte de la Manche, le fameux, le valeureux, le
sage, l’amoureux, le redresseur de torts, le soutien des pupilles et des orphelins, le protecteur des
veuves, celui qui a pour unique dame l’incomparable Dulcinée du Toboso, c’est ce seigneur ici
présent, qui est mon maître. Tout autre don Quichotte et tout autre Sancho Panza ne sont que
songes et mensonges. »

Ainsi, d’un même mouvement vif et rapide, le livre de Cervantès s’empara d’un personnage
d’Avellaneda et se l’appropria, le fit devenir l’un de ses personnages, puis l’expulsa, le
précipitant dans le vide de la littérature sans existence.
*
À Barcelone, don Quichotte fut accueilli dans la grande demeure patricienne d’un
gentilhomme riche et intelligent, Antonio Moreno. Son hôte l’accompagna dans une pièce à
l’écart, dont l’unique ornement était une table qui semblait être de jaspe, soutenue par un pied de
la même matière ; et sur la table se trouvait un buste qui semblait de bronze, pareil à ceux des
empereurs romains.
« Maintenant que je suis certain, seigneur don Quichotte, dit don Antonio, que personne ne
nous entend et que la porte est fermée, je voudrais vous raconter l’une des plus étranges
aventures, ou plutôt, l’une des choses les plus curieuses qu’on puisse imaginer, à condition que
vous enfouissiez tout ce que je vous dirai dans les plus profonds replis du secret.
— Je le jure, répondit don Quichotte, et pour plus de sûreté, je mettrai une pierre dessus ;
car je veux que vous sachiez, don Antonio, que vous parlez à un homme qui, bien qu’il ait des
oreilles pour entendre, n’a point de langue pour parler.
— Sur la foi de cette promesse, dit don Antonio, je veux vous faire voir et entendre des
choses qui vous laisseront incrédule. »

Don Quichotte attendait de voir où toutes ces précautions les mèneraient. Alors don Antonio
lui prit la main, et la passa sur la tête de bronze, sur toute la surface de la table et sur le pied de
jaspe. Puis il dit : « Cette tête, seigneur don Quichotte, a été conçue et fabriquée par l’un des plus
grands enchanteurs et magiciens du monde ; je crois qu’il était d’origine polonaise et disciple du
fameux Escotillo dont on a conté tant de merveilles. Il a logé ici dans ma maison et, pour la
somme de mille écus, m’a fait cette tête, qui a la vertu et la propriété de répondre à toutes les
questions qu’on lui pose à l’oreille. Il étudia les rhombes, traça des signes, observa les astres,
scruta les points, et pour finir la créa avec la perfection que nous lui verrons demain. »
Le lendemain, don Antonio fit l’expérience de la tête enchantée, qui avait derrière elle une
très longue tradition. Avec don Quichotte, Sancho, ainsi que deux amis et deux dames, il
s’enferma dans la pièce où était la tête. Il leur expliqua les propriétés de cette tête, tout en leur
recommandant le secret, et dit que c’était la première fois qu’il en mettait les vertus à l’épreuve.
Le premier qui s’approcha de l’oreille de la statue fut don Antonio, qui dit à mi-voix, mais
de façon à être entendu de tous : « Dis-moi, ô tête, par la vertu qu’en toi tu renfermes, quelles
sont en ce moment mes pensées ? »
Et la tête, sans remuer les lèvres, d’une voix claire et distincte, qui put être entendue de tous,
lui répondit : « Je ne devine pas les pensées. »
En entendant cela, tous demeurèrent ébahis, surtout en voyant que dans toute la chambre et
autour de la table il n’y avait pas un être humain qui aurait pu répondre.
« Combien sommes-nous ici ? » demanda alors don Antonio.
Et il lui fut répondu de la même façon, doucement : « Il y a ta femme et toi, avec deux de tes
amis, deux amis de ta femme, et un illustre chevalier appelé don Quichotte de la Manche, ainsi
que son écuyer, qui a pour nom Sancho Panza. »
À nouveau, stupéfaction ; et alors tous eurent vraiment, d’effroi, les cheveux dressés sur la
tête ! Don Antonio, s’éloignant de la statue, déclara : « Cela suffit à me convaincre qu’on ne m’a
pas trompé, quand on me l’a vendue. Tête savante, tête parlante, tête répondante, ô admirable
tête ! Qu’un autre s’avance, et lui demande ce qu’il veut. »
Les amis, les amies, la femme de don Antonio posèrent leurs questions. Puis don Quichotte
s’approcha : « Dis-moi, ô toi qui réponds : était-ce songe ou réalité, ce que je dis qui m’est arrivé
dans la grotte de Montesinos ? Mon écuyer Sancho recevra-t-il pour de bon ses coups de fouet ?
Et le désenchantement de Dulcinée aura-t-il lieu ?
— Pour ce qui est de la grotte, répondit la tête, il y a beaucoup à dire : un peu de tout ; les
coups de fouet de Sancho suivront lentement leur cours ; le désenchantement de Dulcinée
prendra effet en temps voulu.
— Je n’en demande pas plus, dit don Quichotte. Si je vois Dulcinée désenchantée, je jugerai
que me sont venus d’un coup tous les bonheurs que je peux désirer. »

Or les événements de la grotte de Montesinos, de même que l’enchantement de Dulcinée,


avaient été racontés dans la seconde partie de Don Quichotte, pas encore publiée à ce moment.
La tête enchantée possédait donc une connaissance irrationnelle et magique de la vie de don
Quichotte, pour avoir fourni des réponses qu’elle ne pouvait connaître.
Les questions et les réponses prirent fin, mais pas l’étonnement dans lequel tous restèrent
plongés, excepté les deux amis informés du trucage. Cid Hamet Benengeli voulut aussitôt
expliquer celui-ci, « pour ne pas laisser le monde en suspens ». Il raconta donc que don Antonio
avait fait faire chez lui cette tête sur le modèle d’une autre qu’il avait vue à Madrid, conçue par
un vendeur d’estampes. Elle était ainsi faite : le plateau de la table était en bois peint et verni
imitant le jaspe, et le pied qui le portait était du même bois. La tête, couleur de bronze comme un
buste d’empereur romain, était entièrement creuse, de même que le plateau de la table, dans
lequel elle s’encastrait si exactement qu’on ne voyait aucune trace de jointure. Le pied de la table
était creux lui aussi ; et tout cela communiquait avec une pièce située à l’étage au-dessous. Dans
la cavité du pied, de la table, du cou et des épaules passait un tube de fer-blanc très exactement
emboîté. La personne qui devait répondre se plaçait dans la pièce du bas, la bouche collée au
tube, de sorte que la voix allait de haut en bas et de bas en haut, avec des paroles claires et
articulées, et l’on ne pouvait déceler l’astuce. Celui qui parlait était un neveu de don Antonio, un
étudiant vif et intelligent. Comme son oncle lui avait dit auparavant quelles personnes devaient
ce jour-là entrer dans la pièce, il lui fut aisé de répondre promptement et avec précision aux
premières questions ; pour les autres, il lui fallut conjecturer et, comme il était adroit, il répondit
adroitement.
Cid Hamet Benengeli ajoute que ce surprenant mécanisme continua de fonctionner encore
dix ou douze jours. Quand la nouvelle se répandit dans la ville que don Antonio avait une tête
enchantée, ce gentilhomme craignit de voir la chose arriver aux oreilles des vigilantes sentinelles
de la foi catholique. Aussi alla-t-il expliquer aux inquisiteurs de quoi il s’agissait ; ceux-ci lui
ordonnèrent de détruire la tête, pour que la foule ignorante n’en fût pas scandalisée. Mais don
Quichotte et Sancho Panza restèrent dans la conviction que la tête répondait.
*
Un matin, comme don Quichotte allait se promener sur le rivage de la mer, tout équipé de
ses armes car sans elles il ne se sentait pas à son aise, il vit venir à sa rencontre un chevalier,
armé lui aussi de pied en cap. Ce chevalier portait, peinte sur son écu, une lune resplendissante ;
et, arrivé à portée de voix, il dit bien fort : « Illustre chevalier don Quichotte de la Manche, qu’on
ne louera jamais assez, je suis le Chevalier de la Blanche Lune. Mes exploits inouïs t’auront sans
doute fait connaître mon nom. Je viens me mesurer à toi et éprouver la force de ton bras, pour te
faire reconnaître que ma dame, quelle qu’elle soit, est plus belle sans comparaison que ta
Dulcinée du Toboso. Si tu confesses clairement cette vérité, tu t’épargneras la mort, et, à moi, la
peine que je devrai prendre à te l’infliger. Si, en revanche, tu choisis de combattre et que tu
l’emportes, ma vie sera à ta merci, mes dépouilles, armes et cheval, seront à toi, et la renommée
de mes entreprises viendra accroître la tienne. »
Don Quichotte fut très surpris, tant de l’arrogance du Chevalier de la Blanche Lune que du
motif pour lequel il le défiait ; et posément, avec une contenance sévère, il lui répondit : «
Chevalier de la Blanche Lune, dont les hauts faits jusqu’ici ne me sont nullement parvenus, je
vous ferai jurer que vous n’avez jamais vu l’illustre Dulcinée. Si vous l’aviez vue, je sais que
vous n’auriez pu soutenir une telle prétention, car sa vue vous aurait désabusé et convaincu qu’il
n’y a jamais eu, qu’il ne peut y avoir, de beauté comparable à la sienne. Je relève votre défi aux
conditions que vous avez indiquées, et sur-le-champ. La seule condition que je rejette, c’est
d’accroître ma renommée de celle de vos entreprises, car j’ignore tout à fait de quel genre elles
sont. Les miennes me suffisent, telles qu’elles sont. »
Ce matin-là, sur le rivage de Barcelone, don Quichotte atteint le sommet de son héroïsme
mental. Quelques jours plus tôt, parlant avec don Juan, il avait dit que la beauté de Dulcinée avait
laissé la place aux traits « d’une vulgaire paysanne ». Il continuait à le croire. L’enchantement de
Dulcinée était la plus grande tragédie de sa vie ; et depuis qu’il avait vu cette fille à la face ronde,
au nez écrasé, à l’haleine empestée d’ail, sa vie en avait été bouleversée, presque anéantie. Son
imagination créatrice s’était évanouie. Pour employer une expression qu’il affectionnait, il était
un mort vivant. Et pourtant, même en ce moment tragique, il continua d’exalter la beauté
inexistante de l’inexistante Dulcinée, qui emplissait son âme, plus resplendissante que n’importe
quelle beauté réelle.
Don Quichotte se recommanda de tout son cœur au ciel et à sa dame, et prit un peu de
champ, car il vit que son adversaire procédait ainsi. Sans aucune sonnerie de trompette ou de tout
autre instrument, tous deux au même instant firent tourner bride à leur cheval. Celui du Chevalier
de la Blanche Lune était plus rapide : l’inconnu arriva sur don Quichotte aux deux tiers de sa
course, et se jeta alors sur lui avec une si grande vigueur, sans le toucher de sa lance (qu’il leva,
comme par un fait exprès), qu’il renversa à terre Rossinante et son cavalier. Il fut aussitôt sur lui
et, pointant sa lance sur sa visière, lui dit : « Vous êtes vaincu, chevalier, et même mort, si vous
ne reconnaissez pas les conditions de notre défi. »
Don Quichotte, tout moulu et étourdi, sans soulever sa visière, comme s’il parlait du fond de
la tombe, dit d’une voix faible et mal assurée : « Dulcinée du Toboso est la plus belle femme du
monde, et moi le plus malheureux chevalier de la terre … Pousse ta lance, chevalier, et ôte-moi
la vie, car j’ai perdu l’honneur.
— Je n’en ferai certes rien, dit le Chevalier de la Blanche Lune. Vive tout entière la
renommée de la beauté de madame Dulcinée du Toboso ! Il me suffit que le grand don Quichotte
se retire pour un an dans son village, ou jusqu’au terme que je lui fixerai, comme nous en
sommes convenus avant d’engager ce combat. »
On souleva don Quichotte et, alors qu’on lui découvrait le visage, il apparut très pâle et en
sueur. Jamais comme en ce moment ne se révélèrent la faiblesse et la fragilité de son corps : il
était toujours vaincu, jour après jour, mais sa foi dans la beauté de la « femme qu’on ne trouve
point » restait invincible. Sancho, triste et désolé, ne savait que dire ni que faire : il lui semblait
que tout ce qui s’était passé était un rêve, et toute cette machination, une sorte d’enchantement. Il
voyait son maître vaincu, contraint à ne plus prendre les armes pendant un an ; l’éclat glorieux de
ses entreprises lui paraissait terni, évanouies les espérances de ses nouvelles promesses, comme
la fumée se dissipe dans le vent.
Don Antonio Moreno suivit le Chevalier de la Blanche Lune, que suivait ou plutôt
poursuivait aussi une troupe de jeunes gens qui le cernèrent dans une auberge, au centre de la
ville. Don Antonio y entra, avide de savoir qui était le Chevalier de la Blanche Lune.
Celui-ci lui dit : « Je sais, monsieur, que vous êtes venu pour savoir qui je suis ; et comme je
n’ai aucune raison de ne pas vous le dire, je vous le dirai sans altérer la vérité des faits. Sachez,
monsieur, qu’on m’appelle le bachelier Samson Carrasco ; je suis du même village que don
Quichotte de la Manche, dont l’absurde folie emplit de compassion tous ceux qui le connaissent.
Convaincu que son salut réside dans le repos, j’ai conçu un plan pour le contraindre à demeurer
un an dans sa maison ; c’est ainsi que, voici trois mois, je l’ai affronté vêtu en chevalier errant,
prétendant m’appeler le Chevalier aux Miroirs. J’avais mis comme condition à notre duel que le
vaincu resterait à la merci du vainqueur ; je pensais lui demander de retourner dans son village et
de n’en pas sortir de toute une année. Le sort en disposa autrement, puisque c’est lui qui fut
vainqueur. Il a poursuivi son chemin, et je m’en suis retourné, vaincu et froissé de ma chute,
mais sans que m’ait quitté pour autant le désir de l’affronter à nouveau et de le vaincre, comme
on l’a vu aujourd’hui. Et comme il observe très loyalement les règles de la chevalerie errante, il
ne fait pas de doute que pour tenir parole il observera ce que je lui ai imposé. Je vous supplie de
ne pas me trahir, et de ne pas dire à don Quichotte qui je suis, afin que mes bonnes intentions
soient suivies d’effet, et que retrouve son jugement un homme qui l’avait fort bon.
— Ah, monsieur, dit don Antonio, que Dieu vous pardonne le tort que vous causez à tout le
monde, de vouloir faire devenir sage le fou le plus sympathique qui soit ! Ne voyez-vous pas,
monsieur, que l’avantage que peut produire l’assagissement de don Quichotte ne pourra jamais
égaler le plaisir qu’il nous donne avec toutes ses folies ? Mais je crois pour ma part que l’habileté
de monsieur le bachelier ne suffira pas à rendre sage un homme tout à fait fou. Et si ce n’était pas
contraire à la charité, je dirais que don Quichotte ne doit jamais guérir, car s’il guérissait nous
perdrions non seulement ses plaisantes facéties, mais aussi celles de son écuyer Sancho Panza,
dont une seule suffirait à égayer la mélancolie en personne. Néanmoins, je me tairai et ne dirai
rien, pour voir si j’ai raison de croire que le plan de messire Carrasco ne servira à rien. »
*
Quand il sortit de Barcelone, don Quichotte se retourna pour voir l’endroit où il était tombé,
et répéta les paroles d’Énée en pleurs, quand il quitta les rivages et les ports de sa patrie, et les
plaines : « Ubi Troia fuit. » « Ici fut Troie », dit aussi don Quichotte. Mais si Énée avait versé
des larmes douces devant Didon et les Carthaginois qui l’écoutaient en silence, don Quichotte
répéta cinq fois ce terrible ici, signe de fureur, de rage, de protestation, de colère, de drame, de
désastre. « Ici fut Troie ! Ici ma mauvaise étoile, et non ma couardise, m’a ravi la gloire acquise,
ici la fortune a usé avec moi de ses tours et de ses détours, ici mes exploits se sont ternis, ici
enfin mon bonheur s’est effondré pour ne jamais plus se relever. »
XVII
La mort
À la fin, Dulcinée fut libérée de l’enchantement qui la tenait prisonnière dans un corps de
vulgaire paysanne. Ce fut une entreprise ardue. Malgré l’insistance de don Quichotte, Sancho
n’avait nulle envie de fouetter, ni même d’effleurer ou flatter son séant délicat et bien charnu : «
Monsieur, disait-il, à vous dire vrai, je ne parviens pas à me convaincre que les coups de fouet
sur mes fesses aient quoi que ce soit à voir avec le désenchantement des enchantés. Ce serait
comme dire : “Si vous avez mal à la tête, mettez du baume sur vos genoux”. »
Ce fut l’argent qui désenchanta Dulcinée, comme on pouvait le supposer, étant donné
l’avidité de Sancho. Don Quichotte lui offrit une compensation, sans savoir si celle-ci s’accordait
avec la cure : il craignait de compromettre les résultats de la médecine. Mais — se dit-il ensuite
— il ne perdait rien à essayer. À cette proposition, Sancho ouvrit tout grands les yeux et les
oreilles et dit à son maître : « Dites-moi, monsieur : combien me donnerez-vous pour chaque
coup de fouet ?

— Si je devais te payer, Sancho, répondit don Quichotte, comme le méritent la grandeur et


la qualité de ce remède, le trésor de Venise et les mines du Potosí n’y suffiraient pas ; fais toi-
même le compte, et fixe le prix de chaque coup de fouet.
— Il y en a, dit Sancho, trois mille trois cents et des poussières ; je m’en suis déjà donné
cinq ; restent les autres ; mettons lesdites poussières dans les cinq, cela nous fait trois mille trois
cents, ce qui, à un quart de réal l’un (je ne descendrai pas plus bas, même si le monde entier vient
me l’ordonner), fait trois mille trois cents quarts de réal ; les trois mille quarts font mille cinq
cents demi-réaux, soit sept cent cinquante réaux ; et les trois cents font cent cinquante demi-
réaux, soit soixante-cinq réaux, lesquels, ajoutés aux sept cent cinquante, font en tout huit cent
vingt-cinq réaux, dit Sancho, dans un élan d’éloquence où l’avidité s’unissait à la précision.
— Ah, bon Sancho, sois béni ! s’écria don Quichotte. Chaque jour que le ciel t’accordera de
vivre, Dulcinée et moi serons tes obligés. Si elle retrouve son être premier (et il est impossible
qu’elle ne le retrouve pas) son malheur aura été bonheur, et ma défaite, la plus heureuse des
victoires. Voyons donc, Sancho, quand tu voudras commencer ta pénitence. Pour te hâter un peu,
je te donne cent réaux de plus.
— Quand ? dit Sancho. Cette nuit, sans faute. Faites, monsieur, que nous la passions dans
un champ à la belle étoile, et vous verrez comme je m’ouvrirai les chairs. »
Vint enfin le soir que don Quichotte attendait avec la plus grande impatience du monde, car
il lui semblait, comme aux amoureux, que le jour s’étirait plus que d’ordinaire. Ils pénétrèrent
alors sous un bouquet d’arbres qui se trouvait à quelque distance de la route, s’allongèrent sur
l’herbe et dînèrent avec les provisions de Sancho. Celui-ci, avec la longe et le licol de l’âne, se fit
un fouet et se retira à vingt pas de son maître, parmi les hêtres. Il se dévêtit jusqu’à la ceinture et,
saisissant la corde, il commença à se fouetter, et don Quichotte à compter les coups. Sancho
pouvait bien s’en être donné sept ou huit quand la plaisanterie lui sembla trop pesante, et son
dédommagement trop bon marché ; il s’interrompit un moment : il dit à son maître qu’il se
sentait floué, car chacun de ces coups de fouet méritait d’être payé un demi-réal, et non un quart.
« Continue, Sancho, et ne faiblis pas, dit don Quichotte, je doublerai ton salaire.
— Alors, dit Sancho, à la grâce de Dieu, et allons-y pour les coups. »
L’écuyer cessa de diriger les coups sur son séant : il donnait du fouet contre les arbres,
poussant de temps en temps des soupirs qui semblaient chaque fois lui arracher l’âme. Don
Quichotte craignit qu’il n’y laissât la peau, et lui dit : « Par ta vie, Sancho, laissons là l’affaire
pour l’instant, car le remède me semble trop rude ; mieux vaut donner du temps au temps. Tu t’es
infligé plus de mille coups, si j’ai bien compté ; cela suffit pour l’instant ; au baudet la charge,
pour parler vulgairement, et non la surcharge.
— Non point, monsieur, répondit Sancho, qu’on n’aille pas dire de moi : “Payé d’avance,
trop tard livré”. Éloignez-vous un peu, et laissez-moi me donner au moins mille coups de plus.
— Puisque tu montres tant de bonne volonté, dit don Quichotte, que le ciel t’assiste.
Fouette, je vais m’éloigner. »
Sancho se remit à la tâche avec courage : il avait déjà arraché l’écorce de plusieurs arbres,
tant il se donnait le fouet avec acharnement ; et une fois, élevant la voix, et portant à un hêtre un
coup formidable, il s’écria : « Mort à Samson et tous les Philistins ! »
En entendant le son de sa voix douloureuse et le choc de l’implacable fouet, don Quichotte
courut s’emparer du licol tressé qui servait de discipline à Sancho et lui dit : « Le ciel te garde,
cher Sancho, de perdre la vie pour me complaire ; Dulcinée attendra un moment meilleur ; et
moi, je me tiendrai dans les limites d’une proche espérance, en attendant que tu retrouves de
nouvelles forces.
— Très bien, du moment que c’est vous qui le voulez, dit Sancho. Couvrez-moi les épaules
de votre cape : je suis en sueur et ne voudrais pas prendre froid. »
Don Quichotte s’exécuta et resta en manches de chemise pour couvrir Sancho, qui dormit
jusqu’au moment où le soleil le réveilla. Ils reprirent alors leur voyage, et firent halte dans une
bourgade à trois lieues de là. Ils descendirent dans une auberge : don Quichotte la reconnut pour
telle, sans y voir un château aux douves profondes, avec tours et pont-levis. Depuis que Samson
Carrasco l’avait vaincu, il raisonnait de toutes choses avec plus de jugement.

La nuit suivante, Sancho mena sa pénitence à son terme. Don Quichotte en fut transporté de
joie ; et il attendait le jour, dans l’espoir de rencontrer en route sa dame Dulcinée, désormais
désenchantée. Poursuivant son chemin, il observait attentivement chaque dame qu’il croisait, au
cas où elle serait Dulcinée du Toboso, certain qu’il était que les promesses de Merlin ne
pouvaient mentir. C’est dans de ces pensées et ces espérances qu’ils gravirent une côte du haut
de laquelle ils découvrirent leur village. Quand il le vit, Sancho s’agenouilla et dit : « Ouvre les
yeux, patrie désirée, et tu verras revenir à toi Sancho Panza, ton enfant, sinon bien riche, du
moins bien fouetté. Ouvre les bras et reçois aussi ton fils don Quichotte qui, s’il revient vaincu
par le bras d’un autre, revient vainqueur de lui-même. Comme lui-même me l’a dit, c’est la plus
grande victoire que l’on puisse désirer. »
*
Quand ils entrèrent dans le village, Sancho Panza et son maître se rendirent dans la maison
de don Quichotte, où ils trouvèrent la gouvernante et la nièce, auxquelles était parvenue la
nouvelle de leur arrivée. Elle était parvenue en même temps à Teresa Panza, la femme de
Sancho, qui tout échevelée et à demi vêtue, tenant par la main sa fille Sanchica, courut voir son
mari ; ne le trouvant pas assez élégant, comme devait l’être à son avis un gouverneur, elle lui
dit : « Comment se fait-il, mon mari, que tu reviennes ainsi à pied et les pieds nus ? Tu as plus
l’air mal gouverné que gouverneur !
— Tais-toi, Teresa, dit Sancho, le fumet ne fait pas le rôt ; rentrons chez nous, et tu en
entendras de belles. »
Sanchica embrassa son père, et lui demanda s’il lui avait rapporté quelque chose : elle
l’attendait comme pluie en mai ; puis elle le prit par la ceinture, tandis que sa mère le tenait par
la main, et ils rentrèrent au logis, laissant don Quichotte chez lui, entre les mains de sa nièce et
de sa gouvernante, en compagnie du curé et du bachelier.
Don Quichotte, aussitôt, prit à part le bachelier et le curé, et en quelques mots leur conta sa
défaite et sa promesse de ne pas sortir du village pendant un an. Il entendait respecter cette
obligation à la lettre, sans la moindre infraction, comme un vrai chevalier errant.
Au moment où don Quichotte s’y attendait le moins survinrent la conclusion et le terme de
sa vie. Était-ce mélancolie de se voir vaincu, ou disposition du ciel qui le voulait ainsi ? Une
fièvre le prit, qui le tint sept jours au lit. Durant ce temps, il reçut plusieurs fois la visite du curé,
du bachelier et du barbier ; Sancho Panza ne quitta pas son chevet. Tous croyaient que ce qui le
tenait dans cet état, c’était la mélancolie de se savoir vaincu, et de ne pas voir exaucé son espoir
de libération et de désenchantement de Dulcinée. Ils s’efforçaient de l’égayer par tous les
moyens possibles.
Ses amis appelèrent un médecin ; celui-ci lui prit le pouls, qui ne lui plut guère ; il lui dit, à
toutes fins utiles, de songer au salut de son âme, car celui de son corps était en péril. Don
Quichotte l’écouta l’esprit serein ; mais la gouvernante, la nièce et l’écuyer se mirent à pleurer
tendrement, comme s’ils le voyaient déjà mort. Le médecin ordonna de cesser pleurs et
affliction. Don Quichotte demanda à rester seul, car il voulait dormir un peu. Il dormit pendant
plus de six heures, au point que la gouvernante et la nièce pensèrent qu’il n’allait plus se
réveiller. Au contraire, il s’éveilla et poussa un grand cri. Cervantès reprend les paroles qui dans
les Évangiles annoncent la mort du Christ : « Jesus autem iterum clamans voce magna emisit
spiritum » (Mt 27, 50) ; « Jesus autem emissa voce magna expiravit » (Mc 15, 37) ; « Et clamans
voce magna Jesus ait : Pater in manus tuas commendo spiritum meum » (Lc 23, 46). Le
Chevalier de la Manche, aux Lions et à la Triste Figure, sur le point de mourir, fait comme
allusion au sacrifice du Christ, qu’il a imité dans ses aventures, ses vicissitudes et ses infortunes,
si burlesques qu’elles aient pu être. Pour Dostoïevski, don Quichotte avait été un Christ
comique : merveilleux justement parce qu’il était en même temps ridicule. « Ce livre, insista
Dostoïevski, est le plus triste des livres, l’homme n’oubliera pas de le prendre avec lui lors du
Jugement dernier. »
Poussant, donc, un grand cri, don Quichotte s’exclama : « Béni soit le Dieu tout-puissant,
qui m’a fait tant de bien ! En vérité, sa miséricorde est sans limites, et les péchés des hommes ne
peuvent ni l’altérer ni la lasser. »
La nièce prêta attention aux propos de son oncle, qui lui semblèrent plus sensés que ceux
qu’il tenait d’ordinaire, du moins au cours de cette maladie, et lui demanda : « Que dites-vous,
monsieur ? Y a-t-il du nouveau ? De quelle miséricorde parlez-vous, ou de quels péchés des
hommes ?
— La miséricorde, ma nièce, est celle que m’a accordée en cet instant le Seigneur dont, je
l’ai dit, mes péchés n’ont point lassé la bonté. J’ai désormais un jugement clair et limpide, libre
des brumes obscures de l’ignorance qu’y avait jetées ma lecture constante et funeste des
détestables ouvrages de chevalerie. Je reconnais aujourd’hui leur folie et leurs trompeuses
illusions ; et la seule chose qui me chagrine est que mon illusion se dissipe trop tard pour me
laisser le temps de m’amender en lisant d’autres livres qui sont la lumière de l’âme. Je me sens,
ma chère nièce, au seuil de la mort, et je voudrais m’y préparer de façon à faire comprendre que
ma vie n’a pas été si mauvaise qu’elle me laisse à jamais la réputation d’un fou. S’il est vrai que
je l’ai été, je ne voudrais pas confirmer cette vérité dans ma mort. »
Par ces paroles, prononcées presque à l’heure de la mort, don Quichotte tire un voile sombre
sur sa vie récente, depuis le jour où il avait quitté sa maison et s’était jeté avec toute son
imagination dans la folie chevaleresque. Mais ces propos sont tenus par don Quichotte — pas par
Cervantès ni par Cid Hamet Benengeli. À la différence de don Quichotte, les deux narrateurs du
livre ne pensent pas du tout avoir seulement évoqué les « brumes obscures » venues des livres de
chevalerie. La vie de don Quichotte avait été si riche, si complexe, si divertissante, si fantastique,
si invraisemblable, si impossible, qu’elle ne pouvait être comprise en aucune formule, pas même
chrétienne.
À ce moment entrèrent dans la maison le curé, le bachelier Samson Carrasco et maître
Nicolas, le barbier. Dès qu’il les vit, don Quichotte leur dit : « Félicitez-moi, mes bons amis, car
je ne suis plus don Quichotte de la Manche, mais Alonso Quijano, à qui ses bonnes mœurs
méritèrent le nom de Bueno. Je suis maintenant ennemi d’Amadis de Gaule et de toute la
multitude infinie de son lignage ; me sont odieuses, désormais, toutes les histoires profanes de la
chevalerie errante ; je reconnais maintenant ma sottise, et le péril de ces lectures ; en ayant fait
l’expérience en personne, par la miséricorde de Dieu, désormais je les abhorre. »
Ainsi don Quichotte prit à l’improviste un autre nom. Avant de s’inventer le nom de don
Quichotte de la Manche, il s’était appelé, comme le disent les premières pages du livre, Quijada
ou Quesada ou Quijana. Il s’appelle maintenant Alonso Quijano el Bueno. Nous ignorons quand
il a porté ce nom ; nous ne savons même pas s’il l’a vraiment porté ; tout donne à penser que ce
nom vient seulement de naître, pour l’accompagner dans les derniers événements, doux et tristes,
de sa vie.
Quand ses amis entendirent son nouveau nom et ses propos, ils crurent qu’une nouvelle
folie s’était emparée de lui. Et Samson Carrasco lui dit : « Est-ce maintenant, seigneur don
Quichotte, quand nous apprenons que madame Dulcinée est désenchantée, que vous venez nous
conter cela ? Taisez-vous, pour l’amour de vous, reprenez-vous et cessez de dire des sottises.
— Je sens, messieurs, que la mort me hâte, dit don Quichotte. Trêve de plaisanteries, faites-
moi venir un confesseur qui me confesse et un notaire qui dresse mon testament. En des
moments comme celui-ci, l’homme ne doit pas plaisanter avec son âme. »
Ils se regardèrent tous, surpris des paroles de don Quichotte et, malgré leurs doutes, furent
enclins à le croire. L’un des signes qui leur fit supposer qu’il était près de mourir fut la facilité
avec laquelle, de fou, il était devenu sage, car aux paroles déjà prononcées il en ajouta beaucoup
d’autres si bien à propos, si chrétiennes et si cohérentes qu’elles dissipèrent tous leurs doutes et
les convainquirent qu’il était sage.
Le curé resta seul avec don Quichotte et le confessa. Le bachelier alla chercher le notaire et
revint peu après avec lui et avec Sancho Panza ; et Sancho, que le bachelier avait déjà informé de
l’état où était son maître, voyant la gouvernante et la nièce en larmes, se mit lui aussi à pleurer.
La confession achevée, le curé sortit en disant : « Il est vrai qu’il se meurt, et il est vrai qu’il
meurt sage, Alonso Quijano el Bueno. Vous pouvez faire entrer le notaire. »
Cette nouvelle eut un effet terrible sur les yeux gonflés de la gouvernante, de la nièce et de
Sancho Panza qui versèrent des flots de larmes, et leur arracha de la poitrine mille profonds
soupirs ; car, à vrai dire, aussi bien quand il était Alonso Quijano el Bueno que lorsqu’il était
devenu don Quichotte de la Manche, il avait toujours été d’un tempérament doux et de manières
agréables, et pour cela il était aimé non seulement de ceux de sa maison, mais de tous ceux qui le
connaissaient.
« Messieurs, dit enfin don Quichotte, j’ai été fou et me voilà sage. J’ai été don Quichotte de
la Manche, et désormais, je l’ai dit, je suis Alonso Quijano el Bueno. Puissent mon repentir et ma
sincérité me rendre l’estime que vous aviez pour moi. »
Le testament achevé, don Quichotte s’évanouit et retomba de tout son long dans le lit. Tous
se précipitèrent pour venir à son aide, et dans les trois jours qu’il vécut encore il fut pris
d’évanouissements à tout instant. La maison était en émoi ; mais, en dépit de cela, la nièce
mangeait, la gouvernante buvait et Sancho était joyeux : « Le simple fait d’hériter efface ou
atténue chez l’héritier quelque chose de la douleur que le mort devrait laisser derrière lui. »
Enfin, après avoir reçu tous les sacrements et abjuré avec force les livres de chevalerie, don
Quichotte en vint à sa dernière heure. Le notaire se trouvait présent, et assura que jamais, dans
aucun roman de chevalerie, il n’avait lu qu’un chevalier errant pût mourir dans son lit, aussi
sereinement et chrétiennement.
Telle fut la fin du fabuleux chevalier don Quichotte de la Manche, dont Cid Hamet
Benengeli n’a pas voulu préciser le village, pour que tous les bourgs et villages de la Manche se
disputent le droit de l’adopter et de le faire leur, comme les sept villes de Grèce se disputaient
Homère.
Cid Hamet Benengeli dit à sa plume : « Ici tu resteras, attachée à ce râtelier et à ce fil de fer,
bien ou mal taillée, ma petite plume, et tu vivras des siècles. » La plume déclara à tous les
lecteurs : « Pour moi seule est né don Quichotte, et moi pour lui. Il a su agir, moi écrire ; nous
seuls sommes deux en un. »
Tout, dans Don Quichotte, devient un. Nous pensions que c’était le premier narrateur qui
avait refusé d’attribuer une patrie à don Quichotte, et nous savons maintenant que c’était aussi
Cid Hamet Benengeli, afin que l’hidalgo devînt multiple comme Homère. Nous apprenons que
Cid Hamet et don Quichotte sont deux en un : l’écriture correspond à l’action, la plume, ou la «
petite plume », bien ou mal taillée, on ne sait, correspond à l’épée. Enfin, il faut supposer
qu’Alonso el Bueno n’a pas été le contraire de don Quichotte, mais son visage caché, comme don
Quichotte a été le visage caché d’Alonso. La furieuse imagination créatrice du chevalier
s’identifie aux rêves de la douce créature, qui meurt en poussant le grand cri du Christ.
Ce livre doit beaucoup à l’édition de Don Quijote de l’Instituto Cervantes dirigée par Francisco Rico, Barcelone, 2 vol.,
1998 et à la préface de Cesare Segre à l’édition de Don Chisciotte dans la collection « I Meridiani », Milan, Mondadori, 1974.
Je suis également reconnaissant à Roberto Armani de l’attention scrupuleuse avec laquelle il a revu amoureusement le
texte.
Le lecteur ne manquera pas de remarquer que de nombreuses pages sont des raccourcis1.

1. En français dans le texte (N.d.T.).


Éditions Gallimard
5 rue Gaston-Gallimard
75328 Paris cedex 07 FRANCE
www.gallimard.fr
Collection créée
par Gérard Bourgadier
dirigée
par Ludovic Escande
Domaine italien dirigé
par Jean-Baptiste Para
Titre original :
DON CHISCIOTTE
© 2015 Mondadori Libri S.p.A., Milan.
© Éditions Gallimard, 2018, pour la traduction française.

Maquette couverture : Michel Duchêne


DU MÊME AUTEUR
Aux Éditions Gallimard
KAFKA.
ALEXANDRE LE GRAND, en collaboration avec Francesco Sisti.
HISTOIRE QUI FUT HEUREUSE, PUIS DOULOUREUSE ET FUNESTE.
GOETHE.
LA COLOMBE POIGNARDÉE. Proust et la « Recherche ».
LA LUMIÈRE DE LA NUIT. Les grands mythes dans l’histoire du monde. Prix Méditerranée Étranger 1999.
PORTRAITS DE FEMMES.
KAFKA, LETTRES À SES PARENTS, précédé d’Une année dans la vie de Franz Kafka par Pietro Citati.
LA PENSÉE CHATOYANTE. Ulysse et l’Odyssée.
LA MORT DU PAPILLON. Zelda et Francis Scott Fitzgerald.
LE MAL ABSOLU. Au cœur du roman du dix-neuvième siècle.
LEOPARDI.
Chez d’autres éditeurs
ISRAËL ET L’ISLAM : les étincelles de Dieu, Fallois.
LE PRINTEMPS DE CHOSROÈS, Le Seuil.
BRÈVE VIE DE KATHERINE MANSFIELD, Quai Voltaire.
TOLSTOÏ, Denoël.
LA VOIX DE SCHÉHÉRAZADE, Fata Morgana.
SUR LE ROMAN : DUMAS, DOSTOÏEVSKI, WOOLF, Bibliothèque nationale de France.
Pietro Citati
Chef-d’œuvre « de rêve et de fumée », Don Quichotte est un livre mystérieux et multiple. Qui est
le narrateur sage et menteur qui a créé la trame, les personnages, les couleurs, les ombres, la
philosophie, la psychologie et toutes les variations de cette histoire qui n’a cessé depuis quatre
siècles de captiver d’innombrables lecteurs ? Avec autant de grâce que d’ironie, autant d’astuce
que de sincérité, Cervantès joue avec cette question tout au long de l’illustre roman, et plus il
joue, plus la réponse apparaît fuyante et secrète. Dans des pages lumineuses et alertes, Pietro
Citati nous guide d’une main sûre parmi les détours infinis de Don Quichotte. À travers des
épisodes saillants, il nous donne à voir les immortelles péripéties du Chevalier à la Triste Figure
et de Sancho Panza, son fidèle écuyer. Mais surtout, il nous rappelle la radicale ambiguïté de ce «
livre des livres » où tout est en même temps absolument faux et absolument vrai ; où le vrai, sans
cesser d’être vrai, est absolument faux, et où le faux, sans cesser d’être faux, est absolument vrai.
Ce petit livre merveilleusement aérien rend à sa manière hommage à une œuvre immense et
inépuisable, que l’on a diversement interprétée au cours des âges et qui demeure un foyer
d’inspiration pour la littérature moderne.
Pietro Citati est notamment l’auteur de livres consacrés à Goethe, Leopardi, Tolstoï, Kafka,
Katherine Mansfield, Proust, Homère. Son roman Histoire qui fut heureuse, puis douloureuse et
funeste a obtenu le prix Médicis étranger en 1991.

DON QUICHOTTE
Cette édition électronique du livre
Don Quichotte de Pietro Citati
a été réalisée le 13 mars 2018
par GALLIMARD | L’ARPENTEUR.
Elle repose sur l’édition papier du même ouvrage
(ISBN : 9782070116188 - Numéro d’édition : 292369).
Code Sodis : N77911 - ISBN : 9782072640698.
Numéro d’édition : 292370.
Composition et réalisation de l’epub : IGS-CP.

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